Un nouveau tournant dans la lutte de classe, l'arrivée d'une nouvelle génération de révolutionnaires
Massacres en Tchétchénie : Hypocrisie et complicités dans la barbarie capitaliste
Soutien aux internationalistes en Russie
Crise économique
Publication : 100 numéros de la REVUE INTERNATIONALE
La démocratie bourgeoise c'est la dictature du capital
Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire, VIII
Polémique avec le BIPR
Vers où le capitalisme entraîne le monde
An 2000
Document (Bilan, mai 1934)
Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire, VIII
Archives de la Fraction italienne de la Gauche communiste (mars 1926)
Correspondance de Russie
A propos de EXPECTATIVAS FALLIDAS ‑ ESPANA 1934‑39
Discussions dans le milieu politique prolétarien
LA NOUVELLE ÉCONOMIE : une nouvelle justification du capitalisme
5- Résolution sur la situation internationale
8- DOCUMENT (Bilan N° 10, août-septembre 1934)
16- Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire, IX
22- ANARCHISME ET COMMUNISME
23- Les Amis de Durruti : une rupture incomplète avec l'anarchisme
27- Lettre ouverte aux militants du communisme de conseil (Gauche communiste libertaire)
29- Notre réponse (extraits)
1- A l'aube du 21 e siècle... Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme (I)
9- Dernière heure : la "révolution serbe"
10- POLOGNE 1980
15- DOCUMENT (Bilan N° 11, octobre-novembre 1934)
21- L'assassinat de Trotsky en 1940
25- DÉBAT AVEC LE BIPR
Édito : Crise économique, Moyen-Orient : Les aberrations du capitalisme "démocratique"
5- A l'aube du 21e siècle
Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme (II)
12- Conférence de La Haye
16- Document (J. Rebull, POUM)
21- 1921 : Comprendre KRONSTADT
25- Correspondance de Russie
Édito : Situation internationale : "Paix et prospérité" ou guerres et misère
5- 10 ans après la guerre du Golfe
8- Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire, X
15- DÉBAT AVEC LE BIPR
19- DOCUMENT
23- Correspondance, I
27- Notre réponse
Éditorial : Crise, guerres et lutte de classe
10- Rapport sur la crise économique (extraits)
16- Présentation du congrès
20- Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire, XI
25- Correspondance, II
Éditorial : A New York, comme partout ailleurs, le capitalisme sème la mort
3- 14e congrès du CCI
10- Rapport sur la lutte de classe
28- Thèses : La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme
DERNIÈRE MINUTE
Au moment de livrer ce numéro à l'imprimerie, les États-Unis et la Grande-Bretagne viennent de déclencher les opérations militaires sur l'Afghanistan. Nous publierons rapidement une prise de position sur cette guerre. Nos lecteurs pourront se la procurer soit sur notre site Internet https://www.internationalism.org/french [2] soit en nous écrivant et nous la ferons parvenir par courrier.
Édito : La guerre «anti-terroriste» sème terreur et barbarie
8- La récession à visage découvert
11- Le machiavélisme de la bourgeoisie
19- La guerre en Afghanistan : stratégie ou profits pétroliers ?
24- En défense de la perspective prolétarienne
Édito : Moyen-Orient : Seul le prolétariat mondial peut mettre fin à la barbarie capitaliste
2- Seule l'affirmation du prolétariat sur son terrain de classe peut faire reculer la bourgeoisie
7- Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire
11- Trotsky:
15- RELIGION
22- L'organisation des révolutionnaires
Édito : Le capitalisme n’a aucun avenir à offrir à l’humanité
Montée de l’extrême-droite en Europe
6- Conférence extraordinaire du CCI
13- Résolution sur la situation internationale
18- Histoire du mouvement ouvrier
24- Le conflit Juifs/Arabes
28- Le combat du marxisme contre la religion
Édito : Krach boursier et crise économique : Après l’euphorie, la gueule de bois
4- L’enfoncement dans la barbarie guerrière
8- La décadence: un concept fondamental du marxisme
10- Préface à l’édition russe de La décadence du capitalisme
12- L’anatomie marxiste d’octobre 1917 (Marxist Labour Party, Russie)
16- Seule la dimension internationale permet de comprendre Octobre
19- Trotsky et la “culture prolétarienne”
24- La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat, 1re partie
Édito - Le terrorisme : arme et justification de la guerre
3- L’Europe alliance économique et champ de manoeuvre des rivalités impérialistes
9- Comprendre la décadence du capitalisme : correspondance avec l’UCI (Russie)
16- Tentative d’escroquerie vis-à-vis de la Gauche communiste
24- La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat, 2e partie
30- Notes pour une histoire du mouvement ouvrier au Japon
Édito : La barbarie de la guerre en Irak: La société bourgeoise telle qu’elle est vraiment
2- La responsabilité des révolutionnaires face à la guerre
3- Tract international du CCI
5- Propositions du CCI aux groupes révolutionnaires pour une intervention commune face à la guerre
7- Prise de position sur les réponses
12- Le combat historique des révolutionnaires contre les illusions pacifistes
14- Trotsky 1917 :
16- 15e Congrès du CCI
23- Notes sur l’histoire de la politique impérialiste des États-unis depuis la seconde guerre mondiale
28- A propos du film ‘le pianiste” de Polanski
Édito : Face aux attaques massives du capital, le besoin d’une riposte massive de la classe ouvrière
7- Après la guerre en Irak : Le “nouvel ordre mondial” signifie toujours plus de chaos
11- XVe Congrès du CCI : Renforcer l’organisation face aux enjeux de la période
14- La crise économique
18- Notes sur l’histoire de la politique impérialiste des États-Unis depuis la seconde guerre mondiale, 2e partie
23- 160 après la publication de La question juive : Marx et la question juive
28- Histoire du mouvement ouvrier
Édito : Le prolétariat face à l’aggravation dramatique de toutes les contradictions du capitalisme
6- La crise économique signe la faillite historique des rapports de production capitalistes
14- Réponse au “MLP”
19- Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen-Orient, 1re partie
23- Il y a 30 ans, la chute d’Allende au Chili
26- Histoire du mouvement, ouvrier
Édito : Arrestation de Saddam Hussein, pourparlers de paix sur la Palestine : Il n’y aura pas de paix au Moyen-Orient
3- Contre les mystifications du Forum social européen
9- L’altermondialisme : un piège idéologique contre le prolétariat
14- Le Milieu politique prolétarien face à la guerre
19- A propos d’un “bilan conseilliste” de la révolution d’octobre 191 Comment aborder “l’énigme russe”?
25- Histoire du mouvement ouvrier
Édito : Attentats de Madrid : Le capitalisme sème la mort
4- Rapport sur la lutte de classe
10- Comprendre la décomposition du capitalisme (I)
16- Révoltes “populaires” en Amérique latine
22- Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen-Orient (Il)
26- Histoire du mouvement ouvrier
Guerre sans fin au Moyen-Orient : Le véritable responsable, c’est le capitalisme
Débarquement de juin 1944
La théorie de la décadence au coeur du matérialisme historique : De Marx à la Gauche communiste
Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen-Orient (III)
Histoire du mouvement ouvrier
1903-1904: la naissance du bolchevisme (III)
N° 119 – 4e trimestre 2004
Massacre de Beslan, continuation du chaos en Irak : Un nouveau pas dans la décomposition du capitalisme
Un tournant dans la lutte de classe
Argentine
La théorie de la décadence au coeur du matérialisme historique (Il)
L’internationalisme et la guerre : critique des positions du CRI
L’intervention du CCI dans le milieu internationaliste en Russie
Élections aux États-Unis et en Ukraine : L’impasse croissante du capitalisme mondial
Il y a 100 ans, la révolution de 1905 en Russie (I)
La théorie de la décadence au coeur du matérialisme historique (III)
Le Nucleo Comunista Internacional : un effort de prise de conscience du prolétariat en Argentine
Histoire du mouvement ouvrier : L’anarcho-syndicalisme face à un changement d’époque: la CGT jusqu’en 1914
Les guerres succèdent aux guerres. Après le Kosovo, le Timor. Après le Timor, la Tchétchénie. Toutes rivalisent dans l'horreur et les massacres. Le conflit entre l'armée russe et les milices tchétchènes est particulièrement sanglant et tragique pour la population de la Tchétchénie."Le dernier bilan tchétchène est de 15 000 morts ; 38 000 blessés ; 22 0000 réfugiés ; 124 villages complètement détruits ; auxquels s'ajoutent 280 villages détruits à 80%. Ils disent que 14 500 enfants sont mutilés et 20 000 orphelins" [1] [3] (The Guardian , 20/12/99).
Le pays est ravagé, rasé, détruit ; la population affamée, exilée, dispersée, terrorisée, désespérée, meurtrie. Pour mesurer l'ampleur de la catastrophe "humanitaire", proportionnellement à la population, ces chiffres équivaudraient à 2 millions de morts, 5 millions de blessés, mutilés et estropiés, et 28 millions de réfugiés pour un pays comme les Etats-Unis ! Depuis lors, ces chiffres dramatiques ont certainement encore augmenté.
A cela, il faut ajouter les pertes russes dont le nombre, selon le Comité des mères de soldats russes, s'élèverait au moins à 1000 morts et 3000 blessés (Moscou Times, 24/12/99).
Les survivants de la population civile sont soit terrés dans les caves de Grozny rasée par les bombardements, sans eau, sans nourriture, sans chauffage, vivant comme des rats sous la terreur ; soit réfugiés dans les villes et villages dévastés sous le joug des multiples bandes mafieuses tchétchènes ou de la soldatesque russe, à la fois elle-même terrorisée, et ivre d'alcool, de pillage, et de tuerie ; soit parqués dans de véritables camps de concentration dans les républiques voisines, sans ravitaillement, sans soin, sans chauffage, sous les tentes, voire souvent sans lit même. La situation dans ces camps est dramatique. Tout comme elle l'était dans les camps de réfugiés kosovars où "l'aide internationale" arrivait au compte-goutte – et qui était en grande partie détournée par les mafias albanaises et l'Armée de Libération du Kosovo (l'UCK) – alors que les grandes puissances de l'OTAN [2] [4] balançaient pour des milliards de dollars de bombes sur la Serbie et le Kosovo. Aujourd'hui, alors que d'autres dizaines de milliards de dollars du FMI financent à fonds perdus l'Etat russe et sa guerre, les grandes puissances laissent crever la population tchétchène dans les camps. "Les malades et les vieux sont sans assistance médicale. Pour se nourrir, les résidents fouillent dans les boîtes à ordure, espérant trouver des pommes de terre pourries pour la soupe. L'eau, tirée d'un réservoir pour incendie, est marron et pleine d'insectes, et même après avoir été bouillie, elle sent mauvais" (Moscou Times, 24/12/99). Dans ces camps, les réfugiés subissent de nouveau la terreur des militaires russes après avoir été rançonnés, agressés, bombardés et mitraillés lors de leur exode. Comme le titre un article de The Guardian (18/12/99), les "réfugiés de la guerre en Tchétchénie ne trouvent aucun refuge dans les camps [que personne] ne peut quitter sans une autorisation journalière permettant d'en franchir les portes qui sont sous la surveillance de gardes armés".
De 200 à 300 000 réfugiés ont fui les combats et les bombardements. En fait, c'est un véritable assassinat collectif que subit à son tour la population tchétchène. Les bombardements massifs des villages et des villes, la terreur exercée par les troupes russes contre la population, et le mitraillage des convois de réfugiés dans les corridors que l'armée russe a ouvert, ont poussé les tchétchènes à s'enfuir. Cette épuration ethnique sanglante succède à celle menée en 1996... par les forces tchétchènes après leur victoire sur l'armée de Moscou et qui avait vu 400 000 résidents russes quitter en catastrophe la région. Tout comme a succédé à l'épuration ethnique des milices serbes contre les Kosovars, l'épuration par les milices de l'UCK contre les civils serbes du Kosovo.
Voilà, pour une grande part, ce que peuvent dire aujourd'hui les télévisions et la presse. On peut être surpris par l'ampleur de la campagne médiatique dans les pays occidentaux qui dénoncent l'intervention russe alors qu'ils avaient soutenu, et avec quelle ferveur, les bombardements massifs contre la Serbie et le Kosovo. Mais cette campagne est particulièrement hypocrite et essaie de masquer la duplicité des grandes puissances occidentales. Car ce qu'ils ne disent pas, c'est que les conditions, les moyens et les conséquences de cette guerre, comme des autres, sont de plus en plus dramatiques, barbares et qu'elles préparent des conflits encore plus nombreux, encore plus larges, et encore plus dramatiques.
Car exceptionnelle et limitée à certains pays particulièrement arriérés il y a encore dix ans, l'épuration ethnique est devenue la norme des guerres impérialistes tout au long des années 90, tant en Afrique qu'en Asie et en Europe. Des dizaines de millions de réfugiés dans le monde ne reverront plus jamais leur ville, village ou maison. Ils sont parqués pour toujours dans des camps. La situation des palestiniens s'impose comme la norme sur tous les continents.
Exceptionnelle et limitée jusqu'à la fin des années 80, les affirmations d'une multitude de nationalismes minoritaires - ce que la presse appelle "l'explosion des nationalismes" - qui voit une multiplication des conflits nationaux et le surgissement d'Etats tous plus mafieux et corrompus les uns que les autres, se sont multipliées. Le pouvoir et les luttes des mafias rivales sont devenus la norme. Le trafic de drogue, d'armes en tout genre, le banditisme, le kidnapping [3] [5] qui sont et qui continueront d'être les principales ressources de ces "nouvelles nations", sont aussi devenus la norme. La situation afghane - ou africaine ou colombienne – devient la norme générale. La norme ? C'est le chaos qui s'étend et se généralise sur tous les continents.
Par contre, les bombardements massifs terrorisant les populations civiles n'est pas un phénomène nouveau. C'est une des caractéristiques de tous les conflits impérialistes, locaux ou généralisés, propre à la période de décadence du capitalisme depuis la première guerre mondiale en 1914. L'état de destruction de l'Europe et du Japon en 1945 n'avait rien à envier à la Tchétchénie de l'an 2000. Mais ce qui est nouveau, c'est que partout où la guerre et les destructions passent, il n'y a pas, et il n'y aura pas de reconstruction contrairement à ce qui s'était passé après la 2e Guerre mondiale. Ni Pristina au Kosovo, ni Kaboul en Afghanistan, ni Brazzaville au Congo, ni Grozny après 1996 n'ont été et ne seront reconstruits. Les économies ravagées par la guerre ne se relèveront pas. Il n'y aura pas, et il ne peut y avoir de plan Marshall[4] [6]. Telle est la situation de la Bosnie, de la Serbie, du Kosovo, de l'Afghanistan, de l'Irak, de la plupart des pays africains, du Timor maintenant, qui ont tous vécu les destructions de la guerre "moderne", des guerres des années 90.
La permanence, l'accumulation, la multiplication, la conjugaison de toutes ces caractéristiques des guerres impérialistes propres à la période de décadence du capitalisme tout au long de ce siècle, sont une expression de la faillite historique de ce dernier. Elles sont une expression de sa décomposition.
Hypocrisie et duplicité avons-nous dit pour dénoncer les campagnes médiatiques actuelles sur la guerre en Tchétchénie. Ces campagnes font semblant de dénoncer l'intervention russe. En réalité, ils sont tous complices, gouvernements, hommes politiques, journalistes, "philosophes" et autres intellectuels, pour justifier la barbarie capitaliste et la terreur d'Etat. Ne pas critiquer, ne pas s'élever contre les crimes de masse en Tchétchénie rendrait tout l'appareil démocratique des Etats occidentaux, et particulièrement les médias, ouvertement complices non seulement de la terreur de l'Etat russe, mais aussi du soutien des grandes puissances occidentales aux massacres.
"Que vous viviez en Afrique, en Europe centrale ou n'importe où ailleurs, si quelqu'un veut commettre des crimes de masse contre une population civile innocente, il doit savoir que, dans la mesure de nos possibilités, nous l'en empêcherons" avait clamé B.Clinton à la fin de la guerre du Kosovo. Ne pas faire semblant de dénoncer aujourd'hui ce qui avait servi de prétexte à l'intervention militaire d'hier réduirait à néant les campagnes sur le droit d'ingérence humanitaire. Et réduirait d'autant les capacités d'intervention guerrières futures. Faire semblant de dénoncer, par contre, permet de continuer la campagne idéologique et même d'en remettre une couche.
Mais n'y-a-t-il qu'un aspect de propagande dans ces campagnes médiatiques anti-russes ? Ne révèlent-elles pas des oppositions entre les puissances occidentales et la Russie ? N'y a-t-il pas des conflits d'intérêts économiques, politiques, stratégiques, c'est-à-dire impérialistes, en particulier dans le Caucase ? Les Etats-Unis ne militent-ils pas et ne patronnent-ils pas des projets d'oléoducs évitant le territoire de la Russie en passant soit par la Géorgie, soit par la Turquie ? N'y a-t-il pas volonté de la part des différentes puissances de contrôler le pétrole du Caucase ? Voire de s'approprier les gains financiers de son exploitation ?
Il est vrai qu'il existe des intérêts antagonistes entre les grandes puissances aussi dans le Caucase. Et, c'est avec la décomposition de l'URSS et de la Russie, l'autre facteur des conflits sanglants qui touchent tout le Caucase, et à vrai dire l'ensemble des anciennes républiques "soviétiques" d'Asie. C'est la raison de la présence active des différentes puissances locales, au premier plan la Turquie et l'Iran, et mondiales, européennes et américaine – l'Allemagne et les Etats-Unis se disputant l'influence sur la Turquie. Mais qu'entend-on par intérêts impérialistes ? Est-ce simplement la convoitise de la "rente pétrolière" et des bénéfices qu'on peut en tirer ?
Quelle est la réalité du pétrole du Caucase ? "La production de pétrole dans cette région ne constitue plus un facteur majeur (...). Cette industrie, conjuguée avec le maintien d'une activité de raffinage, représente sans doute une réelle source de financement pour les clans qui en ont la maîtrise au plan local, mais certainement pas un enjeu à l'échelle fédérale [c'est à dire à l'échelle de la Russie]" (Le Monde Diplomatique, novembre 1999).
Quel "intérêt vital" directement économique pour les Etats-Unis de s'assurer d'une aussi petite production alors qu'ils maîtrisent sans aucune difficulté la plus grosse partie de la production mondiale de pétrole, la leur bien sûr, celle du Moyen-Orient et d'Amérique latine, les productions mexicaine et vénézuélienne ? En soi, aucun bénéfice financier direct n'est à espérer pour les Etats-Unis. Alors pourquoi cette active présence américaine ? Est-ce pour les axes d'acheminement du pétrole ?
"Si le Caucase reste un objet d'affrontements géopolitiques important, c'est d'un autre point de vue : celui des axes de transit pour les hydrocarbures de la mer Caspienne, même si le volume réel semble devoir être révisé à la baisse. Et, à cet égard, la véritable partie de bras de fer qui se joue entre les deux versants de la chaîne [de montagnes qui sépare les républiques caucasiennes du Nord appartenant à la Fédération de Russie des ex-républiques caucasiennes soviétiques au Sud] s'est nettement avivée depuis un an. La Russie a toujours défendu l'idée que la majeure partie du pétrole devait passer par son territoire, comme à l'époque soviétique, en utilisant l'oléoduc Bakou-Novorissisk (...). Mais, le 17 avril 1999, un oléoduc a été officiellement ouvert, qui relie Bakou à Soupsa, un port géorgien sur les bords de la mer Noire, et s'intègre pratiquement dans le système de sécurité de l'Alliance atlantique(...). Or les présidents azerbaïdjanais et turc ont confirmé, à la mi-octobre, la construction d'un oléoduc reliant Bakou au port turc méditerranéen de Ceyhan : tout le pétrole du sud de la Caspienne éviterait ainsi la Russie" (idem).
S'agit-il alors de s'approprier les bénéfices économiques de tout le pétrole de la mer caspienne et de son acheminement ? Certes, les gains financiers d'un tel contrôle sont loin d'être négligeables pour les ex-républiques de l'URSS de la région, voire pour la Russie ou la Turquie elles-mêmes. Qu'en est-il pour les Etats-Unis ?
"Mais que le tracé [du projet d'oléduc traversant la Turquie] adopté la semaine dernière –qui est stratégiquement avantageux pour les Etats-Unis mais coûteux pour les compagnies pétrolières– puisse être rapidement profitable est encore un gros point d'interrogation. Tout comme, aussi, la nature et l'étendue des retombées politiques avec la Russie, le perdant dans l'affaire" (International Herald Tribune, 22/11/99, souligné par nous).
Le véritable intérêt, le véritable objectif, des Etats-Unis n'est pas économique mais stratégique, et c'est bien l'Etat américain qui commande et dirige, malgré l'avis des compagnies pétrolières dans ce cas, les grandes orientations stratégiques et économiques du capitalisme nord-américain[5] [7]. Dans la période de décadence du capitalisme, les intérêts et les conflits impérialistes sont déterminés par des enjeux géopolitiques et les intérêts directement économiques qui n'en continuent pas moins d'exister, sont mis au service des grandes orientations stratégiques : "Pour l'administration Clinton, le premier souci est stratégique : garantir que tout oléoduc contourne la Russie et l'Iran et donc priver ces nations du contrôle de nouvelles réserves d'énergie pour l'Ouest" (idem).
Et là, le véritable objectif des Etats-Unis n'est pas tant de s'assurer de la "rente pétrolière", mais de priver la Russie et l'Iran du contrôle des voies d'acheminement de l'or noir afin de s'en assurer le contrôle vis-à-vis... de ses grands rivaux européens, tout particulièrement l'Allemagne. Tout comme dans le sport professionnel d'aujourd'hui, tel le football, où les clubs les plus riches achètent des grands joueurs dont ils n'ont pas vraiment besoin et qu'ils ne font pas jouer, afin d'en priver les équipes rivales. Les véritables enjeux stratégiques dans cette zone opposent de manière encore bien souvent sourde et cachée, mais réelle et profonde, les grandes puissances occidentales entre elles. Une Russie instable prête à se vendre à n'importe qui, un Iran anti-américain et pro-européen, voire pro-allemand, et qui contrôleraient les voies d'acheminement du pétrole de la région, constitueraient un danger d'affaiblissement, stratégique, pour les Etats-Unis. La cour assidue dont fait l'objet la Turquie, puissance à l'influence impérialiste particulièrement étendue dans toute cette région turcophone, par les Etats-Unis et l'Europe, les uns lui promettant un oléoduc, les autres l'entrée dans l'Union européenne, situe bien les enjeux et les véritables lignes de fracture entre les grandes puissances impérialistes. Pour la bourgeoisie américaine, s'assurer du pétrole de cette zone lui permettrait de pouvoir en priver les européens si nécessaire, et constituerait donc un moyen de pression supplémentaire et un plus significatif dans le rapport de forces impérialistes. La mainmise sur le pétrole de la région ne lui donnera pas d'avantage financier – ça risque même de lui coûter – mais par contre un avantage stratégique particulièrement important.
Hypocrites et complices, les campagnes médiatiques de la presse occidentale autour de la guerre en Tchétchénie, ne s'intègrent pas directement dans ces conflits géostratégiques. D'ailleurs, la presse européenne est beaucoup plus virulente que la presse nord-américaine dans la dénonciation de l'intervention russe alors que c'est plutôt l'avancée américaine qui pourrait être visée. C'est que la guerre en Tchétchénie, bien que liée à ces antagonismes impérialistes, surtout du point de vue russe, n'en fait pas directement partie. Ou plus exactement, elle n'est pas l'objet des convoitises occidentales, comme le Caucase du sud (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) dont les puissances impérialistes se disputent le contrôle. "Nous acceptons le fait que Moscou protège son territoire" a affirmé Javier Solana, le Coordinateur de la politique étrangère de l'Union européenne (International Herald Tribune, 20/12/99), en ajoutant pour la galerie "mais pas de cette manière", ce qui est particulièrement délicat de la part de l'ex-secrétaire général de l'OTAN, celui-là même qui a donné l'ordre de raser la Serbie et de la faire "revenir 50 ans en arrière" en mars dernier. "Leur objectif [aux Russes], leur objectif légitime, est de vaincre les rebelles tchétchènes et d'en finir avec le terrorisme en Russie, d'en finir avec l'invasion des provinces voisines comme le Daghestan" (Bill Clinton, International Herald Tribune, 10/12/99). A quoi s'ajoutent les déclarations des principaux dirigeants américains et européens, tel l'ex-pacifiste écologiste allemand, aujourd'hui ministre des affaires étrangères dans le gouvernement de gauche de Schröder : "Personne ne met en question le droit de la Russie de combattre le terrorisme (...) mais les actions préventives russes sont souvent en contradiction avec la loi internationale" (J.Fischer, International Herald Tribune, 18/12/99) ce qui ne manque pas de sel pour un des plus fervents partisans de l'intervention militaire occidentale en Serbie..., elle-même encore plus illégale du point de vue du droit international et des organismes tels l'ONU dont s'est dotée la bourgeoisie pour essayer de régler ses différents internationaux.
Pourquoi une telle unanimité ? Pourquoi un tel soutien à la Russie lui donnant carte blanche pour raser la Tchétchénie ? N'est-ce pas contradictoire avec la dynamique même des enjeux impérialistes présents dans le Caucase ?
"Ce n'est pas seulement l'URSS qui est en train de se désintégrer, mais sa plus grande république, la Russie, qui est maintenant menacée d'explosion sans avoir les moyens, sinon par de véritables bains de sang à l'issue incertaine, de faire respecter l'ordre" (Revue Internationale n° 68, décembre 1991). Depuis 1991, cette tendance à la décomposition de l'ex-URSS et de la Russie s'est largement vérifiée et réalisée. Cette tendance au pourrissement sur pied qui frappe l'ensemble du monde capitaliste au plan des Etats – surtout les plus fragiles en particulier dans les pays de la périphérie -, aux plans politique, social, économique, écologique, s'est particulièrement manifestée en Russie.
La situation catastrophique et chaotique de la Russie est une source d'inquiétude pour les grandes puissances occidentales[6] [8]. Les conditions de l'intervention militaire russe en Tchétchénie n'ont rien fait pour rassurer, bien au contraire. "Les généraux ont menacé de démissionner massivement et même d'une guerre civile si les politiciens s'immiscent dans leur campagne, une nouvelle note inquiétante dans la désintégration du pouvoir civil russe alors qu'existait une forte tradition chez les militaires à rester en dehors de la politique. La crainte que la Russie inspire maintenant, une décennie après la chute du Mur de Berlin, est celle des troubles et de l'irrationalité de ses faiblesses (...) Cela peut être le grand tournant de l'évolution post-communiste de la Russie qui verrait l'échec de la lutte pour la démocratie, et déclencherait le chaos et éventuellement un pouvoir militaire. C'est pourquoi les gouvernements hésitent tant à réagir." (Flora Lewis, "La Russie risque l'auto-destruction dans cette guerre irrationnelle", International Herald Tribune, 13/12/99).
Cette inquiétude et cette hésitation sont partagées par les principales grandes puissances occidentales malgré leurs antagonismes impérialistes. Et même si les américains sont plutôt derrière la clique Eltsine alors que les européens soutiendraient plutôt à l'heure actuelle la clique Primakov, ils se retrouvent d'accord pour ne pas jeter trop d'huile sur le feu et limiter ainsi autant que possible l'aggravation du chaos dans le pays. De ce point de vue, le succès électoral du clan Eltsine aux élections législatives de décembre était plutôt inquiétant pour la stabilité politique du pays, avec la reconduction d'une équipe particulièrement déconsidérée et particulièrement incapable – sinon pour se remplir les poches - et qui n'a dû son succès qu'aux victoires militaires sanglantes en Tchétchénie. La démission d'Eltsine que nous venons d'apprendre et son remplacement par le premier ministre Poutine vise clairement à précipiter les élections présidentielles et à garantir à la famille corrompue d'Eltsine de jouir sans menace judiciaire ou autres, de ses multiples détournements d'argent. La reprise en main par un premier ministre, aujourd'hui président, qui se présente "à poigne" et par l'armée, des rênes du pouvoir, peut sembler marquer un coup d'arrêt à la déliquescence de l'Etat russe, au moins pour le moment et si les premiers succès militaires en Tchétchénie se confirment, ce qui est loin d'être évident malgré l'énorme supériorité des moyens russes.
Mais l'aggravation inéluctable de la situation économique de la Russie et l'expression des tendances centrifuges de la Fédération russe qui poussent à son éclatement, sont lourdes de menaces pour le pays lui-même et pour le monde capitaliste. Bien qu'attaqués par la rouille, les missiles et les sous-marins nucléaires de l'ex-URSS restent d'autant plus dangereux dans un pays en pleine anarchie et instabilité politique. Et les menaces d'Eltsine affirmant que Clinton, en critiquant – pour la galerie – les excès de l'intervention militaire russe, "avait oublié pendant une minute que la Russie a un arsenal complet d'armes nucléaires" (International Herald Tribune, 10/12/99), ne peuvent être simplement mises sur le compte d'une clownerie d'un vieillard alcoolique[7] [9]. Le simple fait que ce bouffon corrompu, imbibé de vodka, pinçant les fesses de ses secrétaires devant les télévisions du monde entier, ait pu rester dix ans au pouvoir en Russie, en dit long sur l'état de décomposition de l'appareil politique de la bourgeoisie russe. Les grandes puissances impérialistes se retrouvent dans une situation contradictoire : d'un côté, la logique implacable de la concurrence impérialiste les pousse à saisir toutes les opportunités pour prendre le pas sur leurs rivales et, ainsi, accentuer encore plus le chaos et la décomposition de la société, et tout spécialement de pays comme la Russie ; de l'autre, elles sont relativement conscientes de cette dynamique de chaos et de décomposition, en mesurent les dangers, et essaient par moment d'y mettre un frein, un coup d'arrêt. Mais, soyons clairs, il serait illusoire de croire que le monde capitaliste puisse inverser cette tendance à sa propre décomposition, tout comme il serait illusoire de croire que la logique infernale de la compétition impérialiste puisse s'interrompre et ne pas relancer encore plus le chaos, les guerres et les massacres. La volonté commune de ne pas enfoncer plus la Russie n'est que temporaire et la logique implacable des intérêts impérialistes relancera de nouveau la tendance au chaos et à la décomposition dans le Caucase, comme dans les autres régions du monde.
Face à cette menace d'une Russie complètement incontrôlable, il existe entre les Etats occidentaux un accord tacite pour ne pas lui disputer le Caucase du nord qui fait partie de la Fédération de Russie ; mais avec l'avertissement tout aussi tacite à son endroit de ne pas la laisser reprendre pied dans le Caucase du sud que se disputent les grandes puissances. Et cet accord a trouvé son expression dans le soutien concret, dans "l'autorisation" selon la presse russe, que les grandes puissances occidentales ont donné à la Russie pour intervenir et assurer son "droit légitime" à noyer dans le sang la Tchétchénie. "Dans le cadre du traité sur les armes conventionnelles, le sommet (de l'OSCE) d'Istambul [8] [10] vient de nous autoriser à disposer, dans le secteur militaire du Caucase-Nord, de beaucoup plus d'hommes et de matériel qu'en 1995 (600 chars au lieu de 350, 2200 véhicules blindés contre 290, 1000 pièces d'artillerie a lieu de 640). C'est bien sûr en Tchétchénie que la Russie va concentrer cette puissance militaire" (Obchtchaïa Gazeta, hebdomadaire russe repris en français par Courrier International, 16/12/99, souligné par nous).
Accordons à la presse russe le mérite de parler clairement et franchement ; et de reproduire fidèlement les intentions des puissances occidentales : "Nous vous laissons le Caucase-Nord, nous nous octroyons le droit de nous disputer le Caucase-Sud". Le calvaire des populations caucasiennes n'est pas fini. Cette région du monde, à son tour, ne connaîtra plus la paix et ne se relèvera jamais des destructions qui l'ont touchée et continuent à la toucher.
Hypocrites et complices, les campagnes médiatiques occidentales ne visent pas à atténuer, et encore moins à lutter contre la barbarie guerrière du capitalisme. Elles s'adressent en priorité aux populations occidentales, et au premier chef à la classe ouvrière de ces pays, pour masquer la réalité du lien entre les guerres impérialistes et la faillite économique du capitalisme, pour masquer la dynamique infernale et catastrophique dans laquelle est entraînée l'humanité. Elles dénoncent la guerre en Tchétchénie au nom du "droit d'ingérence humanitaire" pour mieux justifier la guerre au Kosovo. Elles critiquent l'inaction des gouvernements occidentaux pour mieux glorifier la démocratie bourgeoise[9] [11] alors que tous les principaux acteurs des guerres récentes, Kosovo, Timor, et maintenant Tchétchénie, sont des Etats démocratiques avec des gouvernements démocratiquement élus. "La démocratie n'est pas une garantie contre des choses dégoûtantes" (International Herald Tribune, 22/12/99) disent-elles pour en faire un but, une lutte, à laquelle tout le monde devrait s'identifier : ["Nous avons besoin de retrouver un but dans les affaires mondiales qui soit moralement, intellectuellement et politiquement irrésistible. La vision démocratique conserve une vitalité énorme. Notre devoir est d'aider à définir le 21° siècle comme le Siècle démocratique (...). La démocratie est de façon évidente maintenant une valeur universelle" (Max M Kampelman, ancien diplomate américain, International Herald Tribune, 18/12/99).
Mensongères, les campagnes médiatiques actuelles visent à faire croire que c'est le manque de démocratie qui provoque les guerres et les misères. Croire que "le défi fondamental auquel nous sommes confrontés, est la reconnaissance que la lutte politique se pose toujours entre le mode de vie démocratique et la négation de la liberté humaine et politique" (idem), s'inscrire – ne serait-ce qu'un minimum – dans une logique de défense de la démocratie bourgeoise, "pour plus de démocratie", comme on nous l'a martelé lors de la grande mise en scène médiatique à l'occasion des manifestations anti-OMC à Seattle, s'identifier à son Etat national, se ranger derrière sa bourgeoisie nationale, tout cela est une impasse et un piège. Loin de stopper, voire de freiner, cette descente aux enfers, toute adhésion massive des populations, et au premier rang de la classe ouvrière internationale, aux "idéaux" de la démocratie bourgeoise, ne ferait qu'accélérer encore plus le cours du monde vers la barbarie capitaliste. N'est-ce pas là justement l'expérience malheureuse qu'a vécu le monde depuis la fin du bloc impérialiste de l'Est et l'accession de ces pays à la démocratie bourgeoise de type occidental ? N'est-ce pas là ce que cherchent justement à masquer les campagnes médiatiques à répétition sur les bienfaits de la démocratie ? Le chaos en Russie et la guerre en Tchétchénie sont aussi le produit de la démocratie capitaliste.
Sauver l'humanité de la barbarie capitaliste passe par une autre voie. Cette voie, les médias de la bourgeoisie internationale ne l'évoquent jamais, n'en mentionnent jamais les expressions. Pourtant, elles existent et il est clair qu'elles rencontreraient un écho significatif si elles n'étaient étouffées, noyées, perdues, à peine audibles, sous le déluge des campagnes idéologiques permanentes et à répétition. La voie du refus des sacrifices et des guerres existe et s'exprime. Fidèle au principe internationaliste du mouvement ouvrier, l'ensemble des groupes de la Gauche communiste était intervenu pour dénoncer la guerre impérialiste en Yougoslavie (cf. Revue Internationale n°98 et 99). Cette voie s'est exprimée aussi en Russie même. Au milieu d'une hostilité généralisée, d'une répression sévère, au prix de risques personnels particulièrement importants, au milieu de l'hystérie nationaliste, nous saluons les militants qui ont su s'élever contre l'intervention impérialiste russe en Tchétchénie, qui ont su défendre la seule voie réaliste qui puisse freiner d'abord, puis s'opposer à la barbarie guerrière.
A BAS LA GUERRE !
Ne nous prenez pas pour des imbéciles !
Les Eltsine, les Maskhadov, les Poutine, les Bassaev...
Ce sont tous la même clique !
Ce sont eux qui ont organisé la terreur à Moscou, à Vogodonsk, au Daghestan, en Tchétchénie. C'est leur affaire, c'est leur guerre. Ils en ont besoin pour renforcer leur pouvoir. Ils en ont besoin pour défendre leur pétrole. Pourquoi nos enfants devraient-ils mourir pour leurs intérêts ? Que les oligarques se tuent entre eux !
Ne croyez pas aux discours imbéciles et nationalistes : il ne faut pas accuser le peuple tout entier de commettre des crimes qui ont été commis par on ne sait qui, mais auxquels ne sont intéressés que les gouvernants et les maîtres de toutes les nations.
N'allez pas à cette guerre et ne laissez pas y aller vos fils ! Résistez à cette guerre autant que vous le pouvez ! Faites grève contre la guerre et ses instigateurs.
Des internationalistes de Moscou[10] [12].
S'opposer à la bourgeoisie et rejeter tout nationalisme, s'opposer à l'Etat qu'il soit démocratique ou non, refuser la guerre du capital et appeler la classe ouvrière à à lutter, à défendre ses conditions de vie, et à se dresser contre le capitalisme, est la voie. Cette voie, c'est celle que doit entreprendre la classe ouvrière de tous les pays. Cette voie, c'est celle de la lutte de la classe ouvrière, celle de la lutte contre l'exploitation capitaliste, contre sa misère et ses sacrifices. Cette voie, c'est celle de la destruction du capitalisme, de ce système qui sème la mort et la misère chaque jour un peu plus, partout dans le monde. Cette voie, c'est celle de la révolution communiste.
Les guerres se multiplient. La crise économique provoque des ravages. Les catastrophes succèdent aux catastrophes du fait de la production capitaliste effrénée qui détruit tout. La planète devient chaque jour plus invivable, plus irrespirable, plus infernale. A tous ces maux tragiques que porte en lui le capitalisme, et qu'il ne peut qu'accroître et aggraver inéluctablement, seule la classe ouvrière internationale peut donner une réponse. Seul le prolétariat mondial peut offrir une perspective et une issue à l'humanité.
[1] [13] Les articles de la presse anglo-saxonne sont traduits par nos soins.
[2] [14] A l'époque, nous avions dénoncé les pompiers pyromanes qui avaient provoqué délibérément la répression serbe et l'exode des kosovars (cf. Revue internationale n°98, la presse territoriale du C.C.I., et notre tract international dénonçant la guerre). Les grandes puissances occidentales avaient pu alors justifier l'intervention militaire aux yeux de leur propre "opinion" en utilisant sans vergogne les centaines de milliers de réfugiés provoqués par les bombardements de l'OTAN. La provocation, l'intransigeance et la manipulation des grandes puissances, particulièrement des Etats-Unis, pour pousser à tout prix à la guerre contre la Yougoslavie, en sacrifiant délibérément les populations civiles kosovars et serbes, ont été confirmées depuis, et à plusieurs reprises, dans les journaux plus spécialisés ou dans des articles discrets, c'est à dire non destinés au "grand public". Encore dernièrement, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) notait dans un rapport remis le 6 décembre que "contrairement à ce qu'affirmaient, lors de la guerre du Kosovo, nombre de pays (...) les exécutions sommaires et arbitraires [par les forces serbes] sont devenues un phénomène généralisé avec le début de la campagne aérienne de l'OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie dans la nuit du 24 au 25 mars (...). Jusqu'à cette date, l'attention des forces militaires et paramilitaires yougoslaves et serbes était généralement portée vers des zones du Kosovo où transitaient les forces de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) et là où l'UCK avait des bases" (repris par Le Monde, 7/12/99).
[3] [15] Dans une correpondance que nous avons reçue de Russie, un lecteur nous a informés de l'existence d'un véritable trafic d'otages dans lequel la complicité d'officiers russes avec les chefs de bandes tchétchènes est avérée. Cette affirmation semble confirmée par la presse elle-même, en particulier la vente et la livraison par des officiers russes à des gangs tchétchènes de leur propres... soldats ! Qui sont ensuite l'objet d'un chantage auprès de leur famille et rendu contre une rançon que se partagent les uns et les autres !
[4] [16] A partir de 1948, le plan Marshall est mis en place afin de reconstruire l'Europe de l'Ouest sous l'égide des Etats-Unis. Loin d'être désintéressée, cette "aide" américaine avait surtout comme objectif d'assurer la domination des Etats-Unis sur l'Europe occidentale contre les visées impérialistes de l'URSS, 1947 marquant le début de la guerre froide entre les deux blocs impérialistes de l'époque.
[5] [17] La décision de l'Etat américain imposant la construction de l'oléoduc passant par la Turquie n'est qu'un des exemples du rôle mystificateur des campagnes contre le libéralisme et l'impuissance des Etats en face des grandes multinationales financières et économiques. En fait, toute la politique de libéralisation développée à partir des années 80 a... renforcé et rendu plus efficace, plus "souple", et surtout plus totalitaire encore l'emprise de l'Etat sur tous les aspects de la vie sociale. Loin de s'affaiblir avec le "libéralisme" des Reagan et Thatcher, le capitalisme d'Etat n'a jamais été autant développé qu'aujourd'hui. Les campagnes internationales anti-OMC – comme les manifestations lors de la conférence de Seattle - appelant à une vraie "démocratie citoyenne" n'ont qu'un but : présenter au niveau international, une alternative démocratique et de gauche, une fausse alternative, afin d'éviter la mise en cause du capitalisme comme tel.
[6] [18] La situation économique, sociale, politique de la Russie est une véritable catastrophe. La Russie aura les plus grandes difficultés pour honorer les prochaines échéances de sa dette internationale... alors que des milliards sont engloutis dans la guerre. La situation de la population, déjà dans la misère sous le capitalisme d'Etat stalinien, n'a fait que se détériorer depuis l'avènement de la démocratie tout au long de la décennie passée. Les analyses récentes sont encore plus mauvaises et dramatiques. D'après un article du Washington Post republié dans l'International Herald Tribune du 10/12/99,
"Si la démographie est la destinée, la destinée de la Russie pour les 50 prochaines années est consternante. (...) Quelques 70% des femmes enceintes en Russie ont de sérieuses pathologies, non seulement d'anémie (reflétant des manques de fer certainement dus à la malnutrition) mais aussi d'augmentation des diabètes, d'endométrioses et de maladies sexuellement transmissibles (autre que le SIDA). La stérilité augmente de plus de 3% par an et plus de 15 à 20% des couples sont aujourd'hui stériles. La nouvelle incidence de la syphilis a été multipliée par 77 depuis 1990 pour les deux sexes, et par 50 pour les filles de 10 à 14 ans (...). Les cas de tuberculose devraient atteindre un million en 2002. Et la résistance des cas de tuberculose – déjà au nombre de 30 000 aux multiples médicaments et les 2 millions de malades du SIDA prévus devraient submerger le système de santé (...). Les chiffres de cancer et de morts par attaque cardiaque pour les jeunes de 15-19 ans sont le double des chiffres américains (et) les suicides sont aussi le double des Etats-Unis (...). Ce sont des questions cruelles à affronter pour un pays qui a une longue tradition d'expansion. Il est maintenant face à un futur qui semble mener que dans l'autre direction" (Murray Feshbach, "Les statistiques de la santé sont sinistres pour la Russie").
Et nous avons déjà mentionné le degré de corruption et de décomposition de l'armée : quand les officiers ne livrent pas leurs soldats comme esclaves – ils monnaient leurs armes aux plus offrants, bien souvent là-aussi les tchétchènes. L'armée n'est là qu'un exemple de la réalité de la corruption et de la déliquescence de toute la société russe.
[7] [19] Elles ne sont pas sans rappeler les menaces et la course aux armements nucléaires entre l'Inde et le Pakistan.
[8] [20] Ce sommet de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) s'est tenu à Istambul à partir du 17 novembre 1999.
[9] [21] Cf. les Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne que nous republions dans ce numéro.
[10] [22] Cette prise de position internationaliste a été collée aux arrêts de bus ou dans le métro, et non pas diffusée sous forme de tract en raison de la répression et de l'hystérie nationaliste qui prévalait à ce moment-là en Russie. La cause immédiate de ce climat chauvin et raciste ? Les attentats meurtriers attribués aux islamistes tchétchènes en Russie et qui sont très certainement l'œuvre, provocatrice, des services secrets russes.
Alors qu’il y a encore un an, après avoir vu se succéder toute une série d’effondrements financiers qui touchaient plusieurs continents, les économistes et certains médias déclaraient avoir les plus grandes craintes sur l'évolution de l'économie mondiale, les mêmes organes de la bourgeoisie déclarent aujourd'hui que la croissance économique est déjà forte, qu'elle va encore augmenter, que le chômage diminue, que certains pays ont déjà un taux de chômage qui correspond au plein emploi et les gouvernements de certains autres pays nous disent qu'ils prennent le même chemin. En fait, ces déclarations cherchent à induire l'idée que le capitalisme est en train de résorber sa crise ; et à l'appui d'un tel diagnostic, les économistes débattent de l'apparition d'une “Nouvelle économie” aux Etats-Unis qui serait la cause de la phase de “croissance longue” que vit ce pays, phase qui ne pourrait que se poursuivre et se généraliser aux autres pays à condition que les ouvriers veuillent bien accepter de travailler plus pour des salaires en baisse.
Depuis 30 ans que le capitalisme se trouve à nouveau aux prises avec une nouvelle crise, c'est loin d'être la première fois que l'on nous fait le coup “du bout du tunnel” et de “la fin de la crise”, et comme les autres fois, cet optimisme affiché n'a aucun fondement. Le but premier de la bourgeoisie, dans l'action qu'elle mène, tant pour éviter que ne s'ouvre une récession ouverte que dans toute cette propagande, est de montrer à la classe ouvrière que le capitalisme est le seul système viable et qu'il est utopique et très dangereux de vouloir et même de réfléchir à sa destruction.
Tout d'abord, il est complètement faux d'affirmer que le capitalisme connaîtrait aujourd'hui une phase où la croissance serait supérieure à ce qu'elle est depuis 30 ans, car quelle que soit la partie du monde, les problèmes sont considérables.
C'est particulièrement vrai pour la majorité des grands pays européens. L'évolution des productions industrielles[1] [24] de l'Allemagne et de l'Italie a été négative depuis un an et celles du Royaume-Uni (1 %) et de l'Union Européenne dans son ensemble (+0,8 %) ne valent pas beaucoup mieux.
En Extrême-Orient, contrairement à ce que l'on nous dit, le tableau est loin d'être celui d'une “sortie de crise”. Au Japon, qui vit dans la récession depuis le début des années 1990, le taux de croissance du PIB est très faible et les licenciements massifs “se multiplient : 21 000 chez Nissan et chez NTT, le géant des télécoms ; 10 000 chez Mitsubishi Motors ; 15 000 chez NEC, 17 000 chez Sony... Il n'y a plus de "sanctuaires" : tous les secteurs sont touchés” (Le Monde, 9 décembre 1999) ; les licenciements dans les petites et moyennes entreprises sont difficilement chiffrables mais “le plan de restructuration de Nissan-Renault menacerait 70 000 à 80 000 emplois dans les PME”(idem). Si les autres pays du sud-est asiatique connaissent une croissance plus importante, cela vient d'abord de leur remise en marche après le blocage qu'ils ont connu au cours du deuxième semestre 1997. Mais comme le montrent les graves difficultés du groupe coréen Daewo ‑ et bien d'autres grands groupes industriels du sud-est asiatique sont dans la même situation ‑, cette “reprise” est plus que fragile car ils recommencent à s'endetter massivement et vont vers une nouvelle crise financière. Et pour faire face à ces difficultés, la bourgeoisie occidentale recommande de procéder à de “douloureuses restructurations”, c'est-à-dire de licencier encore.
En Amérique du Sud, le PIB a diminué cette dernière année et certains pays, et pas des moindres (l'Argentine par exemple), ont connu un véritable effondrement de leur production industrielle (-11 %) ; d'autres se préparent à se déclarer en cessation de paiements (Equateur).
Quant à l'économie américaine, son taux de croissance est artificiellement entretenu par un endettement en croissance vertigineuse tant des “ménages” que des entreprises. Et il est clair que ce ne sont pas les nouvelles technologies qui lui permettront de résoudre ce problème. L'endettement permet de soutenir la demande et constitue la cause d'un déficit de la balance des paiements qui atteint des records historiques puisqu'il a été de 240 milliards de dollars en 1998 et qu'il sera de 300 milliards en 1999. Dans le même sens, la couverture des importations par les exportations n'est que de 66 % seulement. Ajoutons que de tels déficits doivent déboucher tôt ou tard sur des tensions monétaires comme on l'a vu en septembre 1999 lorsque le dollar s'est fortement affaibli par rapport yen.
La réalité des mesures économiques prises par les Etats-Unis nous indique les raisons pour lesquelles la faillite financière de l'ensemble de l'Asie du sud-est, de la Russie et d'une bonne partie de l'Amérique latine, et la chute des importations de ces pays n'a pas eu comme conséquence un affaiblissement de la demande mondiale et une pénurie de crédit qui auraient du entraîner, pour le moins, une terrible récession de l'ensemble de la production mondiale.
Tant les déficits extérieurs historiques des Etats-Unis que le fait que les “ménages” américains aient une consommation plus importante que leur revenu réel montrent la vigueur avec laquelle l'Administration américaine a décidé d'empêcher que la crise financière de 1997-1998 ait, de manière immédiate, des conséquences importantes. Il faut ajouter, et c'est aussi le résultat de la politique monétaire, qu'une partie des revenus “des ménages” américains provient de profits boursiers qui ne correspondent à aucune richesse réelle.
En fait, une telle action de la part de l'Etat dont l'économie est la plus forte du monde et dont la monnaie continue à fonctionner comme monnaie mondiale, montre la gravité du problème. Entre la crise financière de la Thaïlande en juillet 1997 et celle de la Russie en août 1998, c'est le FMI qui a fourni les principaux fonds nécessaires pour éviter la banqueroute des grandes banques mondiales qui avaient prêté massivement à ces pays. Mais à partir de l'été 1998, le président du FMI M. Camdessus déclare que les caisses sont vides et la Réserve fédérale elle-même a du prendre le relais pour approvisionner les banques en monnaie et permettre d'éviter la cessation du remboursement de la dette publique du Brésil ainsi que celle de certains autres pays d'Amérique latine. En même temps, cette action a continué à provoquer un endettement croissant de la société américaine qui ramène au rang de bluff la fin claironnée du déficit budgétaire des Etats-Unis. Et ce bluff n'a pour sens que de nous montrer que la politique américaine n'est plus inflationniste ‑ preuve supplémentaire de la fin de la crise.
Mais les Etats-Unis n'ont pas été les seuls à pratiquer cette politique : tous les grands pays industriels y participent. L'endettement total des pays de l'Union européenne ‑ dont les gouvernements sont, en principe, toujours soumis aux critères de Maastricht ‑ augmente en ce moment de 10 % l'an. Quant au Japon, dont les banques ne sont pas encore assez solides pour empêcher le pays de continuer à s'enfoncer dans la récession, ses finances publiques sont une image fidèle du tonneau des Danaïdes : le déficit public représentera 9,2 % du PIB en 1999 et cela aboutit à ce que l'Etat japonais émette cette année “90 % des émissions nettes obligataires d'Etat (c'est-à-dire des Bons du trésor) des dix-huit principales économies mondiales” (Bulletin “Conjoncture Paribas”, juillet 1999). Cela signifie que le gouvernement japonais mobilise les comptes d'épargne postaux sur lesquels les japonais avaient déposé leur épargne depuis des décennies pour tenter de sortir de la récession.
Toutes ces actions sont les moyens que s'est donné l'Etat au 20e siècle et qui caractérisent le capitalisme d'Etat. Les mesures de capitalisme d'Etat visent à éviter un blocage et un effondrement de l'économie analogues à ceux que le capitalisme a connu lors de la crise de 1929, car de tels phénomènes seraient non seulement préjudiciables aux intérêts de la bourgeoisie, mais surtout ils seraient significatifs de la faillite du capitalisme aux yeux de la classe ouvrière dans une période où celle-ci n'est pas battue et où le cours historique (2) est vers des affrontements de classe généralisés.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que la bourgeoisie a les moyens de résoudre la crise du capitalisme. Au contraire, car les politiques de relance accumulent les tensions économiques, monétaires et financières :
Cela signifie qu'aujourd'hui comme hier de telles tensions ne peuvent déboucher que sur des récessions ouvertes, c'est-à-dire sur un approfondissement encore plus fort de la crise.
En 1987, la progression de l'endettement en vue de soutenir la demande mondiale et la bulle financière qui en est le résultat, avaient abouti au krach du 21 octobre au cours duquel la bourgeoisie avait perdu le contrôle de la situation boursière pendant quelques heures, l'indice Dow Jones diminuant de 22 % et 2000 milliards de dollars étant détruits. Les Etats, par le biais d'institutions financières, avaient racheté les valeurs boursières et approvisionné en monnaie banques et entreprises pour que ce krach ne débouche pas sur un blocage de l'économie. Mais la bourgeoisie n'avait pas pu éviter à partir de 1989 de freiner cette politique, ce qui avait débouché sur la récession de 1989-1993 ; récession particulièrement profonde que la bourgeoisie a alors justifié par la guerre du Golfe, escamotant ainsi que c'était uniquement une manifestation de la faillite du capitalisme.
Avec la crise des pays asiatiques, il est apparu clairement que la bourgeoisie n'avait pu empêcher que l'endettement massif de toute une série de pays n'aboutisse à leur banqueroute ; et face à ce qui représentait une perte de contrôle de l'évolution financière et monétaire, les grands Etats ont à nouveau empêché, par un nouvel endettement encore plus large, que cela n'aboutisse à un blocage de l'économie mondiale. Et comme précédemment, les moyens employés aggravent les tensions économiques et ne pourront être maintenus très longtemps ; en eux-mêmes, ces moyens contiennent donc un nouvel approfondissement de la crise, mais lorsqu'il interviendra, on peut être absolument certain que la bourgeoisie nous donnera une explication dans laquelle le capitalisme n'aura... “aucune responsabilité”.
Si la bourgeoisie retarde provisoirement un approfondissement brutal de la crise comme ceux que l'on a connus en 1974, 1981 ou 1991, elle n'en empêche pas un approfondissement lent et permanent. Face à la tendance permanente à la surproduction et à la baisse des profits, la bourgeoisie attaque systématiquement les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière et en rejette une part toujours croissante dans la paupérisation absolue. Le reproche que les médias occidentaux font aux pays du sud-est asiatique de ne pas suffisamment restructurer, c'est-à-dire diminuer les coûts du travail, et ce alors que le chômage a explosé dans ces pays depuis 1997 (par exemple, il a triplé en Corée du sud), est particulièrement significatif : il signifie que si les pays occidentaux connaissent une meilleure santé économique, c'est qu'eux-mêmes travaillent en permanence à abaisser les coûts de production, c'est-à-dire à aggraver l'exploitation de la classe ouvrière.
Cette affirmation est fausse car la force des grands pays développés est l'héritière de l'industrialisation qu'ils ont réalisée au 19e siècle, pendant la période ascendante du capitalisme. Dans la décadence du capitalisme, le fait que de nouveaux pays s'industrialisent ne peut être que l'exception, et encore ce développement est-il toujours instable ‑ la Corée du sud en est une bonne illustration. Mais cette affirmation montre combien la préoccupation de l'attaque contre les conditions de vie de la classe ouvrière est permanente chez la bourgeoisie, depuis le début de la crise, en vue de rétablir le niveau des profits.
Ainsi, on nous annonce que le Japon est en train de sortir de la récession, mais le chômage dans ce pays est passé de 3,4 % de la population active en 1997 à 4,9 %, et il est admis que ce pays connaîtra un taux de chômage d'au moins 5 % pendant longtemps.
Dans les pays développés occidentaux, l'expérience de la classe ouvrière et ses potentialités intactes ont poussé la bourgeoisie à pratiquer le mensonge sophistiqué, en particulier par rapport à la question centrale du chômage, en employant quantité de moyens pour cacher son niveau réel ou même comme aujourd'hui pour démontrer qu'il diminue. Mais à coté des chiffres du chômage, il en est d'autres, bien moins diffusés par les médias, qui montrent la progression de la misère de masse dans ces pays :
Les chiffres donnés pour la France, et c'est la même chose pour les autres pays, montrent que l'approfondissement actuel de la crise ne se manifeste pas seulement par l'accroissement de la population active exclue du processus de production mais aussi par le fait que les salaires d'une partie croissante des ouvriers qui ont trouvé du travail ne leur permet plus de se procurer le strict nécessaire pour répondre à leurs besoins. La flexibilité du travail et la baisse des salaires imposées par le biais de la réduction du temps de travail, le développement du travail à temps partiel et de l'intérim (qui a augmenté de 8 % en France en un an) sont autant de moyens par lesquels la bourgeoisie diminue les revenus ouvriers.
Et cette situation est celle des pays développés, alors que l'Europe de l'ouest et l'Amérique du nord apparaissent comme des îlots dans un monde où de plus en plus de pays s'enfoncent dans le chaos. La bourgeoisie affirme elle-même que dans une partie des pays du sud-est asiatique les investissements étrangers ont disparu et que ces pays ont “replongé dans le sous-développement” (Bilan du monde 1998, publié par le journal Le Monde). Dans la plus grande partie des pays de la périphérie, la part de la population qui vit dans une misère effroyable est considérable. Ainsi, en Russie, et on peut le généraliser à l'ensemble de l'ex-URSS, plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté ; le niveau de vie en Afrique a baissé depuis 1980, alors que l'on sait que, déjà à cette époque, la famine régnait périodiquement dans certains pays.
Voilà la réalité de la faillite du capitalisme et l'Etat, que ce soit avec la droite ou, comme aujourd'hui, la gauche au pouvoir dans la plupart des pays, ne peut pas résoudre le problème de la surproduction inhérente au capitalisme en décadence ; et toutes les affirmations sur “le rythme actuel de la croissance” ne sont que de la propagande appuyée sur des mesures de capitalisme d'Etat qui visent à empêcher la classe ouvrière de se souvenir que les taux de croissance n'ont, en moyenne, pas cessé de baisser depuis 30 ans, ce que seul le marxisme est en mesure d'expliquer. Les cris de victoire que la bourgeoisie pousse régulièrement dès que, comme aujourd'hui, elle stabilise la situation pendant quelques mois, ne sont que de la poudre aux yeux.
[1] [25] Malgré tous les truquages que réalise la bourgeoisie, la production industrielle est une quantité plus fiable que le PIB qui est artificiellement gonflé par le paiement de revenus à des personnes qui n'ont rien à voir avec la production comme les militaires et la bureaucratie et par des secteurs improductifs comme les finances, les assurances, etc.
2. Voir les articles sur le cours historique dans la Revue Internationale n° 18 et 53.
Le fait que le 100e numéro de la Revue internationale coïncide exactement avec le début de l'an 2000 n'est pas entièrement fortuit. Le CCI s'est formellement constitué début 1975 et le premier numéro de la Revue a été publié peu après, pour manifester l'unité internationale du CCI. Dès le début, cette publication a été conçue comme un trimestriel théorique devant paraître dans les trois principales langues du CCI (anglais, français et espagnol), en même temps que des suppléments moins fréquents sont parus dans beaucoup d'autres langues (italien, allemand, néerlandais et suédois). Quatre fois par an pendant vingt-cinq ans font cent numéros ! Ceci est en soi un fait qui a une signification politique. Dans l'article publié pour le 20e anniversaire du CCI (Revue internationale n° 80), nous notions que très peu d'organisations prolétariennes internationales ont duré aussi longtemps. Et cette “longévité” doit être considérée comme un succès particulier dans une période au cours de laquelle tant de groupes qui avaient émergé de la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, ont disparu depuis. Nous n'avons jamais caché notre accord avec l'idée de Lénine selon laquelle l'engagement à publier une presse régulière est une condition sine qua non pour une organisation révolutionnaire sérieuse ; et selon laquelle la presse est en fait un “organisateur” clé pour tout groupe animé par l'esprit de parti à l'opposé de l'esprit de cercle. La Revue n'est pas la seule publication régulière du CCI ; celui-ci publie 12 journaux ou revues territoriaux dans 7 langues différentes, ainsi que des livres, brochures et divers suppléments, et les journaux territoriaux eux-mêmes sont également parus avec régularité. Mais la Revue internationale est notre publication centrale ; l'organe par lequel le CCI parle le plus directement d'une seule voix et qui fournit les orientations fondamentales pour toutes les publications plus locales.
En dernière analyse, cependant, le plus important à propos de la Revue n'est pas tant sa régularité, ni son caractère internationalement centralisé, mais sa capacité à agir comme un instrument de clarification théorique. “La Revue sera nécessairement et avant tout l'expression de l'effort théorique de notre courant, car seul cet effort théorique dans une cohérence des positions politiques et de l'orientation générale peut servir de base et assurer la condition première pour le regroupement et l'intervention réelle des révolutionnaires.” (Présentation au 1er numéro de la Revue internationale, avril 1975). Le marxisme, en tant que point de vue théorique de la classe révolutionnaire, constitue le point le plus avancé de la pensée humaine dans le domaine de la réalité sociale. Mais comme Marx l'a dit dans les Thèses sur Feuerbach, la vérité d'une méthode de pensée ne peut être vérifiée que dans la pratique ; le marxisme a démontré sa supériorité sur toutes les autres théories sociales par sa capacité à fournir une compréhension globale du mouvement de l'histoire de l'humanité et à prévoir les grandes lignes de son évolution future. Mais il ne suffit pas de se réclamer du marxisme pour assimiler réellement, faire vivre et appliquer correctement cette méthode. Si nous estimons y être parvenus au cours des trois dernières décennies d'accélération de l'histoire, ce n'est pas à notre sens parce qu'une telle capacité nous reviendrait de droit divin mais bien parce que nous avons le sentiment de nous être inspirés tout au long de cette période des meilleures traditions de la Gauche communiste internationale. C'est au moins un des objectifs que nous nous sommes donnés de façon permanente. Et à l'appui de cette affirmation, nous ne pouvons pas apporter de meilleur témoignage que le travail contenu dans les quelques 600 articles des 100 numéros de la Revue internationale.
Le marxisme est une tradition historique vivante. Ceci signifie que :
d'un côté, ilest profondément conscient de la nécessité d'une approche historique de tous les problèmes qu'il rencontre, de la nécessité de les considérer non comme des faits entièrement “nouveaux” mais comme le produit d'un long processus historique. Avant tout, il reconnaît la continuité fondamentale de la pensée révolutionnaire, la nécessité de s'appuyer sur les fondements solides établis par les minorités révolutionnaires antérieures. Par exemple, dans les années 1920 et 1930, la Fraction de la gauche italienne qui a publié la revue Bilan dans les années 1930, était confrontée à l'absolue nécessité de comprendre la nature du régime contre-révolutionnaire qui avait surgi en Russie. Mais elle rejetait toute conclusion précipitée, et critiquait notamment ceux qui, tout en ayant développé plus rapidement que la Gauche italienne une caractérisation correcte du pouvoir stalinien (c'est-à-dire que c'était une forme de capitalisme d'Etat), l'ont fait au prix du rejet de toute l'expérience du bolchevisme et de l'insurrection d'Octobre en tant que phénomènes “bourgeois” dès le départ. Pour Bilan, il n'était absolument pas question de remettre en cause sa propre continuité avec l'énergie révolutionnaire que le parti bolchevik, le pouvoir des soviets, et l'Internationale communiste avaient concrétisée.
Cette capacité à maintenir ou à restaurer les liens avec le mouvement révolutionnaire du passé a constitué une donnée particulièrement importante pour le milieu prolétarien qui a émergé de la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, milieu qui était largement constitué de groupes nouveaux ayant perdu tout lien organisationnel et même politique avec la génération précédente de révolutionnaires. Beaucoup de ces groupes furent la proie de l'illusion qu'ils venaient de nulle part, restant profondément ignorant des contributions de cette génération passée que la contre-révolution avait presque effacée. Dans le cas de ceux qui étaient influencés par les idées conseillistes et modernistes, le “vieux mouvement ouvrier” était en effet quelque chose qu'il fallait laisser derrière à tout prix ; en fait, c'était l'apologie théorique d'une rupture qui avait été en réalité imposée par l'ennemi de classe. Manquant de tout ancrage dans le passé, la grande majorité de ces groupes s'est bientôt trouvée sans aucun futur non plus, et a disparu. Il n'est donc pas surprenant que le milieu révolutionnaire d'aujourd'hui soit presque entièrement constitué de groupes qui descendent, d'une façon ou d'une autre, du courant de gauche qui comprenait le plus clairement la question de la continuité historique : la Fraction italienne. Nous pourrions ajouter que cet ancrage historique est aujourd'hui encore plus important qu'auparavant, confrontés comme nous le sommes à la culture de la décomposition capitaliste, une culture qui plus que jamais cherche à effacer la mémoire historique de la classe ouvrière et qui, n'ayant elle-même aucun sens du futur, ne peut que tenter d'emprisonner la conscience dans une immédiateté étroite dans laquelle la nouveauté est la seule vertu.
D'un autre côté, le marxisme n'est pas seulement la perpétuation d'une tradition, il est en prise avec le futur, avec le but final du communisme, et doit donc toujours renouveler ses capacités à percevoir le sens du mouvement réel, du présent en perpétuel changement . Dans les années 1950, la branche bordiguiste de la Gauche italienne voulut se protéger de la contre-révolution en inventant la notion d' “invariance”, s'opposant à toute tentative d'enrichir le programme communiste. Mais cette démarche était loin de l'esprit de Bilan qui, tout en n'ayant jamais rompu le lien avec le passé révolutionnaire, comprenait la nécessité d'examiner les nouvelles situations, “sans" tabou non plus qu'aucun ostracisme”, sans crainte de poser de nouveaux fondements théoriques. Notamment la Fraction n'avait pas eu peur de remettre en question des thèses, y compris celle du deuxième congrès de l'Internationale communiste, ce que le bordiguisme de la période ultérieure a été incapable de faire. Dans les années 1930, Bilan avait été confronté à la situation nouvelle créée par la défaite de la révolution mondiale ; de façon similaire, le CCI a été contraint d'analyser les conditions également nouvelles créées par la fin de la contre-révolution à la fin des années 1960, et plus récemment, celles de la période inaugurée par l'effondrement du bloc de l'Est. Confrontés à de tels changements, les marxistes ne peuvent se limiter à la répétition de formules éprouvées et de dignes de foi , mais ils doivent soumettre leurs hypothèses à une vérification pratique constante. Cela signifie que le marxisme, comme toute autre branche dans le domaine du projet scientifique, s'enrichit en fait lui-même constamment.
En même temps, le marxisme n'est pas une forme de connaissance académique, où il s'agirait d'apprendre pour apprendre, il s'est forgé dans le combat sans relâche contre l'idéologie dominante. La théorie communiste est par définition une forme polémique et combative de savoir ; son but est de faire progresser la conscience de classe prolétarienne en dénonçant et bannissant l'influence des mystifications bourgeoises, que ces mystifications apparaissent sous leur forme la plus grossière au sein des grandes masses de la classe, ou d'une façon plus subtile dans les rangs de l'avant-garde prolétarienne elle-même. C'est donc une tâche centrale de toute organisation communiste sérieuse que de se consacrer constamment à la critique des confusions qui peuvent se développer dans d'autres groupes révolutionnaires et au sein de ses propres rangs. La clarté ne peut jamais faire de progrès en évitant le débat et la confrontation, même si c'est beaucoup trop souvent le cas dans le milieu politique prolétarien d'aujourd'hui. Ce dernier a perdu la maîtrise des traditions du passé – une tradition défendue par Lénine, qui n'esquivait jamais une polémique que ce soit avec la bourgeoisie, avec les groupements confus au sein du mouvement ouvrier ou avec ses propres camarades révolutionnaires Cette tradition a été également défendue par Bilan qui, dans sa recherche pour élaborer le programme communiste à la suite des défaites passées, s'était engagé dans le débat avec tous les différents courants au sein du mouvement prolétarien international de l'époque (les groupes venant de l'Opposition de gauche internationale, des Gauches hollandaise et allemande, etc.).
Dans cet article, nous ne pouvons pas prétendre évoquer tous les textes qui sont parus dans la Revue internationale, même si nous envisageons de publier une liste complète de son contenu sur notre site Internet. Ce que nous essaierons de montrer, c'est comment la Revue internationale a été l'axe principal de nos efforts pour mettre en oeuvre ces trois aspects clés de la lutte théorique du marxisme.
Etant donné les campagnes incessantes de diffamation contre la mémoire de la révolution russe, et les efforts des historiens bourgeois pour cacher la dimension internationale de la vague révolutionnaire lancée par l'insurrection d'Octobre, une large place dans notre Revue a nécessairement été dédiée à la reconstruction de la véritable histoire de ces évènements, à l'affirmation et la défense de l'expérience prolétarienne contre les mensonges avérés de la bourgeoisie et contre ses mensonges par omission, et à en tirer les leçons authentiques contre les déformations de l'aile gauche du capital et les conclusions erronées tirées au sein du mouvement révolutionnaire aujourd'hui.
Pour citer le principal exemple : la Revue internationale n° 3 contenait un article élaborant le cadre de compréhension de la dégénérescence de la révolution russe, en réponse aux confusions au sein du milieu prolétarien de l'époque (dans ce cas, le Revolutionary Workers Group des Etats-Unis) ; elle contenait aussi une longue étude des leçons du soulèvement de Kronstadt, ce moment-clé du déclin révolutionnaire. Les n° 12 et 13 de la Revue internationale contenaient des articles réaffirmant le caractère prolétarien du parti bolchevik et de l'insurrection d'Octobre contre les idées semi-mencheviks du conseillisme ; à l'origine, ces articles provenaient d'un débat au sein du groupe qui a directement préfiguré le CCI, le groupe Internacionalismo au Venezuela dans les années 1960 ; ils ont été republiés dans la brochure 1917, début de la révolution mondiale. Après l'effondrement des régimes staliniens, nous avons publié dans la Revue internationale n° 71, 72 et 75 une série d'articles en réponse aux flots de propagande déversés sur la mort du communisme, axés en particulier sur la réfutation de la fable qu'Octobre 1917 n'aurait été qu'un coup d'Etat des bolcheviks, et démontrant en détail comment c'est avant tout l'isolement du bastion russe avant tout avait été la cause de sa mort. Nous avons repris plus tard ces thèmes en 1997 avec une autre série qui examinait de plus près les moments les plus importants entre février et octobre 1917 (voir les n° 89, 90 et 91). Dès le départ, la position du CCI a été une défense militante de la révolution russe, mais il est certain qu'avec la maturité, le CCI a progressivement rejeté les influences conseillistes qui étaient fortement présentes à sa naissance, et s'est débarrassé de toute tonalité d'excuse sur la question du parti ou des grandes figures historiques comme Lénine et Trotsky.
La Revue internationale contient aussi un examen des leçons de la révolution allemande dans un de ses premiers numéros (n° 2) et plus tard deux articles sur le 70e anniversaire de cet évènement crucial qui a été si soigneusement caché par l'historiographie bourgeoise (n° 55 et 56). Mais nous sommes revenus sur la révolution allemande beaucoup plus en profondeur (dans notre série publiée dans les n° 81, 82, 83, 85, 88, 89, 90, 93, 95, 97, 98 et 99). Là encore nous pouvons clairement voir un mûrissement dans l'approche de ce sujet par le CCI, plus critique envers les lacunes politiques et organisationnelles du mouvement communiste allemand et basée sur une compréhension plus profonde de la question de la construction du parti révolutionnaire. Beaucoup d'articles ont aussi traité de la vague révolutionnaire de 1917-23 de façon plus générale, notamment les articles sur Zimmerwald dans la Revue n° 44, sur la formation de l'Internationale communiste dans le n° 57, sur l'étendue et la signification de la vague révolutionnaire dans le n° 80, sur la fin de la guerre provoquée par le prolétariat dans le n° 96.
D'autres évènements clés de l'histoire du mouvement ouvrier ont aussi fait l'objet d'articles particuliers : la révolution en Italie (n° 2) ; l'Espagne 1936, particulièrement le rôle de l'anarchisme et des “collectivités” (n° 15, 22, 47, etc.) ; les luttes en Italie en 1943 (n° 75) et plus généralement, des articles dénonçant les crimes des “démocraties” pendant la seconde guerre mondiale (n° 66, 79, 83) ; une série sur la lutte de classe dans le bloc de l'Est traite des mouvements de classe en 1953, 1956 et 1970 (n° 27, 28, 29) ; une série sur la Chine qui dénonce le mythe du maoïsme (81, 84, 94, 96) ; des réflexions sur la signification des évènements de 1968 en France (14, 53, 74, 93), etc.
Etroitement lié à ces études, il y a eu l'effort constant de retrouver l'histoire de la Gauche communiste au sein de ces évènements majeurs, manifestation de notre compréhension que, sans cette histoire, nous ne pourrions exister. Cet effort a pris la forme à la fois de la republication de textes rares qui ont souvent été traduits pour la première fois et aussi du développement de notre propre recherche sur les positions et l'évolution des courants de gauche. Nous pouvons mentionner les études suivantes, bien que, une fois encore, la liste ne soit pas complète : sur la Gauche communiste russe, dont l'histoire est évidemment directement liée au problème de la dégénérescence de la révolution russe (n° 8 et 9) ; sur la Gauche allemande (série sur la révolution allemande, déjà mentionnée, republication de textes du KAPD ‑ thèses sur le parti dans le n° 41 et son programme dans le n° 94) ; sur la Gauche hollandaise, avec une longue série (n° 45-50, 52) qui a été la base du livre qui est paru en français et italien, et qui va paraître bientôt en anglais ; sur la Fraction de la Gauche italienne, en particulier avec la republication des textes sur la guerre civile espagnole (n° 4, 6 et 7), le fascisme (n° 71) et le Front populaire (n° 47) ; de la Gauche communiste de France dans les années 1940 avec la republication de ses articles et manifestes contre la seconde guerre mondiale (n° 79 et 88), de ses nombreuses polémiques avec le Partito Comunista Internazionalista (n° 33, 34, 36), de ses textes sur le capitalisme d'Etat et l'organisation du capitalisme dans sa phase de décadence (n° 21, 61), et de sa critique du livre de Pannekoek Lénine philosophe (n° 27, 28, 30) ; sur la Gauche mexicaine (textes des années 1930 sur l'Espagne, la Chine, les nationalisations, dans les n° 19 et 20) ; sur la “gauche grecque” autour de Stinas (n° 72)…
Egalement inséparable de ce travail de reconstruction historique, il faut relever toute l'énergie consacrée à des textes qui cherchent à élaborer notre analyse sur les positions de classe fondamentales qui découlent à la fois de l'expérience directe du combat de classe et de l'interprétation théorique de cette expérience par les organisations communistes. Dans ce contexte, nous pouvons citer des thèmes tels que :
C'est peut-être ici qu'il faut faire référence à la série d'articles sur le communisme publiés régulièrement depuis 1992 et qui est loin d'être terminée. A l'origine ce projet avait été conçu comme une suite de quatre ou cinq articles pour clarifier la véritable signification du communisme en réponse à l'équation mensongère de la bourgeoisie stalinisme = communisme. Mais en cherchant à appliquer la méthode historique aussi rigoureusement que possible, la série s'est transformée en un réexamen plus profond de l'évolution biographique du programme communiste, de son enrichissement progressif au travers des expériences clé de la classe dans son ensemble et des contributions et débats des minorités révolutionnaires. Bien que la majorité des articles de la série concerne nécessairement des questions fondamentalement politiques, puisque le premier pas vers la création du communisme est l'établissement de la dictature du prolétariat, la perspective que le communisme va entraîner l'humanité au delà du monde de la politique et permettre à sa véritable nature sociale de s'épanouir, constitue aussi une prémisse de cette série. Cette dernière pose ainsi le problème de l'anthropologie marxiste. L'imbrication des dimensions “politique” et “anthropologique” de la série a été en fait un de ses leitmotiv. La première partie de la série a commencé (n° 68) avec les précurseurs du marxisme et avec la vision grandiose des buts ultimes du communisme par le jeune Marx ; elle s'est terminée à l'aube de la grève de masse de 1905 qui a constitué le signal du fait que le capitalisme entrait dans une nouvelle époque où la révolution communiste passait du stade de perspective globale pour le mouvement ouvrier à celui d'être immédiatement à l'ordre du jour de l'histoire (n° 88). La seconde partie est, en résumé, grandement axée sur les débats et les documents programmatiques émanant de la grande vague révolutionnaire de 1917-23 ; elle doit encore traiter les années de la contre-révolution, la renaissance du débat sur le communisme dans la période après 1968 et clarifier le cadre pour une discussion sur les conditions de la révolution de demain. Mais à la fin, elle devra revenir sur la question de l'avenir de l'espèce humaine dans le régime de la liberté futur.
Un autre aspect très important de l'effort de la Revue internationale pour donner une profondeur historique plus grande aux positions de classe défendues par les révolutionnaires a été son engagement constant dans la clarification des questions d'organisation. Cela a certainement été la question la plus difficile pour toute la génération de révolutionnaires qui a surgi à la fin des années 1960, surtout à cause du traumatisme de la contre-révolution stalinienne et de l'influence puissante des attitudes individualistes, anarchistes et conseillistes de cette génération. Plus loin, nous mentionnerons quelques unes des nombreuses polémiques que le CCI a menées avec d'autres groupes du milieu prolétarien sur cette question ; mais il faut signaler que quelques-uns des textes les plus importants de la Revue sur les questions d'organisation sont le produit direct de débats au sein du CCI lui-même, du combat souvent très douloureux que le CCI a eu à mener dans ses propres rangs pour se réapproprier pleinement la conception marxiste de l'organisation révolutionnaire. Depuis le début des années 1980, le CCI a connu trois crises internes majeures, chacune d'elles s'étant terminée par des scissions ou des départs mais dont le CCI est aussi sorti renforcé politiquement et organisationnellement. A l'appui de cette conclusion, nous pouvons signaler la qualité des articles qui ont été le produit de ces combats, et qui ont intégré la meilleure maîtrise par le CCI de la question organisationnelle. Ainsi, en réponse à la scission de la tendance Chénier au début des années 1980, nous avons publié deux textes majeurs – un sur le rôle de l'organisation révolutionnaire au sein de la classe (n° 29), l'autre sur son mode de fonctionnement interne (n° 33). Ce dernier, en particulier, a été et reste un texte clé, puisque la tendance Chénier avait menacé de jeter par dessus bord toutes les conceptions fondamentales contenues dans nos statuts, nos “règles” internes de fonctionnement. Le texte du n° 33 est une reprise et une élaboration de ces conceptions (il faut aussi signaler ici un texte beaucoup plus ancien sur les statuts, dans le n° 5). Au milieu des années 1980, le CCI a fait un pas en avant en combattant les restes d'influence anti-organisationnelle et conseilliste, au cours d'un débat avec la tendance qui quitta l'organisation pour former la “Fraction externe du CCI”, maintenant Perspective Internationaliste, élément typique du milieu parasitaire. Les principaux textes publiés dans la Revue internationale à propos de ce débat illustrent des questions clés : l'affirmation du danger des idées conseillistes dans le camp révolutionnaire aujourd'hui (n° 40-43) ; la question de l'opportunisme et du centrisme dans le mouvement ouvrier (n° 43 et 44). A travers ce débat, et en approfondissant ses implications pour notre intervention dans la lutte de classe, le CCI a définitivement adopté la notion d'organisation révolutionnaire comme une organisation de combat, de direction politique militante au sein de la classe. Le troisième débat, au milieu des années 1990, est revenu sur la question du fonctionnement à un plus haut niveau, et a reflété la détermination du CCI à s'affronter à tous les vestiges de l'esprit de cercle qui avaient présidé à sa naissance, pour affirmer la méthode de fonctionnement ouverte et centralisée, basée sur les statuts, contre les pratiques anarchistes fondées sur les réseaux affinitaires et les intrigues claniques. Là encore beaucoup de textes importants ont exprimé nos efforts pour rétablir et approfondir la position marxiste sur le fonctionnement interne : en particulier, la série de textes traitant de la lutte entre le marxisme et le bakouninisme dans la 1re Internationale (n° 84, 85, 87, 88) et les deux articles “Sommes-nous devenus léninistes” dans les n° 96 et 97.
La seconde tâche clé soulignée au début de cet article, l'évaluation constante d'une situation mondiale en continuel changement, a aussi été un élément central de la Revue internationale.
Presque sans exception, chaque numéro commence par un éditorial sur les principaux évènements de la situation internationale. Ces articles représentent l'orientation d'ensemble du CCI sur ces évènements, guidant et centralisant les positions adoptées dans nos publications territoriales. Si on revient sur ces éditoriaux, il est possible d'avoir une vue d'ensemble succincte de la réponse du CCI aux évènements les plus cruciaux des années 1970, 1980 et 1990 ; les deuxième et troisième vagues de lutte de classe internationale ; l'offensive de l'impérialisme des Etats-Unis dans les années 1980, les guerres au Moyen-Orient, dans le Golfe, en Afrique, dans les Balkans ; l'effondrement du bloc de l'est et le début de la période de décomposition capitaliste ; les difficultés de la lutte de classe confrontée à cette nouvelle période, etc. De même, une place régulière a été consacrée à la question “où en est la crise économique ?”, qui là aussi permet de revoir les tendances et les moments les plus importants de la longue descente du capitalisme dans l'abîme de ses propres contradictions. En plus de cette prise de position trimestrielle, nous avons aussi publié des textes qui font une analyse plus à long terme du développement de la crise depuis qu'elle a surgi à la fin des années 1960, plus particulièrement notre série récente sur “30 ans de crise économique ouverte” (n° 96-98). Des analyses à plus long terme de tous les aspects de la situation internationale sont aussi contenus dans les rapports et résolutions de nos congrès internationaux tous les deux ans, qui sont toujours publiés le plus possible dans la Revue internationale (voir les n° 8, 11, 18, 26, 33, 44, 51, 59, 67, 74, 82, 90, 92, 97, 98).
En fait il n'est pas possible de faire une séparation rigide entre les textes analysant la situation actuelle et les articles historiques-théoriques. L'effort d'analyse stimule inévitablement la réflexion et le débat qui, à son tour, donnent naissance à des textes d'orientation majeurs définissant la dynamique d'ensemble de la période et clarifiant certains concepts fondamentaux. Ces textes sont aussi souvent le produit de congrès internationaux ou de réunions des organes centraux du CCI.
Par exemple, le 3e congrès du CCI, en 1979, a adopté de tels textes d'orientation sur le cours historique et sur le passage des partis de gauche du capital dans l'opposition, ce qui a fourni le cadre de base pour comprendre le rapport de forces dans la période ouverte par la reprise de la lutte de classe en 1968, et la réponse première de la bourgeoisie à la lutte de classe dans les années 1970 et 1980 (n° 18). Une clarification ultérieure sur comment la classe dominante manipule le processus électoral pour répondre à ses propres nécessités a été fournie par l'article sur le “machiavélisme” de la bourgeoisie dans la Revue n° 31 et dans la correspondance internationale sur la même question dans le n° 39. De même, le retour récent de la bourgeoisie à une stratégie consistant à placer les partis de gauche au gouvernement a aussi été analysé dans un texte du 13e congrès du CCI et publié dans le n° 98.
Le 4e congrès, tenu en 1981, à la suite de la grève de masse en Pologne, a adopté un texte sur les conditions pour la généralisation de la lutte de classe, mettant en particulier en évidence que l'extension des grèves de masse vers les centres du capitalisme mondial aura lieu en réponse à la crise économique capitaliste et non à la guerre mondiale capitaliste ; une autre contribution a essayé de donner une vue historique d'ensemble au développement de la lutte de classe depuis 1968 (n° 26). Les débats sur la Pologne, et évidemment sur la deuxième vague internationale de luttes dont les évènements en Pologne étaient le point culminant, ont donné naissance à beaucoup d'autres textes importants sur les caractéristiques de la grève de masse (n° 27), sur la critique de la théorie du maillon faible (n° 31, 37), sur la signification des luttes des sidérurgistes en France en 1979 et l'intervention du CCI en leur sein (n° 17, 20), sur les groupes ouvriers (n° 21), les luttes des chômeurs (n° 14) etc. Un texte particulièrement important porte sur “La lutte du prolétariat dans le capitalisme décadent” (n° 23) qui vise à démontrer pourquoi les méthodes de lutte qui étaient appropriées dans la période ascendante (grèves syndicales par secteur, solidarité financière, etc.) devaient être dépassées, dans l'époque de décadence, par les méthodes de la grève de masse. L'effort permanent de suivre et de fournir une perspective au mouvement de classe international s'est poursuivi dans de nombreux articles pendant la troisième vague de luttes de classe entre 1983 et 1988.
En 1989, un autre tournant historique majeur est survenu dans la situation internationale : l'effondrement du bloc impérialiste de l'Est et l'ouverture définitive de la phase de décomposition du capitalisme où s'exacerbent toutes les caractéristiques d'un système décadent et marqué en particulier par la guerre croissante de tous contre tous au niveau impérialiste. Bien que le CCI n'ait pas prévu auparavant cet effondrement “pacifique” du bloc russe, il a très vite vu dans quel sens le vent soufflait et était déjà armé d'un cadre théorique pour expliquer pourquoi le stalinisme ne pouvait pas se réformer (voir les articles sur la crise économique dans le bloc russe, n° 22, 23, 43, et en particulier les thèses sur “La dimension internationale de la lutte de classe en Pologne” dans le n° 24). Ce cadre a constitué la base du texte d'orientation “Sur la crise économique et politique dans les pays de l'Est” dans la Revue n° 60, qui prévoyait la fin définitive du bloc bien avant qu'elle ne soit réalisée par la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'URSS. Les thèses intitulées “La décomposition, phase finale de la décadence du capitalisme” dans le n° 62 et l'article “Militarisme et décomposition” dans le n° 64 constituent également des guides importants pour comprendre les caractéristiques de la nouvelle période. Ce dernier texte a repris et poussé plus loin ce qui était contenu dans les articles “Guerre, militarisme et blocs impérialistes” qui avaient été publiés dans les n° 52 et 53, avant l'effondrement du bloc russe, et qui développaient la notion d'irrationalité de la guerre dans la décadence capitaliste. Au travers de ces contributions, il est devenu possible de faire progresser le cadre pour la compréhension de l'aiguisement des antagonismes impérialistes dans un monde sans la discipline des blocs. L'exacerbation très palpable des conflits inter-impérialistes, de la lutte chaotique du chacun pour soi pendant cette décennie, a pleinement confirmé le cadre développé dans ces textes.
A une réunion publique récente organisée par la Communist Workers Organisation à Londres, à propos de l'appel du CCI à une prise de position commune des groupes révolutionnaires face à la guerre dans les Balkans, un camarade de la CWO a posé la question : “où en est le CCI ?”. Il a laissé entendre que “le CCI a fait plus de tournants que l'Internationale communiste stalinienne” et que sa démarche “amicale” envers le milieu n'est que le dernier de ses nombreux tournants. Le groupe bordiguiste PCI qui publie Le Prolétaire a décrit l'appel du CCI en des termes similaires, le dénonçant comme une “manœuvre” (voir Révolution internationale n° 294).
De telles accusations font sérieusement douter que ces camarades aient suivi la presse du CCI au cours de ces 25 dernières années. Un bref survol des 100 numéros de la Revue internationale serait suffisant pour réfuter l'idée que l'appel à l'unité entre révolutionnaires est un “nouveau tournant” du CCI. Comme nous l'avons déjà dit, pour nous le véritable esprit de la Gauche communiste et , en particulier, de la Fraction italienne, c'est un esprit de débat politique sérieux et de confrontation entre toutes les différentes forces au sein du camp communiste, et, bien sûr, entre les communistes et ceux qui luttent pour rejoindre le terrain politique prolétarien. Dès ses débuts, et en opposition au sectarisme largement répandu qui prévalait dans le milieu comme résultat direct des pressions de la contre-révolution, le CCI a insisté sur :
Dans la défense de ces principes, il y a eu des moments où il a été plus nécessaire de confronter les différences, d'autres moments où l'unité d'action a été de première importance, mais cela n'a jamais remis en question aucun principe fondamental. Nous reconnaissons aussi que le poids du sectarisme affecte tout le milieu et nous ne nous proclamons pas complètement immunisés contre celui-ci, même si nous sommes mieux placés pour le combattre par le simple fait que nous reconnaissons son existence, au contraire de la plupart des autres groupes. En tout cas, nos propres arguments ont parfois été affaiblis par des exagérations sectaires : par exemple dans un article publié dans WR et RI portant le titre “La CWO gangrenée par le parasitisme politique”, qui pouvait suggérer que la CWO était vraiment passée dans le camp des parasites et donc hors du milieu prolétarien, même si l'article était en fait fondamentalement motivé par la nécessité de mettre en garde un groupe communiste contre les dangers du parasitisme. De façon analogue, le titre de l'article que nous avons publié sur la formation du BIPR en 1985, “La constitution du BIPR, un bluff opportuniste” (n° 40 et 41), pouvait impliquer que cette organisation avait entièrement succombé au virus de l'opportunisme, alors qu'en fait nous avons toujours considéré ses composantes comme partie intégrante du camp communiste, même si nous avons de façon constante fortement critiqué ce que nous considérons être franchement des erreurs opportunistes. Dès les premiers numéros de la Revue internationale, il est facile de voir ce qu'a été notre véritable attitude :
Ainsi la politique du CCI depuis 1996 d'appeler à une réponse commune à des évènements tels que les campagnes de la bourgeoisie contre la Gauche communiste, ou contre la guerre dans les Balkans, ne représente en rien un nouveau tournant ou une quelconque manœuvre sournoise mais est en pleine cohérence avec toute notre démarche envers le milieu prolétarien depuis et même avant que le CCI ait été formé.
Les polémiques nombreuses que nous avons publiées dans la Revue internationale font également partie de cette orientation. Nous ne pouvons pas toutes les lister, mais nous pouvons dire qu'à travers la Revue nous avons mené un débat constant sur pratiquement chaque aspect du programme révolutionnaire avec tous les courants du milieu prolétarien et pas mal avec certains à la lisière de ce milieu.
Les débats avec le BIPR (Battaglia comunista et la CWO) ont certainement été les plus nombreux, indication du sérieux avec lequel nous avons toujours traité ce courant. Quelques exemples :
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tout cela sans parler des nombreux articles traitant de la position du BIPR sur des évènements plus immédiats ou sur notre intervention dans ceux-ci (par exemple sur notre intervention dans la lutte de classe en France en 1979 ou en 1995, sur les grèves en Pologne ou l'effondrement du bloc de l'est, les causes de la guerre du Golfe, etc.).
Avec les bordiguistes, nous avons surtout débattu de la question du parti (n° 14, 23), mais aussi de la question nationale (n° 32), de la décadence (n° 77 et 78), du mysticisme (n° 94), etc.
Nous pourrions aussi citer les polémiques avec les derniers descendants du conseillisme, les groupes hollandais Spartakusbond et Daad en Gedachte dans le n° 2, le groupe danois Communisme de conseil dans le n° 25 et avec le courant animé par Munis (n° 25, 29, 52). En parallèle à ces débats dans le milieu politique prolétarien, nous avons écrit beaucoup de critiques des groupes du marais (l'Autonomia dans le n° 16, le modernisme dans le n° 34, le situationnisme dans le n° 80), et mené le combat contre le parasitisme politique qui constitue, selon nous, un sérieux danger pour le camp prolétarien, provoqué par des éléments qui se réclament en faire partie mais qui jouent un rôle complètement destructeur contre lui (voir par exemple les “Thèses sur le parasitisme” dans le n° 94, les articles sur la FECCI dans les n° 45, 60, 70, 92, etc., sur le CBG dans le n° 83, etc.).
Même lorsque nous avons polémiqué très âprement avec d'autres groupes prolétariens, nous avons toujours essayé d'argumenter de façon sérieuse, en nous basant non sur des spéculations ou des déformations mais sur les positions réelles des autres groupes. Aujourd'hui, étant donné l'énorme responsabilité qui pèse sur un camp révolutionnaire encore étroit, nous avons essayé de faire un plus grand effort encore pour argumenter de façon adéquate et fondamentalement fraternelle. Nos lecteurs peuvent parcourir nos articles polémiques dans la Revue internationale et se faire leur propre jugement sur le fait de savoir si nous y sommes parvenus. Malheureusement cependant, nous ne pouvons signaler que très peu de réponses sérieuses à la plupart de ces polémiques, ou à beaucoup des textes d'orientation que nous avons explicitement proposés comme contributions pour le débat au sein du milieu prolétarien. La plupart du temps nos articles sont soit ignorés soit dédaignés comme étant le dernier dada du CCI, avec aucune tentative réelle de s'attaquer aux arguments que nous avons mis en avant. Dans l'esprit de nos appels précédents au milieu politique prolétarien, nous ne pouvons qu'appeler les autres groupes à reconnaître et ainsi commencer à surmonter les obstacles sectaires qui empêchent un vrai débat entre révolutionnaires, une faiblesse qui ne peut, en dernier ressort, que bénéficier à la bourgeoisie.
Il nous semble que nous pouvons être fiers de la Revue internationale et nous sommes convaincus que c'est une publication qui passera l'épreuve du temps. Bien que les situations aient profondément changé depuis que la Revue a commencé, bien que les analyses du CCI aient mûri, nous ne pensons pas que les 100 numéros que nous avons publiés, ou les nombreux numéros que nous publierons dans le futur, deviendront obsolètes. Ce n'est pas par hasard, par exemple, si beaucoup de nos nouveaux contacts, une fois qu'il s'intéressent sérieusement à nos positions, commencent par se constituer une collection des anciens numéros de la Revue internationale. Mais nous sommes aussi trop conscients que notre presse, et la Revue internationale en particulier, ne touche qu'une toute petite minorité. Nous savons qu'il y a des raisons objectives historiques à la faiblesse numérique des forces communistes aujourd'hui, à leur isolement de l'ensemble de la classe, mais la conscience de ces raisons, si elle exige du réalisme de notre part, n'est pas une excuse pour la passivité. Les ventes de la presse révolutionnaire, et donc de la Revue internationale, peuvent certainement augmenter, même si ce n'est que de façon modeste, par un effort de volonté révolutionnaire de la part du CCI, et de ses lecteurs et ses sympathisants. C'est pourquoi nous voulons conclure cet article par un appel à nos lecteurs à participer activement à l'effort d'accroissement de la diffusion et de la vente de la Revue internationale, en commandant des anciens numéros et des collections complètes, en commandant des copies supplémentaires pour les diffuser, en nous aidant à trouver des librairies et agences de distribution où nous pouvons déposer la Revue internationale. L'accord théorique avec l'idée de l'importance de la presse révolutionnaire implique aussi un engagement pratique dans sa vente, puisque nous ne sommes pas comme certains de ces anarchistes qui dédaignent se salir les mains dans la vente et la comptabilité, mais des communistes qui cherchent à atteindre notre classe aussi largement que possible. Nous savons que cela ne peut être fait que de façon organisée et collective.
Au début de cet article, nous soulignions la capacité de notre organisation à poursuivre sans défaillance pendant un quart de siècle la publication d'une revue trimestrielle, alors que tant d'autres groupes ont publié de façon irrégulière, intermittente, quand ils n'ont pas carrément disparu. On pourrait évidemment relever qu'après 25 ans d'existence, le CCI n'a toujours pas augmenté la fréquence de sa publication théorique. C'est évidemment le signe d'une certaine faiblesse. Mais à notre sens cette faiblesse n'est pas celle de nos positions politiques ou de nos analyses théoriques. C'est une faiblesse qui appartient à l'ensemble de la Gauche communiste au sein de laquelle le CCI représente malgré tout, bien que ses forces soient réduites, l'organisation politique de loin la plus importante et étendue. C'est une faiblesse de l'ensemble de la classe ouvrière qui, malgré qu'elle ait été capable de sortir de la contre-révolution à la fin des années 1960, a rencontré sur son chemin des obstacles considérables, dont l'effondrement des régimes staliniens et le développement de la décomposition générale de la société bourgeoise ne sont pas les moindres. En particulier, une des caractéristiques de la décomposition, que nous avons mis en évidence dans nos articles, consiste dans le développement dans toute la société, et aussi au sein de la classe ouvrière, de toutes sortes de visions superficielles irrationnelles et mystiques, au détriment d'une approche profonde, cohérente et matérialiste, dont la théorie marxiste constitue justement la meilleure expression. Aujourd'hui, les livres d'ésotérisme ont incomparablement plus de succès que les livres marxistes. Même si nous avions les forces de publier plus fréquemment en trois langues la Revue internationale, sa diffusion actuelle ne justifierait pas que nous fassions un tel effort. C'est pour cela aussi que nous engageons nos lecteurs à nous soutenir dans cet effort de diffusion. En participant à cet effort, ils participent au combat contre tous les miasmes de l'idéologie bourgeoise et de la décomposition que le prolétariat devra surmonter afin de s'ouvrir le chemin de la révolution communiste.
(mars 1919)
Le 20e siècle est en train de s’achever sur un concert général ou plutôt un battage tonitruant célébrant l’avancée de la démocratie bourgeoise dans le monde et louant ses prétendus bienfaits. Et chacun de saluer ses victoires, tout au long de ce siècle, contre les dictatures qu’elles soient rouges ou brunes, de glorifier ses héros comme Gandhi, Walesa, Mandela et autre Martin Luther King, de prôner la généralisation de l’application de ses “grands principes généreux et humanistes”. A en croire toute cette propagande qui cherche à nous faire prendre les vessies pour des lanternes, la situation qui a prévalu notamment après la chute du mur de Berlin et les combats qui s’y sont déroulés pour défendre et développer la démocratie nous permettent d’espérer et d’entrevoir “des perspectives de paix et d’harmonie”, plus qu’encourageantes pour l’humanité.
N’a-t-on pas eu droit à de grandes croisades menées par les “grandes démocraties” pour imposer et défendre les “Droits de l’homme” dans les pays qui ne les respectaient pas, par la force si nécessaire, c’est-à-dire en multipliant les massacres les plus barbares ? N’a-t-on pas assisté, il y a peu, à la création d’une Cour pénale internationale chargée de juger et punir tous ceux qui seraient tenus pour responsables de “crimes contre l’humanité” ? Messieurs les dictateurs, vous pouvez trembler ! Et ne nous annonce-t-on pas, pour les années à venir, l’avènement de la “démocratie globale” et “mondiale” qui passerait par “un rôle croissant de la société civile” ? Les manifestations qui se sont déroulées récemment autour des négociations de l’OMC, avec à leur tête José Bové, ne sont-elles pas les prémices de cette “démocratie mondiale”, voire celles de la constitution d’une “Internationale des peuples” aujourd’hui en lutte contre la dictature des marchés, le libéralisme sauvage et autre mal-bouffe.
Il semble que, pour les générations actuelles de prolétaires, le seul combat qui vaille la peine soit celui qui doit aller dans le sens de l’instauration de régimes démocratiques dans tous les pays du monde, celui qui doit amener à l’égalité des droits pour toutes les races et tous les sexes, celui qui doit mettre en avant “une attitude citoyenne”. Les vendeurs d’idéologies de tous bords et notamment ceux de gauche sont, aujourd’hui plus que jamais, particulièrement mobilisés pour les convaincre de la validité de ce combat, pour les y pousser. A ceux qui ont des doutes ou hésitent à s’y engager, le message délivré est en substance : “Malgré toutes ses tares, la démocratie bourgeoise est le seul régime réformable, perfectible et de toute façon, il n’y en a pas d’autre à espérer.” Donc, face à la barbarie et à la misère croissante que nous impose le capitalisme, il n’y a pas d’autre possibilité que de nous comporter en “citoyen”, pas d’autre issue que d’accepter le système parce qu’on nous dit que nous n’avons pas de meilleur choix, que nous n’avons pas le choix.
Si nous republions ici les Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne présentées par Lénine, le 4 mars 1919, au 1er congrès de l’Internationale communiste, c’est d’abord pour répondre à ce battage idéologique mensonger qu’assène la bourgeoisie actuellement en visant particulièrement la classe ouvrière, la seule classe capable de remettre en cause et de renverser son système. Ces Thèses rappellent notamment que la démocratie dans le capitalisme n’est qu’une forme (la forme la plus efficace) de dictature qui réprime la classe ouvrière et défend la bourgeoisie et ses privilèges de classe exploiteuse. Elles rappellent que les libertés dont se gargarise la classe dominante ne sont qu’hypocrisie et duperie pour les exploités, et affirment même avec justesse et profondeur que “plus la démocratie est évoluée, “pure”, (...) plus le joug du capitalisme et la dictature de la bourgeoisie se manifestent dans toute leur “pureté”.” Les Thèses rappellent enfin que la guerre mondiale a été menée “au nom de la liberté et de l’égalité”. Le 20e siècle qui est le siècle le plus barbare et sanglant qu’ait connu l’humanité, a vu ce mensonge se répéter à de trop nombreuses reprises afin de justifier une seconde conflagration mondiale et une multitude de guerres et massacres locaux.
L’autre raison qui justifie aujourd’hui la publication de ces Thèses est le fait qu’il est nécessaire de démentir la propagande bourgeoise qui s’évertue à faire que le communisme véritable soit assimilé au stalinisme, c’est-à-dire à une des pires dictatures qu’ait eu à subir le prolétariat mondial, qui s’évertue à faire de Staline le parfait continuateur de Lénine alors qu’il en est l’antithèse. C’est en effet Lénine lui-même qui a écrit et présenté ces Thèses qui montrent que le communisme est la démocratie véritable, celle qui est mise en avant par la bourgeoisie n’étant qu’une duperie qui permet à celle-ci de donner une justification à la survivance de son système. C’est Lénine qui a défendu mieux que personne que “la dictature du prolétariat est la répression par la violence de la résistance des exploiteurs, c’est à dire de la minorité infime de la population, des propriétaires fonciers et des capitalistes”, qu’elle est “précisément l’extension sans précédent de la démocratie réelle en faveur des classes laborieuses opprimées par le capitalisme.” C’est lui qui, dans ces Thèses, affirme au nom des communistes du monde entier que cette dictature signifie et réalise, en faveur “de l’immense majorité de la population, la possibilité véritable de jouir des droits et des libertés démocratiques, telle qu’elle n’a jamais existé même approximativement dans les républiques bourgeoises les meilleures et les plus démocratiques.” La dictature stalinienne n’a rien à voir avec la dictature du prolétariat que met en avant Lénine, elle en a été le fossoyeur. L’idéologie stalinienne n’a rien de commun avec les principes prolétariens défendus par Lénine, elle en a été une monstrueuse trahison.
Comme nous l’écrivions déjà dans notre Revue internationale n° 60, au moment où commençait à s’effondrer le stalinisme : “Dans un premier temps, cette période nouvelle va être une période difficile pour le prolétariat, car en dehors du poids accru de la mystification démocratique, et ce y compris à l’Ouest, il va être confronté à la nécessité de comprendre les nouvelles conditions dans lesquelles son combat va se dérouler.” C’est pour que le prolétariat puisse faire face à ces difficultés et pour l’aider à résister à l’offensive idéologique menée par la classe dominante actuellement ‑ offensive qui a pour but d’empoisonner sa conscience ouvrière en cherchant à lui faire croire que la démocratie bourgeoise est le seul régime “viable et humain” ‑ que nous republions ces Thèses adoptées au 1er congrès de l’IC. C’est une arme politique majeure qu’il doit se réapproprier.
1. La croissance du mouvement révolutionnaire prolétarien dans tous les pays suscite les efforts convulsifs de la bourgeoisie et des agents qu’elle possède dans les organisations ouvrières pour découvrir les arguments philosophico-politiques capables de servir à la défense de la domination des exploiteurs. La condamnation de la dictature et la défense de la démocratie figurent au nombre de ces arguments. Le mensonge et l’hypocrisie d’un tel argument répété à satiété dans la presse capitaliste et à la conférence de l’Internationale jaune de Berne en février 1919 sont évidents pour tous ceux qui ne tentent pas de trahir les principes fondamentaux du socialisme.
2. D’abord, cet argument s’appuie sur les conceptions de “démocratie en général” et de “dictature en général”, sans préciser la question de la classe. Poser ainsi le problème, en dehors de la question de classe, en prétendant considérer l’ensemble de la nation, c’est proprement se moquer de la doctrine fondamentale du socialisme, à savoir la doctrine de la lutte de classes, acceptée en paroles, mais oubliée en fait par les socialistes passés dans le camp de la bourgeoisie. Car, dans aucun pays civilisé, dans aucun pays capitaliste, il n’existe de démocratie en général: Il n’y a que la démocratie bourgeoise. Il ne s’agit pas davantage de la dictature exercée par la classe opprimée, c’est-à-dire par le prolétariat, sur les oppresseurs et les exploiteurs, sur la classe bourgeoise, dans le but de triompher de la résistance des exploiteurs luttant pour leur domination.
3. L’histoire enseigne qu’aucune classe opprimée n’est jamais parvenue à la domination, et n’a pu y parvenir sans passer par une période de dictature pendant laquelle elle s’empare du pouvoir politique et abat par la force la résistance désespérée, exaspérée, qui ne s’arrête devant aucun crime, qu’ont toujours opposée les exploiteurs. La bourgeoisie dont aujourd’hui la domination est soutenue par les socialistes qui pérorent sur la dictature en général et qui se démènent en faveur de la démocratie en général, a conquis le pouvoir dans les pays civilisés au prix d’une série d’insurrections, de guerres civiles, de l’écrasement par la force -des rois, des nobles, des propriétaires d’esclaves,- et par la répression des tentatives de restauration.
Des milliers de fois, les socialistes de tous les pays ont expliqué au peuple le caractère de classe de ces révolutions bourgeoises, dans leurs livres, dans leurs brochures, dans les résolutions de leurs congrès, dans leurs discours de propagande. C’est pourquoi cette défense actuelle de la démocratie bourgeoise au moyen de discours sur la “dictature en général”, tous ces cris et ces pleurs contre la dictature du prolétariat sous prétexte de condamner “la dictature en général”, ne sont qu’une trahison véritable du socialisme, qu’une désertion caractérisée au profit de la bourgeoisie, qu’une négation du droit du prolétariat à sa révolution prolétarienne. C’est défendre le réformisme bourgeois, précisément à l’heure où il a fait faillite dans le monde entier, alors que la guerre a créé un état de choses révolutionnaire.
4. Tous les socialistes en démontrant le caractère de classe de la civilisation bourgeoise, de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme bourgeois, ont exprimé cette idée déjà formulée, avec le maximum d’exactitude scientifique par Marx et Engels que la plus démocratique des républiques bourgeoises ne saurait être autre chose qu’une machine à opprimer la classe ouvrière à la merci de la bourgeoisie, la masse des travailleurs à la merci d’une poignée de capitalistes. Il n’y a pas un seul révolutionnaire, pas un seul marxiste parmi ceux qui crient aujourd’hui contre la dictature et pour la démocratie qui n’ait juré ses grands dieux devant les ouvriers qu’il acceptait cette vérité fondamentale du socialisme; et maintenant que le prolétariat révolutionnaire est en fermentation et en mouvement, qu’il tend à détruire cette machine d’oppression et à conquérir la dictature du prolétariat, ces traîtres au socialisme voudraient faire croire que la bourgeoisie a donné aux travailleurs la “démocratie pure”, comme si la bourgeoisie avait renoncé à toute résistance et était prête à obéir à la majorité des travailleurs, comme si, dans une république démocratique, il n’y avait pas une machine gouvernementale faite pour opérer l’écrasement du travail par le capital.
5. La Commune de Paris que tous ceux qui veulent passer pour socialistes honorent en paroles, parce qu’ils savent que les masses ouvrières sont pleines d’une vive et sincère sympathie pour elle, a montré avec une particulière netteté la relativité historique, la valeur limitée du parlementarisme bourgeois et de la démocratie bourgeoise, institutions marquant un très grand progrès par rapport à celles du Moyen Age, mais exigeant nécessairement une réforme fondamentale à l’époque de la révolution prolétarienne. Marx, qui a apprécié mieux qu’aucun autre l’importance historique de la Commune, a prouvé en l’analysant le caractère d’exploitation de la démocratie et du parlementarisme bourgeois, régime sous lequel les classes opprimées recouvrent le droit de décider en un seul jour pour une période de plusieurs années quel sera le représentant des classes possédantes, qui représentera et opprimera le peuple au Parlement. Et c’est à l’heure où le mouvement soviétiste embrassant le monde entier, continue aux yeux de tous l’œuvre de la Commune que les traîtres du socialisme oublient l’expérience concrète de la Commune de Paris, et répètent les vieilles sornettes bourgeoises sur la “démocratie en général”. La Commune n’était pourtant pas une institution parlementaire.
6. La valeur de la Commune consiste ensuite en ce qu’elle a tenté de bouleverser, de détruire de fond en comble l’appareil gouvernemental bourgeois dans l’administration, dans la justice, dans l’armée, dans la police, en le remplaçant par l’organisation autonome des masses ouvrières, sans reconnaître aucune distinction des pouvoirs législatif et exécutif.
Toutes les démocraties bourgeoises contemporaines, sans excepter la République allemande que les traîtres du socialisme appellent prolétarienne en dépit de la vérité, conservent au contraire le vieil appareil gouvernemental. Ainsi, il se confirme une fois de plus, de façon absolument évidente, que tous ces cris en faveur de la démocratie ne servent en réalité qu’à défendre la bourgeoisie et ses privilèges de classe exploiteuse.
7. La liberté de réunion peut être prise pour exemple des principes de la démocratie pure. Tout ouvrier conscient qui n’a pas rompu avec sa classe, comprendra du premier coup qu’il serait insensé de permettre la liberté de réunion aux exploiteurs, dans un temps et dans les circonstances où des exploiteurs s’opposent à leur déchéance et défendent leurs privilèges. La bourgeoisie, quand elle était révolutionnaire, soit en Angleterre en 1649, soit en France en 1793, n’a jamais accordé la liberté de réunion aux monarchistes ni aux nobles qui appelaient les troupes étrangères et “se réunissaient” pour organiser des tentatives de restauration. Si la bourgeoisie d’aujourd’hui qui depuis longtemps est devenue réactionnaire, réclame du prolétariat qu’il garantisse à l’avance, malgré toute la résistance que feront les capitalistes à leur expropriation, la liberté de réunion pour les exploiteurs, les ouvriers ne pourront que rire de l’hypocrisie de cette bourgeoisie.
D’autre part, les ouvriers savent très bien que la liberté de réunion, même dans la république bourgeoise la plus démocratique, est une phrase vide de sens, puisque les riches possèdent les meilleurs édifices publics et privés, ainsi que le loisir nécessaire pour se réunir sous la protection de cet appareil gouvernemental bourgeois. Les prolétaires de la ville et de la campagne et les petits paysans, c’est-à-dire l’immense majorité de la population, ne possèdent ni l’un ni l’autre. Tant qu’il en est ainsi, l’égalité, c’est-à-dire la démocratie pure, est un leurre. Pour conquérir la véritable légalité, pour réaliser vraiment la démocratie au profit des travailleurs, il faut préalablement enlever aux exploiteurs toutes les riches demeures publiques et privées, il faut préalablement donner des loisirs aux travailleurs, il faut que la liberté de leurs réunions soit protégée par des ouvriers armés et non point par les officiers hobereaux ou capitalistes avec des soldats à leur dévotion.
C’est seulement alors que l’on pourra, sans se moquer des ouvriers, des travailleurs, parler de liberté de réunion et d’égalité. Or, qui peut accomplir cette réforme, sinon l’avant-garde des travailleurs, le prolétariat, par le renversement des exploiteurs et de la bourgeoisie?
8. La liberté de la presse est également une des grandes devises de la démocratie pure. Encore une fois, les ouvriers savent que les socialistes de tous les pays ont reconnu des millions de fois que cette liberté est un mensonge, tant que les meilleures imprimeries et les plus gros stocks de papier sont accaparés par les capitalistes, tant que subsiste le pouvoir du capital dans le monde entier avec d’autant plus de clarté, de netteté et de cynisme que le régime démocratique et républicain est plus développé, comme par exemple en Amérique. Afin de conquérir la véritable égalité et la vraie démocratie dans l’intérêt des travailleurs, des ouvriers et des paysans, il faut commencer par enlever au capital la faculté de louer les écrivains, d’acheter et de corrompre des journaux et des maisons d’édition, et pour cela il faut renverser le joug du capital, renverser les exploiteurs, briser leur résistance. Les capitalistes appellent liberté de la presse la faculté pour les riches de corrompre la presse, la faculté d’utiliser leurs richesses pour fabriquer et pour soutenir la soi-disant opinion publique. Les défenseurs de la “démocratie pure” sont en réalité une fois de plus des défenseurs du système vil et corrompu de la domination des riches sur l’instruction des masses, ils sont ceux qui trompent le peuple et le détournent avec de belles phrases mensongères, de cette nécessité historique d’affranchir la presse de son assujettissement au capital. De véritable liberté ou égalité, il n’y en aura que dans le régime édifié par les communistes, dans lequel il serait matériellement impossible de soumettre la presse directement ou indirectement au pouvoir de 1’argent, dans lequel rien n’empêchera chaque travailleur, ou chaque groupe de travailleurs, de posséder ou d’user, en toute égalité, du droit de se servir des imprimeries et du papier de l’Etat.
9. L’histoire du 19e siècle et du 20e siècle nous a montré, même avant la guerre, ce qu’était la fameuse démocratie pure sous le régime capitaliste. Les marxistes ont toujours répété que plus la démocratie était développée, plus elle était pure, plus aussi devait être vive, acharnée et impitoyable la lutte des classes, et plus apparaissait purement le joug du capital et la dictature de la bourgeoisie. L’affaire Dreyfus de la France républicaine, les violences sanglantes des détachements soudoyés et armés par les capitalistes contre les grévistes dans la république libre et démocratique d’Amérique, ces faits et des milliers d’autres semblables découvrent cette vérité qu’essaye en vain de cacher la bourgeoisie, que c’est précisément dans les républiques les plus démocratiques que règnent en réalité la terreur et la dictature de la bourgeoisie, terreur et dictature qui apparaissent ouvertement chaque fois qu’il semble aux exploiteurs que le pouvoir du capital commence à être ébranlé.
10. La guerre impérialiste de 1914-1918 a définitivement manifesté, même aux yeux des ouvriers non éclairés, ce vrai caractère de la démocratie bourgeoise, même dans les républiques les plus libres ‑ comme caractère de dictature bourgeoise. C’est pour enrichir un groupe allemand ou anglais de millionnaires ou de milliardaires qu’ont été massacrés des dizaines de millions d’hommes et qu’a été instituée la dictature militaire de la bourgeoisie dans les républiques les plus libres. Cette dictature militaire persiste, même après la défaite de l’Allemagne dans les pays de l’Entente. C’est la guerre qui, mieux que tout, a ouvert les yeux aux travailleurs, a arraché les faux appas à la démocratie bourgeoise, a montré au peuple tout l’abîme de la spéculation et du lucre pendant la guerre et à l’occasion de la guerre. C’est au nom de la liberté et de l’égalité que la bourgeoisie a fait cette guerre; c’est au nom de la liberté et de l’égalité que les fournisseurs aux armées ont amassé des richesses inouïes. Tous les efforts de l’Internationale jaune de Berne n’arriveront pas à dissimuler aux masses le caractère d’exploitation actuellement manifeste de la liberté bourgeoise, de l’égalité bourgeoise, de la démocratie bourgeoise.
11. Dans le pays capitaliste le plus développé d’Europe, en Allemagne, les premiers mois de cette complète liberté républicaine, apportée par la défaite de l’Allemagne impérialiste, ont révélé aux ouvriers allemands et au monde entier le caractère de classe de la république démocratique bourgeoise. L’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg est un événement d’une importance historique universelle, non seulement par la mort tragique des hommes et des chefs les meilleurs de la vraie Internationale prolétarienne et communiste, mais encore parce qu’il a manifesté dans l’Etat le plus avancé d’Europe et même, on peut le dire, du monde entier, la véritable essence du régime bourgeois. Si des gens en état d’arrestation, c’est-à-dire pris par le pouvoir gouvernemental des social-patriotes sous sa garde, ont pu être tués impunément par des officiers et des capitalistes, c’est que la république démocratique dans laquelle un pareil événement a été possible n’est que la dictature de la bourgeoisie. Les gens qui expriment leur indignation au sujet de l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, mais qui ne comprennent pas cette vérité, ne font que montrer par là leur bêtise ou leur hypocrisie. La liberté, dans une des républiques du monde les plus libres et les plus avancées, dans la république allemande, est la liberté de tuer impunément les chefs du prolétariat en état d’arrestation, et il ne peut en être autrement, tant que subsiste le capitalisme, car le développement du principe démocratique, loin d’affaiblir, ne fait que surexciter la lutte de classes qui, par suite des répercussions et des influences de la guerre, a été portée à son point d’ébullition.
Dans tout le monde civilisé, on expulse aujourd’hui les bolcheviks, on les poursuit, on les emprisonne, comme par exemple dans une des plus libres républiques bourgeoises, en Suisse ; on massacre les bolcheviks en Amérique, etc. Du point de vue de la démocratie en général ou de la démocratie pure, il est tout à fait ridicule que les Etats civilisés et avancés, démocratiques, armés jusqu’aux dents, craignent la présence de quelques dizaines d’hommes venus de la Russie retardataire, affamée, ruinée, de cette Russie que, dans leurs dizaines de millions d’exemplaires, les journaux bourgeois appellent sauvage, criminelle, etc. Il est clair que les conditions sociales dans lesquelles une contradiction aussi criante a pu naître réalisent en réalité la dictature de la bourgeoisie.
12. Dans un tel état de choses, la dictature du prolétariat n’est pas seulement absolument légitime, en tant qu’instrument propre au renversement des exploiteurs et à l’écrasement de leur résistance, mais encore absolument indispensable pour toute la masse laborieuse, comme le seul moyen de défense contre la dictature de la bourgeoisie qui a causé la guerre et qui prépare de nouvelles guerres.
Le point le plus important que ne comprennent pas les socialistes et qui constitue leur myopie théorique, leur emprisonnement dans les préjugés bourgeois et leur trahison politique envers le prolétariat, c’est que dans la société capitaliste, dès que s’aggrave la lutte des classes qui est à sa base, il n’y a pas de milieu entre la dictature de la bourgeoisie et la dictature du prolétariat. Tous les rêves d’une solution intermédiaire ne sont que lamentations réactionnaires de petits bourgeois.
La preuve en est apportée par l’expérience du développement de la démocratie bourgeoise et du mouvement ouvrier depuis plus d’un siècle dans tous les pays civilisés et en particulier par l’expérience des cinq dernières années. C’est aussi la vérité qu’enseigne toute la science de l’économie politique, tout le contenu du marxisme qui explique par quelle nécessité économique naît la dictature de la bourgeoisie, et comment elle ne peut être remplacée que par une classe développée multipliée, fortifiée et devenue très cohérente par le développement même du capitalisme, c’est-à-dire la classe des prolétaires.
13. Une autre erreur théorique et politique des socialistes, consiste à. ne pas comprendre que les formes de la démocratie ont constamment changé pendant le cours des siècles, depuis ses premiers germes dans l’antiquité, à mesure qu’une classe dominante était remplacée par une autre. Dans les anciennes républiques de la Grèce, dans les cités du Moyen Age, dans les pays capitalistes civilisés, la démocratie revêt des formes diverses et un degré d’adaptation différent. Ce serait la plus grande sottise de croire que la révolution la plus profonde dans l’histoire de l’humanité, que le passage du pouvoir, pour la première fois au monde, d’une minorité d’exploiteurs à la majorité d’exploités, puisse se produire dans les vieux cadres de la démocratie bourgeoise et parlementaire, puisse se produire sans brisures nettes, sans que se créent de nouvelles institutions incarnant ces nouvelles conditions de vie, etc.
14. La dictature du prolétariat ressemble à la dictature des autres classes parce qu’elle est provoquée, comme toute espèce de dictature, par la nécessité de réprimer violemment la résistance de la classe qui perd la domination politique. Le point fondamental qui sépare la dictature du prolétariat de celle des autres classes, de la dictature des éléments féodaux au Moyen Age, de la dictature de la bourgeoisie dans tous les pays civilisés capitalistes, consiste en ce que la dictature des éléments féodaux et de la bourgeoisie était l’écrasement violent de la résistance de l’énorme majorité de la population, de la classe laborieuse, tandis que la dictature du prolétariat est l’écrasement, par la force, de la résistance des exploiteurs, c’est-à-dire d’une infime minorité de la population: les propriétaires fonciers et les capitalistes.
Il s’ensuit encore que la dictature du prolétariat entraîne inévitablement non seulement une modification des formes et des institutions démocratiques en général, mais encore une modification telle qu’elle aboutit à une extension jusqu’alors inconnue du principe démocratique en faveur des classes opprimées par le capitalisme, en faveur des classes laborieuses.
En effet, la forme de la dictature du prolétariat, déjà élaborée en fait, c’est-à-dire le pouvoir des Soviets en Russie, le Räte Système en Allemagne, les Shop Stewards Committees et autres institutions analogues dans les autres pays, signifie précisément et réalise pour les classes laborieuses, c’est-à-dire pour l’énorme majorité de la population, une faculté rapide de profiter des droits et libertés démocratiques comme a n’y en a jamais eus, même d’approchants, dans les républiques bourgeoises les meilleures et les plus démocratiques.
L’essence du pouvoir des Soviets consiste en ce que la base constante et unique de tout le pouvoir gouvernemental, c’est l’organisation des masses jadis opprimées par les capitalistes, c’est-à-dire les ouvriers et les demi‑prolétaires (paysans n’exploitant pas le travail d’autrui et ayant constamment besoin de vendre une partie au moins de leur force de travail). Ce sont ces masses qui, même dans les républiques bourgeoises les plus démocratiques, tout en jouissant de l’égalité selon la loi, étaient écartées en réalité par des milliers de coutumes et de manœuvres de toute participation à la vie politique, de tout usage de droits et de libertés démocratiques et qui maintenant sont appelées à prendre une part considérable et obligatoire, une part décisive à la gestion démocratique de l’Etat.
15. L’égalité de tous les citoyens, indépendamment du sexe, de la religion, de la race, de la nationalité, que la démocratie bourgeoise a toujours et partout promise, mais qui n’a été réalisée nulle part et qu’étant donné la domination du capitalisme, elle ne pouvait pas réaliser, le pouvoir des Soviets ou la dictature du prolétariat la réalise tout d’un coup et complètement, car seul il est en état de réaliser le pouvoir des ouvriers qui ne sont pas intéressés à la propriété privée, aux moyens de production, à la lutte pour leur partage et leur distribution.
16. La vieille démocratie, c’est-à-dire la démocratie bourgeoise et le parlementarisme, était organisée de telle façon que les masses laborieuses étaient de plus en plus éloignées de l’appareil gouvernemental. Le pouvoir des Soviets, c’est-à-dire la dictature du prolétariat, est au contraire construit de façon à rapprocher les masses laborieuses de l’appareil gouvernemental. Au même but tend la réunion du pouvoir législatif et exécutif dans l’organisation soviétiste de l’Etat, ainsi que la substitution aux circonscriptions électorales territoriales d’unités de travail, comme les usines et les fabriques.
17. Ce n’est pas seulement sous la monarchie que l’armée était un instrument d’oppression. Elle l’est restée dans toutes les républiques bourgeoises, même les plus démocratiques. Seul, le pouvoir des Soviets, en tant qu’organisation permanente des classes opprimées par le capitalisme, est capable de supprimer la soumission de l’armée au commandement bourgeois et de fondre réellement le prolétariat avec l’armée, en réalisant l’armement du prolétariat et le désarmement de la bourgeoisie, sans lesquels est impossible le triomphe du socialisme.
18. L’organisation soviétiste de l’Etat est adaptée au rôle directeur du prolétariat comme classe concentrée au maximum et éduquée par le capitalisme. L’expérience de toutes les révolutions et de tous les mouvements des classes opprimées, l’expérience du mouvement socialiste dans le monde entier nous enseignent que seul le prolétariat est en état d’unifier et de conduire les masses éparses et retardataires de la population laborieuse et exploitée
19. Seule l’organisation soviétiste de l’Etat peut réellement briser d’un coup et détruire définitivement le vieil appareil bourgeois, administratif et judiciaire qui s’est conservé et devait inévitablement se conserver sous le capitalisme, même dans les républiques les plus démocratiques, puisqu’il était de fait le plus grand empêchement à la mise en pratique des principes démocratiques en faveur des ouvriers et des travailleurs. La Commune de Paris a fait, dans cette voie, le premier pas d’une importance historique universelle; le pouvoir des Soviets a fait le second.
20. L’anéantissement du pouvoir gouvernemental est le but que se sont proposés tous les socialistes. Marx le premier. Sans réalisation de ce but, la vraie démocratie, c’est-à-dire l’égalité et la liberté, est irréalisable. Or, le seul moyen pratique d’y arriver est la démocratie soviétiste ou prolétarienne, puisque, appelant à prendre une part réelle et obligatoire au gouvernement les organisations des masses laborieuses, elle commence dès maintenant à préparer le dépérissement complet de tout gouvernement.
21. La complète banqueroute des socialistes réunis à Berne, leur incompréhension absolue de la démocratie prolétarienne nouvelle apparaissent particulièrement dans ce qui suit : le 10 février 1919, Branting clôturait à Berne la conférence internationale de l’Internationale jaune. Le 11 février 1919, à Berlin, était imprimé dans le journal de ses coreligionnaires Die Freiheit une proclamation du parti des Indépendants au prolétariat. Dans cette proclamation est reconnu le caractère bourgeois du gouvernement de Scheidemann, auquel on reproche son désir d’abolir les Soviets appelés les messagers et les défenseurs de la Révolution, auquel on demande de légaliser les Soviets, de leur donner les droits politiques, le droit de vote contre les décisions de l’Assemblée Constituante, le referendum demeurant juge en dernier ressort.
Cette proclamation dénote la complète faillite des théoriciens qui défendaient la démocratie sans comprendre son caractère bourgeois. Cette tentative ridicule de combiner le système des Soviets, c’est-à-dire la dictature du prolétariat, avec l’Assemblée Constituante, c’est-à-dire la dictature de la bourgeoisie, dévoile jusqu’au bout, à la fois la pauvreté de pensée des socialistes jaunes et des social‑démocrates, leur caractère réactionnaire de petits bourgeois et leurs lâches concessions devant la force irrésistiblement croissante de la nouvelle démocratie prolétarienne.
22. En condamnant le bolchevisme la majorité de l’Internationale de Berne, qui n’a pas osé voter formellement un ordre du jour correspondant à sa pensée, par crainte des masses ouvrières, a agi justement de son point de vue de classe. Cette majorité est complètement solidaire des mencheviks et socialistes révolutionnaires russes, ainsi que des Scheidemann allemands.
Les mencheviks et socialistes révolutionnaires russes, en se plaignant d’être poursuivis par les bolcheviks, essayent de cacher le fait que ces poursuites sont causées par la part prise par les mencheviks et les socialistes révolutionnaires à la guerre civile du côté de la bourgeoisie contre le prolétariat. Les Scheidemann et leur parti ont déjà montré de la même façon en Allemagne qu’ils prenaient la même part à la guerre civile du côté de la bourgeoisie contre les ouvriers.
Il est, par suite, tout à fait naturel que la majorité des participants de l’Internationale jaune de Berne se soit prononcée contre les bolcheviks ; par là s’est manifesté, non point le désir de défendre la démocratie pure, mais le besoin de se défendre eux-mêmes, chez des gens qui sentent et qui savent que dans la guerre civile ils sont du côté de la bourgeoisie contre le prolétariat.
Voilà pourquoi, du point de vue de la lutte de classes, il est impossible de ne pas reconnaître la justesse de la décision de la majorité de l’Internationale jaune. Le prolétariat ne doit pas craindre la vérité, mais la regarder en face et tirer les conclusions qui en découlent.
Sur la base de ces thèses, et en considération des rapports des délégués des différents pays, le congrès de l’Internationale Communiste déclare que la tâche principale des partis communistes, dans les diverses régions où le pouvoir des Soviets n’est pas encore constitué, consiste en ce qui suit :
Dans le précédent article de la série, nous avons examiné les principaux débats qui ont eu lieu dans le parti communiste de Russie sur l'orientation que prenait le nouveau pouvoir prolétarien à ses débuts -en particulier les mises en garde contre la montée du capitalisme d'Etat et le danger de dégénérescence bureaucratique. C'est au début de 1918 que ces débats furent les plus nombreux. Mais durant les deux années suivantes, la Russie soviétique s'est engagée dans un combat à mort contre l'intervention impérialiste et la contre-révolution à l'intérieur du pays. Confronté aux immenses besoins de la guerre civile, le parti a resserré les rangs pour combattre l'ennemi commun, tout comme la majorité des ouvriers et des paysans qui, malgré les souffrances grandissantes, s'est ralliée à la défense du pouvoir soviétique contre les tentatives des anciennes classes exploiteuses de restaurer leurs privilèges perdus.
Comme on l'a noté dans un article précédent (voir la Revue internationale n°95), le programme du parti, établi à son 8e congrès en mars 1919, exprimait cet esprit d'unité au sein du parti sans abandonner les espoirs les plus radicaux générés par l'élan initial de la révolution. C'était aussi le reflet du fait que les courants de gauche dans le parti -ceux qui avaient été les protagonistes principaux des débats de 1918- avaient encore une influence considérable, et n'étaient absolument pas séparés de façon radicale de ceux qui tenaient plus ouvertement la barre du parti, comme Lénine ou Trotsky. En fait, certains anciens communistes de gauche comme Radek et Boukharine avaient commencé à totalement abandonner tout point de vue critique puisqu'ils tendaient à prendre les mesures d'urgence du “Communisme de guerre” adoptées pendant la guerre civile pour un processus réel de transformation communiste (voir l'article sur Boukharine dans la Revue internationale n°96).
Mais d'autres communistes de gauche ne se sont pas aussi facilement satisfaits des nationalisations à grande échelle et de la disparition apparente des formes monétaires qui ont caractérisé le communisme de guerre. Il n'avaient pas perdu de vue que les abus bureaucratiques contre lesquels ils avaient mis en garde en 1918, non seulement s'étaient pérennisés mais s'étaient consolidés pendant la guerre civile, tandis que leur antidote -les organes de masse de la démocratie prolétarienne- avaient perdu leur énergie vitale à un degré alarmant à cause des nécessités militaires et de la dispersion de bien des ouvriers les plus avancés sur les fronts de guerre. En 1919, le groupe “Centralisme démocratique” s'est formé autour d'Ossinski, Sapranov, V. Smirnov et d'autres ; son but principal était de lutter contre la bureaucratisation des soviets et du parti. Il était en lien étroit avec “L'Opposition militaire” qui menait un combat similaire dans l'armée. Il devait s'avérer le courant le plus durable de l'opposition de principe au sein du parti bolchevik.
Néanmoins, tant que la priorité était la défense du régime soviétique contre ses ennemis les plus évidents, les débats sont restés dans certaines limites ; et, de toutes façons, puisque le parti restait un creuset vivant de la pensée révolutionnaire, il n'y avait pas de difficulté fondamentale à poursuivre la discussion par les canaux normaux de l'organisation.
La fin de la guerre civile en 1920 a apporté un changement capital à cette situation. L'économie était en ruine. La famine et la maladie ravageaient le pays à un degré horrible, en particulier dans les villes, réduisant ce qui avait été le centre nerveux de la révolution à un niveau de désintégration sociale telle que la lutte quotidienne, désespérée pour la survie pouvait facilement l'emporter sur toute autre considération. Les tensions qui étaient restées limitées par la nécessité de s'unir contre l'ennemi commun, commençaient à faire surface et, dans ces circonstances, les méthodes rigides du communisme de guerre non seulement ne parvenaient pas à contenir ces tensions mais les aggravaient encore plus. Les paysans étaient de plus en plus exaspérés par la politique de réquisition du blé qui avait été introduite pour nourrir les villes affamées ; les ouvriers acceptaient de moins en moins la discipline militaire dans les usines ; et, sur un autre plan, plus impersonnel, les rapports marchands qui avaient été suspendus de force par l'Etat mais dont les racines matérielles étaient restées intactes, réclamaient leur dû de façon de plus en plus insistante : le marché noir qui avait prospéré sous le communisme de guerre comme des algues toxiques, n'avait que partiellement allégé la pression montante, avec des effets délétères sur la structure sociale.
Par dessus tout, l'évolution de la situation internationale avait apporté peu de soulagement à la forteresse ouvrière russe. 1919 a constitué le sommet de la vague révolutionnaire mondiale de l'issue de laquelle le pouvoir soviétique en Russie était totalement dépendant. Mais la même année a été témoin de la défaite des soulèvements prolétariens les plus décisifs, en Allemagne et en Hongrie, et de l'incapacité des grèves de masse dans les autres pays (comme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis) à passer au niveau de l'offensive politique. 1920 voit le dévoiement effectif de la révolution en Italie à travers l'enfermement des ouvriers dans les usines tandis qu'en Allemagne, pays le plus déterminant entre tous, la dynamique de la lutte de classe se pose déjà en termes défensifs comme le montre la réponse de la classe ouvrière au putsch de Kapp (voir la Revue internationale n°90). La même année, la tentative de rompre l'isolement de la révolution russe à la force des baïonnettes de l'Armée rouge en Pologne a abouti à un fiasco total. En 1921 -en particulier après que l'“Action de mars” en Allemagne eut abouti à une nouvelle défaite (voir la Revue internationale n°93), les révolutionnaires les plus lucides avaient déjà commencé à comprendre que le flux révolutionnaire s'étiolait, bien qu'il ne fût pas encore possible ni même approprié de dire qu'il était définitivement en reflux.
La Russie était donc une cocotte minute surchauffée, et une explosion sociale ne pouvait être retardée plus longtemps. A la fin de 1920, des soulèvements paysans s'étendent à travers la province de Tambov, la moyenne Volga, l'Ukraine, la Sibérie occidentale et d'autres régions. La démobilisation rapide de l'Armée rouge met de l'huile sur le feu avec le retour dans leurs villages des paysans en uniforme. La revendication centrale de ces révoltes porte sur l'arrêt des réquisitions de blé et sur le droit des paysans à disposer de leurs produits. Comme nous le verrons, au début de 1921, l'esprit de révolte s'est étendu aux ouvriers des villes qui avaient été l'épicentre de l'insurrection d'Octobre : Petrograd, Moscou... et Cronstadt.
Face à la crise sociale qui mûrit, il était inévitable que les divergences dans le parti bolchevik atteignent aussi un point critique. Les désaccords ne portaient pas sur le fait que le régime prolétarien en Russie soit dépendant de la révolution mondiale ; tous les courants du parti, quelle que soit la diversité de leurs nuances, partageaient toujours la conviction fondamentale que sans l'extension de la révolution, la dictature du prolétariat en Russie ne pourrait survivre. En même temps, comme le pouvoir soviétique russe était considéré comme un bastion crucial conquis par l'armée prolétarienne mondiale, il y avait aussi un accord général sur le fait qu'il fallait tenter de “tenir” et que cela nécessitait la reconstruction de l'édifice économique et social ruiné de la Russie. Les divergences se développent alors sur les méthodes que le pouvoir soviétique pouvait et devait utiliser s'il voulait rester sur le droit chemin et éviter de succomber au poids des forces de classe étrangères dans et hors de la Russie. La reconstruction était une nécessité pratique : la question était comment la mener d'une façon qui assure le caractère prolétarien du régime. Le point central de ces divergences en 1920 et au début de 21 fut “le débat sur les syndicats”.
Ce débat a en fait surgi tout à la fin de 1919, quand Trotsky a dévoilé ses propositions pour restaurer le système industriel et celui des transports, ravagés, de la Russie. Ayant accompli des succès extraordinaires en tant que chef de l'Armée rouge pendant la guerre civile, Trotsky (malgré un ou deux moments d'hésitation où il a envisagé une démarche très différente) prit position pour appliquer les méthodes du communisme de guerre au problème de la reconstruction : en d'autres termes, afin de regrouper la classe ouvrière qui courait le danger de se décomposer en une masse d'individus isolés vivant de petit commerce, de petits vols, ou se mélangeant à la paysannerie, Trotsky défendait la militarisation totale du travail. Il a d'abord formulé ce point de vue dans les “Thèses sur la transition de la guerre à la paix” (Pravda, 16 décembre 1919), et l'a ensuite défendu au 9e congrès du parti en mars-avril 1920. “Les masses ouvrières ne peuvent errer à travers toute la Russie. Elles doivent être envoyées ici, là, dirigées, commandées, tout comme des soldats”. Ceux qui étaient accusés de “déserter le travail”, devaient être mis dans des bataillons punitifs ou des camps de travail. Dans les usines devait prévaloir une discipline militaire ; comme Lénine en 1918, Trotsky exaltait les vertus de la direction par un seul homme et les aspects “progressifs” du taylorisme. En ce qui concerne les syndicats, ils devaient dans ce régime se subordonner totalement à l'Etat : “Les syndicats sont en effet nécessaires à l'Etat socialiste en construction, non afin de lutter pour de meilleures conditions de travail -c'est la tâche de l'ensemble de l'organisation sociale et étatique- mais afin d'organiser la classe ouvrière pour la production, afin de la discipliner, de la répartir, de la grouper, de l'éduquer, de fixer certaines catégories et certains ouvriers à leur poste pour un laps de temps déterminé, -en un mot pour incorporer autoritairement les travailleurs, en plein accord avec l'Etat, dans les cadres du plan économique unique.” (Terrorisme et communisme, 1920 Ed. Prométhée 1980)
Les vues de Trotsky -bien qu'au départ, Lénine les ait largement partagées- provoquèrent de vigoureuses critiques dans le parti et pas seulement de la part de ceux qui étaient habituellement à sa gauche. Ces critiques ne firent que pousser Trotsky à durcir et théoriser son point de vue. Dans Terrorisme et communisme -qui semble être autant une réponse aux critiques bolcheviks de Trotsky qu'aux partisans de Kautsky, sa cible polémique principale- Trotsky va jusqu'à argumenter que, puisque le travail forcé a joué un rôle progressif dans des modes de production précédents comme le despotisme asiatique ou l'esclavage classique, défendre que l'Etat ouvrier ne devrait pas utiliser de telles méthodes à grande échelle est du pur sentimentalisme. En fait, Trotsky ne recule même pas devant l'argument selon lequel la militarisation serait la forme spécifique de l'organisation du travail dans la période de transition au communisme : "Sans les formes de coercition étatique qui constituent le fondement de la militarisation du travail, le remplacement de l'économie capitaliste par l'économie socialiste ne serait qu'un mot creux." (Idid.)
Dans le même ouvrage, Trotsky révèle à quel degré l'idée que la dictature du prolétariat n'est possible que comme dictature du parti, est devenue une question de théorie et presque de principe : “On nous a accusés plus d'une fois d'avoir substitué à la dictature des soviets la dictature du parti. Et cependant on peut affirmer, sans risquer de se tromper, que la dictature des soviets n'a été possible que grâce à la dictature du parti : grâce à la clarté de sa vision théorique, grâce à sa forte organisation révolutionnaire, le parti a assuré aux soviets la possibilité de se transformer, d'informes parlements ouvriers qu'ils étaient, en un appareil de domination du travail. Dans cette "substitution" du pouvoir du parti au pouvoir de la classe ouvrière, il n'y a rien de fortuit et même, au fond, il n'y a là aucune substitution. Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. Il est tout à fait naturel qu'à l'époque où l'histoire met à l'ordre du jour ces intérêts dans toute leur étendue, les communistes deviennent les représentants reconnus de la classe ouvrière dans sa totalité.” (Ibid.)
On est loin de 1905 quand Trotsky définissait les soviets comme des organes de pouvoir dépassant les formes parlementaires bourgeoises ; tout comme on est loin de la position de Lénine dans L'Etat et la révolution rédigé en 1917, et de la démarche pratique adoptée par les bolcheviks en Octobre quand l'idée de la prise du pouvoir par le parti constituait plus une concession inconsciente au parlementarisme qu'une théorie élaborée, et que, de toutes façons, les bolcheviks avaient montré leur volonté de former un partenariat avec d'autres partis. Maintenant le parti détenait un “droit de naissance historique” d'exercer la dictature du prolétariat, “même si cette dictature entrait temporairement en conflit avec l'état d'esprit instable de la démocratie prolétarienne.” (Trotsky au 10e congrès du parti, cité par Isaac Deutscher dans Le prophète armé)
Le fait que ce débat se soit essentiellement développé autour de la question syndicale peut paraître étrange étant donné que l'émergence de nouvelles formes d'auto-organisation des ouvriers en Russie même -les comités d'usine, les soviets, etc.- avait rendu ces organes obsolètes, conclusion que beaucoup de communistes des pays de l'occident industrialisé avait déjà tirée, car les syndicats y avaient déjà traversé un long processus de dégénérescence bureaucratique et d'intégration à l'ordre capitaliste. Le fait que le débat soit centré sur les syndicats en Russie était donc partiellement le reflet de “l'arriération” de la Russie, d'une condition où la bourgeoisie n'avait pas développé un appareil d'Etat sophistiqué capable de reconnaître la valeur des syndicats en tant qu'instruments de la paix sociale. Pour cette raison, on ne peut pas dire que tous les syndicats qui s'étaient formés avant et même pendant la révolution de 1917, étaient des organes de l'ennemi de classe. Il y a eu notamment une forte tendance à la création de syndicats industriels qui exprimaient toujours un certain contenu prolétarien.
Quoi qu'il en soit, la vraie question dans le débat provoqué par Trotsky allait bien plus loin. Dans son essence, c'était un débat sur le rapport entre le prolétariat et l'Etat de la période de transition. La question qu'il posait était la suivante : le prolétariat ayant renversé le vieil Etat bourgeois pouvait-il s'identifier totalement au nouvel Etat “prolétarien”, ou existait-il des raisons de force majeure pour lesquelles le prolétariat devait protéger l'autonomie de ses propres organes de classe -si nécessaire contre les sollicitations de l'Etat ?
La réponse de Trotsky avait le mérite de fournir une réponse claire : oui, le prolétariat devait s'identifier à “l'Etat prolétarien” et même s'y subordonner (de même que le parti prolétarien en fait qui devait fonctionner comme le bras exécutif de l'Etat). Malheureusement, comme on peut le voir dans ses théorisations du travail forcé comme méthode de construction du communisme, Trotsky avait grandement perdu de vue ce qui est spécifique de la révolution prolétarienne et du communisme -le fait que cette nouvelle société ne peut être créée que par l'activité consciente, auto-organisée des masses prolétariennes elles-mêmes. Sa réponse aux problèmes de la reconstruction économique ne pouvait qu'accélérer la dégénérescence bureaucratique qui menaçait déjà d'engloutir toutes les formes concrètes de l'auto-activité de la classe jusques et y compris le parti lui-même. Aussi c'est à d'autres courants au sein du parti qu'est revenue la tâche de faire entendre une réaction de classe à cette dangereuse tendance dans la pensée de Trotsky et aux principaux dangers qui menaçaient la révolution elle-même.
Le fait que de graves questions étaient en jeu dans ce débat se reflète dans le nombre de positions et de groupes qui surgirent autour d'elles. Lénine lui-même qui a écrit à propos de ces divergences que “le parti est malade. Le parti frissone de fièvre” (“La crise du parti”, Pravda 21 janvier 1999) faisait partie d'un groupe -appelé “le groupe des dix” ; le groupe Centralisme démocratique et le groupe d'Ignatov avaient leurs propres positions ; Boukharine, Préobrajensky et d'autres essayèrent de former un “groupe tampon” et ainsi de suite. Mais à côté du groupe de Trotsky, les démarches les plus significatives étaient celle de Lénine d'un côté et celle de l'Opposition ouvrière menée par Kollontai et Chliapnikov de l'autre.
L'Opposition ouvrière exprimait sans aucun doute une réaction prolétarienne à la fois contre les théorisations bureaucratiques de Trotsky et contre les véritables distorsions bureaucratiques qui étaient en train de ronger le pouvoir prolétarien. Face à l'apologie du travail forcé par Trotsky, ce n'était pas du tout de la démagogie ou de la phraséologie de la part de Kollontai d'insister dans sa brochure L'opposition ouvrière, rédigée en vue du 10e congrès du parti en mars 1921, sur le fait que “pourtant, si claire qu'elle soit pour tout homme pratique, cette idée est perdue de vue par les dirigeants du parti. Il est impossible de décréter le communisme. Il ne peut naître que dans un processus de recherche pratique, avec des erreurs peut-être, mais à partir des forces créatrices de la classe ouvrière elle-même.” (dans Socialisme ou Barbarie n°35, janvier-mars 1964) En particulier, l'Opposition rejetait la tendance du régime à imposer la dictature d'un gestionnaire dans les usines au point que la situation immédiate de l'ouvrier industriel devenait de moins en moins distincte de celle qu'il avait connue avant la révolution. Elle défendait donc le principe de la gestion collective par les ouvriers contre le suremploi de spécialistes et la pratique de la direction par un seul homme.
A un niveau plus général, l'Opposition ouvrière offrait un point de vue pénétrant sur les rapports entre la classe ouvrière et l'Etat soviétique. Pour Kollontai c'était en fait la question centrale : “Qui développera les puissances créatrices dans la reconstruction de l'économie ? Est-ce que ce sera les organes de classe unis à l'industrie par des liens vitaux -c'est-à-dire les syndicats d'industrie- ou bien l'appareil des soviets qui est séparé de l'activité industrielle et dont la composition sociale est mélangée ? Voilà la racine de la divergence. L'Opposition ouvrière défend le premier principe ; les dirigeants du parti, eux, quelles que soient leurs divergences sur divers points secondaires, sont complètement d'accord sur le point essentiel, et défendent le second principe”. (Ibid)
Dans un autre passage du texte, Kollontai explicite cette notion de la nature de classe hétérogène de l'Etat soviétique : “N'importe quel parti à la tête d'un Etat soviétique hétérogène est obligé de prendre en considération les aspirations des paysans, leurs tendances petites-bourgeoises et leur hostilité au communisme, de prêter une oreille aux nombreux éléments petits-bourgeois, restes de l'ancien capitalisme russe, à toutes sortes de commerçants, d'intermédiaires, de fonctionnaires qui se sont très vite adaptés aux institutions soviétiques, occupent des places responsables dans les centres, font partie de divers commissariats, etc. ...
Voilà les éléments -les éléments de la petite-bourgeoisie largement répandus dans les institutions soviétiques, les éléments de la classe moyenne avec leur hostilité au communisme, leur prédilection pour les coutumes immuables du passé, leur haine, leur peur des actes révolutionnaires -voilà les éléments qui apportent la dégénérescence dans nos institutions soviétiques, et y créent une atmosphère qui écoeure en fin de compte la classe ouvrière.” (Ibid.)
Cette reconnaissance que l'Etat soviétique -à la fois parce qu'il a besoin de réconcilier les intérêts de la classe ouvrière et ceux des autres couches sociales, et parce qu'il est vulnérable au virus de la bureaucratie- ne pouvait pas jouer lui-même de rôle dynamique et créateur dans la mise en oeuvre de la nouvelle société, exprime une perception importante, quoique non développée. Mais ces passages mettent aussi en lumière les principales faiblesses de l'Opposition ouvrière. Dans ses polémiques avec le groupe, Lénine le traite de courant petit-bourgeois dans le fond, anarchiste et syndicaliste. C'était faux : malgré toutes ses confusions, il représentait une réponse prolétarienne authentique aux dangers qui assiégeaient le pouvoir soviétique. Mais l'accusation de syndicalisme n'est pas tout à fait fausse non plus. On le voit quand l'Opposition ouvrière considère les syndicats industriels comme les principaux organes de la transformation communiste de la société, et quand elle propose que toute la gestion de l'économie soit mise entre les mains d'un “Congrès pan-russe des producteurs”. Comme on l'a déjà dit, la révolution russe avait montré que la classe ouvrière avait dépassé la forme syndicale d'organisation, et que, dans la nouvelle époque de la décadence capitaliste, les syndicats ne pouvaient que devenir des organes de conservation sociale. Les syndicats industriels en Russie ne constituaient certainement pas une garantie contre la bureaucratie et la dépossession organisationnelle des ouvriers ; l'émasculation des comités d'usine qui avaient surgi en 1917, avait pris en grande partie la forme de leur intégration dans les syndicats, et par conséquent dans l'Etat. Cela vaut aussi la peine de souligner que, lorsqu'ils sont entrés en action l'année même du débat sur les syndicats -pendant les grèves à Moscou et à Petrograd- les ouvriers russes ont encore une fois confirmé l'obsolescence des syndicats, puisque pour défendre leurs intérêts matériels les plus fondamentaux, ils ont eu recours aux méthodes classiques de la lutte prolétarienne dans la nouvelle époque : les grèves spontanées, les comités de grève élus et révocables à tout moment, les délégations massives aux autres usines, etc. Plus important encore, l'insistance de l'Opposition ouvrière sur les syndicats exprimait une désillusion totale envers les organes de masse les plus importants du prolétariat -les soviets ouvriers qui étaient capables d'unir les ouvriers par delà les frontières sectorielles et de combiner les tâches économiques et les tâches politiques de la révolution[1] [28]. Cet aveuglement envers l'importance des conseils ouvriers se retrouvait logiquement dans une sous-estimation totale de la primauté du politique sur l'économique dans la révolution prolétarienne. La grande obsession du groupe de Kollontai était la gestion de l'économie, au point qu'il proposait presque un divorce entre l'Etat politique et “le congrès des producteurs”. Mais dans une dictature prolétarienne, la direction de l'appareil économique par les ouvriers n'est pas une fin en soi, mais seulement un aspect de la domination politique d'ensemble sur la société. Lénine a aussi fait la critique du fait que cette idée de “Congrès de producteurs” était plus applicable à la société communiste du futur quand il n'y a plus de classe et que tout le monde est producteur. En d'autres termes, le texte de l'Opposition suggère fortement que le communisme pourrait être réalisé en Russie si la question de la gestion économique était résolue correctement. Cette impression est renforcée par les rares références dans les textes de Kollontai au problème de l'extension de la révolution mondiale. En fait, le groupe semble n'avoir pas eu grand chose à dire sur la politique internationale du parti bolchevik à l'époque. Toutes ces faiblesses sont en fait l'expression de l'influence de l'idéologie syndicaliste, même si on ne peut réduire l'Opposition ouvrière à une simple déviation anarchiste.
Comme nous l'avons vu, Lénine considérait que le débat sur les syndicats exprimait un profond malaise dans le parti ; étant donné la situation critique à laquelle était confronté le pays, il pensait même que le parti avait carrément eu tort d'autoriser ce débat. Il était particulièrement furieux contre Trotsky et la manière dont ce dernier avait provoqué la discussion, et l'accusait d'agir de façon fractionnelle et irresponsable sur un certain nombre de questions liées au débat. Lénine semblait aussi insatisfait du sujet même du débat, pensant que “nous avions mis au premier plan un problème qui, de par les conditions objectives, ne pouvait pas s'y trouver” (Rapport d'activité politique du comité central du parti communiste de Russie, 8 mars 1921, Oeuvres complètes, Tome 32). Peut-être que sa plus grande peur était que le désordre apparent dans le parti ne fasse qu'exacerber le désordre social croissant en Russie ; mais peut-être pensait-il aussi que l'essentiel de la question était ailleurs.
Quoi qu'il en soit, l'apport le plus important que Lénine a fait dans ce débat, porte certainement sur le problème de la nature de classe de l'Etat. Voici comment il a posé le cadre de la question dans un discours à une réunion de délégués communistes à la fin de 1920 : “D'ailleurs, tout en se rendant coupable de cette légèreté, le camarade Trotsky commet lui-même aussitôt une erreur. Il prétend que, dans un Etat ouvrier, le rôle des syndicats n'est pas de défendre les intérêts matériels et moraux de la classe ouvrière. C'est une erreur. Le camarade Trotsky parle d'un "Etat ouvrier". Mais c'est une abstraction. Lorsque nous parlions de l'Etat ouvrier en 1917, c'était normal ; mais aujourd'hui, lorsque l'on vient nous dire : "Pourquoi défendre la classe ouvrière, et contre qui, puisqu'il n'y a plus de bourgeoisie, puisque l'Etat est un Etat ouvrier", on se trompe manifestement car cet Etat n'est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic. C'est l'une des principales erreurs du camarade Trotsky. (...) En fait, notre Etat n'est pas un Etat ouvrier, mais ouvrier-paysan, c'est une première chose. De nombreuses conséquences en découlent. (Boukharine : "Comment ? Ouvrier-paysan ") Et bien que le camarade Boukharine crie derrière : "Comment ? Ouvrier -paysan ?", je ne vais pas me mettre à lui répondre sur ce point. Que ceux qui en ont le désir se souviennent du Congrès des soviets qui vient de s'achever ; il a donné la réponse.
Mais ce n'est pas tout. Le programme de notre parti, document que l'auteur de l' "ABC du communisme" connaît on ne peut mieux, ce programme montre que notre Etat est un Etat ouvrier présentant une déformation bureaucratique. Et c'est cette triste, comment dirais-je, étiquette, que nous avons dû lui apposer. Voilà la transition dans toute sa réalité. Et alors, dans un Etat qui s'est formé dans ces conditions concrètes, les syndicats n'ont rien à défendre ? On peut se passer d'eux pour défendre les intérêts matériels et moraux du prolétariat ? C'est un raisonnement complètement faux du point de vue théorique.(...) Notre Etat est tel aujourd'hui que le prolétariat totalement organisé doit se défendre, et nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour défendre les ouvriers contre leur Etat, et pour que les ouvriers défendent notre Etat.” (“Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky”, 30 décembre 1920, ibid.)
Dans un discours ultérieur, Lénine a un peu reculé par rapport à cette fomulation, admettant que Boukharine avait eu raison de poser la question en ces termes : “J'aurais dû lui dire : "Un Etat ouvrier est une abstraction. En réalité nous avons un Etat ouvrier, premièrement avec cette particularité que c'est la population paysanne et non ouvrière qui prédomine dans le pays et, deuxièmement, c'est un Etat ouvrier avec une déformation bureaucratique." Le lecteur qui voudra bien relire tout mon discours constatera que cette rectification ne modifie en rien ni le cours de mon argumentation, ni mes conclusions.” (“La crise du parti”, Op cit.)
En fait, Lénine montrait une grande sagesse politique en posant la question de “l'Etat ouvrier”. Même dans les pays où n'existe pas une vaste majorité de paysans, l'Etat de transition aura toujours pour tâche d'inclure et de représenter les besoins de toutes les couches non exploiteuses de la société et ne peut donc être considéré comme un organe purement prolétarien ; en plus et partiellement à cause de cela, son poids conservateur tendra à s'exprimer dans la formation d'une bureaucratie envers laquelle la classe ouvrière devra être particulièrement vigilante. Lénine avait eu cette intuition, même à travers le miroir déformant du débat sur les syndicats.
Cela vaut la peine de noter que sur cette question de la nature de classe de l'Etat de transition, il existe une réelle convergence entre Lénine et l'Opposition ouvrière. Mais la critique de Trotsky par Lénine ne l'a pas conduit à sympathiser avec cette dernière. Au contraire, il considérait l'Opposition ouvrière comme le principal danger, les événements de Cronstatdt en particulier le convainquirent qu'ils exprimaient le même danger de contre-révolution petite-bourgeoise. A l'instigation de Lénine, le 10e congrès du parti adopta une résolution sur “la déviation anarchiste et syndicaliste dans notre parti” qui stigmatise explicitement l'Opposition ouvrière : “Aussi les idées de l'"Opposition ouvrière" et des éléments analogues sont-elles fausses, non seulement du point de vue théorique, elles sont l'expression pratique des flottements petits-bourgeois et anarchistes ; elles affaiblissent pratiquement les fermes principes directeurs du parti communiste et aident pratiquement les ennemis de classe de la révolution prolétarienne.” (Avant-projet de résolution du 10e congrès du parti communiste de Russie sur la déviation syndicaliste et anarchiste dans notre parti, ibid.)
Comme on l'a déjà dit, ces accusations de syndicalisme ne sont pas totalement dénuées de fondement. Mais le principal argument de Lénine sur ce point est très insuffisant : pour lui, le syndicalisme de l'Opposition ouvrière ne réside pas dans le fait qu'elle insiste sur la gestion économique par les syndicats plutôt que sur l'autorité politique des soviets, mais dans le prétendu changement dans la domination du parti communiste : “Ces thèses de l' "Opposition ouvrière" rompent en visière à la résolution du 2e congrès de l'Internationale communiste sur le rôle du parti communiste et l'exercice de la dictature du prolétariat.” (Conclusion sur le rapport d'activité du comité central du parti communiste de Russie, 9 mars 1921, ibid.)
A l'instar de Trotsky, Lénine a abouti au point de vue suivant : “Mais il est impossible d'exercer la dictature du prolétariat par l'intermédiaire de l'organisation qui est le groupe tout entier. Car ce n'est pas seulement chez nous, l'un des pays capatalistes les plus arriérés, mais aussi dans tous les autres pays capitalistes que le prolétariat est encore si morcelé, humilié, corrompu ça et là (précisément par l'impérialisme dans certains pays), que l'organisation qui est le groupe tout entier est incapable d'exercer directement sa dictature. Seule le peut l'avant-garde qui a absorbé l'énergie révolutionnaire de la classe.” (“Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky”, Op. cit.)
Face à Trotsky, c'était un argument pour que les syndicats agissent comme des “courroies de transmission” entre le parti et l'ensemble de la classe. Mais face à l'Opposition ouvrière, c'était un argument pour déclarer que le point de vue de cette dernière était tout à fait en dehors du marxisme -comme tous ceux qui mettraient en question la notion de parti exerçant la dictature. En fait, l'Opposition ouvrière n'a pas fondamentalement mis en cause la notion que le parti exerce la dictature : le texte de Kollontai propose que “... le comité central du parti devienne le centre suprême de notre politique de classe, l'organe de la pensée de classe et de contrôle de la politique concrète des soviets et la personnification spirituelle de notre programme fondamental...” (Op cit)
Pour cette raison même, l'Opposition ouvrière a soutenu l'écrasement de la révolte de Cronstadt ; et c'est celle-ci qui a mis le plus explicitement en cause le monopole du pouvoir des bolcheviks.
Dans le sillage des vastes grèves à Moscou et Pétrograd, la révolte de Cronstadt explose au moment même où le parti bolchevik tenait son 10e congrès[2] [29]. Les grèves avaient surgi sur des sujets essentiellement économiques et s'étaient confrontées à un mélange de concessions et de répression de la part des autorités régionales de l'Etat. Mais les ouvriers et les marins de Cronstadt, entrés en action au départ en solidarité avec les grévistes, en étaient venus à poser, en même temps que des revendications pour alléger le dur régime économique du Communisme de guerre, une série de revendications politiques clés : de nouvelles élections aux soviets, la liberté de la presse et de l'agitation pour toutes les tendances de la classe ouvrière, l'abolition des départements politiques dans les forces armées et ailleurs, “car aucun parti ne doit pas avoir de privilèges pour la propagande de ses idées ni recevoir de l'Etat des ressorces dans ce but” ( tiré de la “Résolution” adoptée par l'équipage du bâtiment de guerre Petropavlovsk et à l'Assemblée générale des marins de Cronstadt le 1er mars, in La commune de Cronstadt, Ida Mett, Ed. Spartacus). Cela déboucha sur l'appel à remplacer le pouvoir du parti-Etat par le pouvoir des soviets. Lénine -rapidement repris par les porte-parole officiels de l'Etat- dénonça cette insurrection comme le résultat d'une conspiration de la Garde blanche, bien qu'il ait dit que les réactionnaires manipulaient le mécontentement réel de la petite bourgeoisie et même d'un secteur de la classe ouvrière qui était sujette à son influence idéologique. De toutes façons, “cette contre-révolution petite bourgeoise est sans nul doute plus dangereuse que Dénikine, Ioudénitch et Koltchak réunis, parce que nous avons affaire à un pays où le prolétariat est en minorité, nous avons affaire à un pays où la ruine a atteint la propriété paysanne, et où, par surcroît, nous avons une chose comme la démobilisation de l'armée qui fournit une quantité invraisemblable d'éléments insurrectionnels.” (Rapport d'activité politique du comité central du parti communiste de Russie, 8 mars 1921, Op cit.)
L'argument initial selon lequel la mutinerie avait été dès le départ menée par des généraux de la Garde blanche sur place devait rapidement s'avérer sans fondement. Isaac Deutscher, dans sa biographie de Trotsky, note le malaise qui s'établit parmi les bolcheviks après l'écrasement de la rébellion : “Les communistes étrangers qui se rendirent à Moscou, quelques mois plus tard, en pensant que Kronstadt n'avait été qu'un épisode quelconque de la guerre civile, furent "surpris et troublés" de découvrir que les dirigeants bolcheviks parlaient des rebelles, sans la colère et sans la haine qu'ils témoignaient pour les gardes blancs et les interventionnistes. Ils en parlaient avec des "réticences pleines de sympathie", avec des allusions désolées et énigmatiques qui étaient, pour le visiteur, le signe de la conscience troublée du parti.”
De plus, selon Victor Serge dans son livre Mémoires d'un révolutionnaire : “Lénine, en ces journées noires, dit textuellement à l'un des mes amis : "C'est Thermidor. Mais nous ne lous laisserons pas guillotiner. Nous ferons Thermidor nous-mêmes !"” (Ed. du Seuil, 1978) Il est certain que Lénine a très rapidement vu que la révolte démontrait l'impossibilité de maintenir les rigueurs du communisme de guerre : en un sens, la NEP a constitué une concession à l'appel lancé par Cronstadt à mettre fin aux réquisitions de blé, bien que les revendications centrales de la révolte -les revendications politiques centrées sur la réanimation des soviets- aient été totalement rejetées. Elles étaient considérées comme le véhicule par lequel la contre-révolution pourrait renverser les bolcheviks et détruire tous les restes de la dictature du prolétariat : “L'exploitation par les ennemis du prolétariat de toute déviation de la stricte ligne communiste a été illustrée, de la façon la plus saisissante sans doute, par l'émeute de Cronstadt, où la contre-révolution bourgeoise et les gardes blancs de tous les pays du monde se sont aussitôt montrés prêts à accepter même les mots d'ordre du régime soviétique, pourvu que fût enversée la dictature du prolétariat en Russie ; où les socialistes-révolutionnaires et, de façon générale, la contre-révolution bourgeoise, ont utilisé à Cronstadt les mots d'ordre d'insurrection, soi-disant au nom du pouvoir des soviets, contre le gouvernement soviétique de Russie. De tels faits prouvent pleinement que les gardes blancs veulent et savent se camoufler en communistes, et même en communistes d'extrême gauche, à seule fin d'affaiblir et de renverser le rempart de la révolution prolétarienne en Russie.” (Avant-projet de résolution du 10e congrès du parti communiste de Russie sur l'unité du parti, ibid.)
Même une fois que la thèse selon laquelle la mutinerie avait été menée par des généraux de la Garde blanche, ait été pratiquement abandonnée, les arguments principaux sont restés : c'était une révolte petite-bourgeoise qui ouvrirait la voie aux forces de la contre-révolution ouverte. De façon littérale parce que Cronstadt était un port vital aux portes de Petrograd, et de façon générale parce qu'on avait peur que le “succès” de la révolte n'inspire une jacquerie paysanne à l'échelle nationale. La seule alternative possible pour les bolcheviks était d'agir comme gardiens du pouvoir prolétarien même si le prolétariat dans son ensemble ne participait plus à ce pouvoir et si des parties de ce dernier sympathisaient avec les révoltés. Ce point de vue, il faut le dire, n'était pas du tout restreint à la direction bolchevique. Nous avons déjà dit que l'Opposition ouvrière s'était mise en première ligne des forces envoyées pour reprendre la forteresse. En fait, comme V. Serge le souligne : “Le congrès mobilisa ses membres -et parmi eux beaucoup d'opposants- pour la bataille contre Cronstadt ! L'ex-marin de Cronstadt, Dybenko, d'extrême gauche et le leader du groupe du "Centralisme démocratique", Boubnov, écrivain et soldat, vinrent se battre sur la glace contre des insurgés auxquels en leur for intérieur ils donnaient raison.” (Op cit)
Au niveau international, la Gauche communiste se trouvait également prise dans un dilemme. Au troisième congrès de l'Internationale communiste, le délégué du KAPD Hempel soutint l'appel de Kollontai à une plus grande initiative et auto-activité des ouvriers russes, mais en même temps il argumentait sur la base de la théorie de “l'exception russe”, que “Nous disons cela parce que nous avons pour l'Allemagne et pour l'Europe occidentale une autre conception de la dictature de parti du prolétariat. Selon notre conception il est vrai, la dictature était juste en Russie, à cause de la situation russe, parce qu'il n'y a pas de forces suffisantes, de forces suffisamment développées à l'intérieur du prolétariat et que la dictature doit être exercée plus par le haut.” (La gauche allemande, Invariance/La vieille taupe, 1973). Un autre délégué, Sachs, protestait contre l'accusation de Boukharine selon laquelle Gorter ou le KAPD auraient pris parti pour les insurgés de Cronstadt même s'ils semblaient reconnaître le caractère prolétarien du mouvement : “après que le prolétariat se soit soulevé à Cronstadt contre vous, parti communiste, et après que vous ayez dû décréter l'état de siège contre le prolétariat à Saint Pétersbourg..! Cette logique interne dans la succession des événements non seulement ici dans la tactique russe, mais aussi dans les résistances qui se manifestent contre elle, cette nécessité, le camarade Gorter l'a toujours reconnue et soulignée. Cette phrase est la phrase que l'on doit lire pour savoir que le camarade Gorter ne prend pas parti pour les insurgés de Cronstadt et qu'il en est de même pour le KAPD...” (Ibid.)
Peut-être la meilleure description de l'état d'esprit ambigu de ces éléments qui, tout en étant critiques envers l'orientation que prenait la révolution en Russie, décidèrent de soutenir l'écrasement de Cronstadt, est fournie par Victor Serge dans les Mémoires d'un révolutionnaire. Serge montre très bien comment, pendant la période du communisme de guerre, le régime de la Tcheka, de la Terreur rouge était devenu sans frein, engloutissant ceux qui soutenaient la révolution comme ceux qui la combattaient. Il rend compte de la façon désastreuse et injuste dont avaient été traités les anarchistes, en particulier le mouvement de Makhno entre les mains de la Tcheka. Et il rapporte sa honte face aux mensonges officiels qui étaient répandus sur les grèves de Petrograd et la mutinerie de Cronstadt -car c'était la première fois que l'Etat soviétique avait recours au mensonge systématique qui est devenu plus tard la marque du régime stalinien. Néanmoins, Serge comme il le rapporte : “Avec bien des hésitations et une angoisse inexprimable, mes amis communistes et moi, nous nous prononcions finalement pour le parti. Voici pourquoi. Cronstadt avait raison. Cronstadt commençait une nouvelle révolution libératrice, celle de la démocratie populaire. "La 3e révolution !", disaient certains anarchistes bourrés d'illusions enfantines. Or, le pays était complètement épuisé, la production presque arrêtée, il n'y avait plus de réserves d'aucune sorte, plus même de réserves nerveuses dans l'âme des masses. Le prolétariat d'élite, formé par les luttes de l'ancien régime, était littéralement décimé. Le parti, grossi par l'afflux des ralliés au pouvoir, inspirait peu de confiance.(...) La démocratie soviétique manquait d'élan, de têtes, d'organisations et elle n'avait derrière elle que des masses affamées et désespérées.
La contre-révolution populaire traduisait la revendication des soviets librement élus par celle des "soviets sans communistes". Si la dictature bolchevik tombait, c'était à brève échéance le chaos, à travers le chaos la poussée paysanne, le massacre des communistes, le retour des émigrés et finalement une autre dictature antiprolétarienne par la force des choses.” (Op cit)
Et il souligne la menace que les gardes blancs utilisent la garnison de Cronstadt comme tremplin d'une nouvelle intervention et l'extension de la révolte paysanne à la campagne.
Cela ne fait aucun doute que les forces actives de la contre-révolution bavaient à la pensée d'utiliser Cronstadt idéologiquement, politiquement et même militairement comme arme pour battre les bolcheviks. Et en fait elles continuent à le faire jusqu'à aujourd'hui : pour les principaux idéologues du capital, l'écrasement de la révolte de Cronstadt constitue une preuve de plus que le bolchevisme et le stalinisme sont blanc bonnet et bonnet blanc. Au moment des événements, c'est cette peur accablante du danger que les gardes blancs tirent avantage de la révolte pour régler leur compte aux bolcheviks qui a amené bien des voix les plus critiques du communisme à soutenir la répression, beaucoup mais pas toutes.
Evidemment, il y avait les anarchistes. En Russie à cette époque, l'anarchisme était un vrai marais de divers courants : certains autour de Makhno exprimaient les meilleurs aspects de la révolte paysanne ; certains étaient le produit d'une intelligentsia profondément individualiste ; certains étaient des bandits complets et des lunatiques ; certains, comme les “anarchistes des soviets”, les anarcho-syndicalistes et d'autres étaient prolétariens par essence malgré le poids de cette vision petite-bourgeoise qui constitue le véritable coeur de l'anarchisme. Cependant, il n'y a aucun doute sur le fait que bien des anarchistes avaient raison dans leurs critiques envers la Tcheka et l'écrasement de Cronstadt. Le problème, c'est que l'anarchisme n'offre aucun cadre pour comprendre la signification historique de tels événements. Pour eux, les bolcheviks ont fini par écraser les ouvriers et les marins parce qu'ils étaient, selon les termes de Voline, “marxistes, autoritaires et étatistes”. Parce que le marxisme défend la formation d'un parti politique prolétarien, appelle à la centralisation des forces du prolétariat et reconnaît l'inévitabilité de l'Etat de la période de transition vers le communisme, il est condamné à finir comme exécuteur des masses. De telles “vérités” éternelles n'ont aucune utilité pour la compréhension des processus historiques réels et mouvants et pour en tirer des leçons.
Mais il y a eu aussi des bolcheviks qui ont refusé de soutenir la répression de la révolte. A Cronstadt même, la majorité des membres du parti a en fait pris le parti des insurgés (comme l'a fait un certain nombre de troupes envoyées pour reconquérir Cronstadt). Certains des bolcheviks de Cronstadt démissionnèrent simplement du parti pour protester contre les calomnies répandues sur la nature des événements. Mais un certain nombre d'entre eux formèrent un Bureau provisoire du parti qui fit paraître un appel niant les rumeurs selon lesquelles les insurgés de Cronstadt tueraient les communistes. Il exprimait sa confiance dans le Comité révolutionnaire provisoire formé par le soviet de Cronstadt nouvellement élu et terminait par ces mots : “Vive le pouvoir des soviets, le vrai défenseur des droits des travailleurs !” (cité dans La commune de Cronstadt, Op cit)
Il est aussi important de mentionner la position adoptée par Gavil Miasnikov qui a formé plus tard le Groupe ouvrier du parti communiste russe en 1923. A l'époque, Miasnikov avait déjà commencé à dénoncer le régime de plus en plus bureaucratique qui dominait le parti et l'Etat bien qu'il semble qu'il n'était pas encore membre d'un groupe oppositionnel au sein du parti. Selon Paul Avrich dans un article qui s'intitule “Bolshevik Opposition to Lenin : GT Miasnikov and the Workers'Group” (The Russian Review, vol. 43, 1984), Miasnikov était très profondément affecté par les grèves de Petrograd et la mutinerie de Cronstadt (il se trouvait à Petrograd à ce moment-là). “Contrairement au groupe Centralisme démocratique et à l'Opposition ouvrière, il refusa de dénoncer les insurgés. Il n'aurait pas non plus participé à leur répression si on l'avait appelé à le faire.” Avrich cite ensuite directement Miasnikov :“si quelqu'un ose avoir le courage de ses convictions, alors il est un égoïste ou, pire, un contre-révolutionnaire, un menchevik ou un SR. Tel a été le cas avec Cronstadt. Tout était bien et calme. Puis tout-à-coup, sans un mot, ça vous éclate au visage : "qu'est-ce que Cronstadt ? Quelques centaines de communistes nous combattent". Qu'est-ce-que ça veut dire ? Qui faut-il blâmer si les cercles dirigeants n'ont pas de langage commun non seulement avec les masses sans parti, mais avec les communistes de base ? Ils se comprennent si peu l'un l'autre qu'ils se ruent sur leurs armes. De quoi s'agit-il alors ? Est-ce le bord de l'abîme ?”[3] [30]
Malgré ces intuitions, cela a pris longtemps pour que les leçons politiques des événements de Cronstadt soient tirées avec une véritable profondeur. A notre point de vue, les conclusions les plus importantes ont été élaborées dans les années 1930 par la Fraction italienne de la Gauche communiste. Dans le contexte d'une étude appelée “La question de l'Etat” (Octobre n°2, 1938) elle écrivait à propos de Cronstadt : ils se peut que "des circonstances se produisent où un secteur prolétarien -et nous concédons même qu'il ait été la proie inconsciente de manoeuvres ennemies- passe à la lutte contre l'Etat prolétarien. Comment faire face à cette situation ? En partant de la question principielle que ce n'est pas par la force et la violence qu'on impose le socialisme au prolétariat. Il valait mieux perdre Cronstadt que de le garder au point de vue géographique. Cette victoire ne pouvait avoir qu'un seul résultat : celui d'altérer les bases mêmes, la substance de l'action menée par le prolétariat.”
Ce passage soulève un certain nombre de questions importantes. Pour commencer, il affirme clairement que le mouvement de Cronstadt avait un caractère prolétarien. Il y avait certainement des influences petites-bourgeoises, anarchistes en particulier dans plusieurs des points de vue exprimés par les insurgés. Mais argumenter comme l'a fait Trotsky dans une justification rétrospective, (“Hue and cry over Cronstadt” New International, avril 1938) que les marins du Cronstadt rouge de 1917 avaient été remplacés par une masse petite-bourgeoise qui ne pouvait supporter les rigueurs du communisme de guerre, qui réclamait des privilèges spéciaux pour elle-même, et “repoussait” ainsi les ouvriers de Petrograd, est en opposition totale avec la réalité. La mutinerie a commencé comme expression de la solidarité de classe avec les ouvriers de Petrograd, et des délégués de Cronstadt furent envoyés aux usines de Petrograd pour expliquer leur cas et solliciter leur soutien. “Sociologiquement”, son noyau était aussi prolétarien. Quels que soient les changements qui s'étaient opérés dans le personnel de la flotte depuis 1917, un coup d'oeil superficiel aux délégués élus au Comité révolutionnaire provisoire montre que la majorité était des marins ayant un gros dossier de services et qu'ils avaient clairement des fonctions prolétariennes (électriciens, téléphonistes, chauffeurs, techniciens, etc.) D'autres délégués venaient des usines locales et en général, les ouvriers des usines, en particulier ceux des arsenaux de Cronstadt, ont joué un rôle clé dans le mouvement. Il est également faux qu'ils aient demandé des privilèges pour eux-mêmes : le point 9 de la “plate-forme” de Cronstadt demande “des rations égales pour tous les travailleurs, à l'exception de ceux qui sont employés dans des métiers nuisibles à la santé”. Par dessus tout, les revendications politiques avaient un caractère clairement prolétarien et correspondaient intuitivement à un besoin désespéré de la révolution : celui de faire revivre les soviets et d'en finir avec l'étranglement du parti par l'Etat ce qui non seulement mutilait les soviets mais détruisait le parti de l'intérieur.
La compréhension que c'était un véritable mouvement prolétarien est centrale dans la conclusion tirée par la Gauche italienne : pour celle-ci, toute tentative de supprimer une réaction prolétarienne face aux difficultés que la révolution affronte, ne peut qu'altérer la substance même du pouvoir prolétarien. Aussi la Fraction italienne tira la conclusion qu'au sein du camp prolétarien, tout rapport de violence doit être exclu, que ce soit envers des mouvements spontanés d'autodéfense ou envers des minorités politiques. Se référant explicitement au débat sur les syndicats et aux événements de Cronstadt, elle reconnaît également la nécessité pour le prolétariat de maintenir l'autonomie de ses propres organes de classe (conseils, milices, etc.) pour empêcher qu'ils soient absorbés dans l'appareil général de l'Etat et même pour les dresser contre l'Etat si nécessaire. Et bien qu'elle n'ait pas encore rejeté la formule de “dictature du parti”, la Fraction insistait plus que toute autre sur la nécessité que le parti reste tout-à-fait distinct de l'Etat. Nous reviendrons sur le processus de clarification mené par la Fraction dans un article ultérieur.
La conclusion audacieuse tirée du passage d'Octobre -il aurait mieux valu perdre Cronstadt d'un point de vue géographique que mener une action qui défigure le sens même de la révolution- constitue aussi la meilleure réponse aux préoccupations de Victor Serge. Il semblait à ce dernier que l'écrasement de la révolte constituait la seule alternative à la montée d'une nouvelle “dictature anti-prolétarienne” qui “massacrerait les communistes”. Mais avec l'avantage du recul, nous pouvons voir que malgré l'écrasement de la révolte, une dictature anti-prolétarienne a surgi et a massacré les communistes : la dictature stalinienne. En fait, il faut dire que l'écrasement de la révolte n'a fait qu'accélérer le déclin de la révolution et a ainsi, sans le savoir, participé à ouvrir la voie au stalinisme. Et le triomphe de la contre-révolution stalinienne devait avoir des conséquences bien plus tragiques que la restauration de la Garde blanche n'en aurait jamais eues. Si les généraux blancs étaient revenus au pouvoir, alors au moins la question aurait été claire, comme ce fut le cas dans la Commune de Paris où le monde entier a vu que les capitalistes avaient gagné et les ouvriers perdu. Mais la chose la plus horrible dans la façon dont est morte la révolution en Russie, c'est que la contre-révolution qui a gagné s'est appelée elle-même socialisme. Nous vivons toujours avec les conséquences néfastes de cette situation.
Le conflit entre le prolétariat et “l'Etat prolétarien” qui s'était manifesté ouvertement dans les événements de 1921 a placé le parti bolchevik à une croisée des chemins historique. Etant donné l'isolement de la révolution et les conditions terribles qui étaient imposées au bastion russe, il était inévitable que sa machine étatique se transformât irrésistiblement en organe du capitalisme contre la classe ouvrière. Les bolcheviks pouvaient donc soit tenter de rester à la tête de cette machine -ce qui voulait dire en réalité lui être de plus en plus soumis- ou “aller dans l'opposition”, prendre leur place aux côtés des ouvriers, défendre leurs intérêts immédiats et les aider à regrouper leurs forces en préparation d'un renouveau possible de la révolution internationale. Mais bien que le KAPD ait posé sérieusement cette question à l'automne 1921[4] [31], il était bien plus difficile pour les bolcheviks de voir la question à l'époque. En pratique, le parti était déjà si profondément englouti dans la machine étatique et si envahi par l'idéologie et les méthodes substitutionnistes qu'il n'existait pas de possibilité que le parti comme un tout accomplisse ce pas audacieux. Mais ce qui se posait de façon réaliste dans la période qui a suivi, c'était la lutte des fractions de gauche contre la dégénérescence du parti, pour le maintien de son caractère prolétarien. Malheureusement, le parti a aggravé l'erreur qu'il avait faite envers Cronstadt en concluant, selon les termes de Lénine que “maintenant, ce n'est pas le moment pour des oppositions”, en déclarant un état de siège au sein du parti et en bannissant les fractions comme il l'a fait dans la conclusion du 10e congrès. La résolution du congrès sur l'unité du parti demandait la dissolution de tous les groupes d'opposition à un moment où le parti était entouré d'“un cordon d'ennemis”. Ce ne devait pas être permanent, ni ne devait mettre fin à toute critique dans le parti : la résolution appelle aussi à une publication plus régulière du bulletin interne de discussion du parti. Mais en ne voyant que “l'ennemi extérieur”, il ne parvint pas à accorder un poids suffisant à l'“ennemi intérieur” : le développement de l'opportunisme et de la bureaucratie dans le parti qui rendait de plus en plus nécessaire que l'opposition prenne une forme organisée. En fait, en bannissant les fractions, le parti se passait le noeud coulant autour du cou : dans les années qui ont suivi, quand le cours dégénérescent est devenu de plus en plus évident, la résolution du 10e congrès devait encore être utilisée pour étouffer toute critique et toute opposition à ce cours. Nous reviendrons sur cette question dans le prochain article de cette série.
CDW[1] [32] Dans son article “L'opposition bolchevique à Lénine : G.T. Miasnikov et le Groupe ouvrier”, Paul Avrich montre que Miasnikov, tout en ne faisant pas partie d'une tendance organisée dans ce débat, était déjà parvenu à des conclusions très similaires :“Pour Miasnikov, au contraire, les syndicats n'avaient plus d'utilité, à cause de l'existence des soviets. Les soviets, défendait-il... étaient révolutionnaires et non des organes réformistes. A la différence des syndicats, ils l'embrassaient pas tel ou tel secteur du prolétariat, tel ou tel métier ou telle ou telle activité, mais "tous les ouvriers", et selon des "branches de production" et non de métiers. Les syndicats doivent donc être démantelés, disait Miasnikov, ainsi que les Conseils de l'économie nationale où régnait "la bureaucratie et le scotch rouge" ; les soviets ouvriers devaient investir la direction de l'industrie, disait-il.” Les sources d'Avrich sont Zinoviev, ed. Partiia y Soyuzy, 1921.
[2] [33] Pour un rapport plus détaillé des événements de Cronstadt, voir notre article dans la Revue internationale n° 3. Il a été récemment republié en anglais avec une nouvelle introduction.
[3] [34] Avrich cite Socialtischeskii vestnik, 23 février 1922, comme source de cette citation.
[4] [35] Voir l'article “La Gauche communiste et le conflit grandissant entre l'Etat russe et les intérêts de la révolution mondiale” dans la Revue internationale n° 97.
Le BIPR a publié des “ Thèses sur la tactique communiste dans les pays de la périphérie capitaliste ”, dans lesquelles il expose sa position sur l’existence d’une division entre pays centraux et pays périphériques dans le capitalisme, et les conséquences que cela entraîne sur la lutte de classes entre prolétariat et bourgeoisie. Elles tentent de fournir une réponse à plusieurs questions concernant la question nationale et le prolétariat :
Il nous semble très important d’aborder de façon critique ces thèses du BIPR, dans le but qui anime les révolutionnaires de donner le plus clairement possible les réponses à des questions posées par le mouvement de la classe ouvrière.
Le cadre de principes politiques, révolutionnaire et internationaliste, est ce qui ressort en premier lieu des Thèses[1] [40] du BIPR. Nous mentionnons ceci non pour flatter le BIPR, mais dans le but de montrer à la classe ouvrière quels sont les principes communs, les principes qui unissent les groupes de la Gauche communiste, ce que nous appelons le milieu politique prolétarien. Ceci est d'autant plus nécessaire que certains de ces groupes -y inclus le BIPR- oublient parfois, quand ils ne nient pas, qu'il existe d'autres groupes qui partagent ces mêmes principes, comme cela s'est produit pendant les bombardements sur le Kosovo, lorsque le CCI a lancé un appel à une prise de position commune, pour que dans un tel moment critique puisse s'exprimer de la manière la plus forte, claire et unie possible la voix de tous les internationalistes, appel qui a finalement été rejeté au nom des "divergences" qui nous séparent. De plus, ces principes politiques avec lesquels nous sommes d'accord sont le point de départ pour débattre de nos divergences, lesquelles ne sont pas sans importance.Dès le préambule, nous ne pouvons qu’être d’accord avec les positions exprimées. Sur la nature du prolétariat et de la révolution, le principe énoncé dès les origines du mouvement ouvrier sur le caractère international, mondial, du prolétariat, est réaffirmé, d’où il découle que la classe ouvrière ne pourra imposer son programme d’émancipation qu’à l’échelle internationale. Les Thèses affirment d’entrée que le mot d’ordre stalinien du “ socialisme en un seul pays ” n’a été rien d’autre que le masque idéologique du capitalisme d’Etat issu de la défaite de la vague révolutionnaire du début du siècle et de la dégénérescence de l’Etat soviétique. Par ailleurs, le principe réaffirmé par la Gauche communiste qui se dégagea de la dégénérescence de la Troisième internationale, “ le communisme est international ou n’est pas ”, appartient au patrimoine du mouvement communiste.
De là découle ce fondement du programme communiste, “ l’unicité internationale du programme historique du prolétariat : une seule classe, un seul programme. Le Parti communiste ne peut avoir qu’un seul programme : la dictature du prolétariat pour l’abolition du mode de production capitaliste et la construction du socialisme ” (Thèses du BIPR, Préambule, souligné par nous). L’unicité du programme ne signifie cependant pas seulement l’unicité de l’objectif, mais aussi, à partir de l’expérience historique de la vague révolutionnaire du début du siècle, l’élimination de la distinction entre “ programme maximum ” et “ programme minimum ”, aspect réaffirmé lui aussi dans le préambule des Thèses. Il en découle en fin de compte un premier aspect général en lien avec les pays périphériques, l’impossibilité actuelle d’une existence simultanée de programmes différents pour le prolétariat de différents pays (qu’ils soient “ centraux ” ou “ périphériques ”) ; le programme communiste est aujourd’hui le même pour le prolétariat de tous les pays et ne peut en aucun cas être remplacé par un programme encore bourgeois.
Il est bien évident que le CCI ne partage pas certaines conceptions mises en avant dans les Thèses sur l’analyse générale du capitalisme ; ces désaccords n’invalident en rien l’esprit clairement internationaliste du préambule[2] [41], et nous partageons en tous points les principes généraux que nous venons de mentionner.
Les thèses 1 à 3 sont consacrées à la caractérisation des rapports actuels entre les pays. Le BIPR rejette les mystifications sur la division entre “ pays développés ” et “ pays en voie de développement ”, tout comme la division entre “ pays dominés ” et “ pays dominants ”, en faisant simplement remarquer qu’un pays dominé peut parfaitement à son tour être dominant par rapport à d’autres. Par élimination, les Thèses finissent par adopter la formule “ pays de la périphérie ” et “ pays centraux ”.
“ Le concept de centre et de périphérie exprime la conception marxiste de la période historique actuelle, selon laquelle l'impérialisme domine jusqu’au moindre coin du globe, ayant depuis très longtemps imposé aux catégories économico-sociales diverses, génériquement considérées comme précapitalistes, les lois de son marché international et les mécanismes économiques qui le caractérisent ” (Thèse 2).
Le but de cette définition, c’est le rejet de la distinction entre pays, qui pourrait conduire à envisager des programmes différents (communiste ou démocrate-bourgeois) ou à une alliance du prolétariat avec la bourgeoisie des pays “ dominés ” (aspect qui est analysé plus loin). Nous soutenons fermement cette préoccupation du BIPR de prendre ses distances avec la moindre justification d’une lutte nationale ou d'une alliance avec des fractions de la bourgeoisie sous couvert de “ conditions économiques différentes ” entre les pays ; de fait, les Thèses combattent l’ambiguïté qui règne sur cette question parmi les groupes sous influence “ bordiguiste ”.
Tout en étant d’accord sur la nécessité d’utiliser les notions de "centre" et de "périphérie", nous ne pouvons cependant pas adopter la définition du BIPR, car celui-ci n’y voit pas une limitation historique du capitalisme, mais une rationalité économique et politique : “ La permanence de rapports précapitalistes et de formations sociales et politiques “ prébourgeoises ” était d'une part nécessaire et d'autre part fonctionnelle (...) nécessaire parce que la superposition du capitalisme n’était pas déterminée par une volonté bornée de domination politico-sociale mais par les nécessités économiques du capital (...) fonctionnelle car en opposant les conditions du prolétariat industriel à celles des autres masses déshéritées, le capitalisme d’un côté s’assure la division en classes et, de l’autre, dévoie les tensions sociales et politiques sur le terrain du progressisme bourgeois (...). En conclusion, il n’existe pas de contradiction entre la domination capitaliste et la permanence de rapports économiques et sociaux précapitalistes, celles-ci sont au contraire la condition de cette domination.” (Thèse 3, souligné par nous)
Dans cette thèse est sous-entendue l’idée d’une situation “ d’équilibre ” ou de “ stabilité ” entre le centre et la périphérie, comme si ce rapport n’avait pas d’évolution, n’avait pas d’histoire, comme si le capital en quelque sorte contrôlait et régulait son processus d’expansion dans le monde entier. Les inégalités des différents pays qui tombent dans l’orbite du capital ne seraient donc pas le produit des contradictions du capitalisme, mais au contraire seraient déterminées par ses “ nécessités ”.
Nous considérons par contre que l’incapacité du capitalisme à homogénéiser les conditions de tous les pays du monde révèle précisément la contradiction entre d’un côté sa tendance à un développement illimité des forces productives, à une expansion croissante de sa production et du marché, et de l’autre les limites qu’il trouve dans la réalisation de la plus-value, le marché. L’aspect fondamental de cette incapacité n’est pas dans la permanence de “ rapports précapitalistes ” dans le cadre du marché mondial, comme l’affirment les Thèses, mais bien au contraire dans la destruction de ces rapports (la destruction de la petite production) partout et de façon toujours plus accélérée. Ceux-ci sont remplacés par la grande production capitaliste, mais jusqu’à un certain point, à partir duquel commencent à se révéler les limites historiques du capitalisme, son incapacité à étendre la production sociale. La destruction des rapports précapitalistes n’en continue pas moins pour autant, mais en absorbant toujours moins la population expropriée à la grande production, ce qui se vérifie tant par la ruine des masses paysannes et artisanes, par l’accroissement permanent des masses misérables dans les grandes villes, que par l’existence de pays ou de régions qui restent industriellement “ attardés ”.
En d’autres termes, le processus de destruction de la petite propriété au cours du 20e siècle n’a pas conduit à l’absorption de l’ensemble de la population travailleuse par la grande production capitaliste, comme l’imaginaient au siècle dernier certains courants du mouvement ouvrier, mais bien au contraire a provoqué la formation de masses à “ la périphérie ” du système, rejetées par le capitalisme. C’est là une des manifestations les plus éclatantes de la décadence du système et, avec l’approfondissement de ce phénomène, de sa décomposition.
Les Thèses nient implicitement une contradiction du capitalisme qui avait déjà été signalée par le Manifeste communiste : le capitalisme a besoin en permanence de conquérir de nouveaux marchés, sources de matières premières et de main d’œuvre, ce qui explique son expansion permanente et la création du marché mondial. Mais il ne peut le faire qu’en détruisant les vieux rapports de production, et donc en limitant ses possibilités de nouvelles expansions.
Les Thèses parlent par contre du maintien de rapports précapitalistes comme condition de l’accumulation, alors que c’est précisément l’accumulation du capital qui provoque la destruction de ces rapports précapitalistes.
C’est là que le BIPR n'est pas clair sur la notion de décadence du capitalisme. Il reste enfermé dans une vision du début du siècle quand on pouvait encore parler de régions dans lesquelles dominaient des “ rapports précapitalistes ” ; mais il faut analyser les conséquences du maintien du capitalisme tout au long du 20e siècle. Le BIPR envisage la permanence dans le marché mondial de rapports identiques à ceux du siècle dernier (quand le capitalisme avait déjà subordonné les régions attardées, mais où se maintenait encore la production précapitaliste). En laissant entendre que subsisteraient les fondements matériels tant des luttes de libération nationale que des bourgeoisies “ progressistes ”, la position théorique du BIPR a comme conséquence d’affaiblir le rejet des luttes de libération nationale et des alliances avec des fractions de la bourgeoisie, malgré les efforts que déploie le BIPR pour argumenter ce rejet.
Par ailleurs, l’aspect “ fonctionnel ” du maintien de rapports centre-périphérie n’est plus développé dans cette partie des thèses, mais il prépare cependant à l’idée que les masses non prolétariennes de la périphérie pourraient être plus “ radicales ” que le prolétariat des pays centraux, ce dernier vivant dans de meilleures conditions.
La thèse 4 définit la différence existante dans la composition sociale entre les pays périphériques et les pays centraux. Il y est bien sûr affirmé que bourgeoisie et prolétariat sont les classes fondamentales et antagoniques dans ceux-ci comme dans ceux-là. Mais ce qui y est mis en évidence, c’est que dans les pays de la périphérie, “ le maintien des anciens rapports économiques et sociaux et leur subordination au capital impérialiste ” détermine la survie “ d’autres stratifications sociales et de classes ”, ainsi qu’une “ diversification des formes de domination et d’oppression de la bourgeoisie ”. Ces “ stratifications sociales et classes différentes de celles du capitalisme survivent dans une phase tendancielle de déclin, pour ainsi dire agonisantes. Ce qui par contre tend à s’amplifier, c’est la prolétarisation des strates précédemment occupées par des économies traditionnelles de survie ou mercantiles locales ”.
Cette notion de “phase tendancielle de déclin ” des autres stratifications est un contresens par rapport à ce qui est affirmé dans les thèses précédentes quant à la “permanence des anciens rapports”. En effet cette “permanence des anciens rapports” serait “ d'une part nécessaire et d'autre part fonctionnelle ”, mais de l’autre les classes sociales qui y correspondent seraient “ agonisantes ”. Aujourd'hui l’existence de masses croissantes sous-employées ou sans emploi qui vivent dans la plus complète misère dans les pays de la périphérie ne correspond plus vraiment à une “ tendance au déclin des vieilles stratifications sociales ” ou à la “ prolétarisation ” de celles-ci ; en rester à ce niveau d’analyse, c’est calquer la situation actuelle sur celle du début du siècle.
Ce qui est fondamental, c’est que la prolétarisation ne s’accomplit plus que dans son premier aspect (la ruine et l’expropriation des anciennes couches sociales), sans être capable d’accomplir le second : l’intégration de ces masses expropriées à la grande production.
Le capitalisme avait déjà connu un phénomène analogue, quand l’industrie naissante était encore incapable d’absorber les masses paysannes qui étaient violemment expulsées de leurs terres ; le phénomène se reproduit aujourd’hui, mais il n’exprime plus le déclin des formes anciennes de production et l’ascendance du capitalisme, il exprime les limites historiques de celui-ci, sa décadence et sa décomposition. Ces masses ne seront jamais absorbées par la production capitaliste.
Un phénomène vient aggraver cette situation, c’est que la quantité de prolétaires sans emploi tend à augmenter par rapport à celle des actifs, ceci étant dû autant à l’accroissement de la population jeune non absorbée par la production qu’aux licenciements massifs produits par la crise. Cette tendance, propre au capitalisme actuel en général, est encore plus grave dans les pays de la périphérie. Elle est caractéristique, elle aussi, de la même tendance historique : l’incapacité croissante du capitalisme pour absorber les travailleurs dans la grande production. Dans l’ensemble, nous trouvons à présent des masses croissantes qui gravitent autour du prolétariat, survivant en quelque sorte à ses crochets, qui n’ont pas l’expérience de classe du travail associé, qui restent idéologiquement proches du petit propriétaire, dont les expressions de révolte expriment un penchant pour le pillage ou l’embrigadement dans les bandes armées de toutes sortes de gangsters bourgeois. Ces caractéristiques sont bien plus significatives de la décadence et de la décomposition du capitalisme que de la permanence des anciens rapports sociaux, d’autant plus que ce processus ne tend pas à décroître mais au contraire à augmenter. Le BIPR devrait maintenant les distinguer et les différencier des “ anciennes couches sociales en déclin ”.
Il est effectivement important de caractériser ces masses non prolétariennes pour déterminer l’attitude que doivent adopter à leur égard la classe ouvrière et les révolutionnaires. Pour le BIPR, ces masses non prolétariennes des pays périphériques possèdent un “ potentiel de radicalisation des consciences ” supérieur à celui du prolétariat des pays centraux : “ La diversité des formations sociales, le fait que le mode de production capitaliste dans les pays périphériques s’est imposé en bouleversant les vieux équilibres et que son maintien se fonde et se traduit par la misère croissante des prolétaires et des déshérités, l’oppression politique et la répression indispensables pour faire supporter aux masses ces rapports, tout ceci détermine dans les pays de la périphérie un potentiel de radicalisation des consciences plus élevé que dans les formations sociales des grandes métropoles. Radicalisation ne signifie pas nécessairement aller vers la gauche, comme cela est démontré par la recrudescence de l’intégrisme islamique après les émeutes matérielles des masses pauvres (Algérie, Tunisie, Liban). Le mouvement matériel des masses, déterminé par les conditions objectives d’hyper-exploitation, trouve toujours, nécessairement, son expression idéologique et politique dans ces formes et forces qui existent et oeuvrent dans un cadre donné.
En termes généraux, la domination du capital sur ces pays n’est pas encore la domination totale sur l’ensemble de la collectivité, elle ne s’exprime pas par la soumission de la société dans son ensemble aux lois et à l’idéologie du capital, comme dans les pays de la métropole. L’intégration idéologique et politique de l’individu dans la société capitaliste n’est pas encore dans beaucoup de ces pays le phénomène de masse qu’il est devenu, par contre, dans les pays métropolitains... Ce n’est pas l’opium démocratique qui travaille les masses, mais la brutalité de la répression...”
L’idée centrale de cette thèse fait abstraction de la position et des intérêts de classe présents dans le développement d’une conscience révolutionnaire dont seul le prolétariat est porteur à notre époque, pour les remplacer par une “ radicalisation des consciences ” produite uniquement par les conditions de paupérisation absolue. L’expression matérielle de cette “ radicalisation ”, comme le dit le BIPR lui-même, se résume au pillage et aux révoltes de la faim ; le BIPR confond en fin de compte “ radicalisation ” et désespoir. S’il est vrai que le fondamentalisme peut se nourrir du désespoir des masses, la conscience révolutionnaire transforme ce désespoir par l’espoir d’une société et une vie meilleures. La révolte en soi n’est pas le début d’un mouvement révolutionnaire mais une impasse, et seule l’intégration à un mouvement de classe peut faire fructifier cette énergie des masses affamées dans le sens de la révolution. Cette intégration ne dépend pas d’une concurrence entre le parti communiste et les fondamentalistes pour “ canaliser ” cette “ radicalisation ”, mais d’un mouvement de la classe ouvrière capable d’entraîner dans sa lutte les autres couches exploitées par le capital.
En outre, en voyant des potentialités de surgissement d’un mouvement révolutionnaire dans la “ radicalisation ” des masses de la périphérie et non dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat lui-même, les thèses induisent la vieille idée que la révolution commencerait dans le “ maillon le plus faible ” du capitalisme. Dire que la domination du capital dans la périphérie “ n’est pas encore la domination totale sur l’ensemble de la collectivité, elle ne s’exprime pas par la soumission de la société dans son ensemble aux lois et à l’idéologie du capital, comme dans les pays de la métropole ” est en contradiction avec l’idée correcte exprimée par le début des thèses sur la domination mondiale du capitalisme. Il suffit pour s’en convaincre de voir le contrôle absolu des moyens de communication, qui permet actuellement à la bourgeoisie des pays centraux de faire pénétrer une idée dans tous les pays simultanément (la fable des “ frappes chirurgicales ” lors des bombardements sur l'Irak ou sur la Yougoslavie par exemple), et pour rejeter la vision d’une domination idéologique inégale “dans les pays de la périphérie ”. Et dans les dernières décennies, avec la création de nouveaux moyens de communication, de transport, avec les armes nouvelles, les nouveaux corps militaires d'intervention rapide, on peut voir que la domination politique, idéologique et militaire de la bourgeoisie touche réellement tous les coins du globe.
Par ailleurs, le fait que les démocraties soient le plus souvent caricaturales dans les pays de la périphérie ne traduit pas une précarité de la domination de la bourgeoisie, mais tout simplement que celle-ci n’a pas besoin de cette forme de domination, bien qu’elle la garde cependant en réserve et la relance quand la situation l’exige comme une mystification nouvelle, comme on le voit actuellement. Le prolétariat des pays développés, par contre, possède déjà une large expérience de cette forme raffinée de domination politique de la bourgeoisie qu’est la démocratie.
Ce qui déterminera le mouvement révolutionnaire n’est pas un “ maillon faible ” du capital mais la puissance de la classe ouvrière, bien supérieure dans les grandes concentrations industrielles que dans les pays de la périphérie.
En fait l’idée d’un “potentiel de radicalisation des consciences plus élevé ” renvoie à la conception de “ l’introduction de la conscience révolutionnaire de l’extérieur du mouvement ”. Pour le BIPR, si le “ potentiel de radicalisation ” présent dans ces pays de la périphérie est détourné vers des impasses ou vers le fondamentalisme religieux au lieu de se transformer en mouvement révolutionnaire, c’est dû en fin de compte à l’absence de direction révolutionnaire et non à la nature interclassiste de cette “radicalisation”.
Avec l'idée d'un “ potentiel de radicalisation des consciences plus élevé ”, la conscience cesse d’être une conscience de classe pour devenir une conscience abstraite. Voilà à quoi conduit le concept de “ radicalisation des consciences ”. Et le BIPR pousse son raisonnement jusqu’au bout, concluant que les conditions pour le développement de la conscience et de l’organisation révolutionnaire seraient plus favorables non pas dans le prolétariat des pays centraux, mais dans les “ masses de déshérités ”, les masses désespérées, de la périphérie : “ Il reste la possibilité que la circulation du programme communiste parmi les masses soit plus facile et le “ niveau d’attention ” obtenu par les communistes révolutionnaires plus élevé, par rapport aux formations sociales du capitalisme avancé ”.
C’est une vision totalement contraire à la réalité. Les difficultés à voir clairement les différences de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie provoquent une vision d’hétérogénéité dans les masses, d’absence de frontières de classe et les rend plus réceptives aux idées gauchistes, religieuses fondamentalistes, populistes, ethniques, nationalistes, nihilistes, etc. Les masses déshéritées, lumpénisées, sont celles qui se trouvent être les plus éloignées d’une vision prolétarienne, collective, de la lutte ; ce sont les plus atomisées et les plus réceptives aux mystifications de la bourgeoisie. La décomposition sociale ne fait que renforcer ces mystifications.
Dans les pays de la périphérie, la faiblesse du prolétariat industriel rend plus difficile la lutte révolutionnaire parce que le prolétariat tend à être dilué dans les masses paupérisées et qu’il a donc plus de mal pour mettre en avant sa perspective révolutionnaire autonome.
La “ possibilité que la circulation du programme communiste parmi les masses soit plus facile ” à la périphérie est une dangereuse illusion, sortie d’on ne sait trop où. En effet, les conditions matérielles pour la propagande communiste y sont plus difficiles : l’analphabétisme dominant, la rareté des moyens d’impression pour la propagande et les difficultés des transports, etc. En outre, le “ retard idéologique ” n’a jamais signifié une sorte de “ pureté ” qui permettrait la diffusion des idées révolutionnaires, mais représente au contraire un fatras mêlant les “ vieilles ” idées propres au petit commerçant ou au paysan, marquées par le régionalisme, la religion, etc., et les “ nouvelles ” idées marquées par l’atomisation, le désespoir quant au présent et au futur, dominées par l’illusion d’une domination éternelle du capital diffusée par la radio et la télévision. Il est difficile de s'y retrouver dans ce fatras. Enfin, il n’existe dans les pays de la périphérie presque aucune tradition de lutte ou d’organisation révolutionnaire prolétarienne. Les références historiques à la “ lutte révolutionnaire ” renvoient plutôt aux mouvements nationalistes de la bourgeoisie, aux “ guérillas ”, etc., ce qui n’est qu’un facteur supplémentaire de confusion.
Les Thèses ne parlent pas du prolétariat des pays de la périphérie par rapport à celui des pays centraux, et par exemple des différences de force, de concentration, d'expérience, de capacité et de possibilité pour dépasser les frontières nationales. Elles ne parlent pas non plus des formes possibles de liens d'unité entre l’un et l’autre, pas plus que des difficultés particulières que rencontre la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie dans les pays de la périphérie, des aspects susceptibles de donner lieu à une “ tactique ” particulière du prolétariat, autant par rapport à ses frères de classe des pays centraux que par rapport à ces “ masses déshéritées ” qui gravitent autour de lui. Des questions “tactiques” que les révolutionnaires doivent bien entendu discuter et clarifier.
Mais le BIPR ne se réfère pas à la “ classe fondamentale ”, au véritable sujet de la révolution mais de façon générale aux “ masses de prolétarisés et de déshérités ” de la périphérie, celles qui se différencient précisément du prolétariat des pays centraux, auxquelles il attribue un “ potentiel de radicalisation des consciences plus élevé ” et qui seraient donc plus réceptives au programme communiste. En fin de compte, les Thèses n’expriment pas une tactique pour le prolétariat, mais plutôt une méfiance et une désillusion envers le mouvement de la classe ouvrière, auquel on cherche un substitut : les masses déshéritées de la périphérie[3] [42].
La position du BIPR sur le “ potentiel de radicalisation ” des “ déshérités ” est lourd de conséquences sur la question organisationnelle. La thèse 6 y fait référence et nous la publions intégralement : “ Ces conditions plus “ favorables ” se traduisent par la possibilité d’organiser autour du parti révolutionnaire un nombre de militants bien plus élevé que dans les pays centraux ” (thèse 5).
“ 6. La possibilité d’organisations “ de masses ” dirigées par les communistes n’est pas la possibilité de direction révolutionnaire sur les syndicats en tant que tels. Elle n’est pas non plus la massification des partis communistes.
Elle sera par contre utilisée pour l’organisation de puissants groupes sur les lieux de travail et sur tout le territoire, dirigés par le parti communiste comme instruments d’agitation, d’intervention et de lutte.
En tant qu’organes de négociation du prix et des conditions de la force de travail sur le marché capitaliste, les syndicats reproduisent dans les pays de la périphérie leurs caractéristiques générales et historiques. Comme nous l’a démontré récemment l’exemple coréen, les syndicats développent aussi la fonction de médiateurs des nécessités capitalistes dans le mouvement des travailleurs.
Tout en restant un des lieux où travaillent et interviennent les communistes, un lieu de propagande et d’agitation car ils regroupent une masse considérable et significative de prolétaires, les syndicats ne sont et ne seront jamais une arme de l’offensive révolutionnaire.
Ce n’est donc pas leur direction qui intéresse les communistes, mais la préparation, dans et en-dehors des syndicats, de leur dépassement. Ce dernier sera représenté par les organisations de masse du prolétariat dans la préparation de l’assaut contre le capitalisme.
Les éléments dynamique et l’avant-garde politique de ces organisations de masse –dans un premier temps pour la lutte et dans un second pour le pouvoir– sont les militants communistes organisés en parti. Et le parti sera d’autant plus fort qu’il aura su et pu structurer toute sa zone d’influence directe en organismes appropriés. Pour les raisons que nous venons de voir, l’organisation de groupes communistes territoriaux devient aussi possible dans les pays périphériques.
Des groupes territoriaux qui regroupent sous l’influence directe du parti communiste les prolétaires, semi-prolétaires et déshérités présents sur un territoire donné. Communistes parce qu’ils sont dirigés par et selon les orientations communistes, parce qu’ils sont stimulés et guidés par les cadres et organisations du parti ” (thèse 6, souligné par nous).
On peut dire d’entrée que ce que disent les thèses en matière d'organisation est sommaire et confus[4] [43]. Et le problème principal est que le BIPR ouvre beaucoup de portes à l’opportunisme. Tentons de sérier les problèmes :
Les Thèses ne disent rien, si ce n’est que les conditions “ plus favorables ” dans les pays de la périphérie permettraient à celui-ci d’organiser un plus grand nombre de militants que dans les pays centraux. Passer comme ça sur cette question est pour le moins irresponsable, d’autant plus face à la quantité de questions à résoudre que nous ont laissées d'un côté l’expérience historique de l’Internationale communiste et de l'autre la structure sociale même des pays de la périphérie.
Par “ un nombre plus élevé de militants ”, est-il fait référence à la possibilité de partis de masses dans les pays de la périphérie ? C’est ce qui semble découler de la thèse précédente, mais nous parlerions alors d’une conception du parti dépassée historiquement, le BIPR nous ramènerait alors à l’époque de la 2e Internationale. Dans ce cas, nous devrions avertir non seulement contre le danger de suppression des critères politiques d’intégration de nouveaux militants, mais aussi et surtout contre celui d'estomper la fonction même de direction politique du parti dans l’époque actuelle. Si les Thèses ne font pas référence à la formation de partis de masse, il est alors absurde de prédire s’il y aura un peu plus ou un peu moins de militants, puisque cela dépend de facteurs qui vont des conditions du mouvement révolutionnaire jusqu’à la dimension de la population de chaque pays.
Par ailleurs, l’Internationale communiste a déjà posé la question de la centralisation du parti communiste mondial. Les Thèses ne se prononcent pas sur cette question, nous devons donc demander au BIPR (à moins qu’il n’ait une conception fédéraliste du parti mondial), puisqu’il considère que les conditions sont meilleures dans les pays de la périphérie, si le noyau de la formation d’une nouvelle internationale s’y trouvera ? Si l’extension du parti mondial ira de la périphérie vers le centre avec l’appui économique et politique indispensable pour la formation de nouvelles sections ? Si sa direction politique pourra se trouver dans un quelconque pays d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Indochine ? Avec le développement du mouvement international de la classe ouvrière, ce genre de question exigera des réponses toujours plus concrètes, déterminantes pour les activités de l’organisation et elles les orientent dès à présent.
Il faut aussi parler de la composition de classe du parti. Evidemment, les critères d’appartenance à un parti restreint, rigoureusement militant, excluent le critère sociologique du militant, qu’il soit ouvrier, paysan ou artisan : la sélection se fait sur des critères politiques, par la rupture avec l’idéologie et les intérêts non prolétariens, par l’adoption des intérêts et objectifs de la classe ouvrière. Cette rupture n’est en rien plus facile dans les pays de la périphérie, et ceci est dû autant à l’influence précisément du facteur “ attardé ” (paysannerie, petite-bourgeoisie) qu’à celle de la désagrégation sociale (le sous-emploi dans les villes) qui peut tenter de pénétrer le parti de la classe ouvrière. Le gauchisme radical petit-bourgeois en particulier (et spécialement le “ guerrillérisme ”) est un obstacle difficile que rencontre la formation des organisations révolutionnaires dans la périphérie du capitalisme.
En fin de compte, un parti plus fort numériquement ne pourrait se développer dans ces pays qu’en assouplissant les critères d’adhésion, et c’est à cela qu'ouvre la porte le BIPR en parlant de “ conditions plus favorables ” et du “ niveau d’attention plus élevé ”. Cette “ souplesse ”, qui ferait courir un grand danger de toute façon, serait encore plus dangereuse dans les pays où le prolétariat constitue une classe faible : elle implique la pénétration des idéologies et conceptions étrangères à la classe ouvrière. Voilà à quoi conduit l’idée des thèses concernant le “ nombre plus élevé de militants ”.
Les Thèses réaffirment, sans plus d’éléments, la position pour le moins confuse du BIPR sur les syndicats : “ organes de négociation du prix et des conditions de la force de travail ”, “ médiateurs des nécessités capitalistes dans le mouvement des travailleurs ” dans lesquels travaillent les communistes... pour leur dépassement !
Et le comble, c’est que les Thèses ne disent pas un mot des caractéristiques des syndicats dans les pays de la périphérie (alors que c’est le but des Thèses !), par exemple que leur nature d’instrument de l’Etat est plus brutalement évidente : syndicalisation obligatoire, corps spécialisés de répression armée, interdiction pour les ouvriers de s’exprimer dans les assemblées, etc. La définition qu’en donne le BIPR tend à occulter cet aspect.
Dire que les communistes travaillent dans les syndicats dans les pays de la périphérie peut s’entendre de deux façons : soit c’est une lapalissade, puisque tout travailleur est obligé d’être syndiqué, soit cela signifie qu’ils doivent travailler dans la structure syndicale, participer à ses élections, être délégué, etc., c’est-à-dire faire partie de l’engrenage syndical et, de fait, défendre son existence. Ajouter qu’il faut y travailler “ pour les dépasser ” ne fait pas avancer la question d’un iota : dans les pays périphériques, la gauche du capital pose depuis longtemps la question dans les même termes dans le but d’impulser la création de nouveaux syndicats pour remplacer les anciens, trop discrédités aux yeux des travailleurs.
Ceci nous oblige à insister sur le fait que la classe ouvrière, dans tous les pays et y compris à la périphérie, se crée des organismes de masse qui lui sont propres et qui expriment exclusivement son point de vue de classe autonome, pour pouvoir mener sa propre lutte et diriger les autres classes. L’existence dans les pays de la périphérie de masses “ semi-prolétariennes ” ne rend pas moins nécessaire la création de ces organismes de masse de la classe, tout autant indispensables que dans les pays centraux... à condition, bien sûr, de considérer que seul le prolétariat constitue une force sociale capable de mener à bien la révolution.
Une bonne moitié des Thèses du BIPR est dédiée à la question nationale. Sur cette question, le BIPR fait un effort important pour liquider toutes sortes d’ambiguïtés en lien avec le soutien du prolétariat aux luttes de libération nationale et aux révolutions démocratico-bourgeoises, et sur la possibilité d’alliance momentanées avec des fractions progressistes de la bourgeoisie, en particulier dans les pays de la périphérie. Toutes ces ambiguïtés héritées de la 3ee Internationale sont encore propagées par certains groupes qui se revendiquent de la Gauche communiste d’Italie. Le CCI doit saluer l’effort de clarification contenu dans cette partie des Thèses. Nous soulignons donc dans un premier temps les principes que nous partageons avec le BIPR, pour ensuite montrer les différences qui subsistent et qui, à notre avis, montrent la nécessité d’aller au bout de la liquidation de ces ambiguïtés.
Premièrement, les Thèses soulignent que la bourgeoisie des pays périphériques est, dans sa nature exploiteuse, identique à celle des pays centraux : "La bourgeoisie des pays périphériques fait partie... de la classe bourgeoise internationale, dominant dans l'ensemble du système d'exploitation parce qu'elle est en possession des moyens de production à l'échelle internationale... avec des responsabilités égales et des fonctions historiques égales...; et que les oppositions entre la bourgeoisie périphérique et la bourgeoisie métropolitaine... ne touchent pas à la substance des rapports d'exploitation entre travail et capital qui, avant tout, se défendent ensemble contre le danger représenté par le prolétariat." (thèse-7) Elles affirment également que les caractéristiques particulières du capitalisme à la périphérie, telles que leur forme juridique (par exemple le fait que les entreprises sont propriété de l'Etat), ou le caractère agricole de la production ne constituent pas des différences essentielles de la production capitaliste.
Les Thèses affirment que “ la tactique du prolétariat dans la phase impérialiste exclut donc une quelconque alliance avec une quelconque fraction de la bourgeoisie, ne reconnaissant à aucune d’entre elles une nature “ progressiste ” ou “ anti-impérialiste ” ce qui, dans le passé, avait justifié des tactiques de “ front uni ” ( ...). La bourgeoisie nationale des pays attardés est liée aux centres impérialistes (...), ses antagonismes avec tel ou tel front, avec tel ou tel pays impérialiste, ne sont pas des antagonismes de classe mais sont internes à la dynamique capitaliste et cohérents avec sa logique. ” (thèse 9).
Pour ces raisons, une alliance avec la bourgeoisie n’a aucun sens pour le prolétariat. “ Les forces communistes internationalistes considèrent comme leur adversaire immédiat toutes ces forces bourgeoises ou petite-bourgeoises (...) qui préconisent l’alliance de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie. ” (thèse 10)
Pour finir, les Thèses réaffirment les objectifs du prolétariat à l’échelle internationale : les forces communistes internationalistes “ rejettent toute forme d’alliance ou de front uni (...), elles considèrent comme prioritaire (...) la préparation de l’assaut de classe contre le capitalisme, à l’échelle nationale (...) mais dans le cadre d’une stratégie qui voit dans le prolétariat international le seul sujet antagonique au capitalisme ” (Thèse 10). “ Les communistes dans les pays périphériques n’inscriront pas dans leur programme la conquête d’un régime qui assure les libertés et les formes de vie démocratiques, mais la conquête de la dictature du prolétariat. ” (thèse 11)
Nous sommes d’accord avec le BIPR sur cet ensemble de positions, fondamentales pour se maintenir sur un terrain de classe aujourd’hui, surtout avec la recrudescence des guerres impérialistes.
On trouve malheureusement ici et là dans les Thèses des expressions un peu ambiguës qui, par moment, tendent à contredire les affirmations que nous avons reproduites ci-dessus. Ces expressions montrent que persiste l’idée de la possibilité de certaines luttes de libération nationale, même si les Thèses insistent sur le piège représenté par le soutien à ces luttes pour le prolétariat.
Les Thèses parlent par exemple de sections de la bourgeoisie “ non incorporées aux circuits internationaux du capital ” qui “ ne participent pas à l’exploitation conjointe du prolétariat international ”, susceptibles de mener des “luttes d’opposition à la domination que le capital des grandes métropoles instaure dans ces pays ” (thèse 8). Les Thèses estiment que c’est le cas au Nicaragua ou dans le Chiapas (au Mexique), tout en reconnaissant immédiatement après que ces fractions ne peuvent conduire qu’à une “ nouvelle oppression et la substitution d’un groupe d’exploiteurs par un autre ”. Ailleurs dans les Thèses, il est affirmé que “ les révolutions nationales sont donc destinées à aboutir sur le terrain des équilibres interimpérialistes ” (thèse 9) ; et plus loin dans le texte (thèse 10), il est dit que “ en cas de révoltes qui aboutissent à des gouvernements “ démocratiques ” ou “ démocrates révolutionnaires ” [les forces communistes] maintiendront leur propre programme communiste et leur propre rôle antagonique révolutionnaire ”. Le problème réside dans le fait que le BIPR, tout en mettant beaucoup de guillemets, tout en insistant sur le fait que le prolétariat n’a rien à y gagner, reconnaît quand même la possibilité de “ révolutions nationales ”. Cet aspect affaiblit l’analyse générale, parce qu’il laisse entrer par la fenêtre des conceptions qui sont par ailleurs mises à la porte : la division entre bourgeoisie “ dominée ” et “ dominante ”, la nature “ progressiste ” de certaines “ luttes nationales ” et, finalement, la possibilité pour le prolétariat de participer à celles-ci en s’alliant à certaines fractions de la bourgeoisie. L’insistance même qui est faite dans les Thèses sur l’impossibilité pour le prolétariat de s’allier avec des fractions de la bourgeoisie, loin de montrer le niveau de clarté atteint, montre au contraire que l’intuition existe que quelque chose est confus, qu’une brèche existe quelque part et qu’il faut la colmater à tout prix.
Pour nous, la possibilité de révolutions nationales bourgeoises a disparu historiquement avec l’entrée du système dans sa phase de décadence et l’ouverture de l’époque de la révolution mondiale du prolétariat. Aujourd’hui, les “ mouvements de libération nationale ” ne sont qu’une mystification, destinée à embrigader le prolétariat dans les conflits interimpérialistes. Les Thèses du BIPR font abstraction de la nature impérialiste des bourgeoisies des pays attardés qui soit agissent supervisées par une grande puissance (pour obtenir des miettes ou pour changer de camp impérialiste), soit agissent avec leurs propres prétentions impérialistes, ce qui est souvent le cas pour les puissances moyennes. Mais l’ambiguïté des Thèses ne finit pas là car elles font un pas en arrière supplémentaire encore plus dangereux.
La thèse 12 affirme que “ les mouvements de masse nationalistes ne sont pas que la manifestation de forces bourgeoises nationalistes, elles expriment aussi l’énorme combativité des masses opprimées, déshéritées et surexploitées sur lesquelles le nationalisme bourgeois exerce sa propagande et son travail d’organisation afin d’en prendre la direction ”. Ce que le BIPR appelle “ mouvements de masse nationaliste ”, ce n’est rien d’autre que les guerres impérialistes auxquelles nous assistons en ce moment, auxquelles la bourgeoisie met un masque “ nationaliste ”. Le BIPR tombe ici dans le piège tendu par la bourgeoisie. Ces soi-disant “ mouvements de masse nationalistes ” n’expriment en rien “ l’énorme combativité des masses opprimées ”, mais tout au contraire la domination idéologique et politique la plus totale qu’exerce la bourgeoisie sur ces masses, au point de les faire s’entre-tuer pour des intérêts qui ne sont pas les leurs. L’affirmation du BIPR est en ce sens aussi absurde que si elle disait que la seconde guerre mondiale n’avait pas été seulement l’expression de l’existence de conflits impérialistes, mais qu’elle aurait exprimé aussi l’énorme combativité des masses.
La thèse 11 contient elle aussi un dérapage du même tonneau que le précédent. Après avoir affirmé que “ les communistes internationalistes dans les pays périphériques n’inscriront pas dans leur programme la conquête d’un régime qui assure les libertés démocratiques... mais la conquête de la dictature du prolétariat ”, le BIPR nous dit que ces communistes “ seront les défenseurs les plus décidés et conséquents de ces libertés, démasquant les forces bourgeoises qui ne les mettent en avant que pour mieux les nier par la suite ”. Ainsi, les Thèses oublient tout simplement ce que Lénine posait pourtant clairement, à savoir qu’il n’existe pas de libertés démocratiques abstraites, mais des libertés de classe et que le rôle des révolutionnaires n’est pas de “ défendre ” les libertés démocratiques bourgeoises, mais de dénoncer leur nature bourgeoise.
Politiquement, ces deux concepts, les “ mouvements de masse nationalistes ” et la “ défense des libertés démocratiques ”, laissent la porte ouverte à la possibilité d’intervenir dans des mouvements “ nationaux ” ou “ démocratiques ”, dans la mesure où on considère que ceux-ci n’expriment pas uniquement les intérêts de la bourgeoisie, mais aussi la “ combativité des masses”. C’est donc une concession dangereuse faite au camp ennemi, proche de l’opportunisme, d’autant plus si l’on y ajoute les aspects organisationnels que nous avons critiqué dans la première partie de cet article (en particulier sur “ le travail dans les syndicats ”).
Les ambiguïtés présentes dans les Thèses montrent les difficultés sur le plan théorique pour comprendre l’étape actuelle du capitalisme. L’insuffisance dans la distinction entre ascendance et décadence du capitalisme conduit à mettre théoriquement sur le même plan des phénomènes bien distincts en réalité, et par exemple à mettre sur le même plan d’un côté le processus de destruction des formes précapitalistes de production durant la phase ascendante du capitalisme et de l’autre la décomposition sociale actuelle ; par exemple encore, à minimiser les différences entre les luttes nationales au siècle dernier et les guerres “ nationalistes ” derrière lesquelles se cachent les conflits interimpérialistes actuels.
Il y a un réel effort pour donner aux Thèses un cadre historique adéquat. La thèse 9 en particulier combat la position du 2e congrès de l’Internationale communiste sur la question nationale et l’alliance entre prolétariat et bourgeoisie, et critique la position de Lénine et des bolcheviks de soutien aux luttes de libération nationale. Mais cette même thèse souffre des limites de la vision des changements historiques survenus au début du 20e siècle. Elle se limite à faire la critique des thèses adoptées par le Congrès de l’IC. Elle ne mentionne pas l’existence d’un important débat à l'époque dans le milieu révolutionnaire sur la fin des luttes nationales avec l’entrée du système dans sa phase impérialiste ou décadente et sur le danger pour le prolétariat de se mettre derrière des mouvements nationaux de la bourgeoisie.La dernière thèse lance un appel aux prolétaires et aux déshérités des pays périphériques, pour “ l’unité de classe avec les prolétaires de tous les pays, vers l’objectif commun de la dictature du prolétariat et du socialisme international ” (thèse 13).
L’idée qui conclut les Thèses nous semble être des plus intéressantes : le rejet du nationalisme est “d’autant plus important dans ces situations dans lesquelles le nationalisme dégénère en localisme le plus vil et réactionnaire... Dans de telles situations, où l’idéologie obscurantiste a déjà remplacé les principes élémentaires de solidarité de classe, il est d'autant plus nécessaire, bien que d'autant plus difficile, de réaffirmer la solidarité de classe fondamentale. C'est la précondition indispensable à toute reprise possible du mouvement révolutionnaire et communiste.”
Cette citation induit deux aspects importants qui reflètent clairement la situation actuelle du capitalisme : la dégénérescence du nationalisme en “ localisme le plus vil et réactionnaire ” et la substitution de la solidarité de classe par l'“ idéologie obscurantiste ”. Sans le vouloir, les Thèses parlent ici de fait de la décomposition sociale du capitalisme. Il suffirait de développer ces idées, en exprimant clairement qu’il ne s’agit pas de cas isolés, pour exprimer la nouvelle tendance générale du capitalisme. Ces idées justes du BIPR devraient lui permettre de reconnaître les difficultés accrues pour le prolétariat et ses organisations révolutionnaires, particulièrement dans les pays de la périphérie, et d’abandonner les illusions quant aux plus grandes “ facilités ” qu’il entretient encore. Elles devraient surtout lui permettre de reconnaître, non plus de façon partielle mais pleinement, la décadence et la décomposition que vit actuellement le capitalisme avec tous les dangers historiques qu’elle contient.
[1] [44] Nous faisons ici référence aux “ Thèses sur la tactique communiste dans les pays de la périphérie du capitalisme ”, publiées en italien dans Prometeo n° 13, série V, juin 1997, en anglais dans Internationalist Communist, Special Issue, Theses and Documents from the VIth Congress of Battaglia Comunista, en espagnol sur le site web du BIPR (nos citations sont traduites de la version espagnole).
[2] [45] Le BIPR parle par exemple de la “ phase impérialiste avancée ” pour parler de l’étape actuelle, alors que nous parlons de décadence et de décomposition du capitalisme ; par exemple encore, quand le BIPR parle de capitalisme d’Etat, il ne parle que du monopole étatique et non d’une tendance générale actuelle du capitalisme comme nous l’entendons pour notre part. Mentionnons enfin le concept utilisé par le BIPR de "opportunisme réformiste à habillage 'révolutionnaire'" pour se référer à ce que nous appelons le "gauchisme". Cette notion du BIPR (héritée de la Gauche italienne) est particulièrement confuse : nommer "opportunisme" une tendance politique du camp bourgeois, quand historiquement on a qualifié d'opportunisme (comme nous le faisons) un courant politique au sein du camp prolétarien mais qui, volontairement ou involontairement, fait des concessions politiques et organisationnelles au camp ennemi. La forme confuse sous laquelle les groupes qui se revendiquent de la Gauche italienne utilisent le terme opportunisme n'est pas accidentelle, mais elle reflète une certaine ambiguïté face au gauchisme, une propension à "discuter" avec lui, au lieu de le dénoncer, c'est-à-dire qu'elle reflète un certain "opportunisme". De toutes façons, il faut noter cette différence d'utilisation de ce conept pour éviter les équivoques pour nos lecteurs, surtout lorsque nous critiquons comme "opportuniste" une certaine politique du BIPR et des groupes bordiguistes.
[3] [46] On peut ainsi comprendre pourquoi le BIPR reste dans l’expectative par rapport aux révoltes désespérées ou aux “ mouvements ” paysans. Pour nous, ces derniers sont manipulés par les puissances impérialistes en conflit (par exemple les FARC en Colombie ou les zapatistes du Chiapas au Mexique, comme les guerrillas des années 1970 ou les sandinistes du Nicaragua dans les années 80.
[4] [47] Trois thèses, une page et demi, sont par exemple consacrées à la définition des “ pays périphériques ”, alors que la question organisationnelle est concentrée sur une seule thèse, moins d’une demi-page, dont la moitié ne fait que répéter la position générale du BIPR sur les syndicats.
Guerres sur tous les continents, pauvreté, misère et faim généralisées, catastrophes en tous genres, le tableau du monde est catastrophique.
"Un an après le début de la guerre au Kosovo, les vengeances meurtrières, l'augmentation de la criminalité, les conflits politiques internes, l'intimidation, et la corruption dans ce territoire donnent une image fâcheuse (...). Le Kosovo est un gâchis. " (The Guardian, 17/3/00) ([1] [52]). La situation de haine et de guerre dans les Balkans s'est encore aggravée depuis la guerre du Kosovo et l'occupation du pays par l'OTAN. La guerre en Tchétchénie continue au prix de milliers de morts et de blessés, pour la plupart civils, et des centaines de milliers de réfugiés affamés dans des camps. Comme au Kosovo, comme en Bosnie hier, les atrocités commises sont effroyables. La capitale Grozny a été rayée de la carte, anéantie. Les généraux américains se vantent d'avoir ramené la Serbie 50 ans en arrière avec les bombardements de l'OTAN. Les généraux russes se sont révélés encore plus performant en Tchétchénie : "Cette petite République du Caucase risque ainsi d'être renvoyée, en matière de développement, un siècle en arrière" (Le Monde Diplomatique, février 2000). Les combats qui ont ravagé le pays, continuent et vont continuer encore longtemps.
Les foyers de tensions guerrières se multiplient. Particulièrement nombreux et particulièrement dangereux en Asie du sud-est. "Dans nulle autre région, tant de questions critiques sont posées de manière si dramatique. " (Bill Clinton, International Herald Tribune, 20/03/00)
Pauvreté et misère généralisées dans le monde
"La moitié de toute la population mondiale est pauvre" (International Herald Tribune, 17/3/ 00). Les discours sur la prospérité sont démentis par la situation dramatique de milliards d'hommes, de femmes et d'enfants. "Alors que la production mondiale de produits alimentaires de base représente plus de N0% des besoins, 30 millions de personnes continuent de mourir de faim chaque année, et plus de 800 millions sont sous-alimentées. " (Le Monde Diplomatique, décembre 2000)
La situation dans les pays périphériques, hier appelés "tiers-monde", aujourd'hui appelés "pays émergents" ou "en développement" - c'est révélateur des thèmes et des mensonges de la propagande actuelle - est à une paupérisation et à une misère absolues. "Le nombre de personnes sous-alimentées reste élevé dans un monde d'excédent de nourriture. Dans les pays en développement, il y a 150 millions d'enfants de poids insuffisant, autour d'un sur trois. " (International Herald Tribune, 9/3/00)
Aujourd'hui même alors qu'on nous rabâche que la crise asiatique de l'été 1997 est dépassée, que les "tigres asiatiques" sont de retour, que la récession a été beaucoup moins forte que prévue tant en Asie qu'en Amérique Latine, et que les taux de croissance sont de nouveau positifs, "2.2 milliards de personnes [vivent] avec moins de 2 dollars par jour en Asie et en Amérique Latine" (International Herald Tribune, 14/7/ 00, James D. Wolfensohn, Président de la Banque Mondiale). Inflation maîtrisée, production en hausse, la Russie est "un petit miracle, si l'on s'en dentaux indicateurs macroéconomiques" (Le Monde, 24/03/00). Mais, comme les pays asiatiques sud-américains, cette embellie au niveau des "fondamentaux économiques" se fait sur le dos de la population et au prix d'une misère croissante. La Russie "reste un pays en quasi faillite, sapé par une dette extérieure de près de 170 milliards de dollars (...). L'évolution générale du niveau de vie est restée négative depuis 1990 et, en moyenne, le revenu moyen par habitant équivaut actuellement à 60 dollars par mois, le salaire moyen se situant à 63 dollars et le montant de la retraite à 18 dollars. En août 1998, au moment du krach, 48 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté (fixé à un peu plus de 50 dollars), proportion qui est passée à 54% enfin d'année et qui atteint près de 60 % à ce jour. " (Le Monde, supplément économique, 14/03/00)
Pauvreté et misère dans les pays industrialisés
L'idée que les pays industrialisés seraient un oasis de prospérité, ne résiste pas non plus à un examen, même superficiel. Et encore moins au vécu de centaines de millions d'hommes et de femmes, principalement ouvriers en activité ou au chômage. Comme nous le rappelions dans le numéro précédent, 18 % de la population américaine vit en dessous du seuil de pauvreté, soit 36 millions de personnes au moins. En Grande-Bretagne, 8 millions sont dans cette situation et 6 millions en France. Si les chiffres de chômage ont baissé, c'est au prix d'une flexibilité et d'une précarité chaque jour plus fortes et d'une baisse des salaires drastique. Avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, les Pays-Bas sont souvent cités comme exemple de réussite économique. Comment expliquer la chute du taux de chômage de 10 % en 1983 à moins de 3 % en 1999 aux Pays-Bas s'interroge Le Monde : "Plusieurs thèses ont déjà été évoquées : (...) Le développement du temps partiel [qui représentait en 1997] 38.4% de l'emploi total [et] de nombreux retraits d'activité avec le cas (très particulier aux Pays-Bas) des personnes considérées comme invalides (près de 11% de la population active en 1997). [Enfin] La modération salariale négociée dans les années 80 pourrait être à l'origine de la forte baisse du chômage" (Le Monde, supplément économique, 14/03/00). Le mystère de la réussite est levé : un adulte sur dix est invalide dans un des pays les plus industrialisés au monde ! Mais le sujet ne prête pas à rire. La réussite hollandaise ? Précarité maximum et travail à temps partiel ; tricherie sur les chiffres économiques et de... santé ; enfin baisse drastique des salaires. Voilà la recette. Et elle est appliquée dans tous les pays. ([2] [53])
A ces données qui ne sont qu'une partie de la réalité sociale et économique des pays industrialisés, il convient de rappeler l'immense endettement public et privé des Etats-Unis, l'approfondissement de leur déficit commercial ([3] [54]) et l'énorme bulle spéculative qui affecte Wall Street et avec elle toutes les bourses du monde. Le cycle ininterrompu de croissance américaine des années 1990 dont on nous vante tant les mérites, est financé par le reste du monde, par l'endettement généralisé et par une exploitation féroce de la classe ouvrière. Autre grand pays industrialisé, deuxième puissance mondiale, le Japon n'en finit pas avec la récession "officielle", c'est-à-dire officiellement reconnue. Et ce malgré un endettement faramineux de l'Etat qui s'élève "à 3300 milliards de dollars à la fin 1999, ce qui en faisait la dette la plus élevée du monde (...). Le Japon est donc passé devant les Etats-Unis, qui étaient auparavant la nation la plus endettée au monde. " (Le Monde, 4/03/00)
La réalité de 1'économie mondiale est à l'opposé du tableau idyllique qui nous est présenté.
Des catastrophes meurtrières et la destruction de la planète
Les catastrophes écologiques et "naturelles" se multiplient. Les dernières inondations meurtrières au Venezuela et au Mozambique, après celles de Chine entre autres, ont à leur tour fait des milliers de morts et de disparus, des centaines de milliers de victimes et de sans-abri affamés. Dans le même temps la sécheresse, moins "spectaculaire", fait tout autant de ravages en Afrique, voire dans les pays affectés par les inondations à d'autres moments. Les milliers de morts ensevelis sous les décombres de leur bidonville construit sur les flancs des montagnes entourant Caracas ne sont pas victimes d'un phénomène naturel, mais des conditions de vie et de l'anarchie qu'impose le capitalisme. Les pays riches ne sont pas non plus épargnés parles catastrophes, même si celles-ci ont des conséquences moins dramatiques dans l'immédiat. Les incidents dans les centrales nucléaires sont de plus en plus courants. Tout comme les "marées noires" dues au naufrage de pétroliers affrétés au moindre coût, les accidents de chemin de fer et d'avion. Ou bien encore la pollution des fleuves comme le déversement massif de mercure dans le Danube. L'eau est de plus en plus polluée et elle se raréfie. "Un milliard de personnes n'ont pas accès à une eau sûre et potable, essentiellement parce qu'ils sont pauvres" (International Herald Tribune, 17/3/00). L'air des villes et des campagnes est nocif. Les maladies qui avaient disparu, telles que le choléra et la tuberculose, réapparaissent massivement. "Cette année, 3 millions de personnes vont mourir de la tuberculose, et 8 millions vont développer la maladie, presque toutes dans les pays pauvres (...). La tuberculose n'est pas une simple crise médicale. C'est un problème politique et social qui pourrait avoir des conséquences incalculables pour les générations à venir. " (selon Médecins sans frontière, International Herald Tribune, 24/ 03/00)
La destruction du tissu social et ses conséquences dramatiques
Cette détérioration des conditions de vie, tant au plan économique qu'au plan général des conditions de vie, s'accompagne d'une explosion de la corruption, des mafias et de la délinquance la plus extrême. Des pays entiers sont gangrenés par la drogue, le gangstérisme et la prostitution. Le détournement des fonds du FMI alloués à la Russie, des milliards de dollars, par les membres de la famille Eltsine, n'est qu'une expression caricaturale de la corruption généralisée qui se développe dans tous les pays du monde.
L'enfer dans lequel se retrouvent des millions d'enfants dans le monde est effarant. "La liste est longue des activités dans lesquelles les enfants sont transformés en marchandises (...). Mais les enfants ne sont pas vendus, loin de là, que pour le «marché» de l'adoption internationale. Ils le sont bien plus encore pour leur force de travail (...). L'industrie du sexe -prostitution d'enfants, prostitution d'adultes - est aujourd'hui à ce point lucrative qu'elle représente près de 15 % du produit intérieur brut de certains pays d'Asie (Thaïlande, Philippines, Malaisie). De plus en plus jeunes, ses yjcâmes sont aussi de plus en plus démunies, dans le monde entier, surtout lorsque, malades, elles sont renvoyées dans la rue ou dans leurs villages, rejetées par leurs familles, abandonnées de tous. " (Le Monde, 21/3/00, Claire Brisset, directrice de l'information au Comité français pour l'UNICEF) ([4] [55])
Tout aussi horrible est le développement de la prostitution des jeunes filles. L'une des conséquences de l'intervention de l'OTAN au Kosovo, a été de jeter des milliers d'adolescentes dans les camps de réfugiés. Alors que leurs frères étaient enrôlés dans les mafias de l'UCK, dans le trafic de drogue et le gangstérisme, elles sont devenues, elles aussi les proies des mafias. " Il arrive aussi q 'elles aient été achetées ou enlevées dans les camps de réfugiés avant d'être envoyées à l'étranger ou dans les bars à soldats de Pristina (...) La plupart d'entre elles subissent des sévices, en particulier des viols, avant d'être contraintes de se prostituer : « au début, (explique un responsable policier français) je ne croyais pas à l'existence de véritables camps de concentration où elles sont violées et préparées à la prostitution ». " (Le Monde, 15/3/00)
Sur tous les plans, guerres, crise économique, pauvreté, écologique et social, le tableau est sombre et catastrophique.
Vers ou le capitalisme entraîne-t-il le monde ?
Mais s'agit-il d'une période, terrible et dramatique certes, de transition dans l'attente et la perspective d'un monde meilleur, de paix et de prospérité ? Ou bien s'agit-il d'une inexorable descente aux enfers ? S'agit-il d'une société qui passe par les plus graves tourments avant de connaître un nouveau développement extraordinaire grâce aux nouvelles techniques ? Ou bien sommes-nous en face d'une décomposition irréversible du capitalisme ? Quelles sont les tendances de fond qui animent tous les aspects du monde capitaliste ?
Vers la destruction de l'environnement
Malgré les discours et les participations d'écologistes aux gouvernements, les catastrophes de toutes natures et la destruction de la planète par le capitalisme ne peuvent que se développer et s'aggraver. Quand les scientifiques réussissent à faire une étude "objective" et sérieuse, et quand on les laisse s'exprimer, leurs prévisions sont funestes. Voilà ce que dit un spécialiste de l'eau : "On va dans le mur (...). Le pire scénario pour le futur serait que l'on continue à faire comme aujourd'hui ; c'est la crise assurée (...). En 2025, la majorité de la population de la planète vivra dans des conditions d'approvisionnement en eau faibles ou catastrophiquement faibles" (cité par Le Monde, 14/03/00). La conclusion tirée par notre scientifique : "Un changement de politique globale est impératif. "
Point n'est besoin ici de revenir sur le trou dans la couche d'ozone, ni sur le réchauffement de la planète qui fait fondre les glaces des deux pôles et fait monter le niveau des mers. L'air dans la majorité des grandes agglomérations mondiales est devenu irrespirable et les maladies qui en découlent, asthme, bronchites chroniques et autres, comme le cancer, sont en augmentation rapide. Mais ce ne sont pas que les grandes villes ou les villes industrielles qui sont touchées. C'est l'ensemble de la planète. Le nuage de pollution émis par les industries en Inde et en Chine, nuage de la taille des Etats-Unis, a plané au-dessus de l'Océan indien durant des semaines. Quelle réponse offre le capitalisme ? Offre-t-il l'arrêt de la pollution, ou au moins sa diminution ? Absolument pas. Sa réponse ? S'approprier l'air et le vendre : "Pour la première fois, l'air, ressource universelle, devrait devenir une valeur marchande (...). Le principe d'un marché des permis d'émission [c'est-à-dire des droits à polluer] est simple (...). Un pays qui produit plus de C02 qu'il n'est autorisé à le faire peut acheter à un Etat qui, lui, en produit moins, l'excédent de droits à polluer de ce dernier" {Le Monde, supplément économique, 21/03/00). Tout comme il le fait déjà avec l'eau. Tout comme il le fait avec les enfants. Tout comme il le fait avec les prolétaires. Au lieu de stopper, voire au minimum de ralentir, la destruction de l'environnement et de la planète, le capitalisme en transformant tout ce qu'il touche en marchandise, en accélère la ruine et la destruction.
Vers encore plus de pauvreté et de misère
Depuis le début de ce siècle, et malgré les progrès techniques et un développement des forces productives quantitativement immenses, les conditions de vie de l'ensemble de la population mondiale, et y compris de la classe ouvrière des pays industrialisés, se sont considérablement dégradées. Sans compter les sacrifices et la misère des deux guerres mondiales. Comme l'avait défini l'Internationale Communiste en 1919, s'ouvrait alors la période de décadence du capitalisme (Voir dans ce numéro An 2000 : le siècle le plus barbare de l'histoire).
Les années 1970 avaient vu la faillite des pays africains et l'endettement des pays d'Amérique Latine. Les années 1980 ont vu la faillite de ces derniers et l'endettement des pays de l'Est. Les années 1990 ont vu la faillite des pays de l'Est, l'endettement des pays asiatiques et la faillite qui l'a suivi encore plus rapidement. Que ce soit l'Afrique, l'Amérique Latine, et maintenant l'Asie et l'Europe de l'Est, la situation n'a fait qu'empirer dramatiquement tout au long de cette fin de siècle. Au début des années 1970, le nombre de pauvres (disposant de moins de un dollar par jour selon la Banque Mondiale) s'élevait à 200 millions. Au début des années 1990, leur nombre était de 2 milliards.
Après la chute du capitalisme d'Etat stalinien dans les pays de l'Est, la pseudo prospérité occidentale était promise à tous. "Mais au lieu de converger vers les niveaux de salaire et de vie de l'Europe de l'Ouest, le déclin régional relatif (des pays de l'ex-bloc russe) s'accéléra après 1989. Le produit intérieur brut (PIB) chuta de 20 % même dans les pays les plus développés. Dix ans après le début de la transition, seule la Pologne a dépassé son PIB de 1989, tandis que la Hongrie s'en rapproche seulement à la fin des années 90. " {Le Monde Diplomatique, février 2000)
En Asie où la crise de 1'été 1997 serait terminée dit-on, "nombre de banques se retrouvent encore avec des dettes effarantes, qui, même si le climat économique s'améliore, n'ont aucune chance d'être un jour remboursées" {The Economist dans Le Monde en 2000 publié en français par Courrier International). Certes, depuis peu, la bourgeoisie s'émerveille sur les capacités de récupération des économies asiatiques. "Le redressement des économies de la région est «remarquable» a estimé le vice-président de la Banque mondiale pour l'Asie de l'Est et le Pacifique " pour qui "la pauvreté n'augmente plus, les taux de change sont stables, les réserves sont importantes, les exportations augmentent, l'investissement étranger reprend et l'inflation est faible" {Le Monde, 24/03/00). Comme 1'indique le fait que "la pauvreté n'augmente plus", les bons résultats des "fondamentaux" sont le fruit de la destruction de pans entiers de l'économie des pays asiatiques et d'une paupérisation massive de la population, d'un endettement public et privé accru qui explique que "les réserves soient importantes", et d'une monnaie dévaluée qui favorise les exportations et l'investissement étranger. Mais même dans le cas de la Corée du Sud, 10e puissance industrielle avant la crise de l'été 1997, les avis des spécialistes sont partagés et tous, loin s'en faut, ne se laissent pas griser par les nécessités propagandistes.
"Hilton Root, un ancien professeur d'économie de la Wharton School, a décrit une tableau inquiétant de la reprise coréenne plus superficiellement que profondément enracinée. Les puissants «chaebols» sud-coréens - les puissants conglomérats –sont encore englués dans des dettes énormes, le pays a trop peu de familles possédant beaucoup trop de richesses, et la corruption continue à dépouiller le système politique et légal de la nation. Mr Root doute que la reprise coréenne se maintienne même si Mr Kim apparaît plus fort que jamais. En effet, beaucoup de gens s'inquiètent que, sous un tel mandat, la Corée du Sud glisse rapidement en arrière" {International Herald Tribune, 18/03/00). On le voit, et même si l'explication des difficultés par notre économiste est largement incomplète, la réalité n'est pas aussi brillante et limpide que le claironnent les spécialistes de la bourgeoisie internationale.
Pour les pays de la périphérie du capitalisme, c'est-à-dire pour l'immense majorité des continents, des pays et de la population mondiale, les perspectives économiques sont à la ruine, la misère et la faim.
Vers l'aggravation du chômage et de la précarité dans les pays riches
( Comment pouvons-nous dire que le capitalisme est en faillite alors que "la croissance est là" ?
Sommes-nous aveugles ? La "nouvelle économie" ne va-t-elle pas relancer encore plus la machine et assurer une prospérité continue ? Ne va-t-on pas vers le "plein emploi" comme l'affichent les gouvernements ? Réalité ou chimère ? Possibilité ou mensonge ?
Les prévisions économiques qui nous sont largement présentées dans les médias sont de la pure propagande. Elles ont pour but de cacher la faillite généralisée. A l'appui de leurs discours, les politiciens, les spécialistes et les journalistes avancent des chiffres qui sont manipulés et mensongers. Objet de campagne aujourd'hui, le retour au "plein emploi" serait à portée de main, en partie grâce à la "nouvelle économie" ([5] [56]). Comment vont-ils y arriver ? Par laprécarité, le temps partiel imposé, et la tricherie : "Si les temps changent, les repères aussi. Pendant des lustres, il a été admis que le plein emploi était atteint quand le taux de chômage ne dépassait pas les 3 %. Plus récemment, les experts considéraient que le même résultat serait obtenu avec 6 % de chômeurs. Or voilà que le chiffre est révisé à la hausse par certains, jusqu'à 8.5 %" {Le Monde, supplément économique, 21/03/00). Le fait même qu'ils revoient leurs critères chiffrés, disqualifie à l'avance le retour au "plein emploi" dans les statistiques et indique la confiance qu'ils ont dans leurs propres pronostics. Le chômage et la précarité vont s ' approfondir encore et peser sur les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière mondiale.
Il en va de même pour les chiffres de croissance. Habitué à tricher, il est alors tout à fait normal qu'un éminent dirigeant japonais se refuse à admettre la récession dans son pays. "Même si cela fait deux trimestres de suite ([6] [57]) que le PIB se contracte, nous ne pensons pas que l'économie soit en récession" (cité par Le Monde, 14/03/00). Pourquoi se gênerait-il ? Puisque les chiffres sont tripatouillés de manière à apparaître sous leur meilleur jour : "Dans le passé, on aurait considéré (un taux de croissance de 1 à 1,5 % pour l'économie mondiale) comme une récession. A l'occasion des trois précédentes « récessions » mondiales - de 1975, 1982 et 1991 -, la production mondiale n 'a en effet jamais véritablement reculé" (The Economiste Le Monde en 1999 publié par Courrier International). Dans ces conditions, nous ne pouvons accorder aucun crédit sérieux aux déclarations triomphantes sur la croissance retrouvée dans les pays industrialisés.
En fait, un des enjeux de la situation actuelle est de masquer aux yeux de la population mondiale, et particulièrement de la classe ouvrière des pays industrialisés, la faillite économique du capitalisme. Une des manifestations les plus criantes de cette faillite, est le recul de la production, la récession, et ses conséquences dramatiques et violentes. Là aussi, les envolées lyriques sur la croissance américaine dont nous avons vu les conditions "artificielles" et le prix pour la population américaine, visent à cacher la récession mondiale. Combien d'articles et d'éloges sur l'exemple américain à côté des quelques mentions, dispersées sur "les graves récessions dans la plupart des pays du tiers-monde" (The Economist) et des pays de l'Est européen ?
Vers l'aggravation des contradictions de l'économie américaine
Malgré ses tricheries, la bourgeoisie est néanmoins obligée d'essayer d'y voir clair, ne serait-ce que pour essayer de contrôler la situation de faillite. D'où les interrogations actuelles sur 1'"atterrissage en douceur". La crise "asiatique" de l'été 1997 qui a fait des ravages en Asie, en Amérique Latine et en Europe de l'Est, a été contenue dans les pays d'Amérique du nord et d'Europe occidentale, au prix pour ces derniers, et particulièrement les Etats-Unis d'un endettement public et privé accru avec comme conséquence l'inflation, la surchauffe de 1'économie et une spéculation boursière encore plus gigantesque et "irrationnelle" qu'auparavant.
Démentant toutes les dithyrambes sur la bonne santé de 1'économie, sur la révolution et le boom de la "nouvelle économie" liée à Internet, les spécialistes et les responsables économiques les plus sérieux n'ont qu'une seule vraie préoccupation :l’"atterrissage en douceur" de l'économie mondiale. C'est dans les faits une reconnaissance tacite que la tendance est déjà à une chute de l'économie. "Une chose est claire : l'expansion des Etats-Unis va se modérer (...). Le freinage pourrait-il être brutal au point d'entraîner une récession mondiale ? C'est fort peu probable, mais le risque n'est pas à exclure. [Néanmoins] cette situation a deux conséquences inquiétantes. Premièrement, le ralentissement nécessaire pour éviter un retour de l'inflation aux Etats-Unis en 2000 sera de grande ampleur (...). Si la nouvelle économie est un mirage ou, en tout cas, si elle est beaucoup moins réelle qu'on le prétend, les valorisations boursières actuelles des entreprises américaines sont injustifiables. Dès lors qu 'on associe la nécessité d'une modération de la demande globale et un marché boursier à la fois surévalué et apparemment non préparé aux désillusions, y compris les moins graves, toutes les conditions sont réunies pour un atterrissage nettement moins réussi." (The Economist dans Le Monde en 2000 publié par Courrier International)
Le doute s'installe donc. Est-ce que la bourgeoisie arrivera à continuer à contrôler la chute évitant ainsi un choc brutal et incontrôlé à la 1929 ? L'enjeu n'est pas faillite ou pas faillite. La faillite est déjà là. Croissance ou récession ? La récession est déjà là comme on l'a vu plus haut. Prospérité ou misère ? La misère est déjà là. Chômage-précarité ou plein emploi ? Chômage et précarité sont déjà là. Non, l'enjeu est : est-ce que la bourgeoisie va pouvoir continuer à contrôler la chute comme elle le fait encore aujourd'hui ? Chute contrôlée ou incontrôlée ? Et le doute et l'interrogation sont présents dans un autre article de la même publication : "En réussissant un atterrissage en douceur, le pays [les Etats-Unis] aura accompli un miracle tout aussi remarquable que la croissance soutenue qu'il a connue ces dernières années" (idem). Diable ! Deux "miracles" à la suite ! Quelle foi aveugle. Et quelle confiance dans les vertus de l'économie capitaliste. Comme le premier, ce nouveau miracle s'il doit survenir, ne sera pas réalisé par le marché, mais par l'intervention autoritaire des Etats - au premier chef américain - sur l'économie, par des décisions politiques des gouvernements et "techniques" des banques centrales qui tricheront une fois de plus avec la loi de la valeur non pour sauver 1'économie mais pour "atterrir" le plus doucement possible.
Vers plus de guerres et de chaos
Nous l'avons vu ([7] [58]), la paix ne reviendra pas en Tchétchénie. Ni dans les Balkans. Et les foyers de tension sont nombreux. Au milieu de multiples antagonismes locaux, les tensions permanentes entre la Chine et Taiwan, 1 ' Inde et le Pakistan, et donc l'Inde et la Chine, les trois dotés de l'arme nucléaire, sont lourdes de menaces. De même, les antagonismes entre les grandes puissances industrielles, même si cela est en partie caché, s'exacerbent. Ces rivalités entretiennent les conflits locaux, quand elles n'en sont pas directement la cause comme en Yougoslavie, et les aggravent. Les différends sur le Kosovo et sur l'utilisation des forces d'occupation de l'OTAN en sont une manifestation.
Relance des conflits locaux, accentuation des antagonismes entre les grandes puissances impérialistes, voilà vers où nous mène le capitalisme chaque jour un peu plus.
Au niveau des antagonismes impérialistes locaux, la période actuelle de décomposition a provoqué une situation de chaos dans la plupart des continents. "Un peu partout, dans les pays du Sud, l'Etat s'effondre. Des zones de non droit, des entités chaotiques ingouvernables se développent, échappent à toute légalité, replongent dans un état de barbarie où seuls des groupes de pillards sont en mesure d'imposer leur loi en rançonnant les populations" (Le Monde Diplomatique, décembre 1999). L'Afrique à l'abandon en est l'illustration la plus claire. Les régions immenses d'Asie centrale ont pris le même chemin et, sans atteindre le même degré, l'Amérique Latine est tout aussi affectée comme le montre l'exemple colombien. ([8] [59])
Tout comme au plan écologique et au plan économique, cette tendance irréversible du capitalisme à la décomposition, entraîne l'humanité dans le chaos et la catastrophe. "Cet empire [La Russie] qui se défait en régions autonomes, cet ensemble sans lois, ni cohérence, cet univers flamboyant» où se juxtaposent les plus grandes richesses et les pires violences, constitue en effet une lumineuse métaphore de ce nouveau Moyen Age dans lequel pourrait replonger la planète tout entière si la mondialisation n'était pas maîtrisée" (J. Attali, ancien conseiller du président français F. Mitterrand, L'Express, hebdomadaire français, 23/3/00).
YA-T-ILUNFUTUR POUR L'HUMANITE ?
Le tableau du monde d'aujourd'hui est effroyable et catastrophique. Les perspectives qu'offre le capitalisme à l'humanité sont effrayantes et apocalyptiques tout autant qu'inéluctables. Sauf à en finir avec la cause de ces malheurs : le capitalisme.
"Le mythe persiste que la faim résulte d'une pénurie de nourriture (...). Le fil commun qui parcourt toute la faim, dans les pays riches et pauvres, est la pauvreté" (International Herald Tribune, 9/3/00). Le monde capitaliste a développé suffisamment de forces productives pour pouvoir nourrir le monde entier. Et cela malgré les destructions massives de richesses et de forces productives tout au long du 20e siècle. L'abondance de biens et la fin de la misère sont une possibilité pour l'humanité entière. Avec elle, la maîtrise des forces productives et de la distribution sociale des biens. Avec elle, la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme. La fin des guerres et des massacres. Et avec elle, la fin de la destruction de l'environnement. Economiquement et techniquement, la question est réglée depuis le début du 20e siècle. Reste posée la question de la destruction du capitalisme.
Face à cela, la bourgeoisie rappelle sans arrêt que tout projet révolutionnaire est inévitablement voué à la faillite sanglante ; et le mensonge selon lequel le communisme est égal à sa négation, le stalinisme. Elle met en avant, à travers ses forces "contestataires", des campagnes démocratiques contre Pinochet, contre l'extrême-droite en Autriche, contre l'emprise des grandes puissances financières sur la société, contre les excès du libéralisme, contre l'OMC lors du grand show médiatique de la manifestation anti-sommet de Seattle, pour la taxe-Tobin. Ces campagnes ont leur prolongement adapté à chaque situation nationale particulière, telle 1'affaire Dutroux en Belgique, la lutte contre le terrorisme de l'ETA en Espagne, les scandales mafieux en Italie, ou bien encore l'antiracisme en France. L'idée force de ces campagnes démocratiques est que les populations, au premier chef la classe ouvrière, se regroupent comme "citoyens" autour de leur Etat et pour 1'aider, voire pour les plus radicaux, 1'obliger à défendre la démocratie.
L'objet de ces campagnes et de cette mystification démocratiques est clair. A la lutte de la classe ouvrière, on substitue le mouvement des citoyens toutes classes et intérêts confondus.
A la lutte contre le capitalisme et son représentant et défenseur suprême, l'Etat, on substitue l'appui à cet Etat. La classe ouvrière aurait tout à perdre à se diluer dans la masse interclassiste des citoyens ou du peuple. Elle aurait tout à perdre à se ranger derrière l'Etat capitaliste. La bourgeoisie claironne aussi que la lutte de classes n'existe plus et que la classe ouvrière a disparu. Pourtant, l'existence même de ces campagnes, leur orchestration et leur ampleur, bien souvent internationales, révèlent que pour la bourgeoisie, la classe ouvrière reste un danger et une classe à combattre.
D'autant qu'aujourd'hui même un certain nombre de luttes ouvrières apparaissent, certes en ordre dispersé, contrôlées et défaites par les syndicats et les forces politiques de gauche, mais réelles et répondant à un mécontentement croissant devant les attaques subies. En Allemagne, en Grande-Bretagne, en France, des mouvements significatifs, bien qu'encore timides et largement sous le contrôle des syndicats, ont lieu ([9] [60]). Le mouvement de manifestations des ouvriers du métro à New York de novembre-décembre 1999 (voir Intemationalism n°lll, publication du CCI aux Etats-Unis) a sans doute été une des expressions majeures des forces, des faiblesses et des limites de la classe ouvrière aujourd'hui : d'un côté une combativité, un refus d'accepter les sacrifices sans réaction, une disposition à se rassembler et à discuter des besoins et des moyens de lutte, et une certaine méfiance vis-à-vis des manoeuvres syndicales ; de l'autre, un manque de confiance en soi, un manque de détermination pour surmonter les obstacles syndicaux, pour engager ouvertement la lutte et pour essayer d'organiser son élargissement à d'autres secteurs.
Les mensonges sur la bonne santé de l'économie visent à empêcher et surtout à retarder au maximum la prise de conscience par l'ensemble des ouvriers, non pas des attaques et de la détérioration de leurs conditions de vie et de travail - ça, ils le vivent au quotidien et le savent - mais de la faillite du capitalisme. Et au plan idéologique et politique, la campagne permanente et systématique sur la nécessité de défendre la démocratie et^è la renforcer est au centre de l'offensive politique de la bourgeoisie contre le prolétariat dans la période actuelle.
L'enjeu historique est de taille. Pour le capitalisme, il s'agit de retarder et de dévier au maximum le développement de luttes massives et unies et de repousser d'autant la confiance en soi des ouvriers. Et ainsi réussir à user, à disperser et finalement à défaire les inévitables ripostes prolétariennes. Malheur à l'humanité toute entière si le prolétariat international sortait défait et anéanti des affrontements de classe décisifs à venir !
R.L. 26 mars 2000.
[1] [61] Les traductions en français de la presse anglo-saxonne sont notre, sauf celles de The Economist tirées de Courrier International.
[2] [62] Temps partiel et flexibilité, tricherie avec les chiffres aussi pour la Grande-Bretagne : "Donnée pourtant capitale, l'importante baisse de la population active est généralement passée sous silence (...). Autre facteur qui fait la différence : la formidable progression du temps partiel, qui, depuis 1992, est la caractéristique de deux emplois créés sur trois. Un record d'Europe ! Enfin, vieille recette, les statistiques de l'emploi sont soumises à un rude traitement outre-Manche : toute personne souhaitant travailler mais ne cherchant pas activement un emploi (soit 1 million de personnes) est rayée des registres, de même que celles (200 000 environ) ne pouvant être disponibles de suite " (Le Monde Diplomatique, février 98). Cf. aussi Le Monde Diplomatique, avril 98 pour des données sur la précarité et le temps partiel imposé dans les principaux pays industrialisés, Etats-Unis, Grande-Bretagne, France...
[3] [63] "Le déficit des comptes courants s'est chiffré à 338,9 milliards de dollars pour l'ensemble de 1999, un gonflement de 53,6 % sur les 220,6 milliards de dollars accusés en 1998. Le déficit n'a jamais été aussi lourd depuis que le gouvernement fédéral établit ces statistiques, c'est-à-dire juste après la fin de la deuxième guerre mondiale. " (Le Monde, 17/03/00)
[4] [64] Les enfants comme marchandise ne sont pas le propre de situations de pays pauvres et où règne le chaos le plus total : "Ce pays [la Grande-Bretagne] est également le champion européen du travail des enfants, comme en témoigne un rapport accablant rédigé par une commission indépendante, la Low Pay Unit, et rendu public le 11 février dernier : 2 millions déjeunes entre 6 et 15-16 ans, dont 500 000 âgés de moins de 13 ans, ont un emploi quasi régulier. Il ne s'agit pas seulement de «petits boulots», mais d'activités qui devraient normalement être assurées par des adultes dans l'industrie et les services, et qui sont rémunérées de manière dérisoire. Le dumping gêné rationnel, telle est la dernière innovation en date du «modèle» britannique... " {Le Monde Diplomatique, avril 98).
[5] [65] Nous ne pouvons dans le cadre de cet article analyser, critiquer et dénoncer la nouvelle trouvaille, le nouveau truc, qui va sortir l'humanité et le capitalisme de l'impasse : Internet et la "nouvelle économie". Remarquons simplement que l'enthousiasme des derniers mois est en train de retomber et que la frénésie et les ardeurs spéculatives sur Internet se refroidissent déjà. Il faut dire que les chiffres astronomiques de capitalisation boursière des sociétés liées à Internet sont complètement irrationnels par rapport aux chiffres d'affaire et encore plus par rapport aux bénéfices, quand ils existent ce qui est rarement le cas. Le fait que des masses immenses de capitaux financiers quittent la "vieille économie", c'est-à-dire celle qui produit des biens de production et des biens de consommation, et se précipitent sur des sociétés qui ne produisent rien, avec comme seul objectif la spéculation, est une confirmation éclatante de l'impasse du capitalisme. "En janvier, il y a eu un afflux net de 32 milliards de dollars dans les fonds de technologie en forte croissance [la « nouvelle économie » liée à Internet]. Pendant ce temps, les investisseurs retiraient leur argent des autres actions qui ont souffert un retrait net de 13 milliards. Les chiffres de décembre étaient tout aussi frappant : 26 milliards de dollars pour la haute technologie et 13 milliards s'enfuirent des autres catégories." (International Herald Tribune, 14/03/00)
[6] [66] Selon les règles en usage parmi les économistes, il faut deux trimestres consécutifs de recul de la croissance pour que la récession soit "officiellement" reconnue. Mais comme le relève The Economist les chiffres négatifs ne sont que l'expression d'une récession "ouverte" qui n'infirme en rien l'existence d'une récession même dans le cas de chiffres positifs.
[7] [67] Cf. les numéros précédents de la Revue Internationale pour des analyses et des prises de position plus précises sur les conflits impérialistes, en particulier le Kosovo, le Timor et la Tchétchénie (n°97, 98, 99 et 100).
[8] [68] A relever que "la Colombie est devenue le troisième récipiendaire de l'aide militaire américaine, après Israël et l'Egypte " {Le Monde en 2000 publié par Courrier International).
[9] [69] En Allemagne, "Des tensions sociales se sont réchauffées sur deux fronts... au moment où le gouvernement met en avant des changements sensibles dans la politique d'emploi " (International Herald Tribune, 24/03/00). Voir aussi Weltrevolution, notre journal en Allemagne. Sur la Grande-Bretagne, voir notre journal mensuel World Révolution n°228 et 229, ainsi que la prise de position de la Communist Workers Organisation dans Revolutionary Perspectives n°15 et 16 sur les différences d'appréciation sur les luttes ouvrières récentes. Sur la France voir notre journal mensuel Révolution Internationale.
Les mouvements les plus significatifs ne sont pas les plus médiatisés. Ainsi en France, les grèves minoritaires et corporatistes des agents des impôts et de 1 ' enseignement ont occupé le devant de la scène et fait les gros titres pour se terminer par des "victoires" bidons, mises au compte des syndicats, alors que la multitude de conflits dans d'autres secteurs privés et publics, comme La Poste par exemple, contre l'application des 35 heures et ses conséquences sont minimisés quand ils ne sont pas passés sous silence.
La bourgeoisie à célébré l'an 2000 à sa façon : avec force festivités et en chantant les merveilles que le siècle qui s'achève a apportées à l'humanité. Elle n'a pas manqué de souligner les formidables progrès accomplis par la science et la technique au cours de ce siècle et d'affirmer que le monde s'est aujourd'hui donné les moyens d'en faire profiter tous les êtres humains. A côté de ces grands discours euphoriques on a également entendu, mais avec moins de force, ceux qui soulignaient les tragédies qui ont frappé le vingtième siècle ou qui s'inquiétaient des perspectives d'avenir soulignant que celles-ci ne semblent pas particulièrement roses, qu'il y a encore des crises économiques, des famines, des guerres, des problèmes écologiques. Mais tous les discours convergent sur un point : il n'y a pas d'autre société possible même si, pour les uns, il faut faire confiance aux "lois du marché" et si, pour les autres, il faut tempérer ces lois avec des gadgets comme la "taxe Tobin" et mettre en oeuvre une "véritable coopération internationale".
Il appartient aux révolutionnaires, aux communistes, d'opposer aux mensonges et aux discours consolateurs des apologistes du système capitaliste le bilan lucide du siècle qui s'achève et, sur cette base, de dégager les perspectives de ce qui attend l'humanité dans le prochain. Cette lucidité n'est pas le fruit d'une intelligence particulière. Elle résulte du simple fait que le prolétariat, dont les communistes sont l'expression et l’avant-garde, est la seule classe qui n'ait besoin ni de consolations ni de masquer à l'ensemble de la société la réalité des faits et les perspectives du monde actuel pour la bonne raison que c'est la seule force capable d'ouvrir une telle perspective, non à son seul bénéfice mais au bénéfice de l'ensemble de l'humanité.
Le caractère mitigé des jugements portés sur le 20e siècle par les différents défenseurs de 1'ordre bourgeois tranche avec l'enthousiasme unanime qui était la règle lorsque fut célébrée l'année 1900. A cette époque la classe dominante était tellement sûre de la solidité de son système, sûre que le mode de production capitaliste était capable d'apporter des bienfaits toujours croissants à l'espèce humaine que cette illusion avait commencé à faire des ravages importants au sein du mouvement ouvrier lui-même. C'était l'époque où des révolutionnaires comme Rosa Luxemburg combattaient dans leur propre parti, la Social-démocratie allemande, les idées de Berstein et compagnie remettant en cause le "catastrophisme" de la théorie marxiste. Ces conceptions "révisionnistes" estimaient que le capitalisme était capable de surmonter définitivement ses contradictions, notamment économiques ; qu'il s'acheminait vers une harmonie et une prospérité croissantes et que l'objectif du mouvement ouvrier ne pouvait consister à renverser ce système mais à faire pression de l'intérieur afin qu'il se transforme progressivement au bénéfice de la classe ouvrière. Et si, au sein du mouvement ouvrier organisé, les illusions sur les progrès illimités du capitalisme avaient un tel poids, c'est que ce système avait donné tout au long du dernier tiers du 19e siècle l'image d'une vigueur et d'une prospérité sans égales alors que les guerres qui avaient déchiré l'Europe et d'autres parties du monde jusqu'en 1871 semblaient désormais remisées au musée des antiquités.
La barbarie du 20e siècle
Evidemment, le triomphalisme et la bonne conscience sans faille qui s'exprimaient en 1900 de la part de la bourgeoisie ne sont plus de mise aujourd'hui. En fait, même les apologistes les plus acharnés du mode de production capitaliste sont bien obligés de reconnaître que le siècle qui s'achève a été un des plus sinistres de l'histoire humaine. Et c'est vrai que le caractère éminemment tragique du 20e siècle est difficile à masquer pour qui que ce soit. Il suffit de rappeler que ce siècle a connu deux guerres mondiales, événements qui ne s'étaient jamais produits auparavant. Ainsi, le débat qui s'était mené au sein du mouvement ouvrier il y a une centaine d'années a été tranché sans retour en 1914:
"Les contradictions du régime capitaliste se sont transformées pour l'humanité, par suite de la guerre, en souffrances inhumaines : faim, froid, épidémies, barbarie morale. La vieille querelle académique des socialistes sur la théorie de la paupérisation et le passage progressif du capitalisme au socialisme a été ainsi définitivement tranchée. Les statisticiens et les pédants de la théorie de l’aplanissement des contradictions se sont efforcés pendant des années de rechercher dans tous les coins du monde, des faits réels ou imaginaires permettant de prouver l'amélioration de certains groupes ou catégories de la classe ouvrière. On admit que la théorie de la paupérisation était enterrée sous les sifflements méprisants des eunuques qui occupent les chaires universitaires bourgeoises et des bonzes de l'opportunisme socialiste. Aujourd'hui, ce n'est pas seulement la paupérisation sociale, mais aussi la paupérisation physiologique, biologique dans sa réalité hideuse qui se présente à nous. " (Manifeste de l'Internationale communiste, 6 mars 1919)
Mais quelle que soit la vigueur avec laquelle les révolutionnaires de 1919 dénonçaient la barbarie engendrée par le capitalisme avec la première guerre mondiale, ils étaient loin d'imaginer ce qui allait suivre : une crise économique mondiale sans commune mesure avec celles que Marx et les marxistes avaient analysées auparavant et surtout un seconde guerre mondiale qui fit cinq fois plus de victimes que la première. Une guerre mondiale qui s'est accompagnée d'une barbarie dépassant l'entendement humain.
L'histoire de l'humanité n'est pas avare en cruautés de tous ordres, en tortures, en massacres, en déportations ou exterminations de populations entières sur la base de différences de religion, de langue, de culture, de race. Carthage rasée de la carte par les légions romaines, les invasions d'Attila au milieu du 5e siècle, 1'exécution sur ordre de Charlemagne de 4500 otages saxons en un seul jour de 782, les chambres de torture et les bûchers de l'Inquisition, l'extermination des indiens d'Amérique, la traite de millions de noirs d'Afrique entre le 16e et le 19e siècle : ce ne sont là que quelques exemples que tout collégien peut trouver dans ses manuels scolaires. De même, l'histoire a connu de longues périodes particulièrement tragiques : la décadence de 1'Empire romain, la guerre de cent ans au Moyen Age entre la France et 1'Angleterre, la guerre de trente ans qui dévasta 1'Allemagne au 17e siècle. Cependant, même si l'on passait en revue toutes les autres calamités de ce type qui se sont abattues sur les hommes, nous serions encore loin de trouver 1'équivalent de celles qui se sont déchaînées au cours du vingtième siècle.
Beaucoup de magazines qui ont tenté de faire un bilan du 20e siècle ont établi une liste de ces calamités. Nous n'en donnerons ici que les principaux exemples :
La première guerre mondiale : pour des dizaines de millions d'hommes entre 18 et 50 ans, les mois et les années dans l'horreur des tranchées, dans la boue et le froid, en compagnie des rats, des poux, de la puanteur des cadavres et de la peur permanente des obus de l'ennemi. A l'arrière, des conditions d'exploitation dignes de celles du début du 19e siècle, la famine, la maladie et l'angoisse quotidienne d'apprendre la mort d'un père, d'un fils, d'un mari ou d'un frère. Au total, cinq millions de réfugiés, dix millions de morts, le double de blessés parmi lesquels des multitudes de mutilés, d'invalides, de "gueules cassées".
La seconde guerre mondiale : des combats permanents pendant six ans aux quatre coins de la planète, sous les bombes et les obus, dans la jungle ou le désert, par moins 20 degrés ou par des chaleurs torrides ; mais pire encore, une utilisation systématique comme otages des populations civiles, qu'elles soient raflées ou soumises aux bombardements avec en prime les "camps de la mort" où sont exterminées des populations entières. Bilan : quarante millions de réfugiés, plus de cinquante millions de morts dont une majorité de civils, autant ou plus de blessés, de mutilés ; certains pays, comme la Pologne, l'URSS ou la Yougoslavie, ont perdu de 10 à 20 % de leur population.
Il ne s'agit là que d'un bilan humain des deux conflits mondiaux mais il faudrait y ajouter, dans la période qui les sépare, la terrible guerre civile que la bourgeoisie a déchaînée contre la révolution russe entre 1918 et 1921 (6 millions de morts), les guerres qui annonçaient la seconde boucherie mondiale comme la guerre sino-japonaise ou la guerre d'Espagne (au total, autant de morts) et le "goulag" stalinien dont les victimes dépassent les dix millions.
L'accoutumance à la barbarie
Paradoxalement, les horreurs de la première guerre mondiale ont, par bien des côtés, marqué plus les esprits que celles de la seconde. Pourtant, le bilan humain de cette dernière est terriblement plus effroyable que celui de la "Grande guerre".
"Assez curieusement, sauf en URSS pour des raisons compréhensibles, le nombre très inférieur de victimes de la Première Guerre mondiale a laissé des traces plus profondes que les nombreux morts de la Seconde, comme en attestent les multiples mémoriaux et monuments érigés à l'issue de la Grande Guerre. La Seconde Guerre mondiale n'a produit aucun équivalent des monuments au «soldat inconnu» et, après 1945, la célébration de « l'armistice » (l'anniversaire du 11 novembre 1918) a perdu peu à peu de sa solennité de l’entre-deux-guerres. Les dix millions de morts (...) de la Première Guerre ont été, pour ceux qui n'avaient jamais imaginé pareil sacrifice, un choc plus brutal que les 54 millions de la Seconde pour ceux qui avaient déjà fait l'expérience d'une guerre-massacre. " (L'âge des extrêmes, Eric J. Hobsbawm)
A ce phénomène, ce brave historien, par ailleurs fort réputé, nous donne une explication : "Le caractère total des efforts de guerre et la détermination des deux camps à mener une guerre sans limite et an 'importe quel prix ont certainement laissé leur marque. Sans cela, la brutalité et l'inhumanité croissantes du 20e siècle s'expliquent mal. Sur cette montée de la barbarie après 1914, il n'y a malheureusement aucun doute. A l'aube du 20e siècle, la torture avait été officiellement supprimée à travers l'Europe occidentale. Depuis 1945, nous nous sommes de nouveau habitués, sans grande répulsion, à la voir utilisée dans au moins un tiers des Etats membres des Nations unies, y compris dans quelques uns des plus anciens et des plus civilisés. " (Ibid.)
Effectivement, y compris dans les pays les plus avancés, la répétition des massacres et de tous les actes de barbarie dont le 20e siècle a été aussi prolixe a provoqué une sorte de phénomène d'accoutumance. C'est à cause d'un tel phénomène que les idéologues de la bourgeoisie peuvent présenter comme une "ère de paix" la période qui commence après 1945 et qui n'a connu en réalité pas un seul instant de paix avec ses 150 à 200 guerres locales ayant fait au total plus de morts que la seconde guerre mondiale.
Pourtant, cette réalité n'est pas occultée par les médias bourgeois. Aujourd'hui même, que ce soit en Afrique, au Moyen-Orient ou même dans le "berceau de la civilisation", la vieille Europe, les exterminations massives de populations accompagnées des cruautés les plus inimaginables font fréquemment la une des journaux.
De même, les autres calamités qui accablent l'humanité en cette fin de siècle sont régulièrement rapportées et même dénoncés dans la presse : "Alors que la production mondiale de produits alimentaires de base représente plus de 110% des besoins, 30 millions de personnes continuent de mourir de faim chaque année, et plus de 800 millions sont sous-alimentées. En 1960, les 20 % de la population du monde les plus riches disposaient d'un revenu 30 fois plus élevé que celui des 20 % les plus pauvres. Aujourd'hui, le revenu des riches est 82 fois plus élevé ! Sur les 6 milliards d'habitants de la planète, à peine 500 millions vivent dans l'aisance, tandis que 5,5 milliards demeurent dans le besoin. Le monde marche sur la tête. Les structures étatiques de même que les structures sociales traditionnelles sont balayées de façon désastreuse. Un peu partout, dans les pays du Sud, l'Etat s'effondre. Des zones de non-droit, des entités chaotiques ingouvernables se développent, échappent à toute légalité, replongent dans un état de barbarie où seuls des groupes de pillards sont en mesure d'imposer leur loi en rançonnant les populations. Des dangers de nouveau type apparaissent : crime organisé, réseaux mafieux, spéculation financière, grande corruption, extension des nouvelles pandémies (Sida, virus Ebola, Creutzfeldt-Jakob, etc.), pollutions de forte intensité, fanatismes religieux ou ethniques, effet de serre, désertification, prolifération nucléaire, etc. " (L'an 2000, Le Monde diplomatique, décembre 1999)
Pourtant, là aussi, ce type de réalités dont chacun peut être informé, quand il ne les subit pas cruellement dans sa chair, ne provoque plus ni indignation ni révolte significative.
En réalité, l'accoutumance à la barbarie, particulièrement dans les pays les plus avancés, constitue un des moyens par lesquels la classe bourgeoise réussit à maintenir sa domination sur la société. Elle a obtenu cette accoutumance en accumulant les images des horreurs qui accablent l'espèce humaine, mais en accompagnant ces images des commentaires mensongers destinés à tuer, stériliser ou canaliser l'indignation qu'elles doivent susciter, des mensonges qui évidemment s'adressent en premier lieu à la seule partie de la population qui constitue une menace pour elle, la classe ouvrière.
C'est au lendemain de la seconde guerre mondiale, que la bourgeoisie a mis en oeuvre, à grande échelle, ce moyen de perpétuer sa domination. Par exemple, les images filmées insupportables, comme les témoignages écrits, rapportés des camps nazis lors de leur "libération" ont servi à justifier la guerre impitoyable menée par les alliés. Auschwitz a justifié Hiroshima ainsi que tous les sacrifices subis par les populations et les soldats des pays alliés.
Aujourd'hui, à côté des informations et des images qui continuent de parvenir des massacres, les commentateurs s'empressent de préciser que cette barbarie est le fait de "dictateurs" sans morale et sans scrupules, prêts à tout pour assouvir leurs passions les plus monstrueuses. Si le massacre a lieu dans un pays africain, on insiste bien fort sur l'idée qu'il découle de rivalités "tribales" mises à profit par tel ou tel despote local. Si les populations kurdes sont gazées par milliers, cela ne peut venir que de la cruauté du "boucher deBagdad" qui est présenté maintenant comme le diable en personne (alors qu'il était présenté comme une sorte de défenseur de la civilisation lors de la guerre qu'il a menée contre l'Iran entre 1980 et 1988). Si les populations de l'ex-Yougoslavie sont exterminées au nom de la "purification ethnique" c'est parce que Milosevic est l'émule de Saddam Hussein. En somme, de la même façon que la barbarie qui s'était déchaînée au cours de la seconde guerre mondiale avait un responsable bien identifié, Adolphe Hitler avec sa folie meurtrière, la barbarie qui se développe aujourd'hui résulte du même phénomène : la soif de sang de tel ou tel chef d'Etat ou de clique.
Dans la Revue internationale, nous avons à plusieurs reprises dénoncé le mensonge consistant à présenter la barbarie extrême dont le 20e siècle a été le témoin comme le privilège exclusif des régimes "dictatoriaux" ou "autoritaires" ([1] [72]). Nous n'allons pas revenir de façon détaillée sur cette question et nous nous contenterons d'évoquer quelques exemples significatifs du degré de barbarie dont sont capables les régimes "démocratiques".
Pour commencer, faut-il rappeler que la première guerre mondiale, qui à l'époque fut ressentie comme un sommet indépassable de la barbarie, a été conduite des deux côtés par des "démocraties" (y compris, à partir de février 1917 par la toute nouvelle démocratie russe). Mais, cette boucherie est maintenant considérée comme presque "normale" par les discours bourgeois : après tout, les "lois de la guerre ont été respectées" puisque ce sont des soldats qui se sont entre-massacrés par millions. Dans l'ensemble, les populations civiles ont été épargnées. Ainsi, il n'y pas eu de "crimes de guerre" au cours de la première boucherie impérialiste. En revanche, la seconde s'est illustrée dans ce domaine au point qu'a été créé, dès qu'elle s'est achevée, un tribunal spécial, à Nuremberg, pour juger ce genre de crimes. Cependant, la caractéristique principale des accusés de ce tribunal n'était pas qu'ils étaient des criminels impitoyables mais qu'ils appartenaient au camp des vaincus. Sinon, à leurs côtés, il aurait fallu trouver le très démocratique président américain Truman qui décida le lancement des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Celui-ci aurait dû être accompagné de Churchill et de ses collègues alliés qui ordonnèrent la destruction de Dresde, les 13et 14 février 1945, provoquant 250 000 morts, c'est-à-dire trois fois plus qu'à Hiroshima.
Après la seconde guerre mondiale, notamment dans les guerres coloniales, les régimes démocratiques ont continué à s'illustrer : 20 000 morts lors des bombardements de Sétif en Algérie par l'armée française, le 8 mai 1945 (le jour même de la capitulation de l'Allemagne). En 1947, ce sont 80 000 malgaches qui sont massacrés par l'aviation, les blindés et l'artillerie de la même armée. Et ce ne sont là que deux exemples.
Plus près de nous, la guerre du Vietnam, à elle seule, a provoqué entre 1963 et 1975 plus de 5 millions de morts à inscrire, pour leur majorité, au crédit de la démocratie américaine.
Bien entendu, ces massacres étaient "justifiés" par la nécessité de "contenir l'Empire du Mal", le bloc russe ([2] [73]). Mais c'est une justification qui n' existait même plus lors de la guerre du Golfe, en 1991. Saddam Hussein avait gazé plusieurs milliers de Kurdes dans les années 1980 sans que cela ne soulève la moindre indignation des dirigeants du "monde libre" : ce crime n'a été évoqué et dénoncé par ces mêmes dirigeants qu'en 1990, après sa main mise sur le Koweït, et pour le lui faire payer les généraux américains et alliés, boucliers de la civilisation, ont fait massacrer des dizaines milliers de civils à coups de "frappes chirurgicales", enterrer vivant des milliers de soldats irakiens, paysans et prolétaires en uniforme, et en ont asphyxié des milliers d'autres avec des bombes bien plus sophistiquées que celles de Saddam. Aujourd'hui même, ceux qui réussissent à se dégager de l'état d'hypnose collective suscitée par la propagande des temps de guerre sont capables de voir que les frappes de l'OTAN lors de la guerre du Kosovo, au printemps 1999, ont provoqué un "désastre humanitaire" bien pire que celui qu'elles étaient censées combattre. Ils sont capables de comprendre que ce résultat était connu d'avance par les gouvernements qui ont lancé la "croisade humanitaire" et que leurs justifications sont pure hypocrisie. Ils sont également capables de se souvenir que les "méchants" d'aujourd'hui ne l'ont pas toujours été et que le "démon Saddam" était présenté comme un véritable Saint Georges lorsqu'il combattait le dragon Khomeiny, au cours des années 1980, ou bien encore que tous les "dictateurs sanguinaires" ont été armés jusqu'aux dents par les vertueuses "démocraties".
Et justement, pour ceux qui ne marchent pas dans les mensonges déversés par les gouvernements, on trouve des "spécialistes" pour désigner les "vrais coupables" de la barbarie actuelle, tant sur le plan des massacres et génocides que sur celui de la situation économique du monde : en particulier, les Etats-Unis, la "mondialisation" et les "multinationales".
C'est ainsi que le constat tout à fait véridique établi sur l'état du monde actuel par Le Monde Diplomatique précise :
"La Terre connaît ainsi une nouvelle ère de conquête, comme lors des colonisations. Mais, alors que les acteurs principaux des précédentes expansions conquérantes étaient les Etats, cette fois ce sont des entreprises et des conglomérats, des groupes industriels et financiers privés qui entendent dominer le monde. Jamais les maîtres de la Terre n'ont été aussi peu nombreux ni aussi puissants. Ces groupes sont situés dans la Triade Etats-Unis- Europe - Japon mais la moitié d'entre eux sont basés aux Etats-Unis. C'est un phénomène fondamentalement américain...
La mondialisation ne vise pas tant à conquérir des pays qu'à conquérir des marchés. La préoccupation de ce pouvoir moderne n'est pas la conquête de territoires, comme lors des grandes invasions ou des périodes coloniales, mais la prise de possession des richesses.
Cette conquête s'accompagne de destructions impressionnantes. Des industries entières sont brutalement sinistrées, dans toutes les régions. Avec les souffrances sociales qui en résultent : chômage massif, sous- emploi, précarité, exclusion. 50 millions de chômeurs en Europe, 1 milliard de chômeurs et de sous-employés dans le monde... Surexploitation des hommes, des femmes et - plus scandaleux encore – des enfants : 300 millions d'entre eux le sont, dans des conditions d'une grande brutalité.
La mondialisation, c'est aussi le pillage planétaire. Les grands groupes saccagent l'environnement avec des moyens démesurés ; ils tirent profit des richesses de la nature qui sont le bien commun de l'humanité ; et le font sans scrupule et sans frein. Cela s'accompagne également d'une criminalité financière liée aux milieux d'affaires et aux grandes banques qui recyclent des sommes dépassant les 1 000 milliards de dollars par an, c'est-à-dire davantage que le produit national brut d'un tiers de l'humanité."
Une fois identifiés les ennemis de l'espèce humaine, il faut indiquer comment les combattre : "C'est pourquoi les citoyens multiplient les mobilisations contre les nouveaux pouvoirs, comme on l'a vu récemment à l'occasion du sommet de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle. Ils restent convaincus que, au fond, le but de la mondialisation, en ce début de millénaire, c'est la destruction du collectif, l'appropriation par le marché et le privé des sphères publique et sociale. Et sont décidés à s'y opposer. "
Il appartient donc aux "citoyens" de se mobiliser et de réaliser deux, trois Seattle" pour commencer à apporter une solution au maux qui accablent le monde. Et c'est une perspective que mettent en avant même des organisations politiques (comme les trotskistes) qui se prétendent "communistes". En somme, il faut que les citoyens réinventent une "nouvelle démocratie" destinée à combattre les excès du système actuel et qu'ils s'opposent à l'hégémonie de la puissance américaine. C'est en plus fade ce que répétaient les réformistes de la seconde internationale au début du siècle, ces mêmes réformistes qui allaient être à l'avant garde de l'embrigadement du prolétariat dans la première guerre mondiale et dans le massacre des ouvriers révolutionnaires à la fin de celle-ci. C'est en plus "démocratique" ce que nous disaient au cours de la guerre froide les partis staliniens, ces autres bourreaux du prolétariat.
Ainsi, avec les adorateurs de la "mondialisation" et ceux qui la combattent, le terrain est bien balisé : ce qu'il faut avant tout, c'est apporter chacun une pierre à l'acceptation du monde actuel, c'est surtout détourner les ouvriers de la seule perspective qui puisse mettre fin à la barbarie du capitalisme, la révolution communiste.
Révolution communiste ou destruction de l'humanité
Quelle que soit la vigueur de la dénonciation de la barbarie du monde actuel, les discours qu' on entend aujourd'hui, et qui sont amplement répercutés parles médias, taisent l'essentiel : ce n'est pas telle ou telle forme de capitalisme qui est responsable des calamités qui accablent le monde. C'est le capitalisme lui-même, sous toutes ses formes.
En fait, un des aspects majeurs de la barbarie actuelle, ce n'est pas seulement la somme des détresses humaines qu'elle engendre, c'est le décalage immense qui existe entre ce que pourrait être la société avec les richesses qu’elle a créées dans son histoire et la réalité qui est la sienne. Ces richesses, particulièrement la maîtrise de la science et l'augmentation formidable de la productivité du travail, c'est le système capitaliste qui dans l'histoire en a permis l'éclosion. Grâce évidemment à une exploitation féroce de la classe ouvrière, il a créé les conditions matérielles de son dépassement et de son remplacement par une société non plus tournée vers le profit ou la satisfaction des besoins d'une minorité, mais tournée vers la satisfaction de la totalité des êtres humains. Ces conditions matérielles, elles existent depuis le début du siècle, lorsque le capitalisme, en constituant un marché mondial, a soumis à sa loi la terre entière. Ayant achevé sa tache historique d'un développement sans précédent des forces productives, et de la première d'entre elles, la classe ouvrière, le capitalisme devait quitter la scène comme le firent les sociétés qui font précédé, notamment la société esclavagiste et la société féodale. Mais il ne pouvait évidemment pas disparaître de lui même : c'est au prolétariat qu'il revient, comme le disait déjà le Manifeste communiste de 1848, d'exécuter la sentence de mort que 1 ' histoire a prononcée contre la société bourgeoise.
Ayant atteint son apogée, le capitalisme est entré dans une période d'agonie déchaînant sur la société une barbarie toujours croissante. La première guerre mondiale fut la première grande manifestation de cette agonie et justement, c'est au cours et à la suite de cette guerre que la classe ouvrière s'est lancée à l'assaut du capitalisme pour exécuter la sentence et prendre la direction de la société en vue d'établir le communisme. Le prolétariat, en octobre 1917, a accompli le premier pas de cette immense tâche historique mais il n'a pu accomplir les suivants, ayant été défait dans les principales concentrations industrielles du monde, et tout particulièrement en Allemagne ([3] [74]). Après avoir surmonté sa frayeur, la classe bourgeoise a alors déchaîné la - plus terrible contre-révolution de l'histoire. Une contre-révolution menée par la bourgeoisie démocratique mais qui a permis l'installation des régimes monstrueux que furent le nazisme et le stalinisme. Et un des aspects qui souligne le plus la profondeur et l'horreur de cette contre-révolution c'est que ce dernier ait pu se présenter pendant des décennies, avec la complicité de tous les régimes démocratiques, comme le fer de lance de la révolution communiste alors qu'il en était le principal ennemi. C'est là une des caractéristiques majeures de l'immense tragédie vécue par l'humanité au cours du 20e siècle, une caractéristique que tous les commentateurs bourgeois, même les plus "humanistes" et bien pensants, taisent absolument.
C'est parce que le prolétariat subissait cette terrible contre-révolution qu ' il a été amené pieds et poings liés à la deuxième boucherie impérialiste sans qu'il puisse même se dresser contre elle, comme il l'avait fait en Russie en 1917 et en Allemagne en 1918. Et c'est en partie cette impuissance qui permet d'expliquer pourquoi la seconde guerre mondiale fut autrement plus terrible encore que la première.
Une des autres causes de cette différence entre les deux guerres mondiales, c'est évidemment l'immensité des progrès scientifiques accomplis par le capitalisme au cours de ce siècle. Ces progrès scientifiques époustouflants sont évidemment bruyamment salués aujourd'hui par tous les apologistes du capitalisme. Malgré ses calamités, le capitalisme du 20e aurait apporté à la société humaine des richesses scientifiques et techniques sans aucune mesure avec ce qui avait été apporté par le passé. Ce qu'il dit moins fort, évidemment, c'est que les principales bénéficières de cette technologie, celles qui captent à chaque instant les moyens les plus modernes et sophistiqués, ce sont les armées en vue de mener les guerres les plus meurtrières possibles. En d'autres termes, le progrès des sciences du 20e siècle a principalement servi au malheur des hommes et non à leur bonheur, à leur épanouissement. On peut imaginer ce qu'aurait pu devenir la vie de l'humanité si la classe ouvrière avait vaincu dans la révolution permettant de mettre à la disposition des besoins humains les prodiges de technologie qui ont éclos au cours du 20e siècle.
Enfin, une des causes essentielles de la bien plus grande barbarie de la seconde guerre mondiale par rapport à la première, c'est qu'entre les deux, le capitalisme a continué à s'enfoncer dans sa décadence.
Pendant toute la période de la "guerre froide", nous avons eu devant les yeux ce qu'aurait pu représenter une troisième guerre mondiale : la destruction pure et simple de l'humanité. La troisième guerre mondiale n'a pas eu lieu, non pas grâce au capitalisme, mais grâce à la classe ouvrière. En effet, c'est parce que le prolétariat est sorti de la contre-révolution à la fin des années 1960, qu'il a répondu massivement sur son terrain de classe au première atteintes d'une nouvelle crise ouverte du capitalisme et qu'il a empêché que celui-ci n'apporte sa propre réponse à cette crise : une nouvelle guerre mondiale, tout comme la crise des années 1930 avait débouché sur la seconde.
Mais si la riposte de la classe ouvrière à la crise capitaliste a barré le chemin à un nouvel holocauste, elle n'a pas été suffisante pour renverser le capitalisme ou s'engager directement sur le chemin de la révolution. Ce blocage de la situation historique alors que la crise capitaliste s'aggravait toujours plus, a débouché sur une phase nouvelle de la décadence du capitalisme, celle de la décomposition générale de la société. Une décomposition dont la manifestation majeure, à ce jour, a été l'effondrement des régimes staliniens et de l'ensemble du bloc de l'Est conduisant à la dislocation du bloc occidental lui-même. Une décomposition qui s'exprime par un chaos sans précédent sur l'arène internationale et dont la guerre au Kosovo au printemps 1999, les massacres du Timor à la fin de l'été et aujourd'hui encore la guerre en Tchétchénie sont des manifestations parmi d'autres. Une décomposition qui constitue la cause et l'arrière plan de l'ensemble des tragédies qui se déchaînent sur le monde aujourd'hui, qu'il s'agisse des désastres écologiques, des catastrophes "naturelles" ou technologiques, des épidémies et des empoisonnements, qu'il s'agisse de la montée irrésistible des mafias, comme de la drogue et de la criminalité.
"La décadence du capitalisme, telle que le monde l'a connue depuis le début du siècle, se révèle dès à présent comme la période la plus tragique de l'histoire de l'humanité. (...) Mais il apparaît que l'humanité n 'avait pas encore touché le fond. La décadence du capitalisme signifie l'agonie de ce système. Mais cette agonie elle-même a une histoire : aujourd'hui nous avons atteint sa phase terminale, celle de la décomposition générale de la société, celle de son pourrissement sur pied.
Car c'est bien de putréfaction de la société qu'il s'agit maintenant. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le capitalisme avait réussi à repousser vers les pays sous-développés les manifestations les plus barbares et sordides de sa décadence. Aujourd'hui, c'est au coeur même des pays les plus avancés que ces manifestations de barbarie se développent. Ainsi, les conflits ethniques absurdes où les populations s'entre-massacrent parce qu'elles n 'ont pas la même religion ou la même langue, parce qu'elles perpétuent des traditions folkloriques différentes, semblaient réservés, depuis des décennies, aux pays du tiers-monde, l'Afrique, l'Inde ou le Moyen-Orient. Maintenant, c'est en Yougoslavie, à quelques centaines de kilomètres des métropoles industrielles d'Italie du Nord et d'Autriche, que se déchaînent de telles absurdités. (...) Quant aux populations de ces régions, leur sort ne sera pas meilleur qu'avant mais pire encore : désordre économique accru, soumission à des démagogues chauvins et xénophobes, règlements de compte et pogroms entre communautés qui avaient cohabité jusqu'à présent et, surtout, division tragique entre les différents secteurs de la classe ouvrière. Encore plus de misère, d'oppression, de terreur, destruction de la solidarité de classe entre prolétaires face à leurs exploiteurs : voila ce que signifie le nationalisme aujourd'hui. Et l'explosion de celui-ci à l'heure actuelle est bien la preuve que le capitalisme décadent a franchi un nouveau pas dans la barbarie et le pourrissement.
Mais le déchaînement de l'hystérie nationaliste dans certaines parties de l'Europe n'est pas la seule manifestation, loin de là, de cette décomposition qui voit gagner les pays avancés par la barbarie que le capitalisme avait auparavant repoussé à sa périphérie.
Ainsi hier, pour faire croire aux ouvriers des pays les plus développés qu'ils n'avaient pas de raisons de se révolter, les médias allaient dans les bidonvilles de Bogota ou sur les trottoirs de Manille pour faire des reportages sur la criminalité et la prostitution des enfants. Aujourd'hui, c'est dans le pays le plus riche du monde, à New York, Los Angeles, Washington que des enfants de douze ans vendent leur corps ou tuent pour quelques grammes de crack. Dans ce même pays, c'est maintenant par centaines de milliers que se comptent les sans-abri : à deux pas de Wall Street, temple de la finance mondiale, des masses d'êtres humains dorment dans des cartons sur le trottoir, comme à Calcutta. Hier, la concussion et la prévarication érigées à l'état de loi apparaissaient comme des spécialités des dirigeants du Tiers-Monde. Aujourd'hui, il ne se passe pas un mois sans que n'éclate un scandale révélant les moeurs d'escrocs de l'ensemble du personnel politique des pays «avancés» : démissions à répétition des membres du gouvernement au Japon où trouver un politicien «présentable» pour lui confier un ministère devient une «mission impossible» ; participation en grand de la CIA au trafic de la drogue ; pénétration de la Mafia au plus haut sommet de l'Etat en Italie, auto-amnistie des députés français pour s'éviter la prison que méritaient leurs turpitudes... Même en Suisse, pays légendaire de la propreté, on a trouvé un ministre de la police et de la justice compromis dans une affaire de blanchiment de l'argent de la drogue. La corruption a toujours fait partie des pratiques de la société bourgeoise, mais elle a atteint un tel niveau à l'heure actuelle, elle est tellement généralisée, que là aussi il faut constater que la décadence de cette société a franchi une nouvelle étape dans la pourriture.
En fait, c'est l'ensemble de la vie sociale qui semble s'être complètement détraqué, qui s'enfonce dans l'absurde, la boue et le désespoir. C'est toute la société humaine, sur tous les continents, qui, de façon croissante, suinte la barbarie par tous ses pores. Les famines se développent dans les pays des tiers monde, et bientôt atteindront les pays qu'on prétendait «socialistes», alors qu'en Europe occidentale et en Amérique du Nord on détruit les stocks de produits agricoles, qu 'on paye les paysans pour qu 'ils cultivent moins de terres, qu 'on les pénalise s'ils produisent plus que les quotas imposés. En Amérique latine, les épidémies, comme celle du choléra, tuent des milliers de personnes, alors qu'on avait chassé ce fléau depuis longtemps. Partout dans le monde, les inondations ou les tremblements de terre continuent de tuer des dizaines de milliers d'êtres humains en quelques heures alors que la société est parfaitement capable de construire des digues et des maisons qui pourraient éviter de telles hécatombes. Au même moment, on ne peut même pas invoquer la «fatalité» ou les «caprices de la nature, lorsque, à Tchernobyl, en 1986, l'explosion d'une centrale atomique tue des centaines (sinon des milliers) de personnes et contamine plusieurs provinces, lorsque, dans les pays les plus développés, on assiste à des catastrophes meurtrières au coeur même des grandes villes : 60 morts dans une gare parisienne, plus de 100 morts dans un incendie du métro de Londres, il y a peu de temps. De même, ce système se révèle incapable de faire face à la dégradation de l'environnement, les pluies acides, les pollutions de tous ordres et notamment nucléaire, l'effet de serre, la désertification qui mettent en jeu la survie même de l'espèce humaine.
En même temps, on assiste à une dégradation irréversible de la vie sociale : outre la criminalité et la violence urbaine qui ne cessent de croître partout, la drogue exerce des ravages toujours plus effrayants, particulièrement parmi les nouvelles générations, témoin du désespoir, de l'isolement, de l'atomisation qui gagnent toute la société. " (Manifeste du 9e Congrès du CCI, septembre 1991)
Voila comment s'exprimait notre organisation au début de la décennie. Les deux exemples qui sont donnés dans notre document de 1991 sont ceux dont nous disposions alors. Depuis, dans aucun domaine, la situation ne s'est améliorée, bien au contraire, et les événements de ces dernières années sont tout autant sinon plus tragiques, manifestant la barbarie croissante dans laquelle s'enfonce le capitalisme. La drogue, la violence urbaine, la prostitution des enfants, etc. ont fait de nouveaux progrès. Les scandales de la corruption politique n'ont pas cessé, frappant par exemple en France le président de la plus haute instance juridique, le Conseil constitutionnel, et en Allemagne ce parangon de la vertu qu'était le chancelier Kohl. Enfin, les massacres et les méfaits de l'hystérie nationaliste se sont perpétués dans l'ex-Yougoslavie alors qu'ils se déchaînaient en de multiples autres endroits, et aujourd'hui encore en Tchétchénie.
Pour l'heure, une nouvelle guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour du fait de la disparition des grands blocs militaires, et du fait aussi que le prolétariat des pays centraux n'est pas embrigadé derrière les drapeaux de la bourgeoisie. Mais sa menace continuera de peser sur la société tant que subsistera le capitalisme. Cela dit, la société peut aussi bien être détruite sans une guerre mondiale, comme conséquence, dans une société livrée à un chaos croissant, d'une multiplication de guerres locales, de catastrophes écologiques, de famines ou d'épidémies.
Ainsi s'achève le 20e siècle, le siècle le plus tragique et le plus barbare de 1'histoire humaine : dans la décomposition de la société. Si la bourgeoisie a pu célébrer avec faste l'an 2000, il est peu probable qu'elle puisse faire de même en l'an 2100. Soit parce qu'elle aura été renversée par le prolétariat, soit parce que la société aura été détruite ou sera revenue à 1'âge de pierre.
FM.
[1] [75] Voir par exemple notre article "Les massacres et les crimes des « grandes démocraties » " {Revue internationale n° 66).
[2] [76] La justification était d'autant plus efficace que les régimes staliniens ont perpétré de multiples massacres, depuis le« goulag »jusqu'à la guerre d'Afghanistan, en passant par la répression meurtrière en Allemagne en 1953, en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968, en Pologne en 1970, etc.
[3] [77] Sur la révolution allemande, voir notre série d'articles dans la Revue internationale.
Présentation du CCI
L'antifascisme a la peau dure. Alors que les campagnes sur l'extradition de Pinochet battaient encore leur plein, les secteurs "démocratiques" de la bourgeoisie (c'est-à-dire pratiquement tous les secteurs) ont déclenché une nouvelle campagne sur le thème de l'antifascisme, cette fois contre l'accession au gouvernement autrichien du FPO de Georg Haider. Ainsi, lors du sommet européen de Lisbonne du 23 mars 2000, l'ensemble des chefs d'Etat et de gouvernement des 14 autres pays sont tombés d'accord pour confirmer les sanctions à l'égard de l'Autriche tant qu'elle aura dans son gouvernement des représentants du parti de Haider. Dans cette vaste campagne, personne ne veut laisser aux autres la palme de la vigueur dans la dénonciation du "danger fasciste, xénophobe et anti démocratique". C'est ainsi qu'on a pu entendre le chef de la droite française, le président Chirac, condamner vigoureusement ce qui se passe en Autriche (en même temps qu'était publié un sondage indiquant que plus de la moitié des habitants de son pays étaient xénophobes). Pour leur part, l'ensemble des organisations de gauche, à commencer par les trotskistes, redoublent de mises en garde contre la "peste noire" qui constituerait, à leurs dires, une menace de premier plan contre la classe ouvrière. Leur presse revient en permanence sur le "danger fasciste" en même temps que sont organisées des manifestations à répétition contre la "honte Haider".
Il faut dire que, quelles que soient les raisons particulières pour lesquelles la bourgeoisie autrichienne a fait entrer les "noirs" dans son gouvernement ([1] [79]), cet événement constitue une excellente occasion pour ses consoeurs d'Europe et même d'Amérique du Nord pour relancer un type de mystification dont 1'histoire a démontré l'efficacité contre la classe ouvrière. Jusqu'à présent, au cours de ces dernières années, les campagnes contre le "danger fasciste" n'avaient à se mettre sous la main que des événements comme la montée électorale du Front national en France ou des exactions de petits groupes de "skinheads" contre des immigrés. Même le feuilleton Pinochet n'arrivait pas à mobiliser les foules puisque le vieux dictateur était maintenant à la retraite. Il est clair que l'arrivée au gouvernement d'un pays européen d'un parti présenté comme "fasciste" constitue un aliment de premier choix pour ce type de campagnes.
Lorsque nos camarades de Bilan (publication en langue française de la Fraction de gauche du Parti communiste d'Italie) ont rédigé le document que nous republions ci-dessous, le fascisme était une réalité dans plusieurs pays d'Europe, Hitler était au pouvoir en Allemagne depuis 1933. Cela ne les a pas conduits à perdre la tête et à se laisser entraîner dans la frénésie de "l’antifascisme" qui a saisi non seulement les partis socialistes et staliniens, mais également des courants qui s'étaient opposés à la dégénérescence de l'Internationale communiste au cours des années 1920, à commencer par le courant trotskiste. Ils ont été capables de produire une mise en garde extrêmement ferme et claire contre les dangers de l'antifascisme et qui, peu avant la guerre d'Espagne, avait un caractère incontestablement prophétique. En effet, dans cette dernière, la bourgeoisie "fasciste" ne fut en mesure de déchaîner sa répression et ses massacres contre la classe ouvrière que parce que celle-ci, bien qu'elle se soit armée spontanément lors du putsch de Franco du 18 juillet 1936, s'était laissée dévoyer de son terrain de classe, la lutte intransigeante contre la république bourgeoise, au nom de la priorité de la lutte contre le fascisme et de la nécessité de constituer un front de toutes les forces qui le combattaient.
Aujourd'hui la situation historique n'est pas celle des années 1930 alors que la classe ouvrière venait de subir la plus terrible défaite de son histoire, défaite qui n'était pas le fait du fascisme mais des secteurs "démocratiques" de la bourgeoisie et qui avait permis justement à cette dernière, dans certains pays, de faire appel aux partis fascistes pour diriger l'Etat. C'est pour cela que nous pouvons affirmer que le fascisme ne correspond pas à l'heure actuelle à une nécessité politique pour le capitalisme. C'est entre autres en faisant l'impasse totale sur les différences entre la période actuelle et les années 1930, que certains courants qui se réclament de la classe ouvrière et même de la révolution, comme les trotskistes, peuvent justifier leur participation au battage sur le "danger de fascisme". En ce sens, Bilan avait tout à fait raison d'insister sur la nécessité pour les révolutionnaires de savoir replacer les événements qu'ils confrontent dans leur contexte historique en prenant en compte, en particulier, le rapport de force entre les classes. Dans les années 1930, c'est notamment contre les arguments du courant trotskiste (les bolcheviks léninistes) que Bilan développe ses propres arguments. A cette époque, ce courant appartenait encore à la classe ouvrière, mais son opportunisme allait le conduire à la trahison et au passage dans le camp bourgeois lors de la seconde guerre mondiale. Et c'est justement au nom de l'antifascisme que le trotskisme a participé à celle-ci comme force d'appoint des impérialismes alliés, foulant au pied un des principes les plus fondamentaux du mouvement ouvrier, l'internationalisme. Cela dit, les arguments qui sont donnés par Bilan pour combattre les campagnes antifasciste et dénoncer les dangers qu'elles représentent pour la classe ouvrière restent absolument valables aujourd'hui : la situation historique a changé mais les mensonges employés contre la classe ouvrière pour lui faire quitter son terrain de classe et se placer sous la houlette de la démocratie bourgeoise restent fondamentalement les mêmes. Le lecteur pourra facilement reconnaître dans les "arguments" combattus par Bilan ceux qu'on entend aujourd'hui de la part des antifascistes de tout poil et particulièrement ceux qui se réclament de la révolution. Pour n'en donner que quelques exemples, nous citons deux passages du texte de Bilan :
"... la position de nos contradicteurs qui demandent au prolétariat d'intervenir pour choisir entre les formes d'organisation de l'Etat capitaliste, la moins mauvaise, ne reproduit-elle pas la même position défendue par Bernstein appelant le prolétariat à réaliser la meilleure forme de l'Etat capitaliste ?"
"... si réellement le prolétariat est en condition d'imposer une solution gouvernementale à la bourgeoisie, pourquoi devrait-il se borner à un tel objectif au lieu déposer ses revendications centrales pour la destruction de l'Etat capitaliste ? D'autre part, si sa force ne lui permettrait pas encore de déclencher son insurrection, l'orienter vers un gouvernement démocratique, n'est-ce pas V aiguillonner sur une voie permettant la victoire de l'ennemi ? "
Enfin, contre ceux qui avancent que l'antifascisme est un moyen de "rassembler les ouvriers", Bilan répond que le seul terrain sur lequel peut se rassembler le prolétariat est celui de la défense de ses intérêts de classe, ce qui est valable quelque soit le rapport de forces avec son ennemi : "le prolétariat ne pouvant s'assigner pour but immédiat la conquête du pouvoir, se rassemble pour des objectifs plus limités, mais toujours de classe : les luttes partielles".
"Au lieu de procéder à des modifications substantielles des revendications de la classe ouvrière, le devoir impérieux des communistes consiste à déterminer le rassemblement de la classe ouvrière autour de ses revendications de classe et au sein de ses organismes de classe : les syndicats".
A cette époque, contrairement au courant de la gauche communiste germano-hollandaise, la gauche communiste italienne n'avait pas encore clarifié la question syndicale. Les syndicats étaient devenus depuis la première guerre mondiale, et sans retour possible, des organes de l'Etat capitaliste. Ce n'est qu'à l'issue de la seconde guerre mondiale que des secteurs de la gauche italienne l'ont compris. Cela ne retire rien de la validité de la position défendue par Bilan et appelant les ouvriers à se rassembler autour de leurs revendications de classe, position qui reste parfaitement valable aujourd'hui alors que partout la bourgeoisie, tous secteurs confondus, invite la classe ouvrière à défendre le bien précieux que serait la démocratie ; que ce soit contre le "fascisme" ou que ce soit contre toute tentative de faire une nouvelle révolution qui conduirait inéluctablement à un nouveau retour du "totalitarisme" comme celui qui s'est effondré il y a dix ans dans les pays dits "socialistes".
En ce sens, l'article de Bilan que nous republions ici se situe dans la même démarche de dénonciation des mensonges démocratiques qui était la nôtre lorsque nous avons republié les thèses de Lénine "Sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat" dans le numéro précédent de la Revue internationale.
CCI.
L'ANTIFASCISME : Formule de confusion
Fort probablement, la situation actuelle dépasse, par l'ampleur de la confusion, toutes les situations précédentes de reflux révolutionnaire. Cela découle, d'une part, de l'évolution contre-révolutionnaire des points d'appui conquis de haute lutte par le prolétariat dans 1'après-guerre : l'Etat russe, la 3e Internationale, et, d'autre part, de l'incapacité des ouvriers à opposer à cette évolution un front de résistance idéologique et révolutionnaire. L'entrecroisement de ce phénomène et de l'offensive brutale du capitalisme, s'orientant vers la formation des constellations en vue de la guerre, détermine des réflexes de lutte, de la part des ouvriers et parfois aussi des batailles grandioses (Autriche) ([2] [80]) Mais ces batailles ne parviennent pas à ébranler la puissance du centrisme ([3] [81]), seule organisation politique de masse et désormais acquis aux forces de la contre-révolution mondiale.
La confusion, dans un pareil moment de défaites, n'est donc qu'un résultat obtenu par le capitalisme, incorporant l'Etat ouvrier, le centrisme, aux besoins de sa conservation, les orientant là où agissent, depuis 1914, les forces insidieuses de la social-démocratie, agent principal de la désagrégation de la conscience des masses et porte-parole qualifié des mots d'ordre des défaites prolétariennes et des victoires capitalistes.
Dans cet article, nous examinerons une formule-type de confusionnisme, ce que l'on appelle même, dans des milieux ouvriers qui s'intitulent de gauche : "l'antifascisme". (...) Nous nous bornerons, pour la clarté de notre exposé, à ne traiter qu'un problème : l'antifascisme et le front de luttes que 1'on prétend pouvoir réaliser autour de cette formule.
Il est élémentaire ou plutôt il l'était auparavant, d'affirmer qu'avant d'entamer une bataille de classe, il est nécessaire d'établir les objectifs que l'on s'assigne, les moyens à employer, les forces de classe qui peuvent intervenir favorablement. Il n'y a rien de "théorique" dans ces considérations, et parla nous entendons qu' elles ne s'exposent pas à la critique facile de tous ces éléments blasés de "théories", dont la règle consiste, au-delà de toute clarté théorique, à tripatouiller dans des mouvements avec n'importe qui, sur la base de n'importe quel programme, pourvu que subsiste "l'action". Nous sommes évidemment de ceux qui pensent que l'action ne découle pas des "coups de gueule" ou de bonnes volontés individuelles, mais des situations elles-mêmes. En outre, pour l'action, le travail théorique est indispensable afin de préserver la classe ouvrière de nouvelles défaites. Et on doit bien saisir la signification du mépris affecté par tant de militants pour le travail théorique, car il s'agit toujours, en réalité, d'introduire, en catimini, à la place des positions prolétariennes, les conceptions principielles de l'ennemi : de la social-démocratie, au sein des milieux révolutionnaires tout en proclamant l'action à tout prix pour une "course de vitesse" avec le fascisme.
Ainsi, pour ce qui est du problème de l’antifascisme, ce n'est pas seulement le mépris du travail théorique qui guide ses nombreux partisans, mais la sotte manie de créer et de répandre la confusion indispensable pour constituer un large front de résistance. Aucune délimitation préjudicielle afin de ne perdre aucun allié, aucune possibilité de lutte : voilà le mot d'ordre de l'antifascisme. Et nous voyons ici que, pour ce dernier, la confusion est idéalisée et considérée comme un élément de victoire. Nous rappelons qu'il y a plus d'un demi-siècle Marx disait à Weitling que l'ignorance n'a jamais servi le mouvement ouvrier.
Actuellement, au lieu d'établir les objectifs de la lutte, les moyens à mettre en oeuvre, les programmes nécessaires, la quintessence suprême de la stratégie marxiste (Marx dirait de l'ignorance) est présentée ainsi : s'accoler des adjectifs, dont le plus courant sera évidemment "léniniste", et ré évoquer à tout moment, et tellement hors de propos, la situation de 1917 en Russie, l'attaque de septembre de Kornilov. Il fut, hélas ! Un temps où les militants prolétariens avaient encore leur tête sur les épaules et où ils analysaient les expériences historiques. A ce moment, avant d'établir des analogies entre les situations de leur époque et ces expériences, ils recherchaient d'abord si un parallèle politique entre le passé et le présent était possible ; mais ce temps parait révolu, surtout si l'on s'en tient à la phraséologie courante des groupes prolétariens.
Inutile, entend-on dire, d'établir la comparaison entre le tableau de la lutte des classes en 1917 en Russie, et la situation d'aujourd'hui des différents pays ; de même, inutile de voir si le rapport de force entre les classes d'alors présente certaines analogies avec aujourd'hui. La victoire d'Octobre 1917 est un fait historique, il n'y a donc qu'à copier la tactique des bolcheviks russes et surtout à en donner une très mauvaise copie, laquelle changera suivant les différents milieux qui interprètent ces événements sur la base de conceptions de principe opposées.
Mais qu'en Russie le capitalisme faisait, en 1917, ses premières expériences au pouvoir étatique, alors qu'à l'opposé le fascisme surgit d'un capitalisme qui détient le pouvoir depuis des décennies, que, d'autre part, la situation volcanique et révolutionnaire de 1917 en Russie soit à l'opposé de la situation réactionnaire actuelle, cela n'inquiète nullement ceux qui s'intitulent aujourd'hui "léninistes". Au contraire, leur admirable sérénité ne sera pas troublée par l'inquiétude de confronter les événements de 1917 avec la situation actuelle, en se basant sérieusement sur l'expérience italienne et allemande. Kornilov suffit atout. Et la victoire de Mussolini et d'Hitler sera uniquement imputable à de prétendues déviations, effectuées par les partis communistes, par rapport à la tactique classique des bolcheviks en 1917, alors que par un jeu d'acrobaties politiques, on assimilera les deux situations opposées: la révolutionnaire et la réactionnaire.
***
Pour ce qui est de l'antifascisme, les considérations politiques n'entrent pas en jeu. Ce dernier se donne pour but de regrouper tous ceux qui sont menacés par l'attaque du fascisme en constituant un "syndicat des menacés".
La social-démocratie dira aux radicaux-socialistes de veiller à leur propre sécurité et de prendre immédiatement des mesures de défense contre les menaces du fascisme: Herriot et Daladier pouvant, eux aussi, être victimes de la victoire de ce dernier. L. Blum ira même plus loin : il avertira solennellement Doumergue que s'il ne prend pas garde au fascisme, le sort de Bruning l'attend. Le centrisme, pour sa part, s'adressera "à la base socialiste" ou inversement la S.F.I.O. s'adressera au centrisme, afin de réaliser le front unique : socialistes et communistes étant menacés par l'attaque du fascisme. Il reste encore les bolcheviks-léninistes ([4] [82]) qui, dressés sur leurs ergots, proclameront avec grandiloquence être prêts à constituer un front de lutte en dehors de toute considération politique, sur la base d'une solidarité permanente entre toutes les formations "ouvrières" (?) contre les menées fascistes.
La considération qui anime toutes ces spéculations est certes très simple - trop simple pour être vraie - : rassembler tous "les menacés" animés d'un désir analogue d'échapper à la mort, dans un front commun antifasciste. Cependant, l'analyse la plus superficielle prouve que la simplicité idyllique de cette proposition cache, en réalité, l'abandon total des positions fondamentales du marxisme, la négation des expériences du passé et de la signification des événements actuels. (...)
Toutes ces considérations sur ce que radicaux, socialistes, centristes auront à faire pour sauvegarder leurs personnes et leurs institutions, tous les sermons prononcés "ex cathedra" à ce sujet, ne sont, en aucun cas, susceptibles de modifier le cours des situations, car le problème revient à ceci : transformer radicaux, socialistes et centristes en des communistes, la lutte contre le fascisme ne pouvant s'établir que sur le front de la lutte pour la révolution prolétarienne. Et, malgré les sermons, la social-démocratie belge n'en lancera pas moins ses plans de renflouement du capitalisme, n'hésitera pas à torpiller tous les conflits de classe, livrera, en un mot et sans hésiter, les syndicats au capitalisme. Doumergue, d'autre part, ne fera que recalquer Bruning, Blum suivra les traces de Bauer et Cachin celles de Thaelmann.
Encore une fois, nous le répétons, nous ne rechercherons pas, dans cet article, si l'axe de la situation en Belgique, en France, peut être comparé aux circonstances qui déterminèrent la montée et la victoire du fascisme en Italie et en Allemagne. Notre analogie porte surtout sur le fait que Doumergue recalque Briining, au point de vue de la fonction qu'ils peuvent avoir dans deux pays capitalistes foncièrement différents, fonction qui consiste, comme pour Blum et pour Cachin, à immobiliser le prolétariat, à désagréger sa conscience de classe et à permettre l'adaptation de son appareil étatique aux nouvelles circonstances de la lutte inter impérialiste. Il y a de bonnes raisons pour croire qu'en France, particulièrement, l'expérience de Thiers, Clemenceau, Poincaré se répète sous l'expression de Doumergue, que nous assisterons à la concentration du capitalisme autour de ses formations de droite, sans que cela comporte l'étranglement des formations radicales-socialistes et socialistes de la bourgeoisie. D'autre part, il est profondément erroné de baser la tactique prolétarienne sur des positions politiques que l'on fait découler d'une simple perspective.
Ainsi, le problème n'est pas d'affirmer: le fascisme est menaçant, dressons le front unique de l'antifascisme et des antifascistes, mais il faut, au contraire, déterminer les positions autour desquelles le prolétariat se rassemblera pour sa lutte contre le capitalisme. Poser le problème de la sorte, signifie exclure du front de lutte contre le capitalisme des forces antifascistes et même arriver à cette conclusion (qui pourrait sembler paradoxale) que s'il se vérifie une orientation définitive du capitalisme vers le fascisme, la condition du succès réside dans l'inaltérabilité du programme et des revendications de classe des ouvriers, alors que la condition de la défaite certaine consiste dans la dissolution du prolétariat dans le marais antifasciste.
***
L'action des individus et des forces sociales n'est pas régie par des lois de conservation des individus ou des forces, en dehors des considérations de classes : Bruning ou Matteotti ne pouvaient pas agir en considération de leurs intérêts personnels ou des idées qu'ils soutenaient, c'est-à-dire emprunter le chemin de la révolution prolétarienne qui, seul, les aurait préservés de 1 ' étranglement fasciste. Individu et force agissent en fonction des classes dont ils dépendent. Cela explique pourquoi les personnages actuels de la politique française ne font que suivre les traces laissées par leurs prédécesseurs des autres pays, et cela même dans l'hypothèse d'une évolution du capitalisme français vers le fascisme.
La base de la formule de l'antifascisme (le syndicat de tous les menacés) se révèle donc d'une inconsistance absolue. Si, d'autre part, nous examinons de quoi procède - du moins dans ses affirmations programmatiques - l'idée de l'antifascisme, nous constaterons qu'elle dérive d'une dissociation du fascisme et du capitalisme. Il est vrai que si l'on interroge, à ce sujet, un socialiste, un centriste ou un bolchevik-léniniste, tous affirmeront qu'effectivement le fascisme c'est le capitalisme. Seulement, le socialiste dira : "nous avons intérêt à défendre la Constitution et la République afin de préparer le socialisme" ; le centrisme affirmera qu' on réalise plus facilement l'unité de lutte de la classe ouvrière autour de l'antifascisme, qu'autour de la lutte contre le capitalisme ; le bolchevik léniniste affirmera qu'il n'existe pas de meilleure base pour le rassemblement et pour la lutte, que la défense des institutions démocratiques que le capitalisme n'est plus capable d'assurer à la classe ouvrière. Il s'avère donc que l'affirmation générale "le fascisme est le capitalisme" peut conduire à des conclusions politiques pouvant seules résulter de la dissociation du capitalisme et du fascisme.
L'expérience démontre, et cela anéantit la possibilité de distinction entre fascisme et capitalisme, que la conversion du capitalisme en fascisme ne dépend pas de la volonté de certains groupes de la classe bourgeoise, mais répond à des nécessités qui se rattachent à toute une période historique et aux particularités propres à la situation d'Etats se trouvant dans une situation de moindre résistance aux phénomènes de la crise et de l'agonie du régime bourgeois. La social-démocratie, qui agit dans le même sillon que les forces libérales et démocratiques, appelle également le prolétariat à poser comme revendication centrale le recours à l'Etat pour obliger les formations fascistes à respecter la légalité pour les désarmer ou même pour les dissoudre. Ces trois courants politiques agissent sur une ligne parfaitement solidaire : leur source se retrouve dans la nécessité pour le capitalisme d'aboutir au triomphe du fascisme, là où l'Etat capitaliste a pour but d'élever le fascisme jusqu'à en faire la forme nouvelle d'organisation de la société capitaliste.
Puisque le fascisme répond à des exigences fondamentales du capitalisme, c'est sur un autre front opposé que nous pourrons trouver une possibilité de lutte réelle contre lui. Il est vrai qu'aujourd'hui, nous nous exposons souvent à voir falsifier des positions que nos contradicteurs ne veulent pas combattre politiquement. Il suffira, par exemple, de s'opposer à la formule de l'antifascisme (qui n'a aucune base politique), parce que les expériences prouvent que, pour la victoire du fascisme, les forces antifascistes du capitalisme ont été aussi nécessaires que les forces fascistes elles-mêmes, pour s'entendre répondre : "peu importe d'analyser la substance programmatique et politique de l'antifascisme, ce qui nous intéresse, c'est que Daladier est préférable à Doumergue, que ce dernier est préférable à Maurras, et dès lors, nous avons intérêt à défendre Daladier contre Doumergue ou Doumergue contre Maurras". Ou, selon les circonstances, Daladier ou Doumergue, puisqu' ils représentent un obstacle à la victoire de Maurras et que notre devoir est "d'utiliser la moindre fissure dans le but de gagner une position d'avantage pour le prolétariat". Evidemment, les événements d'Allemagne, où les "fissures" que pouvaient représenter d'abord, le gouvernement de Prusse, ensuite Hindenburg - von Schleicher, n'ont été, en définitive, qu'autant d'échelons permettant l'ascension du fascisme, sont de simples bagatelles dont il ne faut pas tenir compte. Il est entendu que nos objections seront taxées d'anti léninistes ou d'anti marxistes ; on nous dira que, pour nous, il est indifférent qu'il y ait un gouvernement de droite, de gauche ou fasciste. Mais, à ce dernier sujet, nous voudrions, une fois pour toutes, poser le problème suivant : tenant compte des modifications survenues dans les situations de l'après-guerre, la position de nos contradicteurs qui demandent au prolétariat d'intervenir pour choisir entre les formes d'organisation de l'Etat capitaliste, la moins mauvaise, ne reproduit-elle pas la même position défendue par Bernstein appelant le prolétariat à réaliser la meilleure forme de l'Etat capitaliste ? L'on nous répondra peut-être que l'on ne demande pas au prolétariat d'épouser la cause du gouvernement pouvant être considérée comme la meilleure forme de domination... au point de vue prolétarien, mais que l'on se propose simplement de renforcer les positions du prolétariat, à tel point d'imposer au capitalisme une forme de gouvernement démocratique. Dans ce cas, l'on ne ferait que modifier les phrases et le contenu resterait le même. En effet, si réellement le prolétariat est en condition d'imposer une solution gouvernementale à la bourgeoisie, pourquoi devrait-il se borner à un tel objectif au lieu de poser ses revendications centrales pour la destruction de l'Etat capitaliste ! D'autre part, si sa force ne lui permettrait pas encore de déclencher son insurrection, l'orienter vers un gouvernement démocratique, n'est-ce pas 1'aiguillonner sur une voie permettant la victoire de l'ennemi?
Le problème n'est certainement pas comme le voient les partisans du "meilleur choix" : le prolétariat a sa solution du problème de l'Etat, et il n'a aucun pouvoir, aucune initiative en ce qui concerne les solutions que donnera le capitalisme au problème de son pouvoir. Il est évident que, logiquement, il y aurait avantage à trouver des gouvernements bourgeois très faibles permettant l'évolution de la lutte révolutionnaire du prolétariat ; mais il est tout aussi évident que le capitalisme ne constituera des gouvernements de gauche ou d'extrême-gauche, qu'à la condition que ces derniers représentent la meilleure forme de sa défense dans une situation donnée. En 1917-21, la social-démocratie accédant au gouvernement réalisa la défense du régime bourgeois et fut la seule forme permettant l'écrasement de la révolution prolétarienne. En considérant qu'un gouvernement de droite aurait pu directement orienter les masses vers l'insurrection, les marxistes devaient ils préconiser un gouvernement réactionnaire? Nous formulons cette hypothèse pour prouver qu'il n'existe pas de notion de forme de gouvernement meilleure ou mauvaise valable en général pour le prolétariat. Ces notions existent seulement pour le capitalisme et suivant les situations. La classe ouvrière a, par contre, le devoir absolu de se regrouper sur ses positions de classe pour combattre le capitalisme sous sa forme qu'il revêt concrètement: fasciste, démocratique ou social-démocratique.
La première considération essentielle que nous ferons en regard des situations actuelles, sera la proclamation ouverte que le problème du pouvoir ne se pose pas aujourd'hui d'une façon immédiate pour la classe ouvrière, et qu'une des manifestations les plus cruelles de cette caractéristique de la situation est le déclenchement de l'attaque fasciste, ou l'évolution de la démocratie vers les pleins pouvoirs. Dès lors, il s'agit de déterminer sur quelles bases pourra s'effectuer le rassemblement de la classe ouvrière. Et ici une conception vraiment curieuse va séparer les marxistes de tous les agents de l'ennemi et des confusionnistes qui agissent au sein de la classe ouvrière. Pour nous, le rassemblement des ouvriers est un problème de quantité : le prolétariat ne pouvant s'assigner pour but immédiat la conquête du pouvoir, se rassemble pour des objectifs plus limités, mais toujours de classe : les luttes partielles. Les autres, qui afficheront un extrémisme de bluff, altéreront la substance de classe du prolétariat et affirmeront qu'il peut lutter pour le pouvoir à n'importe quelle époque. Ne pouvant poser ce problème sur des bases de classe, c'est-à-dire sur la base prolétarienne, ils l'émasculeront substantiellement en posant le problème du gouvernement antifasciste. Nous ajouterons encore que les partisans de la dissolution du prolétariat dans le marais de l'antifascisme, sont évidemment ceux-là mêmes qui empêchent la constitution d'un front de classe du prolétariat, pour ses batailles revendicatives.
Les derniers mois, en France, ont bien connu une efflorescence extraordinaire de programmes, de plans, d'organismes antifascistes, mais cela n'a nullement empêché Doumergue d'aboutir à une réduction massive des traitements, des pensions, signal pour les diminutions de salaires que le capitalisme français a bien l'intention de généraliser. Si la centième partie de 1'activité déployée autour de 1'antifascisme avait été dirigée vers la constitution d'un front solide de la classe ouvrière pour le déclenchement d'une grève générale pour la défense des revendications immédiates, il est absolument certain que, d'une part, les menaces répressives n'auraient pas suivi leur cours, et que, d'autre part, le prolétariat, une fois regroupé pour ses intérêts de classe, aurait repris confiance en lui-même, opérant ainsi une modification de la situation d'où serait surgi, à nouveau, le problème du pouvoir, dans la seule forme où il peut se poser pour la classe ouvrière : la dictature du prolétariat.
De toutes ces considérations élémentaires, il découle que l'antifascisme, pour être justifié, devrait procéder de l'existence d'une classe antifasciste : la politique antifasciste devrait découler d'un programme inhérent à cette classe. Qu'il ne soit pas possible d'arriver à de telles conclusions, cela ne résulte pas seulement des plus simples formulations du marxisme, mais aussi des éléments tirés de la situation actuelle en France. En effet, le problème se pose immédiatement des limites à assigner à l'antifascisme. A qui devrait-il se limiter à sa droite ? A Doumergue, qui est là pour défendre la République, à Herriot qui participe à la "trêve" pour préserver la France du fascisme, à Marquet qui prétend représenter "l'œil du socialisme" dans l'Union Nationale, aux Jeunes Turcs du parti radical, simplement aux socialistes, ou enfin, même, avec le diable, pourvu que l'enfer soit pavé d'antifascisme ? Une position concrète du problème prouve que la formule de l'antifascisme ne sert que les intérêts de la confusion et prépare la déroute certaine de la classe ouvrière.
Au lieu de procéder à des modifications substantielles des revendications de la classe ouvrière, le devoir impérieux des communistes consiste à déterminer le rassemblement de la classe ouvrière autour de ses revendications de classe et au sein de ses organismes de classe : les syndicats. (...) En effet, nous ne nous basons pas sur la notion formelle du syndicat, mais sur la considération fondamentale que - ainsi que nous l'avons déjà dit - le problème du pouvoir ne se posant pas, il faut choisir des objectifs plus limités, mais toujours de classe pour la lutte contre le capitalisme. Et 1'antifascisme détermine des conditions où la classe ouvrière non seulement va être noyée pour ce qui est de ses moindres revendications économiques et politiques, mais où elle verra aussi toutes ses possibilités de lutte révolutionnaire compromises et se trouvera exposée à devenir la proie du précipice des contrastes du capitalisme: de la guerre, avant de retrouver la possibilité de livrer la bataille révolutionnaire pour 1'instauration de la société de demain.
Bilan n° 7, mai 1934.
[1] [83] Ce n'est pas notre objectif dans cet article que de développer notre analyse sur les causes de 1'entrée du FPO au gouvernement autrichien, analyse que les lecteurs pourront trouver dans notre presse territoriale. En quelques mots, on peut dire que cette formule gouvernementale a 1'immense avantage de permettre au SPO (Parti Social Démocrate) de se faire une cure revitalisante d'opposition après plusieurs décennies de présence à la tête de l'Etat en même temps qu'elle vise à saper la dynamique de succès du FPO basée pour une bonne part sur son image de parti "vierge de toute compromission". La bourgeoisie italienne avait pris les devants de ce type de manoeuvre il y a quelques années en "recyclant" dans le gouvernement Berlusconi l'ancien parti néofasciste MSI.
[2] [84] Mouvement insurrectionnel de février 1934.
[3] [85] Bilan désigne ainsi les partis staliniens. Ce
terme provient du fait que, au milieu des années 1920, Staline avait adopté une
position "centriste" entre la gauche, représentée principalement par
Trotsky et la droite dont le porte-parole était Boukharine et qui préconisait
une politique favorable aux koulaks (paysans riches) et aux petits
capitalistes.
[4] [86] Nom que se donnent les trotskistes dans les années 1930.
Comprendre la défaite de la révolution russe, 3
1922-23 : les fractions communistes contre la montée de la contre-révolution
Pour les générations de révolutionnaires qui ont surgi de la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, il était assez difficile d'accepter le caractère prolétarien de l'insurrection d'octobre 1917 et du parti bolchevik qui l'avait dirigée. Le traumatisme causé par la contre-révolution stalinienne avait provoqué en réaction une fuite dans la vision conseilliste qui considère le bolchevisme comme le protagoniste d'une révolution purement bourgeoise en Russie. Et même lorsqu'à la suite de nombreux débatsanimés, un certain nombre de groupes et d'éléments eurent admis qu'Octobre avait bien été rouge, une forte tendance à imposer des limites sévères à l'ampleur de l'événement a persisté : "jusqu'ici et pas plus loin ! Les bolcheviks étaient prolétariens... mais nous avons surtout à apprendre de leurs erreurs".
Ce type de démarche n'a pas épargné les groupes qui ont formé le CCI à l'époque. La section en Grande Bretagne, World révolution, avait abandonné sa position d'origine qui considérait les bolcheviks comme des agents de la contre-révolution capitaliste d'Etat, mais s'agissant de l'histoire du parti bolchevik après 1921, on peut trouver dans WR n'2 le point de vue suivant: "... le trotskisme non moins que le stalinisme était un produit de la défaite de la révolution prolétarienne en Russie. L'Opposition de gauche ne s'est pas formée avant 1923, et bien avant cela Trotsky avait été l'un des supporters et exécutants les plus brutaux de la politique anti ouvrière des bolcheviks (l'écrasement du mouvement de grève de Pétrograd et du soulèvement de Cronstadt, la militarisation du travail, l'abolition des milices ouvrières, etc.). Ses désaccords avec d'autres fractions de la bureaucratie portaient sur les meilleurs moyens d'exploiter les ouvriers russes et d'étendre le modèle «soviétique» capitaliste d'Etat à d'autres parties du monde. "
On trouve aussi ce genre de jugement présomptueux porté sur le passé dans un groupe comme Revolutionary Perspectives qui en 1975 défendait qu'après 1921 et l'écrasement de la révolte de Cronstadt, non seulement la révolution russe était morte et tous les partis de l'Internationale communiste devenus des agents du capitalisme-mais également tous les groupes qui ne partageaient pas leur point de vue sur cette date, étaient eux-mêmes contre-révolutionnaires. ([1] [89])
Ce n'est donc pas par hasard qu'à l' époque, très peu d'études sérieuses aient été menées portant sur la période qui va de 1921 à la victoire définitive du stalinisme à la fin des années 1920. Mais le mouvement révolutionnaire, et le CCI en particulier, a parcouru beaucoup de chemin depuis; si nous dédions une large place aujourd'hui à l'examen des débats qui ont déchiré le parti bolchevik pendant cette période, c'est parce que nous avons compris que loin d'être l'expression de dissensions inter bourgeoises, ces conflits politiques exprimaient la résistance héroïque des courants prolétariens au sein du parti bolchevik contre les tentatives de la contre-révolution de l'emporter complètement. C'est donc une période qui nous a légué certaines des leçons les plus précieuses concernant les tâches de la fraction communiste - cet organe politique dont la fonction première est de combattre la dégénérescence d'une révolution prolétarienne et de ses instruments politiques les plus vitaux.
1922-23 : Lénine s'oriente vers l'opposition
La Nouvelle politique économique (NEP) introduite au l 0e congrès du parti en 1921 avait été définie par Lénine comme une retraite stratégique imposée par l'isolement et la faiblesse du prolétariat russe. En Russie, cela voulait dire l'isolement du prolétariat vis-à-vis de la paysannerie qui avait soutenu les bolcheviks contre les anciens propriétaires fonciers pendant la guerre civile, mais qui réclamait maintenant une compensation matérielle à ce soutien. La direction bolchevik avait en fait considéré la révolte de Cronstadt comme l'avertissement d'une contre-révolution paysanne imminente et c'est pourquoi elle l' avait réprimée sans merci. (voir la Revue internationale n'100). Mais elle savait aussi que "l'Etat prolétarien" - dont les bolcheviks se considéraient les gardiens - ne pouvait dominer uniquement par la force. Il fallait faire des concessions aux paysans sur le plan économique afin de maintenir intact le régime politique existant. Ces concessions, codifiées dans la NEP, impliquaient l'abolition des réquisitions de blé qui avaient caractérisé la période du Communisme de guerre, et leur remplacement par "l'impôt en nature" ; le commerce privé serait maintenant autorisé pour la masse des paysans moyens ; une "économie mixte" serait établie dans laquelle les industries d'Etat fonctionneraient aux côtés des entreprises capitalistes privées, et seraient même en concurrence avec elles.
Cependant, l'isolement véritable du prolétariat russe provenait en fait de la situation internationale. A son troisième congrès en 1921, l'Internationale communiste avait reconnu que l'échec complet de l'Action de mars en Allemagne signifiait le reflux de la vague révolutionnaire qui avait commencé en 1917. Face à la nécessité de reconstruire une Russie ruinée et affamée, les bolcheviks comprenaient qu'ils ne pouvaient compter sur l'assistance immédiate du prolétariat mondial ; et en même temps, si le pouvoir politique qu'ils avaient contribué à créer devait jouer un rôle dans la reprise attendue de la révolution mondiale, ce pouvoir devait prendre les mesures économiques nécessaires pour survivre.
Le discours de Lénine au 11ème Congrès en 1922 commence sur ce thème. II parle des préparatifs de la Conférence de Gênes à laquelle la Russie soviétique envoyait une délégation ayant pour tâche de restaurer les relations commerciales entre la Russie et le monde capitaliste. La démarche adoptée par Lénine envers cela était tout à fait terre à terre :
"Bien entendu, nous allons à Gênes non en communistes mais en marchands. Nous avons besoin de faire du commerce, eux de même. Nous désirons faire du commerce à notre avantage à nous ; ils désirent le faire à leur avantage à eux. Quel tour prendra la lutte ? Cela dépendra, dans une faible mesure il est vrai, de l'habileté de nos diplomates" (Rapport politique du comité central du parti communiste [bolchevik] de Russie au 1 le congrès, 27 mars 1922)
Et en fait Lénine avait tout à fait raison de faire cette distinction entre l'activité communiste et les nécessités de l'Etat. Il ne peut y avoir aucune objection de principe à ce qu'un pouvoir prolétarien échange ses produits contre ceux d'un Etat capitaliste tant qu'on reconnaît clairement qu'il s'agit d'une mesure contingente et temporaire ne remettant pas les principes authentiques en question. Il n'y a rien à gagner de gestes d'auto- immolation héroïque, comme l'avait déjà démontré le débat sur le traité de Brest-Litovsk.
Le problème ici c'est que l'ouverture de l'Etat soviétique au monde capitaliste commençait à impliquer le commerce des principes. En effet à Gênes, l'incapacité à trouver un accord avec les puissances de l'Entente, amena les deux Etats proscrits du moment, la Russie et l'Allemagne, à conclure la même année 1e Traité de Rapallo. Ce traité contenait un certain nombre de clauses secrètes importantes , parmi lesquelles le fait que l' Etat soviétique fournirait des armes à la Reichwehr allemande. C'était en complète opposition avec l'engagement pris en 1918 par les bolcheviks de supprimer toute diplomatie secrète ; ce fut la première alliance militaire véritable entre l'Etat soviétique et une puissance impérialiste.
A cette alliance militaire correspondait une alliance politique grandissante avec la bourgeoisie. La "tactique" du Front unique, lancée dans cette période, a enchaîné les partis communistes aux forces de la social-démocratie qui avaient été dénoncées en 1919 comme des agents de la classe dominante. Avec l'insistance de plus en plus grande sur la nécessité de trouver à l'Etat russe de puissants alliés à l'étranger, cette politique évolua naturellement vers la théorie odieuse selon laquelle on pouvait même constituer des fronts avec les nationalistes de droite en Allemagne, les précurseurs du nazisme. Ces régressions politiques devaient avoir un effet dévastateur sur le mouvement ouvrier en Allemagne lors des événements de 1923 - et le soulèvement avorté qui eut lieu cette année là (voir l'article précédent dans ce numéro et la Revue internationale n° 98 et 99), fut en partie écrasé par la Reichwehr avec les armes fournies par l'Armée rouge. Telles étaient les étapes alarmantes dans la dégénérescence des partis communistes et l'intégration de l'Etat russe dans le concert du capitalisme mondial.
Cette glissade en arrière n'était pas le simple produit de la mauvaise volonté des bolcheviks mais résultait de profonds facteurs objectifs, même si des erreurs subjectives ont certainement joué un rôle dans l'accélération du déclin. Le discours de Lénine exprime cela de façon vivante. Il n'avait aucune illusion sur la nature économique de la NEP : il disait que c'était une forme de capitalisme d'Etat. Nous avons vu (dans la Revue internationale n°99) qu'en 1918 Lénine défendait déjà que le capitalisme d'Etat, comme forme plus concentrée et plus développée de l'économie bourgeoise, constituait un pas en avant, un pas vers le socialisme pour l'économie arriérée de la Russie et ses vestiges semi-médiévaux. Dans le discours au Congrès de 1922, il reprend ce thème, en insistant sur la différence fondamentale à faire entre le capitalisme d'Etat sous la direction de la bourgeoisie réactionnaire, et le capitalisme d'Etat administré par l'Etat prolétarien
",.. il ne faut pas oublier cette vérité majeure, à savoir qu'aucune théorie, aucun ouvrage ne traite la question du capitalisme d'Etat, tel qu'il existe chez nous, pour la simple raison que les notions habituelles rattachées à ces termes, ont trait au pouvoir de la bourgeoisie en société capitaliste. Tandis que notre société à nous est sortie des rails capitalistes ; elle ne s'est pas encore engagée sur une voie nouvelle, mais ce n'est plus la bourgeoisie qui gouverne l'Etat, c'est le prolétariat. Nous ne voulons pas comprendre que lorsque nous disons «Etat», cet Etat, c'est nous, c'est le prolétariat, c'est l'avant-garde de la classe ouvrière. Le capitalisme d'Etat est un capitalisme que nous saurons limiter, dont nous saurons fixer les bornes, ce capitalisme d'Etat est rattaché à l'Etat, mais l'Etat, ce sont les ouvriers, c'est la partie avancée des ouvriers, c'est l'avant garde, c'est nous. " (Rapport au l le congrès, op cit.)
Cette expression "l'Etat, c'est nous " constitue déjà un oubli des propres termes de Lénine dans le débat de 1921 sur les syndicats, dans lequel il avait mis en garde contre le fait d'identifier totalement les intérêts du prolétariat aux intérêts de l'Etat (voir la Revue internationale n° 100) ; il est également évident que Lénine a commencé à perdre de vue la distinction entre le prolétariat et le parti d'avant-garde. Cependant, Lénine était quand même extrêmement conscient des limites véritables de ce "contrôle prolétarien du capitalisme d'Etat", parce que c'est au même moment qu'il fit la fameuse comparaison entre l'Etat soviétique, encore profondément marqué par les tares de l'ordre ancien, avec une "voiture" qui refuse d'obéir aux ordres de son conducteur :
"Cette situation est sans précédent dans l'histoire : le prolétariat, l'avant-garde révolutionnaire, possède un pouvoir politique absolument suffisant; et, à côté de cela, le capitalisme d'Etat. L'essentiel, c'est que nous comprenions que ce capitalisme est celui que nous pouvons et devons admettre, auquel nous pouvons et devons assigner certaines limites, car ce capitalisme est nécessaire à la grande masse paysanne et au capital privé qui doit faire du commerce de façon à satisfaire les besoins des paysans. Il faut faire en sorte que le cours régulier de l'économie capitaliste et de l'échange capitaliste soit rendu possible, car cela est nécessaire au peuple. On ne saurait vivre sans cela... vous communistes, vous ouvriers, vous, partie consciente du prolétariat qui vous êtes chargés de gouverner l'Etat, saurez-vous faire en sorte que l'Etat dont vous avez assumé la charge, fonctionne comme vous l'entendez ? Nous avons vécu une année, l’Etat entre nos mains ;eh bien sur le plan de la nouvelle politique économique a-t-il fonctionné comme nous l'entendions ? Non. Nous ne voulons pas l'avouer: l'Etat n'a pas fonctionné comme nous l'entendions. Et comment a-t-il fonctionné ?La voiture n'obéit pas: un homme est bien assis au volant, qui semble la diriger, mais la voiture ne roule pas dans la direction voulue ; elle va où la pousse une autre force -force illégale, force illicite, force venant d'on ne sait où - où la poussent les spéculateurs, ou peut-être les capitalistes privés , ou peut-être les uns et les autres - mais la voiture ne roule pas tout à fait, et, bien souvent ,pas du tout comme se l’imagine celui qui est au volant. » (Rapport, op cit).
Bref, les communistes ne conduisaient pas le nouvel Etat -ils étaient conduits par lui. De plus, Lénine était totalement lucide sur la direction que cette voiture suivait spontanément : elle menait à une restauration bourgeoise qui prendrait facilement la forme d'une intégration pacifique de l'Etat soviétique à l'ordre capitaliste mondial. Ainsi il reconnaît "l'honnêteté de classe" d'une tendance politique bourgeoise comme les émigrés russes autour de Smena Vekh qui commençaient déjà à soutenir l'Etat soviétique parce qu'ils voyaient dans le parti bolchevik le meilleur "contremaître" du capitalisme russe.
Et cependant, la profondeur des intuitions de Lénine sur la nature et l'échelle du problème auquel étaient confrontés les bolcheviks ne trouvait pas du tout de réponse dans les solutions qu'il préconisait dans le même discours. Pour lui, il n'était pas question d'affronter le processus de bureaucratisation avec son antidote prolétarien -la revitalisation de la vie politique des soviets et des autres organes unitaires de la classe. La réaction de la direction bolchevik à la révolte de Cronstadt avait déjà montré sa perte de conviction dans cette voie. Pas plus que Lénine n'a réclamé un quelconque allégement du véritable état de siège appliqué à la vie interne du parti depuis Cronstadt. La même année, l'Opposition ouvrière se trouva de nouveau sous les feux après avoir tenté de lancer un appel au 4e congrès de l'Internationale sur le régime interne du parti en Russie, et Miasnikov fut expulsé du parti après que Lénine ne fut pas parvenu à le convaincre de renoncer à ses appels à la liberté de parole.
Pour Lénine, le problème consistait en « un manque de culture » des dirigeants de l’Etat communiste-leur incapacité à administrer mieux que ne l'avaient fait les anciens bureaucrates du Tsar, ou à être de meilleurs commerçants ou hommes d'affaires que "les hommes de la NEP" qui surgissaient partout -maintenant que l'économie avaient été libéralisée .Comme exemple de la terrible inertie qui entravait la nouvelle administration, il citait l'histoire absurde de la façon dont un capitaliste étranger avait offert de vendre à la Russie affamée et comment la décision de les acheter avait été ajournée à travers l'ensemble de l'appareil de l'Etat et du parti jusqu'à ce que soient impliqués les plus hauts échelons du parti.
Sans aucun doute de tels excès bureaucratiques auraient pu être évités ici et là en faisant que les bureaucrates soient plus "cultivés", mais cela n'aurait rien changé à la direction globale prise par la voiture de l'Etat. La puissance qui imposait véritablement cette direction, était bien plus forte que les "hommes de la NEP" ou le capitaliste privé- c’était l’immense puissance du capital mondial qui déterminait inexorablement le cours de l’économie russe et de l’Etat soviétique. Même dans les meilleures conditions, une forteresse ouvrière isolée n'aurait pas été capable de résister très longtemps à cette puissance. Dans la Russie de 1922, après la guerre civile, la famine, l'effondrement économique, la disparition de la démocratie prolétarienne et même de grandes parties du prolétariat lui-même, il était totalement utopique d'espérer qu'un mode d'administration plus efficace de la part de la minorité communiste renversât le cours dominant des choses. Au contraire, Lénine fut rapidement contraint d'admettre que le pourrissement qui rongeait de plus en plus la machine étatique ne se limitait pas seulement à "l'inculture" de ses couches les plus basses, mais avait pénétré les rangs les plus hauts de l'échelle du parti, jusqu'à la "vieille garde" du bolchevisme lui-même, donnant naissance à une véritable fraction bureaucratique incarnée par dessus tout par Joseph Staline
Comme l'observe Trotsky dans l'article qu'il a rédigé en 1932 "Sur le testament de Lénine" :
"Il ne serait pas exagéré de dire que Lénine a consacré la moitié de la dernière année de sa vie politique, entre sa convalescence et sa rechute dans la maladie, à une âpre lutte contre Staline. Rappelons-en une nouvelle fois les dates principales. En septembre 1922 ; Lénine a ouvert le feu contre la politique nationale de Staline. Dans la première partie du mois de décembre, il a attaqué Staline sur la question du monopole du commerce extérieur. Le 25 décembre, il a rédigé la première partie de son testament. Le 30 décembre, il a écrit sa lettre sur la question nationale (la «bombe»). Le 4 janvier 1923, il a ajouté un post-scriptum à son testament sur la nécessité de destituer Staline de sa place de secrétaire général. En janvier 23, il a dressé l'artillerie lourde contre Staline : le projet de la commission de contrôle. Dans un article du 2 mars 1923, il porte à Staline un double coup: à la fois comme organisateur de l'Inspection et comme secrétaire général. Le 5 mars, il m'a écrit au sujet de son mémorandum sur la question nationale : «si vous êtes d'accord pour le défendre, ce serait le mieux». Le même jour, il a ouvertement joint pour la première fois ses forces aux irréconciliables ennemis géorgiens de Staline, les informant par une note spéciale qu'ils soutenait «de tout son cœur» leur cause et préparait pour eux des documents contre Staline, Ordjonikidze et Dzerjinski. " (Traduit de l'anglais par nous)
Bien qu'il fût dominé par la maladie qui allait rapidement mettre fin à sa vie, Lénine mit toute son énergie politique dans cette bataille désespérée contre la montée du stalinisme, et proposa à Trotsky de faire bloc avec lui contre le bureaucratisme en général et Staline en particulier. Ainsi, ayant le premier tiré la sonnette d'alarme sur le cours général pris par la révolution, Lénine jetait déjà les fondements pour passer - si nécessaire - à une position oppositionnelle. Mais quand on lit les articles que Lénine a écrit à cette époque ("Comment devons-nous réorganiser l'inspection ouvrière et paysanne", et en particulier l'article du 2 mars auquel Trotsky se réfère "Mieux vaut moins mais mieux"), nous pouvons voir les limites imposées par sa position à la tête de l'appareil d'Etat. Comme dans son discours d'avril, les solutions sont toujours entièrement administratives : réduire le nombre de bureaucrates, réorganiser la Rabkrin, l'Inspection ouvrière et paysanne, fusionner la Rabkrin avec la commission de contrôle du parti... ou encore, comme à la fin de "Faire moins mais mieux", Lénine commence à mettre ses espoirs de sauvetage moins dans la révolution ouvrière à l'ouest que dans la montée de "l'orient nationaliste et révolutionnaire ". D'une façon ou d'une autre, il y a une claire perte de perspective. Lénine avait vu en partie le danger, mais il n'en avait pas encore tiré les conclusions nécessaires. Eut-il vécu plus longtemps, il est sûr qu'il serait allé bien plus loin dans l'identification des causes du problème et donc de la politique à mener. Mais maintenant, le processus de clarification devait passer dans d'autres mains.
1923: l'émergence des oppositions de gauche
Le retrait de Lénine de la vie politique fut l'un des facteurs qui précipita l'éclatement d'une crise ouverte dans le parti bolchevik. D'un côté, la fraction bureaucratique consolidait son emprise sur le parti, initialement sous la forme d'un "triumvirat" formé par Staline, Zinoviev et Kamenev, un bloc instable dont le principal ciment était d' isoler Trotsky. Pendant ce temps ce dernier, malgré de considérables hésitations, était contraint d'évoluer vers une position ouvertement oppositionnelle au sein du parti.
En même temps, le régime bolchevik était confronté à de nouvelles difficultés sur le plan économique et social. Pendant l'été 1923, ce qu'on appelle "la crise des ciseaux" mit en question l'application de la NEP sous le triumvirat. Les "ciseaux" étaient constitués par l'effondrement des prix agricoles d'un côté et la montée des prix industriels de l'autre ; cela menaçait en fait l'équilibre de toute l'économie et constituait la première crise de "l'économie de marché" qu'avait instaurée la NEP. Tout comme la NEP avait été introduite pour contrer l'excessive centralisation par l'Etat du Communisme de guerre qui avait résulté dans la crise de 1921, maintenant il devenait évident que la libéralisation de l'économie exposait la Russie à certaines des difficultés les plus classiques de la production capitaliste. Ces difficultés économiques et par dessus tout la réponse qu'y apportait le gouvernement - une politique de coupes dans les emplois et les salaires comme dans n'importe quel Etat capitaliste "normal" - aggravaient à leur tour la condition de la classe ouvrière qui se trouvait déjà à la limite de la pauvreté. En août septembre 1923, des grèves spontanées avaient commencé à s'étendre aux principaux centres industriels.
Le triumvirat qui était avant tout intéressé à la préservation du statu quo, avait commencé à considérer la NEP comme la voie royale au socialisme en Russie ; ce point de vue était théorisé en particulier par Boukharine qui était passé de l'extrême gauche du parti à l'extrême droite et qui a précédé Staline dans la théorie du socialisme en un seul pays quoiqu'à "un rythme d'escargot", à cause du développement d'une économie de marché "socialiste". Trotsky d'un autre côté avait déjà commencé à demander plus de centralisation et de planification étatique pour répondre aux difficultés économiques du pays. Mais la première prise de position claire de l'opposition émanant de l'intérieur des cercles dirigeants du parti a été la Plate-forme des 46, soumise au Bureau politique en octobre 1923. Les 46 étaient à la fois composés des proches de Trotsky comme Piatakov et Préobrajensky, et d'éléments du groupe Centralisme démocratique comme Sapranov, V.Smirnov et Ossinski. Il n'est pas insignifiant que le document ne porte pas la signature de Trotsky : la peur d'être considéré comme faisant partie d'une fraction alors que les fractions avaient été interdites en 1921 a certainement joué un rôle. Néanmoins, sa lettre ouverte au Comité central, publiée dans la Pravda de décembre 1923 et sa brochure Cours nouveau exprimaient des préoccupations très similaires et le plaçaient définitivement dans les rangs de l'opposition.
A l'origine, la plate-forme des 46 était une réponse aux problèmes économiques dans lesquels se trouvait le régime. Elle prenait fait et cause pour une plus grande planification étatique contre le pragmatisme de l'appareil dominant et sa tendance à élever la NEP au rang de principe immuable. Ce devait être un thème constant de l'opposition de gauche autour de Trotsky – et comme nous le verrons, pas l'une de ses forces. Plus important était l'avertissement lancé sur l'étouffement de la vie interne du parti :
"Les membres du parti qui ne sont pas satisfaits de telle ou telle décision du comité central, qui ont à l'esprit tel ou tel doute, qui relèvent en privé telle ou telle erreur, telle ou telle irrégularité ou telle ou telle confusion, ont peur d'en parler dans les réunions du parti et ont même peur d'en parler dans une conversation. (...)Aujourd'hui, ce n'est pas le parti, pas ses larges masses qui promeut et choisit les membres des comités provinciaux et du comité central du PCR. Au contraire, c'est de plus en plus la hiérarchie du secrétariat du parti qui recrute les membres des conférences et des congrès qui deviennent à leur tour de plus en plus les assemblées exécutives de cette hiérarchie. (...)La position qui s'est créée s'explique par le fait que le régime est la dictature d'une faction au sein du parti. (...) Le régime factionnel doit être aboli et ce doit être fait, en premier lieu, par ceux qui l'ont créé ; il doit être remplacé par un régime d'unité fraternelle et de démocratie interne du parti."
En même temps, la plate-forme prenait ses distances avec ce qu'elle appelait des groupes d'opposition "malsains", même si elle considérait ces derniers comme des expressions de la crise du parti. Cela faisait sans aucun doute référence à des courants comme Le Groupe ouvrier autour de Miasnikov et La Vérité ouvrière autour de Bogdanov qui avaient surgi à la même époque. Peu après, Trotsky adoptait un point de vue similaire : le rejet de leurs analyses comme trop extrêmes, tout en les considérant en même temps comme des manifestations de la mauvaise santé du parti. Trotsky ne voulait pas non plus collaborer aux méthodes de répression qui avaient pour but d'éliminer ces groupes.
En fait, ces groupes ne peuvent absolument pas être écartés comme des phénomènes "malsains". Il est vrai que La Vérité ouvrière exprimait une certaine tendance au défaitisme et même au menchevisme ; comme la plupart des courants de la Gauche allemande et hollandaise, son analyse de la montée du capitalisme d'Etat en Russie était affaiblie par la tendance à mettre en question la révolution d'Octobre elle-même et à la considérer comme une révolution bourgeoise plus ou moins progressive. (voir l'article sur la Gauche communiste en Russie dans la Revue internationale n°9)
Ce n'était pas du tout le cas du Groupe ouvrier du Parti communiste russe (bolchevik), dirigé par des ouvriers bolcheviks de longue date comme Miasnikov, Kuznetsov et Moiseev. Le groupe se fit d'abord connaître en avril-mai 1923 par la distribution de son Manifeste, juste après le 13e congrès du parti bolchevik. L'examen de ce texte confirme le sérieux du groupe, sa profondeur et sa perspicacité politiques.
Le texte n'est pas dépourvu de faiblesses. En particulier, il est entraîné dans la théorie de l'offensive, qui ne voit pas le reflux de la révolution internationale et la nécessité qui en découle de luttes défensives de la classe ouvrière ; c'était l'autre face de la médaille par rapport à l'analyse de l'Internationale communiste qui voyait le recul de 1921 mais en tirait des conclusions largement opportunistes. De la même façon, le Manifeste adopte un point de vue erroné sur le fait qu'à l'époque de la révolution prolétarienne, les luttes pour de plus hauts salaires n'auraient plus de rôle positif.
Malgré cela, les forces de ce document pèsent bien plus que ses faiblesses :
- son internationalisme résolu. Contrairement au groupe L'Opposition ouvrière de Kollontaï, il n'y a pas trace de localisme russe dans son analyse. Toute la partie introductive du Manifeste traite de la situation internationale, situant clairement les difficultés de la révolution russe dans le retard de la révolution mondiale, et insistant sur le fait que le seul salut pour la première résidait dans le renouveau de la seconde : "Le travailleur russe (...) a appris à se considérer comme soldat de l'armée mondiale du prolétariat international et à voir dans ses organisations de classe les troupes de cette armée. Chaque fois donc qu'est soulevée la question inquiétante du destin des conquêtes de la révolution d'Octobre, il tourne son regard là-bas, au-delà des frontières où sont réunies les conditions pour une révolution, mais où, néanmoins, la révolution ne vient pas. " (in Invariance n°6, année VIII, série II, Naples 1975)
- sa critique aiguisée de la politique opportuniste du Front unique et du slogan du Gouvernement ouvrier; la priorité accordée à cette question constitue une confirmation supplémentaire de l'internationalisme du groupe puisqu'il s'agissait avant tout d'une critique de la politique de l'Internationale communiste. Sa position n'était pas non plus teintée de sectarisme : il affirmait la nécessité de l'unité révolutionnaire entre les différentes organisations communistes (comme le KPD et le KAPD en Allemagne) mais rejetait complètement l'appel de l'Internationale à faire bloc avec les traîtres de la social démocratie, son dernier argument fallacieux selon lequel la révolution russe avait précisément réussi parce que les bolcheviks auraient utilisé de façon intelligente la tactique du front unique : "...la tactique qui devait conduire le prolétariat insurgé à la victoire ne pouvait être celle du front unique socialiste mais celle du combat sanglant, sans ménagement, contre les fractions bourgeoises à la terminologie socialiste confuse. Seul ce combat pouvait apporter la victoire et il en fut ainsi. Le prolétariat russe a vaincu non en s'alliant aux socialistes révolutionnaires, aux populistes et aux mencheviks, mais en luttant contre eux. Il est nécessaire d'abandonner la tactique du «front unique socialiste» et d'avertir le prolétariat que «les fractions bourgeoises à la phraséologie socialiste ambiguë» - à l'époque actuelle tous les partis de la Deuxième internationale - marcheront au moment décisif les armes à la main pour la défense du système capitaliste. " (Ibid.)
- son interprétation des dangers qu'affrontait l'Etat soviétique - la menace du "remplacement de la dictature du prolétariat par une oligarchie capitaliste ". Le Manifeste retrace la montée d'une élite bureaucratique et la perte des droits politiques de la classe ouvrière, et réclame la restauration des comités d'usine et par dessus tout que les soviets prennent la direction de l'économie et de l'Etat. ([2] [90])
Pour le Groupe ouvrier, le renouveau de la démocratie ouvrière constituait le seul moyen de contrer la montée de la bureaucratie, et il rejetait explicitement l'idée de Lénine qui voyait dans l'établissement d'une Inspection ouvrière un moyen d'aller de l'avant, alors que ce n'était qu'une tentative de contrôler la bureaucratie par des moyens bureaucratiques.
- son profond sens des
responsabilités. Contrairement aux notes critiques ajoutées par le KAPD quand
il publia le Manifeste en Allemagne (Berlin,1924)et qui exprimait la sentence
prématurée de mort de la révolution russe et de l'Internationale communiste de
la part de la Gauche
allemande, le Groupe ouvrier est très prudent avant de proclamer le triomphe
définitif de la contre-révolution en Russie ou la mort de l'Internationale.
Pendant la "crise de Curzon" de 1923, au moment où il semblait que la Grande-Bretagne
allait déclarer la guerre à la
Russie, les membres du Groupe ouvrier s'engagèrent à défendre
la république soviétique en cas de guerre, et, surtout, il n'y a pas la moindre
trace de répudiation de la révolution d'octobre et de l'expérience bolchevique.
En fait, l'attitude adoptée par le groupe sur son propre rôle correspond très
précisément à la notion de fraction de gauche telle qu'elle a été élaborée plus
tard par la Gauche
italienne en exil. Il reconnaissait la nécessité de s'organiser indépendamment
et même clandestinement, mais le nom du groupe (Groupe ouvrier du Parti
communiste russe - bolchevik) tout comme le contenu de son Manifeste
démontrent qu'il se considérait en totale continuité avec le programme et les
statuts du parti bolchevik. II appelait donc tous les éléments sains au sein du
parti, de la direction comme des différents groupements d'opposition comme la Vérité ouvrière,
l'Opposition ouvrière et le Centralisme démocratique à se regrouper et à mener
une lutte décidée pour régénérer le parti et la révolution. Et sous bien des
aspects, c'était une politique bien plus réaliste que l'espoir qu'avaient les
"46" de faire abolir le régime de factions dans le parti "en premier lieu" par la
faction dominante elle-même.
En somme, il n'y avait rien de malsain dans le projet du Groupe ouvrier, et il n'était pas une simple secte sans influence dans la classe. Des estimations évaluent à environ 200 le nombre de ses membres à Moscou, et il était totalement cohérent quand il disait se trouver aux côtés du prolétariat dans sa lutte contre la bureaucratie. Il chercha donc à mener une intervention politique active dans les grèves sauvages de l'été et de l'automne 1923. En fait, c'est pour cette raison même et à cause de l'influence croissante du groupe au sein du parti que l'appareil déchaîna sa répression contre lui. Comme il l'avait prévu, Miasnikov subit même une tentative d'assassinat "lors d'une tentative d'évasion". Miasnikov survécut et quoique emprisonné puis forcé à l'exil après s'être échappé, il poursuivit son activité révolutionnaire à l'étranger deux décennies durant. Le groupe en Russie fut plus ou moins disloqué par des arrestations de masse, bien qu'il soit clair dans L'énigme russe, le précieux rapport d'A.Ciliga sur les groupes d'opposition en prison à la fin des années 1920, qu'il ne disparut pas complètement et continua d'influencer "l'extrême gauche" du mouvement d'opposition. Néanmoins, cette première répression ne présageait vraiment rien de bon : c'était 1a première fois qu'un groupe ouvertement communiste souffrait directement de la violence de l'Etat sous le régime bolchevik.
Les hésitations fatales de Trotsky
Le fait que Léon Trotsky prenne part ouvertement à l'opposition de gauche était d'une importance capitale. La réputation internationale de Trotsky comme leader de la révolution russe venait juste après celle de Lénine. Ses critiques du régime dans le parti et de ses orientations politiques envoyèrent dans le monde entier un signal clair que tout n'allait pas bien au pays des soviets ;et ceux qui avaient déjà commencé à se sentir mal à l'aise par la direction prise non seulement par 1'Etat soviétique, mais surtout par les partis communistes en dehors de la Russie, trouvaient une figure autour de laquelle ils pouvaient regrouper leurs forces, une figure qui défendait de façon indiscutable la tradition de la révolution d'Octobre et de l'internationalisme prolétarien. C'était en particulier le cas de la Gauche italienne au milieu des années 1920.
Et cependant, dès le début, il est évident que les politiques d'opposition adoptées par Trotsky étaient moins cohérentes et surtout moins déterminées que celles du courant de Miasnikov en particulier. En fait, Trotsky n'a pas réussi à mener la lutte contre le stalinisme même dans les termes limités envisagés par Lénine dans ses derniers écrits.
Pour donner les exemples les plus importants : au 12e congrès du parti en avril 1923, Trotsky ne livra pas la "bombe" que Lénine avait préparée contre Staline concernant la question nationale, son rôle dans le Rabkrin, sa déloyauté, bien qu'à cette époque Trotsky fût encore au centre du parti et y ait joui d'un large soutien. A la veille du 13e congrès, à la réunion du Comité central du 22 mai 1924 où furent débattus le testament de Lénine et son appel à destituer Staline et où le destin de Staline était pesé dans la balance, Trotsky resta silencieux ; il vota pour la non publication du testament contre les vœux qu'avait exprimés la femme de Lénine, N.Kroupskaia ; en 1925, Trotsky se dissocia même de son sympathisant américain, Max Eastman, qui avait décrit et cité le testament dans son livre Since Lenin died. Trotsky avait été persuadé par le Bureau politique de signer une prise de position dénonçant les efforts de Eastman pour faire connaître le testament comme "de la pure calomnie... qui ne peut que servir les buts des ennemis incarnés du communisme et de la révolution". Quand Trotsky changea finalement d'avis et décida de faire connaître le testament, il était trop tard : l'emprise de Staline sur l' appareil du parti était devenue pratiquement intouchable. De plus, pendant la période qui va de la dissolution de l'opposition de gauche en 1923 à la formation de l'Opposition unifiée avec les zinovievistes, Trotsky s'absenta fréquemment des affaires du Comité central, centrant ses préoccupations sur des sujets culturels ou techniques, et, tout en étant physiquement présent, ne prit souvent aucune part aux discussions.
Un certain nombre de facteurs peut être invoqué pour expliquer les hésitations de Trotsky. Bien qu'ils soient tous de nature politique, certains d'entre eux sont aussi à rapporter à des caractéristiques individuelles de Trotsky. Ainsi quand le camarade de Trotsky, Yoffé, écrivit son dernier message à Trotsky avant de se suicider, il fit un certain nombre de critiques des faiblesses deTrotsky : "Mais j'ai toujours pensé qu'il vous manquait un peu l'inflexibilité et l'intransigeance de Lénine, sa faculté de se retrouver seul et de poursuivre solitairement la route qu'il estimait la bonne... Vous avez souvent renié une position juste pour pouvoir conclure un accord ou un compromis dont vous surestimiez l'importance et la valeur. " (cité dans Le prophète désarmé, Isaac Deutscher)
En effet, c'est une description adéquate d'une tendance qui avait été très marquée chez Trotsky avant son adhésion au parti bolchevik - une tendance au centrisme, une incapacité de prendre des positions claires et incisives, une tendance à sacrifier les principes politiques à l'unité organisationnelle. Cette démarche hésitante était renforcée par la peur de Trotsky d'être considéré comme impliqué dans une vulgaire lutte pour le pouvoir personnel, pour lacouronne de Lénine. C'est en fait la principale explication de Trotski lui-même à ses hésitations pendant cette période : "Si j'avais agi à la veille du 12e congrès dans l'esprit du «bloc» Lénine-Trotsky contre le buraucratisme stalinien, je ne doute pas que j'aurais remporté la victoire (...). Cependant en 1922-23, il était encore tout à fait possible de s'emparer de la principale position stratégique en menant une offensive ouverte contre (les) épigones du bolchevisme.» Cependant, «mon action pouvait être comprise ou, plus exactement représentée comme une lutte personnelle pour prendre la place de Lénine dans le parti et dans l'Etat. Je ne pouvais songer à cela sans frémir. " (Ma vie, Trotsky)
Il y a certainement du vrai là-dedans : comme l'un des oppositionnels en fit la remarque à Ciliga, Trotsky était "un homme trop chevaleresque". Confronté aux manœuvres impitoyables et sans principe de Staline en particulier, Trotsky hésitait à descendre au même niveau, et se trouva ainsi hors circuit quasiment à chaque tournant.
Mais les hésitations de Trotsky doivent également être examinées à la lumière de faiblesses théoriques et politiques plus générales, toutes étroitement liées, qui l'empêchaient de prendre une position sans compromis contre la contre-révolution montante :
- l'incapacité de reconnaître clairement que le stalinisme constituait en fait la contre-révolution bourgeoise en Russie. Malgré la fameuse description qu'il a fait de Staline comme "fossoyeur de la révolution",Trotsky et ses adeptes avaient les yeux rivés sur le danger d'une "restauration capitaliste" dans le vieux sens d'un retour au capitalisme privé. C'est pourquoi il considérait le principal danger au sein du parti comme incarné par la fraction de droite de Boukharine et pourquoi son mot d'ordre restait: "un bloc avec Staline contre la droite peut-être ; mais un bloc avec la droite contre Staline jamais". Le stalinisme était considéré comme une forme de centrisme, inévitablement fragile et destiné à être tiré soit à droite soit à gauche. Comme nous le verrons dans le prochain article de la série, cette incapacité à apprécier le danger véritable représenté par Staline était liée à la théorie erronée de Trotsky qui identifiait l'industrialisation contrôlée par l'Etat à une forme de socialisme, et qui ne comprit jamais le vrai sens du capitalisme d'Etat. Cette profonde faiblesse politique devait mener Trotsky à commettre des erreurs de plus en plus graves dans les dix dernières années de sa vie ;
- une des raisons qui rendait Trotsky incapable de comprendre que le régime en Russie était réabsorbé par le camp capitaliste était sa propre implication dans bien des erreurs qui avaient accéléré cette dégénérescence, rien moins que la politique de militarisation du travail et de répression du mécontentement des ouvriers, ainsi que les tactiques opportunistes adoptées par l'I.C. au début des années 20, en particulier "le front unique". En partie parce qu'il était toujours mêlé aux plus hautes branches de l'arbre bureaucratique, Trotsky ne mit jamais en question ces erreurs et en conséquence ne parvint pas à mener son opposition jusque là où il se trouvait, avec le prolétariat et contre le régime. En fait, ce n'est pas avant 1926-27 que l'opposition de Trotsky est arrivée jusqu'à la base du parti ; elle ne se voyait sûrement pas faire de l'agitation parmi les masses des ouvriers. Pour cette raison, les ouvriers ont vraiment considéré la lutte entre Trotsky et Staline comme une dispute lointaine entre "les grands", entre des bureaucrates et rien de plus.
L'incapacité de Trotsky à rompre avec une attitude du type "personne ne peut avoir raison contre le parti" (termes qu'il défendit publiquement au 13e congrès) fut sévèrement critiquée par la Gauche italienne dans ses réflexions sur la défaite de la révolution russe et la signification des procès de Moscou en particulier: "La tragédie de Zinoviev et des « vieux bolcheviks » est la même: vouloir redresser le parti, sujétion du fétichisme du parti qui personnifie la révolution d'octobre et qui les a poussés à faire le sacrifice de leur vie au dernier procès. On retrouve ces mêmes préoccupations dans l'attitude de Trotsky quand, en 1925, il se laissa chasser du Commissariat de la guerre, alors qu'il jouissait toujours de l'appui de l'armée à Moscou. Ce n'est que le 7 novembre 1927 qu'il s'oppose ouvertement au parti ; mais il est trop tard et il échoue piteusement. Ce rattachement au parti et la crainte de devenir l'instrument de la contre-révolution contre la Russie l'empêche de pousser jusque dans ses extrêmes mais logiques conséquences sa critique du centrisme russe dans tous ces écrits, même depuis son expulsion. " (Bilan n°34, "La boucherie de Moscou", août-septembre 1936)
Face à l'avancée de la contre-révolution qui étranglait le souffle même du parti, le seul moyen de sauver quelque chose du désastre aurait été la formation d'une fraction indépendante qui tout en cherchant à gagner les éléments sains du parti, ne se déroberait pas face à la nécessité de mener un travail illégal et clandestin dans l'ensemble de la classe. Ceci, comme nous l'avons vu, est la tâche que le groupe de Miasnikov s'était fixée en 1923, et qui devait être déjouée par l'action de la police secrète. Trotsky au contraire se trouva paralysé par sa propre loyauté à l'interdiction des fractions qu'il avait soutenue au congrès du parti en 1921. En 1923 comme dans la bataille finale de 1927, l'appareil utilisa pleinement cette interdiction pour semer la confusion et la démoralisation dans les oppositions autour de Trotsky, leur donnant le choix entre dissoudre ces groupes ou faire le saut dans l'activité illégale.
Dans les deux occasions, c'est le premier choix qui fut fait dans l'espoir vain de préserver l'unité du parti ; en aucune occasion cela ne préserva les oppositionnels de la violence de la machine stalinienne.
CDW.
[1] [91] Par la suite, la Communist Workers' Organisation (regroupement de Revolutionary Perspectives et de Workers' Voice) a rejeté cette démarche, en particulier lorsqu'elle a mieux connu la méthode politique de la Gauche communiste italienne.
[2] [92] Cependant, le Manifeste semble aussi défendre que les syndicats doivent devenir des organes de la centralisation de la direction économique - vieille position de l'Opposition ouvrière que Miasnikov avait critiquée en 1921(voir le précédent article de la série dans la Revue internationale n'100)
Correspondance Bordiga-Trotsky sur la révolution allemande
Présentation
Nous avons traité dans la Revue Internationale n° 98 et 99 de la défaite de la révolution allemande comme manifestation de la défaite de la révolution mondiale. En publiant cette correspondance entre Bordiga et Trotsky, deux des principaux dirigeants de l'Internationale communiste TIC), nous voulons apporter des éléments complémentaires sur les combats qui se sont menés au sein de cette organisation au sujet de cette défaite.
La question allemande et la défaite subie par le mouvement ouvrier en Allemagne en 1923 constituent le problème essentiel de cette époque pour la classe ouvrière internationale. Les oscillations tactiques de TIC ont produit un désastre en Allemagne. Ce désastre met un terme à la vague révolutionnaire du début des années 1920 et prépare les défaites qui suivront, notamment en Chine en 1927 (situation que nous avons déjà traitée dans cette revue). Et enfin, il aboutit à la perte irrémédiable de l'Internationale dans la défense du "socialisme dans un seul pays" et à la crise des partis communistes avant leur passage à la contre-révolution et leur participation dans la deuxième guerre impérialiste.
Nous ne souhaitons pas ici traiter de façon étendue des débats qui se sont menés au sein de l'Internationale communiste sur la question de la révolution allemande mais uniquement verser au dossier de cette question deux courriers importants entre Bordiga et Trotsky qui permettent de se faire une idée des positions politiques et de la justesse du jugement des deux grands révolutionnaires au moment même où les faits se déroulent.
L'année 1923 constitue une véritable rupture dans la période qui suit la première guerre mondiale. Elle voit la fin de la vague révolutionnaire engendrée par cette guerre, avec en premier lieu la révolution russe d'Octobre 1917. C'est aussi l'année d'une rupture au sein de l'Internationale communiste qui ne maîtrise plus l'analyse de la situation politique.
En 1923, au 3e Plénum de l'Exécutif de TIC, Radek tombe dans le "national-bolchevisme".
Il voit dans l'Allemagne "une grande nation industrielle rejetée au rang d'une colonie'". Il fait l'amalgame entre un pays militairement occupé qui reste un des principaux pays impérialistes dans le monde et un pays colonisé. Ce faisant, il entraîne le Parti communiste d'Allemagne (KPD) et l'IC sur le terrain du nationalisme alors que ces organisations sont déjà largement infectées par l'opportunisme.
On peut déplorer ainsi des déclarations comme celle de l'Exécutif de l'IC qui affirme : "Le fait d'insister fortement sur l'élément national en Allemagne est révolutionnaire au même titre que le fait d'insister sur l'élément national dans les colonies". Radek renchérit : "Ce que l'on appelle nationalisme allemand n'est pas seulement du nationalisme : c’est un large mouvement national ayant une vaste signification révolutionnaire". Et Zinoviev se félicite, en concluant les travaux de l'Exécutif de l'IC, qu'un journal bourgeois ait reconnu le caractère "national-bolchevique" assumé par le KPD.
Puis, au milieu de l'année 1923, la réaction de l'IC se manifeste par un brusque virage qui va de l'attentisme pessimiste manifesté par Radek dans son rapport sur l'offensive du capital au 4e congrès de l'IC ("la révolution n'est pas à l'ordre du jour") à l'optimisme frénétique moins d'un an après : "La révolution est aux portes de l'Allemagne. C'est l'affaire de quelques mois". En conséquence, en présence de la direction du KPD, il est décidé à Moscou qu'il faut préparer d'urgence l'assaut du pouvoir et même en fixer la date. Le 1er octobre Zinoviev déclare au secrétaire du parti allemand Brandler, qu'il voit "le moment décisif d'ici quatre, cinq, six semaines". Toutefois en Allemagne, les mots d'ordre sont contradictoires. On lance des mots d'ordre d'insurrection et en même temps on lance le mot d'ordre de "gouvernement ouvrier" avec la social-démocratie, cette social-démocratie qui a très largement contribué à l'écrasement de la révolution de 1919 et à l'assassinat des meilleurs militants, ouvriers et révolutionnaires dont Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Léo Jogisches.
Il s’agit bien de la première crise d'importance de l'IC. Parallèlement à ces événements dramatiques qui montrent que la courbe du mouvement, qui était jusque là ascendante, est en train de s'inverser, se développe une crise dans la direction du parti bolchevik. Le combat de la troïka Zinoviev-Kamenev-Staline commence, dès cette période, contre Trotsky et l'Opposition de gauche.
C'est en 1923 que l'IC prend le fameux tournant "gauchiste", ce qui coupe l'herbe sous les pieds à la gauche et à ses critiques au sein de PIC. Puis, en 1924, Zinoviev va chercher à utiliser la défaite de la révolution allemande contre l'Opposition.
Ultérieurement, Trotsky reviendra sur la révolution allemande. Dans sa lettre d'Alma Ata au 6e congrès de l'IC datée du 12 juillet 1928, il écrit : "La seconde moitié de 1923 fut une période d'attente tendue de la révolution en Allemagne. La situation fut jugée trop tard et avec hésitation... le 5e congrès (de l'IC de 1924) s'oriente vers l'insurrection en présence du reflux politique".
Seule la Gauche communiste italienne, avec à sa tête Bordiga, est capable de tirer, et de façon magistrale, les premières leçons politiques de cette crise de l'IC même si elles restent encore largement incomplètes. Elle avait déjà lancé une mise en garde au 4e congrès de l'IC en 1922, notamment contre la politique de front unique qui était mise en avant et contre l'opportunisme qui gagnait l'Internationale. En 1923, Bordiga est en prison mais, les divergences devenant de plus en plus importantes, il rédige un manifeste "A tous les camarades du PC d'Italie" qui aurait dû constituer une rupture avec l'orientation de l'IC s'il avait été soutenu par les autres membres du comité exécutif du parti. Enfin en 1924 Bordiga développe lui-même ses critiques au 5e Congrès de l'IC.
Les lettres publiées ci-après proviennent des "archives Perrone" ([1] [93]). Elles ont été écrites au cours du 6e Plénum de l'Exécutif de l'IC, au cours duquel Bordiga s'est affronté sur toutes les questions à Staline ([2] [94]). Bordiga y demande des précisions à Trotsky sur la question allemande. Ce dernier répond qu'il estimait, contrairement aux affirmations de Staline, que le moment favorable pour l'insurrection était déjà passé en octobre 1923 et qu'il n'avait jamais soutenu la politique de Brandler dans cette période.
Le 28 octobre 1926, Bordiga écrit à Karl Korsch (un des membres du communisme de gauche en Allemagne) : "Satisfaisantes sont les positions de Trotsky sur la question allemande de 1923." Toutefois, si les critiques de Trotsky et de Bordiga concordent sur cet événement comme sur la nécessité de discuter
de la question russe et de l'Internationale, les positions politiques du premier ne sont pas aussi tranchées et argumentées sur le fond. Bordiga, en ce qui le concerne, critique les tendances opportunistes au sein de l'IC caractérisées au 4e Congrès par la politique du "front unique", de concessions à la social-démocratie et d'ouverture des partis communistes aux courants centristes (notamment aux "terzini" dans le PC d'Italie).
Lettre de Bordiga à Trotsky
Moscou, le 2 mars 1926
Cher camarade Trotsky,
Pendant une réunion de la délégation de la section italienne à l'exécutif Elargi actuel, avec le camarade Staline, des questions ayant été posées, au sujet de votre préface au livre "1917" et de votre critique sur les événements d'Octobre 1923 en Allemagne, le camarade Staline a répondu que dans votre attitude sur ce point il y avait eu une contradiction.
Pour ne pas courir le danger de citer avec la moindre des inexactitudes les paroles du camarade Staline, je me référerai à la formulation de cette même observation qui est contenue dans un texte écrit, c'est-à-dire à l'article du camarade Kuusinen publié par la Correspondance Internationale (édition française) du 17 décembre 1924, n° 82. Cet article a été publié en italien pendant la discussion pour notre 3e Congrès (Unitâ du 31 août 1925). Il est soutenu que :
a) avant octobre 1923 vous avez soutenu le groupe Brandler et vous avez accepté la ligne décidée par les organes dirigeants de 1T.C. pour l'action en Allemagne ;
b)en janvier 1924, dans les thèses souscrites avec le camarade Radek vous avez affirmé que le parti allemand ne devait pas déchaîner la lutte en octobre ;
c)en septembre 1924 seulement vous avez formulé votre critique visant les erreurs de la politique du PC A et de l'IC qui auraient amené à ne pas saisir l'occasion favorable pour la lutte en Allemagne.
Au sujet de ces prétendues contradictions, j'ai polémiqué contre le camarade Kuusinen dans un article parti dans l'Unitâ au mois d'octobre, en me basant sur les éléments qui m'étaient connus. Mais c'est vous seulement qui pouvait apporter une lumière complète sur la question, et je vous demande de le faire à titre de renseignement et d'information dans des notes brèves, dont je ferai un usage d'instruction personnelle. C’est seulement avec l'autorisation éventuelle des organes du parti à qui en revient la faculté que j e pourrai à 1 ' avenir m'y fonder pour un examen du problème dans notre presse.
Vous adressant mes salutations communistes.
Amadeo Bordiga.
Réponse de Trotsky
2/3/26
Cher camarade Bordiga,
L'exposition des faits que vous avez donnée se base sans aucun doute sur une série de malentendus évidents, qui, avec les documents en main, peuvent être dissipés sans difficulté.
1) Au cours de l'automne 1923, j'ai critiqué âprement le C.C. dirigé par le camarade Brandler. J'ai dû plusieurs fois exprimer de façon officielle ma préoccupation que ce C.C. ne pouvait pas conduire le prolétariat allemand à la conquête du pouvoir. Cette affirmation est enregistrée dans un document officiel du parti. Plusieurs fois, j'ai eu l'occasion - en parlant avec Brandler ou de Brandler - de dire qu'il n'avait pas compris le caractère spécifique de la situation révolutionnaire, de dire qu'il confondait la révolution avec une insurrection armée, qu'il attendait de manière fataliste le développement des événements au lieu d'aller à leur rencontre, etc., etc.,...
2) C'est vrai que je me suis opposé à ce que je sois mandaté pour travailler ensemble avec Brandler et Ruth Fischer parce que dans une telle période de lutte à l'intérieur du Comité Central, cela pouvait amener à une défaite complète, d'autant plus que pour l'essentiel, c'est-à-dire par rapport à la révolution et à ses étapes, la position de Ruth Fischer était pleine du même fatalisme social-démocrate, - elle n' avait pas compris que dans une telle période, peu de semaines sont décisives pour plusieurs années, et même pour des décennies. J'estimais nécessaire de soutenir le Comité Central existant, d'exercer une pression sur lui, de renforcer la fermeté révolutionnaire en mandatant les camarades pour l'assister, etc... Personne encore ne pensait qu'il fut nécessaire de remplacer Brandler et je n'ai pas fait cette proposition.
3) Quand Brandler, en janvier 1924, est venu à Moscou et a dit qu'il était alors plus optimiste par rapport au développement des événements, que durant les événements à l'automne précédent, il est devenu encore plus clair pour moi que Brandler n'avait pas compris quelle est la combinaison particulière de conditions qui créent une situation révolutionnaire. Je lui ai dit qu'il ne savait pas distinguer le devenir de la révolution de sa fin. "A l'automne dernier, la révolution vous a tourné le dos ; vous avez laissé passer le moment Maintenant, la révolution vous tourne le dos ; vous, au contraire, vous croyez qu'elle vient vers vous"".
Si je craignais plus que tout à l'automne 1923 que le parti communiste allemand ait laissé passer le moment décisif - comme cela est advenu effectivement - après janvier 1924, je redoutais que la gauche ne fasse une politique comme si 1'insurrection armée était encore à 1'ordre du jour. Ainsi que je l'ai expliqué dans une série d'articles et de discours dans lesquels je cherchais à démontrer que la situation révolutionnaire était déjà passée, qu'il y avait inévitablement un reflux de la révolution, que dans l'avenir immédiat le parti communiste avait perdu inévitablement son influence, que la bourgeoisie allait utiliser le reflux de la révolution pour se renforcer économiquement, que le capital américain allait exploiter le renforcement du régime bourgeois pour une large intervention en Europe sous les mots d'ordre de "normalisation", "pacifisme", etc... Dans une telle période, je soulignais la perspective révolutionnaire générale comme une ligne stratégique, et non comme une ligne tactique.
4) J'ai donné par téléphone mon soutien aux thèses de Janvier du camarade Radek. Je n'ai pas pris part à la rédaction de ces thèses ; j'étais malade. J'ai donné ma signature parce qu'elles contenaient 1'affirmation que le parti allemand avait laissé passer la situation révolutionnaire et qu'en Allemagne commençait pour nous une bonne phase, pas d'une offensive immédiate mais de défense et de préparation. Ceci était pour moi, alors, l'élément décisif.
5) L'affirmation que j'aurai faite que le parti allemand n'aurait pas dû conduire le prolétariat à l'insurrection est fausse du début à la fin. Mon accusation principale contre le C.C. de Brandler était en réalité qu'il n'a pas su suivre pas à pas les événements, ni porter le parti à la tête des masses populaires pour l'insurrection armée dans la période août-octobre.
6) J'ai dit et écrit qu'après que le parti ait, par fatalisme, perdu le rythme des événements, il était trop tard pour donner le signal de l'insurrection armée : les militaires avaient utilisé le temps perdu par la révolution pour occuper les positions importantes, et, par dessus tout, s'étant produit une modification dans les masses, il débutait une période de reflux. En cela consiste précisément le caractère spécifique et original de la situation révolutionnaire, qui peut, en l'espace d'un mois ou deux, se modifier radicalement. Lénine ne répétait pas en vain en septembre/octobre 17 : "maintenant ou jamais" c'est-à-dire " « jamais» la même situation révolutionnaire ne se répétera."
7) Si en janvier 1924, pour cause de maladie, je n'ai pas pris part aux travaux du Comintern, il est tout à fait vrai que j'étais opposé à ce qui fut mis en avant par Brandler aux travaux du Comité central. C'était mon opinion que Brandler avait chèrement payé l'expérience pratique si nécessaire pour un chef révolutionnaire. Dans ce sens, j'aurais certainement défendu l'opinion que Brandler devait rester dans le Comité central, si, à ce moment là je n'avais pas été en dehors de Moscou. De plus, je n'avais pas du tout confiance en Maslow. Sur la base des entretiens que j'avais eus avec lui, j'estimais qu'il partageait tous les défauts des positions de Brandler par rapport aux problèmes de la révolution, mais qu'il n'avait pas les bonnes qualités de Brandler, c'est-à-dire le sérieux et l'esprit consciencieux. Indépendamment du fait que je me sois trompé ou non dans cette évaluation de Maslow cette question avait un rapport indirect avec l'évaluation de la situation révolutionnaire de l'automne 1923- de la modification survenue en novembre-décembre de la même année.
8) Une des principales expériences de l'insurrection allemande était le fait que dans le moment décisif, duquel, comme je l'ai déjà dit, dépendait le sort de la révolution pour une longue période, et dans tous les partis communistes, une récidive social-démocrate, est, dans une plus ou moins grande mesure, inévitable. Dans notre révolution, cette récidive, grâce à tout le passé du parti et au rôle sans autre exemple de Lénine, fut minime; et malgré tout, c'est-à-dire à certains moments, le succès du parti dans la lutte fut mis en danger. Il me semblait et il me semble d'autant plus important le caractère inévitable des récidives social-démocrates durant les moments décisifs, dans les partis communistes européens plus jeunes et moins trempés. Ce point de vue doit permettre d'évaluer le travail du parti, son expérience, ses offensives, ses retraites dans toutes les étapes de la préparation vers la conquête du pouvoir. C'est en se basant sur cette expérience que peut se faire la sélection des cadres dirigeants du parti.
L.Trotsky
En dépit de la mort supposée du communisme qui aurait fait suite à l'effondrement de l'URSS, divers éléments et plusieurs petits groupes ont émergé en Russie depuis 1990 pour remettre en question l'équation mensongère de la bourgeoisie mondiale selon laquelle stalinisme = communisme.
Dans la Revue Internationale n° 92, nous avons rendu compte de deux conférences, appelées par quelques-uns de ces éléments, qui se sont déroulées à Moscou sur la question de l'héritage politique de Léon Trotsky. Pendant le déroulement de ces Conférences, un certain nombre de participants a voulu se pencher sur d'autres analyses, plus radicales, mises en avant par d'autres membres de l'opposition de gauche durant les années 1920 et 1930 à propos de la dégénérescence de la révolution d'Octobre. Ils ont voulu aussi connaître la contribution de la Gauche communiste sur cette question et, à ce propos, la participation du CCI à ces conférences les a aidés dans leurs questionnements.
A côté de ce compte-rendu, nous avons publié une critique approfondie du livre de Trotsky La révolution trahie rédigée par l'un des animateurs de la conférence.
Depuis lors, le CCI a également eu une correspondance avec différents éléments en Russie. Nous publions ici quelques extraits de ces lettres afin de contribuer à enrichir le débat international sur la nature de l'organisation et des positions communistes pour la future révolution prolétarienne mondiale.
Comme nos lecteurs vont le voir, l'orientation adoptée par notre correspondant - F. du sud de la Russie ([1] [98]) - est proche des positions et de la tradition de la Gauche communiste. D'une part, il défend le parti bolchevik et, d'autre part, il reconnaît la nature capitaliste et impérialiste du régime stalinien. En particulier, il adopte une position internationaliste sur la deuxième guerre impérialiste mondiale, contrairement aux trotskistes qui ont justifié leur participation à cette guerre sous prétexte de défendre l'URSS et ses prétendus acquis prolétariens.
Toutefois, l'approche de notre correspondant sur deux questions essentielles - d'abord sur la possibilité de la révolution mondiale en 1917-23, ensuite sur la possibilité de libération nationale après 1914 et par voie de conséquence sur la possibilité d'un quelconque développement capitaliste durant ce siècle -montre un désaccord sur le cadre et la méthode dans lesquels peuvent être comprises ces positions révolutionnaires internationalistes.
Nous avons pris la liberté de choisir des extraits de différentes lettres du camarade pour gagner de la place et nous consacrer au coeur de la question. Nous avons aussi parfois pris la liberté de corriger le texte (écrit en anglais) du camarade, non par amour de la grammaire mais pour faciliter la traduction dans les différentes langues de la Revue Internationale.
"...Les Bolcheviks se trompaient théoriquement au sujet des possibilités d'une révolution socialiste mondiale au début du 20e siècle. De telles possibilités sont apparues seulement aujourd'hui, à la fin du 20e siècle. Mais dans leur action, ils avaient absolument classe, qui donnent des réponses justes ou fausses aux questions du maître. L'exemple le plus banal est celui de Christophe Colomb qui pensait avoir découvert la route de l'Inde mais qui découvrait l'Amérique. Beaucoup de doctes savants n'ont pas commis une telle erreur mais ils n'ont pas découvert l'Amérique !
Est-ce que les héros des guerres paysannes et des premiers soulèvements bourgeois avaient raison - Wat Tyler, John Bail, Thomas Munzer, Arnold of Brescia, Cola di Rienza, etc. dans leur lutte contre le féodalisme quand les conditions pour la victoire du capitalisme n'étaient pas encore mûres ? Bien sûr qu'ils avaient raison : la lutte de classes des opprimés, même quand ils étaient défaits, accélère le développement de l'ordre d'exploitation existant (et) parce qu'il hâte la chute de cet ordre. Après des défaites, les opprimés peuvent devenir capables de victoire. Rosa Luxemburg a excellemment écrit sur cette question dans sa polémique avec Bernstein dans Réforme sociale ou Révolution.
Si la nécessité de la révolution existait, les révolutionnaires devaient agir même si leurs successeurs comprendraient que ce n'était pas la révolution socialiste. Les conditions pour la révolution socialiste n'étaient pas encore mûres. Les illusions des Bolcheviks au sujet de la possibilité de la révolution socialiste mondiale en 1917-23, étaient des illusions nécessaires, des illusions inévitables comme les illusions de John Bail ou Gracchus Babeuf... Lénine, Trotsky et leurs camarades avec leurs illusions ont fait un énorme travail progressif et nous ont laissé une expérience précieuse du prolétariat, bien que défaite, une révolution. Les Mencheviks avec leurs théories n'ont même pas été capables de mener une révolution bourgeoise et ont fini comme la queue de gauche de la contre-révolution des bourgeois et des propriétaires terriens...
Si nous voulons être marxistes, nous devons comprendre quelles étaient les causes objectives des défaites des révolutions prolétariennes du 20e siècle ? Quelles causes objectives rendront la révolution socialiste mondiale possible au 21e siècle ? Les explications subjectives, telles que la «trahison des sociaux-démocrates et du stalinisme» de Trotsky, ou votre «faiblesse de la conscience de classe à un niveau international» ne sont pas suffisantes. Oui, le niveau de la conscience de classe du prolétariat était et est bas, mais quelles sont les causes objectives de cela ? Oui, les sociaux-démocrates et les staliniens étaient et sont des traîtres, mais qu 'est-ce qui fait que ces traîtres gagnent toujours contre les révolutionnaires ? Pourquoi Ebert et Noske gagnent contre Liebknecht et Luxemburg, Staline contre Trotsky, Togliatti contre Bordiga ? Pourquoi l'Internationale Communiste, créée comme une rupture définitive avec l'opportunisme dégénéré de la 2e Internationale, dégénère elle même trois fois plus vite que la 2e dans l'opportunisme ? Nous devons comprendre tout ceci. "
Sur la décadence du capitalisme : "Votre compréhension de ce capitalisme seulement comme l'étape décadente du capitalisme, seulement comme quelque monstruosité (par exemple, dans un article d'Internationalisme sur l'effondrement du stalinisme) ne donne pas de réponse à la question : pourquoi c'était progressiste, capitaliste bien sûr, dans l'URSS stalinienne et d'autres pays arborant le drapeau rouge ?"
Sur la question nationale : "Au sujet de votre brochure Nation ou classe, nous sommes d'accord avec vos conclusions mais nous ne sommes pas d'accord avec la partie sur les motifs et l'analyse historique. Nous sommes d'accord qu'aujourd'hui, à la fin du 20e siècle, le mot d'ordre du droit à l'autodétermination des nations a perdu tout caractère révolutionnaire. C'est un mot d'ordre bourgeois démocrate. Quand l'époque des révolutions bourgeoises est close, ce slogan est clos aussi pour les révolutionnaires prolétariens. Mais nous pensons que l'époque des révolutions bourgeoises est close à la fin du 20e siècle, non au début. En 1915, Lénine avait généralement raison contre Luxemburg, en 1952 Bordiga avait généralement raison sur cette question contre Damen, mais aujourd'hui la situation est inverse. Et nous considérons complètement erronée votre position que différents mouvements révolutionnaires non prolétariens du tiers-monde qui ne contenaient pas un iota de socialisme, mais étaient objectivement des mouvements révolutionnaires, n'étaient que des outils de Moscou - comme vous l'avez écrit sur le Vietnam, par exemple - et ne sont pas objectivement des mouvements bourgeois progressistes.
Il semble que vous faites la même erreur que Trotsky qui comprenait la crise du capitalisme comme une impasse absolue et non comme un long et tortueux processus de dégénérescence et dégradation quand les éléments négatifs et réactionnaires du capitalisme pèseraient de plus en plus sur les éléments progressifs. Y a-t-il eu un progrès en Union Soviétique ? Oui, bien sûr. Est-ce que c'était un progrès socialiste? Bien sûr que non. C'était une transition d'un pays agraire semi féodal à un pays capitaliste industriel, c'est-à-dire un progrès bourgeois, dans le sang et la boue, comme tout progrès bourgeois. Et les révolutions en Chine, Cuba, Yougoslavie, etc. ? Etaient-elles progressives ? Bien sûr, [comme] il y avait des transformations contradictoirement progressistes dans beaucoup d'autres pays. Nous pouvons et nous devons parler de ce caractère à moitié contradictoire de toutes ces révolutions bourgeoises, mais c'étaient des révolutions bourgeoises. Les conditions objectives pour la révolution prolétarienne en Chine aujourd'hui sont plus mûres qu'elles l'étaient dans les années 1920 grâce à la révolution bourgeoise des années 1940. "
S'il y a un fil conducteur à travers ces extraits, c'est l'idée que les "conditions objectives" pour la révolution prolétarienne n'ont pas existé à l'échelle mondiale durant la plus grande partie du 20e siècle, contrairement à ce que le CCI, dans la continuation du 1er congrès de l'Internationale communiste, met en avant. Aussi, selon cette idée, la révolution d'Octobre était prématurée et, par conséquent, au moins jusqu'à la fin de ce siècle, certaines formes de développement capitaliste progressiste étaient possibles dans les pays de la périphérie du capitalisme mondial et la libération nationale y était donc possible.
Une compréhension claire des conditions objectives dans la société, c'est-à-dire le développement économique de la société à une période historique donnée, est un besoin fondamental pour les marxistes puisqu'ils reconnaissent, contrairement aux anarchistes, que le socialisme, au lieu d'être un simple souhait, est un nouveau mode de production dont la possibilité et la nécessité sont conditionnées par l'épuisement économique de la société capitaliste. Ceci est la pierre angulaire du matérialisme historique avec laquelle, nous sommes sûrs, le camarade est d'accord.
De même, on ne peut guère discuter le fait que Marx voyait les conditions objectives pour le socialisme essentiellement au nombre de deux : "Jamais une société n'expire avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place, avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. " (Avant-propos à la Critique de l'économie politique, 1859, Edition La Pléiade)
Considérant que le capitalisme mondial n'était pas prêt économiquement à périr en 1917, le camarade tire la conclusion que l'immense soulèvement en Russie ne pouvait conduire qu'à une révolution bourgeoise au niveau économique. Au niveau politique, c'était une révolution prolétarienne qui était destinée à échouer du fait que ses objectifs communistes ne correspondaient pas aux réels besoins matériels de la société à cette époque-là. Donc le parti bolchevik et l'Internationale communiste ne pouvaient être que des perdants héroïques qui se sont trompés sur les conditions objectives tout comme John Bail, Thomas Munzer et Gracchus Babeuf qui pensaient qu'une nouvelle société égalitaire était possible alors que les conditions pour celle-ci n'étaient pas présentes.
Le camarade dit que cette position sur la nature d'Octobre est contradictoire dans un sens dialectique. Mais ceci contredit un des concepts de base de l'histoire et donc du matérialisme dialectique selon lequel "(...) l'humanité ne se propose jamais que les tâches qu'elle peut remplir : à mieux considérer les choses, on verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa réalisation sont déjà formées, ou sont en voie de se créer." (idem)
La conscience des classes sociales, leurs buts et leurs problèmes, tendent à correspondre à leurs intérêts matériels et leur position dans les rapports de production et d'échange. C'est uniquement sur cette base que la lutte de classe évolue. Pour une classe exploitée comme le prolétariat, la conscience de soi ne peut seulement se développer qu'après une très longue lutte afin de se libérer elle-même de l'emprise de la conscience de la bourgeoisie. Dans cet effort, les difficultés, incompréhensions, erreurs, confusions reflètent le retard de la conscience par rapport au développement des conditions matérielles - un autre aspect du matérialisme historique qui voit la vie sociale comme essentiellement pratique, préoccupée par la nourriture, l'habillement, le logement - et donc, précèdent les tentatives de l'homme d'expliquer le monde. Mais d'après le camarade, la conscience révolutionnaire du prolétariat a mûri à l'échelle mondiale pour une tâche qui n'existait pas encore. Il met le marxisme sur la tête et imagine que des millions de prolétaires peuvent se mobiliser par erreur dans une lutte à mort pour une révolution bourgeoise. Et pour ceci, il les imagine dirigés par des figures ahistoriques - les révolutionnaires - lesquelles seraient motivées non pas par la classe pour laquelle ils luttent mais par un désir de révolution en général.
Est-ce que la conscience révolutionnaire mûrit dans une classe par erreur ?
Est-ce qu'il y a une tendance historique pour la conscience révolutionnaire de mûrir avant son heure ? Si nous regardons d'un peu plus près, par exemple, les circonstances historiques de la révolte de 1381 des paysans en Angleterre (John Bail) ou celles de la guerre des paysans en Allemagne en 1525 (Thomas Munzer), nous pouvons voir que ce n'est pas le cas : la conscience de ces mouvements tend à refléter les intérêts des protagonistes et les circonstances matérielles de leur époque.
Ces mouvements étaient fondamentalement une réponse désespérée aux conditions toujours plus pénibles imposées par la classe féodale décadente à la paysannerie. Dans ces révoltes comme dans tout mouvement d'exploités à travers l'histoire, il se développait contre les exploiteurs le désir d'une nouvelle société sans exploitation et sans misère. Mais la paysannerie n'a jamais été et ne pourra jamais être une classe révolutionnaire dans le sens véritable du terme puisque les paysans, étant essentiellement une couche de petits propriétaires, ne sont pas les porteurs de nouveaux rapports de production, c'est-à-dire d'une nouvelle société. La paysannerie en révolte n'était pas destinée à être le véhicule pour le nouveau mode bourgeois de production émergeant des villes d'Europe durant la décadence du féodalisme. Comme Engels le met en avant, la paysannerie était destinée à être ruinée par les révolutions capitalistes victorieuses.
Dans les révolutions bourgeoises elles-mêmes (en Allemagne, Grande-Bretagne et France entre le 16e et 18e siècle) la paysannerie et les artisans ont joué un rôle actif mais auxiliaire, pas pour leurs propres intérêts. Dans la mesure où les intérêts prolétariens émergent de façon distincte à cette époque, ils entrent violemment en conflit même avec l'aile la plus radicale de la bourgeoisie, comme en témoigne la lutte entre les Nivelleurs et Cromwell durant la révolution anglaise de 1649 ou la Conspiration des Egaux de Babeuf contre les Montagnards en 1793. ([2] [99])
La paysannerie n'avait pas la cohésion ou les buts conscients d'une classe révolutionnaire. Elle ne pouvait pas développer sa propre vision du monde ni élaborer une réelle stratégie pour renverser la classe dominante. Elle devait emprunter sa théorie révolutionnaire aux exploiteurs puisque sa vision du futur était toujours enfermée dans une religion, c'est-à-dire dans une forme conservatrice. Si ces buts et ces batailles héroïques nous inspirent aujourd'hui et apparaissent hors de leur temps c'est parce que le dernier millénaire (et les quatre précédents) a eu une importante caractéristique : l'exploitation d'une partie de la société par une autre; c'est pourquoi les noms des dirigeants de ces batailles sont restés gravés, à travers les siècles, dans la mémoire des exploités.
C'est seulement à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle que l'idée socialiste apparaît pour la première fois avec une force réelle. Et cette période coïncide, certainement pas accidentellement, avec le développement embryonnaire du prolétariat.
La maturation de la conscience communiste reflète les intérêts matériels de la classe ouvrière
Les prolétaires sont les descendants des paysans et artisans dépouillés de leur terre et de leurs moyens de production par la bourgeoisie. Ils n'ont rien gardé qui puisse les lier à l'ancienne société et ne sont pas porteurs d'une nouvelle forme d'exploitation. Ayant uniquement leur force de travail à vendre et travaillant de manière associée, ils n'ont pas besoin de divisions internes. Ils sont une classe exploitée mais, contrairement à la paysannerie, ils ont un intérêt matériel non seulement à mettre fin à toute forme de propriété mais aussi à créer une société mondiale dans laquelle les moyens de production et d'échange seront détenus en commun : le communisme.
La classe ouvrière, croissant avec le développement sur une large échelle de la production capitaliste, a un pouvoir économique potentiel énorme dans ses mains. De plus, étant concentrée par millions dans et autour des plus grandes villes du monde et liée par des moyens modernes de transport et de communication, elle a les moyens de se mobiliser pour un assaut victorieux contre les bastions du pouvoir politique capitaliste.
La conscience de classe du prolétariat, au contraire de la conscience de la paysannerie, n'est pas liée au passé mais est contrainte de regarder vers le futur sans illusions utopiques ou aventuristes. Elle doit sobrement tirer toutes les conséquences, bien que gigantesques, du renversement de la société existante et de la construction d'une nouvelle société.
Le marxisme, la plus haute expression de cette conscience, peut donner au prolétariat une image réelle de ses conditions et de ses objectifs à chaque étape de sa lutte et de son but final, parce qu'il est capable de mettre en évidence les lois du changement historique. Cette théorie révolutionnaire a émergé dans les années 1840 et, durant les quelques décennies suivantes, a éliminé les vestiges de l'utopisme véhiculé par la classe ouvrière dans les idées socialistes. Dès 1914, le marxisme était déjà triomphant dans un mouvement de la classe ouvrière qui avait 70 années de combat pour ses intérêts à son actif. Une période qui incluait la Commune de Paris de 1871, la révolution russe de 1905 et l'expérience des lre et 2e Internationales.
Et à ce point, le marxisme s'est montré capable de critiquer ses propres erreurs, de revoir ses analyses politiques et positions qui étaient devenues obsolètes avec la marche des événements. La gauche marxiste, avec laquelle le camarade s'identifie, dans tous les principaux partis de la 2e Internationale, a reconnu la nouvelle période ouverte par la première guerre mondiale et la fin de la période de l'expansion "paisible" du capitalisme. La même gauche marxiste mena les insurrections révolutionnaires qui surgirent à la fin de la guerre. Mais c'est juste ici que le camarade, qui aurait fait ce que les bolcheviks firent en octobre 1917 comme un tremplin pour la révolution mondiale, répète les arguments pseudo-marxistes au sujet de l'immaturité des conditions objectives que tous les opportunistes et centristes de la social-démocratie - Karl Kautsky en particulier -utilisaient pour justifier l'isolement et l'étranglement de la révolution russe.
L'échec de la vague révolutionnaire n'a pas été le reflet subjectif inévitable de l'insuffisance des conditions objectives, mais un résultat du fait que la maturation de la conscience n' a pas été suffisamment profonde et rapide pour s'emparer du prolétariat mondial dans la "fenêtre d'opportunité» relativement courte qui s'ouvrait après la guerre et ses difficultés contingentes, sans parler des difficultés spécifiques de la révolution prolétarienne en comparaison avec les révolutions des classes révolutionnaires antérieures.
Pour le matérialisme historique, l'époque de révolution sociale, qui résulte de la maturation des éléments de la nouvelle société, est annoncée par le développement des "formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu'au bout." (Marx. Avant-propos à la Critique de l'économie politique)
L'Internationale Communiste n'était pas, comme le camarade semble le dire, une aberration précoce. En réalité, elle a seulement rattrapé les événements. Elle était l'expression de la recherche d'une solution au capitalisme face à la maturation des conditions objectives. Dire que son échec était inévitable c'est faire du matérialisme historique une recette fataliste et mécanique plutôt qu'une théorie selon laquelle ce sont "les hommes qui font l'histoire".
1917-23 : le capitalisme mondial mérite de périr
En 1914 les éléments de la nouvelle société avaient mûri dans l'ancienne. Mais est-ce que toutes les forces productives pour lesquelles il y avait de la place dans l'ancienne société s'étaient développées ? Est-ce que le socialisme était devenu une nécessité historique ? Le camarade répond par la négative et l'évidence de cette réponse lui semble se situer dans le développement progressif du capitalisme dans la Russie stalinienne, en Chine, au Vietnam et dans d'autres pays. Selon lui, les bolcheviks pensaient qu'ils faisaient la révolution mondiale alors qu'au contraire ils menaient une révolution bourgeoise.
Pour le camarade, la preuve en est l'industrialisation de la Russie et sa transition du féodalisme au capitalisme après 1917, ainsi que l'existence d'"éléments progressistes" dans une période de déclin croissant.
Mais pour le matérialisme historique, tout mode de production a des périodes distinctes d'ascendance et de déclin. Le capitalisme étant un système mondial, au contraire des modes de production féodal, esclavagiste et asiatique avant lui, doit être jugé mûr pour la révolution sur les bases de sa condition internationale et non sur la base de tel ou tel pays qui, pris en lui-même, pourrait donner l'illusion de la possibilité d'un développement progressiste.
Si on isole certaines périodes ou certains pays dans la période de décadence du capitalisme depuis 1914, il est possible d'être aveuglé par l'apparente croissance d'un système; particulièrement lorsque cela se produit dans quelques pays sous-développés comme le résultat de la venue au pouvoir d'une clique capitaliste d'Etat.
Le capitalisme en déclin, une fois encore à l'opposé des sociétés qui l'ont précédé, se caractérise par la surproduction. Alors que le déclin de Rome ou la décadence du système féodal en Europe signifiaient une stagnation et même une régression et un déclin dans la production, le capitalisme décadent continue d'étendre la production (même si c'est à un taux moyen plus bas : environ 50 % de moins que dans la période ascendante) en même temps qu'il étouffe et détruit les forces productives de la société. Nous ne voyons donc pas un arrêt absolue de la croissance de la production capitaliste dans sa phase décadente, comme l'envisage Trotsky.
Le capitalisme ne peut étendre les forces productives que s'il est capable de réaliser la plus-value contenue dans une masse de marchandises toujours croissante qu'il lance sur le marché mondial.
"... Plus la production capitaliste se développe, plus elle est obligée de produire sur une échelle qui n'a rien à faire avec la demande immédiate, mais dépend d'une extension constante du marché mondial... Ricardo ne voit pas que la marchandise doit nécessairement être transformée en argent. La demande des ouvriers ne peut pas suffire pour cela, puisque le profit vient précisément du fait que la demande des ouvriers est moindre que la valeur de ce qu'ils produisent, et que ce profit est d'autant plus grand que cette demande est relativement plus petite. La demande des capitalistes pour les marchandises des uns et des autres n'est pas suffisante non plus... Dire qu'à la fin les capitalistes peuvent seulement échanger et consommer des marchandises entre eux, c'est oublier la nature de la production capitaliste et que la question est de transformer le capital en valeur. " (Marx, Le Capital, Livre IV Section 2 et Livre III Section 1)
Alors que le capitalisme étend énormément les forces productives - force de travail, moyens de production et de consommation -ces dernières existent seulement pour être achetées et vendues parce qu'elles ont une double nature comme valeurs d'usage et valeurs d'échange. Le capitalisme doit transformer en argent les fruits de la production. Le bénéfice donc du développement des forces productives dans le capitalisme reste, pour la masse de la population, largement un potentiel, une promesse lumineuse qui semble toujours hors de portée, à cause de leur pouvoir d'achat limité. Cette contradiction, qui explique la tendance du capitalisme à la surproduction mène seulement à des crises périodiques en période d'ascendance du capitalisme et débouche sur une série de catastrophes une fois que le capitalisme ne peut plus la compenser par la conquête continue de marchés précapitalistes.
L'ouverture de l'époque impérialiste, et en particulier la guerre impérialiste généralisée de 1914-18, a montré que le capitalisme avait atteint ses limites avant qu'il ait complètement éliminé tous les vestiges des sociétés précédentes dans chaque pays ; bien avant qu'il ait été capable de transformer chaque producteur en un travailleur salarié et introduit la production à large échelle à chaque branche d'industrie. En Russie, l'agriculture était toujours basée sur des normes pré-capitalistes, la majorité de la population était constituée de paysans et la forme politique du régime n'avait pas encore pris une forme démocratique bourgeoise en remplacement de l'absolutisme féodal. Néanmoins, le marché mondial dominait déjà l'économie russe et, à Saint Petersbourg, Moscou ainsi que dans d'autres grandes villes, un nombre énorme de prolétaires était concentré dans quelques unes des plus grandes unités industrielles d'Europe.
L'arriération du régime et de l'économie agraire n’a pas empêché la Russie d'être complètement intégrée dans la toile des puissances impérialistes avec ses propres intérêts et objectifs prédateurs. La venue au pouvoir politique de la bourgeoisie dans le gouvernement provisoire après février 1917 n'a pas mené à une quelconque déviation de la politique impérialiste.
Aussi, l'objectif bolchevik que la révolution russe soit un tremplin pour la révolution mondiale était complètement réaliste. Le capitalisme avait atteint les limites du développement national. Ce n'est pas l'arriération relative de la Russie qui a été la cause de l'échec de cette transition mais bien l'échec de la révolution allemande.
L'incapacité à prendre des mesures économiques socialistes de la part du régime soviétique, à ses débuts, n'a pas non plus été le produit de l'arriération russe. La transition vers le mode de production socialiste ne peut sérieusement commencer que lorsque le marché mondial capitaliste a été détruit par la révolution mondiale.
Si nous sommes d'accord que le socialisme dans un seul pays est impossible et que le nationalisme n'est pas un pas en avant vers le socialisme, il y a néanmoins l'illusion que, après la victoire du stalinisme, l'industrialisation a représenté un pas capitaliste progressiste.
Le camarade n'oublie-t-il pas que cette industrialisation a servi fondamentalement l'économie de guerre et les préparatifs impérialistes pour la 2e guerre mondiale ? Que l'élimination de la paysannerie a mené aux goulags des millions de personnes ? En un mot que les taux de croissance fantastiques de l'industrie russe n'ont pu être réalisés que par une tricherie avec la loi de la valeur, en s'affranchissant temporairement de la sanction du marché mondial et en développant une politique de prix artificiels ?
Le développement du capitalisme d'Etat, dont la Russie constitue l'exemple le plus aberrant, a cependant représenté le moyen caractéristique dans la décadence capitaliste, pour chaque bourgeoisie nationale, de faire face à ses rivaux impérialistes actuels et futurs. Dans la période de décadence, la part moyenne des dépense de l'Etat dans l'économie nationale est d'environ 50 %, qu'on peut comparer avec un peu plus de 10 % dans l'ascendance du capitalisme.
Dans la décadence capitaliste, il n'y a pas de rattrapage des pays avancés par les pays moins développés et donc l'accès à l'indépendance politique vis-à-vis des grandes puissances de la part de supposées révolutions nationales reste largement une fiction. Alors qu'à la fin du 19e siècle la croissance du Produit national brut des pays moins développés était de un sixième de celle des pays de capitalisme avancé, dans la décadence cette disparité atteint un seizième. Par conséquent, l'intégration de la population dans le travail salarié de façon plus rapide que la croissance de la population elle-même, qui est une caractéristique des vraies révolutions bourgeoises du passé, ne s'est justement pas produite dans les pays moins développés au cours de la décadence capitaliste. Au contraire, des masses de population sont de plus en plus complètement exclues du processus de production. ([3] [100])
Au 20e siècle, le monde capitaliste comme un tout passe par des fluctuations périodiques de sa croissance qui éclipsent complètement les crises du 19e siècle. Les guerres mondiales de cette période, au lieu d'être des moyens de relancer la croissance, comme c'était le cas de ce celles su 19e siècle (qui apparaissent relativement comme des escarmouches), sont si destructrices qu'elle amènent à la ruine économique à la fois les vainqueurs et les vaincus.
Notre rejet de la possibilité d'un développement progressiste du capitalisme tout au long du 20e siècle n'a donc rien à voir avec une quelconque pudeur de notre part face au "sang" et à la "boue" des révolutions bourgeoises, mais repose sur l'épuisement économique objectif du mode de production capitaliste.
Dans la formule de Lénine la période de "l'horreur sans fin" est remplacée après 1914 par "la fin dans l'horreur".
Les cycles de crise, guerre, reconstruction, nouvelle crise du capitalisme, au cours de ce siècle, confirment que toutes les forces productives que ce mode de production a contenues ont été développées et que ce dernier mérite de périr. Il est certainement vrai qu'à la fin du 20e siècle, la décadence du capitalisme est beaucoup plus avancée qu'au début : en fait, elle est entrée dans une phase de décomposition. Mais les camarades ne nous donnent aucune preuve pour montrer que la décadence du capitalisme a commencé à la fin du siècle, aucun argument pour situer un changement qualitatif d'une telle importance à la fin plutôt qu'au début de plus de deux cycles de la crise permanente du capitalisme.
Conséquences
Si on nie que le déclin du capitalisme s'applique à toute une période qui commence avec la première guerre mondiale et s'étend donc au mode de production comme un tout, alors on raisonne pour la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière sur un sentiment plus que sur une nécessité historique.
Nier la nécessité objective de la révolution mondiale en 1917-23 et considérer sa défaite inévitable est, en effet, une position bizarre. Mais elle a des conséquences dangereuses puisqu'elle écarte la nécessité impérieuse de tirer les leçons de la défaite de la vagué révolutionnaire aux niveaux politique et théorique. Même si le camarade s'identifie à la gauche communiste, il ne se sert pas de tout le travail de celle-ci qui a consisté à soumettre l'expérience révolutionnaire à une critique fondamentale, en particulier concernant la question nationale. Même si le camarade nie aujourd'hui toute possibilité de libération nationale, c'est seulement sur une base contingente et non historique. Si on peut encore voir des développements progressistes dans des mouvements impérialistes contre-révolutionnaires comme le maoïsme de la Chine, le stalinisme du Vietnam ou de Cuba, alors le danger d'abandonner les positions internationalistes cohérentes subsiste.
Como
[1] [101] Ce même questionnement se retrouve presque mot pour mot chez d'autres correspondants.
[2] [102] Ainsi, l'histoire, contrairement à ce que dit le camarade, n'a jamais montré qu'une classe pouvait être porteuse du destin historique d'une autre classe, précisément parce que les révolutions ne surviennent que lorsque toutes les possibilités du vieux système et de sa classe dominante ont été épuisées et lorsque la classe révolutionnaire porteuse des germes de la nouvelle société est passée par une longue période de gestation dans l'ancienne société. Voir notre brochure Russie 1917, début de la révolution mondiale, en particulier la réfutation de la théorie de la révolution double. La vie est en général assez difficile sans avoir à faire la révolution pour quelqu'un d'autre. Et, de plus, à une époque où ce n'est plus d'actualité.
[3] [103] Voir notre brochure La décadence du capitalisme et la Revue internationale n° 54.
Nous voulons dans cet article présenter le livre Expectativas fallidas - Espana 1934-39 (les "perspectives avortées"), paru à l'automne 1999 en Espagne. Le livre rassemble diverses prises de position du courant communiste de conseils sur la guerre d'Espagne de 1936-39. Il s'agit de textes de Mattick, Korsch et Wagner avec une introduction de Cajo Brendel, un des membres encore vivant aujourd'hui du courant communiste de conseils.
Nous n'allons pas traiter ici de ce courant politique du prolétariat qui, en continuation du combat du KAPD, de Pannekoek et d'autres, durant les années 1920, contre la dégénérescence et le passage dans le camp du capital des partis communistes, a poursuivi sa lutte dans les années 1930, au plus profond de la contre-révolution, en défendant les positions du prolétariat et en faisant des apports de valeur à celles-ci. ([1] [106])
Pour nous, militants de la Gauche communiste, c'est avec un grand intérêt que nous accueillons la publication de documents de ce courant. Cependant, Expectativas fallidas présente un choix "très sélectif de documents du communisme de conseils sur la guerre de 1936. Il rassemble les textes les plus confus de ce courant, ceux qui font le plus de concessions à la mystification "antifasciste" et qui sont les plus enclins à adopter des idées anarchistes. Alors qu'il existe des documents du communisme de conseils qui dénoncent l'enrôlement et le massacre du prolétariat dans un conflit impérialiste qui opposait des fractions bourgeoises rivales, les textes publiés dans le livre transforment cette boucherie impérialiste en une "tentative de révolution prolétarienne". Alors que des textes du GIK ([2] [107]) dénoncent le piège de l'antifascisme, les documents du livre sont très ambigus par rapport à cette position. Alors qu'il y a des prises de position du communisme de conseils qui dénoncent clairement la CNT comme une force syndicale qui a trahi les ouvriers, les textes du livre la présentent comme une organisation révolutionnaire.
Un des responsables de la compilation, Sergio Rosés, signale que "Le conseillisme, ou plutôt les conseillistes, sont, à grands traits, un ensemble hétérogène d'individualités et d'organisations situées à la marge et face au léninisme et qui se revendiquent du marxisme révolutionnaire. " Cependant, comme par hasard, de ce qui a été écrit par cet "ensemble hétérogène" sur le massacre de 1936, c'est le pire qui a été publié.
Il n'est pas dans notre propos de porter un jugement de valeur sur les intentions des auteurs de la sélection. Ce qui en résulte clairement est que le lecteur qui ne connaît pas à fond les positions du communisme de conseils se fera une idée assez biaisée et déformée de sa pensée politique. Il la verra comme proche de la CNT et comme un soutien critique à la prétendue "révolution sociale antifasciste".
En cela, objectivement, le livre apporte de l'eau au moulin de la campagne anticommuniste que développe la bourgeoisie. Il existe un anticommunisme grossier et brutal dans lequel on peut classer des ouvrages comme Le Livre noir du communisme. Mais il y a une autre facette de la campagne anticommuniste, plus sophistiquée et subtile, ayant pour cible les éléments prolétariens en recherche des positions révolutionnaires et face auxquels ces discours grotesques ont un effet contreproductif. Elle consiste à enrober l'anticommunisme d'une prise de position révolutionnaire grâce à laquelle, d'un côté, on fait la promotion de l'anarchisme comme alternative au marxisme supposé en faillite et, d'un autre côté, on oppose le "modèle" de la "révolution espagnole de 1936" au "coup d'Etat bolchevik" d'octobre 1917. Dans cette orientation politique, les penchants et les sympathies d'une partie du courant conseilliste pour l'anarchisme et la CNT viennent à point nommé car comme le dit Sergio Rosés : "Finalement –et c'est un trait qui les différencie des autres courants de la gauche marxiste révolutionnaire -, [c 'est] une prise en considération que, dans le cours de cette révolution, l'anarchisme espagnol a démontré son caractère révolutionnaire, «en s'efforçant de convertir le langage révolutionnaire en réalité» selon leurs propres mots. "
Malgré les efforts de dénigrement systématique du marxisme, les éléments jeunes qui recherchent une cohérence révolutionnaire finissent par trouver insuffisante et confuse l'alternative anarchiste et se sentent attirés parles positions marxistes. C'est pourquoi, une autre facette importante de la campagne anticommuniste est de présenter le communisme de conseils comme une sorte de "pont" vers l'anarchisme, comme une "acceptation des points positifs de la doctrine libertaire" et surtout comme un ennemi acharné du "léninisme". ([3] [108])
Le contenu de Expectativas fallidas s'inscrit indiscutablement dans cette direction. Même si Cajo Brendel dans l'introduction du livre insiste sur la différence nette entre communisme de conseils et anarchisme, il ajoute cependant que : "Les communiste de conseils (...) signaleront que les anarchistes espagnols étaient le groupe social le plus radical, qui avait raison de maintenir la position selon laquelle la radicalisation de la révolution était la condition pour vaincre le franquisme, alors que les «démocrates» et les «communistes» cherchaient à retarder la révolution jusqu 'à ce que le franquisme soit défait. Cette divergence politique et sociale a marqué la différence entre le point de vue démocratique et celui des communistes de conseils." ([4] [109])
Par cette prise de position sur Expectativas fallidas, nous voulons combattre cet amalgame entre anarchisme et communisme de conseils qui constitue une sorte d'"OPA hostile" - pour user du langage à la mode de la Bourse -sur un courant prolétarien : on fabrique une version déformée et édulcorée de l'histoire de celui-ci, en exploitant ses erreurs les plus graves pour offrir de cette manière un succédané du marxisme au moyen duquel on sème la confusion et on dévoie les éléments en recherche d'une cohérence révolutionnaire.
Il nous semble important de défendre le courant du communisme de conseils. Pour cela, en ce qui concerne les leçons de l'Espagne 1936, tout en critiquant les confusions qui s'expriment à travers les textes publiés dans le livre Expectativas fallidas, nous rappellerons les positions justes qu'ont su défendre les groupes les plus clairs de ce courant.
Une révolution antiféodale ?
Pour maintenir le prolétariat pieds et poings liés à la défense de l'ordre capitaliste, les socialistes et les staliniens ont mis l'accent sur le fait que l'Espagne était un pays très arriéré, avec d'importants vestiges de féodalisme et que, pour cette raison, les travailleurs devaient laisser de côté pour le moment toute aspiration socialiste et se contenter d'une "révolution démocratique". Une partie du courant du communisme de conseils partageait aussi cette vision, même si elle en rejetait les conséquences politiques.
Il faut dire d'entrée que ce n'était pas la position du GIK qui affirmait avec clarté que "l'époque dans laquelle une révolution bourgeoise était possible est caduque. En 1848, on pouvait encore appliquer ce schéma mais maintenant la situation a complètement changé (...). Nous ne sommes pas face à une lutte entre la bourgeoisie émergente et le féodalisme qui prédomine de toutes parts mais, tout au contraire, face à une lutte entre le prolétariat et le capital monopoliste. " (mars 1937)
Il est certain que le courant communiste de conseils avait une grande difficulté pour clarifier cette question puisque, en 1934, le GIK lui-même avait adopté les fameuses Thèses sur le bolchevisme qui, pour justifier l'identification de la révolution russe à une révolution bourgeoise et la caractérisation des bolcheviks comme parti bourgeois jacobin, s'étaient appuyées sur l'arriération de la Russie et le poids énorme de la paysannerie.
En adoptant une telle position ([5] [110]) le communisme de conseils s'inspirait de celle adoptée par Gorter en 1920 qui, dans sa Réponse à Lénine, avait différencié deux groupes de pays dans le monde : les pays arriérés dans lesquels serait valable la tactique de Lénine du parlementarisme révolutionnaire, la participation dans les syndicats, etc. et les pays de capitalisme pleinement développé dans lesquels la seule tactique possible était la lutte directe pour le communisme (voir La Gauche hollandaise). Mais, alors que face aux événements de 1936, le GIK a été capable de mettre en question cette position erronée (même si ce n'était hélas que de manière implicite), d'autres courants conseillistes, justement tous ceux qui sont regroupés dans Expectativas fallidas, ont continué à la défendre.
L'Espagne de 1931 avait bien sûr facilité l'adoption de cette vision : la monarchie récemment renversée s'était distinguée par une corruption et un parasitisme chroniques; la situation de la paysannerie était bouleversée ; il existait une concentration de la propriété de la terre entre quelques mains parmi lesquelles les fameux 16 Grands d'Espagne ainsi que des petits seigneurs andalous, de même que persistaient des pratiques féodales dans des régions comme la Galice ou l'Estrémadure, etc.
Une analyse en soi de la situation d'un pays peut amener à une distorsion de la réalité. Il est nécessaire de la considérer d'un point de vue historique et mondial. L'histoire montre que le capitalisme est parfaitement capable de s'allier avec les classes féodales et d'établir avec elles des alliances durables au cours des diverses phases de son développement. Dans le pays pionnier de la révolution bourgeoise, la Grande-Bretagne, persistent des institutions d'origine féodale comme la monarchie et ses attributions gracieuses de titres nobiliaires. Le développement du capitalisme en Allemagne a eu lieu sous la botte de Bismarck, le représentant de la classe féodale des propriétaires terriens, les junkers. Au Japon, c'est la monarchie féodale qui a conduit l'ouverture du développement capitaliste avec "l'ère Meiji" qui commence en 1869 et aujourd'hui encore la société japonaise est imprégnée de vestiges féodaux. Le capitalisme peut exister et se développer avec des restes d'autres modes de production ; plus encore, comme l'a montré Rosa Luxemburg, cette "cohabitation" lui fournit un terrain pour son propre développement. ([6] [111])
Mais la question essentielle est : où en est le développement du capitalisme à l'échelle mondiale ? Cela a été le critère pour les marxistes au début du 20e siècle lorsqu'il a fallu se poser la question de ce qui était à l'ordre du jour : la révolution prolétarienne ou les révolutions bourgeoises ? C'est la position qui a inspiré Lénine dans les Thèses d'avril, pour caractériser la révolution en cours en Russie 1917 comme prolétarienne et socialiste, face à la position menchevik qui lui attribuait un caractère démocratique et bourgeois sur base de l'analyse de l'arriération de la Russie, du poids de la paysannerie et de la persistance de forts liens avec le tsarisme. Lénine, sans nier ces réalités nationales, mettait l'accent sur la réalité à l'échelle mondiale marquée par "la nécessité objective du capitalisme qui, en se développant, s'est converti en impérialisme et a engendré la guerre impérialiste. Cette guerre a amené toute l'humanité au bord de l'abîme, presque à la ruine de toute la culture, à l'abrutissement et à la mort de millions et millions d'hommes. Il n 'y a pas d'autre issue que la révolution du prolétariat. " ("Les tâches du prolétariat dans notre révolution")
La révolution de 1917 et toute la vague révolutionnaire qui l'a suivie, la situation en Chine en 1923-27 ([7] [112]) ainsi que la situation en Espagne en 1931 montrent clairement que le capitalisme a cessé d'être un mode de production progressiste, qu'il est entré dans sa phase de décadence, de contradiction irréversible avec le développement des forces productives et que, dans tous les pays, malgré des entraves et des vestiges féodaux plus ou moins importants, c'est la révolution communiste mondiale qui est à Tordre du jour. Sur ce point il y a une convergence claire entre Bilan et le GIK. Par contre, il y a une divergence entre leurs positions et celles des courants conseillistes publiées dans Expectativas fallidas.
Les ambiguïtés face à la mystification antifasciste
Les textes contenus dans ce livre montrent que ceux qui les ont écrits se sont laissés impressionner par l'intense propagande de la bourgeoisie à l'époque, qui présentait le fascisme comme le mal absolu, le concentré extrême de l'autoritarisme, de la répression, de la domination totalitaire, de l'arrogance bureaucratique ([8] [113]), face auquel la "démocratie", malgré ses "défauts indiscutables", serait non seulement un frein mais également un "moindre mal". Mattick nous dit que "les ouvriers, pour leur part, sont obligés par instinct de conservation, en dépit de toutes les différences organisationnelles et idéologiques, à un front unifié contre le fascisme en tant qu 'ennemi le plus proche et le plus direct (...). Les ouvriers, sans se préoccuper si c'est pour des objectifs démocratiques-bourgeois, capitalistes d'Etat, anarcho-syndicalistes ou communistes, sont obligés de lutter contre le fascisme s'ils veulent non seulement éviter l'aggravation de leur situation de pauvreté mais également simplement rester en vie. " Il est clair que les ouvriers ressentent le besoin de "simplement rester en vie" mais "l'ennemi le plus proche et le plus direct" n'était précisément pas le fascisme mais l'Etat républicain et ses représentants les plus "radicaux" : la CNT et le POUM. Ce sont eux qui les empêchèrent de "rester en vie" en les envoyant au massacre sur les fronts militaires contre Franco. Ce sont eux qui les empêchèrent de simplement survivre en leur faisant accepter les rationnements et renoncer aux améliorations salariales conquises pendant les journées de juillet.
Cet argument selon lequel les circonstances ne permettent pas de parler de révolution, ni même de revendications mais "simplement de rester en vie", est développé par Helmuth Wagner : "Les travailleurs espagnols ne peuvent pas lutter réellement contre la direction des syndicats car cela provoquerait l'effondrement total des fronts militaires (!). Ils doivent lutter contre les fascistes pour sauver leurs vies, ils doivent accepter tout aide d'où qu'elle vienne. Ils ne se posent pas la question de savoir si le résultat de tout cela sera le capitalisme ou le socialisme ; ils savent seulement qu'ils doivent lutter jusqu 'au bout. " Le même texte qui dénonce "la guerre espagnole" comme " (acquérant) le caractère d'un conflit international entre les grandes puissances" est contre le fait que les travailleurs provoquent l'effondrement des fronts militaires! La confusion antifasciste amène à oublier la position internationaliste du prolétariat, celle que défendirent Pannekoek et d'autres pionniers du communisme de conseils, au coude à coude avec Lénine, Rosa Luxemburg etc., c'est à dire parvenir, par la lutte de classe, à provoquer "l'effondrement des fronts militaires".
Est-ce que la République n'a pas constitué pour la vie des travailleurs un danger aussi évident ou même plus que le fascisme ? Ses 5 années de vie depuis 1931 sont jalonnées d'un chapelet de massacres : le Haut Llobregat en 1932 ; Casas Viejas en 1933 ; les Asturies en 1934 ; et le Front populaire lui-même, au travers de sa victoire électorale en février 1936, s'est chargé de remplir les prisons de militants ouvriers... Il est commode d'oublier tout cela au nom de l'abstraction intellectuelle qui présente le fascisme comme "la menace absolue pour la vie humaine". Au nom de cela, H. Wagner critique une partie des anarchistes hollandais qui dénoncent "toute action qui signifie une aide aux ouvriers espagnols, comme l'envoi d'armes" tout en reconnaissant en même temps que "les armes modernes étrangères contribuent à la bataille militaire et, par conséquent, le prolétariat espagnol se soumet aux intérêts impérialistes " ! Dans la manière de raisonner de Wagner "se soumettre aux intérêts impérialistes" serait quelque chose de "politique", "moral", distinct de la lutte "matérielle" "pour la vie". Alors que la soumission du prolétariat aux intérêts impérialistes signifie la négation maximale de la vie !
Mattick invoque un fatalisme plus terre à terre : "On ne peut rien faire sinon amener toutes les forces antifascistes à l'action contre le fascisme, indépendamment de leurs désirs en sens contraire. Cette situation n 'est pas recherchée mais forcée et elle répond clairement au fait que l'histoire est déterminée par les luttes de classes et non par des organisations particulières, des intérêts spécifiques, des dirigeants ou des idées". Mattick oublie que le prolétariat est une classe historique ; et ceci signifie concrètement que, dans des situations où son programme ne peut pas déterminer l'évolution des événements à court ou moyen terme, il doit maintenir ses positions et continuer à les approfondir, même s'il en est réduit pour toute une longue période à l'activité d'une l'étroite minorité. Par conséquent, la dénonciation de l'antifascisme était ce qui était "forcé" par la situation du point de vue des intérêts immédiats et historiques du prolétariat et c'est ce que fit non seulement Bilan mais aussi le GIK lui-même qui dénonça : "La lutte en Espagne revêt le caractère d'un conflit international entre les grandes puissances impérialistes. Les armes modernes venues de l'étranger ont placé le conflit sur un terrain militaire et, par conséquent, le prolétariat espagnol a été soumis aux intérêts impérialistes. " (avril 1937)
Mattick se rabaisse au niveau des serviteurs "ouvriers" de la bourgeoisie qui nous répètent qu'il faut se débarrasser des "théories" et des "idéaux" et qu'il faut "aller droit au but". Cet "aller droit au but" serait la lutte sur le terrain de l'antifascisme qu'on nous présente comme le plus "pratique" et "le plus immédiat". L'expérience démontre justement qu'en se mettant sur ce terrain, le prolétariat se retrouve sous les coups sans pitié à la fois des ses "amis" antifascistes et de ses ennemis fascistes.
Mattick constate que "la lutte contre le fascisme repousse la lutte décisive entre bourgeoisie et prolétariat et ne permet aux deux camps que des demi-mesures qui non seulement soutiennent le progrès de la révolution mais également la formation de forces contre-révolutionnaires ; et les deux facteurs sont en même temps préjudiciables pour la lutte antifasciste." C'est complètement faux. La "lutte contre le fascisme" ne constitue pas une espèce de trêve entre la bourgeoisie et le prolétariat pour permettre de "se concentrer contre l'ennemi commun", trêve qui serait mise à profit par les deux classes pour renforcer leurs positions respectives et se préparer à la lutte décisive. Cette position n'est rien de plus que de la politique fiction pour tromper les prolétaires. Les années 1930 ont montré que la soumission du prolétariat au "front antifasciste" a signifié que la "lutte décisive" a été gagnée par la bourgeoisie et que cela lui a laissé les mains libres pour massacrer les ouvriers, les emmener à la guerre et leur imposer une exploitation féroce. L'orgie antifasciste en Espagne, le succès du Front populaire français dans l'embrigadement des ouvriers derrière la bannière de l'antifascisme, ont parachevé les conditions politiques et idéologiques pour l'éclatement de la 2e guerre mondiale.
La seule lutte possible contre le fascisme est la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie dans son ensemble, aussi bien fasciste qu'antifasciste car, comme le dit Bilan : "les expériences prouvent que pour la victoire du fascisme les forces antifascistes du capitalisme sont aussi nécessaires que les forces fascistes elles-mêmes. " ([9] [114]) Sans établir une identification abusive entre les deux situations historiques très différentes, les ouvriers russes se mobilisèrent rapidement contre le coup de Kornilov en septembre 1917 et c'est ce qui se produisit dans les premiers moments du coup d'Etat franquiste de 1936. Dans les deux cas la réponse initiale est la lutte sur le terrain de classe contre une fraction de la bourgeoisie sans faire le jeu de l'autre, rivale de la première. Cependant, il y a une différence substantielle entre la Russie 1917 et l'Espagne 1936. Le premier exemple se situe dans un cours historique à la révolution dont il fut le premier pas, alors que le deuxième exemple s'inscrit dans une période de contre-révolution triomphante au niveau mondial. Alors que dans la première situation la réponse ouvrière constitua un renforcement du pouvoir des Soviets et ouvrit le chemin vers la défaite du pouvoir bourgeois, dans la seconde il n'y eut pas le moindre signe d'organisation propre des ouvriers et ceux-ci furent rapidement dévoyés vers le renforcement du pouvoir bourgeois par le biais du piège antifasciste.
Sous le coup du massacre de mai 1937 perpétré par les forces républicaines, Mattick reconnaît alors, hélas trop tardivement que "le Front populaire n'est pas un moindre mal pour les travailleurs, mais simplement une autre forme de la dictature capitaliste qui s'ajoute au fascisme. La lutte doit se mener contre le capitalisme" (dans "Les barricades doivent être levées : le fascisme de Moscou en Espagne"). Et, dans la critique d'un document de l'anarchiste allemand Rudolph Rocker, il défend que "démocratie et fascisme servent les intérêts du même système. Pour cette raison, les travailleurs doivent mener la guerre contre les deux. Ils doivent combattre le capitalisme partout, indépendamment des habits qu'il revêt et du nom qu 'il adopte. "
Révolution sociale ou embrigadement du prolétariat vers la guerre impérialiste ?
Une des confusions qui a pesé sur des générations d'ouvriers au 20e siècle consiste à considérer les événements d'Espagne 1936 comme une "révolution sociale". Mis à part Bilan, le GIK et les Travailleurs marxistes de Mexico ([10] [115]), la plupart des rares groupes prolétariens de l'époque ont alimenté cette confusion : Trotsky et les trotskistes, l'Union communiste, la LCI (Ligue communiste internationaliste de Belgique, autour de Hainaut), une bonne partie des groupes du communisme des conseils, la Fraction bolchevique-léniniste en Espagne autour de Munis et jusqu'à la minorité de Bilan ([11] [116])
La rengaine de la "révolution sociale espagnole" a été chantée sur tous les tons par la bourgeoisie, y compris dans ses secteurs les plus conservateurs, dans le but évident de faire prendre aux ouvriers leurs pires défaites pour de grandes victoires. La rengaine sur la révolution espagnole « plus profonde et plus sociale que la révolution russe » est particulièrement lancinante. La bourgeoisie oppose la séduisante "révolution économique et sociale espagnole" à la révolution russe dont l'aspect politique est jugé "sordide" et "impersonnel". Elle chante avec des trémolos romantiques la "participation des travailleurs à la gestion de ses affaires", l'opposant à l'assombrissante et ténébreuse image conférée aux machinations "politiques" des bolcheviques.
On trouve dans ce livre certains textes qui dénoncent dans le détail cette imposture ([12] [117]) que la bourgeoisie, par contre, n'a de cesse d'alimenter dans le but évident de dénigrer les authentiques expériences révolutionnaires du prolétariat (en Russie 1917 et pendant la vague révolutionnaire qui s'ensuivit) et d'encenser les fausses expériences comme celle d'Espagne 1936. Les autres textes publiés dans Expectativasfaillidas, par contre, les couvrent de fleurs.
Mattick, dit que "l'initiative autonome des travailleurs créa rapidement une situation très différente et transforma la lutte défensive politique contre le fascisme en début de révolution sociale réelle". Cette affirmation n'est pas qu'une grossière exagération, elle est une manifestation lamentable de myopie localiste. Elle ne prend absolument pas en compte les conditions objectives dominantes au niveau international, qui sont pourtant décisives pour le prolétariat : la succession de défaites de grande envergure qu'il venait de subir et qui, en Allemagne en particulier, s'étaient soldées par l'ascension de Hitler en 1933, la trahison des partis communistes qui s'étaient convertis en agents de l'Union sacrée au service du capital, au nom des trop fameux Fronts populaires. Comme l'analysèrent alors Bilan et le GIK, le cours historique n'allait plus vers la révolution mais vers la guerre impérialiste généralisée.
Le raisonnement de Mattick contraste fortement avec la méthode utilisée par le GIK qui précisait : "Sans la révolution mondiale, nous sommes perdus, disait Lénine en parlant de la Russie. C'est particulièrement vrai pour l'Espagne... Le développement de la lutte en Espagne dépend de son développement dans le monde entier. Mais le contraire est aussi vrai. La révolution prolétarienne est internationale, la réaction aussi. Toute action du prolétariat espagnol trouvera un écho dans le reste du monde et, ici, toute explosion de la lutte de classe est un appui aux combattants prolétariens en Espagne " (juin 1936).
La méthode d'analyse de Mattick se rapproche d'autant plus de l'anarchisme qu'elle s'éloigne plus du marxisme. Comme les anarchistes, elle ne prend pas la peine d'analyser le rapport de forces entre les classes au niveau international, pas plus que la maturation de la conscience dans le prolétariat, sa capacité à se doter d'un parti de classe ou à former des conseils ouvriers; et encore moins à s'affronter au capital dans les principaux pays ni l'évolution de son autonomie politique ... Tout ceci est ignoré pour pouvoir s'agenouiller devant le Saint Graal de "l'initiative autonome des travailleurs". Une initiative qui, en s'enfermant dans le cadre de l'entreprise ou de la municipalité, perd toute sa force potentielle et se trouve récupérée par les engrenages du capitalisme et utilisée à son profit ([13] [118]).
Il est juste d'affirmer que, dans le capitalisme en décadence, chaque fois que les ouvriers parviennent à affirmer leur terrain de classe, se dessine ce que Lénine appelait "l'hydre de la révolution". Autant ce terrain de classe s'affirme par l'extension et l'unification des luttes, autant il est nié par les "occupations" et les "expériences d'autogestion" tant encensées par anarchistes et conseillistes. Pour autant qu'il s'affirme initialement, ce terrain de classe reste très fragile. Le capitalisme d'Etat entretient contre cet effort spontané de la classe ouvrière tout un appareil de mystification et de contrôle politique (syndicats, partis "de gauche", coordinations etc.) et se retranche derrière un appareil répressif perfectionné. En outre, comme le prolétariat a pu le constater dans sa chair dès la Commune de Paris, les diverses nations capitalistes sont capables de s'unir contre le prolétariat. Pour cela, le mouvement vers une perspective révolutionnaire requiert un effort gigantesque de la classe ouvrière et ne peut se réaliser que dans le contexte d'une dynamique internationale qui connaît la constitution du parti mondial, celle des conseils ouvriers, leur affrontement contre l'Etat capitaliste et cela au moins dans les principaux pays industrialisés.
Les erreurs de certains communistes de conseils sur "l'autonomie" atteignent un sommet avec les deux textes de Korsch sur les collectivisations, "Economie et politique dans l'Espagne révolutionnaire" et "La collectivisation en Espagne". Pour Korsch, la substance de la "révolution espagnole" se trouve dans les collectivisations de l'industrie et de l'agriculture. Les ouvriers auraient fait dans celles-ci la conquête "d'un espace d'autonomie", ils auraient décidé "librement" et lâché la bride à leur "initiative et créativité"; et toutes ces expériences constitueraient "une révolution"... Etrange révolution que celle qui se développe sans toucher à l'Etat bourgeois, laissant son armée, sa police, ses appareils de propagande, ses cachots et ses geôles fonctionner à plein !
Comme nous le détaillons dans "Le mythe des collectivités anarchistes", la "libre décision" des ouvriers ne put s'exprimer que dans le sens de fabriquer des obus et des canons, de réorienter des industries comme celle de l'automobile vers la production de guerre. "L'initiative et la créativité" des ouvriers et des paysans se concrétisa par des journées de travail de 12 et 14 heures, dans un contexte de répression féroce et l'interdiction du droit de grève sous peine d'être accusé de sabotage de la lutte antifasciste.
Se basant sur une brochure de propagande de la CNT, Korsch affirme "qu'une fois éliminée la résistance des anciens directeurs politiques et économiques, les travailleurs en armes purent procéder directement tant aux tâches militaires qu 'à celles positives de poursuivre la production sous de nouvelles formes. "
En quoi consistent ces "nouvelles formes" ? Korsch nous éclaire sur ce point : "Nous comprenons le processus par lequel certaines branches de l'industrie en manque de matières premières qui ne peuvent s'acquérir à l'étranger, ou qui ne satisfont pas les besoins immédiats de la population, s'adaptent rapidement pour fournir le matériel de guerre le plus urgent". "[Cette brochure] nous conte l'émouvante histoire des couches les plus pauvres de la classe ouvrière qui sacrifient les récentes améliorations de leurs conditions de vie pour collaborer à la production de guerre et aider les victimes et les réfugiés arrivant des territoires occupés par Franco" (idem). L'"action révolutionnaire" que nous offre Korsch consiste donc à transformer les ouvriers et les paysans en esclaves de l'économie de guerre. Voilà précisément ce que veulent les patrons : que les travailleurs se sacrifient volontairement pour la production ! Qu'en plus de travailler comme des damnés ils consacrent toute leur pensée, leur initiative, leur créativité, à perfectionner la production ! Ce n'est pas sans rappeler la "très révolutionnaire activité" des cercles de qualité !
Korsch constate que "durant son héroïque première phase, le mouvement espagnol négligea la défense politique et juridique des nouvelles conditions économiques et sociales obtenues". Le "mouvement" négligea en réalité l'essentiel : la destruction de l'appareil d'Etat de la bourgeoisie, unique façon de "sauvegarder" le moindre acquis économique ou social des travailleurs. En outre, "les acquis révolutionnaires des premiers jours furent même volontairement sacrifiés par les ouvriers eux-mêmes dans une vaine tentative d'appuyer l'objectif principal de la lutte commune contre le fascisme". Cette affirmation de Korsch suffit en elle-même pour démentir toutes les spéculations sur la soi-disant "révolution" espagnole, mettant en évidence ce qui se passa en réalité : l'embrigadement des ouvriers dans la guerre impérialiste, sous le masque de l'antifascisme.
Ces élucubrations de Korsch se situent aux antipodes des prises de position du GIK qui affirmait clairement que "les entreprises collectivisées sont mises sous le contrôle des syndicats et travaillent pour les besoins militaires... Elles n'ont rien à voir avec une gestion autonome des ouvriers !... La défense de la révolution n 'est possible que sur la base d'une dictature du prolétariat au moyen des conseils ouvriers et non sur la base d'une collaboration des partis antifascistes. La destruction de l'Etat et l'exercice de s fonctions centrales du pouvoir par les travailleurs eux-mêmes est l'axe de la révolution prolétarienne" (Octobre, 1936).
Les concessions à la CNT et à l'anarchisme
Le communisme des conseils se trouve en difficulté quand il s'agit d'aborder correctement la question du parti du prolétariat, la nature fondamentalement politique de la révolution prolétarienne, le bilan de la révolution russe qu'il considère comme "bourgeoise", etc. ([14] [119]). Ces difficultés le rendent perméable à l'anarchisme et à l'anarcho-syndicalisme.
Ainsi Mattick nourrit-il de grands espoirs quant à la CNT : "Au vu de la situation interne espagnole, un capitalisme d'Etat contrôlé par les socialiste s-staliniens est improbable pour la simple raison que le mouvement ouvrier anarcho-syndicaliste prendrait probablement le pouvoir avant que de se soumettre à la dictature social-démocrate".
Ces espoirs ne se réalisèrent absolument pas : la CNT était maîtresse de la situation mais n'utilisa pas ce rapport de forces pour prendre le pouvoir et implanter le communisme libertaire. Elle assuma le rôle de rempart de l'Etat capitaliste. Elle renonça tranquillement à "détruire l'Etat", envoya des ministres anarchistes tant au gouvernement catalan qu'au gouvernement central et mit tout son poids pour discipliner les ouvriers dans les usines et les mobiliser pour le front. Une telle contradiction avec les postulats qu'elle avait proclamés bruyamment pendant des années n'est pas le résultat de la trahison de quelques chefs ou du Comité national de la CNT mais est le produit combiné de la nature des syndicats dans la décadence du capitalisme et de la doctrine anarchiste elle-même. ([15] [120])
Mattick s'emploie à faire des tours de passe-passe verbaux pour ignorer cette réalité : "L'idée est fortement ancrée dans cette organisation [il s'agit de la CNT] que la révolution ne peut se faire que d'en bas, par l'action spontanée et l'initiative autonome des travailleurs, même si elle a souvent été trahie. Le parlementarisme et l'économie dirigée par les travailleurs sont considérés comme des falsifications ouvrières et le capitalisme d'Etat est mis sur le même plan que n'importe quelle autre classe de la société exploiteuse. Au cours de la guerre civile, l’anarcho-syndicalisme a été l'élément révolutionnaire le plus audacieux, s'efforçant de transformer le langage révolutionnaire en réalité concrète".
La CNT n'a pas transformé son langage révolutionnaire en réalité mais l'a contredit sur tous les points. Ses proclamations antiparlementaires se transformèrent en soutien non déguisé au Front populaire lors des élections de février 1936. Son verbiage antiétatique se transforma en défense de l'Etat bourgeois. Son opposition au "dirigisme économique" se concrétisa par une forte centralisation de l'industrie et la mise de l'agriculture au service de l'économie de guerre et de l'approvisionnement de l'armée au détriment de la population civile. Sous le masque des collectivités, la CNT collabora à l'implantation d'un capitalisme d'Etat au service de l'économie de guerre, comme le signala le GIK dès 1931 : "la CNT est un syndicat qui aspire à prendre le pouvoir en tant que CNT. Ceci doit nécessairement la conduire à une dictature sur le prolétariat exercée par la direction de la CNT (capitalisme d'Etat)".
Mattick abandonne le terrain du marxisme pour se mettre sur celui de la phraséologie typique de l'anarchisme quand il nous parle de "révolution par le bas", "d'initiative autonome" etc. La démagogie sur la "révolution par le bas" a servi pour enfermer les travailleurs dans toutes sortes de fronts inter-classistes habilement manipulés par la bourgeoisie. Celle-ci est des plus habiles dans la dissimulation de ses intérêts et objectifs sous le camouflage de "ceux d'en bas", la masse inter-classiste qui, en fin de compte, contient tout le monde excepté la poignée d'empêcheurs de tourner en rond contre qui se focalisent toutes les colères. La rhétorique sur la lutte de "ceux d'en bas" fut utilisée par la CNT, jusqu'à la nausée, pour faire communier les ouvriers avec les "compagnons" patrons "antifascistes", les "camarades" politiques antifascistes et les "camarades" militaires antifascistes, etc.
En ce qui concerne "l'initiative autonome", il s'agit là d'une combinaison de termes utilisée par les anarchistes pour indiquer qu ' une action n'est pas "dirigée" par des "politiques" et n'a pas en vue "de prendre le pouvoir". Mais ni la CNT ni les libertaires de la FAI ne furent préoccupés l'espace d'une seconde par le fait que les ouvriers soient subordonnés à des politiciens républicains tant de droite que de gauche, ni par le fait que leur prétendue "initiative autonome" soit axée autour de la défense de l'Etat bourgeois.
Mattick continue son naufrage dans le marécage anarchiste en affirmant "qu'en de telles circonstances, les traditions fédéralistes seraient d'une énorme importance, en formant le contrepoids nécessaire aux dangers du centralisme". La centralisation est une force fondamentale de la lutte prolétarienne. L'idée qu'elle incarne le mal absolu est typique de l'anarchisme, traduisant la crainte du petit-bourgeois de perdre la petite parcelle «d'autonomie» dans laquelle il se croit le maître absolu. La centralisation est l'expression pratique pour le prolétariat de l'unité qui existe en son sein. Il a les mêmes intérêts dans tous les secteurs qui le composent, tant au niveau de la production qu'au niveau géographique et il a le même objectif historique : l'abolition de l'exploitation, l'instauration d'une société sans classes.
Le problème n'est pas dans la centralisation mais dans la division de la société en classes. La bourgeoisie a besoin d'un Etat centralisé et le prolétariat lui oppose la centralisation de ses instruments d'organisation et de lutte. Le "fédéralisme" dans les rangs prolétariens signifie l'atomisation de ses forces et de ses énergies, la division selon des intérêts corporatifs, locaux, régionaux, issus de la pression de la société de classes, de ses intérêts, de son être. Le fédéralisme est un poison qui divise les rangs prolétariens et le désarment face à la centralisation de l'Etat bourgeois.
Selon les dogmes anarchistes, la "fédération" est l'antidote de la bureaucratie, de la hiérarchie, de l'Etat. Mais la réalité ne confirme pas ces dogmes. Le règne des coteries "fédérales" et "autonomes" recouvre celui de petits bureaucrates aussi arrogants et manipulateurs que les grands dignitaires de l'appareil d'Etat. La hiérarchie au niveau national est simplement remplacée par des hiérarchies non moins pesantes au niveau local ou de groupes affinitaires. La structure étatique centralisée au niveau national, conquête historique de la bourgeoisie face au féodalisme, laisse le pas à des structures non moins étatiques à l'échelle des agglomérations ou des cantons, en tous cas aussi oppressives sinon plus que la structure nationale.
La pratique concrète du "fédéralisme" par la CNT-FAI, en 1936-39, est significative. Comme le reconnaissent les anarchistes eux-mêmes, les cadres dirigeants de la CNT occupèrent avidement les postes clé dans les collectivités agraires, les comités d'usine ou les unités militaires où ils se comportèrent fréquemment comme de véritables tyrans. Et quand la défaite du camp républicain devint évidente, une partie des petits chefs "libertaires" n'hésitèrent pas à négocier la poursuite de leurs prébendes avec les franquistes.
L'enthousiasme de Mattick pour la CNT ne commence à se rafraîchir que quand il se penche sur le massacre perpétré par les staliniens en Mai 1937, avec l'évidente complicité de la CNT : "Les travailleurs révolutionnaires doivent aussi reconnaître que les leaders anarchistes, les apparatchiks de la CNT et de la FAI s'opposent aux intérêts des travailleurs, qu 'ils appartiennent au camp ennemi" ; et plus loin : "Les phrases radicales des anarchistes n'étaient pas prononcées pour être appliquées, mais servaient au contrôle des travailleurs par l'appareil de la CNT ; "sans la CNT", se vantaient-ils orgueilleusement, «l'Espagne antifasciste serait ingouvernable»."
En tentant de comprendre les raisons de la trahison, Mattick révèle la profonde infection de sa pensée par le virus libertaire : "La CNT ne s'étaitpas posé la question de la révolution du point de vue de la classe ouvrière, sa préoccupation a toujours été celle de l'organisation. Elle intervenait en faveur des travailleurs et comptait sur leur aide, mais elle n'était pas intéressée par l'initiative autonome et l'action des travailleurs indépendants des intérêts organisationnels " ; "dans le but de diriger, ou de participer à la direction, [la CNT] devait s'opposer à toute initiative autonome des travailleurs et finit ainsi par soutenir la légalité, l'ordre et le gouvernement".
Mattick considère les choses d'un point de vue anarchiste : "l'organisation" en général, "le pouvoir" en général ; l'organisation et le pouvoir en tant que catégories absolues, naturellement oppressives des tendances naturelles à la "liberté" et à "l'initiative" des individus travailleurs.
Tout ceci n'a malheureusement rien à voir avec l'expérience historique et la méthode marxiste. Les organisations sont soit bourgeoises, soit prolétariennes. Une organisation bourgeoise est nécessairement ennemie des travailleurs et doit donc être "bureaucratique" et castratrice. Une organisation prolétarienne qui fait de plus en plus de concessions à la bourgeoisie, s'éloigne de même de plus en plus des travailleurs, leur devient étrangère et finit par s'opposer à leurs intérêts puis, dans le même processus, tend à se "bureaucratiser" et à devenir répressive face aux initiatives de la classe. Pour autant, il ne s'agit pas de tirer la conclusion que la classe ouvrière ne doit pas s'organiser, tant au niveau de la classe dans son ensemble (assemblées générales et conseils ouvriers) qu'au niveau de son avant-garde (partis et organisations politiques). L'organisation pour la classe ouvrière reste son arme essentielle, l'instrument de son initiative et de son autonomie politique.
La question du pouvoir se pose de la même façon. La "soif du pouvoir" serait ce qui aurait conduit la CNT à s'opposer aux travailleurs. L'idée serait que "le pouvoir corrompt" en soi quand, en réalité, ce qui corrompt une organisation jusqu'à l'extrême au point de la convertir en ennemie de la classe ouvrière n'est rien d'autre que sa subordination au programme et aux objectifs du capitalisme. En ce qui concerne la CNT, une raison de fond supplémentaire se trouvait dans le fait que, comme syndicat, elle ne pouvait se maintenir en tant qu'organisation de masse permanente dans la période décadente du capitalisme sans s'intégrer d'une façon ou d'une autre dans l'Etat capitaliste. Ce qui conduit Mattick à lancer son bouquet final : "la CNT parlait en anarcho-syndicaliste mais elle agissait en bolchevique, c'est-à-dire en capitaliste". Cette formule si bien léchée montre à quel point les pires erreurs du communisme des conseils sont du grain à moudre pour les moulins idéologiques anticommunistes de la bourgeoisie. Nous ne nous attarderons pas ici à démontrer l'ignominie de cette comparaison, rappelant simplement que les bolcheviks luttèrent de toutes leurs forces, en paroles et en actes, contre la première guerre mondiale, cette boucherie sans nom qui massacra 20 millions de personnes, alors que la CNT qui faisait des discours rhétoriques contre la guerre en général, se consacra à embrigader les ouvriers et les paysans pour les envoyer sur le front de la guerre d'Espagne qui allait servir de laboratoire à la seconde guerre mondiale et ses 60 millions de morts. Les bolcheviks parlaient et agissaient pour la révolution prolétarienne en Octobre 1917; et ils continuèrent à parler et à agir en faveur de l'extension internationale de la révolution sans laquelle il était clair, selon eux, que la révolution d'Octobre ne pouvait que périr, ce qui arriva. La CNT, par contre, pérorait beaucoup sur le "communisme intégral" mais, dans les actes, se consacra à soutenir l'Etat et le système d'exploitation capitalistes.
Adalen
[1] [121] Ce courant prolétarien a cependant eu des faiblesses importantes. Pour un examen de sa trajectoire et de son évolution, se reporter à notre livre La Gauche hollandaise qui embrasse la période de 1920 à 1970 et inclut une importante bibliographie. Il est publié en français et en italien. Il va prochainement paraître en anglais.
[2] [122] GIK : Groepen van Internationale Komunisten, groupe des communistes internationalistes, groupe hollandais qui a existé pendant les années 1930. Au sein du communisme de conseils il a exprimé la position la plus claire face à la guerre d'Espagne, proche de celle de Bilan. Nous utiliserons ses documents comme référence, ce qui ne veut pas dire qu'il n'avait pas de confusions importantes (voir La Gauche hollandaise). Un texte du GIK sur la guerre d'Espagne traduit du hollandais a été publié en espagnol dans le livre : Revolucion y contrarevolucion en Espana.
[3] [123] Cette orientation consistant à associer le communisme de conseils à l'anarchisme nous le voyons aussi en Hollande et en Belgique. Nos sections dans ces deux pays ont entrepris un combat énergique contre cet amalgame. Voir "Le communisme de conseils n’est pas un socialisme libertaire" dans Internationalisme n°256 et, plus particulièrement, "Le communisme de conseils n'est pas un pont entre le marxisme et l'anarchisme. Débat public à Amsterdam" dans Internationalisme n°259.
[4] [124] Ce ne sont pas tous les groupes communistes de conseils qui partagent cette position de Cajo Brendel. Le GIK, groupe le plus important dans les années 1930 et deux autres groupes (voir La Gauche hollandaise) rejetaient ouvertement cette position. Non seulement ils condamnaient la CNT comme ennemi des ouvriers mais ils se refusaient aussi à suivre la voie de la "radicalisation" du front antifasciste, en signalant que "si les ouvriers cherchent vraiment à former un front de défense contre les Blancs (les franquistes), ils ne peuvent le faire qu'à condition de prendre dans leurs mains pour eux-mêmes le pouvoir politique au lieu de le laisser aux mains du gouvernement du Front populaire. " (octobre 1936).
[5] [125] On peut trouver une critique détaillée de cette position dans notre brochure Octobre 1917, début de la révolution mondiale.
[6] [126] Voir L'accumulation du capital. 1.
[7] [127] La situation en Chine dans les années 1920 et la politique de l'Internationale communiste d'alliance avec la bourgeoisie "révolutionnaire" locale déchaîna une polémique violente. La Gauche communiste ainsi que Trotsky combattirent cette position comme une trahison de l'internationalisme. Voir notre article dans la Revue internationale n° 96
[8] [128] Aujourd'hui, la bourgeoisie lance aussi des campagnes antifascistes énormes comme on le voit actuellement avec l'entrée du parti de Haider dans le gouvernement autrichien. Mais aujourd'hui, le fascisme n'a pas, et de loin, la même dimension et la force qu'il avait dans les années 1930 au cours desquelles existait ce type de régime dans des pays clé comme l'Allemagne et l'Italie.
[9] [129] Bilan n° 7, "L'antifascisme, formule de confusion ", publié dans ce numéro.
[10] [130] Voir ses textes dans la Revue internationale n° 10 et dans le livre même.
[11] [131] Pour mieux connaître la réaction des divers groupes de l'époque, consulter le chapitre V de notre livre La Gauche communiste d'Italie, publié en français, anglais, italien et espagnol.
[12] [132] Il s'agit des articles "Le mythe des collectivités anarchistes" qu'avait déjà publié le CCI dans la Revue internationale n° 15, "Russie 1917 et Espagne 1936" publié aussi dans la Revue internationale n° 25 et la "Critique du livre de Munis : Jalons de défaite, promesses de victoire".
[13] [133] Il faut lire à ce sujet l'analyse classique de Engels quant aux conséquences catastrophiques de la lutte "autonome" si chère aux anarchistes ; il s'agit du livre Les Bakouninistes à l’œuvre qui analyse comment 1' anarchisme poussa les ouvriers combatifs espagnols à servir de chair à canon au profit des républicains et des cantonalistes en 1873. Il faut aussi se référer à la déplorable expérience des Conseils de fabrique de Turin en 1920 où l'enfermement des ouvriers dans les usines au nom des "occupations" et de "l'autogestion" les conduisit à une sévère défaite qui sonna le glas des perspectives révolutionnaires en Italie et ouvrit les portes au fascisme. Lire pour cela le livre Débat sur les conseils de fabrique dans lequel Bordiga polémique contre la position "autonomiste" de Gramsci.
[14] [134] Ce n'est pas le but de cet article d'examiner ces problèmes et d'en dégager les racines. Nous renvoyons le lecteur à notre livre La Gauche hollandaise et aux articles publiés dans la.Revue internationale n° 2,12, 13, 27 à 30, 40 et 41, 48.
[15] [135] Ce n'est pas non plus le but de cet article que d'analyser ces questions. Nous renvoyons à un autre article de ce livre, "Les noces de l'anarchisme avec l'Etat bourgeois". Sur la question syndicale, voir notre brochure Les Syndicats contre la classe ouvrière
Les publications récentes du Bureau international pour le parti révolutionnaire (BIPR), et les discussions entre le CCI et la CWO dans les réunions publiques de celle-ci, ont confirmé que la manière dont le débat est mené entre les organisations révolutionnaires est une question politique en elle-même.
Le BIPR a lui-même soulevé la question dans Internationalist communist n°18, puisqu'il accuse le CCI d'afficher un "penchant pour la calomnie par allusion" quand nous taxons d'empirisme la démarche développée dans certaines de ses analyses (Cf. notre article "La méthode marxiste et l'appel du CCI sur la guerre en ex-Yougoslavie" dans la Revue internationale n° 99).
Nous ne répondrons pas à cette accusation particulière, sauf pour renvoyer les lecteurs à l'article évoqué ci-dessus qui selon nous ne contient aucune calomnie mais développe une argumentation purement politique pour appuyer cette caractérisation. Par contre nous avons l'intention de poser la question de façon plus générale, même si cela nécessite de donner quelques exemples particuliers du problème que nous soulevons.
Le CCI a en effet toujours pris très au sérieux la question des polémiques et du débat entre organisations révolutionnaires : c'est un reflet direct de 1'importance que nous avons toujours attribuée à l'existence et au développement du milieu politique prolétarien lui-même. C'est pourquoi, dès notre fondation, nous avons fait des articles polémiques un aspect régulier de notre presse, nous avons assisté régulièrement aux réunions publiques des autres groupes et nous avons soutenu ou proposé, à de nombreuses reprises, de renforcer 1'unité et la solidarité du mouvement révolutionnaire (conférences, réunions communes, etc.). Dans notre propre activité interne, nous lisons et discutons systématiquement les publications des autres courants prolétariens et faisons des rapports réguliers sur le milieu prolétarien. Dans nos polémiques avec les autres groupes nous avons toujours cherché à mettre en évidence avec le plus de clarté là où nous sommes d'accord avec eux aussi bien que là où nous avons des désaccords ; et lorsque nous traitons de ces désaccords, nous tentons de les poser aussi clairement et exactement que possible, en nous référant, avec le maximum de précision, aux textes publiés par les autres groupes. Notre préoccupation se fonde également sur la compréhension que le sectarisme, qui insiste constamment sur les différences au delà de ce qui unit le mouvement, est un problème réel pour le milieu prolétarien, en particulier depuis la fin de la période de contre-révolution à la fin des années 1960. L'exemple le plus clair de ce danger est fourni par le courant bordiguiste qui, après la seconde guerre mondiale, dans une volonté louable de se protéger de la pression contre-révolutionnaire ambiante, a tenté d'ériger une défense infranchissable en développant la théorie selon laquelle seule une organisation monolithique était capable de mettre en oeuvre une politique réellement communiste. C'était la première fois, dans le mouvement ouvrier, qu'apparaissait une telle théorie.
Au cours de ces dernières années, parce que nous avons mieux perçu la nécessité vitale de défendre l'unité indispensable du camp prolétarien contre les attaques de la classe dominante qui devenaient plus aiguës que jamais, nous avons accentué notre effort pour débusquer tout vestige de sectarisme dans nos propres polémiques. Nous avons tout fait pour qu'elles soient soigneusement planifiées et centralisées à l'échelle internationale, pour qu'elles évitent les exagérations, tout esprit de rivalité mesquine, pour qu'elles ne soient plus des réponses du tac au tac sur des points secondaires. Nous avons également rectifié certaines de nos affirmations qui se sont avérées erronées et qui avaient provoqué des incompréhensions entre nous et d'autres groupes (voir par exemple l'article sur les 100 numéros de la Revue internationale, dans le n°100). Nos lecteurs peuvent juger par eux-mêmes de la réalité de cet effort. Ils peuvent se référer à toutes nos polémiques récentes avec le BIPR dans la Revue internationale, par exemple celle qui traite du 6e congrès de Battaglia Comunista dans le n°90, celle sur les origines du Partito Comunista Intemazionalista dans les n°91 et 92 ou plus récemment notre critique des thèses du BIPR sur les tâches des communistes dans la périphérie capitaliste parue dans le n°100. Nous signalons ces articles parce qu'ils illustrent la manière dont nous pensons qu'un débat sérieux doit être mené : un débat qui n'a pas peur de faire des critiques très tranchantes de ce que nous considérons comme des erreurs ou même des influences de l'idéologie bourgeoise mais qui est toujours basé sur la théorie et la pratique réelles des autres groupes prolétariens.
Nous devons dire franchement que les polémiques du BIPR, dans la période récente, ne sont pas à la hauteur de ces critères. L'exemple le plus éloquent se trouve dans la prise de position officielle du BIPR "Les révolutionnaires face à la perspective de guerre et la situation actuelle de la classe ouvrière", parue dans Internationalist Communist n°18 (IC), qui traite de la signification et de la portée historique de la dernière guerre dans les Balkans. Sans entrer dans une discussion détaillée sur les nombreuses questions générales importantes soulevées dans ce texte, nous voulons attirer l'attention sur les conclusions que tire le BIPR concernant les réponses des autres groupes du milieu prolétarien face à la guerre : "D'autres éléments politiques de cette scène politique, bien que ne tombant pas dans l'erreur tragique de soutenir une des parties belligérantes ont eux-mêmes également, au nom d'un faux anti-impérialisme ou sous prétexte qu'historiquement et économiquement des visions progressistes sont aujourd'hui impossibles, pris leurs distances avec les méthodes et les perspectives de travail qui mènent au regroupement dans le futur parti révolutionnaire. Ils ne peuvent plus être sauvés et sont victimes de leur propre cadre idéaliste et mécaniste, incapable de reconnaître les particularités de l'explosion des contradictions économiques perpétuelles du capitalisme moderne."
Deux points fondamentaux sont soulevés ici. D'abord, si vraiment les groupes organisés du milieu prolétarien "ne peuvent plus être sauvés", ceci a de sérieuses implications pour l'avenir de ce milieu. Indépendamment de toute autre chose, cela implique que le futur parti mondial - contrairement à tous les partis de classe ayant existé dans le passé - sera formé autour d'un seul courant dans le mouvement marxiste. En même temps, ceci aurait les plus graves conséquences pour les énergies militantes qui sont actuellement "piégés" dans ces organisations qui "ne peuvent plus être sauvées" et il devrait être de la responsabilité du BIPR d'entreprendre la récupération de tout ce qu'il peut du naufrage - une tâche dont le BIPR ne parle même pas dans ce texte. Mais pour revenir au problème de la méthode du débat, malgré la gravité de ces affirmations, le BIPR ne dit pas une seule fois explicitement à qui il se réfère. Nous pouvons raisonnablement penser, sur la base des polémiques antérieures du BIPR, que les "idéalistes" c'est le CCI, quant aux "mécanistes" ce sont les bordiguistes... mais nous n'en sommes pas sûrs. Il s'agit là d'une irresponsabilité politique grave de la part du BIPR, complètement en dehors des meilleures traditions du mouvement ouvrier. Cela n'a jamais été le style, par exemple, de Lénine qui a toujours dit de façon absolument claire à qui il adressait ses polémiques, ni celui de la gauche italienne, dans les années 1930, qui était extrêmement précise dans ses prises de position vis-à-vis des différents courants qui constituaient le milieu prolétarien de son époque. Si le BIPR pense que le CCI et les groupes bordiguistes ne peuvent plus être sauvés, qu'il l'argumenté ouvertement et en se basant sur les véritables positions, analyses et intervention de ces groupes. Nous insistons sur ce dernier point car s'il est essentiel de mentionner les noms de ceux que l'on critique, ce n'est pas suffisant. Pour se rendre compte de cela nous n'avons qu'à jeter un oeil sur l'autre polémique dans ce même numéro d'IC, "Idéalisme ou marxisme" qui, une fois encore, traite des prétendues "faiblesses fatales du CCI". Il n'est pas inutile de signaler que cette polémique a été écrite par un sympathisant actuel du BIPR qui a fait un passage éclair dans le CCI et l'a quitté dans des circonstances vraiment peu claires il y a quelques années. Ce texte, qui est proposé comme une réponse par intérim à notre article sur le BIPR dans la Revue internationale n°99, est un "modèle" de mauvaise polémique qui aligne toute une série d'affirmations sur la méthodologie politique du CCI sans jamais avoir le souci de citer quoi que ce soit du CCI.
Le deuxième exemple nous est fourni par la "Correspondance avec le CCI" dans la publication de la CWO, Revolutionary Perspectives (n°16). Cette correspondance traite principalement des analyses respectives de nos organisations sur la récente grève des électriciens en Grande-Bretagne. Les circonstances de cette lettre sont les suivantes : nous avons écrit à la CWO en novembre 1999 pour lui fournir une copie d'une brochure de J.Maciver intitulée Escaping a paranoid cuit ("fuir un culte paranoïde"), brochure qui est parue au moment même où le CCI était exclu des réunions de discussion de "No war but the class war" à Londres (voir World Révolution n°229). Pour nous, ce document est un exemple d'une attaque parasitaire typique, pas seulement contre le CCI mais aussi contre le BIPR et les autres groupes prolétariens. La CWO a choisi de ne pas publier cette partie de notre lettre ni sa propre réponse à celle-ci.1
A la fin de notre lettre, nous avons aussi abordé la question de la nature de classe du comité de grève des électriciens dont RP faisait part. Dans la mesure où, à notre connaissance, ce comité était constitué entièrement de shop-stewards (délégués de base des syndicats), nous avons pensé qu'il s'agissait plus d'un organe syndical radical que d'une véritable expression de la lutte des électriciens. Pourtant, la CWO dans son article de RP n°15 a semblé voir quelque chose de beaucoup plus positif dans cet organe. Dans la mesure où nous prenons en considération son opinion, nous avons demandé qu'elle nous fasse savoir si elle avait une quelconque information qui pourrait permettre de poser la question sous un angle différent, puisque dans certaines circonstances aujourd'hui il peut être très difficile de faire la différence entre un véritable organe de la lutte ouvrière et une expression très radicale des syndicats. La réponse de la CWO, tout en ne nous fournissant aucune information concrète comme nous l'avions souhaité, a soulevé beaucoup de questions politiques, rien de moins que sur la nature des syndicats et du syndicalisme de base. Mais ce n'est pas le lieu d'aborder cette discussion ici. Une fois encore, nous souhaitons attirer l'attention sur la méthode de la polémique de la CWO, surtout quand elle en vient à décrire les vraies positions du CCI. On nous dit : "Vous avez encore la vision d'une classe ouvrière ayant la conscience « souterraine » de la nécessité de détruire le capitalisme. Pour vous, la seule « mystification » qui entrave la lutte est celle mise en place par les syndicats. Si la classe ouvrière était seulement « démystifiée » de son syndicalisme alors elle prendrait le chemin révolutionnaire. C'est un des exemples de votre idéalisme semi-religieux. La méthode marxiste sait que la classe ouvrière deviendra révolutionnaire à travers son expérience pratique et le programme révolutionnaire que nous défendons correspondra plus exactement aux besoins révolutionnaires d'une classe dont la conscience s'élève. La question ne sera pas : 1. De «démystifier» les ouvriers, 2. Ensuite d'entrer en lutte. La démystification, la lutte et la réappropriation de son propre programme vont toutes survenir simultanément comme partie du mouvement contre le capitalisme."
Nous sommes d'accord qu'il serait idéaliste d'argumenter que les ouvriers seront d'abord "démystifiés" du syndicalisme et ensuite qu'ils entreront en lutte. Mais nous mettons au défi la CWO de trouver un seul texte du CCI qui défende cette conception. Plutôt que de porter des accusations de ce genre ou d'argumenter comme elle le fait dans la même lettre que "nous ne disons rien de positif sur la véritable lutte des ouvriers", nous voulons lui demander de se reporter réellement aux nombreux textes que nous avons publiés sur la période actuelle de lutte de classe, textes qui tentent de placer les difficultés actuelles de la classe - mais aussi ses pas en avant - dans leur contexte général depuis l'effondrement du bloc de l'Est. La lecture de ces textes aurait aussi permis à la CWO de se rendre compte de l'importance que nous attachons à la confrontation pratique, quotidienne des ouvriers avec les syndicats pour jeter les bases pour une rupture définitive avec ces organes. La CWO a peut-être beaucoup de désaccords avec nos analyses mais au moins le débat serait clair pour le reste du mouvement prolétarien.2
Le passage que nous avons cité soulève un autre problème : la tendance à traiter comme des sortes de pensées talmudiques du CCI des positions qui ne sont en aucun cas de notre invention mais qui, et c'est la moindre de nos responsabilités, représentent une volonté de notre part de développer des questions déjà abordées par le mouvement marxiste. C'est le cas de la notion de maturation souterraine, que la CWO considère presque comme ridicule, mais dont la longue histoire nous ramène, via Trotsky, à Marx qui a écrit la phrase immortelle "bien creusé vieille taupe" en décrivant la lutte de classe. En fait nous avons argumenté ce point dans une polémique avec la CWO dans la Revue Internationale n°43, au milieu des années 1980, un article qui n'a jamais eu de réponse. Mais si la CWO n'aime pas nos interprétations de tels concepts, qu'elle aille aux sources des classiques marxistes (comme l'Histoire de la révolution russe de Trotsky) et argumente contre elles directement.
Le débat public le plus récent entre le CCI et la CWO - lors d'une réunion publique de cette organisation à Londres - a montré une fois encore cette dernière tendance. Le thème de la réunion traitait du communisme et comment y parvenir; et sur beaucoup d'aspects la discussion qui s'en est suivie a été très positive. Le CCI a salué la présentation qui défendait la vision marxiste du communisme et de la lutte de classe contre toutes les campagnes actuelles de la classe dominante sur "la mort du communisme" ; nous n'avons eu aucune réticence à dire que nous étions d'accord avec pratiquement tout. Tout aussi naturellement, il y a eu une discussion sur les divergences entre le CCI et la CWO concernant la question de l'Etat dans la période de transition ; et cela a aussi été positif par le fait qu'il y avait, semble-t-il, une volonté réelle de la part de la majorité des camarades de la CWO de comprendre ce que le CCI disait là-dessus. Nous avons argumenté, en réponse à la CWO, que si l'Etat et la révolution de Lénine est un point de départ fondamental pour poser la question de l'Etat dans un cadre marxiste, les vues qu'il a défendues en 1917 devaient être approfondies et, à un certain niveau, revues à la lumière de l'expérience réelle du pouvoir prolétarien en Russie. En se basant lui-même sur les débats qui ont eu lieu au sein du parti bolchevik à cette époque, et en particulier sur les conclusions tirées par la Gauche italienne dans les années 1930, le CCI considère que la dictature du prolétariat ne peut pas s'identifier à l'Etat de transition qui apparaît inévitablement après l'insurrection victorieuse. Nous n'avons pas l'intention ici de revenir sur les aspects de fond de cette question, par contre nous tenons à réaffirmer notre désaccord avec une démarche avancée par un camarade de la CWO, démarche qui, pour nous, est exemplaire de la méthode qu'il ne faut pas utiliser pour mener un débat entre révolutionnaires marxistes. Selon ce camarade, cette position sur 1'Etat de transition n'est rien d'autre que l'invention d'un membre de la Fraction de gauche, Mitchell : "il a juste inventé". Cette affirmation est objectivement incorrecte pour ne pas dire une sottise. La série même des articles de Mitchell publiée dans Bilan ("Problèmes de la période de transition") ainsi que beaucoup d'autres articles fondamentaux des Fractions italienne et belge que ces organisations ont assumés collectivement, sans parler des prises de position faites par d'autres camarades individuellement, développent cette même position. Mais surtout, ce genre d'affirmation montre un véritable mépris pour le travail de la Fraction qui, après tout, est l'ancêtre politique commun du CCI et du BIPR. A la réunion, nous avons déjà appelé la CWO à lire l'article "Le prolétariat et l'Etat de transition" paru dans la Revue internationale n°100, qui fournit une preuve claire que la position de Bilan sur l'Etat était basée sur les vrais débats qui avaient eu lieu dans le parti bolchevik, en particulier le débat sur les syndicats en 1921 (sans parler des questions qu'a soulevées la tragédie de Kronstadt). Nous appelons encore une fois la CWO à faire un effort sérieux et collectif afin d'étudier le travail de Bilan sur cette question ; et nous sommes prêts à lui fournir les textes appropriés (nous avons l'intention de toute façon de republier la série de Mitchell dans un avenir pas trop lointain). Les camarades de la CWO sont libres de rejeter les arguments de la Fraction mais il faut qu'ils le fassent sur la base d'une étude approfondie et d'une réflexion.
En résumé nous pensons que les questions auxquelles se confronte le mouvement révolutionnaire aujourd'hui -l'analyse des événements actuels, comme les guerres et les mouvements de classe ou les expériences plus historiques comme la révolution russe - sont trop importantes pour être dévoyées dans de faux débats ou pour être dépréciées par des affirmations non prouvées et de fausses accusations. Nous appelons le BIPR à élever le niveau de ses polémiques en tant qu'effort pour l'amélioration du ton et du contenu du débat dans tout le milieu politique prolétarien.
Amos.
1La CWO a choisi de ne pas publier cette partie de la lettre et sa réponse parce que, pour elle, le parasitisme n'est pas un problème sérieux pour le camp prolétarien. Pour ce que nous en avons compris, il s'agirait là d'une nouvelle invention du CCI. Une fois encore, nous demandons à la CWO de justifier cette affirmation en répondant à notre principal travail sur cette question, les "Thèses sur le parasitisme" publiées dans la Revue internationale n°94, qui la place dans son contexte historique.
2La CWO pourrait, par exemple, lire le texte basé sur le rapport sur la lutte de classe au 13e congrès du CCI, dans la Revue internationale n°99. Mais elle pourrait aussi relire l'article de WR n°229 qu'elle critique dans RP n°16, qui dit que nous ne voyons rien de positif dans la grève des électriciens. En fait, notre article conclut que cette dernière et d'autres luttes récentes "montrent que le prolétariat résiste de plus en plus aux attaques et que le potentiel pour le développement de luttes plus larges et plus combatives se développe." II n'y a pas de contradiction à dire qu'une lutte est importante et argumenter que les organes qui prétendent la représenter font partie de l'appareil syndical.
Nous avons eu droit dans les années 1910 à la campagne selon laquelle la crise économique était due à la pénurie de pétrole ; puis nous avons eu la promesse de la sortie de la crise avec les "Reaganomics" au début des années 1980 ; mais il faut bien le reconnaître : depuis 30 ans, c'est-à-dire depuis que le capitalisme s'est retrouvé confronté une nouvelle fois à sa crise historique, nous n'avons jamais assisté à une campagne idéologique d'une ampleur aussi massive visant à nous démontrer que la crise est finie et que s'ouvre une nouvelle ère de prospérité. Selon la propagande qui s'est déchaînée ces dernières années, nous serions entrés dans la 3e Révolution Industrielle. D'après un des protagonistes les plus huppés de cette campagne, "Il s'agit d'un événement historique au moins aussi capital que la révolution industrielle du 18e siècle (...). L'ère industrielle était fondée sur l'introduction et l'utilisation de nouvelles sources d'énergie ; l'ère "informationnelle" repose sur la technologie de la production du savoir, du traitement de l'information et de la communication des symboles " ([1]). En prenant pour base les chiffres de la croissance du PIB des Etats-Unis de ces dernières années, les médias n'arrêtent pas de nous dire que le chômage va disparaître, que ce qu'ils appellent le "cycle économique " qui se traduisait depuis le début des années 1970 par une croissance faible et des récessions périodiques toujours plus profondes est dépassé et, qu'en conséquence, nous sommes entrés dans une période de croissance ininterrompue qui ne pourrait être décrite qu'en employant tous les superlatifs, et tout çà parce que nous sommes entrés dans la "nouvelle économie" portée par une innovation technologique majeure : Internet.
Quel est donc le contenu de cette "Révolution " qui enchante tellement la bourgeoisie ? Le fondement essentiel de l'événement résiderait dans le fait qu'Internet et, plus généralement, la constitution de réseaux de télécommunications permettraient la circulation et le stockage de l'information de manière instantanée quelle que soit la distance. Cela permettrait d'abord une mise en contact de tout acheteur et de tout vendeur au niveau planétaire, qu'ils soient des entreprises ou des particuliers. L'achat et la vente étant ainsi dispensés des points de vente et des services commerciaux des entreprises, nous aurions une diminution considérable des coûts commerciaux. Nous aurions aussi un élargissement des marchés puisque tout producteur aurait à travers Internet, et de manière immédiate, la planète pour marché. La mise sur Internet des marchandises requérant d'importantes connaissances technologiques d'un nouveau type, cela favoriserait la création de nouvelles entreprises : les fameuses "start-up " promises à un avenir enchanteur en termes de profit et de croissance. Cela permettrait ensuite une plus grande productivité au sein des entreprises industrielles elles-mêmes puisqu'une telle circulation de l'information permettrait une meilleure coordination, et à moindre coût, des différents établissements, services et ateliers. Cela permettrait aussi de diminuer les stocks puisque la relation entre la production et la vente serait instantanée, d'où économie de bâtiments et d'installations diverses. Cela permettrait enfin de diminuer les dépenses de marketing puisque la production d'une publicité sur une page d'Internet touche tous les acheteurs qui se sont connectés. Un autre point dont les conséquences politiques sont particulièrement importantes, est constitué par l'insistance des médias sur la relance de 1'innovation qu'Internet serait censé permettre car ce dernier ne reposant que sur la connaissance et non sur quelque machinerie coûteuse, on serait ainsi devant une démocratisation de l'innovation, et comme cette dernière permet la création des start-up, la richesse serait à la portée de tous.
Pourtant, malgré les cris de triomphe médiatiques, on peut entendre toute une série de petites notes discordantes qui ne peuvent que semer le doute sur la réalité de l'ouverture d'une si magnifique période : d'une part, tout le monde est d'accord sur le fait que la misère s'accroît dans le monde, que les "inégalités " dans les pays développés s'aggravent et que les fameuses start-up, au lieu de se diriger vers la somptueuse destinée que les propagandistes de la " nouvelle économie " leur désignent, s'effondrent en nombre de plus en plus grand. Qu'en conséquence, on peut se douter qu'un certain nombre de ces nouveaux entrepreneurs endettés jusqu'au cou, ainsi que leurs employés, risquent fort de rejoindre l'armée des "nouveaux pauvres ". D'autre part, les prouesses boursières en général et celles des actions de ces entreprises de nouvelles technologies en particulier donnent des sueurs froides à toute une série de dirigeants économiques qui voient que les dites prouesses risquent de provoquer une crise financière particulièrement grave qui serait difficilement amortie par l'économie mondiale.
Le mythe de l'accroissement de la productivité
Pour examiner de manière sérieuse la signification de la "nouvelle économie ", il faut prendre en compte le fait qu'une grande partie des experts affirme que la croissance de la productivité du travail dans l'économie américaine, après avoir diminué depuis la fin de la décennie 1960 où elle était de 2,9 % par an, aurait connu une inflexion à la hausse depuis quelques années, à tel point qu'elle serait dans les années 1990 de 3,9 % par an ([2]), ce qui serait significatif de l'entrée du capitalisme dans une nouvelle période.
Tout d'abord, ces chiffres sont discutables : ainsi, R. Gordon de l'Université de Nothwestern aux Etats-Unis estime que la productivité horaire du travail est passée de 1,1 % avant 1995 à 2,2 % entre 1995 et 1999 (Financial Times, 4 août 1999). D'autre part, ils n'apparaissent pas très probants pour toute une série de statisticiens, et ce pour des raisons significatives :
- la rentabilité directe de l'ensemble des investissements productifs n'a que très peu progressé, ce qui signifie que la progression de la productivité du travail n'a pu se faire que par un accroissement des cadences et donc de 1'exploitation de la classe ouvrière ;
- la productivité a toujours tendance à augmenter lorsqu'on se trouve au point haut de la reprise - ce qui est le cas aux Etats-Unis en 1998-1999 - parce qu'à ce moment-là les capacités de production sont mieux utilisées;
- enfin, c'est surtout dans le secteur de la production des ordinateurs que la productivité a beaucoup augmenté, ce qui a fait dire au Financial Times : "L'ordinateur est à l'origine du miracle de la productivité dans la production des ordinateurs " (Ibid).
En conséquence, même si aiguillonné par la concurrence, le capitalisme - comme il l'a toujours fait - réalise des progrès techniques qui augmentent la productivité du travail, les chiffres ne montrent en aucun cas que nous nous trouverions dans une période exceptionnelle constituant une réelle rupture avec les décennies que nous venons de vivre.
Mais, et c'est le plus important, les comparaisons historiques qui sont faites entre la Révolution industrielle de la fin du 18e siècle et ce qui se passe aujourd'hui sont complètement fallacieuses. Ce qu'ont permis l'invention de la machine à vapeur ainsi que les grandes innovations du 19e siècle, c'est le fait que 1'ouvrier produise une bien plus grande quantité de valeurs d'usage avec le même temps de travail ; ce qui, par ailleurs - et c'était le but recherché - permettait à la bourgeoisie d'extorquer une plus-value plus élevée. Il est certain que l'on a eu pendant le 20e siècle, et en particulier pendant les 30 dernières années, avec l'automatisation de la production, un accroissement de la productivité du travail. Cela a d'ailleurs fourni un argument à la bourgeoisie et à ses spécialistes pour dire que le travailleur en blouse blanche rivé devant un pupitre dans une usine métallurgique ou autre n'était pas un ouvrier (les robots marchaient certainement tout seuls !) et qu'en conséquence la classe ouvrière était en voie de disparition.
Avec Internet, ce n'est pas du tout de cela dont il est question. Avec ce procédé, 1'ouvrier produit toujours la même quantité pendant une durée de temps donnée. Du point de vue de la production, Internet ne change rigoureusement rien. En fait, avec le battage sur la " nouvelle économie ", la bourgeoisie veut faire prendre le capitalisme pour un monde de marchands en faisant oublier qu'avant de vendre un bien il faut le produire et en effaçant ainsi le fait que la classe ouvrière est le cœur réel de la société actuelle, la productrice des richesses, la classe qui, pour l'essentiel, fait vivre la société.
La diminution des frais commerciaux ne peut pas faire obstacle à la crise
Mais, même si Internet, ou une autre invention, provoquait une diminution du coût de la commercialisation des produits, de manière analogue - toutes proportions gardées - à ce qu'ont fait les chemins de fer au 19e siècle qui ont divisé le coût du transport terrestre par 20, et ont donc permis une diminution du prix des marchandises, il ne pourra pas provoquer de croissance économique nouvelle. Les chemins de fer avaient permis une forte croissance économique parce qu'ils transportaient des marchandises pour lesquelles il existait un marché en expansion : le capitalisme était alors en train de conquérir l'ensemble de la planète et de s'en servir comme source de nouveaux marchés. Aujourd'hui, parce qu'il n'existe pas de tels nouveaux marchés ([3]), la vente par Internet ne peut que provoquer la disparition ou la réduction de toute une série d'activités commerciales. Conséquence : des emplois vont disparaître qui ne seront pas remplacés par de nouveaux emplois dans Internet puisque justement cette technique permet de faire des économies que ce soit dans la vente au consommateur ou dans la vente entre entreprises. Enfin, il en est de même pour ce qui est des progrès qu'Internet est censé permettre au niveau de la réorganisation des entreprises, et c'est John Chambers, le PDG de Cisco, l'une des plus importantes entreprises du secteur des nouvelles technologies, qui nous le dit : "Nous avons supprimé des milliers d'emplois improductifs en utilisant le réseau Internet pour les relations avec nos employés, nos fournisseurs et nos clients. (...) Même chose pour les notes de frais. Conséquence, il n'y a plus que deux personnes qui s'occupent de vérifier les notes de frais de nos 26 000 salariés (...) Nous avons ainsi supprimé 3000 emplois au service après-vente"'(Le Monde,2% mars 2000). Et il ajoute plus loin pour que les choses soient bien claires : "Dans dix ans, toute entreprise qui n'aura pas basculé complètement sur le réseau [c'est-à-dire qui n'aura pas supprimé tous ces emplois] sera morte. " Cela implique une diminution des revenus distribués par ces entreprises ce qui en soi, évidemment, n'augmente en rien la demande solvable globale qui serait nécessaire à une relance de l'économie. En l'absence de nouveaux débouchés extérieurs, et c'est globalement le cas dans la période de décadence du capitalisme, l'innovation - fut-ce au niveau commercial - ne résout pas la crise de même qu'elle n'est pas capable de créer de nouveaux emplois. C'est vrai, J. Chambers ajoute qu'il "a réaffecté les 3000 personnes à la recherche-développement", mais cela n'est possible que parce que la vague d'installations des réseaux d'Internet permet à Cisco d'avoir des ventes en forte hausse ; dès que cette vague d'installations sera en voie d'achèvement, il est évident que cette entreprise ne pourra plus se payer un service de recherche-développement d'une telle ampleur.
La bulle autour d'Internet se dégonfle
Il n'y a donc rien de véritablement nouveau dans l'évolution économique et la bourgeoisie qui cherche désespérément les signes d'une nouvelle ascendance d'un hypothétique "cycle de Kondratieff", c'est-à-dire d'un cycle de 50 ans alternant dépression et reprise ([4]), ne trouvera pas cette délivrance. La preuve en a été fournie par ce qu'il faut bien appeler un krach boursier des valeurs technologiques en ce printemps 2000. Entre le 10 mars et le 14 avril 2000, l'indice boursier des valeurs technologiques aux États-Unis - le NASDAQ - a perdu 34 % de sa valeur, des entreprises Internet comme Boo.com - financée par des puissances financières de première importance comme la banque JP. Morgan et l'homme d'affaires français B. Arnault - ont fait faillite. Faillites qui en annoncent d'autres, car sur les places financières circulent des listes d'entreprises Internet qui connaissent de graves difficultés ([5]); il faut citer en particulier Amazon qui s'est voulu un grand bazar en ligne et qui est aussi célèbre à Seattle, où elle siège, que Boeing et dont les difficultés financières croissantes entraînent de nouveaux soubresauts à Wall Street. L'affirmation par l'institut d'études Gartner Group selon laquelle 95 % à 98 % des entreprises du secteur sont menacées (Le Monde, 13 juin 2000), n'est que la vérification du fait que leur formidable essor apparent n'est qu'une bulle spéculative qui ne contient que du vent.
Et s'il n'existe pas de "nouvelle économie ", l'Internet n'est pas non plus le moyen de faire repartir l'ensemble de l'économie, appelée maintenant "vieille économie ". Une des raisons pour lesquelles Amazon.com est au bord de la faillite est que, suite à la concurrence qu' elle faisait aux grandes entreprises de distribution, ces dernières n'ont pas tardé à réagir : le numéro 1 mondial du secteur, Wal Mart, s'est mis aussi à vendre par Internet. Face à la concurrence de ces nouvelles entreprises, qui risquent de les "cannibaliser", les "anciennes " grandes entreprises répondent en prenant, comme l'explique un cadre d'un grande entreprise française de distribution, les mêmes moyens : "Chez Promodès, nous nous sommes dits que, si ce n'était pas nous, ce serait de toute façon quelqu'un d'autre qui cannibaliserait notre activité "(Le Monde, 25 avril 2000). Comme le dit implicitement ce cadre quand il parle de "cannibaliser, les entreprises qui adoptent la formule de vente par Internet (et nous l'avons déjà vu pour Cisco) ne créent pas d'emplois mais en suppriment. Dans le même numéro du journal Le Monde, on annonce que la mise sur Internet est, au moins partiellement, responsable de la suppression de 3000 emplois chez le banquier britannique Lloyd's TSB, de 1500 chez l'assureur Prudential et que la chaîne américaine de vente de matériel informatique Egghead software a fermé 77 magasins sur 156.
Voilà les effets réels de la prétendue "nouvelle économie " sur la vie du capitalisme. Les réelles mesures que prennent les entreprises par rapport à Internet ne sont qu'un moment de la concurrence à mort que se livrent les capitalistes entre eux alors que le marché est déjà saturé depuis longtemps. Cette guerre commerciale est perceptible aussi par la vague de fusions-acquisitions qui est apparue depuis une décennie et qui ne fait que s'amplifier. Car s'emparer de l'appareil productif et du marché du concurrent est en ce moment le meilleur moyen pour s'imposer sur le marché mondial. "En 1999, ce marché a explosé de 123 % pour atteindre 1870 milliards de francs (...) Une course à la taille à l'échelle planétaire s'est engagée. " (Le Monde, 11 avril 2000) Dans le cadre de la décadence du capitalisme, à travers ces accès de fièvre concurrentielle, il est au moins un moyen que chaque secteur de la bourgeoisie adopte toujours pour faire face à la concurrence : aggraver les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière. Par exemple, on sait que ces fusions géantes se terminent la plupart du temps par des suppressions d'emplois.
La flambée boursière des entreprises de nouvelle technologie qui a d'ailleurs entraîné l'ensemble des bourses de valeurs des pays développés, loin d'être le signe annonciateur d'une nouvelle grande période de croissance économique, est seulement le résultat des moyens par lesquels, depuis des décennies, les Etats bourgeois essaient de faire face à la crise dans laquelle l'économie capitaliste ne cesse de s'enfoncer, à savoir l'endettement : d'après le directeur général d'AltaVista-France, il suffisait de "réunir 200 000francs avec quelques amis pour décrocher 4 millions auprès d'un capital-risqueur, afin d'en dépenser la moitié en publicité avant de lever 20 millions à la bourse "(L'Expansion, 27 avril-11 mai 2000) ; ce qui du point de vue de l'accumulation du capital est une pure absurdité. Effectivement, comme il n'y a pas la possibilité de l'investir de manière réellement productive, l'argent ne peut aller se placer que dans des activités improductives, comme la publicité, liées à la concurrence pour finalement se fixer dans la spéculation- qu'elle soit boursière, monétaire ou sur le pétrole ([6]). C'est seulement de cette manière que l'on peut expliquer que le cours des actions des nouvelles technologies, avant qu'elles ne s'effondrent, avaient augmenté de 100 % en un an alors que les entreprises correspondantes n'avaient fait que des pertes. A ce niveau-là non plus, il n'y a rien de nouveau car la bourgeoisie développe ces activités improductives pour faire face à la crise depuis qu'elle a compris que la crise de 1929 n'aboutirait pas à une reprise spontanée comme c'était le cas avec les crises du 19e siècle. Un certain nombre de journaux de la bourgeoisie sont obligés de le constater : "La Net economy [l'économie liée à Internet et aux réseaux] redresse peut-être la tendance de la productivité à long terme... mais la debt economy [l'économie des dettes] est le ressort de l'activité (...) La phase ascendante a été allongée par le crédit bien plus que par l'essor des nouvelles technologies, qui ne sont qu'un alibi à la spéculation. " (L'Expansion, 13-27 avril 2000) Et effectivement, cette spéculation ne peut aboutir, comme on l'a vu depuis 20 ans, qu'a des convulsions financières comme celle que nous avons sous les yeux.
La "nouvelle économie" cache des attaques économiques contre la classe ouvrière
La réalité de la "nouvelle économie " permet de comprendre que toute la propagande des médias sur la transformation de la société par Internet qui nous verrait tous travaillant en réseau et participant aux innovations, et, dans le même mouvement, devenir tous actionnaires des entreprises que nous contribuerions à faire progresser est un immense bluff. Les actionnaires fondateurs de start-up en faillite ont toutes les chances de se retrouver dans le plus extrême dénuement et tous ceux qui se sont faits avoir par la publicité d'achat des actions sur Internet censées leur permettre d'augmenter sensiblement des revenus en avançant seulement 20 % de la valeur des actions, sont obligés, après le krach, d'amputer leur salaire pendant une longue période pour pouvoir rembourser le prêt que leur avait fait la banque.
Payer les salariés en stock-options, leur faire acheter des Fonds Communs de Placement ou quelqu'autre formule n'aboutit pas à transformer les ouvriers en actionnaires, mais à amputer doublement leurs salaires. D'abord, la part de revenu que le salarié accepte de laisser à l'entreprise n'est rien de moins qu'une augmentation de la plus-value et une diminution du salaire pour dans l’immédiat. Ensuite, malgré les propositions plus alléchantes les unes que les autres qui sont faites pour que le salarié devienne actionnaire de l'entreprise, cela signifie que le capital fait dépendre le revenu des résultats futurs de l'entreprise : si les cours baissent, le revenu du salarié sera aussi baissé. Le capitalisme populaire qui est remis à la mode aujourd'hui sous la forme de la "République des actionnaires " est un mythe car la bourgeoisie, qu'elle se retrouve dans l'appareil d'Etat ou dans la direction des entreprises, est détentrice des moyens de production qui fonctionnent comme capital, et elle ne peut valoriser le capital que par l'exploitation de la classe ouvrière. L'ouvrier ne peut pas obtenir tout ou partie de cette valorisation parce que justement pour que le capital se valorise, obtienne un profit, l'ouvrier ne doit être payé qu'à la valeur de sa force de travail ([7]). Si la bourgeoisie a créé les fonds de pension, l'actionnariat ouvrier, c'est parce que la crise du capitalisme est tellement profonde qu'elle cherche par tous les moyens à baisser la valeur de la force de travail aujourd'hui et plus tard en la faisant dépendre des cours de la bourse, et l'effondrement des valeurs technologiques est une image de ce que risquent d'être les revenus futurs des ouvriers qui d'une manière ou d'une autre dépendront d'un actionnariat salarié.
En fin de compte, l'effort de la bourgeoisie en vue de promouvoir l'actionnariat ouvrier loin d'accorder une part de profit aux ouvriers n'est qu'une attaque supplémentaire de leurs conditions de vie et de travail. De la même manière que la bourgeoisie, à travers la précarisation de l'emploi se donne les moyens, si c'est l'intérêt du capital, d'expulser l'ouvrier de la production du jour au lendemain, par l'actionnariat ouvrier elle se donne les moyens de baisser les revenus des ouvriers au travail ou à la retraite si la situation de l'entreprise ou du capital, pris au niveau général, se dégrade.
Une autre attaque se cache derrière la campagne actuelle. Et c'est aussi cette attaque économique qui est derrière la campagne assourdissante sur la "nouvelle économie ". La connexion de l'entreprise au réseau veut dire d'abord que les informations étant immédiatement disponibles, toute période de battement entre deux travaux est éliminée : tout travail terminé, on doit passer au suivant dont on a reçu la demande par le réseau, tout travail peut être instantanément modifié, etc.. ; et cela devient infernal dans la mesure où les demandes arrivent toujours plus rapidement ; c'est ainsi que 1'on peut comprendre " qu'au moins un tiers des employés connectés à Internet travaillent au moins 6,5 heures par semaine,-chez eux, "pour avoir la paix. "(Le Monde, 13 avril 2000) Le cadeau apparemment généreux d'un ordinateur qu'un certain nombre de grandes entreprises (Ford - 300 000 employés, Vivendi - 250 000 employés, Intel - 70 000 employés, etc.) font à tous leurs employés est particulièrement significatif de cette volonté d'obliger les ouvriers à travailler en permanence. La dénégation répétée d'une telle volonté ne manque pas de culot lorsque par ailleurs l'encadrement de Ford affirme que ce cadeau vise à ce que les employés de l'entreprise "soient plus à même de répondre à nos clients "et doit leur permettre de prendre "l’habitude d'un plus grand échange d'informations ".D'ailleurs, de plus en plus d'experts de l'organisation du travail jugent que dans "la société de l'information " on ne "sait plus où commence et où finit le travail", et que la notion de temps de travail devient floue, ce à quoi des témoignages d'employés font écho en affirmant qu'étant contactés chez eux à volonté, ils "n'arrêtent jamais de travailler" (Libération, 26 mai 2000). En fait, l'idéal de la bourgeoisie, c'est que tous les ouvriers deviennent comme ces fondateurs de start-up de la Silicon Valley qui "travaillent 13 à 14 heures par jour, six jours sur sept, qui vivent dans des espaces de 2 mètres sur 2(...), il n 'y a pas de pause, pas de déjeuner, pas de conciliabule dans les cafétérias. " (L'Expansion du 16-30 mars 2000). Et ces conditions de travail sont la règle générale dans l'ensemble des start-up du monde.
L'attaque contre la conscience de la classe ouvrière
En fait, l'énorme campagne médiatique a un but encore plus important. Ce qui se cache concrètement derrière la "nouvelle économie " où chacun travaillerait en réseau, se transformerait en innovateur et en actionnaire, montre clairement que de cette dernière est un immense bluff, mais c'est un bluff de grande portée.
Il affirme d'abord que la société, au moins celle des pays développés, va connaître une amélioration réelle de la situation, et qu'en conséquence, l'entreprise, l'administration où les conditions d'existence des ouvriers qui y travaillent sont attaquées, est un cas à part, une exception. Que si ces ouvriers veulent résister, ils vont mener un combat d'arrière garde, anachronique et qu'en conséquence ils ne pourront que rester isolés. La propagande sur la "nouvelle économie " est d'abord un moyen de démoraliser les ouvriers pour que leur mécontentement ne se traduise pas en combativité.
Ensuite, il affirme rien de moins que la société est tellement en train de se transformer que le capitalisme serait en train d'être dépassé, et qu'en conséquence tous les projets de renversement du capitalisme seraient devenus sans objet. On nous dit que celui qui est inséré dans la "nouvelle économie "va devenir riche ; bien sûr, en conséquence, cela signifie que sa condition matérielle d'ouvrier sera dépassée. Mais pour celui qui ne s'insère pas dans cette trilogie réseau-innovateur-actionnaire, il sera victime d'une "plus grande disparité des revenus ", d'une nouvelle "fracture ". Ainsi, la société ne serait plus divisée en bourgeoisie et classe ouvrière, mais entre membres et exclus de la "nouvelle économie ". Et pour bien enfoncer le clou, on nous affirme que la participation à la "nouvelle économie" est affaire d'intelligence et de volonté : "Soit vous êtes riche, soit vous êtes un crétin " affirme la revue Business 2.0.
Et tout cela est complété par la propagande sur le fait que l'entreprise, le lieu où se créé la valeur, où se réalise l'exploitation de la force de travail et où se caractérisent les classes, se transformerait. Ainsi, de la même manière que celui qui participe à la "nouvelle économie " ayant accès à la richesse ne peut plus être qualifié d'ouvrier, le travail dans l'entreprise, là où est produite la richesse ne serait plus divisé entre bourgeois - c'est-à-dire détenteur du capital - et ouvriers - c'est-à-dire ceux qui ne possèdent que leur force de travail : "la "nouvelle économie", c'est plus d'équipe: les salariés représentent un vrai "team ", ils sont associés à la richesse de l'entreprise par les stocks-options " nous dit le président de BVRP Software (Le Monde Diplomatique, mai 2000).
En fait, ceux qui ne s'insèrent pas dans la "nouvelle économie", ceux-là, ouvriers mal payés, travailleurs précaires, chômeurs sont l'immense majorité de la classe ouvrière. La classe productrice de richesses n'est pas représentée par l'étudiant de la Silicon Valley ou d'ailleurs qui se fait avoir par le mirage de la richesse à portée de main que l'on fait briller devant lui. La classe productrice de richesse, la classe ouvrière est celle qu'exploite toujours plus la bourgeoisie, et quand elle ne peut pas l'exploiter, qu'elle exclut du processus productif par le chômage. Face à ces attaques, la classe ouvrière n'a d'autre possibilité que de lutter. La conscience qu'ont les ouvriers de la nécessité de cette lutte et de ses perspectives est essentielle pour pouvoir se battre.
En fin de compte, les campagnes idéologiques sur la "nouvelle économie " participent des mêmes thèmes et poursuivent les mêmes objectifs que celles qui se sont déchaînées depuis l'effondrement des pays de l'Est en 1989.
D'une part, on vise à arracher aux ouvriers leur identité de classe, en présentant la société comme une communauté de "citoyens ", dans laquelle les classes sociales, la division et le conflit entre exploiteurs et exploités ont disparu. Hier, c'était la faillite des régimes qui se disaient "socialistes " et "ouvriers " qui était censée démontrer cette affirmation ; aujourd'hui, c'est le mythe que les patrons et les ouvriers ont les mêmes intérêts puisqu'ils sont tous actionnaires de la même entreprise.
D'autre part, on veut retirer à la classe ouvrière toute perspective en dehors du capitalisme. Hier, c'est la "faillite du socialisme " qui était supposée le démontrer. Aujourd'hui, c'est l'idée que, même si le système capitaliste a des défauts, s'il n'est pas capable d'éliminer la misère, ni les guerres, ni les catastrophes de tous types, il n'en est pas moins "le moins mauvais des systèmes'" puisqu'il est capable malgré tout de fonctionner, de garantir le progrès et de surmonter ses crises.
Mais le fait même que la bourgeoisie ait besoin de telles campagnes idéologiques et d'une telle ampleur, le fait qu'elle s'apprête à porter de nouvelles attaques économiques signifie que dans son ensemble elle ne croit guère au monde enchanté de la "nouvelle économie". La sophistication de la politique économique employée par le Gouverneur de la Réserve Fédérale des Etats-Unis, A. Greenspan, pour parvenir à provoquer un "atterrissage en douceur " de l'économie américaine après des années d'endettement, de déficit commercial croissant et alors que 1'inflation vient de redémarrer significativement aux Etats-Unis, n'indique pas, mais alors pas du tout, la perspective de l'inimaginable croissance économique dont on nous parle. "Atterrissage en douceur" ou récession plus grave, ces faits, réels, sont con formes à ce que le marxisme a démontré, à savoir que le capitalisme est retombé - après la reconstruction qui a suivi la 2e Guerre Mondiale - dans la crise économique ouverte et qu'il est absolument incapable de la dépasser, que cette crise provoque l'enfoncement d'une part toujours plus grande de l'humanité dans la paupérisation absolue et est la cause de conditions de vie toujours plus dures pour l'ensemble de la classe ouvrière. L'avenir du capitalisme ne nous offre pas autre chose qu'un approfondissement toujours plus terrible de ces maux. Seul le prolétariat a la capacité d'instaurer une société où régnera l'abondance, parce qu'il est seul capable d'être à la base d'une société qui produira en fonction des besoins humains et non pour le profit d'une minorité. Cette société s'appelle le communisme.
JS, juin 2000.
[1] Interview de Manuel Castells (Professeur à l'Université de Berkeley) reproduite dans la revue Problèmes économiques n° 2642, 1er décembre 1999.
[2] Business review, juillet-août 1999. Cette revue rapporte les chiffres donnés par le Department of Commerce de l'Administration des Etats-Unis.
[3] Voir à ce propos l'article de Mitchell "Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant " publié dans cette même Revue ainsi que la brochure du CCI La décadence du capitalisme
[4] Dans les années 1920, N. Kondratieff avait formulé la théorie selon laquelle l'économie mondiale suit un cycle d'environ 50 ans de dépression et de reprise. Cette théorie a l'immense avantage pour la bourgeoisie d'annoncer qu'après la crise viendra la reprise aussi sûrement qu'après la pluie vient le beau temps.
[5] Peapod.com [139], CDNow, salon.com [140], Yahoo!... (Le Monde, 13 juin 2000).
[6] Comme nous l'écrivions dans la résolution adoptée par le 14e congrès de notre section en France et publiée dans cette même Revue : "Il importe enfin de souligner que la frénésie qui a saisi les investisseurs en faveur de la "nouvelle économie " n 'est elle-même qu 'une manifestation de l'impasse économique du capitalisme. Marx l'avait déjà démontré à son époque : la spéculation boursière ne révèle pas la bonne santé de l'économie mais le fait qu'elle s'achemine vers la banqueroute. " (point 4)
[7] Pour une présentation plus détaillée de l'analyse marxiste des mécanismes de l'exploitation capitaliste, voir l'article de Mitchell déjà cité.
La situation internationale en cette année 2000 confirme la tendance, déjà analysée par le CCI au début de la décennie passée, à un écart grandissant entre l'aggravation de la crise ouverte de l'économie capitaliste et l'accélération brutale des antagonismes impérialistes d'une part et un recul des luttes ouvrières et de la conscience dans la classe d'autre part.
Le marxisme n'a jamais prétendu ou supposé qu'il y aurait un rapport mathématique entre ces phénomènes qui caractérisent "l'ère des guerres et des révolutions" (comme la qualifiait l'Internationale communiste), qu'un degré X de la crise impliquerait un degré Y de la lutte de classe. Sa tâche est au contraire de comprendre la perspective de la révolution prolétarienne en évaluant les tendances inhérentes à chacun de ces trois facteurs et à leur action réciproque, et au sein desquels le facteur économique est le facteur dominant en dernière instance.
La crise ouverte qui a débuté à la fin des années 1960 a mis un terme à la période de reconstruction de l’après seconde guerre mondiale. La lutte de classe a resurgi après 40 ans de contre-révolution comme conséquence de cette crise, avec la perspective d'affrontements de classe décisifs contre la bourgeoisie menant soit à la révolution communiste du prolétariat, ou (comme l'énonçait le Manifeste Communiste) à "la destruction des classes ennemies" (dans la guerre impérialiste ou autre catastrophe).
Le marxisme n'est pas remis en cause par le fait que cette tendance historique aux affrontements de classe semble ne pas se vérifier si on considère la passivité relative du prolétariat à l'heure actuelle. La méthode marxiste va au delà de la surface des choses pour comprendre pleinement la réalité sociale.
1) La crise historique du capitalisme épuise progressivement les palliatifs destinés à la surmonter. La solution keynésienne expansionniste aux problèmes de l'économie mondiale s'est essoufflée à la fin des années 1970. L'austérité néo-libérale a été principalement une formule des années 1980, bien que l'idéologie de la mondialisation après l'effondrement de l'URSS, ait étendu sa durée dans les années 1990. Cependant, la seconde moitié de cette décennie et la période actuelle sont principalement caractérisées par l'effondrement de ces modèles économiques et leur remplacement par une réponse pragmatique à l'enfoncement inexorable de la crise, une réponse qui oscille entre une intervention étatique manifeste et le laisser-faire de la "sanction du marché".
Le capitalisme d'Etat, forme caractéristique du capitalisme décadent, n'a aucunement l'intention d'abandonner sa capacité d'intervention vis-à-vis de la crise économique, mais il ne peut surmonter cette dernière de par l'insuffisance des marchés solvables entraînant une crise permanente de surproduction.
2) Les nouveaux marchés annoncés en 1989 ne se sont pas matérialisés.
Après l'effondrement du bloc de l'Est et la dislocation du Stalinisme, la victoire mondiale du capitalisme n'est pas parvenue à créer les pseudo-possibilités de vente miraculeuse de ses produits, prévues par les architectes du "nouvel ordre mondial".
Les pays d'Europe de l'Est n'ont pas réussi à fournir les opportunités attendues pour l'expansion capitaliste. Au lieu de cela, on a constaté un effondrement de la production en Russie et dans la plupart de ses ex-satellites. La pauvreté de leur population, l'absence de tout cadre légal pour les affaires ont entraîné un afflux de richesse en direction opposée, vers les banques occidentales, et un désinvestissement dans l'industrie russe.
Toutes les guerres de la décennie, du Golfe au Kosovo, en dépit de leurs destructions massives, n'ont été aucunement en mesure de créer les opportunités attendues de reconstruction. Au contraire, le massacre des populations, la destruction et la dislocation de 1 ' économie n'ont fait que contracter encore plus le marché.
3) Les différentes locomotives de l'économie mondiale ont déraillé.
La réunification de l'Allemagne a finalement mis un terme au "miracle" économique : chômage de masse, croissance léthargique et endettement massif en sont le témoignage. L'Allemagne de l'Est s'est révélée un lourd fardeau et non un nouveau champ d'accumulation du capital.
Le Japon, le plus important fournisseur de liquidités pour l'économie mondiale et la deuxième plus grande économie du monde, n'a pas réussi à ré-émerger de la stagnation tout au long de la décennie notamment à cause de la contraction et ensuite de l'effondrement des économies du sud-est asiatique en 1997.
Après l'effondrement de ces "tigres" et "dragons" économiques orientaux, affaiblissant le "dynamisme économique" émergeant de la Chine, d'autres locomotives en expansion du tiers-monde, le Mexique et le Brésil, sont tombées en rade.
Seuls les Etats-Unis ont apparemment renversé cette tendance, avec la plus longue période d'expansion économique de leur histoire récente. Mais au lieu de ranimer les braises de l'économie mondiale, l'expansion de l'économie américaine les a seulement empêchées de s'éteindre totalement et cela à un coût exorbitant. Il s'est produit une nouvelle explosion du déficit commercial américain et de nouveaux records d'endettement.
4) Les gadgets de l'innovation technologique ne peuvent venir à bout des contradictions inhérentes au capitalisme.
Dans le capitalisme décadent, la principale force motrice derrière le changement technologique, la croissance des forces productives, est représentée par les besoins du secteur militaire, les moyens de destruction.
La "révolution" de l'ordinateur et maintenant la "révolution" de l'Internet sont toutes deux des tentatives de greffer ces sous-produits de la guerre (le Pentagone a toujours été le premier utilisateur mondial d'ordinateurs et Internet a été créé d'abord pour les besoins militaires) sur l'économie capitaliste dans son ensemble pour lui donner un second souffle.
La ruée vers l'or que constitue Internet, est encore en plein boom comme le montrent les valeurs fantastiques attribuées aux "actions technologiques" par le Dow Jones, à des compagnies qui n'ont parfois fait aucun profit mais qui sont entièrement évaluées sur la base d'une hypothétique richesse future. De fait, la plus grande part de la croissance de la spéculation boursière aujourd'hui est mue par le cyber-commerce. Des investissements énormes et des fusions record comme celle entre AOL et Warner Communications s'effectuent dans l'espoir d'un nouvel Eldorado.
Les développements technologiques peuvent certainement accélérer la production, abaisser les coûts de distribution et fournir de nouvelles sources de revenus publicitaires, mieux exploiter les marchés existants. Mais, à moins que l'expansion de la production qui en résulte puisse trouver de nouveaux marchés solvables, le développement des forces productives que la nouvelle technologie promet restera de la fiction. Ses bienfaits ne peuvent être que partiellement utilisés par le capitalisme pour centraliser et rationaliser certains secteurs de l'économie - la plupart du temps ceux du tertiaire.
Il importe enfin de souligner que la frénésie qui a saisi les investisseurs en faveur de la "nouvelle économie" n'est elle-même qu'une manifestation de l'impasse économique du capitalisme. Marx l'avait déjà démontré à son époque : la spéculation boursière ne révèle pas la bonne santé de l'économie mais le fait qu'elle s'achemine vers la banqueroute.
5) L'impasse de l'économie capitaliste est beaucoup plus aiguë que dans les années 1930 mais elle est masquée et prolongée par un certain nombre de facteurs. Dans les années 1930, la crise a frappé en premier et le plus gravement les deux nations capitalistes les plus fortes, les Etats-Unis et l'Allemagne, et a conduit à 1'effondrement du commerce mondial et à la dépression. Depuis 1968 cependant, la bourgeoisie a tiré les leçons de cette expérience en se confrontant à la ré-émergence de la crise, leçons qui n'ont pas été oubliées dans les années 1990. La bourgeoisie mondiale sous la férule des Etats-Unis n'a pas eu recours au protectionnisme à l'échelle des années 1930.
En utilisant des mesures de coordination internationale du capitalisme d'Etat- le FMI, la Banque Mondiale, l'OMC, etc. ainsi que de nouvelles zones monétaires - il a été possible d'éviter cette issue et au contraire de repousser la crise vers les régions les plus faibles et les plus périphériques de l'économie mondiale.
6) Pour comprendre où on en est de la décadence du capitalisme, on doit distinguer ses cycles historiques de crise, guerre, reconstruction, nouvelle crise et les fluctuations qui ponctuent encore la vie de l'économie capitaliste au cours de sa période de crise ouverte. Ce sont ces récessions et ces reprises (4 depuis 1968) qui permettent à la bourgeoisie de prétendre que l'économie est encore saine en insistant sur la croissance continue ou renouvelée. La bourgeoisie peut de cette façon masquer la nature maladive de cette croissance du fait qu'elle repose sur un surendettement massif et qu'elle inclut l'expansion parasitaire de diverses industries de gaspillage (armement, publicité, etc.). Elle est ainsi en mesure de cacher la nature plus faible de chaque reprise et la force croissante de chaque récession sous une masse de statistiques mensongères (sur la croissance véritable, sur le chômage, etc.).
Pour les révolutionnaires, la preuve de la banqueroute du capitalisme ne réside pas seulement dans les baisses reconnues de la production qui sont de plus en plus graves mais temporaires au cours de récessions ou dans les "corrections" boursières, mais dans les manifestations aggravées d'une crise permanente et insoluble de surproduction prise comme un tout historique. C'est la crise ouverte au sein de la décadence capitaliste qui propulse le prolétariat sur la route qui mène à la prise du pouvoir, ou s'il échoue, rendra la tendance vers la barbarie militariste irréversible.
7) C'est seulement selon les préceptes moraux du matérialisme vulgaire que la lutte de classe devrait inévitablement répondre à l'approfondissement de la crise économique avec une force équivalente.
Pour le marxisme, c'est bien sûr la crise économique qui révèle au prolétariat la nature de ses tâches historiques dans leur globalité. Cependant le tempo de la lutte de classe, tout en ayant ses propres "lois de marche", est aussi profondément influencé par les développements dans les domaines "superstructurels" de la société : aux niveaux social, politique et culturel.
La non-identité entre le rythme de la crise économique et celui de la lutte de classe était déjà apparente dans la période entre 1968 et 1989. Les vagues de luttes successives par exemple ne correspondaient pas directement aux variations de la crise économique. La capacité du capitalisme d'Etat à ralentir le rythme de la crise a souvent interrompu celui de la lutte de classe.
Mais, plus important, à la différence de la période 1917-1923, les luttes de classe ne se sont pas développées ouvertement au niveau politique. La rupture fondamentale d'avec la contre-révolution effectuée par le prolétariat après 1968 en France s'est manifestée essentiellement en une défense déterminée par la classe ouvrière au niveau économique quand elle a commencé à réapprendre beaucoup des leçons sur le rôle anti-ouvrier des syndicats. Mais le poids des partis qui, à différents moments, étaient passés à la contre-révolution au cours du siècle qui s'achève - les variétés social-démocrate, stalinienne et trotskiste - d'une part et la minuscule influence de la tradition de la Gauche communiste d'autre part ont empêché la "politisation" des luttes.
L'impasse dans les luttes de classe qui en a résulté - une bourgeoisie incapable de déclencher une autre guerre mondiale (à cause de la résistance permanente de la classe ouvrière face aux injonctions du capitalisme en crise), une classe ouvrière incapable d'en finir avec la bourgeoisie, a abouti à la période de décomposition du capitalisme mondial.
8) Pour certaines conceptions restrictives du marxisme, l'évolution de la superstructure de la société peut seulement être un effet et non une cause. Mais la décomposition de la société capitaliste au niveau social, politique et militaire a de façon significative retardée l'évolution de la lutte de classe. Tandis que le matérialisme mécanique cherche la cause de la paix entre les classes dans une prétendue restructuration du capitalisme, le marxisme montre comment l'absence de perspective qui caractérise la période actuelle retarde et obscurcit le développement de la conscience de classe.
Les campagnes sur la mort du communisme et la victoire de la démocratie capitaliste qui ont fleuri sur les ruines de l'URSS, ont désorienté le prolétariat mondial.
La classe ouvrière a ressenti son impuissance face à la succession de conflits impérialistes sanglants dont les véritables motifs ont été obscurcis derrière la propagande humanitaire ou démocratique et une unité de façade des principales puissances.
Le déclin progressif de l'infrastructure de la société, dans l'éducation, le logement, les transports, la santé, l'environnement et l'alimentation, a créé un climat de désespoir qui affecte la conscience prolétarienne.
De la même façon, la corruption de l'appareil politique et économique et le déclin de la culture artistique renforcent le cynisme partout.
Le développement du chômage de masse particulièrement parmi la jeunesse, aboutissant à la lumpénisation et la normalisation de la "culture" de la drogue, commence à ronger la solidarité du prolétariat.
9) Au lieu du langage brutal, de "la vérité" des gouvernements de droite des années 1980, la bourgeoisie parle dorénavant un dialecte néo réformiste et populiste afin d'étouffer 1'identité de classe du prolétariat. L'arrivée de la gauche de la bourgeoisie au pouvoir s'est révélée le moyen idéal à l'heure actuelle pour désorienter au maximum le prolétariat. Ne parlant plus le langage de la lutte comme ils le faisaient dans l'opposition durant les années 1980, les partis de gauche au pouvoir sont bien armés pour mener de façon soft les attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière. Ils sont également en meilleure position pour occulter la barbarie militariste derrière une rhétorique humanitaire. Et ils sont plus à même de corriger les échecs des politiques économiques néolibérales par une intervention plus directe de l'Etat.
10) Cela dit, la classe ouvrière n'a pas subi une défaite décisive en 1989 remettant en cause le cours historique général. Ainsi, depuis 1992, elle a repris le chemin de la lutte pour défendre ses intérêts.
Le prolétariat reprend lentement et inégalement confiance dans ses capacités. A travers le développement de sa combativité, on peut s'attendre aune méfiance grandissante à l'égard des syndicats qui, de concert avec les gouvernements de gauche, tentent d'isoler et de fragmenter les luttes et de leur imposer les exigences politiques de la classe dominante.
Cependant, on ne peut s'attendre, au moins dans le court et moyen terme, à un tournant décisif à l'avantage du prolétariat qui mettrait en question la stratégie actuelle de la bourgeoisie.
11) Dans le plus long terme, le potentiel du prolétariat de se renforcer politiquement et de réduire l'écart vis-à-vis de l'ennemi de classe reste présent :
21) Même s'il est indéniable qu'il y a eu au cours de la dernière décennie un recul important de la conscience de classe au sein du prolétariat comme un tout, les événements de ces années ont provoqué, d'un autre côté, un questionnement et une réflexion en profondeur dans les secteurs les plus avancés de la classe ouvrière (constituant encore de minuscules minorités) qui les ont conduits à s'intéresser aux positions et à l'histoire de la Gauche communiste. Le développement international actuel des cercles de discussion confirme ce phénomène.
Evidemment, aujourd'hui, la bourgeoisie peut officiellement ignorer ces développements et présenter les organisations révolutionnaires actuelles comme totalement insignifiantes.
Mais les campagnes idéologiques sur la prétendue "mort du communisme", la "disparition de la classe ouvrière" et de son histoire, la tentative de mettre un trait d'égalité entre l'internationalisme prolétarien et le négationisme, la tentative d'infiltrer et de détruire les organisations révolutionnaires, tout cela montre la préoccupation qu'a la bourgeoisie envers la maturation à long terme de la conscience révolutionnaire de la classe ouvrière. En tant que classe historique, le prolétariat représente beaucoup plus que le simple niveau de ses luttes à tel ou tel moment.
Dans les années 1930, dans une autre période, la Gauche italienne se colleta avec les leçons de la défaite de la révolution russe, alors que le prolétariat avait été mobilisé derrière la bourgeoisie. Les minorités révolutionnaires actuelles doivent compléter les fondations du futur parti, en particulier en accélérant le processus d'unification du milieu politique prolétarien actuel.
Dans les futures insurrections du prolétariat, le parti révolutionnaire sera aussi décisif qu'il le fut en 1917.
13)Le cours historique est toujours à des affrontements de classe décisifs mais la disparition de l'ordre impérialiste bipolaire en 1989, plutôt que d'inaugurer une nouvelle époque de paix, a rendu plus évident qu'auparavant que la balance de l'histoire peut pencher en faveur de 1'aboutissement bourgeois de la crise économique - la destruction de l'humanité via les guerres impérialistes ou une catastrophe environnementale. Une guerre mondiale entre blocs impérialistes requérait l'adhésion du prolétariat à l'un ou l'autre des camps en présence et, de ce fait, une défaite historique préalable de la classe ouvrière. Le chacun pour soi impérialiste qui se développe depuis 1989 et la décomposition grandissante de la société, signifient qu'une barbarie irréversible peut advenir sans une telle défaite historique et un tel embrigadement.
14) La tendance à la reformation des blocs impérialistes reste un facteur important de la situation mondiale. Mais l'effondrement du vieux bloc de l'Est met sur le devant de la scène les tendances centrifuges de l'impérialisme mondial. Le contrepoids au bloc américain ayant disparu, il en résulte que les anciens satellites des deux constellations de l'après-Yalta s'engagent dans des directions différentes et poursuivent leurs intérêts conflictuels de façon autonome. Et pour cette raison, les Etats-Unis sont obligés de résister en permanence à la menace pesant sur leur hégémonie. La faiblesse militaire de l'Allemagne ou du Japon, en particulier leur non possession d'armes nucléaires et leur difficulté politique pour les développer, signifie que ces puissances sont pour l'heure incapables de servir d'aimant à la formation d'un bloc rival.
15) En conséquence, les tensions impérialistes explosent de manière la plus chaotique qui soit sous l'impulsion de l'impasse économique du capitalisme décadent qui accentue la concurrence entre chaque nation. Ceux qui s'attendent à tort à une période de paix relative au sein de laquelle les blocs capitalistes pourraient se reformer, sous-estiment gravement le danger de la guerre impérialiste qui se développe à la fois au niveau qualitatif et quantitatif.
La guerre de l'OTAN au Kosovo en 1999 a en particulier marqué une nette accélération des tensions et conflits impérialistes dans le monde. On a assisté au premier bombardement d'une ville européenne et à la première intervention armée de l'impérialisme allemand depuis la seconde guerre mondiale. Le déclenchement immédiat par la Russie d'une seconde guerre en Tchétchénie a montré que la terreur impérialiste a acquis une nouvelle respectabilité.
On assiste a une extension progressive des conflits impérialistes à toutes les zones stratégiques de la planète de façon simultanée :
Si la guerre impérialiste est encore principalement confinée aux aires périphériques du capitalisme mondial, la participation croissante des grandes puissances indique que sa logique ultime est de consumer la plupart des principaux centres industriels et des populations du globe.
16) Aussi sanglants que soient déjà les conflits actuels, le développement récent d'une nouvelle course aux armements signifie que les puissances impérialistes se préparent à de nouvelles guerres de destruction véritablement massive. La brève pause dans la croissance des dépenses militaires après 1989 est en train de prendre fin. Lord Robertson, le nouveau secrétaire général de l'OTAN, a alerté les puissances européennes sur le fait qu'elles devaient augmenter leurs dépenses militaires pour être capables de soutenir toute guerre pouvant durer "au moins une année". Les nouveaux membres de l'OTAN d'Europe centrale, la Pologne, la république tchèque et la Hongrie se doivent de moderniser leur aviation militaire obsolète.
Les Etats-Unis donnent une impulsion importante à cette spirale mortifère. Leur décision de faire avancer leur système de "défense anti-missile" a déjà provoqué une politique nucléaire plus agressive de la part de la Russie qui menace d'annuler les accords SALT 1 et 2. Et les Etats-Unis dépensent déjà 50 milliards de dollars par an pour entretenir leur arsenal nucléaire existant.
La signification de l'armement nucléaire de l'Inde et du Pakistan, dans la mesure où de nouvelles guerres entre les deux rivales sont prévisibles, se passe de commentaires.
17) On cherchera en vain une rationalité économique sérieuse dans le chaos militaire croissant actuel. La décadence du capitalisme signifie que les appétits grandissants des puissances impérialistes industrialisées ne peuvent désormais être satisfaits que par une re division du marché mondial via une concurrence entre rivaux de force comparable. Les guerres pour ouvrir de nouveaux marchés contre les empires pré-capitalistes ont été remplacées par des guerres pour la survie. Ainsi, les motifs stratégiques ont pris les devants sur les objectifs directement économiques dans le déclenchement de la guerre impérialiste. La guerre est devenue le mode de vie du capitalisme, renforçant sa banqueroute économique à une échelle globale.
Cela dit les guerres mondiales du 20e siècle et leur préparation avaient encore une logique : la formation de blocs et de sphères d'influence afin de réorganiser et de reconstruire le monde après la défaite militaire de l'ennemi. Par conséquent, en dépit de la tendance à une destruction mutuelle, il y avait encore une certaine logique économique dans le positionnement militaire des puissances rivales.
C'étaient les nations "démunies" qui avaient le plus d'intérêt à rompre le statu quo et les nations favorisées qui optaient pour une stratégie défensive.
18) Aujourd'hui, cette visée rationnelle stratégique à long terme a été remplacée par un instinct de survie au jour le jour et dominé par les intérêts particuliers de chaque Etat.
La puissance américaine ne peut plus jouer le rôle qu'elle avait entre 1914-17 et 1939-43, d'attendre que ses rivaux et alliés s'épuisent d'eux-mêmes avant d'entrer en lice. Ainsi, le principal bénéfice économique des deux guerres mondiales s'épuisera lui-même de plus en plus dans un effort militaire pour préserver son hégémonie mondiale sans aucun espoir de recréer un bloc stable autour d'elle.
Le principal concurrent à rivaliser avec les Etats-Unis, l'Allemagne, est fort économiquement mais n'a aucun espoir réaliste de constituer, dans un avenir prévisible, un pôle militaire rival.
Les puissances impérialistes secondaires n'ont aucune possibilité de compenser leur faiblesse en s'unissant autour de superpuissances rivales. Au contraire, chacune doit poursuivre son propre chemin - essayant de porter des coups au-dessus de ses capacités -dans l'espoir de contrecarrer les alliances des rivaux plutôt que de forger les siennes, ce qui peut même la conduire à entrer en guerre contre ses alliés afin de rester dans le j eu impérialiste - comme la Grande-Bretagne et la France ont dû le faire contre la Serbie dans la guerre du Kosovo.
19) Dans ce contexte, la guerre aujourd'hui apparaît de plus en plus sans but précis, comme guerre en soi - la destruction de villes et de villages, la dévastation de régions, l'épuration ethnique, la transformation de populations entières en réfugiés ou le massacre direct de civils sans défense, tout cela semble être l'objectif de la guerre impérialiste plutôt que la conséquence de réels buts militaires, sinon économiques. Il n'y a pas de vainqueurs durables ou nets mais un statu quo temporaire avant de nouvelles batailles encore plus destructrices.
La reconstruction de pays dévastés par la guerre qui constituait le seul bénéfice possible et provisoire de celle-ci, est aujourd'hui une fiction. Les anciennes zones de guerre resteront en ruines.
Mais en fin de compte, cette situation est la seule issue logique d'un système économique dont les tendances à l'autodestruction sont devenues dominantes.
Tel est le sens de l'irrationalité de la guerre dans la décadence du capitalisme. La période de décomposition n'a fait que la porter à sa conclusion anarchique finale. La guerre n'est plus entreprise pour des raisons économiques ni même pour des objectifs stratégiques organisés mais comme tentatives de survie à court terme, localisées et fragmentées aux dépens des autres.
Cependant, la fin de l'humanité n'a pas encore sonné. Le prolétariat mondial n'a pas subi de défaite décisive dans les principales concentrations des pays capitalistes avancés et il ne peut être utilisé comme chair à canon par la bourgeoisie de ces pays. Malgré le recul qu'il a subi en 1989, il lui est toujours possible d'être au rendez-vous de l'histoire. Avec l'aggravation inéluctable de la crise économique se développeront les facteurs d'une montée de sa combativité et de sa prise de conscience de la faillite historique du mode de production capitaliste, conditions de sa capacité à réaliser la révolution communiste.
Avril 2000.
Présentation
Cet article est la première partie d'une étude, publiée dans la revue Bilan, Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie en 1934. Cette étude se fixait comme objectif à l'époque de "mieux pénétrer le sens des crises qui ont périodiquement ébranlé tout l'appareil capitaliste et d'essayer, en conclusion, de caractériser et de définir, avec le plus de précision possible, l'ère de décadence définitive que le capitalisme anime de ses meurtriers soubresauts d'agonie."
Il s'agissait d'actualiser et d'approfondir l'analyse marxiste classique, pour comprendre pourquoi le capitalisme est voué à des crises cycliques de production et pourquoi avec le 20e siècle, avec la saturation progressive du marché mondial, il entre dans une autre phase, celle de sa décadence irréversible. Les crises cycliques, sans disparaître, cèdent la place à un phénomène plus profond et plus grave : celui de la crise historique du système capitaliste, une situation de contradiction permanente et qui s'aiguise avec le temps, entre les rapports sociaux capitalistes et le développement des forces productives. La forme de la production capitaliste non seulement s'est changée en une entrave pour le progrès mais de plus elle menace la survie même de l'humanité.
L'étude de Mitchell ([1] [144]) reprend les bases de l'analyse marxiste du profit et de l'accumulation du capital. Elle montre la continuité entre les analyses de Marx et celles de Rosa Luxemburg qui, dans L'accumulation du capital, a donné l'explication de la tendance du capitalisme à des convulsions toujours plus mortelles et des limites historiques de ce système désormais entré dans une ère de "crises, guerres et révolutions".
Cette actualisation et cet approfondissement sont toujours pleinement valables dans la période actuelle. Même si Bilan ne pouvait entrevoir la dimension considérable qu'ont atteint aujourd'hui des phénomènes tels que l'endettement, la spéculation financière, les manipulations monétaires ou encore la concentration et les fusions d'entreprises, cette analyse fournit toutes les bases pour en comprendre les mécanismes. Ce document permet ainsi de rappeler les fondements de ce que nous développons par ailleurs dans l'article de ce numéro sur "La nouvelle économie, une nouvelle justification du capitalisme", ce qui sera plus clair encore avec la seconde partie de l'étude, "l'analyse de la crise générale de l'Impérialisme décadent", que nous publierons dans le prochain numéro de la Revue internationale.
CCI.
L'analyse marxiste du mode de production capitaliste s'attache essentiellement aux points suivants :
a) la critique des vestiges des formes féodales et pré capitalistes, de production et d'échange ;
b) la nécessité de remplacer ces formes retardataires par la forme capitaliste plus progressive;
c) la démonstration de la progressivité du mode capitaliste de production, en découvrant l'aspect positif et l'utilité sociale des lois qui régissent son développement ;
d) l'examen, sous l'angle de la critique socialiste, de l'aspect négatif de ces mêmes lois et de leur action contradictoire et destructive, menant l'évolution capitaliste vers l'impasse ;
e) la démonstration que les formes capitalistes d'appropriation constituent finalement une entrave à un plein épanouissement de la production et que, comme corollaire, le mode de répartition engendre une situation de classe déplus en plus intolérable, s'exprimant par un antagonisme de plus en plus profond entre CAPITALISTES toujours moins nombreux mais plus riches et SALARIES sans propriété toujours plus nombreux et plus malheureux ;
f) enfin, que les immenses forces productives développées par le mode capitaliste de production ne peuvent s'épanouir harmoniquement que dans une société organisée par la seule classe qui n'exprime aucun intérêt particulier de caste : le PROLETARIAT.
Dans cette étude, nous ne ferons pas l'analyse approfondie de toute l'évolution organique du capitalisme dans sa phase ascendante, nous bornant seulement à suivre le processus dialectique de ses forces internes afin de pouvoir mieux pénétrer le sens des crises qui ont périodiquement ébranlé tout l'appareil capitaliste et d'essayer, en conclusion, de caractériser et de définir, avec le plus de précision possible, l'ère de décadence définitive que le capitalisme anime de ses meurtriers soubresauts d'agonie.
Nous aurons, d'autre part, l'occasion d'examiner comment la décomposition des économies pré capitalistes : féodales, artisanale ou communauté paysanne, crée les conditions d'extension du champ où peuvent s'écouler les marchandises capitalistes.
La production capitaliste pourvoit au profit, non aux besoins
Résumons les conditions essentielles qui sont requises à la base de la production capitaliste.
1. L'existence de MARCHANDISES c'est-à-dire de produits qui, avant d'être considérés selon leur utilité sociale, leur VALEUR d'USAGE, apparaissent dans un rapport, une proportion d'échange avec d'autres valeurs d'usage d'espèce différente, c'est-à-dire dans LEUR VALEUR D'ECHANGE. La véritable mesure commune des marchandises c'est le travail ; et leur valeur d'échange se détermine par le temps de travail socialement nécessaire à leur production ;
2. les marchandises ne s'échangent pas DIRECTEMENT entre elles mais par l'intermédiaire d'une marchandise-type CONVENTIONNELLE qui exprime leur valeur à toutes, une marchandise-monnaie : L'ARGENT
3.l’existence d'une marchandise à caractère particulier, la FORCE DE TRAVAIL, seule propriété du prolétaire et que le capitalisme, seul détenteur des moyens de production et de subsistances, achète sur le marché du travail, comme toute autre marchandise, à SA VALEUR c'est-à-dire à son coût de production ou au prix "d'entretien" de l'énergie vitale du prolétaire ; mais alors que la consommation, l'usage des autres marchandises n'apporte aucun accroissement de leur valeur, la FORCE DE TRAVAIL, au contraire, procure au capitaliste -qui l'ayant achetée, en est le propriétaire et peut en disposer à son gré – une valeur supérieure à celle qu'elle lui a coûtée, pourvu qu'il fasse travailler le prolétaire plus de temps qu'il n'est nécessaire à celui-ci pour obtenir les subsistances qui lui sont strictement indispensables.
C'est cette SUPER-VALEUR équivalant au SURTRAVAIL que le prolétaire, par le fait qu'il vend "librement" et contracruellement sa force de travail, doit céder gratuitement au capitaliste. C'est cela qui constitue la PLUS-VALUE ou profit capitaliste. Ce n'est donc pas quelque chose d'abstrait, une fiction mais du TRAVAIL VIVANT.
Si nous nous permettons d'insister - et nous nous en excusons - sur ce qui est l'A, B, C de la théorie économique marxiste, c'est parce qu'il ne doit pas être perdu de vue que tous les problèmes économiques et politiques que se pose le capitalisme (et en période de crise ceux-ci sont nombreux et complexes) convergent finalement vers cet objectif central : produire le MAXIMUM de PLUS-VALUE. De la production en vue des besoins de l'humanité, de la consommation et des nécessités vitales des hommes, le capitalisme n'a cure. Une SEULE CONSOMMATION l'émeut, le passionne, stimule son énergie et sa volonté, constitue sa raison d'être : la CONSOMMATION DE LA FORCE DE TRAVAIL!
Le capitalisme use de cette force de travail de façon à en obtenir le rendement le plus élevé correspondant à la plus grande quantité de travail possible. Mais il ne s'agit pas seulement de cela : il faut aussi élever à son maximum le rapport du travail gratuit au travail payé, le rapport de la plus-value au salaire ou au capital engagé, le TAUX DE LA PLUS-VALUE. Le capitaliste arrive à ses fins, d'une part en accroissant le travail total, en allongeant la journée de travail, en intensifiant le travail et, d'autre, part, en payant le moins cher possible la Force de Travail (même en dessous de sa valeur) grâce surtout au développement de la productivité du travail qui fait baisser le prix des subsistances et objets de première nécessité ; le capitalisme ne consent évidemment pas de plein gré à ce que la baisse des prix permette à l'ouvrier d'acheter plus de produits ; le salaire fluctue toujours autour de son axe : la valeur de la Force de Travail équivalant aux choses strictement indispensables à sa reproduction ; la courbe des mouvements de salaire (au-dessus ou au-dessous de la valeur) évolue parallèlement aux fluctuations du rapport des forces en présence, entre capitalistes et prolétaires.
De ce qui précède, il résulte que la quantité de plus-value est fonction, non pas du CAPITAL TOTAL que le capitaliste engage, mais seulement de la partie consacrée à 1'achat de la force de travail ou CAPITAL VARIABLE. C'est pourquoi le capitaliste tend à faire produire le MAXIMUM de PLUS-VALUE par le MINIMUM de CAPITAL TOTAL mais nous constaterons, en analysant l'accumulation, que cette tendance est contrecarrée par une loi agissant en sens contraire et entraînant la baisse du taux de profit.
Lorsque nous envisageons le capital total ou le capital investi dans la production capitaliste -mettons d'une année - nous devons le considérer, non pas en tant qu' expression de la forme concrète, matérielle des choses, de leur valeur d'usage, mais comme représentant des marchandises, des valeurs d'échange. Cela étant, la valeur du produit annuel se compose :
a) du capital constant consommé, c'est-à-dire de l'usure des moyens de production et des matières premières absorbées ; ces deux éléments expriment du travail passé, déjà consommé, matérialisé au cours de productions antérieures;
b) du capital variable et de la plus-value représentant le travail nouveau, vivant, consommé pendant l'année.
Cette valeur synthétique, telle qu'elle apparaît dans le produit total, se retrouve dans le produit unitaire. La valeur d'une table, par exemple, est l'addition de la valeur équivalant à l'usure de la machine qui 1'a produite, de la valeur des matières et de la valeur du travail incorporé. Il ne faut donc pas considérer le produit comme exprimant exclusivement soit du capital constant soit du capital variable soit de la plus-value.
Le capital variable et la plus-value constituent le revenu issu de la sphère de production (De même que nous n'avons pas considéré la production extra-capitaliste des paysans, artisans etc., de même nous n'envisageons pas leur revenu).
Le revenu du prolétariat c'est le Fonds des Salaires. Le revenu de la bourgeoisie c'est la masse de plus-value, de profit (nous n'avons pas à analyser ici la répartition de la plus-value au sein de la classe capitaliste en profit industriel, profit commercial, profit bancaire et rente foncière). Ainsi déterminé, le revenu provenant de la sphère capitaliste fixe les limites de la consommation individuelle du prolétariat et de la bourgeoisie mais il importe de souligner que la consommation des capitalistes n'a de limites que celles que lui assignent les possibilités de production de plus-value, tandis que la consommation ouvrière est strictement fonction des nécessités de cette même production de plus-value. D'où, à la base de la répartition du revenu total, un antagonisme fondamental qui engendre tous les autres. A ceux qui affirment qu'il suffit que les ouvriers produisent pour avoir l'occasion de consommer ou bien que, puisque les besoins sont illimités, ils restent toujours en deçà des possibilités de production, à ceux-là il convient d'opposer la réponse de Marx : "Ce que les ouvriers produisent effectivement c'est la plus-value : tant qu'ils la produisent, ils ont à consommer mais dès que la production s'arrête, la consommation s'arrête également. Il est faux qu'ils aient à consommer parce qu’ils produisent l'équivalent de leur consommation. " Et il dit d'autre part : "Les ouvriers doivent toujours être surproducteurs (plus-value) et produire au-delà de leurs «besoins» pour pouvoir être consommateurs ou acheteurs dans les limites de leurs besoins. "
Mais le capitaliste ne peut se contenter de s'approprier de la plus-value, il ne peut se borner à spolier partiellement 1'ouvrier du fruit de son travail, encore faut-il qu'il puisse réaliser cette plus-value, la transformer en argent en vendant le produit qui la contient à sa valeur.
La vente conditionne le renouvellement de la production ; elle permet au capitaliste de racheter les éléments du capital consommé dans le procès qui vient de se terminer : il lui faut remplacer les parties usées de son matériel, acheter de nouvelles matières premières, payer de la main d'œuvre. Mais au point de vue capitaliste, ces éléments sont envisagés non pas sous leur forme matérielle en tant que quantité semblable de valeurs d'usage, en tant que même masse de production à réincorporer dans la production mais comme valeur d'échange, comme capital réinvesti dans la production à son niveau ancien (abstraction étant faite des valeurs nouvelles accumulées) et cela afin que soit maintenu au moins le même taux de profit que précédemment. Recommencer un cycle pour produire de la nouvelle plus-value reste le suprême objectif du capitaliste.
S'il arrive que la production ne peut être entièrement réalisée, ou bien si elle l'est au dessous de sa valeur, 1'exploitation de 1'ouvrier n'a rien ou peu rapporté au capitaliste parce que le travail gratuit n'a pu se concrétiser en argent et se convertir ensuite en capital productif de nouvelle plus-value ; qu'il y ait quand même production de produits consommables, laisse le capitaliste complètement indifférent même si la classe ouvrière manque de 1'indispensable.
Si nous soulevons l'éventualité d'une mévente, c'est précisément parce que le procès capitaliste de production se scinde en 2 phases, la production et la vente, qui bien que formant une unité, bien que dépendant étroitement l'une de l'autre, sont nettement indépendantes dans leur déroulement. Ainsi, le capitaliste, loin de dominer le marché, lui est au contraire étroitement soumis. Et, non seulement la vente se sépare de la production mais l'achat subséquent se sépare de la vente, c'est-à-dire que le vendeur d'une marchandise n'est pas forcément et en même temps acheteur d'une autre marchandise. Dans l'économie capitaliste, le commerce des marchandises ne signifie pas échange direct de marchandises. Toutes, avant de parvenir à leur destination définitive, doivent se métamorphoser en argent et cette transformation constitue la phase la plus importante de leur circulation.
La possibilité première des crises résulte donc de la différenciation, d'une part entre la production et la vente, d'autre part entre la vente et l'achat ou de la nécessité pour la marchandise de se métamorphoser d'abord en Argent pour aboutir à l'Argent-Capital. Voici donc que surgit devant le capitalisme le problème de la réalisation de la production. Quelles vont être les conditions de la solution ? Tout d'abord, la fraction de la valeur du produit exprimant le capital constant peut, dans des conditions normales, se vendre dans la sphère capitaliste même, par un échange intérieur conditionnant le renouvellement de la production. La fraction représentant le capital variable est achetée par les ouvriers au moyen du salaire que leur a payé le capitaliste et qui reste strictement limité, nous 1'avons indiqué au prix de la force de travail gravitant autour de la valeur : c'est la seule partie du produit total dont la réalisation, le marché, sont assurés par le propre financement du capitalisme. Reste la plus-value. On peut, certes, émettre l'hypothèse que la bourgeoisie en consacre 1'entièreté à sa consommation personnelle. Bien que, pour que cela soit possible, il faille que le produit ait été au préalable changé contre de l'argent (nous écartons 1'éventualité du payement des dépenses individuelles au moyen d'argent thésaurisé) car le capitalisme ne peut consommer sa propre production. Mais si la bourgeoisie agissait dans ce sens, si elle se bornait à tirer jouissance du surproduit dont elle frustre le prolétariat, si elle se confinait à une production simple, non élargie, en s'assurant ainsi une existence paisible et sans soucis, elle ne se différencierait nullement des classes dominantes qui l'ont précédée, si ce n'est par les formes de sa domination. La structure des sociétés esclavagistes comprimait tout développement technique et maintenait la production à un niveau dont s'accommodait fort bien le maître, aux besoins duquel 1'esclave pourvoyait largement. De même, dans l'économie féodale, le seigneur, en échange de sa protection qu'il accordait au serf, recevait de celui-ci les produits de son travail supplémentaire et se débarrassait ainsi des soucis de la production limitée à un marché à échanges étroits et peu extensibles.
Sous la poussée du développement de l'économie marchande, la tâche historique du capitalisme fut précisément de balayer ces sociétés sordides, stagnantes. L'expropriation des producteurs créait le marché du travail et ouvrait la mine de plus-value où vint puiser le capital marchand transformé en capital industriel. Une fièvre de production envahissait tout le corps social. Sous l'aiguillon de la concurrence, le capital appelait le capital. Les forces productives et la production croissaient en progression géométrique et 1'accumulation du capital atteignait son apogée dans le dernier tiers du XIXe siècle, au cours du plein épanouissement du "libre échange".
L'histoire apporte donc la démonstration que la bourgeoisie, considérée dans son ensemble, n'a pu se borner à consommer l'entièreté de la plus-value. Au contraire, son âpreté au gain la poussait à en réserver une partie (la plus importante) et, la plus-value attirant la plus-value comme l'aimant attire la limaille, à la CAPITALISER. L'extension de la production se poursuit, la concurrence stimule le mouvement et suppose les perfectionnements techniques.
Les nécessités de l'accumulation transforment la réalisation de la plus-value en la pierre d'achoppement de la réalisation du produit total. Si la réalisation de la fraction consommée n'offre pas de difficultés (du moins théoriquement), il reste néanmoins la plus-value accumulable. Celle-ci ne peut pas être absorbée par les prolétaires puisqu'ils ont déjà épuisé leurs possibilités d'achat en dépensant leurs salaires. Peut-on supposer que les capitalistes soient capables de la réaliser entre eux, dans la sphère capitaliste, et que cet échange soit suffisant pour conditionner l'extension de la production ? Une telle solution s'avère évidemment absurde dans sa finalité car, le souligne Marx : "Ce que la production capitaliste se propose, ce n'est pas déposséder d'autres biens mais de s'approprier de la valeur, de l'argent, de la richesse abstraite. " Et l'extension de la production est fonction de l'accumulation de cette richesse abstraite. Le capitaliste ne produit pas pour le plaisir de produire, pour le plaisir d'accumuler des moyens de production, des produits de consommation et de "gaver" toujours plus d'ouvriers mais parce que produire engendre du travail gratuit, de la plus-value qui s'accumule et croît toujours davantage en se capitalisant. Marx ajoute : "Si on dit que les capitalistes n'ont qu 'à échanger et consommer leurs marchandises entre eux, on oublie tout le caractère de la production capitaliste, comme aussi qu'il s'agit de mettre le capital en valeur et non de le consommer. "
Nous nous trouvons ainsi au centre du problème qui se pose de façon inéluctable et permanente à la classe capitaliste dans son ensemble : vendre en dehors du marché capitaliste, dont la capacité d'absorption est strictement limitée par les lois capitalistes, le surplus de la production représentant au moins la valeur de la plus-value non consommée par la bourgeoisie destinée à être transformée en Capital. Pas moyen d'y échapper : le capital marchandise ne peut devenir du capital productif de plus-value que s'il est au préalable converti en argent et à l'extérieur du marché capitaliste. "Le capitalisme a besoin, pour écouler une partie de ses marchandises, d'acheteurs qui ne soient ni capitalistes, ni salariés et qui disposent d'un pouvoir d'achat autonome. " (Rosa Luxembourg)
Avant d'examiner où et comment le capital trouve des acheteurs à pouvoir d'achat "autonome", il nous faut suivre le processus de l'accumulation.
L'accumulation capitaliste, facteur de progrès et de régression
Nous avons déjà indiqué que l'accroissement du capital fonctionnant dans la production a pour conséquence de développer, en même temps, les forces productives, sous la poussée des perfectionnements techniques. Seulement, à côté de cet aspect positif progressif de la production capitaliste surgit un facteur régressif, antagonique résultant de la modification du rapport interne des éléments composant le capital.
La plus-value accumulée se subdivise en deux parties inégales : l'une, la plus considérable, doit servir à l'extension du capital constant et 1'autre, la plus petite est consacrée à 1 ' achat de force de travail supplémentaire ; le rythme du développement du capital constant s'accélère ainsi au détriment de celui du capital variable et le rapport du capital constant au capital total s'accroît ; autrement dit, la composition organique du capital s'élève. Certes la demande supplémentaire d'ouvriers augmente la part absolue du prolétariat dans le produit social mais sa part relative diminue puisque le capital variable décroît par rapport au capital constant et au capital total. Cependant, même l'accroissement absolu du capital variable, du fonds des salaires ne peut persister et doit atteindre, à un certain moment, son point de saturation. En effet, l'élévation continue de la composition organique, c'est-à-dire du degré technique, porte les forces productives et la productivité du travail à une telle puissance que le capital, poursuivant son ascension, loin d'absorber encore et toujours de nouvelles forces de travail finit, au contraire, par rejeter sur le marché une partie de celles déjà intégrées dans la production, déterminant un "phénomène" spécifique au capitalisme décadent : le chômage permanent, expression d'une surpopulation ouvrière relative et constante.
D'un autre côté, les dimensions gigantesques qu'atteint la production reçoivent leur pleine signification par le fait que la masse des produits ou valeurs d'usage croit bien plus vite que la masse de valeurs d'échange y correspondant, ou que la valeur du capital constant consommé, du capital variable et de la plus-value ; ainsi, par exemple, lorsqu'une machine coûtant 1000 francs, pouvant produire 1000 unités d'un produit déterminé et nécessitant la présence de deux ouvriers est remplacée par une machine plus perfectionnée coûtant 2.000 F, exigeant un ouvrier mais produisant 3 ou 4 fois autant que la première. Que si on objecte que, puisque plus de produits peuvent être obtenus avec moins de travail, l'ouvrier avec son salaire peut aussi en acquérir davantage, on oublie totalement que les produits sont avant tout des marchandises, de même que la force de travail en est une et que, par conséquent, ainsi que nous l'avons déjà indiqué au début, cette force de travail, en tant que marchandise, ne peut être vendue qu'à sa valeur d'échange équivalant au coût de sa reproduction, celle-ci étant assurée du moment que l'ouvrier obtient le strict minimum de subsistance lui permettant de se maintenir en vie. Si, grâce au progrès technique, le coût de ces subsistances peut être réduit, le salaire sera réduit également. Et si même il ne l'est pas proportionnellement à la baisse des produits par suite d'un rapport des forces favorable au prolétariat, il doit, dans tous les cas, fluctuer dans des limites compatibles avec les nécessités de la production capitaliste.
Le processus de l'accumulation approfondit donc une première contradiction : croissance des forces productives, décroissance des forces de travail affectées à la production et développement d'une surpopulation ouvrière relative et constante. Cette contradiction en engendre une seconde. Nous avons déjà indiqué quels étaient les facteurs qui déterminaient le taux de la plus-value. Cependant, il importe de souligner qu'avec un taux de plus value invariable, la masse de plus-value et, par conséquent, la masse de profit est toujours proportionnelle à la masse du capital variable engagé dans la production. Si le capital variable décroît par rapport au capital total, il entraîne une diminution de la masse de profit par rapport à ce capital total et, par conséquent, le taux de profit baisse. Cette baisse du taux de profit s'accentue dans la mesure où progresse l'accumulation, où grandit le capital constant par rapport au capital variable alors même que la masse de profit continue à augmenter (par suite d'une hausse du taux de la plus-value). Elle ne traduit donc nullement une exploitation moins intense des ouvriers mais signifie que, par rapport au capital total, il est utilisé moins de travail procurant moins de travail gratuit. D'autre part, elle accélère le rythme de l'accumulation parce qu'elle harcèle, elle talonne le capitalisme et en l'acculant à la nécessité d'extraire d'un nombre d'ouvriers déterminés le maximum de plus-value, oblige aussi à accumuler toujours davantage de plus-value.
La loi de la baisse tendancielle du taux de profit est génératrice des crises cycliques et sera un puissant ferment de décomposition de l'économie capitaliste décadente. De plus, elle nous fournit l'explication de l'exportation du capital qui apparaît comme un des traits spécifiques du capitalisme impérialiste et monopoliste : "L'exportation du capital, dit Marx, n'a pas pour cause l'impossibilité absolue de l'occuper à l'intérieur, mais la possibilité de le placer à l'étranger avec un taux de profit plus élevé. " Lénine confirme cette idée (L'Impérialisme) en disant que "la nécessité de l'exportation des capitaux résulte de la maturité excessive du capitalisme dans certains pays où, les placements «avantageux» (c'est nous qui soulignons)- l'agriculture étant arriérée, les masses misérables -commencent à lui faire défaut. "
Un autre facteur qui contribue à accélérer l'accumulation c'est le Crédit, panacée qui aujourd'hui acquiert un pouvoir magique pour les savants économistes bourgeois et social-démocrates à la recherche de solutions salvatrices ; mot magique au pays de Roosevelt, mot magique pour tous les faiseurs de plan d'économie dirigée... par le capitalisme, pour De Man, pour les bureaucrates de la C.G.T. et autres sauveurs du capitalisme. Car il parait que le crédit possède cet attribut de créer du pouvoir d'achat.
Cependant, débarrassé de ses oripeaux pseudo scientifiques et mensongers, le crédit peut fort simplement se définir comme suit : la mise à la disposition du capital par les canaux de son appareil financier :
a) des sommes momentanément inutilisées dans le procès de production et destinées au renouvellement du capital constant ;
b) de la fraction de sa plus-value que la bourgeoisie ne consomme pas immédiatement ou qu'elle ne peut accumuler ;
c) les sommes disponibles appartenant à des couches non-capitalistes (paysans, artisans) ou à la couche privilégiée de la classe ouvrière, en un mot, de ce qui constitue l'EPARGNE et exprime du pouvoir d'achat potentiel.
L'opération de crédit ne peut donc aboutir, tout au plus, qu'à transformer du pouvoir d'achat latent en pouvoir d'achat nouveau. C'est d'ailleurs un problème qui ne préoccupe que les amuseurs de badauds. Ce qui nous importe, c'est le fait que l'épargne peut être mobilisée pour la capitalisation et accroître d'autant la masse des capitaux accumulés. Sans le crédit, l'épargne ne serait que de l'argent thésaurisé et non du capital. "Le crédit accroît d'une façon incommensurable la capacité d'extension de la production et constitue la force motrice interne qui la pousse constamment à dépasser les limites du marché. " (R. Luxembourg)
Un troisième facteur d'accélération doit être signalé. L'ascension vertigineuse de la masse de plus-value ne permet pas à la bourgeoisie d'y adapter sa consommation ; son "estomac", si vorace qu'il soit, est incapable d'absorber le surplus de plus-value produite. Mais, même si sa goinfrerie la poussait jusqu'à vouloir consommer davantage, elle ne le pourrait pas car la concurrence lui impose sa loi implacable : élargir la production afin de réduire les prix de revient. De sorte que, la fraction de plus-value consommée se réduisant de plus en plus par rapport à la plus-value totale, le taux de l'accumulation s'accroît. D'où une nouvelle cause de contraction du marché capitaliste.
Nous nous bornerons à mentionner un quatrième élément d'accélération, surgi parallèlement au développement du capital bancaire et du crédit et produit de la sélection active de la concurrence : la centralisation des capitaux et des moyens de production dans des entreprises gigantesques qui, en produisant de la plus-value accumulable "en gros", augmentent beaucoup plus rapidement la masse des capitaux. Comme ces entreprises évolueront organiquement en monopoles parasitaires, elles se transformeront également en un virulent ferment de désagrégation dans la période de l'impérialisme.
Résumons donc les contradictions fondamentales qui minent la production capitaliste :
a) d'une part une production ayant atteint un niveau conditionnant une consommation de masse, d'autre part les nécessités même de cette production rétrécissant de plus en plus les bases de la consommation à l'intérieur du marché capitaliste ; décroissance de la part relative et absolue du prolétariat dans le produit total, restriction relative de la consommation individuelle des capitalistes ;
b) nécessité de réaliser hors du marché capitaliste la fraction du produit, non consommable à l'intérieur, correspondant à la plus-value accumulée en progression rapide et constante sous la pression des divers facteurs accélérant l'accumulation.
Il faut d'une part réaliser le produit afin de pouvoir recommencer la production mais il faut d'autre part élargir les débouchés afin de pouvoir réaliser le produit.
Comme le souligne Marx : "La production capitaliste est forcée de produire à une échelle qui n'est en rien liée à la demande du moment mais dépend d'une extension continuelle du marché mondial La demande des ouvriers ne suffit pas puisque le profit provient précisément de ce que la demande des ouvriers est plus petite que la valeur de leur produit et qu'il est d'autant plus grand que cette demande est relativement plus petite. La demande réciproque des capitalistes ne suffit pas davantage. "
Comment alors va s'effectuer cette extension continuelle du marché mondial, cette création et cet élargissement continuel des débouchés extra capitalistes dont Rosa Luxembourg soulignait l'importance vitale pour le capitalisme. Celui-ci, de par la place historique qu'il occupe dans l'évolution de la société doit, s'il veut continuer à vivre, poursuivre la lutte qu'il lui a fallu entamer lorsque primitivement il s'est agi pour lui de construire la base sur laquelle sa production pouvait se développer. Autrement dit, le capitalisme, s'il veut transformer en argent et accumuler la plus-value qui suinte par tous ses pores, doit désagréger les économies anciennes qui ont survécu aux bouleversements historiques. Pour écouler les produits que la sphère capitaliste ne peut absorber, il faut trouver des acheteurs et ceux-ci ne peuvent exister que dans une économie marchande. De plus, le capitalisme pour maintenir l'échelle de sa production, a besoin d'immenses réserves de matières premières qu'il ne peut s'approprier que pour autant que dans les contrées où elles existent, il ne se heurte pas à des rapports de propriété qui constituent des obstacles à ses visées et pour autant qu'il ait à sa disposition les forces de travail qui puissent assurer l'exploitation des richesses convoitées. Là donc où subsistent encore des formations esclavagistes ou féodales ou bien des communautés paysannes dans lesquelles le producteur est enchaîné à ses moyens de production et œuvre à la satisfaction directe de ses besoins, il faut que le capitalisme crée les conditions et ouvre la voie qui lui permette d'atteindre ses objectifs. Par la violence, l'expropriation, les exactions fiscales et, avec l'appui des masses dominantes de ces régions, il détruit en premier lieu les derniers vestiges de propriété collective, transforme la production pour les besoins en production pour le marché, suscite des productions nouvelles correspondant à ses propres besoins, ampute l'économie paysanne des métiers qui la complétaient, contraint le paysan au travers du marché ainsi constitué à effectuer l'échange des matières agricoles que seules il lui est encore possible de produire contre la camelote fabriquée dans les usines capitalistes. En Europe, la révolution agricole des XVe et XVIe siècles avait déjà entraîné l'expropriation et l'expulsion d'une partie de la population rurale et avait créé le marché pour la production capitaliste naissante. Marx remarque à ce sujet que seul l'anéantissement de l'industrie domestique rurale peut donner au marché intérieur d'un pays l'extension et la solide cohésion dont a besoin le mode de production capitaliste.
Cependant, par sa nature insatiable, le capital ne s'arrête pas en si bon chemin. Réaliser sa plus value ne lui suffit pas. Il lui faut maintenant abattre les producteurs autonomes qu'il a fait surgir des collectivités primitives et qui ont conservé leurs moyens de production. Il lui faut supplanter leur production, la remplacer par la production capitaliste afin de trouver un emploi aux masses de capitaux accumulés qui le submergent et l'étouffent. L'industrialisation de l'agriculture amorcée dans la seconde moitié du XIXe siècle surtout aux Etats-Unis constitue une illustration frappante du processus de désagrégation des économies paysannes qui creuse le fossé entre fermiers capitalistes et prolétaires agricoles.
Dans les colonies d'exploitation où, cependant, le processus d'industrialisation capitaliste ne se vérifie que dans une faible mesure, l'expropriation et la prolétarisation en masse des indigènes comblent le réservoir où le capital vient puiser les forces de travail qui lui fourniront les matières premières à bon marché.
De sorte que réaliser la plus-value signifie, pour le capital, s'annexer progressivement et continuellement les économies pré-capitalistes dont l'existence lui est indispensable mais qu'il doit cependant anéantir s'il veut poursuivre ce qui constitue sa raison d'être : l'accumulation. D'où surgit une autre contradiction fondamentale qui se relie aux précédentes : l'accumulation et la production capitaliste se développent en se nourrissant de la substance "humaine" des milieux extra capitalistes mais aussi en épuisant graduellement ceux-ci ; ce qui d'abord était du pouvoir d'achat "autonome" absorbant la plus-value -par exemple la consommation des paysans- devient, lorsque la paysannerie se scinde en capitalistes et prolétaires, du pouvoir d'achat spécifiquement capitaliste, c'est-à-dire contenu dans les limites étroites déterminées par le capital variable et la plus-value consommable. Le capitalisme scie, en quelque sorte, la branche qui le porte.
On peut évidemment imaginer une époque où le capitalisme ayant étendu son mode de production au monde entier aura réalisé l'équilibre de ses forces productives et l'harmonie sociale. Mais si Marx, dans ses schémas de la production élargie, a émis cette hypothèse d'une société entièrement capitaliste où ne s'opposeraient que des capitalistes et des prolétaires c'est, nous semble-t-il, afin de, pouvoir précisément faire la démonstration de l'absurdité d'une production capitaliste s'équilibrant et s'harmonisant un jour avec les besoins de l'humanité. Cela signifierait que la plus-value accumulable, grâce à l'élargissement de la production, pourrait se réaliser directement d'une part par 1'achat de nouveaux moyens de production nécessaires, d'autre part par la demande des ouvriers supplémentaires (où les trouver d'ailleurs ?) et que les capitalistes, de loups se seraient transformés en pacifiques progressistes.
Marx, s'il avait pu poursuivre le développement de ses schémas, aurait abouti à cette conclusion opposée qu'un marché capitaliste qui ne serait plus extensible par l'incorporation de milieux non capitalistes, qu'une production entièrement capitaliste - ce qui historiquement est impossible - signifieraient l'arrêt du processus de l'accumulation et la fin du capitalisme lui-même. Par conséquent, présenter les schémas (comme l'ont fait certains "marxistes") comme étant l'image d'une production capitaliste pouvant se dérouler sans déséquilibre, sans surproduction, sans crises, c'est falsifier sciemment la théorie marxiste.
Cependant, en accroissant sa production dans des proportions prodigieuses, le capital ne réussit pas à l'adapter harmoniquement à la capacité des marchés qu'il parvient à s'annexer. D'une part ceux-ci ne s'élargissent pas sans discontinuité, d'autre part, sous l'impulsion des facteurs d'accélération que nous avons mentionnés, l'accumulation imprime au développement de la production un rythme beaucoup plus rapide que celui auquel s'effectue l'extension de nouveaux débouchés extra capitalistes. Non seulement le processus de l'accumulation engendre une quantité énorme de valeurs d'échanges mais, comme nous l'avons déjà dit, la capacité grandissante des moyens de production accroît la masse des produits ou valeurs d'usage dans des proportions bien plus considérables encore, de sorte que se trouvent réalisées les conditions d'une production capable de répondre à une consommation de masse mais dont l'écoulement est subordonné à une adaptation constante de capacités de consommation qui n'existe qu'en dehors de la sphère capitaliste.
Si cette adaptation ne s'effectue pas, il y a surproduction relative de marchandises, relative non pas par rapport à la capacité de consommation mais par rapport à la capacité d'achat des marchés capitalistes (intérieur) et extra capitalistes (extérieur).
S'il ne pouvait y avoir surproduction qu'une fois que tous les membres de la nation auraient satisfait ne fut-ce que leurs besoins les plus urgents, toute surproduction générale et même partielle aurait été impossible dans l'histoire passée de la société bourgeoise. Lorsque le marché est sursaturé de chaussures, de cotonnades, de vins, de denrées coloniales est-ce à dire qu'une partie de la nation, mettons les deux tiers, a plus que satisfait ses besoins de chaussures, etc. ? En quoi les besoins absolus intéressent-ils la surproduction ? Celle-ci ne s'adressent qu'au besoin "capable de payer " (Marx).
Le caractère d'une telle surproduction ne se retrouve dans aucune des sociétés antérieures. Dans la société antique, esclavagiste la production était dirigée vers la satisfaction essentielle des besoins de la classe dominatrice et l'exploitation des esclaves s'expliquait par la nécessité résultant de la faible capacité des moyens de production d'étouffer, par la violence, les velléités d'expansion des besoins de la masse. Si quelque surproduction fortuite survenait, elle était résorbée par la thésaurisation ou bien elle s'épanouissait en dépenses somptuaires ce qui se vérifiait parfois ; ce n'était donc pas à vrai dire une surproduction mais une surconsommation des riches. De même, sous le régime féodal, l'étroite production était aisément consommée : le serf, tout en consacrant la plus grande partie de son produit à la satisfaction des besoins du seigneur, s'évertuait à ne pas mourir de faim ; aucune surproduction n'était à craindre, les famines et les guerres y paraient.
En régime de production capitaliste, les force productives débordent de la base trop étroite sur laquelle elles doivent opérer : les produits capitalistes sont abondants mais ils n'ont que répulsion pour les simples besoins des hommes, ils ne se "donnent" que pour de l'argent et, en son absence, préfèrent s'entasser dans les usines, magasins, entrepôts ou se laisser anéantir.
Les crises chroniques du capitalisme ascendant
La production capitaliste ne se trace de limites que celles que lui imposent les possibilités de mise en valeur du capital : tant que de la plus-value peut être extirpée et capitalisée la production progresse. Sa disproportion avec la capacité générale de consommation n'apparaît que lorsque le reflux des marchandises heurtant les limites du marché obstruent les voies de la circulation, en un mot lorsque la crise éclate.
Il est évident que la crise économique déborde la définition qui la limite à une rupture d'équilibre entre les divers secteurs de la production, comme se bornent à l'énoncer certains économistes bourgeois et même marxistes. Marx indique qu' "aux périodes de surproduction générale, la surproduction dans certaines sphères n'est que le résultat, la conséquence de la surproduction dans les branches principales: elle n'y est que de la surproduction relative parce qu'il y a surproduction dans d'autres sphères." Evidemment, une disproportion trop flagrante, par exemple entre le secteur produisant des moyens de production et celui produisant des moyens de consommation, peut déterminer une crise partielle ; peut même être la cause d'une crise générale originelle. La crise est le produit d'une surproduction générale et relative, d'une surproduction de produits de toutes espèces (que ce soient des moyens de production ou des objets de consommation) par rapport à la demande du marché.
En somme, la crise est la manifestation de l'impuissance du capitalisme à pouvoir tirer profit de l’exploitation de l'ouvrier :nous avons déjà mis en évidence qu'il ne lui suffit pas d'extorquer du travail gratuit et de l'incorporer au produit sous forme d'une valeur nouvelle, de plus-value, mais qu'il doit aussi le matérialiser en argent par la vente du produit total à sa valeur, ou plutôt à son prix de production constitué par le prix de revient (valeur du capital engagé, constant et variable) auquel s'ajoute le profit moyen social (et non le profit donné par chaque production particulière). D'un autre côté, les prix du marché, qui théoriquement sont l'expression monétaire des prix de production, diffèrent pratiquement de ceux-ci car ils suivent la courbe fixée par la loi marchande de l'offre et de la demande tout en évoluant cependant dans l'orbite de la valeur. Il importe donc de souligner que les crises se caractérisent par des fluctuations anormales des prix entraînant des dépréciations considérables de valeurs pouvant même aller jusqu'à leur destruction qui équivaut à une perte de capital. La crise révèle brusquement qu' il a été produit une telle masse de moyens de production, de moyens de travail et de moyens de consommation, qu'il s'est accumulé une telle masse de valeur-capital qu'il devient impossible de faire fonctionner celles-ci comme instrument d'exploitation des ouvriers, à un degré donné à un certain taux de profit ; la baisse de ce taux au-dessous d'un certain niveau acceptable par la bourgeoisie ou la menace même de la suppression de tout profit jette la perturbation dans le procès de production et provoque même sa paralysie. Les machines s'immobilisent non parce qu'elles ont produit trop de choses consommables mais parce que le capital existant ne reçoit plus la plus-value qui le fait vivre. La crise dissipe ainsi les brumes de la production capitaliste ; elle souligne d'un trait puissant l'opposition fondamentale entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, entre les besoins des hommes et les besoins du capital. "Il est produit, dit Marx, trop de marchandises pour qu'on puisse réaliser et reconvertir en capital nouveau, dans les conditions de répartition et de consommation donnée par la production capitaliste, la Valeur et la Plus-Value qui s'y trouvent contenues. Il n'est pas produit trop de richesses. Mais périodiquement, il est produit trop de richesse sous ses formes capitalistes opposées les unes aux autres. "
Cette périodicité quasi mathématique des crises constitue un des traits spécifiques du système capitaliste de production. Tant cette périodicité que le caractère propre des crises capitalistes ne se retrouvent dans aucune des sociétés précédentes : les économies antiques, patriarcales, féodales, basées essentiellement sur la satisfaction des besoins de la classe dominante et ne s'appuyant ni sur une technique progressive ni sur un marché favorisant un large courant d'échanges, ignoraient les crises surgies d'excès de richesse puisque, ainsi que nous l'avons mis en évidence, la surproduction y était impossible, des calamités économiques ne s'y abattaient qu'à l'intervention d'agents naturels : sécheresse, inondations, épidémies et de facteurs sociaux tels les guerres.
Les crises chroniques font seulement leur apparition dès le début du XIXe siècle lorsque le capitalisme, désormais consolidé grâce aux luttes acharnées et victorieuses qu'il a livrées à la société féodale, entre dans sa période de plein épanouissement et, solidement installé sur sa base industrielle, part à la conquête du monde. Dès lors, le développement de la production capitaliste va se poursuivre à un rythme saccadé, suivant une trajectoire très mouvementée. A une production fiévreuse s'efforçant de combler les exigences croissantes des débouchés mondiaux succédera un encombrement du marché. Le reflux de la circulation viendra bouleverser tout le mécanisme de la production. La vie économique formera ainsi une longue chaîne dont chaque chaînon constituera un cycle divisé en une succession de périodes d'activité moyenne, de prospérité, de surproduction, de crise et de dépression. Le point de rupture du cycle c'est la crise, "solution momentanée et violente des contradictions existantes, éruption violente qui rétablit pour un moment l'équilibre troublé. " (Marx) Les périodes de crise et de prospérité sont donc inséparables et se conditionnent réciproquement.
Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les crises cycliques conservent leur centre de gravité en Angleterre, berceau du capitalisme industriel. La première qui ait un caractère de surproduction date de 1825 (l'année précédente, le mouvement trade-unioniste, s'appuyant sur la loi de coalition que le prolétariat avait arrachée à la bourgeoisie, commençait à grandir). Cette crise avait des origines curieuses pour l'époque : les importants emprunts qui avaient été contractés à Londres, les années précédentes, par les jeunes républiques sud-américaines, se trouvaient être épuisés ce qui avait amené une brusque contraction de ces marchés. Elle atteint particulièrement 1'industrie cotonnière, déchue de son monopole, s'illustre par une révolte des ouvriers cotonniers et se résorbe par une extension des débouchés limités essentiellement à l'Angleterre où le capital a trouve encore de vastes régions à transformer et à capitaliser : la pénétration des régions agricoles des provinces anglaises et le développement des exportations vers les Indes ouvrent le marché à l'industrie cotonnière ; la construction des chemins de fer, le développement du machinisme fournissent le marché à 1'industrie métallurgique qui prend définitivement son essor. En 1836, le marasme de l'industrie cotonnière, succédant à une longue dépression suivie d'une période de prospérité, généralise encore une fois la crise et ce sont à nouveau les tisserands, mourant de faim, qui s'offrent en victimes expiatoires. La crise trouve son issue en 1839 dans l'extension nouvelle du réseau ferré mais, entre-temps, naît le mouvement chartiste, expression des premières aspirations politiques du prolétariat anglais. En 1840, nouvelle dépression de l'industrie textile anglaise accompagnée de révoltes ouvrières ; elle se prolonge jusqu'en 1843. L'essor reprend en 1844 et se transforme en grande prospérité en 1845. Une crise générale s'étendant au continent éclate en 1847. Elle est suivie de l'insurrection parisienne de 1848 et de la révolution allemande et dure jusqu'en 1849, époque à laquelle les marchés américains et australiens s'ouvrent à 1'industrie européenne et surtout anglaise, en même temps que la construction des chemins de fer prend un énorme développement en Europe continentale.
Dès cette époque déjà, Marx, dans le Manifeste Communiste, trace les caractéristiques générales des crises et souligne l'antagonisme entre le développement des forces productrices et leur appropriation bourgeoise. Avec une profondeur géniale, il dessine les perspectives pour la production capitaliste. "Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? demande-t-il. D'un côté par la destruction forcée d'une masse de forces productives, de l'autre par la conquête de nouveaux marchés et l'exploitation plus approfondie des ouvriers. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. "
A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le capitalisme industriel acquiert la prépondérance sur le continent. L'Allemagne et l'Autriche prennent leur essor industriel vers 1860. De ce fait, les crises prennent de plus en plus d'extension. Celle de 1857 est courte grâce à l'expansion du capital surtout en Europe Centrale. 1860 marque l'apogée de l'industrie cotonnière anglaise qui poursuit la saturation des marchés des Indes et de l’Australie. La guerre de Sécession la prive de coton et provoque en 1863 son effondrement complet, entraînant une crise générale. Mais le capital anglais et le capital français ne perdent pas leur temps et, de 1860 à 1870, s'assurent de solides positions en Egypte et en Chine.
La période allant de 1850 à 1873, extrêmement favorable au développement du capital, se caractérise par de longues phases de prospérité (environ 6 ans) et de courtes dépressions d'environ 2 ans. La période suivante, qui débute par la crise de 1873 et qui s'étend jusqu'en 1896, présente un processus inverse : dépression chronique coupée de courtes phases ascendantes : L'Allemagne (paix de Francfort en 1871) et les Etats-Unis viennent de surgir en concurrents redoutables face à l'Angleterre et à la France. Le rythme du développement prodigieux de la production capitaliste dépasse le rythme de pénétration des marchés : crises en 1882 et en 1890. Déjà, les grandes luttes coloniales pour le partage du monde sont engagées et le capitalisme, sous la poussée de l'immense accumulation de plus-value, est lancé sur la voie de l'impérialisme qui va le mener à la crise générale et banqueroutière. Entre-temps surgissent les crises de 1900 (guerre des Boers et des "Boxers") et de 1907. Celle de 1913-1914 devait exploser dans la guerre mondiale.
Avant d'aborder l'analyse de la crise générale de 1'Impérialisme décadent qui fait 1'objet de la seconde partie de notre étude, il nous faut examiner le processus qu'a suivi chacune des crises de l'époque expansionniste.
Les deux termes extrêmes d'un cycle économique sont :
a) la phase ultime de la prospérité qui aboutit au point culminant de l'accumulation qui s'exprime par son taux le plus élevé et la plus haute composition organique du capital ; la puissance des forces productives est arrivée à son point de rupture avec la capacité du marché ; cela signifie aussi, ainsi que nous l'avons indiqué, que le faible taux de profit correspondant à la haute composition organique va se heurter aux besoins de mise en valeur du capital ;
b) la phase la plus profonde de la crise qui correspond à une paralysie totale de l'accumulation de capital et précède immédiatement la dépression.
Entre ces deux moments, se déroulent d'une part la crise elle-même, période de bouleversements et de destructions de valeurs d'échange, d'autre part la phase de dépression à laquelle succède la reprise et la prospérité fécondant des valeurs nouvelles.
L'équilibre instable de la production, sapé par l'approfondissement progressif des contradictions capitalistes, se rompt brusquement lorsque la crise éclate et il ne peut se rétablir que s'il s'opère un assainissement des valeurs-capital. Ce nettoyage s'amorce par une baisse des prix des produits finis, tandis que les prix des matières premières continuent quelque temps leur ascension. La contraction des prix des marchandises entraîne évidemment la dépréciation des capitaux matérialisés par ces marchandises et la chute se poursuit jusqu'à la destruction d'une fraction plus ou moins importante du capital, proportionnée à la gravité et à l'intensité de la crise. Le processus de destruction prend deux aspects : d'une part en tant que perte de valeurs d'usage découlant de l'arrêt partiel ou total de l'appareil de production qui détériore les machines et les matières non employées, d'autre part en tant que perte de valeurs d'échange qui est la plus importante parce qu'elle s'attaque au procès du renouvellement de la production qu'elle arrête et désorganise. Le capital constant subit le premier choc ; la diminution du capital variable ne suit pas parallèlement car la baisse des salaires retarde généralement sur la baisse des prix. La contraction des valeurs empêche leur reproduction à l'échelle ancienne ; de plus, la paralysie des forces productives empêche le capital qui les représente d'exister comme tel : c'est du capital mort inexistant bien que subsistant sous sa forme matérielle. Le processus de l'accumulation du capital se trouve également interrompu parce que la plus-value accumulable a été engloutie avec la chute des prix bien que cependant l'accumulation des valeurs d'usage puisse fort bien se poursuivre quelque temps par la continuation, les extensions prévues de l'appareil productif.
La contraction des valeurs entraîne aussi la contraction des entreprises : les plus faibles succombent ou sont absorbées par les plus fortes moins ébranlées par la baisse des prix. Cette centralisation ne s'effectue pas sans luttes : tant que dure la prospérité, tant qu'il y a du butin à partager, celui-ci se répartit entre les diverses fractions de la classe capitaliste au prorata des capitaux engagés ; mais que survienne la crise et que la perte devienne inévitable pour la classe dans son ensemble, chacun des groupes ou capitalistes individuels s'efforce, par tous les moyens, de limiter sa perte ou d'en rejeter l'entièreté sur le voisin. L'intérêt de la classe se désagrège sous la poussée des intérêts particuliers, disparates alors qu'en période normale ceux-ci respectaient une certaine discipline. Nous verrons que, dans la crise générale, c'est l'intérêt de classe au contraire qui affirme sa prédominance.
Mais la chute des prix, qui a permis la liquidation des stocks de marchandises anciennes, s'est arrêtée. L'équilibre se rétablit progressivement. Les capitaux sont ramenés en valeurs à un niveau plus bas, la composition organique s'abaisse également. Parallèlement à ce rétablissement s'opère une réduction des prix de revient, conditionnée principalement par la compression massive des salaires ; la plus-value - oxygène - réapparaît et ranime lentement tout le corps capitaliste. Les économistes de l'école libérale célèbrent à nouveau les mérites de ses antitoxines, de ses "réactions spontanées", le taux de profit se relève, devient "intéressant" ; bref, la rentabilité des entreprises se rétablit. Puis l'accumulation renaît, aiguisant l'appétit capitaliste et préparant l'éclosion d'une nouvelle surproduction. La masse de plus-value accumulée grossit, exige de nouveaux débouchés jusqu'au moment où le marché retarde à nouveau sur le développement de la production. La crise est mûre. Le cycle recommence.
"Les crises apparaissent comme un moyen d'attiser et de déchaîner toujours de nouveau le feu du développement capitaliste. " (R Luxembourg).
(A suivre.)
MITCHELL
[1] [145] Mitchell, membre de la minorité de la Ligue des communistes internationalistes de Belgique, participa, avec la constitution de la Fraction belge en 1937, à la fondation de la Gauche communiste avec Bilan.
Anarchisme et communisme
Aujourd'hui, l'anarchisme a le vent en poupe. Que ce soit sous la forme de l'apparition et du renforcement de l'anarcho-syndicalisme ou bien du surgissement de nombreux petits groupes se réclamant des conceptions libertaires, les idées anarchistes commencent à avoir pignon sur rue dans plusieurs pays (et à faire l'objet d'une attention croissante de la part des médias capitalistes). Et ce phénomène s'explique parfaitement dans la période historique actuelle.
L'effondrement des régimes staliniens à la fin des années 1980 a permis à la bourgeoisie de déchaîner des campagnes sans précédent sur "la mort du communisme". Ces campagnes ont eu un impact sensible sur la classe ouvrière et même sur des éléments qui rejettent le système capitaliste et souhaitent son renversement révolutionnaire. Suivant les campagnes bourgeoises, la faillite de ce qui était présenté comme du "socialisme", voire du "communisme", signe la faillite des idées communistes de Marx dont les régimes staliniens avaient fait l'idéologie officielle (tout en les falsifiant de façon systématique, évidemment).
Marx, Lénine, Staline, même combat : c'est le thème qui a été ressassé pendant des années par tous les secteurs de la bourgeoisie. Et c'est justement un thème que le courant anarchiste a défendu tout au long du 20e siècle, depuis que s'est mis en place en URSS un des régimes les plus barbares que le capitalisme décadent ait engendré. Pour les anarchistes, qui ont toujours considéré que le marxisme était par nature "autoritaire", la dictature stalinienne était la conséquence inévitable de la mise en application des idées de Marx. En ce sens, les succès actuels du courant anarchiste et libertaire sont avant tout une retombée des campagnes bourgeoises, la marque de leur impact sur les éléments qui refusent le capitalisme mais qui se sont laissé piéger par les mensonges dont nous avons été abreuvés depuis dix ans. Ainsi, le courant qui se présente comme l'ennemi le plus radical de 1'ordre bourgeois doit une bonne part de sa progression actuelle aux concessions qu'il fait, et qu'il a toujours faites, aux thèmes idéologiques classiques de la bourgeoisie.
Cela dit, beaucoup d'anarchistes et de libertaires actuels se sentent un peu gênés aux entournures.
D'une part, ils ont du mal à avaler le comportement de l'organisation la plus importante de l'histoire de l'anarchisme, celle qui a eu l'influence la plus déterminante sur la classe ouvrière de tout un pays, la CNT espagnole. Difficile évidemment de se réclamer de l'expérience d'une organisation qui, après des dizaines d'années de propagande pour "l'action directe", de dénonciation de toute participation au jeu politique bourgeois du parlementarisme, de discours incendiaires contre l'Etat, contre toute forme d'Etat, n'a pas trouvé mieux à faire, en 1936, que d'envoyer quatre ministres dans le gouvernement bourgeois de la République et plusieurs conseillers dans le gouvernement de la "Generalitat" de Catalogne. Des ministres qui en mai 1937, alors que les ouvriers de Barcelone se sont insurgés contre la police de ce gouvernement (une police contrôlée par les staliniens), les ont appelés à déposer les armes et à "fraterniser" avec leurs bourreaux. En d'autres termes, qui les ont poignardés dans le dos. C'est pour cela que certains libertaires d'aujourd'hui essaient de se réclamer de courants surgis au sein même de l'anarchisme et de la CNT, et qui se sont opposés à la politique criminelle adoptée par cette centrale, tels les "Amis de Durruti" qui ont combattu en 1937 la ligne officielle de la CNT espagnole au point que la CNT les considérera comme des traîtres et prononcera leur exclusion. C'est dans le but de préciser la nature de ce courant que nous publions l'article qui suit, d'après le texte de la brochure sur l’Espagne 1936 de la section du CCI en Espagne.
D'autre part, certains de ceux qui se tournent vers les idées libertaires se rendent compte (ce qui n'est pas trop difficile) de la vacuité de l'idéologie anarchiste et essaient de trouver d'autres références pour prêter main forte à celles des maîtres classiques de cette idéologie (Proudhon, Bakounine, Kropotkine, etc.). Et quelle meilleure référence pourraient-ils trouver que Marx lui-même, celui dont Bakounine s'était en son temps déclaré le "disciple". Animés de la volonté de rejeter les mensonges bourgeois qui font du marxisme le responsable de tous les maux dont a souffert la Russie depuis 1917, ils tentent d'opposer radicalement Lénine à Marx, retombant ainsi sous l'influence des campagnes pour qui Staline est l'héritier fidèle de Lénine. C est pour cela que, dans leur effort pour promouvoir un "marxisme libertaire", ils tentent de se réclamer du courant de la Gauche communiste germano-hollandaise dont les principaux théoriciens, tels Otto Ruhle d'abord et Anton Pannekoek plus tard ont considéré à partir d'un certain moment que la révolution russe de 1917 était une révolution bourgeoise, conduite par un parti bourgeois, le parti bolchevik lequel était inspiré par un penseur jacobin-bourgeois, Lénine. Les camarades de la Gauche allemande ou hollandaise ont toujours été très clairs sur le fait qu'ils se réclamaient exclusivement du marxisme et nullement de l'anarchisme et ont toujours rejeté toute tentative de concilier ces deux courants. Cela n'empêche pas aujourd'hui certains anarchistes d'essayer de les annexer à leur idéologie ou certains éléments, souvent sincères, de tenter d'élaborer un "marxisme libertaire" et de réussir la synthèse impossible entre anarchisme et marxisme.
C'est une telle tentative qu'on retrouve dans le texte qu'on trouvera plus bas, une lettre rédigée par un petit groupe français appelé "Gauche communiste libertaire" (GCL) en réponse à notre article "Le communisme de conseils n 'est pas un pont entre le marxisme et l'anarchisme", paru dans Internationalisme n° 259 et dans Révolution internationale n° 300. A la suite de cette lettre, nous publions de très larges extraits de la réponse (non exhaustive) que nous lui avons faite.
CCI.
Les Amis de Durruti : leçons d'une rupture incomplète avec l'anarchisme
Le groupe anarchiste Les Amis de Durruti a souvent été donné en exemple pour illustrer la vitalité de l'anarchisme pendant les événements d'Espagne 1936, du fait que ses membres ont joué un rôle important dans les luttes de mai 1937, en dénonçant et en s'opposant à la collaboration de la CNT au gouvernement de la République et de la Generalitat (le gouvernement régional catalan). Aujourd'hui la CNT se revendique des exploits de ce groupe et vend ses publications les plus connues ([1] [148]), en récupérant ses positions.
Cependant pour nous la leçon essentielle que nous tirons de l'expérience de ce groupe n'est pas qu'il fait la preuve de la «vitalité» de l'anarchisme, mais le contraire, elle montre l'impossibilité de défendre une alternative révolutionnaire à partir de celui-ci ([2] [149]). Les Amis de Durruti, même s'ils se sont opposés à la politique de «collaboration» de la CNT, n'ont pas compris son rôle en tant que facteur actif de la défaite du prolétariat, son alignement sur le camp bourgeois ; et pour cette raison ils ne l'ont pas dénoncée comme une arme de l'ennemi ; au contraire, ils ont toujours revendiqué leur engagement dans la CNT et la possibilité d'utiliser cette organisation pour défendre les intérêts du prolétariat.
La cause fondamentale de cette difficulté est son incapacité à rompre avec l'anarchisme. C'est ce qui explique aussi qu'il n'y a hélas pas eu de clarification produite par ce groupe sur la compréhension des événements d'Espagne 1936, ce qui ne remet pas en question les efforts et le courage révolutionnaire de ses membres. (...)
1936 : révolution prolétarienne ou guerre impérialiste ?
Dans les livres d'histoire les événements d'Espagne 1936 sont décrits comme une «guerre civile». Pour les trotskistes et les anarchistes, il s'agit de «la révolution espagnole». Pour le CCI ce n'était ni une «guerre civile» ni une «révolution» mais un conflit impérialiste. Une guerre entre deux fractions de la bourgeoisie espagnole : celle de Franco, soutenue par les impérialismes allemand et italien et celle du camp adverse républicain, un gouvernement de Front populaire qui, en particulier en Catalogne, comprenait les staliniens, le POUM et la CNT, soutenu par l'URSS et les impérialismes démocratiques. La classe ouvrière s'est mobilisée en juillet 1936 contre le coup d'Etat de Franco et en mai 1937 à Barcelone contre la volonté de la bourgeoisie d'écraser la résistance prolétarienne ([3] [150]). Mais dans les deux cas, le Front populaire a réussi à la mater et à la pousser dans les tueries militaires en 1 ' embrigadant derrière la bannière bourgeoise de l' «antifascisme».
C'était l'analyse de Bilan, la publication de la Gauche communiste d'Italie en exil. Pour Bilan il était essentiel de prendre en compte le contexte international dans lequel se déroulaient les événements en Espagne. La vague révolutionnaire internationale qui a mis fin à la lre guerre mondiale et s'est étendue aux cinq continents a été défaite, même s'il reste encore des échos de luttes ouvrières en Chine en 1926, dans la grève générale en Grande-Bretagne la même année et en Espagne même. Cependant, l'aspect dominant de la décennie 1930 a été la préparation de toutes les puissances impérialistes à un nouvel affrontement général. C'était cela le cadre international des événements d'Espagne : une classe ouvrière défaite et la voie ouverte à une seconde guerre mondiale. D'autres groupes prolétariens comme le GIKH ([4] [151]), ont défendu des positions similaires ; on trouve aussi dans les publications de ce dernier groupe des positions proches du trotskisme qui envisageaient la possibilité pour le prolétariat d'agir dans un sens révolutionnaire communiste à partir d'un mouvement pour une «révolution bourgeoise». Bilan a débattu patiemment avec ces groupes et même avec une minorité en son propre sein qui défendait que la révolution pouvait surgir de la guerre et qui s'est mobilisée pour lutter dans la «colonne Lénine» en Espagne. ([5] [152]) Aussi confuses que pouvaient être leurs positions, aucun de ces groupes ne s'était lancé cependant dans un soutien au gouvernement républicain. Aucun n'avait participé à la soumission des ouvriers à la république, aucun n'avait pris parti pour la bourgeoisie... Contrairement au POUM et à la CNT ! ([6] [153])
En s'appuyant sur ces erreurs du prolétariat, la bourgeoisie cherche à avaliser aujourd'hui la politique traître et contre-révolutionnaire de ces derniers, en présentant les événements de 1936 comme une «révolution prolétarienne» dirigée par le POUM et la CNT ([7] [154]), alors que ceux-ci ont constitué en réalité le dernier rempart de la bourgeoisie contre la lutte ouvrière, comme nous l'avons déjà dénoncé :
«Mais ce sont surtout le POUM et la CNT qui jouèrent le rôle décisif dans l'enrôlement des ouvriers pour le front. La cessation de la grève générale fut ordonnée par ces deux organisations, sans qu'elles aient joué un rôle dans son déclenchement. La force de la bourgeoisie, ce fut moins Franco que de disposer d'un extrême gauche qui démobilisa le prolétariat espagnol.» {La Gauche communiste d'Italie, p. 130)
Les bases anarchistes de là trahison de la CNT en 1936
Pour beaucoup d'ouvriers il est difficile de reconnaître que la CNT qui regroupait les prolétaires les plus combatifs et déterminés et qui avait les positions les plus radicales, a trahi la classe ouvrière en la poussant dans les bras de l'Etat républicain et en l'enrôlant dans la lutte antifasciste.
A cause de cela, déboussolés par l'amalgame et l'hétérogénéité des positions qui caractérisent le milieu anarchiste, ils tirent comme leçon que le problème n'est pas venu de la CNT mais de la «trahison» de quatre ministres (la Montseny, Garcia Oliver, etc.) ou de l'influence de courants comme les Trentistes. ([8] [155])
Il est vrai que pendant la vague révolutionnaire internationale qui a suivi la révolution russe, les meilleures forces du prolétariat en Espagne s'étaient regroupées dans la CNT (le parti socialiste s'était aligné sur les social-patriotes qui avaient conduit le prolétariat mondial à la guerre impérialiste ; quant au parti communiste, il représentait un infime minorité). Cela exprimait fondamentalement une faiblesse du prolétariat en Espagne, une conséquence des caractéristiques qu'y a pris le développement du capitalisme (une faible cohésion nationale ainsi qu'un poids démesuré du secteur des propriétaires terriens de la bourgeoisie et de l'aristocratie).
Ce terrain avait été un bouillon de culture pour l'idéologie anarchiste qui exprimait fondamentalement l'idéologie de la petite-bourgeoisie radicalisée et son influence dans le prolétariat. Ce poids avait été aggravé par l'influence du bakouninisme dans l'AIT en Espagne qui a eu des conséquences désastreuses comme l'avait dénoncé Engels dans son livre Les bakouninistes à l'oeuvre, à propos du mouvement cantonaliste de 1873 en Espagne lorsque ses représentants entraînèrent le prolétariat derrière la bourgeoisie radicale aventuriste. Aussi, quand l'anarchisme a eu à choisir entre la prise de pouvoir politique par la classe ouvrière ou par le gouvernement de la bourgeoisie, il a choisi ce dernier : «ceux-là mêmes qui se nomment autonomistes, anarchistes-révolutionnaires, etc., ont saisi avec zèle cette occasion défaire de la politique, mais de la pire espèce, de la politique bourgeoise. Ils n 'ont pas travaillé à procurer le pouvoir politique à la classe ouvrière -cette idée ils l'exècrent au contraire- mais à aider à prendre le gouvernail à une fraction de la bourgeoisie, composée d'aventuriers, d'ambitieux et d'arrivistes; qui se nomment républicains intransigeants. » ("Rapport de la fédération madrilène de l'AIT", Les bakouninistes à l'oeuvre, Mémoire sur l'insurrection d'Espagne de l'été 1873)
Pendant la vague révolutionnaire qui a suivi la première guerre mondiale, la CNT a cependant subi l'influence de la révolution russe et de la 3e Internationale. Son congrès de 1919 s'est clairement prononcé sur la nature prolétarienne de la révolution russe et le caractère révolutionnaire de l'Internationale communiste à laquelle elle décida de participer. Mais avec la défaite de la vague révolutionnaire mondiale et l'ouverture du cours à la contre-révolution, la CNT n'a pas pu trouver dans ses bases anarchistes et syndicalistes la force théorique et politique pour assumer la tâche de tirer les leçons de la succession de défaites en Allemagne, Russie, etc., et pour orienter dans un sens révolutionnaire l'énorme combativité du prolétariat en Espagne. (...)
A partir du congrès de 1931, la CNT fait passer sa «haine de la dictature du prolétariat» devant ses prises de position antérieures sur la révolution russe, tandis qu'elle voit dans l'Assemblée constituante «le produit d'un fait révolutionnaire» («Position de la CNT sur l'Assemblée constituante» dans le Rapport du congrès), malgré son opposition formelle au parlement bourgeois. Avec cela, elle a commencé à s'engager dans un appui à la bourgeoisie, plus précisément à travers certaines de ses fractions comme les Trentistes ; et cela même si, en son sein, existent encore des éléments qui continuent à adhérer au combat révolutionnaire du prolétariat.
En février 1936, la CNT, jetant par dessus bord ses principes abstentionnistes, appelle directement à voter pour le Front populaire : «Naturellement la classe ouvrière en Espagne, à qui depuis de nombreuses années la CNT avait donné comme consigne de ne pas voter, a interprété notre propagande dans le sens même que nous désirions, c'est-à-dire, qu 'elle devait voter, parce qu'il en résulterait toujours qu'il sera plus facile de faire front aux droites fascistes si celles-ci se soulevaient après avoir été défaites et hors du gouvernement.» ([9] [156])
Avec cela elle montre son évolution claire vers le soutien à l'Etat bourgeois, son implication dans la politique de défaite et d'embrigadement du prolétariat pour la guerre impérialiste.
Ce qui se passe ensuite en juillet 1936 n'est pas surprenant. Alors que la Generalitat est à la merci des ouvriers en armes, elle remet le pouvoir entre les mains de Companys, elle appelle les ouvriers à la reprise du travail et les envoie se faire massacrer sur le front d'Aragon. N'est pas surprenant non plus ce qui se passe en mai 1937 quand, en réponse à la provocation de la bourgeoisie, les ouvriers lèvent spontanément des barricades et prennent le contrôle de la rue, tandis que la CNT appelle de nouveau à abandonner la lutte et empêche que les ouvriers du front reviennent appuyer leurs camarades de Barcelone. ([10] [157])
Ce qui s'est passé en Espagne montre que, dans l'ère des guerres et des révolutions, des secteurs de l'anarchisme peuvent être gagnés à la lutte révolutionnaire du prolétariat, mais que l'anarchisme en tant que courant idéologique est incapable d'affronter la contre-révolution et d'opposer une alternative révolutionnaire ; il se montre même attaché à la défense de l'Etat bourgeois. Bilan a compris cela et l'exprime brillamment : «Car il faut le dire ouvertement : en Espagne n'existaient pas les conditions pouvant faire des soubresauts des prolétaires ibériques le signal d'un réveil mondial du prolétariat, alors qu'il y existait à coup sûr des contrastes économiques, sociaux et politiques plus profonds et plus exacerbés que dans d'autres pays. (...) La violence de ces événements ne doit pas nous induire en erreur sur leur nature. Tous, ils procèdent de la lutte à mort engagée par le prolétariat contre la bourgeoisie, mais tous prouvent l'impossibilité de remplacer par la seule violence -qui est un instrument de la lutte et non un programme de lutte- une vision historique que le mécanisme de la lutte des classes n'a pas la capacité de féconder. Puisque les mouvements sociaux n 'ont pas la force de féconder une vision finale des buts prolétariens et qu 'ils ne se rencontrent pas avec une intervention communiste orientée dans cette direction, ils retombent finalement dans l'ornière du développement capitaliste, entraînant dans leur faillite les forces sociales et politiques qui, jusqu'ici, représentaient d'une façon classique les sursauts de classe des ouvriers : les anarchistes. » ([11] [158])
Les Amis de Durruti, une tentative de réaction contre la trahison de la CNT
Les «Amis de Durruti» ont été de ces éléments anarchistes qui, malgré l'orientation bourgeoise de la CNT, dans laquelle ils ont milité tout le temps, continuaient à adhérer à la révolution ; et dans ce sens ils sont un témoignage de la résistance des éléments prolétariens qui n'ont pas marché dans ce que voulait leur faire avaler la centrale anarchiste.
Voilà pourquoi la CNT et la bourgeoisie en général essaient de présenter ce groupe comme une manifestation du fait que, même dans les pires moments de 1936-37, il y avait une flamme révolutionnaire dans la CNT.
Cependant cette interprétation est complètement fausse. Ce qui marquait la démarche révolutionnaire du groupe des Amis de Durruti était précisément son combat contre les positions de la CNT. Il puisait sa force dans le prolétariat dont il faisait partie et pour lequel il se trouvait en première ligne.
Les Amis de Durruti se situaient sur un terrain de classe, non pas en tant que militants de la CNT mais en tant que militants ouvriers qui ont été pénétrés de la force de la classe le 19 juillet et qui, à partir de là, se sont opposés aux positions de la Confédération.
Au contraire, leur recherche d'une conciliation entre cet élan prolétarien et leur engagement dans la CNT (avec ses orientations anarchistes), a rendu caduque toute possibilité, aussi minime soit-elle, d'une issue révolutionnaire au mouvement et toute capacité à tirer des leçons claires des événements.
Le groupe des Amis de Durruti a été un groupe d'affinité anarchiste qui s'est constitué formellement en mars 1937 à partir de la convergence d'un courant qui se prononçait, dans la presse même de la CNT, contre la collaboration avec le gouvernement et un autre courant qui est revenu à Barcelone pour lutter contre la militarisation des milices.
Ce regroupement s'est fait en lien direct avec le développement des luttes ouvrières dans lesquelles il puisait sa réflexion et son combat. Il ne s'agissait pas d'un groupe de théoriciens mais d'ouvriers en lutte, combatifs. C'est pour cela qu'ils se revendiquaient fondamentalement de la lutte de juillet l936 et de ses «conquêtes», lutte qui avait été marquée par les patrouilles de contrôle mises en place dans les quartiers et par 1'armement de la classe ouvrière, même si ce qui était important à leurs yeux, c'était le souffle des journées de juillet, la force spontanée de la lutte ouvrière qui a pris les armes pour repousser 1'attaque de Franco et s'est rendue maître de la rue à Barcelone.
Avant les journées de mai, quelques éminents membres du groupe écrivaient encore dans le journal de la CNT La Noche, alors que l'activité, fondamentale du groupe consistait en des réunions dans lesquelles se discutait le cours des événements.
Dans les journées de mai 1937, le groupe des Amis de Durruti a combattu sur les barricades et a diffusé le tract qui l'a rendu célèbre revendiquant une junte révolutionnaire, la socialisation de l'économie et l'exécution des coupables. Dans la lutte, ses positions ont tendu à se rapprocher de celles du groupe bolchevik-léniniste d'orientation trotskiste (dans lequel militait Munis) avec lequel se sont développées des discussions qui ont alimenté sa réflexion mais qui ne sont pas parvenues à pousser le groupe à rompre avec 1'anarchisme.
Après les journées de mai a commencé la publication de L'Ami du peuple (dont 15 numéros paraîtront) qui a été l'expression d'une tentative de clarifier les questions que la lutte avait posées. Le théoricien le plus connu du groupe, Jaime Balius, a publié en 1938 la brochure Vers une nouvelle révolution qui pose de manière plus élaborée les positions qu'a défendues L'Ami du peuple
Cependant, le groupe était directement dépendant de l'oxygène de la lutte ouvrière ; et à mesure que celle-ci était vaincue par l'Etat républicain, cet oxygène s'est raréfié amenant le groupe à retourner au bercail de la CNT.
Même s'il a exprimé une réponse ouvrière à la trahison de la CNT, son évolution n'a pas pu se faire du fait de son impossibilité à entamer une rupture avec l’anarchisme et le syndicat lui-même. En ce sens le groupe s'est maintenu vivant et combatif dans la mesure où les luttes et la force de la classe l'alimentaient ; mais il n'a pas pu aller plus loin.
Une rupture incomplète avec l'anarchisme
Dans les deux questions centrales pour la lutte de classe qui ont été débattues dejuillet à mai : le rapport entre la guerre sur le front antifasciste et la guerre sociale, et la question de la collaboration dans le gouvernement républicain bourgeois ou son renversement, le groupe des Amis de Durruti s'est opposé à la politique de la CNT et l'a combattue.
La nature de la guerre en Espagne
Contrairement à la CNT qui s'était opposée de façon non dissimulée à 1'action des ouvriers du 18 juillet, les Amis de Durruti ont défendu la nature révolutionnaire de ces journées : «On a affirmé que les journées de juillet ont été une réponse à la provocation fasciste mais nous, Les Amis de Durruti, avons soutenu publiquement que l'essence des journées mémorables de juillet avait sa racine dans la soif absolue d'émancipation du prolétariat.» ([12] [159])
Ils ont également combattu contre la politique de subordonner la révolution aux nécessités de la guerre antifasciste, question qui en grande partie a été à la base de leur propre formation comme groupe ([13] [160]) :
«Le travail contre-révolutionnaire est facilité par le peu de solidité de beaucoup de révolutionnaires. Nous nous sommes rendus parfaitement compte qu'un grand nombre d'individus considèrent que pour gagner la guerre il faut renoncer à la révolution. On comprend ainsi ce déclin qui s'est accentué de manière intensive depuis le 19 juillet (...) Il n'est pas justifiable que pour amener les masses à la bataille on cherche à faire taire les ardeurs révolutionnaires. Ce devrait être tout le contraire. Assurer encore plus la révolution pour que les travailleurs se lancent avec une énergie inhabituelle à la conquête du nouveau monde qui, en ces instants d'indécision, n'est rien d'autre qu'une promesse.» ([14] [161])
Et en mai 1937 ils se sont opposés aux ordres que la CNT a donnés aux miliciens qui se trouvaient au front d'interrompre leur marche sur Barcelone (cette marche visait à défendre la lutte ouvrière dans la rue) et de continuer la guerre au front.
Cette détermination dans le combat contraste avec la faiblesse de la réflexion théorique des Amis de Durruti sur la guerre et la révolution. En fait, ils n'ont jamais rompu avec la position selon laquelle la guerre allait de pair avec la révolution prolétarienne, et qu'il s'agissait ainsi d'une guerre «révolutionnaire» opposée aux guerres impérialistes, ce qui a fait d'eux dès le début des victimes de la politique de défaite et d'embrigadement du prolétariat.
«Dès le premier moment du choc contre les militaires il n'est déjà plus possible de distinguer la guerre de la révolution (...) Au fur et à mesure que passent les semaines et les mois, du combat actuel il apparaît déplus en plus clairement que la guerre que nous soutenons contre les fascistes n 'a rien à voir avec les guerres que se font les Etats (...) Nous les anarchistes ne pouvons pas faire le jeu de ceux qui prétendent que notre guerre est seulement une guerre d'indépendance avec seulement des aspirations démocratiques. Et à ces affirmations nous répondrons, nous les Amis de Durruti, que notre guerre est une guerre sociale. » ([15] [162])
En cela ils se plaçaient dans l’orbite de la CNT qui, en partant de la version «radicale» des positions bourgeoises sur la lutte entre dictature et démocratie, entraînait les ouvriers les plus combatifs à la boucherie de la guerre antifasciste.
De fait les considérations des Amis de Durruti sur la guerre étaient faites en partant des positions nationalistes étroites et a historiques de l'anarchisme, les amenant à comprendre les événements actuels en Espagne en continuité avec les tentatives ridicules de révolution qu'avait fait la bourgeoisie en 1808 contre l'invasion napoléonienne. ([16] [163]) Alors que le mouvement ouvrier international débattait de la défaite du prolétariat mondial et de la perspective d'une seconde guerre mondiale, les anarchistes en Espagne en étaient à Fernand VII et à Napoléon :
«Aujourd'hui se répète ce qui s'est passé à l'époque de Fernand VII. De la même manière se tient à Vienne une réunion des dictateurs fascistes visant à préciser leur intervention en Espagne. Et le rôle qu'avait El Empecinado est joué aujourd'hui par les travailleurs en armes. L'Allemagne et l'Italie manquent de matières premières. Ces deux pays ont besoin de fer, de cuivre, de plomb, de mercure. Mais ces minerais espagnols sont détenus par la France et l'Angleterre. Alors qu'ils essaient de conquérir l'Espagne, l'Angleterre ne proteste pas de manière vigoureuse. En sous-main, elle tente de négocier avec Franco (...) La classe travailleuse a pour devoir d'obtenir l'indépendance de l'Espagne. Ce n'est pas le capital national qui y parviendra, étant donné que le capital au niveau international est intimement lié d'un bout à l'autre. C'est le drame de l'Espagne actuelle. Aux travailleurs il revient la tâche de chasser les capitalistes étrangers. Ce n'est pas un problème patriotique. C'est une question d'intérêts de classe.» ([17] [164])
Comme on peut le constater toutes les ficelles sont bonnes pour transformer une guerre impérialiste entre Etats en guerre patriotique, en guerre «de classes». C'est une manifestation du désarmement politique auquel 1'anarchisme soumet les militants ouvriers sincères comme Les amis de Durruti. Ces camarades, qui cherchaient à lutter contre la guerre et pour la révolution, furent incapables de trouver le point de départ pour une lutte efficace : l'appel aux ouvriers et paysans (embrigadés par les deux camps, républicain et franquiste) à déserter, à retourner leurs fusils contre les officiers qui les opprimaient, à revenir à 1'arrière et à lutter par les grèves, par les manifestations, sur un terrain de classe contre le capitalisme dans son ensemble.
Pour le mouvement ouvrier international cependant, la question de la nature de la guerre en Espagne a été une question cruciale qui a polarisé les débats entre la Gauche communiste et le trotskisme et au sein même de la Gauche communiste :
«La guerre d'Espagne a été décisive pour tous : pour le capitalisme elle fut le moyen d'élargir le front des forces qui agissent pour la guerre, d'incorporer à l'antifascisme les trotskistes, les soi-disant communistes de gauche et d'étouffer le réveil ouvrier qui se dessinait en 1936 ; pour les fractions de gauche ce fut l'épreuve décisive, la sélection des hommes et des idées, la nécessité d'affronter le problème de la guerre. Nous avons tenu et, contre le courant, nous tenons toujours.» (Bilan n° 44; cité dans La Gauche communiste d'Italie)
La collaboration de la CNT au gouvernement
Plus clairement encore que sur la question de la guerre, les Amis de Durruti se sont opposés à la politique de collaboration de la CNT avec le gouvernement de la république.
Ils ont dénoncé la trahison de la CNT en juillet : «En juillet l'occasion était belle. Qui pouvait s'opposer à ce que la CNT et la FAI s'imposent sur le terrain catalan ? Au lieu de structurer une pensée confédérale s'appuyant sur les témoignages des bandes rouges et noires et sur les clameurs des foules, nos comités se sont amusés à des allées et venues dans les lieux officiels, mais sans décider d'une position conforme aux forces que nous avions dans la rue. Au terme de quelques semaines de doutes la participation au pouvoir a été implorée. Nous nous rappelons parfaitement que dans un plénum des régionales a été défendue la constitution d'un organisme révolutionnaire qui soit décidé à appeler à une Junte nationale de défense au plan général et des juntes régionales au plan local. Les accords passés n'ont pas été respectés. La faute a été passée sous silence, pour ne pas dire qu'on avait transgressé les décisions prises dans le plénum. On a participé au gouvernement de la Generalitat en premier lieu et plus tard au gouvernement de Madrid.» ([18] [165])
... Et plus ouvertement encore dans son manifeste défendu sur les barricades en mai :
«La Generalitat ne représente rien. Son maintien au pouvoir renforce la contre-révolution. La bataille nous, les travailleurs, l'avons gagnée. Il est inconcevable qu'on ait agi avec autant d'indécision et qu'on en soit arrivé à ordonner un cessez-le-feu ; et que, de surcroît, on ait imposé la reprise du travail quand nous étions à deux doigts de la victoire totale. On n'a pas pris en compte d'où est venue la provocation ou l'agression, on n'a pas prêté attention à la véritable signification de ces journées. Cette politique doit être qualifiée de trahison de la révolution, une politique que personne au nom de qui que ce soit ne peut conduire ni soutenir. Et nous ne savons pas comment qualifier le travail néfaste réalisé par la ' Soli ' et les militants les plus éminents de la CNT.»
Ce manifeste leur a valu le désaveu de la CNT et la menace d'expulsion, qui finit par se produire même si elle n'a pas été en fin de compte mise en pratique. Les Amis de Durruti ont retiré leur dénonciation de trahison qu'ils avaient publiée dans le n° 3 de L Ami du peuple : «Au nom de l'unité anarchiste et révolutionnaire, nous Les Amis de Durruti, rectifions le concept de trahison» (L’Ami du peuple n° 4). Ils ont fait cela, non par manque de courage dont ils avaient largement fait preuve, mais parce que leur horizon n'allait pas plus loin que la CNT qu'ils considéraient comme une expression de la classe ouvrière et non comme un agent de la bourgeoisie.
Dans ce sens, les limites théoriques de leurs positions étaient celles-là mêmes de la CNT et de l'anarchisme. Voilà pourquoi, loin de la lutte sur les barricades, partant d'une réflexion plus sereine, leur critique à la CNT a été de ne pas avoir eu un programme révolutionnaire :
«L'immense majorité de la population travailleuse était aux côtés de la CNT. L'organisation majoritaire en Catalogne était la CNT. Que s'est-il donc passé pour que la CNT ne fasse pas sa révolution qui était celle du peuple, celle de la majorité du prolétariat ?
Il s'est produit ce qui devait fatalement se passer. La CNT était orpheline de théorie révolutionnaire. Nous n'avions pas un programme correct. Nous ne savions pas où nous allions. Beaucoup de lyrisme, mais en fin de compte, nous n 'avons pas su quoi faire avec ces masses énormes de travailleurs, nous n'avons pas su donner corps à cet élan populaire qui s'est déversé dans nos organisations ; et pour ne pas avoir su quoi faire, nous avons entrepris la révolution sous le drapeau de la bourgeoisie et des marxistes (il s'agit ici des social-démocrates et des staliniens), qui ont maintenu la farce d'antan ; et ce qui est pire, on a donné l'occasion à la bourgeoisie de se reprendre et d'agir en vainqueur.
On n'a pas su valoriser la CNT On n 'a pas été capable de mettre en avant la révolution avec toutes ses conséquences.» (Brochure de Balius, Vers une nouvelle révolution)
Mais la CNT avait à l'époque une théorie bien définie : la défense de l'Etat bourgeois. L'affirmation de Balius est valable pour le prolétariat dans son ensemble (dans le même sens que l'a aussi fait Bilan, c'est-à-dire l'absence d'une orientation et d'une avant-garde révolutionnaire) mais pas pour la CNT. Pour le moins, à partir de février 1936, la CNT a été de façon non équivoque engagée avec le gouvernement bourgeois du Front populaire :
«Au moment de février 1936, toutes les forces agissant au sein du prolétariat se trouvaient derrière un seul front : la nécessité d'aboutir à la victoire du Front Populaire pour se débarrasser des droites et obtenir l'amnistie. De la Social-démocratie au centrisme, jusqu 'à la CNT et au POUM, sans oublier tous les partis de la gauche républicaine, partout l'on était d'accord pour déverser l'explosion des contrastes de classe sur l'arène parlementaire. Déjà ici, se trouvait inscrite, en lettres flamboyantes, la faillite des anarchistes et du POUM, ainsi que la fonction réelle de toutes les forces démocratiques du capitalisme.» {Bilan, Ibid. «La leçon des événements d'Espagne»)
Après juillet, contrairement à ce que pensaient Les Amis de Durruti, c'est-à-dire que la CNT ne savait que faire de la révolution, en réalité elle le savait très bien :
«Pour notre part, et c'est ainsi que l'estimait la CNT-FAI, nous avons compris qu 'il fallait suivre Companys sur le front de la Géneralitat, précisément parce que nous n 'étions pas sortis dans la rue pour lutter concrètement pour la révolution sociale, mais pour nous défendre contre la soldates que fasciste. » (Garcia Oliver en réponse à un questionnaire de Bolloten, cité par Agustin Guillamon, Le groupe des Amis de Durruti; p. 11)
Si pendant les journées de mai 1937 les Amis de Durruti, confrontés à la CNT, ont revendiqué une «Junte révolutionnaire» contre le gouvernement de la Generalitat et «l’exécution des coupables», ce n' était pas le produit de leur rupture avec l'anarchisme, ni non plus de leur dégagement de l'anarchisme vers un alternative révolutionnaire (comme le prétend Guillamon) mais l'expression de la résistance du prolétariat. Ce n'était pas une orientation de marche pour prendre le pouvoir, question qui ne pouvait pas se poser dans ces moments où l'initiative était aux mains de la bourgeoisie laquelle a lancé une provocation pour en finir avec la résistance ouvrière, mais un constat. Mais cela ne pouvait pas aller plus loin, comme l'a posé Munis :
«Munis, dans le n°2 de La voix léniniste (du 23 août 193 7) a réalisé une critique du concept de junte révolutionnaire développé dans le n°6 de L'Ami du peuple (du 12 août 1937). Pour Munis Les amis de Durruti ont souffert d’une détérioration théorique progressive et d'une incapacité pratique à influencer la CNT, ce qui les a conduits à l'abandon des quelques positions théoriques que l'expérience de mai leur avait permis d'acquérir. Munis constatait que, en mai 1937, Les Amis de Durruti avaient lancé la consigne de junte révolutionnaire en même temps que celle de ' tout le pouvoir au prolétariat' ; tandis que dans le n°6 du 12 août, de L'Ami du peuple la consigne de junte révolutionnaire a été proposée comme alternative à 'la faillite de toutes les formes -étatiques '. Selon Munis cela a supposé une régression théorique dans l'assimilation de la part des Amis de Durruti des expériences de mai, ce qui les éloignait du concept marxiste de la dictature du prolétariat et les raccrochait de nouveau à l'ambiguïté de la théorie anarchiste de l'Etat.» ([19] [166])
Une fois passé le bouillonnement de la lutte ouvrière et une fois la défaite consommée, les réflexions et les propositions des Amis de Durruti sont retournées sans drame dans le giron de la CNT, et la «junte révolutionnaire» s'est finalement transformée en un Comité des milices antifascistes qu'ils avaient dénoncé auparavant comme un organe de la bourgeoisie :
«Le groupe a critiqué durement la dissolution des comités de défense, des patrouilles de contrôle, du comité des milices, et a critiqué le décret de militarisation, en comprenant que ces organismes surgis des journées de juillet devaient être la base -avec les syndicats et les municipalités- d'une nouvelle structuration, c'est-à-dire qu'ils devaient être le modèle d'un nouvel ordre des choses, en acceptant naturellement les modifications qui découlaient de la marche des événements et de l'expérience révolutionnaire.» ([20] [167])
Il vaut la peine de comparer ce qui est dit avec cette autre citation du même auteur dans sa brochure de 1938 Vers une nouvelle révolution:
«En juillet s'est constitué un comité de milices antifascistes. Ce n'était pas un organisme de classe. En son sein se trouvaient des représentants des fractions bourgeoises et contre-révolutionnaires.»
Conclusions
Les Amis de Durruti ne sont pas une expression de la vitalité révolutionnaire de la CNT ni de l'anarchisme, mais celle d'un effort des militants ouvriers ; et cela malgré le poids de l'anarchisme qui n'a jamais été et ne pouvait être le programme révolutionnaire de la classe ouvrière.
L'anarchisme peut attirer dans ses rangs des secteurs de la classe ouvrière, faibles de leur manque d'expérience ou de leur trajectoire, comme peuvent l'être aujourd'hui nombre de jeunes prolétaires, mais de ses positions ne peut pas sortir une alternative révolutionnaire. Dans le meilleur des cas, tel celui des Amis de Durruti, cela peut démontrer du courage et de la combativité ouvrière ; mais comme l'histoire en Espagne 1'a montré en deux occasions, dans les moments décisifs ses errances idéologiques le mettent au service de l'Etat bourgeois.
Des éléments ouvriers peuvent penser adhérer à la révolution à partir de l'anarchisme, mais pour adhérer à un programme révolutionnaire il faut rompre avec l'anarchisme.
Lettre ouverte aux militants du communisme de conseil (Gauche communiste libertaire)
Dans le numéro 300 de Révolution Internationale l’article : «Le communisme de conseil n'est pas un pont entre le marxisme et l'anarchisme» a attiré notre attention.
Nous sommes en effet un petit groupe dans le Vaucluse et nous nous réclamons du marxisme libertaire.
Dans cet article, vous dites que certaines des composantes du communisme de conseil avaient une «analyse erronée de l'échec de la révolution russe, considérée (...) comme une révolution bourgeoise dont l'échec est attribué à des conceptions «bourgeoises» défendues par le parti bolchevik et Lénine comme celle de la nécessité du parti révolutionnaire».
En fait, nous sommes d'accord avec les composantes du communisme de conseil qui voient dans la révolution russe une révolution bourgeoise dirigée par des jacobins.
Il nous semble qu'Anton Pannekoek serait de notre avis, citons-le : «(... ) Nombreux sont ceux qui persistent à "concevoir la révolution prolétarienne sous l'aspect des révolutions bourgeoises d'autrefois, c'est-à-dire comme une série déphasés s'engendrant les unes les autres : d'abord, la conquête du pouvoir politique et la mise en place d'un nouveau gouvernement ; puis l'expropriation par décret de la classe capitaliste ; enfin, une réorganisation du processus de production. Mais, dans ce cas, on ne peut pas aboutir à autre chose qu'à un genre de capitalisme d'Etat. Pour que le prolétariat puisse devenir réellement le maître de son destin, il lui faut créer simultanément et sa propre organisation et les formes de l'ordre économique nouveau. Ces deux éléments sont inséparables et constituent le processus de la révolution sociale».
N'est-ce pas parce que la révolution russe était une révolution bourgeoise qu'elle en a revêtue l'aspect décrit par Pannekoek. En quoi ces conceptions constituent-elles un affaiblissement théorique politique important ?
Vous ne le dites pas...
Par contre, les conceptions de Lénine restent des conceptions jacobines bourgeoises : une minorité, une avant-garde, l'élite d'un parti finit par se substituer à la classe ouvrière, d'ailleurs minoritaire en Russie. Ce substitutisme a abouti à la répression de Cronstadt en 1921, répression d'un soviet réclamant la liberté politique et la libération des opposants anarchistes et Socialistes Révolutionnaires. Ce subtitutisme a donné la répression de tous les courants du mouvement ouvrier : anarchistes (Makhno, Voline...), socialistes révolutionnaires, centristes (Dan et Martov...). Faut-il vous rappeler que seul Miasnikov au sein du parti bolchevik a défendu la liberté de la presse. Ce Miasnikov qui fut exclu par une commission de l’org.bureau comprenant Boukarine et Trotsky !
Otto Ruhle partage nos vues sur le parti bolchevik : «Le Parti était considéré comme l'académie militaire des révolutionnaires professionnels. Ses principes pédagogiques marquants étaient l'autorité indiscutée du chef un centralisme rigide, une discipline de fer, le conformisme, le militarisme et le sacrifice de la personnalité aux intérêts du Parti. Ce que Lénine développait en réalité, c 'était une élite d'intellectuels, un noyau qui, jeté dans la révolution, s'emparerait de la direction et se chargerait du pouvoir». Texte cité dans La contre révolution bureaucratique, éditions 10/18).
A la conception de Lénine d'une minorité agissante de révolutionnaires professionnels s'oppose celle d'Otto Ruhle, marxiste antiautoritaire exclu du KAPD sur ordre de Moscou et théoricien de l'Union Générale Ouvrière A.A.U.E. en 1920, ni syndicat, ni avant-garde mais union de révolutionnaires dans les conseils en Allemagne.
Cette «Union» reposait sur le précepte : «L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes», comme Marx l'écrit en 1864.
Cette conception de Lénine d'une minorité agissante ne semble pas la seule cuillerée de goudron dans le pot de miel des théories léninistes :
- Lénine a défendu le droit bourgeois des nations à disposer d'elles-mêmes. Son texte publié en juin 1914 n'est qu'une polémique contre Rosa Luxembourg. Lénine soutient le nationalisme polonais, ce poison diviseur du prolétariat. Ces conceptions de Lénine aboutissent en Allemagne au soutien du nationalisme allemand au moment de l'occupation du bassin de la Ruhr et à la célébration du héros national allemand Schlageter. Ainsi le parti communiste d'Allemagne fit cause commune avec les fascistes ! Schlageter était un nationaliste fusillé par les troupes françaises lors de l'occupation de la Ruhr ;
- Lénine a de même défendu le parlementarisme bourgeois, les compromis avec la bourgeoisie et l'entrée des «communistes» dans les syndicats bourgeois réactionnaires dans «La maladie infantile du communisme» ;
- pire encore, son texte Matérialisme et empiriocriticisme est un retour vers le matérialisme bourgeois du 18ème siècle, où Lénine oublie le matérialisme historique tel que Marx l'a exposé dans les Thèses sur Feuerbach.
Or, qu'est-ce que le matérialisme historique ?
Vous dites une méthode d'analyse des contradictions de classe de toute société... soit ! Mais une méthode d'analyse pour l'action, et 1'action pour la libération des êtres humains de toutes exploitations et oppressions. Marx défendait autant que les anarchistes «le principe abstrait de la liberté individuelle». Marx nous semble aujourd'hui un libertaire, un moraliste de la liberté. Il critique le capitalisme qui nie les personnalités, la liberté individuelle. Un «marxiste» se doit de défendre la liberté et de respecter la liberté d'autrui. Le respect de l'égalité ne veut rien dire. L'homme est différent de la femme. Tous les êtres sont différents les uns des autres, les unes des autres.
C'est donc une position de principe qui va au-delà de la lutte du prolétariat. Certaines tribus non industrialisées des forêts indonésiennes ou amazoniennes ont raison du point de vue marxiste de s'opposer à la destruction de la nature, de leur cadre de vie même si elles s'opposent de ce fait à l'intérêt particulier des prolétaires forestiers ou constructeurs de routes...
De même, les mères au foyer sont exploitées par le système de classe : elles travaillent en élevant leurs enfants même si elles ne vendent pas leurs forces de travail. Leur combat pour la libération des femmes de l'exploitation est nécessaire à l'avènement du communisme. Les prostituées de même sont exploitées comme objets sexuels ; leur lutte pour la disparition de la prostitution semble une lutte pour le socialisme des conseils. Le véritable marxisme reste antiautoritaire, anti-hiérarchique pour la disparition des asiles psychiatriques, la disparition des prisons, et la destruction de tout système punitif à l'école ou dans la famille.
Quand vous décrivez les tendances de l'anarchisme, vous oubliez l'anarcho-syndicalisme. Le philosophe Georges Sorel ne considérait-il pas l'entrée des anarchistes dans les syndicats comme l'un des plus grands événements de son temps. Vous confondez Bakounine antiautoritaire rarement jacobin avec son disciple russe Netchaïev, véritable putschiste. Vous ignorez le congrès de Berne en 1876 qui a donné à l'anarchisme sa déviation substitutiste par la propagande par le fait. Vous ignorez aussi les travaux de Daniel Guérin sur la révolution française, le fascisme, l'anarchisme... Vous ignorez de même que la république des conseils ouvriers de Bavière en 1919 avait à sa tête des libertaires dont Erich Mûsham.
Quand vous décrivez les luttes de tendances au sein de là social démocratie, vous caricaturez en faisant une lutte entre l'aile marxiste et les révisionnistes. En fait, on peut trouver quatre tendances dans la social-démocratie d'avant 1914:
- une aile marxiste : Rosa Luxembourg, Pannekoek défendant les luttes du prolétariat, la grève de masse et la destruction de l'Etat :
- les révisionnistes réformistes comme Edouard Bernstein défendant «1 ' évolution pacifique du capitalisme» par les réformes ;
- un centre «orthodoxe» dont Karl Kautsky qui se caractérise par un fatalisme économique et un culte des forces productives qui deviennent pour ce type de marxisme dégénéré une sorte de dieu. Pour Karl Kautsky, ce sont les intellectuels qui doivent apporter du dehors la conscience socialiste au prolétariat : révision du marxisme donc !
- enfin les bolcheviks russes disciples de Karl Kautsky et amalgame typiquement russe de jacobinisme et de blanquisme.
Les conseils d'ouvrières et d'ouvriers n'existaient pas pendant la Commune de Paris. Aussi Marx n'en parle-t-il pas. Mais dès leur apparition en 1905 pendant la révolution russe, Lénine (1907) ne voit pas en eux un organe d'auto-gouvernement du prolétariat mais de simples comités de lutte...
La formule «dictature du prolétariat» ne veut plus rien dire aujourd'hui : les mots ont recouvert des faits. Les faits ont changé les mots de sens.
La Commune de Paris en 1871, c'était la destruction de l'Etat par un gouvernement où le débat existait entre proudhoniens et blanquistes.
La révolution d'octobre 1917, la dictature jacobine du parti bolchevik.
Il vaut donc mieux parler de pouvoir des conseils.
Jean-Luc Dallemagne, théoricien orthodoxe du trotskisme qui défend l'URSS stalinienne (la Chine, Cuba, etc..) comme des «Etats ouvriers' ' n'accuse-t-il pas lui aussi les courants ultra-gauche d'être des petits bourgeois : «Les divers courants de l'ultra gauche, issus de l'opposition à Lénine, retrouvent leur unité dans la revendication moralisatrice et petite bourgeoise de liberté» dans Construction du socialisme et révolution Jean-Luc Dallemagne (Editions Maspero).
Ce même Dallemagne qui défend la dictature du parti bolchevik et la répression de Cronstadt comme la dictature du prolétariat réalisée !
Ne confondons pas le capitalisme d'Etat avec le pouvoir des conseils ouvriers !
Concluons sur la révolution espagnole de 193 7 : pendant une période révolutionnaire «les amis de Durutti» ont eu une influence de masse, comme l'A. A.U.E. en Allemagne en 1920. Ne nous recroquevillons pas sur nos certitudes, essayons d'apprendre d'elles et d'eux. Ne les accusons pas péremptoirement d'avoir des positions révolutionnaires «malgré eux et leurs propres confusions», par hasard par «instinct de classe» plutôt que par une réelle compréhension de la situation dans laquelle se trouve le prolétariat dans son ensemble.
Bref, il me semble que le CCI veut clore préalablement un débat fécond entre anarchisme et marxisme.
Gauche Communiste Libertaire.
Notre réponse (extraits) : Peut-on concilier l'anarchisme et le marxisme ?
Dans le n°300 de Révolution internationale, nous n'avons cité que les deux tendances les plus marquantes de l'anarchisme, celles des deux "pères fondateurs", Proudhon et Bakounine. Nous n'ignorons pas les autres tendances qui sont ensuite apparues à partir de cette double matrice, mais nous pensons que le développement des courants anarchistes les plus significatifs doit être replacé dans son contexte historique, ce qui sera traité dans d'autres articles.
Dans cet article, nous critiquons l'anarchisme parce qu'il part de "principes abstraits éternels". Vous répondez : "Marx nous semble aujourd'hui un libertaire, un moraliste de la liberté. On ne peut séparer sa méthode d'une éthique, d'une morale de la liberté. Il critique le capitalisme qui nie les personnalités, la liberté individuelle. Un "marxiste" se doit de défendre la liberté et de respecter la liberté d'autrui. " Il n'y a pas de communiste véritable qui ne soit porté par l'idéal de la liberté, par la volonté de débarrasser la société de toutes les formes d'oppression, de tout le poids de la corruption et de l'inhumanité produits par des rapports sociaux fondés sur l'exploitation de l'homme par l'homme. Marx et Engels ont clairement explicité ce point de vue, eux qui ont dénoncé 1'aliénation humaine et 1'ampleur qu'elle atteint dans le capitalisme, eux qui ont défini le communisme comme le règne de la liberté, comme une association de producteurs libres et égaux où "le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous." ([21] [168])(..)
Cependant, d'après le marxisme, la révolution se fera non pas au nom de la liberté individuelle, mais comme l'émancipation d'une classe. Comment résoudre cette contradiction ? Le premier élément de cette résolution, c'est que l'individu n'est pas conçu ici comme une entité abstraite qui n' aurait aucun moyen de dépasser les oppositions d'intérêts individuels, mais comme la manifestation concrète de l'homme en tant qu'être social. Comme le développe Marx dans les Manuscrits de 1844, chaque individu voit dans l'autre un reflet de lui-même, au sens où 1'autre représente la condition de sa propre affirmation, de la réalisation de ses besoins, de ses désirs, de sa nature humaine. Contrairement au communisme primitif, 1'individu n'est plus soumis à la communauté, ni à la majorité comme dans la démocratie bourgeoise idéale. Marx introduit une rupture avec les conceptions de Rousseau et avec l'égalitarisme grossier de Weitling. On voit également que le communisme n'a strictement rien à voir avec les prétendus avantages du "socialisme réel" dont les staliniens ont fait pendant des années la publicité. Nous sommes d'accord avec vous pour dire que l'inégalité naturelle se réalise à travers une profonde égalité sociale. En abolissant le travail salarié et l'échange sous toutes ses formes, le communisme s'affirme comme la résolution du conflit entre intérêt particulier et intérêt général.
Vous savez combien Marx et Engels étaient hostiles à ces phrases creuses maniant allègrement les notions de "devoir, droit, vérité, morale justice, etc." Et pourquoi donc ? Parce que ces notions ne sont en aucune façon à l'origine de l'action des hommes. Si leur volonté et leur conscience jouent effectivement un grand rôle, c'est avant tout sous l'impulsion d'une nécessité matérielle. Les sentiments de justice et d'égalité ont animé les hommes de la révolution française, mais c'était une forme de conscience profondément mystifiée, eux qui étaient en train de consolider une nouvelle société d'exploitation. Et plus les phrases étaient enflammées, plus la réalité se révélait tout à fait sordide. Aussi, les notions de liberté et d'égalité n'ont-elles plus le même contenu ni n'occupent la même place pour les communistes. Les luttes et les révolutions prolétariennes nous montrent concrètement comment les valeurs morales ont été profondément modifiées ; ce sont la solidarité, le goût pour le combat, la conscience qui caractérisent les ouvriers lorsqu'ils s'affirment comme classe. Nous ne pouvons donc pas vous suivre dans votre lecture de Marx.
L'anarchisme a emprunté de nombreux éléments aux autres écoles socialistes et en particulier au marxisme. Mais ce qui le caractérise, ce qui en forme la base, c'est la méthode spéculative qu'il a reprise des matérialistes français du 18e siècle et de l'école idéaliste allemande ensuite. Selon cette conception, si la société est injuste c'est qu'elle n'est pas conforme à la nature humaine. On voit à quels problèmes insolubles cette position peut nous mener. Car, précisément, rien n'est plus variable que cette nature humaine. L'homme agit sur la nature extérieure, et parla il transforme sa propre nature. L'homme est un être sensible et raisonnable, disaient les matérialistes français. Mais rien n'y fait, l'homme ressent et raisonne de façon différente selon les époques historiques et la classe sociale à laquelle il appartient. Toutes les écoles de pensée jusqu'à Feuerbach, des plus modérées jusqu'aux plus radicales, vont partir de cette notion de nature humaine ou d'une notion dérivée comme l'éducation, les droits de l'homme, l'idée absolue, les passions humaines, l'essence humaine. Même ceux qui considèrent l'histoire comme un processus soumis à des lois, comme Saint-Simon et Hegel, finissent toujours par recourir à un principe abstrait éternel.
Avec Marx et l'émergence du prolétariat moderne on assiste à un complet renversement : ce n'est pas la nature humaine qui explique le mouvement historique, c'est le mouvement historique qui façonne diversement la nature humaine. Et cette conception matérialiste est la seule qui se place fermement sur le terrain de la lutte de classe. L'anarchisme, quant à lui, n'est pas parvenu à rompre avec la méthode spéculative et ce qu'il va puiser dans les philosophies passées, c'est à chaque fois le côté le plus idéaliste. Quelle plus belle abstraction que le "Moi égoïste" à laquelle aboutit Stirner à partir de sa critique de Feuerbach ! C'est en imitant Kant que Proudhon parvient à la notion de "liberté absolue" pour ensuite forger de très belles abstractions lui aussi, sur le plan économique la "valeur constituée", sur le plan politique le "libre contrat". Au principe abstrait de "la liberté", Bakounine, à partir de ce qu'il a pu comprendre de Hegel, ajoute celui de "l'égalité". Que peut-il y avoir là de commun avec le matérialisme historique dont vous vous revendiquez ?
A travers des oppositions abstraites comme liberté/autorité, fédéralisme/centralisme, non seulement on perd de vue le mouvement historique et les besoins matériels qui en forment la base, mais on transforme l'opposition bien réelle et concrète, celle des classes elle-même, en une abstraction qui peut être corrigée, limitée, remplacée par d'autres abstractions, comme "l'Humanité", par exemple. Telle était également la méthode du "socialisme vrai" en Allemagne : "La littérature socialiste et communiste française (...) cessa entre les mains des Allemands d'être l'expression de la lutte d'une classe contre une autre, ceux-ci se félicitèrent de s'être élevés au-dessus de l'étroitesse française et d'avoir défendu non pas de vrais besoins mais le "besoin du vrai" ; d'avoir défendu non pas les intérêts du prolétaire, mais les intérêts de l'être humain, de l'homme en général, de l'homme qui n 'appartient à aucune classe ni à aucune réalité et qui n 'existe que dans le ciel embrumé de la fantaisie philosophique (Ibid.). " C'est à notre avis dans ce type de piège que vous tombez en parlant "d'une position de principe qui va au-delà de la lutte du prolétariat ", des tribus primitives, des mères au foyer et des prostituées.
Beaucoup d'anarchistes furent d'authentiques militants ouvriers, mais du fait de leur doctrine ils furent sans cesse tentés de quitter le terrain de classe dès que le prolétariat était battu ou disparaissait momentanément de la scène sociale. En effet, pour l'anarchisme, ce n'est pas le prolétariat le sujet révolutionnaire finalement, c'est le peuple en général, encore une notion abstraite et irréelle. Mais qu'y a-t-il derrière le mot "peuple" qui a perdu tout son sens dans la société bourgeoise où les classes ont une physionomie beaucoup plus nette ? Rien d'autre que l'individu petit bourgeois idéalisé, un individu qui hésite entre les deux classes historiques, qui oscille tantôt du côté de la bourgeoisie, tantôt du côté du prolétariat, qui voudrait bien finalement réconcilier les classes, trouver un terrain d'entente, un mot d'ordre pour la lutte commune. Marx lui-même ne disait-il pas que tous les individus de la société subissent l'aliénation ? Vous connaissez sans doute la conclusion qu'il tirait de cette évidence ([22] [169]). Telle est l'origine de la revendication de "l'égalisation économique et sociale des classes" d'un Bakounine, et c'est aussi pourquoi Proudhon et Stirner concluent leurs thèses sur une défense de la petite propriété. Dans la genèse de l'anarchisme, c'est le point de vue de l'ouvrier fraîchement prolétarisé et qui refuse de toutes ses fibres cette prolétarisation qui s'exprime. Issus récemment de la paysannerie ou de l'artisanat, souvent mi-ouvrier et mi-artisan (comme les horlogers du Jura suisse, par exemple) ([23] [170]), ces ouvriers exprimaient le regret du passé face au drame que constituait pour eux la chute dans la condition ouvrière. Leurs aspirations sociales consistaient à vouloir faire tourner la roue de l'histoire en arrière. Au centre de cette conception il y a la nostalgie de la petite propriété. C'est pourquoi, à la suite de Marx, nous analysons l'anarchisme comme l'expression de la pénétration de l'idéologie petite-bourgeoise au sein du prolétariat. Le refus de la prolétarisation reste encore aujourd'hui le terreau du mouvement anarchiste qui reflète, plus globalement, l'énorme pression qu'exercent sur le prolétariat les couches et classes intermédiaires qui l'entourent et dont il provient lui-même pour une part. Dans ces classes petites-bourgeoises hétérogènes et sans perspective historique, ce qui domine, à côté du désespoir et des lamentations plaintives, c'est le chacun pour soi, la haute opinion de soi-même, l'impatience et l'immédiatisme, la révolte radicale mais sans lendemain. Ces comportements et cette idéologie ne sont pas sans influencer le prolétariat, affaiblissant son sens de la solidarité et de l'intérêt collectif. (...)
Les composantes les plus saines de l'anarchisme, celles qui furent le plus impliquées dans le mouvement ouvrier, ont été obligées de se démarquer sans cesse de ceux qui poussaient jusqu'au bout cette logique individualiste. Mais sans pouvoir aller à la racine du problème : "Il importe toutefois de se démarquer résolument des anarchistes purement individualistes qui voient dans le renforcement et le triomphe égoïstes de la personnalité le seul moyen de nier l'Etat et l'autorité et rejettent le socialisme lui-même, ainsi que toute organisation générale de la société comme forme d'oppression d'un moi n 'ayant d'autre fondement que lui-même. "([24] [171])
Il en est de la dictature et de la démocratie comme de la vérité et de la liberté, pris comme principes abstraits ils perdent tout leur sens. Ces notions ont elles aussi un contenu de classe : il y a la dictature bourgeoise ou la dictature du prolétariat, il y a la démocratie bourgeoise ou la démocratie ouvrière. Nous ne sommes pas d'accord avec vous lorsque vous écrivez : "La formule dictature du prolétariat ne veut plus rien dire aujourd'hui : les mots ont recouvert des faits. Les faits ont changé le sens des mots. " Le mot "communisme" a été galvaudé, traîné dans la boue lui aussi. Faut-il pour autant l'abandonner ? Toute la question consiste à définir ce qu'on entend par dictature du prolétariat. Comme vous le verrez en lisant notre presse, nous reprenons pour une large part les critiques que portait Rosa Luxemburg aux bolcheviks et nous défendons la démocratie ouvrière aux sein de la lutte de classe et de la révolution ([25] [172]). Avant de discuter toutes les questions posées par l'expérience russe, il faut partir de la définition que donne Marx de la dictature du prolétariat. Celle-ci désigne le régime politique instauré par la classe ouvrière au lendemain de l'insurrection et signifie que le prolétariat est la seule classe qui puisse mener à bien et jusqu'au bout la transformation de la société dans le sens du communisme. Il doit donc jalousement conserver son autonomie vis-à-vis de toutes les autres classes, son pouvoir et ses armes. Elle signifie également que le prolétariat doit réprimer fermement toutes les tentatives de restauration de l'ordre ancien. Pour nous la dictature du prolétariat est la démocratie plus complète pour le prolétariat et toutes les classes non-exploiteuses. Les leçons de la Commune ont été confirmées et approfondies par le surgissement des conseils ouvriers et l'insurrection de 1917. La révolution prolétarienne est bien "une série de phases s'engendrant les unes les autres ", comme vous dites en citant Pannekoek. La première phase est celle de la grève de masse qui pose le problème de l'internationalisation des luttes et qui atteint son sommet dans le surgissement des conseils. La seconde phase se caractérise par une situation de double pouvoir qui se dénoue par 1'insurrection, la destruction de 1'Etat bourgeois et l'unification du pouvoir des conseils ouvriers à l'échelle internationale. La troisième phase est celle de la transition vers le communisme, l'abolition des classes et le dépérissement du semi-Etat qui surgit inévitablement tant que les classes existent encore. En quoi cette série peut-elle relever d'une révolution bourgeoise ? Parce que, selon Marx et les marxistes, le facteur politique domine encore largement ? Le slogan "Tout le pouvoir aux conseils" lancé par la classe ouvrière (et surtout par Lénine) en 1917 fournit la démonstration la plus concrète de la primauté du politique dans la révolution prolétarienne. A contrario, les occupations d'usines en Italie en 1920, les expériences désastreuses en Espagne en 1936, montrent bien toute l'impuissance du prolétariat tant qu'il ne possède pas le pouvoir politique. C'est à notre avis l'autogestion qui a prouvé sa faillite, pas la dictature du prolétariat.
Une première différence avec la révolution bourgeoise saute au yeux. La transition vers le capitalisme s'est effectuée au sein de la société féodale, la prise du pouvoir de la bourgeoisie n'intervient qu'ensuite. C'est tout le contraire pour la révolution prolétarienne. Les conseillistes commettent ici une erreur téléologique des plus classiques. La fin des années 20 voit le triomphe du capitalisme d'Etat en Russie, donc la révolution russe ne pouvait être que bourgeoise ([26] [173]).
La méthode idéaliste de l'anarchisme l'enferme tellement dans des contradictions inextricables, que nombreux sont ceux qui durent rompre avec elle aux moments où le prolétariat s'est affirmé comme une force avec laquelle il fallait compter, ou en tout cas ont dû faire de profondes entorses à la sacro-sainte doctrine. Ainsi, Erich Mûhsam ([27] [174]) pouvait-il écrire en septembre 1919, en pleine vague révolutionnaire : "Les thèses théoriques et pratiques de Lénine sur l'accomplissement de la révolution et des tâches communistes du prolétariat ont donné à notre action une nouvelle base... Plus d'obstacles insurmontables à une unification du prolétariat révolutionnaire tout entier. Les anarchistes communistes ont dû, il est vrai, céder sur le point le plus important de désaccord entre les deux grandes tendances du socialisme ; ils ont dû renoncera l'attitude négative de Bakounine devant la dictature du prolétariat et se rendre sur ce point à l'opinion de Marx ([28] [175]). " Ainsi beaucoup d'anarchistes rejoignirent le camp du communisme. Mais la contre-révolution est une épreuve terrible qui voit le nombre de militants fondre comme neige au soleil, qui voit une altération progressive des principes communistes. Alors nombreux furent ceux qui retournèrent à leurs vieilles amours, les anarchistes mais aussi beaucoup de communistes qui rentrèrent au bercail social-démocrate. Seule la Gauche communiste pouvait tirer les leçons de la défaite, en restant fidèle à l'Octobre rouge, en étant capable de distinguer ce qui dans 1'expérience révolutionnaire relève d'un passé révolu et ce qui reste vivant, pour aujourd'hui et pour demain. C'est là que le combat de Gorter et de Miasnikov ([29] [176]) fut exemplaire.
Vous reprenez les thèses du Communisme de conseils et de son principal animateur Pannekoek. Dans La Gauche hollandaise et dans notre dernière Revue internationale (n° 101, Les communistes de conseils face à la guerre d'Espagne) vous pourrez prendre connaissance des critiques que nous portons à ce courant. Mais il est clair qu'il s'agit d'une composante authentique du courant de la Gauche communiste. Il est resté fidèle à l'internationalisme prolétarien pendant la seconde guerre mondiale tandis que beaucoup d'anarchistes et tout le courant trotskiste prenaient position pour le camp impérialiste des alliés, voire s'engageaient dans la résistance pour certains. Pannekoek est resté un marxiste véritable lorsque, dans Lénine philosophe, il critique la vision mécaniste qui apparaît dans Matérialisme et empiriocriticisme avec la théorie du reflet et vous avez raison d'affirmer que Lénine "oublie le matérialisme historique tel que Marx l'a exposé dans les Thèses sur Feuerbach ". Mais Pannekoek quitte lui-même le terrain du matérialisme historique lorsqu'à partir d'une erreur théorique qu'il détecte à juste titre chez Lénine, il en déduit la nature bourgeoise de la révolution russe. Nous avons republié dans notre Revue internationale un texte de la Gauche communiste de France qui répond dans le détail à ce texte de Pannekoek paru tardivement en 1938 ([30] [177]). C'est pour nous une erreur grossière de confondre une révolution prolétarienne qui dégénère et une révolution bourgeoise. Telle n'a jamais été la position de Gorter et de Miasnikov, ce ne fut pas celle de Pannekoek au début. Pour tous les militants, l'écrasante réalité des faits révélait sans aucun doute possible la nature prolétarienne de la vague révolutionnaire qui fit surgir des conseils ouvriers dans toute l'Europe centrale et orientale. (...)
Gorter et Miasnikov ([31] [178]), Pannekoek dans un premier temps, ont la même attitude face à la dégénérescence, ils combattent jusqu'au bout en vrais militants communistes, sans répudier la révolution prolétarienne ni conclure hâtivement au passage du parti bolchevik dans le camp de la bourgeoisie. Combattre le cours opportuniste en tant que Fraction du parti, poursuivre ce combat même après l'exclusion et jusqu'à ce que les faits démontrent avec certitude que le parti a fait siens les intérêts du capital national, telle est la seule attitude responsable pour sauver le programme révolutionnaire originel et l'enrichir, pour gagner à sa cause une partie des militants, pour tirer les leçons de la défaite. Pannekoek va rompre avec cette attitude qui pourtant avait été la sienne, comme elle avait été celle de Lénine et de Rosa Luxemburg lorsqu' ils furent confrontés à la trahison de la social-démocratie en 1914.
Nous ne sommes pas léninistes ([32] [179]), mais nous nous réclamons de Lénine, en particulier de son internationalisme intransigeant au moment de la première guerre mondiale. Les bolcheviks et le courant de Rosa Luxemburg, auquel appartint Pannekoek, qui combattirent le centrisme et l'opportunisme au sein de la social-démocratie d'avant guerre, ont représenté un phénomène historique et international de la plus haute importance. C'est la même tradition qu'on retrouve au sein de la Gauche de l'Internationale communiste et qui, dans des conditions beaucoup plus dramatiques, va se transmettre de génération en génération jusqu'à aujourd'hui. Les courants les plus créatifs, ceux qui nous ont transmis les leçons les plus riches, sont ceux qui sont restés fermes sur la nature prolétarienne de la révolution russe et qui ont su rompre avec l'opposition de gauche de Trotsky qui a sombré très vite dans l'opportunisme ([33] [180]). Vous avez raison de rappeler l'existence d'un courant centriste au sein de la social-démocratie d'avant-guerre représenté par Kautsky. Mais pour nous le centrisme n'est qu'une variante de l'opportunisme. D'autre part, le fait que Lénine n'ait pas identifié le centrisme de Kautsky aussi vite que Rosa Luxemburg ne contredit pas l'appartenance des bolcheviks au courant marxiste de la seconde Internationale.
Nous voyons deux contrevérités dans ce passage de votre lettre : "A la conception de Lénine d'une minorité agissante de révolutionnaires professionnels s'oppose celle d'Otto Ruhle, marxiste antiautoritaire exclu du KAPD sur ordre de Moscou... " L'Internationale communiste intervient sur deux problèmes, celui posé par Ruhle et les éléments plus proches du syndicalisme révolutionnaire que du marxisme, celui posé par le courant "national-bolchevik" de Laufenberg et Wolffheim. Mais sur ces deux questions, le KAPD est en plein accord avec l'IC. Pannekoek est le premier à pousser à l'exclusion des Hambourgeois dont les relents antisémites étaient inacceptables. Son attitude se distingue radicalement de Ruhle, il adopte clairement une position de parti lorsque, avec le KAPD, il se considère comme membre à part entière de l'IC, symbole de l’internationalisme et de la révolution mondiale. Et c'est conformément à cet esprit de parti que le KAPD va lutter au sein de PIC contre la montée de 1'opportunisme, pour faire triompher ses positions et non pas déserter le combat.
Les "ordres de Moscou" relèvent ici de la légende, tout comme la description du parti bolchevik faite par Rùhle et que vous reprenez. Ce parti a été traversé par de nombreuses discussions et beaucoup de crises qui montrent la richesse de sa vie politique interne. La conception élitiste est complètement étrangère à Lénine et vous faites un contresens sur les termes de "révolutionnaire professionnel". Pour la Fraction bolchevique, il s'agissait tout simplement ici de combattre le dilettantisme et les conceptions affinitaires des mencheviks. C'était revendiquer un minimum de cohérence et de sérieux dans les affaires du parti. Le substitutionnisme est un autre problème et effectivement il prend parfois l’aspect de travers jacobins chez Lénine. Nous avons longuement critiqué cette conception dans notre presse. Signalons simplement que c'était une conception partagée par tous les marxistes de la seconde Internationale, y compris Rosa Luxemburg ([34] [181]).
Cela nous amène à la seconde contrevérité. Vous dites que Lénine partage la conception d'une "minorité agissante". On accable Lénine de tous les péchés de la terre, mais là il n'y est pour rien car cette position appartient à l'anarchisme. Celui-ci ne reposant pas sur le matérialisme historique qui reconnaît au prolétariat une mission historique mais sur la révolte des masses opprimées contre l'autorité, il est nécessaire qu'une minorité éclairée puisse orienter cette masse hétérogène vers le royaume de la liberté absolue. Alors que le mouvement ouvrier était en train de rompre avec la période des sociétés secrètes, l'Alliance internationale de la démocratie socialiste de Bakounine maintient la conception d'une élite éclairée et conspiratrice. Alors que pour le marxisme, en s'émancipant le prolétariat émancipe du même coup l'humanité tout entière, pour l'anarchisme c'est l'humanité qui utilise la lutte du prolétariat comme un moyen pour s'émanciper. Alors que l'avant-garde révolutionnaire est pour le marxisme une partie d'un tout, la fraction la plus consciente du prolétariat, pour l'anarchisme la minorité agissante transcende la classe, elle exprime des intérêts "supérieurs", ceux de l'humanité vue comme entité abstraite. Cette conception est explicite chez Malatesta et Kropotkine et Max Nettlau la résume très bien : "Connaissant les habitudes autoritaires des masses [Kropotkine] pensait que celles-ci nécessitaient une infiltration et une impulsion de la part de militants libertaires, telle que celle de l’Alliance dans l’Internationale ([35] [182]). " Vous qui relevez les défaillances jacobines de Bakounine, vous savez combien l'Alliance était organisée de façon hiérarchique. Même si elle a pris des formes différentes, la théorie de la "minorité agissante" est restée une caractéristique constante dans l'histoire de l'anarchie. Encore une fois, ici la révolution n'est pas l'œuvre d'une classe consciente mais celle de forces élémentaires, celle des couches les plus déshéritées de la société, paysans pauvres, sans-travail, lumpenprolétariat, etc., et cette élite éclairée, qui va s'infiltrer dans les organes de la révolution pour donner l'impulsion dans la bonne direction, est totalement extérieure, elle ne repose sur rien d'autre que les "principes éternels". Ainsi disparaissent les mille liens qui unissent la classe ouvrière et les communistes, qui font de ceux-ci une sécrétion collective de celle-là et qu'on a vu s'exprimer dans les luttes politiques franches et ouvertes au sein des conseils ouvriers et des organisations communistes lors de la vague révolutionnaire. Dans la vision anarchiste deux types d'organisation se combinent : une minorité éclairée qui dissimule ses positions et ses objectifs, ici on tombe dans le monolithisme et on se prive du contrôle et de l'élaboration collective par l'assemblée générale des militants ; une organisation large et ouverte où chaque individu, chaque groupe est "libre et autonome" et n'a pas à assumer la responsabilité de ses actes et de ses positions. C'est cette conception qui explique pourquoi Mùhsam et Landauer ont accepté de cohabiter avec les pires opportunistes dans la première République des Conseils de Bavière. La confrontation politique, la responsabilité militante collective, qui permettent de corriger les erreurs commises par l'organisation, de faire triompher une position minoritaire si elle s'avère juste, de rassembler sur des bases claires les forces qui pourront résister à la dégénérescence de l'organisation, toutes ces bases organisationnelles saines sont rejetées par l'anarchisme. Cette conception organisationnelle de la "minorité agissante" est à l'opposé des conceptions antihiérarchiques, de la centralisation "organique", de la vie politique intense, qui caractérisent les organisations marxistes. (...)
CCI.
[1] [183] Comme par exemple la brochure de Balius Vers une nouvelle révolution.
[2] [184] Sur ce point central notre position n'est pas la même que celle d'Agustin Guillamon qui a publié une brochure sur ce groupe Le groupe des Amis de Durruti, 1937-39 ; ce travail est un effort important et sérieux de documentation sur l'expérience et les publications de ce groupe qui n'avait jamais été fait à notre connaissance. C'est pourquoi dans cet article nous faisons plusieurs fois référence à cette source. Mais si l'auteur met en avant que les événements d'Espagne 1936 ont signé la mort de l'anarchisme, il défend en même temps l'idée qu'une option révolutionnaire peut quand même en sortir.
[3] [185] Pour une analyse plus détaillée de juillet 1936 et de mai 1937, voir la brochure Espagne 1936 publiée par la section du CCI en Espagne.
[4] [186] Groupe des communistes internationalistes, principalement situé en Hollande, représentants du communisme de conseils. Un travail de ce groupe Révolution et contre-révolution en Espagne est publié dans notre brochure Espagne 1936 en espagnol.
[5] [187] Sur la position de ces courants, voir notre brochure Espagne 1936 en espagnol.
[6] [188] Et contrairement à ce que fera après le trotskisme, en s'engageant dans la défense de l'URSS dans la 2e guerre mondiale.
[7] [189] On peut voir la variante cinématographique de cette thèse dans des films, par exemple «Terre et liberté» du réalisateur anglais Ken Loach, qui ont eu droit à une forte promotion commerciale.
[8] [190] Courant au sein de la CNT, dirigé par Angel Pestana, qui voulait créer un «parti syndicaliste».
[9] [191] Fragment de réponse de Garcia Oliver, dirigeant célèbre de la CNT en 1936, fournie à l'enquêteur américain Bolloten en 1950, cité dans le livre de Guillamon.
[10] [192] Au comble du cynisme, une des dirigeantes de la CNT d'alors, Federica Montseny, a appelé les ouvriers à envoyer «des baisers pour les gendarmes» qui étaient en train de les massacrer.
[11] [193] Bilan n° 36, «La leçon des événements d'Espagne", octobre-novembre 1936.
[12] [194] «Le mouvement actuel», dans l’Ami du peuple n° 5, p. 3, tiré du livre de F. Mintzet M. Pecina .Les Amis de Durruti, les trotskistes et les événements de mai.
[13] [195] Guillamon explique dans son livre le rapprochement du groupe avec les idées exprimées par Buenaventura Durruti, particulièrement dans un de ses derniers discours du 5 novembre 1936.
[14] [196] Jaime Balius dans La Noche, «Attention travailleurs ! Pas un pas en arrière !» 2 mars 1937, cité par F. Mintzet M. Pecina : Les Amis..., op. cité, p. 14-15.
[15] [197] L'Ami du peuple n° 1, cité par F. Mintz, op. cité p. 68-69.
[16] [198] Voilà pourquoi Guillamon est obligé de mettre de côté ces considérations (ainsi que l'ensemble de la question de la guerre et de la révolution) quand il prétend démontrer que les Amis de Durruti ont exprimé une alternative révolutionnaire de l'anarchisme.
[17] [199] Jaime Balius, Vers une nouvelle révolution, 1997, Centre de documentation historico-sociale, Etcétera,p. 32-33.
[18] [200] L'Ami du peuple n° 1, cité par F. Mintz, op. cité p. 63..
[19] [201] Agustin Guillamon, Le groupe des Amis de Durruti 1937-1939, Op. cité, p. 70.
[20] [202] Lettre de Balius à Bolloten, 1946, citée par Guillamon, op. cité p. 89, souligné dans l'original.
[21] [203] Manifeste du Parti communiste Champ Libre, Paris 1983, p. 55, puis p. 61.
[22] [204] "La classe possédante et la classe du prolétariat représentent la même aliénation humaine. Mais la première se complaît et se sent confirmée dans cette aliénation de soi, elle éprouve l'aliénation comme sa propre puissance et possède en elle l'apparence d'une existence humaine ; la seconde se sent anéantie dans l'aliénation, elle voit en elle sa propre impuissance et la réalité d'une existence inhumaine. "La sainte famille, La Pléiade, Œuvres III, p. 459.
[23] [205] Au sein de l’AIT, la Fédération jurassienne, composée principalement d'horlogers a constitué un des soutiens les plus importants de "l'Alliance de la Démocratie socialiste" de Bakounine.
[24] [206] Vers une société libérée de l'Etat, La digitale/ Spartacus, Quimperlé-Paris, 1999, p. 94 puis p. 134.
[25] [207] Revue internationale n°99, 100 et 101, octobre 1999-avril 2000, "Comprendre la défaite de la révolution russe. " Révolution internationale n° 57, janvier 1979, "La démocratie ouvrière : pratique du prolétariat ".
[26] [208] Au sein des Gauches communistes, Gorter et Miasnikov furent parmi les premiers à s'élever et à lutter au sein de l'Internationale communiste et des partis communistes contre la dégénérescence de la révolution russe.
[27] [209] Anarchiste allemand ayant participé à la République des conseils ouvriers de Bavière en 1919
[28] [210] Cité par Rosmer dans Moscou sous Lénine, Petite Collection Maspero, Paris, 1970, tome I, p. 76.
[29] [211] Au sein des Gauches communistes, Gorter et Miasnikov furent parmi les premiers à s'élever et à lutter au sein de l'Internationale communiste et des partis communistes contre la dégénérescence de la révolution russe.
[30] [212] "Politique et philosophie de Lénine à Harper ", Revue internationale n° 25,27, 28, 30, 1981-1982.
[31] [213] Nous retraçons le combat de Miasnikov et de son Groupe ouvrier du Parti communiste-bolchevik dans la Revue internationale n° 101 : "1922-1923 : les fractions communistes contre la montée de la contre-révolution ".
[32] [214] " Sommes-nous devenus léninistes?" Revue internationale n° 96 et 97, 1999.
[33] [215] Cf. notre livre : La Gauche communiste d'Italie.
[34] [216] Cf. notre brochure : Organisations communistes et conscience de classe.
[35] [217] Histoire de l'anarchie, Éditions du Cercle, Éditions de la Tête de Feuilles, Paris, 1971, p. 254.
1924-28 : le Thermidor du capitalisme d'État stalinien
Pendant l'été 1927, en réponse à une série d'articles parus dans la Pravda qui rejette toute possibilité de "dégénérescence thermidorienne" de l'URSS, Trotsky défend la validité de cette analogie avec la révolution française, situation dans laquelle c'était une partie du parti jacobin qui était devenu lui-même le véhicule de la contre-révolution. Malgré les différences historiques entre les deux situations, Trotsky développe l'idée que le régime prolétarien isolé de la Russie peut succomber à une "restauration bourgeoise", non seulement à travers son renversement violent par les forces du capitalisme mais aussi de façon plus insidieuse et graduelle.
"Thermidor, écrit-il, constitue une forme spéciale de la contre-révolution menée à bien au cours de plusieurs épisodes, qui a utilisé, au début, des éléments du parti dominant en les regroupant et en les opposant les uns aux autres ". ("Thermidor", traduit de l'anglais par nous, publié dans The challenge of the Left Opposition 1926-27, PathfinderPress, 1980). Et il souligne que Lénine lui-même avait tout à fait accepté qu'un tel danger puisse exister en Russie : "Lénine ne pensait pas qu'on puisse exclure la possibilité que des changements économiques et culturels en direction d'une dégénérescence bourgeoise puisse avoir lieu sur une longue période, même avec les bolcheviks au pouvoir; cela pouvait arriver via l'assimilation politique et culturelle inconsciente d'une certaine couche du parti bolchevik à une autre couche d'éléments petit-bourgeois qui se développait. "
Parallèlement, Trotsky développe immédiatement qu'au moment présent, Thermidor, tout en constituant un danger croissant posé par le développement de la bureaucratie et d'influences ouvertement capitalistes au sein de l'URSS, est bien loin d'avoir eu lieu. Dans la Plate-forme de l'Opposition unie qui est publiée peu de temps après cet article, lui et ses partenaires expriment l'idée que la perspective de la révolution internationale est loin d'être épuisée et qu'en Russie même se maintiennent des acquis considérables de la révolution d'octobre, en particulier le "secteur socialiste" de l'économie. L'Opposition reste donc engagée dans la lutte pour la réforme et la régénération de l'État soviétique et dans sa défense inconditionnelle vis-à-vis des attaques de l'impérialisme.
Avec le recul de l'histoire cependant, il est clair que les analyses de Trotsky sont en retard sur la réalité. Pendant l'été 1927, les forces de la contre-révolution bourgeoise ne font qu'achever leur annexion du parti bolchevik.
Il y a trois éléments clés qui expliquent la mauvaise interprétation par Trotsky de la situation à laquelle est confrontée l'Opposition en 1927.
l. Trotsky sous-estime la profondeur et l'étendue des avancées de la contre-révolution parce qu'il est incapable de revenir sur ses origines historiques, de reconnaître en particulier le rôle joué par les erreurs politiques du parti bolchevik dans l'accélération de la dégénérescence de la révolution. Comme nous l'avons vu dans de précédents articles de cette série, si la raison fondamentale de l'affaiblissement du pouvoir prolétarien en Russie réside dans l'isolement, dans l'échec de l'extension de la révolution et dans les dévastations causées par la guerre civile, le parti bolchevik lui-même aggrave les choses en se confondant avec l'appareil étatique et par sa volonté de substituer son autorité à celle des organes unitaires de la classe (les soviets, les comités d'usine, etc.). Ce processus est déjà discernable en 1918 et atteint un point particulièrement grave avec la répression de la révolte de Cronstadt en 1921. Et Trotsky trouve d'autant plus difficile de critiquer cette politique qu'il a souvent joué un rôle prééminent dans sa mise en oeuvre (comme par ses appels à la militarisation du travail en 1920-21).
2. Trotsky comprend clairement que la montée de la bureaucratie stalinienne a été grandement facilitée par la succession de défaites internationales subies par la classe ouvrière : Allemagne 23, Grande Bretagne 26, Chine 27. Mais il est incapable d'appréhender la dimension historique de cette série de défaites. En cela, il n'est pas tout seul : ce n'est qu'avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir en Allemagne que, par exemple, les fractions de la Gauche italienne comprennent clairement que le cours de l'histoire est renversé et qu'il mène à la guerre. De, son côté, Trotsky n'est jamais capable de voir que ce renversement a eu lieu et, durant toutes les années 1930, il continue à voir des signes annonciateurs d'une révolution imminente alors qu'en fait les ouvriers sont de plus en plus dévoyés de leur terrain de classe et poussés sur la pente glissante de l’antifascisme et donc de la guerre impérialiste (Fronts populaires, guerre en Espagne...). Quoi qu'il en soit, "l'optimisme" infondé de Trotsky sur les possibilités de la révolution le conduit à mal interpréter les causes et les effets de la politique étrangère stalinienne ainsi que les réactions des grandes puissances impérialistes. La Plate-forme de l'Opposition unifiée de 1927 (influencée sans aucun doute par la propagande du moment sur "la menace de guerre" qui met en avant l'imminence d'une guerre entre la Grande Bretagne et la Russie) insiste sur l'idée que les puissances impérialistes seront contraintes de lancer une attaque contre l'Union soviétique puisque cette dernière, malgré la domination de la bureaucratie stalinienne, constitue toujours une menace pour le système capitaliste mondial. Dans ces conditions, l'Opposition de gauche reste engagée sincèrement dans la défense de l'URSS. Elle fait bien sûr beaucoup de critiques incisives contre la façon dont la bureaucratie stalinienne sabote les luttes ouvrières en Grande Bretagne et en Chine. En fait, les résultats désastreux de la politique de l'Internationale vis à vis de ces deux pays constituent un élément déterminant dans la décision de l'Opposition de 1926-27 de se regrouper et d'intervenir. Mais ce que Trotsky et l'Opposition unifiée ne saisissent pas c'est que la politique stalinienne en Grande Bretagne et en Chine où la lutte de classe est clairement sabotée au profit d'alliances avec des fractions bourgeoises `amies' de l'URSS (la bureaucratie syndicale en Grande Bretagne, le Kuomintang en Chine), marque une étape qualitative en comparaison du gâchis opportuniste mené par l'Internationale en Allemagne 1923. Ces événements expriment un tournant décisif dans le sens de l'insertion de l'État russe dans le jeu de pouvoir du capital à l'échelle mondiale. A partir de ce moment, l'URSS est amenée à agir sur l'arène mondiale en tant que nouvelle puissance impérialiste et sa défense d'un point de vue communiste est de moins en moins acceptable puisque la raison d'être de celle-ci -c'est-à-dire que l'URSS serve de bastion de la révolution mondiale- a été liquidée.
3. Etroitement liée à cette erreur est l'incapacité de Trotsky à identifier le véritable fer de lance de la contre-révolution. Sa défense de l'URSS se base sur un critère erroné : non pas, comme le fait la Gauche italienne, sur la prise en considération de son rôle international, ni sur le fait que la classe ouvrière y détienne réellement le pouvoir politique mais sur des critères purement juridiques : le maintien de formes nationalisées de propriété au centre de l'économie et le monopole de l'État sur le commerce extérieur. De ce point de vue, Thermidor ne peut prendre que la forme du renversement de ces formes juridiques et d'un retour à des expressions classiques de propriété privée. Les véritables forces "thermidoriennes", donc, ne peuvent être que ces éléments en dehors du parti qui poussent au retour à la propriété privée (ou plutôt individuelle), tels que les koulaks, les hommes de la NEP, les économistes politiques comme Ustryalov et ceux qui les soutiennent le plus ouvertement dans le parti, en particulier la fraction autour de Boukharine. Le stalinisme est caractérisé comme étant une forme de centrisme, sans véritable politique propre, balançant perpétuellement entre les ailes droite et gauche du parti. Parce qu'il est lui-même attaché à l'identification du socialisme avec des formes nationalisées de propriété, Trotsky est incapable de voir que la contre-révolution capitaliste peut s'établir sur la base de la propriété étatique. Ceci condamne le courant qu'il dirige à ne pas comprendre la nature du projet stalinien et à sans arrêt lancer des "avertissements" contre le retour aux formes de propriété privée qu'on ne verra jamais (en tout cas pas jusqu'à l'effondrement de l'URSS en 1991; et même, à ce moment là, cela va se faire partiellement seulement). Nous pouvons comprendre ainsi l'hésitation fatale dont a fait preuve l'Opposition face à la mise en avant par Staline de l'infâme théorie du "socialisme en un seul pays".
A l'automne 1924, dans un long et pompeux ouvrage intitulé Problèmes du léninisme, Staline formule la théorie du "socialisme en un seul pays". Basant son argumentation sur une phrase unique de Lénine rédigée en 1915, phrase qui peut être interprétée de différentes manières de toutes façons, Staline rompt avec un principe fondamental du mouvement communiste depuis son origine : une société sans classe ne peut être établie qu'à l'échelle mondiale. Son affirmation ridiculise la révolution d'octobre elle-même puisque, comme Lénine et les bolcheviks l'ont inlassablement répété, l'insurrection ouvrière en Russie était apparue comme une réponse internationaliste à la guerre impérialiste, de même qu'elle n'était et ne pouvait être que la première étape d'une révolution prolétarienne à l'échelle mondiale.
La proclamation du "socialisme en un seul pays" ne constitue pas une simple révision théorique ; c'est la déclaration ouverte de la contre-révolution. Le parti bolchevik dans son ensemble est déjà pris dans la contradiction d'intérêts entre les principes prolétariens et les besoins de l'État russe qui représente de façon croissante les nécessités du capital contre la classe ouvrière. Staline résout cette contradiction d'un seul coup : dorénavant la loyauté ira seulement aux besoins du capital national russe ; et malheur à ceux qui, dans le parti, s'accrocheront à la mission prolétarienne originelle de celui-ci.
Deux événements cruciaux permettent à la fraction stalinienne de mettre en avant ouvertement ses véritables intentions : la défaite de la révolution allemande en octobre 1923 et la mort de Lénine en janvier 1924. Plus que tout autre revers dans la vague révolutionnaire d'après guerre, la défaite en Allemagne en 1923 a montré que le recul du prolétariat européen est plus qu'un problème temporaire, même si personne à cette époque ne peut deviner à quel point sera longue la nuit de la contre-révolution. Ce résultat ne peut que renforcer la position de ceux pour qui l'idée d'étendre la révolution sur tout le globe n'est pas seulement une plaisanterie mais un obstacle à l'objectif visant à faire de la Russie une grande puissance économique et militaire.
Comme nous l'avons vu dans le dernier article de cette série, Lénine a déjà commencé une lutte contre la montée du stalinisme et il n'aurait certainement pas approuvé l'abandon ouvert de l'internationalisme que la bureaucratie a proclamé avec une hâte indécente juste après sa mort. Il est sûr que Lénine seul n'aurait pas pu constituer une barrière suffisante à la victoire de la contre-révolution. Comme Bilan l'a écrit dans les années 30, étant données les limites objectives auxquelles était confrontée la révolution russe, son destin en tant qu'individu aurait sans aucun doute été le même que celui du reste de l'Opposition : "Devant Lénine, s’il avait survécu, le centrisme aurait eu la même attitude qu'il a prise envers les nombreux bolcheviks qui ont payé par la déportation, la prison et l'exil la fidélité qu'ils ont voulu garder au programme internationaliste d'octobre 1917". (Bilan n° 18, avril-mai 1935, p.610, "L'État prolétarien"). De même, sa mort a retiré un obstacle majeur au projet stalinien. Une fois Lénine mort, non seulement Staline a enterré son héritage politique, mais il a également créé le culte du "léninisme". Son célèbre discours "Nous te faisons le serment, camarade Lénine" lors des funérailles de ce dernier donne déjà le ton, modelé sur les rituels de l'église orthodoxe. De façon symbolique, Trotsky est absent à l'enterrement. Il est en convalescence dans le Caucase ; mais il s'est aussi fait avoir par une petite manœuvre de Staline qui a consisté à donner à Trotsky une information erronée sur la date de la cérémonie. Ainsi Staline peut se présenter au monde entier comme le successeur naturel de Lénine.
Aussi cruciale que soit la déclaration de Staline, le parti bolchevik n'en saisit pas immédiatement toute la portée. En partie parce qu'elle a été émise discrètement, quelque peu enfouie dans un indigeste morceau du travail "théorique" de Staline. Mais plus important encore parce que les bolcheviks sont insuffisamment armés théoriquement pour combattre cette nouvelle conception.
Nous avons déjà noté, au cours de cette série, que les confusions entre le socialisme et la centralisation par l'État des rapports économiques bourgeois avaient longtemps hanté le mouvement ouvrier, en particulier pendant la période de la social-démocratie ; et les programmes révolutionnaires de la vague révolutionnaire de 1917-23 n'avaient en aucune manière exorcisé ce fantôme. Mais le flux ascendant de la révolution avait renforcé la vision du socialisme authentique, et avant tout la nécessité de son établissement à l'échelle internationale. Par contre, dans la mesure où le reflux de la révolution mondiale laisse le poste avancé de celle-ci totalement isolé, il apparaît une tendance grandissante à la théorisation de l'idée qu'en développant le secteur "socialiste" étatisé de son économie l'Union soviétique va pouvoir accomplir des pas importants dans la construction d'une société socialiste. La Gauche italienne, dans le même article qu'on vient de citer, note cette tendance dans certains des derniers écrits de Lénine : "...les derniers articles de Lénine sur la coopération expriment le reflet de la nouvelle situation conséquente aux défaites du prolétariat mondial, et il n'est nullement étonnant qu'ils aient pu servir aux falsificateurs qui ont ébauché la théorie du «socialisme en un seul pays»...".
Ces idées sont théorisées ensuite par l'Opposition de gauche, en particulier par Trotsky et Préobrajensky, dans "le débat sur l'industrialisation" au milieu des années 20. Ce débat est provoqué par les difficultés rencontrées par la NEP qui a exposé la Russie à des manifestations plus ouvertes de la crise capitaliste telles que le chômage, l'instabilité des prix et le déséquilibre entre les différentes branches de l'économie. Trotsky et Préobrajensky critiquent la politique économique prudente de l'appareil du parti, son incapacité à adopter des plans à long terme, le fait qu'il se repose trop sur l'industrie légère et l'action spontanée du marché. Pour reconstruire l'économie soviétique sur une base saine et dynamique, disent-ils, il est nécessaire d'allouer plus de ressources au développement de l'industrie lourde, ce qui requiert une planification économique à long terme. Puisque l'industrie lourde constitue le cœur du secteur étatisé et que le secteur étatisé est défini comme "socialiste", la croissance industrielle est identifiée au progrès du socialisme et correspondrait donc aux intérêts du prolétariat. Les "industrialiseurs" de l'Opposition de gauche sont convaincus que ce processus peut être lancé dans une économie russe à prédominance agricole, non en développant une dépendance envers les importations de capital et de technologie étrangers, mais par une sorte "d'exploitation" des couches de la paysannerie (les plus riches en particulier) au moyen d'impôts et de manipulations des prix. Cela produirait assez de capital pour financer l'investissement dans le secteur étatique et la croissance de l'industrie lourde. Ce processus est décrit comme de "l'accumulation socialiste primitive", comparable dans son contenu, sinon par les méthodes proposées, à la période d'accumulation primitive du capital décrite par Marx dans Le capital. Pour Préobrajensky en particulier, "l'accumulation socialiste primitive" n'est rien moins que la loi fondamentale de l'économie de transition et doit être conçue comme un contrepoids à l'action de la loi de la valeur : "N'importe quel lecteur peut compter sur ses doigts les facteurs qui font contrepoids à la loi de la valeur dans notre pays : le monopole du commerce extérieur ; le protectionnisme socialiste ; un plan d'importations sévère établi dans l'intérêt de l'industrialisation ; l'absence d'échange équivalent avec l'économie privée qui assure l'accumulation pour le secteur étatique en dépit des conditions hautement défavorables créées par son bas niveau de technologie. Mais tout cela, étant données leurs bases dans l'économie étatique unifiée, constitue les moyens externes, les manifestations externes de la loi de l'accumulation socialiste primitive." ("Sur l'avantage de l'étude théorique de l'économie soviétique", traduit de l'anglais par nous, d'un recueil d'écrits de Préobrajensky édité par Donald A. Filtzer, The crisis of soviet industrialisation).
Cette théorie est fausse sur deux plans essentiels :
Comme il est lui-même porteur de ces confusions, ce n'est pas par hasard que le courant de gauche autour de Trotsky ne saisit pas immédiatement la signification totalement contre-révolutionnaire de la déclaration de Staline.
En fait, la première attaque explicite contre la théorie du socialisme en un seul pays provient d'une personne inattendue : l'ancien allié de Staline, Zinoviev. En 1925, le triumvirat Staline-Zinoviev-Kamenev éclate. Le seul véritable facteur qui a fait son unité, était "la lutte contre le trotskisme", comme Zinoviev l'admettra plus tard; cette bête noire du trotskisme était vraiment l' oeuvre de l'appareil qui avait essentiellement pour but de préserver la position du triumvirat dans l'appareil du parti contre la figure qui, après Lénine, incarne de la façon la plus évidente l'esprit de la révolution d'octobre, Léon Trotsky. Mais, comme nous l'avons vu dans le dernier article de cette série, la position initiale de l'Opposition de gauche autour de Trotsky est brisée du fait de son incapacité à répondre à l'accusation de "factionalisme" que l'appareil lui a lancée, accusation soutenue par les mesures que toutes les principales tendances du parti ont votées au 10e congrès en 1921. Confrontée au choix de se constituer en un groupement illégal (comme le Groupe ouvrier de Miasnikov) ou de se retirer de toute action organisée au sein du parti, l'Opposition adopte cette dernière attitude. Mais au fur et à mesure que la politique contre-révolutionnaire de l'appareil devient de plus ou plus ouverte, ceux qui conservent une loyauté envers les principes internationalistes du bolchevisme -même si, dans certains cas, il s'agit d'une loyauté très fragile- sont contraints de montrer plus ouvertement leur opposition.
L'émergence de l'Opposition autour de Zinoviev en 1925 est une expression de cela, même si ce brusque tournant à gauche qu'il fait reflète également son souci de maintenir sa propre position personnelle au sein du parti ainsi que la base de son pouvoir sur l'appareil du parti à Leningrad. Assez naturellement Trotsky -qui en 1925-26 est entré dans une phase de semi-rétrait de la vie politique- est très soupçonneux envers cette nouvelle Opposition. Et au début, il reste très neutre dans les premiers échanges entre les staliniens et les zinovievistes, comme au 14e congrès par exemple durant lequel ces derniers admettent qu'ils se sont largement trompés dans leurs diatribes contre le trotskisme. Néanmoins, il existe un élément fondamental de clarté prolétarienne dans les critiques de Zinoviev envers Staline : comme nous l'avons dit, il dénonce en réalité la théorie du socialisme en un seul pays avant Trotsky et commence à parler du danger du capitalisme d'État. Et comme la bureaucratie renforce son emprise sur le parti et sur l'ensemble de la classe ouvrière, et qu'en particulier les résultats catastrophiques de sa politique internationale deviennent évidents, la poussée vers un front commun entre les différents groupements d'opposition devient de plus en plus urgente.
Malgré ses doutes, Trotsky et ses partisans joignent leurs forces aux zinovievistes dans l'Opposition unifiée en avril 1926. Au début, l'Opposition unifiée comprend aussi le groupe Centralisme démocratique (les "décistes") de Sapranov ; en fait Trotsky reconnait que "l'initiative de l'unification est venue des centralistes démocratiques. La première conférence avec les zinovievistes a eu lieu sous la présidence du camarade Sapranov" ("Nos différences avec les centralistes démocratiques", 11 novembre 1928, traduit de l'anglais par nous, du livre cité plus haut.) Cependant, il semble que les centralistes démocratiques sont exclus à un moment donné en 1926, probablement parce qu'ils appellent à la formation d'un nouveau parti bien que cela ne soit pas en accord avec les revendications contenues dans la plate-forme du groupe en 1927 sur laquelle nous reviendrons plus tard[1] [220].
Malgré son accord formel pour ne pas s'organiser en tant que fraction, l'Opposition de 1926 est obligée de se constituer comme organisation distincte, avec ses propres réunions clandestines, ses gardes du corps et ses courriers ; et en même temps, elle fait une tentative bien plus déterminée que l'Opposition de 1923 pour diffuser son message, pas seulement vers la direction du parti mais vers la base. Cependant à chaque pas qu'elle fait pour se constituer en fraction, l'appareil du parti multiplie les manœuvres, les calomnies, les rétrogradations et les expulsions. La première vague de ces mesures répressives a lieu après que les espions de l'appareil ont démasqué une réunion de l'Opposition dans les bois près de Moscou pendant l'été 1926. La première riposte de l'Opposition est de réitérer ses critiques de la politique intérieure et étrangère du régime et de défendre sa cause face à l'ensemble des membres du parti. En septembre et en octobre, des délégations de l'Opposition interviennent dans les réunions des cellules d'usine à travers tout le pays. La plus marquante est celle qui se déroule dans l'usine d'aviation de Moscou où Trotsky, Zinoviev, Piatakov, Radek, Sapranov et Smilga défendent le point de vue de l'Opposition contre les interpellations et les insultes des sbires de l'appareil. La réponse de l'appareil stalinien est en fait encore plus brutale. Elle évolue vers l'élimination des dirigeants de l'Opposition des postes les plus importants qu'ils occupent dans le parti. Ses avertissements contre l'Opposition deviennent de plus en plus explicites, faisant allusion non seulement à l'expulsion du parti mais à l'élimination physique. L'ex-oppositionnel Larin exprime tout haut les pensées cachées de Staline à la 15e conférence du parti en octobre novembre 1926 : "Soit l'Opposition doit être exclue et supprimée légalement, soit la question sera réglée à coups de pistolet dans les rues, comme l'ont fait les socialistes révolutionnaires à Moscou en 1918" (traduit de l'anglais par nous -cité dans Daniels, The Conscience of the Revolution : Communist Opposition in Soviet Russia).
Mais comme nous l'avons déjà dit, l'Opposition de Trotsky est aussi entravée par ses propres faiblesses fatales : sa loyauté obstinée par rapport au bannissement des fractions adopté au congrès du parti de 1921 et ses hésitations à voir la nature véritablement contre-révolutionnaire de la bureaucratie stalinienne. A la suite de la condamnation de ses manifestations dans les cellules d'usine en octobre, les leaders de l'Opposition signent une prise de position admettant qu'ils ont violé la discipline du parti et abjurant toute activité "fractionnelle" ultérieure. A la réunion plénière de l'Exécutif de PIC en décembre, la dernière fois où l'Opposition a l'autorisation de défendre son point de vue dans l'Internationale, Trotsky est de nouveau affaibli par sa volonté de ne pas mettre en question l'unité du parti. Comme l'écrit Anton Ciliga : "Cependant, malgré l'éclat polémique de son discours, Trotsky enveloppa de trop de prudence et de diplomatie l'exposé du débat. L'assistance ne put comprendre toute la profondeur, tout le tragique des divergences qui séparaient l'Opposition de la majorité (..). L'Opposition -j’en fus frappé- ne se rendait pas compte de sa faiblesse; elle allait de même sous-estimer l'importance de sa défaite et négliger d'en tirer les enseignements. Pendant que la majorité de Staline-Boukharine manœuvrait pour obtenir l'exclusion totale de l'Opposition, celle-ci recherchait constamment le compromis, l'arrangement à l'amiable. Cette timidité de l'Opposition décida sinon du fait même de sa défaite, du moins de la faiblesse de sa résistance." (Au pays du grand mensonge).
Le même schéma se répète vers la fin de 1927. Poussée à l'action par le fiasco de la bureaucratie en Chine, l'Opposition avance une plate-forme formelle pour le 15e congrès. Sa tentative rencontre une manœuvre typique de l'appareil. Il oblige l'Opposition à avoir recours à une imprimerie clandestine pour produire sa plate-forme ; et le guépéou qui y fait une descente découvre "par hasard" qu'un "officier de Wrangel" en lien avec des contre-révolutionnaires à l'étranger y joue un rôle actif. Bien que l'officier s'avère être un agent provocateur de la Guépéou, le discrédit jeté sur l'Opposition est exploité au maximum. Sous une pression croissante, l'Opposition décide une nouvelle fois de faire un appel direct aux masses, en prenant la parole dans différentes manifestations et réunions du parti, en intervenant en particulier dans les manifestations en l'honneur de la révolution d'octobre (novembre 1927) sous sa propre banderole. En même temps, elle fait finalement une tentative pour soulever la question du testament de Lénine. En fait, c'est trop peu et trop tard. La masse des ouvriers s'enlise dans l'apathie politique et ne comprend pas grand-chose aux différences entre l'Opposition et le régime. Comme Trotsky lui-même en prend conscience, contrairement à Zinoviev qui est aveuglé provisoirement par l'optimisme à ce moment-là, les masses sont lasses de la lutte révolutionnaire et sont plus probablement influencées par les promesses de socialisme en Russie faites par Staline que par n'importe quel appel à de nouveaux soulèvements politiques. Mais de toutes façons, l'Opposition est incapable de présenter une alternative révolutionnaire claire et distincte, ce que souligne la timidité des banderoles dans la manifestation de novembre quand elles lancent des slogans tels que "A bas l'Ustryalovisme", "Contre une scission", etc. ; en d'autres termes, elle souligne la nécessité d'une "unité léniniste" dans le parti au moment où le parti de Lénine est annexé par la contre-révolution ! Une fois de plus, les staliniens ne montrent pas la même timidité. Ses voyous tabassent beaucoup de manifestants ce jour-là et, peu après, Trotsky et Zinoviev sont grossièrement expulsés du parti. C'est le début d'une spirale d'expulsions, d'exils, d'emprisonnement et finalement de massacres contre les restes prolétariens du parti bolchevik.
Plus démoralisant que tout est l'effet que la répression grandissante a sur le moral de l'Opposition elle-même. Presque immédiatement après leur expulsion, l'alliance Trotsky-Zinoviev vole en éclat, la composante la plus faible rompant avec la première : Zinoviev, Kamenev et la majorité de leurs partisans capitulent de façon minable, confessent leurs "erreurs" et vont mendier leur réadmission dans le parti. Beaucoup de trotskistes de l'aile droite capitulent également à ce moment-là[2] [221].
Ayant détruit la gauche au sein du parti, Staline se tourne rapidement vers ses alliés de droite, les disciples de Boukharine dont la politique est plus ouvertement favorable aux capitalistes privés et aux koulaks. Confronté à une série de problèmes économiques immédiats, en particulier la famine et la pénurie de biens, mais surtout poussé par la nécessité de développer les capacités militaires de la Russie dans un monde orienté vers de nouvelles conflagrations impérialistes, Staline annonce son "tournant à gauche" -un virage soudain vers une industrialisation rapide- et "la liquidation des koulaks comme classe" l'expropriation forcée des paysans riches et moyens.
Le nouveau tournant de Staline, suivi d'une campagne contre "le danger de droite" dans le parti, a pour effet de décimer encore plus les rangs de l'Opposition. Ceux qui, comme Préobrajensky, ont mis tant d'insistance sur l'industrialisation comme élément clé pour avancer vers le socialisme, sont rapidement mystifiés en croyant que Staline peut mettre objectivement en oeuvre le programme de la gauche et ils appellent les trotskistes à revenir dans le giron du parti. Tel est le destin politique de la théorie de "l'accumulation socialiste primitive".
Les événements de 1927-28 marquent clairement un virage. Le stalinisme a définitivement triomphé à travers la destruction de toute force d'opposition dans le parti ; il n'existe plus d'obstacle maintenant à la poursuite de son programme essentiel : la construction d'une économie de guerre sur la base d'un capitalisme d'État plus ou moins intégral. Ceci signifie effectivement la mort du parti bolchevik, sa fusion totale avec la bureaucratie capitaliste d'État. Avec son coup suivant, le stalinisme affirme sa domination finale sur l'Internationale, la transformation complète de cette dernière en un instrument de la politique étrangère russe. En adoptant la théorie du socialisme en un seul pays au 6e congrès en août 1928, l'IC signe son arrêt de mort en tant qu'Internationale aussi sûrement que l'Internationale socialiste l'avait fait en 1914. C'est vrai même si, comme dans la période qui avait suivi 1914, l'agonie mortelle de chaque parti communiste pris séparément en dehors de la Russie est un processus plus long, ne touchant à sa fin qu'au milieu des années 1930 avec la déroute de leurs propres oppositions de gauche et l'adoption ouverte d'une position de défense nationale dans la préparation au second holocauste mondial.
Mais si la conclusion ci-dessus peut sembler claire comme de l'eau de roche avec le recul; cette question est encore chaudement débattue dans les cercles oppositionnels qui survivent alors. En 1928-29, cela prend en grande partie la forme d'un débat entre Trotsky et les centralistes démocratiques dont l'influence croissante sur ses partisans peut sans doute être évaluée à la mesure de l'énergie qu'il met à polémiquer contre leurs erreurs "sectaires ultra-gauchistes".
Les "décistes" existent depuis 1919 et ont critiqué de façon cohérente le danger de bureaucratisation du parti et de l'État. Ayant été expulsés de l'Opposition unifiée, ils présentent leur propre plate-forme signée "Le groupe des quinze[3] [222]" au 15e congrès du parti (un crime pour lequel ils sont immédiatement expulsés de ses rangs). Selon Miaskovsky ce texte n'est pas en continuité directe avec le groupe désiste qui l'a précédé et montre que Sapropel s'est rapproché des analyses du Groupe ouvrier: "Dans ses principaux points, dans son estimation de la nature de l'État en URSS, ses idées sur l'État ouvrier, le programme des quinze est très proche de l'idéologie du Groupe ouvrier." (L'ouvrier communiste)
A première vue cependant, la plate-forme ne diffère pas fondamentalement de celle adoptée par l'Opposition unifiée, même si elle est peut-être plus complète dans sa dénonciation du régime oppressif auquel est confrontée la classe ouvrière dans les usines, de la croissance du chômage, de la disparition de toute vie prolétarienne dans les soviets, de la dégénérescence du régime interne du parti et des effets catastrophiques de la politique du "socialisme en un seul pays" au niveau international. En même temps, elle se situe encore dans la problématique de la réforme radicale, s'identifiant à l'appel à une industrialisation plus rapide et mettant en avant un certain nombre de mesures ayant pour but de régénérer le parti et de restaurer le contrôle du prolétariat sur l'État et l'économie. A aucun moment elle n'appelle à la création d'un nouveau parti ni à une lutte directe contre l'État. Mais ce qui est cependant notable, c'est que le texte tente d'aller à la racine du problème de l'État, réaffirmant la critique marxiste du côté faible de l'État en tant qu'instrument de la révolution prolétarienne et mettant en garde contre le danger que l'État ne s'autonomise totalement vis-à-vis de la classe ouvrière. De plus, dans sa façon de traiter la question de la propriété de l'État, il souligne qu'il n'y a rien de fondamentalement socialiste là-dedans : "...pour nos entreprises d'État, la seule garantie contre leur développement dans la direction capitaliste est l'existence de cette dictature prolétarienne. Seulement la chute de cette dictature ou bien sa dégénérescence peut changer la direction de leur développement. Dans ce sens, elles acquièrent dans tout notre système économique une pure base pour l'édification du socialisme. Ce qui ne veut pas dire qu'elles sont déjà socialistes.
(..) Caractériser de telles formes d'organisation de l'industrie, où la force de travail demeure encore une marchandise, comme du socialisme, même comme un mauvais socialisme, c'est enjoliver la réalité de toute manière, discréditer le socialisme aux yeux des travailleurs, c'est présenter comme solides des tâches qui ne le sont pas encore et faire passer la NEP pour le socialisme".
Bref, sans la domination politique du prolétariat, l'économie, y compris sa composante étatisée, ne peut aller que dans une direction capitaliste, point qui n'a jamais été clair chez Trotsky pour qui les formes de propriété nationalisée peuvent par elles-mêmes garantir le caractère prolétarien de l'État. Pour finir, la plate-forme des quinze paraît bien plus consciente de l'imminence d'un Thermidor. En fait, elle met en avant le point de vue que la liquidation finale du parti par la faction stalinienne signifierait la fin de tout caractère prolétarien du régime :
"La bureaucratisation du parti, la dégénérescence de ses éléments dirigeants, la fusion de l'appareil du parti avec l'appareil bureaucratique du gouvernement, l'influence diminuée de la partie prolétarienne du parti, l'introduction de l'appareil gouvernemental dans les luttes intérieures du parti -tout cela montre que le comité central a déjà dépassé dans sa politique les limites du bâillonnement du parti et commence la liquidation- et la transformation de ce dernier en un appareil auxiliaire de l'État. L'exécution de cette liquidation du parti signifierait la fin de la dictature prolétarienne dans l'Union des Républiques socialistes soviétiques. Le parti est l'avant-garde et l'arme essentielle dans la lutte de la classe prolétarienne. Sans cela, ni sa victoire, ni le maintien de la dictature prolétarienne ne sont possibles. "
Donc même si la Plate-forme des quinze apparaît encore sous-estimer le degré de triomphe auquel le capitalisme a déjà abouti en Russie, il est bien plus facile pour les “décistes” ou au moins une partie importante d'entre eux, de tirer des conclusions rapides des événements de 1927-28 : la destruction de l'Opposition entre les mains de la terreur d'État de Staline signifie que le parti bolchevik est devenu un “cadavre puant", comme le déciste V. Smirnov le décrit et qu'il ne reste plus rien à défendre dans le régime. C'est certainement le point de vue que combat Trotsky dans sa lettre "Nos différences avec les centralistes démocratiques" dans laquelle il écrit au déciste Borodai que "Vos amis de Kharkov, d'après ce que je sais, ont adressé aux ouvriers un appel basé sur l'idée fausse que la révolution d'octobre et la dictature du prolétariat sont déjà liquidées. Ce manifeste, faux dans son essence, a fait le plus grand tort à l'Opposition". Sans aucun doute Trotsky définit-il comme "tort" le fait qu'une aile croissante de l'Opposition s'approche des mêmes conclusions.
De même, les “décistes” sont capables de saisir qu'il n'y a rien de socialiste dans le soudain "tournant à gauche" de Staline et de résister à la vague de capitulations qu'il a provoquée. Mais ils ne les laissent en aucune façon indemnes et ces événements provoquent des scissions dans leurs rangs également. Selon Ciliga et d'autres, Sapranov lui-même capitule en 1928, croyant que l'offensive contre les koulaks exprime un tournant vers la politique socialiste. Cependant, il existe aussi des indications selon lesquelles il a rapidement conclu que le programme d'industrialisation de Staline est de nature capitaliste d'État. Entre autres choses, Miasnikov écrit dans L'ouvrier communiste en 1929 que Sapranov a été arrêté cette année-là et annonce aussi un regroupement entre le Groupe ouvrier, le Groupe des quinze et les restes de l'Opposition ouvrière. Smirnov, pour sa part, a perdu la boussole d'une autre façon :
"Le jeune déciste Volodia Smirnov en arriva même à dire : "Il n'y a jamais eu en Russie de révolution prolétarienne, ni de dictature du prolétariat. Il y a eu simplement une "révolution populaire" par le bas et une dictature bureaucratique par le haut. Lénine n'a jamais été un idéologue du prolétariat. Du début à la fin, il a été un idéologue de l'intelligentsia. "Ces concepts de Smirnov étaient liés à l'idée générale que, par des voies directes, le monde va vers une nouvelle forme sociale : le capitalisme d'État, avec la bureaucratie pour nouvelle classe dirigeante. Il mettait sur le même plan la Russie soviétique, la Turquie kemaliste, l'Italie fasciste, l'Allemagne en marche vers l'hitlérisme et l’Amérique de Hoover-Roosevelt. "Le communisme est un fascisme extrémiste, le fascisme est un communisme modéré" écrivait-il dans son article "Le comfascisme". Cette conception laissait quelque peu dans l'ombre les forces et les perspectives du socialisme. La majorité de la fraction déciste, Davidov, Shapiro, etc., estima que l'hérésie du jeune Smirnov dépassait les bornes, et celui-ci fut exclu à grand fracas du groupe. " (Ciliga, op.cit.)
Ciliga ajoute qu'il n'est pas difficile de considérer l'idée de Smirnov d'une "nouvelle classe" comme précurseur de Burnham, de même que son point de vue sur Lénine comme idéologue de l'intelligentsia sera plus tard reprise par les communistes de conseils. Ce qui a pu commencer comme une vision valable -la tendance universelle au capitalisme d'État à l'époque de la décadence du capitalisme- est devenue, dans les circonstances de défaite et de confusion, une voie vers l'abandon du marxisme.
De même, ceux qui dans le milieu de la Gauche communiste russe appellent à la formation immédiate d'un nouveau parti, quoique leur préoccupation soit juste, ont perdu de vue les réalités de la période. Un nouveau parti ne peut pas être créé par un acte de volonté dans une période de défaite de plus en plus profonde du prolétariat mondial. Ce qu'il faut faire avant tout, c'est formé des fractions de gauche capables de préparer les bases programmatiques d'un nouveau parti quand les conditions de la lutte de classe internationale le permettront ; mais c'est une conclusion que seule la Gauche italienne a été capable de tirer de façon vraiment cohérente.
Tout ceci témoigne des difficultés extrêmes auxquelles sont confrontés les groupes d'opposition à la fin des années 1920 qui sont de plus en plus contraints de développer leurs analyses depuis les prisons du Guépéou qui, ironie de l'histoire, constituent un oasis de débat politique dans un pays qui est contraint au silence par une terreur étatique sans précédent. Mais à travers tout le traumatisme des capitulations et des scissions, un réel processus de convergence a lieu autour des positions les plus claires de la Gauche communiste, impliquant les “décistes”, les survivants du Groupe ouvrier et de l'Opposition ouvrière et les "intransigeants" de l'Opposition trotskiste. Ciliga lui-même appartient à l'extrême-gauche de l'Opposition trotskiste et décrit sa rupture avec Trotsky pendant l'été 1932, après qu'il a reçu un important texte programmatique de Trotsky intitulé "Les problèmes de développement de l'URSS : projet de programme pour l'Opposition de gauche internationale face à la question russe" :
“Depuis 1930, ils attendaient que leur chef prit position et déclarât que l’État soviétique actuel n'était pas un État ouvrier. Or, voici que dès le premier chapitre du "Programme", Trotsky le définissait nettement comme un "État prolétarien". Une déception encore plus grave attendait l'aile gauche dans l'analyse du plan quinquennal : son caractère socialiste, le caractère socialiste des buts et même des méthodes était affirmé avec insistance dans le "Programme". (..) Il était désormais vain d'espérer que Trotsky ferait jamais la distinction entre bureaucratie et prolétariat, entre capitalisme d'État et socialisme. Ceux d'entre les "négateurs" de gauche qui n’arrivait pas à trouver du socialisme dans ce qu'on édifiait en Russie n'avaient rien de mieux à faire qu'à rompre avec Trotsky et à quitter le "collectif trotskiste". Il s'en trouva une dizaine -dont j'étais- qui s'y résolurent en effet. (..) Ainsi, après avoir pris part à la vie idéologique et aux luttes de l'Opposition russe, j'aboutissais -ainsi que bien d'autres avant et après moi– à la conclusion suivante : Trotsky et ses partisans sont trop intimement liés au régime bureaucratique en URSS pour pouvoir mener la lutte contre ce régime jusqu'à ses conséquences extrêmes. (..)Pour lui, la tâche de l'Opposition était d'améliorer le système bureaucratique, non de le détruire, de lutter contre l'"exagération des privilèges" et l'"extrême inégalité des niveaux de vie" -non pas contre les privilèges ou l'inégalité en général. (..)
"Opposition bureaucratique ou prolétarienne" tel est le titre que je donnai à l'article dans lequel j'exposais, en prison, ma nouvelle attitude envers le trotskisme. Je passais désormais dans le camp de l'Opposition russe d'extrême gauche : "Centralisme démocratique", "Opposition ouvrière", "Groupe ouvrier ".
Ce qui séparait cette Opposition du trotskisme, ce n'était pas seulement la façon déjuger le régime et de comprendre les problèmes actuels. C'était avant tout la façon de comprendre le rôle du prolétariat dans la révolution. Pour les trotskistes, c'était le parti, pour les groupes d'extrême gauche, c'était la classe ouvrière qui était le moteur de la révolution. La lutte entre Staline et Trotsky concernait la politique du parti, le personnel dirigeant du parti; pour l'un comme pour l'autre le prolétariat n'était qu'un objet passif. Les groupes de l'extrême gauche communiste au contraire s'intéressaient avant tout à la situation et au rôle de la classe ouvrière, à ce qu'elle était en fait dans la société soviétique et à ce qu'elle devait être dans une société qui se donnerait sincèrement pour tâche d'édifier le socialisme. Les idées et la vie politique de ces groupes m'ouvraient une perspective nouvelle et posaient des problèmes inconnus de l'Opposition trotskiste : comment le prolétariat doit-il s'y prendre pour conquérir les moyens de production enlevés à la bourgeoisie, pour contrôler efficacement le parti et le gouvernement, pour instaurer la démocratie ouvrière et préserver la révolution de la dégénérescence bureaucratique ?..."
Les conclusions de Ciliga peuvent avoir eu une certaine tonalité conseilliste et des années plus tard, lui aussi allait être désillusionné par le marxisme. Néanmoins, il décrit un processus réel de clarification prolétarienne dans les conditions les plus difficiles. Evidemment, il est particulièrement tragique que bien des fruits de ce processus aient été perdus et qu'ils n'aient pas eu d'impact immédiat sur le prolétariat russe démoralisé. En fait certains rejettent ces efforts comme inutiles et témoignant de la nature sectaire et abstentionniste de la Gauche communiste. Mais le travail des révolutionnaires à l'échelle de l'histoire et la lutte des communistes de gauche russes pour comprendre la terrible défaite qui les a frappés, garde une importance théorique qui est toujours très valable pour le travail des révolutionnaires d'aujourd'hui. Et cela vaut la peine de réfléchir à l'impact négatif du fait que ce ne sont pas les thèses des intransigeants mais les tentatives de Trotsky de réconcilier l'irréconciliable, de trouver quelque chose de prolétarien dans le régime stalinien qui devait prédominer dans le mouvement oppositionnel hors de Russie. Cette incapacité à reconnaître que Thermidor avait eu lieu devait avoir des conséquences désastreuses et contribuer à la trahison ultime du courant trotskiste à travers l'idéologie de "la défense de l'URSS" dans la deuxième guerre mondiale.
Avec la mise au silence de la Gauche communiste russe, la recherche pour résoudre "l'énigme russe" pendant les années 1930 et 1940 fut essentiellement prise en charge par les révolutionnaires hors de Russie. Ce sont leurs débats et leurs analyses sur lesquels nous reviendrons dans le prochain article de cette série.
CDW.[1] [223] En fait, il y a bien des choses qui restent obscures dans l'histoire des “décistes” et d'autres courants de gauche en Russie, et il y a encore beaucoup de recherches à faire. Le sympathisant du CCI, Ian, qui est décédé en 1997, s'était engagé dans une longue recherche sur la gauche communiste russe, et était en particulier convaincu de l'importance du rôle joué par le groupe de Sapranov. On ne peut que regretter qu'il n'ait pas pu achever ces recherches. Le CCI tente de reprendre certains des fils de ce travail ; nous espérons aussi que la réémergence d'un milieu politique prolétarien en Russie permettra de faciliter l'avancée de cette recherche.
[2] [224] Ce n'étaient pas les premiers des vieux Oppositionnels à faire la paix avec le régime. L'année précédente, les chefs de l'Opposition ouvrière, Mevdiev, Chliapnikov et Kollontai, et même Ossinski qui avait été un centraliste de gauche démocratique et communiste résolu, ainsi que la femme de Lénine, Kroupskaïa, avaient renoncé à toute activité oppositionnelle.
[3] [225] La plateforme du “Groupe des quinze” fut initialement publiée hors de Russie par la branche de la Gauche italienne qui publiait le journal Réveil communiste à la fin des années 1920. Elle parut en allemand et en français sous le titre A la veille de Thermidor, révolution et contre-révolution dans la Russie des soviets -Plate-forme de l'Opposition de gauche dans le parti bolchevique (Sapranov, Smirnov, Obhorin, Kalin, etc.) au début de 1928. Le CCI a l'intention de publier une version anglaise de ce texte dans un futur proche.
Le 21e siècle va commencer. Que va-t-il apporter à l'humanité ? Dans le numéro 100 de notre Revue, à la suite des célébrations par la bourgeoisie de l'an 2000, nous écrivions : "Ainsi s'achève le XXe siècle, le siècle le plus tragique et le plus barbare de l'histoire humaine : dans la décomposition de la société. Si la bourgeoisie a pu célébrer avec faste l'an 2000, il est peu probable qu'elle puisse faire de même en l'an 2100. Soit parce qu'elle aura été renversée par le prolétariat, soit parce que la société aura été détruite ou sera revenue à l'âge de pierre. "L'enjeu était ainsi nettement posé : ce que sera le 21e siècle dépend entièrement du prolétariat. Soit il est capable de faire la révolution, soit c'est la destruction de toute civilisation voire de l'humanité. Malgré tous ses beaux discours humanistes et les déclamations euphoriques qu'elle nous assène aujourd'hui, la bourgeoisie ne fera rien pour empêcher une telle issue. Ce n'est pas une question de bonne ou de mauvaise volonté de sa part ou de la part de ses gouvernements. Ce sont les contradictions insurmontables de son système, le capitalisme, qui conduisent de façon inéluctable la société à sa perte. Depuis une décennie, nous sommes abreuvés quotidiennement de campagnes sur "la fin du communisme" voire de la classe ouvrière. Aussi, il est nécessaire de réaffirmer avec force que malgré toutes les difficultés que peut rencontrer le prolétariat, il n'existe pas d'autre force dans la société capable de résoudre les contradictions qui assaillent cette dernière. C'est parce que cette classe n'a pas été capable jusqu'à présent de mener à bien sa tâche historique de renversement du capitalisme que le 20e siècle a sombré dans la barbarie. Elle ne pourra trouver les forces pour accomplir sa responsabilité dans le siècle qui vient que si elle capable de comprendre les raisons pour lesquelles elle a manqué les rendez-vous que l'histoire lui avait donnés au cours du siècle qui s'achève. C'est à cette compréhension que se propose modestement de contribuer cet article.
Avant que d'examiner les causes de l'échec du prolétariat à accomplir sa tâche historique au cours du 20 siècle, il importe de revenir sur une question au sujet de laquelle les révolutionnaires eux-mêmes n'ont pas toujours exprimé la plus grande clarté:
La question est fondamentale car de sa réponse dépend en partie la capacité de la classe ouvrière à prendre la pleine mesure de sa responsabilité historique. Un grand révolutionnaire comme Amadeo Bordiga ([1] [226]) n'a-t-il pas affirmé, par exemple, que "la révolution socialiste est aussi certaine que si elle avait déjà eu lieu". Mais il n'est pas le seul à avoir émis une telle idée. On retrouve celle-ci dans certains écrits de Marx, d'Engels ou d'autres marxistes après eux.
Ainsi, on peut lire dans le Manifeste communiste une affirmation qui ouvre la porte à l'idée que la victoire du prolétariat ne serait pas inéluctable : "Oppresseurs et opprimés se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des deux classes en lutte."([2] [227]) Cependant, cette constatation s'applique uniquement aux classes du passé. Pour ce qui est de l'affrontement entre prolétariat et bourgeoisie, l'issue ne fait pas de doute :
En réalité, dans les termes employés par les révolutionnaires, il y a eu souvent confusion entre le fait que la révolution communiste était absolument nécessaire, indispensable pour sauver l'humanité, et son caractère certain.
Ce qui est le plus important, évidemment, c'est de démontrer, et le marxisme s'y est employé depuis le début :
Cependant, tout le 20 siècle témoigne de l'immense difficulté de cette tâche. En particulier, il nous permet de mieux comprendre que pour la révolution communiste, absolue nécessité ne veut pas dire certitude, que les jeux ne sont pas faits d'avance, que la victoire du prolétariat n'est pas d'ores et déjà écrite sur le grand livre de l'histoire. En effet, outre la barbarie dans laquelle ce siècle est tombé, la menace d'une guerre nucléaire qui a pesé sur le monde pendant 40 ans a permis de toucher du doigt le fait que le capitalisme pouvait très bien détruire la société. Cette menace est pour le moment écartée du fait de la disparition des grands blocs impérialistes mais les armes qui pourraient mettre fin à l'espèce humaine sont toujours présentes, comme continuent d'être présents les antagonismes entre Etats qui pourrait un jour aboutir à l'emploi de ces armes.
D'ailleurs, dès la fin du siècle dernier, en énonçant l'alternative "Socialisme ou Barbarie", Engels, co-rédacteur avec Marx du Manifeste communiste, était déjà revenu sur l'idée du caractère inéluctable de la révolution et de la victoire du prolétariat. Aujourd'hui, il est important que les révolutionnaires disent clairement à leur classe, et pour ce faire qu'ils soient vraiment convaincus, qu'il n'existe pas de fatalisme, que les jeux ne sont pas faits à l'avance, et que l'enjeu des combats que mène le prolétariat n'est ni plus ni moins que la survie de l'humanité. C'est seulement si elle est consciente de l'ampleur de cet enjeu que la classe ouvrière pourra trouver la volonté de renverser le capitalisme. Marx disait que la volonté était la manifestation d'une nécessité. La volonté du prolétariat de faire la révolution communiste sera d'autant plus grande que sera impérieuse à ses yeux la nécessité d'une telle révolution.
Les révolutionnaires du siècle dernier, même s'ils ne disposaient pas de l'expérience du 20 siècle pour donner une réponse à cette question, ou même pour la formuler clairement, nous ont cependant fourni déjà des éléments pour une telle réponse.
Cette citation très connue du 18 brumaire de Louis Bonaparte rédigé par Marx au début de 1852 (c'est-à-dire quelques semaines après le coup d'Etat du 2 décembre 1851) vise à rendre compte du cours difficile et tortueux de la révolution prolétarienne. Une telle idée est reprise, près de 70 ans plus tard, par Rosa Luxemburg dans l'article qu'elle a écrit à la veille de son assassinat, à la suite de l'écrasement de l'insurrection de Berlin en janvier 1919 :
A une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s'est chaque fois produite."([5] [230])
Ces citations évoquent essentiellement le cours douloureux de la révolution communiste, la série de défaites qui jalonnent son chemin vers la victoire. Mais elles permettent de mettre en évidence deux idées essentielles :
C'est justement la différence entre les révolutions bourgeoises et la révolution prolétarienne qui permet de comprendre pourquoi la victoire de cette dernière ne saurait être considérée comme une certitude.
En effet, le propre des révolutions bourgeoises, c'est-à-dire la prise du pouvoir politique exclusif par la classe capitaliste, c'est qu'elles ne constituent pas le point de départ mais le point d'arrivée de tout un processus de transformation économique au sein de la société. Une transformation économique au cours de laquelle les anciens rapports de production, c'est-à-dire les rapports de production féodaux, sont progressivement supplantés par les rapports de production capitalistes qui servent de point d'appui à la bourgeoisie dans sa conquête du pouvoir politique :
Tout différent est le processus de la révolution prolétarienne. Alors que les rapports de production capitalistes avaient pu se développer progressivement au sein de la société féodale, les rapports de production communistes ne peuvent se développer au sein de la société capitaliste dominée par les rapports marchands et dirigée par la bourgeoisie. L'idée d'un tel développement progressif "d'îlots communistes" au sein du capitalisme appartient au socialisme utopique et elle a été combattue par le marxisme et le mouvement ouvrier depuis le milieu du siècle dernier. Il en est de même d'une autre variante de cette idée, celle des coopératives de production ou de consommation qui n'ont jamais pu et ne pourront jamais échapper aux lois du capitalisme et qui, au mieux, transforment les ouvriers en petits capitalistes, quand elles ne les conduisent pas à devenir leurs propres exploiteurs. En réalité, du fait qu'elle est la classe exploitée du mode de production capitaliste, privée par définition de tout moyen de production, la classe ouvrière ne dispose pas au sein du capitalisme, et ne peut disposer, de points d'appui économiques pour la conquête du pouvoir politique. Au contraire, le premier acte de la transformation communiste de la société consiste dans la prise du pouvoir politique à l'échelle mondiale par l'ensemble du prolétariat organisé en conseils ouvriers, c'est-à-dire un acte conscient et délibéré. C'est à partir de cette position de pouvoir politique, la dictature du prolétariat, que ce dernier pourra consciemment transformer progressivement les rapports économiques, socialiser l'ensemble de la production, abolir les échanges marchands, notamment le premier d'entre eux, le salariat, et créer une société sans classes.
La révolution bourgeoise, la prise du pouvoir politique exclusif par la classe capitaliste, était inéluctable dans la mesure où elle découlait d'un processus économique lui-même inéluctable à un certain moment de la vie de la société féodale, un processus dans lequel la volonté politique consciente des hommes avait peu à faire. En fonction des circonstances particulières existant dans chaque pays, elle a pu intervenir plus ou moins tôt au cours du processus de développement du capitalisme ou prendre différentes formes : renversement violent de l'Etat monarchique, comme en France, ou conquête progressive de positions politiques par la bourgeoisie au sein de cet Etat, comme ce fut plutôt le cas en Allemagne. Elle a pu aboutir à une république, comme aux Etats-Unis ou à une monarchie constitutionnelle, dont l'exemple typique est représenté par le régime monarchique de l'Angleterre, c'est-à-dire de la première nation bourgeoise. Cependant, dans tous les cas, la victoire politique finale de la bourgeoisie était assurée. Et même quand les forces politiques révolutionnaires de la bourgeoisie subissaient un revers (comme ce fut le cas par exemple en France avec la Restauration ou en Allemagne avec l'échec de la révolution de 1848), cela n'affectait que très peu la marche en avant de cette classe sur le plan économique et même sur le plan politique.
Pour le prolétariat, la première condition du succès de sa révolution est évidemment qu'existent les conditions matérielles de la transformation communiste de la société, des conditions qui sont données par le développement du capitalisme lui-même.
La deuxième condition de la révolution prolétarienne consiste dans le développement d'une crise ouverte de la société bourgeoise faisant la preuve évidente que les rapports de production capitalistes doivent être remplacés par d'autres rapports de production.([7] [232])
Mais une fois que ces conditions matérielles sont présentes, il n'en découle pas forcément que le prolétariat soit capable de faire sa révolution. Puisqu'il est privé de tout point d'appui économique au sein du capitalisme, sa seule véritable force, outre son nombre et son organisation, est sa capacité à prendre clairement conscience de la nature, des buts et des moyens de son combat. C'est bien le sens de la citation de Rosa Luxemburg qui est donnée plus haut. Et cette capacité du prolétariat à prendre conscience ne découle pas automatiquement des conditions matérielles auxquelles il est confronté comme il n'est écrit nulle part qu'il pourra acquérir cette conscience avant que le capitalisme ne plonge la société dans la barbarie totale ou la destruction.
Et un des moyens dont il dispose pour s'éviter, et éviter à la société, cette dernière issue, c'est justement qu' il tire pleinement les leçons de ses défaites, comme le rappelle Rosa Luxemburg. Il lui appartient en particulier de comprendre pourquoi il n'a pas été capable de faire sa révolution au cours du 20e siècle.
C'est le propre des révolutionnaires que de surestimer les potentialités du prolétariat à un instant donné. Marx et Engels n'ont pas échappé à cette tendance puisque, lorsqu'ils rédigent le Manifeste Communiste, au début de 1848, ils pensent que la révolution prolétarienne est imminente et que la révolution bourgeoise qui se prépare en Allemagne, et qui aura effectivement lieu quelques mois après, servira de marchepied au prolétariat pour la prise du pouvoir dans ce pays. Cette tendance s'explique parfaitement par le fait que les révolutionnaires, et c'est pour cela qu'ils le sont, aspirent de toutes leurs forces au renversement du capitalisme et à l'émancipation de leur classe ce qui suscite chez eux souvent une certaine impatience. Cependant, contrairement aux éléments petits bourgeois ou ceux qui sont influencés par l'idéologie petite bourgeoise, ils sont capables de reconnaître rapidement l'immaturité des conditions pour la révolution. En effet, la petite bourgeoisie est par excellence une classe qui, politiquement, vit au jour le jour, n'ayant aucun rôle historique à jouer. L'immédiatisme et l'impatience ("la révolution tout de suite" comme la réclamaient les étudiants révoltés des années 1960) sont le propre de cette catégorie sociale qui peut lors d'une révolution prolétarienne, pour une partie de ses éléments, rejoindre le combat de la classe ouvrière mais qui, dès que le vent tourne, se rallie au plus fort, c'est-à-dire à la bourgeoisie. En revanche, les révolutionnaires prolétariens, expression d'une classe historique, sont capables de surmonter leur impatience et de s'atteler à la tâche patiente et difficile de préparer les futurs combats de la classe.
C'est pour cela qu'en 1852, Marx et Engels avaient reconnu que les conditions de la révolution n'étaient pas mûres en 1848 et que le capitalisme devait encore connaître tout un développement pour qu'elles le deviennent. Ils estimèrent qu'il fallait dissoudre leur organisation, la Ligue des communistes, qui avait été fondée à la veille de la révolution de 1848, avant qu'elle ne tombe sous l'influence d'éléments impatients et aventuristes (la tendance Willitch-Schapper).
En 1864, lorsqu'ils participèrent à la fondation de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT), Marx et Engels pensaient de nouveau que l'heure de la révolution avait sonné, mais avant même la Commune de Paris de 1871, ils s'étaient rendu compte que le prolétariat n'était pas encore prêt car le capitalisme disposait encore devant lui de tout un potentiel de développement de son économie. Après l'écrasement de la Commune qui signifiait une grave défaite pour le prolétariat européen, ils comprirent que le rôle historique de l'AIT était terminé et qu'il était nécessaire de la préserver elle aussi des éléments impatients et aventuristes, voire aventuriers (comme Bakounine) représentés principalement par les anarchistes. C'est pour cela qu'au Congrès de La Haye de 1872 (le seul congrès où ces deux révolutionnaires ont participé directement), ils sont intervenus pour obtenir l'exclusion de Bakounine et de son Alliance pour la Démocratie socialiste de même qu'ils ont proposé et défendu la décision de transférer le Conseil général de l'AIT de Londres à New-York, loin des intrigues qui se développaient de la part de toute une série d'éléments afin de mettre la main sur l'Internationale. Cette décision correspondait en fait à une mise en sommeil de l'AIT dont la conférence de Philadelphie prononcera la dissolution en 1876.
Ainsi, les deux révolutions qui s'étaient produites jusqu'à ce moment-là, 1848 et la Commune, avaient échoué parce que les conditions matérielles de la victoire du prolétariat n'existaient pas. C'est au cours de la période suivante, celle qui connaît le développement du capitalisme le plus puissant de son histoire, que ces conditions allaient éclore.
Cette dernière période correspond à une étape de grand développement du mouvement ouvrier. C'est celle où se créent les syndicats dans la plupart des pays et où sont fondés les partis socialistes de masse qui, en 1889, se regrouperont au sein de l'Internationale socialiste (deuxième internationale).
Dans la plupart des pays d'Europe occidentale, le mouvement ouvrier organisé gagne pignon sur rue. Si, dans un premier temps, certains gouvernements persécutent les partis socialistes (comme c'est le cas en Allemagne où sont mises en place, entre 1878 et 1890, des "lois antisocialistes"), cette politique tend à laisser la place à une attitude plus bienveillante. Ces partis deviennent de véritables puissances dans la société au point que, dans certains pays, ils disposent du groupe le plus puissant au Parlement et donnent l'impression qu'ils vont pouvoir conquérir la majorité au sein de celui-ci. Le mouvement ouvrier semble être devenu invincible. Pour beaucoup, l'heure approche où il réussira à renverser le capitalisme en s'appuyant sur cette institution spécifiquement bourgeoise : la démocratie parlementaire.
Parallèlement à cette montée en force des organisations ouvrières, le capitalisme connaît une prospérité sans égal, donnant l'impression qu'il est devenu capable de surmonter les crises cycliques qui l'avaient affecté au cours de la période précédente. Au sein même des partis socialistes se développent les tendances réformistes qui considèrent que le capitalisme a réussi à surmonter ses contradictions économiques et qu'il est, de ce fait, vain de songer à le renverser par la révolution. Il apparaît même des théories, comme celle de Bernstein ; qui considèrent qu'il faut "réviser" le marxisme, notamment en abandonnant sa vision "catastrophiste". La victoire du prolétariat sera le résultat de toute une série de conquêtes obtenues sur le plan parlementaire ou syndical.
En réalité, ces deux forces antagoniques dont la puissance semble se développer en parallèle, le capitalisme et le mouvement ouvrier, sont minées de l'intérieur.
Le capitalisme pour sa part, vit ses dernières heures de gloire (celles qui sont restées dans la mémoire collective comme "la belle époque"). Alors que, sur le plan économique, sa prospérité semble ne passe démentir, particulièrement dans les puissances émergeantes que sont l'Allemagne et les Etats-Unis, l'approche de sa crise historique se fait sentir avec la montée de l'impérialisme et du militarisme. Les marchés coloniaux, comme l'avait mis en évidence Marx un demi-siècle auparavant, avaient constitué un facteur fondamental du développement du capitalisme. Chaque pays capitaliste avancé, y compris les petits pays comme la Hollande et la Belgique, s'était constitué un empire colonial comme source de matières premières et comme débouché de ses marchandises. Or, à la fin du 19e siècle, l'ensemble du monde non capitaliste a été partagé entre les vieilles nations bourgeoises. Désormais l'accès pour chacune d'entre elles à de nouveaux débouchés et à de nouveaux territoires la conduit à se heurter au pré-carré de ses rivales. Le premier choc intervient en septembre 1898 à Fachoda, au Soudan, où la France et l'Angleterre, les deux principales puissances coloniales, ont failli s'affronter lorsque les objectifs de la première (contrôler le haut Nil et coloniser un axe Ouest-Est, Dakar-Djibouti) se sont heurtées à l'ambition de la seconde (faire la jonction Nord-Sud sur l'axe Le Caire-Le Cap). Finalement, la France recule et les deux rivales vont par la suite nouer "l'Entente cordiale" contre un troisième larron aux ambitions d'autant; plus grandes que son empire colonial est réduit à la portion congrue : l'Allemagne.
Le développement des convoitises de l'impérialisme allemand à l'égard des possessions coloniales des autres puissances européennes va se concrétiser, quelques années plus tard, notamment avec l'incident d'Agadir de 1911 où une frégate allemande vient narguer la France et ses ambitions au Maroc. L'autre aspect des appétits de l'Allemagne dans le domaine colonial est constitué par le formidable développement de sa marine de guerre qui ambitionne de concurrencer la flotte anglaise dans le contrôle des voies maritimes.
C'est là l'autre volet du changement , fondamental qui s'opère dans la vie du capitalisme au tournant du siècle : en même temps que se multiplient les tensions et les conflits armés impliquant en sous-main les puissances bourgeoises européennes, on connaît un accroissement considérable des armements de ces puissances de même que sont prises des mesures pour accroître les effectifs militaires (comme l'augmentation de la durée du service militaire en France, la "loi des 3 ans")
Cette montée des tensions impérialistes et du militarisme, de même que les grandes manoeuvres diplomatiques entre les principales nations européennes qui renforcent leurs alliances respectives en vue de la guerre, font évidemment l'objet d'une très grande attention de la part des partis de la deuxième internationale. Celle-ci, à son congrès de 1907 à Stuttgart, consacre une résolution très importante à cette question, une résolution qui intègre un amendement présenté notamment par Lénine et Rosa Luxemburg qui stipule notamment que : "Si néanmoins une guerre éclate, les socialistes ont le devoir d'oeuvrer pour qu'elle se termine le plus rapidement possible et d'utiliser par tous les moyens la crise économique et politique provoquée par la guerre pour réveiller le peuple et de hâter ainsi la chute de la domination capitaliste".([8] [233])
En novembre 1912, l'Internationale socialiste convoque même un congrès extraordinaire (congrès de Bâle) pour dénoncer la menace de guerre et appeler le prolétariat à la mobilisation contre celle-ci. Le manifeste de ce congrès met en garde la bourgeoisie : "Que les gouvernements bourgeois n'oublient pas que la guerre franco-allemande donna naissance à l'insurrection révolutionnaire de la Commune et que la guerre russo-japonaise mit en mouvement les forces révolutionnaires de Russie. Aux yeux des prolétaires, il est criminel de tirer les uns sur les autres pour le profit des capitalistes, ou l'orgueil des dynasties, ou les combinaisons des traités secrets."
Ainsi, au niveau des apparences, le mouvement ouvrier s'est préparé pour affronter le capitalisme au cas où ce dernier en viendrait à déchaîner la barbarie guerrière. D'ailleurs, à cette époque, dans la population des divers pays européens, et pas seulement dans la classe ouvrière, il existe un fort sentiment que la seule force dans la société qui peut empêcher la guerre est l'Internationale socialiste. En réalité, de même que le système capitaliste est miné de l'intérieur et s'apprête à étaler sa faillite historique, le mouvement ouvrier lui-même, malgré toute sa force apparente, ses puissants syndicats, les "succès électoraux croissants" de ses partis, s'est considérablement affaibli et se trouve à la veille d'une faillite catastrophique. Plus encore, ce qui constitue cette force apparente du mouvement ouvrier est en réalité sa plus grande faiblesse. Les succès électoraux des partis socialistes ont amplifié d'une manière sans précédent les illusions démocratiques et réformistes dans les masses ouvrières. De même, l'immense puissance des organisations syndicales, particulièrement en Allemagne et en Grande-Bretagne, s'est transformée, en réalité, en un instrument de défense de l'ordre bourgeois et d'embrigadement des ouvriers pour la guerre et la production d'armements.([9] [234])
Aussi, lorsqu'au début de l'été 1914, suite à l'attentat de Sarajevo contre l'héritier du trône Austro-Hongrois, les tensions s'accroissent en Europe et que le spectre de la guerre s'avance à grands pas, les partis ouvriers, non seulement font la preuve de leur impuissance, mais ils apportent pour la plupart un soutien à leur propre bourgeoisie nationale. En France et en Allemagne, il s'établit même des contacts directs entre les dirigeants des partis socialistes et le gouvernement pour discuter des politiques à adopter afin de réussir l'embrigadement dans la guerre. Et dès que celle-ci éclate, c'est comme un seul homme que ces partis apportent leur plein soutien à l'effort de guerre de la bourgeoisie et réussissent à entraîner dans la boucherie les masses ouvrières. Alors que les gouvernements en place chantent la "grandeur" de leurs nations respectives, les partis socialistes emploient des arguments plus adaptés à leur rôle d'embrigadement des ouvriers. Ce n'est pas une guerre au service des intérêts bourgeois ou pour récupérer l'Alsace-Lorraine mais une guerre pour protéger la "civilisation" contre le "militarisme allemand" dit-on en France. De l'autre côté du Rhin, ce n'est pas une guerre en défense de l'impérialisme allemand mais une guerre "pour la démocratie et la civilisation" contre "la tyrannie et la barbarie tsaristes". Mais avec des discours différents, les dirigeants socialistes ont le même but que la bourgeoisie : réaliser "l'Union nationale", envoyer les ouvriers au massacre et justifier l'état de siège, c'est-à-dire la censure militaire, l'interdiction des grèves et des manifestations ouvrières, celle des publications et des réunions dénonçant la guerre.
Le prolétariat n'a donc pu empêcher le déclenchement de la guerre mondiale.
C'est une terrible défaite pour lui mais une défaite qu'il a subie sans combat ouvert contre la bourgeoisie. Pourtant, la lutte contre la dégénérescence des partis socialistes, dégénérescence qui a conduit à leur trahison de l'été 1914 et au déchaînement de la boucherie impérialiste, avait débuté bien avant celle-ci, plus précisément à la fin du 19e siècle et au début du 20e. Ainsi, dans le parti allemand, Rosa Luxemburg avait livré bataille contre les théories révisionnistes de Bernstein qui justifiaient le réformisme. Officiellement le parti avait rejeté ces théories mais, quelques années plus tard, elle avait dû reprendre le combat non plus seulement contre la droite du parti mais aussi contre le centre représenté principalement par Kautsky dont le langage radical recouvrait en fait un abandon de la perspective de la révolution. En Russie, en 1903, les bolcheviks avaient engagé la lutte contre l'opportunisme au sein du parti social-démocrate, d'abord sur des questions d'organisation, ensuite à propos de la nature de la révolution russe de 1905 et de la politique qu'il fallait mener en son sein. Mais ces courants révolutionnaires au sein de l'Internationale socialiste étaient restés dans l'ensemble très faibles, même si les congrès des partis socialistes et de l'Internationale reprenaient souvent à leur compte leurs positions.
A l'heure de la vérité, les militants socialistes défendant des positions internationalistes et révolutionnaires se sont trouvés tragiquement isolés au point qu'à la conférence internationale contre la guerre qui s'est tenue en septembre 1915 à Zimmerwald, en Suisse, les délégués (parmi lesquels se trouvaient également des éléments du centre, hésitant entre les positions de la gauche et celles de la droite) auraient pu tenir dans quatre taxis, comme l'avait remarqué Trotsky. Ce terrible isolement ne les a pas empêchés de poursuivre le combat malgré la répression qui s'abat sur eux (en Allemagne, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les deux principaux dirigeants du groupe "Spartakus" qui défendait l'internationalisme, connaissaient la prison et l'enfermement en forteresse).
En fait, les terribles épreuves de la guerre, les massacres, les famines, l'exploitation féroce qui règne dans les usines à l'arrière vont commencer à dégriser les ouvriers qui en 1914 s'étaient laissé entraîner dans la boucherie "la fleur au fusil". Les discours sur la "civilisation" et la démocratie s'épuisent face à la barbarie sans nom dans laquelle plonge l'Europe et face à la répression de toute tentative de lutte ouvrière. Ainsi, à partir de février 1917, le prolétariat de Russie, qui avait déjà fait l'expérience d'une révolution en 1905, se soulève contre la guerre et contre la famine. Il vient concrétiser dans les faits et par ses actes les résolutions adoptées par les congrès de Stuttgart et de Bâle de l'Internationale socialiste. Lénine et les bolcheviks comprennent que l'heure de la révolution a sonné et ils engagent les ouvriers de Russie à ne pas se contenter de la chute du tsarisme et de la mise en place d'un gouvernement "démocratique". Ils doivent se préparer au renversement de la bourgeoisie et à la prise du pouvoir par les soviets (les conseils ouvriers) comme prélude à la révolution mondiale. C'est cette perspective qui se réalise effectivement en Russie en octobre 1917. Aussitôt, le nouveau pouvoir engage le prolétariat mondial à suivre son exemple afin de mettre fin à la guerre et de renverser le capitalisme. En quelque sorte, les bolcheviks, et avec eux tous les révolutionnaires des autres pays, appellent le prolétariat mondial à être présent à ce nouveau rendez-vous que l'histoire lui donne, après qu'il ait manqué celui de 1914.
L'exemple russe est effectivement suivi par la classe ouvrière d'autres pays, et particulièrement en Allemagne où, un an plus tard, le soulèvement des ouvriers et des soldats renverse le régime impérial de Guillaume II et contraint la bourgeoisie allemande à se retirer de la guerre mettant ainsi fin à plus de quatre années d'une barbarie comme l'humanité n'en avait jamais connue auparavant. Cependant, la bourgeoisie a retenu les leçons de sa défaite en Russie. Dans ce pays, le gouvernement provisoire qui s'est mis en place après la révolution de février 1917 a été incapable de satisfaire une des revendications essentielles des ouvriers, la paix. Pressé par ses alliées de l'Entente, France et Angleterre, il s'est maintenu dans la guerre ce qui a provoqué une chute rapide des illusions à son égard dans les masses ouvrières et parmi les soldats de même que leur radicalisation. Le renversement de la bourgeoisie, et non seulement du régime tsariste, leur apparaît comme le seul moyen de mettre fin à la boucherie. En Allemagne, en revanche, la bourgeoisie s'est empressée d'arrêter la guerre dès les premiers jours de la révolution. Elle présente le renversement du régime impérial et l'instauration d'une république comme la victoire décisive. Elle fait immédiatement appel au parti socialiste pour prendre les rênes du gouvernement, lequel reçoit son soutien du congrès des conseils ouvriers qui sont encore dominés par ces mêmes socialistes. Surtout ce nouveau gouvernement demande immédiatement l'armistice aux alliés de l'Entente, lesquels le lui accordent sans tarder. D'ailleurs, ces derniers ont tout fait pour lui permettre de faire face à la classe ouvrière. C'est ainsi que la France restitue rapidement à l'armée allemande 16 000 mitrailleuses qu'elle lui avait confisquées comme butin de guerre, des mitrailleuses qui vont êtres utiles par la suite pour écraser la classe ouvrière.
La bourgeoisie allemande, avec à sa tête le parti socialiste, va porter dès janvier 1919 un coup terrible au prolétariat. Elle met en oeuvre sciemment une provocation qui conduit aune insurrection prématurée des ouvriers de Berlin. L'insurrection est noyée dans le sang et les principaux dirigeants révolutionnaires, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht (et plus tard Léo Jogiches) sont assassinés. Malgré cela, la classe ouvrière allemande n'est pas définitivement écrasée. Jusqu'en 1923, elle mènera des tentatives révolutionnaires ([10] [235]). Cependant toutes ces tentatives seront défaites, comme les tentatives révolutionnaires ou les puissants mouvements de la classe ouvrière qui se produiront dans d'autres pays au cours de cette période (notamment en Hongrie en 1919 et en Italie la même année). ([11] [236])
En fait, l'échec du prolétariat en Allemagne signe la défaite de la révolution mondiale, laquelle connaîtra encore un soubresaut en Chine en 1927 lui aussi noyé dans le sang.
En même temps que se développe la vague révolutionnaire en Europe a été fondée à Moscou en mars 1919 l'Internationale communiste (IC), ou troisième internationale, regroupant les forces révolutionnaires de tous les pays. A sa fondation il n'existe que deux grands partis communistes, celui de Russie et celui d'Allemagne ; ce dernier s'est constitué quelques jours avant la défaite de janvier 1919. Cette internationale suscite la création dans tous les pays de partis communistes rejetant le chauvinisme, le réformisme et l'opportunisme qui avaient englouti les partis socialistes. Les partis communistes sont supposés constituer la direction de la révolution mondiale mais ils sont formés trop tard du fait des conditions historiques qui ont présidé à leur fondation. Lorsque l'Internationale est vraiment constituée, c'est-à-dire au moment de son 2e congrès en 1920, le plus fort de la vague révolutionnaire est déjà passé et le capitalisme se montre capable de reprendre la situation en main, tant sur le plan économique que politique. Surtout, la classe dominante a réussi à casser l'élan révolutionnaire en mettant fin au principal aliment de celui-ci, la guerre impérialiste. Avec l'échec de la vague révolutionnaire mondiale, les partis de l'Internationale communiste qui se sont formés contre la dégénérescence et la trahison des partis socialistes n'échappent pas à leur tour à la dégénérescence.
A la base de cette dégénérescence des partis communistes il y a plusieurs facteurs. Le premier est qu'ils ont accepté dans leurs rangs toute une série d'éléments qui étaient déjà "centristes" au sein des partis socialistes et qui ont quitté ces derniers et se sont reconvertis à la phrase révolutionnaire pour bénéficier de l'immense enthousiasme du prolétariat mondial pour la révolution russe. Un autre facteur, encore plus décisif est constitué par la dégénérescence du principal parti de cette internationale, celui qui a le plus d'autorité, le parti bolchevik, qui avait conduit la révolution d'Octobre et avait été le principal protagoniste de la fondation de l'Internationale. Ce parti, en effet, propulsé à la tête de l'Etat, est progressivement absorbé par ce dernier ; et du fait de l'isolement de la révolution, il se convertit de plus en plus en défenseur des intérêts de la Russie au détriment de son rôle de bastion de la révolution mondiale. De plus, comme il ne peut y avoir de "socialisme en un seul pays" et que l'abolition du capitalisme ne peut se réaliser qu'à l'échelle mondiale, l'Etat de la Russie se transforme progressivement en défenseur du capital national russe, un capital dont la bourgeoisie sera constituée principalement par la bureaucratie de l'Etat et donc du parti. De parti révolutionnaire, le parti bolchevik s'est donc progressivement converti en parti bourgeois et contre-révolutionnaire malgré la résistance d'un grand nombre de véritables communistes, tel Trotsky, qui veulent maintenir debout le drapeau de la révolution mondiale. C'est ainsi qu'en 1925, malgré l'opposition de Trotsky, le parti bolchevik adopte comme programme "la construction du socialisme en un seul pays", un programme promu par Staline et qui est une véritable trahison de l'internationalisme prolétarien, un programme qu'il va imposer en 1928 à l'Internationale communiste, ce qui signe l'arrêt de mort de celle-ci.
Par la suite, dans les différents pays, malgré les réactions et le combat de toute une série de fractions de gauche qui sont exclues les unes après les autres, les partis communistes sont passés au service de leur capital national. Après avoir été le fer de lance de la révolution mondiale, les partis communistes sont devenus le fer de lance de la contre-révolution ; la plus terrible contre-révolution de l'histoire.
Non seulement la classe ouvrière a manqué son second rendez-vous avec l'histoire mais elle va plonger dans la pire période qu'elle ait jamais connue. Comme le titre un livre de l'écrivain Victor Serge, "il est minuit dans le siècle".
Alors qu'en Russie, l'appareil du parti communiste est devenu la classe exploiteuse mais aussi l'instrument d'une répression et d'une oppression des masses ouvrières et paysannes sans commune mesure avec celles du passé, le rôle contre-révolutionnaire des partis communistes en dehors de la Russie s'est concrétisé au cours des années 30 par la préparation de l'embrigadement du prolétariat dans la seconde guerre mondiale, c'est-à-dire la réponse bourgeoise à la crise ouverte que connaît le capitalisme à partir de 1929.
Justement, cette crise ouverte, la terrible misère qui s'abat sur les masses ouvrières au cours des années 1930, auraient pu constituer un puissant facteur de radicalisation du prolétariat mondial et de prise de conscience de la nécessité de renverser le capitalisme. Mais le prolétariat va manquer ce troisième rendez-vous avec l'histoire.
En Allemagne, pays clé pour la révolution prolétarienne, où se trouve la classe ouvrière la plus concentrée et expérimentée du monde, celle-ci connaît une situation similaire à celle de la classe ouvrière de Russie. Comme cette dernière, la classe ouvrière allemande avait pris le chemin de la révolution et sa défaite par la suite en fut d'autant plus terrible. L'écrasement de la révolution allemande ne fut pas l'oeuvre des nazis mais des partis "démocratiques", en premier lieu du parti socialiste. Mais justement parce que le prolétariat a subi cette défaite, le parti nazi, qui à l'époque correspond le mieux aux nécessités politiques et économiques de la bourgeoisie allemande, peut parachever le travail de la gauche en anéantissant par la terreur toute velléité de lutte prolétarienne et en embrigadant par ce même moyen, principalement, les ouvriers dans la guerre.
Cependant, dans les pays d'Europe occidentale, là où le prolétariat n'a pas mené de révolution et n'a donc pas subi d'écrasement physique, les moyens de la terreur ne sont pas adaptés pour embrigader les ouvriers dans la guerre. Il faut à la bourgeoisie, pour parvenir à ce résultat, user de mystifications comme celles qui avaient servi en 1914 pour la première guerre mondiale. Et c'est dans cette tâche que les partis staliniens vont accomplir leur rôle bourgeois de façon exemplaire. Au nom de la défense de la "patrie socialiste" et de la démocratie contre le fascisme, ces partis vont dévoyer systématiquement les luttes ouvrières dans des impasses usant la combativité et le moral du prolétariat.
Ce moral a été fortement atteint par l'échec de la révolution mondiale au cours des années 1920. Après une période d'enthousiasme pour l'idée de la révolution communiste, beaucoup d'ouvriers se sont détournés de la perspective révolutionnaire. Un des facteurs de leur démoralisation est le constat que la société qui s'est instaurée en Russie n'est nullement un paradis, comme le présentent les partis staliniens, ce qui facilite leur récupération par les partis socialistes. Mais la plupart de ceux qui veulent encore croire en une perspective révolutionnaire sont tombés dans les nasses des partis staliniens qui affirment que celle-ci passe par la "défense de la patrie socialiste" et par la victoire contre le fascisme qui s'est établi en Italie et surtout en Allemagne.
Un des moments clé de ce dévoiement du prolétariat mondial est la guerre d'Espagne qui, loin de constituer une révolution, fait en réalité partie des préparatifs militaires, diplomatiques et politiques de la seconde guerre mondiale.
La solidarité que veulent témoigner les ouvriers du monde entier à leurs frères de classe en Espagne, qui s'e sont soulevés spontanément lors du putsch fasciste du 18 juillet 1936, est canalisée par l'enrôlement dans les brigades internationales (principalement dirigées par les staliniens), par la revendication des "armes pour l'Espagne" (en réalité pour le gouvernement bourgeois du "Frente popular") ainsi que par les mobilisations antifascistes qui permettent en fait l'embrigadement des ouvriers des pays "démocratiques" dans la guerre contre l'Allemagne.
A la veille de la première guerre mondiale, ce qui était censé constituer la grande force du prolétariat (de puissants syndicats et partis ouvriers) était en réalité l'expression la plus considérable de sa faiblesse. Le même scénario se renouvelle lors de la seconde guerre mondiale, même si les acteurs sont un peu différents. La grande force des partis "ouvriers" (les partis staliniens et aussi les partis socialistes, unis dans l'alliance antifasciste), les grandes "victoires" contre le fascisme en Europe occidentale, la prétendue "patrie socialiste" sont toutes des marques de la contre-révolution, d'une faiblesse sans précédent du prolétariat. Une faiblesse qui va le livrer pieds et mains liées à la seconde boucherie impérialiste.
La seconde guerre mondiale dépasse de loin en horreur la première. Ce nouveau degré dans la barbarie est la marque de la poursuite de l'enfoncement du capitalisme dans sa décadence. Pourtant, contrairement à ce qui s'était passé en 1917 et 1918, ce n'est pas le prolétariat qui y met fin. Elle se poursuit jusqu'à l'écrasement complet d'un des deux camps impérialistes. En réalité, le prolétariat n'est pas resté totalement sans réponse au cours de cette boucherie mondiale. Ainsi, dans l'Italie mussolinienne, se développe en 1943 un vaste mouvement de grèves dans le Nord industriel qui conduit les forces dirigeantes de la bourgeoisie à écarter Mussolini et à nommer à sa place un amiral pro-allié, Badoglio. De même, à la fin 1944 début 1945, se produisent dans plusieurs villes allemandes des mouvements de révolte contre la faim et la guerre. Mais il n'y a au cours de la seconde guerre mondiale rien de comparable à ce qui s'était passé au cours de la première. Et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu parce qu'avant de déclencher la seconde guerre mondiale, la bourgeoisie, instruite par l'expérience de la première, a pris soin d'écraser systématiquement le prolétariat, non seulement physiquement mais aussi et surtout idéologiquement. Une des expressions de cette différence est constituée par le fait que si les partis socialistes avaient trahi la classe ouvrière au moment de la première guerre mondiale, les partis communistes ont commis cette trahison bien avant le déclenchement de la seconde. Une des conséquences de ce fait, c'est qu'il ne subsiste plus en leur sein le moindre courant révolutionnaire, contrairement à ce qui s'était passé lors de la première guerre mondiale où la plupart des militants qui allaient constituer les partis communistes étaient déjà membres des partis socialistes. Dans cette terrible contre-révolution qui s'est abattue au cours des années 1930, les militants qui continuent de défendre des positions communistes sont une petite poignée et sont coupés de tout lien direct avec une classe ouvrière complètement soumise à l'idéologie bourgeoise. Il leur est impossible de développer un travail au sein des partis qui ont une influence dans la classe ouvrière, comme avaient pu le faire les révolutionnaires au cours de la première guerre mondiale, parce que non seulement ils ont été chassés de ces partis, mais parce qu'il n'existe plus le moindre souffle de vie prolétarienne dans ces partis. Ceux qui avaient maintenu des positions révolutionnaires lors de l'éclatement de la première guerre mondiale, tels Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, avaient pu rencontrer un écho croissant à leur propagande parmi les militants de la social-démocratie au fur et à mesure que la guerre chassait les illusions. Rien de tel pour les partis communistes : à partir du début des années 1930, ils deviennent un terrain totalement stérile pour l'éclosion d'une pensée prolétarienne et internationaliste. Au cours de la guerre, les quelques petits groupes révolutionnaires qui ont maintenu les principes internationalistes n'ont qu'un impact tout à fait insignifiant sur leur classe, laquelle s'est laissée complètement piéger par les idéologies anti-fascistes.
L'autre raison pour laquelle il n'y a pas le moindre surgissement prolétarien dans la seconde guerre impérialiste, c'est que la bourgeoisie mondiale, instruite par l'expérience de la fin de la première a pris soin de prévenir systématiquement de tels surgissements dans les pays vaincus, ceux justement où la bourgeoisie était la plus vulnérable. En Italie, par exemple, le moyen par lequel la classe dominante surmonte le soulèvement de 1943 consiste en un partage des tâches entre l'armée allemande, qui vient directement occuper le nord de l'Italie, en y rétablissant le pouvoir de Mussolini, et les alliés qui ont débarqué dans le Sud. Dans le Nord, ce sont les troupes allemandes qui rétablissent l'ordre avec la brutalité la plus extrême contraignant les ouvriers qui se sont mis le plus en avant lors des mouvements du début 1943, à se réfugier dans les maquis où, coupés de leurs bases de classe, ils deviennent des proies faciles de l'idéologie antifasciste et de la "libération nationale". En même temps, les alliés interrompent leur marche vers le Nord, en décidant qu'il faut laisser l'Italie "mijoter dans son jus" (suivant les mots de Churchill) afin de laisser le soin au "méchant", l'Allemagne, de faire le sale travail de la répression anti-ouvrière et de permettre aux forces démocratiques, particulièrement le parti stalinien, de prendre le contrôle idéologique de la classe ouvrière.
Cette tactique est appliquée également en Pologne où, alors que l'"Armée rouge" se trouve à quelques kilomètres de Varsovie, Staline laisse se développer sans aucun secours l'insurrection dans cette ville. L'armée allemande n'a plus qu'à procéder à un véritable bain de sang et à raser complètement la ville. Lorsque l'Armée rouge entre dans Varsovie, plusieurs mois plus tard, les ouvriers de cette ville, qui auraient pu lui poser des problèmes, ont été massacrés et désarmés.
En Allemagne même, les alliés se chargent d'écraser toute tentative de soulèvement ouvrier en procédant d'abord à une campagne abominable de bombardements sur les quartiers ouvriers (à Dresde, les 13 et 14 février 1945, les bombardements font plus de 250 000 morts, soit trois fois plus qu'à Hiroshima). De plus, les Alliés refusent toutes les tentatives d'armistice proposées par plusieurs secteurs de la bourgeoisie allemande et par des militaires de renom, comme le Maréchal Rommel et l'Amiral Canaris, chef des services secrets. Pour les vainqueurs, il est hors de question de laisser l'Allemagne entre les mains de la seule bourgeoisie de ce pays, même aux secteurs anti-nazis de celle-ci. L'expérience de 1918, où le gouvernement qui avait pris la relève du régime impérial avait éprouvé les plus grandes difficultés à rétablir l'ordre, est encore dans la tête des hommes politiques bourgeois. Aussi décident-ils que les vainqueurs doivent prendre directement en main l'administration de l'Allemagne vaincue et occuper militairement chaque pouce de son territoire. Le prolétariat d'Allemagne, ce géant qui, pendant des décennies, avait été le phare du prolétariat mondial et qui, entre 1918 et 1923 a fait trembler le monde capitaliste, est maintenant prostré, accablé, éparpillé en une multitude de pauvres hères parcourant les décombres pour retrouver leurs morts ou quelque objet familier, soumis à la bienveillance des "vainqueurs" pour manger et survivre. Dans les pays vainqueurs, beaucoup d'ouvriers sont entrés dans la Résistance avec l'illusion, propagée par les partis staliniens, que la lutte armée contre le nazisme était le prélude au renversement de la bourgeoisie. En réalité, dans les pays qui sont sous la domination de l'URSS, ces ouvriers sont conduits à soutenir la mise en place de régimes staliniens (comme lors du coup de Prague, en 1948), des régimes qui, une fois consolidés, vont s'empresser de désarmer les ouvriers et d'exercer sur eux la plus brutale des terreurs. Dans les pays dominés par les Etats-Unis, tels la France ou l'Italie, les partis staliniens au gouvernement demandent aux ouvriers de rendre leurs armes puisque, la tâche de l'heure n'est pas la révolution, mais la "reconstruction nationale".
Ainsi, partout dans une Europe qui n'est plus qu'un immense champ de ruines, où des centaines de millions de prolétaires subissent des conditions de vie et d'exploitation bien pires encore qu'au moment de la première guerre mondiale, où la famine rôde en permanence, où plus que jamais le capitalisme étale sa barbarie, la classe ouvrière ne trouve pas la force d'engager le moindre combat d'importance contre la domination capitaliste. La première guerre mondiale avait gagné des millions d'ouvriers à l'internationalisme, la seconde les a jetés dans les bas fonds du plus abject chauvinisme, de la chasse aux "boches" et aux "collabos".
Le prolétariat a touché le fond. Ce qu'on lui présente, et qu'il interprète, comme sa grande "victoire", le triomphe de la démocratie contre le fascisme, constitue sa défaite historique la plus totale. Le sentiment de victoire qu'il éprouve, la croyance que cette "victoire" entraîne dans les "vertus sacrées" de la démocratie bourgeoise, cette même démocratie qui l'a conduit dans deux boucheries impérialistes et qui a écrasé sa révolution au début des années 1920, l'euphorie qui le submerge, sont les meilleurs garants de l'ordre capitaliste. Et pendant la période de reconstruction, celle du "boom" économique de l'après guerre, l'amélioration momentanée de ses conditions de vie ne lui permet pas de mesurer la défaite véritable qu'il a subie.
Une nouvelle fois, le prolétariat a manqué un rendez-vous avec l'histoire. Mais cette fois-ci, ce n'est pas parce qu'il est arrivé tard ou mal préparé : il a carrément été absent de la scène historique.
Nous verrons, dans la seconde partie de cet article comment il a réussi à revenir sur cette scène, mais combien son chemin est encore long.
Fabienne.
[1] [237] Pour une présentation de Bordiga voir notre article de Débat avec le BIPR dans ce numéro.
[2] [238] Karl Marx, Oeuvres, Economie 1, Bibliothèque de la Pléiade, pages 161 -162.
[3] [239] Ibid. page 173. Cette phrase du Manifeste communiste est d'ailleurs reprise dans le livre I du Capital (le seul publié du vivant de Marx) auquel elle sert de conclusion humaine sont toujours présentes, comme continuent d'être présents les antagonismes entre Etats qui pourraient un jour aboutir à l'emploi de ces armes.
[4] [240] Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Editions sociales
[5] [241] Rosa Luxemburg, "L'ordre règne à Berlin", Oeuvres II, Petite collection Maspero, pages 134-135.
[6] [242] Le Manifeste communiste, Karl Marx, Oeuvres, Economie 7, Bibliothèque de la Pléiade, pages 162-163
[7] [243] Lénine décrit de façon saisissante les conditions de la révolution : "Quelles sont d'une façon générale, les indices d'une situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que voici :
[8] [244] Passage cité dans la "Résolution sur la position envers les courants socialistes et la conférence de Berne", in Premier congrès de l'Internationale communiste", EDI.
[9] [245] Rosa Luxemburg exprimait clairement cette idée quand elle écrivait : "En Allemagne, pendant quatre décennies, nous n'avons connu sur le plan parlementaire que des «victoires» ; nous volions littéralement de victoire en victoire. Et quel a été le résultat lors de la grande épreuve historique du 4 août 1914 : une défaite morale et politique écrasante, un effondrement inouï, une banqueroute sans exemple." (Oeuvres II, Ecrits politiques 1917-18, Petite collection Maspéro)
[10] [246] Voir notre série d'articles sur la révolution allemande dans la Revue internationale entre les numéros 81 et 99.
[11] [247] Voir notre article "Enseignements de 1917-23 : la première vague révolutionnaire du prolétariat mondial" dans la Revue internationale n° 80,1er trimestre 1995.
Ainsi donc, si l'on en croit les médias de la bourgeoisie, et notamment les images rapportées par toutes les télévisions des prétendues grandes démocraties, nous assistons depuis deux jours, à Belgrade, à un événement historique majeur : "une révolution démocratique pacifique" accomplie par le peuple serbe et la chute de Milosevic, c'est-à-dire la fin de "la dernière dictature national-communiste d'Europe". Tout va ainsi pour le mieux, dans le meilleur des mondes capitalistes ! Et cet "événement historique" est encensé, salué par tous les chefs d'Etat et autres dirigeants des grands puissances "démocratiques", ceux-là mêmes qui avaient, l'an dernier seulement, déchaîné la guerre, avec ses destructions massives et ses massacres, en multipliant les bombardements sur le Kosovo et la Serbie. C'était bien sûr, on s'en souvient encore, au nom de la nécessaire "ing&eacure "ingérence humanitaire" qui devait empêcher Milosevic et ses chiens sanglants de continuer à perpétrer leurs terribles exactions au Kosovo.
Immédiatement, notre organisation avait répondu à tous ces hypocrites et les avait dénoncés en tant que "pompiers pyromanes" en rappelant leurs responsabilités, à tous, dans le déchaînement de la barbarie particulièrement dans cette région du monde : "Les politiciens et les médias des pays de l'OTAN nous présentent la guerre actuelle comme une action de "défense des droits de l'homme" contre un régime particulièrement odieux, responsable, entre autres méfaits, de la "purification ethnique" qui a ensanglanté l'ex-Yougoslavie depuis 1991. En réalité, les puissances "démocratiques" n'ont rien à faire du sort de la population du Kosovo, tout comme elles se moquaient royalement du sort des populations kurdes et chiites en Irak qu'elles ont laissé massacrer par les troupes de Saddam Hussein après la guerre du Golfe. Les souffrances des populations civiles persécut&eaes persécutées par tel ou tel dictateur ont toujours été le prétexte permettant aux grandes "démocraties" de déchaîner la guerre au nom d'une "juste cause"." (Revue Internationale n°97).
Un peu plus tard, nous insistions : "Qui, sinon les grandes puissances impérialistes durant ces dix ans, ont permis aux pires cliques et mafias nationalistes croates, serbes, bosniaques, et maintenant kosovars, de déchaîner leur hystérie nationaliste sanglante et l'épuration ethnique généralisée dans un processus infernal ? Qui, sinon l'Allemagne, a poussé à l'indépendance unilatérale de la Slovénie et de la Croatie, autorisant et précipitant les déferlements nationalistes dans les Balkans, aux massacres et à l'exil des populations serbes puis bosniaques ? Qui, sinon la Grande-Bretagne et la France, ont cautionné la répression, les massacres des populations croates et bosniaques et l'épuration ethnique de Milosevic et des nationalistes grand-serbes ? Qui, sinon les Etats-Unis, ont soutenu puis équipé les diff&eaccute; les différentes bandes armées en fonction du positionnement de leurs rivaux à tel ou tel moment ? L'hypocrisie et la duplicité des démocraties occidentales "alliées" sont sans borne quand celles-ci justifient les bombardements par "l'ingérence humanitaire"." (Revue internationale n° 98)
Si, aujourd'hui, tous ces grands gangsters impérialistes n'ont pas de mots pour saluer "le réveil" du peuple serbe qui a, selon eux, "le courage et la fierté" de se débarrasser d'un dictateur sanguinaire, à travers leur discours trompeurs, ils veulent surtout faire croire que les événements actuels sont la justification parfaite de leurs bombardements meurtriers de l'an dernier. Le Monde, cet éminent porte-parole de la classe dominante en France, l'affirme sans détours : "... en décidant tardivement d'affronter militairement le pouvoir serbe, l'Europe et les Etats-Unis auront sans conteste affaibli et isolé un peu plus de son peuple le maître de Belgrade." Les prétendues grandes démocraties n'ont-elles pas eu raison, et n'auront-elles past n'auront-elles pas raison à l'avenir, d'intervenir par la force au nom de l'indispensable "ingérence humanitaire" ? Sous couvert de "défendre les droits de l'homme dans le monde", elles veulent ainsi pouvoir avoir les mains libres pour en découdre entre elles et, de ce fait, multiplier les massacres et les destructions. De ce point de vue, ce qui se passe actuellement à Belgrade (sans oublier l'utilisation qui en est fait idéologiquement) est déjà un succès pour la bourgeoisie.
Un autre plan sur lequel la classe dominante a encore cherché à marquer des points, c'est celui de "la démocratie" et de sa prétendue "marche triomphale" contre toutes les formes de dictatures. Selon elle, les heures "historiques" que nous vivons n'en sont-elles pas une manifestation éclatante ? Mais ce battage est d'autant plus efficace aujourd'hui que les médias bourgeois se font fort de souligner que, parmi les principaux responsables de la chute de Milosevic, parmi les grands promoteurs de la victoire de la démocratie, il y a la classe ouvrière serbe qui a répondu à l'appel "à la d&eaquot;à la désobéissance civile" lancé par le vainqueur des élections, Kostunica, ce grand bourgeois nationaliste, longtemps complice en Bosnie du sanguinaire Karadjic et qu'on nous présente maintenant comme un grand pourfendeur de dictature. Une place de choix est effectivement faite, dans les colonnes de la presse bourgeoise, à ces secteurs ouvriers qui, comme les mineurs de Kolubara, ont développé des grèves pour défendre la "cause démocratique". Si la classe dominante internationale a un souhait profond c'est que cet exemple puisse s'exporter partout dans le monde et particulièrement dans les grands centres ouvriers des pays du coeur du capitalisme.
En ce moment, tout le monde n'a que le mot "révolution" à la bouche pour caractériser la situation à Belgrade mais il ne s'agit en réalité que d'une révolution de dupes. La victoire de la "démocratie", c'est-à-dire des forces bourgeoises qui la représentent, n'est qu'une victoire de la classe capitaliste mais en aucun cas celle du prolétariat.
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Pour les ouvriers les plus jeunes, le rappel des événements de Pologne en 1980-81 peut se présenter comme la révélation d'un passé récent quand la classe ouvrière montrait clairement qu'elle était une force avec laquelle la société capitaliste devait compter. Pour les ouvriers plus âgés qui sont peut-être devenus plus sceptiques, un rappel des potentialités de la classe ouvrière devrait agir comme antidote aux mensonges empoisonnés actuels sur la "globalisation", les miracles de la "nouvelle économie" et la prétendue fin de la lutte de classe.
Les luttes de Pologne 1980 ont apporté de nombreux enseignements au prolétariat mondial, et nous reviendrons sur quelques uns d'entre eux à la fin de cet article. Mais un des enseignements qui s'est imposé à cette époque, et qui aujourd'hui est totalement occulté par les campagnes idéologiques de la bourgeoisie, c'est que les luttes que menaient les ouvriers dans les prétendus "pays socialistes" étaient fondamentalement de même nature que les luttes que menaient les ouvriers dans les pays occidentaux, ouvertement capitalistes. En ce senslistes. En ce sens, elles mettaient en évidence que dans les pays de l'Est, la classe ouvrière était exploitée au même titre que dans les pays capitalistes, ce qui revenait à constater que, de son point de vue, le "socialisme réel" était réellement du capitalisme. En fait, cet enseignement n'était pas réellement nouveau. Les révolutionnaires n'avaient pas attendu 1980 pour identifier comme capitalistes les régimes auto-proclamés socialistes. Depuis des décennies, avant même la constitution des "démocraties populaires", ils avaient clairement dit que la prétendue "patrie socialiste" russe chère aux staliniens n'était pas autre chose qu'un pays capitaliste et impérialiste. dans laquelle les ouvriers subissaient une exploitation féroce au bénéfice d'une classe bourgeoise recrutée dans l'appareil du parti "communiste". Aussi, ils n'avaient pas été surpris lorsqu'en 1953, les ouvriers de Berlin Est s'étaient soulevés contre le régime de l'Allemagne "socialiste", lorsqu'en 1956 les ouvriers de Pologne, et surtout de Hongrie, s'étaient révoltés contre l'Etat "socialiste", allant m&ecuot;, allant même dans ce dernier pays jusqu'à s'organiser en conseils ouvriers avant d'être massacrés par les chars de l'Armée "rouge". En réalité, les combats de Pologne 1980 avaient été préparés par toute une série de luttes ouvrières dans ce pays, des luttes que nous allons rappeler brièvement.
Les luttes en Pologne avant 1980
En juin 1956 il se produit une série de grèves en Pologne qui culmine par une grève insurrectionnelle à Poznan qui sera écrasée par l'armée. Lorsque d'autres grèves se produisent ensuite ainsi que de nombreuses manifestations et de multiples affrontements avec la police dans beaucoup d'endroits du pays, l'Etat polonais ne peut plus compter uniquement sur la répression brutale. C'est avec la nomination d'un nouveau dirigeant "réformiste", Gomulka, que la classe dominante se rend capable de contrôler la situation avec un stratégie nationaliste qui empêche toute possibilité de liaison avec la lutte qui se avec la lutte qui se déroule au même moment en Hongrie.
Durant l'hiver 1970-71, les ouvriers répondent massivement à une hausse brutale des prix de 30 % et plus. En même temps que les grèves, se déroulent des affrontements avec les forces de sécurité et des attaques contre les sièges du Parti stalinien. Malgré la répression de l'Etat, le gouvernement est débordé par l'extension du mouvement des ouvriers et les hausses de prix sont annulées. Pendant les grèves Gomulka est remplacé par Gierek, mais sans que cela n'enraye le cours des luttes ouvrières. En juin 1976, en réponse aux premières hausses de prix depuis 1970, il se produit des grèves et des affrontements avec les forces de sécurité. Les hausses de prix sont annulées, mais la répression de l'Etat entre en action avec des licenciements massifs et des centaines d'arrestations d'ouvriers.
Avec l'expérience de telles luttes, il n'est pas surprenant que les ouvriers aient pu faire preuve d'une intelligence remarquable des nécessités et des moyens de leur lutte lorsqu'il se lancent dans le mouvement de 1980.
L'échelle massive des luttes de 1980
Pour se faire une idée de pourquoi les grèves de Pologne ont eu un tel écho à l'époque, pour comprendre pourquoi le CCI a publié immédiatement un tract international sur les leçons du mouvement, et pourquoi c'est une expérience internationale de la classe ouvrière qui mérite encore toute l'attention deux décennies plus tard, il est nécessaire de donner un aperçu de ce qui s'est passé. Ce qui suit est en partie basé sur un article paru dans la Revue internationale n° 23 (bien que ce ne soit pas le seul numéro sur ces événements, puisque toutes les numéros 23 à 29 de la Revue internationale tirent des leçons du mouvement).
"Le 1er juillet 1980, à la suite de fortes augmentation sur les prix de la viande [jusqu'à 60 %], des grèves éclatent à Ursus (banlieue de Varsovie) dans l'usine de tracteurs qui s'était trouvée au coeur de la coute;e au coeur de la confrontation avec le pouvoir en juin 1976, ainsi qu'à Tcsew [dans une usine de pièces d'automobiles] dans la région de Gdansk [dans une usine de peinture et une usine pétro-chimique]. A Ursus, les ouvriers s'organisent en assemblées générales, rédigent un cahier de revendications, élisent un comité de grève. Ils résistent aux menaces de licenciements et de répression et vont débrayer à de nombreuses reprises pour soutenir le mouvement.
Entre le 3 et le 10 juillet, l'agitation se poursuit à Varsovie (usines de matériel électrique, imprimerie), à l'usine d'aviation de Swidnick, [20 000 ouvriers à] l'usine d'automobiles de Zeran, à Lodz, à Gdansk. Un peu partout, les ouvriers forment des comités de grève. Leurs revendications portent sur des augmentations de salaires et l'annulation de la de la hausse des prix. Le gouvernement promet des augmentations : 10 % d'augmentation en moyenne (souvent : 20 %) accordées généralement plus aux grévistes qu'aux non grévistes afin de calmer (!) le mouvement.
A la mi-juillet, la gr&egrai-juillet, la grève gagne Lublin. Les cheminots, les transports puis l'ensemble des industries de cette ville arrêtent le travail. Les revendications : élections libres aux syndicats, sécurité garantie aux grévistes, maintien de la police hors des usines, et des augmentations de salaires. [Il est demandé à des unités militaires d'assurer les fournitures d nourriture à la ville.]
Le travail reprend dans certaines régions mais des grèves éclatent ailleurs. Krasnik, l'aciérie Skolawa Wola [qui emploie 30 000 ouvriers], la ville de Chelm (près de la frontière russe), [Ostrow-Wielkopolski, 20 000 ouvriers d'une usine d'hélicoptères à] Wroclaw sont touchées [en même temps qu'une centaine d'autres grèves] durant le mois de juillet par la grève. Le département K1 du chantier naval de Gdansk a débrayé, également le complexe sidérurgique de Huta-Varsovie. Partout les autorités cèdent et accordent des augmentations de salaires. Selon le "Financial Times", le gouvernement a établi au cours du mois de juillet un fond de quatre milliards de zlotys pour payer ces augmentatiopayer ces augmentations. Des agences officielles sont priées de rendre disponibles immédiatement de la "bonne" viande pour les usines qui débrayent. Vers la fin juillet, le mouvement semble refluer ; le gouvernement pense avoir stoppé le mouvement en négociant au coup par coup, usine par usine. Il se trompe.
L'explosion ne fait que couver comme le montre début août la grève des éboueurs de Varsovie (qui a duré une semaine). Le 14 août, le renvoi d'une militante des Syndicats libres provoque l'explosion d'une grève [de 17 000 ouvriers] au chantier Lénine à Gdansk. L'assemblée générale dresse une liste de 11 revendications ; les propositions sont écoutées, discutées, votées. L'assemblée décide l'élection d'un comité de grève mandaté sur les revendications : y figurent la réintégration des militants, l'augmentation des allocations sociales, l'augmentation des salaires de 2000 zlotys (salaire moyen : 3000 à 4000 zlotys), la dissolution des syndicats officiels, la suppression des privilèges de la police et des bureaucrates, la construction d'un monument en l'honneur des ment en l'honneur des ouvriers tués par la milice en 1970, la publication immédiate des informations sur la grève. La direction cède sur la réintégration de Anna Walentynowisz et de Lech Walesa ainsi que sur la proposition de faire construire un monument. Le comité de grève rend compte de son mandat devant les ouvriers l'après-midi et les informe sur les réponses de la direction. L'assemblée décide la formation d'une milice ouvrière ; l'alcool est saisi. Une seconde négociation avec la direction reprend. Les ouvriers installent un système de sonorisation pour que toutes les discussions puissent être entendues. Mais bientôt on installe un système qui permet aux ouvriers réunis en assemblée de se faire entendre dans la salle des négociations. Pendant la plus grande partie de la grève, et ce jusqu'au dernier jour avant la signature du compromis, des milliers d'ouvriers interviennent du dehors pour exhorter, approuver ou renier les discussions du comité de grève. Tous les ouvriers licenciés du chantier naval depuis 1970 peuvent revenir à leurs postes. La direction cède sur les augmentations de salaires et garantit la sécurité aux grévistes.
Le 15 août, la grève générale [de plus de 50 000 ouvriers] paralyse la région de Gdansk. Les chantiers navals "La Commune de Paris" à Gdynia débrayent. Les ouvriers occupent les lieux et obtiennent 2100 zlotys d'augmentation immédiatement. Ils refusent cependant de reprendre le travail car "Gdansk doit gagner aussi". Le mouvement à Gdansk a eu un moment de flottement : des délégués d'atelier hésitent à aller plus loin et veulent accepter les propositions de la direction. Des ouvriers venus d'autres usines de Gdansk et de Gdynia les convainquent de maintenir la solidarité. On demande l'élection de nouveaux délégués plus à même d'exprimer le sentiment général. Les ouvriers venus de partout forment à Gdansk un comité inter-entreprise [le MKS] dans la nuit du 15 août et élaborent un cahier de 21 revendications.
Le comité de grève compte 400 membres, 2 représentants par usine ; ce nombre atteindra 800 à 1000 quelques jours plus tard. Des délégations font le va et vient entre leurs entreprises et le comitntreprises et le comité de grève central, utilisant parfois des cassettes pour rendre compte de la discussion. Les comités de grève dans chaque usine se chargent de revendications spécifiques, l'ensemble se coordonne. Le comité d'usine des chantiers Lénine comporte 12 ouvriers, un par atelier, élus à main levée après débat. Deux sont envoyés au comité de grève central inter-entreprise et rendent compte de tout ce qui se passe 2 fois par jour.
Le 16 août, toutes les communications téléphoniques avec Gdask sont coupées par le gouvernement. Le comité de grève nomme un Présidium où prédominent des partisans des syndicats libres et des oppositionnnels. Les 21 revendications diffusées le 16 août commencent avec un appel pour la reconnaissance des syndicats libres et indépendants et du droit de grève. Et ce qui était le point 2 des 21 revendications est passé à la 7e place : 2000 zlotys pour tous.
[Le 17 août, la radio locale de Gdansk rapport que le "climat des discussions dans certaines usines est devenu alarmanes est devenu alarmant".]
Le 18 août dans la région de Gdansk-Gdynia-Sopot, 75 entreprises sont paralysées. Il y a environ 10 000 grévistes ; on signale des mouvements à Szczecin et à Tarnow à 80 kilomètres au sud de Cracovie. Le comité de grève organise le ravitaillement : des entreprises d'électricité et d'alimentation travaillent à la demande du comité de grève. Les négociations piétinent, le gouvernement se refuse à parler avec le comité inter-entreprise. Les jours suivants, viennent des nouvelles de grèves à Elblag, à Tczew, à Kolobrzeg et dans d'autres villes. On estime que 300 000 ouvriers sont en grève [y inclus 120 000dans la région de Gdansk dans plus de 250 usines. Le 22 août plus de 150 000 ouvriers de la région de Gdansk, 30 000 à Szczecin, sont en grève]. Le bulletin du comité de grève du chantier Lénine Solidarité est quotidien ; des ouvriers de l'imprimerie aident à publier des tracts et des publications. [Les publications staliniennes parlent d'un "danger de déstabilisation politique et sociale permanenteet sociale permanente"]
Le 26 août, les ouvriers réagissent avec prudence aux promesses du gouvernement, restent indifférents aux discours de Gierek. Ils refusent de négocier tant que les lignes téléphoniques sont coupées à Gdansk.
Le 27 août, des "laissez-passer" pour Gdansk venant du gouvernement à Varsovie sont donnés aux dissidents pour se rendre auprès des grévistes en tant qu' "experts", pour calmer ce monde à l'envers. Le gouvernement accepte de négocier avec le président du comité de grève central et reconnaît le droit de grève. Des négociations parallèles ont lieu à Szczecin à la frontière de la RDA. Le cardinal Wyszynski lance un appel à l'arrêt de la grève ; des extraits passent à la télévision. Les grévistes envoient des délégations à l'intérieur du pays pour chercher la solidarité.
Le 28 août, les grèves s'étendent, elles touchent les usines de cuivre et de charbon en Silésie dont les ouvriers ont le niveau de vie ont le niveau de vie le plus élevé du pays. Les mineurs, avant même de discuter de la grève, et d'établir des revendication précises, déclarent qu'ils cesseront le travail immédiatement "si on touche à Gdansk". Ils se mettent en grève "pour les revendications de Gdansk". Trente usines sont en grève à Wroclaw, à Poznan (les usines qui ont commencé le mouvement en 1956), aux aciéries de Nowa Huta et à Rzeszois, la grève se développe. Des comités inter-entreprise se forment par région. Ursus envoi des délégués à Gdansk. Au moment de l'apogée de la généralisation, Walesa déclare : "Nous ne voulons pas que les grèves s'étendent parce qu'elles pousseraient le pays au bord de l'effondrement. Nous avons besoin du calme pour conduire les négociations." Les négociations entre le Présidium et le gouvernement deviennent privées ; la sonorisation est de plus "en panne" aux chantiers. Le 29 août les discussions techniques entre le Présidium et le gouvernement aboutissent à un compromis : les ouvriers auront des syndicats libres à condition qu'ils acceptent ls acceptent :
1. le rôle suprême du parti dirigeant ;
2. la nécessité de soutenir l'appartenance de l'Etat polonais au bloc de l'est ;
3. que le syndicat libre ne joue pas un rôle politique.
L'accord est signé le 31 août à Szczecin et à Gdansk. Le gouvernement reconnaît des syndicats autogérés comme dit son porte-parole : "la nation et l'Etat ont besoin d'une classe ouvrière bien organisée et consciente". Deux jours après les 15 membres du Présidium donnent leur démission aux entreprises où ils travaillent et deviennent des permanents des nouveaux syndicats. Ensuite, ils seront obligés de nuancer leurs positions, des salaires de 8000 zlotys ayant été annoncés pour eux ; cette information a été démentie par la suite face au mécontentement des ouvriers.
Il avait fallu plusieurs jours pour que ces accords puissent être signés. Des déclarations d'ouvriers de Gdansk les montrent moroses, méfiants, d&eac méfiants, déçus. Certains en apprenant que l'accord ne leur apporte que la moitié des augmentations déjà obtenues le 15 août crient : "Walesa tu nous as vendus". Beaucoup d'ouvriers ne sont pas d'acord avec le point reconnaissant le rôle du parti et de l'Etat.
La grève des mines de charbon de la Haute Silésie et des mines de cuivre dure jusqu'au 3 septembre pour que les accords de Gdansk s'étendent à tout le pays. Pendant le mois de septembre les grèves continuent : à Kielce, à Bialystok, parmi les ouvrières de la filature de coton, dans le textile, dans les mines de sel en Silésie, dans les transports à Katowice." A la mi-octobre 1980 on estima que les grèves avaient touché plus de 4800 entreprises dans toute la Pologne.
Bien que les plus hauts moments de la grève de masse se soient produits en août 1980, la classe ouvrière a gardé l'initiative contre les premières réponses incohérentes de la bourgeoisie polonaise pendant plusieurs mois, jusqu'au début 1981. Malgré les accords signés à Gdansk, les luttes ouvrières se poursuivent, avec occ poursuivent, avec occupations d'usines, grèves et manifestations. Les revendications ouvrières se développent, les revendications économiques s'amplifient en profondeur et en étendue et les revendications politiques deviennent de plus en plus radicales. En novembre 1980, par exemple, les revendications des mouvements qui se déroulent autour de la région de Varsovie portent sur le contrôle de la police, de l'armée, des milices et des procureurs. De telles revendications pour la limitation de l'appareil répressif du gouvernement capitaliste ne peuvent être tolérées nulle part dans le monde car elles mettent en question la véritable force qui garantit la dictature de la bourgeoisie.
Au niveau économique, on assiste à des occupations des administrations du gouvernement en protestation contre le rationnement de viande. Ailleurs, se produisent des grèves et des protestations contre la ration de viande allouée pour la période de Noël. Solidarnosc se prononce explicitement contre ces actions puisqu'il fait campagne depuis quelque temps pour l'introduction du rationnement de la viande.
La coopération impérialiste et la fin du mouvement
Confrontée à ces luttes, la réponse de la classe dominante en Pologne a été particulièrement faible. Du fait de l'extension du mouvement des ouvriers, elle ne peut pas prendre le risque de recourir à la répression directe dès le début. Cela ne veut pas dire que la menace de répression n'est pas utilisée constamment par Solidarnosc comme raison pour interrompre la lutte. La menace ne vient pas seulement de l'Etat polonais mais aussi des forces de l'impérialisme russe. Elles sont préoccupées à juste raison par la possibilité que ce mouvement n'inspire des luttes dans les pays voisins. La menace d'intervention prend une forme concrète quand, en novembre 1980, sont publiés des rapports sur des concentrations de forces du Pacte de Varsovie se regroupant aux frontières polonaises. Même si les dirigeants des Etats-Unis et de l'Europe de l'Ouest font les avertissements d'usage contre une intervention russe en Pologne, comme ils l'avaient fait en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968, ces avertissements sont des paroles cnts sont des paroles creuses. Joseph Luns, à l'époque secrétaire général de l'OTAN, avait déjà dit, en octobre 1980, que des représailles militaires contre une invasion russe étaient improbables. Quand on en arrive à un niveau de lutte de classe comme en Pologne, les ennemis impérialistes n'ont aucune divergence dans leur volonté de retour à l'ordre social et d'écrasement des luttes ouvrières. En réalité, les avertissements occidentaux ont un objectif bien précis : ils visent à créer parmi les ouvriers polonais un sentiment de peur face à l'éventualité d'une intervention des chars russes. Il connaissent ce qui s'est passé en Hongrie en 1956 où ces chars ont fait des milliers de morts. Cependant le mouvement de luttes se poursuit.
Le 10 janvier 1981, alors que Solidarnosc discute de la question du travail du samedi avec le gouvernement, 3 millions d'ouvriers ne retournèrent pas au travail et l'industrie lourde est mise en état d'alerte. En cette occasion, Lech Walesa appelle à la non-confrontation avec le gouvernement.
En janvier et février 1981, se déroulent des grèves demands grèves demandant le remplacement d'officiels corrompus. La région du sud est paralysée par une grève générale prolongée de 200 000 ouvriers dans quelques 120 entreprises. Il y avait des grèves à Bydgoszcz, Gdansk, Czestochowa, Kutno, Poznan, Legnica, Kielce. "Nous voulons arrêter ces grèves anti-corruption. Sinon, tout le pays devra se mettre en grève" déclare un des leaders de Solidarnosc. Le 9 février, à Jelenia Gora (à l'ouest de la Pologne), se déclenche une grève générale de 300 000 ouvriers dans 450 entreprises exigeant qu'un sanatorium du gouvernement réservé aux bureaucrates soit transformé en hôpital. Il y a d'autres actions par la suite à Kalisz, Suwalki, Katowice, Radom, Nowy Sacs, Szczecin et Lublin - toutes ont lieu après que Jaruzelski ait été nommé Premier ministre et que Solidarnosc ait répondu avec enthousiasme à sa proposition de gel des luttes pour une période de 90 jours.
Le remplacement de Kania par Jaruzelski en février 1981, tout comme le remplacement antérieur de Gierek par Kania en septembre 1980 constituent des réorientations impacute;orientations importantes pour la bourgeoisie polonaise. Mais, par elles-mêmes, elles ne permettent pas d'apaiser les luttes des ouvriers. Ces derniers ont déjà assisté aux aller-retour au pouvoir de Gomulka et ils savent qu'un changement au sommet ne modifiera pas les politiques de l'Etat.
En mars se profile la menace d'une grève générale nationale en réponse à la violence de la police à Bydgoszcz. Finalement, Solidarnosc retire son appel après un accord avec le gouvernement. Le syndicat reconnait qu'"il y avait quelque justification à l'intervention de la police à Bydgoszcz à cause du climat de tension dans la ville." Dans la période qui suit Bydgoszcz, sept commissions gouvernement-syndicat sont mises en place pour institutionnaliser officiellement la collaboration entre le gouvernement et Solidarnosc.
Cependant, les luttes ne sont pas terminées. A la mi-juillet 1981, des augmentations de prix de 400 % sont annoncées en même temps que des réductions des rations de viande pour août et septembre. Grèves et manifestations de la faim reprennent. Solidarnosc appelle à la fin des protestations. Beaucoup d'autres questcoup d'autres questions sont également soulevées - la corruption, la répression tout comme le rationnement. A la fin septembre, les deux tiers des provinces de la Pologne étaient affectés. La vague de grève continue à se développer encore à la mi-octobre 1981.
Bien que les annonces estivales du gouvernement aient été clairement menaçantes, ce n'est que le 13 décembre 1981 que le serrage de vis du pouvoir militaire est entrepris. L'Etat disposait de 300 000 soldats et de 100 000 policiers. Mais ce n'est que 17 mois après le début du mouvement que la classe dominante polonaise se sent suffisamment en confiance pour attaquer physiquement les grèves ouvrières, les occupations et les manifestations. Cette confiance lui vient du constat de l'efficacité du travail réalisé parSolidarnosc pour saper petit à petit la capacité de la classe ouvrière à lutter.
Solidarnosc contre les luttes ouvrières
La force du mouvement repose surdu mouvement repose sur le fait que les ouvriers ont pris la lutte en main et l'ont étendue rapidement au-delà des limites des entreprises particulières. Etendre les luttes au-delà des entreprises, tenir des assemblées et s'assurer que les délégués puissent être changés à tout moment, a contribué à la puissance du mouvement. Cela peut être attribué en partie au fait que les ouvriers n'avaient pas confiance dans les syndicats officiels qui étaient identifiés comme des organes corrompus de l'Etat. Cependant, alors que ce fait contribuait à la force du mouvement, il a aussi entraîné chez les ouvriers une importante vulnérabilité vis-à-vis de la propagande sur les syndicats "libres" et "indépendants".
Divers groupes dissidents avaient défendu durant des années l'idée de syndicats "libres" comme une alternative à ceux qui existaient et qui étaient clairement identifiés comme une partie de l'Etat. De telles idées sur les syndicats "libres" sont venues au premier plan particulièrement au moment les plus intenses de la lutte ouvrière. Août 1980 n'est pas une exception'est pas une exception. Depuis le début, quand les travailleurs luttaient contre les attaques sur leurs conditions de vie et de travail, il y avait des voix pour insister sur la nécessité de syndicats "indépendants".
Les actions de Solidarnosc en 1980 et 1981 ont démontré que, même si ils sont formellement séparés de l'Etat capitaliste, de nouveaux syndicats, partis de zéro, avec des millions de membres déterminés et jouissant de la confiance de la classe ouvrière, agissent comme les syndicats étatiques officiels et bureaucratiques. Comme les syndicats partout dans le monde, Solidarnosc (et la revendication pour un "syndicat libre" qui précéda sa fondation) agit pour saboter les luttes, démobiliser et décourager les ouvriers et pour dévier leur mécontentement dans l'impasse de l'"autogestion", de la défense de l'économie nationale et la défense du syndicat plutôt que des intérêts ouvriers. Cela est advenu non pas à cause de "mauvais dirigeants" comme Walesa, de l'influence de l'église ou d'un manque de structures démocratiques, mais à cause de la nature même du syndicalisme. Deme du syndicalisme. Des organisations permanentes ne peuvent être maintenues dans une époque où les réformes ne sont plus possibles, où l'Etat tend à incorporer toute la société, et où les syndicats ne peuvent être que des instruments pour la défense de l'économie nationale.
En Pologne, même au point culminant des grèves, quand les ouvriers s'organisaient eux-mêmes, étendaient leurs luttes, tenaient des assemblées, élisaient des délégués et créaient des comités inter-entreprises pour coordonner et rendre leurs actions plus effectives, il y avait déjà un mouvement qui insistait sur le besoin de nouveaux syndicats. Comme le montre notre compte-rendu des événements, un des premiers coups contre le mouvement fut la transformation des comités inter-usines en structure initiale de Solidarnosc.
Il existait beaucoup de suspicion à l'égard de l'action de gens comme Walesa et de la direction "modérée", mais le travail de Solidarnosc n'a pas été accompli par une poignée de célébrités "collaborant" avec l'Etat, mais par la structat, mais par la structure syndicale comme un tout. Il ne fait pas de doute que Walesa était une figure importante et reconnue internationalement par la bourgeoisie. Le prix Nobel de la paix et son élévation postérieure au rang de président de la Pologne furent sans aucun doute en continuité avec ses activités en 1980-1981, une juste récompense pour celles-ci. Mais il faut aussi se souvenir qu'il avait été auparavant un militant respecté qui avait, par exemple, été une figure dirigeante dans les luttes de 1970. Ce respect signifiait que sa voix avait un poids particulier parmi les ouvriers, comme "opposant" éprouvé à l'Etat polonais. A l'été 1980, cette "opposition" appartient au passé. Dès le début du mouvement, on le trouve en train de décourager activement les ouvriers de faire grève. Cela commence à Gdansk, puis il participe aux "négociations" avec les autorités pour trouver la meilleure manière de saboter les luttes des ouvriers et, parfois, cela prend la forme d'une course dans le pays entier, souvent en hélicoptère de l'armée, pour presser les ouvriers en chaque occasion pour qu'ils abandonnent leurs grèves.
grèves.
Non seulement Walesa se sert de sa réputation, mais il donne de nouvelles raisons pour arrêter les luttes : "La société veut de l'ordre maintenant. Nous devons apprendre à négocier plutôt qu'à lutter." Les ouvriers doivent arrêter les grèves pour que Solidarnosc puisse négocier. Il est clair que le cadre de son discours est la défense de l'économie nationale puisque "nous sommes d'abord polonais, syndicalistes ensuite."
Le rôle de Solidarnosc devient de plus en plus ouvertement celui de partenaire du gouvernement, en particulier après que le syndicat a détourné la menace de grève générale en mars 1981. En août 1981, il y a un exemple particulièrement significatif quand Solidarnosc tente de persuader les ouvriers de renoncer à huit samedis libres pour aider à surmonter les difficultés de l'économie frappée par la crise. Comme le déclare un ouvrier en colère aux représentants de la Commission nationale de Solidarnosc : "Vous osez demander aux gens de travailler le samedi parce que le gouvernement doit être appuyé≠ appuyé ? Mais qui dit que nous devons l'appuyer ?"
Mais Solidarnosc ne lance pas seulement des appels directs à l'ordre. Un tract typique, de Solidarnosc à Szcecin, commence par :
"Solidarnosc signifie :
- le moyen de remettre le pays sur pied,
- le calme social et la stabilité,
- le maintien du niveau de vie et une bonne organisation."
mais poursuivait en parlant de "la bataille pour un niveau de vie décent." Cela montre les deux faces de Solidarnosc, comme force défendant l'ordre social, mais se posant également comme défenseur des intérêts ouvriers. Les deux aspects de l'activité syndicale dépendent l'un de l'autre. En proclamant avoir à coeur les intérêts des ouvriers, il espère que son appel à l'ordre aura une crédibilité. Beaucoup de militants syndicaux qui dénoncnt les "trahisons" de Walesa, se précipitent toujours pour défendre Solidarnosc lui-même. En février 1981, aprèr 1981, après une période où beaucoup de grèves ont échappé au contrôle de Solidarnosc, la direction produit une prise de position insistant sur la nécessité d'un syndicat uni puisque sa dispersion "annoncerait une période de conflits sociaux incontrôlés." Un tel appel souligne que Solidarnosc ne fonctionnera de façon efficace pour le capital polonais qu'en se présentant comme défenseur des intérêts ouvriers.
Ce rôle de Solidarnosc est reconnu internationalement notamment avec les conseils donnés par les syndicats de l'Ouest sur la façon de faire fonctionner les syndicats au sein du cadre de l'économie nationale. Afin de favoriser la construction de Solidarnosc, les syndicats occidentaux ne se limitent pas à une assistance verbale. Un soutien financier substantiel est fourni par nombre de fédérations syndicales, en particulier par les piliers de la "responsabilité sociale" aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne que sont l'AFL-CIO et les TUC. Internationalement, le capitalisme n'a rien laissé au hasard.
La signification internationale des luttes
Les luttes de 1980-81 ont bénéficié des expériences précédentes de la classe ouvrière en Pologne. Cependant, elles ne sont pas une expression "polonaise" isolée de la lutte de classe, car elles ont constitué le point culminant de la vague internationale de luttes qui s'est développée de 1978 à 1981. Les mineurs aux Etats-Unis en 1978, le secteur public en Grande-Bretagne en 1978-79, les sidérurgistes en France début 1979, les dockers de Rotterdam à l'automne 1979, les sidérurgistes en Grande-Bretagne en 1980, les ouvriers de la métallurgie au Brésil, les ouvriers du pétrole en Iran, les mouvements massifs d'ouvriers au Pérou, les grèves dans toute l'Europe de l'Est à la suite des grèves en Pologne : toutes ces luttes démontrent la combativité de la classe ouvrière, et le développement de la conscience de classe. Une des significations principales de la grève de masse en Pologne est de fournir un début de réponse aux questions fondamentales posées dans tosées dans toutes les autres luttes - comment la classe ouvrière se bat et quels sont les obstacles fondamentaux qu'elle rencontre dans ses luttes.
Comme on l'a vu, le prolétariat de Pologne a pu se donner spontanément, au cours de l'été 1980 les formes du combat de classe les plus puissantes et efficaces justement parce que les "tampons" sociaux qui existent dans les pays "démocratiques" faisaient défaut. C'est déjà un démenti cinglant à tous ceux (trotskistes, anarcho-syndicalistes et autres) qui prétendent que la classe ouvrière ne peut réellement développer ses combats que si elle a constitué au préalable des syndicats ou un quelconque "associationnisme ouvrier" (suivant les termes des bordiguistes du Parti communiste international qui publie Il Comunista en Italie et Le Prolétaire en France). Le moment de plus grande force du prolétariat en Pologne, celui où il a réussi à paralyser la répression de l'Etat capitaliste et à lui infliger un recul évident, était le moment où il n'existait pas de syndicat (sinon les syndicats officiels complètement hors course). Lorsque ce sycourse). Lorsque ce syndicat s'est constitué, et qu'il s'est progressivement structuré et renforcé, le prolétariat a commencé à s'affaiblir jusqu'au point de ne pouvoir réagir à la répression qui s'est déchaînée à partir du 13 décembre 1981. Lorsque la classe ouvrière développe ses combats, sa force n'est pas en proportion de celle des syndicats mais en proportion inverse. Toute tentative de "redresser" les syndicats existants ou de construire de nouveaux syndicats revient à apporter son soutien à la bourgeoisie dans son travail de sabotage des luttes ouvrières.
C'est là un enseignement fondamental qu'apportent au prolétariat mondial les luttes de 1980 en Pologne. Cependant, les ouvriers de Pologne ne pouvaient pas comprendre cet enseignement eux-mêmes parce qu'ils n'avaient pas fait directement l'expérience historique du rôle saboteurs des syndicats. Quelques mois de sabotage des luttes par Solinarnosc les ont au mieux convaincus que Walesa et sa bande étaient des crapules mais n'ont pas suffi à leur faire comprendre que c'est le syndicalisme qui est en cause, et non tel ou tel "mauvais dirigeant".
Ces leçons, seuls les secteurs du prolétariat mondial qui sont confrontés depuis longtemps à la démocratie bourgeoise pouvaient réellement réellement les tirer, non pas immédiatement à partir de l'expérience de Pologne mais à partir de leur expérience quotidienne concrète. Et c'est en partie ce qui est arrivé dans la période suivante.
En effet, au cours de la vague internationale de luttes qui s'est développée de 1983 à 1989, en particulier en Europe occidentale, là où la classe ouvrière a l'expérience la plus longue des syndicats "indépendants" et de la dictature de la démocratie bourgeoise, les luttes ouvrières ont été conduites à remettre en cause de plus en plus l'encadrement syndical à tel point que dans une série de pays (particulièrement en France et en Italie) ont été mis en place des organes, les "coordinations", supposées émaner des "assemblées de base" afin de pallier au discrédit des syndicats officiels. (1) Evidemment, cette tendance à la remise en cause du cadre syndical a été fortemente;té fortement contrecarrée par le recul général de la classe ouvrière qui a suivi l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes staliniens en 1989. Mais dans les luttes qui, face à la crise capitaliste, se développeront nécessairement dans le futur, les ouvriers de tous les pays devront retrouver les acquis de leurs luttes précédentes. Non seulement les acquis des luttes qu'ils ont menées directement, mais aussi celles de leurs frères de classe des autres pays, et particulièrement les luttes du prolétariat de Pologne en 1980.
Car il faut en être sûr, la relative passivité dont fait preuve actuellement la classe ouvrière mondiale ne constitue pas une remise en cause du cours historique général des luttes prolétariennes. Mai 68 en France, "l'automne chaud" italien de 1969 et beaucoup d'autres mouvements à l'échelle mondiale par la suite avaient mis en évidence que le prolétariat était sorti de la contre-révolution qu'il avait subie depuis quatre décennies (2). Ce cours n'a pas été fondamentalement remis en cause depuis : une période historique qui est le témoin de combats aussi importabats aussi importants que ceux de Pologne en 1980 ne saurait être remise en cause car par une défaite profonde de la classe ouvrière, une défaite que la bourgeoisie n'a pas réussi à lui infliger pour l'heure.
1. Voir notamment notre article "Les coordinations sabotent les luttes", Revue internationale n° 56.
2. Voir notre article "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme" dans cette même Revue internationale.
Présentation
L'article ci-dessous est la deuxième partie d'une étude parue dans la revue Bilan en 1934. Nous avons publié dans le précédent numéro de la Revue internationale la première partie dans laquelle Mitchell reprend les bases de l'analyse marxiste du profit et de l'accumulation du capital en continuité avec les analyses de Marx et celles de Rosa Luxemburg. Dans cette deuxième partie, il s'attache à "l'analyse de la crise générale de l'Impérialisme décadent " et explique avec une clarté remarquable les manifestations de cette crise générale de la décadence du capitalisme. Cette étude qui permettait à l'époque de fonder théoriquement l'inéluctable tendance à la guerre généralisée engendrée par la crise historique du capitalisme ne revêt pas seulement un intérêt historique. Elle reste toujours d'une brûlante actualité en donnant le cadre théorique qui permet de comprendre les manifestations de la crise économique d'aujourd'hui.
CCI.
Nous avons marqué dans la première partie de cette étude que la période qui va à peu près de 1852 à 1873 porte l'empreinte du développement considérable du capitalisme, dans la "libre concurrence" (concurrence mitigée par l'existence d'un protectionnisme de défense des industries en pleine croissance). Au cours même de cette phase historique, les diverses bourgeoisies nationales parachèvent leur domination économique et politique sur les ruines des survivances féodales, libérant de toutes entraves les forces capitalistes de production : en Russie, par l'abolition du servage ; aux Etats Unis, par la guerre de Sécession qui balaie l'anachronisme esclavagiste ; par la formation de la nation italienne, par la fondation de l'unité allemande. Le traité de Francfort scelle le cycle des grandes guerres nationales d'où ont surgi les Etats capitalistes modernes.
Processus organique dans l'ère capitaliste
Au rythme rapide de son développement, le système capitaliste de production, vers 1873, a déjà intégré à sa sphère, à son propre marché, le domaine extra capitaliste qui lui est limitrophe. L’Europe est devenue une vaste économie marchande (à l’exception de quelques nations retardataires du Centre te de l’Est) dominés par la production capitaliste. Le continent nord-américain subit l’hégémonie du capitalisme anglo-saxon, déjà fortement développé.
D'autre part, le processus de l'accumulation capitaliste, qu'interrompent momentanément les crises cycliques mais qui reprend avec une vigueur accrue après chaque assainissement économique, détermine parallèlement une puissante et irrésistible centralisation des moyens de production, que la baisse tendancielle du taux de profit et l'âpreté des compétitions ne font que précipiter. On assiste à une multiplication de gigantesques entreprises à haute composition organique facilitée par le développement de sociétés par actions qui se substituent aux capitalistes individuels, isolément incapables de faire face aux exigences extensives de la production; les industriels se transforment en agents subordonnés à des conseils d'administration.
Mais un autre processus s'amorce : de la nécessité, d'une part, de contrecarrer la baisse du taux de profit, de le maintenir dans des limites compatibles avec le caractère de production capitaliste et d'autre part, d'enrayer une concurrence anarchique et "désastreuse", surgit la formation d'organisations monopolistes qui acquièrent de l'importance, après la crise de 1873. Primitivement naissent les Cartels, puis une forme plus concentrée, les Syndicats. Ensuite apparaissent les Trusts et Konzernen qui opèrent, ou bien une concentration horizontale d'industries similaires, ou bien le groupement vertical de branches différentes de la production.
Le capital humain, de son côté, sous l'afflux de la masse considérable d'argent épargné et disponible, produit de l'intense accumulation, acquiert une influence prépondérante. Le système des participations "en cascade", qui se greffe sur l'organisme monopoliste, lui donne la clef du contrôle des productions fondamentales. Le capital industriel, commercial ou bancaire, perdant ainsi graduellement leur position autonome dans le mécanisme économique et la fraction la plus considérable de la plus-value produite, est drainé vers une formation capitaliste supérieure, synthétique, qui en dispose suivant ses intérêts propres : le capital financier. Celui-ci est, en somme, le produit hypertrophié de l'accumulation capitaliste et de ses manifestations contradictoires, définition qui n'a évidemment rien de commun avec celle représentant le capital financier comme exprimant la volonté de quelques individualités animées de fièvre "spéculative", d'opprimer et de spolier les autres formations capitalistes et de s'opposer à leur "libre" développement. Une telle conception, pôle d'attraction des courants petits bourgeois social-démocrates et néo marxistes pataugeant dans le marais de "l'anti-hyper capitalisme", exprime la méconnaissance des lois du développement capitaliste et tourne le dos au marxisme tout en renforçant la domination idéologique de la bourgeoisie.
Le processus de centralisation organique, loin d'éliminer la concurrence, l'amplifie au contraire sous d'autres formes, ne faisant qu'exprimer ainsi le degré d'approfondissement de la contradiction capitaliste fondamentale. A la concurrence entre capitalistes individuels -organes primaires - s'exerçant sur toute l'étendue du marché capitaliste (national et international) et qui est contemporaine du capitalisme "progressif, se substituent les vastes compétitions internationales entre organismes plus évolués : les Monopoles, maîtres des marchés nationaux et des productions fondamentales ; cette période correspond à une capacité productive débordant largement des limites du marché national et à une extension géographique de celui-ci par les conquêtes coloniales se plaçant au début de l'ère impérialiste. La forme suprême de la concurrence capitaliste s'exprimera finalement par les guerres inter-impérialistes et surgira lorsque tous les territoires du globe seront partagés entre les nations impérialistes. Sous l'égide du capital financier, apparaît un processus de transformation des formations nationales -issues des bouleversements historiques et qui contribuaient par leur développement à une cristallisation de la division mondiale du travail -en des entités économiques complètes. "Les monopoles, dit R. Luxembourg, aggravent la contradiction existant entre le caractère international de l’économie capitaliste mondiale et le caractère national de l'Etat capitaliste. "
Le développement du nationalisme économique est double : intensif et extensif.
La charpente principale du développement intensif est constituée par le protectionnisme, non plus celui protégeant "les industries naissantes", mais celui instaurant le monopole du marché national et qui détermine deux possibilités : à l'intérieur, la réalisation d'un surprofit, à l'extérieur la pratique de prix au-dessous de la valeur des produits, la lutte par le "dumping".
Le développement "extensif, déterminé par le besoin permanent d'expansion du capital, à la recherche de zones de réalisation et de capitalisation de plus-value, est orienté vers la conquête de terres pré-capitalistes et coloniales.
Poursuivre l'extension continuelle de son marché afin d'échapper à la menace constante de la surproduction de marchandises qui s'exprime dans des crises cycliques, nous avons indiqué que telle est la nécessité fondamentale du mode de production capitaliste, qui se traduit d'une part par une évolution organique aboutissant aux monopoles, au capital financier et au nationalisme économique et d'autre part par une évolution historique aboutissant à l'impérialisme. Définir l'impérialisme comme "un produit du capital financier", ainsi que le fait Boukharine, c'est établir une fausse filiation et surtout c'est perdre de vue l'origine commune de ces deux aspects du processus capitaliste : la production de plus value.
Les guerres coloniales dans la première phase du capitalisme
Alors que le cycle des guerres nationales se caractérise essentiellement par des luttes entre nations en formation, édifiant une structure politique et sociale conforme aux besoins de la production capitaliste, les guerres coloniales opposent d'une part des pays capitalistes complètement développés, craquant déjà dans leur cadre étroit et d'autre part des pays non évolués à économie naturelle ou retardataire.
Les régions à conquérir sont de deux espèces:
a) les colonies de peuplement qui servent essentiellement comme sphères d'investissements de capitaux et deviennent, en quelque sorte, le prolongement des économies métropolitaines, parcourant une évolution capitaliste similaire et se posant même en concurrentes des métropoles, tout au moins pour certaines branches. Tels sont les Dominions britanniques, à structure capitaliste complète ;
b) les colonies d'exploitation, à population dense, où le capital poursuit deux objectifs essentiels : réaliser sa plus-value et s'approprier des matières premières à bon marché, permettant de freiner la croissance du capital constant investi dans la production et d'améliorer le rapport de la masse de plus-value au capital total. Pour la réalisation des marchandises, le processus est celui que nous avons déjà décrit : le capitalisme contraint les paysans et les petits producteurs issus de l'économie domestique à travailler, non pour leurs besoins directs, mais pour le marché où s'effectue l'échange de produits capitalistes de grande consommation contre les produits agricoles. Les peuples agriculteurs des colonies s'intègrent à l'économie marchande sous la pression du capital commercial et usuraire stimulant les grandes cultures de matières d'exportation : coton, caoutchouc, riz, etc. Les emprunts coloniaux représentent 1'avance faite par le capital financier du pouvoir d'achat servant à l'équipement du réseau de circulation des marchandises : construction de chemin de fer, de ports, facilitant le transport des matières premières, ou à des travaux de caractère stratégique qui consolident la domination impérialiste. D'autre part, le capital financier veille à ce que les capitaux ne puissent servir d'instrument d'émancipation économique des colonies, à ce que les forces productives ne soient développées et industrialisées que dans la mesure où elles ne peuvent constituer une menace pour les industries métropolitaines, en orientant, par exemple, leur activité, vers une transformation primaire des matières premières s'effectuant avec le concours de forces de travail indigènes quasi-gratuites.
De plus, la paysannerie, écrasée sous le poids des dettes usuraires et des impôts absorbés par les emprunts, est contrainte de céder les produits de son travail bien au-dessous de leur valeur, sinon en dessous de leur prix de revient.
Aux deux méthodes de colonisation que nous venons d'indiquer, s'en ajoute une troisième consistant à s'assurer des zones d'influence en "vassalisant", à coups d'emprunts et de placements de capitaux, des Etats retardataires. Le courant intense d'exportation des capitaux, qui est lié à l'extension du protectionnisme monopoliste, favorise un élargissement de la production capitaliste tout au moins à l'Europe centrale et orientale, à l'Amérique et même à l'Asie où le Japon devient une puissance impérialiste.
D'un autre côté, l'inégalité du développement capitaliste se prolonge dans le processus d'expansion coloniale. Au seuil du cycle des guerres coloniales, les nations capitalistes les plus anciennes s'appuient déjà sur une solide base impérialiste ; les deux plus grandes puissances de cette époque, l'Angleterre et la France, se sont déjà partagées les "bonnes" terres d'Amérique, d'Asie et d'Afrique, circonstances qui favorisent encore davantage leur extension ultérieure au détriment de leurs concurrents plus jeunes, l'Allemagne et le Japon, obligés de se contenter de quelques maigres restes en Afrique et en Asie mais qui, par contre, accroissent leurs positions métropolitaines à un rythme beaucoup plus rapide que les vieilles nations : l'Allemagne, puissance industrielle, dominant le continent européen, peut bientôt se dresser, face à l'impérialisme anglais et poser le problème de 1'hégémonie mondiale dont la solution sera cherchée au travers de la première guerre impérialiste.
Si, au cours des cycles des guerres coloniales, les contrastes économiques et les antagonismes impérialistes s'aiguisent, les conflits des classes qui en résultent peuvent cependant encore être comblés "pacifiquement" par la bourgeoisie des pays les plus avancés, accumulant au cours des opérations de brigandage colonial des réserves de plus-values où elle peut puiser à pleines mains et corrompre les couches privilégiées de la classe ouvrière ([1] [253]). Les deux dernières décades du XIXe siècle amènent, au sein de la social-démocratie internationale, le triomphe de l'opportunisme et du réformisme, monstrueuses excroissances parasitaires se nourrissant des peuples coloniaux.
Mais le colonialisme extensif est limité dans son développement et le capitalisme, conquérant insatiable, a tôt fait d'épuiser tous les débouchés extra-capitalistes disponibles. La concurrence inter impérialiste, privée d'une voie de dérivation, s'oriente vers la guerre impérialiste.
"Ceux qui s'opposent aujourd'hui les armes à la main, dit R. Luxembourg, ce ne sont pas d'une part les pays capitalistes et d'autre part les pays d'économie naturelle mais des Etats qui sont précisément poussés au conflit par l'identité de leur développement capitaliste élevé. "
Cycles de guerres inter impérialistes et de révolution dans la crise générale du capitalisme
Alors que les anciennes communautés naturelles peuvent résister des milliers d'années, que la société antique et la société féodale parcourent une longue période historique, «la production capitaliste moderne, au contraire, dit Engels, "vieille à peine de 300 ans et qui n'est devenue dominante que depuis l'instauration de la grande industrie, c'est-à-dire depuis cent ans, a, en ce court laps de temps, réalisé des disparités de répartition - concentration des capitaux en un petit nombre de mains d'une part, concentration des masses sans propriété, dans les grandes villes d'autre part- qui fatalement causeront sa perte. "
La société capitaliste, de par l'acuité qu'atteignent les contrastes de son mode de production, ne peut plus poursuivre ce qui constitue sa mission historique : développer, de façon continue et progressive, les forces productrices et la productivité du travail humain. La révolte des forces de production contre leur appropriation privée, de sporadique devient permanente. Le capitalisme entre dans sa crise générale de décomposition et l'Histoire enregistrera ses sursauts d'agonie en traits sanglants.
Résumons de cette crise générale les caractéristiques essentielles : une surproduction industrielle générale et constante ; un chômage technique chronique alourdissant la production de capitaux non-viables ; le chômage permanent de masses considérables de forces de travail aggravant les contrastes de classes ; une surproduction agricole chronique superposant une crise générale à la crise industrielle et que nous analyserons plus loin ; un ralentissement considérable du processus de l'accumulation capitaliste résultant du rétrécissement du champ d'exploitation des forces de travail (composition organique) et de la baisse continue du taux de profit et que Marx prévoyait lorsqu'il disait que "dès que la formation de capital se trouverait exclusivement entre les mains de quelques gros capitalistes pour qui la masse du profit compenserait le taux, la production perdrait tout stimulant vivifiant et tomberait en somnolence. Le taux de profit est la forme motrice de la production capitaliste. Sans profit, pas de production» ; la nécessité pour le capital financier de rechercher un surprofit, provenant non pas de la production de plus-value, mais d'une spoliation, d'une part, de l'ensemble des consommateurs en élevant le prix des marchandises au-dessus de leur valeur et, d'autre part, des petits producteurs en s'appropriant une partie ou l'entièreté de leur travail. Le surprofit représente ainsi un impôt indirect prélevé sur la circulation des marchandises. Le capitalisme a tendance à devenir parasitaire dans le sens absolu du terme.
Durant les deux dernières décades précédant le conflit mondial, ces agents d'une crise générale se développent et agissent déjà dans une certaine mesure bien que la conjoncture évolue encore suivant une courbe ascendante, exprimant en quelque sorte le "chant du cygne" du capitalisme. Dès 1912, le point culminant est atteint, le monde capitaliste est inondé de marchandises puis la crise éclate aux Etats Unis en 1913 et commence à s'étendre à l'Europe. L'étincelle de Sarajevo l'a fait exploser dans la guerre mondiale qui pose à l'ordre du jour une révision du partage des colonies. Le massacre va dès lors constituer pour la production capitaliste un immense débouché ouvrant de "magnifiques" perspectives.
L'industrie lourde, fabriquant non plus des moyens de production mais de destruction, et également celle produisant des moyens de consommation va pouvoir travailler à plein rendement, non pour assurer l'existence des hommes, mais pour accélérer leur destruction. La guerre, d'une part, opère un "salutaire" assainissement des valeurs-capital hypertrophiées en les détruisant sans pourvoir à leur remplacement et, d'autre part, elle favorise la réalisation des marchandises, bien au-dessus de leur valeur, par la hausse formidable des prix sous le régime du cours forcé ; la masse du surprofit, que le capital retire d'une telle spoliation des consommateurs, compense largement la diminution de la masse de plus-value résultant d'un affaiblissement des possibilités d'exploitation dû à la mobilisation.
La guerre détruit surtout d'énormes forces de travail qui, dans la paix, rejetées du procès de la production, se constituaient en menace grandissante pour la domination bourgeoise ([2] [254]). On chiffre la destruction des valeurs réelles à un tiers de la richesse mondiale accumulée par le travail de générations de salariés et de paysans. Ce désastre social, vu sous l'angle de l'intérêt mondial du capitalisme, prend l'aspect d'un bilan de prospérité analogue à celui d'une société anonyme s'occupant de participations financières et dont le compte de profits et pertes, gonflé de bénéfices, cache la ruine d'innombrables petites entreprises et la misère des travailleurs. Car les destructions, si elles prennent les proportions d'un cataclysme, ne retombent pas à charge du capitalisme. L'Etat capitaliste, vers lequel, durant le conflit, convergent tous les pouvoirs sous l'impérieuse nécessité d'établir une économie de guerre, est le grand consommateur insatiable qui crée son pouvoir d'achat au moyen d'emprunts gigantesques drainant toute l'épargne nationale sous le contrôle et avec le concours "rétribué" du capital financier ; il paye avec des traites qui hypothèquent le revenu futur du prolétariat et des petits paysans. L'affirmation de Marx, formulée il y a 75 ans, reçoit sa pleine signification : "La seule partie de la soi-disant richesse nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c'est leur dette publique. "
La guerre devait évidemment accélérer le processus d'exacerbation des antagonismes sociaux. La dernière période du massacre s'ouvre par le coup de tonnerre d'Octobre 1917. Le secteur le plus faible du capitalisme mondial vient de sauter. Des convulsions révolutionnaires grondent en Europe centrale et occidentale. Le pouvoir bourgeois est chancelant : il faut mettre fin au conflit. Si en Russie, le prolétariat, guidé par un parti trempé par quinze ans de luttes ouvrières et de travail idéologique, peut maîtriser une bourgeoisie encore faible et instaurer sa dictature, dans les pays centraux - où le capitalisme est plus solidement enraciné -la classe bourgeoise, tout en chancelant sous l'impétuosité du flux révolutionnaire, parvient cependant, avec l'appui d'une social-démocratie encore puissante et du fait de la non-maturité des partis communistes, à orienter le prolétariat dans une direction qui l'éloigné de ses buts spécifiques. La tâche du capitalisme est facilitée par la possibilité qu'il a, après l'armistice, de prolonger sa "prospérité" de guerre en une période d'essor économique justifié par la nécessité d'adapter la production guerrière au renouvellement de l'appareil productif et à une consommation de paix s'exprimant par les immenses besoins de première nécessité qui surgissent. Ce relèvement réintègre dans la production la presque totalité des ouvriers démobilisés et les concessions d'ordre économique que leur accorde la bourgeoisie, si elles n'entament pas son profit (les salaires augmentés ne suivant pas de loin la dépréciation du pouvoir d'achat du papier monnaie), lui permettent cependant de jeter dans la classe ouvrière l'illusion qu'une amélioration de son sort peut encore s'effectuer dans le cadre du régime capitaliste et, en l'isolant de son avant garde révolutionnaire, d'écraser celle-ci.
La perturbation jetée dans le système monétaire aggrave le désordre apporté par la guerre dans la hiérarchie des valeurs et le réseau des échanges, de sorte que l'essor (du moins en Europe) évolue dans le sens d'une activité spéculative et d'un accroissement de valeurs fictives, et non comme une phase cyclique ; il atteint d'ailleurs bien vite son point culminant, le volume de la production bien que correspondant à une capacité fortement réduite des forces productives et bien que restant sensiblement inférieur au niveau d'avant-guerre déborde cependant rapidement la faible capacité d'achat des masses. D'où la crise de 1920 qui, ainsi que la définit le 3e Congrès de l'Internationale Communiste, apparaît comme la "réaction de la misère contre les efforts pour produire, trafiquer et vivre sur un pied analogue à celui de l’époque capitaliste précédente ", qui est celle de la prospérité fictive de guerre et d'après-guerre.
Si, en Europe, la crise n'est pas F aboutissement d'un cycle industriel, aux Etats-Unis elle apparaît encore comme telle. La guerre lui a permis de se dégager de l'étreinte de la dépression économique de 1913 et lui a offert d'immenses possibilités d'accumulation en écartant son concurrent européen et en lui ouvrant un marché militaire quasi-inépuisable. L'Amérique devient le grand fournisseur de l'Europe en matières premières, produits agricoles et industriels. Appuyés sur une capacité productive colossale, une agriculture puissamment industrialisée, d'immenses ressources en capitaux et leur position de créancier mondial, les Etats-Unis, en devenant le centre économique du capitalisme mondial, déplacent aussi l'axe des contradictions impérialistes. L'antagonisme anglo-américain se substitue à la rivalité anglo-allemande, moteur du premier conflit mondial ([3] [255]). La fin de celui-ci fait surgir aux Etats-Unis le profond contraste d'un appareil productif hypertrophié et d'un marché considérablement rétréci. La contradiction éclate dans la crise d'avril 1920 et le jeune impérialisme américain dès lors s'engage, à son tour, dans la voie de la décomposition générale de son économie.
Dans la phase décadente de l'impérialisme, le capitalisme ne peut plus diriger les contrastes de son système que vers une seule issue : la guerre. L'Humanité ne peut échapper à une telle alternative que par la révolution prolétarienne. Or, la révolution d'Octobre 17 n'ayant pu, dans les pays avancés d'Occident, mûrir la conscience du prolétariat et celui-ci ayant été incapable d'orienter les forces productives vers le socialisme, seule possibilité de combler les contradictions capitalistes, la bourgeoise, quand les dernières énergies révolutionnaires se sont consumées dans la défaite du prolétariat allemand en 1923, parvient à restituer à son système une stabilité relative qui, bien que renforçant sa domination, va cependant la pousser dans la voie menant à une nouvelle et plus terrible conflagration générale.
Entre-temps s'ouvre une nouvelle période de reprise économique qui prend les apparences d'une prospérité analogue à celle d'un cycle du capitalisme ascendant, tout au moins en ce qui concerne un des aspects essentiels : le développement de la production. Mais nous avons vu qu'antérieurement l'essor correspondait à une extension du marché capitaliste s'annexant de nouvelles zones précapitalistes, tandis que l'essor de 1924-29 qui évolue dans la crise générale du capitalisme ne peut pas puiser à de telles possibilités. On assiste, au contraire, à une aggravation de la crise générale sous Faction de certains facteurs que nous allons rapidement examiner :
a) Le marché capitaliste est amputé du vaste débouché que constituait la Russie impériale importatrice de produits industriels et de capitaux et exportatrice de matières premières et de produits agricoles cédés à bas prix au moyen d'une exploitation féroce de la paysannerie ; d'autre part, la dernière grande zone pré-capitaliste à ressources immenses et vaste réservoir d'hommes, est plongée dans de formidables convulsions sociales qui empêchent le capital d'y effectuer des placements "rassurants" ;
b) le détraquement du mécanisme mondial a supprimé l'or en tant qu'équivalent général des marchandises et de monnaie universelle, l'absence d'une commune mesure et la coexistence de systèmes monétaires basés soit sur l'or soit sur le cours forcé ou la non-convertibilité déterminent une telle différenciation des prix que la notion de la valeur s'estompe, que le commerce international est complètement désarticulé et que son désordre s'aggrave par le recours plus fréquent et plus caractérisé au dumping ;
c) la crise chronique et générale de l'agriculture est mûre dans les pays agraires et dans les secteurs agricoles des pays industriels (elle s'épanouira dans la crise économique mondiale). Le développement de la production agraire qui avait reçu sa principale impulsion de l'industrialisation et de la capitalisation agricole, dés avant guerre, de grandes zones des Etats-Unis, du Canada et de l'Australie, s'est poursuivi par son extension à des régions plus arriérées d'Europe centrale et d'Amérique du sud dont l'économie essentiellement agricole a perdu son caractère semi-autonome et est devenue totalement tributaire du marché mondial.
De plus, les pays industriels, importateurs de produits agricoles mais engagés dans la voie du nationalisme économique tentent de combler la déficience de leur agriculture par une augmentation des terres emblavées et par un accroissement de leur rendement à l'abri de barrières douanières et avec l'appui d'une politique de subventions dont la pratique s'étend également aux pays de grande culture (Etats Unis, Canada, Argentine). Il en résulte, sous la pression monopoliste, un régime factice de prix agricoles s'élevant au niveau du coût de production le plus élevé et qui pèse lourdement sur la capacité d'achat des masses (cela se vérifie surtout pour le blé, article de grande consommation).
De ce que les économies paysannes ont achevé leur intégration au marché découle, pour le capitalisme, une conséquence importante : les marchés nationaux ne peuvent plus être étendus et ont atteint leur point de saturation absolu. Le paysan, bien que gardant les apparences d'un producteur indépendant, est incorporé à la sphère capitaliste de production au même titre qu'un salarié : de même que celui-ci est spolié de son surtravail par la contrainte où il se trouve de vendre sa force de travail, de même le paysan ne peut s'approprier le travail supplémentaire contenu dans ses produits parce qu'il doit céder ceux-ci au capital au-dessous de leur valeur.
Le marché national traduit ainsi de façon frappante l'approfondissement des contradictions capitalistes : d'une part, la décroissance relative puis absolue de la part du prolétariat dans le produit total, l'extension du chômage permanent et de l'armée de réserve industrielle réduisent le marché pour les produits agricoles. La chute qui en résulte du pouvoir d'achat des petits paysans réduit le marché pour les produits capitalistes. L'abaissement constant de la capacité générale d'achat des masses ouvrières et paysannes s'oppose ainsi de plus en plus violemment à une production agricole de plus en plus abondante, composée surtout de produits de grande consommation.
L'existence d'une surproduction agricole endémique (clairement établie par les chiffres des stocks mondiaux de blé qui triplent de 1926 à 1933) renforce les éléments de décomposition agissant au sein de la crise générale du capitalisme, du fait qu'une telle surproduction se différenciant de la surproduction capitaliste proprement dite est irréductible (si ce n'est pas l'intervention "providentielle" des agents naturels) en raison du caractère spécifique de la production agraire encore insuffisamment centralisée et capitalisée et occupant des millions de familles.
Ayant déterminé les conditions qui délimitent strictement le champ à l'intérieur duquel doivent évoluer les contradictions inter-impérialistes, il est aisé de déceler le vrai caractère de cette "insolite" prospérité de la période de "stabilisation" du capitalisme. Le développement considérable des forces productives et de la production, du volume des échanges mondiaux, du mouvement international des capitaux, traits essentiels de la phase ascendante 1924-1928, s'expliquent par la nécessité d'effacer les traces de la guerre, de reconstituer la capacité productive primitive pour l'utiliser à la réalisation d'un objectif fondamental : le parachèvement de la structure économique et politique des Etats impérialistes, conditionnant leurs capacités de concurrence et l'édification d'économies adaptées à la guerre. Il est dès lors évident que toutes les fluctuations conjoncturelles très inégales, bien qu'évoluant sur une ligne ascendante, ne feront que refléter les modifications intervenant dans le rapport des forces impérialistes que Versailles avait fixé en sanctionnant le nouveau partage du monde.
L'essor de la technique et de la capacité de production prend des proportions gigantesques particulièrement en Allemagne. Après la tourmente inflationniste de 1922-1923, les investissements de capitaux anglais, français et surtout américains y sont tels que beaucoup de ceux-ci ne trouvent pas à s'employer à l'intérieur et sont réexportés par le canal des banques notamment vers l'U.R.S.S. pour le financement du plan quinquennal.
Au cours même du processus d'expansion des forces productives, la virulence de la loi dégénérescente de la baisse du taux de profit s'accroît. La composition organique s'élève encore plus rapidement que ne se développe l'appareil de production et cela se vérifie surtout dans les branches fondamentales, d'où résulte une modification interne du capital constant : la partie fixe (machines) augmente fortement par rapport à la partie circulante (matières premières et approvisionnements consommés) et devient un élément rigide alourdissant les prix de revient dans la mesure où fléchit le volume de la production et où le capital fixe représente la contre-valeur de capitaux d'emprunts. Les plus puissantes entreprises deviennent ainsi les plus sensibles au moindre déclin de la conjoncture. En 1929, aux Etats Unis, en pleine prospérité, la production maximum d'acier nécessite seulement 85 % de la capacité productive et en mars 1933 cette capacité utilisée tombera à 15%. En 1932 la production des moyens de production pour les grands pays industriels ne représentera même pas, en valeur, l'équivalent de l'usure normale du capital fixe.
De tels faits n'expriment qu'un autre aspect contradictoire de la phase dégénérescente de l'Impérialisme : maintenir l'indispensable potentiel de guerre au moyen d'un appareil productif partiellement inutilisable.
Entre-temps, pour essayer d'alléger les prix de revient, le capital financier recourt aux moyens que nous connaissons déjà : à la réduction des prix des matières premières, abaissant la valeur de la partie circulante du capital constant ; à la fixation de prix de vente au-dessus de la valeur, procurant un surprofit ; à la réduction du capital variable, soit par la baisse directe ou indirecte des salaires, soit par une intensification du travail équivalant à une prolongation de la journée de travail et réalisée par la rationalisation et l'organisation du travail à la chaîne. On comprend pourquoi ces dernières méthodes ont été le plus rigoureusement appliquées dans les pays techniquement les plus développés, aux Etats-Unis et en Allemagne, infériorisés dans les périodes de faible conjoncture, en face de pays moins évolués où les prix de revient sont beaucoup plus sensibles à une baisse de salaires. La rationalisation se heurte cependant aux frontières de la capacité humaine. De plus, la baisse des salaires ne permet d'augmenter la masse de plus-value que dans la mesure où la base d'exploitation, le nombre de salariés au travail, ne se rétrécit pas. Par conséquent, la solution du problème fondamental : conserver la valeur des capitaux investis en même temps que leur rentabilité, en produisant et en réalisant le maximum de plus-value et de surprofit (son prolongement parasitaire), doit être orientée vers d'autres possibilités. Pour laisser vivre des capitaux "non viables" et leur assurer un profit, il faut les alimenter d'argent "frais" que le capital financier se refuse évidement à prélever sur ses propres ressources. Il le puise donc, soit dans l'épargne mise à sa disposition soit par le truchement de l'Etat, dans la poche des consommateurs. De là le développement des monopoles, des entreprises mixtes (à participation étatique), la création d'onéreuses entreprises "d'utilité publique", les prêts, les subventions aux affaires non rentables ou la garantie étatique de leurs revenus. De là aussi le contrôle des budgets, la "démocratisation" des impôts par l'élargissement de la base imposable, les dégrèvements fiscaux en faveur du capital en vue de ranimer les "forces vives" de la Nation, la compression des charges sociales "non productives" les conversions de rentes, etc.
Cependant, même cela ne peut suffire. La masse de plus-value produite reste insuffisante et le champ de la production, trop étroit, doit être étendu. Si la guerre est le grand débouché de la production capitaliste, dans la "paix" le militarisme (en tant qu'ensemble des activités préparant la guerre) réalisera la plus-value des productions fondamentales contrôlées par le capital financier. Celui-ci pourra en délimiter la capacité d'absorption par l'impôt enlevant aux masses ouvrières et paysannes une fraction de leur pouvoir d'achat et la transférant à l'Etat, acheteur de moyens de destruction et "entrepreneur de travaux" à caractère stratégique. Le répit ainsi obtenu ne peut évidemment résoudre les contrastes. Comme Marx le prévoyait déjà "la contradiction entre la puissance sociale générale finalement constituée par le capital et le pouvoir de chaque capitaliste de disposer des conditions sociales de la production capitaliste se développe de plus en plus. " Tous les antagonismes internes de la bourgeoisie doivent être absorbés par son appareil de domination, l'Etat capitaliste qui, devant le péril, est appelé à devoir sauvegarder les intérêts fondamentaux de la classe dans son ensemble et à parachever la fusion, déjà en partie réalisée par le capital financier, des intérêts particuliers des diverses formations capitalistes. Moins il y a de plus-value à partager, plus les conflits internes sont aigus et plus cette concentration s'avère impérieuse. La bourgeoisie italienne est la première à recourir au fascisme parce que sa fragile structure économique menace de se rompre, non seulement sous la pression de la crise de 1921, mais également sous le choc des violents contrastes sociaux.
L'Allemagne, puissance sans colonies, reposant sur une faible base impérialiste, est contrainte, dans la quatrième année de la crise mondiale de concentrer l'entièreté des ressources de son économie au sein de l'Etat totalitaire en brisant la seule force qui eût pu opposer à la dictature capitaliste sa propre dictature : le prolétariat. De plus, c'est en Allemagne que le processus de transformation de l'appareil économique en instrument pour la guerre est le plus avancé. Par contre, les groupements impérialistes plus puissants, tels la France et l'Angleterre, disposant encore de considérables réserves de plus value, ne sont pas encore entrés résolument dans la voie de la centralisation étatique.
Nous venons de marquer que l'essor de la période de 1924-1928 évolue en fonction de la restauration et du renforcement structurel de chacune des puissances impérialistes dans l'orbite desquelles viennent graviter les Etats secondaires, suivant leurs affinités d'intérêts. Mais précisément du fait que l'essor comporte ces deux mouvements contradictoires bien qu'étroitement dépendants, l'un de l'expansion de la production et de la circulation des marchandises, l'autre du fractionnement du marché mondial en économies indépendantes, son point de saturation ne peut tarder.
La crise mondiale, que les beaux rêveurs du libéralisme économique voudraient assimiler à une crise cyclique qui se dénouera sous l'action des facteurs "spontanés", où donc le capitalisme pourrait se dégager en acceptant à appliquer un plan de travail à la sauce De Man ou autre projet de sauvetage capitaliste sorti "d'Etats Généraux du Travail", ouvre la période où les luttes inter-impérialistes, sorties de leur phase de préparation, doivent revêtir des formes ouvertes d'abord économiques et politiques, ensuite violentes et sanglantes lorsque la crise aura épuisé toutes les "possibilités pacifiques " du capitalisme.
Nous ne pouvons analyser ici le processus de cet effondrement économique sans précédent. Toutes les méthodes, toutes les tentatives auxquelles recourt le capitalisme pour essayer de combler ses contradictions et que nous avons décrites, nous les voyons, durant la crise, utilisées au décuple avec l'énergie du désespoir : extension de la monopolisation du marché national au domaine colonial et essais de formation d'empires homogènes et protégés par une barrière unique (Ottawa), dictature du capital financier et renforcement de ses activités parasitaires ; recul des monopoles internationaux obligés de céder à la poussée nationaliste (Krach Kreuger) ; exacerbation des antagonismes par la lutte des tarifs sur laquelle se greffent les batailles de monnaies où interviennent les stocks d'or des banques d'émission ; dans les échanges, la substitution du système des contingentements, des "clearings" ou offices de compensation, même du troc, à la fonction régulatrice de l'or, équivalent général des marchandises ; annulation des "réparations" irrécouvrables, répudiation des créances américaines par les Etats "vainqueurs", suspension du service financier des emprunts et dettes privées des pays "vaincus" en vassaux aboutissant à l'effondrement du crédit international et des valeurs "morales" du capitalisme.
En nous référant aux facteurs déterminant la crise générale du capitalisme, nous pouvons comprendre pourquoi la crise mondiale ne peut être résorbée par 1'action "naturelle" des lois économiques capitalistes, pourquoi, au contraire, celles-ci sont vidées par le pouvoir conjugué du capital financier et de l'Etat capitaliste, comprimant toutes les manifestations d'intérêts capitalistes particuliers. Sous cet angle doivent être considérées les multiples "expériences" et tentatives de redressement, les "reprises" se manifestant au cours de la crise. Toutes ces activités agissent, non à l'échelle internationale en fonction d'une amélioration de la conjoncture mondiale, mais sur le plan national des économies impérialistes sous des formes adaptées aux particularités de leur structure. Nous ne pouvons en analyser ici certaines manifestations monétaires. Elles ne présentent d'ailleurs qu'un intérêt très secondaire parce qu'éphémères et contingentes. Toutes ces expériences de réanimation artificielle de l'économie en décomposition offrent cependant des fruits communs. Celles qui, démagogiquement, se posent de lutter contre le chômage et d'augmenter le pouvoir d'achat des masses, aboutissent au même résultat : non à une régression du chômage annoncée ostensiblement par les statistiques officielles mais à une répartition du travail disponible sur un plus grand nombre d'ouvriers conduisant à une aggravation de leurs conditions d'existence.
L'augmentation de la production des industries fondamentales (et non des industries de consommation), qui se vérifie au sein de chaque impérialisme, est alimentée uniquement par la politique des travaux publics (stratégiques) et le militarisme dont on connaît l'importance.
De quelque côté qu'il se tourne, quelque moyen qu'il puisse utiliser pour se dégager de l'étreinte de la crise, le capitalisme est poussé irrésistiblement vers son destin à la guerre. Où et comment elle surgira est impossible à déterminer aujourd'hui. Ce qu'il importe de savoir et d'affirmer, c'est qu'elle explosera en vue du partage de l'Asie et qu'elle sera mondiale.
Tous les impérialismes se dirigent vers la guerre, qu'ils soient revêtus de la défroque démocratique ou de la cuirasse fasciste ; et le prolétariat ne peut se laisser entraîner à aucune discrimination abstraite de la "démocratie" et du fascisme qui ne peut que le détourner de sa lutte quotidienne contre sa propre bourgeoisie. Relier ses tâches et sa tactique à des perspectives illusoires de reprise économique ou à une pseudo-existence de forces capitalistes opposées à la guerre, c'est le mener droit à celle-ci ou lui enlever toute possibilité de trouver le chemin de la révolution.
MITCHELL
[1] [256] Nous rejetons cette notion fausse de "couches privilégiées de la classe ouvrière", plus connue à travers le concept d' "aristocratie ouvrière", qui a été développée notamment par Lénine (qui l'avait lui-même reprise d'Engels) et qui est, aujourd'hui encore, défendue par les groupes bordiguistes. Nous avons développé notre position sur cette question dans l'article "L'aristocratie ouvrière : une théorie sociologique pour diviser la classe ouvrière" {Revue internationale n° 25, 2e trimestre 1981).
[2] [257] S'il est incontestable que "la guerre détruit surtout d'énormes forces de travail", c'est-à-dire qu'elle entraîne le massacre de grandes masses de prolétaires, cette phrase peut laisser entendre que la guerre est la solution adoptée par la bourgeoisie pour affronter le danger prolétarien, idée que nous ne partageons pas. Cette vision non marxiste selon laquelle la guerre dans le capitalisme est en fait "une guerre civile de la bourgeoisie contre le prolétariat" a surtout été défendue, dans la Gauche italienne, par Vercesi.
[3] [258] Cette affirmation, que la réalité démentira très rapidement, s'appuyait sur une position politique selon laquelle les principaux concurrents commerciaux devaient forcément être les principaux ennemis au niveau impérialiste. Cette position a été défendue dans un débat qui s'était déjà mené dans 1'IC ; et c'est Trotsky qui, ajuste raison, s'y opposera en affirmant que les antagonismes militaires ne recouvraient pas forcément les antagonismes économiques.
Trotsky, dans ses dernières années, a défendu de nombreuses positions opportunistes telles que la politique d'entrisme dans la social-démocratie, le front unique ouvrier, etc. ; positions que la Gauche communiste avait critiquées, à juste titre, dans les années 1930; mais il n'a jamais rejoint le camp ennemi, celui de la bourgeoisie, comme les trotskistes l'ont fait après sa mort. En particulier sur la question de la guerre impérialiste, il a défendu jusqu'au bout la position traditionnelle du mouvement révolutionnaire : la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile.
Toute la bourgeoisie mondiale liguée contre Trotsky
Plus
la guerre impérialiste mondiale se rapprochait et plus.
l'élimination de Trotsky devenait un objectif crucial pour
la bourgeoisie mondiale.
Pour
asseoir son pouvoir et développer la politique qui a fait
de lui le principal artisan de la contre-révolution,
Staline a d'abord éliminé, en les envoyant dans les
camps, de très nombreux révolutionnaires, d'anciens
bolcheviks, notamment ceux qui avaient été les
compagnons de Lénine, ceux qui avaient été
les artisans de la révolution d'Octobre. Mais cela ne
suffisait pas. Avec la montée des tensions guerrières
à la fin des années 1930, il lui fallait avoir les
mains totalement libres, à l'intérieur, pour
développer sa politique impérialiste. En 1936, au
début de la guerre d'Espagne, il y eut d'abord le procès
et l'ès
et l'exécution de Zinoviev, Kamenev et Smirnov (Voir 16
fusillés à Moscou, Victor Serge, Ed. Spartacus)
puis celui qui coûta la vie à Piatakov, à
Radek et enfin ce fut le procès dit du groupe
Rykov-Boukharine-Kretinski. Toutefois, le plus dangereux des
bolcheviks, bien qu'à l'extérieur, restait Trotsky.
Staline l'avait déjà atteint en faisant assassiner,
en 1938, son fils Léon Sédov à Paris.
Maintenant c'était Trotsky lui-même qu'il fallait
supprimer.
"Mais était-il nécessaire que la révolution bolchevique fit périr tous les bolcheviks ?" se demande, dans son livre, le général Walter G. Krivitsky qui était, dans les années 1930, le chef militaire du contre-espionnage soviétique en Europe occidentale. Bien qu'il dise ne pas avoir de réponse à cette question, il en fournit une très claire dans les pages 35 et 36 de son livre J'étais un agent de Staline (Editions Champ libre, Paris, 1979). La poursuite des procès de Moscou et la liquidation des derniers bolcheviks étailcheviks étaient bien le prix à payer pour la marche à la guerre : "Le but secret de Staline restait le même (l'entente avec l'Allemagne). En mars 1938, Staline monta le grand procès de dix jours, du groupe Rykov-Boukharine-Kretinski, qui avaient été les associés les plus intimes de Lénine et les pères de la révolution soviétique. Ces leaders bolcheviques - détestés de Hitler - furent exécutés le 3 mars sur l'ordre de Staline. Le 12 mars Hitler annexait l'Autriche. (...) C'est le 12 janvier 1939 qu'eut lieu devant tout le corps diplomatique de Berlin, la cordiale et démocratique conversation de Hitler avec le nouvel ambassadeur soviétique." Et c'est ainsi que l'on en est arrivé au pacte germano-soviétique Hitler-Staline du 23 août 1939.
Toutefois, la liquidation des derniers bolcheviks, si elle répondait en premier aux besoins de la politique de Staline, était également une réponse aux besoins de celle de toute la bourgeoisie mondiale. C'est pourquoi le sort de Trotsky lui-même était désormais scellésormais scellé. Pour la classe capitaliste du monde entier, Trotsky, le symbole de la révolution d'Octobre, devait disparaître !
Robert Coulondre (1), ambassadeur de France auprès du IIIe Reich fournit un témoignage éloquent dans une description qu'il fait de sa dernière rencontre avec Hitler, juste avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale. Hitler s'y était en effet vanté du pacte qu'il venait de conclure avec Staline. Il traçait un panorama grandiose de son futur triomphe militaire. En réponse, l'ambassadeur français faisant appel à sa raison, lui parla du tumulte social et des risques de révolutions qui pourraient faire suite à une guerre longue et meurtrière et qui pourraient détruire tous les gouvernements belligérants. "Vous pensez à vous-mêmes comme si vous étiez le vainqueur..., dit l'ambassadeur, mais avez-vous songé à une autre possibilité? Que le vainqueur pourrait être Trotsky".(2). Hitler fit un bond, comme s'il avait été frappé au creux de l'estomac, et hurla que cette possia que cette possibilité, la menace d'une victoire de Trotsky, était une raison de plus, pour la France et la Grande-Bretagne, de ne pas déclencher la guerre contre le IIIe Reich. Isaac Deutscher a tout à fait raison de souligner la remarque faite par Trotsky (3), lorsqu'il a pris connaissance de ce dialogue, selon laquelle les représentants de la bourgeoisie internationale "sont hantés par le spectre de la révolution, et ils lui donnent un nom d'homme." (4)
Trotsky devait mourir (5) et, lui-même, se rendait compte que ses jours étaient comptés. Son élimination avait une plus grande signification que celle des autres vieux bolcheviks et des membres de la gauche communiste russe. L'assassinat des vieux bolcheviks avait servi à renforcer le pouvoir absolu de Staline. Celui de Trotsky manifestait en plus la nécessité pour la bourgeoisie mondiale, y compris pour la bourgeoisie russe, d'aller à la guerre mondiale librement. Cette voie fut nettement dégagée après la disparition de la dernière grande figure de la révolution d'Octobre, du plus célèbre des internationa des internationalistes. C'est toute l'efficacité de l'appareil de la GPU que Staline a utilisée pour le liquider. Il y a eu d'ailleurs plusieurs tentatives; elles ne pouvaient que se multiplier et effectivement elles se rapprochaient dans le temps. Rien ne semblait pouvoir arrêter la machine stalinienne. Quelques temps avant son assassinat, Trotsky dut subir une attaque de nuit de la part d'un commando le 24 mai 1939. Les sbires de Staline avaient réussi à poster des mitrailleuses en face des fenêtres de sa chambre. Ils avaient pu tirer près de 200 à 300 coups de feu et jeter des bombes incendiaires. Fort heureusement les fenêtres étaient hautes au-dessus du sol et Trotsky, sa femme Natalia ainsi que son petit-fils Siéva ont miraculeusement pu en réchapper en se jetant sous le lit. Mais la tentative suivante allait être la bonne. C'est ce que réalisa Ramon Mercader à coups de piolet.
Les positions de Trotsky avant la guerreMais pour la bourgeoisie, l'assassinat de Trotsky ne pouvait pas suffire. Ainsi suffire. Ainsi que l'avait parfaitement écrit Lénine dans L'Etat et la révolution : "Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d'oppresseurs les récompensent par d'incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d'en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d'entourer leur nom d'une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l'avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. (...) On oublie, on refoule, on altère le côté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie."
Concernant Trotsky, ce sont ceux qui se prétendent ses continuateurs, ceux qui réclament son héritage, les trotskistes, qui ont assumé i ont assumé la sale besogne après sa mort. C'est en partant de ses positions "opportunistes" qu'ils ont justifié toutes les guerres nationales depuis la fin de la dernière guerre mondiale impérialiste et qu'ils se sont faits les défenseurs d'un camp impérialiste : celui de l'URSS.
A l'époque de la fondation de la IVe Internationale en 1938, Trotsky basait sa réflexion sur l'idée que le capitalisme se situe dans sa période "d'agonie". La Fraction italienne de la Gauche communiste (Bilan) la défendait également ; nous sommes d'accord avec cette appréciation de la période même si nous ne suivons pas Trotsky quand il affirme que, de ce fait, "les forces productives avaient cessé de croître" (6). Il est parfaitement juste d'affirmer, comme il l'a fait, que le capitalisme, dans sa période "d'agonie", a cessé d'être une forme progressiste de la société et que sa transformation socialiste est à l'ordre du jour de l'histoire. Cependant, il faisait l'erreur de penser que, dans les années 1930, lenées 1930, les conditions de la révolution prolétarienne étaient réunies. Il l'avait annoncé avec l'arrivée des Fronts populaires en France puis en Espagne, contrairement à ce que défendait la Fraction italienne de la Gauche communiste (7). Cette erreur concernant la compréhension du cours historique, qui l'amenait à penser que la révolution était immédiatement à l'ordre du jour alors que c'était la deuxième guerre mondiale qui se préparait, est une des clés qui permet de comprendre les positions opportunistes qu'il a particulièrement développées durant cette période.
Pour Trotsky cela se traduisait concrètement par la mise en avant du concept de "programme de transition", concept qu'il avait élaboré au moment de la fondation de la IVe Internationale en 1938. Il s'agit en fait d'un ensemble de revendications pratiquement irréalisables dont la mise en avant devait permettre d'élever la conscience de la classe ouvrière et d'aiguiser la lutte de classe. C'était le socle de sa stratégie politique. De son point de ue. De son point de vue, le programme de transition n'était pas un ensemble de mesures réformistes dans la mesure où elles n'avaient pas pour but d'être appliquées ; d'ailleurs elles ne pouvaient pas l'être. En fait, elles devaient montrer l'incapacité du capitalisme à accorder des réformes durables à la classe ouvrière et, par conséquent, lui montrer la faillite du système et, de ce fait, la pousser à lutter pour la destruction de celui-ci.
Sur ces prémices, Trotsky avait également développé sa fameuse "politique militaire prolétarienne" (PMP) (8) qui, fondamentalement, était l'application du programme de transition à une période de guerre et de militarisme universel ("Notre programme de transition militaire est un programme d'agitation", Oeuvres n°24). Cette politique se voulait gagner aux idées révolutionnaires les millions de prolétaires mobilisés. Elle était centrée sur la revendication de la formation militaire obligatoire pour la classe ouvrière, sous la surveillance d'officiers é d'officiers élus, dans des écoles spéciales d'entraînement fondées par l'Etat mais sous le contrôle des institutions ouvrières comme les syndicats. Bien évidemment aucun Etat capitaliste ne pouvait accéder à de telles revendications pour la classe ouvrière sous peine de se nier en tant qu'Etat. La perspective, pour Trotsky, était le renversement du capitalisme par les prolétaires en armes d'autant plus que, pour lui, la guerre allait créer les conditions favorables pour une insurrection prolétarienne comme cela est arrivé avec la première guerre mondiale.
"La guerre actuelle nous l'avons dit plus d'une fois, n'est que la continuation de la dernière guerre. Mais continuation n'est pas répétition. (?) Notre politique, la politique du prolétariat révolutionnaire à l'égard de la deuxième guerre impérialiste, est une continuation de la politique élaborée pendant la première guerre impérialiste, avant tout sous la direction de Lénine." (Fascisme, bonapartisme et guerre, tome 24 des Oeuvres dedes Oeuvres de Trotsky)
D'après lui, les conditions étaient même plus favorables que celles qui avaient prévalu avant 1917 dans la mesure où, à la veille de cette nouvelle guerre, au niveau objectif, le capitalisme a fait la preuve qu'il est dans une impasse historique, alors qu'au niveau subjectif, il fallait prendre en compte l'expérience mondiale accumulée par la classe ouvrière.
"C'est cette perspective (la révolution) qui doit être à la base de notre agitation. Il ne s'agit pas simplement d'avoir une position sur le militarisme capitaliste et le refus de défendre l'Etat bourgeois, mais de la préparation directe pour la prise du pouvoir et la défense de la patrie socialiste..." (Ibidem)
Trotsky avait manifestement perdu la boussole en croyant que le cours historique était encore à la révolution prolétariennerolétarienne. Il n'avait pas une vision correcte de la situation de la classe ouvrière et du rapport de force entre elle et la bourgeoisie. Seule la Gauche communiste italienne a été capable de montrer que, dans les années 1930, l'humanité vivait une période de profonde contre-révolution, que le prolétariat avait été battu et que seule la solution de la bourgeoisie, la guerre impérialiste mondiale, était alors possible.
Toutefois, on peut constater que, malgré son galimatias "militariste", qui l'a fait glisser vers l'opportunisme, Trotsky se maintenait fermement sur une position internationaliste. Mais en cherchant à être "concret" (comme il cherchait à l'être, dans les luttes ouvrières, avec sa proposition de programme de transition, et dans l'armée avec sa politique militaire) pour gagner les masses ouvrières à la révolution, il en arrivait à s'éloigner de la vision classique du marxisme et à défendre une politique opposée aux intérêts du prolétariat. Cette politique qui se voulait très tactique ès tactique était, en fait, extrêmement dangereuse car elle tendait à enchaîner les prolétaires à l'Etat bourgeois et à leur faire croire qu'il peut exister de bonnes solutions bourgeoises. Dans la guerre, cette "subtile" tactique sera développée par les trotskistes pour justifier l'injustifiable et, en particulier, leur ralliement à la bourgeoisie à travers la défense de la nation et la participation à la "résistance".
Mais, fondamentalement, comment doit-on comprendre l'importance donnée par Trotsky à sa "politique militaire"? Pour lui, la perspective qui se profilait pour l'humanité était celle d'une société totalement militarisée, qui allait de plus en plus être marquée par une lutte armée entre les classes. Le sort de l'humanité devait surtout se régler sur le plan militaire. De ce fait, la responsabilité première du prolétariat était, dès à présent, de s'y préparer pour disputer le pouvoir à la classe capitaliste. C'est cette vision qu'il a particuli&egqu'il a particulièrement développée au début de la guerre quand il disait :
"Dans les pays vaincus, la position des masses va être immédiatement aggravée. A l'oppression sociale s'ajoute l'oppression nationale, dont le fardeau principal est supporté par les ouvriers. De toutes les formes de dictature, la dictature totalitaire d'un conquérant étranger est la plus intolérable." (Notre cap ne change pas du 30 juin 1940 in tome 24 des Oeuvres de L. Trotsky)
"Il est impossible de placer un soldat armé d'un fusil près de chaque ouvrier et paysan polonais, norvégien, danois, néerlandais, français." (9)
"On peut s'attendre avec certitude à la transformation rapide de tous les pays conquis en poudrières. Le danger est plutôt que les explosions ne se produisent trop tôt sans pré sans préparation suffisante et de conduire à des défaites isolées. Il est en général impossible pourtant de parler de révolution européenne et mondiale sans prendre en compte les défaites partielles." (Ibidem)
Cependant, cela n'enlève rien au fait que Trotsky est resté jusqu'au bout un révolutionnaire prolétarien. La preuve est contenue dans le Manifeste, dit d'Alarme, de la IVe Internationale qu'il a rédigé pour prendre position, sans ambiguïtés et du seul point de vue du prolétariat révolutionnaire, face à la guerre impérialiste généralisée :
"En même temps nous n'oublions pas un instant que cette guerre n'est pas notre guerre (?). La IVe Internationale construit sa politique non sur les fortunes militaires des Etats capitalistes, mais sur la transformation de la guerre impérialiste en guerre d'ouvriers contre les capitalistes, pour le renversement des classes dirigeades classes dirigeantes de tous les pays, sur la révolution socialiste mondiale. (?) Nous expliquons aux ouvriers que leurs intérêts et ceux du capitalisme assoiffé de sang sont irréconciliables. Nous mobilisons les travailleurs contre l'impérialisme. Nous propageons l'unité des travailleurs dans tous les pays belligérants et neutres." (Manifeste de la IVe Internationale du 29 mai 1940, p. 75, tome 24 des Oeuvres de Trotsky)
Voilà ce que les trotskistes ont "oublié" et trahi.
Par contre, le "programme de transition" et la PMP ont été des orientations politiques de Trotsky qui ont, d'un point de vue de classe, abouti à un fiasco. Non seulement il n'y a pas eu de révolution prolétarienne au sortir de la deuxième guerre mondiale, mais de plus la PMP a permis à la IVe Internationale de justifier sa participation à la boucherie impérialiste généralisée en faisant de ses militants de bons petits soldats de la &quo soldats de la "démocratie" et du stalinisme. C'est à ce moment-là que le trotskisme est irrémédiablement passé dans le camp ennemi.
La question de la nature de L'URSS : un talon d'Achille de TrotskyIl est clair que la faiblesse la plus grave de Trotsky a été sa non-compréhension que le cours historique était à la contre-révolution et, par voie de conséquence, à la guerre mondiale comme le mettait clairement en avant la Gauche communiste italienne. Voyant toujours le cours à la révolution, en 1936 il claironnait :"La révolution française a commencé" (La lutte ouvrière du 9 juin 1936) ; et pour l'Espagne :"Les ouvriers du monde entier attendent fiévreusement la nouvelle victoire du prolétariat espagnol" (La lutte ouvrière du 9 août 1936). Ainsi, il commettait une faute politique majeure en faisant croire à la classe ouvrière que ce qui se passait e ce qui se passait à ce moment-là, notamment en France et en Espagne, allait dans le sens de la révolution prolétarienne alors que la situation mondiale prenait la direction opposée : "De son expulsion d'URSS en 1929 jusqu'à son assassinat, Trotsky n'a fait qu'interpréter le monde à l'envers. Alors que la tâche de l'heure était devenue de rassembler les énergies révolutionnaires rescapées de la défaite pour entreprendre avant tout un bilan politique complet de la vague révolutionnaire, Trotsky s'est ingénié aveuglément à voir le prolétariat toujours en marche, là où il était défait. De ce fait, la IVe Internationale, créée voici plus de 50 ans, ne fut qu'une coquille vide à travers laquelle le mouvement réel de la classe ouvrière ne pouvait pas passer, pour la simple et tragique raison qu'il refluait dans la contre-révolution. Toute l'action de Trotsky, basée sur cette erreur, a de plus contribué à disperser les trop faibles forces révolutionnaires présentes de par le monde dans les années 1930 et pire, à en entraîner la plus grande partie dans le bourbier capitaliste du soutien &qualiste du soutien "critique" aux gouvernements de type "fronts populaires" et de participation à la guerre impérialiste." (Brochure du CCI, Le trotskisme contre la classe ouvrière)
Parmi les graves erreurs qu'a fait Trotsky il y a notamment sa position sur la nature de l'URSS. Tout en s'attaquant au stalinisme, il a toujours considéré et défendu l'URSS comme étant la "patrie du socialisme" et pour le moins comme "un Etat ouvrier dégénéré".
Mais toutes ces erreurs politiques, bien qu'elles aient eu des conséquences dramatiques, n'ont pas fait de lui un ennemi de la classe ouvrière alors que ses "héritiers", eux, le sont devenus après sa mort. Trotsky a même été capable, à la lumière des événements survenus au début de la guerre impérialiste, d'admettre qu'il lui fallait réviser et, sans doute, modifier son jugement politique notamment concernant l'URSS.
C'est ainsi qu'il affirmait dans un de ses derniers écrits daté du 25 septembre 1939 et intitulé "L'URSS dans la guerre" : "Nous ne changeons pas d'orientation. Mais supposons que Hitler tourne ses armes à l'Est et envahisse des territoires occupés par l'Armée rouge. (..) Tandis que, les armes à la main, ils porteront des coups à Hitler, les bolcheviks-léninistes mèneront en même temps une propagande révolutionnaire contre Staline, afin de préparer son renversement à l'étape suivante..." (Oeuvres, tome n°22)
Il défendait certes son analyse de la nature de l'URSS mais il liait le sort de celle-ci à l'épreuve que la deuxième guerre mondiale lui ferait subir. Dans ce même article il disait que, si le stalinisme sortait vainqueur et renforcé de la guerre (perspective qu'il n'envisageait pas), il faudrait alors revoir le jugement qu'il portait sur l'URSS et même sur la situation politique g&eation politique générale :
"Si l'on considère cependant que la guerre actuelle va provoquer, non la révolution, mais le déclin du prolétariat, il n'existe alors plus qu'une issue à l'alternative : la décomposition ultérieure du capital monopoliste, sa fusion ultérieure avec l'Etat et la substitution à la démocratie, là où elle s'est encore maintenue, d'un régime totalitaire. L'incapacité du prolétariat à prendre en mains la direction de la société pourrait effectivement, dans ces conditions, mener au développement d'une nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, un régime de décadence qui signifierait le crépuscule de la civilisation.
On aboutirait à un résultat analogue dans le cas où le prolétariat des pays capitalistes avancés, ayant pris le pouvoir se révélerait incapable de leerait incapable de le conserver et l'abandonnerait comme en URSS, à une bureaucratie privilégiée. Nous serions alors obligés de reconnaître que la rechute bureaucratique n'était pas due à l'arriération du pays et à l'environnement capitaliste, mais à l'incapacité organique du prolétariat à devenir une classe dirigeante. Il faudrait alors établir rétrospectivement que, dans ses traits fondamentaux, l'URSS actuelle était le précurseur d'un nouveau régime d'exploitation à une échelle internationale.
Nous nous sommes bien écartés de la controverse terminologique sur la dénomination de l'Etat soviétique. Mais que nos critiques ne protestent pas : ce n'est qu'en se plaçant sur la perspective historique nécessaire que l'on peut formuler un jugement correct sur une question comme le remplacement d'un régime social par un autre. L'alternative historique poussée jusqu'à son terme se présente ainsi : ou bien le régime stalinien n'est qu'une rechute exécrable dans le processus de la transformation de la nsformation de la société bourgeoise en société socialiste, ou bien le régime stalinien est la première étape d'une société d'exploitation nouvelle. Si le second pronostic se révélait juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendrait une nouvelle classe exploiteuse. Aussi lourde que puisse être cette seconde perspective, si le prolétariat mondial se montrait effectivement incapable de remplir la mission que lui a confiée le cours du développement, il ne resterait plus qu'à reconnaître que le programme socialiste, construit sur les contradictions internes de la société capitaliste s'est finalement avéré une utopie. Il va de soi qu'on aurait besoin d'un nouveau "programme minimum" pour défendre les intérêts des esclaves de la société bureaucratique totalitaire." (souligné par nous)
Si l'on fait abstraction de la vision en perspective qu'il développe à ce moment-là, une vision qui est révélatrice d'un découragement, pour ne pas dire d'une démoralisation profonde, qui sembl profonde, qui semble lui faire perdre toute confiance en la classe ouvrière et en sa capacité à assumer historiquement la perspective révolutionnaire, il est clair que Trotsky entame là une remise en question de ses positions sur la nature "socialiste" de l'URSS et sur le caractère "ouvrier" de la bureaucratie.
Trotsky a été assassiné avant la fin de la guerre ; et la Russie s'est retrouvée dans le camp des vainqueurs aux côtés de ce qu'on appelle les "démocraties". Comme Trotsky avait prévu de le faire, ces conditions historiques nécessitait, de la part de ceux qui se prétendent ses fidèles continuateurs, une révision de sa position dans le sens qu'il fallait, comme il le disait, "établir rétrospectivement que, dans ses traits fondamentaux, l'U.R.S.S. actuelle était le précurseur d'un nouveau régime d'exploitation à une échelle internationale". Non seulement la IVe Internationale s'est interdit de le faire mais, de plus, elle est passée avec armes et bagages dans les rangs de la bourgeois de la bourgeoisie. Seuls quelques éléments issus du trotskisme ont pu rester sur le terrain révolutionnaire comme ceux qui formaient le groupe chinois qui publiait en 1941 L'Internationaliste (Voir Revue Internationale n°94), ou les membres de la section espagnole de la IVe Internationale avec G. Munis (10), comme les Revolutionären Kommunisten Deutschlands (RKD), le groupe Socialisme ou barbarie en France, Agis Stinas (Mémoires, éditions La brèche, Paris 1990) en Grèce, et Natalia Trotsky.
Fidèle à l'esprit de celui qui fut son compagnon dans la vie et dans le combat pour la révolution, Natalia, dans son courrier du 9 mai 1951 adressé au Comité exécutif de la IVe Internationale, revenait et insistait particulièrement sur la nature contre-révolutionnaire de l'URSS : "Obsédés par des formules vieilles et dépassées, vous continuez à considérez l'Etat stalinien comme un Etat ouvrier. Je ne puis et ne veux vous suivre sur ce point. (?) Il devrait être clair pour chacun que la révolution a été compl&ete;té complètement détruite par le stalinisme. Cependant vous continuez à dire, sous ce régime inouï, la Russie est encore un Etat ouvrier."
Tirant toutes les conséquences de cette claire prise de position, elle poursuivait fort justement : "Ce qui est plus insupportable que tout, c'est la position sur la guerre à laquelle vous vous êtes engagés. La troisième guerre mondiale qui menace l'humanité place le mouvement révolutionnaire devant les problèmes les plus difficiles, les situations les plus complexes, les décisions les plus graves. (...) Mais face aux événements des récentes années, vous continuez de préconiser la défense de l'Etat stalinien et d'engager tout le mouvement dans celle-ci. Vous soutenez même maintenant les armées du stalinisme dans la guerre à laquelle se trouve soumis le peuple coréen crucifié."
Et, elle concluait avec courage : "Je ne puis et ne veux vous et ne veux vous suivre sur ce point." (...)"Je trouve que je dois vous dire que je ne vois pas d'autre voie que de dire ouvertement que nos désaccords ne me permettent plus de rester plus longtemps dans vos rangs." (Les enfants du prophète, Cahiers Spartacus, Paris 1972)
Les trotskistes aujourd'huiNon seulement, comme l'affirme Natalia, les trotskistes n'ont pas suivi Trotsky et révisé leurs positions politiques suite à la victoire de l'URSS dans le deuxième conflit mondial, mais encore les discussions et les interrogations - quand elles existent de nos jours en leur sein - portent, pour celles qui doivent en principe apporter des clarifications et des approfondissements, sur la question de la "politique militaire prolétarienne" (Voir Cahiers Léon Trotsky n° 23, 39 et 43 ou Revolutionary history n° 3, 1988). Ces discussions continuent de passer sous silence des questions fondamentales comme celle de la nature de l'URSS ou celle de l'internationalisme prolétarien et dueacute;tarien et du défaitisme révolutionnaire face à la guerre. Au milieu d'un charabia pseudo-scientifique, Pierre Broué le reconnaît :
"Il est en effet indiscutable que l'absence de discussion et de bilan sur cette question (la PMP) a pesé très lourd dans l'histoire de la IVe Internationale. Une analyse en profondeur la ferait apparaître à la source de la crise qui a commencé à secouer cette dernière dans les années 50." (Cahiers Léon Trotsky n° 39). Comme c'est gentiment dit !
Les organisations trotskistes ont trahi et ont changé de camp, c'est un fait. Mais les historiens trotskistes, comme Pierre Broué ou Sam Lévy, s'évertuent à noyer la question en parlant de simple crise de leur mouvement : "La crise fondamentale du trotskisme sortit de la confusion et de l'incapacité à comprendre la guerre et le monde de l'immédiat après-guerre." (Sam Lévy, vétéravétéran du mouvement britannique, in Cahiers Léon Trotsky n° 23)
Il est exact que le trotskisme n'a pas compris la guerre et le monde de l'immédiat après-guerre; mais c'est bien pour cela qu'il a trahi la classe ouvrière et l'internationalisme prolétarien en soutenant un camp impérialiste contre l'autre dans la deuxième guerre mondiale et qu'il n'a cessé, depuis, de soutenir les petits impérialismes contre les gros dans les trop nombreuses luttes dites de libération nationale et autres luttes "des peuples opprimés". Pierre Broué, Sam Lévy et les autres ne le savent peut être pas mais le trotskisme est mort pour la classe ouvrière ; et il n'y a pas de résurrection possible pour un tel courant en tant qu'instrument d'émancipation de cette dernière. Et il ne sert à rien d'essayer de récupérer à leur compte les véritables internationalistes et en particulier ce qu'a fait la Gauche communiste italienne durant la guerre, comme les Cahiers Léon Trotsky tentent de le faire dans leur même numéro 39 (pages 36 et sui (pages 36 et suivantes). Un peu de pudeur, messieurs ! Ne mélangez pas les internationalistes de la Gauche communiste italienne et la IVe Internationale chauvine et traitre à la classe ouvrière. Nous, la Gauche communiste, nous n'avons rien à avoir avec la IVe Internationale et tous ses avatars actuels. Par contre, bas les pattes sur Trotsky ! Il appartient toujours à la classe ouvrière.
Rol
1. Robert Coulondre (1885-1959) ambassadeur à Moscou puis à Berlin.
2. Cité par Isaac Deutscher page 682 du tome 6 de Trotsky, éditions 10/18, Paris, 1980.
3. Page 68 du tome 24 des Oeuvres de Trotsky dans le Manifeste de la IVe Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale, rédigé par lui-mê par lui-même le 23 mai 1939.
4. Op. cit, page 683. Pierre Broué dans les Cahiers Léon Trotsky cite l'ouvrage de l'historien américain Gabriel Kolko, Politics of war qui fourmille d'exemples qui vont dans le même sens.
5. Comme pour Jean Jaurès immédiatement avant l'éclatement de la première guerre mondiale de 1914-1918; mais, toute proportion gardée car Jean Jaurès était un pacifiste alors que Trotsky était toujours un révolutionnaire et un internationaliste.
6. Pour nous, si le système est entré en décadence cela ne signifie pas qu'il ne puisse pas encore se développer. Pour nous comme pour Trotsky, par contre, il y a décadence quand un système a perdu son dynamisme et que les forces productives sont une entrave au développement de la société. En un mot que le système a fini son rôle progressiste danle progressiste dans l'histoire et qu'il est mûr pour donner naissance à une autre société.
7. Cf. notre livre La Gauche communiste d'Italie et notre brochure Le trotskisme contre la classe ouvrière.
8. Cette position n'est pas nouvelle chez Trotsky, elle avait déjà été ébauchée au cours de la guerre d'Espagne. "? se délimiter nettement des trahisons et des traîtres sans cesser d'être les meilleurs combattants du front" p. 545 Tome II des Ecrits. Il reprend la comparaison entre être le meilleur ouvrier à l'usine comme le meilleur soldat sur le front. Cette formule est utilisée aussi dans la guerre contre le Japon en Chine qui est une nation "colonisée" et "agressée" par ce dernier (cf. p. 216 Oeuvres n° 14).
9. Ibidem. Ces nations sont citées parce qu'elles venaient d'être vaincues &tre vaincues à la date de l'article.
10. Voir notre brochure le trotskisme contre la classe ouvrière et l'article Trotsky appartient à la classe ouvrière, les trotskistes l'ont kidnappé, voir aussi la Revue Internationale n° 58 et notre article A la mémoire de Munis à sa mort en 1989.
DY
Ces derniers mois, on a vu paraître dans la presse du BIPR1 des articles qui concernent la nécessité du regroupement des forces révolutionnaires en vue de construire le parti communiste mondial du futur. Un de ces articles, Les révolutionnaires, les internationalistes face à la perspective de guerre et à la situation du prolétariat 2, est un document écrit à la suite de la guerre au Kosovo l'année dernière :
"Les récents événements guerriers dans les Balkans, du fait même qu'ils s'étaient déroulés en Europe (...) ont été la marque d'un pas en avant important dans le processus qui conduit à la guerre impérialiste généralisée (...)
La guerre elle même et le type d'opposition qui lui a été faite sont le terrain sur lequel se produisent déjà la décantation et la sélection des forces révolutionnaires capables de contribuer à la construction du parti.
Ces forces seront à l'intérieur du camp délimité par certaines positions établies que nous donnons pour base intangible de toute initiative politique tendant au renforcement du front révolutionnaire face au capital et à ses guerres."
A la suite de ce passage, se trouvent les "21 positions" 3 désignées par le BIPR comme positions discriminantes.
Ce sont justement ces "événements guerriers dans les Balkans" qui ont amené notre organisation à lancer, au début de la guerre elle même, un appel aux différentes organisations révolutionnaires présentes au niveau mondial pour que l'internationalisme prolétarien puisse s'exprimer d'une seule et forte voix. Et parallèlement à cet appel nous avions précisé :
"Il existe naturellement aussi des divergences qui concernent une approche différente de l’analyse de l'impérialisme dans la phase actuelle et du rapport de force entre les classes. Mais, sans sous-estimer ces divergences, nous considérons que les aspects qui les (nous) unissent sont de très loin plus importants et significatifs que ceux qui les distinguent par rapport aux enjeux du moment et c'est sur cette base que, le 29 Mars 1999, nous avons lancé un appel à l'ensemble de ces groupes pour prendre une initiative commune contre la guerre." 4
Comme cet appel, fait il y a plus d'un an, est complètement tombé dans le vide5, on peut se demander pourquoi le BIPR en arrive aujourd'hui seulement à ses "21 conditions" - avec lesquelles, hormis certaines réserves sur deux points seulement6, nous sommes en complet accord - et n'a pas répondu à notre appel à l'époque. La réponse se trouve vers la fin du document du BIPR ; réponse dans laquelle on trouve une partie qui concerne, de toute évidence, le CCI (sans jamais le nommer naturellement) et qui affirme que "à 23 ans de distance de la 1ère Conférence Internationale convoquée par Battaglia Comunista 7 pour amorcer une première confrontation entre les groupes politiques qui se réclament des principes généraux de classe et internationalistes défendus par la gauche communiste à partir de la moitié des années 20, il est possible - et donc nécessaire désormais – de faire un bilan de cette confrontation."
Un bilan ? Après 23 ans ? Et pourquoi seulement maintenant ? Selon le BIPR, dans les deux décennies suivantes, "le processus de décantation du «camp politique prolétarien» s'est accéléré, excluant toutes ces organisations qui, d'une manière ou d'une autre, sont tombées sur le terrain de la guerre en abandonnant le principe intangible du défaitisme révolutionnaire."
Mais la partie où il s'agit de nous (et des formations bordiguistes) vient juste après :
"D'autres composantes de ce camp, bien que n'étant pas tombées dans la tragique erreur de soutenir un front de guerre (...), se sont également éloignées de la méthode et des perspectives de travail qui conduisent à l'agrégation du futur parti révolutionnaire. Victimes irrécupérables de positions idéalistes ou mécanicistes (...)" (souligné par nous).
Comme nous pensons que les accusations que le BIPR nous adresse ne sont pas fondées - et que de plus, nous craignons qu'elles ne servent à masquer une pratique politique opportuniste - nous allons chercher à développer dans ce qui suit une réponse à ces accusations en montrant ce qu'a été l'attitude du courant marxiste du mouvement ouvrier en ce qui concerne "la méthode et les perspectives de travail qui conduisent à l'agrégation du futur parti révolutionnaire", pour vérifier concrètement si, et dans quelle mesure, le BIPR et les groupes qui l'ont créé ont été cohérents avec cette orientation. Pour ce faire, nous prendrons en considération deux questions qui sont l'expression, dans leur unité, des deux niveaux auxquels se pose le problème de l'organisation des révolutionnaires aujourd'hui :
comment concevoir la future Internationale,
quelle politique mener pour la construction de l'organisation et le regroupement des révolutionnaires.
Comment sera la future Internationale ? Une organisation conçue de manière unitaire depuis le début, c'est à dire un parti communiste international, ou bien une Internationale des partis communistes des différents pays ? Sur ce problème, la pensée et le combat d'Amadeo Bordiga et de la Gauche Italienne constituent une référence intangible. Dans la conception de Bordiga, l'Internationale Communiste devait déjà être, et c'est ainsi qu'il l’appelait, le parti mondial ; et en cohérence avec cette conception, Bordiga en était arrivé à renoncer à quelques points dits "tactiques" qu'il avait pourtant défendus jusque là avec la plus grande fermeté (abstentionnisme, regroupement sans le centre) afin d'affirmer et de faire vivre la prééminence de l'Internationale sur chaque parti national, afin de souligner que l'IC était une organisation unique et non une fédération de partis, une organisation qui devait avoir une politique unique partout dans le monde et non des politiques spécifiques pour chaque pays.
"Et alors, nous, nous affirmons que la plus haute assemblée internationale n'a pas seulement le droit d'établir ces formules qui sont en vigueur et doivent être en vigueur dans tous les pays sans exception, mais a aussi le droit de s'occuper de la situation dans un pays et donc, de pouvoir dire que l'Internationale pense que - par exemple - on doit faire et on doit agir de telle façon en Angleterre." (Amedeo Bordiga, discours au Congres de Livourne 1921, dans "La Gauche Communiste sur le chemin de la révolution", Edizioni Sociali, 1976)
Cette conception, Bordiga l'a défendue au nom de la gauche italienne et cela d'autant plus qu'il luttait contre la dégénérescence de l'Internationale elle même, quand la politique de celle-ci se confondait de plus en plus avec la politique et les intérêts de l'Etat russe.
"Il faut que le parti russe soit aidé, dans la résolution de ses problèmes par les partis frères. Il est vrai que ceux ci ne possèdent pas une expérience directe des problèmes de gouvernement, mais ils contribueront malgré cela à leur solution en apportant un coefficient classiste et révolutionnaire dérivant directement de la lutte de classe réelle qui se déroule dans leur pays respectifs." 8
Et c'est enfin dans la réponse de Bordiga à la lettre de Karl Korsch que ressort, avec plus de clarté encore, ce que devrait être l'Internationale et ce qu'elle n'a pas réussi à être :
"Je crois que l'un des défauts de l'Internationale actuelle a été d'être « un bloc d'oppositions » locales et nationales. Il faut réfléchir sur ce point, sans se laisser aller à des exagérations, mais pour mettre à profit ces enseignements. Lénine a arrêté beaucoup de travail d'élaboration « spontané » en comptant rassembler matériellement les différents groupes et ensuite seulement les fondre de façon homogène à la chaleur de la révolution russe. En grande partie, il n'a pas réussi." (extraits de la lettre de Bordiga à Korsch, publiée dans Programme Communiste n°68)
En d'autres termes, Bordiga regrette que l'Internationale se soit formée à partir des "oppositions" aux vieux partis sociaux démocrates, encore incohérentes politiquement entre elles ; et il déplore que le projet de Lénine d'homogénéiser les diverses composantes, sur le fond, n'ait pas réussi.
C'est à partir de cette vision que les organisations révolutionnaires qui ont existé pendant les années de la contre-révolution, malgré la conjoncture politique défavorable, se sont toujours conçues comme des organisations non seulement internationalistes mais aussi internationales. Ce n’est pas par hasard qu'un des procédés utilisés pour attaquer la fraction italienne au sein de l'Opposition Internationale de Trotsky a justement été de l'accuser de suivre une politique "nationale".9
Voyons, par contre, quelle est la conception du BIPR sur cette question :
"Le BIPR s'est constitué en tant qu'unique forme possible d'organisation et de coordination, intermédiaire entre l’œuvre isolée d'avant-gardes de différents pays et la présence d'un vrai Parti International (...). De nouvelles avant-gardes - dégagées des vieux schémas qui s'étaient révélés inefficaces pour expliquer le présent et donc pour prévoir le futur - se sont attelées à la tâche de construction du parti (...). Ces avant-gardes ont le devoir, qu'elles assument, de s'établir et de se développer sur la base d'un corps de thèses, une plate-forme et un cadre organisationnel qui soient cohérents entre eux et avec le Bureau qui, en ce sens, joue le rôle de point de référence de la nécessaire homogénéisation des forces du futur parti (...)."
Jusque là, le discours du BIPR, à part quelques redondances superflues, ne semble pas dans ses grandes lignes, être en contradiction avec la position que nous avons citée plus haut. Mais le passage suivant pose plus de problème :
"Pôle de référence ne veut pas dire structure imposée. Le BIPR n'entend pas accélérer les échéances de l'agrégation internationale des forces révolutionnaires plus que la durée « naturelle » du développement politique des avant-gardes communistes dans les différents pays." 10
Cela veut dire que le BIPR, en réalité les deux organisations qui en font partie, ne considère pas qu'il soit possible de constituer une unique organisation internationale avant la constitution du parti mondial. De plus, il est fait référence à d'étranges "durées naturelles de développement politique des avant-gardes politiques dans les différents pays", ce qui devient plus clair si on va voir de quelle vision le BIPR cherche à se démarquer, c'est-à-dire celle du CCI et de la gauche communiste italienne :
"Nous refusons par principe et sur la base des différentes résolutions de nos congrès, l'hypothèse de la création de sections nationales par bourgeonnement d'une organisation préexistante, serait-elle même la nôtre. On ne construit pas une section nationale du parti international du prolétariat en créant dans un pays, de façon plus ou moins artificielle, un centre de rédaction de publications rédigées ailleurs et de toute façon sans liens avec les réelles batailles politiques et sociales dans le pays lui même." (souligné par nous) 11
Ce passage mérite évidemment une réponse attentive parce qu'ici, ce qui est contenu, c'est la différence stratégique dans la politique de regroupement international mise en œuvre par le BIPR par rapport à celle du CCI. Naturellement, notre stratégie de regroupement international est volontairement ridiculisée quand il est parlé de "bourgeonnement d'une organisation préexistante", de création "dans un pays, de façon plus ou moins artificielle, d'un centre de rédaction de publications rédigées ailleurs", de façon à induire automatiquement chez le lecteur un sentiment de rejet vis-à-vis de la stratégie du CCI.
Mais regardons les choses concrètement, admettons la validité de telles assertions et vérifions la. Selon le BIPR, s'il surgit un nouveau groupe de camarades, disons au Canada, qui se rapproche des positions internationalistes, ce groupe peut bénéficier de la contribution critique fraternelle, même polémique, mais il doit grandir et se développer à partir du contexte politique de son propre pays, "en lien avec les réelles batailles politiques et sociales dans le pays lui même". Ce qui veut dire que, pour le BIPR, le contexte actuel et local d'un pays particulier est plus important que le cadre international et historique donné par l’expérience du mouvement ouvrier. Quelle est en revanche notre stratégie de construction de l'organisation au niveau international que le BIPR cherche volontairement à éclairer d'un mauvais jour quand il parle de "création de sections nationales par bourgeonnement d'une organisation préexistante" ? Qu'il y ait 1 ou 100 candidats à militer dans un nouveau pays, notre stratégie n'est pas de créer un groupe local qui doit évoluer sur place, "en lien avec les réelles batailles politiques et sociales du pays lui même", mais d'intégrer rapidement ces nouveaux militants dans le travail international d'organisation au sein duquel, de façon centrale, il y a l'intervention dans le pays des camarades qui s'y trouvent. C'est pour cela que, même avec de faibles forces, notre organisation cherche à être présente rapidement avec une publication locale sous la responsabilité du nouveau groupe de camarades parce que celle-ci, nous en sommes sûrs, représente le moyen le plus direct et le plus efficace pour, d'une part, élargir notre influence et, d'autre part, procéder directement à la construction de l'organisation révolutionnaire. Qu'est ce qui est artificiel là dedans et pourquoi parler de bourgeonnement des organisations préexistantes ? Cela reste encore à expliquer.
En réalité, ces confusions de BC et de la CWO sur le plan organisationnel trouvent leurs racines dans leur incompréhension plus profonde et plus générale de la différence qui existe entre la 2ème et la 3ème Internationale du fait du changement fondamental de période historique :
la deuxième moitié du 19e siècle représente une période favorable aux luttes pour les réformes ; le capitalisme est en pleine expansion et l'Internationale est, dans cette période, une internationale de partis nationaux qui luttent dans leurs pays respectifs, avec des programmes différents (conquêtes démocratiques pour certains, question nationale pour d'autres, écrasement du tsarisme en Russie, lois "sociales" en faveur des ouvriers dans d'autres pays, et ainsi de suite) ;
l'éclatement de la première guerre mondiale est l'expression de l'épuisement des potentialités du mode de production capitaliste, de son incapacité à se développer encore de façon à garantir un avenir à l'humanité. S'ouvre donc l'époque des guerres et des révolutions dans laquelle se pose objectivement l'alternative "communisme ou barbarie". Dans ce contexte, le problème de construire des partis nationaux particuliers avec des tâches locales spécifiques ne se pose plus, mais c'est celui de construire un seul parti mondial avec un seul programme et une unité d’action complète pour diriger l’action commune et simultanée du prolétariat mondial vers la révolution.12
Les restes de fédéralisme qui subsistent dans l'IC sont les vestiges de la période précédente (comme la question parlementaire, par exemple) qui pèsent encore sur la nouvelle internationale ("le poids des générations mortes pèse sur le cerveau des vivants", Marx dans Le 18 Brumaire).
On peut de plus ajouter que tout au long de son histoire (même quand il était compréhensible que l'Internationale ait une structure fédéraliste), la gauche marxiste a toujours lutté contre le fédéralisme. Rappelons nous les épisodes les plus significatifs :
Marx et le Conseil Général de la 1ère Internationale (AIT) se battent contre le fédéralisme des anarchistes et contre leur tentative de construire une organisation secrète au sein de l'AIT elle même ;
dans la 2ème Internationale, Rosa Luxemburg se bat pour que les décisions du congrès soient réellement appliquées dans les différents pays ;
dans la 3ème Internationale (IC), il n'y a pas que la gauche qui se bat pour la centralisation, mais Lénine et Trotsky eux mêmes depuis le début contre les "particularismes" de certains partis qui cachent leur politique opportuniste (par exemple contre la présence des francs-maçons dans le parti français).
On pourrait encore ajouter que le processus de formation d'un parti au niveau mondial avant que ne se soient consolidées, ou même créées, ses composantes dans chaque pays a justement été le processus de formation de l'IC13. On sait qu'il existait un désaccord sur cette question entre Lénine et Rosa Luxemburg. Celle ci était contre la formation immédiate de l'IC - et elle avait en conséquence donné comme mandat au délégué allemand, Eberlein, de voter contre sa fondation - parce qu'elle considérait que les temps n'étaient pas mûrs du fait que la plupart des partis communistes ne s'étaient pas encore formés et que, de ce fait, le parti russe aurait un trop grand poids au sein de l'IC. Ses craintes sur le poids excessif qu'aurait le parti russe se sont révélées malheureusement justes avec le déclin de la phase révolutionnaire et la dégénérescence de l'IC ; en fait, il était déjà trop tard par rapport aux exigences de la classe, même si les communistes ne pouvaient pas faire mieux avec la guerre qui s'était terminée quelques mois auparavant.
Ce serait intéressant de savoir ce que le BIPR pense de cette controverse historique ; peut-être que le BIPR pense que Rosa avait raison contre Lénine en soutenant que les temps n'étaient pas mûrs pour la fondation de l'IC ?
Cette orientation fédéraliste sur le plan théorique se reflète naturellement dans la pratique quotidienne. Les deux organisations qui forment le BIPR ont eu pendant 13 ans, à partir de la constitution et jusqu'en 1997, deux plates-formes politiques distinctes ; elles n'ont pas de moments avec des assemblées plénières de l'ensemble de l'organisation (sinon celles de chaque organisation auxquelles participe une délégation de l'autre, ce qui est tout autre chose) ; elles n'ont pas un débat visible entre elles et elles ne semblent pas en ressentir le besoin, même si au cours des 16 années parcourues depuis la constitution du BIPR, on a souvent remarqué des différences criantes dans l'analyse de l'actualité, dans les positions sur le travail international, etc. La vérité est que ce modèle d'organisation, que le BIPR ose élever au rang de "seule forme possible d'organisation et de coordination" maintenant, est de fait la forme d'organisation opportuniste par excellence. C'est l'organisation qui permet d'attirer dans l'orbite du BIPR de nouvelles organisations en leur conférant l'étiquette de "gauche communiste" sans forcer outre mesure leur nature d'origine. Quand le BIPR parle du fait qu'il faut attendre "la maturation des temps naturels du développement politique des avant-gardes politiques dans les différents pays", il ne fait en réalité qu'exprimer sa conception opportuniste de ne pas trop pousser la critique des groupes avec qui il est en contact afin de ne pas perdre leur confiance.14
Tout cela, nous ne l'avons pas inventé, c'est simplement le bilan de 16 années d'existence du BIPR qui, malgré tout le triomphalisme qui ressort de sa presse, n'a pas eu jusqu'à maintenant de résultats significatifs : il y avait deux groupes à la formation du BIPR en 1984, il y a deux groupes qui en font encore partie aujourd'hui. Il pourrait être de quelque utilité pour BC et CWO de passer en revue les différents groupes qui se sont rapprochés du BIPR ou qui n'en ont fait partie que de façon transitoire et d'évaluer où ils ont fini par aller ou pourquoi ils ne sont pas restés liés au BIPR. Par exemple, comment ont fini les iraniens du SUCM-Komala ? Et les camarades indiens d'Al Pataka ? Et encore les camarades français qui ont vraiment constitué pour une brève période, une troisième composante du BIPR ?
Comme on le voit, une politique de regroupement opportuniste n'est pas seulement erronée politiquement, mais c'est aussi une politique vouée à l'échec.15
Sur cette question, on ne peut naturellement partir que de Lénine, grand forgeron du parti et premier promoteur de la création de l'Internationale communiste. La bataille qu'il a menée et gagnée ; au 2ème Congrès du POSDR en 1903, sur l’article 1 des statuts pour affirmer des critères stricts d'appartenance au parti, est probablement une des plus importantes contributions qu'il ait faite :
"Ce ne serait que se leurrer soi même, fermer les yeux sur l'immensité de nos tâches, restreindre ces tâches que d'oublier la différence entre le détachement d'avant-garde et les masses qui gravitent autour de lui, oublier l'obligation constante pour le détachement d'avant-garde d'élever des couches de plus en plus vastes à ce niveau avancé. Et c'est justement agir ainsi que d'effacer la différence entre les sympathisants et les adhérents, entre les éléments conscients et actifs, et ceux qui nous aident." (Lénine, Un pas en avant deux pas en arrière, 1904. EDI)
Cette bataille de Lénine, qui a conduit à la séparation du parti social-démocrate russe entre bolcheviks (majoritaires) et mencheviks (minoritaires), a une importance historique particulière parce que cela préfigurait, quelques années avant, ce qu'allait être le nouveau modèle de parti, le parti de cadres, plus strict, plus adapté à la nouvelle période historique de "guerres et révolutions", par rapport au vieux modèle de parti de masse, plus large et moins rigoureux sur les critères d'appartenance, qui était valable dans la phase historique d'expansion du capital.
En second lieu, se pose le problème de comment doit se comporter le parti (ou la fraction, ou un groupe politique quel qu'il soit) dans les confrontations avec les autres organisations prolétariennes existantes. En d'autres termes, comment répondre à la juste exigence de regroupement des forces révolutionnaires de la façon la plus efficace possible ? Ici encore, nous pouvons nous référer à l'expérience du mouvement ouvrier, avec le débat dans l'Internationale mené par la Gauche italienne sur la question de l'intégration des centristes dans la formation des partis communistes. La position de Bordiga est très claire et son apport est fondamental avec l'adoption par l'Internationale d'une 21ème condition qui disait que :
"Les adhérents au Parti qui rejettent les conditions et les thèses établies par l'Internationale Communiste doivent être exclus du Parti. Il en est de même des délégués au Congrès extraordinaire" 16 (Voir Les quatre premiers congrès de l'Internationale Communiste, Librairie du travail, Maspero 1972). Bordiga, en 1920, était préoccupé par le fait que quelques composantes centristes, qui ne s'étaient pas particulièrement salies les mains en 1914, puissent trouver pratique de travailler dans les nouveaux partis communistes plutôt que dans les vieux partis sociaux-démocrates notablement discrédités.
"Aujourd'hui, il est facile de dire que, dans une nouvelle guerre, on ne tombera plus dans les vieilles erreurs, celles de l'union sacrée et de la défense nationale. La révolution est encore lointaine, diront les centristes, ce n'est pas un problème immédiat. Et ils accepteront les thèses de l'Internationale Communiste : le pouvoir des soviets, la dictature du prolétariat, la terreur rouge (...). Les éléments de droite acceptent nos thèses, mais de façon insuffisante, avec quelques réserves. Nous, les communistes, nous devons exiger que cette acceptation soit totale et sans limites autant sur le plan de la théorie que sur le plan de l'action (...). Contre les réformistes, nous devons ériger une barrière insurmontable (...). Sur le programme, il n'y a pas de discipline : ou on l'accepte, ou on ne l'accepte pas et dans ce cas, on sort du parti." 17
Parmi les apports de Bordiga et de la Gauche italienne, cela a été une des questions clé. C'est sur la base de cette position que Bordiga se confrontera ensuite à une Internationale en pleine involution, en se battant contre la politique d'intégration des centristes au sein des partis communistes, corollaire de la place centrale qui est donnée à la défense de l'Etat russe par rapport à tout autre problème18. On sait en particulier que l'Internationale a cherché à obliger le PC d'Italie à intégrer l'aile maximaliste (de gauche) du PSI, ceux qu'on appelait les "terzinternationalisti" ou "terzini" de Serrati, dont ce dernier s'était séparé en 1921, l'année de sa constitution.
Cette rigueur dans les rapports avec les courants modérés, centristes, n'a cependant jamais signifié fermeture sectaire, refus de dialogue, de discussion, bien au contraire ! Ainsi, dès l'origine comme fraction abstentionniste du PSI, la gauche italienne a toujours travaillé dans le sens de reconquérir les énergies révolutionnaires restées sur des positions centristes, autant pour renforcer ses propres rangs que pour soustraire ces forces à l'ennemi de classe :
"Bien qu'organisée en fraction autonome à l'intérieur du PSI, avec son organe propre, la fraction abstentionniste cherchait avant tout à gagner la majorité du parti à son programme. Elle pensait encore que cela était possible, malgré l'écrasante victoire de la tendance parlementariste représentée par l'alliance de Lazzari et Serrati. La fraction ne pouvait devenir le parti que si elle oeuvrait de toutes ses forces à la conquête d'au moins une minorité significative. Ne pas abandonner le terrain avant d'avoir mené le combat jusqu'au bout sera toujours la préoccupation du mouvement « bordiguiste » ; et en cela, il ne fut jamais une secte, comme lui reprochèrent ses adversaires." 19
Nous pouvons donc résumer en disant qu'il existe deux aspects fondamentaux qui caractérisent la politique de la Gauche italienne (dans la tradition des bolcheviks) :
la rigueur dans les critères d'appartenance au parti, basée sur :
- l'engagement militant (article 1 des statuts du POSDR) ;
- la clarté des bases programmatiques et la sélection des militants ;
l'ouverture, dans sa politique de discussion avec les autres courant politiques du mouvement ouvrier (voir par exemple, toute la participation de la Gauche italienne aux conférences qui se sont tenues en France entre 1928 et 1933, ou ses discussions prolongées avec la Ligue des communistes internationalistes de Belgique avec la publication dans la revue Bilan d'articles écrits par des militants de la LCIB).
Il n'est pas inutile de souligner qu'il existe un lien entre la rigueur programmatique et organisationnelle de la Gauche italienne et son ouverture à la discussion : conformément à la tradition des gauches, la Gauche italienne a mis en œuvre une politique à long terme, basée sur la clarté et la solidité politique et a rejeté "les succès" immédiats basés sur les ambiguïtés qui, en ouvrant la porte à l'opportunisme, sont les prémisses des défaites futures ("L'impatience est la mère de l'opportunisme", Trotsky) ; la Gauche italienne n'a pas eu peur de discuter avec d'autres courants parce qu'elle avait confiance dans la solidité de ses positions.
De façon analogue, il existe un lien entre la confusion, l'ambiguïté des opportunistes et leur "sectarisme" qui, en général, est plutôt dirigé contre la gauche que contre la droite.
Quand on est conscient du peu de solidité de ses propres positions, on a évidemment peur de se confronter à celles de la Gauche (voir par exemple la politique de l'IC après le 2ème Congrès qui s'ouvre au centre mais qui devient "sectaire" dans les débats avec la Gauche, avec par exemple l'exclusion du KAPD ; voir également la politique de Trotsky qui exclut de manière bureaucratique la Gauche italienne de l'Opposition internationale pour pouvoir pratiquer l'entrisme dans la social-démocratie ; enfin, ne pas oublier la politique du PCInt en 1945 et après, qui a exclu la Gauche communiste de France pour pouvoir tranquillement regrouper toutes sortes d'éléments plus qu'opportunistes et qui refusaient de faire la critique de leurs erreurs passées).
Parmi les oppositions de gauche, la Fraction italienne nous donne une magnifique leçon de méthode et de responsabilité révolutionnaire en se battant pour le regroupement des révolutionnaires, mais aussi et surtout pour la clarté des positions politiques. La gauche italienne a toujours insisté sur le besoin d'un document programmatique contre les politiques manœuvrières qui ont d'ailleurs miné l'opposition de gauche. Ainsi, s'il devait y avoir une rupture, celle-ci ne pouvait s'accomplir que sur la base de textes.
Cette méthode, la gauche italienne l'avait faite sienne depuis sa naissance pendant la première guerre mondiale au sein de la 2ème Internationale ; elle l'avait appliquée de nouveau par la suite dans l'IC dégénérescente depuis 1924 jusqu'en 1928, date de sa constitution en fraction à Pantin. Trotsky lui-même a rendu hommage à cette honnêteté politique dans sa dernière lettre à la fraction en décembre 1932 :
"La séparation avec un groupe révolutionnaire honnête (souligné par nous) comme le vôtre ne doit pas être nécessairement accompagnée d'animosité, d'attaques personnelles ou de critiques venimeuses."
En revanche, la méthode de Trotsky au sein de l'opposition n'a rien à voir avec celle du mouvement ouvrier. L'exclusion de la Gauche italienne s'est faite avec les mêmes procédés qu'utilisait l'IC stalinisée, sans un débat clair qui motive la rupture. Ce n'était ni la première ni la dernière fois qu'existait un tel comportement : Trotsky a souvent soutenu des "aventuriers" qui avaient su lui inspirer confiance. Par contre, tous les groupes comme la Gauche belge, allemande, espagnole et tous les militants révolutionnaires de mérite comme Rosmer, Nin, Landau et Hennaut, ont été écartés ou expulsés les uns après les autres jusqu'à ce que l'Opposition internationale de gauche devienne un courant purement "trotskiste".20
C'est à travers ce chemin de croix de luttes pour la défense du patrimoine de l'expérience du marxisme et, ce faisant, de son identité politique que la Gauche italienne a fini par être, au niveau international, le courant politique qui a été la meilleure expression de la nécessité d'un parti cohérent, excluant les indécis et les centristes mais qui, en même temps, a développé la plus grande capacité à mettre en œuvre une politique de regroupement des forces révolutionnaires parce qu'elle a toujours pris comme base la clarté des positions et de la façon de travailler. Le BIPR (et avant lui le PCInt depuis 1943) - qui se considère comme étant le seul véritable héritier politique de la Gauche italienne - est-il vraiment à la hauteur de ses ancêtres politiques ? Ses critères d'adhésion sont-ils stricts comme Lénine prétendait à juste titre qu'ils devaient l'être ? Honnêtement, il ne nous semble pas : toute l'histoire de ce groupe est constellée d'épisodes "d'opportunisme sur les questions organisationnelles" et, plutôt que d'appliquer les orientations auxquelles il dit adhérer, le BIPR a en fait une pratique politique qui est beaucoup plus voisine de celle de l'IC dans sa phase de dégénérescence et de celle des trotskistes. Nous ne nous arrêterons que sur quelques exemples historiques symptomatiques pour démontrer ce que nous disons.
En 1943, se constitue dans le nord de l'Italie le Parti communiste internationaliste (PCInt). La nouvelle a suscité beaucoup d'espérances et la direction du nouveau parti s'est abondamment laissée aller à une pratique opportuniste. A commencer par l'entrée en masse dans le PCInt de divers éléments venant de la lutte partisane21 ou de différents groupes du sud, certains venant du PSI ou du PCI, d'autres encore du trotskisme, sans parler d'une série de militants qui avaient ouvertement rompu avec le cadre programmatique et organisationnel de la Gauche italienne pour se lancer dans des aventures proprement contre-révolutionnaires comme la minorité de la fraction du PCI à l'extérieur qui est allée "participer" à la guerre d'Espagne de 1936, comme Vercesi qui a participé à la "Coalition antifasciste" de Bruxelles en 1943.22
Naturellement on n'a jamais demandé à aucun de ces militants venus grossir les rangs du nouveau parti de rendre des comptes sur son activité politique précédente. Et, en terme d'adhésion à l'esprit et à la lettre de Lénine, que dire de Bordiga lui-même, qui a participé aux activités du parti jusqu'en 195223, en contribuant activement jusqu'à en inspirer la ligne politique et en écrivant même une plate-forme politique approuvée par le parti... sans en être néanmoins militant ?
Dans cette phase, c'est la Fraction française de la gauche communiste (FFGC, Internationalisme) qui a pris le relais de la ligne de gauche, en reprenant et en renforçant l'héritage politique de la Fraction italienne (Bilan). C'est justement la FFGC qui a posé au PCInt le problème de l'intégration de Vercesi et de la minorité de Bilan sans qu'à aucun moment ne soit prévu de leur demander des comptes sur leurs erreurs passées sur le plan politique ; elle a aussi posé le problème de la constitution du parti en Italie qui s'est effectuée en ignorant complètement le travail de "bilan" accompli pendant dix années par la Fraction.
En 1945, un Bureau international se constitua entre le PCInt, la Fraction belge et une Fraction française "doublon" par rapport à la FFGC. En fait, cette FFGC bis s'était constituée à partir d'une scission formée par deux éléments appartenant à la Commission Executive (CE) de la FFGC qui avaient pris contact avec Vercesi à Bruxelles et qui s'étaient probablement laissés convaincre par ses arguments, après qu'ils aient soutenu eux-mêmes la politique de son exclusion immédiate sans discussion au début 1945.24 Parmi ces deux éléments, l'un était très jeune et sans expérience (Suzanne) alors que l'autre venait du POUM espagnol (il est allé ensuite à Socialisme ou Barbarie). La FFGC bis s'est ensuite "renforcée" avec l'entrée d'éléments de la minorité de Bilan et de la vieille Union Communiste (Chazé, etc.) que la Fraction avait sévèrement critiqués pour leurs concessions à l'antifascisme pendant la guerre d'Espagne.
En fait, la création de cette Fraction doublon répondait au besoin d'enlever sa crédibilité à Internationalisme. Comme on le voit, l'histoire se répète, dans la mesure où le PCInt faisait refaire la manœuvre qui avait été effectuée en 1930, au sein de l'Opposition, contre la fraction italienne avec la constitution de la Nouvelle opposition italienne (NOI), groupe formé d'ex-staliniens qui, deux mois avant seulement, s'étaient salis les mains en expulsant Bordiga du PCI et dont la fonction politique ne pouvait être que celle de faire une concurrence politique provocatrice à la Fraction.
La GCF a écrit le 28 novembre 1946 au PCInt une lettre avec une annexe dans laquelle elle faisait la liste de toutes les questions à discuter et qui concernaient une série de manquements dont s'étaient rendus responsables diverses composantes de la Gauche communiste italienne pendant la période de guerre (Internationalisme n° 16). A cette lettre de 10 pages, le PCInt répond de manière lapidaire avec ces mots :
"Réunion du Bureau International - Paris - : Puisque votre lettre démontre une fois de plus la constante déformation des faits et des positions politiques prises, soit par le PCI d'Italie, soit par les Fractions belges et françaises ; que vous ne constituez pas une organisation politique révolutionnaire et que votre activité se borne à jeter de la confusion et de la boue sur nos camarades, nous avons exclu à l'unanimité la possibilité d'accepter votre demande de participation à la réunion internationale des organisations de la GCI."
II est bien vrai que l'histoire se répète mais comme une farce. La GCI a été exclue de façon bureaucratique de l'IC après 1926, elle a pareillement été exclue de l'Opposition de gauche en 1933 (voir notre brochure sur la Gauche communiste d'Italie) ; c'est finalement au tour de la GCI d'exclure bureaucratiquement la Fraction française de ses rangs pour éviter la confrontation politique.
L'éclectisme au niveau des positions fait qu'au niveau international cela aboutit à la méthode de "bougnat est maître chez soi". Avec l'éclatement de 1952, la position bordiguiste fut "l'intransigeance" de la gauche italienne mais poussée à la caricature, c'est-à-dire qu'on ne discute avec personne ; quant à l'autre partie, c'est l'ouverture tout azimut ; ainsi, à l'automne 1956, le PCInt (Battaglia Comunista) avec les GAAP25, les trotskistes des Groupes Communistes Révolutionnaires et Action Communiste26 ont constitué un Mouvement pour la Gauche Communiste dont le trait le plus saillant fut l'hétérogénéité et la confusion. Ces quatre groupes seront appelés ironiquement "le quadrifoglio" (le trèfle à quatre feuilles) par Bordiga.
Dans les premiers mois de 1976, Battaglia Comunista a lancé "une proposition pour commencer", adressée "aux groupes internationaux de la gauche Communiste" dans laquelle elle invitait :
à une conférence internationale pour faire le point sur l'état des groupes qui se réclament de la Gauche communiste internationale ;
à créer un centre de contacts et de discussion international.
Le CCI a adhéré de façon convaincue à la conférence, demandant cependant la définition de critères politiques minimum pour participer. BC, habituée à un autre style de conférences (voir ci-dessus), fut réticente à l'établissement de lignes de démarcation trop strictes à son goût : elle avait évidemment peur de fermer la porte à certains.
La première conférence s'est déroulée à Milan en mai 1977 avec deux groupes participants seulement, BC et le CCI. Mais BC s'est opposée à toute déclaration à l'extérieur, y compris à une critique des groupes invités qui n'avaient pas accepté d'adhérer à la conférence.
A la fin de 1978, se tint la 2ème Conférence à Paris aux travaux de laquelle ont participé finalement différents groupes. A la fin de la conférence on est revenu sur la question des critères d'adhésion et, cette fois, c'est BC qui a suggéré des critères plus stricts :
"Les critères doivent permettre d'exclure les conseillistes de ces Conférences et nous devons donc insister sur la reconnaissance de la nécessité historique du Parti comme critère essentiel." Ce à quoi nous avons répondu en rappelant ''notre insistance lors de la première conférence pour qu'il y ait des critères. Aujourd'hui, nous pensons que l'adjonction de critères supplémentaires n'est de pas opportune. Ce n'est pas par manque de clarté, tant sur la question des critères en elle-même que sur la question nationale ou syndicale, mais parce que c'est prématuré. Il pèse encore une grande confusion dans l'ensemble du mouvement révolutionnaire sur ces questions ; et le NCI a raison d'insister sur la vision dynamique des groupes politiques auxquels nous fermerions prématurément la porte." 27
Dans la première moitié de l'année 1980 se tient la 3ème et dernière Conférence Internationale28 dont l'atmosphère fut marquée, depuis le début, par l'épilogue qu'elle a eu. Au delà de l'intérêt de la discussion, il s'est manifesté dans cette conférence la volonté précise de la part de BC d'exclure le CCI d'autres conférences éventuelles. Comme dans la fable - dans laquelle le loup, ne réussissant pas à accuser l'agneau d'avoir souillé l'eau du ruisseau dans lequel ce dernier buvait, finit par en attribuer la faute au père de l'agneau et à trouver ainsi une justification pour le mettre en pièces -, BC, qui voyait de plus en plus le CCI non pas comme un groupe du même camp avec lequel il était possible d'aboutir à une clarification avantageuse pour tous les camarades et les nouveaux groupes en voie de formation mais comme un concurrent dangereux capable de s'accaparer tels camarades ou tels nouveaux groupes, a trouvé à la fin un expédient consistant à faire approuver par la Conférence un critère politique d'admission encore plus strict et plus sélectif pour exclure définitivement le CCI.
En conclusion, on est passé de la 1ère Conférence pour laquelle la question de critère politique d'adhésion non seulement n'était pas posée mais même mal vue, à la 3ème Conférence à la fin de laquelle on a imposé des critères crées à dessein pour éliminer le CCI, c'est-à-dire la composante de gauche au sein de la Conférence. La 3ème Conférence fut un remake de l'exclusion de la GCF en 1945 et, donc, le prolongement des épisodes précédents d'exclusion de la Sinistra comunista italiana de l'IC (1926) et de l'Opposition (1933).
La responsabilité politique assumée par BC (et la CWO) dans cette circonstance est énorme : quelques mois après seulement (août 1980) a éclaté la grève de masse en Pologne et le prolétariat mondial a perdu ainsi une occasion en or de bénéficier d'une intervention coordonnée de l'ensemble des groupes de la Gauche communiste.
Mais l'histoire ne finit pas là. Après quelques temps, BC et CWO, pour démontrer qu'ils n'avaient pas détruit un cycle de trois conférences et quatre années de travail international pour rien, ont organisé une quatrième conférence à laquelle, en dehors d'eux, a participé un soi-disant groupe révolutionnaire iraniens contre lequel nous avions par ailleurs mis en garde BC même. C'est seulement après quelques années que le BIPR a fini par faire son mea culpa, en reconnaissant que ce groupe d'iraniens n'était certainement pas révolutionnaire.
Nous en arrivons ainsi à la période récente, celle de ces dernières années dans laquelle nous avons signalé qu'apparaissait une ouverture, faible mais encourageante, au dialogue et à la confrontation au sein du camp politique prolétarien29. L'aspect le plus intéressant, sous un certain angle, fut le début d'un travail intégrant dans l'activité d'intervention le CCI et le BIPR (notamment sa composante anglaise, la CWO). Il s'agissait d'une intervention concertée (quand elle ne se faisait pas ensemble même), dans les débats, par exemple, des conférences sur Trotsky qui se sont tenues en Russie, ou pour une réunion publique sur la révolution de 1917 organisée et tenue en commun à Londres, ou pour une défense commune contre l'attaque de certaines formations parasitaires, etc. Nous avons toujours mené ces interventions sans arrière-pensée, sans la moindre intention de phagocyter qui que ce soit ou de créer des différends au sein du BIPR entre BC et la CWO. Il est vrai que la plus grande ouverture de la CWO et l'absence feutrée de BC nous ont toujours préoccupés. A la fin, quand BC a décidé que la mesure était comble, elle a mis des barrières et a appelé ses partenaires à respecter la discipline de parti, pardon du BIPR. A partir de ce moment, tout ce que la CWO tenait avant pour raisonnable et normal a commencé à être inacceptable. Plus aucune coordination dans le travail en Russie, plus de réunion publique commune, etc. C'est, encore une fois, une grave responsabilité qui retombe sur les épaules du BIPR qui, par son opportunisme de boutiquier, a fait que le prolétariat mondial a dû affronter un des épisodes les plus difficiles de la phase historique actuelle, la guerre du Kosovo, sans que son avant-garde ne réussisse à faire une prise de position commune.
Pour prendre toute la mesure de l'opportunisme du BIPR à propos de son refus à l'appel sur la guerre que nous avons fait, il est instructif de relire un article paru dans BC de novembre 1995 et intitulé "Equivoques sur la guerre dans les Balkans". BC y rapporte qu'elle a reçu de l'OCI (Organizzazione Comunista Intemazionalista) une lettre/invitation à une assemblée nationale contre la guerre qui devait se tenir à Milan. BC a considéré que "le contenu de la lettre est intéressant et fortement amélioré par rapport aux positions qu'avait prises l'OCI vis à vis de la guerre du Golfe, de « soutien au peuple irakien attaqué par l'impérialisme » et fortement polémique dans la discussion de notre prétendu indifférentisme." L'article poursuivait ainsi : "Il manque la référence à la crise du cycle d'accumulation (...) et l'analyse essentielle de ses conséquences sur la Fédération Yougoslave. (...) Mais cela ne semblait pas interdire une possibilité d'initiative en commun de ceux qui s'opposent à la guerre sur le terrain de classe" (souligné par nous). Il y a seulement quatre ans, comme on peut le voir, dans une situation moins grave que celle que nous avons vue avec la guerre du Kosovo, BC aurait été prête à prendre une initiative commune avec un groupe désormais clairement contre-révolutionnaire30 afin de satisfaire ses menées activistes alors qu'elle a eu le courage de dire non au CCI... sous prétexte que nos positions sont trop éloignées. C'est cela l'opportunisme.
Dans cet article, nous nous sommes efforcés de répondre à la thèse du BIPR selon laquelle des organisations comme la notre seraient "étrangères à la méthode et aux perspectives de travail qui conduiront à l'agrégation du futur parti révolutionnaire". Pour ce faire, nous avons pris en considération les deux niveaux auxquels se pose le problème de l'organisation ; et sur les deux niveaux nous avons démontré que c'est le BIPR, et non le CCI, qui sort de la tradition de la Gauche communiste italienne et internationale. En fait, l'éclectisme qui guide le BIPR dans sa politique de regroupement ressemble plus à celui d'un Trotsky aux prises avec l'édification de sa quatrième Internationale ; la vision du CCI est en revanche celle de la Fraction italienne qui a toujours combattu pour qu'un regroupement se fasse dans la clarté et sur la base duquel puissent être gagnés les éléments du centre, les hésitants.
N'en déplaise aux divers héritiers présumés, la continuité réelle de la Fraction italienne est représentée aujourd'hui par le CCI, organisation qui se réclame, parce qu'elle les a faites siennes, de toutes les batailles des années 1920, des années 1930 et des années 1940.
31 août 2000, Ezechiele
1 BIPR : Bureau International pour le Parti Révolutionnaire, organisation internationale qui réunit les deux organisations suivantes : Communist Workers Organisation (CWO) et le Partito Comunista internazionalista d'Italie (BC).
2 Publié dans Battaglia Comunista n° 1, janvier 2000, et dans Internationalist Communist n° 18, hiver 2000.
3 Il y avait aussi 21 conditions d'admission à l'IC.
4 Voir notre article A propos de l'appel lancé par le CCI sur la guerre en Serbie. L'offensive guerrière de la bourgeoisie exige une réponse unie des révolutionnaires, Revue Internationale n° 98, juillet 1999.
5 Voir aussi La méthode marxiste et l'appel du CCI sur la guerre en ex- Yougoslavie, Revue Internationale n° 99, octobre 1999.
6 Il s'agit des points 13 et 16 sur lesquels subsistent des divergences qui ne sont pas de fond mais concernent 1’analyse de 1’actualité.
7 Des comptes-rendus et des évaluations critiques de ces conférences peuvent être trouvés dans les différents articles de notre Revue Internationale et dans les brochures disponibles sur demande.
8 Thèses de la gauche pour le 3e Congrès du PC d'Italie, Lyon, janvier 1926, publiées dans Défense de la continuité du programme communiste. Editions "Le Programme Communiste", Milan 1970.
9 "Pendant toute cette période (1930), Trotsky est informé par les lettres de Rosmer. Ce dernier, défavorable à la gauche italienne « bloque toutes les discussions ». Il critique Prometeo qui voulait créer, initialement, des sections nationales avant l'Internationale et il donne l'exemple de Marx et Engels qui « ont fait naître en 1847 le mouvement communiste avec un document international et avec la création de la première Internationale ». Cet argumentation mérite d'être soulignée puisqu'elle sera souvent reprise, à tort, contre la fraction italienne." (CCI, Rapports entre la fraction de gauche du PC d'Italie et l'Opposition de la Gauche Internationale, 1923-1933}.
10 BIPR, Vers la nouvelle Internationale, Prometeo n°l, série VI, juin 2000.
11 BIPR, Vers la nouvelle Internationale, idem.
12 Pour une prise de position générale sur le problème, voir l'article Sur le Parti et ses rapports avec la classe. Texte du 5e Congres du CCI, Revue Internationale n° 35.
13 "Beaucoup (de délégués au Congrès de fondation de l'IC) sont en réalité des militants bolcheviks : les P.C. de Pologne à bien des égards, de Lettonie, d'Ukraine, de Lituanie, de Biélorussie, d'Arménie, le groupe unifié des peuples de la Russie orientale, les sections du Bureau central des peuples d'Orient, ne sont, à des titres divers. que des émanations du parti bolchevik lui même. (...) Seuls viennent réellement de l'étranger les deux délégués suisses, Fritz Platten et Katscher, l'allemand Eberlein (...), le norvégien Stange et le suédois Grimiund, le français Guilbeaux. Mais là encore, leur représentativité peut être discutée. (...) Il ne reste donc que deux délégués détenant un mandat incontestable, Grimiund le suédois et Eberlein".("Premier congrès de l'Internationale Communiste", Pierre Broué : Introduction, les origines de l'Internationale Communiste". EDI, Paris, pp. 35-36).
14 C'est cette critique que nous avons faite récemment à BC à propos de sa manière opportuniste d'entretenir les rapports avec les éléments du GLP, formation politique dont les composantes, en rupture avec l'autonomie, sont à mi-chemin d'une clarification, conservant néanmoins une bonne dose de leurs confusions originelles : "Une intervention qui, loin défavoriser la clarification de ces éléments et leur adhésion définitive à une cohérence révolutionnaire, en a au contraire bloqué l'évolution possible" (tiré de "I Gruppi di lotta proletaria : une tentative inachevée d'atteindre une cohérence révolutionnaire", Rivoluzione Intemazionale, n° 106)
15 Le BIPR nous démentira probablement en donnant l'exemple de groupes qui ont ces dernières années choisi de "travailler" avec lui ainsi que celui d'une relance de sa présence en France avec une nouvelle publication (Bilan et perspectives). Nous souhaitons que ces nouvelles forces soient capables de se maintenir, contrairement à leurs prédécesseurs, mais le BIPR devra être particulièrement vigilant sil ne veut pas connaître les mêmes déboires que par le passé.
16 Texte de la 21ème condition d'admission à l'Internationale communiste adoptée au second Congrès du Comintern, 6 août 1920 (Jane Degras, Storia dell'Internazionale Comunista, Feltrinelli, 1975).
17 Discours d'Amedeo Bordiga sur "Les conditions d'admission à l’IC", 1920, publié dans La Sinistra Comunista nel cammino della rivoluzione, Edizioni sociali, 1976.
18 Cette politique a conduit à l'isolement des énergies révolutionnaires au sein des partis et a favorisé leur exposition à la répression et au massacre, comme cela a été le cas en Chine.
19 CCI : La Gauche communiste d'Italie 1927-1952.
20 Tiré du livre du CCI ; Rapports entre la Fraction de gauche du PC d'Italie et l'Opposition de Gauche Internationale. 1923-1952. A paraître prochainement.
21 "Les ambiguïtés sur les 'partisans' dans la constitution du parti Communiste Internationaliste en Italie" ; Lettre de Battaglia Comunista. Réponse du CCI dans la Revue Internationale n° 8.
22 Voir les articles : A l'origine du CCI et du BIPR, dans la Revue Internationale n° 90 et 91, et l'article Parmi les ombres du bordiguisme et de ses épigones, dans la Revue Internationale n° 95.
23 Année de la scission entre l'actuelle Battaglia Comunista et les composantes "bordiguistes" du PCInt.
24 CCI : La Gauche communiste d'Italie, 1927-1952.
25 Quelques ex-partisans, parmi lesquels Cervetto, Massimi et Parodi adhèrent au mouvement anarchiste en cherchant à se former en tant que tendance de classe au sein de celui ci avec la constitution des Gruppi Anarchici di Azione Proletaria (GAAP) en Février 1951 ayant comme organe de presse : "L'impulso".
26 AC naît en 1954 comme tendance du PCI formée par Seniga, Raimondi, un ex-partisan, et Fortichiari, un des fondateurs du PC d'Italie en 1921, qui était rentré au PCI après en avoir été expulsé. Seniga était un collaborateur de Pietro Secchia, celui-là même qui avait qualifié les groupes à la gauche du PC d'Italie pendant la résistance de "marionnettes de la Gestapo" et qui invitait à les éliminer physiquement. C'est la fusion entre une partie d'AC et les GGAP qui formera en 1965 le groupe Lotta Comunista.
27 Le procès verbal de la Conférence est reproduit dans : "Textes préparatoires (suite), comptes-rendus, correspondance de la 2ème Conférence des Groupes de la Gauche Communiste", Paris, Novembre 78.
28 Revue Internationale n° 22, 3e trimestre 1980. "Troisième Conférence internationale des groupes de la Gauche Communiste" (Paris, Mai 1980). Le sectarisme, un héritage de la contre-révolution à dépasser. Voir aussi les procès verbaux de la 3ème Conférence publiés en français par le CCI sous forme de brochure, et en italien par BC (comme numéro spécial de Prometeo). Dans l'édition française, on trouvera aussi une prise de position politique du CCI sur les conclusions des Conférences.
29 Revue Internationale n°92 : 6e Congres du Partito Comunista Intemazionalista, Un pas en avant pour la Gauche Communiste. Revue Internationale n° 93 : Des débats entre groupes bordiguistes, Une évolution significative du milieu politique prolétarien. Revue Internationale n° 95 : Gauche Communiste d'Italie, A propos de la brochure "Parmi les ombres du bordiguisme et de ses épigones" (Battaglia Comunista).
30 Il faut vraiment la dose d'opportunisme de BC pour chercher, à l'automne 1995, à renouer des liens avec une organisation qui, au moins depuis 5 ans, depuis la guerre du Golfe, ne faisait qu'appuyer un front impérialiste contre un autre, participant ainsi à l'embrigadement du prolétariat dans les massacres impérialistes. Voir à ce propos les articles publiés dans Rivoluzione Intemazionale : L'OCI, la calunnia è un venticello (n°76, juin 1992) ; Les farneticazioni dell'OCI (n°69, avril 1991) ; Les poissons-chats du Golfe (n°67, décembre 1990).
Mais qu'en est-il de la multiplication des guerres locales et des massacres ? Pourquoi l'accroissement indéniable et la généralisation de la misère dans le monde ? Pourquoi l'augmentation du chômage et la dégradation des conditions d'existence du prolétariat ? Comment comprendre les famines, la recrudescence des épidémies, la corruption et l'insécurité croissantes ? D'où viennent les catastrophes dites naturelles et les menaces sur l'environnement à l'échelle planétaire ? Sinon du fait de la subsistance du capitalisme, de ces relations sociales, de ces rapports de production, qui n'ont que faire des besoins humains et répondent à la poursuite d'un seul objectif : le profit ; et “pas simplement la poursuite d'un profit tangible, mais d'un profit toujours croissant.” (2)
Face à cette objection on se trouve en présence de diverses réponses.
La “mondialisation” et la fable de la “démocratie”pour masquer le chaos capitalisteSoit tout cela ne seraP>Soit tout cela ne serait qu'une exagération de cassandres qui refusent de voir les bienfaits du système actuel. Cette réponse est en général celle des thuriféraires du capitalisme libéral. Pour ces derniers les conséquences désastreuses de la survie du capitalisme sont le prix normal à payer dans ce système social, le résultat intangible d'une loi de la nature qui implique l'élimination des plus faibles et le salut seulement pour les plus forts.
Soit tous ces fléaux du monde moderne à l'aube du 21e siècle sont réels mais ils sont considérés avant tout comme des excès ou des imperfections, comme les conséquences d'erreurs commises par des responsables trop âpres au gain et pas assez soucieux du bien de tous. Ce serait le résultat du capitalisme “sauvage”. Il faudrait donc, selon ces conceptions, un contrôle, une régulation bien pensée, organisée par les gouvernements, par les Etats, par des organismes locaux, nationaux et internationaux adéquats (par exemple sur le mode des fameuses ONG, les organisations dites non gouvernementales). Cela pourrait gommer les effets dévastateurs de ce système, le transformer , le transformer en une véritable organisation de “citoyens”, en faire un authentique hâvre de paix et de prospérité pour tous. Cette réponse est en général, avec des variantes, celle de la gauche de l'appareil politique de la bourgeoisie, de la social-démocratie et des ex-partis staliniens, des écologistes. C'est la conception de la mouvance “anti-mondialisation”. Et on y trouve également les courants gauchistes qui mettent en sourdine leur phraséologie révolutionnaire traditionnelle pour apporter une contribution radicale au concert de défense de la démocratie. C'est le cas de toutes sortes de chapelles trotskistes ou ex-maoistes, anarchistes ou libertaires, tous des courants divers plus ou moins défroqués du gauchisme socialiste, communiste, libertaire des années 1970-80. Au delà des différences, tout le monde se réclame donc aujourd'hui de la démocratie, de l'extrême droite à l'extrême gauche.
Les contestataires qui prétendaient autrefois critiquer le cirque parlementaire ont démasqué leur vraie nature de fervents défenseurs de la démocratie bourgeoise autrefois honnie. Beaucoup sont d'ailleurs aujourd'hui, prat aujourd'hui, pratiquement dans tous les pays, aux commandes de l'Etat, à des postes de responsabilité dans d'honorables institutions, organismes et entreprises, bien intégrés au système. Pour les autres, qui se sont maintenus dans une opposition plus ou moins radicale aux gouvernements et à ces mêmes institutions (3), ils dénoncent les excès et les erreurs du système, mais au fond ne posent jamais la véritable question de la nature de ce système.
Un des meilleurs exemples de cette idéologie nous est régulièrement fourni par le mensuel français Le Monde diplomatique. Ainsi, dans le numéro de janvier 2001 de ce journal, on trouve que “Le nouveau siècle commence à Porto Alegre [au Brésil où se tient le 1er Forum social mondial fin janvier 2001]. Tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, contestent ou critiquent la mondialisation néolibérale vont se réunir... (...) Non pas pour protester comme à Seattle, à Washington, à Prague et ailleurs, contre les injustices, les inégalités et les désastres que provoquent, un peu partout dans le monde, les excès du néolibéraéolibéralisme. Mais pour tenter, dans un esprit positif et constructif cette fois, de proposer un cadre théorique et pratique permettant d'envisager une mondialisation de type nouveau et affirmer qu'un autre monde, moins inhumain et plus solidaire, est possible.” (4)
Et dans le même numéro, on trouve un article de Toni Negri, figure emblématique de Potere Operaio (5), qui développe l'idée qu'aujourd'hui il n'y a plus d'impérialisme mais un “Empire” capitaliste !? Le propos semble rester fidèle à la “lutte des classes” et à la “bataille des exploités contre le pouvoir du capital”. Mais ce n'est qu'une apparence. L'article prétend surtout inventer une sorte de nouvelle perspective à la lutte des classes. Ce qui l'amène tout droit sur un vieux terrain éculé : la nécessité de la défense de la démocratie en lieu et place de celle de la “révolution” ; l'identification de citoyens en lieu et place de l'identité de classe du prolétariat. “Ces luttes exigent, outre un salaire garanti, une nouvelle expression de la démocratie dans le contrôle des conditions politiques de itions politiques de reproduction de la vie. (...) la plupart de ces idées sont nées lors des manifestations parisiennes de l'hiver 1995, cette "Commune de Paris sous la neige" (!) qui exaltait (...) l'auto-reconnaissance subversive des citoyens des grandes villes.”
Quelles que soient les intentions subjectives de ces protagonistes de la contestation du système capitaliste, de ces défenseurs de la perspective de la démocratie, tout cela sert d'abord et avant tout objectivement à entretenir des illusions sur la possibilité de réformer ce système ou de le transformer graduellement.
Ce que la classe ouvrière a besoin de comprendre, contre ces vieilles idées réformistes remises au goût du jour, c'est que l'impérialisme, ce “stade suprême du capitalisme” comme disait Lénine, règne toujours en maître. Qu'il touche “tous les Etats, du plus petit au plus grand” comme disait Rosa Luxemburg. Qu'il est à la base de la multiplication des guerres locales et de la prolifération des massacres à travers le monde dans toutes les zones de conflits militaires. Face aux nombreuses questions et inqui&ea questions et inquiétudes sur l'inanité et l'absurdité du monde actuel, face à l'absence grandissante de perspective qui imbibe toute la société, face à cette ambiance pesante de vie au jour le jour, face au chacun pour soi, à la décomposition du tissu social, à la déliquescence de la solidarité collective, la classe ouvrière a besoin de comprendre que la perspective du capitalisme n'est pas un monde de citoyens qu'une bonne démocratie pourra faire vivre dans la paix, dans l'abondance et la prospérité. Ce que la classe ouvrière a besoin de comprendre c'est que la société actuelle est et reste une société de classes, un système d'exploitation de l'homme par l'homme, dont le moteur est le profit et le fonctionnement dicté par l'accumulation du capital. Que la démocratie est une démocratie bourgeoise, la forme la plus élaborée de la dictature de la classe capitaliste.
Ce qui a changé depuis 1991 ce n'est pas que le capitalisme aurait triomphé du communisme et se serait donc imposé comme le seul système social viable. Ce qui a changé c'est que le régime capitaliste et imp&eacuiste et impérialiste du bloc soviétique s'est effondré sous les coups de la crise économique et face à la pression militaire de son ennemi, le bloc occidental. Ce qui a changé c'est la configuration impérialiste de la planète qui régissait le monde depuis la seconde guerre mondiale. Ce n'est pas le communisme ou un système en transition vers le communisme qui s'est effondré à l'Est. Le véritable communisme, qui n'a encore jamais existé, reste à l'ordre du jour. Il ne pourra être instauré que par le renversement révolutionnaire de la domination capitaliste par la classe ouvrière internationale. Il est l'unique alternative à ce que promet la survivance de la société capitaliste : l'enfoncement dans un chaos indicible qui pourrait signifier à terme la destruction définitive de l'humanité.
La “nouvelle économie” en perdition, la crise ininterrompueAlors que les festivités de l'an 2000 s'étaient tenues sous les auspices de l'euphorie de la “nouvelle économie”, l'année 2001 a commencé par une inquiétude clairement affichée sur la saichée sur la santé économique du capitalisme mondial. Les nouveaux gains prodigieux promis n'ont pas été au rendez-vous. Au contraire, après un an de déboires et de désillusions, les champions du e-business et de la net-économie ont multiplié les faillites et licencié à tour de bras, dans un contexte général morose. Quelques exemples : “Avec le refroidissement de la nouvelle économie, il y a eu une rafale d'annonces de licenciements. Plus de 36 000 emplois des "pointcom" ont été supprimés dans la seconde moitié de l'an dernier, y inclus 10 000 le mois dernier.” (6)
Nous avons analysé à plusieurs reprises dans les colonnes de cette Revue internationale la situation de la crise économique (7). Nous ne reviendrons pas en détail sur ces analyses dont les conclusions sont à nouveau confirmées aujourd'hui. En décembre dernier, les grands magazines de la presse internationale titraient “Chaos” (8) et “Un atterrissage brutal ?” (9). Au delà des grandes phrases rassurantes et creuses, la bourgeoisie a besoin de savoir ce qu'il en est vraiment des profits qu'elle peut ets qu'elle peut espérer de ses placements. Et il faut bien se rendre à l'évidence. La “nouvelle économie” n'est rien d'autre qu'un avatar de la “vieille économie”, c'est-à-dire tout simplement un produit non pas de la croissance mais bien de la crise de l'économie capitaliste. Le développement des communications via Internet n'est pas la “révolution” promise. L'utilisation à grande échelle d'Internet, aussi bien au niveau des échanges commerciaux et des transactions financières et bancaires qu'au sein des entreprises et des administrations, ne change rien aux lois incontournables de l'accumulation du capital qui exigent le bénéfice net, la rentabilité et la compétitivité sur le marché.
Tout comme n'importe quelle innovation technique, l'avantage compétitif procuré par l'utilisation d'Internet disparaît très rapidement à partir du moment où cette utilisation se généralise. Et, de plus, dans le domaine de la communication et des transactions, pour que la technique fonctionne et soit efficace, cela suppose que toutes les entreprises soient connectées. Et donc l'innovation que constitue l'utilisation de ce r l'utilisation de ce réseau contient elle-même la fin du propre avantage qu'elle est censée constituer !
Au départ, la grande “révolution technologique” de l'Internet devait permettre un développement colossal du “modèle” B2C, un acronyme qui signifie “business to consumer”, c'est-à-dire procurer un rapport direct du producteur au consommateur. En fait il s'agit tout bêtement de pouvoir consulter des catalogues et passer des commandes par correspondance électronique via Internet plutôt que par courrier ! Belle innovation ! Révolution technologique nous disait-on ? Très rapidement le B2C a été abandonné au profit du B2B, le “business to business”, la mise en rapport direct des entreprises entre elles. Le premier “modèle” misait sur des gains procurés par une vente par correspondance par courrier électronique, somme toute peu profitable puisque dédiée essentiellement à la consommation des ménages. Le second était censé mettre en rapport direct les entreprises. Les gains devaient alors provenir de deux “débouchés”. D'un côté les entreprises pouvaient gagtreprises pouvaient gagner de l'argent ou plutôt réduire leurs dépenses du fait de la réduction des intermédiaires dans leurs relations. Ce n'est déjà pas un vrai débouché mais une simple réduction des dépenses ! D'un autre côté on devait assister à l'ouverture d'un fabuleux “marché”, celui constitué par la nécessité de fournir sur Internet les services adéquats (annuaires, listes, catalogues, applications informatiques, moyens de paiement, etc) ; en fait le retour par la fenêtre des... intermédiaires qu'on venait de chasser par la porte. Merci Internet ! Là aussi il a bien fallu se rendre à l'évidence, le profit n'était pas au rendez-vous. Ces “modèles” économiques ont vite été abandonnés. 98 % des start ups de ces trois dernières années, ces entreprises de la “nouvelle économie” supposées constituer l'exemple de l'avenir radieux du développement capitaliste, ont disparu. Dans celles qui ont subsisté, les salariés, un temps euphoriques face à leur enrichissement (virtuel !) par les dividendes de stock options gétions généreusement octroyées et qui ne comptaient plus leurs heures de travail, ont déchanté. Il est significatif que les syndicats, qui délaissaient cette main d'oeuvre jusqu'à maintenant, arrivent en force sur le secteur. Non pas que le syndicalisme soit soudain devenu un défenseur des travailleurs (10), mais bien plutôt parce qu'il serait dangereux de laisser se développer librement la réflexion parmi des travailleurs brutalement dégrisés
Cette idéologie de la net-économie est une claire illustration de l'impasse de l'économie bourgeoise, du déclin historique des rapports de production capitalistes. Dans cette idéologie le profit devait paraît-il désormais être tiré du développement du commerce et non plus directement de la production. Le marchand devait en quelque sorte prendre le pas sur le producteur. Mais qu'est-ce que cette idéologie sinon l'aspiration au retour à un capitalisme de marchands tel qu'il existait à la fin du... Moyen âge. A l'époque le capitalisme commençait à se développer par l'essor du commerce, lequel allait briser les entraves des rapports de production féodaux qui eeacute;odaux qui enfermaient les forces productives dans le carcan du servage. Aujourd'hui, et depuis plus d'un siècle déjà, le marché mondial est entièrement conquis par le capitalisme et le commerce mondial engorgé par une surproduction généralisée qui ne parvient pas à trouver de débouchés suffisants. Le salut du capitalisme ne viendra pas d'un nouvel essor du commerce qui est complètement impossible dans les conditions historiques de l'époque actuelle.
Nous n'avons considéré dans cet article que la net-économie, parce que son effondrement au cours de l'année 2000 a été l'aspect le plus médiatisé de la crise économique capitaliste. Mais, comme poursuit le magazine cité plus haut, “les suppressions d'emplois sont allées bien au delà de la planète "pointcom". Il y a eu plus de 480 000 licenciements en novembre. General Motors licencie 15 000 ouvriers avec la fermeture d'Oldsmobile. Whirlpool réduit ses effectifs de 6300 ouvriers, Aetna en fait partir 5000.” (11) En effet l'année 2001 s'ouvre avec une accélération considérable de la crise. Aux Etats-Unis des mesures d'u-Unis des mesures d'urgence ont été prises par A. Greenspan, le patron de la Réserve fédérale, pour essayer de conjurer le spectre de la récession. La “nouvelle économie” a fait long feu et la crise de la “vieille économie” se poursuit inexorablement. Endettement colossal à tous les niveaux, attaques toujours plus fortes des conditions de vie du prolétariat à l'échelle internationale, incapacité d'intégrer dans les rapports de production capitalistes des masses croissantes de sans-travail, etc., telles sont les conséquences fondamentales de l'économie capitaliste. Les Etats, les banques centrales, les Bourses, le FMI, en général toutes les institutions financières et bancaires et tous les “acteurs” de la politique mondiale s'efforcent de réguler le fonctionnement chaotique de cette “économie de casino” (12), mais les faits sont têtus et les lois du capitalisme finissent toujours par s'imposer.
Tout comme dans le domaine économique où les différents discours servent surtout à masquer le déclin historique du capitalisme et la profondeur de la crise, dans le domaine de l'impérialisme les discoursrialisme les discours sur la paix servent à cacher un chaos grandissant et des antagonismes démultipliés à tous les niveaux. La situation actuelle au Moyen Orient en est un claire illustration
La paix dans l'impasseau Moyen-OrientLorsque cette Revue internationale paraîtra, le plan que Clinton essayait de faire passer à tout prix avant de quitter les affaires sera resté lettre morte comme c'était prévisible.
Les protagonistes de ce “processus de paix” ne savent pas vraiment eux-mêmes comment faire face à la situation. Chacun essaie de défendre au mieux ses positions sans qu'aucune des parties soit capable de proposer une issue stable et viable à l'imbroglio que constitue la situation de guerre endémique qui perdure dans cette région du monde. L'Etat d'Israel est bien décidé à lâcher le moins possible de ses prérogatives et l'Autorité palestinienne sous la houlette d'Arafat ne peut accepter quoi que ce soit qui apparaîtrait comme une capitulation de ses ambitions.
L'Etat d'Israel défend une position de force acquise depuis sa fondation en 1947, au travers de plusieurs guerres contre les Etats arabes voisins (Jordanie, Syrie, Liban(Jordanie, Syrie, Liban et Egypte), avec le soutien indéfectible des Etats-Unis. Bastion de la résistance du bloc impérialiste occidental à l'offensive menée depuis les années 1950 par le bloc impérialiste russe, via les Etats arabes qui s'inféodèrent à l'URSS, l'Etat d'Israel s'est forgé un place de gendarme de cette région du monde qu'il n'est pas prêt de se laisser contester.
Mais depuis l'effondrement du bloc impérialiste russe il y a dix ans, la situation a évolué. Les Etats-Unis ont réorienté leur politique au Moyen-Orient. La guerre du Golfe en 1991 avait pour objectif d'imposer la reconnaissance du statut de superpuissance mondiale des Etats-Unis face aux velléités des alliés du bloc occidental comme la Grande-Bretagne, la France, et surtout l'Allemagne, de prendre leurs distances avec leur parrain devenu encombrant. La discipline de bloc n'était désormais plus de mise puisque la menace du bloc adverse avait disparu. Mais la guerre du Golfe avait aussi un second objectif, celui d'imposer la mainmise totale des Etats-Unis sur le Moyen-Orient.
Dans la période du partage du monde en deux grands blocs impérialistes, l'administration amédministration américaine pouvait tolérer que ses alliés tiennent des positions influentes sur la scène impérialiste dans certaines régions du monde. Elle pouvait même déléguer à certains d'entre eux la charge de mener une politique extérieure qui, même si elle manifestait parfois des oppositions aux intérêts américains, était de toute façon contrainte de s'inscrire dans l'orbite du bloc occidental. Au Moyen-Orient, la Grande-Bretagne pouvait ainsi avoir une influence prépondérante au Koweit, la France au Liban et en Syrie, l'Allemagne et la France en Irak, etc. En 1991, la guerre du Golfe donnait le signal de la volonté des Etats-Unis de reprendre en charge totalement par eux-mêmes la “pax americana”. La conférence de Madrid en octobre 1991 puis les négociations d'Oslo à partir du début 1993 allaient déboucher sur la signature de la déclaration de principe israélo-palestinienne à Washington en septembre 1993, sous la seule autorité des Etats-Unis, sans les anciens alliés. En mai 1994, Arafat et Rabin signaient au Caire l’accord d’autonomie Gaza-Jéricho et l'armée israélienne entamait un retrait entamait un retrait pour permettre l'arrivée triomphale de Yasser Arafat à Gaza en juillet 1994.
Mais cette évolution allait provoquer de la part d'une fraction significative de la bourgeoisie israélienne une véritable rupture avec la politique des Etats-Unis, pour la première fois de la courte histoire de ce pays. En novembre 1995 Rabin était assassiné par “un extrémiste”. C'était la période où le Likoud de Netanyahou devait sérieusement entraver les plans de la diplomatie américaine. Les Etats-Unis allaient reprendre la main en mai 1999 par le retour aux affaires du Parti travailliste avec Ehoud Barak comme premier ministre, ce qui devait aboutir à l'accord de Charm el-Cheikh entre Arafat et Barak en septembre 1999. Pourtant, le sommet de Camp David de juillet 2000, supposé constituer le couronnement de la capacité des Etats-Unis à imposer leur paix au Moyen-Orient, capote et s’achève sans accord. Dans cet épisode, la politique de l'un des anciens alliés, la France, constitue ouvertement une tentative de sabotage de la politique des Etats-Unis que ceux-ci dénoncent d'ailleurs ouvertement comme telle. Et, en Israël même, c'est le retour en forcele retour en force de la résistance au “processus de paix” à l'américaine, avec la fameuse visite d’Ariel Sharon, vieux faucon du Likoud, sur l’esplanade des Mosquées en septembre 2000, ce qui va donner le signal de nouveaux affrontements violents qui gagnent rapidement la Cisjordanie et la Bande de Gaza. En octobre 2000, un nouveau sommet de Charm el-Cheikh qui prévoit l’arrêt des violences, la création d’une commission d’enquête et la reprise des négociations, n'aboutit à rien sur le terrain où l’Intifada et la répression continuent.
Aujourd'hui, la situation n'est donc plus la même que celle des guerres ouvertes comme la Guerre des six-jours de 1967 ou la Guerre du Kippour de 1973 quand l'armée israélienne affrontait directement les armées des Etats arabes, au sein desquelles participaient les différents Fronts de libération de la Palestine. Elle n'est pas non plus la même que celle de la guerre de 1982 où Israël avait envahi le Liban et avait encouragé les massacres en masse des réfugiés des camps palestiniens de Sabra et Chatila par les milices chrétiennes, ses alliés (plus de 20 000 victimes en quelques jours)es en quelques jours). Il s'agissait encore d'une situation où dominait avant tout le clivage fondamental entre les grands blocs impérialistes, au delà des oppositions circonstancielles pouvant exister au sein des forces du même bloc. Et même si Yasser Arafat, depuis sa première venue à la tribune des Nations Unies en 1976, essayait de s'attirer les bonnes grâces de la diplomatie américaine, il restait encore et toujours, aux yeux de cette dernière, suspect de connivence avec “l'Empire du mal” - expression du président américain de l'époque, Reagan, pour qualifier l'URSS.
Aujourd'hui, il y a des clivages partout. La bourgeoisie israélienne ne se considère plus indéfectiblement liée à la tutelle des Etats-Unis. Déjà, dès la guerre du Golfe en 1991, une fraction significative de celle-ci, dans l'armée notamment, s'était élevée contre l'interdiction qui avait été faite à Israël de riposter militairement aux tirs de missiles irakiens sur son territoire. Alors que l'armée israélienne était (et est encore) une des plus efficaces et opérationnelles, l'humiliation d'être contrainte à la pate à la passivité et de s'en remettre pour sa défense à l'Etat-major américain avait été une pillule très amère. Ensuite, le “processus de paix” qui met quasiment sur un pied d'égalité israéliens et palestiniens, qui impose le retrait de l'armée israélienne du sud Liban, qui envisage de céder le plateau du Golan, etc., n'est pas du tout du goût de la fraction la plus “radicale” de la bourgeoisie israélienne. Et ce “processus de paix” n'est pas non plus facilement acceptable comme tel pour le parti travailliste de Barak. Même si ce parti est plus proche des Etats-Unis que le Likoud et qu'il a surtout une vision à long terme plus réaliste de la situation du Moyen-Orient, il est le parti de la guerre, celui qui a mené l'armée et les principales campagnes militaires. Il est d'ailleurs celui sous l'autorité duquel se sont le plus développées les fameuses implantations des colons en territoire palestinien ! Contrairement aux idées reçues et aux mystifications, la gauche, le parti travailliste n'est pas plus porté à “la paix” que la droite, le Likoud. S'il existe des nuances, il n'y a pas de divery a pas de divergence fondamentale entre ces deux fractions de la bourgeoisie israélienne. Il y a toujours eu unité nationale dans la guerre comme dans la “paix” (les accords de paix avec l'Egypte avaient été menés par la droite dans les années 1970).
Mais il n'y a pas que l'Etat d'Israel qui soit susceptible d'avoir des velléités de jouer son propre jeu et d'essayer de s'affranchir de la tutelle des Etats-Unis. La Syrie a pu mettre la main sur le Liban moyennant un marchandage de son attitude “neutre” dans la guerre du Golfe en 1991. Pour autant il est exclu, de son point de vue, d'accepter l'annexion du plateau du Golan conquis par Israël en 1967. Là aussi il y a matière à friction. Et au sein même de la bourgeoisie palestinienne, l'organisation du Fatah d'Arafat et les organisations plus radicales sont loin d'être d'accord entre elles. Toute la région, à l'image de la situation mondiale, est en proie à la montée du chacun pour soi. L'influence largement prépondérante de la diplomatie américaine est en fait très superficielle, recouvrant un grand nombre de barils de poudre toujours prêts à exploser dans le contexte de surarmement de tous les rarmement de tous les protagonistes de la région.
Quant aux autres grandes puissances impérialistes, si elles ne peuvent pas ouvertement saboter les initiatives des Etats-Unis sous peine de se voir mises hors jeu, comme c'est le cas actuellement de la diplomatie française, si toutes sont officiellement rentrées dans le rang pour soutenir le “processus de paix”, ceci n'exclut pas qu'en sous-main elles entreprennent des actions visant à faire capoter le plan Clinton, ou tout autre plan de la diplomatie américaine d'ailleurs. Arafat lui-même en appelle parfois à l'implication de l'Union européenne dans les négociations car il aimerait bien ne pas dépendre seulement des Etats-Unis pour sa survie politique. Ceci dit, ce n'est pas avec l'UE qu'il va discuter, mais avec l'Administration américaine.
Dans ce chacun pour soi qui domine aujourd'hui, à part les Etats-Unis qui font tout pour maintenir leur statut de seule superpuissance militaire de la planète et hormis l'Allemagne qui poursuit en arrière-plan une politique impérialiste discrète et masquée pour accroître son influence qui avait été complètement bridée depuis la 2e guerre mondiale pendant la & mondiale pendant la “guerre froide”, aucune autre des grandes puissances ne peut avoir de vision à long terme. Et aucun des Etats moins puissants non plus. Chacun s'efforce de défendre ses intérêts nationaux, de se défendre là où il est attaqué, en particulier en sapant et en semant le désordre dans les positions de l'adversaire. Aucun d'eux n'est capable aujourd'hui de mettre en place une politique constructive et durable. Au Moyen Orient, l'heure n'est pas à la stabilisation de la situation. Même une “paix armée” comme elle a pu perdurer en Europe de l'Est pendant la “guerre froide” n'est plus possible aujourd'hui.
Quant à la possibilité de la création de l'Etat palestinien, l'incommensurable absurdité de la configuration du projet lui-même ferait presque apparaître l'organisation des bantoustans de l'Apartheid en Afrique du sud comme une structure sociale rationnelle ! Il y a les Territoires sous contrôle exclusif de l'Autorité palestinienne : c'est sur la carte quelques grosses taches en Cisjordanie avec la bande de Gaza, mais pas tout entière. Il y a les Territoires sous contrôle mixte, où Israël est responsable de la sénsable de la sécurité : d'autres taches en Cisjordanie seulement. Et le tout se situe dans l'environnement des Territoires de Cisjordanie sous le contrôle exclusif d'Israël, avec des routes spécialisées pour protéger les colonisations israéliennes... Comment peut-on faire croire qu'une telle aberration contienne une once de progrès, un iota de satisfaction des besoins des populations, quelque chose à voir avec un prétendu “droit des peuples à disposer d'eux-mêmes”.
Toute l'histoire de la décadence du capitalisme a déjà montré combien tous les Etats nationaux qui n'avaient pas pu atteindre leur maturité au cours de la phase d'ascendance du mode de production capitaliste n'ont pas pu constituer un cadre économique et politique solide et viable à long terme, comme la Yougoslavie et l'URSS l'ont montré en se délitant. Les Etats hérités de la décolonisation partent en lambeaux en Afrique. La guerre fait rage en Indonésie, au Timor oriental. Le terrorisme sévit au sud de l'Inde au Sri Lanka. La tension est extrême à la frontière indo-pakistanaise, entre la Thaïlande et la Birmanie. En Amérique du sud, la Colom du sud, la Colombie est en proie à une déstabilisation permanente. La guerre est endémique entre Pérou et Equateur. Partout des frontières sont contestées car elles n'ont pas de réelle solidité faute d'avoir pu être vraiment acceptées et reconnues depuis le 19e siècle.
Dans ce contexte, non seulement “la patrie palestinienne ne sera jamais qu'un Etat bourgeois au service de la classe exploiteuse et opprimant ces mêmes masses, avec des flics et des prisons” (13), mais de plus cet Etat ne pourra être qu'une aberration, un Etat-croupion, un symbole non pas de la formation d'une nation mais de la décomposition dont est porteuse la survivance du capitalisme dans la période historique actuelle. Et le partage des souverainetés dans un entrelacement indescriptible de zones, de villes et de villages, de routes, attribués aux uns et aux autres, ce n'est pas un “processus de paix”, c'est un champ de mines pour aujourd'hui et pour demain, où tout peut être porteur de conflit à tout instant. C'est une situation où l'irrationalité du monde actuel est poussée à l'extrême.
oOo
Le 21e siècle commence avec uve;cle commence avec une nouvelle accélération des conséquences dramatiques pour l'humanité de la survivance du mode de production capitaliste. La prospérité promise par la “nouvelle économie” tout comme la paix promise au Moyen Orient ne sont pas au rendez-vous. Elle ne peuvent pas l'être car le capitalisme est un système décadent, un corps malade sous perfusion, qui ne peut entraîner dans sa décomposition actuelle que vers le chaos, la misère et la barbarie.
MG.
1. “Ideas: No, Economics Isn’t King”, F. Zakaria, Newsweek, Janvier 2001.
2. Rosa Luxemburg, L'accumulation du capital, Tome II, “IV. Critique des critiques ou : ce que les épigones ont fait de la théorie marxiste”, Ed. Maspéro 1967, p.141.
3. En réalité, ils ont pour la plupart des postes “officieux” (en France par exemple : Krivine de la Ligue communiste révolutionnaire, trotskiste, ou Aguiton, fondateur du syndicat “de base” SUD PTT) et même des fonctions de conseillers occultes des administrations de la gaucministrations de la gauche de la bourgeoisie.
4. Le Monde diplomatique, janvier 2001, “Porto Alegre”, I. Ramonet.
5. Groupe d'extrême-gauche extra-parlementaire italien dans les années 1960-70.
6. Time, 10 janvier 2001, “This Time It's Different”.
7. Voir ces dernières années les articles “La nouvelle économie : une nouvelle justification du capitalisme” (n° 102), “La fausse bonne santé du capitalisme” (n° 100), “Le gouffre qui se cache derrière la "croissance ininterrompue"” (n° 99), la série d'articles “Trente ans de crise ouverte du capitalisme” (n° 96, 97 et 98).
8. Newsweek, 18 décembre 2000.
9. The Economist, 9-15 décembre 2000.
10. Voir notre brochure Les syndicats contre la classe ouvrière.
11. Time, ibid.
12. Voir “Une économie de casino”, Revue internationale n° 87.
13. “Ni Israël, ni Palestine, les prolétaires n'ont pas de patrie”, Prise de position publiée dans toute la presse territoriale du CCI, en français dans Révolution internationale n° 307 et Internationalisme n° 269.
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Notes en anglais
1. “2000 was not really the first year of the 21st century. In substantive terms, the 21st century began in 1991 with the fall of Soviet communism, the collapse of the bipolar order and the rise of global capitalism as the uncontested ideology of our age.” (“Ideas: No, Economics Isn’t King”, F.Zakaria, Newsweek, Jan. 2001)
6. “As the new economy has cooled, there has been a steady drumbeat of layoff announcements. More than 36,000 dotcom employees were cut in the second half of last year, including some 10,000 last month.” (Time, January 10, 2001, “This Time It's Different”)
11. “But the firings went well beyond dotcomland. There were more than 480,000 layoffs through November. General Motors is laying off 15,000 workers with the closing of Oldsmobile. Whirlpool is trimming 6,300 workers; Aetna is letting go 5,000.” (Time, idem)
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Le siècle qui commence sera décisif pour l'histoire de l'humanité. Si le capitalisme poursuit sa domination de la planète, la société sera plongée avant 2100 dans la plus totale barbarie, une barbarie à côté de laquelle celle qu'elle a connue au cours du 20e siècle fera figure d'une petite migraine, une barbarie qui la ramènera à l'âge de pierre ou qui carrément la détruira. C'est pourquoi, s'il existe un avenir pour l'espèce humaine, il est entièrement entre les mains du prolétariat mondial dont la révolution peut seule renverser la domination du mode de production capitaliste qui est responsable, du fait de sa crise historique, de toute la barbarie actuelle. Encore faut-il que le prolétariat soit capable dans l'avenir de trouver en lui-même la force qui lui a manqué jusqu'à présent pour accomplir cette tâche.
Dans la première partie de cet article, nous avons tenté de comprendre pourquoi le prolétariat avait échoué dans ses tentatives révolutionnaires du passé, notamment dans la plus grande d'entre elles, celle qui a débuté en 1917 en Russie. Nous avons mis en évidence que, du fait de la terrible défaite subie à l'issue de cette tentative, il avait manqué les autres rendez-vous que lui avait donnés l'histoire : la grande crise du capitalisme au cours des années 1930 et la seconde guerre mondiale. En particulier, nous avons souligné qu'à l'issue de cette dernière "le prolétariat a touché le fond. Ce qu'on lui présente, et qu'il interprète, comme sa grande «victoire», le triomphe de la démocratie contre le fascisme, constitue sa défaite historique la plus totale. Le sentiment de victoire qu'il éprouve, la croyance que cette «victoire» entraîne dans les «vertus sacrées» de la démocratie bourgeoise, cette même démocratie qui l'a conduit dans deux boucheries impérialistes et qui a écrasé sa révolution au début des années 1920, l'euphorie qui le submerge, sont les meilleurs garants de l'ordre capitaliste."
En Europe, c'est-à-dire le principal champ de bataille de la révolution et aussi de la guerre mondiale, la victoire alliée a paralysé pendant quelques années les luttes ouvrières. Si le ventre des prolétaires est vide, leur tête est pleine de l'euphorie de la "victoire". De plus, les politiques de capitalisme d'Etat que mènent tous les gouvernements d'Europe constituent un moyen supplémentaire de mystification de la classe ouvrière. Ces politiques correspondent fondamentalement aux besoins du capitalisme européen dont l'économie a été ravagée par la guerre. Les nationalisations, de même qu'un certain nombre de mesures "sociales" (comme une plus grande prise en charge par l'Etat du système de santé) sont des mesures parfaitement capitalistes. Elles permettent à l'Etat de mieux planifier et coordonner la reconstruction d’un potentiel productif en ruines et en plein chaos. En même temps, elles permettent une gestion plus efficace de la force de travail. Par exemple, les capitalistes ont tout intérêt à disposer d'ouvriers en bonne santé, surtout à un moment où l'on demande à ces derniers un effort de production exceptionnel, avec des conditions de vie des plus précaires et où il existe une pénurie de main-d'oeuvre. Cependant, ces mesures capitalistes sont présentées comme des "victoires ouvrières", non seulement par les partis staliniens dont le programme contient l'étatisation complète de l'économie, mais aussi par les partis sociaux-démocrates et notamment par le parti travailliste en Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi, dans tous les pays d'Europe, les partis de Gauche, y compris les partis staliniens, sont présents au gouvernement, soit dans des coalitions avec les partis de la Droite "démocratique" (comme la Démocratie chrétienne en Italie), soit à la tête du gouvernement (en Grande-Bretagne, c'est le travailliste Attlee qui remplace en juillet 1945 le conservateur Churchill au poste de premier ministre, malgré l'immense popularité de ce dernier et les services inestimables qu'il a rendus à la bourgeoisie anglaise).
Mais au bout de deux ans, comme ne sont pas tenues les promesses d'un "avenir meilleur" que les partis "ouvriers", socialistes et staliniens, leur avaient faites pour leur faire accepter les sacrifices les plus insupportables, les ouvriers commencent à mener toute une série de luttes. En France, par exemple, au printemps 1947, la grève dans la plus grande usine du pays, Renault, contraint le parti stalinien (dont le chef Maurice Thorez n'avait cessé auparavant d'appeler les ouvriers de tous les secteurs à "travailler d'abord, revendiquer ensuite") à quitter le gouvernement. Par la suite, ce parti, relayé par le syndicat qu'il contrôle, la CGT, lance toutes une série de grèves pour défouler la colère ouvrière avant qu'elle ne le surprenne, mais aussi et surtout pour faire pression sur les autres secteurs bourgeois pour qu'ils fassent à nouveau appel à ses services dans les ministères. Mais les autres partis bourgeois font la sourde oreille. Ils n'ont aucune crainte quant à la loyauté des staliniens dans la défense du capital national contre la classe ouvrière. Cependant la Guerre froide a commencé et dans les pays d'Europe occidentale les secteurs dominants de la bourgeoisie se sont rangés derrière les Etats-Unis. D'ailleurs, dans tous les autres pays d'Europe où les partis staliniens participaient au gouvernement, soit ils s'accaparent le pouvoir s'ils se trouvent dans la zone d'occupation russe, soit ils en sont chassés s'ils sont établis dans la zone d'occupation occidentale.
A partir de ce moment en Europe de l'ouest, les conditions de vie de la classe ouvrière commencent à connaître une petite amélioration. Cela n'a rien à voir avec une quelconque générosité de la bourgeoisie, évidemment. En réalité, les milliards de dollars du plan Marshall ont commencé à arriver afin d'attacher fermement la bourgeoisie d'Europe de l'Ouest au bloc américain et de saper l'influence des partis staliniens qui, désormais, sont à la tête des luttes ouvrières.
Dans les pays d'Europe de l'Est qui, eux, ne bénéficient pas de la manne américaine puisque les partis staliniens l'ont refusée sur ordre de Moscou, la situation tarde plus longtemps à s'améliorer quelque peu. Cependant, la colère ouvrière ne peut s'y exprimer de la même manière. Dans un premier temps, les ouvriers sont appelés à soutenir les partis communistes qui leur promettent monts et merveilles d'autant plus que ces derniers, non seulement participent aux gouvernements qui se sont mis en place au moment de la "Libération" (comme dans la plupart des pays occidentaux), mais qu'ils prennent la tête de ces gouvernements grâce au soutien de l'"Armée rouge" et qu'ils éliminent les partis "bourgeois". La mystification qu'on présente aux ouvriers est celle de la "construction du socialisme". Cette mystification remporte un certain succès, comme par exemple en Tchécoslovaquie où le "coup de Prague" de février 1948, c'est-à-dire la prise de contrôle du gouvernement par les staliniens, est réalisé avec la sympathie de beaucoup d'ouvriers.
Mais assez rapidement, dans les "démocraties populaires", le principal instrument du contrôle de la classe ouvrière est la force brute et la répression. Ainsi, le soulèvement ouvrier qui se développe en juin 1953 à Berlin Est et dans de nombreuses villes de la zone d'occupation soviétique est écrasé dans le sang par les chars russes ([1] [263]). Et si la colère ouvrière qui commence à se manifester en Pologne par la grande grève de Poznan de juin 1956 est désamorcée par le retour de Gomulka (un dirigeant stalinien exclu du parti en 1949 pour "titisme" et emprisonné de 1951 à 1955) à la tête du pays le 21 octobre 56, le soulèvement des ouvriers hongrois qui débute quelques jours après sera réprimé de façon sauvage par les tanks russes à partir du 4 novembre, faisant 25 000 morts et 160 000 réfugiés. ([2] [264])
Les émeutes ouvrières de 1953 et 1956 dans les pays "socialistes" étaient la preuve évidente que ces pays n'avaient rien "d'ouvrier". Cependant, tous les secteurs de la bourgeoisie vont dans le même sens pour empêcher les prolétaires de tirer les véritables leçons de ces événements.
Dans les pays de l'Est, la propagande "communiste", les références permanentes au "marxisme" et à "l'internationalisme prolétarien" des dirigeants staliniens constituent le meilleur moyen de détourner la colère ouvrière d'une perspective de classe et d'accroître les illusions des prolétaires envers la démocratie bourgeoise et le nationalisme. C'est ainsi que le 17 juin 1953, un immense cortège d'ouvriers de Berlin Est s'est dirigé vers l'ouest de la ville sur la grande avenue "Unter den Linden". L'objectif de ce cortège était de rechercher la solidarité des ouvriers de Berlin Ouest mais il contenait également l'illusion que les autorités occidentales pourraient venir en aide aux ouvriers de l'Est. Ces autorités, après qu'elles aient fermé leur secteur, ont toutefois par la suite, avec le cynisme qui les caractérise, rebaptisé "Unter den Linden" en "avenue du 17 juin". De même, les revendications de juin 1956 des ouvriers polonais, si elles contenaient évidemment des aspects économiques de classe, étaient fortement teintées d'illusions démocratiques et surtout nationalistes et religieuses. C'est pour cela que Gomulka, qui se présentait comme un "patriote" ayant tenu tête à la Russie et qui avait, dès son retour au pouvoir, fait libérer le cardinal Wyszynski (interné dans un monastère depuis septembre 1953) a pu reprendre le contrôle de la situation à la fin de 1956. De même, en Hongrie, l'insurrection ouvrière, si elle est capable de s'organiser en conseils ouvriers, reste fortement marquée par les illusions démocratiques et nationalistes. D'ailleurs, l'insurrection avait fait suite à la répression sanglante d'une manifestation appelée par les étudiants qui revendiquaient l'instauration en Hongrie d'un cours "à la polonaise". De même, les mesures que décide à son retour Imre Nagy (un vieux stalinien limogé de son poste de chef du parti par la tendance "dure" en avril 55) ont pour but d'exploiter ces illusions afin de reprendre les choses en main : constitution d'un gouvernement de coalition et annonce du retrait de la Hongrie du pacte de Varsovie. Mais pour l'URSS, cette dernière mesure est inacceptable et elle décide de faire intervenir ses tanks.
L'intervention des troupes russes constitue évidemment un aliment supplémentaire du nationalisme dans les pays d'Europe de l'Est. En même temps, elle est utilisée abondamment par la propagande des secteurs "démocratiques" et pro-américains de la bourgeoisie des pays d'Europe occidentale alors que les partis staliniens de ces pays utilisent cette même propagande pour présenter l'insurrection des ouvriers de Hongrie comme un mouvement chauvin, voire "fasciste", à la solde de l'impérialisme américain.
Ainsi, tout au long de la "Guerre froide", et même quand celle-ci a laissé place à la "coexistence pacifique" après 1956, la division du monde en deux blocs constitue un instrument de premier ordre de mystification de la classe ouvrière. Dans les années 1930, comme nous l'avons vu dans la première partie de cet article, l'identification du communisme à l'URSS stalinienne avait provoqué une profonde démoralisation de certains secteurs de la classe ouvrière qui ne voulaient pas d'une société "à la soviétique" et qui s'étaient de nouveau tournés vers les partis sociaux-démocrates. En même temps, la majorité des ouvriers qui continuaient à espérer une révolution prolétarienne suivaient les partis staliniens qui se réclamaient de celle-ci dans leur politique de défense de la "Patrie socialiste" et de lutte "antifasciste", ce qui permit de les embrigader dans la seconde guerre mondiale. Dans les années 1950, le même type de politique continue de diviser et désorienter la classe ouvrière. Une partie de celle-ci ne veut plus rien savoir du communisme (identifié à l'URSS) alors que l'autre partie continue de subir la domination idéologique des partis staliniens et de ses syndicats. Ainsi, dès la guerre de Corée, l'affrontement Est-Ouest est mis à profit pour opposer les différents secteurs de la classe ouvrière et embrigader des millions d'ouvriers derrière le camp soviétique au nom de "la lutte contre l'impérialisme". Par exemple, le Parti communiste français et le Mouvement de la Paix qu'il contrôle, organisent le 28 mai 1952 une grande manifestation à Paris contre la venue du général américain Ridgway, commandant des troupes américaines en Corée. Comme Ridgway est accusé (en fait à tort) d'utiliser des armes microbiennes, la manifestation regroupant plusieurs dizaines de milliers d'ouvriers (principalement des militants du PC) dénonce "Ridgway-la-Peste" et demande la sortie de la France de l'OTAN. Il y a des affrontements très violents avec la police et le numéro 2 du PCF, Jacques Duclos, est arrêté. La détermination du PCF à affronter la police et l'arrestation de son dirigeant "historique" redonnent une image de marque "révolutionnaire" à un parti qui, 5 ans auparavant, occupait les palais et les ministères de la République bourgeoise. A la même période, les guerres coloniales constituent une occasion supplémentaire de détourner les ouvriers de leur terrain de classe au nom, encore une fois, de la "lutte contre l'impérialisme" (et non de la lutte contre le capitalisme) face auquel l'URSS est présentée comme le champion du "droit et de la liberté des peuples".
Ce type de campagnes se poursuivra dans de nombreux pays tout au long des années 1950 et 1960, notamment avec la guerre du Vietnam où les Etats-Unis s'engagent massivement à partir de 1961.
S'il est un pays où la division du monde en deux blocs antagonistes a pesé d'un poids considérable, où la contre-révolution s'est manifestée avec une ampleur toute particulière, c'est bien l'Allemagne. Le prolétariat de ce pays avait constitué pendant plusieurs décennies l'avant-garde du prolétariat mondial. Les ouvriers du monde entier étaient conscients que le sort de la révolution se jouerait en Allemagne. C'est exactement ce qui s'est vérifié entre 1919 et 1923. La défaite du prolétariat de ce pays a déterminé la défaite du prolétariat mondial. Et la terrible contre-révolution qui s'y est abattue par la suite, avec le visage barbare du nazisme, était avec le stalinisme l'expression la plus claire de la contre-révolution qui s'est abattue sur les ouvriers de tous les pays.
Après la seconde guerre mondiale, la division de l'Allemagne en deux, chaque morceau appartenant à un des grands blocs impérialistes, a permis des deux côtés du rideau de fer une destruction massive de la conscience dans les masses ouvrières, faisant du prolétariat allemand, pendant plusieurs décennies, non plus l'avant-garde, mais l'arrière-garde du prolétariat d'Europe sur le plan de la combativité et de la conscience.
Cependant, l'élément essentiel qui paralyse la classe ouvrière tout au long de cette période et permet le maintien de soumission idéologique au capitalisme est la "prospérité" que connaît ce système avec la reconstruction des économies détruites par la guerre.
Entre la fin des années 1940 et le milieu des années 1960, le capitalisme mondial connaît ce que les économistes et politiciens bourgeois ont appelé les "trente glorieuses" puisqu'ils comptent la période qui va de 1945 à 1975 (année marquée par une très forte récession mondiale), sans compter les difficultés qui s'étaient déjà manifestées en 1967 et 1971.
Nous n'allons pas examiner ici les causes ni de la croissance économique rapide de ces années ni celles de la fin de cette croissance, examen qui a fait l'objet de nombreux articles dans cette Revue internationale ([3] [265]). Ce qu'il est important de signaler c'est que la crise ouverte qui commence à se développer à partir de 1967 (ralentissement de l'économie mondiale, récession en Allemagne, dévaluation de la Livre sterling, montée du chômage) constitue une nouvelle confirmation du marxisme, lequel a toujours: annoncé que le capitalisme était incapable de surmonter définitivement ses contradictions économiques, responsables, en dernier ressort, des convulsions du 20e siècle (et notamment des deux guerres mondiales). Ce qu'il est important de signaler c'est que la crise ouverte qui commence à se développer à partir de 1967 (ralentissement de l'économie mondiale, récession en Allemagne, dévaluation de la livre sterling, montée du chômage) constitue une nouvelle confirmation du marxisme, lequel à toujours :
En ce sens, la soumission idéologique de la classe ouvrière au capitalisme, l'ensemble des mystifications qui ont réussi à maintenir éloignées les masses ouvrières de toute perspective d'une remise en cause du capitalisme ne pouvaient être dépassées qu'avec la fin du "boom" d'après-guerre.
C'est justement ce qui est advenu en 1968.
Fin 1967, alors que tous les idéologues de la bourgeoisie continuaient de célébrer les fastes de l'économie capitaliste, alors que certains, qui pourtant se réclamaient de la révolution et même du marxisme, ne parlaient plus que de la capacité de la société bourgeoise à "intégrer" la classe ouvrière ([6] [268]), alors même que les groupes issus de la Gauche communiste qui s'était dégagée de la 3e Internationale dégénérescente ne voyaient pas la moindre sortie du tunnel, la petite revue Internacionalismo (devenue la publication du CCI au Venezuela) publiait un article intitulé "1968, une nouvelle convulsion du capitalisme commence", qui se concluait ainsi :
"Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas deviner quand et de quelle façon vont se dérouler les événements futurs. Mais ce dont nous sommes effectivement sûrs et conscients, concernant le processus dans lequel est plongé actuellement le capitalisme, c'est qu'il n 'est pas possible de l'arrêter avec des réformes, des dévaluations ni autre type de mesures économiques capitalistes et qu 'il mène directement à la crise. Et nous sommes sûrs également que le processus inverse de développement de la combativité de la classe, qu'on vit actuellement de façon générale, va conduire la classe ouvrière à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l'Etat bourgeois."
Le seul mais grand mérite de nos camarades qui avaient publié cet article était d'être restés fidèles aux enseignements du marxisme lesquels allaient se vérifier magistralement quelques mois après. En effet, en mai 1968, éclatait en France la plus grande grève de l'histoire, celle où le plus grand nombre d'ouvriers (près de 10 millions) allaient simultanément arrêter le travail.
Un événement d'une telle ampleur était le signe d'un changement fondamental dans la vie de la société : la terrible contre-révolution qui s'était abattue sur la classe ouvrière à la in des années 1920, et qui s'était poursuivie pendant deux décennies après la seconde guerre mondiale, avait pris fin. Et cela s'est confirmé rapidement dans toutes les parties du monde par une série de luttes d'une importance inconnue depuis des décennies :
En même temps que se produisait ce réveil des luttes ouvrières, on pouvait assister à un retour en force de l'idée de la révolution, laquelle était discutée par de nombreux ouvriers en lutte, particulièrement en France et en Italie qui avaient connu les mouvements les plus massifs. De même, ce réveil du prolétariat s'est manifesté par un intérêt accru pour la pensée révolutionnaire, les textes de Marx-Engels et les écrits marxistes, notamment ceux de Lénine, Trotsky et Rosa Luxemburg, mais aussi ceux des militants de la Gauche communiste, comme Bordiga, Gorter et Pannekoek. Cet intérêt s'est concrétisé par le surgissement de toute une série de petits groupes tentant de rejoindre les positions de la Gauche communiste et de s'inspirer de son expérience.
Nous n'allons pas ici faire le tableau de l'évolution des luttes ouvrières depuis 1968 ni des groupes se réclamant de la Gauche communiste. ([7] [269]) En revanche, nous allons essayer de mettre en évidence pour quelles raisons ne s'est pas encore réalisée, trois décennies après, la prévision faite par nos camarades du Venezuela en 1967 : la "lutte sanglante et directe pour la destruction de l Etat bourgeois".
Les obstacles qu'a rencontrés le prolétariat tout au long de ces trente dernières années ont été au fur et à mesure mis en évidence par notre organisation. Aussi la partie qui suit n'est fondamentalement qu'un simple résumé de ce que nous avons dit en d'autres occasions.
La première cause de la longueur du chemin qui conduit aujourd'hui à la révolution communiste est d'ordre objectif. La vague révolutionnaire qui avait démarré en 1917 et s'était étendue par la suite dans de nombreux pays était une réponse à une aggravation soudaine et terrible des conditions de vie de la classe ouvrière : la guerre mondiale. Moins de trois ans avaient suffi pour que le prolétariat, qui était entré dans la guerre "la fleur au fusil", complètement aveuglé par les mensonges bourgeois, commence à ouvrir les yeux et à redresser la tête face à la barbarie à laquelle il était confronté dans les tranchées, à la terrible exploitation qu'il subissait à l'arrière.
La cause objective du développement des luttes ouvrières à partir de 1968 est l'aggravation de la situation économique du capitalisme que sa crise ouverte contraint d'attaquer toujours plus les conditions de vie des travailleurs. Mais contrairement aux années 1930, où la bourgeoisie avait totalement perdu le contrôle de la situation, la crise ouverte actuelle ne se développe pas sur une période de quelques années mais à travers un processus couvrant plusieurs décennies. Ce rythme lent du développement de la crise résulte du fait que la classe dominante a tiré les leçons de son expérience passée et qu'elle a systématiquement mis en oeuvre toute une série de mesures lui permettant de "gérer" la descente dans le gouffre ([8] [270]). Cela ne remet pas en cause le caractère insoluble de la crise capitaliste mais permet à la classe dominante d'étaler dans l'espace et dans le temps les attaques qu'elle porte à la classe ouvrière tout en masquant pendant toute une période, y compris à ses propres yeux, le fait que cette crise n'a pas d'issue.
Le deuxième facteur permettant d'expliquer la longueur du chemin de la révolution pour la classe ouvrière est le déploiement par la classe dominante de toutes une série de manoeuvres politiques destinées à épuiser ses luttes et à contrecarrer sa prise de conscience.
A grands traits on peut ainsi résumer les différentes stratégies de la bourgeoisie depuis 1968 :
La caractéristique la plus marquante de ces mouvements, et qui traduit une prise de conscience en profondeur au sein de la classe ouvrière, est la difficulté croissante des appareils syndicaux classiques à contrôler les luttes, ce qui se traduit par l'utilisation de plus en plus fréquentes d'organes se présentant comme non syndicaux, voire anti-syndicaux (comme les "coordinations" en France et en Italie en 1986-88), mais qui ne sont en réalité que des structures "de base" du syndicalisme.
Tout au long de cette période, la bourgeoisie a déployé une quantité considérable de manoeuvres destinées à contenir la combativité ouvrière et à retarder la prise de conscience du prolétariat. Mais dans cette politique anti ouvrière, elle a été puissamment aidée par le développement d'un phénomène, la décomposition de la société capitaliste résultant du fait que si le surgissement historique du prolétariat à la fin des années 1960 avait empêché la bourgeoisie de donner sa propre réponse à la crise de son système, une nouvelle guerre impérialiste mondiale (comme la crise de 1929 avait débouché sur la seconde boucherie mondiale), il ne pouvait empêcher, tant qu'il n'avait pas renversé le capitalisme lui-même, l'ensemble des caractéristiques de la décadence de ce système de se développer toujours plus :
"Dans ce blocage momentané de la situation mondiale, l'histoire ne s'est pas arrêtée pour autant. Pendant deux décennies, la société a continué de subir l'accumulation de toutes les caractéristiques de la décadence exacerbées par l'enfoncement dans la crise économique alors même que, chaque jour plus, la classe dominante faisait la preuve de son incapacité à surmonter cette dernière. Le seul projet que cette classe puisse proposer à l'ensemble de la société est celui de résister au jour le jour, au coup par coup, et sans espoir de réussite, à l'effondrement irrémédiable du mode de production capitaliste. Privée du moindre projet historique capable de mobiliser ses forces, même le plus suicidaire comme la guerre mondiale, la société capitaliste ne pouvait que s'enfoncer dans le pourrissement sur pied, la décomposition sociale avancée, le désespoir généralisé." ([9] [271])
L'entrée du capitalisme en décadence dans la phase ultime de celle-ci, celle de la décomposition a pesé d'un poids négatif croissant sur la classe ouvrière tout au long des années 1980 :
"Au départ, la décomposition idéologique affecte évidemment en premier lieu la classe capitaliste elle-même et, par contrecoup, les couches petites-bourgeoises, qui n'ont aucune autonomie propre. On peut même dire que celles-ci s'identifient particulièrement bien avec cette décomposition dans la mesure où leur situation spécifique, l'absence de tout avenir, se calque sur la cause majeure de la décomposition idéologique : l'absence de toute perspective immédiate pour l'ensemble de la société. Seul le prolétariat porte en lui une perspective pour l'humanité et, en ce sens, c'est dans ses rangs qu 'il existe les plus grandes capacités de résistance à cette décomposition. Cependant, lui-même n'est pas épargné, notamment du fait que la petite bourgeoise qu'il côtoie en est justement le principal véhicule. Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique :
"Un des facteurs aggravants de cette situation est évidemment le fait qu’une proportion importante des jeunes générations ouvrières subit de plein fouet le fléau du chômage avant même qu 'elle n'ait eu l'occasion, sur les lieux de production, en compagnie des camarades de travail et de lutte, défaire l'expérience d'une vie collective de classe. En fait, le chômage, qui résulte directement de la crise économique, s'il n'est pas en soi une manifestation de la décomposition, débouche, dans cette phase particulière de la décadence, sur des conséquences qui font de lui un élément singulier de cette décomposition. S'il peut en général contribuer à démasquer l'incapacité du capitalisme à assurer un futur aux prolétaires, il constitue également, aujourd'hui, un puissant facteur de «lumpénisation» de certains secteurs de la classe, notamment parmi les jeunes ouvriers, ce qui affaiblit d'autant les capacités politiques présentes et futures de celle-ci. Cette situation s'est traduite, tout au long des années 1980, qui ont connu une montée considérable du chômage, par l'absence de mouvements significatifs ou de tentatives réelles d'organisation de la part des ouvriers sans emploi. Le fait qu'en pleine période de contre-révolution, lors de la crise des années 1930, le prolétariat, notamment aux Etats-Unis, ait pu se donner ces formes de lutte illustre bien, par contraste, le poids des difficultés que représente à l'heure actuelle, en raison de la décomposition, le chômage dans la prise de conscience du prolétariat. " ([10] [272])
Dans ce contexte de difficultés rencontrées par la classe ouvrière dans le développement de sa prise de conscience allait intervenir fin 1989 un événement historique considérable, lui même manifestation de la décomposition du capitalisme, l'effondrement des régimes staliniens d'Europe de l'Est, de ces régimes que tous les secteurs de la bourgeoisie avaient toujours présenté comme "socialistes" :
"Les événements qui agitent à l'heure actuelle les pays dits «socialistes», la disparition de fait du bloc russe, la faillite patente et définitive du stalinisme sur le plan économique, politique et idéologique, constituent le fait historique le plus important depuis la seconde guerre mondiale avec le resurgissement international du prolétariat à la fin des années 1960. Un événement d'une telle ampleur se répercutera, et a déjà commencé à se répercuter, sur la conscience de la classe ouvrière, et cela d'autant plus qu'il concerne une idéologie et un système politique présentés pendant plus d'un demi-siècle par tous les secteurs de la bourgeoisie comme «socialistes» et «ouvriers». Avec le stalinisme, c'est le symbole et le fer de lance de la plus terrible contre-révolution de l'histoire qui disparaissent. Mais cela ne signifie pas que le développement de la conscience du prolétariat mondial en soit facilité pour autant, au contraire. Même dans sa mort, le stalinisme rend un dernier service à la domination capitaliste : en se décomposant, son cadavre continue encore à polluer l'atmosphère que respire le prolétariat. Pour les secteurs dominants de la bourgeoisie, l'effondrement ultime de l'idéologie stalinienne, les mouvements «démocratiques», «libéraux» et nationalistes qui bouleversent les pays de l'Est constituent une occasion en or pour déchaîner et intensifier encore leurs campagnes mystificatrices. L'identification systématiquement établie entre communisme et stalinisme, le mensonge mille fois répété, et encore plus martelé aujourd'hui qu'auparavant, suivant lequel la révolution prolétarienne ne peut conduire qu 'à la faillite, vont trouver avec l'effondrement du stalinisme, et pendant toute une période, un impact accru dans les rangs de la classe ouvrière. C'est donc à un recul momentané de la conscience du prolétariat, dont on peut dès à présent -notamment avec le retour en force des syndicats- noter les manifestations, qu'il faut s'attendre. Si les attaques incessantes et de plus en plus brutales que le capitalisme ne manquera pas d'asséner contre les ouvriers vont les contraindre à mener le combat, il n'en résultera pas, dans un premier temps, une plus grande capacité pour la classe à avancer dans sa prise de conscience. En particulier, l'idéologie réformiste pèsera très fortement sur les luttes de la période qui vient, favorisant grandement l'action des syndicats. " ([11] [273])
Cette prévision que nous avions faite en octobre 1989 s'est pleinement vérifiée tout au long des années 1990. Le recul de la conscience au sein de la classe ouvrière s'est manifesté par une perte de confiance en ses propres forces qui a provoqué le recul général de sa combativité dont on peut voir aujourd'hui encore les effets.
En 1989 nous définissions les conditions de la sortie du recul pour la classe ouvrière:
"Compte tenu de l'importance historique des faits qui le déterminent, le recul actuel du prolétariat, bien qu'il ne remette pas en cause le cours historique, la perspective générale aux affrontements de classes, se présente comme bien plus profond que celui qui avait accompagné la défaite de 1981 en Pologne. Cela dit, on ne peut en prévoirai 'avance l'ampleur réelle ni la durée. En particulier, le rythme de l'effondrement du capitalisme occidental -dont on peut percevoir à l'heure actuelle une accélération avec la perspective d'une nouvelle récession ouverte- va constituer un facteur déterminant du moment où le prolétariat pourra reprendre sa marche vers la conscience révolutionnaire. En balayant les illusions sur le «redressement» de l'économie mondiale, en mettant à nu le mensonge qui présente le capitalisme «libéral» comme une solution à la faillite du prétendu «socialisme», en dévoilant la faillite historique de l'ensemble du mode de production capitaliste, et non seulement de ses avatars staliniens, l'intensification de la crise capitaliste poussera à terme le prolétariat à se tourner de nouveau vers la perspective d'une autre société, à inscrire de façon croissante ses combats dans cette perspective." ([12] [274])
Et justement, les années 1990 ont été marquées par la capacité de la bourgeoisie mondiale, et particulièrement son principal secteur, celui des Etats-Unis, de ralentir le rythme de la crise et de donner même l'illusion d'une "sortie du tunnel". Une des causes profondes du faible degré de combativité actuel de la classe ouvrière, en même temps que ses difficultés à développer sa confiance en elle et sa conscience réside bien dans les illusions que le capitalisme a réussi à créer sur la "prospérité" de son économie.
Cela dit, il existe un autre élément plus général permettant d'expliquer les difficultés de la politisation actuelle du prolétariat, une politisation lui permettant de comprendre, même de façon embryonnaire, les enjeux des combats qu'il mène afin de les féconder et de les amplifier :
''Pour comprendre toutes les données de la période présente et à venir, il faut également prendre en considération les caractéristiques du prolétariat qui aujourd'hui mène le combat :
Ce sont ces caractéristiques essentielles qui expliquent que le cours historique actuel soit aux affrontements de classe et non à la guerre impérialiste. Cependant ce qui fait la force du prolétariat actuel fait aussi sa faiblesse : du fait même que seules des générations qui n'avaient pas connu la défaite étaient aptes à retrouver le chemin des combats de classe, il existe entre ces générations et celles qui ont mené les derniers combats décisifs dans les années 1920, un fossé énorme que le prolétariat d'aujourd'hui paie au prix fort :
Ces caractéristiques expliquent en particulier le caractère éminemment heurté du cours actuel des luttes ouvrières. Elles permettent de comprendre les moments de manque de confiance en soi d'un prolétariat qui n'a pas conscience de la force qu'il peut constituer face à la bourgeoisie. Elles montrent également la longueur du chemin qui attend le prolétariat, lequel ne pourra faire la révolution que s'il a consciemment intégré les expériences du passé et s'est donné son parti de classe.
Avec le surgissement historique du prolétariat à la fin des années 1960 a été mise à l'ordre du jour la formation de celui-ci mais sans que cela puisse se réaliser du fait :
Ainsi, on peut voir combien est long pour le prolétariat le chemin qui mène à la révolution communiste. Profondeur et longueur de la contre-révolution, disparition presque totale de ses organisations communistes, décomposition du capitalisme, effondrement du stalinisme, capacité de la classe dominante à contrôler la chute de son économie et à semer des illusions sur celle-ci. Il semble que, depuis 30 ans, et même depuis les années 1920, rien n'ait été épargné à la classe ouvrière dans sa progression sur ce chemin.
A la fin de la première partie de cet article, nous avons évoqué les différents rendez-vous avec l'histoire manques par le prolétariat au cours du 20e siècle : la vague révolutionnaire qui a mis fin à la première guerre mondiale et qui s'est achevée par sa défaite, l'effondrement de l'économie mondiale à partir de 1929, la seconde guerre mondiale. On a vu que le prolétariat n'avait pas manqué le rendez-vous que l'histoire lui a donné à partir de la fin des années 1960 mais, en même temps, nous avons pu mesurer la quantité d'obstacles auxquels il s'est affronté depuis et qui ont ralenti d'autant son chemin vers la révolution prolétarienne.
Les révolutionnaires du siècle dernier, à commencer par Marx et Engels, pensaient que la révolution pourrait avoir lieu au cours de leur siècle. Ils s'étaient trompés et ils furent toujours les premiers à reconnaître leur erreur. En réalité, ce n'est qu'au début du 20e siècle que les conditions matérielles de la révolution prolétarienne ont été réunies, ce qui s'est confirmé par la première boucherie impérialiste mondiale. A leur tour, les révolutionnaires du début du 20e siècle pensaient qu'avec la présence de ses conditions objectives, la révolution communiste aurait lieu au cours de leur siècle. Eux aussi s'étaient trompés. Lorsqu'on passe en revue l'ensemble des événements historiques qui ont empêché que la révolution n'ait lieu jusqu'à présent, on peut avoir le sentiment que "le prolétariat n'a pas eu de chance", qu'il a été confronté à une suite de catastrophes et de faits défavorables, bien que non inéluctables pour chacun d'entre eux. C'est vrai que chacun de ces faits n'était pas écrit d'avance et que pour peu de choses, l'histoire aurait pu évoluer autrement. Par exemple, la révolution en Russie aurait pu tout aussi bien être écrasée par les armées blanches ; ce qui aurait évité que ne se développe le stalinisme qui a constitué le plus grand ennemi du prolétariat au cours du 20e siècle, le fer de lance de la plus terrible contre-révolution de l'histoire, dont les effets négatifs continuent à se faire sentir plus de trente ans après qu'elle n'ait pris fin. De même, il n'était pas inéluctable à priori que les alliés remportent la seconde guerre mondiale, relançant pour une très longue période la force de l'idéologie démocratique, qui constitue dans les pays les plus développés un des poisons les plus efficaces contre la conscience communiste du prolétariat. De même, dans une autre configuration de la guerre, le régime stalinien aurait pu ne pas survivre au conflit, ce qui aurait évité que l'antagonisme entre les blocs ne soit présenté comme l'affrontement entre capitalisme et socialisme. Nous n'aurions pas connu alors l'effondrement du bloc "socialiste" dont les conséquences idéologiques néfastes pèsent aujourd'hui d'un poids si fort sur la classe ouvrière.
Cela dit, l'accumulation de tous les obstacles qui se sont présentés face au prolétariat au cours du 20e siècle ne peut être considérée dans sa globalité comme une simple succession de "malchances" mais sont fondamentalement la .manifestation de l'immense difficulté que représente la révolution prolétarienne.
Un aspect de cette difficulté provient de la capacité de la classe bourgeoise à tirer profit des différentes situations qui se présentent à elle, à les retourner systématiquement contre la classe ouvrière. C'est la preuve que cette classe, malgré l'agonie prolongée de son mode de production, malgré la barbarie qu'elle ne peut empêcher de développer un peu partout dans le monde, malgré le pourrissement sur pied de sa société et la décomposition de son idéologie, reste particulièrement vigilante et sait faire preuve de la plus grande intelligence politique lorsqu'il s'agit d'empêcher le prolétariat d'avancer vers la révolution. Une des raisons pour lesquelles les prévisions des révolutionnaires du passé sur l'échéance de la révolution ne se sont pas réalisées est qu'ils ont sous-estimé la force de la classe dirigeante, particulièrement son intelligence politique. Aujourd'hui, les révolutionnaires ne pourront réellement contribuer au combat du prolétariat pour la révolution que s'ils savent reconnaître cette force politique de la bourgeoisie -notamment tout le machiavélisme qu'elle sait déployer quand nécessaire- et que s'ils mettent en garde les ouvriers contre tous les pièges que lui tend la classe ennemie.
Mais il existe une autre raison plus fondamentale encore de l'immense difficulté du prolétariat à parvenir à la révolution. C'est une raison qui était déjà signalée dans le passage si souvent cité du texte de Marx "Le 18 brumaire de Louis Bonaparte" :
"Les révolutions prolétariennes... se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours... reculent constamment à nouveau devant l'immensité infinie de leurs propres buts, jusqu 'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta !"
Effectivement, une des causes de la très grande difficulté de la grande majorité des ouvriers à se tourner vers la révolution est le vertige qui les saisit lorsqu'ils pensent que la tâche est impossible tellement elle est immense. Effectivement, la tâche qui consiste à renverser la classe la plus puissante que l'histoire ait connue, le système qui a fait connaître à l'humanité un véritable pas de géant dans la production matérielle et la maîtrise de la nature se présente comme presque impossible. Mais ce qui donne le plus le vertige à la classe ouvrière c'est l'immensité de la tâche qui consiste à édifier une société radicalement nouvelle, enfin libérée des maux qui ont accablé la société humaine depuis ses origines, la pénurie, l'exploitation, l'oppression, les guerres.
Lorsque les prisonniers ou les esclaves portaient en permanence des chaînes aux pieds, ils s'habituaient souvent à cette contrainte au point d'avoir le sentiment qu'ils ne pourraient plus marcher sans leurs chaînes et, quelques fois, ils refusaient qu'on leur retire celles-ci. C'est un peu ce qui arrive au prolétariat. Alors qu'il porte en lui la capacité de libérer l'humanité, la confiance lui manque encore pour s'acheminer consciemment vers cet objectif.
Mais le moment approche où "les circonstances elles-mêmes [crieront] : Hic Rhodus, hic salta !". Si elle reste entre les mains de la bourgeoisie, la société humaine ne parviendra pas au prochain siècle, sinon en lambeaux et n'ayant absolument plus rien d'humain. Tant que cet extrême ne sera pas atteint, tant qu'il restera un système capitaliste, même plongé dans la plus profonde des crises, il subsistera nécessairement sa classe exploitée, le prolétariat. Et il subsistera par conséquent la possibilité que celui-ci, aiguillonné par la faillite économique totale du capitalisme, surmonte enfin ses hésitations pour s'attaquer à la tâche immense que l'histoire lui a confiée, la révolution communiste.
Fabienne.
[1] [276] Voir notre article "Allemagne de l'Est: l'insurrection ouvrière de juin 1953" dans la Revue internationale n° 15.
[2] [277] Voir notre article "Lutte de classe en Europe de l'Est (1920-1970)" (dans la Revue internationale n°27).
[3 [278] Voir également notre brochure "La décadence du capitalisme".
[4] [279] "Ainsi, des faits eux-mêmes, il [Marx] tira une vue tout à fait claire de ce que jusque-là il n 'avait fait que déduire, moitié a priori, de matériaux insuffisants : à savoir que la crise commerciale mondiale de 1847 avait été la véritable mère des révolutions de Février [Paris] et de Mars [Vienne et Berlin] et que la prospérité industrielle revenue peu à peu dès le milieu de 1848 et parvenue à son apogée en 1849 et 1850, fut la force vivifiante où la réaction européenne puisa une nouvelle vigueur." (Engels, Préface de 1895 aux "Luttes de classes en France")
[5] [280] "Une nouvelle révolution ne sera possible qu'à la suite d'une nouvelle crise, mais l'une est aussi certaine que l'autre". (Marx, "Les luttes de classes en France")
[6] [281] C'était le cas, notamment, de l'idéologue des révoltes étudiantes des années 1960, Herbert Marcuse, qui considérait que la classe ouvrière ne pouvait plus désormais constituer une force révolutionnaire et que le seul espoir de bouleversement de la société provenait des secteurs marginalisés de celle-ci comme les noirs ou les étudiants aux Etats-Unis ou les paysans pauvres du Tiers-Monde.
[7] [282] Un tel tableau a fait l'objet de nombreux articles de notre Revue internationale. On peut signaler plus particulièrement la partie du rapport sur la lutte de classe du 13e congrès du CCI publiée dans la Revue internationale n° 99.
[8] [283] Voir notre série d'articles "Trente ans de crise ouverte du capitalisme" dans les numéros 96 à 98 de la Revue internationale.
[9] [284] "Révolution communiste ou destruction de l'humanité", Manifeste du 9e congrès du CCI. Sur cette question, voir plus particulièrement notre article : "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme" dans la Revue internationale n° 62.
[10] [285] Ibid.
[11] [286]"Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est ", Revue internationale n°60.
[12] [287] Ibid.
[13] [288] Résolution sur la situation internationale du 6e congrès du CCI, Revue internationale n° 44.
Pas une organisation internationale de la bourgeoisie, OMC, Banque Mondiale, OCDE, ou FMI, qui n’affiche ses préoccupations de tout mettre en œuvre pour un “ développement durable ” soucieux de l’avenir des prochaines générations. Pas un Etat qui ne proclame son souci de respecter l’environnement. Pas une organisation non gouvernementale (ONG) à vocation écologiste qui n’ait ménagé ses efforts en manifestations, pétitions, mémorandums divers. Pas un journal de la bourgeoisie qui ne se fende d’un article pseudo-scientifique sur le réchauffement global de la planète. Tout ce beau monde, pétri de bonnes intentions – n’en doutons pas ! – s’était donné retait donné rendez-vous à La Haye du 13 au 25 novembre 2000 pour définir les modalités d’application du protocole de Kyoto[1]. Pas moins de 2000 délégués, représentant 180 pays, entourés par 4000 observateurs et journalistes étaient donc sensés nous concocter la recette miracle pour en finir avec les dérèglements climatiques observés. Résultat : rien. Strictement rien. Ou plutôt si : une preuve de plus que pour la bourgeoisie, les considérations de survie de l’humanité passent loin, loin, très loin derrière la défense du capital national.
Il y a dix ans, dans l’article “ écologie : c’est le capitalisme qui pollue la Terre ” de la Revue Internationale n°63, le CCI affirmait : “ le désastre écologique est maintenant une menace tangible pour l’écosystème de la planète lui-même ”. Force est de constater que le capitalisme met cette menace à exécution. Tout au long des années 90, le saccacute;es 90, le saccage de la planète s’est poursuivi à un rythme effréné : déforestation, érosion des sols, pollution toxique de l’air, des nappes phréatiques ou des océans, pillage des ressources naturelles fossiles, disséminations de substances chimiques ou nucléaires, destruction d’espèces animales et végétales, explosion des maladies infectieuses, enfin augmentation continue de la température moyenne à la surface du globe (7 des années les plus chaudes du millénaire se sont produites dans les années 90). Les désastres écologiques sont toujours plus combinés, plus globaux, prenant souvent un caractère irréversible, avec des conséquences à long terme difficilement prévisibles.
Si la bourgeoisie s’est avérée incapable de faire quoi que ce soit pour seulement freiner cette folie destructrice, elle n’est pas pour autant restée les deux pieds dans le même sabot pour ce qui est de cacher sa propre responsabilité derrière une multitude de paravents idéologiques. Il s’agit pour la bourgeoisie de présenter les calamit&eaer les calamités écologiques - quand elle ne peut pas les ignorer purement et simplement ! - en dehors de la sphère des rapports sociaux capitalistes, en dehors de la lutte de classe. De là toutes les fausses alternatives, des mesures gouvernementales aux discours anti-mondialisation des ONG, qui visent à obscurcir la seule perspective possible pour sortir l’humanité de ce cauchemar : le renversement révolutionnaire du mode de production capitaliste par la classe ouvrière.
En effet, pour les révolutionnaires, il est clair que c’est la logique productiviste propre au capitalisme qui est en cause, comme l’a analysé Marx dans le Capital : “ Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d’ordre de l’économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. Et elle ne s’est pas fait un instant illusion sur les douleurs d’enfantement de la richesse : mais à quoi bon des jérémiades qui ne changent rien aux fatalités historiques ? ” (Livre I – Chap. XXIV). Voilà la logique et le cynisme sans borne du capitalisme : l’accumulation du capitulation du capital et non la satisfaction des besoins humains est le but véritable de la production capitaliste et peu importe alors le sort réservé à la classe ouvrière ou à l’environnement. Avec la saturation globale des marchés, effective depuis 1914, le capitalisme est entré en décadence. C’est à dire que cette accumulation du capital est devenue toujours plus conflictuelle, toujours plus convulsive. Dès lors “ la destruction impitoyable de l’environnement par le capital prend une autre dimension et une autre qualité […] c’est l’époque dans laquelle toutes les nations capitalistes sont obligées de se concurrencer dans un marché mondial sursaturé ; une époque, par conséquent, d’économie de guerre permanente, avec une croissance disproportionnée de l’industrie lourde ; une époque caractérisée par l’irrationnel, le dédoublement inutile de complexes industriels dans chaque unité nationale, […] le surgissement de mégalopoles, […] le développement de types d’agriculture qui n’ont pas été moins dommageable écologiquement que la plupart des types d&art des types d’industrie ” (Revue Internationale n°63). Cette tendance a encore franchi un palier supplémentaire avec la phase terminale de la décadence capitaliste, sa phase de décomposition qui depuis 20 ans caractérise le pourrissement sur pied du système capitaliste dans la mesure ou ni le prolétariat, ni la bourgeoisie n’arrivent à imposer leur solution : respectivement révolution prolétarienne ou guerre généralisée.
Le capitalisme a mis le chaos et la destruction à l’ordre du jour de l’histoire. Les conséquences pour l’environnement sont catastrophiques. C’est ce que nous allons illustrer (très partiellement tant les dégâts sont nombreux) en montrant comment à chaque fois, la bourgeoisie allume des contre-feux idéologiques pour que tous ceux qui se posent légitimement la question de savoir ce qu’il serait possible de faire pour enrayer ce cycle barbare de destruction se fourvoient dans des impasses.
Par son caractère mondial et l’étendue de ses implications, la question du changement climatique est ement climatique est de première importance. Ce n’est pas pour rien que la bourgeoisie en a fait un des axes majeurs de ses campagnes médiatiques. Les pédants peuvent bien prétendre qu’ “ en matière de météorologie et de climatologie, l’homme a décidément la mémoire courte ” (Le Monde 10/09/2000) ou invoquer des peurs millénaristes, une telle attitude, dont ne se départit jamais totalement la bourgeoisie, défend implicitement le statu-quo, une position dominante, le sentiment d’être “ à l’abri ”. Le prolétariat lui ne peut se permettre ce luxe. Physiquement, ce sont toujours les ouvriers et les fractions les plus pauvres de la population mondiale qui sont atteints de plein fouet par les conséquences apocalyptiques des perturbations globales dans le cycle de vie terrestre introduites par l’apprenti sorcier capitaliste.
L’IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change), en charge de la synthèse des travaux scientifiques sur les changements climatiques, dans son “ rapport pour les décideurs ” du 22 octobre 2000 rappelle les données fondamentalecute;es fondamentales observées, qui toutes traduisent une rupture qualitative dans l’évolution du climat: “ la température moyenne de surface a augmenté de 0,6°C depuis 1860 […]. De nouvelles analyses indiquent que le XXe siècle a probablement connu le réchauffement le plus important de tous les siècles depuis mille ans dans l’hémisphère Nord […] La surface de la couverture neigeuse a diminué d’environ 10% depuis la fin des années 1960 et la période de glaciation des lacs et des rivières a diminué d’environ deux semaines dans l’hémisphère Nord pendant le XXe siècle. […] diminution de l’épaisseur de la glace de 40% en Arctique […] le niveau moyen des mers s’est élevé de 10 cm à 20 cm pendant le XXe siècle […] le rythme d’élévation des mers pendant le XXe siècle a été environ dix fois plus important que pendant les derniers trois mille ans. […] Les précipitations ont augmenté de 0,5 à 1 % par décennie pendant le XXe siècle sur la plupart des continents de moyenne et haute latitudes de l’hémisphère Nord. La pluie a dimiNord. La pluie a diminué sur la plupart des terres intertropicales ”.
Cette fracture est encore plus nette si l’on considère les concentrations des gaz dits à effet de serre[2], puisque “ depuis le début de l’ère industrielle, la composition chimique de la planète a subi une évolution sans précédent ”[3], ce que ne peut nier le rapport de l’IPCC : “ Depuis 1750, la concentration atmosphérique de gaz carbonique (CO2) s’est accrue d’un tiers. La concentration actuelle n’a jamais été dépassée depuis quatre cent vingt mille ans et probablement pas durant les vingt millions d’années passées. […] Le taux de concentration de méthane (CH4) dans l’atmosphère a été multiplié par 2,5 depuis 1750 et continue de s’accroître ”. En fait c’est essentiellement au XXe siècle, particulièrement dans les dernières décennies, et non depunnies, et non depuis 1750 que ces changements ont été observés.
Le simple fait de mettre en parallèle la durée de la décadence du capitalisme avec des périodes de l’ordre de centaines de milliers d’années, voire de millions d’années, est en soi l’acte d’accusation le plus formidable qui puisse être dressé de l’incurie et de l’irresponsabilité démentielle du capitalisme comme mode de production, car c’est un fait incontestable que ces mutations sont le résultat direct de l’activité sauvage et anarchique de l’industrie et de transports à combustions fossiles. Il va sans dire que si dans la même période le capitalisme a considérablement développé ses capacités productrices, la classe ouvrière et la plus grande partie de la population de la planète n’en ont pas récolté les fruits. De ce point de vue, le bilan social et humain de la décadence capitaliste, fait de guerres et de misère, est terriblement plus sombre encore que le bilan “ climatique ” et ne saurait donc aucunement tenir lieu de circonstance atténuante[4].
Par ailleurs, le fait que le rapport de l’IPCC signale que “ les preuves d’une influence humaine sur le climat global sont plus fortes maintenant qu’au moment du deuxième rapport ” de 1995, n’est là que pour dédouaner la bourgeoisie qui n’a eu de cesse de manipuler le discours scientifique tout au long des années 1990 en posant de mauvaises questions. Ainsi, une fois le réchauffement admis (très en retard par rapport aux études scientifiques), la question de la bourgeoisie fut : quelle est la preuve formelle que ce réchauffement est lié à l’activité industrielle et non pas à un cycle naturel ? Sous cette forme directe, il était effectivement difficile de répondre scientifiquement. Par contre ce qui a toujours été particulièrement flagrant, c’est cette rupture qualitative dans l’évolution observée du climat, décrite plus haut, alors même que les tendances cycliques du climat (parfaitement connues et modélisées car pilotées par des paramètress paramètres astronomiques tels que la variation de l’orbite terrestre, de l’inclinaison de l’axe de rotation de la terre, etc.) nous situent dans une période de glaciation relative depuis 1000 ans et pour 5000 ans encore. Et comme si ce n’était pas assez, deux autres paramètres vont également dans le sens du refroidissement : le cycle d’activité solaire et l’augmentation des particules dans l’atmosphère… augmentation due également à la pollution industrielle (mais aussi aux éruptions volcaniques). C’est assez dire l’hypocrisie de la bourgeoisie qui attendait des “ preuves ” ! Maintenant qu’il est difficile de contester l’origine anthropique du réchauffement, la nouvelle question qui occupe les médias bourgeois est : peut on démontrer formellement le lien entre ce réchauffement et les phénomènes extrêmes récemment observés (cyclones Mitch et Eline, tempêtes en France, inondations au Venezuela, en Grande Bretagne, etc.) ? Encore une fois la communauté scientifique est bien en mal de répondre à ce questionnement très peu… scientifique, dont le seul objectif est de distiller l&f est de distiller l’idée que finalement ce réchauffement n’aura pas forcément des conséquences sensibles. Des organismes officiels tels Météo-France s’en sortent par des formules jésuitiques assez délectables: “ il n’est pas démontré que les évènements extrêmes récents soient le signe d’un changement climatique, mais lorsque ce changement climatique sera pleinement perceptible, il est vraisemblable qu’il puisse s’accompagner d’une augmentation des évènements extrêmes ” !
Et d’ici 2100, les changements climatiques à venir sont sidérants, toujours selon l’IPCC : “ l’accroissement moyen de la température de surface est estimé devoir être de 1,5 à 6°C […] cette augmentation serait sans précédent dans les dix mille dernières années ” tandis que l’élévation des mers serait de 0,47 mètre en moyenne, “ ce qui est deux à quatre fois le taux observé pendant le XXe siècle ”. Encore, ces prévisions n’intègrent-elles pas le rythme réel de déforestation (au rythme actuel, toutes les forêts auront disparu dans 600 ans). Aussi terribles et meurtrières que pourraient être les conséquences probables de ces variations climatiques en terme d’inondations, de cyclones dans certaines zones et de sécheresses ailleurs, en terme de pénurie d’eau potable, de disparitions d’espèces animales, etc., pour Dominique Frommel, directeur de recherche à l’INSERM, “ le principal danger n’est pas là. Il se trouve dans la dépendance de l’homme à son environnement. Les migrations, la surconcentration humaine en milieu urbain, la diminution des réserves aquafères, la pollution et la pauvreté ont, de tout temps [mais le capitalisme a particulièrement développé mégalopoles, pauvreté et pollution !], créé des conditions propices à la diffusion des micro-organismes infectieux. Or la capacité reproductrice et infectieuse de nombre d’insectes et rongeurs, vecteurs de parasites ou de virus, est fonction de la température et de l’humidité du milieu. Autrement dit, une hausse de la températ la température, même modeste, donne le feu vert à l’expansion de nombreux agents pathogènes pour l’homme et l’animal. C’est ainsi que des maladies parasitaires – telles que le paludisme, les schistosomiases et la maladie du sommeil – ou des infections virales comme la dengue, certaines encéphalites et fièvres hémorragiques – ont gagné du terrain ces dernières années. Soit elles ont fait leur réapparition dans des secteurs où elles avaient disparu, soit elles touchent à présent des régions jusque là épargnées. […] Les projections pour l’an 2050 montrent que le paludisme menacera 3 milliards d’êtres humains. […] De la même façon, le nombre des maladies transmises par l’eau se multiplie. Le réchauffement des eaux douces favorise la prolifération des bactéries. Celui des eaux salines – en particulier quand elles sont enrichies d’effluents humains – permet aux phytoplanctons, véritables viviers de bacilles cholériques, de se reproduire à une cadence accélérée. Pratiquement disparu d’Amérique latine à partir de 1960, le choléra a fait 1 368 05te;ra a fait 1 368 053 victimes entre 1991 et 1996. Parallèlement de nouvelles infections surgissent ou débordent bien au-delà des niches écologiques où elles restaient jusque-là confinées. […] la médecine reste désarmée, malgré ses progrès, devant l’explosion de maintes pathologies inattendues. L’épidémiologie des maladies infectieuses […] pourrait prendre au XXIème siècle de nouveaux visages, notamment avec l’expansion des zoonoses, ces infections transmissibles de l’animal vertébré à l’homme, et vice versa ” (Manière de Voir n°50 p. 77).
A ce niveau de responsabilité historique, la riposte idéologique de la bourgeoisie a été d’organiser de gigantesques kermesses hyper médiatisées, qui du Sommet de la Terre de Rio (1992) à La Haye en passant par Kyoto et Berlin, veulent nous faire croire que la classe dominante aurait enfin pris conscience des dangers qui menacent la planète. La mystification opère à plusieurs niveaux.
D’abord faire croire qued faire croire que si les objectifs fixés à Kyoto étaient atteints, cela constituerait un premier pas significatif. Hors, non seulement de toute évidence les objectifs ne seront pas atteints, mais même si c’était le cas, le rythme dérisoire fixé ne saurait remettre en cause la tendance actuelle au réchauffement. Toutes les ONG et tous les partis écologistes qui s’inscrivent à fond dans la problématique des discussions sur les modalités d’application du protocole de Kyoto, participent donc de cette mystification. En aucun il ne peut s’agir d’un premier pas en avant, tout au plus un pas de coté.
Deuxièmement, faire croire que si les Etats n’arrivent pas toujours à s’entendre, c’est parce qu’ils auraient une vision différente des moyens de parvenir à l’objectif commun de réduction des émissions de gaz à effet de serre. En fait, chaque capital national défend ses intérêts bien compris et essaie d’imposer par le biais des négociations des normes de production aussi proches que possible des siennes, de ses capacités technologiques, de son mode d’approvisioode d’approvisionnement énergétique, etc. Par exemple, ni la France ni les USA ne respectent les engagements de Kyoto (depuis 1990 les émissions de gaz carbonique ont été de +11% pour les USA et de +6,5% pour la France), mais quand le président Chirac déclare que “ c’est d’abord vers les Américains que se porte l’espoir d’une limitation efficace des gaz à effet de serre ” (Le Monde 20/11/2000), il faut traduire: dans la guerre commerciale qui nous oppose, nous aimerions bien vous mettre un boulet au pied. Il en est de même pour la mise en place d’un système d’ “ observance ” réclamé par l’Union Européenne pour taxer financièrement ceux qui dépasseraient les quotas de pollution (encore une fois, il n’est pas question d’empêcher la pollution). Autant demander aux USA de financer Airbus et de brider la production de Boeing ! Pour les pays du tiers-monde, c’est encore plus simple : le poids de la crise, de la dette et de la misère, rendent systématiques le pillage des ressources naturelles et le laissez-faire accordé aux grandes compagnies occidentales qui alimente la corruption locale. ruption locale. C’est une réalité indépassable du capitalisme. Dans ce cadre, tout soutient à une mesure plutôt qu’une autre revient à faire le jeu d’un ou plusieurs Etats.
Enfin, dernière mystification, celle si chère aux réformistes de tous poils : l’idée qu’il faut lutter pour un capitalisme propre, respectueux de l’environnement, sans concurrence, un capitalisme imaginaire. Cette sainte croisade se fait au nom de l’anti-mondialisation et adresse ses déchirantes suppliques à l’Etat pour qu’il légifère, taxe, contraigne les multinationales honnies. Mais de la même façon que la législation du travail ne freine en rien l’exploitation capitaliste, le chômage, la misère et surtout n’empêche pas de passer outre cette législation si besoin est, de même toute législation, contrainte fiscale ou autre mesure à prétention écologiste ne pourrait être que quelque chose de parfaitement assimilable par le capitalisme, voire de favorable à la modernisation de l’appareil productif, quand il ne s’agirait pas purement et simplement d’une fmplement d’une forme déguisée de protectionnisme ou de justificatif commode pour des mesures anti-ouvrières (licenciements pour fermeture d’usines polluantes, baisse de salaires pour absorber les coût de mise aux normes, etc.). De ce point de vue les écotaxes (je pollue mais je paye... un peu) et le marché des permis d’émission de gaz à effet de serre dont le principe est admis, montrent le chemin du réalisme capitaliste en matière de lutte contre la pollution et le réchauffement global !
C’est pour cette raison que les tenants de l’écologie politique et les ONG les plus cohérents en viennent à justifier les mesures à prendre du point de vue de la rentabilité du capital lui-même et il n’est pas rare de les voir investir, à titre consultant, les centres de décision de la bourgeoisie. C’est évident pour les partis “ verts ” qui participent à de nombreux gouvernements (France, Allemagne) mais aussi pour des ONG comme le “ World Conservation Monitoring Centre ”, devenu une antenne des Nations Unies et soutenant que “ les politiques et mesures concernant le chures concernant le changement climatique doivent avoir un rapport efficacité/frais de façon à assurer des bénéfices globaux au coût le plus faible possible ”. Dans le même sens, les pourvoyeurs de l’idéologie anti-mondialisation (concrètement anti-USA) en France, Le Monde Dilomatique, s’offusque de ce que “ l’impact combiné des coûts sociaux du transport automobile – bruit, pollution de l’air, congestion de la circulation, consommation d’espace et manque de sécurité – pourrait représenter jusqu’à 5% du produit national brut (PNB) ” (Manière de Voir n°50 p. 70). Cette conversion au réalisme écologique peut aussi prendre la forme d’une aide effective à l’Etat comme on a pu le voir avec les offres de service de Greenpeace après le naufrage du chimiquier Ievoli-Sun au large des côtes françaises en novembre 2000.
C’est une caractéristique de tous les courants écologistes, ONG ou partis, que de faire de l’Etat capitaliste le garant des intérêts communs. Leur mode d’action se veut donc fondamentalemet donc fondamentalement a-classiste (puisque nous sommes tous concernés) et démocratique (ce sont aussi les champions de la démocratie locale) : c’est la pression populaire, le sursaut citoyen, qui doivent imposer à l’Etat (qu’on imagine sincèrement ému par une telle mobilisation) de prendre des mesures en faveur de l’environnement. Il va sans dire qu’une telle forme de contestation, qui ne remet en cause ni les fondements du mode de production capitaliste ni le pouvoir politique de la classe dominante, est totalement assimilé par la bourgeoisie. Et pour ceux qui n’adhéreraient pas à ces contes de fées, leur démoralisation est encore une victoire de la bourgeoisie.
Nous avons vu qu’il est parfaitement illusoire de penser qu’il existerait des mécanismes intégrés au capitalisme qui permettraient d’en finir avec les désastres écologiques[5] alors que ceux-ci sont le résultat du fonctionnement le plus intime du capitalisme. Ce sont donc les rapports sociaux capitalistes qu’il faut extirper pour établir une sociét&ea société dont la satisfaction des besoins humains, au centre du mode de production, ne se ferait pas aux dépends de l’environnement naturel puisque les deux sont indissociablement liés. Une telle société, le communisme, ne peut être mis en œuvre que par le prolétariat, la seule force sociale ayant développé une conscience et une pratique qui tendent à “ révolutionner le monde existant ”, à “ transformer pratiquement l’état de chose donné ” (Marx, Idéologie Allemande).
Dès son apparition comme théorie révolutionnaire du prolétariat, le marxisme s’est affirmé contre l’idéologie bourgeoise, y compris contre les conceptions matérialistes jusque là les plus avancées, qui ne voyaient dans la nature qu’un objet extérieur à l’homme et non pas une nature historique. La maîtrise de la nature n’a donc jamais signifié pour le prolétariat le saccage de la nature : “ à chaque pas il nous est rappelé, qu’en aucune façon, nous ne régnons sur eacute;gnons sur la nature comme un conquérant sur un peuple étranger, comme quelqu’un en dehors de la nature – mais que nous, avec notre chair, notre sang et notre cerveau, appartenons à la nature, existons en son sein, et que toute notre supériorité consiste dans le fait que nous avons l’avantage sur toutes les autres créatures d’être capables d’apprendre ses lois et de les appliquer correctement ” (Engels, Dialectique de la Nature).
Il reste évident que la prise de conscience de la gravité des problèmes écologiques ne peut être en soi un facteur de mobilisation dans les luttes que la classe ouvrière devra mener jusqu’à la révolution communiste, comme nous le disions dans la Revue Internationale n°63 et confirmé par les 10 dernières années: “ la question en tant que telle ne permet pas au prolétariat de s’affirmer comme force sociale distincte. Au contraire […] elle fournit à la bourgeoisie un prétexte idéal pour ses campagnes interclassistes […]. La classe ouvrière ne pourra prendre en charge la question écologique dans sa totalité totalité qu’après avoir pris le pourvoir politique au niveau mondial ”. Mais les aberrations de ce système capitaliste en pleine décomposition touchent aussi directement les prolétaires (santé, alimentation, logement) et à ce titre peuvent ressurgir comme élément de radicalisation dans les luttes économiques à venir.
Quand à tous les éléments étrangers au prolétariat mais sincèrement révoltés par le spectacle affligeant du massacre de la planète, la seule issue constructive à leur indignation est de faire la critique de l’idéologie écologiste, et, comme les y invitait le Manifeste Communiste de se hisser à la compréhension générale de l’histoire de la lutte de classes et de rejoindre le combat du prolétariat dans ses organisations révolutionnaires.
La lutte contre la destruction de l’environnement n’est pas un problème technique, mais politique : plus que jamais le capitalisme est un danger mortel pour l’a survie de l’humanité et plus que jamais l’avenir demais l’avenir de l’humanité est entre les mains du prolétariat. Il ne s’agit nullement d’une vision messianique ou abstraite. C’est une nécessité qui trouve ses racines dans la réalité du mode de production capitaliste. Pour trancher le nœud de l’histoire humaine entre révolution communiste ou plongée dans la barbarie, le prolétariat devra faire vite. Plus le temps passe, plus la décomposition accélérée de la société capitaliste laissera un héritage apocalyptique à gérer par la société communiste.
1Le protocole de Kyoto (décembre 1997) est la pétition de principes des Etats signataires de la convention sur les changements climatiques de Rio de Janeiro (1992), s’engageant à réduire de 5,2% d’ici 2010 les émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990.
2L’effet de serre est un “ processus [qui] fait jouer un rôle considérable aux gaz minoritaires de l’atmosphère (vapeur d’eau, dioxyde de carbone, méthane, ozone) : en empêchant le rayonnement infrarouge terrestre de quitter librement la planète, ils maintiennent suffisamment de chaleur près du sol pour rendre la planète habitable (elle aurait autrement une température moyenne de -18°C) ” (Hervé Le Treut, directeur de recherche au Laboratoire de Météorologie Dynamique à Paris - Le Monde 07/08/2000).
3Hervé Le Treut, idem.
4Voir l’article “ Le siècle le plus barbare de l’histoire ” dans la Revue Internationale n°101
5Nous ne pouvons développer faute de place les autres facettes du désastre écologique : désertification et déforestation incontrôlée, disparitions d’espèces animales avec les pertes médicinales potentielles que cela implique (d’ici 2010, 20% des espèces connues auront disparu, dont un tiers des espèces domestiques), empoissonnement permanent à la dioxine, utilisation massive de pesticides toxiques, pénurie d’eau potable (un enfant meurt toutes les 8 secondes de manque d’eau ou d’eau de mauvaise qualité), contamination nucléaire militaire et civile, saccage de régions entières pour l’exploitation pétrolière, épuisement des ressources océaniques, guerres locales, etc. Comme pour le réchauffement global, les “ solutions ” de la bourgeoisie sont de masquer la réalité quand elle peut et dans tous les cas de continuer de l’aggraver.
L'article de Josep Rebull sur "Les Journées de Mai 1937", que nous publions ci-dessous, fait partie d'un travail sérieux et intéressant d'Agustin Guillamon sur la Guerre d'Espagne qu'il nous a communiqué. Ce texte était paru à l'origine dans un bulletin interne de discussion pour le 2e congrès du Comité local de Barcelone du POUM, à la suite des événements de mai 1937. Sa publication actuelle participe de l'indispensable réflexion qui doit se mener aujourd'hui sur la guerre d'Espagne ([1] [290]). Il apporte, en particulier, des éléments de clarification importants sur l'attitude politique du courant anarchiste et du POUM ([2] [291]) durant ces tragiques événements.
Ces Journées de mai 1937 furent, en effet, une nouvelle et dramatique expérience pour la classe ouvrière. Elles ont été aussi une occasion pour les staliniens et les anarchistes "officiels" de développer une politique anti-ouvrière et de montrer qu'ils étaient devenus des défenseurs patentés des intérêts du capitalisme.
Au cours de ces luttes, seuls quelques trotskistes autour de G. Munis ainsi que le groupe anarchiste Les amis de Durruti se sont clairement placés aux côtés des ouvriers de Catalogne.
L'article de J. Rebull montre une grande clairvoyance sur le résultat de ces Journées de mai et sur le cours général de la lutte de classe. Il est de plus à saluer pour le courage politique dont il fait preuve du fait que la position violemment critique qui y est développée contre la direction du POUM est faite "de l'intérieur", par un militant de ce parti.
En effet, Josep Rebull ([3] [292]) fut membre du POUM durant les années 1930. Il est nécessaire ici de rappeler que ce parti s'était créé en 1935 à partir du BOC (Bloc Ouvrier et Paysan) ([4] [293]) de Joaquin
Maurin ([5] [294]) auquel se sont joints des éléments comme Andrès Nin ([6] [295]). Celui-ci avait rompu d'abord avec l'Opposition de Gauche Internationale puis avec Trotsky en 1934. Dans le POUM, Maurin conserva la fonction de secrétaire général puis Nin en devint le secrétaire politique (7). Pendant la guerre d'Espagne, tandis que Maurin croupissait dans les geôles de Franco, Nin participa, en tant que ministre de la justice, au gouvernement de la Generalitat de Catalogne avec la CNT (le syndicat anarchiste) et les partis de la bourgeoisie républicaine et catalaniste comme l'Esquerra Catalana de Lluis Companys et Josep Tarradellas.
Malgré ses désaccords profonds avec la politique du POUM durant la guerre d'Espagne et, bien qu'après celle-ci, il ait opéré un certain rapprochement avec les positions de la Gauche communiste, Josep Rebull n'a jamais été capable de rompre formellement avec ce parti.
Durant cette période historique qui va de la fin des années 1930 au début des années 1940, les énergies révolutionnaires furent particulièrement réduites et isolées de leur classe. Parmi elles, il y avait la Gauche italienne qui a eu, à ce moment-là, l'immense mérite de comprendre quelle était la véritable dynamique de la situation. Ce faisant elle s'est trouvée à contre-courant de toutes les autres tendances politiques révolutionnaires. La Gauche italienne a su se placer dans une
5.Il n'est pas secrétaire général pour bien noter que cette fonction était conservée pour J. Maurin.
vision historique avec une véritable compréhension marxiste de la réalité du rapport de force entre les classes et de son évolution ; elle a su mettre au cœur de son analyse la notion de cours historique. Ainsi elle a pu déterminer que ce dernier n'était plus favorable à la classe ouvrière, qu'il s'était inversé définitivement à la fin des années 1920 et que, depuis lors, la contre-révolution et la marche à la guerre impérialiste généralisée étaient devenues le cadre de la situation politique internationale.
C'est cette vision générale claire qui manque le plus à Rebull et qui fait que son article présente de sérieuses limites politiques. La plus grave d'entre elles consiste à avoir 1 ' illusion que la révolution prolétarienne était possible en Espagne en 1936 et même en 1937. Il défend, en effet, l'idée selon laquelle s'il avait existé une véritable direction révolutionnaire durant les Journées de mai 1937, la situation aurait pu tourner différemment. Mais, au-delà de ces confusions politiques importantes, nous voulons saluer cet article de Josep Rebull et en retenir les nombreux éléments de clarification politique qui vont bien au-delà de la simple compréhension des événements de mai 1937 à Barcelone.
Que devons-nous retenir de cet article ?
- En mai 1937, la bourgeoisie, espagnole et internationale a réussi définitivement à mettre au pas les dernières expressions prolétariennes en Espagne. Après les Journées de mai 1937, la répression est en marche et peut s'abattre sur la classe ouvrière espagnole avant aboutir à la deuxième guerre mondiale. Il montre que les Journées de mai ont été une grave déroute de la classe ouvrière et "un triomphe pour la bourgeoisie pseudo démocratique."
- Il renoue avec une vision historique des flux et des reflux de la lutte de classe. Comme Marx, au moment de la Commune de Paris ([7] [296]), comme Lénine au cours de la Révolution russe ([8] [297]) ou Rosa Luxemburg ([9] [298]) pendant la Révolution allemande, il analyse où en est le moment de la lutte de classe. Il est un des seuls éléments du POUM mais aussi parmi les autres révolutionnaires espagnols à alerter sur l'impérieuse "nécessité de passer dans la clandestin ité après les journées de mai 1937. Cette appréciation, la plus complexe à diagnostiquer pour un révolutionnaire, de : «où en est la lutte de classe ?», est tout à l'honneur des marxistes. Mais, c'est leur rôle et leur fonction de comprendre le rythme de la lutte de classe et de l'exprimer devant leur classe. S'ils ne jouent pas ce rôle, personne ne le fera et, ce faisant, ils ne seraient d'aucune utilité. "
Il critique non seulement le PC espagnol et le PC catalan, le PSUC, mais également la CNT qui se situe en appui du pouvoir républicain dominé par les staliniens et la fraction de "gauche" de la bourgeoisie républicaine. Il écrit sur la direction de la CNT que "le mouvement de mai a démontré le vrai rôle des dirigeants anarcho-syndicalistes. Comme les réformistes de toutes les époques, ils ont été - consciemment ou inconsciemment - les instruments de la classe ennemie dans les rangs ouvriers ".
Il tire des leçons sur la véritable fonction des Fronts populaires : "dans le futur, la classe ouvrière ne peut avoir aucun doute sur la fonction réservée aux fronts populaires dans chaque pays. "
Il donne une marche à suivre dans la nouvelle situation créée par l'échec des Journées de mai. Contrairement au POUM qui voit dans ces événements une victoire de la classe ouvrière, il y voit son échec et, dans ce cadre annonce qu'il faut se préparer, pour survivre, à prendre des mesures de clandestinité.
Roi.
"Les Journées de mai" ([10] [299])
Préalables
Une fois qu'a disparu le second pouvoir dans sa forme organisée, c'est-à-dire une fois qu'ont disparu les organes nés en juillet en opposition au gouvernement bourgeois, la contre-révolution, actuellement représentée par les partis petits-bourgeois et réformistes, s'est attaquée successivement (avec prudence dans un premier temps, de façon agressive ensuite) aux positions révolutionnaires du prolétariat, principalement en Catalogne, région dans laquelle la révolution avait eu le plus d'énergie.
La puissance de la classe ouvrière a été en partie neutralisée par ces attaques ; par la dictature contre-révolutionnaire des dirigeants de l'UGT ([11] [300]) en Catalogne d'un côté, de l'autre par la collaboration de la CNT aux gouvernements de Valence et de Barcelone.
Malgré ce handicap ([12] [301]), le prolétariat s'est progressivement convaincu - se détachant des dirigeants réformistes collaborateurs de la bourgeoisie - que seule son action énergique dans la rue serait en mesure de mettre un terme aux avancées de la contre-révolution. Les affrontements armés qui ont eu lieu dans de multiples endroits de Catalogne pendant le mois d'avril étaient en fait le prélude des événements de mai à Barcelone.
Globalement, la lutte entre la révolution et la contre-révolution se posait (et continue à se poser) dans les termes suivants, en ce qui concerne la Catalogne :
Depuis juillet, les secteurs révolutionnaires CNT-FAI et POUM pouvaient compter sur la majorité des prolétaires en armes, mais les objectifs concrets et une tactique efficace leur ont fait défaut. C'est pour cela que la révolution a perdu l'initiative.
Les secteurs contre-révolutionnaires PSUC-Esquerra, sans pouvoir compter sur une base aussi nombreuse - ils étaient quasi inexistants en juillet-, ont poursuivi dès le début des objectifs bien déterminés et ont eu une tactique conséquente. Pendant que la CNT - force numériquement décisive - s'emmêlait dans le labyrinthe des institutions bourgeoises tout en parlant de noblesse et de loyauté dans les rapports (avec les autres composants de ces institutions, ndt) ses adversaires et collaborateurs ont préparé soigneusement et exécuté par étapes un plan de provocation et de discrédit dont la première phase fut l'élimination du POUM. Tout comme ce dernier, la CNT s'est mise sur la défensive face à ces attaques, d'abord feutrées puis ouvertes. Ils ont donc permis à la contre-révolution de prendre l'offensive.
C'est dans ce contexte que se déroulèrent les événements de mai.
La lutte
La lutte qui commença le [lundi] 3 mai fut provoquée, épisodiquement, par les forces réactionnaires du PSUC-Esquerra, qui tentèrent d'occuper le central téléphonique de Barcelone. La fraction la plus révolutionnaire du prolétariat répondit à la provocation en s'emparant de la rue et en s'y fortifiant. La grève s'étendit comme une traînée de poudre et avec une ampleur absolue.
Bien qu'il soit né décapité, ce mouvement ne peut en aucune façon être qualifié de "putsch". On peut affirmer que toutes les armes aux mains de la classe ouvrière furent présentes sur les barricades. Pendant les premiers jours, le mouvement recueillit la sympathie de la classe ouvrière en général - nous en prenons pour preuve l'amplitude, la rapidité et l'unanimité de la grève - qui plongea la classe moyenne, sous l'influence naturellement de la terreur, dans une attitude de neutralité expectative.
Les ouvriers engagèrent toute leur combativité et tout leur enthousiasme, jusqu'au moment où ils durent constater l'absence de coordination et d'objectif final au mouvement, et nombreux furent les secteurs combatifs qui furent alors envahis par le doute et la démoralisation. Seuls ces facteurs psychologiques peuvent expliquer que ces mêmes ouvriers interrompent leur avancée, contre les ordres de leurs dirigeants, sur le Palais de la Generalitat alors qu'ils n'en étaient qu'à quelques mètres.
Du côté du gouvernement se rangeaient une partie des forces de l'Ordre public, les staliniens, Estât Català, Esquerra, ces dernières étant pour le moins très peu combatives. Quelques compagnies de l'Ordre public se déclarèrent neutres, refusant de réprimer les ouvriers, et d'autres se laissèrent désarmer. Les Patrouilles de contrôle se rangèrent dans leur écrasante majorité du côté des ouvriers.
Les organisations révolutionnaires ne créèrent aucun centre directeur et coordinateur. Malgré cela, la ville fut à ce point entre les mains du prolétariat que les liens purent se créer parfaitement dès le mardi entre les foyers ouvriers. Très peu d'entre eux restèrent isolés ; il aurait suffi d'une offensive concentrée sur les centres officiels pour que la ville tombe complètement sans grand effort entre les mains des ouvriers ([13] [302]).
En général, la lutte se maintint dans l'expectative des deux côtés. Les forces du gouvernement parce qu'elles ne disposaient pas des effectifs nécessaires pour prendre l'initiative, les forces ouvrières parce qu'elles n'avaient ni direction ni objectif.
Des forces extérieures pouvaient à tout moment venir s'incorporer au combat, comme les forces présentes sur le front qui étaient disposées à revenir sur la capitale - certaines forces des secteurs révolutionnaires avaient coupé la route à la division Karl Marx -, et les troupes qu'envoyait le gouvernement de Valence, qui n'étaient pas très certaines d'arriver. Dès le mercredi, plusieurs navires français et anglais se positionnaient face au port de Barcelone, probablement disposés à intervenir.
Les forces prolétariennes dominèrent la rue durant quatre jours et demi : du lundi après-midi jusqu'au vendredi. Les organes de la CNT attribuèrent au mouvement la durée d'un seul jour - le mardi. Les organes du POUM lui en attribuèrent trois. En d'autres termes, chacun a considéré terminé le mouvement à partir du moment où il a donné l'ordre de repli. Mais en réalité, les ouvriers se retirèrent BIEN APRES les ordres, parce qu'il n'y avait aucune direction capable d'orienter un repli progressif et, surtout, à cause de la trahison des dirigeants confédéraux (la CNT - Confédération nationale du travail, ndt) ; les uns, par des déclarations pathétiques à la radio ; les autres en collaborant avec Companys, selon ses propres déclarations : «Le gouvernement disposait de peu de moyens de défense, très peu, et ce n 'était pas faute de l'avoir prévu, mais il ne pouvait pas y remédier. Malgré cela, il a contenu la subversion sans hésiter, avec ses seules forces, assisté par la ferveur populaire et en ayant des conversations à la Generalidad avec divers délégués syndicaux, en présence de quelques délégués de Valencia, préparant le retour à la normale» (Hoja Oficial, 17 mai).
Telle fut donc, à grands traits, l'insurrection de mai.
Les dirigeants de la CNT
Le prolétariat se lança dans ce mouvement instinctivement, spontanément, sans une direction ferme, sans objectif positif concret pour avancer de façon décidée. La CNT-FAI, en n'expliquant pas clairement à la classe ouvrière la signification des événements d'avril, laissa le mouvement sans tête dès sa naissance.
Tous les dirigeants confédéraux n'étaient pas contre le mouvement dès le début. Les Comités de la localité de Barcelone non seulement l'appuyèrent mais ils tentèrent même de l'organiser d'un point de vue militaire. Mais ceci ne pouvait se faire sans avoir défini préalablement les objectifs politiques à réaliser. Les doutes et les hésitations de ces comités se concrétisèrent dans la pratique par une série d'instructions ambiguës et équivoques, moyen terme entre la volonté de la base et la capitulation des comités supérieurs.
Ce sont ces derniers, Comités national et régional, qui prirent une décision ferme : la retraite. Cette retraite, ordonnée sans conditions, sans obtenir le contrôle de l'ordre public, sans la garantie des bataillons de sécurité, sans organismes pratiques de front ouvrier, et sans explication convaincante à la classe ouvrière, mettant dans le même sac tous les éléments en lutte (révolutionnaires et contre-révolutionnaires), restera comme une des grandes capitulations face à la bourgeoisie et comme une trahison du mouvement ouvrier.
Dirigeants et dirigés ne tarderont pas à en souffrir les graves conséquences, si la formation du Front ouvrier révolutionnaire ne se concrétise pas ([14] [303]).
La direction du POUM
Fidèle à sa ligne de conduite depuis le 19 juillet, la direction du POUM resta à la remorque des événements. Nos dirigeants se sont inscrits dans le mouvement au fur et à mesure de leur déroulement, sans avoir été partie prenante ni dans le déclenchement du mouvement ni dans sa dynamique ultérieure. On ne peut nommer "orientation" le mot d'ordre de Comité de défense, lancé d'ailleurs en retard et avec une mauvaise diffusion, qui plus est sans dire un mot du rôle antagonique de ces comités face aux gouvernements bourgeois.
D'un point de vue pratique, tout le mérite de l'action revient aux comités inférieurs et de base du Parti. La Direction n'édita pas même un Manifeste, pas même un tract, pour orienter le prolétariat en armes.
Comme ceux qui combattaient sur les barricades, quand nos camarades dirigeants se rendirent compte que le mouvement n'allait concrètement à la recherche d'aucun objectif final, il ordonna la retraite ([15] [304]). Dans le cours des événements, la décision de prendre sa direction dès le début ayant manqué, et face à la capitulation des dirigeants confédéraux, l'ordre de se retirer tendait évidemment à éviter le massacre.
Malgré cette absence d'orientation de la part de nos dirigeants, la réaction les présente comme étant les dirigeants et les initiateurs du mouvement. C'est un honneur tout à fait immérité qu'on leur rend, quoiqu'ils le rejettent en disant que c'est une calomnie ([16] [305]).
Le Front populaire
Pour tous ceux qui voyaient le Front populaire comme le sauveur de la classe ouvrière, ce mouvement est extrêmement riche en leçons. Il fut provoqué précisément par des composantes du Front populaire dans le but de renforcer l'appareil répressif de la bourgeoisie, il reste comme la preuve la plus évidente que le Front populaire est un Front contre-révolutionnaire qui en empêchant l'écrasement du capitalisme - cause du fascisme-prépare le chemin de ce dernier, tout en réprimant par ailleurs toute tentative de mener la révolution en avant.
La CNT, apolitique jusqu'au 19 juillet, est tombée dans le piège du Front populaire dès son entrée dans l'arène politique, cette malheureuse expérience se soldant par de nouvelles saignées dans les rangs prolétariens.
Pour les positions politiques du POUM antérieures au 19 juillet, cette évolution violente du Front populaire constitue une victoire théorique, puisqu'elles l'avaient prévue et prévenue.
Par rapport au stalinisme, il s'est pour la première fois dévoilé être une ennemi déclaré de la révolution prolétarienne, se mettant de l'autre côté de la barricade, luttant contre les ouvriers révolutionnaires en faveur de la bourgeoisie du Front populaire, dont le stalinisme est le fondateur et principal défenseur.
{Dans le} futur, la classe ouvrière ne peut plus avoir le moindre doute sur le rôle des Fronts populaires dans chaque pays.
Le danger d'intervention
La peur qu'avaient certains secteurs de l'intervention armée de l'Angleterre et de la France pendant le mouvement de mai montre une incompréhension du rôle joué à ce moment-là par ces puissances.
L'intervention anglo-française contre la révolution prolétarienne espagnole existe plus ou moins secrètement depuis plusieurs mois. Cette intervention s'exerce dans le contrôle de ces impérialismes sur les gouvernements de Valence et de Barcelone par le stalinisme ; on la retrouve dans la récente lutte au sein du gouvernement de Valence (toujours par l'intermédiaire du stalinisme) qui s'est conclue par l'élimination de Largo Caballero ([17] [306]) et de la CNT ; on la retrouve enfin dans les accords de "non-intervention" qui ne sont appliqués et respectés que lorsqu'il s'agit de défavoriser le prolétariat espagnol. L'intervention ouverte des navires de guerre ou de troupes d'occupation ne ferait que modifier la forme de l'intervention.
Ouverte ou masquée, il faudra vaincre cette intervention ou elle nous vaincra.
A l'instar de toute révolution ouvrière, la notre doit et devra éliminer les exploiteurs nationaux, mais elle devra aussi mener l'inéluctable combat pour empêcher les tentatives interventionnistes du capitalisme international. Il ne peut y avoir de triomphe de la révolution sans affronter et vaincre sur cet aspect de la guerre. Vouloir contourner ce problème revient à renoncer à la victoire, car jamais les impérialistes ne cesseront de leur propre gré de vouloir intervenir dans notre révolution.
Une bonne politique internationale de la part des révolutionnaires espagnols peut réveiller en notre faveur le prolétariat de ces pays qu'on veut mobiliser contre le prolétariat espagnol, et même le faire se retourner contre leur propre gouvernement. C'est l'exemple de la Révolution russe de 1917.
Discussion du mouvement
Le mouvement étant spontané, deux positions essentiellement pouvaient se prendre sur la marche à suivre (nous excluons l'inhibition) :
a) le considérer comme un mouvement de protestation, et dans ce cas il fallait lui donner rapidement un délai à court terme et prendre les mesures en conséquence pour éviter les sacrifices inutiles. En juillet 17, les dirigeants bolcheviques s'étaient efforcés de retenir le mouvement prématuré du prolétariat de la capitale sans pour autant perdre de leur prestige, ayant su justifier leur position.
b) Considérer que le mouvement était décisif pour la prise du pouvoir et dans ce cas le POUM, en tant qu'unique Parti marxiste révolutionnaire, aurait dû prendre la tête du mouvement de façon ferme, résolue et inébranlable, pour le coordonner et le diriger. Dans ce cas, il ne fallait naturellement pas attendre de se retrouver par hasard constitué en état-major de la révolution, il fallait agir rapidement, étendre le front de la lutte, l'étendre à toute la Catalogne, proclamer sans détour que le mouvement était dirigé contre le gouvernement réformiste, clarifier d'entrée que les Comités de défense et leur Comité central devaient se constituer sans atermoiement, les organiser à tout prix pour qu'ils deviennent des organes de pouvoir face au gouvernement de la Generalitat, et attaquer sans délai les endroits stratégiques en profitant des longues heures de désorientation et de panique que connaissaient nos adversaires.
Mais si la crainte qui s'est manifestée dans la direction du POUM à s'affronter aux dirigeants confédéraux dès le début (il était ensuite trop tard) est un cas de renoncement au détriment du Parti, c'est-à-dire contraire aux premières mesures adoptées au début du mouvement et contraire à son indépendance politique, l'excuse possible d'un parti qui n'aurait pas été en conditions d'assumer la direction du mouvement n'est pas moins contraire aux intérêts du Parti, car le POUM ne pourra jamais jouer d'autre rôle que celui de véritable Parti bolchevique, prenant la direction du mouvement et non en déclinant "modestement" l'orientation résolue des mouvements de la classe ouvrière. Il ne suffit pas que le Parti qui se dit "de la révolution" soit aux côtés des travailleurs en lutte, encore doit-il être une avant-garde.
S'il n'avait pas hésité, s'il n'avait pas une fois de plus attendu les positions des éléments "trentistes" de la direction confédérale (le courant ouvertement réformiste de la CNT - ndt), et même en cas de défaite, de répression et d'illégalité, le POUM serait sorti extrêmement renforcé de cette bataille.
Le seul groupe qui tenta de prendre une position d'avant-garde fut celui des Amis de Durruti qui, sans avancer de mots d'ordre totalement marxistes, eut le mérite indiscutable de proclamer qu'il luttait et appelait à lutter contre le gouvernement de la Generalitat.
Les résultats immédiats de cette insurrection ouvrière sont une défaite de plus pour la classe ouvrière et un nouveau triomphe pour la bourgeoisie pseudo démocratique ([18] [307]). Mais une action plus efficace, plus concrète de la direction de notre parti aurait pu avoir pour résultat une victoire au moins partielle des ouvriers. Dans le pire des cas, on aurait pu organiser un Comité central de défense, basé sur les délégations des barricades. Il aurait pour cela suffit de constituer d'abord une assemblée de délégués de chaque barricade du POUM et de quelques barricades de la CNT-FAI pour élire un Comité central provisoire. Ce Comité central, par un court Manifeste, aurait ensuite pu convoquer une deuxième assemblée en invitant des délégations de groupes absents lors de la première, et ainsi créer un organe central de défense. Dans le cas où le repli aurait quand même été estimé nécessaire, il aurait été possible de maintenir ce Comité central de défense comme organe embryonnaire de double pouvoir, c'est-à-dire comme Comité provisoire du Front ouvrier révolutionnaire, qui par sa démocratisation au moyen de la création de Comités de défense sur les lieux de travail et dans les casernes aurait pu poursuivre la lutte bien plus avantageusement qu'à présent contre les gouvernements bourgeois ([19] [308]).
Nous ne pouvons cependant pas exclure une variante infiniment plus favorable. Le Comité central de défense une fois constitué, comme indiqué, peut-être aurait-il été possible de prendre le pouvoir politique. Les forces bourgeoises (démoralisées et encerclées dans le centre de Barcelone) auraient pu être vaincues par une offensive rapide et organisée.
Ce pouvoir prolétarien à Barcelone aurait naturellement eu des répercussions dans toute la Catalogne et dans plusieurs endroits en Espagne. Toutes les forces du capitalisme national et international se seraient démenées pour l'écraser. Sa destruction aurait cependant été inévitable s'il ne s'était immédiatement renforcé par les moyens suivants : a) une volonté sans hésitation du POUM à agir en tant qu'avant-garde marxiste révolutionnaire, capable d'orienter et de diriger le nouveau pouvoir en collaboration avec les autres secteurs actifs de l'insurrection ; b) l'organisation du nouveau pouvoir se basant sur les Conseils ouvriers, de paysans et de combattants ou, ce qui revient au même, sur des Comités de défense constitués démocratiquement et centralisés comme il se doit ; c) l'extension de la Révolution en Espagne, par le biais d'une offensive rapide en Aragon ; d) la solidarité des ouvriers des autres pays. Sans ces conditions, la classe ouvrière catalane n'aurait pu se maintenir longtemps au pouvoir.
Pour mettre un terme à ce chapitre, disons que les hypothèses ici formulées veulent apporter des éléments à la discussion générale que les Journées de mai susciteront longtemps dans le milieu révolutionnaire.
Conclusions
1. La classe ouvrière se trouve toujours dans une situation défensive, dans des conditions pires qu'avant l'insurrection de mai. Elle aurait pu passer à l'offensive en mai, si la trahison et les capitulations n'avaient pas déterminé une défaite partielle qui ne signifie cependant pas [encore] une défaite définitive de la Révolution actuelle. Les ouvriers possèdent davantage d'armes qu'avant les Journées de mai, et s'ils ne se laissent pas entraîner par la provocation à une lutte prématurée, ils pourront dans quelques mois être à nouveau en conditions de prendre l'offensive.
2. Ne pas avoir su prendre le pouvoir en juillet 36 a conduit à une nouvelle insurrection : celle de mai 37. La défaite de celle-ci rend inéluctable une nouvelle lutte armée que nous avons le devoir de préparer. Tant que ne sera pas détruit l'Etat bourgeois, contre lequel nous devons diriger notre lutte révolutionnaire, l'insurrection armée du prolétariat reste toujours une perspective du futur.
3. Le mouvement de mai a démontré le véritable rôle des dirigeants anarcho-syndicalistes. Comme tous les réformistes de toutes les époques, ils ont été -consciemment ou inconsciemment - les instruments de la classe ennemie dans les rangs ouvriers. La Révolution dans notre pays ne peut vaincre qu'à travers la lutte simultanée contre la bourgeoisie et les dirigeants réformistes de tout poil, y compris de la CNT-FAI.
4. On a vu qu'il n'existe pas de vrai parti marxiste d'avant-garde dans notre révolution, et que cet instrument indispensable pour la victoire définitive reste à forger. Le parti de la révolution ne peut avoir une direction hésitante et en permanence dans l'expectative, mais elle doit être fermement convaincue qu'il faut être devant la classe ouvrière, l'orienter, l'impulser, vaincre avec elle ([20] [309]). Il ne peut se déterminer uniquement à travers les faits consommés, mais doit avoir une ligne politique révolutionnaire qui serve de base à son action et empêche les adaptations opportunistes et les capitulations ([21] [310]). Il ne peut baser son action sur l'empirisme et l'improvisation, mais doit au contraire utiliser en sa faveur les principes de la technique et de l'organisation modernes. Il ne peut se permettre les moindres légèretés à sa direction, car elles se répercutent douloureusement amplifiées à la base, semant le germe de l'indiscipline, de l'absence d'abnégation, de la perte de conviction sur le triomphe de la révolution prolétarienne chez les moins forts.
5. Une fois de plus, la nécessité inéluctable d'un Front ouvrier révolutionnaire a été démontrée, qui ne peut se constituer que sur la base d'une lutte à mort à la fois contre la bourgeoisie et son Etat, et contre le fascisme sur les fronts. Si les directions des organisations ouvrières révolutionnaires n'acceptent pas ces bases ([22] [311]) (qui s'opposent certainement à l'action qu'elles ont menée depuis juillet jusqu'à présent), il sera alors nécessaire de les promouvoir par la pression de la base.
6. Aucune des leçons apprises ne pourra être utile si le prolétariat, et en premier lieu le Parti marxiste révolutionnaire, ne se livre pas à un intense travail pratique d'agitation et d'organisation. Même la lutte contre les menaces et les restrictions de la clandestinité exige une activité infatigable si nous ne voulons pas être irrémédiablement écrasés. Le point de vue affirmant que le Parti ne sera pas plongé dans la clandestinité ne peut se comprendre que comme l'expression de l'intention d'une nouvelle adaptation et d'une nouvelle démission devant la lutte révolutionnaire en ce moment, intention peut-être décisive ([23] [312]).
J. Rebull
[1] [313] Cf. le livre en espagnol que le CCI vient de publier Espana 1936 : Franco y la républica masacran a los trabajadores, Valencia, avril 2000, 159 p.
[2] [314] Voir par exemple Histoire du POUM, Victor Alba, Editions Champ Libre, Paris, 1975. Histoire écrite par un ancien membre du POUM.
[3] [315] Cf. : le travail effectué sur J. Rebull, par A. Guillamon dans Balance n° 19 et 20, octobre 2000.
[4] [316] El Bloque Obrero y Campesino est fondé en mars 1931 à Terrassa, ville de la banlieue industrielle de Barcelone.
[5] [317] Né en 1896 à Bonanza (Province de Huesca), il subit 1'influence de la révolution russe et de l'anarcho-syndicalisme. En 1919, il est membre de la CNT, participe au 2e Congrès de la CNT où il rencontre Andrés Nin et avec lui, il se prononce pour 1'adhésion à l'Internationale communiste. Le congrès approuva cette adhésion. Il est ensuite membre du Parti communiste espagnol et un de ses dirigeants jusqu'à son expulsion de ce parti avec la Fédération communiste catalano-baléare en 1930 qui représentait le tiers du parti.
[6] [318] Né en 1892 à Vendrell en Catalogne. Ce dernier possède le même parcours politique que J. Maurin. Puis il devient un des secrétaires de l'Internationale Syndicaliste Rouge à Moscoujusqu'en 1928. Ayant manifesté sa sympathie pour Trotsky il est démis de ses fonctions. Quand il réussit à quitter l'URSS et à rentrer en Espagne en 1930, il participe à l’Opposition de gauche internationale. Après sa rupture avec celle-ci, il fait partie du groupe qui porte le nom de Gauche Communiste. La proposition de fusion de Nin avait été refusée en 1934 par le BOC, elle se réalisa le 29 septembre 1935 et prit le nom de POUM. Nin est assassiné en 193 7 par les agents du NKVD de Staline.
[7] [319] Marx a été capable de saluer la lutte mais aussi de dire qu ' elle était perdue et ne pouvait qu ' aboutir à un échec sanglant du fait de son isolement. Selon Marx, les prolétaires étaient partis "à l'assaut du ciel ".
[8] [320] Au cours des "journées de juillet" 1917, Lénine est capable de dire que le moment n'est pas favorable à la classe ouvrière. Par contre, à partir du mois de septembre, il pousse à la préparation de 1'insurrection.
[9] [321] Dans l'Ordre règne à Berlin elle sait qu'après l'échec de la semaine insurrectionnelle, la bourgeoisie va déchaîner sa répression. Elle ne saura pas en tirer les conclusion sjusqu'au bout ; cette erreur lui coûtera cher car elle sera assassinée comme K. Liebknecht.
1. [10] [322] Il existe deux versions du texte de Josep Rebull. La première fut publiée dans le Bulletin du Comité local du POUM, datée du 29 mai 1937. La seconde fut publiée dans le Bulletin de discussion édité par le Comité de défense du Congrès (du POUM), Paris, 1er juillet 1939. Les passages ajoutés dans ce dernier seront mises entre crochets : [ ]. Les modifications plus importantes seront indiquées par des notes en bas de page. Les rares indications du rapporteur de ce travail d'archives seront placées entre les signes {}
[11] [323] L'UGT est le deuxième syndicat en importance après la CNT anarchiste. Il est sous la direction du PSOE, le parti socialiste espagnol, mais en Catalogne il est contrôlé par le PSUC stalinien.
[12] [324] Dans le texte de 1939, le mot anglais "handicap" est remplacé par le mot espagnol "desventaja" (désavantage).
[13] [325] Note 1 de Rebull, qui fut supprimée dans la version publiée en 1939} La cél. 72 possède un plan de Barcelone avec les barricades et les positions des forces en présence durant la bataille. Son examen s'avère extrêmement intéressant. Il est à la disposition de tous les camarades.
[14] [326] {La différentiation que fait Josep Rebull entre les Comités locaux de Barcelone et les comités supérieurs, national et régional, est à souligner. Au sein de la CNT, à Barcelone, l'organisation informelle des Comités de fabrique et de défense des quartiers était coordonnée par Manuel Escorza. Cf. la coïncidence avec Abel Paz, Viaje alpasado (1936-39) (Voyage danslepassé, 1936-39), Ed. Autor, Barcelone, 1995.}
[15] [327] [«Les travailleurs qui combattaient dans la rue étant dépourvus d'objectifs concrets et d'une direction responsable, le POUM ne pouvait qu'ordonner et organiser une retraite stratégique... » (Résolution du CC sur les Journées de mai, point 3)]. {Cette note n'apparaît pas dans la version de 1937}.
5. [16] [328] [«Unepartie de la presse nationale et étrangère fait les efforts les plus extraordinaires - et ils doivent l'être - pour nous présenter comme les "agents provocateurs " des événements qui se sont déroulés la semaine dernière à Barcelone... Si nous avions donné l'ordre de commencer le mouvement le 3 mai, nous n'aurions aucune raison de le cacher. Nous avons toujours assumé nos paroles et nos actes... Notre Parti ne fit que se joindre à lui - nous l'avons déjà dit à maintes reprises et nous le répétons simplement aujourd'hui. Les travailleurs étaient dans la rue et notre Parti se devait d'être présent aux côtés des travailleurs... » (Editorial de La Batalla, 11 mai 1937, souligné par nous).] {Cette note n'était pas publiée dans la version de 1937}.
[17] [329] Dirigeant socialiste de gauche
[18] [330] {Note ajoutée par Rebull en 1939} :[La direction du POUM comprit tout au contraire que l'ordre de repli donnait la victoire aux ouvriers. L'épilogue de cette "victoire ouvrière" fut la répression sanglante.]
[19] [331] {Cette note existait déjà dans le premier texte publié en 1937} : [Le Comité local de Barcelone travailla dans ce sens dès le mardi, mais il manqua l'enthousiasme de la direction pour aller jusqu'au bout].
[20] [332] {Rebull constate que le POUM n'est pas un parti révolutionnaire, et qu'il ne le sera jamais tant que dominera la stratégie politique de l'actuel CE}.
[21] [333] {Il s'agit là d'une critique directe au CE du POUM].
[22] [334] {Note ajoutée par Rebull en 1939} : [Bases qui font partie des Contre thèses que nous invoquions au début].
[23] [335] {Note ajoutée par Rebull en 193 9} :[Ldirection ne prit en effet pas les mesures nécessaires par rapport au travail illégal et l'organisation clandestine. Malheureusement, comme nous 1 ' avons vu, ces mêmes dirigeants furent les premières victimes de cette erreur.] {C'est le premier avertissement manifesté par un dirigeant poumiste sur l'imminence de la répression contre les révolutionnaires, et donc sur la nécessité urgente de se préparer à la clandestinité, répression qui commença à partir du 16 juin avec la mise hors la loi du POUM, l'arrestation de ses dirigeants, la séquestration et 1 ' assassinat de Nin, la persécution des militants}.
Il y a 80 ans, en mars 1921, 4 ans après la prise du pouvoir par la classe ouvrière lors de la Révolution d'octobre 1917 en Russie, le Parti bolchevik met fin par la force à l'insurrection de la garnison de la flotte de la Baltique à Kronstadt sur la petite île de Kotline dans le Golfe de Finlande à 30 kilomètres de Petrograd.
Le Parti bolchevik avait dû mener durant plusieurs années un combat sanglant dans la guerre civile contre les armées contre-révolutionnaires des bourgeoisies russe et étrangères. Mais la révolte de la garnison de Kronstadt est nouvelle et différente : c'est une révolte au sein même des partisans ouvriers du régime des soviets qui avaient été à l'avant-garde de la Révolution d'octobre. Ceux-ci mettent en avant des revendications en vue de corriger les nombreux abus et les déviations intolérables du nouveau pouvoir.
Depuis lors, l'écrasement violent de cette lutte reste une référence pour comprendre le sens du projet révolutionnaire. C'est encore plus vrai aujourd'hui alors que la bourgeoisie s'évertue à prouver à la classe ouvrière qu'il y a un fil ininterrompu reliant Marx et Lénine à Staline et au goulag.
Notre intention n'est pas de rentrer dans tous les détails historiques. Il y a déjà d'autres articles dans la Revue internationale qui reviennent plus précisément sur l'événement. (Revue internationale n°3, "Les leçons de Kronstadt" et n°100, "1921 : le prolétariat et l'Etat de transition")
Par contre, nous saisirons l'occasion de cet anniversaire pour nous concentrer de manière polémique sur deux types d'arguments concernant la révolte de Kronstadt : d'abord l'utilisation de ces événements par les anarchistes pour prouver la nature autoritaire et contre-révolutionnaire du marxisme et des partis qui agissent en son nom ; ensuite l'idée qui existe toujours dans le camp prolétarien aujourd'hui selon laquelle l'écrasement de la rébellion était une "tragique nécessité" pour défendre les acquis d'Octobre.
La vision anarchiste selon l'historien anarchiste Voline :
"Lénine n'a rien compris - on plutôt n'a rien voulu comprendre - au mouvement de Kronstadt. L'essentiel pour lui et pouzr son parti était de se maintenir au pouvoir, coûte que coûte (...). En tant que marxistes, autoritaires et étatistes, les bolcheviks ne pouvaient admettre la liberté des masses, leur indépendance d'action. Ils n'avaient aucune confiance dans les masses libres. Ils étaient persuadés que la chute de leur dictature signifierait la ruine de toute l'oeuvre entreprise et la mise en péril de la Révolution avec laquelle ils se confondaient (..).
Kronstadt fut la première tentative populaire entièrement indépendante pour se libérer de tout joug et réaliser la Révolution sociale : tenlative faite directement, résolument, hardiment par les masses laborieuses elles-mêmes, sans «bergers politiques», sans «chefs» ni tuteurs. Ce lut le premier pas vers la troisième Révolution sociale. Kronstadt tomba. Mais le devoir fut accompli et ce fut l'essentiel. Dans le labyrinthe compliqué et ténébreux des chemins qui s'offrent aux masses humaines en révolution, Kronstadt est un phare lumineux qui éclaire la bonne route. Peu importe que, dans des circonstances qui furent leurs les révoltés aient encore parlé du pouvoir (des Soviets) au lieu de bannir â tout jamais le mot et l'idée de «pouvoir», au lieu de parler de coordination, d'organisation, d'administration. C'est le dernier tribut paye au passé. Une fois l'entière liberté de discussion, d'organisation et d'action définitivement acquise par les masses laborieuses elles-mêmes, une fois le vrai chemin de l'activité populaire indépendante entrepris, le reste viendra s'enchainer automatiquernent. "(Voline, La Révolution inconnue)
Donc, pour les anarchistes dont Voline exprime brièvement les visions, la répression de la révolte de Kronstadt est naturelle. C'est la conséquence logique des conceptions marxistes des bolcheviks. Le substitutionnisme du parti, l'identification de la dictature du prolétariat à la dictature du parti, la création d'un Etat de transition étaient l'expression d'une grande soif de pouvoir, d'autorité sur les masses à qui les bolcheviks n'accordaient aucune confiance. Selon Voline, le bolchevisme signifie le remplacement d'une forme d'oppression par une autre.
Mais pour lui, Kronstadt n'est pas une simple révolte mais un modèle pour le futur. Si le soviet de Kronstadt s'était limité aux tâches économiques et sociales (coordination, organisation, administration) et avait oublié les tâches politiques (ses propos sur le pouvoir des soviets), il aurait représenté l'image de ce que la vraie révolution sociale devrait être : une société sans leader, sans parti, sans Etat, sans pouvoir d'aucune sorte, une société de liberté immédiate et totale.
Malheureusement pour les anarchistes, la première de leurs leçons coïncide très exactement avec l'idéologie dominante de la bourgeoisie mondiale selon laquelle la révolution communiste ne peut mener qu'à une nouvelle forme de tyrannie.
Cette coïncidence de vues entre les anarchistes et la bourgeoisie n'est pas accidentelle. Les deux mesurent l'histoire selon des abstractions telles que l'égalité, la solidarité et la fraternité, contre la hiérarchie, la tyrannie et la dictature. La bourgeoisie utilise cyniquement et hypocritement ces principes moraux contre la Révolution d'octobre pour justifier la brutalité des forces contrerévolutionnaires entre 1918 e t 1920 quand elle a engagé des interventions armées et appliqué le blocus économique contre la Russie. D'un autre côté, l'alternative concrète au bolchevisme proposée par les anarchistes n'est qu'une utopie naïve dans laquelle les difficultés historiques auxquelles la révolution prolétarienne s'est trouvé et se trouvera confrontée, disparaissent mystérieusement.
Mais, comme les événements d'Espagne en 1936 vont confirmé, après avoir rejeté la conception historique marxiste de la révolution, la naïveté anarchiste est obligée de capituler dans la pratique face à la contre-révolution de la bourgeoisie.
Si les bolcheviks étaient, comme il est dit par Voline, fondamentalement motivés par une passion pour le pouvoir absolu, l'anarchisme est par contre incapable de répondre à toute une série de questions qui émergent de la réalité historique. Si le but ultime des bolcheviks était le pouvoir, pourquoi, contrairement à la majorité de la Social-démocratie, se sont ils condamnés à une période d'ostracisme entre 1914 et 1917 en dénonçant la guerre impérialiste et en appelant à la transformer en guerre civile? Pourquoi, contrairement aux mencheviks et aux socialistesrévolutionnaires, ont-ils refusé de se joindre au gouvernement provisoire avec la bourgeoisie russe libérale après la révolution de février 1917 ([1] [336]) et ont-ils, à la place, mis en avant le mot d'ordre : "tout le pouvoir aux Conseils ouvriers" ?
Pourquoi ont-ils eu confiance dans les capacités de la classe ouvrière russe à commencer la révolution prolétarienne mondiale en octobre, contrairement à la majeure partie de la Social-démocratie internationale qui la considérait comme trop arriérée et trop peu nombreuse pour renverser la bourgeoisie ? Pourquoi au contraire ont-ils fait confiance à la classe ouvrière, gagné et obtenu son appui pour faire tous les sacrifices nécessaires pour survivre au blocus des Alliés et pour résister les armes à la main aux armées contre-révolutionnaires lors de la guerre civile ?
Comment comprendre qu'ils aient pu inspirer la classe ouvrière internationale qui a suivi la voie russe dans ses tentatives révolutionnaires en Europe et dans le reste du monde? Comment le parti bolchevik a-t-il pu être à l'initiative de la création d'une nouvelle internationale, l'Internationale communiste, à l'échelle mondiale ?
Enfin, pourquoi le proccssus d'intégration du parti dans l'appareil d'Etat et l'usurpation du pouvoir ouvrier des organes de masse (les conseils ouvriers et les comités d'usine) et finalement l'utilisation de la force contre la classe ouvrière ne sont-ils pas arrivés du jour au lendemain, mais après une période de plusieurs années ?
La théorie de la «méchanceté» inhérente aux bolcheviks n'explique ni la dégénérescence de la révolution russe en général, ni l'épisode de Kronstadt en particulier.
En 1921, la révolution en Russie et le parti bolchevik qui la dirige sont confrontés à une situation très difficile. L'extension de la révolution en Allemagne et aux autres pays semble beaucoup moins probable qu'elle ne l'était en 1919.
La situation économique mondiale s'est relativement stabilisée et le soulèvement des ouvriers en Allemagne a échoué.
En Russie, malgré la victoire dans la guerre civile, la situation est dramatique du fait des assauts répétés des forces armées contre-révolutionnaires et de l'étranglement du pays organisé sciemment par la bourgeoisie internationale. L'infrastructure industrielle est en ruines et la classe ouvrière a été décimée par les sacrifices qu'elle a consentis sur les champs de bataille de la guerre mondiale puis de la guerre civile, ou parce qu'elle est contrainte de quitter en masse les villes pour la campagne afin de pouvoir survivre.
Les bolcheviks sont aussi aux prises avec l'impopularité croissante du régime, non seulement de la part de la paysannerie qui a déclenché une série d'insurrections dans les provinces, mais surtout dans la classe ouvrière qui a engagé une vague de grèves à Petrograd à la mi-février 1921. C'est alors que surgit Kronstadt.
Comment la Russie pouvait-elle rester un bastion de la révolution mondiale, survivre à la désaffection de la classe ouvrière et à la désintégration économique tout en attendant le soutien révolutionnaire qui tardait de la part de la classe ouvrière des autres pays en particulier des pays européens ?
Les anarchistes n'ont pas d'explication à la dégénérescence de la révolution. Ils ferment les yeux sur le problème de la suprématie politique du prolétariat, de la centralisation de son pouvoir, de l'extension internationale de la révolution et de la période de transition vers la société communiste. Cela n'empêche pas que les bolcheviks ont commis une erreur catastrophique en donnant une réponse militaire à la révolte de Kronstadt et en traitant la résistance de la classe ouvrière à leur égard comme un acte de trahison et contre- révolutionnaire.
Mais le parti bolchevik ne bénéficie pas de la sagesse rétrospective et du recul historique par rapport à l'événement que les révolutionnaires doivent avoir aujourd'hui. Il ne peut s'appuyer que sur les acquis du mouvement ouvrier de l'époque qui n'a jamais dû se confronter auparavant à la tâche immense et difficile de se maintenir au pouvoir dans un monde capitaliste hostile. Le rapport entre les soviets et le parti de la classe ouvrière après la prise du pouvoir victorieuse n'est pas clair, ni non plus le rapport de ces deux organes de la classe ouvrière avec l'Etat de transition qui succède inévitablement à la destruction de l'Etat bourgeois.
En prenant le pouvoir d'Etat et en y incorporant graduellement les conseils ouvriers et les comités d'usine, le parti bolchevik patauge dans l'inconnu. Selon l'opinion dominante de l'époque au sein même du mouvement ouvrier, le danger principal pour la révolution vient de l'extérieur du nouvel appareil d'Etat : de la bourgeoisie internationale, de la bourgeoisie russe en exil et de la paysannerie.
Aucune tendance au sein du mouvement communiste à ce moment, même pas la courant de «gauche», n'a de perspective alternative même si certains révolutionnaires protestent, y compris au sein même du parti bolchevik, contre la bureaucratisation du régime. Mais les orientations de ces révolutionnaires sont limitées et contiennent d'autres dangers. L'Opposition ouvrière de Kollontaï et Chliapnikov appelle les syndicats à défendre les ouvriers contre les excès de l' Etat en oubliant que les conseils ouvriers sont devenus les organes de masse du prolétariat révolutionnaire.
D'autres au sein du parti bolchevik s'opposent à l'écrasement de la révolte : les membres du parti à Kronstadt se joignent au mouvement et des éléments comme Miasnikov vont former, par la suite, le Groupe ouvrier et s'opposent à la solution militaire. Mais les tendances de «gauche» qui existent dans le parti et dans l'Internationale Communiste appuient cependant l'usage de la violencc malgré leurs critiques au régime bolchevik. L'Opposition Ouvrière russe se porte même volontaire pour l'assaut contre Kronstadt. Le Parti conununiste ouvrier allemand, le KAPD, qui est contre la dictature du parti, appuie également l'action militaire contre la rébellion de Kronstadt (cela n'empêche pas certains anarchistes, aujourd'hui, comme ceux de la Fédération anarchiste de Grande Bretagne, de se revendiquer du KAPD et de la présenter comme leur ancêtre).
Finalement les revendications du Conseil ouvrier de Kronstadt, contrairement à l'opinion de Voline, ne fournissent pas non plus une perspective alternative cohérente puisqu'elles se situent principalement dans un contexte immédiat et local et qu'elles ne prennent pas en compte les questions plus larges posées par le bastion prolétarien et la situation mondiale. En particulier, elles ne donnent pas de réponses sur le rôle que le parti d'avant-garde doit avoir ([2] [337]).
Ce n'est que plus tard, bien plus tard, que les révolutionnaires, en essayant de tirer toutes les leçons de la défaite de la révolution russe et de la vague révolutionnaire de 1917-23, pourront pointer les véritables leçons de cet épisode tragique.
"Des circonstances se produisent où un secteur prolétarien - et nous concédons même qu'il ait été la proie inconsciente de manouvres ennemies - passe à la lutte contre l'Etutproléturierz. Contment.faire face à cette situation ? En partant de la question principielle que ce n'est pas par la force et la violence qu'on impose le socialisme au prolétariat. Il valait mieux perdre Kronstadt que de le garder au point de vue géographique alors que substantiellement cette victoire ne pouvait avoir qu'un seul résultat.- celui d'altérer les bases mêmes, la substance de l'action rnenée par le prolétariat. " (Octobre n° 2, mars 1938, organe du Bureau international des Fractions de la Gauche communiste)
La Gauche communiste met le doigt sur le problème essentiel : en utilisant la violence de 1'Etat contre la classe ouvrière, le parti bolchevik fait pénétrer la contre révolution en son sein. La victoire contre Kronstadt accélère la tendance du parti bolchevik à devenir un instrument de l'Etat russe contre la classe ouvrière.
A partir de cette compréhension, la Gauche cornmuniste sera capable de tirer une autre conclusion d'importance. Pour se maintenir comme avant-garde du prolétariat, le parti communiste doit protéger son autonomie vis-à-vis de l'Etat post-révolutionnaire qui reflète la tendance inévitable à la préservation du statu-quo et qui empêche l'avancée du processus révolutionnaire.
La vision bordiguiste
Cependant, au sein de la Gauche communiste d'aujourd'hui, cette conclusion est loin d'être défendue par tous. En fait, une partie de la Gauche, particulièrement le courant bordiguiste, est revenue aux justifications de Lénine et de Trotsky sur la répression de Kronstadt, et cela en complète contradiction avec la position de la Fraction italienne en 1938 :
"Il serait vain de disculer des terribles exigences d'une situation qui ont contraint les bolcheviks a écraser Kronstadt avec quelqu'un qui refuse par principe qu’un pouvoir prolétarien en train de naître ou de se consolider puisse tirer sur des ouvriers. L'examen du terrible problème que l'Etat prolétarien a dû affronter renforce à son tour la critique d'une vision de la révolution à l'eau de rose et permet de comprendre pourquoi l'écrasement de cette rébellion fut, selon le mot de Trotsky : «une tragique nécessité», mais une nécessité et même un devoir. " ("Kronstadt : une tragique nécessité ", Programme communiste n°88, organe théorique du Parti communiste international, mai 1982)
Passant par-dessus la tradition à laquelle il prétend appartenir, le courant bordiguiste peut bien défendre l'internationalisme intransigeant du parti bolchevik, mais il défend aussi avec tout autant de véhémence ses erreurs. Il reste ainsi incapable d'apprendre de toutes les conditions de la dégénérescence du parti et de la révolution ([3] [338]).
Selon ce courant, le rapport du parti à la classe ouvrière et à l'Etat post révolutionnaire dans le processus révolutionnaire ne pose pas de problème de principe mais seulement d'opportunité, de tactique, sur comment dans chaque situation l'avant-garde révolutionnaire assume sa fonction de la meilleure manière :
"Cette lutte titanesque ne peut pas ne pas provoquer au sein même du prolétariat des tensions terribles. En effet, s'il est évident que le parti ne fait pas la révolution et ne dirige pas la dictature contre, ni rnême, sans les masses, la volonté révolutionnaire de la classe ne se manifeste pas par des consultations électorales ou des «sondages» mettant en évidence une «majorité numérique» ou, chose encore plus absurde, une unanimité. Elle s 'exprime par une montée et une orientation toujours plus précise de luttes où les fractions les plus déterminées entraînent les indécis et les hésitants, et balaient s'il le faut les opposant. Au cours des vicissitudes de la guerre civile et de la dictature, les positions et les rapports des différentes couches peuvent changer. Et, loin de reconnaitre en vertu d'on ne sait quelle «démocratie soviétique» le même poids et la même importance à toutes les couches ouvrières, ou petites-bourgeoises, explique Trotsky dans Terrorisme et communisme, leur droit même de participer aux soviets, c'est-à-dire aux organees de l'Etat prolétarien, dépend de leur attitude dans la lutte.
Aucune « règle constitutionnelle», aucun «principe démocratique» ne permet d'harmoniser alors les rapports au sein du prolétariat. Aucune recette ne permet de résoudre les contradictions entre les besoins locaux et les exigences de la révolution internationale, entre les besoins immédiats et les exigences de la lutte historique de la classe, contradictions qui trouvent leur expression dans l'opposition des diverses fractions du prolétariat. Aucun formalisme ne permet de codifier les rapports entre le parti, fraction la plus avancée de la classe et organe de sa lutte révolutionnaire, et les masses qui subissent à des degrès divers la pression des conditions locales et immédiates. Même le meilleur parti, celui qui sait «observer l'état d'esprit de la masse et influer sur lui» comme dit Lénine, doit parfois demander l'impossible aux masses. Plus exactement, il ne trouve la «limite» du possible qu'en essayant d'aller plus loin. " (Ibid.)
En 1921, le parti bolchevik choisit la mauvaise voie sans aucune expérience antérieure et sans paramètre pour s'orienter. Aujourd'hui, de manière absurde, les bordiguistes font des erreurs commises par les bolcheviks une vertu et déclarent qu"`il n’y a pas de principe ". Ils font disparaître le problème de l'exercice du pouvoir prolétarien en présentant les méthodes pour arriver à une position commune de toute la classe ouvrière comme formalistes et abstraites. Même s'il est vrai qu'il n'y a jamais de moyen idéal pour établir un consensus dans une situation extrêmement mouvante, les conseils ouvriers ont montré qu'ils sont les moyens les plus adéquats pour refléter et exprimer la volonté révolutionnaire en évolution du prolétariat comme un tout, même si l'expérience de 1918 en Allemagne et ailleurs montre qu'ils peuvent être vulnérables à la récupération par la bourgeoisie. Même si les bordiguistes ont la générosité d'admettre que le parti ne peut pas faire la révolution sans les masses, pour eux, celles-ci n'ont donc aucun moyen d'exprimer leur volonté révolutionnaire comme classe dans son ensemble sauf à travers le parti et avec la permission du parti. Et le parti peut, si nécessaire, corriger le prolétariat avec des fusils comme à Kronstadt. Selon cette logique, la révolution prolétarienne a deux mots d'ordre contradictoires : avant la révolution "tout le pouvoir aux soviets" ; après la révolution "tout le pouvoir au parti".
A l'opposé de la revue Octobre, les bordiguistes ont oublié que contrairement à la révolution bourgeoise, les tâches de la révolution prolétarienne ne peuvent être déléguées à une minorité. Elles ne peuvent être réalisées que par la majorité consciente. L'émancipation des ouvriers est l'oeuvre de la classe ouvrière elle même.
Les bordiguistes rejettent à la fois la démocratie bourgeoise et la démocratie ouvrière comme s'il s'agissait de la même supercherie. Mais les conseils ouvriers - les moyens par lesquels le prolétariat se mobilise pour le renversement du capitalisme - doivent être les organes de la dictature prolétarienne qui reflètent et régulent les tensions et les différences au sein du prolétariat et qui maintiennent leur pouvoir armé sur l'Etat transitoire. Le parti, indispensable avant-garde, aussi clair et en avance sur le reste du prolétariat qu'il puisse être à tel ou tel moment, ne peut se substituer lui-même à l'ensemble de la classe Ouvrière organisée en conseils ouvriers pour l'exercice de ce pouvoir.
Cependant, après avoir démontré le droit du parti - en pratique sinon "en principe" - de tirer sur les ouvriers, les bordiguistes, comme s'ils reculaient devant l'horreur de cette conclusion, continuent ensuite en déniant de toute façon tout caractère prolétarien à la révolte de Kronstadt. Reprenant une des définitions de Lénine d'alors, Kronstadt est une "contre-révolution petite bourgeoise" qui ouvre la porte à la réaction des gardes blancs.
Il ne fait pas de doute que toutes sortes d'idées confuses et même réactionnaires sont exprimées par les ouvriers de Kronstadt. Certaines apparaissent dans leur plate-forme. Il est aussi vrai que les forces organisées de la contre-révolution essaient d'utiliser la rébellion pour leurs propres fins. Mais les ouvriers de Kronstadt continuent à se considérer en continuité avec la révolution de 1917 et partie intégrante du mouvement prolétarien à l'échelle mondiale :
"Que les travailleurs du monde entier sachent que nous, les défenseurs du Pouvoir des soviets, protégeons les conquètes de la révolution sociale. Nous vaincrons ou nous périrons dans les ruines de Kronstadt, en nous battant pour la juste cause des masses prolétariennes. " (Pravda de Kronstadt)
Quelles que soient les confusions qu'ils expriment, il est absolument indéniable que leurs revendications reflétaient aussi les intérêts du prolétariat face aux terribles conditions d'existence, à l'oppression croissante de la bureaucratie étatique et à la perte de son pouvoir politique avec l'atrophie des conseils. Les tentatives d'alors faites par les bolcheviks pour les stigmatiser comme petits-bourgeois et agents potentiels de la contre-révolution ne sont bien sûr qu'un prétexte pour sortir par la force d'une situation terriblement dangereuse et complexe.
Avec l'avantage du recul historique et du travail théorique de la Gauche communiste, nous pouvons voir l'erreur de basé du raisonnement des bolcheviks : ils écrasent la révolte de Kronstadt et néanmoins, c'est une dictature anti prolétarienne, le stalinisme - pouvoir absolu de la bureaucratie capitaliste - qui finira par massacrer les communistes. En fait, en écrasant les efforts des ouvriers de Kronstadt pour régénérer les conseils, en s'identifiant avec l'Etat les bolcheviks ouvrent la voie au stalinisme sans le savoir. Ils participent à l'accélération du processus contre-révolutionnaire qui allait avoir des conséquences beaucoup plus terribles et tragiques pour la classe ouvrière qu'une restauration des blancs. En Russie, la contre-révolution triomphe en se proclamant elle-même communiste. L'idée que la Russie stalinienne est l'incarnation vivante du socialisme et en continuité directe avec la Révolution d'octobre sème une terrible confusion et une démoralisation incalculable dans les rangs de la classe ouvrière partout dans le monde. Nous vivons encore avec les conséquences de cette distorsion de la réalité, avec l'identification entre la mort du stalinisme et la mort du communisme que fait la bourgeoisie depuis 1959.
Mais les bordiguistes, malgré cette expérience, s'identifient toujours avec l'erreur tragique de 1921. C'est à peine une "tragique" nécessité pour eux mais un devoir communiste qui devra être répété !
Comme les anarchistes, les bordiguistes ne voient aucune contradiction entre le parti bolchevik de 1917 qui dirige mais aussi s'en remet et dépend de la volonté armée du prolétariat révolutionnaire organisé dans les conseils et le parti bolchevik de 1921 qui a vidé les conseils de leur pouvoir antérieur, qui a retourné la violence de l'Etat contre la classe ouvrière. Mais alors que les anarchistes aident la bourgeoisie dans ses campagnes actuelles qui présentent les bolcheviks comme des tyrans machiavéliques, les bordiguistes célèbrent cette image malheureuse comme le point culminant de l'intransigeance révolutionnaire.
Mais une Gauche communiste digne de ce nom, tout en se réclamant de l'héritage bolchevik, doit aussi être capable de critiquer ses erreurs. L'écrasement de la révolte de Kronstadt en est une des plus négatives et dramatiques.
Como.
[1] [339] Révolution qui a vu les masses ouvrières et populaires mettre à bas le tsarisme.
[2] [340] Voir la Revue Internationale n°3 sur la Plateforme de la révolte de Kronstadt.
[3] [341] Le Bureau international pour le parti révolutionnaire, le BIPR, autre branche de la Gauche communiste a une position ambiguë sur Kronstadt. Un article publié dans Revolutionary perspectives n° 23 (1986) réaffirme le caractère prolétarien de la Révolution d'octobre et du parti bolchevik qui la dirigea. Il rejette les idéalisations anarchistes de la révolte de Kronstadt en soulignant que la révolte reflétait des conditions profondément défavorables pour la révolution prolétarienne et qu'elle contenait beaucoup d'éléments confus et réactionnaires. En même temps l'article critique l'idée bordiguiste selon laquelle l'assaut contre Kronstad tétait une nécessité pour préserver la dictature du parti. Il affirme qu'une des leçons essentiel les de Kronstadt est que la dictature du prolétariat doit être exercée par la classe ouvrière elle-même au moyen des conseils ouvriers (les soviets) et non par le parti. L'article montre aussi que les erreurs des bolcheviks concernant le rapport entre le parti et la classe, dans le contexte général d'isolement dcla Révolution russe, ont accéléré la dégénérescence interne à la fois du parti et de l'Etat soviétique. Cependant l'article ne caractérise pas la révolte comme prolétarienne et ne répond pas à la question fondamentale : est-il possible que la dictature prolétarienne utilise la violence contre le mécontentement de la classe ouvrière ? Et qui plus est, il dit que la répression de la révolte était plus que justifiée puisqu'elle était le résultat de manipulations de la contre-révolution - même si cette répression a ouvert un chapitre de lente agonie dans le mouvement ouvrier.
Nous avons salué à plusieurs reprises le surgissement d'éléments et de groupes révolutionnaires en Europe orientale et notamment en Russie. Ce phénomène s'inscrit très nettement dans un cadre international. Sur tous les continents, les groupes politiques prolétariens, qui représentent la tradition de la Gauche communiste, ont établi de nouveaux contacts avec ce type d'éléments durant ces dernières années. Il faut donc y voir une tendance caractéristique de la période présente à l'échelle du moyen terme. Depuis l'effondrement de l'URSS et de son bloc impérialiste, la bourgeoisie n'a cessé de proclamer triomphalement la faillite du communisme et la fin de la lutte de classe. Déjà déboussolée par ces événements, la classe ouvrière ne pouvait que reculer sous les coups de marteau de ces campagnes idéologiques bourgeoises. Mais en dehors des périodes de contre-révolution, une classe historique ne peut que réagir face à des attaques qui remettent profondément en cause son être et sa perspective propre. Si elle ne peut le faire encore par la généralisation de ses luttes revendicatives, alors c'est par le renforcement de son avant-garde politique qu'elle se défend. Les éléments isolés, les cercles de discussion, les noyaux et les petits groupes qu'on a vu apparaître et qui se placent sur le terrain de la perspective révolutionnaire, ne doivent pas chercher leur raison d'être en eux-mêmes ou dans la contingence. Ils sont une sécrétion de la classe ouvrière internationale. C'est dire la responsabilité qui pèse sur leurs épaules. Ils doivent en premier lieu reconnaître le processus historique dont ils sont le produit et mener jusqu'au bout le combat pour la conscience, pour la clarification politique, sans craindre la dureté de la tâche.
Dans les pays à la périphérie des grandes puissances capitalistes, ces petites minorités se heurtent à mille difficultés : la dispersion géographique, les problèmes de langue, la situation d'arriération économique. Aux difficultés matérielles s'ajoutent encore les difficultés politiques résultant de la faiblesse du mouvement ouvrier et du faible ancrage, voire de l'absence, d'une tradition du marxisme révolutionnaire. En Russie, où la contre-révolution stalinienne a été la plus terrible, "au pays du grand mensonge" ([1] [342]) comme disait Anton Ciliga, l'entreprise de destruction et de travestissement du programme communiste a été poussée à son comble. Les potentialités contenues dans ces nouvelles énergies révolutionnaires se mesurent à la façon dont elles cherchent à surmonter ces difficultés :
- par l'affirmation de l'internationalisme prolétarien, comme le montre leur dénonciation de la guerre et de tous les camps impérialistes en Tchétchénie et en ex Yougoslavie ;
- par la recherche de contacts internationaux ;
- par la redécouverte des courants politiques qui, dans les années 1920, avaient été les premiers à se lancer, au nom du communisme, dans le combat contre la dégénérescence du mouvement communiste, la montée de l'opportunisme et du stalinisme. Voilà le terrain qu'occupe depuis toujours le marxisme révolutionnaire : il est international, internationaliste et développe une vision historique.
La démarcation vis-à-vis du gauchisme
Cette démarche révèle la nature authentiquement prolétarienne de ces groupes qui sont très vite confrontés à la nécessité de se démarquer du trotskisme actuel lequel trouve toujours de bonnes raisons pour inviter les ouvriers à participer à la guerre impérialiste, ainsi que du maoïsme, pur rejeton du "national-communisme" stalinien. C'est une frontière de classe qui sépare la Gauche communiste internationaliste du "gauchisme" ([2] [343]).
Il est bien évident que tous ces éléments prolétariens qui sont le produit d'une même situation sont en même temps très hétérogènes. Refuser la confusion entre communisme et stalinisme, dénoncer les affirmations les plus grossières de la propagande ennemie n'est pas le plus difficile car le contenu bourgeois de ces discours apparaît très vite sous la surface. "C'est bien Lénine qui a donné ses fondements au futur régime qu'on appelle «stalinien» " La preuve, poursuivent les journalistes les moins subtils, "c'est bien Lénine le fondateur de l’Internationale Communiste, dont le but est la «révolution socialiste mondiale». De son propre aveu, Lénine n'a entrepris la révolution d'Octobre que dans la conviction de l'inéluctabilité d'une révolution européenne, à commencer par la révolution allemande" (L'Histoire, n°250, p. 19) On peut se rendre compte très vite des mensonges véhiculés par l'étroitesse nationale de nos universitaires chevronnés. Mais l'offensive de la bourgeoisie ne se réduit pas à une telle caricature. Il reste encore à identifier et à défendre la signification profonde de la révolution russe et de l'œuvre de Lénine. Ici on se heurte non seulement à un avilissement de la théorie marxiste opéré de façon plus subtile par le gauchisme mais aussi à une série de confusions dangereuses ou de points programmatiques qui sont encore l'objet de discussions serrées au sein même du milieu politique prolétarien.
Il y a donc tout un processus de clarification que tous ces éléments n'ont pas forcément parcouru jusqu'au bout. Pour comprendre le phénomène stalinien, il faut encore se confrontera l'analyse trotskiste de "l'Etat ouvrier dégénéré", à celle des anarchistes qui y voient un produit normal du "socialisme autoritaire", à celle des conseillistes qui, au nom d'un marxisme parfaitement mécaniste, voient dans le bolchevisme l'instrument adapté aux besoins du capitalisme en Russie. Derrière ces questions c'est le problème de la filiation historique et de la cohérence du programme communiste qui est posé. Rejeter l'impatience activiste et se confronter à ce problème, c'est la condition pour rejoindre les rangs des militants anonymes qui poursuivent aujourd'hui la lutte pour le communisme, communisme qui, pour la première fois il y a 150 ans, fut présenté au prolétariat international sous la forme du Manifeste de Marx et d'Engels.
Mais quel est le fil qui relie la lutte prolétarienne d'hier, d'aujourd'hui et de demain? C'est toujours en partant de la dernière expérience révolutionnaire du prolétariat que l'on peut retrouver ce fil. C'est-à-dire, aujourd'hui, en partant de la révolution d'Octobre 1917. Il ne s'agit pas ici d'un respect religieux envers le passé. Il s'agit d'un bilan critique de la révolution, de ses magnifiques avancées et aussi de ses erreurs et de sa défaite. La révolution russe elle-même n'aurait pu être possible sans les enseignements tirés de la Commune de Paris. Sans le bilan critique de celle-ci effectué par la Fraction marxiste, sans les Adresses du Conseil général de l’AIT ou la magnifique synthèse de Lénine exprimée par la suite dans L'Etat et la révolution, le prolétariat russe n'aurait pu vaincre. On retrouve ici la profonde unité de la pratique et de la théorie, de l'action et du programme communiste. Et ce sont les Fractions de la Gauche communiste qui assumèrent la lourde tâche de tirer le bilan de la révolution russe. Tout autant que dans le passé, ce bilan est vital pour la prochaine révolution.
C'est pourquoi nous saluons chaleureusement et soutenons de toutes nos forces les efforts en vue de la réappropriation de ce bilan. Pour notre part, nous nous sommes efforcés de fournir tous les documents de la Gauche communiste dont ces camarades ont besoin mais aussi de faire connaître leurs prises de position les plus significatives quand les problèmes de traduction pouvaient être surmontés, d'alimenter la controverse sur les principales questions politiques avec un état d'esprit militant, avec la volonté d'ouverture et de solidarité qui caractérise la discussion parmi les communistes.
Nous avons déjà rendu compte de l'évolution du milieu politique prolétarien en Russie dans la Revue Internationale n° 92 et 101 ainsi que dans nos organes de presse territoriaux. Nous voulons aujourd'hui rendre compte de notre correspondance avec le Bureau Sud du Parti Ouvrier Marxiste. Le POM (ou Marxist Labour Party) entend se situer dans la continuité du mouvement ouvrier et c'est en ce sens que le terme Ouvrier fait référence au Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie. Dans cette correspondance, les camarades s'expriment en tant que Bureau Sud car ils ne peuvent engager la responsabilité du POM sur le détail de leurs prises de position du fait même de la poursuite de la discussion en son sein. Mais laissons-les présenter eux-mêmes leurs luttes politiques depuis le premier congrès de mars 1990 qui décida la constitution du "P.O.M- Le parti de la dictature du prolétariat".
"C'est dans la bonne humeur que fut créé un nouveau parti communiste, ce qui tranchait avec le PCUS de Gorbatchev existant alors en URSS. Mais la composition idéologique des participants à ce premier congrès était aussi diverse qu'instable, une première rupture se produisit. Un petit groupe de 12 personnes (qui pensaient que la Russie était un «Etat féodal» avec une industrie développée à grande échelle et donc que l'URSS devait passer par une révolution bourgeoise pour arriver à la révolution socialiste) s'installèrent dans une pièce adjacente, aussitôt après la scission, et mirent sur pied un comité pour la création d'un parti «démocratique du travail (marxiste)». Mais ils n 'arrivèrent à rien et se sont dissous." ( lettre du 10/07/1999)
"Aucun trotskiste n'a participé à ce premier congrès, mais il restait quelques staliniens et des partisans du «féodalisme industriel» qui, contrairement aux scissionnistes, ne pensaient pas qu'une révolution bourgeoise était nécessaire.
Néanmoins, tous les participants trouvèrent une unité dans les slogans : «la classe ouvrière doit s'organiser» et «le pouvoir des Soviets (Conseils) est le pouvoir des ouvriers». Le deuxième congrès se tint également à Moscou en septembre 1990. Y furent adoptés plusieurs textesdu parti, dont le programme. Le caractère capitaliste d'Etat de l'URSS y fut adopté. Il va sans dire que les défenseurs restant du «féodalisme industriel en URSS» quittèrent le parti lors de ce congrès et constituèrent leur propre «Parti de la dictature du prolétariat (bolchevik)». Les staliniens, qui étaient très peu nombreux, quittèrent également le parti. " (Idem)
"Lors de la première conférence du POM en février 1991 furent abandonnés les termes «Le parti de la dictature du prolétariat» dans la dénomination du groupe. En 1994-1995 se constitua au sein du parti une petite fraction qui croyait qu'il y avait eu un mode de production néo-asiatique en URSS. Au début janvier 1996, cette fraction fit sécession et rejoignit les trotskistes morenistes (Argentine) de l'International Workers Party qui sont assez actifs en Russie et en Ukraine.'" (Idem)
"Dans le programme adopté au second congrès figurent notamment les principes de base suivants :
- La nécessité de la dictature du prolétariat pour la transition au communisme (socialisme) et la nécessité de cette transition elle-même;
- la dictature de la classe ouvrière urbaine, plus précisément, est une nécessité mais pas le parti de la dictature du prolétariat ou celle de «tous les travailleurs» ou encore celle «du peuple» ;
- la ruine du parti russe du prolétariat dans les années 20 et la nécessité de sa création aujourd'hui ;
- la reconnaissance que la "dictature de la classe " et la "dictature du parti " comme avant-garde de la classe ne sont pas une seule et même chose. "
Les camarades terminent en précisant : "Bien que dans le programme de 1990 soient absentes la critique de la théorie du «socialisme en un seul pays» et la nécessité de la révolution mondiale, elles sont pour nous un lieu commun et sont comprises comme allant de soi. "(Idem)
On voit donc combien la lutte a été âpre en Russie, combien il était vital de se séparer des staliniens défroqués qui se prennent encore pour des révolutionnaires. On voit aussi quelle pression exerce toute une panoplie de sectes trotskistes qui tentent de vendre des recettes révolutionnaires de leur composition. En 1980, les syndicats occidentaux (la CFDT en France, l'AFL-CIO aux Etats-Unis...) s'étaient empressés d'apporter leur soutien logistique à Solidarnosc contre la lutte des ouvriers polonais. Aujourd'hui, ce sont les trotskistes qui se ruent à l'Est, avec leurs bons conseils et leurs subsides, pour empêcher la renaissance d'un milieu politique prolétarien. Cette renaissance ne peut concerner encore qu'une minorité face aux multiples expressions d'une idéologie dominante par définition omniprésente.
La question de la filiation historique
Dans leurs lettres du 15 (que nous noterons [A]) et du 20 mars [B] 2000, les camarades prennent position sur notre polémique avec le BIPR publiée dans la Revue Internationale n°100 (La lutte de la classe ouvrière dans les pays de la périphérie du capitalisme) mais surtout ils développent une série dépositions officielles du Bureau Sud du POM.
Le rédacteur de ces deux lettres précise : "Les autres membres du BS du POM sont en accord avec les positions essentielles de ce commentaire. Vous pouvez donc regarder l'exposé ci-dessus comme notre position commune." [B]
Précisons tout d'abord que les camarades sont quelque peu décontenancés devant la polémique entre le CCI et le BIPR, tout simplement parce qu'ils n'ont pas encore eu les moyens d'examiner de près les positions fondamentales des uns et des autres. C'est pourquoi ils ont du mal à identifier réellement les divergences et qu'ils y voient plutôt des chicanes, des insistances sur tel aspect de la réalité plutôt que tel autre, "car très souvent, ce sont deux côtés d'une seule unité dialectique", disent-ils. Finalement, "vous avez tous raison", tout dépend de quel point de vue on se place. Nous pensons que l'expérience et la discussion leur permettront de se faire une opinion plus précise sur ce qui est commun et sur les divergences au sein du camp prolétarien. Les camarades écrivent :
"Voilà la faiblesse de la Gauche communiste en Europe occidentale selon nous : au lieu de coopérer avec succès et d'égal à égal, ou bien vous vous ignorez les uns les autres, ou bien vous «démasquez» les autres en «ramenant la couverture sur soi» comme disent les Russes. (...) Selon nous, le BS du POM, tous les communistes de Gauche, les «capétatistes» [ceux qui reconnaissent la nature capitaliste d'Etat de l'URSS], doivent travailler comme des collaborateurs scientifiques d'un centre de recherches, d'un centre unique ! [A]"
Nous n'avons pas peur de l'ironie polémique dont étaient friands tous les grands révolutionnaires, car il s'agit, à partir de l'exposé des positions réelles de nos adversaires, de montrer à quelles conséquences elles conduisent et de défendre fermement ce que nous considérons comme des principes intangibles du marxisme. Ce que nous attaquons, ce n'est pas telle personne ou tel groupe, mais une position qui relève d'une démarche opportuniste ou d'une erreur théorique qu'il faudra payer cher demain. C'est pourquoi l’intransigeance révolutionnaire ne contredit jamais la nécessaire solidarité entre communistes.
A partir de cette première impression, les camarades concluent à la faiblesse de la Gauche communiste en tant que courant historique. C'est surtout cette idée que nous voulons critiquer. Constatant que le BIPR et le CCI divergent sur la question de l'impérialisme et de la décadence du capitalisme, les camarades estiment qu'il y a là une erreur sur la méthode, qu'il ne s'agit pas de dire "soit... soit" mais de dire "et...et". En fait, c'est un reproche qui a souvent été adressé à la Gauche communiste. Il est évident que nous ne souscrivons pas à toutes les prises de position de la Gauche communiste qui a commencé à se dégager au sein de l'Internationale communiste. Par contre, c'est à tort qu'on l'a accusée d'être antiparti, d'impatience activiste, d'un radicalisme à la petite semaine qui refuse par principe les concessions, de glissements vers l'anarchisme et finalement d'un purisme stérile qui ne voit les questions qu'en termes d'oppositions tranchées, ou blanc, ou noir ; soit l'un soit l'autre. Tous les chefs de file de la Gauche communiste étaient profondément marxistes et attachés à la notion de parti. Leur but était précisément de défendre le parti contre l'opportunisme. Telle était la tâche de l'heure. "Camarade, écrivait Gorter dans sa 'Réponse à Lénine', la fondation de la Troisième Internationale n'a nullement fait disparaître pour autant l'opportunisme de nos propres rangs. Nous le constatons d'ores et déjà dans tous les partis communistes, dans tous les pays. Il aurait d'ailleurs été miraculeux et contraire à toutes les lois du développement que le mal dont la Deuxième Internationale est morte ne lui survive pas au sein de la Troisième !" (Editions Spartacus, 1979, p.85) "Il est absurde, stérile et extrêmement dangereux, reprenait Bordiga, de prétendre que le parti et l'Internationale sont mystérieusement assurés contre toute rechute dans l'opportunisme ou toute tendance à y retourner ! " (Projet de thèses de la Gauche au Congrès de Lyon, 1926) C'était le signe qu'un travail de fraction était à l'ordre du jour, et non pas un simple travail oppositionnel qui conduisit le courant de Trotsky dans l'impasse puis la faillite. Par là, la Gauche s'affirmait comme la réelle continuatrice du courant marxiste dans l'histoire du mouvement ouvrier. Elle reprenait ce travail de fraction que Lénine avait entrepris depuis 1903 face à l'opportunisme au sein de la Deuxième Internationale et qui avait permis aux bolcheviks de dénoncer tous les camps impérialistes en 1914, de rester fidèles aux principes du communisme et de permettre au parti de jouer tout son rôle au moment de 1'insurrection d'Octobre. C'était un travail pour le parti et non pas contre le parti. Il fallait mener le combat jusqu'au bout malgré les exclusions et toutes les entraves qu'y opposait la discipline formelle de la direction. Tel est le véritable esprit de Lénine dont la Gauche s'est inspirée. En 1911, Lénine systématise la notion de fraction à partir de l'expérience qu'avaient acquise les bolcheviks depuis leur constitution en fraction lors de la conférence de Genève de 1904 -."Une fraction est une organisation à l'intérieur du parti, qui est unie non pas par le lieu de travail, par la langue ou par quelque autre condition objective, mais par un système de conceptions communes sur les problèmes qui se posent au parti. " (Au sujet d'une nouvelle fraction de conciliateurs, les vertueux. Oeuvres complètes, tome 17, Editions de Moscou) En aucune façon l'intransigeance révolutionnaire ne s'oppose au réalisme, elle seule peut réellement prendre en compte les situations concrètes. Quoi de plus réaliste que le rejet par la Gauche communiste d'Italie de la position de Trotsky qui voyait s'ouvrir en 1936 une nouvelle période révolutionnaire.
La fraction est donc centrale dans la question de la filiation historique. C'est elle qui assure le lien entre l'ancien et le nouveau parti, à condition qu'elle sache tirer les leçons de l'expérience de la classe ouvrière et les traduire par un nouvel enrichissement du programme. Par exemple, les révolutionnaires avaient constaté que, depuis la première guerre mondiale, le rôle du parlement bourgeois s'était transformé. Mais c'est la Gauche communiste qui en tire les conséquences sur le plan des principes : rejet du parlementarisme révolutionnaire et de la participation aux élections de la démocratie bourgeoise. Une deuxième condition est également nécessaire pour la formation du nouveau parti. Il faut que le rapport de force entre les classes se soit modifié à l'avantage de la classe ouvrière permettant ainsi au parti d'influencer réellement le cours de la lutte de classe. Or cette influence et la fonction d'orientation politique qui échoit au parti ne sont possibles que lorsque la société avance vers une situation révolutionnaire. La formation du parti anticipe l'ouverture de la période révolutionnaire. C'est la Gauche communiste d'Italie qui, le plus profondément, a énoncé le rôle de la fraction et le moment de ce passage. Ecoutons ce qu'elle dit dans Bilan n°l :
"La transformation de la fraction en Parti est conditionnée par deux éléments intimement liés :
1. L'élaboration, par la Fraction, de nouvelles positions politiques capables de donner un cadre solide aux luttes du Prolétariat pour la Révolution dans sa nouvelle phase plus avancée. (...)
2. Le renversement des rapports de classe du système actuel (...) avec l'éclatement de mouvements révolutionnaires qui pourront permettre à la Fraction de reprendre la direction des luttes en vue de l'insurrection. "
Le matérialisme dialectique enseigne que le mouvement de la réalité est un phénomène complexe où agit une multitude de facteurs. C'est ce que nous rappellent les camarades du POM. Mais ils oublient que le système des contradictions qui produit la réalité débouche à certains moments sur une alternative claire et tranchée. Alors c'est soit l'un soit l'autre, ou le socialisme ou la barbarie, ou une politique prolétarienne ou une politique bourgeoise. La dérive centriste de la direction de l'Internationale, depuis le mot d'ordre de la conquête des masses, tient entièrement à la recherche de raccourcis immédiatistes qui altéraient profondément la politique de classe : et les conseils et les syndicats, et la lutte en dehors du parlement et le parlementarisme révolutionnaire, et l'internationalisme et le nationalisme... Et ce fut le désastre. A chaque innovation politique un nouveau pas était franchi vers la défaite. Loin de renforcer les partis et noyaux communistes, les alliances nouées avec la social-démocratie ne firent que dilapider les forces qui ne pouvaient se développer que sur la base d'un programme clairement communiste. Le livre de Lénine, La maladie infantile du communisme, le gauchisme, symbolise ce tournant centriste. Il part avec 1'idée de critiquer ce qu'il considère comme des erreurs passagères et inévitables d'un courant authentiquement révolutionnaire. "Evidemment l'erreur représentée par le doctrinarisme de gauche dans le mouvement ouvrier, dit-il, est, à l'heure présente, mille fois moins dangereuse et moins grave que l'erreur représentée par le doctrinarisme de droite (...)" (Editions 10/18, 1962, p. 159) Mais il finit par confondre les positions de la Gauche avec celles de l'anarchisme tandis qu'il rehausse le prestige de la droite sous prétexte qu'elle maintient encore sous sa domination de larges fractions du prolétariat. C'est ça le centrisme. Et la droite va largement utiliser cette autorité qui lui est conférée pour isoler la Gauche.
Travail salarié et marché mondial, deux caractères fondamentaux du capitalisme
Les camarades écrivent : ''Nous estimons que le XXIe siècle verra de nouvelles batailles pour l'indépendance nationale. Malgré toute la puissance (et même la décadence, selon vous) du capitalisme dans les pays hautement développés, le capitalisme dans les pays arriérés continue de se développer, de grandir à sa propre allure, si l'on peut dire. Et ce n 'est pas une question qui relève des principes, c 'est la réalité objective /"[A]
C'est effectivement un point de divergence important au sein du milieu politique prolétarien. Comme les camarades le savent, nous pensons que Lénine s'est trompé lorsqu'il répondit à Rosa Luxemburg : "Des guerres nationales ne sont pas seulement probables, elles sont inévitables, à une époque d'impérialisme, du côté des colonies et des semi-colonies." (Sur une brochure de Junius, octobre 1916, reproduit in Contre le courant, Maspero, 1970, tome 2, p. 158) Mais ce qu'il importe de souligner ici, c'est que cette position ne signifie pas chez les camarades un abandon de l'internationalisme prolétarien, même si, à notre avis, cela concourt à l'affaiblir. Le souci est de définir à quelles conditions une unité du prolétariat international est possible et non pas d'utiliser Lénine pour masquer un soutien à l'une ou 1'autre puissance impérialiste, comme le font les gauchistes.
" Vous avez sans doute remarqué combien nous sommes peu léninistes. Néanmoins, nous sommes d'avis que la position de Lénine fut la meilleure sur cette question. Chaque nation (attention ! nation, pas nationalité ou groupe national, ethnique, etc..) a le droit complet à disposer d'elle-même dans le cadre de son territoire ethnico-historique, jusqu'à la séparation et la formation d'un Etat indépendant. (...) Ce qui intéresse les marxistes c'est la question de la libre disposition pour le prolétariat de son autodétermination à l'intérieur de telle ou telle nation, c'est-à-dire la possibilité de disposer librement de soi, s'il existe déjà comme une classe pour soi, ou la possibilité pour les éléments pré prolétaires de se constituer en classe dans le cadre du nouvel Etat bourgeois national. Tel est le cas de la Tchétchénie. La Tchétchénie-Ingouchie était industrialisée sous le pouvoir soviétique, mais plus de 90% des ouvriers étaient d'origine russe, les Tchétchènes étaient des paysans petits-bourgeois ou des intellectuels, des fonctionnaires, etc. Que la nouvelle bourgeoisie tchétchène crée le prolétariat tchétchène national, qu 'elle commence à exploiter son prolétariat national, ses parents, ses natifs (les ouvriers russes n 'y reviendront pas maintenant pour être décapités par les nationalistes) et nous verrons quelle sera (d'unité ferme de la nation tchétchène» ! C 'est alors seulement que la possibilité pour les prolétaires russes et tchétchènes de s'unir sera réelle objectivement, pas avant." [A]
Néanmoins, cette position aboutit à une série de contradictions que les camarades ne résolvent pas en déclarant simplement :
"Selon nous, la reconnaissance de l'objectivité de la lutte nationale ne signifie pas la «justifier» (à propos, que veut dire le terme «justifier» ?) ou même appeler à une alliance avec des fractions de la bourgeoisie nationale !" [B]
Tout le problème est de savoir quelle est cette réalité objective qui est ici invoquée. Or celle-ci correspond à une époque révolue, l'époque de la formation des nations bourgeoises contre le féodalisme. Les camarades ont-ils réellement analysé les motivations nationalistes de la bourgeoisie tchétchène ? Si oui, ils se seraient rendu compte que ces revendications nationales n'ont plus le même contenu que celui d'une étape antérieure du développement social. Les marxistes ont souvent décrit cette étape. Rosa Luxemburg la résume ainsi : "La bourgeoisie française avait, pendant la grande révolution, le droit déparier en tant que tiers état au nom du «peuple français», et même la bourgeoisie allemande pouvait s 'estimer, jusqu 'à un certain point en 1848, comme le représentant du «peuple" allemand» (...). Dans les deux cas, cela voulait dire que la cause révolutionnaire de la classe bourgeoise, au stade d'alors du développement social, coïncidait avec celle du peuple tout entier car ce dernier constituait encore avec la bourgeoisie une masse indifférenciée opposé au féodalisme dominant." (La question nationale et l'autonomie. Publié in Les marxistes et la question nationale, L'Harmattan, 1997, p. 195) Ce que les camarades ne voient pas c'est que le stade du développement social n'est pas donné par la situation locale tchétchène mais par l'environnement social, parla situation générale. Embarquée dans le jeu sanglant de l'impérialisme, complètement dépendante du marché mondial, la Tchétchénie a perdu depuis longtemps les principales caractéristiques d'une société féodale.
Selon les camarades, il existe une bourgeoisie progressiste dans un certain nombre de pays "parce que le capitalisme national y continue de s'élever spontanément à partir des secteurs traditionnels, conformément aux lois générales du développement des peuples à l'époque de la deuxième superformation sociale, celle de propriété privée. Elles sont trois ces formations : la formation de la communauté primitive (n °1) ; puis celle de la propriété privée : l'esclavage antique, le féodalisme et le capitalisme y compris (n°2), et enfin la formation du communisme authentique (n °3). Telle est la triade d'après Marx (voir les ébauches de sa lettre de réponse à Vera Zassoulitch, 1881). Mais il y a peu de pays (et il y en a de moins en moins) où le capitalisme national s'aut dèveloppant prédomine. Là où ça a lieu, la bourgeoisie progressiste peut arriver au pouvoir et le peuple (les ouvriers y compris, d'autant plus qu'ils sont encore en état préprolétaire !) la soutiendra. Mais tout ça est bien temporaire, car déplus en plus de choses dépendront de la bourgeoisie impérialiste mondiale, le cas de l'Afghanistan en témoigne. (...) Le capitalisme peut être comparé à une vague dans la «mer» de la deuxième superformation sociale (voir plus haut) et pas à une vague mais au processus d'ondes ! La deuxième superformation (Marx l'appela aussi «économique») engendre ces vagues elle-même de l'intérieur ! Mais les limites, les bords de cette «mer» de la «superformation économique» sont les limites du capitalisme en même temps, ils sont ces bords contre lesquels ce dernier «se brise» dans son ondulation.
La caractéristique essentielle de cette «mer» de la formation sociale économique (la deuxième dans la triade) est la loi de la valeur. Mais le «processus d'ondes» commence, est excité et poussé par... le petit producteur-propriétaire ! Il fut, est et sera l'agent d'action de la loi de la valeur sur toute l'étendue de la formation sociale économique (la «deuxième», celle de la propriété privée). Voilà pourquoi le petit producteur ne peut pas être détruit par le capitalisme ! Et voilà pourquoi le monopolisme étatique ne peut pas être complet et de longue durée. La vague va refluer en arrière ! Si les communistes de gauche avaient analysé les choses de ce point de vue, ils auraient levé bien des problèmes, dans leurs relations y compris! Et la place et le rôle de la révolution sociale prolétarienne mondiale seraient beaucoup plus compréhensibles." [B]
Comment peut-on expliquer cette perspective d'une régression du capitalisme d'Etat défendue par les camarades ? Tous les jours nous voyons pourtant se vérifier la tendance vers une gestion de l'économie par un capitaliste collectif, annoncée par Engels dans L'anti-Dühring. Partout c'est l'Etat qui réglemente les fusions des grandes entreprises multinationales et qui leur impose ses orientations. Tout Etat qui abandonnerait un tel contrôle se trouverait immédiatement en situation de faiblesse dans la guerre commerciale. C'est sans doute l'effondrement de l'URSS qui explique une telle prise de position. Dans ce cas, les camarades généralisent à partir d'une situation spécifique.
L'URSS était un pays marqué par la faiblesse de son économie et ce qui a fait faillite ce n'est pas le capitalisme d'Etat mais sa version la plus caricaturale où la nationalisation concernait l'immense majorité de l'économie. C'est toujours un signe de faiblesse lorsque l'Etat est directement propriétaire des entreprises. Dans les pays plus développés, le capitalisme d'Etat est également bien réel mais il a surtout cette souplesse que lui confère la participation dans le capital des entreprises ou, plus encore, quand il se contente seulement d'édicter la réglementation économique à laquelle chaque entreprise doit se plier.
On comprend pourquoi les camarades présentent le capitalisme d'Etat comme un phénomène passager puisque, pour eux, c'est le petit producteur indépendant qui symbolise le mieux la propriété privée et la loi de la valeur. Il est vrai que le capitalisme prend son essor au sein d'une société caractérisée par la propriété privée et l'échange des marchandises, il en constitue même l'aboutissement logique, le sommet, lorsque les marchandises ont été transformées en capital. Il est vrai aussi que le capitalisme ne pourra jamais faire disparaître complètement les petits producteurs. Mais il est vrai aussi que la petite propriété est sans cesse attaquée par la concurrence. Aujourd'hui que la surproduction est devenue un phénomène généralisé et permanent, une partie de la bourgeoisie est précipitée dans la petite bourgeoisie, mais au même moment c'est un nombre incalculable de petits propriétaires qui sont ruinés et transformés en sans-travail ou qui survivent d'un petit commerce très souvent illicite. Le petit propriétaire n'est donc pas caractéristique du capitalisme mais plutôt une survivance des sociétés précapitalistes ou de la première étape du développement du capitalisme. Dans la mythologie bourgeoise, le capitaliste est toujours présenté comme un petit producteur qui, grâce à son travail, est devenu un grand producteur. Le petit artisan du Moyen âge serait devenu un grand industriel. La réalité historique est tout autre. Dans le féodalisme en décomposition, ce ne sont pas tant les artisans des villes qui se dégagent comme la classe capitaliste, c'est plutôt les marchands. Qui plus est, les premiers prolétaires n'ont souvent été rien d'autres que ces artisans soumis dans un premier temps à la domination formelle du capital. Les camarades oublient qu'avant d'être producteur, le capitaliste est d'abord et avant tout un marchand, un commerçant. C'est un marchand dont le commerce principal est celui de la force de travail.
Les camarades se sont inspirés, semble-t-il, d'un passage de La maladie infantile du communisme, le gauchisme. Lénine y explique que la puissance de la bourgeoisie "ne réside pas seulement dans la force du capital international, dans la force et la solidité des liaisons internationales de la bourgeoisie, mais encore dans la force de l'habitude, dans la force de la petite production ; car, malheureusement, il reste encore au monde une très, très grande masse de petite production : or, la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie constamment, chaque jour, chaque heure, d'une manière spontanée et dans de vastes proportions." (Editions 10/18, 1962, p. 14) Rappelons le contexte. Nous sommes en 1920 et depuis 1918, la controverse se développe au sein du parti bolchevik entre Lénine et les communistes de Gauche qui publièrent le journal Kommounist. Très vite, Boukharine, le principal leader de la Gauche, rejoint la majorité du parti après avoir été mis en minorité sur la question du traité de Brest-Litovsk. Mais le groupe poursuit la controverse sur la question du capitalisme d'Etat qui était présenté par Lénine comme une étape préparant le passage au socialisme, donc comme un progrès. Il est vrai que le prolétariat victorieux ne s 'affrontait pas seulement à la furie des vieilles classes dominantes, mais aussi au poids mort des vastes masses paysannes qui avaient leurs propres raisons de résister à une avancée ultérieure du processus révolutionnaire. Mais le poids de ces couches sociales se faisait sentir sur le prolétariat avant tout à travers l'organe étatique qui, dans sa tendance naturelle à préserver le statu quo social, tendait à devenir un pouvoir autonome pour lui-même. Tous les révolutionnaires savaient que l'isolement de la révolution russe lui serait fatal. Tout le problème était de savoir si le rétablissement du pouvoir de la bourgeoisie interviendrait à la suite d'une défaite militaire face aux armées blanches ou sous la pression énorme de la petite bourgeoisie. Avec cette problématique, le parti ne parvenait pas à voir le processus qui allait conduire à la renaissance de la bourgeoisie russe à travers la formation d'une bureaucratie d'Etat. Dans ses critiques, la Gauche exprimait de nombreuses faiblesses (mais comment pouvait-il en être autrement dans le feu des événements ?) et Lénine a mis souvent le doigt dessus avec justesse. Mais la Gauche communiste révèle toute sa force lorsqu'elle dénonce les dangers du capitalisme d'Etat. C'est la même démarche qu' =on retrouve ensuite dans la Gauche allemande qui, la première, analysera la Russie stalinienne comme un capitalisme d'Etat. Dans le passage cité plus haut, Lénine exprime de profondes confusions sur la nature du capitalisme qui étaient déjà présentes dans sa brochure de 1916 : L'impérialisme, stade suprême du capitalisme. Sur ce point comme sur d'autres il est possible de synthétiser aujourd'hui les apports de toute la Gauche communiste, malgré sa diversité et des prises de position parfois contradictoires, parce que sur le fond il y a la fidélité à la méthode marxiste et aux principes communistes : "Le capitalisme d'Etat ne constitue pas une étape organique vers le socialisme. En fait, il représente la dernière forme de défense du capitalisme contre l'effondrement de son système et l'émergence du communisme. La révolution communiste est la négation dialectique du capitalisme d'Etat." (Revue Internationale n°99, p. 23)
C'est à notre avis une erreur de présenter le petit producteur indépendant comme l'agent de la loi de la valeur. Plus généralement, ce ne sont pas les capitalistes qui font le capitalisme, c'est le contraire : c'est le capitalisme qui engendre les capitalistes. Si on applique cette démarche marxiste à la Russie, alors on peut comprendre pourquoi "l'Etat n 'a pas fonctionné comme nous l'entendions " selon la formule de Lénine. La puissance qui imposait son orientation était bien plus forte que les "hommes de la NEP " ou le capitalisme privé ou la petite propriété, c'était l'immense puissance impersonnelle du capital mondial qui déterminait inexorablement le cours de l'économie russe et de l'Etat soviétique. Si les camarades ne parviennent pas à saisir la nature profonde du capitalisme, ni le capitalisme d'Etat comme une expression d'un système décadent, c'est sans doute aussi parce qu' ils se placent ici sur le plan de la longue durée, celui qu'utilise Marx dans les brouillons de sa lettre à Vera Zassoulitch, divisant l'histoire de l'humanité en trois périodes : la formation sociale archaïque (communisme primitif), la formation sociale secondaire (les sociétés de classe), le communisme moderne qui rétablit la production et l'appropriation collectives à une échelle supérieure. L'exemple des sociétés primitives était pour Marx une preuve de plus que la famille, la propriété privée et l'Etat ne sont pas inhérents à la nature humaine. Ces textes sont aussi une dénonciation de l'interprétation fataliste de l'évolution économique et d'un progrès linéaire, sans contradictions, comme le voient les bourgeois. Mais si on reste sur ce terrain il est impossible d'examiner précisément ce que le capitalisme a de spécifique et surtout qu'il a lui-même une histoire, qu'il se transforme d'un système progressiste en une lourde entrave pour le développement des forces productives. Non pas que les bases d'une telle analyse ne soient pas présentes dans ces textes de Marx tout autant que dans le Manifeste. Après la Commune de Paris et la fin des grandes luttes nationales du 19e siècle, Marx avait pu constater que la bourgeoisie des principaux pays capitalistes avait cessé de jouer un rôle révolutionnaire sur la scène de l'histoire, même si le système capitaliste avait encore devant lui un vaste champ d'expansion. Une nouvelle étape s'ouvrait, celle des conquêtes coloniales et de l'impérialisme. Avec une telle démarche, le marxisme était capable d'anticiper l'évolution historique et de prévoir 1 ' entrée dans une période de décadence. C'est très net dans ce passage du deuxième brouillon : "Le système capitaliste a dépassé son apogée à l'Ouest, approchant du moment où il ne sera plus qu'un système social régressif." (Cité dans Théodore Shanin, Marx de la maturité et le chemin de la Russie, New-York, 1983, p. 103)
Les interrogations de Marx sur la commune rurale russe vont être travesties par certains gauchistes. L'Américain Shanin, par exemple, y voyait la preuve que le socialisme pourrait être le résultat de révolutions paysannes à la périphérie du capitalisme. Sans partager la même admiration pour Hô Chi Minh et Mao, Raya Dunayevskaya et le groupe News andLetters s'inscrivent dans la même démarche. Ils considèrent que le Marx des années 1880 est à la recherche d'un nouveau sujet révolutionnaire autre que la classe ouvrière. C'est ainsi qu'une partie du gauchisme va présenter la classe ouvrière comme un suj et révolutionnaire parmi d'autres : les tribus primitives, les femmes, les homosexuels, les noirs, les jeunes, les peuples du "tiers-monde".
Octobre 17, produit de la situation mondiale
De telles aberrations n'ont rien à voir avec les thèses des camarades de Russie. Mais nous verrons que la défense de la possibilité des guerres nationales aujourd'hui les conduit aune analyse originale de la révolution d'Octobre 17.
"Quant à nous (le BS du POM), nous croyons que l'histoire elle-même a déjà réfuté cette conception léniniste angulaire du «maillon le plus faible» ! Mais attention, bien originalement : elle a démontré qu 'il fut possible de rompre «la chaîne de l'impérialisme» et même de «construire le socialisme» dans des pays arriérés (ou «attardés» comme vous les nommez, quoique je distinguerais ici : on a commencé à «construire le socialisme» non seulement dans des pays capitalistiquement attardés, en Russie par exemple, mais aussi en Mongolie, au Viêt-nam, etc., qui sont vraiment arriérés). Et nous disons : Oui, on peut rompre la chaîne, faire une «révolution socialiste», on peut même construire le socialisme dans des pays séparés et l'édifier (c'est à dire «terminer de le construire»)... Mais ! Mais tout ça ne mène en aucun cas au communisme ! Never and in no way ! Pourquoi, d'un point de vue théorique, les bolcheviks ont-ils pu prendre cette voie, pourquoi ont-ils pu se leurrer eux-mêmes et beaucoup d'autres, les communistes de la Gauche y compris ? La cause de tout cela était dans... un seul mot (et ce n'est pas la question, le problème de mon subjectivisme : sous ce mot toute une conception erronée, et non-marxiste au fond, est cachée !), ce mot («d'ordre» !) est «la Révolution socialiste» ! Lorsque Marx, et surtout Engels, acceptèrent un tel travestissement du concept de «la révolution sociale du prolétariat», de la révolution communiste mondiale ! Quant à la «révolution socialiste», elle aboutit tôt ou tard à la «construction du socialisme» et puis Use trouve que ce «socialisme», fût-ce «d'Etat» ou «du marché» ou «national» ", etc, ne rompt pas en réalité avec le capitalisme " [A]
"Là où le secteur du capitalisme exogène existe, la bourgeoisie progressiste joue un rôle et a une influence inversement proportionnelle au degré de maturité de ce secteur : la bourgeoisie du secteur capitaliste importé pèse sur la bourgeoisie nationale progressiste et la corrompt, sans parler de la bourgeoisie impérialiste mondiale (transnationale). Il y avait ces deux secteurs en Russie au début du XXe siècle et le marxisme russe était l'expression des relations à l'intérieur du secteur capitaliste exogène. Mais ensuite les bolcheviks ont décidé de devenir les porte-parole de tous les exploités : dans le secteur du capitalisme développé importé, dans celui du capitalisme national (et même dans le secteur agricole avec sa communauté rurale préservée). Et voilà, ils sont devenus des «sociaux-jacobins» et ont proclamé «la révolution socialiste» " [B]
"Vous abordez le problème de l'objectif et du subjectif dans la révolution prolétarienne mondiale et c'est correct. Mais pourquoi n'avez-vous pas le moindre doute "qu'objectivement la révolution est possible depuis la guerre impérialiste de 1914", etc. ? Marx et Engels ne croyaient-ils pas aussi, dans le temps, «qu'objectivement la révolution était possible» ? Rappelez-vous les catégories de la dialectique : la possibilité et la réalité, la nécessité et l'éventualité ! Comme on sait, il faut distinguer la possibilité abstraite (formelle) et celle praticable (concrète). La possibilité abstraite est caractérisée par l'absence des obstacles principaux pour le devenir de l'objet, néanmoins il n'y a pas toutes les conditions nécessaires pour sa réalisation. La possibilité praticable possède toutes les conditions nécessaires pour sa réalisation : latente en réalité, elle devient une nouvelle réalité dans certaines conditions. Le changement de l'ensemble des conditions détermine la transition de la possibilité abstraite en celle praticable et cette dernière se transforme en réalité. La mesure numérique de la possibilité est exprimée par la notion de probabilité. La nécessité, comme on sait, c'est le mode de (la) transformation de la possibilité en réalité auquel il n'y a qu'une seule possibilité dans un certain objet, celle qui se transforme en réalité. Et, au contraire, l'éventualité c'est le mode de (la) transformation de la possibilité en réalité auquel il a quelques (même plusieurs) possibilités différentes dans un objet certain (dans des circonstances données, bien sûr) qui puissent se transformer en réalité, mais une seule d'entre elle se réalise. " [A]
Nous ne comprenons pas pourquoi il faudrait affirmer que la construction du socialisme en un seul pays est à la fois possible et impossible parce que ne rompant en aucune façon avec le capitalisme. Nous préférons nous en tenir à l'affirmation que le socialisme en un seul pays a été une mystification n'ayant aucun rapport avec la réalité, une arme de la contre-révolution. Ce que les camarades semblent nous dire c'est que les bolcheviks ont cessé à un certain moment de représenter les intérêts du prolétariat. Effectivement, c'est ce qu'on appelle la contre-révolution stalinienne. Toute la difficulté du problème, sur laquelle beaucoup de révolutionnaires se sont cassés les dents pendant les années 1930, c'est que la contre-révolution intervient à l'issue de tout un processus de dégénérescence et de dérive opportuniste. Dans un tel processus long et parfois imperceptible, on a en quelque sorte une transformation de la quantité en qualité. Ce qui n'était au départ qu'un problème au sein du mouvement ouvrier est devenu la contre-révolution bourgeoise. Mais la rupture dans la nature du régime soviétique n'en est pas moins nette, elle passe par 1'élimination de toute la vieille garde bolchevique par Staline, le remplacement de la perspective de la révolution mondiale par la défense du capital national russe. L'affaiblissement du pouvoir des conseils ouvriers et l'affaiblissement du parti bolchevik miné par l'opportunisme ont suivi des chemins parallèles jusqu'à l'établissement du pouvoir de la bourgeoisie d'Etat russe. Rappeler ce que fut le mouvement réel des affrontements de classe à la fin des années 1920 en Russie nous arme non seulement contre la propagande bourgeoise mais aussi contre tout affaiblissement de la théorie révolutionnaire qui verrait une continuité, objective ou subjective, entre Lénine et Staline.
C'est à un tel affaiblissement qu'aboutissent les camarades lorsqu'ils perdent de vue la contre-révolution stalinienne et introduisent l'idée que "les bolcheviks ont décidé de devenir les porte-parole de tous les exploités. " Quand et pourquoi une telle décision? Les termes "tous les exploités" désignent-ils l'ensemble des travailleurs, c'est-à-dire plusieurs classes y compris, en plus du prolétariat, les autres couches non exploiteuses comme la paysannerie et le reste de la petite bourgeoisie qui sont des classes opprimées sous le capitalisme ? Si tel est le cas les camarades prennent pour la réalité les discours de Staline et notamment de Mao avec "le bloc des quatre classes". En tout cas nous ne pouvons pas les suivre lorsqu'ils affirment que Marx et Engels acceptèrent (?) le concept de révolution socialiste qui "ne rompt pas en réalité avec le capitalisme ". Il est vrai que certaines formulations de Marx et d'Engels peuvent créer une confusion entre étatisation du capital et socialisme. On peut aisément le comprendre à une époque où le prolétariat pouvait soutenir, à certaines conditions, une bourgeoisie progressiste contre les vestiges du féodalisme. La conscience et le programme résultent d'un combat permanent contre l'idéologie de la classe dominante. Aussi lorsque les révolutionnaires aiguisent la lettre du programme, ils restent, et doivent rester, fidèles à l'esprit qui animait la génération marxiste précédente. La correction définitive des erreurs "capitalistes d'Etat" qui subsistaient dans la doctrine marxiste a été permise par 1'expérience de la révolution russe de 1917. Mais les prémisses étaient déjà chez Marx à travers sa définition du capital comme un rapport social et du capitalisme comme un système fondé sur le travail salarié, 1'extraction et la réalisation de la plus-value. Sous ce rapport, la transformation de la propriété individuelle du capital en propriété collective de l'Etat ne changeait en aucune façon la nature de la société. De plus, la critique du caractère progressiste de la propriété collective étatique était déjà en germe dans le combat de Marx et Engels contre le socialisme d'Etat, celui de Lassalle, qui engageait les ouvriers à utiliser l'Etat contre les capitalistes, celui du courant de Liebknecht et Bebel au sein de la social-démocratie allemande qui ont laissé passer des formulations lassalliennes dans le programme de Gotha.
On pourrait résumer la pensée des camarades de la façon suivante. Le bolchevisme était au départ un courant marxiste exprimant les intérêts du prolétariat dans le cadre de rapports capitalistes développés. Mais ceux-ci étaient d'origine étrangère, il existait aussi en Russie un jeune capitalisme moins développé qui avait besoin d'une révolution anti-féodale. Ainsi, les bolcheviks n'ont pas succombé à la contre-révolution stalinienne ; bien avant ils avaient succombé au charme du capitalisme national et ont décidé de devenir "sociaux-jacobins". On voit ici la différence entre cette vision politique et celle du conseillisme. Pour celui-ci la révolution russe devait déboucher fatalement sur le capitalisme d'Etat, les bolcheviks reflétaient dès le départ un tel destin. Cette découverte est bien tardive puisqu' elle date des années 193 0 et notre Pannekoek devenu, à cette époque là, conseilliste opère ce tour de force de nous révéler la nature du bolchevisme originel à partir du livre que Lénine écrivit en 1908, Matérialisme et empiriocriticisme : "Il est nettement et exclusivement à l'image de la révolution russe à laquelle il tend de toutes ses forces. Cet ouvrage est conforme au matérialisme bourgeois et a un point de vue tel que s'il avait été connu et interprété correctement en Europe occidentale... on aurait été en mesure de prévoir que la révolution russe devait aboutir d'une façon ou d'une autre à un genre de capitalisme fondé sur une lutte ouvrière.'" (Lénine philosophe, Editions Spartacus, Paris, 1970, p.103)
La méthode marxiste s'appuie sur le concept de la totalité et c'est à partir de là qu'il "s'élève" jusqu'aux situations les plus concrètes. En partant du petit producteur indépendant ou d'une situation locale, les camarades s'écartent de la méthode marxiste et finissent par prendre quelques vestiges du féodalisme comme une caractéristique générale. Il est quand même bon de rappeler qu'en 1917 la Russie était la cinquième puissance industrielle du monde et que dans la mesure où le développement du capitalisme était passé en grande partie pardessus l'étape du développement de l'artisanat et de la manufacture, ce mode de production y connaissait ses formes les plus modernes et concentrées. Avec plus de 40 000 ouvriers, Poutilov était la plus grande usine de monde. C'est cette tendance qui donne la clé de la situation en Russie et non pas 1'opposition entre un capitalisme exogène et un capitalisme endogène. L'enchaînement des relations économiques est arrivé à un point qui n'a rien à voir avec 1'époque des révolutions bourgeoises du 17e et du 18e siècles. "Depuis la guerre de Crimée et sa modernisation par des réformes, l'appareil d'Etat russe ne se maintient pour une bonne part que grâce aux capitaux étrangers, essentiellement français. (...) Les capitaux français servent principalement depuis des décennies à deux buts : la construction de chemin de fer avec garantie de l'Etat et les dépenses militaires. Pour répondre à ces deux buts, une grande industrie puissante est née en Russie depuis les années 70, à l'abri d'un système de protections douanières renforcées. Le capital français a fait surgir en Russie un jeune capitalisme qui a besoin à son tour d'être constamment soutenu par d'importantes importations de machines et autres moyens de production en provenance des pays industriels pilotes, l'Angleterre et l'Allemagne. " (Rosa Luxemburg, Introduction à l'économie politique. Editions 10/18, 1971, p.57) L'exemple de la Pologne est également significatif. "La bourgeoisie polonaise étant dans sa grande majorité d'origine étrangère (elle s'installa en Pologne au début du XIXe siècle) se montrait toujours hostile à l'idée de l'indépendance nationale. D'autant plus que dans les années vingt et trente du XIXe siècle, l'industrie polonaise avait été axée sur l'exportation avant même la création d'un marché intérieur. La bourgeoisie du royaume, au lieu de souhaiter une réunification nationale avec la Galicie et la Principauté, recherchait toujours l'appui à l'Est, puisque c 'était une exportation massive de ses textiles en Russie qui était à la base de la croissance du capitalisme polonais." (Rosa Luxemburg, La question nationale et l'autonomie. Publié in Les marxistes et la question nationale, L'Harmattan, 1997, p.201) La formation du marché mondial est une caractéristique majeure du mode de production capitaliste, c'est dans ce processus qu'il détruit les rapports précapitalistes. C'est ce processus dynamique qui crée les conditions de l'unité du prolétariat international et non pas l'auto développement d'un capitalisme national. La révolution de 1905 en a fourni la première démonstration pratique. A l'inverse, le mot d'ordre "droit des peuples (?) à disposer d'eux mêmes", hélas soutenu par les bolcheviks, a renforcé la division du prolétariat. Les années 1920 du 20e siècle n'en ont-ils pas apporté la confirmation pratique ?
La décadence d'une formation sociale
Ni les bolcheviks hier, ni la bourgeoisie d'aucun pays aujourd'hui ne peuvent être comparés à des jacobins. L'achèvement de la formation du marché mondial, la crise de surproduction suppriment toute possibilité d'un réel développement. La bourgeoisie tchétchène ne créera pas un prolétariat national. Comment pourrait-elle trouver un débouché pour ses marchandises ? Seule la révolution prolétarienne pourra fournir les bases d'une industrialisation des pays arriérés. Le Manifeste communiste décrit très bien comment la bourgeoisie crée un monde à son image, par l'exportation de marchandises à bas prix, l'extension de ses relations commerciales. Mais il atteint ses limites bien avant d'avoir pu industrialiser l'ensemble de la planète. Marx et Engels avaient déjà souligné que les contradictions insolubles découlant du rapport salarial ne pouvaient que conduire à la décadence du capitalisme. Déjà la critique pénétrante de Charles Fourier en avait donné l'esquisse : "Fourier, comme on le voit, manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel. Avec une égale dialectique, il fait ressortir que, contrairement au bavardage sur la perfectibilité de l'homme, toute phase historique a sa branche ascendante, mais aussi sa branche descendante, et il applique aussi cette conception à l'avenir de l'humanité dans son ensemble" (Engels : L'anti-Dühring. Editions Sociales, 1977, p.297) C'est Marx qui va donner l'explication de ce phénomène. A un certain moment du développement, la baisse tendancielle du taux de profit ne peut plus être compensée par l'augmentation de la masse de plus-value du fait de la saturation du marché mondial. "Or, il (le capitaliste) a d'autant plus besoin de trouver des débouchés que sa production s'est accrue à la vérité les moyens de production plus puissants et plus coûteux qu'il a mis en branle lui permettent de vendre sa marchandise moins cher mais ils le forcent également à vendre plus, à conquérir pour sa marchandise un marché incomparablement plus étendu [page 223] (...). Enfin, à mesure que ce mouvement irrésistible contraint les capitalistes à exploiter les énormes moyens de production déjà existants sur une échelle plus grande encore et à faire jouer à cette fin tous les ressorts du crédit, les séismes qui ébranlent le monde commercial se multiplient, ne lui laissant qu'une seule issue : sacrifier aux dieux des Enfers une part de la richesse, des produits, voire des forces productives, en un mot : augmenter les crises. Elles gagnent en fréquence et en violence. C'est que la masse des produits et donc le besoin de débouchés s'accroît alors que le marché mondial se rétrécit ; c'est que chaque crise soumet au monde commercial un marché non encore conquis ou peu exploité et restreint ainsi les débouchés, [page 228] " (Travail salarié et capital, La Pléiade, Tome 1) Il restait aux Fractions de gauche, Lénine et Rosa Luxemburg en tête, de montrer que le surgissement de la première guerre mondiale impérialiste était le signe que le capitalisme était entré dans sa phase de déclin. La révolution communiste n'était plus seulement nécessaire, elle devenait enfin possible.
Au terme de cette première réponse que nous pouvons faire aux camarades du POM, tout en regrettant de ne pas avoir pu traduire leurs textes politiques du russe ([3] [344]), nous appelons au développement du débat et de la réflexion.
Nous souhaitons que la discussion et les critiques mutuelles se poursuivent. Mais aussi, nous encourageons à ce que ce débat ne se limite pas entre nous, il doit s'ouvrir aux autres camarades en Russie même et à d'autres groupes du milieu politique prolétarien dans le monde.
Pal.
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[1] [345] Au pays du grand mensonge, livre d'Anton Ciliga, Gallimard, 1938. La version complète devient Dix ans au pays du mensonge déconcertant, Champ libre, 1971.
[2] [346] Depuis Mai 68, le terme "gauchisme" est passé dans le langage courant pour désigner, non plus les oppositionnels au sein de 1'Internationale Communiste que Lénine critiquait fraternellement et qui furent des expressions de la Gauche communiste, mais tous les courants extraparlementaires qui, comme les trotskistes et les maoïstes [il faut distinguer les «maoïstes» dans les pays occidentaux, que nous caractérisons de «gauchistes», de Mao qui, en théorisant une sorte de «national communisme paysan», n'a jamais rien eu à voir avec le mouvement ouvrier. C'est un «stalinisme oriental»], ont trahi l'internationalisme, qui apportent un soutien critique aux partis de la gauche bourgeoise (partis socialistes et communistes staliniens) et aux syndicats. Il désigne donc une tendance politique qui appartient clairement à l'appareil politique de la bourgeoisie.
[3] [347] Les documents que nous possédons, en anglais ou français, sont majoritairement des lettres.
Huit ans après son père, G.W. Bush commence son mandat de président des Etats-Unis d'Amérique. Son père nous avait promis "une ère de paix et de prospérité" à la suite à l'implosion du bloc de l'Est et l'explosion de l'URSS. Son fils hérite d'une situation de guerres et de misère généralisée qui n'ont fait que s'accentuer et s'étendre tout au long des années 1990. La situation du monde est réellement catastrophique. Et cette situation n'est ni provisoire, ni transitoire dans l'attente de la réalisation de la prophétie de G. Bush père. Tout indique que le monde capitaliste entraîne l'humanité dans une spirale infernale de conflits guerriers meurtriers éparpillés sur tous les continents, d'antagonismes impérialistes croissants, particulièrement entre les grandes puissances, dans une nouvelle chute brutale dans la crise économique et la misère, et dans une cascade de catastrophes en tous genres. Ces trois éléments, les guerres, l'impasse économique, et la destruction de la planète, rendent la vie des générations actuelles de plus en plus invivable et met en péril la survie des générations à venir. Il devient de plus en plus clair que le monde capitaliste mène l'espèce humaine à sa disparition.
Si l'illusion sur la paix était rapidement tombée avec la guerre du Golfe et l'écrasement de l'Irak en 1991, puis avec l'interminable guerre en Yougoslavie, l'illusion de la prospérité a pu être relancée à plusieurs reprises avec les taux positifs de la croissance américaine tout au long des années 1990, avec les cours à la hausse des Bourses, et avec la fameuse et mirifique "nouvelle économie" liée à Internet. Les taux de croissance américains et les cours de la Bourse n'ont pas empêché, bien au contraire en fait, l'augmentation dramatique de la pauvreté et de la faim dans le monde. Pour sa part, la "nouvelle économie" a fait long feu et aujourd'hui l'illusion de la prospérité à venir pour tous vole en éclats.
Une économie en faillite virtuelle
Nous avons déjà dénoncé dans cette revue les mensonges sur la "bonne santé" de l'économie capitaliste qui serait basée sur des taux de croissance positifs. La bourgeoisie mondiale a établi des "règles" pour définir la récession qui ne serait effective qu'après deux trimestres de croissance négative. Notons au passage que globalement, cela fait dix ans que le Japon est en récession "officielle", c'est-à-dire selon les critères de la propagande bourgeoise. Néanmoins, et au-delà des tricheries sur les chiffres et les modes de calcul, la réalité d'une croissance positive "officielle" ne signifie pas que l'économie est en bonne santé. L'augmentation de la pauvreté aux Etats-Unis mêmes (1), sous la présidence de Bill Clinton, et malgré des taux de croissance "exceptionnels" en est une illustration.
Pire qu'en 1929
Les médias, les historiens et les économistes font toujours référence à la grande crise de 1929 pour définir une crise économique catastrophique et pour montrer que l'économie d'aujourd'hui va bien. L'expérience même de 1929 vient démentir cette affirmation. "Dans la vie de la plupart des hommes et des femmes, les expériences économiques centrales de l'époque furent certes cataclysmiques, et couronnées par la Grande Crise des années 1929-1933, mais la croissance économique ne s'est pas arrêtée au cours de ces décennies. Elle s'est simplement ralentie. Dans l'économie la plus grande et la plus riche de l'époque, celle des Etats-Unis, le taux de croissance moyen du PNB par tête entre 1913 et 1938 ne dépassa pas un modeste 0.8% par an. Dans le même temps, la production industrielle mondiale augmenta d'un peu plus de 80%, soit à peu près la moitié de la croissance du quart de siècle précédent (W.W. Rostov, 1978, p.662) [...] Toujours est-il que si un Martien avait observé la courbe des mouvements économiques d'assez loin pour ne pas remarquer les dents de scie dont souffrirent les êtres humains sur terre, il en aurait conclu indubitablement à une expansion continue de l'économie mondiale." (E.J. Hobsbawn, L'âge des extrêmes).
Nos économistes et gouvernants ne sont pas des Martiens mais des représentants et des défenseurs de l'ordre capitaliste. C'est à ce titre qu'ils s'échinent la plupart du temps à masquer la réalité de la catastrophe économique. Ce n'est que rarement et dans des publications plus confidentielles que certains reconnaissent une partie de la réalité qui vient confirmer notre thèse. "Néanmoins, la croissance économique restera insuffisante pour faire reculer le taux de pauvreté ou procurer le bien-être à la population" reconnaît The Economist à propos de l'Amérique Latine (Courrier international, Le Monde en 2001). Mais cela vaut bien sûr pour l'ensemble de la population mondiale. Que dire alors de l'aggravation dramatique de la pauvreté si les prévisions de Fred Hickey cité par The Wall Street Journal - "il est sûr que nous allons vers une récession" (Le Monde, 17 mars 2001) - se réalisent !
Aujourd'hui, avec les chutes boursières de ce début d'année 2001, il est difficile de faire croire que tout va bien au royaume de la finance et de la "nouvelle économie" liée à Internet. "Depuis son plus haut niveau historique de 5132 points atteint le 10 mars 2000, le marché des valeurs technologiques a chuté de près de 65%. Triste anniversaire puisque, sur la même période, ce sont près de 4500 milliards de dollars qui se sont évaporés sur l'ensemble des places financières américaines." (Le Monde, idem)
Au-delà de l'économie liée à Internet, c'est l'ensemble des Bourses qui sont affectées par la chute des cours. Pour l'instant, et contrairement aux crises boursières des années 1980 et 1990 d'Amérique, d'Asie et de Russie, la chute semble contrôlée même s'il s'agit bien d'un krach important. Une question reste posée : celle du Japon dont le système financier et bancaire, particulièrement fragilisé par des créances douteuses, est au bord de la faillite. "La déroute du système bancaire nippon menace le reste de la planète" (Le Monde, 27 mars 2001). Si le Japon retire ses avoirs américains, c'est tout le financement à crédit de l'économie américaine qui risque d'être atteint par les conséquences en cascade d'une telle décision. "Si les investisseurs étrangers ne souhaitent pas fournir les capitaux nécessaires, l'impact sur la croissance, les cours de la Bourse et le dollar pourrait être important" (The Economist, Courrier international, Le monde en 2001). D'autant que l'épargne des ménages américains est nulle et l'endettement des particuliers et des entreprises pour spéculer sur les cours boursiers a atteint des sommets. Nous l'avons déjà maintes fois démontré : l'économie capitaliste mondiale est basée sur une montagne de dettes qui ne seront jamais remboursées et qui viennent accélérer et aggraver, après les avoir repoussées d'abord dans le temps et l'espace - dans les pays "émergents" -, les conséquences de l'impasse économique du monde capitaliste. La première économie, celle des Etats-Unis, est la plus endettée de toutes et ses taux de croissance sont payés à crédit par "un déficit commercial colossal et un endettement massif vis-à-vis de l'étranger" (idem). Même les experts expriment leurs doutes. "Pour résumer, l'économie américaine en 2001 aura besoin d'une gestion intelligente et, surtout, d'une bonne dose de chance" (idem). Qui monterait dans un avion où on préviendrait à l'avance qu'il faudrait un pilote intelligent "et, surtout, une bonne dose de chance" ?
En même temps, et après les différentes crises financières qui ont secoué la Russie, l'Asie, l'Amérique Latine à plusieurs reprises, chacune à tour de rôle incapable de faire face aux échéances de leurs dettes, c'est maintenant au tour de la Turquie d'être en quasi-faillite et de voir accourir à son chevet le FMI. Incapable de rembourser 3 milliards de dollars au 21 mars, elle a reçu 6 milliards du FMI en échange d'un plan drastique d'attaques économiques contre la population. La descente aux enfers de l'économie argentine connaît une nouvelle accélération. Cet hiver, il a fallu lui octroyer d'urgence "une aide financière exceptionnelle de 39,7 milliards de dollars, destinés avant tout à éviter un défaut de paiement de la lourde dette extérieure (122 milliards de dollars, soit 42% du PIB)" (Le Monde, 20 mars 2001, supplément économique). En soi, ces crises locales peuvent sembler n'exprimer que la fragilité de ces pays. Mais en fait, elles expriment la fragilité de l'économie mondiale car dans chacune de ces crises - et il y en a eu beaucoup depuis celle 1982 en Amérique Latine - où des pays "émergents" se retrouvent incapables de faire face aux échéances de leur dette, c'est tout le système financier international qui est en péril immédiat. D'où les interventions précipitées des gouvernements des grandes puissances et du FMI à coups de nouveaux crédits à chaque fois plus importants.
Dans cette situation, tout l'enjeu de la situation pour la bourgeoisie mondiale, et ce depuis maintenant plusieurs années, est d'arriver à contrôler la chute inévitable de l'économie nord-américaine. "L'excès de la demande par rapport à l'offre aux Etats-Unis symbolise le revers de ce miracle [la croissance américaine]. C'est aussi un danger, car il s'accompagne d'un déficit commercial colossal et d'un endettement massif vis-à-vis de l'étranger. Si le déficit et l'endettement se confirmaient, l'effondrement deviendrait inévitable. Mais ce ne sera pas le cas. En 2001, avec le retour de la croissance américaine à un rythme plus modéré, non plus miraculeux mais juste impressionnant, les déficits du commerce extérieur et de la balance des paiements devraient diminuer" (The Economist, Courrier international, Le monde en 2001). Le premier journaliste comptait sur la chance. Celui-ci dans un article intitulé "L'âge d'or de l'économie mondiale" compte sur les miracles. Pour les différents secteurs de la bourgeoisie mondiale, au-delà de leurs intérêts impérialistes, politiques et commerciaux antagoniques, la question cruciale reste la réussite ou non d'un "atterrissage en douceur" de l'économie américaine. C'est-à-dire sans secousses excessives qui risqueraient de mettre à nu brutalement aux yeux de la population mondiale, et particulièrement de la classe ouvrière internationale, la réalité dramatique de la faillite du mode de production capitaliste et l'irréversibilité de cette faillite. Pour la population mondiale, y compris celle des pays industrialisés d'Europe et d'Amérique du Nord, la perspective est à un accroissement de la pauvreté et de la misère qui atteint déjà des sommets.
La "crise agricole", c'est la crise du capitalisme
Les conséquences de la crise de surproduction agricole vont provoquer la ruine de milliers de petits et moyens paysans dans les pays industrialisés et une accélération de la concentration dans cette branche de la production capitaliste. Les maladies de la "vache folle" et l'épidémie de fièvre aphteuse ne sont pas des désastres naturels mais des catastrophes sociales, c'est-à-dire liées et produites par le mode de production capitaliste. Elles sont le produit de l'exacerbation de la concurrence économique et de la course à la productivité. Bref elles sont une expression de la surproduction agricole mondiale et offrent l'occasion de la "résoudre" temporairement par l'abattage en masse des animaux... alors qu'une grande partie de la population mondiale ne mange pas à sa faim. Alors qu'il suffirait de... vacciner les bêtes. "La crise agricole souligne une fois de plus à quel point la faim dans le Sud s'accompagne très bien du gaspillage de l'offre dans le Nord" (Sylvie Brunel, Action contre la faim, Le Monde, 10 mars 2001). Cette crise va aussi avoir des conséquences dramatiques sur les couches paysannes des pays de la périphérie du capitalisme, c'est-à-dire pour une fraction importante de la population mondiale. "Une autre conséquence désastreuse pour le tiers-monde de l'effondrement de la filière viande se profile : la surproduction céréalière" (idem). Quelle manifestation plus claire de l'irrationalité du monde capitaliste, de l'absurdité que représente sa survie, que l'exemple de ces animaux sains envoyés à l'abattoir alors que des millions d'hommes et de femmes n'ont pas de quoi manger. "Car le problème alimentaire mondial ne se situe pas dans la production de nourriture, largement suffisante pour tous en volume, mais dans sa répartition : ceux qui souffrent de sous-alimentation sont trop pauvres pour acheter de quoi se nourrir" (idem) (2). Voilà pourquoi le capitalisme ne peut même pas s'offrir le "luxe" de vacciner les moutons et les vaches : les cours s'effondreraient surtout si on fournissait gratuitement les animaux promis à l'abattage aux affamés du monde.
Sans destruction du capitalisme, tant que ses lois économiques, et en particulier la loi de la valeur, subsisteront, il n'est pas possible de fournir gratuitement, de donner, les animaux sains qui vont être abattus. Il en va de même pour toute surproduction agricole, comme pour toute la production capitaliste, d'où la jachère dans les pays industrialisés et les stocks d'invendus de beurre et de lait. Seule une société où la loi de la valeur, et donc le salariat et les classes sociales auront disparu peut résoudre ces questions parce qu'elle pourra donner au lieu d'abattre.
La population liée aux activités agricoles, qu'elle soit petit propriétaire, qu'elle loue ses services ou la terre, qu'elle soit journalier, ouvrier agricole, n'est pas la seule qui est frappée de plein fouet par la brutale accélération de la crise économique.
Les attaques contre la classe ouvrière
Les licenciements tombent dans tous les secteurs. Aux Etats-Unis, c'est par dizaine de milliers que des sociétés telles Intel, Dell, Delphi, Nortel, Cisco, Lucent, Xerox, Compaq, de la "nouvelle économie", mais aussi de l'industrie traditionnelle comme General Motors, Coca-Cola suppriment les emplois. En Europe, les licenciements et les fermetures d'entreprises reprennent brutalement avec la fermeture des magasins Marks & Spencer, chez Danone, dans l'industrie d'armement chez EADS, en France chez Giat Industries (qui construit les chars Leclerq) alors que les réductions d'effectifs frappent les grandes entreprises et les services publics.
Il s'agit là des pays industrialisés où les bourgeoisies nationales, conscientes des potentialités et des dangers des réactions d'une classe ouvrière concentrée et forte d'une expérience historique de lutte, prennent un maximum de précautions politiques pour mener ces attaques. Dans les pays où la classe ouvrière est plus jeune, avec moins d'expérience et plus dispersée, les attaques sont encore bien plus brutales. Il est clair que, parmi beaucoup d'autres exemples, les attaques vont redoubler contre la classe ouvrière en Argentine et tout particulièrement en Turquie.
Ces attaques massives dans tous les pays et dans tous les secteurs mettent à bas le mensonge selon lequel "l'économie va bien". Et surtout l'idée sans cesse martelée, que si une entreprise licencie, c'est un cas particulier, exceptionnel, et qu'ailleurs, dans les autres entreprises et secteurs, tout va bien. C'est toute la classe ouvrière internationale qui est touchée et dans toutes les branches d'activité que tombent les licenciements, que se réduisent les salaires, que se développent la précarité et l'insécurité, qu'augmentent les cadences et les horaires de travail, et que se détériorent les conditions de travail et de vie.
Bush père, et avec lui l'ensemble des différents appareils d'Etat nationaux, gouvernements, politiciens, idéologues, journalistes, intellectuels, parlaient de prospérité. Nous avons eu, nous avons, et tout indique que nous allons continuer à avoir, et toujours plus, la misère généralisée.
L'humanité se trouve devant un blocage historique. D'un côté, le capitalisme n'a plus aucune perspective à offrir autre que crise, guerre, désolation, misère et une barbarie croissante. De l'autre, la seule force sociale, la classe ouvrière internationale, qui pourrait offrir la perspective de la fin du capitalisme et d'une autre société n'arrive pas encore à s'affirmer ouvertement. Dans cette situation, c'est à un véritable pourrissement sur pied, à une véritable décomposition de la société capitaliste que nous assistons. Parmi les conséquences les plus dramatiques, outre les guerres, la violence urbaine, l'insécurité généralisée, parmi celles qui handicapent le plus l'avenir et la survie même de l'humanité, la destruction de l'environnement et la multiplication des catastrophes en tous genres ne font que se multiplier et s'aggraver.
Pourrissement et irrationalité de la société capitaliste
Entre la réduction de la couche d'ozone, les pollutions maritimes et terrestres des mers, des fleuves, de la terre, des villes et des campagnes, les traficotages sur la nourriture, les épidémies chez l'homme et chez les animaux d'élevage, - la liste n'est pas exhaustive - la planète devient chaque fois plus invivable et c'est tout son équilibre qui est mis en péril.
Jusqu'à présent, les catastrophes et la détérioration de l'environnement n'apparaissaient que comme des conséquences "mécaniques" de l'aggravation de la crise économique, de la concurrence capitaliste et de la recherche effrénée d'une productivité maximum. Aujourd'hui les questions de l'environnement deviennent un enjeu impérialiste, un lieu d'affrontements entre grandes puissances. La rupture des accords de Kyoto sur l'émission des gaz à effet de serre par les Etats-Unis a été l'occasion d'une affirmation et d'une dénonciation par les autres grandes puissances, particulièrement européennes, de l'irresponsabilité des américains. "L'Union Européenne ne voit aucune solution alternative au problème climatique en dehors du protocole de Kyoto et elle reste résolue à l'appliquer, avec ou sans les Etats-Unis" (Romano Prodi, président de la Commission européenne, Le Monde, 6 avril 2001). Au même titre que les "causes humanitaires" et la "défense des droits de l'homme", l'environnement et les catastrophes sont des enjeux, des lieux de compétition entre les Etats. "L'ingérence humanitaire" mise en ?uvre en Bosnie a été un terrain d'affrontements entre les grandes puissances. Tout comme elle l'avait été lors de l'intervention en Somalie. L'aide humanitaire est dans le même cas : à chaque tremblement de terre, nous assistons à une compétition entre les équipes américaines et européennes pour retrouver les corps des survivants dans les décombres.
De plus en plus, se dévoile le lien entre l'impasse économique du capitalisme, l'exacerbation des antagonismes impérialistes que la crise économique provoque au plan historique, et toutes les conséquences sur l'ensemble de la vie sociale, conséquences qui viennent à leur tour accentuer les rivalités impérialistes et les conflits et peser encore plus sur la crise économique. C'est bien dans une spirale infernale et dans une véritable descente aux enfers que le monde capitaliste entraîne l'humanité et la planète.
Une multiplication des guerres
"Que l'humanité ait appris à vivre dans un monde où massacres, tortures et exil de masse sont devenus des expériences quotidiennes que nous ne remarquons plus, n'est pas l'aspect le moins tragique de cette catastrophe." (E.J. Hobsbawn, L'âge des extrêmes).
Le panorama du monde actuel est effroyable. Une multitude de conflits guerriers sans fin ensanglantent la terre. Ils touchent tous les continents : l'ex-URSS, en particulier ses anciennes républiques asiatiques, à commencer par le Caucase ; le Moyen-Orient de l'Irak jusqu'au Pakistan en passant par l'Afghanistan ; l'Asie du Sud-Est ; le Proche-Orient bien sûr ; le continent africain ; en partie le continent sud-américain tout particulièrement la Colombie ; et les Balkans. Aujourd'hui, les pays et les régions du monde qui ne sont pas touchés directement à un degré ou à un autre par des guerres ouvertes ou larvées représentent des îlots de "paix" dans un océan d'affrontements militaires.
A la fin des années 1970 et dans les années 1980, la situation du Liban était l'expression la plus claire de l'entrée du monde capitaliste dans sa phase de décomposition. Ne parlait-on pas de "libanisation" quand un pays se trouvait en proie à une guerre sans fin et à la dislocation ? Aujourd'hui ce sont des continents entiers qui se sont "libanisés". Combien de pays africains (3) ? Difficile de les énumérer tous. Mais c'est la grande majorité qui sont devenus des Libans. L'Afghanistan (4) - plus de 20 ans de guerre et de massacres continus - en est sans doute une des expressions les plus extrêmes et dramatiques.
Et qu'on ne s'y trompe pas, la responsabilité première tant dans l'origine historique que dans l'aggravation actuelle de ces conflits, incombe à l'impérialisme de manière générale, et tout particulièrement aux grandes puissances. Ce sont les rivalités impérialistes entre celles-ci qui ont déclenché ces conflits et les ont entretenus : c'est le cas de l'Afghanistan avec l'invasion russe en 1980 et le soutien à la guérilla islamique par les Etats-Unis du temps des deux blocs impérialistes. C'est le cas évidemment pour les Balkans avec d'une part l'appui allemand en 1991 aux indépendances slovène et croate, et maintenant aux minorités albanaises dans l'ex-Yougoslavie et, d'autre part, avec l'intervention active de la Grande-Bretagne, de la France, de la Russie, de l'Italie, de l'Espagne, et des Etats-Unis - pour ne citer que les principales puissances - pour contrecarrer cette politique. C'est le même constat pour l'Afrique. Tant à l'origine des guerres que dans leur déroulement encore aujourd'hui, la main des grandes puissances continue à jeter de l'huile sur le feu même quand ces conflits ne représentent plus à leurs yeux un intérêt majeur comme c'est le cas pour l'Afrique ou l'Afghanistan.
Les rivalités impérialistes directes entre grandes puissances qui sont en général plus discrètes, surtout depuis la fin des blocs en 1989, connaissent actuellement une tension particulière. Les Etats-Unis adoptent une attitude particulièrement agressive vis-à-vis de la Chine comme en témoigne l'accident de la chasse aérienne chinoise avec l'avion-espion américain le 1er avril 2001, vis-à-vis de la Russie avec l'expulsion de 50 diplomates russes fin mars 2001, et de l'Europe avec le rejet américain du protocole d'accord sur les gaz à effet de serre de Kyoto et le projet de bouclier anti-missile américain.
Bush père, et avec lui l'ensemble des différents appareils d'Etat nationaux, gouvernements, politiciens, idéologues, journalistes, intellectuels, parlaient de paix. Nous avons eu, nous avons, et tout indique que nous allons continuer à avoir la guerre en permanence.
Les guerres de la période de décadence du capitalisme
Le capitalisme semble être irrationnel d'un point de vue historique. Il mène l'espèce humaine à sa disparition et il ne respecte plus aucune "raison" économique ou historique.
"Le court Vingtième Siècle on [a] tué ou laissé mourir délibérément plus d'êtres humains que jamais auparavant dans l'histoire (...). Il fut sans doute le siècle le plus meurtrier dont nous ayons gardé la trace, tant par l'échelle, la fréquence et la longueur des guerres qui l'ont occupé (et qui ont à peine cessé un instant dans les années 1920) mais aussi par l'ampleur incomparable des catastrophes humaines qu'il a produites - des plus grandes famines de l'histoire aux génocides systématiques. A la différence du "long XIXe siècle" qui semblait et fut en effet une période de progrès matériel, intellectuel, et moral presque ininterrompu, c'est-à-dire de progression des valeurs de la civilisation, on a assisté, depuis 1914, à une régression marquée de ces valeurs jusqu'alors considérées comme normales dans les pays développés et dans le milieu bourgeois, et dont on était convaincu qu'elles se propageraient aux régions plus retardataires et aux couches moins éclairées de la population." (E.J. Hobsbawn).
Certes, il y a une histoire du capitalisme qui permet de comprendre sa dynamique actuelle. Il y a donc des "raisons" historiques à son irrationalité. La principale est son entrée dans sa période de déclin historique, de décadence au début du 20e siècle dont la Première Guerre mondiale de 1914-1918 a été la sanction, le produit, et un facteur actif de cette même décadence. C'est avec la période de décadence que les guerres, en cessant d'être des guerres coloniales ou nationales - c'est-à-dire avec des objectifs et des buts "rationnels" tels la conquête de nouveaux marchés ou la constitution et la consolidation de nouvelles nations qui s'inscrivaient globalement dans le développement historique - sont devenues des guerres impérialistes avec pour causes le manque de marchés et la nécessité d'un repartage impérialiste, objectif qui ne pouvait lui s'inscrire dans un progrès historique. Du coup, les caractéristiques des guerres impérialistes sont devenues chaques fois plus barbares, meurtrières et destructrices. En fait, avec la période de décadence, ce ne sont plus les guerres qui sont au service de l'économie. C'est l'économie qui s'est mise au service de la guerre. Aussi bien en temps de guerre qu'en temps de "paix". Toute la période qui va de 1945 à aujourd'hui vient illustrer amplement ce phénomène.
"Au cours du XXe siècle, les guerres ont de plus en plus visé l'économie et l'infrastructure des Etats ainsi que leurs populations civiles. Depuis la Première Guerre mondiale, le nombre de victimes civiles de la guerre a été bien plus important que celui des victimes militaires dans tous les pays belligérants, sauf aux Etats-Unis... Dans ces conditions, pourquoi les puissances dominantes des deux camps menèrent-elles la Première Guerre mondiale comme un jeu à somme nulle, c'est-à-dire comme une guerre qui ne pouvait être que totalement gagnée ou perdue ? (...) Dans les faits, le seul but de guerre qui comptât, c'était la victoire totale, avec, pour l'ennemi, ce qu'on devait appeler au cours de la Seconde Guerre mondiale une "capitulation sans condition". C'était un objectif absurde et autodestructeur, qui ruina à la fois les vainqueurs et les vaincus. Il entraîna les seconds dans la révolution, et les vainqueurs dans la faillite et l'épuisement physique." (E.J. Hobsbawn)
Ces caractéristiques propres aux guerres impérialistes du 20e siècle n'ont fait que se vérifier dramatiquement lors de la Seconde Guerre mondiale et jusqu'à nos jours dans tous les conflits qui se sont déchaînés. Depuis 1989 et la disparition des blocs impérialistes constitués autour des Etats-Unis et de l'URSS, la menace d'une guerre mondiale a disparu. Mais la disparition des blocs, et la discipline qui allait avec, a laissé le champ libre à l'explosion d'une multitude de conflits guerriers que les grandes puissances impérialistes, tout en ayant du mal à les maîtriser une fois lancés, provoquent, alimentent, et exacerbent. Les caractéristiques principales que la guerre a acquises lors de la période de décadence ne disparaissent pas avec la fin des blocs impérialistes. Bien au contraire. Il est venu s'y rajouter, comme élément aggravant, le développement du "chacun pour soi" se substituant à la discipline des blocs, chaque puissance impérialiste, chaque Etat, petit ou grand, jouant sa propre carte contre tous les autres. Le monde capitaliste est entré dans une phase particulière de sa décadence historique : phase que, pour notre part, nous avons définie comme sa phase de décomposition (5). Mais indépendamment de l'analyse qu'on en fait, voire du nom qu'on lui donne, "on ne saurait cependant sérieusement douter qu'une ère de l'histoire mondiale s'est achevée à la fin des années 1980 et au début des années 1990, et qu'une ère nouvelle a commencé (...). La dernière partie du siècle a été une nouvelle ère de décomposition, d'incertitude et de crise - et, pour une bonne partie du monde, telle l'Afrique, l'ex-URSS et l'ancienne Europe socialiste, de catastrophe." (idem)
Les guerres de la période de décomposition du capitalisme
C'est dans cette situation historique particulière, inédite, que les tensions impérialistes actuelles doivent être comprises. "Dans la période de décadence du capitalisme, tous les Etats sont impérialistes et prennent des dispositions pour assumer cette réalité : économie de guerre, armement, etc. C'est pour cela que l'aggravation des convulsions de l'économie mondiale ne pourra qu'attiser les déchirements entre ces différents Etats, y compris, et de plus en plus, sur le plan militaire. La différence avec la période qui vient de se terminer, c'est que ces déchirements et antagonismes, qui auparavant étaient contenus et utilisés par les deux grands blocs impérialistes, vont maintenant passer au premier plan. La disparition du gendarme impérialiste russe, et celle qui va en découler pour le gendarme américain vis-à-vis de ses principaux "partenaires" d'hier, ouvrent la porte au déchaînement de toute une série de rivalités plus locales. Ces rivalités et affrontements ne peuvent pas, à l'heure actuelle, dégénérer en un conflit mondial (même en supposant que le prolétariat ne soit plus en mesure de s'y opposer). En revanche, du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d'être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible." (6) (Revue internationale n°61, 10 février 1990)
Alors que les Balkans et le Proche-Orient restent et resteront toujours, tant que le capitalisme subsistera, des zones de guerres et de conflits permanents, les dernières semaines ont vu une aggravation et une multiplication des tensions inter-impérialistes directement entre les grandes puissances. Et ce sont les Etats-Unis qui adoptent une attitude agressive. "Le motif reste mystérieux pour ce qui semble une brutalité gratuite dans l'approche de l'administration Bush non seulement envers la Russie et la Chine, mais aussi envers la Corée du Sud et les Européens." (W. Pfaff, International Herald Tribune, 28 mars 2001) Il serait particulièrement réducteur de mettre cette nouvelle agressivité sur le seul compte de Bush fils. Certes, le changement de président et d'équipe gouvernementale est une occasion d'inflexion d'une politique. Mais les grandes tendances de fond de la politique américaine restent. La politique du "je-montre-mes-muscles" et du "retenez-moi-ou-je-fais-un-malheur" n'est pas lié aux déficiences intellectuelles de la famille Bush comme essaient de nous les présenter les médias européens, et même parfois américains. C'est une tendance de fond qui est imposée par la situation historique.
"Avec la disparition de la menace russe,"l'obéissance" des autres grands pays avancés n'est plus du tout garantie (c'est bien pour cela que le bloc occidental s'est désagrégé). Pour obtenir une telle obéissance, les Etats-Unis ont désormais besoin d'adopter une démarche systématiquement offensive sur le plan militaire." (Revue internationale n°67, Rapport sur la situation internationale du 9e congrès du CCI, 1991) Depuis lors, cette caractéristique de fond de la politique impérialiste américaine ne s'est pas démentie car "face à la montée irrésistible du chacun pour soi, les Etats-Unis n'ont d'autre choix que de mener en permanence une politique militaire offensive." (Revue internationale n°98, Rapport sur les conflits impérialistes du 13e congrès du CCI, 1999)
Des antagonismes impérialistes croissants
Cette nécessité de montrer ses muscles s'impose d'autant plus quand les Etats-Unis se trouvent particulièrement en difficulté dans le domaine diplomatique. L'extension de la guerre balkanique à la Macédoine est une des manifestations des difficultés américaines à maîtriser la situation dans cette partie du monde. Les Etats-Unis sans réel appui dans la région, contrairement aux anglais, français et russes traditionnellement du côté de la Serbie, et des allemands contre cette dernière et se reposant sur les croates et albanais, sont obligés d'adapter leur politique en fonction des circonstances. Ce n'est donc pas un hasard si "l'OTAN permet le retour partiel de l'armée yougoslave dans la "zone de sécurité" entourant le Kosovo (...). Le souci d'associer Belgrade à la prévention d'un nouveau conflit dans la région est manifeste" (Le Monde, 10 mars 2001). Les Etats-Unis, comme les alliés de la Serbie, sont intéressés au maintien de la stabilité de la Macédoine qui "a toujours été considérée comme un maillon faible qu'il faut préserver sous peine de risquer une déstabilisation de tout le sud-est européen" (idem). La seule puissance qui bénéficie de l'extension de la guerre à la Macédoine, et la seule puissance qui n'est pas intéressée par le maintien de la stabilisation et du statu-quo, est l'Allemagne. Avec la Croatie indépendante et la province croate de Bosnie-Herzégovine, une grande Albanie faisant sauter la Macédoine et le Monténégro, réaliserait l'objectif géostratégique historique de l'Allemagne d'une ouverture directe sur la Méditerranée. Evidemment une telle perspective relancerait d'autant les appétits momentanément mis sous l'éteignoir de la Grèce et de la Bulgarie sur la... Macédoine. D'ailleurs le président macédonien ne s'est pas trompé sur les vrais responsables de l'offensive de la guérilla albanaise. C'était avant le retournement américain. "Vous ne persuaderez personne aujourd'hui en Macédoine que les gouvernements des Etats-Unis et de l'Allemagne ne savent pas qui sont les chefs des terroristes et ne pourraient, s'ils le voulaient, les empêcher d'agir." (Le Monde, 20 mars 2001)
Comme pour l'Afghanistan, comme pour l'Afrique, comme pour tant d'autres régions du monde qui connaissent les guerres et les conflits propres à la décomposition du capitalisme, la paix dans les Balkans ne se réalisera plus tant que subsistera le capitalisme.
Il en va de même pour le Proche-Orient. Comme nous l'annoncions dans le précédent numéro de cette revue, "le plan que Clinton essayait de faire passer à tout prix avant de quitter les affaires sera resté lettre morte comme c'était prévisible". La nouvelle administration Bush semble vouloir prendre en compte l'incapacité américaine à imposer la "pax americana". En fait, elle semble intégrer et accepter l'idée que la région sera toujours un foyer de guerre ou pour le moins que le conflit entre Israël et les palestiniens n'aura pas de fin. Colin Powell, le nouveau secrétaire d'Etat américain aux affaires étrangères, ex-chef d'Etat-major de l'armée américaine lors de la guerre du Golfe, reconnaît qu'il n'y a pas de "formule magique" d'autant qu'Israël n'hésite plus à mener sa propre politique, expression du règne du chacun pour soi dans la période historique actuelle, même quand celle-ci est contraire à la politique américaine. Pour sa part, la bourgeoisie de Palestine, pays dont la population étranglée économiquement, miséreuse et réprimée, ne peut exprimer son désespoir que dans un nationalisme suicidaire anti-israélien, est appuyée par les puissances européennes. La France en particulier n'hésite pas à favoriser tout ce qui peut s'opposer à la politique américaine dans la région.
La réponse américaine à cette impuissance a été le bombardement meurtrier sur Bagdad dès l'accession au pouvoir de Bush. Le signal s'adresse à tous, aux pays arabes de la région et aux autres grandes puissances impérialistes : les Etats-Unis n'imposeront plus leur paix, mais taperont militairement chaque fois que nécessaire, quand ils estimeront que "la ligne jaune est franchie".
Non seulement, il n'y aura pas de paix entre israéliens et palestiniens, mais la guerre, plus ou moins larvée, risque de se généraliser à toute la région.
Les lois mêmes du monde capitaliste poussent inévitablement à l'exacerbation des rivalités impérialistes, à la multiplication des conflits guerriers sur tous les continents, sur tout le globe, tout comme à l'aggravation irréversible de la crise économique. Le capitalisme agonisant ne peut pas apporter la "paix et la prospérité. Il n'est que guerres et misère. Et il ne peut apporter que la guerre et la misère sans fin.
Quelle alternative à la barbarie capitaliste ?
Il n'est que la théorie marxiste qui a su dès 1989, dès la fin du bloc de l'Est et avant même l'explosion de l'URSS, comprendre et prévoir la signification de l'événement et ses conséquences pour le monde capitaliste et pour la classe ouvrière internationale (7). Il ne s'agit pas là d'une supériorité de quelques individus, ni même d'une croyance aveugle et mécanique dans une Bible. Si le marxisme a été clairvoyant, c'est parce qu'il constitue la théorie du prolétariat international, l'expression de son être révolutionnaire. C'est parce que le prolétariat est la classe révolutionnaire que le marxisme existe et qu'il peut appréhender dans ses grandes lignes le devenir historique, et particulièrement l'impossibilité pour le capitalisme de résoudre les problèmes dramatiques que sa survie provoque.
L'aveu de la détérioration de l'économie mondiale, même si la bourgeoisie tente d'en minimiser les conséquences et les attaques qui sont portées aujourd'hui brutalement contre la classe ouvrière internationale, particulièrement en Europe occidentale, participent de dévoiler aux yeux des ouvriers le mythe sur la prospérité et le futur radieux du capitalisme. Déjà, une certaine combativité ouvrière tend à se développer et les syndicats s'emploient à la canaliser, à la contenir et à la dévoyer. Aussi lente soit celle-ci à s'affirmer et à se développer, aussi timides soient les réponses actuelles de la classe ouvrière internationale à la situation qui lui est faite, ces luttes portent en elles le dépassement de cette barbarie quotidienne et la survie de l'humanité. Le renversement du capitalisme passe par le refus des attaques économiques que subit la classe ouvrière et par le refus de toute participation aux guerres impérialistes, par l'affirmation de l'internationalisme prolétarien. Il passe aussi par le développement et l'extension la plus large possible des luttes ouvrières à chaque fois que possible. C'est la seule voie vers une perspective révolutionnaire et la possibilité pour l'espèce humaine dans son ensemble d'une société sans guerre, sans misère, et sans barbarie. Il n'est pas d'autre solution. Il n'est pas d'autre alternative.
R.L., 7 avril 2001
1 - Voir notre presse territoriale
2 - Nous ne pouvons qu'être d'accord avec ce constat que le marxisme a déjà largement et depuis longtemps dénoncé et expliqué. Evidemment la conclusion qu'en tire notre honnête et sans doute sincère conseillère stratégique de l'organisation humanitaire Action contre la faim, à savoir «qu'il est urgent de redonner du pouvoir d'achat aux pauvres du Sud pour leur permettre de devenir des consommateurs» est en réalité complètement irréalisable puisque cela ne rompt pas avec les lois mêmes du mode de production capitaliste alors que ces dernières sont la raison même de cette situation.
3 - «La plupart des Etats d'Afrique sub-saharienne, à l'exception peut-être temporaire de l'Afrique australe, traversent une phase lente de décomposition» (Le Monde diplomatique, mars 2001).
4 - La presse et les gouvernements occidentaux font grand cas de la destruction des bouddhas par les talibans. Et il est vrai que c'est sans doute une perte pour le patrimoine culturel universel. Mais il est difficile de ne pas voir là une hypocrisie et une opportunité de campagne idéologique : il suffit de se rappeler que les bourgeoisies occidentales et démocratiques n'ont pas eu de tels scrupules à la fin de la 2e guerre mondiale pour bombarder et raser toutes les villes allemandes et pour massacrer des millions de civils, et avec elles un patrimoine culturel et historique tout aussi important.
5 - Cf. Revue internationale n°62, la décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme, mai 1990.
6 - Pour tous ceux qui dénigrent la force théorique du marxisme, on peut comparer la prophétie de G. Bush père, la paix et la prospérité, reprise, développée, défendue et argumentée à longueur de pages dans les journaux et émissions spéciales des télévisions, avec notre analyse marxiste et notre compréhension marxiste de la période qui s'ouvrait alors.
7 - Cf. Revue internationale n°60, Thèses sur crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est, septembre 1989.
Sur Arte, chaîne publique de télévision franco-allemande, un long documentaire a été programmé avec un titre éloquent "Les dessous de la guerre du Golfe". Au moment de la sortie de ce document, des articles ont été publiés dans des hebdomadaires avec des "révélations" concernant la préparation et la réalisation de cette guerre. Le titre de l'article de l'hebdomadaire français Marianne (22-28 janvier 2001) est encore plus explicite : "Les mensonges de la guerre du Golfe". Pourquoi ces "révélations" dix ans après ? Pourquoi, après les tonnes de mensonges sur cette guerre, qui ont accompagné les tonnes de bombes, certaines fractions de la bourgeoisie dévoilent aujourd'hui les manigances criminelles de l'administration Bush (le père) dans la préparation, la mise en place et la réalisation de cette guerre, depuis l'été 1990 jusqu'en février 1991 et aujourd'hui encore ? La version officielle
"La guerre du Golfe fut une Opération militaire menée en janvier et février 1991 par les Etats-Unis et leurs alliés, agissant sous l'égide de l'O.N.U. contre l'Irak, pour mettre fin à l'occupation du Koweït envahi par les troupes de Saddam Hussein le 2 août 1990. Le Conseil de sécurité des Nations Unies avait exigé dès le 2 août le retrait des forces irakiennes, puis instauré un embargo commercial, financier et militaire (opération Bouclier du désert), qui s'était transformé en blocus. Le 29 novembre, une nouvelle résolution du Conseil de sécurité avait autorisé les Etats membres à recourir à la force à partir du 15 janvier 1991 si les troupes irakiennes ne s'étaient pas retirées du Koweït. Le 17 janvier, la coalition anti-irakienne, basée en Arabie Saoudite et composée des Etats-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne et d'une vingtaine d'armées alliées, engage l'opération Tempête du désert, sous commandement américain, bombardant des objectifs militaires irakiens et koweïtiens. Une offensive terrestre victorieuse, du 24 au 28 février, en direction de la ville de Koweït, met fin au conflit sur le terrain. Les pertes humaines se sont élevées à plusieurs dizaines de milliers de morts civils et militaires pour l'Irak, contre moins de deux cents tués pour les coalisés. Les deux tiers du potentiel militaire irakien ont été détruits. Les conditions de cessez-le-feu définies par le Conseil de sécurité de l'O.N.U. (notamment la destruction par l'Irak de ses armes chimiques et biologiques et de ses missiles à longue et à moyenne portée) ayant été acceptées par Saddam Hussein, la guerre prend officiellement fin le 11 avril 1991."
C'est ce type de récit que nous pouvons voir fleurir dans les manuels scolaires (1). Tous les éléments du tableau sont là pour faire croire que la prétendue "objectivité" historique est respectée. N'est-ce pas ce qu'on nous disait plus ou moins il y a dix ans (excepté en ce qui concerne le comptage des morts) ?
La justification de cette guerre fut la défense du sacro-saint "droit international" que "l'ignoble" Saddam avait foulé aux pieds en envahissant le Koweït. Nous vivions, en principe, une période qui, à la suite de l'effondrement du bloc de l'Est, devait voir s'ouvrir devant l'humanité un radieux "avenir de paix et prospérité". C'est en tout cas ce qu'on nous promettait et c'est ce que le président des Etats-Unis de l'époque résumait dans la formule : "le nouvel ordre mondial". Il fallait donc se donner tous les moyens pour arrêter le bras meurtrier du fauteur de guerre qui ne respectait pas le "droit international". Dans ce récit, il y a d'abord la scène de la mise en condition de l'opinion publique mondiale (en d'autres termes du prolétariat), celle de l'ONU, qui se prétend forum international "de paix", où, d'embargo en blocus, on a représenté la sinistre farce diplomatique. Enfin, la guerre elle-même, une prétendue "guerre propre", chirurgicale, une espèce de guerre qui n'allait tuer, comme qui dirait, que les "méchants". La guerre prit fin "officiellement" en avril 1991 mais, en fait, l'épilogue de cette guerre n'est pas encore écrit puisque, depuis dix ans, la bourgeoisie américaine, maintenant en cavalier seul (ou accompagnée par son acolyte britannique), utilise régulièrement Saddam (ou plutôt sa population) comme punching-ball pour montrer ses muscles dans un monde qui, depuis cette guerre, n'a fait que s'enfoncer de plus en plus dans la barbarie. (2)
"La vérité révélée"
Une certaine presse de la bourgeoisie reconnaît aujourd'hui ce que le CCI affirmait il y a dix ans. Nous ne sommes pas "fiers" pour cela et ce n'est pas cela qui nous intéresse. Ce qui nous intéresse est, d'un côté, de mettre en avant, plus que jamais, la nécessité pour les révolutionnaires d'enraciner leurs analyses dans la méthode marxiste, d'être vigilants face aux événements, de mettre nos analyses à l'épreuve de la réalité, de savoir être critiques, en ne changeant pas d'orientation comme des girouettes. Ceci est une condition sine qua non pour que la lutte de notre classe puisse avancer ; c'est une des fonctions primordiales des organisations révolutionnaires. D'un autre coté, il s'agit aussi de savoir pourquoi aujourd'hui la bourgeoisie "dévoile" ce qu'elle a occulté et, en fin de compte, quels sont les mécanismes de ce qu'on pourrait appeler le "Goebbels (3) démocratique".
Le piège de Washington
Voilà ce que dit l'hebdomadaire Marianne (et le document d'Arte) : "Le piège de Washington : (?) Washington réagit à peine lorsque Saddam parle d'envahir son ancienne province (?)", en insistant sur le fait que les Etats-Unis n'avaient "aucun accord de défense avec les Koweïtiens". "Il s'agit d'une machination pour le piéger", "'On peut dire que les Américains ne voulaient pas de solution diplomatique après l'invasion', conclut D. Halliday? de l'ONU."
Et voici ce que nous disions, début septembre 1990, un mois après l'invasion du Koweït par les troupes de Saddam et bien avant le déclenchement de la guerre : "Mais l'hypocrisie et le cynisme ne s'arrêtent pas là. Certes, discrètement, il apparaît que les Etats-Unis auraient délibérément laissé l'Irak s'engager dans l'aventure guerrière. Vrai ou faux, et c'est sans doute vrai, cela nous éclaire sur les m?urs et les pratiques de la bourgeoisie, sur ses mensonges, ses manipulations, sur l'utilisation qu'elle fait des événements. (...) l'Irak n'avait pas le choix. Ce pays était acculé à une telle politique. Et les Etats-Unis ont laissé faire, favorisé et exploité l'aventure guerrière de Saddam Hussein, conscients qu'ils étaient de la situation de chaos croissant, conscients de la nécessité de faire un exemple." La presse bourgeoise elle-même, en cet été 1990, avait fait part très discrètement de ces informations. Et c'est là où on voit très bien comment fonctionne la propagande dans les régimes de dictature démocratique : après que certains journaux aient fait part, avec des mots toujours voilés, du piège tendu par les Etats-Unis à Saddam, au moment où la tension monte et où la guerre se prépare, ils se font pratiquement tous l'écho de la propagande guerrière de la coalition anti-irakienne. Ces hypocrites le reconnaissent aujourd'hui : "L'armée américaine, s'assurera, cette fois, de la «loyauté» des journalistes. «Le gouvernement avait décidé de tenir la presse à l'écart et il a eu gain de cause. En fait, vous ne saviez pas ce qui se passait» résume Paul Sullivan, président du centre d'aide pour les vétérans du Golfe (?) Pendant quatre mois, on jouera ainsi à se faire peur en entretenant l'idée que l'armée irakienne, "la quatrième du monde", demeurait un adversaire redoutable?" (Marianne). (...)"Cet aveuglement [sic] crasse n'empêcha pas les journalistes occidentaux de disserter copieusement sur ses «diaboliques» talents man?uvriers [de Saddam]? La presse occidentale relate à l'envi les exactions réelles ou fabriquées de l'armée d'occupation. Elle publie, par exemple, le témoignage d'une «jeune fille du peuple», témoin d'horreurs sans nom. En fait, cette «rescapée» est la propre fille de l'ambassadeur du Koweït à Washington?" Ainsi, après le 2 août 1990, jour de l'invasion du Koweït par les troupes irakiennes, tout a été fait pour "mettre en condition l'opinion", pour faire accepter ce qui allait suivre. Et là, les journalistes, que ce soit avec leur assentiment ou plus ou moins à leur insu, y ont participé pleinement.
Mais, ce que ces journalistes qui se disent "honnêtes" aujourd'hui, ne révèlent pas c'est que le piège dressé par les Etats-Unis a servi ces derniers surtout contre leurs "alliés" de l'époque, c'est-à-dire contre les autres grandes puissances.
Dans un article daté de novembre 1990 de notre Revue internationale (4), nous prenions longuement position sur la situation créée par la crise du Golfe, avant ce qui allait devenir la guerre du Golfe. Notre analyse se basait sur nos prises de position précédentes dans lesquelles nous mettions en avant le fait que l'effondrement du bloc de l'Est avait entraîné le délitement du bloc occidental et le développement en son sein de fortes tendances centrifuges, du chacun pour soi de la part des grandes puissances. De ce fait, le prétendu "nouvel ordre mondial" n'était qu'une sinistre farce. La détermination des Etats-Unis dans le piège qu'ils ont tendu à l'Irak, n'avait pas comme principal objectif de soumettre ce pays ou la région, ni même la question du pétrole mais celui de mettre au pas les autres puissances, surtout la France en la forçant à affronter son allié traditionnel irakien, ainsi que l'Allemagne et le Japon en les faisant cracher au bassinet de la participation financière. Quant à l'URSS, déjà en pleine décomposition, il ne lui restait qu'à faire quelques pas de danse diplomatique pour donner le change. "Alors que les Etats-Unis parvenaient à afficher l'unanimité de façade de la «communauté internationale» en août 1990, en déclenchant la «crise du Golfe» face au «fou Saddam», à peine deux mois plus tard, c'est ouvertement le chacun pour soi dans la dite «communauté»." (Revue internationale nº 64). Saddam Hussein, "parce qu'il était conscient des clivages existant entre ces divers pays" (idem), va jouer avec les dissensions évidentes au sein de la coalition occidentale : il fait libérer tous les otages français fin octobre 1990 et il reçoit à la même époque la visite de l'ex-chancelier allemand Willy Brandt (suivie également de la libération des otages allemands).
En fait, la guerre contre l'Irak a été une occasion pour la puissance américaine, alors que son hégémonie sur ses alliés occidentaux allait nécessairement être mise en cause du fait de l'effondrement du bloc adverse, de "montrer sa force et signifier sa détermination aux autres pays les plus développés" (Revue internationale nº 64). Cette démonstration de la détermination américaine s'est faite au prix de la punition sanglante et meurtrière de l'Irak. Dans ce même article, sous le paragraphe titré : "L'opposition entre les Etats-Unis, secondés par la Grande-Bretagne, et les autres", nous écrivions : "C'est tout l'ancien rapport des forces politico-militaire et géostratégique de la planète qui a été bouleversé de fond en comble avec l'écroulement du bloc impérialiste russe. Et cette situation a non seulement ouvert une période de chaos total dans les pays et les régions de l'ancien bloc, mais elle a aussi accéléré partout les tendances au chaos, menaçant «l'ordre» capitaliste mondial dont les Etats-Unis sont les principaux bénéficiaires. Ces derniers ont été les premiers à réagir. Ils ont (?) suscité la «crise du Golfe» en août 1990, non seulement pour prendre pied de façon définitive dans la région, mais surtout? pour en faire un exemple destiné à servir d'avertissement à quiconque voudrait s'opposer à leur place prépondérante de superpuissance dans l'arène capitaliste mondiale." (idem)
La guerre se déclenche : les médias sont au garde-à-vous
En janvier 1991, les Etats-Unis ont réussi à maîtriser la coalition onusienne. Un déluge de bombes va s'abattre sur l'Irak. Le cynisme des gangsters de la dite coalition va jusqu'à vouloir faire croire à une "guerre propre".
"Le Pentagone a raconté que ces raids étaient extrêmement précis. C'était complètement faux. Durant quarante-deux jours, 85 000 tonnes de bombes ont été lâchées sur l'Irak, soit une puissance équivalente à sept Hiroshima et demi ! Entre 150 000 et 200 000 personnes ont été tuées, principalement des civils." (Ramsay Clark, ancien procureur général des Etats-Unis, dans Marianne et le document T.V. d'Arte) "De fait, la coalition fait bien plus qu'annihiler la machine de guerre irakienne : elle détruit méthodiquement l'infrastructure économique."
La presse a collaboré pleinement, et pratiquement sans le moindre état d'âme, avec le pouvoir des différents pays impliqués dans la guerre. Elle ne s'est pas contentée d'accuser le régime irakien et son sanglant dictateur (5), elle s'est surtout mise aux ordres des militaires de la coalition. Il faut se souvenir des plateaux de télévision avec des spécialistes civils et militaires en train de faire des exposés vaseux sur la "très dangereuse" armée irakienne qu'ils n'hésitaient pas à placer au quatrième rang dans le monde. Et tous ces journalistes nous détaillaient les armes terrifiantes que possédait le pouvoir de Bagdad et qu'il pouvait envoyer n'importe où sur le "monde civilisé". On nous racontait comment les armées du sanguinaire Saddam tuaient des bébés dans les crèches du Koweït et, par contre, comment nos gentils pilotes allaient faire attention en ne détruisant que les lieux stratégiques du pouvoir abhorré. L'hebdomadaire Marianne confirme aujourd'hui cette méprisable soumission et cette complicité des médias : "Pendant quatre mois, on jouera ainsi à se faire peur en entretenant l'idée que l'armée irakienne demeurait un adversaire redoutable (?). On évoquera les usines de pesticides reconverties, la vente d'uranium enrichi, (?) la portée du «supercanon». Personne n'osa, semblait-il, envisager l'hypothèse la plus simple. Matamore tonitruant, ce costaud de saindoux [Saddam] était simplement aussi bête qu'opiniâtre. Les vrais spécialistes de l'histoire militaire n'étaient d'ailleurs pas dupes de cette mise en condition : «l'armée irakienne, exposée en plein désert, ne tiendra pas une heure face à la puissance de feu de la coalition». (?) Mise en condition, l'opinion occidentale avalera la fiction des «bombes intelligentes» et des bombardements réduits au strict nécessaire" (Marianne). La manipulation ne s'arrêta pas là : les Etats-Unis encouragent la rébellion des kurdes au Nord et des chiites au Sud de l'Irak contre Saddam. "Le 3 mars, le général Schwarzkopf reçoit la reddition des Irakiens, il les autorise à conserver leurs hélicoptères [pour pouvoir réprimer la rébellion] (6). Depuis des semaines, la radio de la CIA les pousse à l'insurrection. Les alliés ne bougent pas lorsque Saddam lance contre les rebelles les meilleures unités de sa garde républicaine, miraculeusement épargnées par les bombardiers?"
Pourquoi des medias disent "tout" aujourd'hui ?
Dans cette citation, la revue Marianne parle de la "mise en condition". Et c'est aux médias en général et à la télévision en particulier que cette tâche primordiale a échue. On a pu vérifier ce que veut dire "liberté de la presse" pour la bourgeoisie "démocratique", surtout dans des moments graves et décisifs comme celui de la guerre du Golfe. Tous ceux qui, en permanence, ont la bouche pleine de ce grand "droit démocratique", se sont mis sans états d'âme à la botte de la coalition. Et si par hasard, ils voulaient jouer à Tintin à la recherche de la vérité ou d'un scoop mirobolant, les services des Armées les rappelaient à l'ordre. Marianne le dit à sa manière : "Personne n'osa, semblait-il, envisager l'hypothèse la plus simple."
On voit très bien comment fonctionnent les services de propagande dans les systèmes démocratiques. Au moment où les événements exigent le silence radio, rien d'important ne filtre. Par contre, on fait passer toutes sortes de mensonges, de demi-vérités, de manipulations, agrémentés par les avis d'experts "indépendants", spécialistes universitaires et rendus plus crédibles grâce, précisément, au prestige de la "liberté de ton" de la presse des pays démocratiques. C'est à un véritable déluge de désinformation qu'on assiste, surtout à travers le média le plus "populaire" (la T.V.). Dix ans après, "la vérité" ne se dit que dans des magazines à faible tirage et sur des chaînes de T.V. avec peu d'audience. Et ce mécanisme, nous avons pu le revoir à l'?uvre en 1995 avec le génocide au Rwanda et, surtout, avec la dernière guerre en ex-Yougoslavie (Kosovo) où le modèle médiatique du Golfe a encore frappé.
De plus, à la suite de la guerre du Golfe, après avoir livré les populations kurdes et chiites aux spadassins de Saddam Hussein, les "grandes démocraties" ont lancé, avec un cynisme incroyable, leur fameuse "intervention humanitaire" pour "aller au secours des populations innocentes". On nous a servi, depuis, du "devoir d'ingérence humanitaire" jusqu'à la nausée. Dans ce sens, la guerre du Golfe a servi de canevas à partir duquel se brodent toutes les campagnes impérialistes qui se déroulent de par le monde.
Le fait qu'une partie de la vérité soit aujourd'hui révélée au grand jour répond d'abord à la nécessité qu'a la classe dominante de justifier son système. On veut nous faire croire que le capitalisme "démocratique" est le seul système qui permette cela. Et le "tout peut être dit en démocratie" sert à justifier les moments où tout doit être manipulé, déformé, caché.
Mais il y a une autre raison qui explique pourquoi, aujourd'hui, certains médias diffusent ou publient ces faits. Ces articles et ces documentaires ont quelque chose en commun : l'Etat américain apparaît comme le seul coupable. Bien que toutes les grandes puissances notamment partagent la responsabilité des massacres qu'a occasionnés cette guerre, il est vrai que ce sont les Etats-Unis qui ont été les principaux maîtres-d'?uvre de cette "croisade", ce sont eux qui ont préparé et tendu le piège, ce sont eux qui, pour l'essentiel, étaient le bras armé de la coalition. Aujourd'hui, certaines puissances européennes, la France et l'Allemagne en tête, pour lesquelles les Etats-Unis sont le principal adversaire sur l'arène impérialiste mondiale, ont tout intérêt à déformer la réalité de cette guerre dans le sens de diminuer leur responsabilité et de mettre en exergue la sauvagerie et le cynisme de "l'impérialisme américain" (qui évidemment sont bien réels).
L'intervention des révolutionnaires
Bien sûr, nous avons tiré, nous aussi, nos informations de la presse bourgeoisie. Déjà, pendant l'été 1990, certains journaux s'étaient fait l'écho de la manipulation. Par la suite, le déluge de mensonges fut tel que ce que nous affirmions dans notre presse nous faisait passer (même auprès d'éléments de bonne foi, y inclus de certains militants de la Gauche communiste) pour des gens qui déliraient en voyant du machiavélisme partout.
Mais l'information en soi n'est pas le plus important. Ce qui est important c'est la méthode avec laquelle on analyse les événements et la nôtre est la méthode marxiste. Si nous avons été capables de comprendre ce qui se cuisinait en 1990-91 au Moyen-Orient, c'est parce que nous avons fait un travail d'analyse sur les conséquences de l'effondrement du bloc de l'Est et sur la décomposition du capitalisme. Les révolutionnaires n'ont pas et ne peuvent pas avoir des "informateurs secrets". Notre force vient de l'attachement à notre classe, le prolétariat, à son histoire et à la théorie, le marxisme, qu'il s'est forgée.
Par ailleurs, il ne faut pas se faire d'illusions : c'est "sous liberté surveillée" que sont les révolutionnaires et qu'ils peuvent publier. Notre seule protection, nous ne la devons sûrement pas à la "liberté de la presse" mais à la force et à la lutte de notre classe.
Pendant les événements de 1990-91, seuls les révolutionnaires ont été capables de montrer les enjeux et, par conséquent, ont été capables de dénoncer la barbarie et les manipulations de la classe dominante. Certaines fractions de la bourgeoisie ont dénoncé la barbarie contre l'Irak mais c'était soit pour des raisons nationalistes (anti-américaines) soit carrément en soutien à l'impérialisme irakien, comme ce fut le cas pour certains groupes gauchistes. Seuls les groupes de la Gauche communiste ont défendu la position internationaliste prolétarienne contre la guerre. Et, parmi ceux-ci, seul le CCI a été capable de mettre en évidence les enjeux essentiels de la situation. Le piège tendu à l'Irak n'avait pas de sens si l'enjeu avait été seulement le pétrole. Il prenait tout son sens si l'enjeu était le maintien du leadership américain qui, dès l'effondrement du bloc de l'Est avait commencé à être remis en cause (7). Et ce n'est que dans ce contexte que la question du pétrole peut prendre son sens en tant qu'élément d'une politique impérialiste globale.
Sur le plan de la propagande et de l'"information", la bourgeoisie fait tout pour que la classe ouvrière, la seule classe capable d'en finir avec elle et son système, n'arrive pas à prendre conscience de tout ce qui est en jeu. Ses efforts sur ce plan, elle les multiplie quand il s'agit notamment de questions comme la crise économique mortelle qui affecte, depuis plus de 30 ans, son système, ou d'événements d'ampleur comme la guerre du Golfe. Pour ce qui est des capacités idéologiques, des capacités à mentir, à cacher ou à déformer la réalité, la bourgeoisie démocratique est de loin la plus apte et elle n'a pas grand chose à apprendre des spécialistes de l'information des régimes totalitaires. Il est du devoir des révolutionnaires de dénoncer non seulement la barbarie impérialiste mais aussi les mécanismes par lesquels la bourgeoisie essaye d'anesthésier le prolétariat en l'abrutissant de propagandes mensongères.
PA, 30/03/2001.
1 - Cette citation est extraite de l'Encyclopaedia Universalis. Les articles de cette encyclopédie étant rédigés par d'éminents historiens, on peut imaginer que les chapitres des manuels d'Histoire avec lesquels on bourre le crâne des jeunes générations doivent être rédigés de la sorte.
2 - Ce récit ne parle pas des comparses qui devaient servir à compléter la mise en scène : le rôle d'appoint des prétendus "anti-impérialistes" et autres pacifistes. L'anti-américanisme aidant, des fractions de la bourgeoisie, allant de l'extrême droite à l'extrême gauche, en passant, par exemple en France, par les nationaux-républicains et autres "souverainistes", exprimèrent leur désaccord avec la politique des gouvernements aussi bien de droite que de gauche qui gouvernaient les pays d'Europe à l'époque. En général toutes ces fractions de la bourgeoisie qui exprimaient leur désaccord plus ou moins critique avec la coalition anti-irakienne se basaient sur des explications où le pétrole tenait lieu de cause première de cette guerre.En France, c'était un gouvernement socialiste sous la présidence de Mitterrand. Le seul à exprimer ses réticences vis a vis de la coalition anti-irakienne fut le national-républicain de gauche Chevènement. En Espagne, le gouvernement socialiste de González, malgré les minauderies de certains socialistes, participa à la coalition anti-irakienne. Quant à l'Allemagne, il est à noter que les Verts étaient, à l'époque, de farouches pacifistes. Aujourd'hui ils sont au gouvernement. Lors de la dernière guerre en Yougoslavie (1999), ils ont été, sans état d'âme, tout à fait favorables au pilonnage de la Serbie. L'avantage avec les Verts allemands, c'est qu'on n'a pas besoin de faire de longues analyses sur ce qu'est le pacifisme, idéologie de la bourgeoisie. Il suffit de rappeler leurs hauts faits d'armes.
3 -Goebbels était le ministre de l'Information et de la Propagande du régime nazi. Si nous utilisons cette expression, c'est parce que Goebbels est devenu le nom emblématique du technicien du matraquage idéologique et de la manipulation de l'Etat bourgeois. Mais, et cet article essaye de le montrer, les exemples ne manquent pas dans n'importe quel autre régime, stalinien ou démocratique.
4 - "Face à la spirale de la barbarie guerrière, une seule solution : développement de la lutte de classe", Revue international nº 64, 1er trimestre de 1991.
5 - En fait, jusqu'au moment de la guerre du Golfe, Saddam était un personnage loué par les média occidentaux comme quelqu'un de "moderne" et surtout quelqu'un qu'il fallait soutenir contre les ambitions de l'Iran des mollahs au moment de la guerre Iran-Irak. D'ailleurs, Saddam mit en place en 1988 une répression anti-kurde à base d'armes chimiques que les gouvernements occidentaux ont soutenue, pour la simple raison que Saddam était, à ce moment là, une pièce maîtresse contre l'Iran.
6 - La revue Marianne dit "un peu comme si, pendant l'hiver 1945, les Alliés s'étaient arrêtés sur le Rhin en laissant assez d'armes à Hitler pour qu'il puisse écraser d'éventuels soulèvements". Ce n'est pas "un peu comme si?", c'est exactement ce que les Alliés ont fait en Italie en 1944 : arrêter l'avancée vers le Nord, pour laisser au régime fasciste les mains libres pour écraser l'insurrection et les grèves ouvrières.
7 - Lire "Le milieu politique prolétarien face à la guerre du Golfe" (01/11/90), dans la Revue internationale nº 64, et notre "Appel au milieu politique prolétarien" dans le nº 67
8 - (juillet 1991).
1926-1936 : l'énigme russe élucidée
Dans le dernier article de cette série ("192428: le Thermidor du capitalisme d'Etat stalinien", Revue internationale n°102), nous avons examiné les tentatives effectuées par plusieurs courants de l'aile gauche du parti bolchevique pour comprendre et combattre la dégénérescence puis la mort de la révolution d'octobre. Tous ces groupes ont succombé, l'un après l'autre, à la terreur implacable de la contre-révolution stalinienne. C'est ainsi que le centre de cette lutte politique et théorique s'est déplacé vers l'arène internationale et en particulier vers l'Europe occidentale. Les deux articles qui suivent vont se centrer sur les tentatives de la Gauche communiste internationale d'apporter une analyse marxiste claire du régime qui a surgi en URSS sur les cendres de la révolution prolétarienne.
Comprendre la nature du régime stalinien constitue une question clé du programme communiste. Sans une telle compréhension il serait impossible aux communistes de dégager de façon claire pour quel type de société ils luttent, impossible de décrire ce qu'est le socialisme et ce qu'il n'est pas. Mais la clarté qu'ont les communistes d'aujourd'hui sur la nature de l'URSS n'a pas été atteinte facilement: il a fallu des années de débat intense et de réflexion au sein du milieu politique prolétarien avant de parvenir à une synthèse vraiment cohérente. Jamais auparavant les révolutionnaires n'avaient été amenés à analyser une révolution prolétarienne qui a été détruite de l'intérieur. De ce fait, pendant très longtemps, l'URSS est apparue comme une sorte d'énigme ([1] [350]), comme un problème que les annales du marxisme n'avaient pas prévu. Notre but, dans les articles qui suivent, sera donc de faire la chronique des principales étapes que, dans la nuit noire de la contre-révolution, ces groupes de l'avant-garde marxiste ont traversées pour parvenir progressivement à élucider l'énigme et à transmettre à leurs héritiers d'aujourd'hui l'analyse du capitalisme d' Etat stalinien.
La lettre de Korsch à Bordiga
Nous commençons l'histoire en 1926. Le parti communiste d'Allemagne, le KPD, a été "bolchevisé" afin de synchroniser ostensiblement tous les partis communistes hors de Russie avec les méthodes intransigeantes et disciplinées du parti russe. Mais la campagne de bolchevisation lancée par l'Internationale communiste en 192425 fait en réalité partie du processus de destruction du bolchevisme. Le parti quia dirigé la révolution de 1917 est en train de se transformer en simple annexe de l'Etat russe; et l'Etat russe est devenu l'axe de la contre révolution capitaliste. La théorie de Staline du "socialisme en un seul pays", annoncée pour la première fois en 1924, constitue une déclaration de guerre contre les traditions internationalistes véritables du parti russe. En 1926, tous les bolcheviks qui restent, y compris Zinoviev sous les auspices duquel la campagne de bolchevisation a été imposée à l'Internationale, se retrouvent dans l'opposition et seront expulsés du parti peu après.
En Allemagne aussi, il existe une grande résistance à l'opportunisme et a4bureaucratisme qui se développent dans le KPD. Il se fait jour un refus des tentatives de faire taire tout ce qui met sérieusement en cause la situation interne en Russie et la politique étrangère de l’IC. L'incapacité de l'appareil du KPD à tolérer un véritable débat en son sein aboutit à l'expulsion massive de pratiquement tous les éléments les plus révolutionnaires du parti, de toute une série de groupes influencés non seulement parla plus célèbre opposition du moment, celle qui est réunie autour de Trotsky, mais également parla gauche communiste allemande. Le KAPD,bien que n'ayant plus la force qu'il avait durant les beaux jours de la vague révolutionnaire, existe toujours et mène un travail cohérent vis-à-vis du KPD qu'il définit comme une organisation centriste toujours capable de faire surgir des minorités révolutionnaires.
Notre livre sur la Gauche germano-hollandaise met en évidence de façon précise l'étendue et l'importance de cette scission qui comprend les groupes suivants :
"- le groupe autour de Schwarz et Korsh les «Entschiedene Linke (Gauche résolue) qui regroupait environ 7000 membres ;
- le groupe d’lwan Katz qui formait avec le groupe de Pfemfert une organisation de 6000 membres, proche de l'AAUE, sous le nom de cartel des organisations communistes de gauche et publiait le journal Spartakus. Celui-ci devenait l'organe dit Spartakusbund n°2;
- le graupe de Fischer-Maslow qui comprenait 6000 militants ;
- le groupe d'Urbahns qui en regroupait 5000, futur Leninbund.
L'Opposition de Wedding, exclue en 1927-28, devait former plus tard, avec une partie du Leninbund créé par Urbahns, l'Opposition trotskiste allemande. " (La gauche hollandaise, chapitre 6).
Le groupe de Korsch est l'un de ceux qui est le plus influencé par le KAPD ; plus tard une fusion plutôt hâtive et éphémère aura lieu entre eux. La plate-forme de ce groupe n' est pas bien connue ni accessible, ce qui montre à quel point la Gauche allemande a disparu de l'histoire. Mieux connue est la lettre, commentant la plateforme, quia été envoyée à Korsch par Amadeo Bordiga, figure la plus importante à ce moment là du parti communiste italien qui menait une polémique particulièrement forte contre l'opportunisme croissant de l' IC. Notre attention se dirige donc sur cette correspondance parce qu'elle nous apporte un point de vue de valeur sur les différentes démarches adoptées par les communistes de gauche allemands et italiens vis-à-vis des problèmes fondamentaux qu'ils confrontent à l'époque : comprendre la nature du régime en URSS et définir une politique cohérente envers l'Internationale et les partis qui la composent.
La première chose à noter sur la réponse de Bordiga (datée du 28octobre 1926) c'est qu'elle ne comporte aucune trace de sectarisme l'amenant à se considérer comme l'unique détenteur de la vérité ni le moindre refus de discuter avec d'autres courants de la gauche. Bref, nous nous trouvons très loin du "bordiguisme" d'aujourd'hui qui proclame être le véritable héritier de la tradition communiste de la Gauche italienne et qui a théorisé le refus de mener un quelconque débat avec des groupes qui, selon lui, ne rentrent pas dans la définition très stricte de cette tradition. Il est certain qu'en 1926 Bordiga ne considère pas qu'il y a suffisamment d'homogénéité politique pour un regroupement ni même pour la publication d'une déclaration internationale commune. Mais toute son insistance porte sur la nécessité de la discussion et sur un travail de clarification dans lequel les différents courants de la Gauche internationale ont un rôle à jouer : "D'une façon générale, je pense que ce qui doit être mis aujourd'hui au premier plan, c'est, plus que l'organisation et la manœuvre, un travail préalable d'élaboration d'une idéologie politique de gauche internationale basée sur les expériences éloquentes qu'a connues le Komintern " (cf. la version française de cette lettre publiée dans Programme Communiste n° 68). Plus tard il ajoute que les déclarations parallèles sur la situation en Russie et sur l'internationale des différents groupements de gauche contribueront à ce travail même s'il a le souci d'éviter "d'aller pour autant jusqu'à donner le prétexte du « complot fractionniste »
L'argument de Bordiga se fonde sur la conviction que "nous ne sommes pas encore au moment de la clarification définitive ", c'est-à-dire qu'il est trop tôt pour abandonner les partis communistes ou l'Internationale. Les révolutionnaires doivent poursuivre la lutte au sein des partis communistes aussi longtemps que possible, malgré la discipline de plus en plus artificielle et mécanique qui y règne : "[il faut respecter] cette discipline jusque dans ses absurdités de procédure tant que cela sera possible, sans jamais renoncer aux positions de critique idéologique et politique et sans .jamais se solidariser avec l'orientation dominante. " Défendant la décision de l'opposition de gauche russe de se soumettre à la discipline et d'éviter la scission, il argumente que "la situation objective et externe est encore telle qu'être chassé du Kominterm signifie - et pas seulement en Russie - d'avoir encore moins de possibilités de modifier le cours de la lutte de la classe ouvrière qu'on ne peut en avoir au sein des partis. "
Avec le recul, nous pouvons donner des réponses à certaines conclusions de Bordiga : s'il a absolument raison de penser que la lutte pour "sauver" les partis communistes est bien loin d'être terminée en 1926, sa répugnance à reconnaître la nécessité de former des fractions organisées - y compris, quand c'est possible, une fraction internationale - permet en partie de comprendre pourquoi il est incapable de jouer un rôle dans la phase suivante de l'histoire de la Gauche italienne, la phase qui précisément commence avec la formation de la Fraction de gauche du parti communiste d'Italie en 1928. Mais ce qui est important ici c'est la méthode de Bordiga qui sera reprise sans la moindre hésitation par ceux qui participeront pleinement au travail delà Fraction. La priorité qu' il accorde au travail de clarification dans une situation objective défavorable, l'insistance qu'il met sur la nécessité de lutter jusqu'au bout pour sauver les organisations que le prolétariat a créées avec tant de difficultés, telle est la marque de la Gauche italienne. Et cela nous fournit une clé qui nous permet de comprendre pourquoi celle ci a joué un rôle central "dans l'élaboration d'une idéologie politique de la gauche internationale" pendant les années les plus sombres de la contre-révolution. En revanche, l'expulsion prématurée de la gauche allemande des partis communistes et de l'Internationale a été l'une des causes les plus lourdes de sa rapide désintégration organisationnelle.
On peut dire la même chose de la façon dont Bordiga soulève la question de la nature du régime en Russie qui est en fait la première question qu'il soulève dans sa réponse à Korsch.
"La gauche résolue ", comme les précédents courants de gauche allemands (Rühle dès 1920, le KAPD à partir de 1922) avait déjà déclaré que le capitalisme avait triomphé sur la révolution en Russie. Mais dans les deux cas, cette conclusion, atteinte de façon impressionniste et sans une recherche théorique profonde, a abouti à la mise en question de la nature prolétarienne de la révolution et à une régression politique menant aux positions des mencheviks ou des anarchistes, beaucoup d'entre eux ayant dès le début dénoncé l'insurrection d'Octobre comme un coup d' Etat des bolcheviks instaurant une nouvelle variété de capitalisme à la place de l'ancien. Le KAPD dans l'ensemble n'est pas allé aussi loin mais il a développé la théorie de la "révolution double", prolétarienne dans les villes, bourgeoise à la campagne ; et il tendait à voir dans la NEP (Nouvelle Politique Economique) introduite en 1921 le moment où une sorte de "capitalisme paysan" aurait pris la suprématie sur les restants de pouvoir prolétarien.
Autre ironie du bordiguisme d'aujourd'hui :la réponse de Bordiga à Korsch ne contient aucune allusion à la théorie de la "révolution double" qu'il a élaborée après la deuxième guerre mondiale et qui définit l'économie bourgeoise de l'URSS comme le produit d'une "transition vers le capitalisme" qui aurait eu lieu sous les auspices de l'appareil stalinien. Au contraire, la préoccupation dominante de Bordiga est de défendre le caractère prolétarien d'Octobre, quelle que soit la dégénérescence ultérieure qui ait eu lieu :
"... votre façon de vous exprimer au sujet de la Russie me semble ne pas convenir. On ne peut pas dire que «la révolution russe est une révolution bourgeoise». La révolution de 1917 a été une révolution prolétarienne, bien que ce soit une erreur de généraliser ses leçons «tactiques». La question qui se pose est de savoir ce qui arrive à une dictature prolétarienne dans un pays si la révolution ne suit pas dans les autres pays. II peut y avoir une contre révolution ; il peut y avoir une intervention extérieure ; il peut y avoir un processus de dégénérescence dont il s'agit de découvrir et de définir les symptômes et les répercussions dans le parti communiste. On ne peut pas dire tout simplement que la Russie est un pays dans lequel le capitalisme est en expansion. La chose est beaucoup plus complexe : il s'agit de nouvelles formes de la lutte de classe qui n'ont pas de précédents dans l'histoire. Il s'agit de montrer que toute la conception qu'ont les staliniens des rapports avec les classes moyennes constitue un renoncement au programme communiste. On dirait que vous excluez que le parti communiste russe puisse mener une politique qui n'aboutirait pas à la restauration du capitalisme. Cela reviendrait à donner une justification à Staline, ou à soutenir la position inadmissible selon laquelle il faudrait «quitter le pouvoir». Il faut dire au contraire qu'une juste politique de classe aurait été possible en Russie sans la série de graves erreurs de politique internationale commises par toute la «vieille garde léniniste». "
Encore une fois, grâce au recul que nous avons, il nous est possible de donner des réponses à certaines conclusions de Bordiga : au moment où il écrivait à Korsch, le capitalisme - qui n'avait pas ses fondements sur des concessions aux classes moyennes mais sur l' Etat même qui avait surgi de la révolution - était en train de devenir 1e maître de la Russie, non seulement sur le plan économique (puisqu'il n' avait jamais été renversé sur ce plan) mais aussi sur le plan politique ; et plus longtemps le parti communiste chercherait à s'accrocher au pouvoir politique, plus il se séparerait du prolétariat et s'assujettirait aux intérêts du capital. Mais ici aussi, la question essentielle est la méthode, le point de départ théorique : la révolution était prolétarienne mais elle était isolée ; la question du moment était de comprendre un phénomène qui ne s'était jamais produit dans l'histoire, la dégénérescence d'une révolution prolétarienne de l'intérieur. Et ici encore, même si cela â pris du temps aux héritiers de Bordiga dans la Fraction pour tirer les conclusions correctes sur la nature du régime en URSS, la solidité de leur méthode d'analyse a permis qu'ils y parviennent avec bien plus de profondeur et de sérieux que ceux qui avaient proclamé la nature capitaliste de l'URSS bien plus tôt mais seulement en rompant la solidarité avec la révolution d'Octobre. La Gauche allemande devait lourdement payer pour cela : couper les racines qui la reliaient à Octobre et au bolchevisme signifiait aussi couper ses propres racines ; et sans racines, un arbre ne peut survivre. Jusqu'à aujourd'hui, il est évident que c'est réellement impossible de maintenir une quelconque activité prolétarienne organisée sans qu'elle soit enracinée dans les leçons de la victoire d'Octobre et de la défaite qui l'a suivie.
Le débat au sein de l'Opposition de gauche internationale
Nous arrivons en 1933. La défaite du prolétariat allemand a été scellée par la montée de Hâlerait pouvoir. Les ouvriers des deux autres principaux centres de la vague révolutionnaire internationale de 1917-23 - la Russie et l'Italie - ont aussi été écrasés. Les défaites ont abouti à la disparition ou la dispersion de l'avant-garde révolutionnaire. La vie politique de la classe ouvrière n'a désormais plus lieu dans les partis communistes qui sont complètement stalinisés et à la veille de capituler devant l'idéologie de la défense nationale. Cette vie se maintient néanmoins dans un milieu extrêmement réduit de groupements et de fractions d'opposition. A ce moment là, le centre de l'activité oppositionnelle s'est déplacée en France, en particulier à Paris qui est la ville traditionnelle des révolutions européennes.
En 1933,certains de ces groupes ont déjà disparu. Tel fut le destin d'une "aile" de la gauche italienne en exil, le Réveil communiste, groupe qui s'est formé autour de Pappalardi. Fondé en 1927, ce groupe avait tenté une synthèse audacieuse entre les gauches italienne et allemande. Sans rejeter le caractère prolétarien de la révolution d'Octobre, il était arrivé à la conclusion qu'une contre-révolution bourgeoise avait eu lieu en Russie. Cependant, la tendance du groupe à l'impatience et au sectarisme l'amena rapidement à perdre de vue la méthodologie globale minutieuse de la Gauche italienne. En 1929, sa synthèse avait disparu au profit d'une conversion complète à la tradition de la gauche allemande, avec ses forces et ses faiblesses. Cette mutation fut marquée par l'apparition du journal L'ouvrier communiste qui travaillait étroitement avec le communiste de gauche russe exilé à Paris, Gavril Miasnikov ([2] [351]). Très rapidement, le nouveau groupe a succombé aux influences anarchistes et il cesse de publier en 1931.
En 1933, la majorité des groupes oppositionnels "natifs" sont influencés par Trotsky, bien que la Fraction de gauche du parti communiste d'Italie, formée à Pantin dans la banlieue de Paris en 1928, soit extrêmement active dans ce milieu. La section officielle de l'Opposition de gauche de l'Internationale est la Ligue communiste, formée en 1929 sur une base extrêmement hétérogène, fortement critiquée pas la Fraction italienne. Déjà, à cette époque, le "trotskisme" développe une démarche de regroupement activiste et sans principe, une politique qui ne s'appuie pas sur un accord programmatique solide. De telles démarches ne peuvent aboutir qu'à des scissions, en particulier parce qu'elles s'accompagnent d'une tendance de plus en plus opportuniste sur des questions clés telles que les rapports avec les partis socialistes et communistes ou la défense de la démocratie contre le fascisme. La Ligue a déjà connu un certain nombre de scissions. Alimentée notamment par des antagonismes personnels et des loyautés claniques, la première a lieu après la dissension entre le groupe de Molinier et celui de Rosmer-Naville. L'intervention de Trotsky dans cette situation, depuis son exil à Prinkipo, est pour le moins malheureuse dans la mesure où il se montre déjà de plus en plus impatient de former de nouvelles organisations de masse et où il est sous l'influence des schémas activistes de Molinier qui est fondamentalement un aventurier politique. La tendance de Rosmer a tendance à se sentir concerné par la nécessité de réfléchir et développer une compréhension plus claire des conditions dans lesquelles se trouve la classe. Mais la «paix de Prinkipo» de Trotsky va l'amener à se retirer de fait de la vie militante. Cependant, cette scission a quand même donné naissance à un courant organisé : le groupe de la Gauche communiste autour de Collinet et du frère de Naville. Elle est suivie en 1932par une autre scission qui a abouti à la formation de la Fraction de gauche animée par l'ancien zinovieviste, Albert Treint, et par Marc, plus tard membre de la Gauche communiste de France et du CCI. La cause de cette scission est le rejet parle groupe d'une tendance croissante, au sein de la Ligue, à la conciliation envers le stalinisme. Début 1933, la Ligue se trouve au bord d'une autre scission encore plus ravageuse, quand une minorité croissante réagit contre la politique de conciliation envers la social-démocratie qui culminera dans le "tournant français" de 1934 : la politique "d'entrisme" dans les partis sociaux démocrates qui furent parle passé dénoncés par l'Internationale communiste comme instruments de la bourgeoisie.
C'est à ce moment-là qu'un autre groupe oppositionnel connu sous le nom de "quinzième rayon", dont le militant le plus connu est Gaston Davoust (Chazé), envoie une invitation à tous les courants oppositionnels pour tenir une série de réunions ayant pour but la clarification programmatique et éventuellement le regroupement. Cette initiative est chaleureusement accueillie par la Fraction italienne qui, par une série de manoeuvres, a été écartée de l'Opposition de gauche internationale en 1932 mais qui voit dans ces réunions une base possible pour la formation d'une Fraction de gauche du parti communiste en France, pour utiliser la terminologie de l'époque. 11 y a une réponse positive également de presque tous les groupes français tandis que quelques groupes hors de France participent aussi ou envoient leur soutien (la Ligue communiste internationaliste de Belgique, le groupe d'opposition autrichien, etc.). Pendant les mois qui suivent, il y a une série de réunions auxquelles participent un nombre impressionnant de groupes : la Fraction de gauche et la Gauche communiste, le groupe de Davoust, la Ligue communiste ainsi qu'une délégation distincte de la minorité de cette dernière ; la Fraction de gauche italienne, un certain nombre de petits groupes éphémères tels que Pour une renaissance communiste, composé de trois éléments qui ont scissionné de la Fraction italienne sur la question russe, considérant l'URSS comme étant un Etat capitaliste ; le nouveau groupe de Treint, Effort communiste, qui avait quitté la Fraction de gauche parce qu'il ne voyait plus rien de prolétarien dans le régime des "soviets" et avait commencé à développer la théorie selon laquelle la Russie serait maintenant sous l'emprise d'un nouvelle classe exploiteuse ; et enfin un certain nombre d'individus comme Simone Weil et Kurt Landau.
La nature du régime soviétique est l'une des questions clés à l'ordre du jour. A ce moment là, la majorité des groupes invités défendent formellement I e point de vue, extrait de la plateforme de 1927 de l'opposition russe et toujours vigoureusement défendu par Trotsky, selon lequel l'URSS est un Etat prolétarien, quoique atteint par une sévère dégénérescence bureaucratique, parce qu'il n'a toujours pas perdu, en tant qu' Etat, la propriété des principaux moyens de production. Mais ce qui est particulièrement intéressant dans les discussions de cette conférence, c'est la façon dont elle nous fournit une illustration de l'évolution qui est en train de se produire sur cette question dans le milieu oppositionnel.
Ainsi par exemple, le rapport sur la question russe est présenté par le groupe de la Gauche communiste. Ce texte critique très fortement les arguments de Trotsky :
"... le camarade Trotsky, pour expliquer l'offensive bureaucratique contre l'ensemble de la paysannerie et la conversion du stalinisme à une politique d'industrialisation, malgré la liquidation «du parti en tant que parti», a été amené à admettre que tandis que l'infrastructure économique de la dictature prolétarienne s'affermit, sa superstructure politique peut continuer à s'affaiblir et à dégénérer. Proposition difficilement intelligible lorsqu 'on admet la thèse marxiste selon laquelle «la politique n'est que l'économie concentrée», et, à plus forte raison, lorsqu'il s'agit d'un régime où la direction de l'économie est l'essentiel de la politique. "
Il conclut que la bureaucratie s'est constituée en réalité en une nouvelle classe, ni prolétarienne, ni bourgeoise. Mais à la différence de Treint et sans cohérence apparente, le texte argumente également que cet Etat bureaucratique contient toujours certains vestiges prolétariens et doit donc être défendu par les révolutionnaires contre toute attaque de l'impérialisme. Une résolution écrite parle groupe de Chazé exprime également des conclusions contradictoires : l’URSS reste un Etat ouvrier mais la bureaucratie "envient à jouer un véritable rôle de classe, dont les intérêts s'opposent déplus en plus aux intérêts de /a classe ouvrière ". Plus importante peut être que le contenu réel de ces textes est la démarche adoptée à la conférence, son attitude ouverte sur la question. Ainsi, quand le groupe trotskiste "orthodoxe", la Ligue communiste, propose une résolution excluant tous ceux qui dénient à l'URSS une nature prolétarienne, elle est rejetée quasiment par tous les autres participants.
La conférence ne réussit pas à unifier tous les groupes qui y ont pris part, ni à créer une Fraction française. En effet, dans une période de défaite historique du prolétariat, ce qui inévitablement tend à dominer c'est la dispersion et l'isolement. Malgré cela un regroupement partiel sort de cette conférence ce qui est aussi significatif : la Fraction de gauche, le groupe de Chazé et un peu plus tard la minorité de la Ligue communiste - une minorité de 35 membres dont le départ a en fait disloqué la Ligue - s'unissent pour former le groupe Union communiste qui continuera à exister jusqu'à la guerre. Même si il a démarré avec un lourd bagage de trotskisme et bien que plus tard il ne sera pas à la hauteur lorsqu' arrivera l'épreuve de la guerre civile espagnole, un processus d'évolution a réellement lieu dans ce groupe :il met en question l'idéologie antifasciste et, en 1935, il parvient à la conclusion que la bureaucratie stalinienne est la nouvelle bourgeoisie. Une position similaire est adoptée par la Ligue communiste internationaliste en Belgique.
Si on considère également que la Fraction italienne, bien que parlant toujours d'un Etat prolétarien en URSS, évolue aussi rapidement vers un rejet de toute défense de l'URSS durant cette période, on peut voir qu'au milieu des années 1930, la position de Trotsky sur l'URSS a déjà été mise en question ou abandonnée par une composante importante du mouvement oppositionnel, tout comme elle l'avait été précédemment au sein même de l'opposition russe. Et l'importance de cette composante est à la fois quantitative et qualitative : quantitative parce qu'au milieu des années 1930,elle est en réalité plus nombreuse que le groupe trotskiste "officiel" dans le pays qui est le "centre" de l'opposition internationale de gauche ; et qualitative parce que ce sont généralement les éléments les plus intransigeants et les plus cohérents, dont beaucoup d'entre eux ont été formés pendant ou juste après la vague révolutionnaire, qui rejettent la défense de l'URSS et commencent à comprendre, même si c'est de façon incomplète et souvent contradictoire, qu'une contre-révolution capitaliste s'est produite "au pays des soviets". Il n'y a pas de quoi s'étonner que l'histoire de ces courants soit systématiquement ignorée des historiens trotskistes.
La réponse de Trotsky à la Gauche: La révolution trahie
Pour comprendre l'évolution de la position de Trotsky sur l'URSS, il est nécessaire de reconnaître les pressions exercées sur lui par la Gauche. Si on regarde rapidement sa plus importante prise de position sur la nature de l'URSS pendant cette période, c'est-à-dire son livre La révolution trahie rédigé pendant son exil en Norvège et publié en 1936, nous pouvons facilement saisir qu'il s'engage dans une polémique sur deux fronts : d'un côté contre la tromperie stalinienne selon laquelle l'URSS est un paradis pour les ouvriers et, de l'autre, contre tous les courants à gauche qui convergent vers le point de vue que l'Union soviétique a perdu ses liens avec le pouvoir prolétarien de 1917.
Disons en premier lieu que, contrairement aux conclusions qui sont mises en avant au sein de la Gauche communiste et même par la Fraction italienne à l'époque, le Trotsky de 1936 n' a pas cessé d'être marxiste et La révolution trahie le prouve amplement. L'objectif principal du livre est de réfuter la proclamation absurde de Staline selon laquelle l'URSS a déjà réalisé pleinement le "socialisme" (bien que pas encore le "communisme") en 1936. Contre ce mensonge monstrueux Trotsky rassemble toute la force de ses connaissances statistiques, de son intelligence aiguë et de sa clarté politique pour dénoncer les conditions absolument misérables de la classe ouvrière et de la paysannerie, le caractère déplorable et la mauvaise qualité des biens produits pour la consommation des masses, les privilèges grandissants de l'élite bureaucratique, les tendances réactionnaires, nationalistes et hiérarchiques croissantes dans les sphères de l'art et de la littérature, de l'éducation, de l'armée, de la vie de famille, etc. En fait, la description que fait Trotsky de la mentalité et des pratiques de la bureaucratie est si tranchante qu'il ne fait que prouver que nous sommes en présence d'une classe exploiteuse. Dans l'article "La classe non identifiée : la bureaucratie soviétique vue par Léon Trotsky " publié dans la Revue internationale n° 92 et écrit par l'un des camarades qui milite dans le milieu prolétarien naissant en Russie aujourd'hui, ce point est mis clairement en évidence : "Ainsi Trotsky décrit le tableau qui suit : il existe une couche sociale assez nombreuse qui contrôle la production, donc son produit, d'une manière monopolistique, qui s'approprie une grande part de ce produit (c'est-à-dire exerce une fonction d'exploitation), qui est unie autour de la compréhension de ses intérêts matériels communs et qui est opposée à la classe des producteurs.
Comment les marxistes appellent-ils la couche sociale quia toutes ces caractéristiques ? Il n’y a qu'une seule réponse : c'est la classe sociale dirigeante au sens plein du terme.
Trotsky conduit les lecteurs à une telle conclusion. Mais lui n’ y parvient pas (..) Après avoir dit «Après avoir décrit un tableau de l aclasse dirigeante exploiteuse, Trotsky recule au dernier moment et refuse de dire «B ».
Le livre de Trotsky pose aussi une question extrêmement importante sur la nature de l' Etat de transition et pourquoi il est particulièrement vulnérable aux pressions de l'ancien ordre social. Reprenant la phrase suggestive de Lénine dans L'Etat et la révolution selon laquelle l'Etat de transition est en un certain sens "l' Etat bourgeois sans bourgeoisie",Trotsky ajoute :
"Cette conclusion significative, tout à fait ignorée des théoriciens officiels d'aujourd'hui, a une importance décisive pour l'intelligence de la nature de l 'Etat soviétique d'aujourd’hui, ou plus exactement pour une première approximation dans ce sens. L'Etat gui se donne pour tâche la transformation socialiste de la société, étant obligé de défendre par la contrainte l'inégalité, c'est-à-dire les privilèges de la minorité, demeure dans une certaine mesure un Etat «bourgeois», bien que sans bourgeoisie.(.)
Les normes bourgeoises de répartition, en hâtant la croissance de la puissance matérielle, doivent servir à des fins socialistes. Mais l 'Etat acquiert immédiatement un double caractère : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective des moyens de production ; bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d'après des étalons capitalistes de valeur, avec toutes les conséquences découlant de ce fait. Une définition aussi contradictoire épouvantera peut-être les dogmatiques et les scolastiques; il ne nous restera qu'à leur exprimer nos regrets. " (La révolution trahie)
Cette façon de poser les questions sur la nature de l'Etat de transition, si elle avait été convenablement développée, aurait pu conduire Trotsky à comprendre comment l'Etat établi après la révolution d'Octobre était devenu le gardien du capital étatisé ; mais de nouveau Trotsky a été incapable de pousser la question jusqu'à ses audacieuses conclusions finales.
Les conclusions pleinement politiques qui apparaissent dans ce livre (Trotsky en a déjà dégagées certaines dès 1933)représentent aussi une certaine avancée par rapport à ce qu'il pensait précédemment. En l 927, comme nous l'avons vu dans le dernier article de cette série, Trotsky avait lancé un avertissement contre le danger d'un Thermidor, "une contre-révolution intérieure", au sein même de l'URSS. Mais il n'avait pas encore admis que c'était déjà un fait accompli. Au moment où il écrit La révolution trahie, Trotsky a révisé ce point de vue et a conclu que Thermidor avait déjà eu lieu sous l'égide de la bureaucratie : le résultat est que : « le vieux parti bolchevique est mort, aucune * force ne le ressuscitera ". Et il conclut que la bureaucratie, quia étranglé le bolchevisme, ne peut plus être réformée ;elle doit être renversée par la force par ce qu'il appelle un "révolution politique" assumée par la classe ouvrière. Dès lors, il pense aussi que l'Internationale communiste a rendu son dernier souffle et que la formation de nouveaux partis est à l'ordre du jour dans tous les pays.
Pour finir, il est important de se rappeler que le livre de Trotsky ne clôt pas complètement la question de la nature de l'URSS. Il considère que l'histoire doit encore trancher cette question en insistant sur le fait que le règne de la bureaucratie ne peut être stable : soit elle sera renversée par les ouvriers ou par une contre révolution ouvertement bourgeoise, soit elle se transformera elle-même en classe possédante au plein sens du terme. Dans le contexte d'un monde qui bascule vers une nouvelle guerre mondiale, il devient plus évident à Trotsky, à la fin de sa vie, que le rôle que l'URSS va jouer dans la guerre sera un facteur décisif pour déterminer finalement sa nature de classe.
Malgré tous ces aspects positifs, le livre constitue aussi une défense vigoureuse de la thèse selon laquelle l'URSS reste un Etat ouvrier parce qu'il a mené à bien la nationalisation intégrale des moyens de production, "abolissant" ainsi la bourgeoisie. Quand il parle de Thermidor dans son livre, Trotsky ne l'utilise pas exactement dans le même sens qu'en 1927. A l'époque, Thermidor voulait dire une contre-révolution bourgeoise. Maintenant, il s'appuie plus lourdement sur l'ambiguïté de cette comparaison avec la révolution française. En France, Thermidor n'a pas signifié la restauration féodale mais la venue au pouvoir d'une fraction plus conservatrice de la bourgeoisie. De même, Trotsky défend que le Thermidor soviétique n'a pas restauré le capitalisme mais installé une sorte de "bonapartisme prolétarien" dans lequel la couche bureaucratique parasitaire défend ses privilèges aux dépens du prolétariat mais est toujours dépendante pour sa survie (le la continuation des "formes de propriété prolétarienne" mises en place parla révolution d'Octobre. C'est pourquoi il n'appelle pas à une révolution sociale complète en URSS mais seulement à une révolution politique qui éliminera la bureaucratie tout en gardant la forme économique de base. Et c'est aussi pour cela que Trotsky reste entièrement dévoué à la "défense de l'Union soviétique" contre les intentions hostiles du capitalisme mondial qui, selon lui, voit toujours l'URSS comme un corps étranger en son sein.
Ici nous arrivons au côté réactionnaire du travail de Trotsky ; et il s'agit d'une thèse dirigée contre la Gauche. Cela devient explicite dans la dernière partie du livre dans laquelle Trotsky pose et rejette la question de savoir si l'URSS peut être considérée comme un Etat capitaliste ou la bureaucratie comme un classe dominante. En ce qui concerne le capitalisme d' Etat, Trotsky est conscient de la tendance générale, dans le capitalisme, à l'intervention de l'Etat dans l'économie, et il considère cela comme une expression du déclin historique du système. Il accepte même l'hypothèse théorique selon laquelle toute la classe dominante d'un pays donné peut se constituer en trust unique via l'Etat et il poursuit en disant que : "Le mécanisme économique d'un régime de ce genre n 'of f r irait aucun mystère. Le capitaliste, on le sait, ne reçoit pas, sous forme de bénéfices, la plus-value créée par ses propres ouvriers, mais une traction de la plus-value du pays entier, proportionnelle à sa part de capital. Dans un 'capitalisme d 'Etat' intégral, la loi de la répartition égale des bénéfices s'appliquerait directement, sans concurrence des capitaux, par une simple opération de comptabilité. " Mais ayant décrit en un mot l'opération de la loi de la valeur en URSS, il ajoute vite un démenti selon lequel "il n'y a jamais eu de régime de ce genre et il n'y en aura jamais par situe des profondes contradictions qui divisent les possédants entre eux, d 'autant plus que l 'Etat, représentant unique de la propriété capitaliste, constituerait pour la révolution sociale un objet vraiment trop tentant. "
Nous pourrions ajouter que les bourgeoisies les plus avancées ont également fui le modèle du capitalisme d'Etat intégral parce que, comme l'effondrement des ex-pays staliniens l'a confirmé, il s'est avéré désastreusement inefficace. Mais ce que Trotsky ne parvient pas du tout à faire dans ce chapitre c'est à se poser cette question évidente : est-ce qu'un capitalisme d'Etat intégral peut naître d'une situation inédite où la révolution prolétarienne a exproprié la vieille bourgeoisie et a ensuite dégénéré à cause de son isolement international ?
A l'argument de Trotsky selon lequel la bureaucratie ne peut être une classe dominante parce qu'elle n'a ni titres ni actions, ni aucun droit d' héritage lui permettant de transmettre la propriété à ses héritiers, notre camarade russe AG répond très lucidement : "Dans La révolution trahie, Trotskv essaie de réfuter en théorie la thèse de l'essence de classe de la bureaucratie en avançant des arguments assez faibles dont le fait qu'elle `n'a ni titres ni actions'. Mais pourquoi la classe dirigeante doit-elle obligatoirement les posséder ?Car il est bien évident que la possession des actions et des obligations' elle-même n'a aucune importance: la chose importante consiste dans le, fait que tel ou tel groupe social s 'approprie ou non un surproduit du travail des producteurs directs. Si oui, la, fonction d'exploitation existe indépendamment de la distribution d'un produit approprié soit en tant que profit sur des actions, soit en tant que traitements et privilèges de fonction. L'auteur de La révolution trahie est aussi peu convaincant quand il dit que les représentants de la couche dirigeante ne peuvent pas laisser leur statut privilégié en héritage. Il est peu probable que Trotsky ait sérieusement envisagé que les ,fils de l'élite puissent devenir ouvriers ou paysans. "(Revue internationale n° 92)
En attribuant cette signification décisive au droit d'héritage, Trotsky dévie clairement de l'axiome marxiste fondamental selon lequel les rapports juridiques ne sont que l'expression superstructurelle des rapports sociaux sous-jacents ; de même, en insistant pour trouver une telle preuve de l'appartenance personnelle à une classe dominante, Trotsky oublie que les marxistes définissent le capital comme une puissance totalement impersonnelle ; c'est le capitalisme qui crée les capitalistes et non l'inverse.
De même, derrière la notion de Trotsky selon laquelle l'Etat soviétique est déterminé en dernière instance par sa structure économique, il y a une confusion profonde sur la nature de la révolution prolétarienne. Du fait qu'elle est une classe exploitée, le seul et unique chemin de transformation de la société vers le socialisme que puisse emprunter la classe ouvrière, c'est qu'elle prenne et conserve le pouvoir politique. Elle n'a pas de "propriété" propre, pas de lois économiques fonctionnant en sa faveur : sa méthode de lutte contre les lois de l'économie capitaliste est entièrement basée sur sa capacité à imposer un contrôle conscient et une planification contre l'anarchie du marché, à mettre en avant les besoins humains contre les besoins du profit. Mais sa capacité ne peut dériver que de sa force organisée et de sa conscience politique, c'est-à-dire de sa capacité à affirmer son programme à chaque niveau de la vie sociale et économique. Il n'y a pas de garantie de toutes façons que l'expropriation de la bourgeoisie et la collectivisation des moyens de production conduisent automatiquement dans la direction de nouveaux rapports sociaux. Elles ne sont qu'un simple point de départ : le travail de création de ces nouveaux rapports sociaux ne peut être mené que par le mouvement social massif de la classe ouvrière. En réalité, Trotsky est très près de reconnaître cela quand il écrit :
"La prédominance des tendances socialistes sur les tendances petites bourgeoises est garantie, non par les automatismes de l 'économie- nous sommes encore loin de cela - mais par les mesures politiques adoptées par la dictature. De ce fait, le caractère de l'économie comme un tout dépend du caractère du pouvoir d'Etat. "
Mais, comme pour le reste de sa thèse, Trotsky est incapable de tirer la conclusion essentielle : si le prolétariat n'exerce plus le moindre contrôle sur le pouvoir étatique, alors l'économie ira automatiquement dans un seule direction, le capitalisme. En somme, l'existence d'un "Etat prolétarien", ou d'une dictature prolétarienne pour être plus précis, ne dépend pas du fait que l' Etat détienne formellement l'économie mais du fait que le prolétariat détienne réellement le pouvoir politique.
La conséquence la plus grave de l'incapacité de Trotsky à reconnaître que la révolution d'Octobre a vraiment été définitivement écrasée est que cela l'amène à justifier "théoriquement" l'absolution radicale du stalinisme ce qui va être la fonction ultime du mouvement qu' il a fondé. Dans La révolution trahie, cette absolution est déjà explicite, malgré toutes les critiques des conditions réelles auxquelles la classe ouvrière russe est confrontée : "Il n'y a plus lieu de discuter avec les économistes bourgeois : le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dialectique niais dans celui du .fer, du ciment et de l'électricité. "
Ainsi, Trotsky insiste sur le fait que malgré toutes les déformations bureaucratiques, le ‘développement des forces productives' parle stalinisme est progressif parce qu'il établit la base d'une véritable société socialiste. En fait Trotsky n'a jamais rejeté l'idée que le tournant de Staline vers une industrialisation rapide à la fin des années 1920 constituait une sorte de victoire pour le programme économique de l'Opposition de gauche. Mais le caractère réel de l'industrialisation de l'URSS doit être jugé dans le contexte du développement mondial des forces productives. La révolution russe de 1917 a manifesté que le monde était déjà mûr pour le communisme. Le développement qui a eu lieu sous Staline était fondé sur la défaite de la première tentative mondiale de créer une société communiste ; il était basé sur la nécessité de construire une économie de guerre pour se préparer au repartage impérialiste du monde. Avec cet éclairage, les prétendus triomphes de l'industrialisation soviétique ne sont aucunement des facteurs de progrès humain mais une expression de la décadence du mode de production capitaliste ; et les hymnes de Trotsky à la production de ciment et d'acier ne sont que des justifications pour l'exploitation sans pitié de la classe ouvrière.
Pire! La défense de l'Union soviétique contre le monde capitaliste a conduit à une politique de soutien aux appétits impérialistes du capital russe, une politique déjà mise en pratique en 1929 quand Trotsky a soutenu la Russie dans son conflit avec la Chine pour la possession du chemin de fer mandchou. Comme le monde marche à grands pas vers une nouvelle guerre mondiale et comme l'URSS prend une part croissante sur l'arène impérialiste globale, la position trotskiste officielle de "défense de l' Etat ouvrier" va mener le mouvement de plus en plus près du camp bourgeois.
Comme nous l'avons souligné dans l'article sur la mort de Trotsky dans la Revue internationale n° 103, la descente vers la guerre va amener Trotsky lui-même à se poser un certain nombre de questions très fondamentales. Dans le mouvement trotskiste, il doit faire face à de nouvelles mises en question de sa notion d' Etat ouvrier dégénéré. Cette fois-ci, elles ne viennent pas tant de la gauche que de gens tels que Bruno Rizzi en Italie et en particulier Burnham et Schachtman aux Etats Unis, tous développant une version différente de l'idée que l'URSS représente une société exploiteuse d'un type nouveau, non prévue par le marxisme. Trotsky est opposé à cette conclusion mais ses derniers écrits montrent qu'elle l'a fortement influencé ; cependant, parce qu'il est marxiste et surtout meilleur marxiste que Schachtman et ses pairs, il comprend très clairement que si un nouveau système d'exploitation peut surgir des entrailles de la société capitaliste, alors toute la perspective marxiste, et par dessus tout le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière doit être remis en question:
"L'alternative historique poussée jusqu'à son terme se présente ainsi: ou bien le régime stalinien n'est qu'une rechute exécrable dans l eprocessus de la transformation de la société bourgeoise en société socialiste, ou bien le régime stalinien est la première étape d'une société d'exploitation nouvelle. Si le second pronostic se révélait juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendrait une nouvelle classe exploiteuse. Aussi lourde que puisse être cette seconde perspective, si le prolétariat mondial se montrait effectivement incapable de remplir la mission que lui a confiée le cours du développement, il ne resterait plus qu'à reconnaître que le programme socialiste, construit sur les contradictions internes de la société capitaliste s'est finalement avéré une utopie. Il va de soi qu'on aurait besoin d'un nouveau «programme minimum» pour défendre les intérêts des esclaves de la société bureaucratique totalitaire." ( "L'URSS dans la guerre", 1939)
Pour Trotsky, l'issue de la guerre imminente devrait être décisive : si la bureaucratie se révèle assez stable pour survivre à la guerre, il sera nécessaire de conclure qu'elle s'est vraiment cristallisée en nouvelle classe dominante ; et si le prolétariat ne parvient pas à mettre un terme à la guerre en faisant la révolution, alors cela prouvera que le programme socialiste a été une utopie. Ici nous pouvons voir comment le refus de Trotsky d'accepter la nature capitaliste de l'URSS l'a mené à douter des convictions qui l'ont inspiré toute sa vie durant.
De même, la définition de l'URSS comme capitaliste s'avère être la seule base ferme pour la défense de l'internationalisme pendant la seconde guerre mondiale et après. La défense de «l'Etat ouvrier dégénéré», associé à l'idéologie de soutien de la démocratie contre le fascisme, va mener le mouvement trotskiste officiel à capituler directement face au chauvinisme et à s'intégrer dans le camp impérialiste allié ; après la guerre cela placera le trotskisme dans la position de propagandiste pour le bloc impérialiste russe contre son rival américain.
Ceux qui mettent en avant la théorie d'une nouvelle société bureaucratique concluent rapidement que la démocratie occidentale est plus progressive que le régime barbare de Russie ou ils cessent simplement de croire que le marxisme a encore une quelconque validité. En revanche, tous les groupes et éléments qui rompent avec le trotskisme dans les années 1940 parce qu'il a abandonné l'internationalisme sont convaincus que la Russie est un Etat capitaliste et impérialiste. C'est le cas du groupe de Munis, des RKD allemands, d'Agis Stinas en Grèce... et évidemment de Natalia Trotsky qui a suivi le conseil politique de son mari et qui a le courage de réexaminer l'orthodoxie "trotskiste" à la lumière de la seconde guerre mondiale et à celle des préparatifs de la troisième qui suivent immédiatement après.
Dans le prochain article de la série, nous nous centrerons sur la position de la Gauche italienne sur la question russe qui fournit le cadre le meilleur pour résoudre "l'énigme russe".
CDW.
[1] [352] Nous avons adopté comme titre de cet article celui d'un article rédigé par l'oppositionnel français, Albert Treint, en 1933 ( "Elucider l'énigme russe : Thèses du camarade Treint sur la question russe qui a été écrit pour la conférence de 1933», Cependant, il faut dire que la théorie de Treint d'un nouveau système d'exploitation qui caractérisait le capitalisme d' Etat mais sans classe capitaliste, n'a fait que créer de nouveaux mystères.
[2] [353] II vaut la peine de signaler ici la prise de position finale de Miasnikov sur la question de l'URSS. En 1929, Miasnikov est exilé en Turquie et débute une correspondance avec Trotsky : malgré leurs désaccords, il reconnaît l'importance de Trotsky pour l'ensemble de l'opposition internationale contre le stalinisme. Il écrit une brochure sur la bureaucratie soviétique et il en envoie une copie à Trotsky en lui demandant d'en écrire la préface. Trotsky refuse parce que le texte affirme que la Russie est un système de capitalisme d'Etat et que la bureaucratie est une classe dominante. D'après Avrich, dans son article "L'opposition bolchevique à Lénine : G. T. Miasnikov et te Groupe ouvrier", publié dans The Russian Rewiev, vol. 43, 1984, le texte de Miasnikov jette une certaine lumière sur le processus à travers lequel le prolétariat a perdu le pouvoir et la bureaucratie stalinienne consolidé sa domination. Avrich dit aussi que : « Dans la mesure où le capitalisme d'Etat a organisé l'économie de façon plus efficace que le capitalisme privé Miasnikov le considère comme historiquement progressif ». Dans une note, il ajoute que Tiunov, un autre membre du Groupe ouvrier qui était en prison avec Ciliga, considérait le capitalisme d'Etat comme régressif. La brochure de Miasnikov a finalement été publiée en France en 1931, en langue russe, sous le titre Ocherednoï obman (La mystification présente). A notre connaissance il n'a pas été traduit depuis en d'autres langues, une tâche qui peut être pourrait être prise en charge par le milieu prolétarien qui a émergé récemment en Russie. Le CCI pourra fournir une copie du texte en russe dont il dispose si des propositions de le traduire se font jour.
1- En premier lieu, une question de méthode dans la discussion
Dans notre dernier article, ‘‘nous nous sommes efforcés de répondre à la thèse du BIPR selon laquelle des organisations comme la notre seraient « étrangères à la méthode et aux perspectives de travail qui conduiront à l'agrégation du futur parti révolutionnaire ». Pour ce faire, nous avons pris en considération les deux niveaux auxquels se pose le problème de l'organisation : 1) comment concevoir la future Internationale, 2) quelle politique mener pour la construction de l'organisation et le regroupement des révolutionnaires ; et sur les deux niveaux, nous avons démontré que c'est le BIPR, et non le CCI, qui sort de la tradition de la Gauche communiste italienne et internationale. En fait, l'éclectisme qui guide le BIPR dans sa politique de regroupement ressemble plus à celui d'un Trotsky aux prises avec l'édification de sa quatrième Internationale ; la vision du CCI est en revanche celle de la Fraction italienne qui a toujours combattu pour qu'un regroupement se fasse dans la clarté et sur la base duquel puissent être gagnés les éléments du centre, les hésitants.’’
Ces conclusions que nous avons tirées à la fin d'un article qui fait bien 7 pages, ne sont cependant pas le fruit d'élucubrations privées de tout bon sens mais elles sont l'expression d'un effort accompli en défense d'une méthode de travail qui est la notre et d'une critique ferme mais fraternelle à l'égard d'un groupe politique que nous considérons, sans aucun doute, comme étant du même côté que nous des frontières de classe. Pour faire cela, nos arguments critiques dans les débats avec le BIPR ont toujours comme point de départ les textes du BIPR eux mêmes - que nous nous efforçons dans la mesure du possible, de reproduire dans nos articles - et sont fondés sur une confrontation avec la tradition commune de la Gauche communiste afin de vérifier la validité de telle ou telle hypothèse dans le difficile travail de construction de l'avant-garde révolutionnaire.
En réponse, Battaglia Comunista (BC), une des composantes politiques du BIPR, a publié un article 1 qui pose plus d'un problème. En fait l'article est une réponse au CCI, qui pourtant n'est cité que quand c'est extrêmement nécessaire. L'ensemble de l'article est superficiel et dépourvu de citations de nos positions lesquelles sont, au contraire, synthétisées par BC qui en reproduit certaines de façon clairement déformées (nous voulons bien croire que cela relève d'une incompréhension de celles-ci et non d'une manifestation de mauvaise foi).
En fin de compte, il apparaît clairement, à travers cet article, que BC cherche plus à faire "des effets de style" pour s'attirer les sympathies des lecteurs qu'à poser ouvertement les questions sur le tapis et à les affronter. Mais surtout, il semble que BC refuse de se placer sur le seul terrain de confrontation possible, terrain sur lequel était construite notre réponse, celui de la méthode historique.
Symptomatique de cette attitude est le jugement qui est porté sur notre article qui, selon BC, exprimerait de "l'aigreur" et dans lequel il y aurait de la "biliosité et des calomnies" 2. Nous pensons que cette attitude de BC confirme pleinement la critique d'opportunisme que nous avons adressée au BIPR dans 1’article précédent dans la mesure où, historiquement, l'opportunisme a toujours cherché à éviter les débats politiques sérieux parce qu'ils sont évidemment révélateurs de ses propres travers. Naturellement, pour notre part, nous ne pouvons que renvoyer les lecteurs à notre article précédent pour mesurer à quel point cette position de BC est fausse sinon de mauvaise foi3. Nous ne voulons cependant pas suivre BC dans cette direction et nous disperser dans des polémiques stériles et sans fin. Nous chercherons donc, dans ce nouvel article, à fournir des éléments supplémentaires concernant la question de la construction de l'organisation des révolutionnaires à travers :
1 - une réponse à l'argumentation développée, sur ce plan, par BC dans son article ;
2 - une réponse aux critiques du BIPR sur notre prétendu idéalisme qui serait la cause de notre incapacité et de notre inadéquation à constituer une force digne de participer à la construction du parti mondial.
2. Encore sur la construction du parti
La seconde partie de l'article de BC cherche à défendre sa propre politique opportuniste de construction du parti international en opposition à notre façon de travailler. Rappelons donc les éléments essentiels que nous avons développés auparavant en réponse à la critique que nous fait le BIPR sur comment créer les sections nationales d'une organisation internationale. Le BIPR écrit :
‘‘Nous rejetons par principe et sur la base de différentes résolutions de nos congrès, l'hypothèse de la création de sections nationales par bourgeonnement d'une organisation préexistante, serait-elle même la nôtre. On ne construit pas une section nationale du parti international du prolétariat en créant dans un pays de façon plus ou moins artificielle un centre de rédaction de publications rédigées ailleurs et de toute façon sans liens avec les réelles batailles politiques et sociales dans le pays lui-même.’’ (souligné par nous)4.
Ce à quoi nous avons répondu comme suit :
‘‘Naturellement, notre stratégie de regroupement international est volontairement ridiculisée quand il est parlé de « bourgeonnement d'une organisation préexistante », de création « dans un pays de façon plus ou moins artificielle, d'un centre de rédaction de publications rédigées ailleurs », de façon à induire automatiquement chez le lecteur un sentiment de rejet vis-à-vis de la stratégie du CCI. ’’
‘‘(...) Selon le BIPR, s'il surgit un nouveau groupe de camarades, disons au Canada, qui se rapproche des positions internationalistes, ce groupe peut bénéficier de la contribution critique fraternelle, même polémique, mais il doit grandir et se développer à partir du contexte politique de son propre pays « en lien avec les réelles batailles politiques et sociales dans le pays lui même ». Ce qui veut dire que, pour le BIPR, le contexte actuel et local d'un pays particulier est plus important que le cadre international et historique donné par l'expérience du mouvement ouvrier. Quelle est en revanche notre stratégie de construction de l'organisation au niveau international (...) ? Qu'il y ait 1 ou 100 candidats à militer dans un nouveau pays, notre stratégie n'est pas de créer un groupe local qui doit évoluer sur place, « en lien avec les réelles batailles politiques et sociales du pays lui même », mais d'intégrer rapidement ces nouveaux militants dans le travail international d'organisation au sein duquel, de façon centrale, il y a l'intervention dans le pays des camarades qui s’y trouvent. C'est pour cela que, même avec de faibles forces, notre organisation cherche à être présente rapidement avec une publication locale sous la responsabilité du nouveau groupe de camarades parce que celle-ci, nous en sommes sûrs, représente le moyen le plus direct et le plus efficace pour, d'une part élargir notre influence et, d'autre part, procéder directement à la construction de l'organisation révolutionnaire. Qu'est ce qui est artificiel là dedans et pourquoi parler de bourgeonnement d'organisations préexistantes ? Cela reste encore à expliquer.’’
Ce qui est vraiment surprenant, c’est que, face à nos arguments, BC ne réussit pas à opposer le moindre argument politique sinon... qu'elle n'y croit pas. Voilà en effet sa position :
‘‘On peut penser à une « expansion » multinationale des organisations les plus fortes et les plus représentatives ? Non.
Parce que la politique révolutionnaire est une chose sérieuse : on ne peut pas penser qu'une « section » de quelques camarades dans un pays différent de celui de la section « mère » puisse constituer concrètement un élément de véritable organisation. (et pourquoi pas ? ndr.)
Il faut avoir le courage de reconnaître les difficultés à faire fonctionner réellement une organisation à l'échelle nationale ; la coordination elle-même d'une « campagne » à l'échelle nationale n’est pas toujours complète ; la distribution de la presse dans nos conditions organisationnelles de « petit nombre » se ressent de n'importe quelle petite variation de la disponibilité des militants, et nous pourrons avancer avec les éléments concrets de l'organisation.’’
Voilà donc la vérité ! BC ne croit pas à la possibilité de mettre sur pied aujourd'hui une organisation internationale simplement parce qu'elle-même n'est pas capable de gérer une organisation comme la sienne au niveau national ! Mais ce n'est pas parce que BC n'y arrive pas que cela veut dire que cela ne peut pas se faire. L'existence du CCI est un démenti criant de cette argumentation. BC parle de la difficulté de diffuser la presse au niveau national, mais elle ne voit pas - ce n'est qu'un exemple - que la presse en langue anglaise et espagnole du CCI (en particulier la Revue Internationale) est diffusée dans une vingtaine de pays du monde où il n'a pas forcément de section. Elle ne voit pas non plus que notre organisation est capable, et elle l'a démontré toutes les fois que nécessaire, de distribuer au même moment le même tract dans tous les pays où elle est présente et même au-delà. Encore une fois, BC ne voit pas une réalité qu'elle a sous les yeux qui montre que le CCI est vraiment une organisation unitaire qui agit, pense, travaille, intervient comme un seul corps politique, comme une même organisation internationale, quelle que soit la taille de la section existant dans tel ou tel pays.
Tout cela donne une idée de la valeur de l'argumentation de BC selon laquelle ‘‘il faut le courage de reconnaître les difficultés à faire fonctionner réellement une organisation’’, une argumentation qui n'existe que pour nier la possibilité de construire dès aujourd'hui une organisation internationale, une argumentation totalement dépourvue de base scientifique.
Mais il y a plus dans l'article de BC. Il y émerge en effet une autre idée malsaine sur la façon dont doit se développer une organisation révolutionnaire dans un pays :
‘‘De plus, une mini section parachutée dans un pays, n 'a pas la possibilité de s'implanter sur la scène politique de ce pays, ce qu’a par contre une organisation - là peu importe qu 'elle soit petite - qui est issue de cette scène politique, en s'orientant vers des positions révolutionnaires. (...) Ceux qui ne comprennent pas ou font semblant de ne pas comprendre, que l'identité politique ne suffit pas pour faire une organisation, ou bien n’ont pas le sens de l'organisation, ou bien sont tellement privés d'expérience organisationnelle qu’ils pensent que la question est hors sujet. (...) On ne se rend capable d'accomplir ces tâches que si on développe la tâche primordiale maintenant de s'enraciner, même si c'est de façon forcément limitée aujourd'hui, dans la classe.’’ 5
Honnêtement, le sens de ce passage nous inquiète. Ce qui ressort de ce qu'expose BC, c'est qu'il vaut mieux avoir un groupe ‘‘qui est issu de la scène politique (de l'endroit, ndr), en s'orientant vers des positions révolutionnaires’’, peu importe son degré de confusion au départ, qu'avoir au même endroit ‘‘une mini section parachutée’’.
Mais les véritables ‘‘racines’’ d'une organisation dans la classe ne se jugent pas au fait que ses positions sont momentanément plus ‘‘populaires’’ parmi les ouvriers. C'est là une approche immédiatiste et opportuniste. L’enracinement véritable se juge à une échelle historique (concernant l'expérience passée de la classe et aussi son devenir). Le principal critère de ‘‘l’enracinement’’ est la clarté programmatique et des analyses qui permettent à une organisation :
d'apporter une véritable contribution face aux confusions qui peuvent exister parmi les ouvriers ;
de se construire de façon solide pour 1’avenir.
C’est là tout le débat entre Lénine et les mencheviks, lesquels voulaient avoir une influence plus grande en ouvrant les portes du parti aux éléments confus et hésitants. C'est aussi, dans les années 1920, le débat entre la Gauche italienne et la majorité de l'IC concernant la constitution des PC (sur des bases "étroites" suivant la conception de la Gauche ou "larges" suivant celle de l'IC), sachant justement que l'IC cherchait à avoir un "enracinement" dans les masses ouvrières le plus rapidement possible. Même chose concernant la position de la Fraction face à celle des trotskistes dans les années 1930. L'enracinement de l'organisation dans la classe ne doit jamais se faire en soldant les principes et en atténuant leur tranchant. C'est un des grands enseignements du combat de la Gauche que le BIPR oublie aujourd'hui, comme le PC Internationaliste 1’avait déjà oublié en 1945.
En fait, l'inconsistance de l'argumentation de BC tient au fait que ce groupe se refuse obstinément à répondre à deux questions de fond, questions que nous avions posées dans notre dernier article :
Est-ce que BC considère que la position sur la construction de l'organisation exprimée par le mouvement ouvrier dans le passé, et particulièrement par la Gauche, est erronée et pourquoi ?
Si elle ne le pense pas, estime-t-elle alors que la phase historique actuelle soit radicalement différente de celle du temps de Lénine et de Bilan (comme il existait une différence de fond entre la période ascendante et la période de décadence du capitalisme) et qu'elle exige donc un type d'organisation différent ? Et si c’est oui, pourquoi ?
Nous attendons encore une réponse !
3. A propos de notre prétendu idéalisme
On sait que BC nous accuse d'être idéalistes et d'avoir une analyse de l'actualité conforme à cette vision. Récemment, au cours d'une réunion publique tenue par Battaglia Comunista à Naples, suite à une demande d'explications à propos de notre prétendu idéalisme, BC a répondu ainsi :
‘‘II y a trois points qui caractérisent l'idéalisme du CCI.
Le premier, c’est le concept de décadence : c’est un concept que nous utilisons nous aussi ; mais il n’est pas possible d'expliquer le concept économique de décadence en se fondant uniquement sur des facteurs sociologiques. Le problème est qu’on peut expliquer la décadence si on part de la chute tendancielle du taux de profit. Nous, nous disons que le capitalisme subit la décadence non parce qu’il y a la crise (des crises cycliques, il y en a toujours eu) mais parce que celle-ci est une crise particulièrement grave. Nous disons que le CCI est idéaliste parce que le concept de décadence est abstrait, idéaliste.
Le deuxième point concerne l'analyse de l'impérialisme : quand il y avait l'URSS, nous étions habitués à voir l'impérialisme avec deux visages, l’URSS et les Etats-Unis. Un des deux pôles impérialistes ayant disparu, l'autre domine sur le plan militaire, économique, etc. Il y a cependant au sein de cette nouvelle situation une tentative de regroupement impérialiste en Europe. Comment le CCI peut-il maintenant expliquer cette nouvelle phase en ne parlant que du chaos ? Le CCI confond les aspirations conscientes à prédominer sur la scène impérialiste avec le chaos.
La troisième raison concerne la question de la conscience, et c’est la chose la plus importante. Nous avons entendu des choses incroyables, du style que la classe ouvrière a un niveau de conscience tel qu’il a pu empêcher la 3ème Guerre mondiale.’’
Nous imaginions qu'avec cette critique sur l'idéalisme, BC voulait porter à notre organisation l'accusation de ne pas être partie prenante des problèmes réels et de s'adonner à des fantaisies. Ce que nous comprenons au contraire, comme nous chercherons à le démontrer, c'est que cette critique de BC est fondée sur une compréhension mauvaise et peu profonde de nos analyses politiques qui ne se justifie que par le désir irrépressible de vouloir se démarquer de notre organisation. Essayons donc de donner quelques éléments de réponse, même si évidemment nous ne pouvons faire ici de grands développements sur des thèmes aussi vastes.
La décadence du capitalisme : c'est vrai que 1’analyse du CCI est différente de celle de BC ; mais il est complètement faux que, pour nous, le "concept économique de décadence" s'explique "en se fondant uniquement sur des facteurs sociologiques". Les camarades de BC savent bien que, tandis que leur position a pour point de départ la baisse tendancielle du taux de profit, le CCI se réfère aux apports théoriques successifs de Luxemburg6 sur la saturation des marchés et la quasi disparition des marchés extra-capitalistes, ce qui n'exclut pas toutefois la variable de la baisse tendancielle du taux de profit. Notre position a donc, elle aussi, une base économique et certainement pas sociologique. De toute façon, au-delà des deux explications économiques différentes, l'aspect fondamental est que les deux analyses conduisent à la même vision historique qui est celle de la décadence du capitalisme sur laquelle nous sommes complètement d'accord. Alors, où est l'idéalisme ?
Impérialisme et chaos : sur cette question effectivement, si le CCI défendait la position que BC lui prête, il ne serait pas très crédible. Pour nous le chaos guerrier n'est pas un phénomène en soi mais justement la conséquence de la disparition des deux blocs impérialistes après 1989 et de la perte de la discipline interne que leur existence impliquait, discipline qui, au moment de la guerre froide, avait somme toute garanti, malgré les dangers de guerre mondiale, une certaine "pacification" au sein de chaque bloc et sur la scène internationale elle-même.
Selon BC, "le CCI confond les aspirations conscientes à prédominer sur la scène impérialiste avec le chaos". Pas du tout ! Le CCI, justement à partir des aspirations conscientes de chacun à faire prévaloir ses intérêts impérialistes sur la scène mondiale, non seulement des grandes puissances mais aussi des pays plus petits, voit dans la situation actuelle une tendance conflictuelle toujours plus étendue et pluridirectionnelle, une tendance de chacun à s’affronter à tous les autres, alors que n'existent plus, ou du moins n’existent pas encore pour le moment (et il semble exclu d'en voir la formation à court terme) de nouveaux blocs impérialistes qui puissent rassembler et orienter dans une seule direction les velléités impérialistes de chaque pays 7.
Dans cette nouvelle situation, la discipline dont nous parlions plus haut s'amenuisant, chaque pays se lance dans des aventures impérialistes en s'affrontant toujours plus aux autres, d'où le chaos, c'est-à-dire une situation sans contrôle ni discipline mais dont la dynamique fondamentale est très claire. Notre position est-elle tellement folle et... idéaliste ?
Enfin, sur la classe ouvrière qui a empêché la guerre : encore une fois, répétons que lorsque nous affirmons que la reprise historique de la lutte de classe qui a commencé en 1968 a empêché la bourgeoisie d'aller vers l'aboutissement de la crise du capital, c'est-à-dire vers la troisième guerre mondiale, nous ne voulons absolument pas affirmer que la classe ouvrière, étant consciente du péril de guerre, s'oppose consciemment à ce péril. S’il en avait été ainsi, nous serions certainement dans une phase pré-révolutionnaire ; et de toute évidence, ce n'est pas le cas. Ce que nous voulons dire, en revanche, c'est que la reprise historique a rendu la classe beaucoup moins manipulable par la bourgeoisie que dans les années 1940 et 1950. C'est ce manque de possibilité de disposer complètement du prolétariat qui pose des problèmes à la classe dominante et lui déconseille de se lancer dans un conflit impérialiste généralisé.
En effet, dans la période présente, même si la combativité et la conscience de la classe sont d'un faible niveau, la bourgeoisie n'a pas la capacité d'embrigader les ouvriers des pays avancés derrière les drapeaux guerriers (que ce soit la nation, l'antifascisme ou l'anti-impérialisme, etc.). Pour faire la guerre, il ne suffit pas d'avoir des ouvriers peu combatifs, il faut des ouvriers qui soient prêts à risquer leur vie pour un des idéaux de la bourgeoisie.
Le BIPR, qui joue aujourd'hui le rôle de donneur de leçons, de celui qui sait tout, a eu (et a) des difficultés notables pour analyser la situation internationale. Par exemple, quand il y a eu la chute du bloc de l'Est, BC au début n'avait pas, pour le moins, les idées très claires et attribuait "l'écroulement" à un processus qui aurait été piloté par Gorbatchev pour redistribuer les cartes entre les blocs et essayer de marquer des points face à l'impérialisme américain :
"Ce qui finit, ou qui est déjà fini, ce sont les équilibres de Yalta. Les cartes sont en train d'être redistribuées sur le scénario d'une crise qui, si elle frappe dramatiquement l'aire du rouble, n’a certainement pas fini de se développer dans l'aire du dollar (...). Gorbatchev joue habilement sur les deux tableaux de l'Europe et des tractations avec l'autre superpuissance. La marche vers un rapprochement entre Europe de l'Est et de l'Ouest n’est pas un phénomène qui contribue à la tranquillité des USA et Gorby le sait." (tiré de "Les cartes se redistribuent entre les blocs : les illusions sur le socialisme réel s'écroulent", Battaglia Comunista, n° 12, décembre 1989)8. BC a aussi, en cette même occasion, parlé de l'ouverture de nouveaux marchés dans les pays de l'Est qui pourraient donner une bouffée d'oxygène aux pays occidentaux : "L'effondrement des marchés de la périphérie du capitalisme, par exemple l'Amérique Latine, a créé de nouveaux problèmes d'insolvabilité pour la rémunération du capital... Les nouvelles opportunités ouvertes en Europe de l'Est pourraient représenter une soupape de sécurité par rapport au besoin d'investissement... Si ce large processus de collaboration Est-Ouest se concrétise, ce serait une bouffée d'oxygène pour le capital international." 9.
Quand la bourgeoisie roumaine, au début de 1990, décide de se débarrasser du dictateur Ceaucescu, en recourant à une mise en scène incroyable pour attiser chez les gens la soif de démocratie - la plus efficace des dictatures de la bourgeoisie - BC en est arrivée à parler de la Roumanie comme d'un pays où étaient présentes "toutes les conditions objectives et presque toutes les conditions subjectives pour que l'insurrection puisse se poursuivre en véritable révolution sociale, mais l'absence d'une force authentiquement de classe a laissé le champ libre aux forces qui sont pour le maintien des rapports de production bourgeois." (Battaglia Comunista, n° 1, janvier 1990).
Enfin, que dire de l'article écrit par des sympathisants de Colombie et publié par BC en première page de son journal ? Article dans lequel la situation dans ce pays est présentée comme quasi-insurrectionnelle et cela sans le moindre commentaire ou critique de la part de BC :
"Dans les dernières années, les mouvements sociaux en Colombie (...) ont acquis une radicalité et une amplitude particulières. (...) Aujourd'hui, les grèves se transforment en émeutes, les paralysies urbaines en révoltes, les protestations des masses urbaines se concluent avec de violents affrontements de rue. (...). Pour résumer : en Colombie, il y a un processus insurrectionnel en cours, déchaîné par les mécanismes capitalistes et par l'exacerbation et l'extension du conflit entre les deux fronts militaires bourgeois" (extrait de Battaglia Comunista n°9, septembre 2000, souligné par nous).
On en vient à se demander, à ce niveau, où se trouve réellement 1’idéalisme ? Est-ce dans nos articles ou dans les analyses fantaisistes du BIPR ? 10
4. Les derniers dérapages sur la décadence
Mais il y a plus grave encore. Ce qu'on remarque depuis quelques temps à ce propos, c'est que BC lance des jugements dédaigneux concernant le camp prolétarien qui aurait "fait faillite pour n'avoir pas été à la hauteur des tâches de l'heure", et en même temps c’est justement elle qui remet en question, chacune à son tour, les pierres angulaires de son analyse (et de la nôtre) de la période historique actuelle, en laissant de plus en plus place à l'improvisation du rédacteur à qui il revient de faire l'article. Nous avons dû justement intervenir de façon polémique dans les débats de BC pour corriger un dérapage important sur le rôle des syndicats dans la phase actuelle11 qui rentrait en contradiction avec les positions historiques mêmes de BC. Mais voilà que, dans le même article de Prometeo n° 2, nous trouvons une série de passages qui reviennent sur la question (sans faire la moindre référence à la polémique précédente) en remettant en cause le concept même de décadence du capitalisme, position qui unit depuis toujours nos deux organisations, le BIPR et le CCI, et qui est un héritage du mouvement révolutionnaire, de Marx et d'Engels, de Rosa Luxemburg et Lénine (dont le BIPR se réclame pourtant), de la 3e Internationale, jusqu'aux gauches communistes qui ont surgi à la suite de la dégénérescence de la vague révolutionnaire des années 1920.
De fait, l'article caractérise la situation actuelle de façon bizarre à travers "des phases ascendantes du cycle d'accumulation" et des "phases de décadence du cycle d'accumulation" plutôt que de parler de période historique de décadence irréversible du capitalisme par opposition à la phase historique précédente, comprenant certes des moments de crise mais qui était globalement une phase de développement général :
"II y a (...) un schéma. C'est celui qui divise l'histoire du capitalisme en deux grandes époques, celle de l'ascendance et celle de la décadence. Presque tout ce qui était valable pour les communistes dans la première ne l'est plus dans la seconde justement du fait que ce n'est plus une phase de croissance mais de décadence. Un exemple ? Les syndicats convenaient et il était juste que les révolutionnaires y travaillent pour en prendre la direction avant, ce n'est plus valable ensuite. Pas même l'ombre d'une référence au rôle historique, institutionnel de médiation du syndicat : encore moins au rapport entre ce rôle et les différentes phases du capitalisme, ou du rapport objectif entre les taux de profit et le champ de la négociation. (...) Dans les phases de l'ascendance du cycle d'accumulation, le syndicat, comme «avocat» peut arracher des concessions salariales et normatives (aussitôt récupérées cependant par le capital) ; dans les phases de décadence du cycle, les marges de médiation se réduisent à zéro et le syndicat, ayant toujours la même fonction historique, est réduit à jouer le médiateur, oui mais en faveur de la conservation, opérant comme agent des intérêts capitalistes dans la classe ouvrière.
Le CCI au contraire divise l'histoire en deux parties : quand les syndicats sont positifs pour la classe ouvrière - sans spécifier sur quel terrain - et quand ils deviennent négatifs.
De tels schématismes se vérifient sur la question des guerres de libération nationale.
C'est ainsi que la proposition formelle de positions indiscutables et donc apparemment partageables, s'accompagne d'une divergence substantielle, sinon d'une extériorité au matérialisme historique et d'une incapacité à examiner la situation objective." 12
Puisque cette partie de l'article est explicitement développée comme réponse au CCI, nous devons remarquer que BC a vraiment la mémoire courte si elle ne se souvient même pas des positions de base du CCI sur les syndicats, positions développées dans des dizaines et des dizaines d'articles et, en particulier, dans une brochure dédiée spécifiquement à cette question 13 dans laquelle nous faisons amplement "référence au rôle historique, institutionnel de médiation du syndicat" et au "rapport entre ce rôle et les différentes phases du capitalisme". Nous invitons tous les camarades à lire ou relire notre brochure pour vérifier à quel point les affirmations de BC sont inconsistantes.
Cependant nous croyons qu'il n'est pas inutile de rappeler ce qu'avaient écrit Marx et Engels il y a un siècle et demi :
"A un certain degré de leur développement les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants ou, pour utiliser un terme juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient développées jusqu'à ce moment. De formes de développement des forces productives ces rapports se transforment en entraves qui freinent ces forces. On arrive alors à une époque de révolution sociale." 14
Nous voulons bien croire que BC a simplement commis une erreur d'écriture, qu'elle a utilisé des termes inappropriés en essayant de répondre à nos arguments. Parce que, si ce n'était pas le cas, nous nous demanderions ce que veulent dire les phrases utilisées par BC. Veulent-elles dire qu'après une phase de récession et qu'avec la reprise d'un cycle d'accumulation la classe ouvrière peut de nouveau compter sur les syndicats, pour "arracher des concessions salariales et normatives" ? S'il en est ainsi, nous voudrions savoir de BC quelles ont été, à son avis, "les phases d'ascendance du cycle d'accumulation" dans les dernières décennies et quelles ont été les "concessions salariales et normatives" obtenues grâce aux syndicats par la classe ouvrière qui y ont correspondu.
Et aussi, à propos des luttes de libération nationale, sur lesquelles le CCI exprimerait "un schématisme similaire", que veulent dire les camarades de BC ? Que l'on peut soutenir Arafat ou d'autres pourvu que le cycle d'accumulation du capital soit assuré et qu'il n'y ait pas de récession? Si ce n'est pas la bonne interprétation, que veut dire alors BC ?
En conclusion
Nous avons démontré dans ce deuxième article que ce n'est pas le CCI qui a une vision idéaliste de la réalité mais que c’est bien BC qui développe une confusion théorique et qui a une approche opportuniste dans son intervention. Nous avons fortement le sentiment que tous les arguments donnés par BC en polémique contre "un camp politique prolétarien qui n'est plus à la hauteur de ses tâches et donc désormais dépassé par le temps" ne sont qu'un rideau de fumée en vue de cacher ses propres glissements opportunistes et une certaine dérive jusque sur le plan programmatique, glissements qui commencent à devenir inquiétants. En particulier, par rapport à la tendance actuelle du BIPR à se considérer comme "seul au monde" face à "un camp politique prolétarien qui n 'est plus à la hauteur de ses tâches", il serait opportun que les camarades retournent à la brochure et aux nombreux textes qu'ils ont écrits en polémique avec les bordiguistes dans lesquels ils critiquent justement le fait que chaque groupe bordiguiste se considère comme étant LE PARTI et tous les autres comme de la merde.
C'est pour cela que nous invitons BC (et le BIPR) à prendre au sérieux nos critiques et à ne pas se cacher derrière des accusations ridicules d'excès de bile ou de malhonnêteté. Cherchons à être à la hauteur de nos tâches.
9 mars 2001, Ezechiele
1 "La nouvelle Internationale sera le Parti International du prolétariat", in Prometeo n° 2, décembre 2000.
2 Il faut noter que, dans le mouvement ouvrier, les accusations de "calomnie", "biliosité", etc. sont classiques de la part des éléments centristes et opportunistes envers les polémiques menées contre eux par les courants de gauche (Lénine était considéré comme un "méchant calomniateur" lorsqu'il a engagé le combat contre les mencheviks ; Rosa de même était accusée d'être "hystérique" lorsqu'elle a mené la lutte contre Bernstein et plus tard contre Kautsky à propos de la grève de masse). Plutôt que des accusations de ce type, il faut demander au BIPR en quoi nos critiques sont fausses, voire "calomnieuses". Il ne suffit pas d'affirmer, il faut démontrer. Par ailleurs, le BIPR est mal placé pour nous faire ce genre de reproche alors que les qualificatifs ne manquent pas chez eux, notamment pour affirmer, et là sans le moindre argument, que nous ne faisons plus partie du camp prolétarien. C'est l'histoire de celui qui voit la paille dans l'œil de son voisin mais qui ne voit pas la poutre dans le sien.
3 Il est important de noter à ce propos que les camarades de BC ont accueilli notre première réponse avec une certaine rancœur, parce qu’ils ont associé le qualificatif "opportuniste" avec "contre-révolutionnaire". Cette association, pour quiconque connaît l'histoire du mouvement ouvrier, est complètement fausse et tout à fait non fondée. Elle est, en tout cas, une manifestation d'ignorance politique. L'opportunisme a toujours été identifié comme étant une déformation des positions révolutionnaires et cela au sein du mouvement ouvrier. C’est seulement 1’ambiguïté et le manque de clarté du bordiguisme (et de BC elle-même) qui ont permis de continuer à appeler opportunistes des formations politiques qui sont désormais passées dans le camp de la contre-révolution, comme les différents PC staliniens, et donc d'identifier l'opportunisme avec la contre-révolution.
4 BIPR, "Vers la Nouvelle Internationale... "
5 "La Nouvelle Internationale sera... ", p 10.
6 Voir en particulier les deux oeuvres principales de Rosa Luxemburg dans lesquelles cette théorie est développée :
"L'accumulation du capital" et "Critique des critiques, ce que les épigones ont fait de la théorie marxiste".
7 Un des facteurs majeurs pour lesquels la reconstitution de nouveaux blocs n'est pas à l'ordre du jour aujourd'hui, c'est qu'il n'existe pas de pays capable de rivaliser un tant soit peu avec les Etats-Unis sur le plan militaire. Il faudra de longues années (sûrement plus d'une décennie) pour qu'un pays comme l'Allemagne puisse disposer d'une puissance militaire crédible.
8 Pour des éléments plus conséquents sur cette "non vision", voir aussi notre article "Le vent d'Est et la réponse des révolutionnaires". Revue Internationale n° 61.
9 Idem.
10 On peut encore rappeler qu'à l'occasion des grèves en Pologne en août 1980, la CWO a lancé le mot d'ordre "Révolution tout de suite !" dans son journal, quand la situation n'était vraiment pas une situation révolutionnaire. Les camarades de la CWO nous ont dit, depuis, que c'était un accident, que ce titre et l'article étaient le fait d'un seul militant, qu'il n'avait pas reçu 1'accord des autres membres et que le journal avait été immédiatement retiré de la diffusion. Nous acceptons les explications mais il faut quand même reconnaître qu'il n'existait pas une grande clarté tant politique qu'organisationnelle dans la CWO à l'époque puisqu'un de ses membres a pu penser et écrire une telle absurdité et que l'organisation n'a pas pu empêcher qu'elle soit publiée. Le militant en question n'était probablement pas n'importe qui puisque la CWO lui avait donné la responsabilité de publier le journal sans contrôle préalable de l'organisation ou d'un comité de rédaction. Il n'y a que chez les anarchistes qu'il arrive ce genre de dérapage individuel ou bien dans le parti socialiste italien, en 1914-15, quand Mussolini avait publié sans avertir personne un éditorial dans l’Avanti appelant à participer à la guerre. Mais à l'époque, Benito était quand même le directeur du journal (et il avait été acheté secrètement par Cachin avec des fonds du gouvernement français). En tous cas, l'organisation interne de la CWO laissait à désirer à cette époque. Il faut espérer que cela s'est amélioré depuis.
11 Voir l'article "Polémique avec Battaglia Comunista : les syndicats ont-ils changé de rôle avec la décadence du capitalisme ?" dans Rivoluzione Internazionale n° 116.
12 De "La nouvelle Internationale sera... " p.8-9.
13 Les syndicats contre la Classe ouvrière publié maintenant dans toutes les langues les plus importantes.
14 Marx-Engels, Préface à Contribution à la critique de l'économie politique.
Présentation
L'article de Rate Korrespondenz, organe du Groupe communiste internationaliste de Hollande (GIC) ([1] [354]), que nous republions ci-dessous ([2] [355]) mérite de sortir de l'oubli et d'être porté à la connaissance de nos lecteurs.
Le GIC, durant les années 1930, est le groupe central qui représente la Gauche communiste germano-hollandaise et qui se situe au carrefour de cette tradition. C'est ainsi qu'en 1933 il prend en main le travail de regroupement de l'ensemble du courant ; il édite Proletarier, la revue internationale du communisme des conseils ainsi qu'un service de presse en allemand. Proletarier sera remplacé par Rate Korespondenz en tant qu'organe "théorique et de discussion du mouvement des conseils ".
Avant de se pencher sur son contenu, il n'est pas inutile de souligner que cette étude montre le soutien que toute la gauche communiste a clairement apporté à la révolution russe et au parti bolchevique. Elle montre donc que la Gauche communiste germano-hollandaise n'adopte que tardivement la position sur "la nature bourgeoise de la révolution russe".
Traditionnellement, on date de 1934 avec "les thèses sur le bolchevisme" ([3] [356]) d'Helmut Wagner, la fondation du mouvement communiste des conseils qui rejette l'expérience prolétarienne russe et qui estime que le parti bolchevique n' a pas été un parti révolutionnaire mais un organe "étranger" à la classe ouvrière.
Cette idée s'appuie sur une vision tronquée de la réalité ([4] [357]), car les débats ont fait rage au sein du GIC sur la question du bolchevisme, question qui n'était pas aussi nettement tranchée qu'on le dit, comme l'article de 1936-37 que nous publions ci-après en témoigne.
Que lit-on dans cette étude ?
1. Que la révolution russe est une révolution prolétarienne.
2. Qu'il n'y a rien de commun entre Staline des années 1930 et la révolution : "Jamais homme politique n'a rompu si radicalement avec l'ancien cours suivi jusqu'alors que Staline en 1931. "
3. Que l'URSS est de nature capitaliste d'Etat : "A la place de capitalistes individuels puissants, des appareils étatiques (souligné par nous) tout puissants pressent l'individu de rendre ses dernières forces et ces mêmes organes étatiques lui donnent en échange un salaire. " "Ce rapport de l'ouvrier russe vis-à-vis de son Etat (...) ne ressemble-t-il donc pas à celui de l'esclave salarié de l'Europe occidentale envers son patron ?"
4. Que la contre-révolution a fait sentir ses premiers effets assez tôt : "Ce n 'es tpas d'hier que date l'introduction des rapports capitalistes de classe en URSS de même que ce n'est pas à partir de 1931 seulement que l'URSS l'est devenue. Dans son essence, elle l'était déjà à partir du moment où elle abattit les derniers soviets ouvriers librement élus. "
5. Quant à la nature des bolcheviks, il apparaît clairement que les vieux bolcheviks "se trouvent déjà depuis longtemps en opposition irréductible au régime. Ils constituent un élément étranger au système russe et sont éliminés par lui".
"Les thèses sur le bolchevisme " ne seront la base du communisme de conseil qu'après le deuxième conflit mondial quand commencera à naître ce qu'il est convenu d'appeler le conseillisme. Mais encore, tout le courant de la Gauche communiste germano-hollandaise ne se situe pas dans ce cadre et, par exemple, Ian Appel (ancien membre du KAPD et son délégué au 2e congrès de l'Internationale communiste) n'a jamais accepté la position selon laquelle la révolution russe serait une révolution bourgeoise.
Le débat sur la nature de l'URSS dans les années 1930 est la discussion centrale et mobilise tous les groupes de la Gauche communiste comme nous le montrons dans notre brochure sur La Gauche communiste de France (à paraître).
Toutefois, le GIC comprend, plus rapidement que la Gauche communiste italienne, la nature capitaliste d'Etat du système en URS S. Pour la Gauche communiste italienne, il faudra attendre le deuxième conflit mondial pour qu'elle mette en avant cette même position. Elle l'aborde pourtant dès les années 1930 mais sans la trancher définitivement.
Cela provient du fait que la Gauche communiste italienne a toujours été plus prudente dans l'énoncé d'une nouvelle position politique. Elle a toujours eu pour principe d'examiner toutes les conséquences politiques d'une position avant de l'avancer ; et c'est cette méthode qui lui a permis de garder la boussole politique et théorique.
La validité de la méthode utilisée par la Gauche italienne
Ses positions et sa politique face à la dégénérescence du mouvement communiste en sont une preuve éclatante :
1.Elle effectue la rupture avec l'Internationale communiste (IC) en 1928 quand cette dernière décide qu'on ne peut plus en être membre si l'on apporte son soutien à Trotsky et quand elle adopte dans son programme la thèse du "socialisme dans un seul pays" (ce qui signifie la mort de l'Internationale).
2.Elle montre que l'échec de la révolution était inévitable dès lors que celle-ci ne s'est pas étendue à l'Europe. C'est un processus de dégénérescence qui s'est mis en marche et qui s'est dirigé, chaque jour un peu plus, vers le rétablissement du capitalisme en URSS. Pour cette dernière il n'y a pas de date précise à fixer pour le passage définitif dès lors qu'il s'agit d'un processus. Cependant, il est clair que celui-ci a totalement abouti quand l'URSS a participé à partir de 1939 à la seconde guerre mondiale.
En ce qui concerne les partis communistes, elle les a envisagés au cas pas cas ; et pour ce qui est du PCF et du PCI, par exemple, elle les a considérés comme perdus dès lors qu'ils se sont engagés dans une politique de soutien à leur bourgeoisie nationale en 1935. La Fraction italienne a alors changé son nom de Fraction italienne du PCI en Fraction italienne de la Gauche communiste internationale.
C'est ce cheminement prudent qui lui a permis de tirer pas à pas les leçons et de faire le bilan de ce qui est arrivé au mouvement communiste à la suite de la révolution russe mais aussi de donner naissance, sur ces bases solides, aune filiation bien vivante encore aujourd'hui.
Les limites de la méthode de la Gauche germano-hollandaise
Celles-ci apparaissent clairement dans le texte que nous publions ici :
1. On ne sait pas comment s'effectue la contre-révolution et P on ne comprend pas ce que vient faire l'année 1931 et quelle importance particulière elle peut avoir.
2. Ce manque de clarté sur le phénomène de la contre-révolution ainsi que sur ses causes ne nous permet pas de tirer des enseignements essentiels pour le devenir de la lutte prolétarienne et sur comment nous devons agir face à une nouvelle situation révolutionnaire.
3. La deuxième partie de l'étude tente de critiquer les mesures économiques prises en URSS en direction de la paysannerie avec une démarche "gestionnaire". Cette manière de traiter le problème est ambiguë et laisse accroire que de bonnes mesures économiques en URSS auraient pu inverser le cours et éviter la contre-révolution. C'est une lourde erreur car même si les bolcheviks avaient pris d'excellentes mesures économiques cela n'aurait pas empêché la contre-révolution car il ne peut y avoir de socialisme dans un seul pays.
De Rate Korrespondenz (1936-37) : organe en langue allemande du Groupe Communiste Internationaliste de Hollande
I. Moment décisif dans le développement de l'URSS de ces dernières années.
Quiconque a suivi attentivement la situation de l'URSS a dû remarquer combien de mesures extrêmement réactionnaires y ont été réalisées ces derniers temps : l'interdiction de l'avortement, 1'introduction de nouveaux grades dans l'armée, de nouveaux règlements scolaires autoritaires, et bien d'autres règlements.
Toutes ces mesures se meuvent le plus souvent sur le plan culturel politique et ne sont compréhensibles que lorsqu'on se donne la peine d'y voir la conséquence de raisons plus profondes, et dont l'origine plonge dans le domaine de l'économie. S'il est vrai que des modifications idéologiques qui représentent la superstructure d'une société présupposent des modifications analogues dans l'économie, on devrait pouvoir démontrer de telles modifications ou de tels déplacements de forces en URSS. En fait, rien n'est plus facile à démontrer.
Toute la série de nouveaux règlements qu'on a pu constater ces dernières années ne s'expliquent autrement que par un déplacement substantiel et même principiel des rapports de forces.
Il suffira pour cela de rappeler le discours, en son temps célèbre, que Staline prononça en juin 1931 devant une assemblée d'économistes russes sur les six conditions ou changements. La presse du Komintern a considéré le discours comme étant d'une portée historique et n'a pas dit en ce cas un seul mot de trop. Jamais homme politique n'a rompu si radicalement avec l'ancien cours suivi jusqu'alors que Staline en 1931. Il demandait alors la suppression de l'égalité relative des salaires ouvriers, stigmatisait cette égalité comme une "creuse égalisation" et exigeait l'introduction d'un nouveau système de salaires. Il demandait en plus la suppression de la direction collective des entreprises et leur remplacement par une direction personnelle d'un fonctionnaire responsable uniquement devant l'Etat.
Cependant le point essentiel résidait sans doute dans l'annonce que dorénavant les entreprises devraient travailler d'après le principe de la rentabilité. Le discours fut suivi immédiatement par une série de décrets qui ont donné à ces formulations de Staline force de loi. Plus de 30 échelons de salaires furent créés, et les différences s'échelonnèrent entre 100 et 1000 roubles par mois. Le droit des ouvriers d'avoir un certain regard dans le fonctionnement de l'entreprise fut réduit à zéro et les directeurs "rouges" devinrent des bureaucrates dans leur domaine. Pour la réalisation de la rentabilité, ils reçurent les pouvoirs nécessaires. Une rationalisation du mode du travail eut lieu qui provoqua une course effrénée pour des hauts salaires.
Pour les staliniens des pays autres que l'URSS, le travail à la tâche c'était de l'assassinat, mais en URSS, ils prisaient beaucoup les effets miraculeux du travail à la tâche.
Peu après les syndicats furent rattachés au Commissariat du Travail et cessèrent définitivement de mener une lutte quelconque pour l'amélioration des conditions de vie des ouvriers. Ils devinrent de simples instruments de propagande de l'Etat pour une meilleure exploitation de l'effort ouvrier (Décision du C.C. du 23 juin 1933). Même la façon de pourvoir les ouvriers en denrées alimentaires fut modifiée. La plupart du temps elle passait dans les mains de la direction d'entreprise qui trouvait le moyen "d'assurer aux meilleurs ouvriers une meilleure fourniture de denrées alimentaires". Si jusqu' alors il existait au sein de la classe ouvrière une certaine égalité des conditions de vie - égalité qu'on pourrait le mieux qualifier d'égalité de commune misère – à partir de ce moment commença à se développer une différenciation dans la manière de vivre, une différenciation des intérêts, et par conséquent une appréciation différente de l'Etat et de ses institutions.
Ainsi prit fin une longue période pendant laquelle le nivellement de la conscience ouvrière trouvait son origine dans les conditions économiques.
Où donc faut-il chercher les raisons de toutes ces mesures qui furent déjà à l'époque stigmatisées par différents groupes ouvriers comme étant de nature réactionnaire et même capitaliste. Staline nous le dit dans le même discours cité plus haut : "il en résulte finalement qu 'on ne doit plus se contenter des anciennes sources d'accumulation, le nouveau développement de l'industrie et de l'agriculture exige l'introduction du principe de la rentabilité et le renforcement de l'accumulation au sein de l'industrie."
Le prolétaire des pays capitalistes sait bien par l'expérience de sa vie quotidienne quelles sont les méthodes que le capitalisme met en pratique lorsque que par manque de plus-value l'accumulation se trouve bloquée. Bien que se voilant de bonnets philanthropiques de toutes sortes, elles ont toujours comme but final une aggravation de l'exploitation. Il est significatif que le "premier et unique Etat ouvrier" se soit servi de la même méthode. Pas mal de communistes perdirent alors une partie de leurs illusions. La dure réalité les a forcés à se rendre à 1'évidence ; c'était une erreur de croire que la nationalisation des moyens de production était déjà en soi une garantie suffisante pour une disparition de l'exploitation de l'homme par l'homme.
A la place des capitalistes individuels puissants, des appareils étatiques tout puissants pressaient l'individu de rendre ses dernières forces et ces mêmes organes étatiques lui donnaient en échange un salaire qui suffisait à peine à assurer l'entretien de l'existence nue. Ce rapport de l'ouvrier russe vis à vis de son Etat et ses fonctionnaires ne ressemble-t-il donc pas à celui de l'esclave salarié de l'Europe occidentale envers son patron?
Des staliniens 100 % nous chantent, il est vrai, "la propriété collective des moyens de production" qui existerait dans l'Etat soviétique, et les trotskistes l'ont chanté jusqu'alors dans le même chœur bien que sur un autre air.
Mais une question se pose alors ; Pourquoi donc les ouvriers "ces propriétaires collectifs des moyens de production" ont-ils montré si peu d'intérêt à accroître le plus rapidement possible leur propriété, au point que Staline a été obligé de leur rappeler leurs devoirs avec un fouet de faim?
Bien plus, pour protéger la "propriété socialiste" il a dû, même à l'aide de lois draconiennes, empêcher les ouvriers d'emporter dans leurs poches leur propriété à eux. Les prolétaires russes sont-ils donc si bêtes et si myopes comme sont intelligents leurs maîtres staliniens et ne comprennent-ils donc pas les dommages qu'ils se causent eux-mêmes à leurs intérêts les plus vitaux !
Nous croyons fermement que l'ouvrier russe comprend qu'il n'a aucun rapport direct ni avec les moyens de production, ni avec le produit de son travail. Il n'a aucun intérêt à ces deux choses, parce qu'il est salarié au même titre que ses frères de classe de l'autre côté de la frontière. Que le prolétariat russe ait compris ce fait dans son ensemble, ou que l'exploitation soit encore voilée aux grandes masses par des illusions, cela importe peu. Ce qui est sûr, c'est que le prolétariat russe a agi et continue à agir comme seule une classe exploitée agit. Et il importe peu que Staline soit conscient ou non de son rôle de dirigeant d'une société reposant sur l'exploitation; l'essentiel, c'est que personne mieux que lui n'avait pu formuler avant et après 1931 les nécessités d'une telle société.
Ce n'est pas d'hier que date l'introduction des rapports capitalistes de classe en URSS de même que ce n'est pas à partir de 1931 seulement que l'URSS l'est devenue. Dans son essence, elle 1'était déjà à partir du moment où elle abattit les derniers soviets ouvriers librement élus, mais après 1931 l'économie russe a rejeté de son sein tous les éléments étrangers à sa structure.
Les couches qui considéraient l'honnêteté comme une des vertus essentielles des révolutionnaires (surtout parmi les vieux bolcheviks) se sont montrées incapables d'aider le programme de Staline à se réaliser, et se trouvent depuis longtemps en opposition irréductible au régime. Ils constituent un élément étranger au système russe et sont éliminés par lui. La dissolution de l'organisation des vieux bolcheviks et la déportation de ses membres les plus éminents surtout ces derniers temps, montra bien à quel point cette interprétation correspond à la vérité.
Un bolchevik, un ouvrier conscient, un communiste ne peut pas défendre devant les masses les mesures du gouvernement soviétique, il ne peut pas les faire réaliser sans immédiatement cesser d'être un communiste. Il devient pour les puissants inutilisable et sans valeur dans la mesure où il devient conscient de sa fonction en tant qu'instrument de la hiérarchie exploiteuse. C'est pourquoi nécessairement d'autres hommes doivent accomplir cette fonction, des hommes avec des conceptions différentes et qui n'ont pas le sentiment d'appartenir à la classe ouvrière.
Les décisions importantes après 1931 étaient des nécessités qui résultèrent du développement et étaient devenues causes d'un déplacement du rapport de force entre classes en URSS. Une aggravation de l'exploitation est impossible sans l'accroissement de l'appareil qui réalise cette exploitation directement. Et, comme la classe ouvrière ne peut s'exploiter elle-même, cet appareil devait être édifié par des gens qui ne lui appartiennent pas. Fonctionnaires, employés, cadres de l'industrie, appuyés sur une large couche d'aristocratie ouvrière sont 1'instrument de la clique régnante et, peuvent de ce fait jouir des privilèges qui les placent bien au-dessus du niveau d'un prolétaire moyen.
Telle est la situation créée en URSS.
En dépit de tous les bavardages sur le passage imminent vers une société sans classes, une nouvelle classe a surgi là-bas. Les prolétaires n'ont aucun rapport de "propriété" avec les moyens de production; là comme ici, ils sont vendeurs de leur force de travail; tandis que la classe opposée (fonctionnaires du parti, directeurs d'entreprises et de coopératives, bureaucratie d'Etat) exerce la fonction de gérant des moyens de production, d'acheteur des forces de travail et de propriétaire des produits du travail. Elle domine collectivement, mais d'une façon autoritaire toutes les sphères de 1'économie russe. Elle ne produit aucune plus-value, mais se nourrit du travail de millions d'esclaves auxquels elle a enlevé et enlève encore tous les droits, et se donne à elle-même des privilèges qui la différencient nettement de la masse grise des prolétaires russes.
Aussi sa conscience n'est-elle pas une conscience ouvrière. Elle est intéressée à l'exploitation et cet intérêt est déterminant pour la formation de ses conceptions. Elle reste farouchement opposée à toutes les forces de la société qui propagent la suppression réelle de l'exploitation. Par ceux-ci elle se sent menacée dans ses privilèges et ne recule devant rien pour détruire cet ennemi. Toutes ses forces tendent vers P extension des privilèges obtenus au cours des années passées et vers la liquidation de tout ce qui reste de la révolution d'octobre, les restes humains y compris.
Pour pouvoir tirer de la chair des prolétaires toute la masse gigantesque de plus value nécessaire à 1'édification et à la reconstruction de l'économie russe il a fallu créer toute une armée d'aboyeurs, de surveillants et de garde-chiourmes.
C'est à un processus de libération que nous avons assisté en URSS ces derniers temps, libération non pas des masses populaires, mais de la structure économique qui ne pouvait plus supporter la vieille coque politique. Les lois de la société basée sur l'exploitation s'imposèrent du moment où le dernier trou qu' était 1'absence d'une couche assumant clairement et nettement la fonction de classe exploiteuse, fut bouché. La constitution définitive de cette classe est l'essentiel du développement de l'URSS en ces dernières années. Qui ne comprend pas ces choses sera incapable de comprendre tout ce qui se déroule et se déroulera en URSS.
L'URSS est devenue définitivement un pays capitaliste. Toutes les forces de la vie y ont un caractère capitaliste.
Le chemin d'octobre à février a été parcouru sans que ce soit cependant un chemin de retour. En URSS, les prolétaires trop faibles pour organiser en tant que classe la production au nom de la société tout entière, ont dû céder la place au parti qui ne pouvait agir autrement que comme représentant d'intérêts particuliers. Ce parti a fait ce qu'ailleurs ont accompli les capitalistes privés, il a développé les moyens de production et continue à les développer jusqu' à la limite historique; le parti prit sur lui le rôle historique de la bourgeoisie et devait dégénérer sous cette forme.
Accomplissant un rôle progressif, il a poussé en avant la roue de l'histoire et vient d'arriver maintenant à un point que la bourgeoisie des autres pays a déjà atteint depuis longtemps. Il commence à devenir un obstacle sur le chemin du développement de l'URSS sous n'importe quelle forme humaine.
Il n'y a pas lieu ici de disqualifier moralement les personnes qui ont tenu le gouvernail ; il faut comprendre que toute personne, toute puissance qui à la place des personnes d'aujourd'hui aurait tenu le gouvernail eût subi le même développement.
II. Les forces sociales en URSS
L'aspect de l'économie agraire
Malgré toutes les mesures prises, la différenciation des conditions de vie entre la couche dirigeante et le prolétariat, au cours du premier plan quinquennal, n'a pu atteindre son plein épanouissement. La bureaucratie avait encore besoin du prolétariat pour réaliser sa campagne de conquête de la paysannerie. Pour pouvoir consolider sa position dans l'industrie, la bureaucratie devait s'assurer une influence prépondérante sur le secteur agraire de l'économie russe. L'anarchie de la production paysanne commençait, en effet, à menacer le développement de toute l'économie et par cela la couche dirigeante. L'introduction de nouvelles méthodes de production plus perfectionnées était depuis longtemps une nécessité historique pour l'économie agraire russe. Tout autre gouvernement aurait été obligé un jour ou l'autre de les introduire. D'abord pour pouvoir nourrir à meilleur marché ses salariés, et puis pour enrichir le marché intérieur, d'un nouveau débouché.
La bureaucratie proclama la collectivisation des biens ruraux et la réalisa "au nom du communisme". Sans cela, elle n'aurait pu mobiliser pour son œuvre des forces prolétariennes supplémentaires. On sait quelle résistance désespérée la collectivisation rencontra de la part des paysans, résistance que le gouvernement n'aurait pu briser en ayant dans le dos un prolétariat hostile.
Pour pouvoir "au nom du communisme" arracher l'entreprise du paysan à son ancienne forme féodale d'organisation et de production, et pour pouvoir l'incorporer comme partie homogène dans le système général de son capitalisme, il fallait faire au nom de ce même "communisme" certaines concessions au prolétariat malgré les intérêts fondamentalement opposés. Pour avoir une idée de l'âpreté de la lutte pour la collectivisation, il suffit de se rappeler qu'elle a conduit à l'émigration de dizaines de milliers de paysans et à la déportation de centaines de milliers d'autres. Pour aider la campagne à sortir de sa situation arriérée, il fallait l'anéantir avec l'aide d'ouvriers armés croyant gagner ainsi la campagne au socialisme. Ils ont ainsi anéanti les derniers restes du féodalisme et du capitalisme privé libre et frayé un chemin pour un contrôle efficace de la bureaucratie sur la collectivité paysanne.
Jusqu'alors les petites entreprises existantes étaient dans une large mesure indépendantes de l'industrie et par conséquent des dirigeants de celles-ci. Les paysans n'avaient pas de besoin qui aurait pu les lier fermement à l'industrie. Il fallait donc les arracher de cet isolement à tout prix, en créant même par force de tels besoins. D'autre part, on ne pouvait songer à une augmentation de productivité agricole sans 1'introduction des moyens industriels modernes comme tracteurs, batteuses, combinés, etc.
Aujourd'hui, ce processus est déjà en grande partie accompli : 87 % de la surface cultivée ont été cette année gérées collectivement, environ 300 000 tracteurs sont en usage, le nombre des machines plus compliquées (tracteurs combinés) s'élève à des dizaines de milliers. L'économie rurale est profondément modifiée, et par cela aussi, son rapport envers les autres parties de l'économie russe.
Les obligations et les dettes des "paysans collectifs" envers l'Etat sont immenses. Leur isolement est brisé, chaque jour ils deviennent plus conscients de leur dépendance de l'Etat. Les paysans sont sous l'influence de la politique des prix du gouvernement et les instituts de crédit ont la possibilité d'exercer sur eux une pression constante. L'an dernier, on a remarqué une tendance très nette de la part du gouvernement soviétique à ne plus vendre aux collectivités les grands moyens de production, mais à les louer. Dans ce but, on a créé à la campagne quelques milliers de stations "de tracteurs et de machines"'. Ceci indique l'étendue de l'influence, et des possibilités que la bureaucratie s'est créée dans ce secteur et qu'elle développera encore.
La collectivisation qui a fait disparaître complètement la "commune" paysanne a créé comme nouvelle forme l'organisation rurale "l'artel", association pas trop rigide de propriétaires des moyens de production. Il y a une certaine ressemblance entre les coopératives agricoles telles qu'on les rencontre dans l'occident, et surtout dans les pays Scandinaves et les "artels"; mais dans les artels ce ne sont pas seulement les batteuses ou les laiteries qui servent pour les besoins communs, mais toutes les machines, édifices, et une grande partie des terres.
Si un tel artel paraît à première vue quelque chose de socialiste, dès qu'on y regarde déplus près, on trouve la marque incontestable du capitalisme. Si le socialisme signifie tout d'abord la disparition de tout droit de propriété, l'artel créé précisément une nouvelle forme de droit de propriété. L'inégalité des droits de propriété en naît nécessairement et avec elle 1'inégalité des conceptions, des buts et des intérêts des individus qui y appartiennent.
En plus de cela, existe dans l'artel le travail salarié qui règle les rapports des membres entre eux. Les salariés sont payés non seulement d'après la quantité de travail fournie, mais aussi d'après sa qualité. Par dessus le marché, l'artel peut employer des ouvriers comme simples salariés qui n'ont pas d'autres droits. L'artel peut donc fonctionner comme exploiteur. Pour devenir membre de l'artel, il faut pouvoir apporter des biens qui paraissent suffisants à la majorité des membres de l'artel.
Si l'artel estime forme socialiste d'organisation, il présente cependant une forme bien supérieure à l'ancienne. L'artel permet par l'emploi des machines une rationalisation du travail et une augmentation sensible de la productivité agricole ; par cela même, il augmente la part de chacun dans le profit. C'est ce dernier fait, d'ailleurs, qui a rendu l'artel "populaire", malgré la méfiance que les paysans lui ont manifesté au début.
Pour le marxiste il est clair que toutes ces mesures doivent nécessairement aboutir à la disparition de la paysannerie et que leur position s'approche de plus en plus de celle des ouvriers. Pour le moment, les paysans ne semblent pas apercevoir les nouveaux changements de la situation, ils ne voient que le côté superficiel, les profits accrus, et accueillent favorablement la nouvelle forme ou ne s'y opposent pas. Ce dernier fait est d'une importance capitale et ne doit pas être perdu de vue lors d'un examen de la situation russe.
Du moment où la bureaucratie peut prendre en considération la paysannerie comme base de masse, elle devient indépendante du prolétariat. De ce moment elle a la possibilité de jouer sur les intérêts opposés des deux classes. Et personne ne peut affirmer qu'elle a délaissé cette chance. Au contraire, depuis "la victoire complète de la collectivisation", toute sa politique intérieure et extérieure porte ce caractère. Avec les prolétaires contre les paysans, avec le paysan contre le prolétaire, la bureaucratie russe emploie tour à tour ces deux moyens pour consolider son pouvoir.
Vous avons donc à faire aujourd'hui en URSS, "à la rentrée dans la société sans classes", au moins à trois classes qui diffèrent entre elles très nettement par le rapport qui les lie aux moyens de production. Les prolétaires n'ont aucun droit de propriété sur le produit de leur travail ni sur les moyens de production. Droit collectif de propriété contrôlé par l'Etat, caractérise le mieux la classe paysanne. La bureaucratie, sommet de la hiérarchie régnante possède et domine, d'une façon anonyme et collective tous les moyens industriels de production et ne laisse échapper aucune occasion pour soumettre à son entière domination l'économie rurale.
Cette différenciation crée chaque jour une différenciation dans la façon de vivre et dans l'idéologie, des trois catégories. Le Prolétariat, pauvre et exploité, est intéressé à voir disparaître l'exploitation et ses bases matérielles.
Les paysans exigent une aggravation de l'exploitation des ouvriers en même temps qu'une réduction des prix sur les produits industriels et demandent une adaptation de l'économie russe aux nécessités de leur forme de production.
La bureaucratie assise sur la nuque des deux presse tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre ; et est toujours intéressée à tirer profit des deux couches, toujours intéressée à rester couche dominante.
[1] [358] Voir le livre du CCI, La Gauche hollandaise, Contribution à une l'histoire du mouvement révolutionnaire.
[2] [359] D'après une traduction de L'Internationale revue mensuelle de l'Union Communiste n° 27 et 28 d'avril et de mai 1937. Union Communiste était un groupe qui se situait entre la Gauche communiste italienne et les trotskistes durant l’entre-deux-guerres. Voir la nouvelle brochure du CCI, La Gauche communiste de France.
[3] [360] Dans La révolution bureaucratique, Ed. 10/18, Paris, 1973.
[4] [361] Que le CCI a déjà critiqué. Voir La Gauche hollandaise.
Une des critiques, considérée comme la plus pertinente, que Luxemburg fait du Capital est que, puisque c'est un travail incomplet, il est nécessairement insuffisant. Bien qu'il soit vrai que Le Capital n'est pas terminé, puisque Marx lui-même avait clairement manifesté qu'il avait l'intention de le poursuivre, ce qu'il a écrit, avec l'assistance d'Engels, est pour l'essentiel, une analyse cohérente et conséquente ([1] [363]). Cela devient évident lorsqu'on saisit que la théorie de la crise de Marx est basée uniquement sur la baisse tendancielle du taux de profit. Ce que des critiques tels que Luxemburg ne parviennent pas à saisir est que Marx avait déjà compris les contradictions de l'accumulation capitaliste avant d'écrire le Capital, dans le recueil qui sera connu plus tard sous le titre Théories sur la plus-value.
En fait, soutenir que Le Capital a de sérieuses lacunes aussi importantes, comme Luxemburg le fait, c'est réduire l'analyse de Marx à une description tout au plus, plutôt qu'à une critique de l'économie politique capitaliste, c'est-à-dire tomber dans un perspective empirique. ([2] [364]). Cela veut dire que Luxemburg ne comprend pas la nature de la méthode de présentation que Marx utilise dans le Capital. Ce qui est confirmé par son incapacité à tenir compte de la mise en garde de Marx que "il peut sembler que nous avons devant nous une construction a priori" ([3] [365]). Elle ne peut pas saisir que Marx a choisi la méthode particulière de présentation pour le Capital de sorte que le prolétariat soit capable de découvrir, au delà du monde des apparences, du fétichisme de la marchandise que les rapports de production capitalistes créent nécessairement, que les contradictions fondamentales, le "mouvement réel peuvent être présenté de manière appropriée. " ([4] [366])
Cette méthode "s'abstrait de tous les phénomènes superficiels les moins essentiels et en continuel changement de l'économie de marché. " ([5] [367]). Le Capital n'est donc pas destiné à "raconter toute l'histoire du développement capitaliste" ([6] [368]) ou de "prévoir le cours réel du développement capitaliste" ([7] [369]) mais de "mettre à nu la dynamique de ce développement" ([8] [370]) ; c'est-à-dire qu'il révèle les contradictions inhérentes de l'accumulation capitaliste à partir de la perspective de la transformation révolutionnaire de la société, du point de vue de la totalité.
Le Capital ne consiste PAS dans une série de descriptions détaillant progressivement la réalité capitaliste concrète, comme une série d'agrandissements photographiques successifs. Bien que les explications dans le Capital procèdent du plus abstrait et de la nature générale au plus concret et au particulier, ce n'est pas une simple progression linéaire ; c'est plutôt qu'à chaque stade, sur la base de conditions simplifiées, une analyse provisoire est faite. Au stade suivant cette analyse provisoire est étendue et concrétisée. Donc les niveaux ne se contredisent pas entre eux ou ne contredisent pas la réalité capitaliste empirique, comme il peut sembler si on ne fait que les comparer ([9] [371]), comme le fait de façon erronée Luxemburg. Marx démonte les contradictions apparentes entre les différents niveaux de la façon suivante. D'abord il tire toute les conclusions logiques qui découlent de l'hypothèse de niveau le plus bas. Ensuite en montrant que "ces conclusions mènent à une absurdité logique " ([10] [372]) il démontre que "l'analyse n'est cependant pas finie et doit être poursuivie " ([11] [373]) ; c'est-à-dire que l'hypothèse précédente doit être modifiée pour lever les contradictions. Ces hypothèses modifiées définissent le niveau suivant. On trouve des exemples de cela dans le Capital, sur la transformation de la valeur des marchandises en valeur de la force de travail au chapitre 4 du vol.l, et sur la transformation des différents taux de profit dans les différentes sphères de la production en formation du taux de profit moyen au chapitre 8 du vol.3.
« L 'impossibilité de plus-value dans le chapitre 4 du volume 1, et la possibilité de taux de profit différents dans le chapitre 8 du volume 3, ne sont pas utiles comme liens nécessaires pour sa construction, mais comme preuves du contraire. Le fait que ces conclusions mènent à une absurdité logique montre que l'analyse n'est pas encore terminée et doit être poursuivie. Marx ne détermine pas l'existence de différentes taux de profit, mais au contraire, l'inadéquation de toute théorie qui est basée sur une telle prémisse. » ([12] [374])
Ce qui est fondamental pour comprendre la méthode de Marx c'est la distinction entre la nature "interne" ou "générale" du capital ([13] [375]) et sa réalité historique et empirique ; les "tendances générales et nécessaires" ([14] [376]) comme distinctes des "formes de leur apparence "([15] [377]) Ne pas voir cette différence cruciale risque de faire plonger dans l'empirisme, de faire prendre l'apparence pour laréalité. Inversement, ignorer les "liens nécessaires" entre cette nature interne et les formes de l'apparence transforme le Capital en un idéal abstrait déconnecté de la réalité.
Il n'y a rien de mystique ou de scolastique dans cette distinction ; Marx l'a clairement considérée comme vitale pour la compréhension de l'accumulation capitaliste.
« L 'analyse scientifique de la concurrence présuppose en effet l'analvse de la nature intime du capital. C'est ainsi que le mouvement apparent des corps célestes n’est intelligible que pour celui qui connaît leur mouvement réel mais insaisissable aux sens. » ([16] [378])
Dans les schémas de la reproduction Marx se propose seulement d'expliquer la reproduction sociale du capital dans sa forme fondamentale ; les schémas "ne prétendent pas présenter une image concrète de la réalité capitaliste concrète. " ([17] [379])
"Mais l'essentiel, le point important est vu clairement à partir de ces schémas de la reproduction : pour que la production s'étende et progresse solidement, des proportions données doivent exister entre les secteurs productifs : en pratique leurs proportions sont approximativement réalisées ; elles dépendent des facteurs suivants : la composition organique du capital, le taux d'exploitation, et la proportion de plus value qui est accumulée. " ([18] [380])
Les schémas n'ont PAS pour but de révéler la cause de la crise. La véritable cause de la crise est recherchée à un stade ultérieur de l'analyse de Marx.
"Ni la possibilité de surproduction, ni l'impossibilité de surproduction ne résulte des schémas eux-mêmes... Ce qu'il faut se rappeler c'est que ces schémas sont seulement un stade particulier, représentent un cerlain niveau d'abstraction, dans le développement de la théorie de Marx. Le processus de production et le processus de circulation, le problème de la production et de la réalisation, doivent étre vus au sein du procès total de la production capitaliste comme un tout... " ([19] [381])
Marx explique la baisse du taux de profit comme une conséquence de l'unité de la production, de la circulation et de la distribution de capital, c'est-à-dire que "le processus de l'accumulation capitaliste connait trois moments distincts mais reliés entre eux : l'extraction de la plus value ; la réalisation de la plus-value ; la capitalisation de la plus value" ([20] [382]) Il explique la crise capitaliste uniquement en termes de baisse du taux de profit parce que cela englobe tout le processus de l'accumulation capitaliste. Il montre que, en fin de compte, ceci provoque une crise à cause de la surproduction de capital. Bien plus, cette surproduction de capital n'est pas absolue ou permanente, mais relative à un taux de profit donné et périodique.
"Mais on produit périodiquement trop de moyens de travail et de subsistances, pour pouvoir les faire fonctionner comme moyens d'exploitation des ouvriers à un certain taux de profit. On produit trop de marchandises pour pouvoir réaliser et reconvertir en capital neuf la valeur et la plus value qu 'elles recèlent dans les conditions de distribution et de consommation impliquées par la production capitaliste, c'est-à-dire pour accomplir ce procès sans explosions périodiques se répétant sans cesse. " ([21] [383])
Pour comprendre comment l'analyse incomplète et abstraite du Capital peut être appliquée à l'évolution historique il faut saisir les points suivants.
D'abord, l'analyse abstraite du Capital est applicable à toutes les phases du capitalisme :
"Les formules de Marx traitent d'un capitalisme chimiquemen tpur qui n'a jamais existé et n'existe nulle part maintenant. Précisément à cause de cela, elles ont révélé les tendances fondamentales de tout le capitalisme mais précisément du capitalisme et seulement du capitalisme. " ([22] [384]) Bien que Trotsky fasse référence spécifiquement aux schémas de la reproduction dans le volume II du Capital, cette appréciation peut s'appliquer à l'ensemble du Capital.
Deuxièmement :
"Bien que la crise réelle doit être expliquée à partir du mouvement réel de la production capitaliste, du crédit et de la concurrence, ce sont les tendances générales du processus d'accumulation lui-même et la tendance à long terme du taux de profit à baisser qui forment la base pour cette explication. " ([23] [385])
En dernier lieu, ce "mouvement réel de la production capitaliste, du crédit et de la concurrence" ne peut pas être réduit à de l'économie pure, mais nécessite d'être vu du point de vue de l'évolution du capitalisme comme un tout.
"De plus, la crise ne peut pas être réduite à des événements «purement économiques», bien qu'elle surgisse «purement économiquement», c'est-à-dire à partir des rapports sociaux de production habillés dans les formes économiques. La lutte concurrente internationale, menée aussi par des moyens politiques et militaires, influence le développement économique, tout comme à son tour celui-ci donne naissance à diverses formes de concurrence. Aussi, toute crise réelle peut seulement être comprise en lien avec le développement social comme un tout. " ([24] [386])
C'est là que réside la grande contribution de Rosa Luxemburg au marxisme. Même si sa théorie économique est sérieusement erronée, en procédant du point de vue de la totalité, Luxemburg parvient à mettre en évidence que «La politique impérialiste n'est pas l'essence d'un pays ou d'un groupe de pays. Elle est le produit de l'évolution mondiale du capitalisme à un moment donné de sa maturation. C’est un phénomène international, un tout inséparable qu'on ne peut comprendre que dans ses rapports réciproques et auquel aucun Etat ne saurait se soustraire.» ([25] [387])
La clé pour comprendre la décadence du capitalisme est, comme Boukharine le fait ressortir dans L'impérialisme et l'accumulation du capital ([26] [388]), la formation de l'économie mondiale. Aussi la décadence du capitalisme est synonyme de création de l'économie mondiale.
"L'existence d'une économie mondiale, implique l'intensification de la division internationale du travail et de l'échange marchand au point que tout ce qui se produit dans la chaîne économique inthience directement tous les autres points. La concurrence internationale nivelle les prix et les conditions de production, et tend vers l'égalisation du taux de profit au niveau international, (même si bien sur ceci est toujours modifié par l'existence du capitalisme dans sa forme nationale). Les pays industrialises sont maintenant tellement interpénétrés en termes de commerce et d'investissement, que les crises sont un phénomène qui s'étend comme lui incendie de l'un à l'autre. Quant aux aires sous développées, elles n'ont pas de dynamique interne et sont totalement circonscrites par la domination formelle imposée à elles par le capitalisme. L 'existence de l'économie mondiale n'attenue pas mais plutôt intensifie les antagonismes impérialistes, et leurs conséquences sont les crises économiques mondiales et les guerres mondiales. " ([27] [389])
Même si la création de l'économie mondiale a pour résultat le "cycle infernal de crise guerre - reconstruction - nouvelle crise... ([28] [390]) ceci ne signifie pas que la décadence est caractérisée par un arrêt total de la croissance des forces productives. Mais plutôt que,
"Depuis le début du siècle nous avons vu un arrêt massif de la croissance des forces productives, comparée à ce qui est objectivement possible, étant donné le niveau de connaissance scientifique, de progrès technique et le niveau de prolétarisation de la société. " ([29] [391])
Ceci est bien sûr en accord avec les grandes lignes de la décadence des sociétés de classe dans la célèbre Préface à la Contribution à la critique de l'économie politique de Marx.
Pendant la période de reconstruction après la seconde guerre mondiale, beaucoup d'ouvriers, principalement dans les pays occidentaux bien sûr, ont fait l'expérience d'améliorations substantielles de leur condition matérielle, mais en aucun cas ces améliorations des conditions de vie ne peuvent être considérées comme des réformes réelles, à cause des coûts matériels qui leur sont associés. C'est-à-dire que ces améliorations ont été possibles sur la base de la destruction massive des forces productives pendant la seconde guerre mondiale et les profondes entraves à leur développement pendant la "guerre froide". Pendant la reconstruction le capitalisme détruisait à l'avance le futur de l'humanité, en même temps qu'il se préparait pour de plus grandes destructions encore dans le futur.
La réalité matérielle de la décadence donne donc tort à l'idée d'une crise finale, mortelle. Et les théories de Luxemburg et Grossmann sont indiscutablement celles de la crise mortelle car elles posent toutes les deux une limite économique absolue à l'accumulation capitaliste ; c'est-à-dire qu'elles prédisent que, enfin de compte, le capitalisme doit s'effondrer parce que l'accumulation devient littéralement impossible. En particulier, Luxemburg soutient que le capitalisme est prédisposé à la crise parce qu'il est impossible de réaliser la plus-value au sein du capitalisme ([30] [392]) ; Grossmann que la crise se produit parce que l'accumulation capitaliste mène inévitablement à un manque absolu de plus value.([31] [393])
C'est vrai que Luxemburg et Grossmann croient que, bien avant que l'accumulation capitaliste devienne impossible, l'intensification de la lutte de classe résultant des difficultés économiques croissantes aura interrompu de toutes façons l'accumulation ([32] [394]). Néanmoins, comme ils voient toujours une limite économique absolue à l'accumulation capitaliste, ils soutiennent que le capitalisme va s'effondrer en fin de compte quelle que soit la lutte de classe.
La croissance zéro de fait du capitalisme entre la première et la seconde guerre mondiale a semblé à l'époque confirmer à la fois les théories de Luxemburg et Grossmann puisqu'elles tendent toutes les deux à identifier la décadence du capitalisme à une crise économique permanente. Cependant, l'expansion du capitalisme après la seconde guerre mondiale est la réfutation la plus solide de ces théories. Selon Luxemburg, les marchés pré-capitalistes solvables, sans lesquels l'accumulation capitaliste est impossible, ont été globalement épuisés par la première guerre mondiale. Et il est clair qu'il y a eu depuis une destruction continuelle de ces marchés. Logiquement, la croissance capitaliste NE PEUT PAS par la suite rejoindre, encore moins surpasser, celle atteinte avant la première guerre mondiale. A la lumière de sa théorie, il est donc inexplicable que la croissance capitaliste après la seconde guerre mondiale ait atteint substantiellement de plus hauts niveaux que ceux d'avant la première guerre mondiale, même en y incluant la production capitaliste improductive, comme le CCI l'admet lui-même. Comme Grossmann partage l'idée mécaniste de Luxemburg d'une limite économique absolue à l'accumulation capitaliste, logiquement sa théorie ne peut prendre en compte l'expansion du capitalisme après la seconde guerre mondiale SEULEMENT si le capitalisme était encore un système progressiste, c'est-à-dire qu'il n'était PAS encore décadent.
L'impossibilité des réformes réelles et d'une véritable auto-détermination nationale, la nature impérialiste de toutes les nations, la montée du capitalisme d'Etat, la nature réactionnaire de toutes les fractions de la bourgeoisie et la nature mondiale de la révolution communiste ; en bref, la décadence du capitalisme, NE PEUT PAS être réduite à l'impossibilité du développement capitaliste comme l'impliquent les théories des crises de Luxemburg et Grossmann, mais "ne peut être comprise qu'en lien avec le développement social comme un tout. " ([33] [395])
Aussi la crise permanente ne signifie PAS une crise économique permanente, c'est-àdire que c'est seulement en rapport au "développement socialcnmme un tout "qu'on peut parler d'une crise permanente; mais c'est exactement ce que les théories des crises de Luxemburg et Grossmann impliquent.
Le cours véritable du développement capitaliste contredit les théories des crises de Luxemburg et Grossmann. La tentative de réconcilier ces théories avec l'évolution véritable du capitalisme ne peut mener qu'à des explications qui sont particulières, inconsistantes et contradictoires. En particulier, c'est une erreur flagrante de soutenir que la vision qu'il y a une limite économique absolue à l'accumulation capitaliste n'est pas une suite logique de ces théories. La vision marxiste de la décadence comme une entrave aux forces productives et la notion de limite économique absolue au capitalisme sont totalement incompatibles ; on ne peut pas souscrire de façon cohérente aux deux idées en même temps.
Parce que la crise économique mondiale coïncide avec la division géographique du monde entier, il peut sembler qu'un manque de marchés extérieurs est la cause de la crise. Luxemburg prend cette apparence pour une réalité et entreprend de faire des révisions du Capital ([34] [396]) à la lumière de sa vision empiriste. En particulier, après avoir examiné le schéma de Marx de la reproduction élargie, elle conclut que l'accumulation capitaliste donne inévitablement naissance à un excédent absolu de plus-value. ([35] [397])
"Le problème qui semblait avoir été laissé ouvert était de savoir qui devait acheter les produits dans lesquels la plus value était contenue. Si les Secteurs 1 [moyens de production] et II [moyens de consommation] s'achètent l'un l'autre de plus en plus de moyens de production et de moyens de subsistance ce serait un mouvement circulaire sans fin duquel il ne sortirait rien. La solution residerait dans l'apparence d'acheteurs situés en dehors du capitalisme... " ([36] [398])
"L'erreur fondamentale de Luxemburg est qu'elle prend le capitalisme total pour un capitaliste individuel. Elle sous-estime ce capitaliste total. Donc elle ne comprend pas que le processus de réalisation se produit graduellement. Pour la même raison elle décrit l'accumulation du capital comme une accumulation de capital argent. " ([37] [399])
La confusion que fait Luxemburg entre le capitaliste total et le capitaliste individuel vient du fait qu'elle prête aux schémas de la reproduction élargie de Marx l'hypothèse de son schéma de la reproduction simple, à savoir que "le montant total de capital variable, et par conséquent aussi la consommation des ouvriers, doit rester fixe et constant. " ([38] [400])
« Mais exclure une telle hypothèse signifie exclure la reproduction é1argie dés le début. Si, cependant, on a exclu la reproduction élargie, dès le départ comme preuve logique, il devient naturellement facile de la faire disparaître à la fin, car ici on ne traite que de la simple reproduction d'une simple erreur logique. » ([39] [401])
Luxemburg donne l'argument incroyable que la plus value totale pour être accumulée doit correspondre à un montant égal d'argent pour que sa réalisation se produise. ([40] [402])
"A chaque moment, la plus value totale destinée à l'accumulation apparaît dans des formes variées : dans la forme de marchandise, d'argent, de moyens de production et de force de travail. Donc, la plus value sous forme argent ne peut jamais être identifiée à la plus value totale. " ([41] [403])
"De cela -comme nous le croyons- resulte la façon dont elle explique l'impérialisme. En effet, si le capitaliste total est égal au capitaliste individuel type, le premier ne peut donc, bien sûr pas être son propre consommateur. En outre, si le montant d’argent est équivalent à la valeur du nombre additionnel de marchandises, cet argent ne peut venir que du dehors (puisque c'est un non sens évident de supposer une production correspondante d'or). Finalement, si tous les capitalistes doivent réaliser leur plus value immédiatement (sans que celle-ci passe d’une poche à l'autre, ce qui est strictement interdit), ils ont besoin d'une «tierce personne», etc. " ([42] [404])
Cependant, même si elle avait réussi â montrer qu'un excédent de plus value survient sur la base de ce schéma, elle ne prouverait RIEN parce qu'elle tirerait des conclusions qui "dériveraient d'un schéma qui n'a pas de validité objective " ([43] [405]). C'est-à-dire que la principale erreur de Luxemburg est de penser que le schéma de Marx de la reproduction élargie est supposé décrire le capitalisme concret. ([44] [406])
« Dans un schéma de la reproduction construit sur des valeurs différents taux de profit peuvent apparaitre dans chaque département du schéma. Il y a en réalité, cependant, une tendance pour les différents taux de profit à être égalisés à des taux moyens, une circonstance qui est déjà contenue dans le concept des prix de production. Aussi si on veut prendre le.schéma comme une base pour critiquer ou admettre la possibilité de réalisation de plus value, il faudrait d’abord le transformer en un schéma de prix [de production] » ([45] [407])
Et ceci a la conséquence suivante :
« Si on prend en compte ce taux de profit moyen, l'argument de Rosa Luxemburg, de la disproportion perd toute valeur, puisqu'un secteur vend au dessus et l'autre en dessous de la valeur et, sur la base du prix de production, la partie indisponible de la plus value peut disparaitre. " ([46] [408])
Superficiellement, Grossmann semblerait suivre la théorie de la baisse du taux de profit de Marx parce qu'il utilise le schéma d'Otto Bauer, qui montre une composition organique croissante du capital dans les deux secteurs de la reproduction sociale. Cependant, ce schéma fait aussi l'hypothèse d'un taux de profit fixe et constant pour les deux secteurs ; par conséquent nous avons « deux conditions qui se contredisent complètement et se neutralisent l'une l'autre » ([47] [409]), « une impossibilité, voir une absurdite. » ([48] [410]) (Bien que ces hypothèses aient été valables pour montrer l'erreur du prétendu problème de réalisation de Luxemburg.)
Suivant ces hypothèses, en fin de compte, "il arriverait un point où la composition organique de la composition totale est si grande et le taux du profit si petit, qu'élargir le capital constant existant absorberait toute la plus value produite. " ([49] [411])
Dans l'analyse de Grossmann donc, la baisse du taux de profit est seulement un facteur qui accompagne, et non la cause de la crise.
« Comment un pourcentage, un pure chiffre tel que le taux de profit peut produire l’effondrement du vrai système ?... une chute du taux de profit est donc seulement un indice qui révèle la chute relative dans la masse de profit. « ([50] [412])
Bien que son argument soit logiquement parfait, il part de prémisses fausses. Grossmann n'est pas conscient que, en utilisant le schéma de Bauer, il commet la même erreur que lui-même et Paul Mattick critiquent correctement chez Luxemburg : il tire des conclusions d'un schéma qui n'a pas de validité objective. Car si on veut prendre le schéma de Bauer comme une base pour critiquer ou admettre la possibilité d'une sous accumulation du capital, on devrait le transformer en un schéma des prix de production. Grossmann ne parvient pas à réaliser l'importance du fait que, dans le volume III du Capital, Marx analyse la chute du taux de profit après avoir examiné la transformation des valeurs en prix de production ; à savoir que comme ces derniers sont responsables du taux de profit moyen, la tendance du capitalisme vers la crise ne peut donc pas être déduite indépendamment de ce processus. Ce que Grossmann oublie est que le schéma de Bauer, en vertu de ses deux hypothèses contradictoires, exclut de cette façon le taux de profit moyen ; et que cela annule par conséquent toutes les conclusions qu'il tire.
De plus; non seulement Grossmann part de Marx en ignorant les conséquences du taux de profit moyen, mais il fait de même avec sa vision que les capitalistes sont forcés d'accroître le capital constant à cause de la "croissance de capital requise par la technologie. " ([51] [413]) Grossmann soutient que, "quand le taux de profit devient inférieur aux taux de croissance exigé par le progrès technique alors le capitalisme doit s'effondrer. " ([52] [414]) Ce concept, qui est étranger à la fois au Capital et au marxisme en général, fournit à Grossmann la principale raison de pourquoi l'accumulation capitaliste avance inévitablement vers son effondrement. Dans cette théorie, par conséquent, la chute du taux de profit n'est pas la cause de la crise, mais bien un facteur qui l'accompagne. II tire la conclusion logique que le capital est exporté parce qu'il est impossible de l'utiliser à l'intérieur, alors qu'en réalité la raison en est que les profits sont plus élevés à l'extérieur. ([53] [415])
Les conclusions de Luxemburg et Grossmann sur la cause de la crise capitaliste et de la tendance historique de l'accumulation capitaliste sont donc dénuées de fondement, puisqu'elles découlent de schémas qui n'ont pas de validité objective. Ces schémas sont sans valeur pour une analyse de ces questions puisqu'ils sont basés sur des hypothèses qui sont absurdes historiquement et logiquement pour être résolues.
Ces théories erronées des crises proviennent de visions fragmentaires et unilatérales de l'accumulation capitaliste. Alors que Marx explique que la crise surgit de l'unité de la production, de la circulation et de la distribution de capital, Luxemburg et Grossmann séparent, respectivement, la circulation de capital et la production de capital du processus de production capitaliste comme un tout.
La révision des théories économiques de Marx par Luxemburg est plus grossière et plus extrême que celle de Grossmann. Elle est plus grossière à cause des erreurs élémentaires qu'elle commet sur l'accumulation capitaliste ; elle est plus extrême parce qu'elle voit l'obstacle fondamental à l'accumulation capitaliste en dehors de l'économie capitaliste alors que Grossmann est lui au moins d'accord avec Marx que la « véritable barrière de la production capitaliste c'est le capital lui-même. "([54] [416]) Bien que Luxemburg succombe à l'empirisme dans son explication des contradictions de l'accumulation capitaliste, elle suit la méthode marxiste dans l'analyse du développement historique du capitalisme du point de vue du système capitaliste comme un tout. Plutôt que l'empirisme, l'interprétation de Grossmann de la crise capitaliste reflète une perspective idéaliste. Il soutient que la véritable cause de la crise capitaliste est l'image réfléchie de ce qu'elle semble être : la crise apparaît comme une surproduction de marchandises, c'est-à-dire un excédent absolu de plus value, donc la crise est effectivement due a un manque absolu de plus value. C'est vrai que Grossmann perçoit quelque peu la méthode du Capital mais cette perception est utilisée pour justifier sa vision idéaliste du capitalisme.
Seul Le Capital de Marx explique les contradictions fondamentales de l'accumulation capitaliste et donc les fondements économiques de l'ascendance et de la décadence capitalistes.
"Nous vouloins dire que toute erreur au niveau des théories économiques tend à renforcer les erreurs découlant de l’ensemble des théories politiques d'un groupe. Toute incohérence dans les analyses d’un groupe peut ouvrir la porte à des confusions plus générales ; mais nous ne considérons pas qu'il y a des fatalités irrévocables... une analyse des fondements économiques de la décadence fait partie d'un point de vue prolétarien plus large, un point de vue qui exige un engagement actif pour 'changer le monde'... les conclusions politiques défendues par les révolutionnaires ne découlent pas de façon mécanique d'une analyse particulière des théories économiques..." ([55] [417])
A partir de là, je tire les conclusions suivantes :
La principale force des analyses de l'impérialisme de Boukharine ([56] [418]), Luxemburg, Bilan, Paul Mattick ([57] [419]), la FFGC et le CCI est la reconnaissance de la nature globale de la décadence capitaliste. Réciproquement, la principale faiblesse des analyses de l'impérialisme de Pannekoek, Lénine, des bordiguistes et du BIPR est leur tendance, à des degrés divers, à voir le développement capitaliste du point de vue de chaque Etat pris isolément, de voir l'économie mondiale plus comme une somme d'économies nationales séparées, en d'autres termes, leurs analyses de l'impérialisme sont partiellement influencées par la théorie mécaniste erronée des stades de la Social-démocratie.
Les théorie économiques déficientes de Luxemburg entraînent une tendance à voir une différence absolue au lieu d'une différence qualitative entre le capitalisme ascendant et le capitalisme décadent. C'est parce que dans sa théorie de l'épuisement des marchés précapitalistes il y a logiquement un obstacle infranchissable à l'accumulation capitaliste. Le CCI, par exemple, trouve parfois difficile de "voir que les tendances qui ont provoqué la décadence capitaliste ne se sont pas simplement arrêtées au débat de la première guerre mondiale. " ([58] [420])
La théorie des crises de Grossman est d'accord avec celle de Luxemburg qu'il y a une limite absolue à l'accumulation capitaliste. Mais comme cette théorie soutient que cette limite absolue est entièrement due aux facteurs capitalistes internes, alors ce qu'impliquc logiquement l'expansion du capitalisme après la seconde guerre mondiale est que le capitalisme était encore dans sa période ascendante. En conséquence sa théorie entraîne une tendance à voir plutôt des différences quantitatives entre capitalisme ascendant et décadent.
Toutefois, plus que tout autre chose c'est la rigueur et la cohérence du programme politique du courant qui est l'influence déterminante sur la clarté et la pertinence des analyses. Aussi les théories économiques déticientes du CCI ont beaucoup moins d'effet défavorable sur la clarté de ses analyses qu'elles en auraient autrement, à cause de la force de son programme politique, un programmc qui tire toutes les conséquences de la décadence capitaliste.
A l'invcrse, c'est le programme politique du BIPR et, à un plus haut degré, des bordiguistes, qui contient des incohérences, des ambiguïtés et des erreurs. Ces faiblesses reflètent l'incapacité du premier courant à tirer toutes les conséquences de la décadence ([59] [421]) et des derniers à reconnaître que le capitalisme comme système global est complètement décadent([60] [422]). Ces courants, particulièrement les bordiguistes, tendent par conséquent aussi à voir plutôt des différences quantitatives entre capitalisme ascendant et décadent.
CA.
Note de la rédaction : lorsque nous n'avons pas trouvé la version des textes cités en français, la traduction de l'anglais en a été assurée par nos soins.
[1] [423] Marx a eu des positions contradictoires sur le moment de l'entrée en décadence. On trouve quelques prises de positions qui suggèrent qu'il croyait que les crises de son époque étaient les crises mortelles du capitalisme. D'autres qui suggèrent qu'il croyait qu'il faudrait encore des décennies. Il a aussi pensé que les travailleurs, pourraient arriver au pouvoir pacifiquement dans un petit nombre de pays. Mais ceci ne diminue en rien la validité de sa méthode ; la méthode dc Marx transcende les limitations du Marx révolutionnaire du 19° siècle.
[2] [424] Rosa Luxemburg, l’Accumulation du capital, Critique des critiques, publiée avec N.Boukharine, Impérialisme et accumulation du capital, trad., en anglais Rudolph Wichmann, Monthly Review Press, New York (1972).
[3] [425] Karl Marx, Le Capital, Vol I, trad. en anglais Ben Fowkes, Penguin Books, Harmondsworth (1976), p. 102.
[4] [426] Ibid.
[5] [427] Paul Mattick, Value and capital, Marxism : Last refuge of the bourgeoisie, Merlin Press, London (c.1983), p.74
[6] [428] Ibid., p.75
[7] [429] Ibid., p.94.
[8] [430] Ibid.,p.74.
[9] [431] Henryk Grossmann, The law of accumulation and breakdowu of the capitalist system ; being also a theory of crisie, translated and abridged by Jainus Banaji, Pluto Press, London (1992) and I.I.Rubin, Essays on Marx's theory of Value, Black and Rose Books, Montreal (1975).
[10] [432] I.I.Rubin,op.cit.,p.248.
[11] [433] Ibid.
[12] [434] Ibid.
[13] [435] Roman Rosdolsky, "Appendix II: Methodological comments on Rosa Lusemburg", The making of Marx's capital, Pluto Press, London (1980), pp. 61-72.
[14] [436] Marx, op.cit., p.433.
[15] [437] Ibid. p.433.
[16] [438] Le Capital, Livre I, 4° section, chap.XII, Ed. La Pléiade, p.853.
[17] [439] H.Grosmann, quoted in Paul Mattick, "Luxemburg verss Lenin ", Anti bolshevik communism, Merlin Press, London (1978), p.37.
[18] [440] Anton Pannekoek, "The theorie of the collaps of capitalism” , Capital and Class I, London (spring 1977), p.64.
[19] [441] David S. Yaffe, "The marxian theory of crisis, capital and the state", Economy and society, vol.2., n° 2, p.210.
[20] [442] « Correspondance : satured market and decadence”, Internationalism 20, p.19.
[21] [443] Karl Marx, Le Capital Livre 3, Chap. XV, Editions sociales, 1976.
[22] [444] Leon Trotsky, quoted in Raya Dunayevskaya, Marxism and freedom : From 1976 Until today, Photo Press (1975 ), p. 132.
[23] [445] D.S. Yaffe, op.cit. , p.204.
[24] [446] Paul Mattick, "Marx’s crisis theory » ,Economic crisis and crisis theory, Merlin Press, London (1981), p.76.
[25] [447] Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie, Brochure de Junius.
[26] [448] Boukharine, L'impérialisme et l'accumulation du capital, EDI, Paris 1977.
[27] [449] "La signification de la décadence ", Révolutionary Perspectives 10 (Old series), p.12.
[28] [450] Plate-forme du CCI.
[29] [451] RP 10, op.cit.
[30] [452] Rosa Luxemburg. Ibid.
[31] [453] op.cit., p.20.
[32] [454] Rosa Luxemburg, op.cit., p.146-147. H.Grossmann, cité dans l'introduction de Tony Kennedy. Henryk Grossmann, op.cit., p.20.
[33] [455] Paul Mattick, “Marx’s crisis theory”. op.cit. p.76.
[34] [456] Rosa Luxemburg est restée une révolutionnaire marxiste malgré ses distorsions des théories économiques de Marx.
[35] [457] « The accumulation of contradiction (ou les conséquences économiques de Rosa Luxemburg) » . RP 6 (Old series ), pp.5-27.
[36] [458] Pannekoek,op.cit.p.64.
[37] [459] N.Boukharine, Impérialisme et..., p.201-202
[38] [460] Paul Sweezy,The theory of capitalist developement : Principles of marxian political economy, Monthly review press, New York (1964), p.20.
[39] [461] Boukharine,op.cit.,p.166.
[40] [462] Revolutionary Perspective 6(Old serie).op.cit., p. 15.
[41] [463] Boukharine, op.cit. p. 180.
[42] [464] Ibid., p.202.
[43] [465] Paul Mattick, “Luxemburg versus Lenin”, Anti bolshevik conununism. Merlin press,( 1978). p.38. 44.
[44] [466] Ibid. p.37.
[45] [467] Henryk Grossmann, quoted in Paul Mattick, op.cit., p.37.
[46] [468] Paul Mattick, op.cit. p.38
[47] [469] Rosa Luxemburg, op.cit. p.99.
[48] [470] Paul Mattick, "The permanent crisis , Council correspondence, Nov. 1934, n°2. New Essay,. vol.1, 1934-35? Greenwood Reprint Corporation, Westport. Connecticut ( 1970), p.6.
[49] [471] « The economic foundations of capitalist decadence”, RP 2 (Old séries), p.27.
[50] [472] Grossmann,op.cit.,p.103.
[51] [473] Pannekoek, op.cit., p.69.
[52] [474] Ibid. p.69.
[53] [475] Ibib., p.73
[54] [476] Karl Marx, Capital, vol III, p.358.
[55] [477] « Marxisme et théories des crises », International Review 13, p.35.
[56] [478] Avant sa dégénérescence politique au début des années 1920, comme cela est déjà évident dans Impérialisme et accumulation du capital.
[57] [479] Pendant la "guerre froide", l'analyse de Mattick a été obscurcie par des ambiguités et des inconsistances.
[58] [480] « Les bases matérielles de l'impérialisme : une brève réponse au CCI » , International Communist Review 13, p. 13.
[59] [481] Le BIPR tente de justifier cela par leur argumcnt de l' "autonomie"des tactiques à partir du programme politique comme dans le Préambule à ses « Thèses sur la tactique communiste dans la périphérie du capitalisme », International Communist 16.
[60] [482] Le dogme de « l’invariance du programme ».
Les convulsions économiques actuelles, la vague de licenciements qui frappe tous les travailleurs du monde et principalement ceux des pays les plus industrialisés, n'est pas sans semer de larges doute,., par rapport à la propagande assourdissante qui ne cesse de parler de la "bonne santé" et des "radieuses perspectives" de ce système social, justifiant une certaine inquiétude quant à son devenir.
En discuter, voir quelles sont les théories existant dans le mouvement révolutionnaire et quelle est celle qui parvient à l'explication la plus cohérente de l'état de choses actuel et sur ses perspectives, est en conséquence de la plus grande importance. La correspondance que nous publions ici s'inscrit dans ce sens. Le camarade ne nourrit pas le moindre doute quant à la décadence du capitalisme. Son point de départ est la position fondamentale issue du premier congrès de l'Internationale communiste : « Une nouvelle époque est née. Epoque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. Epoque de la révolution communiste du prolétariat (...). La période actuelle est celle de la décomposition et de l'effondrement de tout le stystème capitaliste mondial et qui sera celle de l’effondrement de la civilisation européenne en général, si on ne détruit pas le capitalisme avec ses contradictions indissolubles. » Il partage aussi les positions politiques qui découlent de cette analyse historique : « L'impossibilité de réformes autentiques et de l’autodétermination nationale, la nature impérialiste de toutes les nations, la nature réactionnaire de toutes les fractions de la bourgeoisie, la nature mondiale de la révolution prolétarienne. » Dans le même sens, il affirme que « la principale force des analyses de l'impérialisme de Boukharine, Luxemburg, Bilan, Mattick, de la Gauche communiste de France et du CCI se trouve dans la reconnaissance du caractère global de la décadence capitaliste » et il insiste sur l'importance essentielle de voir le capitalisme dans sa totalité et non abstraitement ou partiellement, mettant en évidence que malgré les critiques qu'il nous adresse, « par dessus tout, c'est la rigueur et la cohérence du programme politique du Courant qui influe de façon déterminante dans la clarté et la perspicacité de ses analyses ».
Dans ce cadre, le camarade rejette la thèse de Rosa Luxemburg sur l'explication théorique de la crise capitaliste, et il pense que le CCI tombe dans le dogmatisme sur cette question, affirmant que Marx « n'explique la crise capitaliste qu'uniquement en termes de baisse du taux de profit, parce que cette dernière englobe le processus total de l'accumulalion capitaliste. »
Notre réponse ne va pas aborder toutes les questions que pose le camarade. Nous nous limiterons à exposer quels sont les problèmes concrets auxquels répondent les deux théories qui se sont essentiellement développées dans le mouvement marxiste pour expliquer la crise historique du capitalisme (la tendance à la baisse du taux de profit et la tendance à la surproduction) ; nous tenterons de démontrer qu'elles ne sont en rien contradictoires et que d'un point de vue global et historique, précisément, c'est la tendance à la surproduction qui se dégage des propres travaux de Marx et fut plus tard développée par Rosa Luxemburg ([1] [484]) -, qui permet l'explication la plus juste et qui intègre la tendance à la baisse du taux de profit de façon cohérente. Dans le même sens, nous tenterons d'éclaircir une série de malentendus quant aux analyses de Rosa Luxemburg.
Le capitalisme a développé de façon prodigieuse la productivité du travail humain sur tous les plans de l'activité sociale. Les transports, par exemple, qui sous la féodalité étaient limités aux méthodes lentes du cheval, de la charrette et du bateau à voiles, ont été développés par le capitalisme jusqu'aux incroyables vitesses atteintes successivement par le chemin de fer, le bateau à vapeur, l'avion et le train à grande vitesse. Le Manifeste du Parti cornrrtuni.sle rend compte de cet énorme dynamisme du système capitaliste :
« Elle [la bourgeoisie] a réalisé bien d'autres merveilles que les pyramides d'Egypte, les aqueducs romains et les cathédrales gothiques, elle a conduit bien d'autres expéditions que les grandes invasions et les croisades (...)
« Par son exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a rendus cosmopolites la production et la consommation de tous les pays. Pour le plus grand regret des réactionnaires, elle a retiré à l'industrie sa base nationale. (...)
« Par l'amélioration rapide de tous les instruments de production, par les communications rendues infiniment plus faciles, la bourgeoisie entraîne toutes les nations, jusqu'aux plus barbares, dans le courant de la civilisation. Le bas prix de ses marchandises, est son artillerie lourde, avec laquelle elle rase toutes les murailles de Chine, avec laquelle elle contraint à capituler les barbares xénophobes les plus entêtés. »
Pour cette raison, alors que « la conservation de l'ancien mode de production était (...) la première condition d'existence de toutes les classes industrielles du passé », la bourgeoisie au contraire « ne peut exister sans révolutionner toujours plus avant les instruments de production, donc les rapports de production, donc l'ensemble des rapports sociaux. »
Les adulateurs du capital soulignent unilatéralement cette caractéristique du système en l'attribuant à "l'esprit d'entreprise", à la fougue "innovatrice" que la liberté de commerce aurait soi-disant libérée chez les individus. En reconnaissant à sa juste mesure la contribution historique du capitalisme, Marx démonte cependant ces chants de sirène.
Pour commencer, il met en évidence la base matérielle de ces prodigieuses transformations. Le capitalisme contient une tendance permanente à ce que le capital constant (les machines, les immeubles, les installations, les matières premières...) croisse proportionnellement davantage que le capital variable (le travail des ouvriers). Celui-là est la coagulation d'un travail réalisé antérieurement, c'est-à-dire un travail mort, alors que celui-ci met en mouvement ces moyens pour créer de nouveaux produits, c'est le travail vivant. Dans le capitalisme, le poids du travail mort tend à être toujours plus lourd au détriment du travail vivant. En d'autres termes, le capital constant (travail mort) croît proportionnellement davantage que le capital variable (travail vivant). C'est ce qu'on appelle la tendance à l'augmentation de la composition organique du capital.
Quelles sont les conséquences sociales et historiques de cette tendance ? Marx les met en évidence, révélant le côté obscur et destructeur de ce que les propagandistes du capital présentent unilatéralement comme le Progrès, avec une majuscule. En premier lieu, il engendre une tendance permanente au chômage, qui tend à devenir chronique avec la décadence du capitalisme ([2] [485]). Mais il démontre aussi que l'accroissement de la composition organique du capital signifie globalement que la masse de travail vivant tend à décroître, et avec elle la source des bénéfices des capitalistes, la plus-value arrachée aux ouvriers ; comme le signalait Mitchell dans l'article déjà cité : « une seule consommation l'émeut [le capitalisme], le passionne, stimule son énergie et sa volonté, constitue sa raison d'être : la consommation de la force de travail! ». Selon les propres termes de Marx, « l'augmentation progressive du capital constant pur rapport au capital variable doit nécessairement avoir pour effet une baisse graduelle du taux de profit général, ou degré d'exploitation du travail par le capital, restant le même » (Le Capital, Vol. lll, Sect. 3, Ch. IX "Définition de la loi "). En d'autres termes, le développement de la productivité du travail qui se traduit par l'accroissement de la composition organique du capital a comme contrepartie la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. C'est pour cela que Mitchell peut affirmer que « la loi de la baisse tendancielle du taux de profit est génératrice de crises cycliques et sera un puissant ferment de décomposition de l'économie capitaliste décadente. » ([3] [486])
Au 19° siècle, époque historique d'expansion et d'apogée du capitalisme, où l'humanité stupéfiée assistait à une interminable succession d'inventions et de progrès qui transformaient tous les aspects de la vie sociale, Marx, de façon rigoureusement scientifique, fut capable de voir dans ces progrès les facteurs de la future crise historique et de la décomposition d'un système qui en était encore à son zénith. Il fut le premier à découvrir cette loi et systématisa ses conséquences historiques possibles. Et sa rigueur et sa méticulosité l'amenèrent précisément à voir aussi les limites de cette loi, les facteurs qui la contrecarraient et ses propres contradictions : « Si l'on considère le développement énorme des forces productives du travail social, ne fût-ce que dans les trente dernières années (..) alors la difficulté que les économistes ont rencontrée jusqu 'ici n'est pas d'expliquer la baisse du taux de profit comme telle, mais plutôt les raisons painlesquelles cette baisse n 'u pas été plus importante ni plus rapide. Des influences contraires interviennent sans doute, qui contrarient, voire annulent, l'effet de la loi générale, et qui la réduisent à une simple tendance ; c'est d'ailleurs pourquoi nous avons caractérisé la baisse du taux général du profit comme une baisse tendancielle. » Ce questionnement débute le Chapitre X de la Section 3 du Volume III du Capital, et s'intitule « Influences contraires. » Dans ce chapitre, Marx énumère six « influences contraires » :
a) L'intensité croissante de l'exploitation du travail
b) L'abaissement du salaire
c) la diminution de prix des éléments du capital constant
d) la surpopulation relative
e) le commerce extérieur
f) l'accroissement du capital-actions.
Dans les limites de cet article, nous ne pouvons faire une analyse en profondeur de ces "influences contraires ", de leur portée ni de leur validité. Mais nous devons souligner la plus importante : si le taux de bénéfices décroît, le taux de plus-value tend à augmenter ([4] [487]), c'est-à-dire que les capitalistes tentent de compenser la baisse de leurs bénéfices en augmentant l'exploitation de l'ouvrier. Contre les thèses partisanes des bourgeois, syndicalistes et économistes selon lesquelles le progrès technique et la productivité diminueraient l'exploitation, Marx signale que « la baisse tendancielle du taux de profit va de pair avec une hausse tendancielle du taux de plus-value, donc avec un accroissement du degré d'exploitation du travail. Dés lors, quoi de plus absurde que d'expliquer la baisse du taux de profit par une hausse du taux de salaire, bien que cela puisse arriver quelquefois, à titre exceptionnel. Il faut d'abord comprendre les conditions qui forment le taux de profit, avant que la statistique puisse permettre de vraies analyses du taux de salaire à différentes époques et dans différents pays. Le taux de profit ne baisse nullement parce que le travail devient improductif mais parce qu'il devient plus productif » (Le Capital, Vol. III, Sect. 3, Ch. V, « Le commerce extérieur »)
C'est là la réalité de tout le 20° siècle, au cours duquel le capitalisme a férocement intensifïé l'exploitation de la classe ouvrière : « Il faut remarquer que malgré une certaine baisse par rapport à ceux du siècle dernier, les taux de profit actuels se sont maintenus a une valeur appréciable de l'ordre de 10% - maintien qui est essentiellement imputable à la formidable augmentation du taux d’exploitation subie par les travailleurs : sur une même journée de 10 heures, si l'ouvrier du 19° siècle en travaillait 5 pour lui et 5 pour le capitaliste (rapports fréquemment envisages par Marx), l'ouvrier actuel en travaille une pour lui et 9 pour le patron. » ([5] [488]) (Révolution internationale ancienne série, n° 7, "la crise : allons-nous vers un nouveau 29 ? ")
Ainsi « cette théorie des crises [celle qui les explique par la baisse tendancielle du taux de profit] présente l'intérêt de dégager le caractère temporaire du mode de production capitaliste et la gravité sans cesse accrue des crises qui secoueront la société bourgeoise. Avec une telle vision, on peut donc partiellement interpréter le changement qualitatif qui s'est produit entre le 19° et le 20° siècle dans la nature des crises : la gravité croissante des crises trouverait son explication dans l'aggravation de la tendance à la baisse du taux de profit mais cette vision ne suffit pas à notre avis à tout expliquer et en particulier à trouver une réponse satisfaisante aux deux questions : 1) pourquoi les crises se présentent-elles sous la forme d'une crise de marché ? 2) pourquoi à partir d'un certain moment, les crises n'ont-elles pu que déboucher sur la guerre alors qu'auparavant, elles trouvaient une solution pacifique ? » (idem)
Le capitalisme ne se caractérise pas uniquement par sa capacité à augmenter la productivité du travail. Sa caractéristique essentielle se trouve en réalité dans la généralisation et l'universalisation de la production marchande : "Bien que la marchandise ait existé dans la plupart des sociétés, l'économie capitaliste est la première qui soit basée fondamentalement sur la production de marchandises. Aussi 1'existence de marchés sans cesse croissants est-elle l'une des conditions essentielles du développement du capitalisme. En particulier, la réalisation de la plus-value produite par l'exploitation de la classe ouvrière est indispensable à l'accumulation du capital, moteur essentiel de la dynamique de celui ci. " (Plate-forme du CCI, point 3). Le capitalisme n'est pas le fruit d'artisans intelligents ou d'innovateurs géniaux, mais celui des marchands. La bourgeoisie surgit en tant que classe de commerçants et elle a eu recours tout au long de son histoire -aujourd'hui y compris - à des formes de travail de productivité très réduite :
- elle profite de l'esclavage pendant une bonne partie du 19° siècle ;
- elle emploie massivement encore aujourd'hui le travail forcé des détenus, comme le montre la première concentration industrielle du monde, les Etats-Unis ([6] [489]) ;
- elle continue à exploiter le travail domestique ;
- elle a utilisé pendant de longues périodes diverses formes de travail forcé ;
- le travail des enfants est aujourd'hui en pleine expansion.
La raison d'être du capitalisme est le bénéfice maximum, qui trouve son cadre global dans le marché. Il faut cependant préciser les termes de "marché" et de "production mercantile."
Les économistes bourgeois présentent le marché comme un monde "de producteurs et de consommateurs", comme si le capitalisme était un simple système d'échanges de marchandises dans lequel chacun vend afin de pouvoir acheter le nécessaire pour subvenir à ses besoins. La base du capitalisme se trouve dans le travail salarié, c'est-à-dire dans l'exploitation de cette marchandise spéciale qu'est la force de travail, dans le but d'en tirer le maximum de bénéfice. Ceci détermine une forme spécifique d'échange caractérisée par ces caractéristiques :
1. Elle se réalise à grande échelle, rompant avec le cadre étroit de la région ou même de la nation.
2. Elle perd tout lien avec le troc ou même le simple échange de marchandises propre aux petites communautés locales de producteurs pour prendre mie forme universelle basée sur l'argent.
3. Elle est au service de la formation et de l'accumulation du capital.
4. Comme condition même de son existence ne pouvant trouver de point d'équilibre, elle a besoin de se développer constamment.
Il est certain que le marché n'est pas le but de la production capitaliste. Celle-ci ne se réalise pas pour satisfaire les besoins de consommatien des acheteurs solvables, mais pour extirper de la plus-value à une échelle toujours plus ample. Il n'y a malheureusement pas d'autre moyen pour matérialiser la plus-value que de passer par le marché, comme il n'y a pas d'autre moyen d'obtenir une plus-value toujours plus ample qu'en amplifiant le marché.
Au sein du mouvement révolutionnaire, les tenants de l'explication de la crise exclusivement par la baisse tendancielle du taux de profit, comme le camarade, tendent à relativiser ou à nier purement et simplement le rôle du marché dans la crise du capitalisme. Ils allèguent que le marché n'est jamais que le reflet de ce qui se passe sur le terrain de la production. Selon eux, les proportionnalités entre les divers secteurs de la production capitaliste (essentiellement le secteur I des moyens de production et le secteur II des moyens de consommation) se manifestent dans l'équilibre ou les déséquilibres du marché.
Ce schéma abstrait néglige totalement les conditions historiques dans lesquelles croît et se développe le capitalisme. S'il était concevable de voir le marché comme une foire médiévale où les producteurs exposent le fruit de leurs récoltes ou de leurs productions artisanales à des consommateurs qui cherchent à compléter ou à troquer ce qui leur manque pour leur subsistance, alors effectivement le marché serait le reflet de ce qui se passe dans le domaine de la production. Mais le marché capitaliste ne ressemble en rien à cette image d'Epinal. Sa base principale est l'expropriation des producteurs directs, les séparant de leurs moyens de subsistance et de production, les convertissant en prolétaires et les soumettant progressivernent, à partir de là, au système de l'échange mercantile. Ce mouvement de lutte contre les formes économiques précapitaliates se réalise dans et par le marché, et peut s'étendre sans rencontrer d'obstacle décisif tant qu'existent sur le globe des territoires de dimension suffisante, non soumis à la production capitaliste.
Les partisans de la baisse tendancielle du taux de profit affirment souvent que Marx n'a pas pris en compte la question du marché à l'heure d'analyser la cause des crises du capitalisme. Une analyse sommaire de ce que Marx a réellement dit dans le Capital comme dans d'autres oeuvres montre qu'il n'en est rien.
1. Il commence par affirmer la nécessité pour les marchandises de se vendre pour que se réalise la plus-value et se valorise le capital. « A mesure que le processus se développe, qui s'exprime dans la baisse du faux de protif, la masse de plus-value ainsi produite s’accroît immensément. Vient alors le second acte du processus. Il faut que toute la masse des marchandises, le produit total, aussi bien la partie qui représente le capital constant, que celle qui représente la plus-value, se vende. »
(Le Capital, Vol. III, Sect. 3, Conclusions : « les contradictions internes de la loi ») Il affirme en outre que « si la vente ne s'opère pas ou bien qu'elle ne s’opère que partiellement ou à des prix inférieurs au prix de production, il y a bien eu exploitation de l'ouvrier, mais elle n’est pas réalisée comme telle pour le capitaliste : elle peut même aller de pair avec l’impossibilité totale ou partielle de réaliser la plus-value extorquée, voire de la perte total ou partielle du capital. » (idem)
L'extraction de plus-value n'est pas la fin du processus de production capitaliste, encore faut-il vendre les marchandises pour réaliser la plus-value et valoriser le capital. Dans le Livre 1, Marx nomme cette seconde partie « le saut mortel de la marchandise ». L'extraction de plus-value (qui détermine un taux moyen de bénéfice à partir du niveau atteint par la composition organique du capital) est une unité avec la réalisation de la plus-value qui est déterminée par la situation générale du marché mondial.
2. Il définit le marché comme étant le cadre global pour réaliser la plus-value. Quelles sont les conditions de ce marché ? Est-il une simple manifestation externe, la forme épidermique d'une structure interne déterminée par la proportionnalité entre les différentes branches de la production et la composition organique générale ? C’est l'idée de ceux qui parlent de la « méthode abstraite de Marx » et qui accusent d'empirisme toute tentative de parler de "marché" ou de choses aussi prosaïques que de la nécessité de "vendre" les marchandises. Marx ne les suit heureusement pas sur ce terrain : « Les conditions de l 'exploitation directe et celles de sa réalisation ne sont pas les mêmes : elles diffèrent non seulement de temps et de lieu, mais même de nature. Les unes n'ont d'autre limite que les productives de la société, les autres la proportionnalité des différentes branches de la production et le pouvoir de consommation de la société. » (idem)
3. Il met en évidence que les rapports de production capitalistes, basés sur le travail salarié, déterminent les limites historiques du marché capitaliste. Mais qu'est-ce qui détermine ce « pouvoir de consommation de la société » ? « Celui-ci n 'est déterminé ni par la force productive absolue ni par le pouvoir de consommation absolue : il l'est par le pouvoir de consommation, qui a pour base des conditions de répartition antagoniques qui réduisent la consommation de la grande masse de la société à un minimu variable dans des limites plus ou moins étroites. » (idem)
Le capitalisme est une société de production marchande basée sur le travail salarié. Ce dernier détermine une certaine limite à la capacité de consommation de la grande majorité salariée de la société : le salaire doit plus ou moins osciller autour du coût de la reproduction sociale de la force de travail. C'est pour cela que Marx affirme catégoriquement dans le Capital que « la raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives, comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société » (idem, Chap.XVII, La pléiade, p. 1206). Cette capacité de consommation de la grande masse « est, en autre, restreint par le désir d'accumuler, la tendance a augmenter le capital et à produire de la plus-value sur une échelle plus étendue. C'est une loi de la production capitaliste qu'impose le bouleversement continuel des méthodes de production, par la dépréciation concomitante du capital existant, la concurrence générale et la nécessite d'améliorer la production et d'en étendre l'échelle, ne fût-ce que pour la maintenir, et sous peine de courir à la ruine. » (idem)
4. Il conçoit la nécessité de l'élargissement constant du marché dans la perspective de la constitution du marché mondial. Marx considère inévitable l'amplification constante du marché, condition de l'accumulation capitaliste : « Il faut, par conséquent, constamment élargir le marché, si bien que ses interrelations et les conditions qui les règlent prennent de plus en plus la forme d'une loi naturelle indépendante des producteurs et deviennent de plus en plus incontrôlables. C'ette contradiction interne tend à être compensée par l'extension du champ extérieur de la production. Mais, plus !es foces productives se développent, plus eles entrent en conflit avec les fondements étroits sur lesquels reposent les rapports de consommation. Il n'est nullement contradictoire, sur cette base remplie de contradictions, qu'un excès de capital soit lieà un excès croissant de population. Bien que la combinaison des deux puisse accroitre la masse de la plus-value produite, la contradiction entre les conditions où cette plus-value est produite et les conditions où elle est réalisée s'en trouverait accrue. » (idem)
Il considère que la formation du marché mondial est la tâche historique fondamentale du capitalisme : « Talonnée par le besoin de débouchés toujours plus étendus pour ses produits, la bourgeoisie gagne la terre entière. Il lui faut se nicher partout, s'installer partout, créer partout des relations. » (Manifeste du Parti communiste) Lénine va d'ailleurs dans le même sens : « L'important est dans 1’impossibilité de survie et de développement du capitalisme sans étendre constamment sa sphère de domination, sans coloniser de nouveaux pays, sans incorporer d'anciens pays non capitalistes au tourbillon de l'oconomie mondiale. » (Le développement du capitalisme en Russie).
5. Il donne une grande importance au marché sur la question de la formation des crises. Mais cette tendance conduit en même temps à l'aggravation de ses contradictions par ses propres rapports de production basés sur le travail salarié : « Si le mode de production capitaliste est, par conséquent, un moyen historique de développer la puissance matérielle de la production et de créer un marché mondial approprié, il est en même temps la contradiction permanente entre cette mission historique et les conditions correspondantes de la production sociale. » (idem) C'est pour cela que l'évolution du marché est la clé du surgissement des crises « Admettre que le marché doit s'élargir avec la production, c’est d’un autre point de vue, admettre la possibilité de la surproduction, parce que le marché est limité extérieurement géographiquement... Il est parfaitement envisageable que les limites du marché ne puissent s'élargir suffisemment vite pour la production ou bien que les nouveaux marchés soient si rapidement absorbés par celle-ci que le marché élargi devienne une entrave pour la production comme l'était le marche antérieur plus limité. »
Il pose la question dans le Manifeste du parti communiste : « Dans les crises éclate une épidémie sociale qui serait apparue à toutes les époques antérieures comme une absurdité : l'épidémie de la surproduction. La société se trouve brusquement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, qu’une guerre générale d’anéantissement lui ont coupé tous les moyens de subsistance : l'industrie, le commerce semblent anéantis, et pourquoi ? Parce qu'elle possède trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne servent plus à faire avancer la civilisation bourgeoise et les rapports de propriété bourgeois : au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ces rapports, ils sont entravés par elles ; et dès qu'elle surmontent cet obstacle, elles portent toute la société bourgeoise eu désordre, elles mettent en péril l'existence de la société bourgeoise. Les rapports bourgeois sont devenus trop étroits pour contenir les richesses qu'elles ont produites. Par quel moyen la bourgeoisie surmonte -t-elle les crises ? D’une part par l’anéantissement forcé, d'une masse de forces productives, d’autre part par la conquête de nouveaux marchés et 1'exploitation plus poussée des anciens. Par quel moyen donc ? En préparant des crises plus étendues et plus violentes et en diminuant les moyens de les prévenir. »
Cet élément est très important pour comprendre les causes de la crise historique du capitalisme, de sa décadence irréversible. Alors que dans des modes de production antérieurs les crises étaient des crises de sous-production (famines, sécheresse, épidémies... ), les crises capitalistes sont les premières de l'histoire a être des crises de surproduction. La misère de la majorité ne trouve pas son origine dans la pénurie de moyens de consommation mais dans leur excès. Le chômage et les fermetures d'usine ne sont pas dus à la pénurie de biens ou à l'absence de machine mais à leur profusion. La destruction et la destruction, la menace de l'effondrement dans la barbarie, sont le fruit de la surproduction. Ceci nous montre aussi la base du communisme, la tâche de la société future : orienter les forces productives vers la pleine satisfaction des besoins humains, libérant l'humanité du joug du travail salarié et du marché.
Marx avait étudié les deux faces dont est constitué, dans sa globalité, le système capitaliste. Une face est la production de plus-value et de ce point de vue le taux de profit, le développement de la productivité du travail et la tendance à la baisse tendancielle du taux de profit sont déterminants. Mais l'autre face est celle de la réalisation de la plus-value, et ce qui intervient de coté-ci c'est le marché, les limites imposées par les rapports de production eux-mêmes, rapports basés sur le travail salarié et le besoin de conquérir de nouveaux marchés autant pour réaliser la plus-value qu'en vue d'en obtenir de nouvelles sources (séparation de la part des producteurs de leurs moyens de production et de vie et leur intégration dans le travail salarié).
Les deux faces, ou pour le dire plus précisément, les deux contradictions, contiennent les prémisses des convulsions qui amènent le capitalisme à sa décadence et à la nécessité pour la classe ouvrière de le détruire et d'instaurer le communisme. Globalement, Marx a fait une formulation plus élaborée sur la première "face", mais, comme nous venons de le voir, il adonné une grande importance à la deuxième face.
On peut aisément comprendre ce déséquilibre en analysant les conditions historiques dans lesquelles Marx vivait et luttait. Entre 1840 et 1880, la période où Marx mène son activité militante, le trait dominant de la production capitaliste est celui d'une accélération prodigieuse des découvertes techniques, et le développement chaque fois plus étendu de l'industrie. A la suite des exagérations de 1848, quand le Manifeste prévoyait une crise économique quasi définitive, Marx et Engels s'engagent sur une analyse plus circonspecte, en tenant compte de tous les facteurs et en faisant une recherche étendue sur la "radiographie de la société."
D'un coté, la bataille principale contre les économistes ct les idéologues de la bourgeoisie avait deux axes : montrer la base matérielle de la production - l'exploitation de l'ouvrier, l'extraction de la plus-value - et montrer le caractère historiquement limité du régime de production capitaliste. Sur ce dernier aspect, ils ont centré sur la démonstration du fait que la tendance la plus encensée par les chantres du capitalisme - la progression de la force productive du travail - contenait en elle même les germes de la crise et les convulsions définitives du système - la baisse tendancielle du taux de profit.
D'un autre coté, le problème de la réalisation de la plus-value, même s'il pointait après chaque crise cyclique, n'apparaissait pas comme le problème historique décisif: En 1850, seulement 10% de la population mondiale vivait sous le régime capitaliste et les capacités d'extension du système apparaissaient comme infinies et illimitées : chaque crise cyclique débouchait sur une nouvelle extension du monde capitaliste. Malgré cela, Marx a su apercevoir la gravité que tout cela contenait et montrer la contradiction sous-jacente entre la tendance du capitalisme à produire de manière illimitée et la nécessité inhérente à sa propre structure de contenir dans des limites la consommation de la grande majorité de la population.
La situation change radicalement pendant la dernière décenniedu 19° siècle. Le phénomène de l'impérialisme surgit, les guerres impérialistes s'aggravent, débouchant sur l'effroyable boucherie de 1914. C'est ainsi que la question théorique fondamentale pour comprendre la crise historique du capitalisme est celle de la réalisation de la plus-value et non pas simplement sa production : « On constate la ruée du capital vers les pays non capitalistes, depuis le début du capitalisme et au cours de tout son développement. On la voit s'accentuer, jusqu'à devenir depuis un quart de siècle, dans la phase impérialiste, le facteur dominant de la vie sociale. » (Rosa Luxemburg, Oeuvres IV, L'accumulation du capital, II, "Critique des critiques", page 148)
Rosa Luxemburg aborde ce problème avec une méthode historique. Elle ne se pose pas, comme le prétendent ceux qui la critiquaient, une question conjoncturelle du genre : comment trouver des « tierces personnes », ni capitalistes ni ouvriers, pour faire un débouché des marchandises qu'on arrive pas à vendre ? Elle se pose une question globale : quelles sont les conditions historiques de l'accumulation capitaliste? Sa réponse est: « le capitalisme se présente à son origine et se développe historiquement dans un milieu social non capitaliste. En Europe occidental, il baigne d'abord dans le milieu féodal dont il est issu – l’économie de servage de dans la campagne, l'artisanat de corporation à la ville - puis, une fois la féodalité abattue, dans un milieu à la fois paysan et artisan, où par conséquent l'économie marchande simple règne dans l’agriculture, comme dans l'artisanat. En outre, hors d'Europe, le capitalisme européen est entouré de vastes territoires où se rencontrent toutes les formes sociales à tous les degrés d'évolution, depuis les hordes communistes de chasseurs nomades jusqu’à la production marchande, paysanne et artisane. C'est dans ce milieu que se poursuit le processus de l'accumulation capitaliste. » (Chap. 27. « La lutte contre l'économie naturelle ». L'accumulation du capital, Oeuvres IV, p. 40)
Elle distingue trois phases dans ce processus : « la lutte du capital contre l'économie naturelle, sa lutte contre l'economie marchande et sa lutte sur la scène mondilae autour de ce qui reste des conditions d'accumulation. » (ibidem)
Même si ces trois parties sont présente, dans toute la vie du capitalisme, chacune d'entre elles a une suprématie dans chacune de ses phases historiques. Ainsi, pendant la phase d'accumulation primitive - la genèse du capital anglais du 14° au 17° siècles, si bien étudiée par Marx - le trait dominant est la lutte contre l'économie naturelle ; par contre, la période qui va du 17° au premier tiers du 19° siècle est globalement dominée par le deuxième aspect - la lutte contre l'économie simple des marchandises - tandis qu'au dernier tiers du 19°, le facteur déterminant est le troisième : la concurrence exacerbée pour le partage de la planète.
A partir de cette analyse, elle montre que : « le capitalisme à besoin pour son existence et son développement de formes de production non capitalistes autour de lui. Mais cela ne veut pas dire que n'importe laquelle de ces formes puisse lui ètre utile. Il lui faut des couches sociales non capitalistes comme débouchés pour sa plus-value, comme source de moyensde production et comme réservoirs de main-d'oeuvre pour son système de salariat. » (idem)
De ce point de vue historique et global, elle fait une critique au schéma de la reproduction élargie que Marx avait employé pour représenter le processus régulier de l'accumulation capitaliste. Elle ne met pas en question la validité de ce schéma par rapport à l'objectif concret et immédiat que Marx lui avait donné, qui était celui de démontrer contre Adam Smith et l'économie classique bourgeoise que la reproduction élargie était possible et pointer l'erreur que celle-ci faisait en niant l'existence du capital constant. Parce que si on ne reconnaît pas l'existence du capital constant, il est impossible de comprendre la continuité de la production et le rôle du travail accumulé au sein de celle-ci et, par conséquent, l'accumulation du capital est impossible.
Elle ne critique pas non plus ce schéma parce qu'il ne répondrait pas à la réalité immédiate contrairement à ce que le camarade pense, qui attribue à Rosa Luxemburg une "erreur de débutante" - Rosa Luxemburg considère parfaitement légitime le modèle abstrait élaboré par Marx pour cet objectif concret de démontrer que l'accumulation, la reproduction élargie, est possible.
Ce que Luxemburg critique est de présupposer que toute la plus-value extraite est consommée à l'intérieur du monde composé de capitalistes et d'ouvriers. Ce présupposé peut être valable si on veut expliquer le fait que l'accumulation est possible en général, mais il ne sert pas si l'on veut comprendre le processus historique du développement et, par la suite, de crise générale du système capitaliste.
Par conséquent, Rosa Luxernburg fait le constat qu'il existe une partie de toute la plus-value extraite aux ouvriers qui n'est pas consommée par les capitalistes et elle explique que sa réalisation se fait au moyen de la lutte pour rattacher des territoires pré-capitalistes au système marchand et salarié propre au capitalisme. Ce faisant, elle essaye de répondre à une réalité très concrète du capitalisme dans sa période d'apogée ( 1873-1914) : « Si la production capitaliste constitue elle-même un débouché suffisant pour ses produits et si son extension n'est limitée que par la grandeur de la valeur accumulée, un autre phénomène de l'histoire moderne devient inexplicable : la chasse aux marchés et aux débouchés les plus lointains, et l'exportation des capitaux ces signes les plus marquants de l'impérialisme actuel. C'est lui fait incompréhensible ! Pourquoi tout ce remue-ménage ? Pourquoi la conquête des colonies, pourquoi les guerres de l'opium de 1840 et 1860, les conflits actuels autour des marais du Congo et des déserts de Mésopotamie ? Que le capital reste donc dans son pays d'origine et qu'il gagne honnêtement son pain. Krupp n'aurait qu'à produire pour Thyssen, Thyssen pour Krupp, il leur suffirait de réinvestir leurs capitaux dons leur propres entreprises qu'ils agrandiraient les uns pour les autres et ainsi de suite en cercle ferme. Le mouvement historique du capital devient incompréhensible, et avec lui l’impérialisme actuel. » (idem, Oeuvres IV, p. 158) C'est exactement la même chose que Marx quand il affirme : « Dire que seuls les capitalistes peuvent échanger et consommer leurs marchandises entre eux, c'est oublier complètement le caractère de la production capitaliste et oublier qu'il s'agit pour lui de valoriser le capital et non de le consommer. »
Il faut laisser bien clair que Luxemburg ne conçoit pas les territoires pré-capitalistes comme les "tierces personnes" dont les capitalistes auraient besoin pour placer leurs marchandises en trop, tel que ses critiques le lui reprochent :
« Les buts économiques du capitalisme dans sa lutte contre l'économie naturelle peuvent se résumer ainsi :
1) Appropriation directe d'importantes ressources de forces productives comme la terre, le gibier des forêts vierges, les minéraux, les pierres précieuses et les minerais, le produit des plantes exotiques telles que le caoutchouc, etc.;
2) « Libération » des forces de travail qui seront contraintes de travailler pour le capital ;
3) Introduction de l'économie marchande ;
4) Séparation de l'agriculture et de l'artisanat. »
(Chap. 27, "La lutte contre l'économie naturelle ", L'accumulation du capital, (Euvres IV, p. 41)
Les chantres du capitalisme prétendent que c'est un système basé sur l'échange régulier des marchandises dont se dégage un équilibre graduel entre l'offre et la demande et c'est ainsi que l'économie grandit et se développe. Face à cela, Rosa Luxemburg affirme que : "L'accumulation capitaliste, dans son ensemble, a donc, comme processus historique concret, deux aspects différents : l'un concerne la production de la plus-value - à l'usine, dans la mine, dans l'exploitation agricole - et la circulation de marchandises sur le marché. Considérée de ce point de vue, l'accumulation est un processus purement économique dont la phase la plus importante est une transaction entre le capitalisme et le salarié. Dans les deux phases cependant, à l'usine comme sur le marché, elle reste exclusivement dans les limites d'un échange de marchandises, d'un échange de grandeurs équivalentes, sous le signe de la paix, de la propriété privée et de l'égalité. Il a fallu toute la dialectique acérée d'une analyse scientifique pour découvrir comment, au cours de l'accumulation, le droit de propriété se transforme en appropriation de la propriété d'autrui, l’échange de marchandises en exploitation, l'égalité en domination de classe." (idem, "Le protectionnisme et l'accumulation", p. 116)
Mettre en évidence ce dernier aspect mettre à nu la violence et la destruction contenues dans le simple échange régulier de marchandises - fut le travail de Marx dans le Capital, mais face à la période de l'impérialisme, face à l'entrée du système dans sa décadence, ce qui était crucial était de se centrer sur « L'autre aspect de l'accumulation capitaliste [qui] concerne les relations entre le capital et les modes de production non capitalistes, il a le monde entier pour théâtre. Ici les méthodes employées sont la politique coloniale, le systême des emprunts internationaux, la politique des sphères d'intérêt, la guerre. La violence, l'escroquerie, l'oppression. Le pillage se déploient ouvertement(…) » (idem)
Dans la deuxième partie de cette correspondance, nous publierons un complément que nous a fait parvenir le camarade sur son explication des périodes de reconstruction et sa critique du dogmatisme du CCI sur les questions économiques. Nous développerons pour notre part des précisions en défense des analyses de Rosa Luxemburg et répondrons à ces critiques.
Adalen
[1] [490] Signalons aussi l'importante contribution de Mitchell dans Bilan, « Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant », que nous avons rééditée dans la Revue internationale n°102 et 103.
[2] [491] Cf Revue Internationale n° 93, et notre supplément "Le Manifeste sur le chômage. "
[3] [492] Op. cit.
[4] [493] La distinction faite par Marx entre taux de la plus-value et taux de bénéfices est très importante du point de vue de l'évolution du capitalisme :
- Taux de la plus-value =p/v
(p =plus-value et v=capital variable ou masse totale des salaires)
- Taux de bénéfices =p/(c + v)
(c = capital constant), (p= plus-value et v = capital variable ou masse totale des salaires).
[5] [494] Il ne s'agit pas dans cet article de réfuter l'idée selon laquelle l'ouvrier "moderne" serait beaucoup moins exploité que ses prédécesseurs du 19° siècle. Cette mystification sans cesse répétée est basée surla falsification de ce qu'est réellement l'exploitation. Par rapport à cette question, le lecteur peut se reporter entre autres articles à la Revue internationale n° 73 et 74, "Qui peut changer le monde ? ", et à la série d'articles publiées dans diverses publications territoriales du CCI : « Réponse aux doutes concernant la classe ouvrière ».
[6] [495] Au Texas, l'Elat gouverné par Bush junior aujourd'hui Président des Etats-Unis, existe une industrie pénitentiaire employant près de 200 000 détenus qui produit de nombreux articles de produits de consommation ainsi que des composants électroniques.
Le Courant communiste international a tenu récemment son 14° congrès. Nous publions plus loin un article présentant les travaux et les enjeux de ce congrès. Celui-ci a adopté une résolution sur la situation internationale qu'on trouvera ci-dessous.
Cette résolution n'a pas pour vocation centrale de se prononcer sur les développements immédiats de cette situation mais de donner un cadre, le plus général et profond possible, pour la compréhension de ces développements. De plus, ce document a été rédigé il y a plus de deux mois et il ne pouvait pas intégrer les événements qui se sont produits dans un passé plus récent. Cela dit, comme nous le verrons, ces événements sont venus illustrer de façon claire l'analyse qui est donnée dans la résolution. Par ailleurs, celle-ci est complétée et illustrée par des extraits du rapport sur la crise économique présenté au congrès. ([1] [496])
La résolution sur la situation internationale du 14° congrès du CCI comporte trois volets : sur la situation économique du capitalisme, sur les conflits impérialistes et sur l'état de la lutte de classe.
Dans la partie intitulée "La lente agonie de l'économie capitaliste", la résolution signale que : « le boom [de l'économie américaine au cours des années 1990] est maintenant du passe et on parle de plus en plus d'un basculement des Etats-Unis vers la récession. Non seulement les « compagnies.com », mais de larges secteurs de la production ont de grandes difficultés ».
En dépit de ces signes alarmants la bourgeoisie continue de parler de boom.su particuliers en GrandeBretagne, en France, en Irlande... mais ce n'est en fait que pour se rassurer elle même.
Etant donné que les autres pays industriels dépendent étroitement de leurs investissements aux USA, la fin évidente des «dix années de croissance des Etats-Unis ne peut manquer d'avoir de sérieuses répercussions à travers le monde industrialisé. »
Cette prévision n'a pas tardé à se vérifier puisqu'on assisté ces derniers mois à une cascade de "profit warnings" (annonces d'une baisse des bénéfices par rapport aux prévisions) de la part d'un grand nombre d'entreprises parmi les plus en vue, en particulier celles de la "nouvelle" économie, ce qui a conduit à une chute continue des indices boursiers (lesquels ont perdu près de 30 % en un an). Des géants comme Philips ou Nokia, leader mondial des téléphones mobiles, annoncent soit l'abandon de leur fabrication de ce produit, soit des réductions drastiques, avec à la clé des dizaines de milliers de suppressions d'emplois. On a même pu voir une entreprise comme Alcatel, géant français des télécommunications, annoncer qu'elle allait se débarrasser de plus d'une centaine de ses 120 usines !
En même temps, les prévisions pour la croissance du PIB 2001 sont régulièrement revues à la baisse dans la plupart des pays européens (près d'un point depuis le début de l'année, ce qui signifie que la croissance sera 30 % plus faible de ce qui avait été prévu). Enfin, les taux officiels du chômage, qui avaient connu une décrue au cours de la dernière période, sont en train de repartir partout à la hausse (en Allemagne depuis plusieurs mois, mais dernièrement aussi en France, un des pays les plus salués pour ses "performances" économiques).
Dans sa partie "La descente vers la barbarie", la résolution indique que : "la fragmentation des vieux blocs, dans leur structure et leur discipline, a libéré des rivalités entre nations à une échelle sans précédent, résultant en un combat de plus en plus chaotique de chacun pour soi, des plus grandes puissances mondiales jusqu'aux plus minables seigneurs de la guerre locaux. Ceci a pris la forme d'un nombre de plus en plus grand de guerres locales et régionales, autour desquelles les grandes puissances continuent d'avancer leurs pions à leur avantage. (..) Tout au long de la dernière décennie, la supériorité militaire des Etats-Unis s'est montrée complètement incapable d'arrêter le développement centrifuge des rivalités inter impérialistes. Au lieu du nouvel ordre mondial dirigé par les Etats-Unis, que lui avait promis son père, le nouveau président Bush est confronté à un désordre militaire croissant, avec une prolifération de guerres sur toute la planète. " Et parmi les exemples de cette situation, la résolution cite l'aggravation du conflit au Moyen Orient et la relance de la guerre dans les Balkans, aujourd'hui en Macédoine. Depuis qu'elle a été rédigée, la situation n'a fait qu'empirer. Chaque jour apporte son lot de tués en Israël et en Palestine, sans que les efforts diplomatiques répétés du "parrain" américain y puisse quoi que ce soit. De "trêve" non respectée en "cessez-le-feu" violé aussitôt que signé, rien ne semble être en mesure d'arrêter la folie guerrière dans cette partie du monde. Et il est de plus en plus clair pour tous que, même s'il y avait une accalmie, elle ne pourrait en aucune façon aboutir à une paix véritable, comme se le proposait le "processus d'Oslo" du début des années 1990.
Concernant les Balkans, il faut faire une mention spéciale de ce qui vient de se passer avec la remise par le gouvernement de Belgrade, le 28 juin, de Milosevic au Tribunal pénal international de la Haye suivie immédiatement par le déblocage de plus d'un milliard dollars par les pays "donateurs" en vue de la reconstruction de la Serbie. Nous avons là une illustration de toute l'hypocrisie et de tout le cynisme dont peut se rendre capable la bourgeoisie. Milosevic avait été, au début des années 1990 "l'ami" des américains et de certains pays européens comme la France et la Grande-Bretagne qui voulaient contenir les ambitions allemandes dans les Balkans portées notamment par la Croatie. Par la suite, les américains avaient changé leur fusil d'épaule en apportant leur soutien aux bosniaques alors que ces deux pays européens maintenaient leur appui à Milosevic. II avait fallu le coup de force des Etats-Unis lors de la conférence de Rambouillet, au début 1999, qui rendait la guerre entre l'OTAN et la Serbie inévitable, pour les forcer à s'aligner sur la puissance américaine tout au long des "bombardements humanitaires" sur la Serbie et le Kosovo du printemps de la même année. Cette guerre censée "protéger" les populations albanaises du Kosovo avait ouvert la porte à de nouveaux massacres de celles-ci avant que les survivants ne puissent retourner dans leur province qui avait été réduite à un champ de ruines.
II fallait à la puissance américaine un "happy end", la punition du "méchant" pour justifier complètement la barbarie guerrière qu'elle avait déchaînée. C'est maintenant chose faite : l'ancien "gentil", devenu "méchant" pour les besoins de la cause, est maintenant entre les mains du shérif.
Pour ce qui concerne la Macédoine, le conflit ne cesse de s'aggraver. Une bonne partie du nord du pays est maintenant entre les mains de la guérilla pro-albanaise de l'UCK. Et c'est encore une fois l'occasion pour les grandes puissances d'étaler leur rivalités, même si toutes semblent d'accord pour empêcher l'UCK de parvenir à ses fins : à l'annonce par les Etats-Unis de l'envoi de troupes de l'OTAN pour calmer la situation vient de répondre la décision de la diplomatie européenne de nommer un "Monsieur Macédoine" en la personne de François Léotard, ancien ministre de la défense de la France. Que Solana ait choisi à ce poste un politicien d'un pays traditionnellement le plus "contestataire" vis-à-vis de la puissance américaine signifie clairement qu'en Macédoine comme partout ailleurs, les discours de paix et les manifestations ostensibles "d'amitié" entre les EtatsUnis et leurs ex alliés européens, ne font que recouvrir une montée irrésistible de leurs rivalités. Cela s'est d'ailleurs confirmé lors du voyage de Bush en Europe, à la mi-juin, où le président américain n'a pas réussi, loin de là, à "vendre" aux européens son projet de bouclier anti-missiles qui constitue, comme le dit la résolution : "une formidable offensive de la part de l'impérialisme américain visant à convertir son avance technologique en une domination planétaire sans précédent. Ce projet représente une nouveau pas dans une course aux armements de plus en plus aberrante qui ne peut qu'aiguiser les antagonismes avec ses rivaux. "
Concernant enfin la perspective de développement de la lutte et de la conscience de la classe ouvrière, la dernière période n'a pas connu d'évolution significative. Cependant, il vaut la peine de signaler, dans la partie "La classe ouvrière tient toujours entre ses mains les clé du futur" l'idée qu'une des manières dont on peut juger de la menace potentielle que continue de représenter la classe ouvrière pour l'ordre bourgeois est constituée "par l'énorme quantité de temps et d'énergie consacrée à ses campagnes [de la bourgeoisie] idéologiques contre le prolétariat, celles consacrées à montrer que ce dernier est une force épuisée n'étant pas les moindres. " Nous reviendrons dans le prochain numéro sur un exemple significatif de ces campagnes, celles qui visent à dénaturer la véritable signification des mouvements sociaux de la fin des années 1960. Pour masquer le fait que ces mouvements représentaient la fin de la contre-révolution, l'ouverture d'une période où le prolétariat serait de nouveau en mesure de jouer un rôle d'acteur sur la scène sociale et donc pour ancrer l'idée que cette classe "est finie" comme le dit la résolution, les médias et les politiciens bourgeois ont mis en vedette les "anciens combattants" des luttes étudiantes de cette période. Pour la classe dominante il s'agit de faire oublier que les luttes ouvrières d'alors avaient une importance sans commune mesure avec celles des étudiants. Il faut également montrer qu'en s'intégrant dans le système (tel l'actuel ministre allemand des affaires étrangères) les "révolutionnaires" de cette époque ont fait la preuve qu'ils avaient eux aussi compris que la révolution était impossible.
Et justement, ce que ces campagnes démontrent, même si la grande majorité des ouvriers n'en a pas conscience aujourd'hui, c'est que les secteurs les plus lucides de la bourgeoisie savent, pour leur part, que la révolution est possible. C'est à cette conscience que devra parvenir le prolétariat dans la période historique qui est devant nous.
[1] [497] Des extraits des autres rapports seront publiés dans les prochains numéros de la Revue internationale.
Début mai 2001 s'est tenu le 14e congrès du Courant communiste international.
Comme pour toute organisation dans le mouvement ouvrier, le congrès constitue l'instance suprême du CCI. C'est l'occasion par excellence pour tirer un bilan du travail effectué depuis le précédent congrès et tracer les perspectives de celui à entreprendre pour la période qui vient.
Ce bilan et ces perspectives ne sont pas établis en "vase clos". Ils dépendent étroitement des conditions dans lesquelles l'organisation est amenée à faire face à ses responsabilités, et en premier lieu, évidemment, du contexte historique général.
Il appartient donc au Congrès de faire une analyse du monde actuel, des principaux enjeux des événements qui affectent la vie de la société sur le plan de la situation économique (dont les marxistes savent qu'elle détermine en dernière instance tous les autres aspects), de la vie politique de la classe dominante, et donc des conflits qui opposent les différents secteurs de celle-ci, et enfin sur le plan de la vie de la classe qui seule est en mesure de renverser l'ordre existant, le prolétariat.
Dans l'examen de la situation de ce dernier, il appartient aux communistes de se pencher sur l'état et les perspectives des luttes de classe à l'heure actuelle, du degré de conscience dans les masses ouvrières des enjeux de ces luttes, mais il leur appartient de se pencher également sur l'état et l'activité des forces communistes existantes qui sont une partie du prolétariat.
Enfin, et dans ce dernier contexte, le Congrès se doit d'examiner l'activité de notre propre organisation et de mettre en avant des perspectives lui permettant de faire face à ses responsabilités au sein de la classe.
Ce sont ces différents points qui seront abordés dans cet article de présentation de notre 14e congrès international.
Le monde d'aujourd'hui
Nous publions dans ce même numéro de la Revue internationale, la résolution sur la situation internationale qui a été adoptée par le congrès et qui synthétisait les différents rapports qui lui ont été présentés ainsi que la discussion menée sur ces rapports. En ce sens, il est inutile de revenir sur chacun des aspects de la discussion qui s'est menée sur la situation internationale. Nous nous contenterons de rappeler le début de cette résolution qui établit le cadre des enjeux du monde actuel :
"L'alternative à laquelle l'humanité est confrontée en ce début du 21e siècle est la même qu'au début du 20e : la chute dans la barbarie ou le renouveau de la société par la révolution communiste. Les marxistes révolutionnaires, qui, durant la période tumultueuse de 1914-1923, insistèrent sur ce dilemme incontournable, auraient pu à peine imaginer que leurs héritiers politiques soient encore obligés d'y insister au début du nouveau millénaire.
En fait, même la génération des révolutionnaires «post 68» qui a surgi de la reprise des luttes prolétariennes après la longue période de contre-révolution commencée durant les années 1920, ne s'attendait pas vraiment à ce que le capitalisme en déclin fût si habile à survivre à ses propres contradictions, comme il l'a prouvé depuis les années 1960.
Pour la bourgeoisie, tout ceci est une preuve de plus que le capitalisme est l'ultime et maintenant la seule forme de société humaine et que le projet communiste n'a jamais été rien de plus qu'un rêve utopique. La chute du bloc «communiste» en 1989-91 a apporté une apparence de vérification historique à cette notion, pierre angulaire nécessaire de toute l'idéologie bourgeoise. (...) (Point 1)
Les générations futures regarderont sûrement avec le plus grand mépris les fausses justifications avancées par la bourgeoisie au cours de cette décennie; elles verront certainement cette période comme une période de cécité, stupidité, horreur et souffrance sans précédent. (...)
Aujourd'hui, ce à quoi l'humanité doit faire face n'est pas simplement la perspective de la barbarie : la descente a déjà commencé et elle porte en elle le danger de saper toute tentative de future régénération sociale. Mais la révolution communiste, logiquement le point culminant de la lutte de la classe ouvrière contre l'exploitation capitaliste, n'est pas une utopie, contrairement aux campagnes de propagande de la classe dominante. Cette révolution demeure une nécessité requise par l'agonie mortelle du mode de production actuel, et en même temps représente une possibilité concrète, étant donné que la classe ouvrière n'a ni disparu ni été vaincue de façon décisive." (Point 2)
En fait, une grande partie de chacun des documents présentés, discutés et adoptés pendant le Congrès est consacrée à une réfutation des mensonges que la bourgeoisie déverse aujourd'hui autant pour se rassurer elle-même que pour justifier aux yeux des masses exploitées la survie de son système. Il en est ainsi parce que les analyses et les discussions des révolutionnaires sur la situation à laquelle ils sont confrontés n'ont pas pour autre objectif que d'aiguiser le mieux possible les armes du combat de la classe ouvrière contre le capitalisme. Le mouvement ouvrier a appris depuis longtemps que la plus grande force du prolétariat est, outre son organisation, sa conscience, une conscience qui s'appuie nécessairement sur une profonde connaissance du monde qu'il s'agit de transformer et de l'ennemi qu'il faut abattre. C'est pour cela que le caractère combattant des documents soumis au congrès et de ses discussions ne signifie nullement que notre organisation soit tombée dans la tentation de se contenter de l'affirmation de simples slogans dénonçant les mensonges bourgeois, au contraire. La profondeur avec laquelle les révolutionnaires abordent les questions est partie intégrante du combat qu'ils mènent. C'est une constante dans le mouvement ouvrier depuis plus d'un siècle et demi mais qui revêt à l'heure actuelle une importance encore plus fondamentale. Dans une société entrée en décadence depuis la première guerre mondiale et qui aujourd'hui est en train de pourrir sur pied, la classe dominante est incapable d'engendrer la moindre pensée sociale cohérente ou rationnelle, encore moins dotée d'une quelconque profondeur. Tout ce qu'elle sait faire c'est de produire une multitude de gadgets idéologiques plus superficiels les uns que les autres, qu'elle présente évidemment comme des "vérités profondes" (la "victoire définitive du capitalisme sur le communisme", la Démocratie comme "valeur suprême", la "mondialisation", etc.) et qui n'ont même pas l'avantage de l'originalité puisque leur prétendue "nouveauté" se résume à des habillages différents de vieilles platitudes éculées. Mais aussi nulle que soit la "pensée" bourgeoise d'aujourd'hui, elle parvient encore, à grands renforts de médias, à bourrer le crânes des prolétaires, à coloniser leur esprit. En ce sens, l'effort des communistes pour aller à la racine des choses n'est pas seulement un moyen pour comprendre du mieux possible le monde actuel, il constitue un contrepoison indispensable face à la tendance à la destruction de la pensée qui est une des manifestations de la décomposition dans laquelle s'enfonce la société d'aujourd'hui. C'est pour cela qu'une des caractéristiques majeures des rapports préparés pour le congrès, et qui correspondait à une décision de l'organisation, était qu'ils ne se contentaient pas d'analyser les trois aspects essentiels de la situation mondiale - la crise économique, les conflits impérialistes, le rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie, et donc la perspective de la lutte prolétarienne - mais qu'ils se penchaient sur la façon dont le mouvement ouvrier avait posé ces questions par le passé.
Une telle démarche était d'autant plus importante, à l'heure où commence un nouveau siècle, que toute une série de caractéristiques de la situation mondiale ont été bouleversées au cours de la dernière décennie du siècle passé.
A la fin de 1989, le bloc de l'Est s'est effondré comme un château de cartes provoquant non seulement une remise en cause complète des alignements impérialistes qui étaient sortis de Yalta en 1945 mais aussi un profond recul de la classe ouvrière confrontée aux formidables campagnes sur "la faillite du communisme". De tels bouleversements exigeaient évidemment de la part des révolutionnaires une actualisation de leurs analyses, et c'est ce que notre organisation a fait au fur et à mesure que se produisaient ces événements. Cependant, nous avons jugé utile de revenir encore sur les implications des formidables événements qui se sont déroulés à la fin de 1989, et particulièrement sur deux aspects :
- les manifestations des antagonismes impérialistes dans une situation où n'existe plus un partage du monde en deux blocs comme c'était le cas depuis la fin de la seconde guerre mondiale ;
- la notion de cours historique à une époque où, du fait de la disparition des blocs, une nouvelle guerre mondiale ne peut pas être à l'ordre du jour.
La plus grande clarté sur ces questions était d'autant plus indispensable qu'il existe aujourd'hui sur elles pas mal de confusion parmi les organisations de la Gauche communiste. C'est aussi à ce type de confusions, qui sont en fait des concessions aux thèmes idéologiques de la bourgeoisie, que répondaient les rapports et la résolution adoptés par le congrès. En particulier, ces différents documents :
- réfutaient l'idée qu'il puisse exister une "rationalité" économique comme cause fondamentale des guerres qui se déchaînent à l'heure actuelle (Point 9 de la résolution) ;
- mettaient en avant que "le cours historique vers des confrontations de classes massives, ouvert par la vague internationale de luttes des années 1968-72, ne s'est pas inversé. La classe ouvrière a prouvé qu'elle était une barrière contre la guerre mondiale. Et bien que subsiste le danger que le processus de décomposition le plus insidieux pourrait submerger la classe sans que le capitalisme ait à lui infliger une défaite frontale, la classe représente encore un obstacle historique au plein développement de la tendance à la barbarie militaire. Plus encore : elle garde encore la capacité à résister aux effets de la décomposition sociale par le développement de ses luttes et par le renforcement du sens de son identité et de la solidarité qui en est la conséquence, ce qui peut offrir une véritable alternative à l'atomisation, à la violence autodestructrice et au désespoir, caractéristiques de ce système pourri." (Point 13)
En fait, cette préoccupation d'examiner en détail, et éventuellement de critiquer, les analyses de la situation historique présente existant au sein du milieu politique prolétarien fait partie de l'effort permanent de notre organisation pour définir et préciser les responsabilités des groupes révolutionnaires à l'heure actuelle, des responsabilités qui vont évidemment au delà de l'analyse de la situation.
La responsabilité des groupes révolutionnaires
Les rapports, résolutions et discussions du congrès ont mis en évidence qu'il existe aujourd'hui, après une décennie de grandes difficultés dans le développement de la conscience dans la classe ouvrière, une certaine maturation souterraine de celle-ci.
"La maturation souterraine de la conscience de classe dans le contexte d'un maintien du cours historique aux affrontements de classe, exprimant un processus de réflexion qui - tout en étant toujours minoritaire - touche de plus grands secteurs de la classe et va plus profond que dans la phase qui a suivi 1989. Les expressions visibles de cette maturation comprennent :
- la croissance numérique des principales organisations du milieu prolétarien et de leur environnement de sympathisants et de contacts ;
- l'influence croissante de la Gauche communiste dans le marais, y compris dans des parties du milieu anarchiste ;
- le potentiel croissant pour la fondation et le développement de cercles de discussion prolétariens ;
- certaines expériences de regroupement minoritaire d'ouvriers combatifs chez qui les problèmes de résistance aux attaques du capital, mais aussi les leçons des luttes avant 1989 commencent à se poser ;
- certaines luttes ouvrières - pour le moment des exceptions plutôt que la règle - où l'auto-activité de la classe et la méfiance envers les syndicats commencent à s'exprimer." (Résolution sur les activités du CCI)
Une telle situation confère aux groupes qui se réclament de la Gauche communiste des responsabilités nouvelles. Le congrès a donc consacré une part importante de ses travaux à examiner l'évolution de ces groupes. Il a mis en évidence une difficulté de ces groupes à faire face à ces responsabilités. D'une part, avec l'interruption de la publication de Daad en Gedachte aux Pays-Bas, il n'existe plus de manifestation organisée de la branche germano-hollandaise de la Gauche communiste (le courant "conseilliste"). D'autre part, les courants qui se réclament de la Gauche italienne (les différents groupes de la tradition "bordiguiste" qui s'intitulent tous Parti communiste international, de même que le Bureau international pour le Parti révolutionnaire) restent grandement enfermés ou se replient de façon croissante dans le sectarisme, comme nous l'avions déjà mis en évidence il y a deux ans suite à leur refus d'une prise de position commune face à la guerre du Kosovo (voir Revue internationale n°98).
Pourtant, avec l'apparition actuelle de nouveaux éléments qui se tournent vers la Gauche communiste, il est important que celle-ci retrouve pleinement sa tradition dans laquelle elle associait étroitement la plus grande rigueur au niveau des positions politiques à une attitude d'ouverture de chacun de ses groupes à la discussion avec les autres groupes. C'est la condition pour que ces organisations soient réellement partie prenante du processus qui s'annonce d'un nouveau développement de la conscience dans le prolétariat.
C'est pour cela que notre résolution sur la situation internationale inclut les responsabilités spécifiques de notre propre organisation dans celles de l'ensemble du courant révolutionnaire aujourd'hui :
"Les responsabilités auxquelles fait face la classe ouvrière sont immenses : rien moins que le sort de l'humanité entre ses mains. Ceci en conséquence confère d'immenses responsabilité à la minorité révolutionnaire, dont la tâche essentielle dans la période à venir sera :
- d'intervenir au jour le jour dans les combats de la classe, en insistant sur la nécessité de la solidarité et de l'implication du plus grand nombre possible de travailleurs dans chaque mouvement de résistance aux attaques du capitalisme ;
- d'expliquer avec tous les moyens disponibles (presse, brochures, réunions, etc.), à la fois en profondeur et d'une manière accessible, pourquoi le capitalisme signifie la banqueroute, pourquoi toutes ses «solutions» - particulièrement, celles, racoleuses, de la gauche et des gauchistes - sont des tromperies, et expliquer ce qu'est la véritable alternative prolétarienne ;
- d'aider les minorités radicales (groupes de luttes sur les lieux de travail, cercles de discussion, etc.) dans leurs efforts à tirer les leçons des expériences récentes, à se préparer aux nouvelles luttes à venir, et en même temps renouer les liens avec les traditions historiques du prolétariat ;
- d'intervenir au sein du milieu politique prolétarien, qui entre dans une période de croissance significative, en insistant pour que le milieu agisse comme un véritable point de référence pour un débat sérieux et pour une clarification pour tous les éléments qui viennent vers lui.
Le cours historique vers l'affrontement de classe fournit le contexte pour la formation du parti communiste mondial. Le milieu prolétarien constitue la matrice du futur parti, mais il n'y a aucune garantie qu'effectivement il l'engendrera. Sans une préparation rigoureuse et responsable par les révolutionnaires d'aujourd'hui, le parti sera mort-né, et les conflits massifs de classe vers lesquels nous nous dirigeons ne franchiront pas ce pas essentiel : de la révolte à la révolution." (Point 15)
Le congrès a estimé que, pour sa part, notre organisation pouvait tirer un bilan positif dans l'accomplissement de ces responsabilités au cours de la période passée. Cependant, il a conclu que le CCI, conscient qu'il est soumis, à l'image de l'ensemble de la classe, à la pression délétère de la décomposition croissante de la société, devait maintenir toute sa vigilance face aux différentes manifestations de cette pression, tant au plan de ses efforts dans le domaine de l'élaboration de ses analyses et positions politiques que de sa vie organisationnelle. Plus qu'à toutes les autres périodes du passé, le combat pour la construction de l'organisation communiste, instrument indispensable de la lutte révolutionnaire du prolétariat, est un combat permanent et de tous les jours.
1. L'alternative à laquelle l'humanité est confrontée en ce début du 21e siècle est la même qu'au début du 20e : la chute dans la barbarie ou le renouveau de la société par la révolution communiste. Les marxistes révolutionnaires, qui, durant la période tumultueuse de 1914-1923, insistèrent sur ce dilemme incontournable, auraient pu à peine imaginer que leurs héritiers politiques soient encore obligés d'y insister au début du nouveau millénaire.
En fait, même la génération des révolutionnaires "post 68" qui a surgi de la reprise des luttes prolétariennes après la longue période de contre-révolution commencée durant les années 1920, ne s'attendait pas vraiment à ce que le capitalisme en déclin fût si habile à survivre à ses propres contradictions, comme il l'a prouvé depuis les années 1960.
Pour la bourgeoisie, tout ceci est une preuve de plus que le capitalisme est l'ultime et maintenant la seule forme de société humaine et que le projet communiste n'a jamais été rien de plus qu'un rêve utopique. La chute du bloc "communiste" en 1989-91 a apporté une apparence de vérification historique à cette notion, pierre angulaire nécessaire de toute l'idéologie bourgeoise.
Présentant avec habileté la chute d'une partie du système capitaliste mondial comme la disparition finale du marxisme et du communisme, la bourgeoisie, depuis ce moment, a conclu, à partir de cette hypothèse fausse, que le capitalisme serait entré dans une nouvelle phase plus dynamique de son existence.
D'après ce point de vue :
2. En fait, toutes ces fables ont été systématiquement réfutées au cours de la décennie commencée en 1991. Chaque nouveau gadget idéologique utilisé pour prouver que le capitalisme pourrait offrir à l'humanité un avenir radieux s'est avéré défectueux, comme un jouet bon marché qui se casse dès qu'on joue avec. Les générations futures regarderont sûrement avec le plus grand mépris les fausses justifications avancées par la bourgeoisie au cours de cette décennie; elles verront certainement cette période comme une période de cécité, stupidité, horreur et souffrance sans précédent.
La prévision marxiste, selon laquelle le capitalisme a pu survivre après avoir cessé d'être utile à l'humanité, a déjà été confirmée par les guerres mondiales et les crises généralisées de la première moitié du 20ème siècle. La prolongation de ce système sénile dans sa phase de décomposition, qui représente la véritable "nouvelle" période dont l'entrée fut marquée par les événements de 1989-91, apporte de nouvelles preuves à cette prévision.
Aujourd'hui, ce à quoi l'humanité doit faire face n'est pas simplement la perspective de la barbarie : la descente a déjà commencé et elle porte en elle le danger de saper toute tentative de future régénération sociale. Mais la révolution communiste, logiquement le point culminant de la lutte de la classe ouvrière contre l'exploitation capitaliste, n'est pas une utopie, contrairement aux campagnes de propagande de la classe dominante. Cette révolution demeure une nécessité requise par l'agonie mortelle du mode de production actuel, et en même temps représente une possibilité concrète, étant donné que la classe ouvrière n'a ni disparu ni été vaincue de façon décisive.
3. Toutes les promesses faites par la classe dirigeante sur la nouvelle ère de prospérité inaugurée par la "victoire du capitalisme sur le socialisme" ont montré l'une après l'autre qu'elles n'étaient que des bulles vides de toute substance :
En dépit de ces signes alarmants, la bourgeoisie continue de parler de "booms" particuliers en Grande-Bretagne, en France, en Irlande... mais ce n'est en fait que pour se rassurer elle-même.
Etant donné que les autres pays industriels dépendent étroitement de leurs investissements aux Etats-Unis, la fin évidente des "dix années de croissance des Etats-Unis" ne peut manquer d'avoir de sérieuses répercussions à travers le monde industrialisé.
4. Le mode de production capitaliste est entré dans sa crise historique de surproduction au début du 20ème siècle - en fait dès cette époque le capitalisme s'est globalisé, "mondialisé". Simultanément, il a atteint les limites de son expansion vers l'extérieur et a établi les fondations de la révolution prolétarienne mondiale. Mais l'échec, par la classe ouvrière, à exécuter la sentence de mort du système a signifié que le capitalisme a pu survivre malgré le poids croissant de ses contradictions internes. Le capitalisme ne cesse pas simplement de fonctionner une fois qu'il ne représente plus un facteur de progrès historique. Au contraire, il continue de "croître" et de fonctionner, mais sur une base malsaine qui plonge l'humanité dans une spirale catastrophique.
En particulier, le capitalisme décadent est entré dans un cycle de crise-guerre-reconstruction qui a marqué les deux premiers tiers du 20ème siècle. Les guerres mondiales ont permis une redistribution du marché mondial et la reconstruction qui a suivi lui a fourni un stimulant temporaire.
Mais la survie du système a aussi nécessité une intervention politique accrue de la part de la classe dominante, qui a utilisé son appareil d'Etat pour se jouer des lois "normales" du marché, surtout par des politiques de déficit budgétaire et en créant des marchés artificiels par l'usage du crédit. Le krach de 1929 a prouvé à la bourgeoisie que le processus de reconstruction d'après guerre ne pouvait, en lui-même, que culminer en une crise mondiale généralisée après une seule décennie ; en d'autres termes, il n'était plus possible de retrouver de façon ferme et durable le niveau de production capitaliste par un retour à l'application "spontanée" des lois commerciales. La décadence du capitalisme est précisément l'expression de l'antagonisme entre les forces de production et sa forme marchande ; donc, dans cette période, la bourgeoisie elle-même est amenée à agir de plus en plus en désaccord avec les lois naturelles de la production de marchandise tout en étant régie par ces mêmes lois.
C'est pourquoi les Etats-Unis ont consciemment financé la reconstruction de 1945, en utilisant ce mécanisme qui apparaît irrationnel : en prêtant de l'argent à ses clients afin qu'ils constituent un marché pour ses biens. Et une fois atteintes les limites de cette absurdité, au milieu des années 60, la bourgeoisie mondiale n'a fait que repousser plus haut le niveau de l'interventionnisme. Durant la période des blocs impérialistes, cette intervention était en général coordonnée par des mécanismes à l'échelle des blocs ; et la disparition des blocs, en même temps qu'elle a introduit de dangereuses tendances centrifuges tant au niveau économique qu'au niveau impérialiste, n'a pas conduit à la disparition de ces mécanismes internationaux : en fait, on les a vus renaître et même se revigorer en institutions le plus souvent identifiées comme les principaux agents de la "mondialisation" telle l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce). Et même si ces organismes fonctionnent comme un champ de bataille entre les principaux capitaux nationaux ou comme des coalitions entre des groupements géopolitiques particuliers (ALENA, Accord de libre échange nord américain ; UE, Union européenne ; etc.) ils expriment la nécessité fondamentale pour la bourgeoisie d'empêcher une totale paralysie de l'économie mondiale. Ceci s'est concrétisé, par exemple, par les efforts persistants des Etats-Unis de se porter garants de leur principal rival économique, le Japon, même si cela a aussi signifié renflouer les énormes dettes du Japon par encore plus de dettes.
Cette tricherie organisée sur la loi de la valeur à travers le capitalisme d'Etat ne supprime pas les convulsions du système ; simplement elle les reporte ou les déplace. Elle les reporte dans le temps, en particulier pour les économies les plus avancées, en évitant continuellement le glissement vers la récession ; et elle les déplace dans l'espace en repoussant leurs pires effets vers les régions périphériques du globe, qui sont plus ou moins abandonnées à leur sort, sauf quand elles servent de pion sur l'échiquier inter-impérialiste. Mais même dans les pays avancés, ce report de récessions ouvertes ou de dépressions se fait encore sentir par des pressions inflationnistes, des "mini-krachs" boursiers, le démantèlement de pans entiers de l'industrie, l'écroulement de l'agriculture, et le délabrement des infrastructures (routes, rail, services) qui va en s'accélérant, etc. Ce processus inclut aussi des récessions avouées, mais le plus souvent la profondeur réelle de la crise est délibérément masquée par les manipulations conscientes de la bourgeoisie. C'est pourquoi la perspective pour la période à venir est une longue et lente descente vers les abysses, ponctuée, sans que cela se termine, de plongeons de plus en plus violents. Mais il n'existe pas, dans l'absolu, de point de non-retour pour la production capitaliste, en termes purement économiques : bien avant que ce point puisse en théorie être atteint, le capitalisme aura été détruit, soit par la généralisation de sa tendance vers la barbarie, soit par la révolution prolétarienne.
5. Au début des années 1990 on nous a dit que la disparition du "communisme" agressif de la surface du globe inaugurerait une nouvelle ère de paix, puisque le capitalisme, dans sa forme démocratique, avait depuis longtemps cessé d'être impérialiste. Cette idéologie a été ensuite combinée avec le mythe de la mondialisation, en arguant que les rivalités entre nations relevaient désormais du passé.
Il est vrai que l'effondrement du bloc de l'Est et l'éclatement de son homologue occidental qui s'en est suivi, ont supprimé une condition fondamentale pour la guerre mondiale, si on laisse de côté la question de savoir si les conditions sociales préalables pour un tel conflit existaient. Mais ce développement n'a en rien changé la réalité essentielle que les Etats-Nations capitalistes ne peuvent pas dépasser le stade de leur lutte sans merci pour dominer le monde. En fait, la fragmentation des structures et de la discipline des anciens blocs a libéré les rivalités entre nations à une échelle sans précédent, entraînant un combat de plus en plus chaotique, chacun pour soi, des plus grandes puissances mondiales jusqu'aux plus petits seigneurs de la guerre locaux. Ceci a pris la forme d'un nombre de plus en plus grand de guerres locales et régionales, autour desquelles les grandes puissances continuent d'avancer leurs pions à leur avantage.
6. Depuis le début, les Etats-Unis, comme gendarme du monde, ont reconnu le danger de cette nouvelle tendance et ont pris des mesures immédiates pour la contrecarrer. Ce fut la signification essentielle de la guerre du Golfe en 1991, qui a été un immense déploiement de la supériorité militaire des Etats-Unis, non pas d'abord et avant tout dirigé contre l'Irak de Saddam Hussein, mais destiné à intimider les grandes puissances rivales des Etats-Unis pour les soumettre à leur autorité. Mais bien que les Etats-Unis aient temporairement réussi à renforcer leur leadership mondial en obligeant les autres puissances à participer à leur coalition anti-Saddam, on peut juger du succès réel de leurs efforts en constatant que dix ans après, ils sont encore obligés d'utiliser la tactique du bombardement de l'Irak, et chaque fois qu'ils le font, ils sont de plus en butte aux critiques de la majorité de leurs alliés, et aussi qu'ils ont été contraints à de semblables déploiements de forces dans d'autres zones de conflit, en particulier dans les Balkans.
Tout au long de la dernière décennie, la supériorité militaire des Etats-Unis s'est montrée complètement incapable d'arrêter le développement centrifuge des rivalités inter-impérialistes. Au lieu du nouvel ordre mondial dirigé par les Etats-Unis, que lui avait promis son père, le nouveau président Bush est confronté à un désordre militaire croissant, avec une prolifération de guerres sur toute la planète :
La liste pourrait s'allonger mais le tableau est clair. Loin d'apporter la paix et la stabilité, l'éclatement du système des blocs a considérablement accéléré le glissement du capitalisme vers la barbarie militaire. La caractéristique des guerres dans la phase actuelle de la décomposition du capitalisme est qu'elles ne sont pas moins impérialistes que les guerres dans les précédentes phases de sa décadence, mais elles sont devenues plus étendues, plus incontrôlables et plus difficiles à arrêter même temporairement.
7. Dans tous ces conflits, la rivalité entre les Etats-Unis et leurs anciennes grandes puissances "alliées" a été plus ou moins masquée. Plus dans le Golfe arabo-persique et dans les Balkans, où les conflits ont pris la forme d'une "alliance" des Etats démocratiques contre les tyrans locaux ; moins en Afrique où chaque pays a agi de façon plus ouverte et séparée pour protéger ses intérêts nationaux. Officiellement, les "ennemis" des Etats-Unis, - ceux qu'ils citent pour justifier leur budget militaire toujours croissant -, sont soit des petits Etats locaux sans scrupules, comme la Corée du nord ou l'Irak, soit leurs anciens rivaux directs de l'époque de la guerre froide, Russie, ou son rival pendant un temps puis son allié de cette période, la Chine. Cette dernière, en particulier est de plus en plus identifiée comme le principal rival potentiel des Etats-Unis. Et en fait, la période récente a vu un accroissement de la tension entre les Etats-Unis et ces deux puissances - à propos de l'extension de l'OTAN vers l'Europe de l'est, la découverte d'un réseau d'espionnage russe reposant sur un ancien responsable du FBI, et en particulier à propos de l'incident de l'avion espion en Chine. Il existe aussi au sein de la bourgeoisie nord-américaine une importante fraction qui est convaincue que la Chine est effectivement le principal ennemi des Etats-Unis. Mais le développement peut-être le plus significatif de la dernière période est la multiplication de déclarations par des secteurs de la bourgeoisie européenne à propos de "l'arrogance" des Etats-Unis, en particulier après leur décision de dénoncer les accords de Kyoto sur les émissions de dioxyde de carbone et d'aller de l'avant avec leur projet anti-missiles «enfant de la guerre des étoiles». Ce dernier représente en fait une formidable offensive de l'impérialisme américain pour convertir son avance technologique en une domination planétaire sans précédent. Ce projet représente un nouveau pas dans une course aux armements de plus en plus aberrante et ne peut qu'aiguiser les antagonismes avec ses rivaux.
Ces antagonismes ont été encore plus exacerbés par la décision de former une "armée européenne" séparée de l'OTAN. Bien qu'il y ait une forte tendance à faire porter la responsabilité de la rupture croissante dans les relations Europe-Etats-Unis sur l'administration Bush, ce nouvel "anti-américanisme" n'est que la reconnaissance explicite d'une tendance qui est à l'?uvre depuis la disparition du bloc occidental au début des années 1990. Idéologiquement, il reflète une tendance qui a été aussi libérée par l'éclatement des blocs, accompagnant la tendance au chacun pour soi : la tendance vers un nouveau bloc anti-américain basé en Europe.
8. Nous sommes cependant encore loin de la formation de nouveaux blocs impérialistes, pour des raisons à la fois stratégico-militaires et politico-sociales :
La guerre mondiale n'est donc pas à l'ordre du jour dans le futur proche. Mais ceci ne minimise en rien les dangers contenus dans la situation actuelle. La prolifération des guerres locales, le développement des conflits régionaux entre des puissances possédant l'arme nucléaire, comme l'Inde et le Pakistan, l'extension de ces conflits vers les centres vitaux du capital (comme en témoigne la guerre dans les Balkans), la nécessité pour les Etats-Unis de réaffirmer sans cesse, de tout leur poids, leur leadership déclinant, ainsi que les réactions que ceci pourrait entraîner de la part d'autres puissances, tout cela pourrait faire partie d'une terrible spirale de destruction qui pourrait saper les bases d'une future société communiste, même sans la mobilisation active du prolétariat dans les centres du capital mondial.
9. La classe dominante tend à réduire la signification globale de cette montée des tensions en cherchant, pour chaque conflit, des causes spécifiques locales, idéologiques et économiques : ici des haines raciales solidement enracinées, là des schismes religieux, le pétrole dans le Golfe, les diamants en Sierra-Leone, etc. Ceci trouve souvent un écho dans les confusions du milieu prolétarien qui confond facilement une analyse matérialiste avec les efforts pour expliquer chaque conflit impérialiste en termes de profit économique immédiat qu'on peut en tirer. Bien que la plupart de ces facteurs économiques et idéologiques soient réels, ils ne peuvent expliquer les carac-téristiques générales de la période dans laquelle le capitalisme est entré. Dans la période de décadence, la guerre représente de plus en plus un désastre économique, une perte sèche. Maintenir chaque conflit particulier entraîne des coûts qui dépassent largement les bénéfices qu'on peut en tirer. Ainsi, alors que de fortes pressions économiques ont certainement joué un rôle clé pour entraîner le Zimbabwe à envahir le Congo, ou l'Irak à envahir le Koweit, les complications militaires qui en suivirent ont précipité ces pays plus profondément dans la ruine. Plus généralement , le cycle crise-guerre-reconstruction , qui conférait l'apparence d'une certaine rationalité à la guerre mondiale dans le passé, est maintenant terminé, puisque toute nouvelle guerre mondiale ne serait suivie d'aucune reconstruction. Mais aucun de ces calculs de profit ou de perte ne permet aux Etats impérialistes de se prémunir de la nécessité de défendre leur présence impérialiste dans le monde, de saboter les ambitions de leurs rivaux, ou d'accroître leurs budgets militaires. Au contraire, ils sont tous pris dans une logique qui échappe à leur contrôle et qui a de moins en moins de sens, même en termes capitalistes, et c'est précisément ce qui rend la situation à laquelle l'humanité doit faire face, si dangereuse et instable. Surestimer la rationalité du capital équivaut à sous-estimer la menace réelle de guerre en cette période.
10. La classe ouvrière doit donc faire face à la possibilité de se trouver entraînée dans une réaction en chaîne de guerres locales et régionales. Mais ceci n'est qu'un aspect de la menace que représente le capitalisme en décomposition.
La dernière décennie a vu toutes les conséquences de la décomposition devenir de plus en plus mortelles :
Aujourd'hui, le capitalisme dresse un tableau de plus en plus clair de ce à quoi ressemble la descente vers la barbarie : une civilisation en totale désintégration, déchirée par les tempêtes, les sécheresses, les épidémies, la famine, l'empoi-sonnement irréversible de l'air, des sols et de l'eau ; la société devenue une hécatombe par les conflits meurtriers et les guerres de destruction réciproque qui laissent en ruines des pays entiers, et même des continents ; guerres qui empoisonnent encore plus l'atmosphère et qui deviennent encore plus fréquentes et dévastatrices par le combat désespéré des nations, régions ou fiefs locaux pour garder leurs réserves cachées de ressources allant en diminuant et de ce qui leur est nécessaire ; un monde de cauchemar où les derniers bastions de prospérité restants font claquer leurs portes de fer devant l'invasion des hordes de réfugiés fuyant la guerre et les catastrophes ; en bref un monde où la pourriture est tellement incrustée qu'il n'y a pas de retour en arrière et où la civilisation capitaliste finalement s'enfonce dans des sables mouvants qu'elle a elle-même créés. Cette apocalypse n'est pas si éloignée de ce que nous expérimentons aujourd'hui ; le visage de la barbarie est en train de prendre une forme matérielle devant nos yeux. La seule question restante est de savoir si le socialisme, la révolution prolétarienne, reste toujours une alternative vivante.
11. Tout au long des années 1970 et 1980, le combat de la classe ouvrière en réponse au ressurgissement de la crise historique du capitalisme a constitué un rempart contre l'éclatement d'une troisième guerre mondiale -le seul véritable rempart, car le capitalisme avait déjà formé les blocs impérialistes qui devaient lancer la guerre, et la crise économique poussait déjà le système vers cette "solution". Mais pour un certain nombre de raisons liées entre elles, certaines historiques, certaines plus immédiates, la classe ouvrière a éprouvé d'extrêmes difficultés à passer d'un niveau défensif à une affirmation franche de sa propre perspective politique (le poids des précédentes décennies de contre-révolution qui avaient décimé son expression politique organisée, la nature de la crise économique qui s'éternisait et qui rendait difficile de voir la situation véritablement catastrophique auquel le monde capitaliste était confronté, etc.).
L'incapacité des deux principales classes sociales d'imposer leur solution à la crise a donné naissance au phénomène de décomposition, qui à son tour a été grandement accéléré par son propre produit, l'effondrement du bloc de l'Est, qui a marqué pour le capitalisme décadent l'entrée dans une phase dans laquelle la décomposition serait la caractéristique principale. Dans cette nouvelle phase, la lutte de la classe ouvrière, qui avait montré auparavant au cours de trois vagues internationales successives des traits visibles d'avancée du niveau de conscience et d'auto-organisation, a été précipitée dans un profond reflux, à la fois au niveau de la conscience et de la combativité.
La décomposition a posé à la classe ouvrière des difficultés à la fois matérielles et idéologiques :
La classe ouvrière est donc confrontée aujourd'hui à un grave manque de confiance - pas seulement en sa capacité à changer la société, mais même en sa capacité à se défendre elle-même au jour le jour. Ceci a permis aux syndicats, qui dans les années 1980 se sont de plus en plus révélés comme des instruments de l'ordre bourgeois, de rétablir leur emprise sur les luttes des ouvriers ; en même temps a été accrue la capacité du capitalisme à dévoyer les efforts des ouvriers pour défendre leurs propres intérêts vers tout un patchwork de mouvements "populaires" et "citoyens" pour plus de "démocratie".
12. Les difficultés réelles que la classe ouvrière doit affronter aujourd'hui sont évidemment exploitées par la classe dirigeante pour intensifier son message sur la fin de la lutte de classe. Ce message est bien reçu par ceux qui ne sont pas aveugles sur le futur barbare que le capitalisme nous prépare, mais qui ne croient pas que la classe ouvrière soit le sujet du changement révolutionnaire, et cherchent de "nouveaux" mouvements pour créer un monde meilleur (ce qui est le cas pour beaucoup d'éléments impliqués dans la mobilisation "anti-capitaliste"). Les communistes, quoi qu'il en soit, savent que si la classe ouvrière est vraiment finie, il n'y a plus d'autre barrière empêchant le glissement du capitalisme vers la destruction de l'humanité. Mais ils sont aussi capables d'affirmer que cette barrière n'a pas été levée ; que la classe ouvrière internationale n'a pas dit son dernier mot. Cette confiance en la classe ouvrière n'est pas une sorte de foi religieuse. Elle est basée sur :
13. La preuve de la véracité de cette conclusion est fournie par :
Les communistes peuvent alors continuer de soutenir que le cours historique vers des confrontations de classes massives, ouvert par la vague internationale de luttes des années 1968-72, ne s'est pas inversé. La classe ouvrière a prouvé qu'elle était une barrière contre la guerre mondiale. Et bien que subsiste le danger que le processus de décomposition le plus insidieux pourrait submerger la classe sans que le capitalisme ait à lui infliger une défaite frontale, la classe représente encore un obstacle historique à ce glissement du capitalisme dans la barbarie guerrière. Plus encore : elle garde encore la capacité de résister aux effets de la décomposition sociale par le développement de ses luttes et par le renforcement du sens de son identité et de la solidarité qui en est la conséquence, ce qui peut offrir une véritable alternative à l'atomisation, à la violence auto-destructrice et au désespoir, caractéristiques de ce système pourri.
14. La classe ouvrière, dans la voie difficile de la redécouverte de son esprit combatif et de la réappropriation de la connaissance de ses traditions du passé et de ses expériences de lutte, trouve face à elle la stratégie anti-prolétarienne de la bourgeoisie :
a) d'abord, l'utilisation des partis de gauche au gouvernement, où ils sont encore généralement mieux placés que la droite pour :
- échelonner les attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière, surtout dans les principales concentrations industrielles, pour essayer de retarder et disperser la combativité ouvrière, pour créer la division dans les rangs du prolétariat, entre les secteurs «privilégiés» (les travailleurs qui ont des contrats à durée indéterminée, les travailleurs des pays occidentaux, etc.) et les secteurs désavantagés (les travailleurs qui ont des contrats temporaires, les travailleurs immigrés, etc.) ;
b) ensuite, en complète cohérence avec tout cela, l'activité des gauchistes aussi bien que du syndicalisme radical est destinée à neutraliser la méfiance des travailleurs envers les partis du centre-gauche et de les dévoyer dans une défense radicale de la démocratie bourgeoise. Le développement en Grande-Bretagne de l' "Alliance socialiste" illustre clairement cette fonction ;
c) enfin, et non moins importantes, nous avons les activités du mouvement anti-mondialisation, qui sont fréquemment présentées par les medias comme la seule forme possible d'anti-capitalisme. L'idéologie de ces mouvements, quand elle n'est pas l'expression du «no future» de la petite bourgeoisie (défense de la production à petite échelle, culte de la violence désespérée qui renforce le sentiment de désespoir, etc.) n'est qu'une version plus radicale de ce qui est mis en avant par ses grands frères de la soi-disant gauche «traditionnelle» : la défense de l'intérêt du capital national contre ses rivaux. Ces idéologies servent à bloquer l'évolution de nouveaux éléments "en recherche" au sein de la population et de la classe ouvrière en particulier. Comme nous l'avons vu, ces idéologies ne contredisent pas la propagande plus générale sur la mort du communisme - qui continuera à être utilisée comme une carte maîtresse - mais en sont un important complément.
15. Les responsabilités auxquelles fait face la classe ouvrière sont immenses : rien moins que le sort de l'humanité entre ses mains. Ceci en conséquence confère d'immenses responsabilités à la minorité révolutionnaire, dont la tâche essentielle dans la période à venir sera :
Le cours historique vers l'affrontement de classe fournit le contexte pour la formation du parti communiste mondial. Le milieu prolétarien constitue la matrice du futur parti, mais il n'y a aucune garantie qu'effectivement il l'engendrera. Sans une préparation rigoureuse et responsable par les révolutionnaires d'aujourd'hui, le parti sera mort-né, et les conflits massifs de classe vers lesquels nous nous dirigeons ne franchiront pas ce pas essentiel : de la révolte à la révolution.
Mai 2001.
Le capitalisme est entré dans sa phase de décadence depuis plus de 80 ans. Il survit en plongeant l'humanité dans une spirale de crise ouverte : guerre généralisée - reconstruction - nouvelle crise ([1] [500]). Alors que la stagnation et les convulsions du système durant la première décennie du 20° siècle débouchèrent rapidement dans la terrible boucherie de la première guerre mondiale, alors que la grande dépression de 1929 déboucha en dix ans à la tuerie encore plus sauvage de la seconde guerre mondiale, la crise qui a commencé à la fin des années 1960 n'a pu déboucher dans l'issue organique d'une nouvelle guerre généralisée, parce que le prolétariat n'a pas été défait.
Confronté à cette situation inédite de crise sans issue, le capitalisme mène ce que nous avons nommé une "gestion de la crise". Il a dans ce but recours à l'organe suprême de défense de son système : l'Etat. Si la tendance au capitalisme d'Etat s'est bien développée depuis des dizaines d'années, nous avons pu assister au cours des trente dernières à un perfectionnement et à une sophistication inédits de ses mécanismes d'intervention et de contrôle de l'économie et de la société. Pour accompagner la crise, et faire en sorte que son rythme soit plus lent et moins spectaculaire qu'en 1929, les Etats ont recouru à un endettement astronomique, sans précédent dans l'histoire, et les principales puissances ont collaboré entre elles pour soutenir et organiser le commerce mondial de façon à cc que les pires effets de la crise retombent sur les pays les plus faibles ([2] [501]). Ce mécanisme de survie a cependant permis que les pays centraux, ceux-là même qui sont la clé tant du point de vue de l'affrontement de classes que du maintien de la stabilité globale du capitalisme, vivent une chute lente par paliers successifs, parvenant a donner une impression de maîtrise, d'apparente normalité, quand ce n'est pas de "progrès" ou de "renouveau".
Ces mesures d'accompagnement n'ont cependant pas permis, loin de là, une stabilisation de la situation. Le capital isme est un système mondial depuis le début du 20° siècle, ayant incorporé à l'engrenage de ses rapports de production jusqu'au moindre territoire significatif de la planète. Dans ces conditions, la survie de chaque capital national ou de groupes de capitaux nationaux ne peut se réaliser qu'au détriment non seulement de ses rivaux, mais de l'ensemble du capital global. Au cours des trente dernières années, nous avons assisté à la détérioration progressive du capitalisme dans son ensemble, sa reproduction n'a pu se réaliser que sur des bases toujours plus étroites, le capital mondial s'est appauvri ([3] [502]).
Cet effondrement progressif du capital global s'est manifesté par des convulsions périodiques qui n'ont rien à voir avec les crises cycliques du siècle dernier. Ces convulsions se sont exprimées par des récessions plus ou moins fortes en 1974-75, 1980-82 et en 1991-93. Mais la récession - la chute officielle des indices de production - n'a pas été son expression majeure, précisément parce que le capitalisme d'Etat tente d'éviter dans la mesure du possible cette manifestation trop classique et évidente de l'effondrement du système. Elle a eu tendance à se manifester sous d'autres formes apparemment plus éloignées de la sphère de la production, mais pour autant ni moins graves ni moins dangereuses. Tourmentes monétaires de la livre sterling en 1967 et du dollar en 1971, brusque explosion inflationniste durant les années 1970, crises successives de la dette et de véritables séismes financiers à partir de la deuxième partie des années 1980 : krach boursier de 1987, mini krach en 1989, crise monétaire du SME en 1992-93, effet Tequila [dévaluation du peso mexicain et chute des bourses latino-américaines] en l994, la crise dite "asiatique" de 1997-9R.
Le 13° congrès du CCI avait analysé les importants dégâts causés par ce dernier épisode de la crise et nous avions repris à notre compte les prévisions très pessimistes des propres experts de la bourgeoisie qui parlaient de récession sinon de dépression.
Cette récession ne s'est cependant pas produite et le capitalisme a de nouveau pu entonner les hymnes triomphalistes sur la "santé de fer" de son économie. poussant la hardiesse jusqu'à envisager l'entrée de la société dans l'ère de la "nouvelle économie". La poussée inflationniste de l'été 2000, dont la portée et les conséquences sont très importantes, a fait baisser le ton à l'euphorie générale. En un peu plus de deux ans, de façon très concentrée et rapide, nous avons pu assister à la chute brutale de 1997-98, au sursaut euphorique entre la deuxième moitié de 1999 et l'été 2000 et à nouveau aux indices de nouvelles convulsions.
Le nouveau millénaire ne va pas plus offrir de solution à la crise que de stabilisation de la situation, sinon tout au contraire une nouvelle phase d'effondrement qui nous fera paraître minimes les souffrances pourtant terribles qu'a causé le système tout au long du siècle qui s'achève.
10 ans de croissance ininterrompue aux Etats-Unis
Les adorateurs du système salivent de plaisir à l'évocation de ces "10 ans de croissance sans inflation" ([4] [503]). Dans leurs délires, ils en viennent même à prédire la fin des crises cycliques et la croissance ininterrompue permanente.
Ces messieurs ne font pas l'effort de comparer ces taux de croissance avec d'autres èpoques du capitalisme, non plus qu'a comprendre sa nature et sa composition. Ils se satisfont aisément de la – croissance -, ils s'en contentent ! Mais face à cette vision immèdiatiste et superficielle, caractéristique de l'idéologie d'un ordre social condamné, nous appliquons quant à nous une vision globale, historique, et pouvons, à partir de là, démontrer la fausseté des arguments basés sur les « 10 ans de croissance ininterrompue des Etats-Unis ».
Pour commencer, si nous examinons les taux de croissance de l'économie américaine depuis 1950, nous constatons que la croissance de cette dernière décennie est la pire de ces 50 dernières années :
Taux de croissance moyen du PIB aux Etats-Unis ([5] [504])
Période |
1950-64 |
3,68 % |
Période |
1965-72 |
4,23 % |
Période |
1973-90 |
3,40 % |
Période |
1991-99 |
1,98 % |
Nos conclusions seront identiques si nous considérons les données des pays les plus industrialisés :
Taux de croissance moyen du PIB des principaux pays industrialisés ([6] [505])
|
1960-73 |
1973-89 |
1989-99 |
Japon |
9,2% |
3,6% |
1,8% |
Allemagne |
4,2% |
2,0% |
2,2% |
France |
5,3% |
2,4% |
1,8% |
Italie |
5,2% |
2,8% |
1,5% |
GB |
3,1 % |
2,0% |
1,7% |
Canada |
5,3% |
3,4% |
1,9 % |
Les deux tablenux mettent en évidence un déclin graduel mais persistant de l'économie mondiale, qui réduit à néant le triomphalisme des leaders du capitalisme et met en évidence leur tricherie : nous éblouir avec des chiffres sortis de leur contexte historique.
La "croissance américaine" a une histoire qui nous est cachée avec beaucoup de triomphalisme : on ne parle pas de comment s'est faite la relance de l'économie en 1991-92, avec pas moins de 33 baisses des taux d'intérêts, de sorte que l'argent prêté aux banques l'était à un taux en dessous du taux d'inflation ! L'Etat leur offrait en quelque sorte de l'argent ! On ne nous dit pas non plus que cette croissance a commencé à s'essouffler à partir de 1995, avec les multiples crises financières qui ont culminé avec la « grippe asiatique » de 1997-98, stagnant dans la phase 1996-98.
Mais qu'en est-il de la dernière phase de croissance, celle qui succède à la stagnation de 1996-98 ? Ses bases sont encore plus fragiles et destructrices car le moteur de la croissance devient une bulle spéculative sans précédent dans l'histoire. L'investissement en bourse devient le seul investissement rentable, .
Les familles comme les entreprises américaines ont été encouragées dans le mécanisme pervers de l'endettement pour pouvoir spéculer en Bourse et utiliser les titres achetés comme caution pour acheter frénétiquement des biens et des services qui sont le moteur de la croissance. Les fondements de l'investissement authentique se voient ainsi sérieusemcnt ruinés : entreprises et particuliers ont augmenté leur endettement de 300% entre 1997 et 1999. Le taux d'épargne est négatif depuis 1996 (après 53 années de taux positifs) : alors qu'en 1991 il était de + 8,3 %, il était en 1999 de - 2,5%.
La consommation à crédit maintient en vie la flamme de la croissance mais ses effets sont délétères sur la base productive des Etats Unis([7] [506]). Un économiste célèbre, Paul Samuelson, reconnaît que "l'utilisation de la capacité productive de l'industrie nord-américaine n’a cessé de baisser dcpuis le sommet atteint au milieu des années 1980". L'industrie manufacturière perd du poids dans l'ensemble des chiffres annuels de production et a licencié 418 000 travailleurs depuis avril 1998. La balance des paiements américaine subit une dégradation spectaculaire, passant d'un déficit de -2,5% du PIB en 1998 à -4% de nos jours.
Ce type de "croissance" est aux antipodes de la véritable croissance que le capitalisme a expérimenté historiquement. Entre 1865 et 1914, les Etats-Unis basèrent leur spectaculaire croissance économique sur l’augmentation permanente de leur excédent commercial et financier. L'expansion américaine après la seconde guerre mondiale se basait sur la supériorité des exportations de produits et de capitaux. Un 1948 par exemple. les exportations américaines couvraient 180% des importations. Depuis 1971, les Etats Unis commencent à avoir des déficits commerciaux négatifs qui n'ont cessé de croitre.
Alors qu'au 19' siècle la croissance économique des pays centraux du capitalisme s'est basée des exportations de biens et de capitaux qui servaient de bèlier pour incorporer de nouveaux territoires aux rapports de production capitalistes, nous assistons aujourd’hui à une situation aberrante et dangereuse, celle ou les fonds du monde entier accourent - attirès par les cotations élevées du dollar pour soutenir la principale èconomie de la planète. Depuis 1985, le flux des investissements du reste des pays du monde vers les 10 principales économies de la planète est supérieur à celui de celles-ci vers celles-là. Concrètement, ceci signifie que le capitalisme, incapable d'élargir la production dans le monde,concentre tous ses recours pour maintenir à flot les principales métropoles, au prix de la mise en friche du reste du monde, détruisant ainsi ses propres bases de reproduction.
La timide récessionde l'après crise asiatique ne s'est pas produite
On veut nous faire croire que la secousse de 1997-98 n'était qu'une crise cyclique identique à celles que le capitalisme avait connues au l9° siècle. A cette époque. chaque étape de crise se résolvait dans une nouvelle expansion de la production qui atteignait des niveaux supérieurs à ceux de la période antérieure. De nouveaux marchés s’ouvraient l'incorporation de nouveaux territoires aux rapports de production capitalistes, créant de nouvelles masses de prolétaires créatrices de plus-value et d'autre part apportant de nouveaux acheteurs solvables pour les marchandiscs produites.
Cette issue est actuellement impossible pour le capitalisme : les marchés sont depuis bien longtemps Saturés.
L"`issue" à toute nouvelle chute ne peut donc être dans de nouveaux marchés pour écouler la production et dans de nouvelles masses de prolétaires incorporés au travail salarié, mais au contraire : des mesures d'endettement qui tentent de masquer la chute réelle de la production et de nouvelles vagues de licenciements (présentées comme des restructurations, des privatisations ou des fusions) qui peu à peu assèchent les sources de la plus-value : "Faute de réels débouchés solvables, à travers lesquels pourrait se réaliser la plus-value produite, la production est écoulée en grande partie sur des marchés, fictifs (...) Face à un marché mondial de plus en plus saturé, une progression des chiffres de la production ne peut correspondre qu'à une nouvelle progression des dettes. Une progression encore plus considérable que les précédentes. " (Revue internationale n° 59)
Le résultat est que chacune des phases de convulsions suppose une chute plus violente dans l'abîme alors que chaque moment de reprise adoucit la chute, mais toutes se situent dans une dynamique d'effondrement progressif.
Au siècle dernier, le capitalisme se trouvait dans une phase dynamique d'expansion dans laquelle chaque phase de crise préparait de nouvelles périodes de prospérité. C’est exactement l'inverse aujourd'hui, chaque phase de reprise n'est qu'une préparation à de nouvelles et majeures convulsions.
En témoigne que le Japon (2° économie de la planète) reste dans le trou et qu'il a atteint à peine un rachitique 0,3 % de croissance en 1999, avec des perspectives assez pessimistes pour l'an 2000. Ceci en dépit du développement spectaculaire des moyens de crédit de la part de l'Etat japonais : le déficit public en 1999 a atteint 9,2 % du PI B.
La nouvelle économie
On voit que l'argument de la "grande croissance" américaine ou du "dépassement facile de la crise asiatique" ne résistent pas à une analyse un tant soit peu sérieuse. Mais un troisième argument semble avoir plus de consistance : la "révolution de la nouvelle économie" bouleverserait totalement les fondements de la société, de sorte qu'avec Internet disparaîtrait la traditionnelle division de la société en classes, ouvriers et patrons devenant des "partenaires". En outre, le moteur de l'économie ne serait plus l'acquisition de profit mais la consommation et l'information. Finalement, tout ce fatras sur la crise s'évanouirait comme un cauchemar du passé puisque toute l'économie mondiale se régulerait harmonieusement par le biais des transactions commerciales sur le Web. Le seul problème viendrait des "inadaptés" encore englués dans la "vieille économie".
Nous n'allons pas réfuter en détail toutes ces stupides spéculations. L'article éditorial de la Revue internationale n°102 démonte de façon très convaincante ce nouveau mythe que le capitalisme prétend nous faire avaler ([8] [507]).
Nous devons avant tout rappeler l'histoire : combien de fois le capitalisme a-t-il tenté ces dernières 70 années de nous vendre un "modèle" de développement économique qui serait la solution définitive ? Dans les années 1930, l'industrialisation soviétique, le New Deal américain, le plan De Man se présentèrent tous comme la solution de la crise de 1929... l'issue réelle fut la seconde guerre mondiale ! Ce fut "l'Etat du bien-être" dans les années 1950, le "développement" dans les années 1960, les diverses "voies vers le socialisme" et le "retour à Keynes" dans les années 1970, les "Reaganomics" et le "modèle japonais" dans les années 1980, les "tigres asiatiques" et la "mondialisation" dans les années 1990, c'est au tour aujourd'hui de la "nouvelle économie". Le vent de la crise les a tous engloutis les uns après les autres. A peine un an après sa naissance, la "nouvelle économie" commence déjà à être vieillie et inopérante.
En second lieu, le bruit a couru que la nouvelle économie basée sur Internet serait la plus grande créatrice d'emplois. C'est une erreur totale. L'article de Battaglia Comunista cité plus haut (note 5) démontre que sur les 20 millions d'emplois créés aux Etats-Unis, un seul million serait lié à Internet. Les autres sont liés à des activités de haute technologie comme promeneurs de chiens, distributeurs de pizzas et d'hamburgers, gardiens d'enfants, etc.
En réalité, l'introduction d'Internet dans le commerce, l'information, les finances et les administrations publiques élimine des emplois au lieu d'en créer. Une étude sur les institutions bancaires de la "nouvelle économie" démontre que :
- un réseau de bureaux équipé d'ordinateurs sans connexion permanente emploie ([9] [508]) 100 travailleurs ;
- un réseau de bureaux équipé d'ordinateurs connectés en permanence emploie 40 travailleurs ;
- un réseau de banque téléphonique emploie 25 travailleurs ;
- un réseau de banque par Internet emploie 3 travailleurs.
Une autre étude de l'Union européenne met en évidence que le fait de remplir les formulaires administratifs par Internet peut éliminer un tiers des postes de travail de l'administration publique.
Est-ce que l'utilisation d'Internet serait la base pour une expansion de l'économie capitaliste ?
Le cycle du capital a deux phases inséparables : la production de la plus value et sa réalisation. Pendant la période de décadence du capitalisme, avec un marché saturé, le réalisation de la plus value devient le principal problème. Dans ce cadre, les coûts de commercialisation, de distribution, de financement, qui correspondent précisément à la réalisation de la plus-value prennent des proportions exorbitantes. Les entreprises et les Etats développent un gigantesque appareil de commercialisation, de publicité, de financement, etc., dans le but de tirer jusqu'à la moindre miette du marché existant, de l'étirer au maximum (techniques pour gonfler artificiellement la consommation) et d'être compétitifs face aux rivaux pour leur arracher des segments de marchés.
A ces frais indispensables pour la réalisation de la plus-value viennent s'en ajouter d'autres qui prennent une dimension encore plus énorme : l'armement, le développement de la gigantesque bureaucratie étatique, etc. L'introduction d'Internet cherche à alléger le plus possible l'énorme charge de ces frais, mais sur l'ensemble de l'économie du point de vue du capital global, le marché ne va pas s'étendre, il va souffrir une nouvelle amputation, le nombre d'acheteurs solvables va diminuer.
Loin de mettre en évidence la bonne santé et la progression du capitalisme, l'épisode Internet est la manifestation de la spirale mortelle dans laquelle il est prisonnier : la diminution des marchés solvables force l'augmentation des frais improductifs, et l'endettement. Et ceci crée une autre diminution des marchés solvables, obligeant à faire un pas de plus dans l'endettement et les frais impro-ductifs... et ainsi de suite !
Le nouveau retour inflationniste
L'inflation est un phénomène typique de la décadence du capitalisme, dont une des manifestations spectaculaires fut l'Allemagne dans les années 1920, avec une dévaluation du mark qui dépassa les 2000'%. Confronté à la violente flambée inflationniste des années 1970, le capitalisme est parvenu ces vingt dernières années à réduire de façon significative les taux d'inflation dans les pays industrialisés, mais comme nous l'avons mis en évidcnce dans le rapport du 13e Congrès, l'inflation a en réalité été masquée par une très importante réduction des coûts et par une vigilance plus aiguë de la part des banques centrales quant à la quantité d'argent en circulation. Cependant, les causes profondes de l'inflation - l'endettement gigantesque et les frais improductifs qu'exige la survie du système -, loin d'être éradiquées, n'en sont que plus importantes. Les nouvelles pressions inflationnistes qui se produisent depuis le début de l'an 2000 ne sont donc en aucune façon une surprise. En réalité, l'aggravation de la crise qui depuis 1995 apparaît sous la forme de débandades boursières peut provoquer un nouvel épisode grave, sous la forme cette fois d'une poussée inflationniste.
Dans son rapport de juin 2000, l'OCDE alerte sur les risques inflationnistes croissants produits par l'économie américaine, affirmant que "le récent accroissement de la demande domestique est insoutenable, et les pressions inflationnistes se sont faites plus présentes ces derniers temps, alors que le dèficit de la balance commerciale en compte courant à brusquement augmenté jusqu 'à atteindre 4% dit PNB. L'objectif pour les autorités est d'obtenir une réduction ordonnée de la croissance de la demande. "Après être tombée à son niveau le plus bas aux Etats-Unis en 1998 (1,6 `%), l'inflation peut selon la Réserve fédérale américaine atteindre en l'an 2000 4,5 %. Cette tendance se manifeste également en Europe où la moyenne pour la zone Euro est passée d'un 1,3 % en 1998 à une prévision de 2,4 % en l'an 2000, avec des poussées comme en Hollande (estimée à 3,5 %), en Espagne (qui en septembre a déjà atteint 3,6 %) et en Irlande (qui atteint 4,5 %).
L'endettement astronomique, la bulle spéculative, le fossé grandissant entre la production et la consommation, le poids croissant des frais improductifs ressortent à la surface et relativisent la prétendue bonne santé de l'économie.
Les conséquences catastrophiques de l'accompagnement de la crise
Ainsi donc, l'économie mondiale va rentrer dans une zone de turbulences après à peine deux années de calme.
Le vacarme assourdissant des campagnes sur la "bonne santé" du capitalisme et sur la "nouvelle économie" est inversement proportionnel à l'efficacité des politiques d'accompagnement de lacrise. L'escalade dans le triomphalisme occulte la réduction progressive de marge de manoeuvre des Etats. Du point de vue économique, humain et social, le prix à payer pour le prolétariat et l'avenir de l'humanité est extrêmement élevé. Par les guerres (encore localisées) et par les politiques "d'accompagnement de la crise", le capitalisme menace de convertir la planète en un vaste champ de ruines. Trois menaces pèsent essentiellement :
- l'effondrement de l'économie dans toujours plus de pays ;
- le processus graduel de fragilisation et de décomposition de l'économie des pays centraux ;
- l'attaque des conditions de vie de la classe ouvrière.
L'organisation du commerce et des finances mondiales afin que les pays les plus industrialisés exportent les pires effets de la crise sur les pays de la périphérie a transformé le monde en gigantesque friche. Nos camarades mexicains dans Revolucion Mundial ont souligné que « Jusqu'à la fin des années 1960, les pays de la périphérie étaient fondamentalement des exportateurs de matières premières, mais la tendance actuelle est à ce qu'ils en soient de plus en plus importateurs, même des produits de première nécessité. Le Mexique, par exemple, pays du maïs, est aujourd'hui importateur de cette céréale. Ce sont maintenant les pays centraux qui sont exportateurs des produits de base. » Le capitalisme se consacre à tel point à maintenir à flot les pays centraux qu'ils en sont à se disputer les marchés de matières premières, alors qu'historiquement ils avaient eux-mêmes instauré une division internationale du travail qui laissait la production de ces matières premières aux pays de la périphérie.
Le rapport récent de la Banque mondiale sur l'Afrique donne un panorama effrayant : elle n'atteint qu'un pour cent du PIB mondial et sa participation au commerce international n'atteint pas les 2 %. "Au cours des derniers 30 ans, 1 'Afrique a perdu la moitié de sa part de marchés dans le commerce global, y compris sur le marché traditionnel des matières premières. Si elle n'avait ne serait-ce que maintenu la part qu 'elle avait en 1970, elle encaisserait chaque année 70 000 millions de dollars supplèmentaires." La quantité de routes est inférieure à celle de la Pologne et 16 %seulement sont goudronnées. Moins de 20 % de la population dispose de l'électricité et moins de 50 % accède a l'eau potable. Il n'y a que 10 millions de postes de téléphone pour une population de 300 millions d'habitants. Plus de 20 % de la population adulte est atteinte du sida et on évalue à plus de 25 % le nombre de chômeurs dans les grandes villes. Les guerres touchent 1 africain sur 5. Ces données prennent en compte l'Afrique du Sud et les pays du Maghreb, ils seraient bien plus terrifiants si on les omettait.
Ce développement de la barbarie ne s'explique que par l'avancée irrépressible de la crise du capitalisme. Si le développement du capitalisme en Angleterre au siècle dernier dessinait l'avenir du monde, la tragédie de l'Afrique aujourd'hui annonce l'avenir que le capitalisme réserve à l'humanité s'il n'est pas détruit ([10] [509]).
Mais les dévastations de « l’accompagnement de la crise », attaquent toujours plus profondément les infrastructures, le fond même de l'appareil productif des grandes puissances capitalistes dont les structures de base sont toujours plus fragiles et en constante fragilisation.
Les experts bourgeois reconnaissent franchement que le capitalisme occidental est dcvcnu une "société à haut risque". Par cet euphémisme ils voilent la dégradation rapide dont souffrent les moyens de transport (aérien, ferroviaire, routier) comme en témoignent les catastrophes de plus en plus fréquentes dans le métro ou les chemins de fer, et dont la dernière en date a été la nuort de 150 personnes dans un funiculaire autrichien.
On peut en dire autant des travaux publics. Les réseaux de canalisations, les digues, les mécanismes de prevention souffrent d'un vieillisement sans précédent, conséquence des coupes systématiques et prolongées dans les budgets de sécurité et de maintenance. La conséquence en est les inondations et autres catastrophes qui se multiplient dans des pays comme l’Angleterre, l’Allemagne, la Hollande, alors qu'elles étaient traditionnellement réservées aux pays du Sud économiquement plus attardés.
En ce qui concerne la santé, nous assistons aux Etats-Unis à un taux de mortalité infantile dans les quartiers défavorisés de New York (Harlem et Brooklin), qui dépasse celui de Shanghai ou Moscou. L’espérance de la durée de vie y est descendue à 66 ans. En Grande-Bretagne, l’Association nationale des médecins affirmait dans son rapport publié le 25 novembre 1996 que « des malades des temps de Dickens affectent à nouveau l’Angleterredo. Il s’agit de maladies caractéristiques de la pauvreté, comme le rachitisme ou la tuberculose ».
L'attaque aux conditions de vie de la classe ouvrière
La dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière est le principal indice de l'avancée de la crise. Comme le dit Marx dans le Capital : «la raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l’économie capitaliste de développer les forces productives, comme si elles n’avaient pour limites que le pouvoir de consommation absolu de la société » (Chap.XVII, La Pléiade) Si l'attaque contre les conditions de vie fut relativement douce dans les années 1970, elle s'est accélérée au cours de ces 20 dernières années ([11] [510]).
Pour soutenir l'endettement, lâcher du lest et éliminer toute activité non rentable afin de pouvoir livrer la bataille féroce de la compétitivité, tous les capitaux nationaux ont fait retomber les pires effets de la crise sur la classe ouvrière : depuis les années 1980, la vie des travailleurs "privilégiés" des pays centraux ne parlons même pas de l'épouvantable situation de leurs frères dans les pays du tiers-momde - est marquée au fer rouge des licenciements massifs, de la transformation du travail fixe en travail précaire, de la multiplication des sousemplois payés misérablement, de l'allongement de la journée de travail à travers de multiples subterfuges dont la « semaine de 35 heures », de la réduction des retraites et des prestations sociales, L’augmentation vertigineuse des accidents du travail...
Le chômage est le principal et plus sûr indicateur de la crise historique du capitalisme. Consciente de la gravité du problème, la classe dominante des pays industrialisés a développé une politique de couverture politique du chômage, pour la cacher aux yeux des ouvriers et de toute la population. Cette politique, qui condamne à un carrousel tragique une grande masse d'ouvriers (un emploi précaire, quelques mois de chômage, un sous-emploi, un stage de formation, quelques mois de chômage, etc.), et à laquelle s'ajoute la manipulation scandaleuse des statistiques, permet de proclamer aux quatre vents les succès -permanents- de l'éradication du chômage.
Une étude sur le pourcentage de chômeurs compris entre 25 et 55 ans montre des Chiffres plus précis que les pourcentages en statistiques générales du chômage, qui diluent les pourcentages en y mélangeant les jeunes dont beaucoup d'entrc eux poursuivent leurs études (18-25 ans) et les travailleurs pré-retraités (56-65 ans) :
Moyenne de chômage entre 25 et 55 ans (1988-95)
France |
11,2 % |
Grande Bretagne |
13,1 % |
Etats-Unis |
14,1 % |
Allemagne |
15,0 % |
En Grande-Bretagne, le nombre de familles dont tous les membres se trouvent au chômage a suivi l'évolution suivante ([12] [511]):
1975 |
|
6,5 % |
1985 |
|
15,1 % |
1995 |
19,1 % |
La conjoncture plus immédiate des derniers mois montre une vague de licenciements sans précédent dans tous les secteurs productifs, de l'industrie aux entreprises "point.com [512]" en passant par de très anciennes entreprises commerciales comme Marks & Spencer.
L'ONU élabore en indice nommé IPH (Indice de la pauvreté humaine). Les chiffrcs pour 1998 concernant le pourcentage de la population en dessous de l'IPH dans les principaux pays industrialisés sont :
Etats-Unis |
16,5 % |
Grande Bretagne |
15,1 % |
France |
11,9 % |
Italie |
11,6 % |
Allemagne |
10,4 % |
Les salaires connaissent une baisse continue depuis plus de 10 ans. Rien qu'aux Etats-Unis, « les revenus hebdomadaires moyens – corrigés du taux d’inflation - de 80% entre 1973 et 1995, passant de 315 à 285 dollars par semaine » ([13] [513]). Ces chiffres sont confirmés par les 5années suivantes : entre juillct 1999 et juin 2000, les coûts unitaires du travail sont tombés de 0.8% aux Etats-Unis. Le salaire horaire moyen, qui était de 11,5$ en 1973, est de 10$ en 1999 ([14] [514]). Le niveau d'exploitation augmente implacablement aux EtatsUnis : pour obtenir le même niveau de salaire (en tenant compte de l'inflation), les ouvriers en 1999 doivent travailler 20 % de plus d'heures qu'en 1980.
Les limites du capitalisme
La politique de survie qu'a suivi le capitalisme a jusqu'à présent permis de maintenir la stabilité des pays centraux au prix cependant d'une aggravation croissante de la situation : « contrairement à 1929, la bourgeoisie dans les trente dernières années n’a pas été surprise ou inactive face à la crise mais à réagi en permanence afin de controler son cours. C’est ce qui donne au déploiement de la crise sa nature trés prolongée et impitoyablement profonde. La crise s'approfondit malgré tous les efforts de la classe dominante... En 1929, il n'existait pas encore un état permanent de surveillance de l'économie, des marchés financiers et des accords commerciaux internationaux, pas de brigades internationales de pompiers pour renflouer les pays en difficulté. Entre 1997 et 1999 au contraire, toutes ces économies d'une importance économique et politique considérable pour le monde capitaliste ont été anéanties malgré l'existence de tous les instruments capitalistes d'Etat » (Résolution sur la situation internationale au 13° congrès du CCI)
Face à cette situation, une méthode erronée, produit du désespoir et de l'immédiatisme, est d'attendre de façon obsessionnelle le moment de la "grande récession", quand la bourgcoisie va perdre le contrôle des événements, de sorte que la crise se manifestera enfin de façon brutale, catastrophique, condamnant de façon irrévocable le mode de production capitaliste.
Il ne s'agit pas ici d'exclure toute possibilité de récession. En 1999-2000, le capitalisme est à peine parvenu à respirer une goulée d'oxygène, en utilisant des doses extrêmement risquées des mêmes recettes qui avaient conduit à la chute fracassante de 1997-98, ce qui indique que des convulsions bien plus graves se dessinent dans un horizon assez proche. Cependant, la gravité de la crise ne se mesure pas avec les indices de chutes de production mais bien d'un point de vue historique et global, par l'aggravation de ses contradictions, la réduction progressive de ses marges de manoeuvre et surtout par la détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière.
Dans sa critique de la position de Trotsky selon laquelle, dans la phase de décadence du capitalisme, « les forces productives de l'humanité ont cessé de croître », notre brochure La décadence du capitalisme répond que " tout changement social est le résultat d’un approfondissement réel et prolongé de la collision entre rapports de production et développement des forces productives. Si nous nous situons dans l'hypothèse d'un blocage délinitif et permanent de ce développement, seul un rétrécissement `absolu' de 1'enveloppe que constituent les rapports de production existants pourrait expliquer un mouvement net d'approfondissement de cette contradiction. Or on peut constater que le mouvement qui se produit généralernent au cours des différentes décadences de l'histoire (capitalisme y compris) tend plutôt vers un élargissement de l'enveloppe jusqu'à ses dernières limites que vers un rétrécissement. Sous l'égide de 1'Etat et sous la pression des nécessités économiques, sociales, la carapace se tend en se dépouillant de tout ce qui petit s'avérer superflu aux rapports de production en n'étant pas strictement nécessaire à la survie du système. Le système se renforce mais dans ses dernières limites. "
Comprendre pourquoi le capitalisme tente de "gérer sa crise" en pratiquant une politique de survie qui consiste à en diminuer les effets dans les pays centraux fait partie intégrante de l'analyse marxiste de la décadence des moyens de production. L'Empire romain n'en avait-il pas fait autant en se repliant à Byzance en abandonnant de vastes territoires sous la pression des invasions barbares ? Le despotisme des rois féodaux ne répondit il pas de la même manière face aux progrès des rapports de production capitalistes ?
"L'affranchis,yement des esclaves sous le Bas Empire romain, celui des serfs à la fin du Moyen Age, les libertés, mêmc parcellaires que la royauté en déclin doit accorder aux nouvelles villes bourgeoises, le renforcement du pouvoir central de la Couronne, l'élimination de la noblesse d'épée au profil d'une 'noblesse de robe', centralisée, réduite et soumise directement au roi, de même que des phénomènes capitalistes tels que les tentatives de planification, les efforts pour tenter d'alléger le poids des frontiéres économiques nationales, la tendance au remplacement des bourgeois parasitaires par des `managers' effïcaces, salariés du capital, les politiques de tvpe `New Deal ' et les manipulations permanentes de certains des mécanismes de la loi de la valeur sont tous autant de témoignages de cette tendance à l'élargissement de l'enveloppe juridique par le dépouillement des rapports de production. Il n’y a pas d'arrêt du mouvement dialectique au lendemain de l'apogée d'une société. Ce mouvement se transforme alors qualitativement mais il ne cesse pas. L'intensification des contradictions inhérentes à l'ancienne société se poursuit nécessairement et pour cela, il faut bien que le développement des forces emprisonnées existe, même si ce n'est que sous sa forme la plus ralentie. " (idem)
La situation des trente dernières années répond pleinement à ce cadre d'analyse. Après plus de 50 ans de survie parmi de grands cataclysmes, le capitalisme a dû impérativement se concentrer sur la gestion politique de la crise, dans le but d'éviter un effondrement brutal dans ses centres névralgiques, qui aurait été catastrophique tant face aux contradictions accumulées pendant plus de 50 ans de survie que face à à la nécessité de s'affronter à un prolétariat non défait.
Dans son combat contre le déterminisme économiste régnant dans le milieu de l'Opposition de gauche, Bilan stigmatise la déformation grossière du marxisme qui consiste à affirmer que "le mécanisme productif représente non seulement la source de la formation des classes mais détermine automatiquement l'action et la politique des classes et des hommes qui les constituent - le problème serait ainsi simplifie : tant les hommes que les classes ne seraient plus que des maionnettes animées par les forces productives " (Bilan n° 5, "Les principes, armes de la révolution"). En réalité, "s'il est parfaitement exact que le mécanisme économique donne lieu à la formation des classes, il est totalement faux de croire que le mécanisme économique les pousse directement à prendre la voie qui mènera à leur disparition. " (idem) Pour cette raison, « 1'action des classes n'est possible qu 'en fonction d'une intelligence historique du rôle et des moyens nécessaires à leur triomphe. Les classes sont tributaires du mécanisine éconnomique pour naître et pour mourir, mais pour vaincre... elles doivent être capables de se donner une configuration politique et organique sans laquelle, même si elles ont été élues par l'évolution des forces productives, elles risquent d'être longtemps maintenues prisonnières de l'ancienne classe qui, de son côté, emprisonnera pour résister le cours même de l'évolution économique. » (idem)
On ne peut formuler avec une plus grande clarté la substance des problèmes posés par le cours actuel de la crise historique du capitalisme. Notre tâche n'est pas d'attendre la dépression apocalyptique mais de développer une analyse méthodique de l'aggravation constante de la crise en montrant l'échec cumulatif de toutes les mesures d'accompagnement que le capitalisme présente comme des modèles de dépassement de la crise et d'évolution vers des jours radieux". Tout cela en vue de l'essentiel : le développement de la lutte et surtout de la conscience du prolétariat, le fossoyeur de la société capitaliste et l'artisan de l'action de l'humanité pour construire une nouvelle société.
C’est pour cela que la Résolution du précédent congrès affirma clairement qu'il n'existe pas dans l'évolution du capitalisme "un point de non-retour économique au-delà duquel le systéme serait voué à disparaître irrévocablement, ni qu'il y aurait une limite théorique définie au montant des dettes (principale drogue du capitalisme à l'agonie) que le systême pourrait s'administrer sans rendre sa propre existence impossible. En fait, le capitalisme à déjà dépassé ses limites économiques avec l'entrée dans sa phase de décadence. Depuis lors, le capitalisme a seulement réussi à survivre par une manipulation croissante des lois du capitalisme : une tache que seul I'Etat peut effectuer.
En réalité, les limites de l’existence du capitalisme économiques mais fondalement politiques. Le dénouement de la crise historique du capitalisme dépend de l'évolution du rapport de forces entre les classes :
- soit le prolétariat développe sa lutte jusqu’à la mise en place de sa dictature révolutionnaire mondiale
- soit le capitalisme, à travers sa tendance organique vers la guerre, plonge l'humanité dans la barbarie et la destruction définitive. »
[1] [515] Lire dans la Revue internationale n° 101 les articles : « vers où le capitalisme entraine le monde » et « le siècle le plus barbare de l’histoire ». .
[2] [516] Dans cc cadre (le coopération face aux petits gangsters, les grands se sont cependant livré, à une bataille enragée pour augmenter chacun sa part du gâteau de l'économie mondiale, sur le dos de leurs rivaux.
[3] [517] "la société capitaliste dans l’époque impérialiste s’assimile à un édifice où les matériaux nécessaires à la construction des étages supérieurs sont arrachés aux étages inférieurs et aux propres fondations. Plus la construction dans les hauteurs est frénétiques et plus sont fragilisées les bases qui soutiennent l’édifice. Plus ses sommets semblent imposants et plus fragile et vacillant sont ses ciments " (lntcrnationalisme n°2, "Rapport sur la situation internationale )
[4] [518] Le chiffre rond (10 ans) est faux ; en réalité, il s'agit de 33 trimcstrcs dc croissance (c'est-à-dirc 8 an, et un trimestre). Les commentaires chantant les louanges de "l’exceptionnalité" de ce cycle de croissance oublient intentionnellement que dans les années 60 se produisit un cyclc plus long (35 trimestres).
[5] [519]Données prises dans un article de Battaglia Communista sur la nouvelle économie, Prometeo n° I 2000.
[6] [520] Source : ONU. Commission économique pour l'Europe.
[7] [521] Dans cette croissance maladive ont aussi leur poids les dépenses eu armement aux Etats-Unis) qui aprés avoir atteint leur apogée en 1985 - époque de la fameuse Guerre dcs Etoilcs deReagan -, avec 312 000 millions de $ et avoir baissé depuis 1990 jusqu'au niveau annuel de 255 000 millions de $ en 1997, ont à nouveau augmenté en 2000 jusqu'à atteindre 274 000 millions de$ (chiffres donnés par Révolution internationale n° 305).
[8] [522] Prometeo du mois de juin 2000 contient aussi un article contre le mythe de la Nouvelle économie qui apporte de solides arguments contre cette mystification.
[9] [523] Indice 100 pour le réseau de bureau équipés d'ordinateurs sans connexion permanente.
[10] [524] Contre cette explication, la classe dominante oppose d'autres visions, celles des mouvements de Prague ou dc Seattle : rejeter la responsabilité sur une certaine forme de capitalisme (le libéralisme et la globalisation) et revendiquer une "répartition plus juste", la "remise de la dette", pour accréditer l'idée que le capitalisme est en bonne santé, qu'il serait possible de le faire évoluer progressivement, que des "réformes" seraient possibles s'il "renonçait" à ces "politiques erronées— mises en avant par l'OMC, le F M I et autres "méchants".
[11] [525] C.f. n° 96 et 98 de la Revue internationale, série « 30 années de crise ouverte du capitalisme ».
[12] [526] Source : I.ondon School of Economics, étude publiée en janvier 1997.
[13] [527] Chiffres extraits d’un livre de J. Gray, auteur d’un livre intitulé Falso amanecer et qui prétend être une critique de la globalisation.
[14] [528] Chiffres, donnés par l'article précité de Battaglia Communista dans Prometeo.
1933-1946 : l'énigme russe et la Gauche communiste italienne
La « Gauche communiste » est pour une grande part le produit des fractions du prolétariat qui ont représenté la plus grande menace pour le capitalisme durant la vague révolutionnaire internationale qui a suivi la guerre de 1914-1918 : le prolétariat de Russie, d'Allemagne et d'Italie. Ce sont ces sections "nationales" qui ont fait la contribution la plus significative à l'enrichissement du marxisme dans le contexte de la nouvelle période de décadence du capitalisme inaugurée par la guerre. Mais ceux qui se sont élevés le plus haut sont aussi ceux qui sont tombés le plus bas. Nous avons vu dans les précédents articles de cette série comment les courants de gauche du parti bolchevique, après leur première tentative héroïque pour résister aux assauts de la contre-révolution stalinienne, furent presque complètement balayés par cette dernière, laissant aux groupes de gauche en dehors de Russie la tâche de poursuivre l'analyse de l'échec de la révolution russe et de définir la nature du régime qui avait usurpé son nom. Ici encore, les fractions allemande et italienne de la Gauche communiste ont joué un rôle absolument primordial, même si elles n'ont pas été les seules (l'article précédent de cette série, par exemple, a décrit l'émergence d'un courant communiste de gauche en France dans les années 1920-1930 et sa contribution à la compréhension de la question russe). Mais si le prolétariat a subi d'importantes défaites à la fois en Italie et en Allemagne, c'est certainement le prolétariat allemand qui a effectivement tenu entre ses mains le sort de la révolution mondiale en 1918-1919, qui fut écrasé avec le plus de brutalité et de sang versé par les efforts conjugués de la social-démocratie, du stalinisme et du nazisme. Ce fait tragique, en même temps qu'une faiblesse théorique et organisationnelle remontant au début de la vague révolutionnaire et même avant, a contribué à un processus de dissolution non moins dévastateur que ce qui est advenu au mouvement communiste en Russie.
Sans entrer dans une discussion pour savoir pourquoi c'est la Gauche italienne qui a le mieux survécu au naufrage causé par la contre-révolution, nous voulons réfuter une légende entretenue par ceux qui non seulement se prétendent les héritiers exclusifs de la Gauche italienne historique, mais encore réduisent la Gauche communiste, qui fut par-dessus tout une expression internationale de la classe ouvrière, à sa seule branche italienne. Les groupes bordiguistes qui expriment le plus clairement cette attitude, reconnaissent bien sûr l'importance de la composante russe du mouvement marxiste durant la vague révolutionnaire et les événements qui suivirent, mais ils l'amputent d'un bon nombre des courants de gauche les plus significatifs au sein du parti bolchevique (Ossinski, Miasnikov, Sapranov, etc.) et tendent à ne se référer de façon positive qu'aux seuls leaders "officiels" tels que Lénine et Trotsky. Mais en ce qui concerne la Gauche allemande, le bordiguisme ne fait que répéter les déformations accumulées sur elle par l'Internationale communiste : qu'elle était anarchiste, syndicaliste, sectaire, etc., et ce, précisément à une époque où l'IC commençait à ouvrir sa porte à l'opportunisme. Pour ces groupes, il est logique d'en conclure qu'il ne saurait être question de débattre avec des courants qui proviennent de cette tradition ou qui ont essayé de réaliser une synthèse des contributions des différentes Gauches.
Ceci ne fut en aucune manière la démarche adoptée par Bordiga, soit dans les premières années de la vague révolutionnaire, quand le journal Il Soviet ouvrait ses colonnes à ceux qui faisaient partie de la Gauche allemande ou se trouvaient dans son orbite tels Gorter, Pannekoek et Pankhurst ; ou bien dans la période de reflux, comme en 1926, quand Bordiga répondait très fraternellement à la correspondance reçue du groupe de Korsch.
La Fraction italienne a maintenu cette attitude durant les années 1930. Bilan fut très critique par rapport aux dénigrements faciles portés par l'IC à l'encontre de la Gauche germano-hollandaise et ouvrit volontiers ses colonnes aux contributions de ce courant, comme il le fit pour les questions sur la période de transition. Bien qu'il ait eu de profonds désaccords avec les "internationalistes hollandais", il les respectait comme une authentique expression du prolétariat révolutionnaire.
Avec le recul. nous pouvons dire que sur de nombreuses questions cruciales, la Gauche germano-hollandaise est arrivée plus rapidement que la Gauche italienne à des conclusions correctes : par exemple, sur la nature bourgeoise des syndicats ; sur le rapport entre le parti et les conseils ouvriers ; et sur la question traitée dans cet article : la nature de l'URSS et la tendance générale vers le capitalisme d' Etat.
Dans notre livre sur la Gauche hollandaise, par exemple, nous signalons que Otto Rühle, une des principales figures de la Gauche allemande, avait atteint des conclusions très avancées sur le capitalisme d'Etat dés 1931.
«un des premiers théoriciens du communisme de conseil à examiner en profondeur le phénomène du capitalisme d'Etat fut Otto Rühle. Dans un remarquable livre d’avant-garde à Berlin en 1931 sous le pseudonyme de Karl Steuermann, Rühle a montré que la tendance au capitalisme d’Etat était irréversible et qu’aucun pays ne pouvait y échapper à cause de la nature mondiale de la crise. Le chemin suivi par- le capitalisme n'était pas un changement de nature, mais de forme, dans le but d’assuerer sa survie en tant que système : «la formule pour le salut du monde capitaliste est : changement de forme, transformation des dirigeants, ravalement de façade, sans renoncer à son but qui est le profit. La question est de chercher un moyen qui permettra au capitalisme de continuer à un autre niveau, dans un autre domaine d'évolution.»
Rülhe envisageait grosso modo trois formes de capitalisme d’Etat correspondant aux différents niveaux de développement. A cause de son retard économique, la Russie représentait la forme extrême de capitalisme d’Etat : «l'économie planifiée fut introduite en Russie avant que l'économie capitaliste libérale eût atteint son zénith, avant que son processus vital l'eût conduite à la sénilité.» Dans le cas de la Russie, le secteur privé fut totalement contrôle et absorbé par l’Etat. A 1’opposé dans une économie capitaliste plus développée comme en Allemagne, c'est le contraire qui est arrivé : le capital privé a pris le contrôle de l’Etat. Mais le résultat fut identique : le renforcement du capitalisme d’Etat : «Il y a une troisième voie pour arriver au capitalisme d'Etat. Non par l'expropriation du capital par l'Etat, mais par le contraire : le capital privé s'empare de l'Etat.»
La deuxième méthode, qui pourrait être considérée comme un mélange des deux, correspond à l’appropriation graduelle par l’Etat de secteurs du capital privé : «[l'Etat] conquiert une influence grandissante sur l'industrie entière : peu à peu il devient le maître de l'économie.»
De toute façon,le capitalisme d'Etat ne peut être en aucun cas une «solution» pour le capitalisme .Il ne représente qu'un soin palliatif pour la crise du système: «le capitalisme d'Etat est toujours du capitalisme (...) même sous la forme de capitalisme d'Etat, le capitalisme lie peut espérer prolonger longtemps son existence. Les mêmes difficultés et les mêmes conflits qui l'obligent à aller de la forme privée vers la forme étatisée réapparaissent à un niveau plus élevé.» Aucune « internationalisation » du capitalisme d’Etat ne pourrait résoudre le problème du marché : «la suppression de la crise n'est pas un problème de rationalisation, d'organisation ou de production de crédit, c'est purement et simplement le problème de vendre.». -
Bien que, comme le précise notre livre, la démarche de Rühle ait contenu une contradiction en ce qu'il voyait aussi le capitalisme d'Etat comme une sorte de forme "supérieure" du capitalisme préparant la voie vers le socialisme, son livre reste "une contribution de premier ordre au marxisme ". En particulier, en présentant le capitalisme d'Etat comme une tendance universelle dans la nouvelle période, il établissait les bases établies pour détruire l'illusion selon laquelle le régime stalinien en Russie représentait une totale exception par rapport au reste du système mondial.
Et Pourtant Rühle incarne les faiblesses de la Gauche allemande tout autant que ses indéniables forces. Premier délégué du KAPD au 2° congrès de l'IC en 1920, Rühle vit en tout premier lieu la terrible bureaucratisation qui s'était déjà emparée de l'Etat soviétique. Mais, sans prendre le temps de comprendre les origines de ce processus dans le tragique isolement de la révolution, Rühle quitta la Russie sans même essayer de défendre les points de vue de son parti au congrès, et rejeta rapidement toute position de solidarité envers le bastion russe assiégé. Exclu du KAPD pour cette transgression, il commença à développer les bases du "conseillisme" : la révolution russe n'était rien d'autre qu'une révolution bourgeoise, la forme parti ne servait qu'à de telles révolutions ; tous les partis politiques étant bourgeois par essence, il était maintenant nécessaire de fusionner les organes économiques et politiques de la classe en une seule organisation "uni fiée". Beaucoup au sein de la Gauche allemande ont certes résisté à ces idées dans les années 1920, et même dans les années 1930, elles n'étaient en aucune façon acceptées universellement parmi le mouvement du communisme de conseils, comme on peut le voir dans le texte extrait de Rüte Korrespondenz que nous avons publié dans la Revue Internationale n° 105. Mais elles ont certainement causé d'importants dégâts dans la Gauche germano-hollandaise et grandement accéléré son effondrement organisationnel. En même temps, en déniant tout caractère prolétarien à la révolution russe et au parti bolchevique, elles ont bloqué toute possibilité de compréhension du processus de dégénérescence auquel tous deux succombèrent. Ces vues reflétaient bien le poids réel de l'anarchisme dans le mouvement ouvrier allemand, et ont rendu bien plus facile l'amalgame entre toute la tradition de la Gauche communiste allemande et l'anarchisme.
La Gauche italienne : paulatim sed firmiter ([1] [529])
Dans le précédent article de cette série, nous avons vu que, au sein du milieu politique entourant l'Opposition de gauche de Trotsky, y compris maints groupes qui s'orientaient vers les positions de la Gauche communiste, subsistait une énorme confusion sur la question de l'URSS à la tin des années 1920 et au cours des années 1930 ; en particulier l'idée que la bureaucratie était une sorte de nouvelle classe, non prévue par le marxisme, n'était pas la moindre. Etant donnée la profonde faiblesse théorique qui prédominait aussi dans la Gauche germano-hollandaise, il n'est pas surprenant que la Gauche italienne ait abordé ce problème avec énormément de prudence. Par rapport à beaucoup d'autres groupes prolétariens, c'est très lentement qu'elle en vint à reconnaître la véritable nature de la Russie stalinienne. Mais parce qu'elle était solidement ancrée à la méthode marxiste, ses ultimes conclusions furent plus cohérentes et plus approfondies.
La Fraction a abordé 1’"énigme russe" de la même manière qu'elle a abordé les autres aspects du "bilan" qui devait être tiré des combats révolutionnaires titanesques de la période qui avait suivi la 1° guerre mondiale , et par dessus tout des défaites tragiques que le prolétariat avait subies ; avec patience et rigueur, évitant tout jugement hâtif se basant sur les conclusions que la classe avait tirées une fois pour toute avant de remettre en question des positions difficilement acquises. Pour ce qui concerne la nature de l'URSS, la Fraction était en continuité directe avec la réponse de Bordiga à Korsch, que nous avons examinée dans le dernier article : pour elle, ce qui était clairement établi, c'était le caractère prolétarien de la révolution d'octobre et du parti bolchevique qui la dirigea. En fait, nous pouvons dire que la compréhension grandissante, par la Fraction, de l'époque inaugurée par la guerre - époque de la décadence du capitalisme- lui a permis de voir, plus clairement que Bordiga, que seule la révolution prolétarienne était à l'ordre du jour de l'histoire, dans tous les pays. Elle n'avait donc pas de temps à perdre en spéculations sur le caractère "bourgeois" ou "double" de la révolution russe. Une idée qui, nous l'avons vu, avait une emprise croissante sur la Gauche germano-hollandaise. Pour Bilan, rejeter le caractère prolétarien de la révolution d'octobre ne pouvait que résulter d'une sorte de "nihilisme prolétarien", d'une véritable perte de confiance dans la capacité de la classe ouvrière de jamais accomplir sa propre révolution (la formule est tirée d'un article de Vercesi : "L'Etat soviétique" de la série "Parti, Internationale, Etat dans Bilan n° 21).
Rien de ceci ne signifie que la Fraction était "mariée" à la notion d"`invariance du marxisme" depuis 1848, notion qui est devenue Lin credo pour les bordiguistes d'aujourd'hui. Au contraire : dès le départ - en fait l'éditorial du n° 1 de Bilan - elle s'est engagée à examiner les leçons des récents combats de classe « sans dogmatisme ni ostracisme » et ceci l'a conduite à exiger Lune révision fondamentale de quelques-unes des thèses de base de l'Internationale communiste, par exemple sur la question nationale. En ce qui concerne l'URSS, tout en insistant sur la nature prolétarienne d'Octobre, elle a reconnu aussi que dans les années écoulées une profonde transformation s'était produite, de sorte qu'au lieu d'être un facteur de défense et d'extension de la révolution mondiale, l’"Etat prolétarien" avait joué un rôle contre-révolutionnaire à l'échelle mondiale.
Un point de départ tout aussi crucial pour la Fraction était que les besoins du prolétariat à l'échelle internationale avaient toujours priorité sur toute expression locale ou nationale, et qu'en aucune circonstance on ne pouvait transiger avec le principe de l'internationalisme prolétarien. C'est pourquoi le Parti communiste italien avait toujours défendu l'idée que l'Internationale devait se considérer comme un unique parti mondial dont les décisions liaient toutes ses sections, même celles, comme en Russie, qui détenaient le pouvoir d'Etat dans certains pays c'est aussi pour cette raison que la Gauche italienne s'est immédiatement rangée aux côtés de l'Opposition de Trotsky dans son combat contre la théorie de Staline dit socialisme en un seul pays.
En fait, pour la Fraction, « il est non seulement impossible de construire le socialisme dans un seul pays mais aussi d'en établir les bases. Dans le pays où le prolétariat a vaincu, il ne s'agit point de réaliser une condition du socialisme (au travers de la libre gestion économique de la part du prolétariat) mais seulement de sauvegarder la révolution, ce qui exige le maintien de toutes Ies institutions de classe du prolétariat. " ("Nature et évolution de la révolution russe - réponse ait camarade Hennaut", Bilan n°35, septembre 1936, p. 117 I ) Ici la fraction est allée plus loin que Trotsky, qui, avec sa théorie de l’ « accumulation socialiste primitive » considérait que la Russie avait en fait commencé à poser les fondations d'une société socialiste, même s'il rejetait ce que prétendait Staline : cette société était déjà advenue. Pour la Gauche italienne, le prolétariat ne pouvait en réalité qu'établir la domination politique dans un pays, et même, ceci serait inévitablement sapé par l'isolement de la révolution.
Internationalisme ou défense de l'URSS ?
Et pourtant, malgré sa clarté fondamentale, la position de la majorité au sein de la Fraction, était, en apparence du moins, similaire à celle de Trotsky : l'URSS restait un Etat prolétarien, mérite s'il était profondément dégénéré, sur la base du fait que la bourgeoisie avait été expropriée et que la propriété restait entre les mains de l'Etat qui avait surgi de la révolution d'octobre. La bureaucratie stalinienne était définie comme une couche parasite, mais n'était pas vue comme une classe - qu'il s'agisse d'une classe capitaliste ou d'une nouvelle classe non prévue par le marxisme : « la bureaucratie russe n 'est pas mie classe, encore moins une classe dominante, étant donné qu' il n'existe pas de droits particuliers sur la production en dehors de la propriété privée des moyens de production et qu’ en Russie, la collectivisation subsiste dans ses fondements I1 est bien vrai que la bureaucratie russe consomme une large portion du travail social : mais il en fut ainsi pour tout parasitisme social qu'il ne faut pas confondre pour cela avec l'exploitation de classe. " ("Problème de la période de transition, 4° partie", Bilan n° 37, nov.-dec. 1936)
Durant les premières années de la vie de la Fraction, la question de savoir s'il fallait défendre ce régime ne fut pas complètement résolue, et elle demeura ambiguë dans le premier numéro de Bilan en 1933, où le ton donné est d'alerter le prolétariat d'une trahison possible : "Les factions de gauche ont le devoir d' alerter le prolétariat du rôle qu'a déjà joué l'URSS dans le mouvement ouvrier, d'indiquer d'ores et déjà l'évolution que prendra l'Etat prolétarien sous la direction du centrisme. Dès maintenant, la désolidarisation doit être flagrante avec la politique imposée par le centrisme de l'Etat ouvrier. L’alarme doit être jetée parmi la classe ouvrière contre la position que le centrisme imposera à l'Etat russe non dans ses intérêts, mais contre ses intérêts. Demain, et il faut le dire dès aujourd'hui, le centrisme trahira les intérêts du prolétariat.
Une telle attitude vigoureuse et de nature à réveiller l'attention des prolétaires, d'arracher les membres dit parti à l'emprise du centrisme, de défendre réellement l'Etat ouvrier. Seule, elle mobilise des énergies pour la lutte qui gardera au prolétariat Octobre 1917. " ("Vers l'Internationale deux trois-quarts" Bilan n° l, nov. 1933, p. 26)
En même temps la Fraction a toujours été vivement consciente de la nécessité de suivre l'évolution de la situation mondiale et de juger sur un critère simple mais clair la question de la défense de l'URSS : celle-ci jouait-elle ou non un rôle complètement contre-révolutionnaire au niveau international '? Une politique de défense sapait-elle la possibilité de maintenir un rôle strictement internationaliste dans tous les pays ? Si tel était le cas, alors cela aurait beaucoup plus de poids que de savoir s'il subsistait quelques "acquis" concrets de la révolution d'octobre à l'intérieur de la Russie. Et ici, son point de départ était radicalement différent de celui de Trotsky, pour qui le caractère "prolétarien" du régime était en soi une justification suffisante pour une politique de défense, quel que soit son rôle sur l'arène mondiale.
La démarche suivie par Bilan vis-à-vis de ce problème était intimement liée à sa conception du cours historique : à partir de 1933, la Fraction déclara avec une certitude croissante que le prolétariat avait subi une profonde défaite, et que le cours était maintenant ouvert pour une deuxième guerre mondiale. Le triomphe du nazisme en Allemagne en fut une preuve, l'embrigadement du prolétariat dans les pays "démocratiques" derrière le drapeau de l'anti-fascisme en fut une autre, mais une ultime confirmation fut précisément la "victoire du centrisme" - terme que Bilan utilisait encore pour décrire le stalinisme- à l'intérieur de l'URSS et des partis communistes, et en même temps, l'incorporation croissante de l'Union soviétique dans 1a marche vers une nouvelle re-division impérialiste du globe. Ceci était évident pour Bilan en 1933, quand l' URSS fut reconnue par les Etats-Unis (un événement décrit comme "Une victoire pour la contre révolution mondiale " dans le titre d'un article de Bilan n° 2, déc . 1933). Quelques mois plus tard fut accordé à l'URSS le droit d'entrer à la SDN (la Société des Nations, ancêtre de l'ONU) : "l' entrée de la Russie dans la S. D. N. pose immédiatement le problème de la participation de la Russie à l'un des blocs impérialistes pour la prochaine guerre. " ( "La Russie soviétique entre dans le concert des brigands impérialistes ", Bilan n° 8, juin 1934, p.263) Le rôle brutal contre la classe ouvrière joué par le stalinisme fut confirmé parla suite par celui qu'il a joué dans le massacre des ouvriers en Espagne, et par les procès de Moscou, à travers lesquels une génération entière de révolutionnaires fut balayée.
Cette évolution conduisit la Fraction à rejeter définitivement toute politique de défense de l'URSS. Et ceci marqua un nouveau degré dans la rupture entre la Fraction et le trotskisme. Pour ce dernier, il existait une contradiction fondamentale entre "l'Etat prolétarien" et le capital mondial. Celui-ci avait un intérêt objectif à s'unir contre l'URSS, et c'était donc le devoir des révolutionnaires de la défendre contre les attaques impérialistes. Pour Bilan, par contre il était clair que le monde capitaliste pouvait facilement s'adapter à l'existence de l’Etat soviétique et de son économie nationalisée, à la fois au niveau économique et surtout au niveau militaire. Il a prédit avec une terrible exactitude que l'URSS serait complètement intégrée à l'un ou l'autre des deux blocs impérialistes qui allaient s'engager dans la future guerre, même si la question de savoir dans quel bloc particulier n'avait pas encore été tranchée. La Fraction démontra de façon très explicite que la position trotskiste de défense ne pouvait conduire qu'à l'abandon de l'internationalisme face à la guerre impérialiste : "En outre, selon les Bolcheviques-léninistes en cas «d'alliance de l'URSS avec un Etat impérialiste ou avec un groupement impérialiste contre un autre groupement», le prolétariat devra quand même défendre l'URSS. Le prolétariat d'un pays allie maintiendrait son hostilité implacable envers son gouvernement impérialistes, mais pratiquement ne pourrait en toutes circonstances agir comme !e prolétariat d’un pays adverse de la Russie. Ainsi, «il serait, par exemple, absurde et criminel, en cas de guerre entre l'URSS et le Japon, que le prolétariat américain sabote l'envoi d'armes américaines à l'URSS.»
Nous n'avons, naturellement, rien de commun avec ces positions. Une fois engagée dans la guerre impérialiste, la Russie, non pas objet en soi, mais instrument de la guerre impérialiste, doit être considérée en fonction de la lutte pour la révolution mondiale, c'est-à-dire en fonction de la lutte pour l'insurrection prolétarienne dans tous les pays.
D’ailleurs la position des bolchéviks-léninistes ne se distingue déjà plus de celle des centristes et des socialistes de gauche. Il faut défendre la Russie, même si elle s'allie avec un Etat impérialiste, tout en maintenant une lutte impitoyable contre «l’allié » ! Mais cependant cette «lutte impitoyable » contient déjà une trahison de classé, dès qu' il est question d'interdiction de grève contre la bourgeoisie «alliée». L'arme spécifique de la lutte prolétarienne est précisément la grève et l'interdire contre une bourgeoisie, c'est en réalité renforcer ses positions et empêcher toute lutte réelle. Comment les ouvriers d'une bourgeoisie alliée â la Russie peuvent-ils lutter impitoyablement contre cette dernière s'ils ne peuvent pas déclencher des mouvements de grève ?
Nous estimons qu'en cas de guerre, le prolétariat de tous les pays, y compris en Russie, aurait pour devoir de se concentrer en vue de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. La participation de l'URSS à une guerre de rapine n'en modifierait pas le caractère essentiel et l'Etat prolétarien ne pourrait que sombrer sous les coups des contradictions sociales qu'une telle participation entraînerait. " ("De l'Internationale deux trois-quarts à la deuxième Internationale", Bilan n' 10, août 1934, p. 345-346) Ce passage est particulièrement prophétique : pour les trotskistes, la "défense de l'URSS" devint un simple prétexte pour la défense des intérêts nationaux de leurs propres pays.
Loin d'être une force intrinsèquement hostile au capital mondial, la bureaucratie stalinienne était perçue comme étant son agent- comme une force à travers laquelle la classe ouvrière russe subissait l'exploitation capitaliste. Dans de nombreux articles, Bilan a bien montré avec force que cette exploitation était précisément cela, une forme d'exploitation capitaliste : "...en Russie, comme dans les autres pays la course effrénée de l’industrialisation conduit inexorablement à faire de l'homme une pièce de l'engrenage mécanique de la production industrielle. Le niveau vertigineux atteint pur le développement de la technique impose une organisation socialiste de la société. Le progrès incessant de l'industrialisation doit s’harmoniser avec les intérêts des travailleurs, autrement ces derniers deviennent les prisonniers, et, enfin, les esclaves des forces de l'économie. Le régime capitaliste est l'expression de cet esclavage car, au travers de cataclysme économiques et sociaux, il peut y trouver la source de sa domination de la classe ouvrière. En Russie, c’est sous la loi de 1'accumulation capitaliste que se réalisent les constructions gigantesques d’ateliers, et les travailleurs sont à la merci de la logique de cette industrialisation :ici accidents de chemins de fer, là dans les mines, ailleurs catastrophes dans les ateliers. " ("Le procès de Moscou", Bilan n' 39, jan-fev. 1937, p. 1271 ) De plus, Bilan reconnaît que la nature extrêmement féroce de cette exploitation est déterminée par le fait que la "construction du socialisme" par l'URSS, l'industrialisation accélérée des années 30, était en fait la construction d'une économie de (,Lierre en préparation du prochain holocauste mondial : "L’Union soviétique comme les Etals capitalistes avec lesquels elle est liée se doit d’œuvrer en vue d’une guerre qui s’annonce de plus en plus proche :1’industrie essentielle de l'économie doit donc ce/rc celle des armement nécessitant des capitaux sans cessé croissant. ("L'assassinat de Kyrov, la suppression des tickets de pain en URSS (Bilan n° l4, janvier 1935, p. 467) Ou encore : « la bureaucratie centriste russe soutire la plus-value de ses ouvriers et de ses paysans en vue de la préparation de la guerre. La Révolution d'Octobre issue de la lutte contre la guerre impérialiste de 1914, est exploitée par les épigones dégénérés pour pousser les nouvelles générations à la guerre impérialiste » ("La boucherie (le Moscou", Bilan n'34, août-sept. 1936, p. 1117)
Ici, la contradiction avec la démarche de Trotsky est clairement évidente : tandis que Trotsky ne pouvait s'empêcher dans La Révolution trahie de chanter les louanges des énormes réalisations économiques de l'URSS qui étaient supposées démontrer la "supériorité du socialisme", Bilan répliquait qu'en aucun cas le progrès vers le socialisme ne pourrait se mesurer par la croissance du capital constant, mais seulement par une réelle amélioration des conditions de vie et de travail des masses . "Mais si la bourgeoisie établie sa bible sur la nécessité d’une croissance continue de la plus-value afin de la convertir en capital, dans l’intérêt commun de toutes les classes (sic), le prolétariat par contre doit agir dans la direction d’une diminution constante du travail non payé ce qui amène inévitablement comme conséquence un rythme de l’accumulation suivant extrêmement ralenti par rapport à l’économie capitaliste" "L'Etat soviétique" Bilan n° 21, juil-août 1935, p. 720). De plus, cette vision trouvait ses racines dans la compréhension par Bilan de la décadence du capitalisme : le refus de reconnaître que l'industrialisation stalinienne était un phénomène "progressiste" n'était pas seulement basé sur la reconnaissance qu'elle s'appuyait sur la misère absolue des masses, mais aussi sur la compréhension de sa fonction historique comme participant à la préparation à la guerre impérialiste, elle-même expression la plus manifeste de la nature régressive du système capitaliste.
Si on se souvient aussi que Bilan était parfaitement au courant de ce passage de l'Anti-Dühring où Engels rejette l'idée que l'étatisation en soi a un caractère socialiste, et qu'il a utilisé plus d'une fois cet argument pour réfuter ce que prétendaient les apologues du stalinisme (cf. "L'Etat soviétique", op.cité, "Problèmes de la période de transition" Bilan n° 37 ), on peut se rendre compte que Bilan fut très près de voir l'URSS sous Staline comme un régime capitaliste et impérialiste. Finalement, il était lui aussi contraint de reconnaître que partout le capitalisme s'appuyait de plus en plus sur l'intervention de l' Etat pour échapper aux effets de l'effondrement économique mondial et pour se préparer à la guerre à venir. Le meilleur exemple de cette analyse est contenu dans les articles sur le plan De Man en Belgique dans les numéros 4 et 5 de Bilan. Il ne pouvait pas ignorer les similitudes entre ce qui se passait en Allemagne nazie, dans les pays démocratiques et en URSS.
Et cependant, Bilan hésitait encore à se débarrasser de l'idée que l'URSS était un Etat prolétarien. II était parfaitement conscient que le prolétariat russe était exploité, mais il avait tendance à exprimer ceci comme un rapport qui lui était directement imposé par le capital mondial sans l'intermédiaire d'une bourgeoisie nationale : la bureaucratie stalinienne était vue comme un "agent du capital mondial" plutôt que comme une expression du capital national russe avec sa propre dynamique impérialiste. Cette insistance mise sur le rôle principal du capital mondial était complètement en cohérence avec sa vision internationaliste et sa profonde compréhension que le capitalisme est avant tout un système global de domination. Mais le capital global, l'économie mondiale, n'est pas une abstraction existant en dehors de l'affrontement des capitaux nationaux en compétition. Ce fut cette dernière pièce du puzzle que la Fraction ne réussit pas à mettre en place.
En même temps, ses derniers écrits semblent exprimer une intuition croissante que ses positions sont contradictoires, et ses arguments en faveur de la thèse de 1"`Etat prolétarien" devenaient de plus en plus défensifs et peu étayés :
"Ma/gré la révolution d'Octobre, tout de la première à la dernière pierre de l'édifice construit sur le martyre des ouvriers russes, devra être balayé, car c'est la seule condition permettant d'affirmer une position de classe en URSS. Nier la «construction du socialisme» pour arriver à la révolution prolétarienne voilà où l'involution de ces dernières années a conduit le prolétariat russe. Si l'on nous objecte que l'idée de la révolution prolétarienne contre un Etat prolétarien est un non-sens et qu' il s'agit d'harmoniser les phénomène en appelant cet Etat un Etat bourgeois, nous répondons que ceux qui raisonne de la sorte ne font qu 'exprimer une confusion sur le problème déjà traité par nos maîtres : les rapports du prolétariat et de l'Etat, confusion qui les conduira vers l'autre extrême : la participation à l'Union Sacrée autour de 1 'Etat capitaliste de la Catalogne. Ce qui prouve que tant du côté de Trotski où sous prétexte de défendre les conquêtes d'Octobre on défend l'Etat russe, que de l'autre coté où l'on parle d’un Etat capitaliste en Russie il y a une altération du marxisme qui conduit ces gens à défendre l'Etat capitaliste menacé en Espagne. " ("Quand le boucher parle", Bilan n° 41, mai-juin 1937, p. 1339) Cette argumentation était fortement marquée par la polémique avec des groupes comme l'Union communiste et la Ligue des communistes internationalistes sur la guerre d'Espagne, mais elle ne parvient pas à établir le lien logique entre la défense de la guerre impérialiste en Espagne et la conclusion que la Russie est devenue un Etat capitaliste.
En fait, un certain nombre de camarades à l'intérieur même de la Fraction commencèrent à remettre cri question la thèse de l'Etat prolétarien, et ce n'était pas du tout les mêmes que la minorité qui est tombée sous l'influence de groupes comme l'Union ou la LCI sur la question de l'Espagne. Mais quelle qu'ait été la discussion sur ce sujet au sein de la Fraction dans la deuxième moitié des années 1930, elle fut éclipsée par un autre débat provoqué par le développement de l'économie de guerre à une échelle internationale : le débat avec Vercesi qui avait commencé à soutenir que le recours à l'économie (le guerre par le capitalisme avait absorbé la crise et éliminé la nécessité d'une autre guerre mondiale). La Fraction fut littéralement épuisée par ce débat, et, comme les idées de Vercesi influençaient la majorité, elle se trouva dans le plus profond désarroi quand la guerre éclata (voir notre livre La Gauche communiste d'Italie pour un compte-rendu plus développé de ce débat).
II avait toujours été posé comme un axiome que la guerre allait finalement clarifier le problème de l'URSS. et on en eut la preuve. Ce n'est pas un hasard si ceux qui s'étaient opposés ait révisionnisme de Vercesi, sont aussi ceux qui ont le plus activement appelé à la reconstitution de la Fraction italienne et à la formation du Noyau français de la Gauche communiste. Ce sont ces mérites camarades qui ont mené le débat sur la question de l'URSS. Dans sa déclaration de principes initiale, le Noyau français définissait encore l'URSS comme un "instrument de l'impérialisme mondial". Mais en 1944 la position de la minorité était parfaitement claire « l’avant-garde communiste sera capable de mener à bien sa tache de guide du prolétariat vers la révolution dans la mesure où elle sera capable de se libérer elle-même du grand mensonge de la « nature prolétarienne » de l’Etat russeet de dévoiler de ce dernier pour ce qu’il est, de révéler sa nature et sa fonction capitaliste contre révolutionnaire »
Il suffit de noter que le but de la production reste l’extraction de la plus-value, pour affirmer le caractère capitaliste de l’économie. L’Etat russe a participé au cours vers la guerre, pas seulement à cause de sa fonction contre révolutionnaire dans l’écrasement du prolétariat, mais à cause de sa propre nature capitaliste, à travers la nécessité de défendre ses ressources de matières premières, à travers la nécessité de s’assurer une place sur le marché mondial où il réalise sa plus-value, à travers le désir, la nécessité, d’élargir ses sphères d’influences économiques et de s’ouvrir des voies d’accès » (la nature non-prolétarienne de l’Etat russe et sa fonction contre-révolutionnaire, Bulletin International de Discussion n° 6, juin 1944) L'URSS avait sa propre dynamique impérialiste trouvant son origine dans le processus d'accumulation ; elle était poussée à l'expansion car l'accumulation ne petit se faire en circuit fermé ; la bureaucratie était donc une classe dirigeante dans tous les sens du terme. Ces prévisions furent amplement confirmées par la brutale expansion de l'URSS cri direction de l'Europe de l'Est à la fin de la guerre.
Le processus de clarification continua après la guerre, principalement encore avec le groupe français qui pris le nom de Gauche communiste de France. Les discussions continuèrent aussi dans le Partito Communista Internazionalista (PClnt) nouvellement formé, mais malheureusement elles ne sont pas bien connues. II semblerait qu'il y avait énormément d'hétérogénéité. Quelques camarades du PC'Int développèrent des positions proches de celles de la GCF ; tandis que d'autres sombrèrent dans la confusion. L'article ds laGCF :"Propriété privée et propriété collective", Intertionalisme n° 10, 1946 (republié dans la Revue internationale n° 61 ) critique Vercesi qui avait rejoint le PClnt, parce qu'il maintenait l'illusion que, même après la guerre, l'URSS pouvait encore être définie comme un Etat prolétarien. Bordiga, pour sa part, avait recours à ce moment-là au terme dénué de sens de "industrialisme d'Etat" ; et bien que plus tard il en vint à considérer l'URSS comme étant capitaliste, il n'accepta jamais le terme de capitalisme d'Etat et sa signification comme expression de la décadence du capitalisme. Dans cet article du n° 10 d'lrrternutiur7crli.snte, par contre, se trouvent réunies toutes les données essenticl les du problème. Dans ses études théoriques de la tin des années 1940, début des années 1950, la GCF les rassembla en un tout homogène. Le capitalisme d'Etat était analysé comme "la forme correspondant à la phase de décadence du capitalisme, comme le fut le capitalisme de monopole à sa phase de plein développement"; de plus, ce n'était pas quelque chose limité à la Russie : "le capitalisme d’Etat n’est pas l’apanage d’une fraction de la bourgeoisie ou bien d’une école idéologique particulière. Nous le voyons s’instaurer aussi bien en Amérique démocratique que dans l’Allemagne hitlérienne, dans l’Angleterre « travailliste » que dans la Russie « soviétique »". En allant au-delà de la mystification selon laquelle l'abolition de la "propriété privée" individuelle permettait de se débarrasser du capitalisme, la GCF fut capable de situer son analyse sur les racines matérielles de la production capitaliste :
« L’expérience russe nous enseigne et nous rappelle que ce ne sont pas les capitalistes qui font le capitalisme, mais bien le contraire : c’est le capitalisme qui engendre des capitalistes. Le principe capitaliste de la production peut exister après la disparition juridique et même effective des capitalistes bénéficiaires de la plus-value. Dans ce cas, la plus-value tout comme sous le capitalisme privé, sera réinvestie dans le procès de la production en vue de l’extirpation d’une plus grande masse de plus-value ».
Dans un court délai, l'existence de la plus-value engendrera des hommes formant la classe qui s'appropriera la Jouissance de la plus-value. La fonction créera l'organe. Qu'ils soient des parasites, clés bureaucrates ou des techniciens participant à la production, que la plus-value se répartisse d'une façon directe ou d'une façon indirecte par le truchement de l'Etat, sous la forme de hauts salaires ou de dividendes proportionnels à leurs actions et emprunts d'Etat (comme c'est le cas en Russie), tout cela ne changera en rien le fait fondamental que nous nous trouverons en présence d'une nouvelle classe capitaliste."
La GCF, en continuité avec les études de Bilan sur la période de transition, en tira toutes les implications nécessaires pour cc qui concerne la politique économique du prolétariat après la prise du pouvoir politique. D'une part, le refus de confondre étatisation avec socialisme, et la reconnaissance qu'après la disparition des capitalistes privés "la menace redoutable d’un retour du capitalisme se trouvera essentiellement dans le secteur étatisé. Cela d’autant plus que le capitalisme se trouve ici sous sa forme impersonnelle, pour ainsi dire éthérée. L’étatisation peut servir à camoufler longtemps un processus opposé au socialisme" (idem) D'autre part la nécessité d'une politique économique prolétarienne qui s'attaque radicalement au processus de base de l'accumulation du capital : "au principe capitaliste de travail accumulé commandant le travail vivant en vue de la production de plus-value, doit être substituer le principe du travail vivant commandant le travail accumulé en vue de la production de consommation pour la satisfaction des membres de la société" (idem) Ceci ne voulait pas dire qu'il sera possible d'abolir le surtravail en tant que tel, surtout immédiatement après la révolution lorsque tout un processus de reconstruction sociale serait nécessaire. Cependant, la tendance à l'inversion du rapport capitaliste entre ce que le prolétariat produit et ce qu'il consomme « pourra servir d’indication de l’évolution de l’économie et être le baromètre indiquant la nature de classe de la production »(idem)
Ce n'est pas un hasard si la GCF n'a pas craint d'inclure les visions les plus perspicaces de la Gauche germano hollandaise dans ses bases programmatiques. Dans la période d'après-guerre, la GCF consacra d'importants efforts pour renouer le dialogue avec cette branche de la Gauche communiste (voir notre brochure sur la Gauche communiste de France). Sa clarté sur des questions telles que le rôle des syndicats et les rapports entre le parti et les conseils ouvriers furent certainement le fruit de ce travail de synthèse. Mais on peut dire la même chose sur sa compréhension de la question du capitalisme d'Etat : les prévisions que la Gauche allemande avait développées quelques décennies avant, étaient maintenant intégrées dans la cohérence théorique globale de la Fraction italienne.
Ceci ne veut pas dire que le problème dit capitalisme d'Etat était définitivement clos : en particulier, l'effondrement des régimes staliniens à la fin des années 80 a nécessité de pousser plus avant la réflexion et la clarification sur la manière dont la crise économique capitaliste a affecté ces régimes et a conduit à leur effondrement. Mais c'est la question russe qui détermina de façon nette et définitive à la fin du second holocauste impérialiste la frontière de classe : à partir de ce moment, seuls ceux qui reconnaissaient la nature capitaliste et impérialiste des régimes staliniens pouvaient rester dans le camp prolétarien et défendre les principes internationalistes face à la guerre impérialiste. La preuve en négatif de ceci est fournie par la trajectoire du trotskisme, dont la position de défense de l'URSS l'a conduit à trahir l'internationalisme pendant la pierre, et dont l'adhésion continue à la thèse de l"`Etat ouvrier dégénéré" l'a conduit à faire l'apologie du bloc impérialiste russe durant la guerre froide. La preuve en positif est fournie par les groupes de la Gauche communiste, dont la capacité à défendre et à développer le marxisme pendant la période de décadence du capitalisme leur a permis finalement de résoudre l'énigme russe et de préserver la bannière du communisme authentique exempt des souillures de la propagande bourgeoise.
CDW.
Nous publions ci-dessous la suite du courrier publié dans le numéro précédent que nous a fait parvenir un de nos contacts proches qui exprime un désaccord avec notre position sur les explications économiques de la décadence du capitalisme.
Dans le texte qui suit, nous continuons le développement de notre réponse commencée dans le numéro précédent et qui s'attache essentiellement à la méthode pour appréhender ce débat. De fait, nous ne reprenons pas directement les questions et la critique que le camarade nous adresse dans cette deuxième partie de son courrier. Nous y reviendrons dans un prochain article en particulier pour répondre à la question de la reconstruction de l'après-guerre des années 1950 et 1960 qui ne peut s'expliquer par la seule dévalorisation du capital constant et l'augmentation de la part du capital variable dans la composition organique du capital lors de la guerre malgré ce qu'en pensent le camarade et la CWO. Nous sommes d'accord que c'est une question importante à discuter et à clarifier.
De même, nous reviendrons sur la vision que le camarade nous prête au sujet du rapport entre "l'intérét économique" et la guerre impérialiste. Loin de nous l'idée de nier tout facteur d'intérêt économique dans la guerre impérialiste dans la période de décadence. La question est : à quel niveau ce facteur joue-t-il ? Au niveau immédiat de conquêtes de territoires et de marchés ou bien en termes plus généraux et plus historiques ? Et surtout quel rôle a-t-il dans l'exacerbation et le déclenchement des antagonismes impérialistes ? Quel rapport entre les facteurs économiques et les facteurs géostratégiques ? Et quel est le facteur déterminant de la dynamique même de ces rivalités ? Pour être plus concret, pourquoi par exemple, les antagonismes impérialistes ont pu ne pas recouper les principales rivalités économiques durant la période du bloc impérialiste américain - regroupant les principales puissances économiques du monde - et du bloc impérialiste russe de 1945 à 1989 ?
Au-delà de leur aspect théorique, les réponses à ces questions déterminent différentes analyses de la situation concrète, différentes approches et surtout différentes interventions des révolutionnaires dans la situation comme on a pu encore le constater dans les guerres du Kosovo ou de la Tchétchénie. Voilà pourquoi ce sont des débats importants que nous soumettons à la lecture, à la discussion et à la critique.
La baisse du taux de profit, la guerre impérialiste et la période de reconstruction
Dans son essai "Guerre et accumulation" (Revolutionary Perspectives n° 16, ancienne série, pp. 15-17), la CWO a montré de façon convaincante comment l'analyse de Marx de la baisse du taux de profit explique la période de reconstruction. (N.B. La théorie des crises de la CWO combine de façon éclectique l'analyse de Marx de la baisse du taux de profit avec l'analyse de GrossmannMattick. Dans cette discussion, cependant, la CWO suit exclusivement l'analyse de Marx).
« Pendant une guerre -nous parlons ici des guerres totales du 20° siècle- la masse de capital existant est dévaluée simplement parce qu'elle est usée jusqu'au bout et non remplacée par du nouveau capital ; en terme de volume l'appareil productif est le même que celui d'avant la guerre, mais en terme de valeur il ne l'est pas, du fait du vieillissement et de la sur-utilisation. Le sens de toute production pour l'effort de guerre assure cela : la production des usines du Secteur I est détournée des machines outils vers les armements, et les machines vieillissantes, qui sont techniquement obsolètes avant que toute leur valeur C soit hors d'usage, sont utilisèes jusqu'au bout, pour économiser du capital. En temps de paix, les capitalistes qui ne laissent pas s'élever cette composition de leur capital sont acculés, mais PAS en temps de guerre. Le contrôle d'Etat de l'économie et l'effort de guerre introduisent de telles limitations à la concurrence, et un tel système de commandes garanties, que le capitaliste n'a pas de stimulant, et pas d'obligation de reconstituer et d'améliorer son appareil productif..
Ce n'est pas seulement que la masse de capital existant était de valeur moindre en 1949 que ce qu'elle avait été en 1939 principalement plus du fait de la dévaluation que de la destruction), mais aussi que lit composition dit capital avait chuté dans les années de guerre, du fait de l'introduction de l'armée de réserve du travail (chômeurs, femmes) dans la production, en général sur de base de l'introduction massive de lajournée de travail en trois équipes et de la semaine de six jours ; la composition du capital est tombée puisque le même C était utilisé par une force de travail plus importante, c'est-à-dire que V augmentait...
Sur la base de ce taux élevé et de cette masse de profil, la reconstitution graduelle des forces productives s'est produite après la seconde guerre mondiale... Dans une situation où une masse de capital dévalué existait, toute reconstitution des forces productives (même avec des machines similaires et pas d'accroissement de valeur) devait amener à un accroissement phénoménal de productivité. Si cette dernière s'accroît plus vite que la composition du capital, alors le taux de profil ne baisse PAS, au contraire, il va augmenter... Donc, la bourgeoisie n'avait pas le problème de se demander pourquoi elle devait s'inquiéter d'accumuler dans les années 1950; la guerre avait rèsolu ce problèrne pour elle en rétablissant les bases pour une production profitable ».
L'explication claire par la CWO démolit la critique confuse du CCI de la baisse du taux de profit comme explication de la reconstruction capitaliste.
"Le hic, c'est qu'il n’a. jamais étéprouvé que lors des reprises qui ont suivi les guerres mondiales, la composition organique du capital ait été inférieure à ce qu'elle était à leur veille. C'est bien du contraire qu'il s'agit. Si l'on prend le cas de la seconde guerre mondiale, par exemple, il est clair que, dans les pays afféctés par les destructions de la guerre, la productivité moyenne du travail et donc le rapport entre le capital constant et le capital variable a très rapidement rejoint, dés le début des années 1950, ce qu'ils étaient en 1939. En fait, le potentiel productif qui est reconstitué est considérablement plus moderne que celui qui avait été détruit. (...) Pourtant, la période de « prospérité » qui accompagne la reconstruction se prolonge bien au-delà (en fait jusqu'au milieu des années 1960) du moment où le potentiel productif d'avant-guerre a été reconstitué, faisant retrouver à la composition organique sa valeur précédente. " (Revue internationale n°77, 2° trimestre 1994, Le rejet de la notion de décadence conduit à la démobilisation du prolétariat face à la guerre ")
Le vrai "problème" est que le CCI, comme son mentor Rosa Luxemburg, ne comprend pas l'analyse de Marx de la baisse du taux de profit.
Les confusions économiques du CCI
Le CCI se trouve dans une situation embarrassante parce que, d'un côté, il défend la position marxiste que la décadence ne signifie pas un arrêt total de la croissance des forces productives, mais de l'autre, il défend une théorie des crises dont la conclusion logique et inévitable est précisément ce résultat. Dans la théorie des crises de Rosa Luxemburg, les marchés pré-capitalistes sont une condition sine qua non de l'accumulation capitaliste. Donc, quand ces marchés sont épuisés l'accumulation capitaliste a atteint sa limite économique absolue. En effet, la destruction continue des marchés pré-capitalistes signifie que le capital total non seulement ne peut pas dépasser cette limite, mais aussi qu'il doit nécessairement diminuer.)
Le CCI cependant, ignore la contradiction flagrante entre le développement réel du capitalisme et la conclusion logique de son analyse économique selon laquelle il y a un plafond à la croissance capitaliste, il y a une limite économique absolue à l'accumulation capitaliste. (C'est aussi la conclusion logique de l'analyse de Henryk Grossmann.)
La contradiction oblige le CCI à une conclusion ridicule sur la nature de la guerre impérialiste ; il croit que la guerre impérialiste n'a pas de fonction économique pour le capitalisme décadent ([1] [532]). La complète absurdité de cette idée est déroutante, au même titre que celle des bordiguistes de "l'invariance du Programme".
En d'autres termes, le CCI dit que la position marxiste selon laquelle dans la décadence le capitalisme cesse de remplir une fonction progressiste (économique, ou autre) pour l'humanité est identique à la position selon laquelle la guerre impérialiste ne remplit pas une fonction économique pour le capitalisme. Le CCI rend les choses plus confuses encore en assimilant cette dernière idée avec la notion fausse du BIPR d'après laquelle toute guerre dans la décadence a un mobile économique immédiat. ([2] [533])
(Cette idée que la guerre impérialiste n'a pas une fonction économique pour le capitalisme est cohérente avec la théorie luxemburgiste des crises des marchés pré-capitalistes du CCI. Après tout, dans cette théorie, une fois que les marchés pré-capitalistes sont épuisés, la poursuite de l'accumulation au niveau du capital total devient impossible. Et si l'accumulation capitaliste a atteint sa limite absolue, alors rien, pas même la guerre impérialiste ne peut renverser la situation. En conséquence la guerre impérialiste ne peut pas avoir une fonction économique.)
Le CCI argumente que la guerre impérialiste n'a pas une fonction économique. Mais si la guerre impérialiste n'a pas une fonction économique, quelles explications pour les périodes de reconstruction du capital, dont le CCI reconnaît l'existence, et dont il reconnaît que, dans le cas de l'après seconde guerre mondiale, cela a conduit à une expansion économique qui a grandement dépassé celle du capitalisme d'avant la seconde guerre mondiale ?
Pourquoi le CCI, qui a le programme et la pratique politique les plus cohérents de tous les groupes de la Gauche communiste, qui est dégagé du sectarisme, de l'opportunisme et du centrisme qui marquent le BIPR et les bordiguistes, sombre-t-il dans une confusion aussi profonde dans le domaine de l'économie? La réponse est son Luxemburgisme économique. Contrairement aux illusions du CCI, Rosa Luxemburg a développé sa théorie alternative des crises parce qu'elle n'a pas compris la méthode du Capital ; en particulier, elle a pensé de façon erronée que les schémas de la reproduction dans le volume Il du Capital avaient pour objectif de donner directement une image de la réalité capitaliste concrète. La contradiction apparente entre les schémas et la réalité historique l'a conduite à croire que les schémas étaient faux, mais ce qui était faux était l'empirisme partial de son point de vue ; car sa "découverte" que le capitalisme ne pouvait pas accumuler sans les marchés précapitalistes dérive de son adoption erronée du point de vue du capitaliste individuel. Ses concessions à l'empirisme l'ont empêchée de saisir la validité de l'analyse de Marx de la baisse du taux de profit, et l'ont entraînée dans une interprétation mécaniste de la crise mortelle de l'accumulation capitaliste.
Je considère les explications économiques spécifiques de Rosa Luxemburg et Henryk Grossmann de la décadence capitaliste comme des théories économiques révisionnistes parce qu'elle sont basées sur une mauvaise compréhension de la méthode du Capital :
"L'orthodoxie dans les questions du marxisme se rapporte presque exclusivement à la méthode. C'est seulement dans la voie de ses fondateurs que cette méthode peut être développée, étendue et approfondie. Et cette conviction repose sur l'observation que toutes les tentatives de dépasser ou « d’améliorer » cette méthode ont conduit, et ceci nécessairement, seulement à des banalités, des platitudes et à l'éclectisme... " ([3] [534])
Bien sûr, malgré leurs théories économiques révisionnistes il y avait une frontière de classe qui séparait Rosa Luxemburg et Henryk Grossmann : la première était une révolutionnaire marxiste en raison de ses positions politiques ; Henryk Grossmann était un stalinien réactionnaire.
Le dogmatisme du CCI
« Il ne peut pas y avoir de dogmatisme quand le critère suprème et unique d'une doctrine est en conformité avec le processus réel du développement économique et social. » ([4] [535])
Le CCI refuse de reconnaître que parce que les marchés pré-capitalistes sont une condition sine qua non de l'accumulation capitaliste dans les théories économiques de Luxemburg, ceci aurait des conséquences particulières et inévitables pour le développement du capitalisme, si cela était vrai. En d'autres termes, sa théorie des crises fait des prédictions spécifiques sur le développement capitaliste. Cependant, le "processus réel du développement économique et social" a montré sans équivoque la fausseté de ces prédictions et donc la fausseté de ses théories économiques. Le CCI continue cependant à défendre la validité de ces théories économiques. C'est du DOGMATISME.
De plus, quoi d'autre que le dogmatisme peut expliquer pourquoi le CCI continue à considérer l'analyse de Henryk Grossmann de la baisse du taux de profit comme identique à celle de Marx dans le Capital, alors qu'il connaît de longue date la critique de Henryk Grossmann par Anton Pannekoek dans La théorie de l'effondrement du capitalisme ([5] [536]), qui montre clairement les différences fondamentales entre les deux. De plus, cet article et les écrits du BIPR, particulièrement ceux de la CWO, devraient avoir éclairé le CCI sur le fait que le BIPR combine de façon éclectique la théorie économique de Grossmann avec celle de Marx.
Le CCI se réfère aux nombreux articles qu'il a écrit sur les théories économiques comme un signe de sa détermination à faire la clarté sur ce sujet ([6] [537]). Cependant, en pratique ceci veut dire que le CCI a simplement répété les mêmes arguments erronés encore et encore, ignorant et éludant les critiques convaincantes contre ses théories économiques par d'autres courants communistes. C'est vrai que le CCI répond avec des critiques de ces courants qui sont souvent correctes en soi, mais qui ne sont pas adéquates sur la validité des critiques spécifiques que ces courants soulèvent au premier niveau. (Par exemple, le CCl fait correctement remarquer que le BIPR e tparticulièrement les bordiguistes ont une tendance à analyser le capitalisme du point de vue de chaque nation prise isolément.)
Que le CCI défende encore ses théories économiques luxemburgistes défectueuses 25 ans après sa formation laisse à penser qu'il existe un climat politique interne qui décourage, ou au moins n'encourage pas, un approfondissement théorique sur les fondements économiques de la décadence. C'est une chose d'affirmer, comme le fait le CCI, et de le faire de façon juste, que les divergences sur les théories économiques ne devraient pas être un obstacle à l'unité politique et au regroupement. Cependant, pour le CC1, ceci a signifié en pratique éviter la clarté maximale sur cette question ; cela a signifié la stagnation théorique.
Très franchement, le CC1, en défendant ses théories économiques luxemburgistes, affiche la même indifférence pour la précision et la rigueur que le BIPR et les bordiguistes le font pour justifier leur pratique politique sectaire, centriste et opportuniste. Inutile de dire que les théories économiques appauvries du CCI donnent du crédit aux attaques de son programme politique par le BIPR et les bordiguistes, puisque beaucoup des critiques que ces courants font, contre les théories économiques du CC1, sont valables.
La dévotion dogmatique du CCI aux théories économiques de Rosa Luxemburg, qui je trouve rappelle l'attitude idolâtre des bordiguistes envers Lénine, aveugle l'organisation sur le décalage qui existe entre sa perspicacité politique sur l'impérialisme et ses théories économiques révisionnistes. ([7] [538])
Si le CCI veut avoir un fondement économique marxiste cohérent pour son programme politique, alors il DOIT abandonner fatalement la théorie des crises erronée de Rosa Luxemburg et la remplacer par celle de l'analyse de la baisse du taux de profit du Capital.
L'éclectisme dans les théories des crises du BIPR et du CCI
Comme l'a fait observer la CWO sur l'approche éclectique des théories économiques du CCI :
"Comme Luxembourg, leur référence à la baisse du taux de profit est simplement la pour donner une explication suffisante des faits (tels que pourquoi le capitalisme recherchait des marchés loin des métropoles pendant la période d'accumulation primitive) ou pour expliquer des éléments du développement du capitalisme qu'une approche purement marchés ne peut pas faire (par exemple pourquoi la concentration de capital a précédé la ruée pour la conquête de colonies ou pourquoi le gros du développement commercial s'est poursuivi dans cette période entre les puissances capitalistes avancées). " ([8] [539])
Cependant, le BIPR lui-même parvient à une théorie éclectique et confuse car il combine les théories des crises de Henryk Grossmann avec celle de Marx. En effet, il croit que la "contribution [de Grossmann] a été de montrer la signification du rôle de la masse de plus-value dans la détermination de la nature exacte de la crise." ([9] [540]) Le BIPR ne parvient pas à saisir que cette prétendue perspicacité de Grossmann est liée de façon inextricable à une conception mécaniste et à sens unique de l'accumulation capitaliste. À l'opposé de Marx, il examine la baisse du taux de profit seulement en termes de production de plus-value, ignorant le rôle de la circulation et de la distribution de la plus-value. Il en résulte qu'il arrive à la conclusion erronée que le capital est exporté dans les nations étrangères non pas, comme Marx le disait, pour maximiser la plus-value, mais parce qu'il y a "un manque de possibilités d’investissement au niveau national"([10] [541]) (ce qui est la fausse idée que le capital est exporté "parce qu’il ne peut absolument pas être utilisé au niveau national" ([11] [542]), ce que Marx a critiqué dans le volume III du Capital), et ainsi à sa conception mécaniste d'une crise mortelle du capitalisme.
L'approche éclectique des deux courants leur permet de sélectionner et choisir dans leurs théories des crises comme dans un self-service. Aussi plausible que cela puisse paraître, en réalité ils défendent deux perspectives diamétralement opposées : le point de vue mécaniste de la bourgeoisie et le point de vue dialectique du prolétariat. (Il est vrai que le CCI et le BIPR critiquent certains aspects des théories des crises respectivement de Rosa Luxemburg et de Grossmann-Mattick. Mais comme ils continuent de défendre le cœur des analyses économiques de ces théories, ils continuent donc de défendre les conceptions mécanistes sur lesquelles elles sont fondées.)
CA.
Note de la rédaction : lorsque nous n'avons pas trouvé la version des textes cités en français, la traduction de l'anglais en a été assurée par nos soins.
[1] [543] "La fonction de laguerre impérialiste",dans "La nature de la guerre impérialiste ", Revue internationale n' 82.
[2] [544] Ibid.
[3] [545] Georges Lukacs [sic], histoire et conscience de classe, cité par Paul Mattick, The inevitability of Communism : A Critique or Sidney Hook's Interprétation of Marx, Polemic Publishers, New York 1935, p.35.
[4] [546] Lénine, Oeuvres choisies.Tome I(p.298, Foreign languages Publishing House, Moscow, 1960.).
[5] [547] A.Pannekoek in Capital and class I, London (Spring 1977).
[6] [548] Pour la liste délaillée,voir la Revue lnternationale n°83,
[7] [549] Le CCI suppose que la compréhension de Rosa Luxemburg des conséquences politiques de la décadence capitaliste, à savoir que la nature globale de l'impérialisme détruit les bases matérielles pour l'auto-détermination nationalc, garantit la validité dc son explication économique spécifique de la décadence.
[8] [550] “Impérialism – The Decadent Stage of Capitalism” Revolutionnary Perspectives n°17, Old Series, p 16.
[9] [551] Correspondance de la CWO à l'auteur.
[10] [552] Cité dans « Grossmann versus Marx »de Anton Pannekoek, ibid.. p.73.
[11] [553] Ibid,
Le prétendu empirisme de Rosa Luxemburg
Boukharine, Raya Dunayeskaya et d'autres critiques de Luxemburg cités par le camarade, disent que Rosa Luxemburg se trompe dans sa recherche des causes externes à la crise du capitalisme ([1] [555]). Mais ni le marché mondial ni les économies pré-capitalistes ne sont en rien quelque chose d'extérieur au système, mais le terreau pour son développement et ses affrontements. Si l'on prétend que le capitalisme peut réaliser son accumulation à l'intérieur de ses propres limites, on est en train de dire que c'est un système historiquement illimité et qui ne se développe qu’à travers le simple échange de marchandises. Marx, dans le premier tome du Capital et aussi dans "Les résultats de la domination britannique aux Indes ", a démontré justement le contraire : la genèse du capital, son accumulation progressive, par le biais de sa lutte pour séparer les producteurs de leurs moyens de vie, en les transformant en principale marchandise productive la force de travail et, autour de cet axe, construire, dans des souffrances sans nom, l'échange "pacifique" et "régulier" des marchandises. En continuant avec la même méthode, Rosa Luxemburg se demande si ce qui était valable pour l'accumulation primitive l'est toujours dans les phases ultérieures du développement capitaliste. Ses critiques prétendent que l'accumulation primitive est une chose, et une autre le développement capitaliste, où ni "le marché extérieur" ni "la lutte contre l'économie naturelle" ne jouent plus de rôle. Ceci est radicalement démenti par l'évolution du capitalisme au l9° siècle, surtout lors de sa phase impérialiste.
« L 'accumulation primitive, qui est la première phase du capitalisme en Europe de la fin du Moyen Age jusqu'au milieu du XIXe siècle, a trouvé dans l'expropriation des paysans en Angleterre et sur le continent la meilleure méthode pour transformer massivement les moyens de production et les forces de travail en capital. Or, le capital pratique aujourd’hui encore ce systéme sur une échelle autrement plus large, par la politique coloniale (...) Il serait vain d'espérer limiter le capitalisme à la "concurrence pacifique", c'est-à-dire â un commerce normal de marchandises tel qu'il est pratiqué entre pays capitalistes comme base unique de l'accumulation. Cet espoir repose sur l'erreur doctrinale selon laquelle l'accumulation capitaliste pourrait s’effectuer sans les forces productives et sans la consommation des populations primitives, et qu'elle pourrait simplement laisser se poursuivre la désintégration interne de l'économie naturelle (...). La méthode violente est ici la conséquence directe de la rencontre du capitalisme avec les structures de l'économie naturelle qui opposent des limites à son accumulationt. Le capital ne peut se passer des moyens de production ni des forces de travail de ces sociétés primitives, qui lui sont en outre indispensables comme débouchés pour son surproduit. » (Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital II, "La lutte contre l'économie naturelle")
Ceux qui, dans le mouvement révolutionnaire, prétendent expliquer la crise historique du capitalisme avec la seule baisse tendancielle du taux de profit, ne voient qu'une partie - l'échange à l'intérieur du marché capitaliste déjà constitué -, mais ils ne voient pas l'autre partie, la plus dynamique historiquement, la partie dont les limites de plus en plus grandes depuis la fin du 19° siècle, déterminent le chaos et les convulsions croissantes que l'humanité subit depuis 1914.
Ils se mettent ainsi dans une position pas très confortable par rapport au dogme central de l'idéologie capitaliste - "la production crée son propre débouché" toute offre finit par trouver sa demande, une fois passés les désordres conjoncturels -, sévèrement critiqué par Marx qui fustigea "la conception que Ricurdo a repise du creux et inconsistant Say quand à l'impossibilité de la .surproduction ou du moins, de la saturation du marché, se base sur le principe que les produits s'échangent toujours contre des produits ou, comme le disait Mil1, que la demande n 'est déterminée que pa rla production " (Le Capital. Tome 11, -Théories de la plus-value).
Dans le même sens, il combattit les conceptions qui limitaient les bouleversements du capitalisme à de simples décalages entre secteurs de la production.
Si l'on exclut les territoires précapitalistes du champ de l'accumulation, si certains pensent que le capitalisme peut se développer en partant de ses propres rapports sociaux, comment va-ton éviter la thèse selon laquelle la production crée son propre marché ? La baisse tendancielle du taux de profit est une explication insuffisante, car elle opère au sein d'un tel cumul de causes compensatoires, elle agit à si long terme qu'elle ne peut pas expliquer les faits historiques qui se succèdent depuis le dernier tiers du 19° siècle et qui se sont accumulés tout au long du 20° : l'impérialisme, les guerres mondiales, la grande dépression, le capitalisme d'Etat, la réapparition de la crise ouverte depuis la fin des années 1960 et l'effondrement de plus en plus brutal de parties de plus en plus importantes de l'économie mondiale dans les 30 dernières années.
Parce que la baisse tendancielle agit "à long terme, ne faudrait-il pas éviter l'empirisme et l'impatience en ne se laissant pas tromper par tous ces cataclysmes immédiats ? Telle paraît être la méthode proposée par le camarade quand il dit que le fait que la "division du monde" a coïncidé avec la "crise mondiale" est une "apparence" ou quand il dit que la grande dépression paraissait confirmer les thèses de Grossmann et Luxemburg, mais que, par la suite, elle a été démentie par la grande croissance après la seconde guerre mondiale ou la croissance des années 1990.
Nous reviendrons sur ce dernier aspect. Ce que nous voudrions mettre en relief maintenant, c'est que derrière les accusations "d'empirisme" portées à Luxemburg il y a une importante question de "méthode" qui paraît échapper au camarade. Les révisionnistes de la socialdémocratie entreprirent une croisade contre la "sous-consommation" de Marx ; Bernstein fut le premier à comparer l'analyse de la crise de Marx avec rien de moins que le pathétique Rodbertus, tandis que Tugan-Baranowsky revenait tranquillement aux thèses de Say sur la "production qui crée son propre marché" en expliquant avec des arguments marxistes" que les crises sont le produit des décalages entre deux secteurs de la production. Les critiques révisionnistes à Rosa Lu.xemburg - les Bauer, Eckstein, Hilferding etc. -- affirmèrent avec une "totale orthodoxie marxiste" que les tableaux de la reproduction élargie expliquent parfaitement que le capitalisme n'a pas de problème de réalisation, Boukharine, au service de la stalinisation des partis communistes, s'en est pris à l'exuvre de Rosa pour "démontrer" que le capitalisme n'a aucun problème "externe."
D'où vient cette animosité de la part des opportunistes vis-à-vis de l'analyse de Luxemburg ? Tout simplement parce que celle-ci avait mis le doigt dans la plaie, elle avait démontré la racine globale et historique de l'entrée du capitalisme dans sa décadence. 50 ans auparavant, la contradiction entre les avancées de la productivité du travail et la nécessité de maximaliser le profit avait été la première et fructueuse explication. Mais, maintenant, la question de la lutte du capitalisme contre les groupes sociaux qui l'ont précédé, dans la construction du marché mondial et les contradictions qui se concrétisaient (pénurie croissante d'aires extra-capitalistes) fournissait un cadre plus clair et plus systématique qui intégrait dans une synthèse supérieure la contradiction première et rendait compte du phénomène de l'impérialisme, des guerres mondiales et de la décomposition progressive de l'économie capitaliste.
Plus tard, sur les traces de ces révisionnistes, mais sur un terrain carrément bourgeois, toute une Clique de "marxologues" universitaires se sont mis à divaguer sur la "méthode abstraite" de Marx. Ils séparent avec habileté ses réflexions sur la reproduction élargie, le taux de profit, etc., de tout cc qui touche au marché et à la réalisation de la plus value, et, grâce à cette séparation - une façon de frelater la pensée de Marx, en vérité-, ils élaborent l'élucubration de sa "méthode abstraite", en la faisant devenir un "modèle" d'explication du fonctionnement contractuel de l'économie capitaliste : l'échange régulier des marchandises dont parlait Rosa Luxemburg. Toute tentative de confrontation de ce "modèle" avec la réalité du capitalisme devenait de "l'empirisme", c'était ne pas comprendre qu'il s'agit d'un "modèle abstrait", etc.
Cette entreprise destinée à transformer Marx en « icône inoffensif » - comme dirait Lénine - a comme objectif d'éliminer le tranchant révolutionnaire de son œuvre et de lui faire dire ce qu'il n'a jamais dit. Les économistes bourgeois qui ne s'en cachent pas en s'affublant du masque "marxiste", ont eux aussi leur "vision à long terme." Ne nous répètent ils pas à tout moment qu'il ne faut pas être empiriste ni immédiatiste, qu'au delà des licenciements, des cataclysmes boursiers, ce qu'on doit voir c'est la "tendance générale" et que celle-ci repose sur des bases saines ? Certaines parties du Capital, soigneusement sélectionnées et hors contexte servent les marxologues à entreprendre le même objectif.
Le camarade est sur des positions clairement révolutionnaires et ne participe ni de près ni de loin à cette cérémonie de la confusion ; mais du fait qu'il emprunte pas mal - d'arguments - à Boukharine et à d'autres académiciens, au licu d'essayer lui-même l'examen des positions de Rosa Luxemburg ([2] [556]), il ferme les yeux devant les aspects de la question que nous avons essayé de lui exposer.
Les
limites de l'accumulation capitaliste
Le camarade affirme que Rosa Luxemburg dit qu'il existe une "limite absolue" au développement du capitalisme. Regardons ce qu'elle dit exactement : "plus s’accroit la violence avec laquelle à l’intérieur et à l’extérieur le capital anéantit les couches non capitalistes et avilit les coliditions d’existence de toutes les classes laborieuses, plus l'histoire quotidienne de l'accumulation dans le monde se transforme en une serie de catasprophes et de convulsions, qui, se joignant aux crises économiques périodiques finiront par rendre impossible la continuation de l'accumulation et par dresser la classe ouvrière internationale contre la domination du capital avant même qui, celui-ci n'ait atteint economiquement les dernières limites objectives de son developpement" ("Le militarisme, champ d'action du capital", chap. 32. L'accumulation du capital, Oeuvres IV, p. 129, Maspero).
Si le camarade fait référence à « avant même que celui-ci n’est atteint économiquement les derniéres limit.s objectives de son développement », il est évident que le texte, interprété littéralement, fait penser à une "limite absolue." Mais la même conclusion pourrait être tirée de Marx : « avec la baisse du taux de profit, le développement de la force productive du travail permet la naissance d'une loi qui, à un certain moment, entre en totale contradiction avec le développement même de cette productivité. » (op. cit) Cette formulation tranche avec d'autres - que nous avons évoquées plus haut - où l'on montre que cette loi n'est qu'une tendance.
II est évident qu'on doit faire attention à ne pas tomber dans des formulations pouvant apparaître comme ambiguës, mais il ne faut pas non plus prendre une phrase isolée de son contexte. Ce qui importe c'est la dynamique et l'orientation globale d'une analyse. Sur cela, l'analyse de Rosa - comme celle de Marx - est très claire : l'important c'est qu'elle affirme que l'accumulation du capital se transformera "en une série de catastrophes et de convulsions. " Ceci ne veut pas dire limite absolue, mais tendance générale qui ne peut que s'aggraver avec le pourrissement de la situation.
Marx dit dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte que "les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies : celles-ci ils les trouvent au coniraire toutes faites, données, héritage du passé " ([3] [557]). La méthode des révolutionnaires consiste, en accord avec cette affirmation, à comprendre et énoncer les tendances de fond qui marquent "les circonstances que les hommes trouvent." Ce que Rosa affirmait, juste un an avant l'éclatement de la guerre de 1914, était une tendance historique qui allait marquer (et comment !), "l'action des hommes."
La conclusion de la première édition de son livre efface, à notre avis, tous les doutes sur le fait qu'elle aurait formulé une tendance "absolue" : "Le capitalisme est la premiére forme économique douée l'une force de propagande ; il tend à se répandre sur le glohe et à détruire toutes les autres formes économiques, n'en supportant aucune autre à coté de lui. Et pourtant il est en même temps la première forme économique incapable de subsister seule, à l'aide de son seul milieu et de son sol nourricier. Ayant tendance à devenir une , forme mondiale, il se heurte à sa propre incapacité d'être cette forme mondiale de la production. Il offre 1'exemple d'une contradiction historique vivante : son mouvement d’accumulation est à la fois l'expression, la solution progressive et l'intensification de cette contradiction. Â un certain degré de développement, cette contradiction ne peut être résolue que par l’application des principes du socialisme, c'est à dire par une forme économique qui est par définition une forme mondiale, un systéme harmonieux en lui-même, fondé non sur l'accumulation mais sur la satisfâction des besoins de l'humanité travailleuse et donc sur l’épanouissement de toutes les forces productives de la terre." (ibidem, p. 129-130)
Quelle est notre conception de la décadence du capitalisme ? Avons-nous parlé une seule fois de blocage absolu du développement des forces productives ou de limite absolue à la production capitaliste, d'une sorte de crise définitive et mortelle ? Le camarade reconnaît luimême que nous rejetons l'idée formulée par Trotsky qui parle d'un blocage absolu des forces productives, mais notre conception est aussi étrangère à certaines conceptions surgies dans les années 20 au sein des tendances du KAPD qui parlaient de la "crise mortelle du capitalisme", la comprenant comme un arrêt absolu de la production et de la croissance capitalistes. Dans notre brochure sur la Décadence du capitalisme, contre la position de Trotsky, nous disions : "Tout changement social est le résultat d'un approfondissement réel et prolongé de la collision entre rapports de production et développement des forces productives. Si nous nous dituons dans l'hypothése d'un blocage définitif et permanent de ce développement, seul un rétrécissement "absohr" de l'enveloppe qui constitue les rapports de production existants pourrait expliquer un mouvement net d'approfondissement de cette contradiction. Or, on peut constater que le mouvement qui se produit généralement au cours des differentes décadences de l'histoire (capitalisme y compris) tend plutôt vers un élargissement de l'enveloppe jusqu'à ces dernières limites que vers un rétrécissement. Sous l'égide de l'Etat et sous la pression des necessités économiques, sociales, la carapace se tend en se dépouillant de tout ce qui peut s'avérer superflu aux rapports de production en n'etant pas strictement nécessaire à la survie su système. Le systéme se renforce, mais dans ses derniéres limites » (La Décadence du capitalisme, 1981, p. 48)
Comprendre pourquoi le capitalisme essaie de "gérer sa crise" avec une politique de survie qui arrive à amoindrir ses effets dans les pays centraux, fait pleinement partie de l'analyse marxiste de la décadence des modes de production. L'Empire romain ne fit-il pas la même chose en se repliant sur Byzance et en abandonnant de vastes territoires devant la poussée des peuples barbares ? Et le despotisme éclairé n'était-il pas une réponse de l'ancienne monarchie face à l'avancée des rapports de production capitalistes ?
"L 'affranchissement des esclaves sous le Bas Empire romain, celui des serfs à la fin du Moyen Age, les libertés, même parcellaires que la royauté doit accorder aux nouvelles villes bourgeoises, le renforcement du pouvoir central de la couronne, l'élimination de la noblesse d'épée au profit « d'une de robe », centralisée, réduite et soumise directement au roi, de même que des phénomènes capitalistes tels que les tentatives de planification, les efforts pour tenter d'alléger le poids des frontières économiques nationales, la tendanca au remplacement des bourgeois parasitaires par des "managers " efficaces, salariés du capital, les politiques de type "New Deal" et les manipulations permanentes de certains mécanismes de la loi de la valeur sont tout autant de témoignages de cette tendance à l'élargissement de l'enveloppe juridique par le dépouillement des rapports de production. Il n’y a pas d'arrêt du mouvement dialectique au lendemain de l'apogée d'une société. Ce mouvement se transforme alors qualitativement mais il ne cesse pas. L 'intensification des contradictions inhérentes à l'ancienne société se poursuit nécessairement et pour cela, il faut bien que le développement des forces emprisonnées existe, même si ce n 'est que sous sa forme la plus ralentie." (Ibidem, p. 48)
Dans la période de décadence du capitalisme nous assistons à une aggravation de ses contradictions surtous les plans. II y a un développement des forces productives, il y a aussi des phases de croissance économique, mais ceci se fait dans un cadre global de plus en plus contradictoire, plus convulsif, plus destructeur. La tendance vers la barbarie n'apparaît pas de façon manifeste sur une ligne droite de catastrophes et d'effondrements sans fin, mais masquée par des périodes de croissance, par l'augmentation de la productivité du travail, lors de phases plus ou moins longues. Le capitalisme d'Etat - surtout dans les pays centraux - fait tout ce qu'il peut pour contrôler une situation potentiellement explosive, pour atténuer ou retarder les contradictions les plus graves et, avec tout cela, garder l'apparence d'un "bon fonctionnement" et même de "progrès." Le système "tend l'enveloppe jusqu'à ses dernières limites."
Dans l'esclavage, les 1° et 2° siècles après Jésus Christ se sont caractérisés par cette contradiction toujours aggravée : Rome ou Byzance se remplissaient des plus beaux monuments de l'histoire de l'Empire, les technologies les plus avancées de l'époque sont apparues à ce moment-là au point qu'au 2° siècle on découvrait le principe de l'énergie électrique. Mais ces développements éblouissants se produisaient dans un cadre de plus en plus dégradé où s'exacerbaient des luttes sociales, les territoires étaient abandonnés sous la poussée des barbares, les infrastructures des transports se dégradaient brutalement. ([4] [558])
N'assistons-nous pas aujourd'hui à la même évolution mais en plus grave à cause de ce qui est spécifique à la décadence dit capitalisme ? ([5] [559])
Le camarade affirme que la croissance après la seconde guerre mondiale et celle qu'il y a eu pendant ces années 1990 démentent notre théorie. Nous ne pouvons pas développer ici une argumentation détaillée ([6] [560]), mais par rapport à la croissance entre 1945 et 1967, au delà de son volume statistique, i1 faut tenir compte de :
- la forte proportion, dans cette croissance, de l'armement et de l'économie de guerre, comme le camarade lui-même le reconnaît ;
- l'importance de l'endettement, qui à un certain moment - le Plan Marshalln'avait jamais été atteint ;
- les conséquences provoquées par cette croissance (que le camarade lui-même a l'air de reconnaître aussi) : une partie substantielle de cette croissance s'est évaporée dans un processus dramatique de démantèlement - qui, dans les pays occidentaux a surtout touché l'industrie lourde - ou d'implosion - comme ça a été le cas de l'ancien bloc de l'Est.
En ce qui concerne les années 1990, il s'agit d'une croissance minuscule ([7] [561]), basée sur un endettement sans comparaison dans l'histoire et sur une spéculation jamais vue. Qui plus est, cette croissance s'est limitée aux EtatsUnis - et quelque pays de plus - et cela dans un contexte de dégringoladejamais vue de quantité des pays d'Afrique, d’Asie ou d'Amérique latine ([8] [562]). D'un autre coté, l'effondrementactuel de la "nouvelle économie" et les tourbillons boursiers auxquels nous assistons donnent une bonne idée de la réalité de cette croissance.
Un élément de réflexion que le camarade doit prendre en compte quand on parle de "chiffres de la croissance" est leur nature et leur composition ([9] [563]). Une croissance qui exprime l'expansion du système n'est pas la même chose qu'une croissance qui exprime une politique de survie et d'accompagnement de la crise. D'une manière générale, pour un marxiste, on ne peut pas identifier croissance de la production avec développement de la production capitaliste. Ce sont là deux concepts différents. La pratique en vigueur dans la Russie stalinienne qui consistait à battre des records dans les statistiques de l'acier, du coton ou du ciment alors qu'après il apparaissait que tout cela occultait une production défectueuse ou inexistante, est l'illustration extrême et grotesque d'une tendance générale du capitalisme décadent, stimulée par le capitalisme d'Etat, à augmenter les chiffres de la production en même temps que les bases de la reproduction du système sont rongées. Rosa Luxemburg rappelle qu’ "Accumuler du capital ne signifie pas toujours produire de plus en plus grandes quantités de marchandises, mais de plus en plus de marchandises en capital-argent. ll y a entre l’annoncellement de plus value sous formes de marchandises et l'investissemcnt de cette plus value pour l'extension de la production une rupture, un pas décisif, que Marx appelle le saut périlleux de la production marchande : l'acte de vendre pour de l’argent. Mais peut-être ceci ne concerne-t-il que le capitaliste individuel sans s'appliquer à la classe entière, à la sociéto gobale ? Non pas. Car si nous considérons le problèrne du point de vue de la société « il faut se garder , écrit Marx, de tomber dans le travers où est tombé Proudhon dans son imitation de l'économie bourgeoise : il ne faut pas considérer qu'une société de type de production capitaliste perdrait son caractère spécifique, son caractère économique déterminé par l'histoire, si on la considérait en bloc comme un tout. Au contraire. On a affaire alors au capitaliste collectif». ( "Critique des Critiques... ", L'accumulation du capital, Œuvres IV , p.154. Les citations du Capital : trad. Ed. Sociales, t.5, p.84)
La nature des croissances de la production dans la décadence du capitalisme - et surtout dans les 50 dernières années - est très marquée par cette tendance au fait que, par le biais de l'endettement et de l'intervention de l'Etat, s'entassent pendant un certain temps des masses de marchandises qui, au bout de quelques années, doivent être éliminées, car elles ne correspondent pas à un développement réel des rapports capitalistes de production, à un véritable élargissement de la masse des salariés et des marchés.
Mais au-delà de leur nature et de leur composition particulières, les phases de croissance relative et droguée par la dette cachent un ralentissement historique de la croissance de la production. Voilà la première caractéristique de la décadence capitaliste. Il n'y a donc pas d'arrêt absolu de la croissance, mais ce constat ne peut pas conduire à une sous-estimation de la tendance de fond.
Il en va de même avec d'autres aspects de la vie économique et sociale. Les découvertes fantastiques sur le génome humain, les télécommunications ou les transports cachent une détérioration très profonde des conditions de vie, de la santé et des infrastructures mêmes de la production. Les techniques de restauration des façades dans les grandes villes, la construction frénétique d'inutiles monuments en verre, de gratte-ciel illuminés fournissent la sensation illusoire comme quoi "tout baigne", quand, en fait, cela cache l'énorme, systématiquc et irréversible dégradation des conditions de vie des travailleurs et de toute l'humanité ainsi que du fonctionnement et de la maintenance de ces mêmes villes, car, à coté de ces feux d'artifice, nous voyons par exemple comment la distribution d'énergie électrique est paralysée â plusieurs reprises dans la si prospère Californie ou comment les catastrophes alimentaires, écologiques et dans les transports proliférent.
Ce qui est essentiel, comme le dit le camarade, c'est le point de vue de la totalité : nous ne pouvons pas regarder lit robotique ou le génome en eux-mêmes, ni les phases plus ou moins soutenues de croissance en elles-mêmes, mais il faut voir le cadre contradictoire et destructeur dans lequel cela a lieu. La gravité de la crise du système ne se mesure pas par le volume des montées et des chutes de la production mais, d'un point de vue historique et global, par l'aggravation de ses contradictions, par la réduction constante de sa marge de manœuvre et surtout par la détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière.
Quand en Chine on construit une étincelante île artificielle avec des grattes ciel prés de Shanghai, on oblige en même temps les enfants des écoles à travailler pour maintenir ces merveilles à f1ot. Quand au Brésil on inaugure à Sao Paulo une usine totalement robotisée, le nombre d'enfants de la rue ne cesse d'augmenter et plus de 50% de la population vit au dessous du minimum vital. Quand en Grande-Bretagne on poursuit les travaux pharaoniques dans l'ancien Dockland londonien, on sacrifie le bétail par centaines de milliers. Lequel de ces deux ensembles de faits reflète la situation réelle du capitalisme ? Nous n'avons aucun doute sur la réponse. Nous espérons avoir contribué à dissiper le doute chez le camarade et chez nos lecteurs en général.
Adalen
[1] [564] Lirc dans Revue internationale n°29 et 30 une critique à ces critiques dc boukarine et Duyaneskaya à Rosa Luxcmburg.
[2] [565] Il ne cite pratiquement pas Rosa Luxembourg ; les critiques il les reprend mot à mot du Boukharine de la "bolchevisation', (stalinisation en fait) et de toute une série d'académiciens" qui arrivent parfois à dire quelque chose d'intéressant, mais qui ont globalement une position étrangère au marxisme. Les citations de Mattick ou de Pannekoek c'est unc autrc question. Nous ne sonuncs pas d'accord, mais cela nécessiterait d’autres précisions.
[3] [566] Editions La Pléiade, Oeuvres politiques I .
[4] [567] pour une analyse de la décadence des modes de production précédant le capitalisme, voir dans la Revue internationale n° 55 l'article qui fait partie de la série « comprendre la décadence du capitalisme ».
[5] [568] Voir « La décomposition du capitalisme », Revue internationale n°62.
[6] [569] Nous renvoyons nos lecteurs à la brochure « La décadence du capitalisme », aux articles de la Revue internationale n°54 et 56 dans la série « Comprendre la décadence du capitalisme » et aux articles de polémiquc avec le BIPR dans les n° 79 et 83.
[7] [570] La moyenne de cette croissance des années 1990 aux Etats-Unis a été la plus petite des cinq dernières décennies.
[8] [571] Voir la série "30 ans de crise capitaliste" dans la Revue internationale n° 96 à 98.
[9] [572] Voir dans la Revue internationale n°59, "Présentation du 8e Congrès".
Nous savons maintenant que les attentats de New York ont fait plus de 6 000 morts. Au-delà de ce simple chiffre - déjà effarant - la destruction du World Trade Center marque un tournant dans l'histoire dont nous ne pouvons pas encore mesurer toute la portée. C'est la première attaque contre le territoire américain depuis Pearl Harbour en 1941. Le premier bombardement de son histoire sur le territoire continental des Etats-Unis. Le premier bombardement d'une métropole d'un pays développé depuis la 2e Guerre Mondiale. Il s'agit là d'un véritable acte de guerre, comme disent les médias. Et comme tous les actes de guerre, c'est un crime abominable, un crime perpétré contre une population civile sans défense. Comme toujours, c'est la classe ouvrière qui est la principale victime de cet acte de guerre. Les secrétaires, balayeurs, ouvriers d'intendance et employés de bureau qui représentent la vaste majorité des tués furent des nôtres.
Et nous nions tout droit à la bourgeoisie hypocrite et à ses médias aux ordres de pleurer les ouvriers assassinés. La classe dominante capitaliste est déjà responsable de trop de massacres et de tueries : l'effroyable boucherie de la 1re Guerre Mondiale; celle encore plus abominable de la 2e, où pour la première fois les populations civiles furent les principales cibles. Rappelons-nous ce dont la bourgeoisie s'est montrée capable : les bombardements de Londres, de Dresde et de Hambourg, d'Hiroshima et de Nagasaki, les millions de morts dans les camps de concentration nazis et dans les goulags.
Rappelons-nous l'enfer des bombardements des populations civiles, et de l'armée irakienne en fuite pendant la Guerre du Golfe en 1991, et de ces centaines de milliers de morts. Rappelons-nous les tueries quotidiennes, et qui continuent encore, en Tchétchénie, perpétrées avec toute la complicité des Etats démocratiques d'Occident. Rappelons-nous la complicité des Etats belge, français, et américain dans la guerre civile en Algérie, les pogroms horribles du Rwanda.
Rappelons enfin que la population afghane, aujourd'hui terrorisée par la menace des bombardiers américains, a subi vingt années de guerre ininterrompue qui ont laissé deux millions de réfugiés en Iran, encore deux millions en Pakistan, plus d'un million de morts, et la moitié de la population qui reste dépendante de la nourriture fournie par l'ONU et autre ONG.
Ce ne sont là que des exemples, parmi tant d'autres, des basses oeuvres d'un capitalisme aux prises avec une crise économique sans issue, aux prises avec sa décadence irrémédiable. Un capitalisme aux abois.
L'attaque de New York n'est pas une attaque "contre la civilisation", mais au contraire l'expression même de la "civilisation" bourgeoise.
Aujourd'hui, avec une hypocrisie sans nom, la classe dirigeante de ce système pourrissant se tient devant nous, les mains encore dégoulinantes du sang des ouvriers et des miséreux tués sous ses bombes, et elle ose prétendre pleurer les morts dont elle porte elle-même la responsabilité.
Les campagnes actuelles des démocraties occidentales contre le terrorisme sont particulièrement hypocrites. Non seulement parce que la destruction perpétrée sur les populations civiles par la terreur étatique de ces démocraties est mille fois plus meurtrière que le pire des attentats (des millions de morts dans les guerres de Corée et du Vietnam, pour ne citer qu'elles). Non seulement parce que sous prétexte de combattre le terrorisme, ces mêmes démocraties s'associent - entre autres - avec la Russie, dont elles ont dénoncé maintes fois les actes de guerre contre sa propre population en Tchétchénie. Non seulement parce qu'elles n'ont jamais hésité à se servir des coups d'Etat et des dictatures sanglantes pour imposer leurs intérêts (comme les Etats-Unis avec le Chili par exemple). Elle sont hypocrites aussi parce qu'elles-mêmes n'ont jamais répugné à se servir de l'arme terroriste, ou à sacrifier des vies civiles, tant que ces méthodes servaient leurs intérêts du moment. Rappelons quelques exemples tirés de l'histoire récente :
Dans les années 80, des avions russes abattent un Boeing de la Korean Air Lines dans l'espace aérien de l'URSS : il s'est avéré par la suite que le détournement de l'avion de sa route normale a été manigancé par les services de renseignements américains, dans le but d'étudier la réaction russe à une incursion au-dessus de son territoire.
Pendant la guerre Iran-Irak, les Etats-Unis abattent un avion de ligne iranien au-dessus du Golfe persique. Il s'agissait d'un avertissement à l'Etat iranien de se tenir tranquille, et de ne pas déclencher la guerre dans les Etats du Golfe.
Pendant qu'elle menait des essais de bombes nucléaires à Mururoa dans la Pacifique, la France a envoyé ses services secrets en Nouvelle Zélande afin de plastiquer et couler le navire Rainbow Warrior de Greenpeace.
L'attentat dans la gare de Bologne, qui a tué une centaine de personnes dans les années 1970, fut longtemps mis sur le dos des Brigades Rouges, pour enfin être attribué aux services secrets italiens. Ces mêmes services secrets étaient inextricablement mêlés à toute une mouvance mafieuse autour du réseau Gladio mis en place par les américains à travers l'Europe, et dont on a soupçonné la participation dans une série d'attaques meurtrières en Belgique.
Pendant la guerre civile au Nicaragua, le gouvernement Reagan acheminait armes et argent aux guérilleros "Contra". Il s'agissait d'une action illégale, cachée du Congrès américain, et financée par des ventes d'armes à l'Iran (illégale aussi) et par le narco-trafic.
L'Etat très démocratique d'Israël poursuit aujourd'hui même une campagne d'assassinats et d'attentats en territoire palestinien, contre des dirigeants du Fatah, Hamas, et autres. (1)
Nous ne pouvons pas affirmer avec certitude aujourd'hui si Oussama Ben Laden est vraiment responsable de l'attaque des Twin Towers, comme l'en accuse l'Etat américain. Mais, si l'hypothèse Ben Laden s'avérait juste, c'est véritablement le cas d'un seigneur de la guerre devenu incontrôlable par ses anciens maîtres. Ben Laden n'est pas un simple terroriste fanatique nourri d'islam. Sa carrière, au contraire, a commencé comme maillon dans la chaîne de l'impérialisme américain lors de la guerre contre l'URSS en Afghanistan. Issu d'une famille richissime saoudienne, avec tout l'appui de la famille royale des Ben Saoud, Ben Laden a été recruté par la CIA à Istanbul en 1979. "La guerre d'Afghanistan vient d'éclater et Istanbul est le lieu de transit choisi par les américains pour acheminer les volontaires vers les maquis afghans. D'abord responsable de la logistique, Oussama Ben Laden devient l'intermédiaire financier du trafic d'armes, financé à parts égales par les Etats-Unis et l'Arabie Saoudite, à hauteur de 1,2 milliards de dollars par an environ. En 1980, il gagne l'Afghanistan où il restera pratiquement jusqu'au départ des troupes russes en 1989. Il est chargé de répartir la manne entre les différentes factions de la résistance, un rôle clé, éminemment politique. A l'époque, il bénéficie de l'appui total des Américains et du régime saoudien, via son ami, le prince Turki Bin Fayçal, frère du roi et chef des services secrets saoudiens, ainsi que de sa famille. Il transforme de l'argent 'propre' en argent 'sale', puis fera aussi l'inverse." (Le Monde, 15 septembre) D'après le même journal, Ben Laden aurait également mis sur pied un réseau de trafic d'opium, conjointement avec son ami Gulbuddin Hekmatyar, chef Taliban également soutenu par les Etats-Unis. Ceux qui se dénoncent mutuellement aujourd'hui comme "le grand Satan" et "le terroriste mondial numéro un", comme s'ils étaient des adversaires irréductibles, sont en réalité les alliés indéfectibles d'hier. (2)
Le cadre général
Mais au-delà du dégoût que nous inspirent à la fois les meurtres de New York, et l'hypocrisie de la bourgeoisie qui les dénonce, les révolutionnaires et la classe ouvrière ont besoin de comprendre les raisons de ce massacre, si nous ne voulons pas rester dans le rôle de simples spectateurs effrayés par l'événement. Alors, face aux médias bourgeois qui nous déclarent que le responsable c'est l'intégrisme, les "Etats voyous", les "fanatiques", nous répondons que le vrai responsable, c'est le système capitaliste tout entier.
Pour nous (3), le début du siècle dernier fut marqué par l'entrée de la société capitaliste dans sa période de décadence au niveau mondial. Avec les années 1900, le capitalisme a achevé sa mission historique : l'intégration de l'ensemble de la planète dans un seul marché mondial; l'élimination de l'emprise des anciennes formes de pouvoir (féodale, tribale, etc.) ont jeté les bases matérielles sur lesquelles la construction d'une véritable communauté humaine devient possible pour la première fois dans l'histoire. En même temps, le fait que les forces productives soient arrivées à ce point de développement signifie que les rapports de production capitalistes sont devenus une entrave à leur développement ultérieur. Dès lors, le capitalisme ne pouvant plus être un système progressiste, il est devenu un carcan pour la société.
La décadence d'une forme sociale n'ouvre jamais une simple période historique de déclin ou de stagnation. Au contraire, le conflit entre forces productives et rapports de production ne peut être que violent. Dans l'histoire, c'est ce que nous avons vu avec la période de décadence de l'empire romain esclavagiste, marquée par des convulsions, des guerres internes et externes, et des invasions barbares, jusqu'à ce que la montée de nouveaux rapports de production, les rapports féodaux, permette l'éclosion d'une nouvelle forme de société. De même, la décadence du mode de production féodal fut marquée par deux siècles de guerres destructrices jusqu'à ce que les révolutions bourgeoises (en particulier en Angleterre au 17e siècle, et en France au 18e) démolissent le pouvoir des seigneurs féodaux et des monarchies absolues, ouvrant ainsi la période de domination de la bourgeoisie capitaliste.
Le mode de production capitaliste est le plus dynamique de toute l'histoire humaine, ne vivant qu'à travers un bouleversement continuel des techniques productives existantes, et - plus important encore - un élargissement continu de son champ d'activité. Encore moins que tout autre mode de production, sa décadence ne pouvait être une période de paix. Matériellement, l'entrée du capitalisme dans sa décadence fut marquée par deux faits gigantesques et antinomiques : la 1re Guerre Mondiale, et la révolution ouvrière de 1917 en Russie.
Avec la guerre de 1914, les affrontements entre les grandes puissances impérialistes ne seront plus des guerres limitées où des confrontations dans des pays lointains lors de la course aux colonies. Désormais, les conflits impérialistes seront mondiaux, incroyablement meurtriers et destructeurs.
Avec la révolution d'Octobre 1917, le prolétariat russe a réussi pour la première fois dans l'histoire à renverser un Etat capitaliste ; la classe ouvrière a révélé sa nature de classe révolutionnaire capable de mettre fin à la barbarie de la guerre et d'ouvrir la voie vers la constitution d'une nouvelle société.
Dans son manifeste, la 3e Internationale, créée justement afin de diriger le prolétariat sur le chemin d'une révolution mondiale, déclara que la période ouverte par la guerre était celle de la décadence capitaliste, la "période des guerres et des révolutions", où - comme disait Marx dans le Manifeste Communiste - le choix était posé entre la victoire de la révolution et "la ruine commune des classes en conflit". Les révolutionnaires de l'Internationale Communiste envisageaient soit la victoire, soit une descente aux enfers de toute la civilisation humaine.
Ils ne pouvaient sans doute pas imaginer les horreurs de la 2e Guerre Mondiale, des camps de concentration, des bombardements nucléaires. Encore moins ne pouvaient-ils imaginer la situation historique inédite dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.
Tout comme la guerre de 1914 marqua l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence, l'effondrement du bloc russe en 1989 marqua son entrée dans une nouvelle phase de cette décadence : celle de sa décomposition. La 3e Guerre Mondiale, en préparation depuis la fin de la 2e en 1945, n'a pas eu lieu. Depuis mai 1968 en France, et la plus grande grève de l'histoire, une succession de luttes ouvrières qui ont secoué les principaux pays capitalistes jusqu'à la fin des années 1980 a montré que le prolétariat mondial, et surtout le prolétariat des pays situés au coeur du système capitaliste, n'était pas prêt à partir en guerre "comme en 1914", ni même comme en 1939. Mais si la classe ouvrière a refusé implicitement la guerre, elle n'a pas réussi à ce hisser à une conscience de sa véritable place dans la société capitaliste, ni de son rôle historique de fossoyeur du capitalisme. L'une des expressions éclatantes de cette difficulté se révèle dans l'incapacité des organisations communistes aujourd'hui à être autre chose que des groupes infimes, éparpillés, et sans écho significatif dans la classe ouvrière.
La menace de la guerre mondiale entre deux blocs impérialistes a disparu, mais le danger pour l'humanité reste entier. La décomposition du capitalisme n'est pas une "simple" phase qui sera succédée par d'autres. Elle est bien la phase ultime de sa décadence, qui ne peut déboucher que sur une des deux issues : soit la révolution prolétarienne et le passage à une nouvelle forme de société humaine, soit la chute de plus en plus rapide dans une barbarie infinie, que connaissent déjà beaucoup de pays sous-développés, et qui vient de frapper pour la première fois le coeur même de la société bourgeoise. Tels sont les enjeux de la période que nous vivons.
La disparition de l'empire russe n'a pas mis fin aux rivalités impérialistes, loin de là. Au contraire, elle a permis la libre expression des ambitions impérialistes non seulement des anciennes grandes puissances européennes, mais aussi des puissances secondaires, régionales, et jusqu'aux plus petits pays et aux derniers et plus minables seigneurs de la guerre.
En 1989, le président Bush nous annonçait la fin du conflit contre "l'empire du Mal", nous promettant une nouvelle ère de paix et de prospérité. En 2001, les Etats-Unis sont frappés au coeur pour la première fois dans leur histoire, et le fils de Bush, lui-même devenu président, nous propose une croisade "du bien contre le mal", une croisade qui durera "jusqu'à l'éradication de tous les groupes terroristes à portée mondiale". Le 16 septembre, Donald Rumsfeld, ministre de la défense américain, répète qu'il s'agit d'un "effort long, large, soutenu" qui s'étendra "non sur des semaines ou des jours, mais sur des années." (cité dans Le Monde du 18 septembre) Ainsi, nous sommes face à une guerre dont même la classe dominante ne prétend pas voir la fin. L'heure n'est plus à s'extasier devant les dix années écoulées de "prospérité" américaine, mais à prendre conscience de cette réalité que Winston Churchill avait promis au peuple anglais en 1940 : "du sang, de la sueur et des larmes."
La situation que nous affrontons aujourd'hui confirme mot pour mot la résolution de notre 14e Congrès International qui a eu lieu au printemps de cette année : "La fragmentation des structures et de la discipline des anciens blocs a libéré les rivalités entre nations à une échelle sans précédent, entraînant un combat de plus en plus chaotique, chacun pour soi, des plus grandes puissances mondiales jusqu'aux plus petits seigneurs de la guerre locaux (...) La caractéristique des guerres dans la phase actuelle de la décomposition du capitalisme est qu'elles ne sont pas moins impérialistes que les guerres dans les précédentes phases de sa décadence, mais elles sont devenues plus étendues, plus incontrôlables, et plus difficiles à arrêter même momentanément (...) Les Etats capitalistes sont tous pris dans une logique qui échappe à leur contrôle et qui a de moins en moins de sens, même en termes capitalistes, et c'est précisément ce qui rend la situation à laquelle l'humanité doit faire face, si dangereuse et instable."
A qui profite le crime ?
A l'heure où nous écrivons, personne - aucun Etat, aucun groupe terroriste - n'a revendiqué l'attentat. Il est pourtant évident qu'il a exigé une longue préparation et des moyens matériels importants; et le débat entre "spécialistes" reste ouvert à savoir s'il a pu être l'oeuvre d'un groupe terroriste uniquement, ou si l'étendue de l'action nécessitait l'implication des services secrets d'un Etat. Toutes les déclarations publiques des autorités américaines montrent du doigt l'organisation Al Qaida d'Oussama Ben Laden, mais devons-nous forcément prendre ces déclarations pour argent comptant ? (4)
A défaut d'éléments vraiment concrets, et avec le peu de confiance que nous pouvons accorder au médias bourgeois, nous sommes obligés de suivre la bonne vieille méthode de tout détective digne de ce nom, et donc de chercher le mobile. A qui profite le crime ?
Une autre grande puissance aurait-elle pu être tentée de faire le coup ? Un des Etats européens, voire la Russie ou la Chine, lésé par la surpuissance américaine faisant de l'ombre à ses propres ambitions, aurait-il tenté de porter un coup au coeur des Etats-Unis et ainsi de discréditer l'image de cette super puissance dans le monde ? A priori, cette thèse nous semble impossible, tant le résultat des attentats paraît prévisible sur le plan international : une réaffirmation de la détermination des Etats-Unis de frapper militairement où bon leur semble partout sur la planète, et de leur capacité à entraîner, bon gré mal gré, toutes les puissances dans leur giron.
Ensuite, il y a les prétendus "Etats voyous" tel l'Irak, l'Iran, la Libye, etc. Ici aussi, la thèse nous paraît pour le moins improbable. Mais outre le fait que ces Etats sont toujours moins "voyous" qu'on veut le faire croire (le gouvernement iranien actuel, par exemple, est plutôt pour l'alliance avec les Etats-Unis), il est évident que le risque pour eux est gigantesque si le crime était découvert. Ils risqueraient l'écrasement total et militaire, pour un avantage qui semble très incertain.
Au Moyen-Orient, il y a aussi les palestiniens et l'Etat d'Israël qui s'accusent mutuellement de tremper dans le terrorisme. Nous écartons tout de suite l'hypothèse palestinienne : Arafat et ses comparses savent très bien que seuls les Etats-Unis peuvent empêcher Israël de mettre fin à leur avorton d'Etat, et pour eux les attentats de New York sont un désastre total, portant immédiatement un discrédit sur tout ce qui est arabe. C'est ce même raisonnement, mais dans le sens inverse - pour montrer au monde et surtout aux Etats-Unis qu'il faut en finir avec le "terroriste" Arafat - qui pourrait nous amener à envisager la piste israélienne : c'est un crime dont le Mossad serait sans doute capable au niveau de son organisation, mais on voit difficilement comment le Mossad pourrait agir ainsi sans l'aval de l'Etat américain.
Les accusations américaines sont peut-être justifiées : ces attentats seraient le fait d'un groupe quelque part dans l'énorme nébuleuse des groupes terroristes qui pullulent au Moyen Orient et un peu partout dans le monde. Dans ce cas, il serait beaucoup plus difficile de dépister le mobile, ces groupes n'ayant pas d'intérêt étatique facilement identifiable. On peut cependant remarquer que même si le groupe Al Qaida était inculpé, cela ne clarifierait pas forcément les choses pour autant : la déliquescence de l'économie capitaliste mondiale est accompagnée depuis des années par le développement d'une énorme économie noire parallèle, fondée sur la drogue, la prostitution, le trafic d'armes et le trafic de réfugiés. Ainsi, l'austère régime islamique des Talibans n'a pas empêché - loin s'en faut - l'Afghanistan de devenir le principal fournisseur du monde en opium et en héroïne. En Russie, l'homme d'affaires Berezovski, grand ami d'Eltsine, n'a guère caché ses liens d'affaires avec les mafias tchétchènes. En Amérique Latine, les guérillas gauchistes, comme la FARC colombienne, se financent par la vente de cocaïne. Partout, les Etats manipulent ces groupes dans leurs propres intérêts. Et cela, au moins depuis la guerre de 1939-45 quand l'armée américaine a sorti le mafioso Lucky Luciano de prison pour lui permettre de faciliter le débarquement des troupes alliées en Sicile. Il n'est pas exclu non plus que certains services secrets aient pu agir pour leur compte, indépendamment de la volonté de leur gouvernement.
La dernière hypothèse peut sembler la plus "folle" : le gouvernement américain, ou une fraction de celui-ci au sein de la CIA par exemple, aurait pu sinon préparer l'attentat, l'avoir provoqué et avoir laissé faire sans intervenir. Il est vrai que les dégâts pour la crédibilité des Etats-Unis dans le monde, et pour l'économie, peuvent sembler trop énormes pour qu'une telle théorie soit même imaginable.
Néanmoins, avant de l'écarter il vaut la peine de faire une comparaison plus poussée avec l'attaque japonaise sur Pearl Harbour (comparaison très présente dans la presse d'ailleurs), et de faire une parenthèse historique.
Le 8 décembre 1941, les forces aéronavales japonaises attaquent la base américaine de Pearl Harbour, à Hawaï, où est regroupée la presque totalité des forces navales américaines du Pacifique. Cette attaque prend totalement par surprise les militaires qui sont chargés de la sécurité de la base et elle provoque des dégâts considérables : la grande majorité des navires à quai sont détruits de même que plus de la moitié des avions, il y a 4500 tués ou blessés du côté américain contre 30 avions seulement perdus par le Japon. Alors que jusqu'à cette date la majorité de la population américaine est opposée à l'entrée en guerre contre les forces de l'Axe et que les secteurs isolationnistes de la bourgeoisie américaine, animant le Comité "Amérique d'abord", tiennent le haut du pavé, l'attaque "hypocrite et lâche" des Japonais fait taire toutes les résistances. Le Président Roosevelt. qui, depuis le début, voulait la participation de son pays à la guerre et apportait depuis un bon moment un soutien à l'effort militaire de l'Angleterre, déclare : "Nous devons constater que la guerre moderne, conduite à la manière nazie, est une répugnante affaire. Nous ne voulions pas y entrer. Nous y sommes et nous allons combattre avec toutes nos ressources." Il réalise désormais une union nationale sans faille autour de sa politique.
Après la guerre, sous l'impulsion du Parti républicain, une vaste enquête a été menée pour déterminer les raisons pour lesquelles les militaires américains avaient été surpris à ce point par l'attaque japonaise. Cette enquête a fait apparaître clairement que les autorités politiques au sommet portaient la responsabilité de l'attaque japonaise et de son succès. D'un côté, au cours des négociations américano-japonaises qui s'étaient menées à ce moment là, elles avaient imposé des conditions inacceptables pour le Japon, notamment un embargo sur les livraisons de pétrole à ce pays. D'autre part, alors qu'elles étaient parfaitement au courant des préparatifs japonais (notamment grâce à l'interception des messages d'état major dont elles connaissaient le code secret) elles n'en avaient pas informé le commandement de la base de Pearl Harbour. Roosevelt avait même désavoué l'amiral Richardson qui était opposé à l'entassement de toute la flotte du pacifique dans cette base. Il faut cependant noter que les trois porte-avions (c'est-à-dire les navires de loin les plus importants) qui s'y trouvaient habituellement l'avaient quittée quelques jours auparavant. En fait, la majorité des historiens sérieux est aujourd'hui d'accord pour considérer que le gouvernement américain avaient provoqué le Japon pour justifier l'entrée de son pays dans la seconde guerre mondiale et obtenir l'adhésion de la population des Etats-Unis et de tous les secteurs de sa bourgeoisie.
Il est difficile aujourd'hui de dire qui est le responsable des attentats de New York, notamment d'affirmer qu'ils constituent une réédition de l'attaque de Pearl Harbour. Par contre, ce que nous pouvons dire avec certitude c'est que les Etats-Unis sont les premiers à en profiter, démontrant ainsi une capacité impressionnante de tirer avantage de leurs propres revers.
Comment les Etats-Unis profitent de la situation
The Economist le dit de façon très succincte : "La coalition que l'Amérique a rassemblée est extraordinaire. Une alliance qui inclut la Russie, les pays de l'OTAN, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Pakistan, l'Arabie Saoudite et les autres pays du Golfe, avec l'accord tacite de l'Iran et de la Chine n'aurait pas été concevable le 11 septembre."
Et en effet, pour la première fois de son histoire, l'OTAN a invoqué l'article 5 du traité de l'Atlantique, obligeant tous les Etats membres de venir en aide à un autre Etat attaqué depuis l'étranger. Fait encore plus extraordinaire, le président russe Poutine a donné son accord pour l'utilisation de bases russes pour des opérations "humanitaires" (aussi "humanitaires" sans doute que le bombardement du Kosovo), et a même offert son aide logistique ; la Russie ne s'oppose pas à ce que le Tadjikistan et l'Ouzbékistan permettent l'utilisation de leurs bases aériennes pour des opérations militaires américaines contre l'Afghanistan : des troupes américaines et britanniques y seraient déjà présentes et en train de prêter main forte à l'Alliance du Nord, seule force afghane encore en lice contre le gouvernement Taliban.
Evidemment, tout cela n'est pas sans arrière-pensées. La Russie, pour commencer, entend tirer profit de la situation pour mettre fin à toute critique contre sa guerre sanglante en Tchétchénie et pour couper les vivres acheminés aux rebelles depuis l'Afghanistan (auxquels l'ISI, les services secrets pakistanais, n'étaient certainement pas étrangers). L'Ouzbékistan salue l'arrivée des forces américaines comme moyen de pression contre la Russie, grand frère par trop encombrant à son goût.
Quant aux Etats européens, ce n'est pas de gaieté de coeur qu'ils se rangent derrière les Etats-Unis, et chacun compte bien faire son possible pour garder sa liberté d'action. Pour l'instant, seule la bourgeoisie britannique affiche une solidarité totale et militaire avec les Etats-Unis, avec une force embarquée de 20 000 hommes déjà en exercice dans le Golfe persique (la plus grande du genre depuis la Guerre des Malouines) et l'envoi des unités d'élite SAS en Ouzbékistan. Même si la bourgeoisie anglaise a pris quelques distances vis-à-vis des Etats-Unis ces dernières années, avec son soutien à la formation d'une force de réaction rapide européenne capable d'agir indépendamment des américains, et sa coopération navale avec la France, son histoire particulière au Moyen-Orient, avec des intérêts historiques et vitaux dans la région, fait que la défense de ses propres intérêts dans la région l'oblige à se ranger derrière les Etats-Unis aujourd'hui. La Grande-Bretagne joue son propre jeu comme les autres, mais dans ce cas son jeu exige une coopération fidèle avec les américains. Comme le disait Lord Palmerston déjà au 19ème siècle : "Nous n'avons ni alliés éternels, ni ennemis permanents. Nos intérêts sont éternels, et il est de notre devoir de les suivre." (cité dans Kissinger, La Diplomatie) Ce qui n'a pas empêché Lord Robertson, actuel secrétaire général de l'OTAN, d'insister sur l'indépendance de chaque Etat membre : "il est clair qu'il y a une obligation solennelle, morale, pour chaque pays d'apporter une assistance. Celle-ci dépendra à la fois de ce que le pays attaqué (...) décidera de ce qui est approprié, et aussi de la manière dont les pays membres estiment pouvoir contribuer à cette opération." (Le Monde, 15 septembre) La France est nettement plus nuancée : pour Alain Richard, ministre de la défense, les principes de "soutien mutuel [de l'OTAN] vont bien s'appliquer" mais que "chaque nation (...) le fait avec les moyens qu'elle juge adaptés" et que, si "l'action militaire peut être un des outils pour réduire la menace terroriste, il y en a d'autres." "Solidarité ne signifie pas aveuglement", ajoute Henri Emmanuelli, un des dirigeants du PS. (5) Et au président Chirac en visite à Washington de mettre les points sur les "i": "La coopération militaire, naturellement, peut se concevoir, mais dans la mesure où nous nous serions préalablement concertés sur les objectifs et les modalités d'une action dont le but est l'élimination du terrorisme." (citations tirées du Monde, 15 et 20 septembre)
Il y a néanmoins une différence entre la situation aujourd'hui, et celle lors de la Guerre du Golfe en 1990-91. Il y a onze ans, l'Alliance rassemblée par les Etats-Unis incorpora les forces militaires de plusieurs Etats européens et arabes (l'Arabie Saoudite et la Syrie notamment). Aujourd'hui par contre, les Etats-Unis indiquent qu'ils ont l'intention d'agir seuls sur le plan militaire. C'est dire à quel point, depuis cette dernière guerre, leur isolement sur le plan diplomatique s'est accru, ainsi que leur méfiance vis-à-vis de leurs "alliés". Ils obligeront bien sûr ces derniers à les soutenir, y compris en particulier en essayant d'inféoder leur réseaux de renseignements, mais ils ne supporteront aucune entrave à leur action armée.
On peut souligner un autre avantage tiré par la fraction dominante de la bourgeoisie américaine, cette fois sur le plan intérieur. Il existe depuis toujours une tendance "isolationniste" de la bourgeoisie américaine, qui considère que son pays est suffisamment isolé par les océans, et suffisamment riche, pour ne pas s'immiscer dans les affaires du monde. C'est cette même fraction qui a résisté à l'entrée des Etats-Unis dans la 2e Guerre Mondiale, et que Roosevelt a réduite au silence, comme on l'a vu, suite à l'attaque japonaise sur Pearl Harbour. Il est clair que cette fraction aujourd'hui n'a plus droit de cité, et le Congrès vient de voter une enveloppe de 40 milliards de dollars supplémentaires pour la défense et la lutte "anti-terroriste", dont 20 milliards à dépenser entièrement à la discrétion du Président. C'est-à-dire un formidable renforcement du pouvoir de l'Etat central.
Pourquoi l'Afghanistan?
C'est avec une rapidité extraordinaire que la police et les services secrets américains ont montré du doigt le coupable de l'attentat : Oussama Ben Laden et ses hôtes Talibans. (6) Et bien avant qu'on ait pu avancer la moindre preuve concrète, l'Etat américain a désigné sa cible et son intention : en finir avec l'Etat Taliban. A l'heure où nous écrivons (il est évident que la situation aura largement évoluée quand cette revue sortira de l'imprimerie), la presse annonce que cinq porte-avions américains et britanniques sont dans la région ou en route, que des avions américains atterrissent déjà en Ouzbékistan, et qu'une attaque est prévue dans les 48 heures. Si on fait la comparaison avec les six mois de préparation précédant l'attaque contre l'Irak en 1991, on peut se demander si ce n'était pas prévu d'avance. En tout cas, il est évident que la bourgeoisie américaine a décidé d'imposer son ordre en Afghanistan. Et ce n'est évidemment pas pour conquérir les richesses économiques ni les marchés de ce pays exsangue. Alors, pourquoi l'Afghanistan ?
Si ce pays n'a jamais présenté le moindre intérêt sur le plan économique, par contre un coup d'oeil sur la carte suffit pour comprendre son importance stratégique depuis plus de deux siècles. Depuis la création du Raj (l'empire britannique en Inde) et pendant tout le 19e siècle, l'Afghanistan a été le lieu privilégié d'affrontements entre l'impérialisme anglais et russe, dans ce qu'on aimait appeler alors "le Grand Jeu". La Grande-Bretagne voyaient d'un mauvais oeil l'avancée de l'impérialisme russe vers les émirats de Tashkent, Samarkand, et Bokhara, et encore plus vers ses chasses gardées en Perse (aujourd'hui l'Iran). Elles considérait, non sans raison, que le but final des armées du Tsar était la conquête de l'Inde dont la Grande-Bretagne tirait d'énormes profits et un grand prestige. C'est pourquoi elle envoya par deux fois des expéditions militaires en Afghanistan (la première essuya une cuisante défaite, perdant 16 000 hommes avec un seul survivant).
Avec le 20e siècle, la découverte d'immenses réserves de pétrole au Moyen-Orient, la dépendance croissante à l'égard du pétrole des économies développées et avant tout de leurs armées, accroît encore l'importance stratégique du Moyen-Orient. Après la seconde Guerre Mondiale, l'Afghanistan devient la plaque tournante dans la région des dispositifs militaires des deux grands blocs impérialistes. Les Etats-Unis réunissent la Turquie, l'Iran, et le Pakistan dans le CENTO (Central Treaty Organisation), l'Iran est truffé de stations d'écoute américaines, et la Turquie devient un des pays les plus puissants militairement du Proche-Orient. Le Pakistan, lui, est soutenu par les Etats-Unis comme contrepoids à une Inde trop ouverte aux sollicitations russes.
La "révolution" islamique en Iran retire ce pays du dispositif américain. L'invasion en 1979 de l'Afghanistan par l'URSS, qui tente de profiter de cette faiblesse américaine, constitue donc une menace des plus dangereuses pour toute la position stratégique du bloc américain non seulement au Moyen-Orient mais dans toute l'Asie du Sud. Ne pouvant pas s'attaquer directement aux positions russes (du fait en partie du resurgissement spectaculaire des luttes ouvrières avec la grève massive en Pologne), les Etats-Unis interviennent par guérilla interposée. Dès lors, avec l'Etat pakistanais et son ISI comme hommes de main, les Etats-Unis soutiennent avec les armements les plus modernes le mouvement de "libération" sans doute le plus arriéré de la planète. Et pour pouvoir rester en lice, les services secrets anglais et la DGSE française se sont empressés d'apporter leur aide à l'Alliance du Nord du commandant Massoud.
A l'aube du 21e siècle, deux nouveaux événements ont rehaussé encore plus l'importance stratégique de l'Afghanistan. D'un côté, l'éclatement de l'empire russe et l'apparition de nouveaux Etats chancelants (les "cinq Stans" : Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizstan, et Turkménistan - Arménie, Azerbaïdjan, et Géorgie) attisent les appétits impérialistes des puissances secondaires : la Turquie essaie de mettre sur pied des alliances avec les nouveaux Etats turcophones, le Pakistan de jouer sur le gouvernement Taliban afin de renforcer son influence et de gagner du terrain dans sa guerre larvée avec l'Inde au Cachemire, pour ne pas parler des tentatives russes d'imposer de nouveau leur présence militaire dans la région. D'un autre côté, la découverte d'importantes réserves de pétrole autour de la mer Caspienne et particulièrement au Kazakhstan attire les grandes entreprises pétrolières occidentales.
Nous ne pouvons pas ici essayer de démêler toutes les rivalités et conflits inter-impérialistes qui secouent la région depuis 1989 (7). Mais pour se faire une idée de la poudrière qui entoure l'Afghanistan, il suffit d'énumérer quelques-uns des conflits et des rivalités en cours :
La géographie absurde laissée par la désagrégation de l'URSS fait que la région la plus riche et la plus peuplée - la vallée du Fergana - est partagée entre l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, et le Kirghizistan, de façon à ce qu'aucun de ces pays ne dispose d'une route directe entre sa capitale et sa partie la plus peuplée !
Après une guerre civile de cinq ans, les islamistes de l'Opposition Unifiée Tadjik sont entrés dans le gouvernement ; cependant, on soupçonne qu'ils n'ont pas abandonné leurs liens avec le Mouvement Islamique d'Ouzbékistan (l'organisation de guérilla la plus importante), surtout parce que ce dernier doit passer par le Tadjikistan pour attaquer l'Ouzbékistan à partir de ses bases en Afghanistan.
L'Ouzbékistan est le seul pays à avoir refusé la présence de troupes russes sur son territoire : il est donc soumis à toutes les pressions de la Russie.
Le Pakistan soutient depuis toujours les Talibans, y compris avec 2 000 hommes de troupe lors de la dernière offensive contre l'Alliance du Nord. Il espère ainsi se donner une "profondeur stratégique" dans la région par rapport à la Russie et l'Inde, pour ne pas parler du commerce lucratif de l'héroïne qui passe en grande partie par le Pakistan et entre les mains des généraux de l'ISI.
La Chine, qui a ses propres problèmes avec des séparatistes Ouighours en Xinjiang, essaie aussi d'accroître son influence dans la région à travers la Shanghai Cooperation Organisation, regroupant les "cinq Stans" (sauf le Turkménistan, reconnu comme pays neutre par l'ONU) et la Russie. En même temps, la Chine veut rester en bons termes avec les Talibans et vient de signer un accord industriel et commercial avec leur gouvernement.
Evidemment, les Etats-Unis ne restent pas en-dehors. Ils ont déjà apporté leur soutien au gouvernement très peu recommandable Ouzbek : "Les militaires US connaissent bien les militaires Ouzbek et la base aérienne de Tachkent. Des unités US ont participé dans des exercices d'entraînement militaires avec des troupes Ouzbek, Kazakh, et Kirghize comme partie des exercices Centrazbat sous l'égide du programme de l'OTAN 'Partenariat pour la Paix'. Plusieurs de ces exercices ont eu lieu à la base militaire de Chirchik, aux abords de Tachkent. L'Ouzbékistan a aussi recherché activement un soutien US depuis son indépendance en 1991, souvent au dépens de ses rapports avec la Russie (...) Lors d'une visite dans la région en 2 000 par le Secrétaire d'Etat d'alors, Madame Albright, les Etats-Unis ont promis à l'Ouzbékistan plusieurs millions de dollars d'équipement militaire, et les forces spéciales US ont entraîné des troupes Ouzbek dans des méthodes de contre-terrorisme et de combat en montagne."
C'est donc dans une véritable poudrière qu'interviennent les Etats-Unis, soi-disant pour y apporter la "Liberté durable". Evidemment, nous ne pouvons pas aujourd'hui prévoir qu'elle en sera le résultat final. Par contre, l'histoire de la guerre du Golfe nous indique que dix ans après la fin de la guerre :
la région ne connaît pas de paix, puisque les affrontements entre israéliens et palestiniens, entre turcs et kurdes, entre gouvernements et guérillas fondamentalistes continuent de plus belle, ainsi que les bombardements devenus quotidiens des avions américains et anglais sur l'Irak ;
les troupes américaines se sont installées durablement dans la région, grâce à leurs nouvelles bases en Arabie Saoudite, et que cette présence devient elle-même source d'instabilité (attentat anti-américain à Dahran).
Nous pouvons donc affirmer avec certitude que l'intervention qui se prépare en Afghanistan n'apportera ni paix, ni liberté, ni justice, ni stabilité, mais seulement plus de guerre et de misère pour attiser un peu plus les feux du ressentiment et du désespoir des populations, le même désespoir qui s'est emparé des kamikazes du 11 septembre.
La crise et la classe ouvrière
Quelques jours à peine avant l'attentat, Hewlett-Packard annonçait sa fusion avec Compaq. Cette fusion doit se traduire par la perte de 14 500 emplois. C'est un exemple parmi tant d'autres de la crise qui va en s'approfondissant, et qui s'apprête à frapper de plus en plus durement les ouvriers.
A peine quelques jours après l'attentat, United Airlines, US Air, et Boeing annoncèrent des dizaines de milliers de licenciements. Depuis, l'exemple a été suivi par des lignes aériennes à travers le monde (Bombardier Aircraft, Air Canada, Scandinavian Airlines, British Airways, et Swissair pour ne mentionner que les derniers en date).
De plus, la bourgeoisie a le culot d'utiliser l'attentat du World Trade Center comme explication pour la nouvelle crise ouverte qui est en train de s'abattre sur la classe ouvrière (8). C'est une explication qui peut sembler tenir la route, avec les 6 600 milliards de dollars de valeurs perdus dans le véritable krach boursier mondial qui s'est produit depuis le 11 septembre. Mais en réalité la crise était déjà là, les patrons ne font que sauter sur l'occasion. Ainsi, selon Leo Mullin, le PDG de Delta Airlines, "même si le Congrès a approuvé l'octroi d'une aide financière globale à l'industrie, l'apport de liquidités a été calculé selon le manque à gagner engendré uniquement par les seuls événements du 11 septembre (...) Or, la demande chute tandis que les coûts de l'exploitation augmentent. Delta enregistre donc un flux de trésorerie négatif."
Et en effet, le monde capitaliste est déjà serré dans l'étreinte de la récession, qui se traduit en premier lieu bien évidemment par des attaques contre la classe ouvrière. Aux Etats-Unis, entre janvier et fin août 2001, il y a eu un million de chômeurs de plus. Des entreprises géantes comme Motorola et Lucent, la canadienne Nortel, la française Alcatel, la suédoise Ericsson, ont licencié par dizaines de milliers. Au Japon, le chômage qui était de 2% est monté à 5% cette année (9). La rapidité foudroyante des annonces de nouvelles pertes d'emplois (57 700 entre le 17 et le 21 septembre aux Etats-Unis) nous montre comment les patrons ont sauté sur le prétexte de l'attentat pour mettre en oeuvre des plans de licenciements déjà prévus depuis des mois.
Non seulement la classe ouvrière doit payer pour la crise, mais elle doit payer aussi pour la guerre, et pas seulement aux Etats-Unis ou la note s'élève déjà à au moins 40 milliards de dollars. En Europe, tous les gouvernements sont d'accord pour accroître leurs efforts en vue de constituer une force de réaction rapide qui donnera aux puissances européennes une capacité d'action indépendante. En Allemagne, 20 milliards de marks pour la restructuration militaire n'ont pas encore trouvé de place dans le budget fédéral. On peut se douter que la place sera rapidement trouvée, et cette note aussi les ouvriers devront la payer.
Décidément, la solidarité de l'union sacrée est une solidarité à sens unique, des ouvriers envers la classe dominante ! Et le cynisme de cette classe dominante, qui se sert des morts de la classe ouvrière comme prétexte pour licencier, ne connaît pas de bornes.
Aujourd'hui comme toujours, c'est la classe ouvrière qui est la première victime de la guerre.
Victime d'abord dans sa chair. Mais victime surtout dans sa conscience. Alors que seul la classe ouvrière a la capacité de mettre fin au système responsable de la guerre, la bourgeoisie s'en sert, encore et toujours, pour appeler à l'union sacrée. L'union sacrée des exploités avec leurs exploiteurs. L'union sacrée de ceux qui souffrent en premier du capitalisme avec ceux qui en tirent leur jouissance et leurs privilèges.
La première réaction des prolétaires de New York, une des premières villes ouvrières du monde, n'a pas été le chauvinisme revanchard. D'abord, on a assisté à une réaction spontanée de solidarité envers les victimes, comme en ont témoigné les queues pour donner son sang, les milliers de gestes individuels de secours et de réconfort. Dans les quartiers ouvriers ensuite, où on pleurait les morts à défaut de pouvoir les enterrer, on pouvait lire sur des pancartes des déclarations : "Zone libérée de la haine", "Vivre comme un seul monde est la seule façon d'honorer les morts", "La guerre n'est pas la réponse." Evidemment, de tels slogans sont imbibés de sentiments démocratiques et pacifistes. Sans un mouvement de lutte capable de donner corps à une résistance puissante aux attaques capitalistes, et surtout sans un mouvement révolutionnaire capable de se faire entendre dans la classe ouvrière, cette solidarité spontanée ne peut qu'être balayée par l'immense vague de patriotisme relayée par les médias depuis l'attentat. Ceux qui tentent de refuser la logique de guerre risquent d'être inféodés au pacifisme qui devient toujours le premier va-t-en-guerre quand la "patrie est en danger". Ainsi, on peut lire cette déclaration (individuelle) sur un site web pacifiste : "quand une nation est attaquée, la première décision doit être ou de capituler ou de combattre. Je pense qu'il n'y a pas de voie moyenne ici : Ou vous combattez ou vous ne combattez pas, et ne rien faire équivaut à capituler." (d'après le Willamette Week Online) Pour les écologistes, "La nation est aujourd'hui unie : nous ne voulons pas apparaître en désaccord avec le gouvernement." (Alan Metrick, porte-parole du Natural ressources Defense Council, 530 000 membres, cité dans Le Monde du 28 septembre)
"La paix mondiale ne peut être préservée par des plans utopiques ou foncièrement réactionnaires, tels que des tribunaux internationaux de diplomates capitalistes, des conventions diplomatiques sur le 'désarmement' (...) etc. On ne pourra pas éliminer ou même enrayer l'impérialisme, le militarisme et la guerre aussi longtemps que les classes capitalistes exerceront leur domination de classe de manière incontestée. Le seul moyen de leur résister avec succès et de préserver la paix mondiale, c'est la capacité d'action politique du prolétariat international et sa volonté révolutionnaire de jeter son poids dans la balance."
Voilà ce qu'écrivait Rosa Luxemburg en 1915 (Thèses sur les Tâches de la Social-Démocratie Internationale), au milieu d'une des périodes les plus noires que l'humanité ait jamais connues, alors que les prolétaires des pays les plus développés se massacraient sur les champs de bataille de la guerre impérialiste. Aujourd'hui aussi la période est dure, pour les ouvriers et pour les révolutionnaires qui maintiennent bien haut, coûte que coûte, le drapeau de la révolution communiste. Mais comme Rosa Luxemburg, nous sommes convaincus que l'alternative est socialisme ou barbarie, et que la classe ouvrière mondiale reste la seule force capable de résister à la barbarie et de créer le socialisme. Avec Rosa Luxemburg, nous affirmons que l'implication des ouvriers dans la guerre "est un attentat non pas à la culture bourgeoise du passé, mais à la civilisation socialiste de l'avenir, un coup mortel porté à cette force qui porte en elle l'avenir de l'humanité et qui seule peut transmettre les trésors précieux du passé à une société meilleure. Ici, le capitalisme découvre sa tête de mort, ici il trahit que son droit d'existence historique a fait son temps, que le maintien de sa domination n'est plus compatible avec le progrès de l'humanité (...) Cette folie cessera le jour où les ouvriers (...) se réveilleront enfin de leur ivresse et se tendront une main fraternelle, couvrant à la fois le choeur bestial des fauteurs de guerre impérialistes et le rauque hurlement des hyènes capitalistes, en poussant le vieux et puissant cri de guerre du Travail : prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" (Brochure de Junius, 1915).
Jens, 3 Octobre 2001
Notes :
1. Ajoutons à cela que tous les Etats maintiennent des services secrets, avec leurs "sections des sales coups" et que, quand ils n'utilisent pas leurs propres assassins, ils sont toujours prêts à se payer les services d'un opérateur indépendant.
2. En fait, d'après les révélations de Robert Gates (ancien patron de la CIA) les Etats-Unis n'ont pas seulement répondu à l'invasion russe de l'Afghanistan, mais l'a délibérément provoquée en aidant l'opposition au régime prosoviétique de Kaboul de l'époque. Interviewé par Le Nouvel Observateur en 1998, Zbigniew Brzezinski (ancien conseiller du président Carter) répond : "Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d'attirer les russes dans le piège afghan, et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j'ai écrit au président Carter, en substance: 'Nous avons maintenant l'occasion de donner à l'URSS sa guerre du Vietnam (...) Qu'est-ce qui est plus important au regard de l'histoire du monde ? Les Talibans ou la chute de l'empire soviétique ?" (cité dans Le Monde Diplomatique de septembre 2001).
3. Voir notre brochure La décadence du capitalisme.
4. On peut, par exemple, se rappeler le procès des agents des services secrets libyens accusés d'avoir perpétré l'attentat de Lockerbie. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont maintenu mordicus que les libyens devaient être jugés, même quand il est apparu que la responsabilité était plutôt du côté syrien. Mais à l'époque, les Etas-Unis faisaient les yeux doux à la Syrie pour essayer de l'engager dans le processus de paix entre Israël et les palestiniens.
5. Notons au passage que le Parti soi-disant Communiste Français n'exprime pas de tels états d'âme : le 13 septembre, le conseil national du PCF observe deux minutes de silence, pour exprimer sa "solidarité à tout le peuple américain, à l'ensemble des citoyens et des citoyennes de ce grand pays et aux dirigeants qu'ils se sont donnés". Et que dire du titre à la une de Lutte Ouvrière : "On ne peut entretenir les guerres aux quatres coins du monde sans qu'elles vous rattrapent un jour". Traduction: "Ouvriers américains assassinés, c'est bien fait pour votre gueule".
6. On peut quand même se poser des questions sur cette rapidité : une voiture de location retrouvée à peine quelques heures après l'attentat avec des manuels d'aviation écrits en arabe, alors que les pilotes kamikazes vivaient depuis des mois, sinon des années, aux Etats-Unis et y suivaient leurs cours; le rapport selon lequel on aurait trouvé dans les décombres du World Trade Center un passeport appartenant à l'un des terroristes, qui n'aurait pas été détruit par l'explosion de plusieurs centaines de tonnes de kérosène...
7. En particulier, nous ne parlerons pas des conflits constants sur la construction des nouveaux oléoducs pour transporter le pétrole de la mer caspienne vers les pays développés, la Russie cherchant à imposer une route qui passerait par la Tchétchénie et la Russie pour terminer à Novossibyrsk sur la côte russe de la Mer Noire, le gouvernement américain promouvant la route Baku-Tbilisi-Ceyhan (c'est-à-dire Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie) qui laisserait les russes complètement sur la touche. Notons seulement au passage que le gouvernement américain a dû imposer son choix au grand dam des compagnies pétrolières, qui la considéraient économiquement inintéressant.
8. Comme elle a fait en 1974, quand la crise était censée être dûe à l'augmentation du prix du pétrole, c'est la même explication qu'on nous a resservie en 1980. Quant à la crise de 1990-93, elle aurait été la conséquence de la guerre du Golfe...
9. Ajoutons que si ce taux semble relativement bas par rapport à la France par exemple, il montre le succès de l'Etat nippon, non pas dans la limitation du chômage, mais dans le trucage des chiffres.
Depuis le rapport sur la lutte de classe au dernier congrès, il n'y a pas eu de changements immédiats dans la situation d'ensemble à laquelle la classe est confrontée. Le prolétariat a montré, à travers diverses luttes, que sa combativité reste intacte et son mécontentement croissant (comme chez les employés des transports de New York, dans la "grève générale" en Norvège, dans les grèves qui ont touché de nombreux secteurs en France, celle des postiers en Grande Bretagne, les mouvements dans des pays de la périphérie comme le Brésil, la Chine, etc.). Mais ce qui continue à dominer la situation, ce sont les difficultés que rencontre la classe ouvrière - difficultés imposées par les conditions du capitalisme en décomposition et continuellement renforcées par les campagnes idéologiques de la bourgeoisie sur "la disparition de la classe ouvrière", la "nouvelle économie", la "mondialisation", et même "l'anti-capitalisme". En même temps, au sein du milieu politique prolétarien, se maintiennent des désaccords fondamentaux sur le rapport de forces entre les classes, certains groupes ayant prétexté comme raison à ne participer à aucune initiative conjointe contre la guerre au Kosovo la vision "idéaliste" du CCI sur le cours historique.
C'est pourquoi, plutôt que de centrer ce rapport sur les luttes de la période récente, nous le mettrons à profit pour approfondir notre compréhension du concept de cours historique tel que le mouvement ouvrier l'a développé. Pour pouvoir répondre de façon efficace aux critiques qui nous sont faites, nous devons évidemment aller à la racine historique des incompréhensions qui traversent le milieu prolétarien. Une autre raison en faveur d'un tel type de rapport est que l'une des faiblesses de nos analyses des luttes récentes a été une tendance à l'immédiatisme, une tendance à se concentrer sur des luttes particulières pour "prouver" notre position sur le cours, ou sur les difficultés de ces luttes comme base possible pour mettre en question nos conceptions. Ce qui suit est bien loin d'être une étude exhaustive ; le but est d'aider l'organisation à mieux connaître la méthode générale avec laquelle le marxisme a abordé cette question.
Le concept de "cours historique", tel qu'il a été surtout développé par la Fraction italienne de la Gauche communiste, dérive de l'alternative historique posée par le mouvement marxiste au 19e siècle : l'alternative socialisme ou barbarie. En d'autres termes, le mode de production capitaliste contient en son sein deux tendances et possibilités contradictoires - la tendance à l'auto-destruction, et la tendance à l'association du travail à l'échelle mondiale et à l'émergence d'un ordre social nouveau et supérieur. Il faut insister sur le fait que, pour le marxisme, aucune de ces tendances ne s'impose de l'extérieur à la société capitaliste, contrairement aux théories bourgeoises qui expliquent par exemple les manifestations de barbarie telles que le nazisme ou le stalinisme comme des intrusions étrangères à la normalité capitaliste, contrairement aussi aux diverses visions mystiques ou utopistes de l'avènement d'une société communiste. Les deux issues possible de la trajectoire historique du capital sont la culmination logique de ses processus vitaux les plus profonds. La barbarie, l'effondrement social et la guerre impérialiste dérivent de la concurrence sans merci qui pousse le système de l'avant, à partir des divisions inhérentes à la production de marchandises et à la guerre perpétuelle de tous contre tous ; le communisme, lui, dérive de la nécessité pour le capital du travail associé et unifié, produisant ainsi son propre fossoyeur qu'est le prolétariat. Contre toutes les erreurs idéalistes qui essayaient de séparer le prolétariat du communisme, Marx a défini ce dernier comme l'expression de "son mouvement réel" et a insisté sur le fait que les ouvriers "n'ont pas d'idéal à réaliser, mais à libérer les éléments de la nouvelle société dont la vieille société bourgeoise qui s'effondre est elle-même enceinte." (La guerre civile en France)
Dans le Manifeste communiste, il existe une certaine tendance à supposer que cette grossesse aboutira automatiquement à une naissance saine - que la victoire du prolétariat est inévitable. En même temps, lorsqu'il parle des précédentes sociétés de classe, le Manifeste montre que lorsqu'aucune issue révolutionnaire n'a eu lieu, le résultat a été "la ruine mutuelle des classes en présence" - bref, la barbarie. Bien que cette alternative ne soit pas clairement annoncée pour le capitalisme, c'est la déduction logique qui vient de la reconnaissance que la révolution prolétarienne n'est en aucune façon un processus automatique et qu'elle requiert l'auto-organisation consciente du prolétariat, la classe dont la mission est de créer une société qui permettra pour la première fois à l'humanité d'être maître de son destin. De ce fait, le Manifeste communiste est axé sur la nécessité pour les prolétaires "de se constituer eux-mêmes en classe, et donc en parti politique". Quelles que soient les clarifications qui ont eu lieu plus tard sur la distinction entre parti et classe, le noyau de cette prise de position reste profondément vrai : le prolétariat ne peut agir comme force révolutionnaire et consciente d'elle-même que s'il s'affronte au capitalisme au niveau politique ; et pour le faire, il ne peut se dispenser de la nécessité de former un parti politique.
Encore une fois, il était clair que "la constitution du prolétariat en classe", armé d'un programme explicite contre la société capitaliste, n'était pas possible à tout moment. D'abord, le Manifeste insiste sur la nécessité que la classe traverse une longue période d'apprentissage où elle fera avancer sa lutte de ses formes "primitives" initiales (telles que le Luddisme) à des formes plus organisées et conscientes (formation des syndicats et des partis politiques). Et malgré "l'optimisme de jeunesse" du Manifeste sur les potentialités immédiates de la révolution, l'expérience de 1848-52 a démontré que les périodes de contre-révolution et de défaites faisaient aussi partie de l'apprentissage du prolétariat, et que, dans de telles périodes, les tactiques et l'organisation du mouvement prolétarien devaient s'adapter en conséquence. C'est tout le sens de la polémique entre le courant marxiste et la tendance Willich-Schapper qui, selon les termes de Marx, "avait substitué une conception idéaliste à une conception matérialiste. Au lieu de voir la situation réelle comme la force motrice de la révolution, elle ne voyait que la simple volonté." ("Adresse au Conseil général de la Ligue communiste", septembre 1850) Cette démarche a été à la base de la décision de dissoudre la Ligue communiste et de se concentrer sur les tâches de clarification et de défense des principes - les tâches d'une fraction - au lieu de gaspiller des énergies dans de grandioses aventures révolutionnaires. Pendant la phase ascendante du capitalisme, l'avant-garde marxiste a montré dans sa pratique qu'il était vain de chercher à fonder un parti de classe réellement efficace dans des périodes de reflux et de réaction : le schéma de formation des partis pendant les phases de lutte de classe montante et la reconnaissance de leur mort dans les phases de défaites a été par la suite suivi avec la Première internationale et la création de la Deuxième.
Il est vrai que les écrits des marxistes pendant cette période, tout en contenant beaucoup de points d'une importance capitale, ne développent pas une théorie cohérente du rôle de la fraction dans les périodes de reflux ; comme le souligne Bilan (publication de la Gauche italienne dans les années 1930), cela n'a été possible qu'à partir du moment où la notion de parti a elle-même été élaborée théoriquement, tâche qui ne pouvait être pleinement accomplie que dans la période de lutte directe pour le pouvoir, inaugurée par la décadence du système capitaliste (voir notre article sur les rapports entre fraction et parti dans la Revue internationale n° 61). De plus, les conditions de la décadence rendent encore plus aigus les contours de cette question puisque, dans la période d'ascendance, avec la lutte à long terme pour des réformes, les partis politiques pouvaient maintenir un caractère prolétarien sans être entièrement composés de révolutionnaires, alors que dans la décadence, le parti de classe ne peut être composé que de militants révolutionnaires et comme tel, ne peut se maintenir longtemps en tant que parti communiste - c'est-à-dire en tant qu'organe ayant la capacité de mener l'offensive révolutionnaire - en dehors des phases de lutte de classe ouverte.
De même, les conditions du capitalisme ascendant n'ont pas permis de faire pleinement évoluer le concept selon lequel, suivant le rapport de forces global entre les classes, la société capitaliste évolue soit vers la guerre mondiale, soit vers des soulèvements révolutionnaires. La guerre mondiale ne constituait pas alors une conséquence possible de la crise économique, le capitalisme ayant les moyens de surmonter ses crises périodiques à travers l'expansion du marché mondial ; et parce que la lutte pour des réformes n'étant pas encore épuisée, la révolution mondiale restait, pour la classe ouvrière, une perspective globale plutôt qu'une nécessité brûlante. L'alternative historique entre le socialisme et la barbarie ne pouvait pas encore être "condensée" en un choix plus immédiat entre la guerre et la révolution.
Néanmoins, dès 1887, l'émergence de l'impérialisme avait permis à Engels de prévoir d'une façon éclatante la forme précise que la tendance du capitalisme à la barbarie allait être forcée de prendre - une guerre dévastatrice au coeur même du système : "Il n'y a pas de guerre possible pour la Prusse-Allemagne sinon une guerre mondiale et une guerre mondiale d'une extension et d'une violence jusqu'ici inimaginable. Huit à dix millions de soldats en train de se massacrer les uns les autres et ce faisant dévorant toute l'Europe jusqu'à ce qu'ils l'aient dévastée plus que n'importe quel essaim de sauterelles ne l'a jamais fait. La dévastation de la Guerre de Trente ans comprimée en trois ou quatre années, et répandue à travers tout le continent ; la famine, l'empoisonnement, la chute générale dans la barbarie, à la fois des armées et des masses du peuple ; une confusion sans espoir de notre système artificiel de commerce, d'industrie et de crédit, aboutissant à la banqueroute générale, l'effondrement des anciens Etats et de leur sagesse élitiste traditionnelle à un point tel que les couronnes rouleront par douzaines sur le trottoir et il n'y aura personne pour les prendre ; l'impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira victorieux de la lutte ; un seul résultat est absolument certain : l'épuisement général et l'établissement des conditions de la victoire finale de la classe ouvrière." (15 décembre 1887) Il vaut la peine de noter aussi qu'Engels - se basant lui-même sans aucun doute sur l'expérience réelle de la Commune de Paris une décennie et demi plus tôt - prévoyait que cette guerre européenne donnerait naissance à la révolution prolétarienne.
Pendant la première décennie du 20e siècle, la menace croissante de cette guerre devint une grande préoccupation pour l'aile révolutionnaire de la social-démocratie, ceux qui ne se laissaient pas tromper par les chants de sirènes du "progrès perpétuel", du "super impérialisme" et d'autres idéologies qui avaient prise sur de grandes parties du mouvement ouvrier. Aux congrès de la Seconde Internationale, c'est l'aile gauche - Lénine et Rosa Luxemburg en particulier - qui insistait le plus fortement sur la nécessité que l'Internationale prenne une position claire face au danger de guerre. La résolution de Stuttgart de 1907 et la résolution de Bâle qui en a réaffirmé les prémisses en 1912, furent le fruit de ses efforts. La première stipule que "dans le cas d'une menace d'éclatement de la guerre, c'est le devoir de la classe ouvrière et de ses représentants au Parlement dans les pays y prenant part, fortifiés par l'activité unificatrice du Bureau international, de tout faire pour empêcher l'éclatement de la guerre par tous les moyens qui leur paraissent efficaces, qui sont naturellement différents selon l'intensification de la guerre de classe et la situation politique générale.
Si la guerre éclatait malgré tout, c'est leur devoir d'intervenir pour sa fin rapide et d'agir de toutes leurs forces pour utiliser la crise économique et politique violente amenée par la guerre pour soulever les masses et donc accélérer l'abolition de la domination de la classe capitaliste". Bref, face à la descente impérialiste vers une guerre catastrophique, non seulement la classe ouvrière devait s'y opposer mais, si la guerre éclatait, y répondre par l'action révolutionnaire. Ces résolutions devaient servir de base au slogan de Lénine pendant la Première guerre mondiale : "Transformation de la guerre impérialiste en guerre civile".
Lorsqu'on réfléchit à cette période, il est important de ne pas projeter en arrière une conscience de la part de chacune des classes antagoniques qu'elles n'avaient pas. A cette époque, ni le prolétariat ni la bourgeoisie ne pouvaient avoir pleinement conscience de ce que signifiait réellement la guerre mondiale. En particulier, il n'était pas possible d'envisager clairement le fait que la guerre impérialiste moderne étant une guerre totale et non plus un combat lointain entre armées professionnelles, elle ne pouvait plus être menée sans la mobilisation totale du prolétariat - à la fois des ouvriers en uniforme et des ouvriers sur le front intérieur . Il est vrai que la bourgeoisie avait compris qu'elle ne pourrait lancer une guerre que si la social-démocratie était assez corrompue pour ne pas s'y opposer, mais les événements de 1917-21, directement provoqués par la guerre, lui ont enseigné beaucoup de leçons qu'elle n'oubliera jamais, avant tout en ce qui concerne la nécessité de préparer totalement le terrain politique et social avant de lancer une guerre majeure, en d'autres termes, de parachever la destruction physique et idéologique de l'opposition prolétarienne.
Si on regarde le problème du point de vue du prolétariat, il est clair qu'il manque dans la résolution de Stuttgart, une analyse du rapport de forces entre les classes - de la force réelle du prolétariat, de sa capacité à résister à la descente dans la guerre. Du point de vue de la résolution, l'action de classe pouvait empêcher la guerre, ou pouvait l'arrêter après qu'elle ait commencé. En fait la résolution argumente que les diverses prises de position et interventions contre la guerre faites par les syndicats et les partis social-démocrates de l'époque "témoignent de la force croissante du prolétariat et de son pouvoir à assurer la paix à travers une intervention décisive." Cette prise de position optimiste représentait une totale sous-estimation du degré auquel la social-démocratie et les syndicats avaient déjà été intégrés dans le système et allait s'avérer plus qu'inutile pour une réponse internationaliste. Lorsque la guerre a éclaté, cette situation devait laisser les gauches dans un certain désarroi - comme en témoignent l'idée initiale de Lénine selon laquelle c'était le Haut commandement allemand qui avait réalisé le numéro du Vorwarts appelant les ouvriers à soutenir la guerre ; ou encore l'isolement du groupe Die Internationale en Allemagne, etc. Et il n'y a aucun doute sur le fait que c'est la trahison puante des anciennes organisations ouvrières, leur incorporation graduelle au capitalisme qui a fait pencher le rapport de forces contre la classe ouvrière et ouvert un cours à la guerre, et ceci malgré le très haut niveau de combativité que les ouvriers avaient manifesté dans de nombreux pays dans la décennie précédant la guerre et même juste avant.
Ce dernier fait a souvent ouvert la porte à la théorie selon laquelle la bourgeoisie aurait déchaîné la guerre comme mesure préventive contre la révolution imminente - une théorie qui, selon nous, est basée sur l'incapacité à faire la distinction entre la combativité et la conscience, et qui minimise l'énorme signification historique de la trahison des organisations que la classe ouvrière avait tant bataillé à construire et l'effet que cette trahison a produit. Ce qui est vrai, cependant, c'est que la façon dont la bourgeoisie a acquis sa première victoire décisive sur les ouvriers - "l'Union sacrée" proclamée par la social-démocratie et les syndicats - s'est avérée insuffisante pour rompre totalement la dynamique de la grève de masse qui avait mûri dans la classe ouvrière européenne, russe et américaine pendant la décennie précédente. La classe ouvrière s'est montrée capable de récupérer de la défaite principalement idéologique de 1914 et de lancer sa réponse révolutionnaire trois ans après. Ainsi le prolétariat, à travers sa propre action a changé le cours historique : le cours s'éloignait maintenant du conflit impérialiste mondial et allait vers la révolution communiste mondiale.
Pendant les années révolutionnaires qui ont suivi, la pratique de la bourgeoisie a fourni sa propre "contribution" à l'approfondissement du problème du cours historique. Elle a montré que, face à un défi ouvertement révolutionnaire de la classe ouvrière, le cours vers la guerre passe au second plan par rapport à la nécessité de reprendre le contrôle des masses exploitées. Cela a été le cas non seulement dans la chaleur de la révolution elle-même, quand les soulèvements en Allemagne ont obligé la classe dominante à mettre fin à la guerre et à s'unir contre son ennemi mortel, mais aussi pendant les années qui ont suivi, parce que, alors que les oppositions inter-impérialistes n'avaient pas disparu (le conflit entre la France et l'Allemagne par exemple), elles ont été largement reléguées à l'arrière-plan pendant que la bourgeoisie cherchait à résoudre la question sociale. Tel est, par exemple, le sens du soutien apporté au programme d'Hitler de terreur contre la classe ouvrière de la part de beaucoup de fractions de la bourgeoisie mondiale dont les intérêts impérialistes ne pouvaient qu'être menacés par la résurgence du militarisme allemand. La période de reconstruction qui a suivi la guerre - bien que limitée en étendue et profondeur en comparaison de celle qui a suivi 1945 - a également servi à repousser temporairement le problème du repartage du butin impérialiste en ce qui concerne la classe dominante.
Pour sa part, l'Internationale communiste n'a eu que très peu de temps pour clarifier de telles questions bien que, dès le départ, elle ait clairement établi que si la classe ouvrière ne parvenait pas à répondre au défi révolutionnaire lancé par les ouvriers russes, le chemin vers une autre guerre mondiale serait ouvert. Le Manifeste du premier congrès de l'IC (mars 1919) avertit que si la classe ouvrière se laissait avoir par les discours des opportunistes, "le développement capitaliste célébrerait sa restauration sous des formes nouvelles plus concentrées et plus monstrueuses sur le dos de beaucoup de générations, avec la perspective d'une nouvelle et inévitable guerre mondiale. Heureusement pour l'humanité, ceci n'est plus possible." Pendant cette période, la question du rapport de forces entre les classes était en fait cruciale, mais moins par rapport au danger de guerre que vis-à-vis des possibilités immédiates de la révolution. La dernière phrase du passage qu'on vient de citer fournit matière à réflexion ici : dans les premières phases enivrantes de la vague révolutionnaire, il y avait une nette tendance à considérer la victoire de la révolution mondiale comme inévitable, et donc à imaginer qu'une nouvelle guerre mondiale n'était pas réellement possible. Cela représentait clairement une sous-estimation de la tâche gigantesque à laquelle la classe ouvrière est confrontée pour créer une société fondée sur la solidarité sociale et la maîtrise consciente des forces productives. Et, en plus de ce problème général, applicable à tout mouvement révolutionnaire de la classe, dans les années 1914-21, le prolétariat s'est trouvé confronté à "l'éruption" soudaine et brutale d'une nouvelle époque historique qui l'a contraint à se débarrasser très rapidement d'habitudes et de méthodes de lutte enracinées et à acquérir "du jour au lendemain" les méthodes appropriées à cette nouvelle époque.
Comme l'élan initial de la vague révolutionnaire faiblissait, l'optimisme quelque peu simpliste des premières années s'est avéré de plus en plus inadéquat, et il est devenu de plus en plus urgent de faire une évaluation sobre et réaliste du véritable rapport de forces entre les classes. Au début des années 1920, il y eut une polémique très forte en particulier entre l'IC et la Gauche allemande sur cette question, débat dans lequel la vérité ne résidait totalement ni d'un côté ni de l'autre. L'IC a plus rapidement vu la réalité du reflux de la révolution après 1921, et donc la nécessité de consolider l'organisation et de développer la confiance de la classe ouvrière en participant à ses luttes défensives. Mais, pressée par les besoins de l'Etat et de l'économie russes en plan à rechercher des points d'appui hors de Russie, l'IC a de plus en plus traduit cette perspective en un langage opportuniste (le Front unique, la fusion avec les partis centristes, etc.). La Gauche allemande a fermement rejeté ces conclusions opportunistes, mais son impatience révolutionnaire et la théorie de la crise mortelle du capitalisme l'ont empêchée de faire la distinction entre la période générale de déclin du capitalisme qui pose la nécessité de la révolution en termes historiques généraux, et les différentes phases au sein de cette période, phases qui ne présentent pas automatiquement toutes les conditions requises pour un renversement révolutionnaire. L'incapacité de la Gauche allemande à analyser le rapport de forces objectif entre les classes était couplée d'une faiblesse cruciale sur le plan organisationnel - son incapacité à comprendre les tâches d'une fraction luttant contre la dégénérescence du vieux parti. Ces faiblesses devaient avoir des conséquences fatales pour l'existence même de la Gauche allemande comme courant organisé.
C'est là que la Gauche italienne trouve sa justification comme pôle de clarté international. Au début des années 1920, ayant traversé l'expérience du fascisme, elle a su voir que le prolétariat reculait devant une offensive bourgeoise déterminée. Mais cela ne l'a pas entraînée dans le sectarisme puisqu'elle a continué à participer pleinement aux luttes défensives de la classe, ni dans l'opportunisme puisqu'elle a fait une critique très lucide du danger de l'opportunisme dans l'Internationale, en particulier à travers les concessions de cette dernière à la social-démocratie. Ayant déjà été éduquée aux tâches d'une fraction dans le combat politique au sein du parti socialiste italien avant la guerre, la Gauche italienne se rendait également tout à fait compte de la nécessité de lutter au sein des organes existants de la classe tant qu'ils conservaient un caractère prolétarien. Vers 1927-28 cependant, la Gauche avait reconnu que l'expulsion du parti bolchevik de l'Opposition de gauche et d'autres courants au niveau international, signifiait un développement qualitatif de la contre-révolution et elle a demandé la constitution formelle d'une fraction de gauche indépendante, même si elle laissait ouverte la possibilité de reconquérir les partis communistes.
L'année 1933 a constitué une nouvelle date significative pour la Gauche italienne : pas seulement parce que le premier numéro de Bilan est paru cette année-là, mais aussi parce que le triomphe du nazisme en Allemagne a convaincu la Fraction que le cours vers une deuxième guerre mondiale était maintenant ouvert. La façon qu'a eu Bilan de saisir la dynamique du rapport de forces entre les classes depuis 1917 était résumée dans le logo qu'elle a mis pendant un certain temps sur ses publications : "Lénine 1917, Noske 1919, Hitler 1933" : Lénine étant la personnification de la révolution prolétarienne ; Noske de la répression de la vague révolutionnaire par la social-démocratie, Hitler du parachèvement de la contre-révolution bourgeoise et des préparatifs à une nouvelle guerre. Ainsi, dès le départ, la position de Bilan sur le cours historique constituait une de ses caractéristiques spécifiques.
Il est vrai que l'article éditorial de Bilan n° 1 semble en quelque sorte hésiter sur la perspective qui se présentait au prolétariat, tout en reconnaissant la défaite profonde que la classe ouvrière avait traversée, et laisse la porte ouverte à la possibilité que ce dernier trouve les capacités de revitaliser sa lutte et donc d'empêcher l'éclatement de la guerre grâce au développement de la révolution (voir la Gauche communiste d'Italie). C'était peut-être dû en partie au fait que Bilan ne voulait pas rejeter totalement la possibilité que le cours de la contre-révolution pût être renversé. Mais dans les années qui ont suivi, toutes les analyses de la situation internationale qu'a faites Bilan - que ce soit celles des luttes nationales de la périphérie, le développement de la puissance allemande en Europe, le Front populaire en France, l'intégration de l'URSS sur l'échiquier impérialiste ou la soi disant révolution espagnole - se fondaient sur la reconnaissance mesurée que le rapport de forces avait nettement évolué en défaveur du prolétariat et que la bourgeoisie dégageait la voie pour un autre massacre impérialiste. Cette évolution est exprimée avec une sobre clarté dans le texte de Bilan n° 17 : "Défendre la constitution de fractions à une époque où l'écrasement du prolétariat s'accompagne de la concrétisation des conditions du déchaînement de la guerre, est l'expression d'un 'fatalisme' qui accepte l'inévitabilité que la guerre se déchaîne et l'impossibilité que le prolétariat se mobilise face à celle-ci." ("Projet de résolution sur la situation internationale")
Cette démarche idéologique différait profondément de la position de Trotsky qui était de loin le "représentant" le plus connu de l'opposition de gauche au stalinisme à l'époque (et encore aujourd'hui). Il faut dire que Trotsky aussi avait vu dans 1933 et la victoire du nazisme un tournant décisif. Comme pour Bilan, cet événement marquait aussi la trahison définitive de l'Internationale communiste ; vis-à-vis du régime en URSS, Trotsky comme Bilan continuait à en parler comme d'un Etat ouvrier, mais à partir de cette période, il n'a plus pensé que le régime stalinien pouvait être réformé mais qu'il devait être renversé de force par "une révolution politique". Cependant, derrière ces similitudes apparentes se maintenaient des différences fondamentales qui allaient aboutir à la rupture finale entre la Fraction italienne et l'Opposition de gauche internationale. Ces différences étaient profondément liées à la notion de la Gauche italienne sur le cours historique et, dans ce contexte, à la tâche d'une fraction. Pour Trotsky, la banqueroute du vieux parti signifiait la proclamation immédiate d'un nouveau parti. Bilan quant à lui rejetait cela comme une attitude volontariste et idéaliste, et insistait sur le fait que le parti, en tant que direction effective de la classe ouvrière, ne pouvait exister dans des moments de profonde dépression du mouvement de la classe. Les efforts de Trotsky pour réunir une organisation de masse dans une telle période ne pouvaient qu'aboutir à l'opportunisme, ce qui fut illustré par le tournant de l'Opposition de gauche vers l'aile gauche de la social-démocratie à partir de 1934. Pour Bilan, un véritable parti du prolétariat ne pouvait se former que lorsque la classe était dans un cours vers un conflit ouvert avec le capitalisme. Seule une fraction, qui définissait comme sa tâche primordiale celle de faire le "bilan" des victoires et des défaites passées, pouvait préparer une telle modification de la situation, établir les bases du futur parti.
Concernant l'URSS, la vision globale qu'avait Bilan de la situation qu'affrontait le prolétariat, l'a amené à rejeter la perspective de Trotsky d'une attaque par le capital mondial contre l'Etat ouvrier - d'où la nécessité que le prolétariat défende l'URSS contre cette attaque. Au contraire Bilan voyait dans la période de réaction la tendance inévitable à ce qu'un Etat prolétarien isolé soit entraîné dans le système des alliances capitalistes préparant le terrain à une nouvelle guerre mondiale. D'où le rejet de toute défense de l'URSS comme incompatible avec l'internationalisme.
Il est vrai que les écrits de Trotsky de l'époque montrent souvent une grande perspicacité sur les tendances profondément réactionnaires dominant la situation mondiale. Mais Trotsky manquait d'une méthode rigoureuse, d'une réelle conception du cours historique. Ainsi, en dépit du triomphe sur toute la ligne de la réaction, et tout en reconnaissant que la guerre approchait, Trotsky a constamment succombé à un faux optimisme qui voyait dans le fascisme la dernière carte de la bourgeoisie contre le danger de la révolution, et dans l'antifascisme une sorte de radicalisation des masses, ce qui lui faisait soutenir l'idée que "tout était possible" au moment des grèves sous le Front populaire en France en 1936, ou prendre pour argent comptant l'idée qu'une révolution prolétarienne avait souterrainement lieu en Espagne la même année. En somme, l'incapacité de Trotsky à saisir la nature réelle de la période a accéléré le glissement du Trotskysme vers la contre-révolution, tandis que la clarté de Bilan sur la même question lui a permis de tenir bon en défense des principes de classe, même au prix d'un isolement terrible.
Il est sûr que cet isolement a pris son dû sur la Fraction elle-même, sa clarté n'a pas été défendue sans des combats majeurs dans ses propres rangs. D'abord contre les positions de la minorité sur la guerre d'Espagne : la pression pour prendre part à l'illusoire "révolution espagnole" était immense et la minorité y a succombé par sa décision de lutter dans les milices du POUM. La majorité a su maintenir son intransigeance en grande partie parce qu'elle a refusé de considérer isolément les événements d'Espagne et les a vus comme une expression du rapport de forces mondial entre les classes. Ainsi, quand des groupes comme Union communiste ou la LCI dont les positions étaient similaires à celles de la minorité, ont accusé Bilan d'être incapable de voir un mouvement de classe s'il n'était pas dirigé par un parti, et de considérer le parti comme une sorte de deux ex machina sans lequel les masses ne pouvaient rien faire, Bilan a répondu que l'absence de parti en Espagne était le produit des défaites qu'avait subies internationalement le prolétariat, et tout en exprimant sa solidarité totale avec les ouvriers espagnols, a souligné le fait que cette absence de clarté programmatique avait conduit les réactions ouvrières spontanées à être dévoyées de leur propre terrain sur le terrain de la bourgeoisie et de la guerre inter-impérialiste.
Le point de vue de la fraction sur les événements en Espagne a été vérifié par la réalité mais, à peine cette épreuve passée, elle était plongée dans une seconde encore plus préjudiciable : l'adoption par Vercesi, l'un des principaux théoriciens de la Fraction, d'une conception remettant en question toute l'analyse passée de la période historique, la théorie de l'économie de guerre.
Cette théorie était le résultat d'une fuite dans l'immédiatisme. Constatant la capacité du capitalisme à utiliser l'Etat et ses préparatifs guerriers pour réabsorber partiellement le chômage de masse qui avait caractérisé la première phase de la crise économique des années 1930, Vercesi et ses adeptes en tirèrent la conclusion que, d'une certaine façon, le capitalisme avait connu une modification et avait surmonté sa crise historique de surproduction. Revenant à l'axiome marxiste élémentaire selon lequel la principale contradiction dans la société réside dans la contradiction entre la classe exploiteuse et la classe exploitée, Vercesi fit alors le saut qui l'amena à l'idée que la guerre impérialiste mondiale n'était plus une réponse du capitalisme à ses contradictions économiques internes, mais un acte de solidarité inter-impérialiste ayant pour but le massacre de la classe ouvrière. Ainsi, si la guerre approchait, cela voulait dire que la révolution prolétarienne devenait une menace grandissante pour la classe dominante. En fait, le principal effet de la théorie de l'économie de guerre pendant cette période a été de minimiser complètement le danger de guerre. Selon Vercesi, les guerres locales et les massacres sélectifs pouvaient jouer le même rôle pour le capitalisme que la guerre mondiale. Le résultat, ce fut la totale incapacité à se préparer à l'impact que la guerre allait inévitablement avoir sur le travail de l'organisation, ce qui se solda par la désintégration quasi totale de la Fraction au début de la guerre. Et les théorisations de Vercesi sur le sens de la guerre une fois que celle-ci eût éclaté, ont achevé sa déroute : la guerre voulait dire "la disparition sociale du prolétariat" et rendait inutile toute activités militante organisée. Le prolétariat ne pouvait retrouver le chemin de la lutte qu'après l'éclatement de "la crise de l'économie de guerre" (provoquée non par l'opération de la loi de la valeur mais par l'épuisement des moyens matériels nécessaires à la poursuite de la production de guerre). Nous examinerons rapidement les conséquences qu'a eues cet aspect de la théorie à la fin de la guerre, mais son effet initial a été de semer le désarroi et la démoralisation dans les rangs de la fraction.
Dans la période qui a suivi 1938, lorsque Bilan a été remplacé par Octobre dans l'attente de nouveaux assauts révolutionnaires de la classe ouvrière, l'analyse originelle de Bilan a été maintenue et développée par une minorité qui ne voyait pas de raison de remettre en cause le fait que la guerre était imminente, qu'il y allait avoir un nouveau conflit inter-impérialiste pour la division du monde, et que les révolutionnaires doivent maintenir leur activité dans l'adversité afin de maintenir vivant le flambeau de l'internationalisme. Ce travail a été avant tout mené par les militants qui ont fait revivre la Fraction italienne à partir de 1941 et qui ont contribué à la formation de la Fraction française dans les années de guerre suivantes.
Ceux qui sont restés fidèles au travail de Bilan ont également maintenu son interprétation du changement de cours - dans le feu de la guerre elle-même. Ce point de vue s'enracinait profondément dans l'expérience réelle de la classe - celle de 1871, de 1905 et de 1917 ; et les événements de 1943 en Italie ont paru le confirmer. Ceux-ci ont constitué un authentique mouvement de classe avec une claire dimension contre la guerre, et ils ne furent pas sans écho dans les autres puissances européennes de l'Axe, en Allemagne même. Le mouvement en Italie produisit aussi une puissante impulsion vers le regroupement des forces prolétariennes éparpillées en Italie même. De cela, le noyau français de la Gauche communiste, ainsi que la Fraction italienne en exil et en Italie même conclurent que "le cours vers la formation du parti est maintenant ouvert." Mais tandis qu'une grande partie de militants en a déduit qu'il fallait constituer le parti immédiatement et sur des bases qui n'étaient pas bien définies programmatiquement, la Fraction française, en particulier le camarade Marco (MC qui était membre des deux Fractions - italienne et française) n'abandonna pas la rigueur de sa démarche. Opposée à la dissolution de la Fraction italienne et à la formation précipitée du parti, la Fraction française insistait aussi sur l'examen de la situation italienne à la lumière de la situation mondiale d'ensemble et refusa d'être embarquée dans un "italocentrisme" sentimental qui s'était emparé de beaucoup de camarades de la Fraction italienne. Le groupe en France (qui est devenu la Gauche communiste de France) fut aussi le premier à reconnaître que le cours n'avait pas changé, que la bourgeoisie avait tiré les leçons nécessaires de l'expérience de 1917 et avait infligé une autre défaite décisive au prolétariat.
Dans le texte "La tâche de l'heure - formation du parti ou formation des cadres", publié dans Internationalisme d'août 1946 (republié dans la Revue internationale n° 32) il y a une polémique très mordante contre l'incohérence des autres courants du milieu prolétarien de l'époque. Le fond de la polémique a pour but de montrer que la décision de fonder le PCInt en Italie était basée sur une estimation erronée de la période historique et avait effectivement mené à l'abandon de la conception matérialiste de la fraction en faveur d'une démarche volontariste et idéaliste qui devait beaucoup au trotskisme pour qui les partis peuvent être "construits" à tout moment sans référence à la situation historique réelle à laquelle la classe ouvrière est confrontée. Mais - probablement parce que le PCInt lui-même pris dans une fuite en avant activiste n'a pas développé de conception cohérente du cours historique - l'article se centre sur les analyses développées par d'autres groupes du milieu, en particulier la Fraction belge de la Gauche communiste qui était liée organisationnellement au PCInt. Pendant la période qui a précédé la guerre, la Fraction belge, conduite par Mitchell, s'était vigoureusement opposée à la théorie de Vercesi sur l'économie de guerre. Ses vestiges qui s'étaient maintenus après la guerre étaient maintenant devenus son partisan le plus enthousiaste. La théorie contenait l'idée que la crise de l'économie de guerre ne pourrait vraiment éclater qu'après la guerre, donc "c'est dans la période d'après-guerre que la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile se réalise... La situation présente doit donc être analysé comme celle d'une 'transformation en guerre civile'. Avec cette analyse centrale comme point de départ, la situation en Italie se montre particulièrement avancée, justifiant donc la constitution immédiate du parti, tandis que les troubles en Inde, Indonésie et dans d'autres colonies dont les rênes sont fermement tenus par les divers impérialismes en présence et par les bourgeoisies locales sont vus comme les signes du début d'une guerre civile anti-capitaliste." Les conséquences catastrophiques d'une lecture totalement erronée du véritable rapport de forces entre les classes étaient évidentes, amenant la fraction belge à voir les conflits inter-impérialistes locaux comme les expressions d'un mouvement vers la révolution.
Cela vaut aussi la peine de noter que l'article d'Internationalisme critiquait une théorie alternative du cours développée par les RKD (qui avaient rompu avec le trotskisme durant la guerre et pris des positions internationalistes). Pour Internationalisme, les RKD "de façon plus prudente se réfugient dans la théorie d'un double cours, c'est à dire d'un développement simultané et parallèle d'un cours vers la révolution et d'un cours vers la guerre impérialiste. Les RKD n'ont évidemment pas compris que le développement d'un cours à la guerre est avant tout conditionné par l'affaiblissement du prolétariat et du danger de la révolution."
Internationalisme en revanche était capable de voir très clairement que la bourgeoisie avait tiré les leçons de l'expérience de 1917 et avait pris des mesures préventives brutales contre le danger de soulèvements révolutionnaires provoqués par la misère de la guerre ; elle avait donc infligé une défaite décisive à la classe ouvrière, centrée en Allemagne : "QUAND LE CAPITALISME 'TERMINE' UNE GUERRE IMPERIALISTE QUI A DURE 6 ANS SANS AUCUNE FLAMBEE REVOLUTIONNAIRE, CELA SIGNIFIE LA DEFAITE DU PROLETARIAT, ET QUE NOUS NE VIVONS PAS A LA VEILLE DE GRANDES LUTTES REVOLUTIONNAIRES, MAIS DANS LE SILLAGE D'UNE DEFAITE. Cette défaite a eu lieu en 1945, avec la destruction physique du centre révolutionnaire que constituait le prolétariat allemand, et elle a été d'autant plus décisive du fait que le prolétariat mondial est resté inconscient de la défaite qu'il venait de subir."
Ainsi Internationalisme rejetait-il avec insistance tout projet de fonder un nouveau parti dans une telle période de reflux comme activiste et volontariste et mettait en avant que la tâche de l'heure restait à "la formation de cadres" - en d'autres termes, la poursuite du travail des fractions de gauche.
Cependant, il y avait une faiblesse sérieuse dans les arguments de la GCF - la conclusion, exprimée dans l'article mentionné, selon laquelle "le cours à une troisième guerre impérialiste est ouvert... Dans les conditions présentes, nous ne voyons aucune force capable d'arrêter ou de modifier ce cours." Une théorisation supplémentaire de cette position est contenue dans l'article L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective, publié en 1952 (Internationalisme, republié dans la Revue internationale n° 21). C'est un texte fécond parce qu'il résume le travail de la GCF pour comprendre le capitalisme d'Etat comme tendance universelle dans le capitalisme décadent, et pas seulement comme phénomène limité aux régimes staliniens. Mais il ne parvient pas à établir une claire distinction entre l'intégration des vieilles organisations ouvrières dans le capitalisme d'Etat et celle du prolétariat lui-même. "Le prolétariat se trouve maintenant associé à sa propre exploitation. Il est donc mentalement et politiquement intégré au capitalisme." Pour Internationalisme, la crise permanente du capitalisme à l'époque du capitalisme d'Etat ne prendra plus la forme de "crises ouvertes" qui éjectent les ouvriers de la production, et les pousse donc à réagir contre le système, mais atteindra au contraire son point culminant dans la guerre, et c'est seulement dans la guerre - que la GCF considérait comme imminente - que la lutte prolétarienne pourrait prendre un contenu révolutionnaire. Sinon, la classe "ne peut s'exprimer que comme catégorie économique du capital." Ce qu'Internationalisme ne parvenait pas à voir, c'est que les mécanismes mêmes du capitalisme, opérant dans une période de reconstruction après la destruction massive de la guerre, permettraient au capitalisme d'entrer dans une période de "boom" dans laquelle les antagonismes inter-impérialistes, bien que toujours très aigus, ne posaient pas une nouvelle guerre mondiale comme une nécessité absolue, et ceci malgré la faiblesse du prolétariat.
Peu de temps après que ce texte eut été écrit, la préoccupation de la GCF de maintenir ses cadres face à ce qu'elle considérait comme l'approche de la guerre mondiale (conclusion qui était loin d'être irrationnelle puisque la guerre de Corée venait d'éclater) a amené à "exiler" un de ses camarades dirigeants, MC, au Venezuela et à la dissolution rapide du groupe. Elle a donc payé un lourd tribut à cette faiblesses en ne voyant pas assez clairement la perspective. Mais la dissolution du groupe confirmait aussi le diagnostic de la nature contre-révolutionnaire de la période. Ce n'est pas par hasard si le PCInt a connu sa scission la plus importante la même année. Toute l'histoire de cette scission doit encore être racontée à une audience internationale, et il semble que peu de clarté en ait émergé. En quelques mots, la scission a eu lieu entre la tendance autour de Damen d'un côté, et la tendance inspirée par Bordiga de l'autre. La tendance de Damen était plus proche de l'esprit de Bilan du point de vue des positions politiques - c'est à dire qu'elle partageait la volonté de Bilan de mettre en question les positions de l'Internationale communiste dans ses premières années (sur les syndicats, la libération nationale, le parti et l'Etat, etc.). Mais elle penchait fortement vers l'activisme et n'avait pas la rigueur théorique de Bilan. C'était vrai en particulier sur la question du cours historique et des conditions de formation du parti, puisque tout retour à la méthode de Bilan aurait amené à remettre en cause la fondation même du PCInt. Cela, la tendance de Damen ou plus précisément le groupe Battaglia Communista n'a jamais voulu le faire. Le courant de Bordiga, en revanche, semble avoir été plus conscient du fait que la période était une période de réaction et que la démarche de recrutement activiste du PCInt s'était avérée stérile. Malheureusement, le travail théorique de Bordiga pendant cette période après la scission - tout en ayant une grande valeur au niveau général - était presque totalement coupé des avancées faites par la Fraction pendant les années 1930. Les positions politiques de son nouveau "parti" ne constituaient pas une avancée mais une régression vers les analyses les plus faibles de l'IC, par exemple sur les syndicats et sur la question nationale. Et sa théorie du parti et de ses rapports avec le mouvement historique était basée sur des spéculations semi-mystiques sur "l'invariance", et sur la dialectique entre "le parti historique" et "le parti formel". En somme, avec ces points de départ, aucun des groupes issus de la scission ne pouvaient contribuer en quoi que ce soit qui ait une valeur réelle pour la compréhension par le prolétariat du rapport de forces historique, et cette question est toujours restée depuis l'une de leurs principales faiblesses.
Malgré les erreurs qu'elle a commises dans les années 1940 et 1950 - en particulier l'idée que la troisième guerre mondiale était imminente - la loyauté foncière de la GCF envers la méthode de la Gauche italienne a permis à son successeur, le groupe Internacionalismo au Vénézuéla dans les années 1960, de reconnaître que le boom de la reconstruction d'après-guerre ainsi que la longue période de contre-révolution touchaient à leur fin. Le CCI a déjà cité à maintes reprises les termes pénétrants d' Internacionalismo n° 8 en janvier 1968, mais cela ne fera pas de mal de les citer encore une fois puisqu'ils constituent un bel exemple de la capacité du marxisme - sans lui accorder des pouvoirs prophétiques - à anticiper le cours général des événements :
Le groupe vénézuélien exprime ici sa compréhension que non seulement une nouvelle crise économique était sur le point d'éclater, mais aussi qu'elle rencontrerait une nouvelle génération de prolétaires n'ayant pas subi de défaite. Les événements de mai 1968 en France et la vague internationale de luttes qui ont suivi pendant 4 ou 5 ans ont fourni une confirmation éclatante de ce diagnostic. Evidemment, une partie de ce diagnostic reconnaissait que la crise allait aiguiser les tensions impérialistes entre les deux blocs militaires qui dominaient la planète ; mais le grand élan de la première vague internationale de luttes a montré que le prolétariat n'accepterait pas de marcher dans un nouvel holocauste mondial. En somme, le cours de l'histoire n'allait pas vers la guerre mondiale mais vers des confrontations de classe massives.
Une conséquence directe de la reprise de la lutte de classe fut l'apparition de nouvelles forces politiques prolétariennes après une longue période durant laquelle les idées révolutionnaires avaient quasiment disparu de la scène. Les événements de mai 1968 et leurs suites ont engendré une pléthore de nouveaux groupements politiques marqués par bien des confusions mais qui voulaient apprendre et étaient avides de se réapproprier les véritables traditions communistes de la classe ouvrière. L'insistance sur la "nécessité du regroupement des révolutionnaires" de la part d'Internacionalismo et de ses descendants - RI en France et Internationalism aux Etats-Unis - résumait cet aspect de la nouvelle perspective. Ces courants furent donc aux avant-postes pour pousser au débat, à la correspondance et à la tenue de conférences internationales. Cet effort reçut une réel écho parmi les plus clairs des nouveaux groupements politiques parvenant le plus facilement à comprendre qu'une nouvelle période s'était ouverte. Cela s'applique en particulier aux groupes qui se sont alignés sur "la tendance internationale" formée par RI et Internationalism, mais cela s'applique également à un groupe comme Revolutionary Perspectives dont la première plate-forme reconnaissait clairement la reprise historique du mouvement de la classe : "Parallèlement au retour de la crise, une nouvelle période de lutte de classe internationale s'est ouverte en 1968 avec les grèves massives en France, suivies de bouleversements en Italie, Grande Bretagne, Argentine, Pologne, etc. Sur la génération actuelle d'ouvriers ne pèsent plus le réformisme comme après la Première guerre mondiale, ni la défaite comme dans les années 1930, et cela nous permet d'avoir un espoir dans le futur et dans celui de l'humanité. Ces luttes montrent toutes, n'en déplaise aux modernistes dilettantes, que le prolétariat ne s'est pas intégré au capitalisme malgré cinquante ans de défaite presque totale : avec ces luttes, il fait revivre la mémoire de son propre passé, de son histoire et se prépare pour sa tâche ultime." (RP n° 1 ancienne série, 1974)
Malheureusement, les groupes "établis" de la Gauche italienne, ceux qui étaient parvenus à maintenir une continuité organisationnelle pendant toute la reconstruction d'après-guerre, l'avaient fait au prix d'un processus de sclérose. Ni Battaglia comunista ni Programma n'attribuèrent beaucoup de signification aux révoltes de la fin des années 1960 et du début des années 1970, y voyant principalement les caractéristiques étudiantes/petites-bourgeoises qui sans aucun doute s'y mêlaient. Pour ces groupes qui avaient commencé, rappelons-le, par voir un cours à la révolution dans une période de profonde défaite, la nuit de la contre-révolution ne s'était pas dissipée et ils voyaient peu de raison de sortir du splendide isolement qui les avait "protégés" si longtemps. Le courant de Programma passa en fait par une période de croissance considérable dans les années 1970, mais c'était un monument construit sur le sable de l'opportunisme, en particulier sur la question nationale. Les conséquences désastreuses de cette sorte de croissance devaient apparaître avec l'explosion du PCI au début des années 1980. Pour sa part, Battaglia, pendant longtemps regarda à peine plus loin que les frontières italiennes. Cela prit presque une décennie avant qu'il ne lance son propre Appel aux conférences internationales de la Gauche communiste et, quand il le fit, ses raisons n'étaient pas claires du tout ("la social-démocratisation des partis communistes").
Les groupes qui formèrent le CCI eurent à combattre sur deux fronts durant cette période. D'un côté, ils devaient argumenter contre le scepticisme des groupes existants de la Gauche communiste qui ne voyaient rien de nouveau sous le soleil. De l'autre, ils devaient aussi critiquer l'immédiatisme et l'impatience de bien des nouveaux groupes, certains d'entre eux étant convaincus que mai 1968 avait brandi le spectre de la révolution immédiate (c'était en particulier le cas de ceux qui étaient influencés par l'Internationale situationniste qui ne voyaient pas de lien entre la lutte de classe et l'état de l'économie capitaliste). Mais, tout comme "l'esprit de mai 1968", l'influence des préjugés étudiants, conseillistes et anarchistes avaient un poids considérable sur le jeune CCI en ce qui concerne la compréhension des tâches et du fonctionnement de l'organisation révolutionnaire, et ces influences s'exprimaient également dans sa conception du nouveau cours historique, de la reprise prolétarienne et tendaient à aller de pair avec une sous-estimation des immenses difficultés que doit affronter la classe ouvrière internationale. Cela s'exprimait de différentes façons :
une tendance à oublier que le développement de la lutte de classe est par nature un processus inégal qui passe par des avancées et des reculs, et donc à attendre une avancée plus ou moins ininterrompue vers les luttes révolutionnaires - perspective contenue dans une certaine mesure dans le passage d'Internacionalimo cité plus haut ;
la sous-estimation de la capacité de la bourgeoisie à ralentir la crise économique, à utiliser les divers mécanismes du capitalisme d'Etat pour réduire la férocité de ses effets, en particulier sur les concentrations ouvrières centrales ;
la définition du nouveau cours comme "cours à la révolution", sous-entendant que la reprise de la classe culminerait inévitablement dans une confrontation révolutionnaire avec le capital ;
lié à cela, la polarisation - très forte dans le milieu à l'époque - sur la question de la période de transition du capitalisme au communisme. Ce débat n'était en aucune façon hors de propos, en particulier parce qu'il faisait partie de l'effort du nouveau milieu pour se réapproprier les leçons et les traditions du mouvement passé. Mais les passions qu'il générait (menant par exemple à des scissions entre différents éléments du milieu) exprimaient aussi une certaine naïveté sur la difficulté du processus nécessaire pour atteindre une période où des questions telles que la forme de l'Etat de la période de transition constitueraient une question brûlante pour la classe ouvrière.
Dans la décennie qui a suivi, les analyses du CCI furent affinées et développées. Il a commencé un travail d'examen des mécanismes utilisés par la bourgeoisie pour "contrôler" la crise, et donc d'explication des raisons pour lesquelles la crise suivrait inévitablement un processus long et inégal. De même, après les expériences des reflux du milieu des années 1970 et du début des années 1980, il a été contraint de reconnaître plus clairement que, dans le contexte d'une courbe historique généralement ascendante de la lutte de classe, il y aurait certainement d'importants moments de reflux. De plus, en 1983, le CCI avait explicitement reconnu qu'il n'y avait pas d'automatisme dans le cours historique. C'est ainsi que, à son 5e Congrès, il a adopté une résolution qui critiquait l'expression "cours à la révolution" : "L'existence d'un cours à des confrontations de classe signifie que la bourgeoisie n'a pas les mains libres pour déchaîner une nouvelle boucherie mondiale : elle doit d'abord confronter et battre la classe ouvrière. Mais ceci ne préjuge pas de l'issue de cette confrontation, dans un sens ou dans l'autre. C'est pourquoi il est préférable de parler de 'cours à des confrontations de classe' plutôt que de 'cours à la révolution'." (Résolution sur la situation internationale, publiée dans la Revue internationale n° 35)
Au sein du milieu révolutionnaire, cependant, les difficultés et les revers rencontrés par le prolétariat ont renforcé les visions sceptiques et pessimistes qui ont pendant longtemps été épousées par les groupes "italiens". Ceci s'est particulièrement exprimé dans les Conférences internationales à la fin des années 1970, lorsque la CWO s'est alignée sur le point de vue de Battaglia, rejetant celui du CCI selon lequel la lutte de classe constituait une barrière à la guerre mondiale. La CWO variait dans son explication des raisons pour lesquelles la guerre n'avait pas éclaté, l'attribuant un moment au fait que la crise n'était pas assez profonde, le moment suivant à l'idée que les blocs n'étaient pas formés ; plus récemment, en invoquant la rationalité de la bourgeoisie russe qui reconnaissait qu'elle ne pouvait pas gagner la guerre. Il y eut aussi des échos de ce pessimisme au sein du CCI lui-même : ce qui allait devenir la tendance GCI, et en particulier RC qui a adopté un point de vue similaire, traversèrent une phase où ils étaient "plus Bilan que Bilan" et argumentèrent que nous étions dans un cours à la guerre.
A la fin des années 1970, donc, le premier texte majeur du CCI sur le cours historique, adopté au 3e congrès et publié dans la Revue internationale n° 18 devait définir notre position contre l'empirisme et le scepticisme qui commençaient à dominer le milieu.
Le texte croise le fer avec toutes les confusions existant dans le milieu :
l'idée enracinée dans l'empirisme selon laquelle les révolutionnaires ne peuvent pas faire de prédiction générale sur le cours de la lutte de classe. Contre cette notion, le texte réaffirme que la capacité à définir une perspective pour le futur - et pas seulement l'alternative générale socialisme ou barbarie - est l'une des caractéristiques qui définit le marxisme et qui en a toujours fait partie. Plus spécifiquement, le texte insiste sur le fait que les marxistes ont toujours basé leur travail sur leur capacité à saisir la spécificité du rapport de forces entre les classes à un moment donné, comme nous l'avons encore vu dans la première partie de ce rapport. De même, le texte montre que l'incapacité à saisir la nature du cours a amené les révolutionnaires à commettre de sérieuses erreurs dans le passé ;
une extension de cette vision agnostique du cours historique a été le concept défendu en particulier par le BIPR d'un cours "parallèle" vers la guerre et vers la révolution. Nous avons déjà vu comment la démarche adoptée par Bilan et la GCF excluait cette notion ; le texte du troisième congrès poursuit en argumentant qu'un tel concept est le résultat de la perte de vue de la méthode marxiste elle-même : "D'autres théories ont également surgi plus récemment suivant lesquelles 'avec l'aggravation de la crise du capitalisme, ce sont les deux termes de la contradiction qui se renforcent en même temps : guerre et révolution ne s'excluraient pas mutuellement mais avanceraient de façon simultanée et parallèle sans qu'on puisse savoir laquelle arriverait à son terme avant l'autre'. L'erreur majeure d'une telle conception est qu'elle néglige totalement le facteur lutte de classe dans la vie de la société. La conception développée par la Gauche italienne péchait par une surestimation de l'impact de ce facteur. Partant de la phrase du Manifeste communiste suivant laquelle 'l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte de classes', elle en faisait une application mécanique à l'analyse du problème de la guerre impérialiste en considérant celle-ci comme une réponse à la lutte de classe, sans voir au contraire qu'elle ne pouvait avoir lieu qu'en l'absence de celle-ci ou grâce à sa faiblesse. Mais pour fausse qu'elle fût, cette conception se basait sur un schéma correct, l'erreur provenant d'une délimitation incorrecte de son champ d'application. Par contre, la thèse du 'parallélisme et de la simultanéité du cours vers la guerre et la révolution' fait carrément fi de ce schéma de base du marxisme car elle suppose que les deux principales classes antagonistes de la société puissent préparer leurs réponses respectives à la crise du système - la guerre impérialiste pour l'une et la révolution pour l'autre - de façon complètement indépendante l'une de l'autre, du rapport entre leurs forces respectives, de leurs affrontements. S'il ne peut même pas s'appliquer à ce qui détermine toute l'alternative historique de la vie de la société, le schéma du Manifeste communiste n'a plus de raison d'exister et on peut ranger tout le marxisme dans un musée au rayon des inventions farfelues de l'imagination humaine."
Finalement le texte traite aussi les arguments de ceux qui parlaient ouvertement d'un cours à la guerre - un point de vue qui a connu une courte vogue mais qui a perdu du punch depuis l'effondrement de l'un des camps qui devait mener cette guerre.
Sous bien des aspects, le débat sur le cours historique dans le milieu prolétarien n'a pas beaucoup avancé depuis que ce texte a été écrit. En 1985, le CCI a écrit une autre critique du concept de cours parallèles qui avait été défendu dans un document émanant du 5e Congrès de Battaglia comunista (Revue internationale n° 36, "Les années 80 ne sont pas les années 30"). Dans les années 1990, les textes du BIPR ont réaffirmé à la fois le point de vue "agnostique" qui met en cause la capacité des marxistes à faire des prédictions générales sur la dynamique de la société capitaliste, et la notion étroitement liée d'un cours parallèle. Ainsi dans la polémique sur la signification de mai 1968 dans Revolutionary perspectives n° 12, la CWO cite un article de World Revolution n° 216 qui résume une discussion sur ce thème qui avait eu lieu à l'une de nos réunions publiques à Londres. Notre article souligne que "le rejet apparent par la CWO de la possibilité de prévoir le cours global des événements est aussi un rejet du travail mené sur cette question vitale par les marxistes durant toute l'histoire du mouvement ouvrier." La réponse de la CWO est tout à fait bouffonne : "Si c'est le cas, alors les marxistes ont un pauvre résultat. Laissons de côté l'exemple habituel (mais non valable) de Marx après les révolutions de 1848 et regardons la Gauche italienne des années 30. Tout en ayant accompli un bon travail pour faire face à la terrible défaite de la vague révolutionnaire après la première guerre mondiale, elle a fondamentalement mis en cause elle-même théoriquement sa propre existence juste avant le deuxième massacre impérialiste." Laissons de côté l'incroyable condescendante envers l'ensemble du mouvement marxiste : ce qui est vraiment frappant ici, c'est la façon dont la CWO ne parvient pas à saisir que c'est précisément parce qu'elle a abandonné sa clarté précédente sur le cours historique qu'une partie de la Gauche italienne "a mis elle-même en cause théoriquement sa propre existence" à la veille de la guerre, comme nous l'avons vu dans la première partie de ce rapport.
Quant aux groupes bordiguistes, ce n'est pas leur style de participer à des débats avec les groupes du milieu, mais dans la récente correspondance avec un contact commun à nos organisations en Australie, le groupe Programma a rejeté comme hors de portée la possibilité que la classe ouvrière puisse barrer la route à la guerre mondiale, et leurs spéculations pour savoir si la crise économique aboutira dans la guerre ou dans la révolution ne diffère pas substantiellement de celles du BIPR.
Si quelque chose a changé dans les positions défendues parle BIPR, c'est la virulence de leur polémique contre le CCI. Alors que dans le passé, une des raisons pour rompre les discussions avec le CCI était notre vision "conseilliste" du parti, dans la dernière période, les raisons pour rejeter tout travail en commun avec nous se sont centrées de façon critique sur nos divergences sur le cours historique. Notre point de vue sur la question est considéré comme la principale preuve de notre méthode idéaliste et de notre divorce total d'avec la réalité. De plus selon le BIPR, c'est le naufrage de nos perspectives historiques, de notre conception des "années de vérité" qui est la véritable cause de la récente crise du CCI, tout le débat sur le fonctionnement étant au fond une diversion par rapport à cette question centrale.
En fait, bien que le débat dans le milieu ait peu avancé depuis la fin des années 1970, la réalité, elle, a avancé. L'entrée du capitalisme décadent dans la phase de décomposition a profondément modifié la manière dont il faut aborder la question du cours historique.
Le BIPR nous a longtemps reproché de défendre que les "années de vérité" voulaient dire que la révolution éclaterait dans les années 1980. Que disions-nous en réalité ? Dans l'article original Années 80, années de vérité (Revue internationale n° 20), nous défendions que face à l'approfondissement de la crise et à l'intensification des tensions impérialistes concrétisées par l'invasion de l'Afghanistan par les troupes russes, la classe capitaliste serait de plus en plus contrainte de bazarder le langage du confort et de l'illusion, et d'utiliser le "langage de la vérité", à appeler le sang, la sueur et les larmes, et nous nous sommes engagés sur la perspective suivante : "Dans la décennie qui commence aujourd'hui, sera décidée l'alternative historique : soit le prolétariat poursuivra son offensive, continuera à paralyser le bras meurtrier du capitalisme à l'agonie et ramassera ses forces pour détruire le système, soit il se laissera piéger, épuiser, démoraliser par les discours et la répression et alors la voie sera ouverte pour un nouvel holocauste posant le danger de l'élimination de toute société humaine."
Il y a certaines ambiguïtés, en particulier lorsqu'on suggère que la lutte prolétarienne est déjà à l'offensive, une mauvaise formulation qui vient de la tendance, déjà identifiée, à sous-estimer les difficultés auxquelles est confrontée la classe ouvrière pour passer d'une lutte défensive à une lutte offensive (en d'autres termes, à une confrontation avec l'Etat capitaliste). Mais en dépit de cela, la notion d'années de vérité contient vraiment une vision profonde. Les années 1980 devaient s'avérer une décennie décisive, mais pas de la façon envisagée dans le texte. Car ce dont cette décennie fut témoin, ce ne fut pas de l'avancée majeure d'une des deux classes, mais d'un blocage social qui a résulté dans un processus de décomposition jouant un rôle central et déterminant dans l'évolution sociale. Ainsi, cette décennie a commencé par l'invasion russe de l'Afghanistan qui a provoqué une réelle exacerbation des tensions impérialistes ; mais cet événement fut rapidement suivi par la lutte de masse en Pologne qui a démontré clairement la quasi impossibilité du bloc russe à mobiliser ses forces pour la guerre. Mais la lutte en Pologne a également éclairé les faiblesses politiques chroniques de la classe ouvrière. Et bien que les ouvriers polonais aient eu à faire face à des problèmes particuliers dans la politisation de leur lutte dans le sens prolétarien à cause de la profonde mystification venant du stalinisme (et de la réaction contre lui), les ouvriers de l'ouest, tout en ayant fait des avancée considérables dans leurs luttes pendant les années 1980, ont aussi été incapables de développer une perspective politique claire. Leur mouvement a donc été "submergé" par les retombées de l'effondrement du stalinisme ; plus généralement, l'ouverture définitive de la phase de décomposition devait dresser face à la classe des difficultés considérables, renforçant presque à chaque tournant le reflux de la conscience qui a résulté des événements de 1989-91.
En somme, l'ouverture de la décomposition est un résultat du cours historique identifié par le CCI depuis les années 1960, puisqu'elle est partiellement conditionnée par l'incapacité de la bourgeoisie à mobiliser la société pour la guerre. Mais elle nous a aussi contraints à soulever le problème du cours historique d'une façon nouvelle qu'on n'avait pas prévue :
C'est particulièrement clair par rapport à l'aspect "écologique" de la décomposition : bien que la destruction par le capitalisme de l'environnement naturel soit devenu en lui-même une véritable menace pour la survie de l'humanité - question sur laquelle le mouvement ouvrier n'a eu qu'un aperçu partiel jusqu'aux toutes dernières décennies - c'est un processus contre lequel le prolétariat ne peut pas faire grand chose tant qu'il n'assume pas lui-même le pouvoir politique à l'échelle mondiale. Les luttes sur les questions de la pollution sur une base de classe sont possible, mais elles ne seront probablement pas le facteur principal pour stimuler la résistance du prolétariat.
Nous pouvons donc voir que la décomposition du capitalisme place la classe ouvrière dans une situation plus difficile qu'auparavant. Dans la situation précédente, il fallait une défaite frontale de la classe ouvrière, une victoire de la bourgeoisie dans une confrontation classe contre classe, avant que ne soient pleinement remplies les conditions pour une guerre mondiale. Dans le contexte de la décomposition, la "défaite" du prolétariat peut être plus graduelle, plus insidieuse, et bien moins facile à contrecarrer. Et par dessus tout ça, les effets de la décomposition, comme nous l'avons maintes fois analysé, ont un impact profondément négatif sur la conscience du prolétariat, sur son sens de lui-même comme classe, puisque dans tous ses différents aspects - la mentalité de gang, le racisme, la criminalité, la drogue, etc. - ils servent à atomiser la classe, à accroître les divisions en son sein, et à le dissoudre dans une foire d'empoigne sociale généralisée.
Face à cette profonde altération de la situation mondiale, la réponse du milieu prolétarien a été totalement inadéquate. Bien qu'ils soient capables de reconnaître les effets de la décomposition, les groupes du milieu sont incapables d'en voir ni les racines - puisqu'ils rejettent la notion de blocage entre les classes - ni ses dangers véritables. Ainsi, le rejet par le BIPR de la théorie de la décomposition par le CCI comme n'étant rien de plus qu'une description du "chaos" l'amène à rechercher dans la pratique des possibilités de stabilisation capitaliste. C'est visible par exemple dans sa conception du "capital international" qui cherche la paix en Irlande du nord afin de pouvoir jouir de façon pacifique des bénéfices de l'exploitation ; mais c'est aussi perceptible dans sa théorie selon laquelle de nouveaux blocs sont en formation autour des pôles actuellement en concurrence (Union européenne, Etats Unis, etc.). Bien que cette vision, avec son refus de faire des "prévisions" à long terme, puisse inclure l'idée d'une guerre imminente, elle est plus souvent liée à une fidélité touchante à la rationalité de la bourgeoisie : puisque les nouveaux "blocs" sont plus économiques que militaires et puisque nous sommes maintenant entrés dans une période de "mondialisation", la porte est au moins à moitié ouverte à l'idée que ces blocs, agissant pour les intérêts du "capital international", pourraient parvenir à une stabilisation mutuellement bénéfique du monde pour un futur indéterminé.
Le rejet de la théorie de la décomposition ne peut qu'aboutir à une sous-estimation des dangers auxquels la classe ouvrière fait face. Il sous-estime le degré de barbarie et de chaos dans lequel le capitalisme s'est déjà enfoncé ; il tend à minimiser la menace d'un affaiblissement progressif du prolétariat par la désintégration de la vie sociale, et il ne parvient pas à saisir clairement que l'humanité pourrait être détruite sans qu'ait lieu une troisième guerre mondiale.
L'ouverture de la période de décomposition a donc changé la façon dont nous posons la question du cours historique mais elle ne l'a pas rendue caduque, au contraire. En fait, elle tend à poser de façon encore plus aiguë la question centrale : est-ce trop tard ? Le prolétariat a-t-il déjà été battu ? Existe-t-il un obstacle à la chute dans la barbarie totale ? Comme nous l'avons dit, il est plus difficile de répondre à cette question aujourd'hui qu'à l'époque où la guerre mondiale constituait plus directement une option pour la bourgeoisie. Ainsi, Bilan par exemple fut capable de mettre en évidence non seulement la défaite sanglante des soulèvements prolétariens et la terreur contre-révolutionnaire qui s'en est suivi dans les pays où la révolution avait atteint son point le plus haut, mais aussi, derrière, la mobilisation idéologique vers la guerre, l'adhésion "en positif" de la classe ouvrière aux drapeaux guerriers de la classe dominante (fascisme, démocratie, etc.). Dans les conditions d'aujourd'hui où la décomposition du capitalisme peut engloutir le prolétariat sans qu'aient eu lieu ni défaite frontale ni ce type de mobilisation "positive", les signes d'une défaite insurmontable sont par définition plus difficiles à discerner. Néanmoins, la clé de la compréhension du problème se trouve au même endroit qu'en 1923, ou qu'en 1945, comme nous l'avons vu dans l'analyse de la GCF - dans les concentrations centrales du prolétariat mondial et avant tout en Europe occidentale. Ces secteurs centraux du prolétariat mondial ont-ils dit leur dernier mot dans les années 1980, (ou comme certains le pensent, dans les années 1970), ou gardent-ils assez de réserves de combativité, et un potentiel suffisant pour le développement de la conscience de classe, afin d'assurer que des confrontations de classes majeures soient encore à l'ordre du jour de l'histoire ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire d'établir un bilan provisoire de la dernière décennie - de la période qui a suivi l'effondrement du bloc de l'est et l'ouverture définitive de la phase de décomposition.
Là, le problème réside dans le fait que, depuis 1989, le "schéma" de la lutte de classe a changé par rapport à ce qu'il avait été durant la période qui a suivi 1968. Pendant cette dernière, il y a eu des vagues de lutte de classe clairement identifiables dont l'épicentre se trouvait dans les principaux centres capitalistes même si leurs ondes de choc ont traversé toute la planète. De plus, il était possible d'analyser ces mouvements et d'évaluer les avancées de la conscience de classe en leur sein - par exemple sur la question syndicale ou concernant le processus vers la grève de masse.
De plus, ce n'est pas seulement les minorités révolutionnaires qui menaient cette réflexion. Pendant les différentes vagues de lutte, il était évident que les luttes dans un pays pouvaient être un stimulant direct pour les luttes dans d'autres pays ( par exemple le lien entre mai 1968 et l'Italie 1969, entre la Pologne 1980 et les mouvements qui ont suivi en Italie, entre les grands mouvements des années 1980 en Belgique et les réactions ouvrières dans les pays voisins. En même temps, on pouvait voir que les ouvriers tiraient des leçons des mouvements précédents - par exemple, en Grande Bretagne où la défaite de la grève des mineurs a provoqué une réflexion dans la classe sur la nécessité d'éviter d'être piégé dans de longues grèves d'usure isolées, ou encore en France et en Italie, en 1986 et 1987, où des tentatives de s'organiser en dehors des syndicats se sont mutuellement renforcées l'une l'autre.
La situation depuis 1989 ne s'est pas caractérisée par des avancées aussi facilement discernables dans la conscience de classe. Cela ne veut pas dire que pendant les années 1990, le mouvement n'ait eu aucune caractéristique. Dans le Rapport sur la lutte de classe pour le 13e Congrès du CCI, nous avons mis en évidence les principales phases que le mouvement a traversées :
le puissant impact de l'effondrement du bloc de l'Est, accentué par les campagnes sans merci de la bourgeoisie sur la mort du communisme. Cet événement historique a mis une fin brutale à la troisième vague de luttes et inauguré un profond reflux tant sur le plan de la conscience que sur celui de la combativité de classe, dont nous subissons toujours les effets, en particulier sur le plan de la conscience;
la tendance à une reprise de la combativité à partir de 1992 avec les luttes en Italie, suivies en 1993 par des luttes en Allemagne et en Grande Bretagne ;
les grandes man?uvres de la bourgeoisie en France en 1995 qui ont servi de modèle à des opérations similaires en Belgique et en Allemagne. A ce moment là, la classe dominante se sentait assez confiante pour provoquer des mouvements à grande échelle visant à restaurer l'image des syndicats. En ce sens, ces mouvements étaient à la fois le produit du désarroi dans la classe et d'une reconnaissance par la bourgeoisie que ce désarroi ne durerait pas éternellement et que des syndicats crédibles constitueraient un instrument vital pour contrôler de futures explosions de la résistance de la classe ;
le développement lent mais réel du mécontentement et de la combativité au sein de la classe ouvrière confrontée à l'approfondissement de la crise s'est confirmé avec une vigueur supplémentaire à partir de 1998 avec les grèves massives au Danemark, en Chine et au Zimbabwe. Ce processus s'est illustré encore plus durant l'année passée avec les manifestations des employés des transports new yorkais, les grèves des postiers en Grande Bretagne et en France, et, en particulier, par l'explosion importante de luttes en Belgique à l'automne 2000 où nous avons vu certains signes réels non seulement d'un mécontentement général, mais aussi d'un mécontentement envers la "direction" syndicale de la lutte.
Aucun de ces mouvement cependant n'a eu ni l'échelle ni l'impact capables de fournir une véritable riposte aux campagnes idéologiques massives de la bourgeoisie sur la fin de la lutte de classe ; rien de comparable aux événements de mai 68 ou à la grève de masse en Pologne, ni à certains mouvements suivis des années 1980. Même les luttes les plus importantes semblent avoir peu d'écho au sein du reste de la classe : le phénomène des luttes dans un pays "répondant" à des mouvements ayant lieu ailleurs semble quasiment inexistant. Dans ce contexte, il est difficile même aux révolutionnaires de voir clairement un type de lutte ni des signes définis de progrès de la lutte de classe dans les années 1990.
Pour la classe en général la nature fragmentée des luttes non reliées entre elles fait peu, en surface tout au moins, pour renforcer ou plutôt restaurer la confiance du prolétariat en lui-même, sa conscience de lui-même comme force distincte dans la société en tant que classe internationale ayant le potentiel de défier l'ordre existant.
Cette tendance d'une classe ouvrière désorientée à perdre de vue son identité de classe spécifique, et donc à se sentir au fond impuissante face à la situation mondiale de plus en plus grave est le résultat d'un certain nombre de facteurs entremêlés. Au niveau le plus fondamental - et c'est un facteur que les révolutionnaires ont toujours eu tendance à sous-estimer, précisément parce qu'il est si basique - se trouve la position première de la classe ouvrière en tant que classe exploitée subissant tout le poids de l'idéologie dominante. En plus de ce facteur "invariant" dans la vie de la classe ouvrière, il y a l'effet dramatique du 20e siècle - la défaite de la vague révolutionnaire, la longue nuit de la contre-révolution, et la quasi-disparition du mouvement politique prolétarien organisé pendant cette période. Ces facteurs, par leur nature même, restent extrêmement puissants pendant la phase de décomposition, en fait même ils renforcent tous deux leur influence négative et sont eux-mêmes renforcés par celle-ci. C'est particulièrement clair avec les campagnes anti-communistes : elles dérivent historiquement de l'expérience de la contre-révolution stalinienne qui, la première, a établi le grand mensonge selon lequel le stalinisme équivaut au communisme. Mais l'effondrement du stalinisme - produit par excellence de la décomposition - est ensuite utilisé par la bourgeoisie pour renforcer encore plus le message selon lequel il ne peut y avoir d'alternative au capitalisme, et que la guerre de classe est terminée.
Cependant, afin de comprendre les difficultés particulières que rencontre la classe ouvrière dans cette phase, il est nécessaire de se centrer sur les effets plus spécifiques de la décomposition sur la lutte de classe. Sans entrer dans les détails puisque nous avons déjà écrit beaucoup d'autres textes sur ce problème, nous pouvons dire que ces effets opèrent à deux niveaux : le premier sont les effets matériels, réels du processus de décomposition, le second est la manière dont la classe dominante utilise ces effets pour accentuer la désorientation de la classe exploitée. Quelques exemples :
le processus de désintégration apporté par un chômage massif et prolongé, en particulier parmi les jeunes, par l'éclatement des concentrations ouvrières traditionnellement combatives de la classe ouvrière dans le c?ur industriel, tout cela renforce l'atomisation et la concurrence entre les ouvriers. Ce processus objectif directement lié à la crise économique est ensuite renforcé par les campagnes sur "la société post-industrielle" et la disparition du prolétariat. Ce dernier processus en particulier a été décrit par divers éléments du milieu prolétarien ou du marais comme une "recomposition" du prolétariat ; en fait, une telle terminologie, tout comme la tendance à considérer la mondialisation comme un nouveau stade du développement du capitalisme, provient d'une sérieuse sous-estimation des dangers auxquels la classe ouvrière est confrontée. La fragmentation de l'identité de classe dont nous avons été témoins durant la dernière décennie en particulier ne constitue en aucune façon une avancée mais est une claire manifestation de la décomposition qui comporte de profonds dangers pour la classe ouvrière.
Les guerres qui prolifèrent à la périphérie du système et qui se sont rapprochées du c?ur du capital sont évidemment une expression directe du processus de décomposition et contiennent une menace directe contre le prolétariat de ces régions qui sont dévastées et par le poison idéologique déversé sur les ouvriers mobilisés dans ces conflits : la situation au Moyen Orient témoigne amplement de ce dernier aspect en particulier. Mais la classe dominante des principaux centres du capital utilise aussi ces conflits - pas seulement pour développer ses propres intérêts impérialistes mais aussi pour augmenter ses assauts contre la conscience des principaux bataillons prolétariens, aggravant le sentiment d'impuissance, de dépendance envers l'Etat "humanitaire" et "démocratique" pour résoudre les problèmes mondiaux, etc.
Un autre exemple important est le processus de "gangstérisation" qui a pris beaucoup d'ampleur durant la dernière décennie. Ce processus englobe à la fois les plus hauts échelons de la classe dominante - la mafia russe étant une caricature d'un phénomène plus vaste - et les couches les plus basses de la société, y compris une proportion considérable de la jeunesse prolétarienne. Qu'on regarde des pays comme la Sierra Leone où les rivalités de gangs s'inscrivent dans un conflit inter-impérialiste ou le centre des villes de pays plus développés où les bandes de rue semblent offrir la seule "communauté" et même la seule source de vie aux secteurs les plus marginalisés de la société. En même temps, la classe dominante tout en utilisant ces bandes pour organiser le côté "illicite" de son commerce (de drogues, d'armes, etc.) n'hésite pas à "emballer" l'idéologie de "bande" à travers la musique, le cinéma ou la mode, la cultivant comme une sorte de fausse rébellion qui oblitère toute signification d'appartenance à une classe pour exalter l'identité de la bande, que cette dernière se définisse en termes locaux, raciaux, religieux ou autre.
On pourrait donner d'autres exemples : ici la question est de souligner la portée et l'impact considérables des forces qui agissent actuellement comme contrepoids à ce que le prolétariat "se constitue lui-même en tant que classe". Néanmoins, contre toutes ces pressions, contre toutes les forces qui proclament que le prolétariat est mort et enterré, les révolutionnaires doivent continuer d'affirmer que la classe ouvrière n'a pas disparu, que le capitalisme ne peut pas exister sans le prolétariat, et que le prolétariat ne peut pas exister sans lutter contre le capital. Pour un communiste, c'est élémentaire. Mais la spécificité du CCI, c'est qu'il est prêt à s'engager dans une analyse du cours historique et du rapport de forces global entre les classes. Et ici, il faut affirmer que le prolétariat mondial au début du 21e siècle, malgré toutes les difficultés auxquelles il s'affronte, n'a pas dit son dernier mot, représente toujours l'unique barrière au plein développement de la barbarie capitaliste et contient toujours en lui-même la potentialité de lancer des confrontations de classe massives au c?ur du système.
Il ne s'agit pas d'une foi aveugle, ni d'une vérité éternelle ; nous n'excluons pas la possibilité que nous puissions dans le futur réviser notre analyse et reconnaître qu'un changement fondamental dans ce rapport a eu lieu au détriment du prolétariat. Nos arguments se basent sur une observation constante des processus au sein de la société bourgeoise qui nous a menés à conclure :
que malgré les coups portés à sa conscience pendant la dernière décennie, la classe ouvrière conserve d'énormes réserves de combativité qui ont fait surface dans un nombre considérable de mouvements pendant cette période. C'est d'une importance vitale parce que même s'il ne faut pas confondre combativité et conscience, le développement de la résistance ouverte aux attaques du capital constitue dans les conditions d'aujourd'hui une condition plus cruciale que jamais pour que le prolétariat redécouvre son identité en tant que classe ce qui est une précondition à une évolution plus générale de la conscience de classe,
qu'un processus de maturation souterraine s'est poursuivi et s'exprime entre autres par l'émergence "d'éléments en recherche" dans le monde entier, une minorité croissance qui se pose sérieusement des questions sur le système existant et est à la recherche d'une alternative révolutionnaire. Ces éléments gravitent en grande partie dans le marais, autour de diverses expressions d'anarchisme etc. Le récent développement de protestations "anticapitalistes" - tout en étant sans aucun doute manipulées et exploitées par la classe dominante - exprime aussi un développement massif du marais, cette zone toujours mouvante de transition entre la politique de la bourgeoisie et celle de la classe ouvrière. Mais plus significatif encore dans la période la plus récente, c'est l'expansion considérable d'un nombre d'éléments qui se relient directement aux groupes révolutionnaires, en particulier au CCI et au BIPR. Cet influx d'éléments qui vont plus loin que le vague questionnement du marais et cherchent une cohérence communiste authentique, constitue la partie visible de l'iceberg, l'expression d'un processus plus profond et plus étendu au sein du prolétariat dans son ensemble. Leur arrivée sur la scène aura un effet considérable sur le milieu prolétarien existant, transformant sa physionomie et le contraignant à rompre avec ses habitudes sectaires établies depuis longtemps.
La permanence de la menace prolétarienne peut aussi se mesurer, dans une certaine mesure, "en négatif" - en examinant les politiques et les campagnes de la bourgeoisie. Nous pouvons voir cela à différents niveaux - idéologique, économique et militaire. Au niveau idéologique, la campagne sur "l'anticapitalisme" est un bon exemple. Plus tôt dans la décennie, les campagnes de la bourgeoisie visaient à accentuer le désarroi d'une classe qui avait été frappée récemment par l'effondrement du bloc de l'Est, et les thèmes en étaient ouvertement bourgeois : la campagne Dutroux par exemple était entièrement axée sur la démocratie. L'insistance d'aujourd'hui sur "l'anticapitalisme" est au contraire une expression de l'usure de la mystification sur le "triomphe du capitalisme", de la nécessité que le capitalisme récupère et dévoie le potentiel d'un questionnement réel au sein de la classe ouvrière. Le fait que les protestations anticapitalistes n'aient mobilisé les ouvriers que d'une façon marginale ne diminue pas leur impact idéologique général. On pourrait dire la même chose de la tactique de la gauche au gouvernement. Bien que la plus grande partie de l'idéologie des gouvernements de gauche dérive directement des campagnes sur la faillite du socialisme et la nécessité d'une nouvelle et troisième voie pour le futur, ces gouvernements ont été dans une grande mesure mis en place pas seulement pour maintenir la désorientation existante de la classe ouvrière mais comme mesure de précaution pour l'empêcher de relever la tête, pour donner (vent) à tous les mécontentements qui se sont accumulés dans ses rangs pendant dix ans.
Au niveau économique, nous avons montré ailleurs que la bourgeoisie des grands centres continuera d'utiliser tous les moyens à sa disposition pour empêcher l'économie de s'effondrer, de "s'ajuster" à son niveau réel. La logique derrière est à la fois économique et sociale. Elle est économique dans le sens où la bourgeoisie doit à tous prix continuer à faire tourner son économie et même maintenir ses propres illusions sur les perspectives d'expansion et de prospérité. Mais elle est aussi sociale dans le sens où la classe dominante vit toujours dans la terreur qu'un plongeon dramatique de l'économie ne provoque des réactions massives du prolétariat qui serait capable de voir plus clairement la banqueroute réelle du mode de production capitaliste.
De façon peut-être encore plus importante, dans tous les conflits militaires majeurs impliquant les puissances impérialistes, centrales pendant cette dernière décennie (les conflits du Golfe, des Balkans, d'Afrique), nous avons assisté à une grande prudence de la classe dominante, à sa répugnance à utiliser d'autres hommes que des soldats professionnels dans ces opérations, et même dans ce cas, à son hésitation à risquer la vie de ces soldats de peur de provoquer des réactions "au retour au pays".
Il est certainement significatif qu'avec le bombardement de la Serbie par l'OTAN, la guerre impérialiste a accompli un nouveau pas vers le c?ur du système. Mais la Serbie n'est pas l'Europe occidentale. Il n'est pas du tout évident aujourd'hui que la classe ouvrière des grands pays industriels soit prête à marcher derrière les drapeaux nationaux, à s'enrôler dans des conflits impérialistes majeurs (et même dans un pays comme la Serbie, on a vu les limites du sacrifice même si le mécontentement massif y a été dévoyé en cirque démocratique). Le capitalisme est toujours contraint de masquer ses divisions impérialistes derrière une façade d'alliances pour une intervention humanitaire. Cela révèle en partie l'incapacité des puissances secondaires à défier la domination américaine comme nous l'avons vu, mais cela exprime aussi le fait que le système n'a pas de base idéologique sérieuse pour cimenter de nouveaux blocs impérialistes - un fait qu'ignorent totalement les groupes prolétariens qui réduisent l'essence de tels blocs à une fonction économique. Les blocs impérialistes ont une fonction plus militaire qu'économique, mais pour agir au niveau militaire, il faut aussi qu'ils soient idéologiques. Pour le moment il est impossible de voir quels thèmes idéologiques pourraient être utilisés pour justifier la guerre entre les principales puissances impérialistes aujourd'hui - elles ont toutes la même idéologie démocratique et aucune ne peut pointer le doigt contre un "Empire du mal" qui représenterait la menace numéro un à son mode de vie : l'anti-américanisme encouragé dans un pays comme la France n'est qu'un pâle reflet des idéologies passées d'antifascisme et d'anti-communisme. Nous avons dit que le capitalisme devait toujours infliger une défaite majeure et ouverte à la classe ouvrière des pays avancées avant de pouvoir créer les conditions pour la mobiliser directement dans une guerre mondiale. Mais il y a beaucoup de raisons de penser que ceci s'applique également à des conflits limités entre des blocs en formation qui prépareraient le terrain à un conflit plus généralisé. C'est une réelle expression du poids "négatif" d'un prolétariat non défait sur l'évolution de la société capitaliste.
Nous avons évidemment reconnu que dans le contexte de la décomposition, le prolétariat pourrait être englouti sans une telle défaite frontale et sans une guerre majeure entre les puissances centrales. Il pourrait succomber à l'avancée de la barbarie dans les pays centraux, un processus d'effondrement social, économique et écologique comparable mais encore plus cauchemardesque que ce qui a déjà commencé à arriver dans des pays tels que le Rwanda ou le Congo. Mais bien que plus insidieux un tel processus ne serait pas invisible et nous en sommes encore loin - ce fait s'exprime lui aussi "en négatif" dans les récentes campagnes sur les "demandeurs d'asile" qui se basent dans une grande mesure sur la reconnaissance que l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord restent des oasis de prospérité et de stabilité par rapport aux parties d'Europe de l'est et du tiers-monde les plus affectées par les horreurs de la décomposition.
On peut donc dire sans hésitation que le fait que le prolétariat n'ait pas été défait dans les pays avancés continue de constituer une barrière au plein déchaînement de la barbarie dans les centres du capital mondial.
Mais pas seulement : le développement de la crise économique mondiale décape lentement l'illusion qu'un brillant avenir se profile - un futur fondé sur la "nouvelle économie" où tout le monde serait dépositaire d'enjeux. Cette illusion s'évaporera encore plus quand la bourgeoisie sera contrainte de centraliser et d'approfondir des attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière afin de "s'ajuster" à l'état réel de son économie. Et bien que nous soyons encore loin d'une lutte ouvertement politique contre le capitalisme, nous ne sommes probablement pas très loin d'une série de luttes défensives dures et même à grande échelle quand le mécontentement du prolétariat qui couve prendra la forme d'une combativité directe. Et c'est dans ces luttes que les graines d'une politisation future pourront être semées. Il va sans dire que l'intervention des révolutionnaire sera un élément clé de ce processus.
C'est donc en reconnaissant de façon claire et sobre les difficultés et les dangers terribles qui font face à notre classe que les révolutionnaires peuvent continuer à affirmer leur confiance : le cours historique ne s'est pas tourné contre nous. La perspective de confrontations de classe massives reste devant nous et continuera à déterminer notre activité présente et future.
Décembre 2000
Dans le numéro précédent de cette Revue internationale, nous avons publié la Résolution sur la situation internationale, adoptée au 14°congrès du CCI, ainsi que des extraits du Rapport sur la crise économique présenté à ce congrès. Nous publions ci-dessous les deux autres rapports sur la situation internationale qui ont été ratifiés à ce congrès : le rapport sur les tensions impérialistes et le rapport sur la lutte de classe. Ces rapports ne traitent pas seulement de la situation actuelle. Ils s'efforcent de resituer les perspectives qu'ils tracent dans le contexte global d'un bilan du 20' siècle et des enjeux historiques auxquels est confronté le prolétariat dans le monde d'aujourd'hui.
Le mouvement ouvrier a dégagé, dès le dernier quart du 19° siècle, que le développement de l'impérialisme posait à l'humanité l'alternative : Socialisme ou Barbarie. Engels avait commencé à poser cette alternative dans les années 1880-90. Depuis, l'histoire de la décadence a amplement montré que le capitalisme pourrissant est capable de développer une barbarie effroyable dont le niveau était difficilement soupçonnable au siècle dernier. Aujourd'hui, nous sommes dans la phase ultime du capitalisme, celle de sa décomposition, du développement du chaos et du chacun pour soi. La décomposition nous met dans une situation en partie inédite. Pour comprendre l'ampleur et la signification de cette situation, il nous faut nous référer à l'histoire et à la façon dont le marxisme a analysé le développement de l'impérialisme.
Nous voulons démontrer que, dans la décadence et encore plus dans la période actuelle de décomposition, la bourgeoisie n'a pas pour objectif premier, dans les guerres qu'elle mène, l'obtention de gains économiques mais qu'elle développe des visées essentiellement stratégiques, même si bien sûr, la toile de fond demeure la question économique, c'est-à-dire la décadence du capitalisme. «L'irrationalité de la guerre est le résultat du fait que les conflits militaires modernes - contrairement à ceux de l'ascendance capitaliste (guerres de libération nationale ou de conquête coloniale qui aidaient à l'expansion géographique et économique du capitalisme) - visent uniquement au repartage des positions économiques et stratégiques déjà existantes. Dans ces circonstances, les guerres de la décadence, via les dévastations qu'elles causent et leur coût gigantesque, ne représentent pas un stimulant mais un poids mort pour le mode de production capitaliste.» ("Résolution sur la situation internationale" pour le 13e congrès du CCI, Revue internationale n° 97). Il est important aussi de rappeler que, pour la période actuelle, nous situons notre analyse dans le cadre d'un cours qui reste ouvert aux affrontements de classe décisifs.
Dès les années 1880, le mouvement ouvrier a vu poindre le phénomène de l'impérialisme. Les congrès de Bruxelles de 1891 et de Zürich en aôut 1893 s'en préoccupent. A cette époque, Engels avait mis en évidence les antagonismes qui se développaient entre l'Allemagne et la France. II voyait se former des blocs : Allemagne-Autriche/Hongrie-Italie d'un côté contre France-Russie de l'autre. Il voyait se développer le militarisme et le risque d'une guerre en Europe, qui serait une guerre impérialiste, dont il redoutait les conséquences pour le mouvement ouvrier international et pour l'humanité. Face à ces dangers, le congrès d'aôut 1893 avait adopté une résolution basée sur l'idée que la guerre était immanente au capitalisme ; il y défendait l'internationalisme et se déclarait contre les crédits de guerre. Ainsi, le phénomène de l'impérialisme lié à des antagonismes économiques était perçu et vu comme source de guerre et de barbarie. Bien que cette barbarie fût à l'époque sous-estimée, Engels voyait dans la guerre un grand risque d'affaiblir et même de détruire le socialisme alors que la paix lui donnait beaucoup plus de chances de réussite, même si la perspective de cette guerre annonçait le moment où le socialisme pourrait l'emporter sur le capitalisme : «La paix assure la victoire du parti socialiste allemand dans une dizaine d'années ; la guerre lui offre, ou la victoire dans deux ou trois ans, ou la ruine complète, au moins pour quinze à vingt ans. Dans cette position, les socialistes allemands devraient être fous pour préférer le va-tout de la guerre au triomphe assuré que lui promet la paix. » ("Lettre à Lavrov", 5 février 1884)
C'est en 1916, que Lénine écrit L'impérialisme, stade suprême du capitalisme. Il dénonce l'impérialisme mais, plus qu'une analyse, il décrit les phénomènes en introduisant aussi des visions fausses. Il insiste sur deux aspects : l'exportation des capitaux des grands pays développés et la rapine. Lénine voit dans l'exportation des capitaux des grandes puissances, la "base solide pour l'oppression et l'exploitation impérialiste de la plupart des pays et des peuples du monde, pour le parasitisme capitaliste d'une poignée d'Etats opulents". (...) "Dans les transactions internationales de cette sorte, le prêteur, en effet, obtient presque toujours quelque chose : un avantage lors de la conclusion d'un traité de commerce, une base houillère, la construction d'un port, une grasse concession, une commande de canons". "Les profits élevés que tirent du monopole les capitalistes d'une branche d'industrie parmi beaucoup d'autres, d'un pays parmi beaucoup d'autres, etc. leur donnent la possibilité économique de corrompre certaines couches d'ouvriers, et même momentanément une minorité ouvrière assez importante, en les gagnant à la cause de la bourgeoisie de la branche d'industrie ou de la nation considérées et en les dressant contre toutes les autres. "Lénine voit bien que le partage du monde est achevé"... le trait caractéristique de la période envisagée, c'est le epartage définitif du globe, définitif non en ce sens qu'un nouveau partage est impossible, de nouveaux partages étant au contraire possibles et inévitables, mais en ce sens que la politique coloniale des pays capitalistes en a terminé avec la conquête des territoires inoccupés de notre planète. "Ainsi, ce qui est à l'ordre du jour, c'est la "lutte pour les territoires économiques", donc l'impérialisme engendre la guerre. Les bordiguistes se réfèrent toujours à cette vision de Lénine qui, d'une part, était surtout une description plus qu'une explication des phénomènes (lesquels, de plus, ont considérablement évolué avec l'évolution de la décadence) mais qui, d'autre part, contenait des visions fausses telle celle sur l'aristocratie ouvrière et le développement inégal du capitalisme [1] [576], visions qu'ils font leurs. Malgré ces erreurs, Lénine saura toutefois tirer le meilleur de ses prédécesseurs au niveau de l'orientation décisive à promouvoir dans le cadre de la première guerre impérialiste mondiale, celle de transformer la guerre impérialiste en guerre civile pour le renversement du capitalisme. Mais ses erreurs fragilisaient pourtant, pour le futur, la terre ferme des analyses sur lesquelles le mouvement ouvrier doit s'appuyer pour mener son combat.
C'est Rosa Luxemburg qui fait une analyse plus approfondie des contradictions du capitalisme et qui, à la place de la vision du développemnt inégal du capitalisme de Lénine, qui laissait la porte ouverte à la possibilité d'un développement économique dans certaines aires, va donner une explication en mettant en avant la question des marchés comme contradiction essentielle eten partant de l'évolution du capitalisme dans sa globalité mondiale et non pas pays par pays. EI le développe son analyse dans L'accumulation du Capital (1913). Comme L,énine, elle met en évidence le lien impérialisme-guerre : "Mais à mesure qu'augmente le nombre des pays capitalistes participant à la chasse aux territoires d'accumulation et à mesure que se rétrécissent les territoires encore disponibles pour l'expansion capitaliste la lutte du capital pour ses territoires d'accumulation devient de plus en plus acharnée et ses campagnes engendrent à travers le monde une série de catastrophes économiques et politiques crises mondiales, guerres, révolutions." "L'impérialisme consiste précisément dans l'expansion du capitalisme vers de nouveaux territoires et dans la lutte économique et politique que se livrent les vieux pays capitalistes pourse disputer ces territoires." "... seule la compréhension théorique exacte du problème pris à la racine peut donner à notre lutte pratique contre l'impérialisme cette sûreté de but et cette force indispensables à la politique du prolétariat."(pp. 152-153 Ed. Maspero). En 1915, Rosa Luxemburg sort la brochure de Junius. Elle y réaffirme que désormais, le capitalisme domine la terre entière. "Cette marche triomphale au cours de laquelle le capitalisme fraie brutalement sa voie par tous les moyens : la violence, le pillage et l'infamie, possède un côté lumineux : elle a créé les conditions préliminaires à sa propre disparition définitive; elle a mis en place la domination mondiale du capitalisme à laquelle seule la révolution mondiale du socialisme peut succéder." Elle pose très clairement que dans l'impérialisme, il y a à la fois des questions d'intérêts économiques mais aussi stratégiques. Prenant l'exemple de la Russie, elle dit : "Dans les tendances conquérantes du régime tsariste s'expriment, d'une part, l'expansion traditionnelle d'un Empire puissant dont la population comprend aujourd'hui 170 millions d'êtres humains et qui, pour des raisons économiques et stratégiques, cherche à obtenir le libre accès des mers, de l'Océan pacifique à l'Est, de la Méditerranée au Sud, et, d'autre part, intervient ce besoin vital de l'absolutisme : la nécessité sur le plan de la politique mondiale de garder une attitude qui impose le respect dans la compétition générale des grands Etats, pour obtenir du capitalisme étranger le crédit financier sans lequel le tsarisme n'est absolument pas viable." Comme dit la résolution du 13e congrès du CCI (citée plus haut), "Rosa Luxembourg reconnaissait la primauté des considérations stratégiques globales sur les intérêts économiques immédiats pour les principaux protagonistes de la première guerre mondiale." Dans ce sens stratégique, Rosa Luxemburg indique par exemple aussi, en quoi la politique de l'Allemagne envers la Turquie représente pour elle un point d'appui de la politique allemande en Asie Mineure. Le déchaînement de l'impérialisme porte en lui le développement de la guerre; mais loin d'une vision mécanique qui verrait la bourgeoisie déclencher la guerre comme réponse aux moments les plus aigus de la crise, elle montre les stratégies et la préparation à long terme des moments où la bourgeoisie tentera par la force un repartage du monde. A la fin du 19e et au début du 20e siècle, la bourgeoisie allemande se préoccupait beaucoup, par exemple, de construire une flotte capable de faire des incursions de l'impérialisme allemand dans le monde. "Avec cette flotte offensive de première qualité et avec les accroissements militaires qui, parallèlement à sa construction, se succédaient à une cadence accélérée, c'était un instrument de la politique future que l'on créait, politique dont la direction et les buts laissaient le champ libre à de multiples possibilités". Cela visait directement l'Angleterre. Cela se faisait dans le contexte où l'impérialisme se déchaîne, annonçant la décadence, la tendance à la saturation des marchés, la guerre. Rosa cite un ministre allemand, von Bülow qui disait en novembre 1899, à propos de la force navale : "Si les Anglais parlent d'une Greater Britain si les Français parlent d'une Nouvelle France, si les Russes se tournent vers l'Asie, de notre côté nous avons la prétention de créer une Grösseres Deutschland..." Rosa Luxemburg, comme Engels, était préoccupée par l'aspect destructeur de la guerre pour les forces de la révolution : "Ici encore, la guerre actuelle s'avère non seulement an gigantesque assassinat, mais aussi un suicide de la classe ouvrière européenne. Car ce sont les soldats du socialisme, les prolétaires d'Angleterre, de France, d’Allemagne, de Russie, de Belgique qui depuis des mois se massacrent les uns les autres sur l'ordre du capilal, ce sont eux qui enfoncent dans leur coeur le fer meurtrier, s'enlaçant d'une étreinte mortelle, chancelant ensemble, chacun entraînant l'autre dans la tombe."
On peut tout de suite souligner que la vision plus profonde des mécanismes qui mènent le capitalisme à sa décadence, chez Rosa, nous permet d'éviter l'erreur des bordiguistes de confondre des guerres impérialistes avec des luttes de libération nationale, sur la base du fait qu'il existerait encore des aires géographiques pouvant se développer. Aujourd'hui, toutefois, cette vision est difficile à maintenir et les bordiguistes ne la mettent pratiquement plus en avant, mais sans savoir précisèment pourquoi, de façon empirique donc fragile. Par contre, ils continuent à se cramponner à la vision de "territoires économiques" à conquérir en voulant trouver systématiquement un objectif économique immédiat dans chaque guerre. Cela vaut aussi pour Battaglia comunista et le BIPR. Ce qui correspondait à une vision photographique du moment chez Lénine, qui, de plus, était beaucoup moins claire que celle de Rosa Luxemburg, a été figé chez eux.
II faut dire aussi que Trotsky, dans ses écrits de 1924 et 1926 "Europe et Amérique où va l'Angleterre ?", s'en tient à la vision de Lénine. II ne voit que la concurrence économique entre les grandes nations et, nation par nation. II voit bien que ce sont les Etats-Unis qui sortent comme grands vainqueurs de la première guerre mondiale et qui prennent la première place dans le monde. Mais il ne voit que l'aspect économique à savoir que les Etats-Unis veulent la "mise en tutelle, économique de l’Europe". Le capital américain "vise à la maîtrise du monde, il veut instaurer la sauprématie de l'amérique sur notre planète. (...) Que doit-il faire à l'égard de l'Europe ? Il doit, dit-on, la pacifier comment ? Sous son hégémonie. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il doit permettre à l’Europe de se relever, mais dans des limites bien déterminées, lui accorder des secteurs déterminés, restreints du marché mondial". Cette concurrence ne peut que les amener à s'affronter, ce qui est vrai de façon générale. Mais ne voyant pas les aspects stratégiques dans toute leur ampleur, correspondant au besoin de se maintenir en tant que grande puissance si on ne peut plus rester la première d'entre elles, comme ce fut le cas pour l'Angleterre dès après la première guerre mondiale, Trotsky fait se recouper la concurrence économique avec les affrontements impérialistes. Ainsi, l'Angleterre passant au second rang derrière les Etats-Unis, il voit dans la concurrence entre ces deux pays l'axe majeur des affrontements impérialistes à venir : "L’antagonisme capital du monde est l’antagonimse anglo-américain. C’est ce qui montrera de plus en plus nettement l’avenir." L'avenir, justement, n'a pas vérifié cela. Il vérifiera, au contraire, que plus la décadence avance et plus l'aspect stratégique dominera avec, en sont centre, le fait d'envisager les alliances qui permettent de se maintenir en tant que grande nation ou nation tout court et cela au détriment même des intérêts économiques immédiats. Ce sera toute la question de l'irrationalité de la guerre d'un point de vue strictement économique, question qui sera mise en lumière par la Gauche Communiste de France. Cette dernière parviendra à formuler la thèse de l'irrationalité de la guerre et le fait qu'au fil de la décadence, la guerre n'est plus au service du développement de l'économie mais que c'est l'économie qui est au service de la guerre. [2] [577]
Tout au long de la décadence, ces deux aspects se vérifient mais l'aspect stratégique, l'irrationalité de la guerre du point de vue économique va prendre le dessus. Même si la Première guerre mondiale n'avait pas été déclenchée mécaniquement au moment le plus aigü de la crise et si les visées stratégiques d'expansion avaient été calculées par l'Allemagne, et si elle correspondait, du point de vue économique, à une volonté de repartage du monde autour de la question des marchés, cette guerre s'avérait déjà plus couteuse qu'avantageuse du point de vue économique pour les vainqueurs euxmêmes, à l'exception des Etats-Unis.
Parlant de l'Angleterre au sortir de la Première guerre mondiale, Sternberg dit, dans Le conflit du siècle : "Du fait de la guerre, toutefois, elle ne perdit pas seulement une partie de ses avoirs, mais sa position tout entière dans l'économie mondiale s’affaiblit à un tel point qu'elle fut dorénavant réduite a employer la plus grande partie des intérêts qu'elle tirait de ses investissements au financement de ses importations et à n’en affecter qu'une partie minime à la constitution de nouveaux capitaux à investir." Quant à la richesse et à la croissance économique effective des Etats-Unis après cette guerre, "l’enrichissement des Etats-Unis par la guerre" dont parle le trotskiste Pierre Naville dans sa préface au livre de Trotsky cité plus haut, elle ne vient pas d'abord de la guerre mais du fait que les Etats-Unis n'avaient pas encore tout à fait épuisé les marchés pré-capitalistes de leur immense territoire, par exemple le fait qu'ils avaient encore à effectuer la construction de quelques lignes de chemin de fer, mais aussi du fait qu'ils n'avaient participé à la guerre que vers sa fin, loin de leur territoire sur lequel ils ne connurent aucune destruction.
La Seconde guerre mondiale a encore pour objectif le repartage du monde. La bourgeoisie allemande se reconnaissait dans le slogan de Hitler : "Exporter ou mourir !" Mais si la fin de la guerre voit effectivement un repartage du monde entre deux blocs, le bloc russe et le bloc occidental, une bonne partie des investissements pour la reconstruction a un but essentiellement stratégique : oter l'envie à l'Allemagne et aux pays du Sud-Est asiatique de passer dans l'autre bloc et ainsi établir un cordon sanitaire autour de la Russie. La politique des Etats-Unis vis à vis de l'URSS dite de containment, avait pour but dans ce sens d'empêcher cette dernière de parvenir aux mers, de la maintenir en tant que puissance continentale. D'où aussi, dans les années 1950 la guerre de Corée dans ce même but. Du point de vue économique, on peut à nouveau citer Sternberg : "Enfin, la deuxième guerre mondiale forçat l'Angleterre à liquider la grande majorité de ses avoirs à l’étranger, provoquant ainsi un nouveau recul de sa position sur les marchés mondiaux au point qu'elle du faire appel, de longues années durant, à l'aide directe de l’Amérique pour payer ses importations". Les Etats-Unis, eux, affirment leur rang de première puissance mondiale mais dans un contexte où, au delà de la période de reconstruction, c'est le capitalisme mondial comme un tout qui continue de s'affaiblir, eux y compris.
Dans ce cadre des blocs, l'enjeu est de se défendre face à l'autre bloc. Pour cela, les armes économiques et militaire, sont utilisées. Bien sûr, le bloc économiquement le plus puissant a l'avantage dans cette guerre froide. Il peut user davantage de l'appât économique et avoir davantage de moyens dans la course aux armements. Après la mort de Nasser, les Etats-Unis utilisent l'arme économique pour faire basculer l'Egypte dans son bloc. A partir de 1975, les Etats-Unis travaillent pour que la Chine se rapproche d'eux. On verra que pour entretenir ce rapprochement le statut de nation privilégiée, au niveau des échanges commerciaux, lui sera accordé. Toujours dans cette période des années 1970, les prêts accordés aux pays d'Afrique sous tutelle ont bien sûr pour but d'entretenir la possibilité des échanges commerciaux avec eux mais aussi de les maintenir dans le bloc occidental.
On peut voir donc que l'aspect stratégique domine largement sur l'aspect économique. Cela est une caractéristique qui se développe nettement depuis 1945. Nous l'avons signalé plus haut avec la politique de "containment". Il faut donc souligner une différence énorme d'avec ce que Lénine pouvait encore constater au début du 20e siècle lorsqu'il parle de l'exportation des capitaux. A ce moment là, la bourgeoisie savait qu'elle serait remboursée, qu'elle encaisserait les intérêts de son prêt et qu'en plus, elle gagnerait des marchés. A partir des années 1970, c'est de plus en plus à fonds perdus que la bourgeoisie prête, elle le sait. C'est pourquoi, au début des années 1980, le président de l'Etat français, Mitterrand, pouvait jouer les grands coeurs en proposant un moratoire pour la dette de l'Afrique. On peut rappeler d'autres exemples qui montrent les objectifs stratégiques :
On peut ainsi vérifier que si l'économie reste la toile de fond, elle est de plus en plus au service de la guerre et non l'inverse. La guerre est devenu le mode de vie du capitalisme. Si dans les débuts de l'impérialisme puis de la décadence, la guerre était conçue comme le moyen pour le repartage des marchés, elle est devenue, à ce stade, un moyen de s'imposer en tant que grande puissance, de se faire respecter, de défendre son rang face aux autres, de sauver la nation. Les guerres n'ont plus de rationnalité économique; elles coûtent beaucoup plus cher qu'elles ne rapportent. La réflexion de Brezinski rapportée plus haut est très significative.
La bourgeoisie avait annoncé une ère de paix et de prospérité. Nous avons vu et nous voyons la guerre et la misère se développer. La fin des blocs exprime l'entrée dans la phase de décomposition, le développement du chacun pour soi au niveau impérialiste et l'avancée de la barbarie et du chaos. A la suite de cette disparition des blocs, on voit les grandes puissances revenir à leurs stratégies d'expansion d'avant 1914. Mais il faut noter une grande différence : au début du 20e siècle, pour faire aboutir ces stratégies, la bourgeoisie tendait à constituer des constellations (alliances). Aujourd'hui, c'est le chacun pour soi qui domine au point que les alliances, depuis 1989 ont toujours été éphémères et que dans les conflits qui surgissent, chaque puissance défend ses intérêts avec sa stratégie propre. Dans ce contexte, ce sont des stratégies que chaque puissance essaie de défendre.
Face à cette nouvelle situation, les Etats-Unis ont indiqué clairement qu'ils entendaient défendre leur leadership. Ce fut l'objectif de la guerre du Golfe en 1991. Malgré cela, quelques mois après, l'Allemagne ouvrait les hostilités en Yougoslavie en reconnaissant unilatéralement l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie. Malgré l'avertissement qu'avaient été donné par les Etats-Unis quelques mois auparavant, l'Allemagne reprend son ancienne politique d'expansion vers le Sud-Est, via les Balkans, en sachant que la Serbie représentait pour cette expansion un verrou à faire sauter. Dans la guerre du Kososvo, l'Allemagne poursuit cette politique. Elle le fait sans complexe car, pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale, on la voit développer sa force militaire dans un autre pays. De plus, elle laisse clairement entendre qu'elle utilisera à l'avenir son armée pour défendre ses intérêts où il le faudra dans le monde.
On sait que les Etats-Unis, la France, l'Angleterre, la Russie n'entendent pas laisser le champ libre à l'Allemagne et qu'ils ont réagi pour contrecarrer les visées germaniques. Il est clair que ce ne sont pas du tout les intérêts économiques qui sont les enjeux centraux de cette guerre mais des intérêts stratégiques afin de défendre ou essayer de développer son rang de grande puissance, ses zones d'influence.
Ce sont aussi des intérêts essentiellement stratégiques qui sont en jeu dans le Caucase, autour de la guerre en Tchétchénie. Le pétrole est effectivement un enjeu; mais quelle place y tient-il ? Une place stratégique et pas économique. On voit en effet les Etats-Unis faire des tractations avec l'Azerbaïdjan, la Géorgie, l'Arménie, la Turquie, sans tenir compte de la Russie qui réagit à cela en assassinant des ministres et des députés dans le parlement d'Erevan, parce que les Etats-Unis veulent contrôler cette région à cause de son pétrole, non pas dans un but de gain économique mais pour que l'Europe ne puisse pas s'approvisionner en cette énergie nécessaire en cas de guerre Nous pouvons nous rappeler que pendant la Deuxième guerre mondiale, en 1942, l'Allemagne avait mené une offensive sur Bakou pour tenter de s'approprier cette énergie si nécessaire pour mener la guerre. Il en va différemment aujourd'hui pour l'Azerbaïdjan et la Turquie par exemple pour lesquels la question du pétrole représente un gain immédiat appréciable. Mais l'enjeu central de la situation n'est pas là.
En Afrique, la guerre du Zaïre que la bourgeoisie a présentée comme une volonté des américains de s'emparer des richesses du sous-sol avait en réalité comme objectif de chasser la France de cette région. Le fait que quelques hommes d'affaires s'y soient ensuite précipités, n'enlève rien à cet objectif central. Il en va de même de la visite de Clinton au Sénégal, fin 1998, où l'objectif était de venir concurrencer la France, à un niveau diplomatique, directement sur son précarré. Régulièrement, afin de cacher l'objectif réel de ses actes, c'est la bourgeoisie elle-même qui met volontairement en avant de pseudo objectifs économiques.
Dans le conflit de l'Inde et du Pakistan, le Cachemire n'est pas en premier lieu un enjeu économique. A travers ce conflit, aujourd'hui, le Pakistan voudrait retrouver l'importance régionale qu'il avait à l'époque des blocs et qu'il a perdue depuis. Qui plus est, on a vu les Etats-Unis ré-ajuster leur politique et renouer des relations avec l'Inde.
Mais c'est sans doute le Moyen-Orient qui indique au plus haut point l'aspect stratégique central des questions impérialistes aujourd'hui. Ces derniers temps, on a vu des pays d'Europe contester les Etats-Unis jusque dans cette zone aussi cruciale. La France se montrant "préoccupée" par le sort des palestiniens; l'Allemagne ayant manifesté quelques sollicitudes à l'égard d'Israël par exemple. La France cherche à réintroduire son influence au Liban ; entretient des liens avec la Syrie. C'est cette contestation des Etats-Unis qui aboutit à l'explosion actuelle. Mais il faut ajouter que les incendiaires ont perdu en partie le contrôle du feu qu'ils attisaient. La décomposition se manifeste dans toute sa gravité. La provocation de Sharon, soutenu par une partie de l'armée et de l'Etat n'a certainement pas été voulue par les Etats-Unis. Arafat ne maîtrise plus grand chose. Et même si les Etats-Unis, pour tenter de trouver une solution qui leur permette de contrôler à nouveau la région faisaient de la Palestine un champ de ruines, cela ne résoudrait rien. L'impérialisme n'offre plus aucune possibilité de paix ; seul l'enchaînement des guerres est à l'ordre du jour.
Sur l'arène mondiale aujourd'hui, les deux puissances principales qui s'affrontent pour imposer leur influence et tenter de rassembler autour d'elles sont les Etats-Unis et l'Allemagne. Des puissances comme la France (même si elle fait du bruit), l'Angleterre, ne peuvent pas rivaliser avec elles. La décomposition joue en faveur de l'Allemagne, on l'a vu avec la Yougoslavie. Les choses sont plus difficiles pour les Etats-Unis puisque c'est leur leadership qu'ils ont à défendre et que leur domination pousse les Etats européens d'abord mais aussi la plupart des Etats à les contester. On ne voit pas poindre la constitution de blocs, au contraire. La situation au Moyen-orient montre aujourd'hui à quel point l'humanité avancerait vers sa destruction, même sans guerre mondiale, si le prolétariat, à terme, ne parvenait pas à s'imposer. On voit aussi à quel point, ne voir dans les guerres que des questions économiques, relève de la sous-estimation de leur gravité et constitue même de l'aveuglement, comme dit la résolution du 13e congrès face à la véritable ampleur des enjeux : "Enfin, les explications (qu'on retrouve même parmi des groupes révolutionnaires) qui essaient d'interpréter l'offensive actuelle de l'OTAN comme une tentative de contrôler les matières premières dans la région (Kosovo, ndr) constituent une sous estimation, voire un aveuglement, face à la véritable ampleur des enjeux." Point 3
La résolution du 13e congrès du CCI disait :
"Aujourd'hui, même si les Etats-Unis sont à la tête de la croisade anti Milocevic, ils doivent compter beaucoup plus qu 'auparavant avec les jeux spécifiques des autres puissances -notamment l'Allemagne- ce qui introduit un facteur considérable d'incertitude sur l'issue de l'ensemble de l'opération." (...) "C’est à long terme que l'Allemagne est obligée d'envisager son accession au rang de superpuissance alors que c'est dès maintenant, et déjà depuis plusieurs années, que les Etats-Unis sont confrontés à la perte de leur leadership et à la montée du chaos mondial."
Où en est le leadership américain ? Comme le disait la résolution, il tend à s'affaiblir. Il faut toutefois constater qu'il leur est moins difficile de le maintenir dans les régions qui sont loin de l'Europe. Malgré les difficultés qu'ils rencontrent partout, par exemple même en Amérique Latine où le président du Venezuela, Chavez, soutient la guerrilla colombienne et va ostensiblement rendre visite à Saddam Hussein, cela leur est un peu moins difficile, jusqu'à maintenant, vis à vis de l'Inde et du Pakistan où les Etats-Unis parviennent à récupérer les situations de dérapage ; en Indonésie, aux Philippines et même avec le Japon qui voudrait pourtant s'émanciper de la tutelle américaine. Il est vrai qu'avec la Chine, ils ont plus de difficultés.
Mais près de l'Europe, les Etats-Unis rencontrent davantage d'obstacles. On l'a vu avec la Yougoslavie où il leur était difficile de trouver une façon de s'implanter. Avec le Kosovo où les hostilités démarrent sous l'égide de l'OTAN, arme des Etats-Unis, et s'achèvent avec un retour de l'ONU, expression d'un retour d'influence des puissances anti-américaines ; avec l'Irak où des pays comme la France essaient de briser l'embargo imposé par les américains ; au Moyen-Orient, où la contestation des puissances d'Europe ont encouragé, même si c'est indirectement, des initiatives, qu'elles soient de Sharon ou des islamistes qui se traduisent par des dérapages et des pertes de contrôle des Etats-Unis.
II faut donc confirmer qu'il y a une tendance historique à l'affaiblissement du leadership américain, mais ajouter que cela ne veut pas dire que les puissances européennes s'en sortiraient mieux. Au Moyen-Orient, actuellement, elles ne contrôlent pas non plus la situation.
Cette contestation généralisée envers les Etats-Unis oblige ces derniers à utiliser de plus en plus la force militaire, dans un contexte qui n'est plus celui de la guerre du Golfe. Comme le dit la résolution du 13e congrès, à ce moment là "les Etats-Unis conservainet encore un leadership sur la situation mondiale, ce qui leur avait permis de réaliser un sans faute dans la conduite des opérations aussi bien militaires que diplomatiques et ce, même si la guerre du Golf, avait pour vocation de faire taire les velléités de contestation de l'hégémonie américaine qui s 'étaient déjà manifestées, particulièrement de la part de la France et de l’Allemagne. A cette époque, les anciens alliés des Etats-Unis n'avaient pu encore avoir l'occasion de développer leurs propres visées impérialistes en contradiction avec celles des Etats-Unis."
L'avancée de la décomposition joue en défaveur des Etats-Unis. La situation dramatique au Moyen-Orient aujourd'hui où ils ne parviennent à contrôler complètement ni toutes les fractions d'Israël, ni celles de la Palestine l'illustre clairement. Il est significatif que les Etats-Unis aient été obligés de laisser l'ONU entrer en action. Tout cela ne fait qu'ajouter à la gravité de la situation car, s'il est incontestable que la supériorité militaire des Etats-Unis pourrait leur permettre de faire de la Palestine un champ de mines, cela ne résoudrait rien pour autant. Cet affaiblissement du leadership américain est l'expression de l'avancée de la décomposition. Il ne se fait pas de façon linéaire car les Etats-Unis opposent une résistance acharnée; mais la tendance générale est irrésistiblement celle-là. Quant à l'Allemagne, si elle avance. comme nous l'avons dit plus haut, en profitant de la décomposition, cette avancée n'est pas non plus linéaire ; par exemple en Turquie où elle se voit directement concurrencée par les Etats-Unis. Dans ce contexte général, même si la tendance existe toujours, en tant que caractéristique de la décadence, on ne voit pas se dessiner la constitution de nouveaux blocs.
L'importance n'est pas pour l'analyse en soi mais pour comprendre la gravité des conflits, la gravité des enjeux, montrer quelle est la seule perspective que nous offre le capitalisme si la classe ouvrière ne parvient pas à se hisser à la hauteur de ses responsabilités. La guerre est devenue le mode de vie du capitalisme. Nous devons retrouver le sens profond des préoccupations d'Engels et de Rosa Luxemburg concernant l'affaiblissement que le développement de cette barbarie représente pour la révolution. Pour l'instant, les destructions et les tueries concernent surtout la périphérie du capitalisme et donc pas les pays centraux ni les forces vives du prolétariat, comme c'est le cas pendant une guerre mondiale. C'est l'expression du cours historique actuel toujours ouvert aux affrontements de classe. Mais ces destructions représentent malgré tout un affaiblissement. De plus, les guerres d'aujourd'hui, guerres de la décomposition, ne favorisent pas le développement de la conscience.
La situation aujourd'hui au Moyen-Orient représente un nouveau coup de massue sur la tête de la classe ouvrière, développant un sentiment d'impuissance. La montée du nationalisme et de la haine, un possible embrasement de la région conduirait à des situations où, dans des villes industielles comme Haïfa, des ouvriers arabes et israëliens qui ont travaillé et lutté côte à côte, pourraient s'affronter.
Il faut ajouter, correspondant à cette situation générale, qu'après un court répit au début des années 1990, les politiques d'armements repartent en force. On peut citer dans ce sens l'adoption, en mars 1999, d'un programme de défense contre les missiles pour protéger les USA contre les attaques d'"Etats-voyous" et l'usage accidentel ou non autorisé d'engins balistiques russes et chinois. Cela entraîne une réaction en chaîne dans laquelle on voit chaque Etat se justifier du développement de l'armement au nom de la nécessité de répondre à cette escalade.
Face aux sous-estimations et même à l'aveuglement dramatique du milieu politique prolétarien, la signification réelle des guerres d'aujourd'hui est à souligner. Les enjeux qu'elles comportent mettent en évidence la responsabilité de la classe ouvrière, seule classe pouvant mettre fin à la barbarie. Si le seul avenir que peut nous offrir la bourgeoisie est la barbarie, la classe ouvrière, seule, est porteuse d'une autre perspective. La question n'est pas guerre ou paix mais socialisme ou barbarie. Cela n'est pas qu'un slogan. Cela exprime un rapport de forces : quand la barbarie avance, la perspective du socialisme est attaquée. Les choses se passent surtout aujourd'hui à la périphérie du capitalisme. Le cours reste ouvert. Mais le chaos et la barbarie qui se développent, ne font que souligner la responsabilité du prolétariat des pays centraux.
Décembre 2000
[1] [578] Voir dans la Revue internationale n° 31 l'article : "Le Prolétariat d'Europe de l'Ouest au centre de la lutte de classe " et dans la Revue internationale n° 25 l'article : « L'aristocraIic ouvrière ».
[2] [579] Voir des éléments de cette analyse dans l'article « lcs vraies causes de la 2° guerre mondiale » (GCF , 1945) republié dans la Revue internationale n°59).
1) Tous les modes de production du passé ont connu une période d'ascendance et une période de décadence. Pour le marxisme, la première période correspond à une pleine adéquation des rapports de production dominants avec le niveau de développement des forces productives de la société, la seconde exprime le fait que ces rapports de production sont devenus trop étroits pour contenir ce développement. Contrairement aux aberrations énoncées par les bordiguistes, le capitalisme n'échappe pas à une telle loi. Depuis le début du siècle, et notamment depuis la première guerre mondiale, les révolutionnaires ont mis en évidence que ce mode de production était à son tour entré dans sa période de décadence. Cependant, il serait faux de se contenter d'affirmer que le capitalisme ne fait que suivre les traces des modes de production qui l'ont précédé. Il importe également de souligner les différences fondamentales entre la décadence capitaliste et celles des sociétés passées. En réalité, la décadence du capitalisme, telle que nous la connaissons depuis le début du 20e siècle, se présente comme la période de décadence par excellence (si l'on peut dire). Comparée à la décadence des sociétés précédentes (les sociétés esclavagiste et féodale), elle se situe à un tout autre niveau. Il en est ainsi parce que :
En fin de compte, la différence entre l'ampleur et la profondeur de la décadence capitaliste et celles des décadences du passé ne saurait se résumer à une simple question de quantité. Cette quantité elle-même rend compte d'une qualité différente et nouvelle. En effet, la décadence du capitalisme:
2) Toutes les sociétés en décadence comportaient des éléments de décomposition : dislocation du corps social, pourrissement de ses structures économiques, politiques et idéologiques, etc. Il en a été de même pour le capitalisme depuis le début de sa période de décadence. Cependant, de même qu'il convient d'établir clairement la distinction entre cette dernière et les décadences du passé, il est indispensable de mettre en évidence la différence fondamentale qui oppose les éléments de décomposition qui ont affecté le capitalisme depuis le début du siècle et la décomposition généralisée dans laquelle s'enfonce à l'heure actuelle ce système et qui ne pourra aller qu'en s'aggravant. Là aussi, au-delà de l'aspect strictement quantitatif, le phénomène de décomposition sociale atteint aujourd'hui une telle profondeur et une telle extension qu'il acquiert une qualité nouvelle et singulière manifestant l'entrée du capitalisme décadent dans une phase spécifique -la phase ultime- de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l'évolution de la société.
En ce sens, il serait faux d'identifier décadence et décomposition. Si l'on ne saurait concevoir l'existence de la phase de décomposition en dehors de la période de décadence, on peut parfaitement rendre compte de l'existence de la décadence sans que cette dernière se manifeste par l'apparition d'une phase de décomposition.
3) En fait, de même que le capitalisme connaît différentes périodes dans son parcours historique -naissance, ascendance, décadence- chacune de ces périodes contient elle aussi un certain nombre de phases distinctes et différentes. Par exemple, la période d'ascendance comporte les phases successives du libre marché, de la société par actions, du monopole, du capital financier, des conquêtes coloniales, de l'établissement du marché mondial. De même, la période de décadence a aussi son histoire : impérialisme, guerres mondiales, capitalisme d'État, crise permanente et, aujourd'hui, décomposition. Il s'agit là de différentes manifestations successives de la vie du capitalisme dont chacune permet de caractériser une phase particulière de celle-ci, même si ces manifestations pouvaient déjà exister auparavant ou ont pu se maintenir lors de l'entrée dans une nouvelle phase. Ainsi, à un niveau plus général, si l'on peut constater que le salariat existait déjà au sein de la société esclavagiste ou féodale (comme l'esclavage et le servage ont pu se maintenir au sein du capitalisme), seul le capitalisme donne à ce rapport d'exploitation la place dominante dans la société. De même, l'impérialisme a pu exister, comme phénomène, au cours même de la période ascendante du capitalisme. Cependant, il n'acquiert une place prépondérante dans la société, dans la politique des États et dans les rapports internationaux qu'avec l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence au point d'imprimer sa marque à la première phase de celle-ci, ce qui a pu conduire les révolutionnaires de cette époque à l'identifier avec la décadence elle-même.
Ainsi, la phase de décomposition de la société capitaliste ne se présente pas seulement comme celle faisant suite chronologiquement aux phases caractérisées par le capitalisme d'État et la crise permanente. Dans la mesure où les contradictions et manifestations de la décadence du capitalisme, qui, successivement, marquent les différents moments de cette décadence, ne disparaissent pas avec le temps, mais se maintiennent, et même s'approfondissent, la phase de décomposition apparaît comme celle résultant de l'accumulation de toutes ces caractéristiques d'un système moribond, celle qui parachève et chapeaute trois quarts de siècle d'agonie d'un mode de production condamné par l'histoire. Concrètement, non seulement la nature impérialiste de tous les États, la menace de guerre mondiale, l'absorption de la société civile par le Moloch étatique, la crise permanente de l'économie capitaliste, se maintiennent dans la phase de décomposition, mais cette dernière se présente encore comme la conséquence ultime, la synthèse achevée de tous ces éléments. Elle résulte donc:
Elle constitue l'étape ultime vers laquelle tendent les convulsions phénoménales qui, depuis le début du siècle, à travers une spirale infernale de crise/guerre/reconstruction/nouvelle crise, ont secoué la société et ses différentes classes :
4) Ce dernier point constitue justement l'élément nouveau, spécifique, inédit, qui, en dernière instance, a déterminé l'entrée du capitalisme décadent dans une nouvelle phase de son histoire, celle de la décomposition. La crise ouverte qui se développe à la fin des années 1960, comme conséquence de l'épuisement de la reconstruction du second après-guerre, ouvre une nouvelle fois le chemin a l'alternative historique guerre mondiale ou affrontements de classes généralisés vers la révolution prolétarienne. Mais contrairement à la crise ouverte des années 1930, la crise actuelle s'est développée à un moment où la classe ouvrière ne subissait plus la chape de plomb de la contre-révolution. De ce fait, par son resurgissement historique à partir de 1968, elle a fait la preuve que la bourgeoisie n'avait pas les mains libres pour déchaîner une troisième guerre mondiale. En même temps, si le prolétariat avait déjà la force d'empêcher un tel aboutissement, il n'a pas encore trouvé celle de renverser le capitalisme, du fait :
Dans une telle situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, l'histoire ne saurait pourtant s'arrêter. Encore moins que pour les autres modes de production qui l'ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de "gel", de "stagnation" de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société.
5) En effet, aucun mode de production ne peut vivre, se développer, se maintenir sur des bases viables, assurer la cohésion sociale, s'il n'est pas capable de présenter une perspective à l'ensemble de la société qu'il domine. Et c'est particulièrement vrai pour le capitalisme en tant que mode de production le plus dynamique de l'histoire. Quand les rapports de production capitalistes constituaient le cadre approprié au développement des forces productives, cette perspective se confondait avec le progrès historique, non seulement de la société capitaliste, mais de l'humanité entière. Dans de telles circonstances, en dépit des antagonismes de classes ou des rivalités entre secteurs (notamment nationaux) de la classe dominante, l'ensemble de la vie sociale pouvait se développer sans menace de convulsion majeure. Lorsque ces rapports de production, en devenant des entraves à la croissance des forces productives, se sont convertis en obstacles pour le développement social, déterminant l'entrée dans une période de décadence, il en a résulté l'apparition des convulsions que nous avons connues depuis trois quarts de siècle. Dans un tel cadre, le type de perspective que le capitalisme pouvait offrir à la société était évidemment contenu dans les limites spécifiques permises par sa décadence:
Aucune de ces perspectives ne représentait, évidemment, une quelconque "solution" aux contradictions du capitalisme. Toutes avaient cependant l'avantage pour la bourgeoisie de contenir un objectif "réaliste": soit de préserver la survie de son système contre la menace provenant de l'ennemi de classe, le prolétariat, soit d'organiser la préparation directe ou le déchaînement de la guerre mondiale, soit de mener à bien une relance de l'économie au lendemain de cette dernière. En revanche, dans une situation historique où la classe ouvrière n'est pas encore en mesure d'engager immédiatement le combat pour sa propre perspective, la seule vraiment réaliste, la révolution communiste, mais où la bourgeoisie, elle non plus, ne peut proposer aucune perspective quelle qu'elle soit, même à court terme, la capacité que cette dernière a témoignée dans le passé, au cours même de la période de décadence, de limiter et contrôler le phénomène de décomposition ne peut que s'effondrer sous les coups de boutoir de la crise. C'est pour cela que la situation actuelle de crise ouverte se présente en des termes radicalement différents de ceux de la précédente crise du même, type, celle des années 1930. Que cette dernière n'ait pas déterminé un phénomène de décomposition ne résulte pas seulement du fait qu'elle n'a duré que dix ans, alors que la crise actuelle dure depuis deux décennies. La non apparition d'un phénomène de décomposition au cours des années 1930 résulte avant tout du fait que, face à la crise, la bourgeoisie avait les mains libres pour proposer une réponse. Certes, une réponse d'une incroyable cruauté, une réponse de nature suicidaire entraînant la plus grande catastrophe de l'histoire humaine, une réponse qu'elle n'avait pas choisi délibérément puisqu'elle lui était imposée par l'aggravation de la crise, mais une réponse autour de laquelle, avant, pendant et après, elle a pu, en l'absence d'une résistance significative du prolétariat, organiser l'appareil productif, politique et idéologique de la société. Aujourd'hui, en revanche, du fait même, que depuis deux décennies, le prolétariat a pu empêcher la mise à l'ordre du jour d'un tel type de réponse, la bourgeoisie s'est trouvée incapable d'organiser quoi que ce soit en mesure de mobiliser les différentes composantes de la société, y compris au sein de la classe dominante, autour d'un objectif commun, sinon celui de résister pas à pas, mais sans espoir de réussite, à l'avancée de la crise.
6) Ainsi, même si la phase de décomposition se présente comme l'aboutissement, la synthèse, de toutes les contradictions et manifestations successives de la décadence capitaliste :
Cette phase de décomposition est déterminée fondamentalement par des conditions historiques nouvelles, inédites et inattendues: la situation d'impasse momentanée de la société, de »blocage", du fait de la "neutralisation" mutuelle de ses deux classes fondamentales qui empêche chacune d'elles d'apporter sa réponse décisive à la crise ouverte de l'économie capitaliste. Les manifestations de cette décomposition, ses conditions d'évolution et ses conséquences ne peuvent être examinées qu'en mettant au premier plan ce facteur.
7) Si on passe en revue les caractéristiques essentielles de la décomposition telles qu'elles se manifestent aujourd'hui, on peut effectivement constater qu'elles ont comme dénominateur commun cette absence de perspective. Ainsi:
Toutes ces calamités économiques et sociales qui, si elles relèvent en général de la décadence elle-même, rendent compte, par leur accumulation et leur ampleur, de l'enfoncement dans une impasse complète d’un système qui n'a aucun avenir à proposer à la plus grande partie de la population mondiale, sinon celui d'une barbarie croissante dépassant l'imagination. Un système dont les politiques économiques, les recherches, les investissements, sont réalisés systématiquement au détriment du futur de l'humanité et, partant, au détriment du futur de ce système lui-même.
8) Mais les manifestations de l'absence totale de perspectives de la société actuelle sont encore plus évidentes sur le plan politique et idéologique. Ainsi:
l'incroyable corruption qui croît et prospère dans l'appareil politique, le déferlement de scandales dans la plupart des pays tels le Japon (où il devient de plus en plus difficile de distinguer l'appareil gouvernemental du milieu des gangsters), l'Espagne (où c'est le bras droit du chef du gouvernement socialiste qui, aujourd'hui, est directement en cause), la Belgique, l’Italie, la France (où les députés décident de s'amnistier eux-mêmes pour leurs turpitudes);
Toutes ces manifestations de la putréfaction sociale qui aujourd'hui, à une échelle inconnue dans l'histoire, envahissent tous les pores de la société humaine, ne savent exprimer qu'une chose: non seulement la dislocation de la société bourgeoise, mais encore l'anéantissement de tout principe de vie collective au sein d'une société qui se trouve privée du moindre projet, de la moindre perspective, même à court terme, même la plus illusoire.
9) Parmi les caractéristiques majeures de la décomposition de la société capitaliste, il faut souligner la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l'évolution de la situation sur le plan politique. A la base de ce phénomène, on trouve évidemment la perte de contrôle toujours plus grande de la classe dominante sur son appareil économique, lequel constitue l'infrastructure de la société. L'impasse historique dans laquelle se trouve enfermé le mode de production capitaliste, les échecs successifs des différentes politiques menées par la bourgeoisie, la fuite en avant permanente dans l'endettement généralisé au moyen de laquelle se survit l'économie mondiale, tous ces éléments ne peuvent que se répercuter sur un appareil politique incapable, pour sa part, d'imposer à la société, et particulièrement à la classe ouvrière, la "discipline" et l'adhésion requises pour mobiliser toutes les forces et les énergie vers la guerre mondiale, seule "réponse" historique que la bourgeoisie puisse offrir. L'absence d'une perspective (exceptée celle de "sauver les meubles" de son économie au jour le jour) vers laquelle elle puisse se mobiliser comme classe, et alors que le prolétariat ne constitue pas encore une menace pour sa survie, détermine au sein de la classe dominante, et particulièrement de son appareil politique, une tendance croissante à l'indiscipline et au sauve-qui-peut. C'est ce phénomène qui permet en particulier d'expliquer l'effondrement du stalinisme et de l'ensemble du bloc impérialiste de l'Est. Cet effondrement, en effet, est globalement une des conséquences de la crise mondiale du capitalisme; il ne peut non plus s'analyser sans prendre en compte les spécificités que les circonstances historiques de leur apparition ont conférées aux régimes staliniens (voir les "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est", Revue internationale, n°60). Cependant, on ne peut pleinement comprendre ce fait historique considérable et inédit, l'effondrement de l'intérieur de tout un bloc impérialiste en l'absence d'une révolution ou d'une guerre mondiale, qu'en faisant intervenir dans le cadre d'analyse cet autre élément inédit que constitue l'entrée de la société dans une phase de décomposition telle qu'on la constate aujourd'hui. L'extrême centralisation et l'étatisation complète de l'économie, la confusion entre l'appareil économique et l'appareil politique, la tricherie permanente et à grande échelle avec la loi de la valeur, la mobilisation de toutes les ressources économiques vers la sphère militaire, toutes ces caractéristiques propres aux régimes staliniens, si elles étaient adaptées à un contexte de guerre impérialiste (ce type de régime a traversé victorieusement la seconde guerre mondiale, et s’y est même renforcé), ont rencontré de façon brutale et radicale leurs limites dès lors que la bourgeoisie a dû pendant des années affronter l'aggravation de la crise économique sans pouvoir déboucher sur cette même guerre impérialiste. En particulier, le je-m'en-foutisme généralisé qui s'est développé en l'absence d'une sanction du marché (et que, justement, le rétablissement du marché se propose d'éliminer) ne pouvait pas se concevoir dans les circonstances lorsque la "motivation" première des ouvriers, comme des responsables économiques, était le fusil qu'ils avaient dans le dos. La débandade générale au sein même de l'appareil étatique, la perte du contrôle sur sa propre stratégie politique, telles que l'URSS et ses satellites nous en donnent aujourd'hui le spectacle, constituent, en réalité, la caricature (du fait des spécificités des régimes staliniens) d'un phénomène beaucoup plus général affectant l'ensemble de la bourgeoisie mondiale, un phénomène propre à la phase de décomposition.
10) Cette tendance générale à la perte de contrôle par la bourgeoisie de la conduite de sa politique, si elle constitue un des facteurs de premier plan de l'effondrement du bloc de l'Est, ne pourra que se trouver encore accentuée avec cet effondrement, du fait :
Une telle déstabilisation politique de la classe bourgeoise, illustrée, par exemple, par l'inquiétude que ses secteurs les plus solides nourrissent à l'égard d'une possible contamination du chaos qui se développe dans les pays de l'ancien bloc de l'Est, pourrait éventuellement déboucher sur son incapacité à reconstituer une nouvelle organisation du monde, en deux blocs impérialistes. L'aggravation de la crise économique conduit nécessairement à l'aiguisement des rivalités impérialistes entre États. En ce sens, le développement et l'exacerbation des affrontements militaires entre ces derniers sont inscrits dans la situation présente. En revanche, la reconstitution d'une structure économique, politique et militaire regroupant ces différents États suppose l'existence de leur part et en leur sein d’une discipline que le phénomène de décomposition rendra de plus en plus problématique. C'est pour cela que ce phénomène, qui est déjà en partie responsable de la disparition du système des blocs hérités de la seconde guerre mondiale, peut parfaitement, en empêchant la reconstitution d'un nouveau système de blocs, conduire, non seulement à l'éloignement (comme c'est déjà le cas à l'heure actuelle), mais à la disparition définitive de toute perspective de guerre mondiale.
11) La possibilité d'une telle modification de la perspective générale du capitalisme, résultant des transformations de première importance que la décomposition introduit dans la vie de la société, ne saurait cependant remettre en cause l'aboutissement ultime que ce système réserve à l'humanité au cas où le prolétariat s'avérerait incapable de le renverser. En effet, si la perspective historique de la société a pu déjà être posée en termes généraux par Marx et Engels sous la forme de "socialisme ou barbarie", le développement même de la vie du capitalisme (et particulièrement sa décadence) a permis de préciser, et même d'aggraver, ce jugement sous la forme de:
"guerre ou révolution", formule retenue par les révolutionnaires dès avant la première guerre mondiale et qui constitue un des principes de fondation de l'Internationale Communiste;
"révolution communiste ou destruction de l'humanité", qui s'impose au lendemain de la seconde guerre mondiale avec l'apparition des armements atomiques
Aujourd'hui, après la disparition du bloc de l'Est, cette perspective terrifiante reste tout à fait valable. Mais il importe de préciser qu'une telle destruction de l'humanité peut provenir de la guerre impérialiste généralisée ou de la décomposition de la société.
En effet, on ne saurait considérer cette décomposition comme une régression de la société. Même si la décomposition fait ressurgir certaines caractéristiques propres au passé du capitalisme, et notamment de la période d'ascendance de ce mode de production, par exemple:
Cette décomposition ne mène à aucun type de société antérieur, à aucune phase précédente de la vie du capitalisme. Il en est de la société capitaliste comme d'un vieillard dont on dit qu'il "retourne en enfance". Celui-ci à beau perdre certaines facultés et caractéristiques acquises avec la maturité et retrouver certains traits de l'enfance (fragilité, dépendance, faiblesse du raisonnement), il n'en retrouve pas pour autant la vitalité propre à cet âge de la vie. Aujourd'hui, la civilisation humaine est en train de perdre un certain nombre de ses acquis (comme par exemple la maîtrise de la nature), elle n'y gagne pas pour autant la capacité de progrès et de conquête qui a caractérisé particulièrement le capitalisme ascendant. Le cours de l'histoire est irréversible: la décomposition mène, comme son nom l'indique, à la dislocation et à la putréfaction de la société, au néant. Laissée à sa propre logique, à ses conséquences ultimes, elle conduit l'humanité au même résultat que la guerre mondiale. Être anéanti brutalement par une pluie de bombes thermonucléaires dans une guerre généralisée ou bien par la pollution, la radioactivité des centrales nucléaires, la famine, les épidémies et les massacres de multiples conflits guerriers (où l’arme atomique pourrait aussi être utilisée), tout cela revient, à terme, au même. La seule différence entre ces deux formes d'anéantissement, c'est que la première est plus rapide alors que la seconde est plus lente et provoquerait d'autant plus de souffrances.
12) Il est de la plus grande importance que le prolétariat, et les révolutionnaires en son sein, prennent la pleine mesure de la menace mortelle que la décomposition représente pour l'ensemble de la société. A un moment où les illusions pacifistes risquent de se développer du fait de l'éloignement de la possibilité d'une guerre généralisée, il convient de combattre avec la dernière énergie toute tendance au sein de la classe ouvrière à chercher des consolations, à se masquer l'extrême gravité de la situation mondiale. En particulier, il serait aussi faux que dangereux de considérer que la décomposition, parce qu'elle est une réalité, constitue, de ce fait, une nécessité pour avancer vers la révolution.
Il faut prendre garde à ne pas confondre nécessité et réalité. Engels a critiqué sévèrement la formule de Hegel: "Tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel", en rejetant la deuxième partie de cette formule et en prenant pour exemple la persistance de la monarchie en Allemagne, qui était réelle mais nullement rationnelle (on pourrait appliquer le raisonnement d'Engels aujourd'hui -et c'est parfaitement valable depuis longtemps déjà- aux monarchies du Royaume-Uni, des Pays-Bas, de Belgique, etc.). La décomposition, si elle est un fait, une réalité aujourd'hui, ne prouve nullement sa nécessité pour la révolution prolétarienne. Avec une telle approche, on remettrait en question la révolution d'Octobre 1917 et toute la vague révolutionnaire du premier après-guerre qui ont surgit en l'absence de la phase de décomposition du capitalisme. En fait, la nécessité impérieuse d'établir une claire distinction entre la décadence du capitalisme et cette phase spécifique, la phase ultime, de la décadence que constitue la décomposition, trouve une de ses applications dans cette question de la réalité et de la nécessité: la décadence du capitalisme était nécessaire pour que le prolétariat soit en mesure de renverser ce système ; en revanche, l'apparition du phénomène historique de la décomposition, résultat de la prolongation de la décadence en l'absence de la révolution prolétarienne, ne constituait nullement une étape nécessaire pour le prolétariat sur le chemin de son émancipation.
Il en est de cette phase de décomposition comme de celle de la guerre impérialiste. La guerre de 1914 était un fait fondamental dont la classe ouvrière et les révolutionnaires devaient évidemment (et de quelle façon !) tenir compte, mais cela n'implique nullement qu'elle était une condition nécessaire de la révolution. Seuls les bordiguistes le croient et l'affirment. Le CCI a déjà eu l'occasion de démontrer que la guerre est loin d'être une condition particulièrement favorable au triomphe de la révolution internationale. Et si l'on considère la perspective d'une 3e guerre mondiale, la question est alors immédiatement résolue.
13) En fait, il importe d'être particulièrement lucide sur le danger que représente la décomposition pour la capacité du prolétariat à se hisser à la hauteur de sa tâche historique. De la même façon que le déchaînement de la guerre impérialiste au coeur du monde "civilisé" constituait "Une saignée qui [risquait] d'épuiser mortellement le mouvement ouvrier européen", qui "menaçait d'enterrer les perspectives du socialisme sous les ruines entassées par la barbarie impérialiste" en fauchant sur les champs de bataille (...) les forces les meilleures (...) du socialisme international, les troupes d'avant-garde de l'ensemble du prolétariat mondial" (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie), la décomposition de la société, qui ne pourra aller qu'en s'aggravant, peut aussi faucher, dans les années à venir, les meilleures forces du prolétariat et compromettre définitivement la perspective du communisme. Il en est ainsi parce que l'empoissonnement de la société que provoque la putréfaction du capitalisme n'épargne aucune de ses composantes, aucune de ses classes ni même le prolétariat. En particulier, si l'affaiblissement de l'emprise de l'idéologie bourgeoise résultant de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence était une des conditions de la révolution, le phénomène de décomposition de cette même idéologie, tel qu'il se développe aujourd'hui, se présente essentiellement comme un obstacle à la prise de conscience du prolétariat.
Au départ, la décomposition idéologique affecte évidemment en premier lieu la classe capitaliste elle-même et, par contrecoup, les couches petites-bourgeoises, qui n'ont aucune autonomie propre. On peut même dire que celles-ci s'identifient particulièrement bien avec cette décomposition dans la mesure où leur situation spécifique, l'absence de tout avenir, se calque sur la cause majeure de la décomposition idéologique: l'absence de toute perspective immédiate pour l'ensemble de la société. Seul le prolétariat porte en lui une perspective pour l'humanité et, en ce sens, c’est dans ses rangs qu’il existe les plus grandes capacités de résistance à cette décomposition. Cependant, lui-même n’est pas épargné, notamment du fait que la petite-bourgeoisie qu'il côtoie en est justement le principal véhicule. Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique:
14) Un des facteurs aggravants de cette situation est évidemment le fait qu'une proportion importante des jeunes générations ouvrières subit de plein fouet le fléau du chômage avant même qu'elle n'ait eu l'occasion, sur les lieux de production, en compagnie des camarades de travail et de lutte, de faire l'expérience d'une vie collective de classe. En fait le chômage, qui résulte directement de la crise économique, s'il n'est pas en soi une manifestation de la décomposition, débouche, dans cette phase particulière de la décadence, sur des conséquences qui font de lui un élément singulier de cette décomposition. S'il peut en général contribuer à démasquer l'incapacité du capitalisme à assurer un futur aux prolétaires, il constitue également, aujourd'hui, un puissant facteur de "lumpénisation" de certains secteurs de la classe, notamment parmi les jeunes ouvriers, ce qui affaiblit d'autant les capacités politiques présentes et futures de celle-ci. Cette situation s'est traduite, tout au long des années 1980, qui ont connu une montée, considérable du chômage, par l'absence de mouvements significatifs ou de tentatives réelles d'organisation de la part des ouvriers sans emploi. Le fait qu'en pleine période de contre-révolution, lors de la crise des années 1930, le prolétariat, notamment aux États-Unis, ait pu se donner ces formes de lutte illustre bien, par contraste, le poids des difficultés que représente à l'heure actuelle, en raison de la décomposition, le chômage dans la prise de conscience du prolétariat.
15) En fait, ce n'est pas seulement à travers la question du chômage que s'est manifesté ces dernières années le poids de la décomposition comme facteur de difficultés pour la prise de conscience du prolétariat. Même en mettant de côté l'effondrement du bloc de l'Est et l'agonie du stalinisme (qui sont une manifestation de la phase de décomposition et qui ont provoqué un recul très net de la conscience dans la classe -voir Revue internationale, n°60-61), il nous faut considérer que les difficultés éprouvées par la classe ouvrière pour mettre en avant la perspective de l'unification de ses luttes -alors même que cette question était contenue par la dynamique de son combat contre les attaques de plus en plus frontales du capitalisme- découle en bonne partie de la pression exercée par la décomposition . En particulier, l'hésitation du prolétariat face à fa nécessité de se hisser à un niveau supérieur de sa lutte, si elle constitue une caractéristique générale du mouvement de cette classe déjà analysée par Marx dans le 18 brumaire, n'a pu que se trouver accentuée par le manque de confiance en soi et en l'avenir que la décomposition instille au sein de la classe. De même, l'idéologie du “chacun pour soi”, particulièrement marquée dans la période actuelle, n’a pu que favoriser l'action des pièges du corporatisme tendus avec succès par la bourgeoisie à la lutte ouvrière ces dernières années.
Ainsi, tout au long des années 1980, la décomposition de la société capitaliste a joué un rôle de frein dans le processus de prise de conscience de la classe ouvrière. A côté des autres éléments, déjà identifiés par le passé, contribuant à ralentir le développement de ce processus:
il importe donc de faire figurer la pression de la décomposition. Cependant, ces différents éléments n'agissent pas de la même façon. Alors que le temps est un facteur qui contribue à amoindrir le poids des deux premiers, il ne fait qu'accroître celui du dernier. Il est donc fondamental de comprendre que plus le prolétariat tardera à renverser le capitalisme, plus importants seront les dangers et les effets nocifs de la décomposition.
16) En fait, il convient de mettre en évidence qu'aujourd'hui, contrairement à la situation existante dans les années 1970, le temps ne joue plus en faveur de la classe ouvrière. Tant que la menace de destruction de la société était représentée uniquement par la guerre impérialiste, le simple fait que les luttes du prolétariat soient en mesure de se maintenir comme obstacle décisif à un tel aboutissement suffisait à barrer la route à cette destruction. En revanche, contrairement à la guerre impérialiste qui, pour pouvoir se déchaîner, requiert l'adhésion du prolétariat aux idéaux de la bourgeoisie, la décomposition n'a nul besoin de l'embrigadement de la classe ouvrière pour détruire l’humanité. En effet, de même qu'elles ne peuvent s'opposer à l'effondrement économique, les luttes du prolétariat dans ce système ne sont pas non plus en mesure de constituer un frein à la décomposition. Dans ces conditions, même si la menace que représente la décomposition pour la vie de la société apparaît comme à plus long terme que celle qui pourrait provenir d'une guerre mondiale (si les conditions de celle-ci étaient présentes, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui), elle est par contre beaucoup plus insidieuse. Pour mettre fin à la menace que constitue la décomposition, les luttes ouvrières de résistance aux effets de la crise ne suffisent plus: seule la révolution communiste peut venir à bout d'une telle menace. De même, dans toute la période qui vient, le prolétariat ' ne peut espérer utiliser à son bénéfice l'affaiblissement, que provoque la décomposition au sein même de la bourgeoisie. Durant cette période, son objectif sera de résister effets nocifs de la décomposition en son propre sein en ne comptant que sur ses propres forces, sur sa capacité à se battre de façon collective et solidaire en défense de ses intérêts en tant que classe exploitée (même si la propagande dos révolutionnaires doit en permanence souligner les dangers de la décomposition). C'est seulement dans la période prérévolutionnaire, quand le prolétariat sera à l'offensive, lorsqu'il engagera directement et ouvertement le combat pour sa propre perspective historique, qu'il pourra utiliser certains effets de la décomposition, notamment la décomposition de l'idéologie bourgeoise et celle des forces du pouvoir capitaliste, comme des points d'appui et qu'il sera capable de les retourner contre le capital.
17) La mise en évidence des dangers considérables que fait courir à la classe ouvrière et à l'ensemble de l'humanité le phénomène historique de la décomposition ne doit pas conduire la classe, et particulièrement ses minorités révolutionnaires, à adopter face à lui une attitude fataliste. Aujourd'hui, la perspective historique reste totalement ouverte. Malgré le coup porté par l'effondrement du bloc de l'Est à la prise de conscience du prolétariat, celui-ci n'a subi aucune défaite majeure sur le terrain de sa lutte en ce sens, sa combativité reste pratiquement intacte. Mais en outre, et c'est là l'élément qui détermine en dernier ressort l'évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l'origine du développement de la décomposition, l'aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. En effet, autant le prolétariat ne peut trouver un terrain de rassemblement de classe dans des luttes partielles contre les effets de la décomposition, autant sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe. Il en est ainsi notamment parce que:
Cependant, la crise économique ne peut par elle-même résoudre les problèmes et les difficultés auxquels s'affronte, et devra s'affronter encore plus le prolétariat. Seules:
‑ la conscience des enjeux considérables de la situation historique présente, en particulier des dangers mortels que fait courir la décomposition à l'humanité;
permettront à la classe ouvrière de répondre coup pour coup aux attaques de tout ordre déchaînées par le capitalisme, pour finalement passer à l'offensive et mettre à bas ce système barbare.
La responsabilité des révolutionnaires est de participer activement au développement de ce combat du prolétariat.
L'intensification de l'offensive des Etats-Unis en vue de maintenir leur leadership mondial les a conduis à déchaîner, sous prétexte de lutte antiterroriste, une nouvelle guerre en Afghanistan et à déployer leurs troupes dans ce pays. Comme nous le mettons en évidence dans l'article ci-après, loin de signifier une quelconque stabilisation du monde, cette escalade guerrière et sa conclusion actuelle, à savoir une écrasante victoire américaine, constituent au contraire le prélude à de nouvelles guerres et à de nouveaux massacres. Depuis la rédaction de cet article, la situation au Moyen-Orient s'est encore aggravée, méritant la courte prise de position suivante.
Dans le sillage de l'offensive victorieuse américaine, qui n'a pas suscité la moindre réaction significative d'hostilité parmi les pays arabes, et profitant de l'affaiblissement qu'elle a causé à Arafat accusé d'une bienveillante tolérance vis-à-vis du terrorisme palestinien, Israël accule brutalement le leader de l'OLP dans les cordes, en même temps qu'elle déchaîne une nouvelle flambée de violence dans les territoires occupés. Aux actes de terrorisme aveugle perpétrés contre la population israélienne, Tsahal réplique par une violence tout aussi aveugle dont c'est la population, bien souvent des enfants, qui est la principale victime. Depuis les accords d'Oslo, les Etats-Unis n'avaient eu de cesse de critiquer, voire de blâmer la politique du pire de la part des différents gouvernements israéliens consistant à saboter la mise en place du processus de paix. La raison en est qu'ils étaient parfaitement conscients de la nécessité de limiter à tout prix l'exacerbation des tensions entre Israéliens et Palestiniens, celles-ci étant susceptibles de cristalliser dans la région une réaction croissante d'hostilité de la part du monde arabe à l'encontre d'Israël. Une telle situation n'aurait pas manqué de rejaillir sur les Etats-Unis vu qu'ils ne peuvent abandonner Israël, leur bras armé dans la région. Mais surtout elle aurait constitué une opportunité pour certains pays européens de jouer leur propre carte à travers le soutien qu'ils n'auraient pas manqué d'apporter à telle ou telle fraction nationale de la bourgeoisie, à l'appui de telle ou telle solution diplomatique, peu importe laquelle pourvu qu'elle soit différente de celle des Etats-Unis. Aujourd'hui, la situation est autre du fait de l'énorme ascendant sur le reste du monde que viennent de prendre les Etats-Unis, avantage qu'ils entendent pousser le plus loin possible. En assumant pleinement la brutalité de l'offensive israélienne dans les territoires occupés, les Etats-Unis enfoncent le clou de l'incapacité actuelle de qui que ce soit, et notamment des pays européens, à constituer un point d'appui pour une alternative à la politique américaine au Moyen-Orient. Cela dit, pas plus que la «paix d'Oslo», la solution actuelle n'est synonyme de stabilisation mais tout au contraire accumule les conditions, notamment à travers le développement d'un profond sentiment de haine à l'encontre d'Israël et des Etats-Unis, pour un déchaînement futur des tensions.
Aujourd'hui les Etats-Unis ont réussi à complètement marginaliser sur l'arène mondiale les puissances européennes (Grande-Bretagne, Allemagne, France) qui sont leurs principales rivales en ne leur permettant de jouer aucun rôle dans le conflit en Afghanistan et en ne leur accordant que des strapontins pour la gestion de la situation héritée de la défaite des Talibans. En effet, le contingent de l'ONU au travers duquel ces puissances entendaient bien pouvoir se positionner sur place, comme cela avait été le cas au Kosovo, sera clairement placé sous le contrôle américain et n'intervient que comme un auxiliaire du nouveau pouvoir mis en place à Kaboul par les Etats-Unis.
Il est clair que toutes les puissances de second ou troisième ordre qui se trouvent lésées par ce succès de la première puissance mondiale ne vont pas rester les bras croisés mais au contraire vont faire leur possible, avec leurs moyens, pour mettre des bâtons dans les roues de la politique américaine, notamment en exploitant toutes les tensions locales attisées par la présence des Etats-Unis. Et c'est un fait que cette réaffirmation de l'ordre mondial américain ne règle rien aux tensions existant de par le monde comme en témoigne déjà la relance des hostilités entre ces deux puissances nucléaires que sont l'Inde et le Pakistan. Effectivement, depuis l'attentat terroriste par un groupe islamiste au parlement de Delhi, le 13 décembre 01, la tension n'a cessé de croître entre ces deux pays, à un niveau rarement atteint jusqu'à présent (comme en témoigne, entre autres, le fait que l'Inde vient d'évacuer les populations frontalières au Cachemire).
Par ailleurs, le vacarme et la fumée des bombes, si elles ont un moment éclipsé la perception de l'aggravation dramatique de la crise économique, n'en ont en rien atténué la réalité. Aujourd'hui, la récession est officielle au Japon, elle vient de s'installer en Allemagne, et aux Etats-Unis alors que la croissance se réduit de façon spectaculaire en Europe au moment même où l'on étrenne l'Euro. Particulièrement significatif de la situation mondiale est l'effondrement brutal de l'économie argentine qui, suite à quatre ans de récession, est littéralement en faillite avec ce que cela signifie pour le prolétariat : chômage, misère et, pour la première fois depuis la fin de la domination espagnole, l'apparition du spectre de la famine. Ce que l'on voit en Argentine - un pays qui s'enorgueillissait, il y a 40 ans, d'appartenir au club «fermé» des pays les «plus développés» - est révélateur de la perspective que nous offre le capitalisme.
Argentine et Afghanistan nous montrent clairement les menaces : effondrement économique avec ses conséquences en terme de chômage, misère et faim (voir article dans cette revue) et explosion de la boucherie guerrière avec son cortège de morts, de destruction et de barbarie.
8 janv.-02
Les Etats-Unis ont répliqué au terrible bain de sang des Tours jumelles par une croisade " antiterroriste " qui, à son tour, provoque et provoquera de nouveaux bains de sang encore plus terribles. Les premières victimes en sont les travailleurs, les paysans, la population d'Afghanistan qui, depuis le 7 octobre, vivent sous un déluge de bombes, alors que les armées locales livrent de féroces combats.
Des milliers de personnes meurent ou vont mourir ; les habitats, les industries, les cultures, les hôpitaux, les voies de communication sont détruits ; la famine, les épidémies, les pillages frappent la population ; des milliers et des milliers de réfugiés tentent de passer les frontières pour gagner les pays voisins, se trouvent livrés aux mauvais traitements des militaires, des garde-frontières, des bandits de grand chemin.
C'est une nouvelle hécatombe qui s'abat sur des milliers et des milliers d'êtres humains. Ce pays a subi la guerre sous toutes les formes du capitalisme : depuis 23 ans déjà, il a connu d'abord celle du capitalisme prétendument " socialiste " de l'ancienne URSS, ensuite celle du capitalisme " islamiste " dans ses différentes versions (moudjahidin, taliban) et enfin, aujourd'hui, celle du capitalisme le " plus capitaliste " d'entre tous, celui de la première puissance mondiale. Sous le masque trompeur derrière lequel il tente de se donner un visage digne, empreint de culture, de droits, de progrès, apparaît le véritable visage du système, un système à l'agonie dont la barbarie sans fin cause toujours plus de guerres, de destructions, de misère... " Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu'elle est. Ce n'est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l'ordre, de la paix et du droit, c'est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l'anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l'humanité qu'elle se montre toute nue, telle qu'elle est vraiment " (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie, écrit en 1915 contre la Première Guerre mondiale).
Chaque nation pour soi et le chaos pour tous
Les Etats-Unis ont été très clairs sur le fait que la croisade " antiterroriste " ne se limiterait pas à l'Afghanistan. Son Secrétaire à la Défense annonce " dix années de guerre ", tandis que M. Bush, lors de son allocution radiophonique du samedi 24 novembre, affirme quant à lui que " l'effondrement du régime taliban n'est qu'un début. Nous devons à présent faire les pas les plus difficiles". Il révèle aussi qu'il pense envahir autant de pays qu'il sera nécessaire, sous le prétexte que "les Etats-Unis n'attendront pas que les terroristes tentent d'attaquer une nouvelle fois. Nous les attaquerons quel que soit l'endroit où ils se cachent et où ils conspirent", et précise que " l'armée des Etats-Unis devra agir dans différentes parties du monde ".
Pourquoi ces projets bellicistes ? Sont-ils réellement une défense contre le terrorisme ? Dans l'éditorial du numéro précédent de la Revue internationale, nous dénoncions l'hypocrisie de cet emballage " antiterroriste ". Le terrorisme - qui peut prendre diverses formes, toutes étrangères au prolétariat (1) - fait aujourd'hui partie intégrante des agissements courants de tous les Etats et tend à devenir une arme de guerre toujours plus importante.
Ces projets sont-ils simplement liés à une opération de conquête des gisements de pétrole d'Asie centrale, comme le prétendent divers groupes du milieu politique prolétarien ? Nous ne pouvons développer ici l'analyse contenue dans le " Rapport sur les conflits impérialistes " du 14e Congrès, publié dans la Revue internationale no 107, où nous affirmons que " si dans les débuts de l'impérialisme puis de la décadence, la guerre était conçue comme le moyen pour le repartage des marchés, elle est devenue, à ce stade, un moyen de s'imposer en tant que grande puissance, de se faire respecter, de défendre son rang face aux autres, de sauver la nation. Les guerres n'ont plus de rationalité économique; elles coûtent beaucoup plus cher qu'elles ne rapportent ".
Le véritable objectif de la chaîne de conflits dont la guerre déclenchée contre l'Afghanistan par les Etats-Unis ne constitue qu'un maillon, est en réalité de nature politico-stratégique 2. C'est une réponse aux défis lancés à son leadership mondial qui se sont multipliés depuis la guerre au Kosovo, notamment de la part des puissances européennes (l'Allemagne et la France) aussitôt imitées par toute une série de puissances régionales, locales ou même par des seigneurs de la guerre comme Ben Laden.
Nous avons déjà exposé les prémisses générales de notre analyse dans l'éditorial du numéro précédent de la Revue internationale : l'actuelle crise guerrière est une manifestation non seulement de la décadence du capitalisme qui dure depuis les débuts du 20e siècle, mais aussi de ce que nous avons qualifié comme sa phase terminale de décomposition qui s'est clairement révélée dès 1989 avec l'effondrement de l'ancien bloc soviétique. Le trait le plus caractéristique de cette phase ultime du capitalisme se manifeste par le gigantesque désordre régnant tant dans les rapports entre Etats que dans la forme que prennent leurs affrontements impérialistes. Chaque Etat national tire la couverture à lui sans accepter la moindre discipline. C'est ce que nous avons caractérisé comme " le chacun pour soi ", qui exprime et à son tour aggrave un état général de chaos impérialiste mondial, tel que nous l'avions prévu il y a plus de dix ans lors de l'effondrement de l'ancien bloc soviétique : "... le monde se présente comme une immense foire d'empoigne où jouera à fond la tendance au 'chacun pour soi', où les alliances entre Etats n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant..." (Revue internationale no 64, 1991, "Militarisme et décomposition").
Le capitalisme contient depuis ses origines une contradiction insurmontable entre la nature de la production qui tend à être sociale et mondiale, et son mode de propriété et d'organisation qui est nécessairement privé et national. L'antagonisme, l'affrontement et la destruction produits par cette contradiction sont inscrits dans les gènes du capitalisme. Cette tendance était bien sûr moins visible au cours de la période ascendante du capitalisme, quand dominait encore la dynamique vers la constitution du marché mondial qui, en soumettant les territoires les plus importants de la planète et les échanges dans le monde entier aux rapports capitalistes de production (3), a unifié objectivement le monde. Avec l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, la guerre de tous les Etats entre eux, le combat de chaque impérialisme national, au détriment de ses rivaux, pour échapper aux contradictions croissantes du système atteint une virulence terrifiante. Il en a résulté deux guerres mondiales opposant deux blocs impérialistes rivaux canalisant au plus haut niveau l'antagonisme du " tous contre tous ". Au cours de la période postérieure dite de la " guerre froide " (1947-89), le " tous contre tous " fut contenu dans une rigoureuse discipline de blocs, basée sur la suprématie militaire, le chantage stratégique et politique, et au sein du bloc occidental la subordination économique. Mais la disparition des blocs depuis 1989 a déchaîné les intérêts impérialistes nationaux dans toute leur fureur chaotique et destructrice : " La fragmentation des structures et de la discipline des anciens blocs a libéré les rivalités entre nations à une échelle sans précédent, entraînant un combat de plus en plus chaotique, chacun pour soi, des plus grandes puissances mondiales jusqu'aux plus petits seigneurs de la guerre locaux (?) La caractéristique des guerres dans la phase actuelle de décomposition du capitalisme est qu'elles ne sont pas moins impérialistes que les guerres dans les précédentes phases de sa décadence, mais elles sont devenues plus étendues, plus incontrôlables et plus difficiles à arrêter même temporairement. " (" Résolution sur la situation internationale du 14e Congrès du CCI ", Revue internationale nº 106, 2001) La phase de décomposition du capitalisme a clairement mis en évidence que " la réalité du capitalisme décadent, malgré les antagonismes impérialistes qui le font momentanément paraître comme deux unités monolithiques différentes, est la tendance à la dislocation et à la désintégration de ses composantes. La tendance du capitalisme décadent est celle du schisme et du chaos, de là l'essentielle nécessité du socialisme qui veut réaliser le monde comme une unité " (Internationalisme, Gauche communiste de France, " Rapport sur la situation internationale ", janvier 1945).
Les Etats-Unis sont les grands perdants de cette situation. Leurs intérêts nationaux s'identifient au maintien de l'ordre mondial établi à leur avantage. Confrontés aux desseins impérialistes de leurs grands rivaux (l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne...), confrontés à la contestation de la part de nombreux Etats ayant des ambitions régionales y compris parmi leurs plus fidèles alliés (comme Israël qui sabote toujours plus ouvertement la " Pax americana "), ils se voient obligés en tant que " shérif " mondial à une succession de coups de force, à de véritables coups de poing sur la table, comme nous l'avons déjà vu lors de la guerre du Golfe ou au Kosovo et à présent en Afghanistan. Cependant, l'actuelle " croisade antiterroriste " vise des objectifs beaucoup plus ambitieux. Dans le Golfe, les Etats-Unis se limitèrent à une époustouflante démonstration de force destinée à faire entendre raison à tous leurs anciens alliés. Ils ont continué à exhiber leur immense puissance militaire au Kosovo, bien que leurs " alliés " leur aient joué un bien mauvais tour avec les " plans de paix ", chacun d'eux s'emparant d'une zone d'influence et frustrant leurs plans. Ils visent à présent d'un côté à marginaliser totalement leurs alliés du théâtre de la guerre, leur infligeant une lourde humiliation, et de l'autre à installer des positions militaires stables dans la zone-clé d'Asie Centrale.
Sur le premier aspect, les Etats-Unis ont exigé une " collaboration " de leurs " alliés " leur assignant un strapontin pour applaudir les exploits des Rambos. La tentative française d'envoyer un contingent de soldats, déguisée en " aide humanitaire ", s'est retrouvée bloquée par les Etats-Unis à Termez, à la frontière de l'Ouzbékistan. L'offre allemande de 3900 soldats a été méprisée. La Grande-Bretagne qui semblait au tout début être un partenaire actif de l'opération, a subi un humiliant revers. La tentative de Blair de se présenter en tant que " Commandant en Chef " a été ridiculisée par l'immobilisation, pendant plus d'une semaine, de 6000 de ses soldats sur le point de partir pour le théâtre des opérations. Cette marginalisation a donné un rude coup à ces pays quant à leur prestige et leur rang sur la scène mondiale.
Le second objectif était plus important. Pour la première fois de leur histoire, les Etats-Unis s'installent en Asie Centrale avec l'intention d'y rester, non seulement en Afghanistan mais aussi dans deux ex-républiques soviétiques voisines (le Tadjikistan et l'Ouzbékistan). Ceci suppose une menace claire envers la Chine, la Russie, l'Inde et l'Iran. Mais la portée de l'événement est bien plus profonde : il est un pas dans la création d'un véritable encerclement des puissances européennes - un " remake " de la vieille politique «d'endiguement» déjà employée à l'encontre de l'URSS. Les hautes montagnes d'Asie Centrale permettent le contrôle stratégique du Moyen-Orient et de l'approvisionnement en pétrole, élément central de l'économie et de l'action militaire des nations européennes. Protégés par la " coalition antiterroriste " et ayant marginalisé les " alliés " européens, les Etats-Unis peuvent maintenant poursuivre leur méfaits belliqueux vers d'autres pays. L'Irak est un point de mire. Le Yémen et la Somalie sont aussi visés. Ces nouvelles actions sanglantes n'auront en aucune façon comme objectif de " persécuter des terroristes ", mais seront déterminées par l'objectif stratégique d'encercler les " alliés " européens.
Comme nous le disions dans l'éditorial de la précédente Revue internationale, nous ignorons si les auteurs du crime des Tours jumelles sont bien Ben Laden et ses comparses, mais nous savons que les grands bénéficiaires du crime sont les Etats-Unis, comme le reconnaît indirectement Bush lui-même dans son intervention radiophonique du 24 novembre : " Le mal que nous voulaient les terroristes s'est transformé en bien qu'ils n'auraient jamais imaginé, et en ces jours les Américains ont beaucoup de raisons de les en remercier. "
Les Etats-Unis : des pompiers pyromanes
En avril 1999, notre 13e congrès international, analysant la guerre du Kosovo, affirmait : " La guerre actuelle, avec la nouvelle déstabilisation qu'elle représente dans la situation européenne et mondiale, constitue une nouvelle illustration du dilemme dans lequel se trouvent aujourd'hui enfermés les Etats-Unis. La tendance au «chacun pour soi» et l'affirmation de plus en plus explicite des prétentions impérialistes de leurs anciens alliés les obligent de façon croissante à faire étalage et usage de leur énorme supériorité militaire. En même temps, cette politique ne peut aboutir qu'à une aggravation encore plus grande du chaos qui règne déjà dans la situation mondiale " (Revue internationale n °97, 1999, " Résolution sur la situation internationale ").
Loin de s'atténuer, la virulence de cette contradiction n'a cessé de s'aggraver ces dix dernières années. Dans un premier temps, les écrasantes exhibitions de sa puissance militaire permettent au Grand Parrain de faire plier l'échine à ses rivaux et de les faire rentrer dans le rang. Mais ces effets ne sont pas durables. Après la Guerre du Golfe, l'Allemagne s'est permis de faire éclater la Yougoslavie pour avoir une voie d'accès à la Méditerranée via la Mer Adriatique. De même, les intérêts américains furent lésés dès que s'achevèrent les bombardements au Kosovo. Les politiques de Washington ont tenté toutes les solutions possibles pour canaliser la situation mais ont échoué, non par incompétence mais parce que les conditions de l'évolution du capitalisme en décomposition jouent en leur défaveur. Le coup de poing sur la table peut, dans un premier temps, intimider les autres gangsters, mais ceux-ci reviennent rapidement à la charge. D'abord commencent les intrigues diplomatiques, puis viennent les man?uvres de déstabilisation dans tel ou tel pays, dans telle ou telle zone. Plus tard viennent les accords avec des seigneurs de la guerre locaux, et enfin les opérations d'ingérence " humanitaire ". Tout ceci est bien sûr reproduit à l'échelle régionale par les Etats de seconde ou de troisième zone, dessinant une configuration où s'entremêle un sanglant fatras d'influences. C'est une spirale absurde qui ne sème que la ruine, les famines et des montagnes de cadavres dans le monde. Les grandes puissances, pour pouvoir se présenter comme des pompiers, agissent en réalité en pyromanes qui, à la faveur de l'obscurité, arrosent de combustible les futures zones d'incendie.
La situation fait que les Etats-Unis sont les principaux pompiers pyromanes. Les pompiers, pour éteindre des incendies, sont contraints d'allumer des contre-feux. Par contre, les contre-feux allumés par les Etats-Unis s'avèrent doper les incendies d'origine. Mais les contradictions propres à leur position dans cette période historique de décomposition capitaliste, qui révèle la profonde gravité de la situation mondiale, font qu'ils n'ont d'autre choix que de les allumer. Principaux garants et bénéficiaires de " l'ordre mondial ", les Etats-Unis, en tentant de le défendre avec leurs opérations militaires dévastatrices, sont aussi ceux qui le détruisent le plus.
Avec les Première et Seconde Guerres mondiales, nous avions constaté que ce sont les puissances les plus mal loties dans le partage impérialiste et par conséquent les plus faibles (en particulier l'Allemagne) qui défiaient l'ordre existant et mettaient en danger la " paix mondiale ". Pendant la période de violente rivalité entre l'URSS et les Etats-Unis, depuis le début des années 50 et jusqu'au début des années 80, le rôle d'agent déstabilisateur revint toujours au bloc russe, le plus faible. Les Etats-Unis adoptèrent ensuite une politique plus offensive notamment sur le plan de la course aux armements, tout en continuant d'apparaître sur la défensive, et imposèrent de la sorte au bloc adverse des défis que sa faiblesse économique et politique ne lui permettait pas de relever, ce qui l'a conduit à son effondrement. Aujourd'hui, et c'est une des expressions de l'enfoncement du capitalisme dans la barbarie, on se trouve dans une situation où ce sont les Etats-Unis, principaux bénéficiaires de l'ordre mondial et puissance largement dominante au sein de celui-ci tant sur les plans militaire qu'économique, qui le remettent le plus en cause.
L'actuelle croisade antiterroriste va suivre inexorablement la même voie, si ce n'est que les doses de destruction et de chaos seront qualitativement et quantitativement plus importantes que celles qui résultaient des opérations antérieures.
Il n'y aura pas de " paix " en Afghanistan, pas plus que de reconstruction, mais il y aura les prémisses de nouvelles convulsions guerrières. L'Alliance du Nord n'est qu'un ramassis de seigneurs de la guerre et de factions tribales qui se sont momentanément soudées face à un ennemi commun. Mais le partage du pouvoir, les querelles intestines et les feux qu'allumeront les divers parrains étrangers (la Russie, l'Iran, l'Inde) provoqueront de violents affrontements comme nous pouvons déjà le voir avec la prise de Kunduz où se sont affrontées les troupes " alliées " de Dostom et de Daoud. La relégation au second plan des factions qui s'appuient sur l'ethnie pashtoune majoritaire, ou tout au moins les avantages pris par les autres au détriment de ces fractions, annonce la sauvagerie de l'affrontement. N'ayant aucun intérêt à occuper l'ensemble de l'Afghanistan (4), les Etats-Unis déploient leurs troupes à Kandahar pour parrainer les Pashtouns et constituer un contrepoids à l'Alliance.
Pour mener à bien leur intervention en Afghanistan, les Etats-Unis ont eu besoin de l'appui du Pakistan qui, en échange, a reçu l'assurance des Etats-Unis qu'ils soutiendraient les ethnies en mesure de faire contrepoids à l'Alliance du Nord, ennemi traditionnel du Pakistan et donc obstacle à son influence en Afghanistan. Une telle " zone d'influence " est en effet nécessaire au Pakistan pour se doter d'une " profondeur stratégique " dans l'affrontement féroce qui l'oppose à l'Inde et dont l'enjeu est le Cachemire. Le renforcement de l'influence politique de l'Alliance du Nord dans le cadre de la gestion de la situation de l'après-Talibans, constitue donc une brèche dans le dispositif du Pakistan face à l'Inde.
L'Inde, la Chine, la Russie et l'Iran sont furieux de l'implantation des Américains en Asie centrale. Ils n'ont eu d'autre choix que de se ranger derrière le Front " antiterroriste ", mais tous leurs efforts vont cependant tendre à saboter par tous les moyens les opérations du Grand Frère, dans la mesure où celui-ci menace leurs intérêts vitaux. Et ils ne peuvent que lui répliquer avec les pauvres moyens dont ils disposent, à savoir des intrigues, des opérations de déstabilisation dans des zones-clés et le soutien aux factions les plus rebelles.
Dans les pays arabes et islamiques, l'opération américaine ne peut que raviver en les exacerbant les haines de vastes secteurs de la population, accentuant ainsi à terme les risques de déstabilisation et poussant toutes les bourgeoisies de la zone à se distancier davantage des Etats-Unis, comme on peut déjà le voir avec l'Arabie Saoudite qui manifeste ouvertement son mécontentement.
Dans le même sens, par la grande perte de prestige qu'elle provoque pour la " cause arabe ", l'opération afghane est catastrophique pour Arafat qui s'en retrouve très affaibli, ce qui facilite les plans des israéliens qui poussent leur ennemi palestinien dans les cordes, avec comme conséquence une aggravation de la guerre ouverte qui dure depuis des années.
Le Japon a profité des événements pour envoyer une flotte navale, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. Il ne s'agit pour le moment que d'un geste symbolique, mais qui met en évidence comment l'impérialisme nippon tente d'affirmer sa puissance en allumant un nouveau front de tensions qui ne fera qu'empirer la situation mondiale.
Enfin, les pays les plus lésés par la guerre actuelle, l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, doivent nécessairement répliquer, puisque la man?uvre américaine contient une grave menace dans la mesure où elle est le début d'une stratégie de " cordon sanitaire continental " qui ne peut à terme que les asphyxier. Il leur faudra contre-attaquer, que ce soit en Afrique ou dans les Balkans, et pour cela augmenter impérativement les dépenses militaires et précipiter les projets de création de brigades d'intervention rapide et " d'armée européenne ".
En définitive, non seulement les Etats-Unis ne parviendront pas à stabiliser en leur faveur la situation mondiale, mais tout au contraire ils contribuent déjà à la déstabiliser encore plus gravement.
L'instabilité et les convulsions guerrières menacent les pays centraux
Depuis 1945, les pays centraux du capitalisme (les Etats-Unis, les pays d'Europe occidentale) ont profité d'une longue période de stabilité et de paix à l'intérieur de leurs frontières. Le capitalisme mondial, comme un tout, a eu beau s'enfoncer progressivement dans une dynamique de guerres, de destructions, de famines, ils se sont quand même maintenus comme un oasis de paix. Mais la situation commence à changer. Les guerres des Balkans des années 90 ont constitué un premier avertissement: c'était une guerre dévastatrice qui s'installait aux portes des grands concentrations industrielles. En ce sens, les événements de New York revêtent un sens bien plus grave et profond que leur portée immédiate. Un acte de guerre a frappé directement la première puissance mondiale, causant un massacre équivalent à une nuit de bombardements aériens.
Nous n'affirmons pas ici que la guerre s'est installée ou qu'elle va s'installer prochainement dans les grandes métropoles de la planète. Nous sommes encore loin de cette situation au moins pour une bonne raison : le prolétariat de ces pays, malgré les difficultés qu'il traverse, résiste et n'est pas prêt à sombrer dans la dégradation morale, à accepter la souffrance physique et le sacrifice exténuant qu'implique au quotidien l'état de guerre. Mais ceci ne doit pas nous cacher la gravité des événements. Quelques mois auparavant, analysant la dynamique de la situation historique et tirant les conclusions des tendances qui y sont contenues, notre 14e Congrès affirmait, dans sa "Résolution sur la Situation internationale": " La classe ouvrière doit donc faire face à la possibilité de se trouver entraînée dans une réaction en chaîne de guerres locales et régionales (...). Cette apocalypse n'est pas si éloignée de ce que nous expérimentons aujourd'hui ; le visage de la barbarie est en train de prendre une forme matérielle devant nos yeux. La seule question restante est de savoir si le socialisme, la révolution prolétarienne, reste toujours une alternative vivante. " (Revue internationale, no 106, 2001)
L'attaque des Tours jumelles nous fait entrer dans une période où l'instabilité, la griffe sanglante des actions terroristes posées directement comme actes de guerre, menace beaucoup plus directement les grands Etats industriels, qui seront de moins en moins ces " havres d'ordre et de stabilité " qu'ils semblaient être jusqu'à aujourd'hui (5). C'est un élément de la situation que le prolétariat doit prendre en compte puisque le terrorisme constitue un nouveau danger, non seulement physique (les ouvriers ayant été les principales victimes de l'attentat des Tours jumelles) mais surtout politique, puisque l'Etat des grandes métropoles démocratiques joue de l'insécurité et de la terreur que provoquent de telles actions pour appeler à resserrer les rangs derrière lui pour " défendre la sécurité nationale " et se pose en unique défenseur face au chaos et la barbarie.
En tant qu'arme utilisée dans la guerre entre Etats, le terrorisme n'est en rien une nouveauté. Ce qui est nouveau, c'est l'amplitude qu'a prise le phénomène ces dernières années. Les grands Etats, et dans leur sillage les plus petits, ont multiplié les rapports avec toutes sortes de groupes mafieux ou terroristes, ou les deux à la fois, tant pour contrôler les multiples trafics illégaux qui rapportent de juteux profits que pour les utiliser comme moyens de pression sur des Etats rivaux. L'utilisation de l'IRA par les Etats-Unis pour faire pression sur la Grande-Bretagne, celle de l'ETA par la France pour faire pression sur l'Espagne, sont deux exemples significatifs. Les Etats ont en outre multiplié les " départements spéciaux " au sein de leurs armées ou services secrets : ils ont préparé des commandos de troupes très spécialisées, entraînées pour les actions de guérilla, de sabotage et de terrorisme, etc.
Cette utilisation de l'arme terroriste va de pair avec la tendance croissante à la violation des règles minimales jusqu'ici respectées dans les guerres entre Etats. Comme nous l'écrivions dans les " Thèses sur la décomposition ", la situation mondiale se caractérise par " le développement du terrorisme, des prises d'otage, comme moyens de la guerre entre Etats, au détriment des " lois " que le capitalisme s'était données par le passé pour " réglementer " les conflits entre fractions de la classe dominante " (Revue internationale, nº 62, 1990, republié dans le nº 107).
La réaction des gouvernements occidentaux après les événements du 11 septembre, durcissant avec une rapidité inhabituelle l'arsenal répressif de l'Etat, démontre sans équivoque qu'ils ont compris le danger. Les Etats-Unis ont donné le ton : instauration des contrôles d'identité, suspension de l'habeas corpus, tribunaux militaires secrets, " débat " sur l'utilisation " modérée " de la torture afin " d'éviter le pire ", etc. Cette politique permet le développement d'armes qui seront finalement utilisées contre le prolétariat et les révolutionnaires, mais ce qu'elles révèlent surtout dès aujourd'hui, c'est en germe le danger d'instabilité, de chaos, de "coups bas" qui se développe dans les pays centraux.
Le cordon sanitaire contre le chaos, dressé comme un nouveau Mur de Berlin pour protéger les " grandes démocraties ", sera plus vulnérable. En caractérisant la " croisade antiterroriste " comme une " guerre longue, sur plusieurs endroits de la terre, qui aura des phases visibles et des phases secrètes, qui exigera beaucoup de moyens, dont certains pourront être connus et pas d'autres ", Bush a mis en évidence la période de convulsions et d'instabilité que vont connaître les pays centraux.
Pour avoir une idée du sens de ces menaces, il est bon de se référer à d'autres époques historiques. Quand l'Empire romain entre en décadence, au 1e siècle de l'ère chrétienne, la première étape se caractérise par de violentes convulsions en son propre centre, Rome. C'est l'époque des empereurs " fous ", Néron, Caligula, etc. Les " réformes " des empereurs au 2e siècle - époque de grands travaux qui ont laissé les monuments les plus importants - éloignent les convulsions du centre en les repoussant vers la périphérie qui s'enfonce dans un marasme total et devient victime des invasions barbares de plus en plus victorieuses. Le 3e siècle voit le retour, comme un boomerang, de ce chaos vers le centre, affectant de plus en plus Rome et Bysance. Le saccage de Rome sera l'aboutissement de ce processus où le centre, jusque-là forteresse imprenable, tombe comme un château de cartes entre les mains des hordes barbares.
Ce même processus s'annonce déjà comme une tendance du capitalisme actuel. Les guerres, les famines, les désastres qui ont martyrisé des millions d'êtres humains ces dernières années dans les pays sous-développés peuvent finir par s'installer avec toute leur force destructrice au c?ur même du capitalisme, si le prolétariat ne trouve pas la force de réagir à temps en menant son combat jusqu'à la révolution mondiale. Il y a 90 ans, Rosa Luxemburg affirmait déjà : " Le triomphe de l'impérialisme aboutit à l'anéantissement de la civilisation - sporadiquement pendant la durée d'une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entrave jusque dans ses dernières conséquences. C'est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit, une génération avant nous, voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd'hui devant ce choix : ou bien triomphe de l'impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien, victoire du socialisme, c'est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l'impérialisme et contre sa méthode d'action : la guerre. " (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie)
La réponse de la classe ouvrière
L'escalade guerrière ne cesse de progresser. L'époque des guerres fondamentalement localisées, éloignées des grandes métropoles, touche à sa fin. Nous ne passons pas pour autant à une situation de guerre généralisée, de guerre mondiale, mais à un nouveau stade défini par des guerres aux dimensions plus larges, aux implications majeures et, surtout, ayant des répercussions plus directes sur la vie des pays centraux.
Cette évolution de la situation historique doit faire réfléchir le prolétariat. Comme nous l'écrivions dans la Résolution de notre 14e Congrès, le visage de la barbarie devient plus précis, ses contours plus définis. La barbarie de l'attentat contre les Tours jumelles a été prolongée par la campagne guerrière que la bourgeoisie américaine a imposée à toute la société. Le discours belliqueux s'est généralisé parmi les hommes politiques américains, toutes tendances confondues. Mac Cain, ancien rival de Bush au sein du Parti républicain, vocifère : " Que Dieu prenne en pitié les terroristes, car nous n'aurons pas de pitié " ; le Secrétaire à la Défense se distingue par ses rodomontades belliqueuses et son mépris arrogant pour la vie humaine. A propos de Kunduz, il déclare : " Je veux voir les Talibans morts ou prisonniers " ; un militaire, excité par un des discours du généralissime Bush, déclare : " Après avoir entendu le Président, j'ai envie d'aller tuer des ennemis ".
" La guerre est un meurtre méthodique, organisé, gigantesque. En vue d'un meurtre systématique, chez des hommes normalement constitués, il faut cependant d'abord produire une ivresse appropriée. C'est depuis toujours la méthode habituelle des belligérants. La bestialité des pensées et des sentiments doit correspondre à la bestialité de la pratique, elle doit la préparer et l'accompagner " (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie). Cette pression sur le prolétariat et la population américaine pour réveiller les plus bas instincts et catalyser la pire des bestialités a été l'?uvre de l'Etat américain, par d'incessantes campagnes sur l'ardeur patriotique, par l'hystérie soigneusement entretenue avec la menace de l'anthrax, par d'invraisemblables rumeurs sur les attentats " des arabes ", etc. Et plus discrètement, mais de façon encore plus cynique et sophistiquée, elle est aussi l'oeuvre de ses compères européens.
Mais pour puissant que soit l'impact immédiat de ces campagnes - indispensable complément au fracas des bombes et des avions - nous sommes loin d'être dans la situation que combattait Rosa Luxemburg en 1914 ou dans la situation de 1939, au cours de laquelle le prolétariat fut massivement entraîné vers la guerre. La tendance aujourd'hui de la société mondiale est celle du développement de la lutte de classe et non de la guerre mondiale généralisée. Les conditions pour l'embrigadement patriotique, pour la haine bestiale envers les peuples désignés comme ennemis, pour l'asservissement total quotidien aux exigences de la botte militaire dans les usines, les bureaux, la rue, pour la disponibilité envers l'assassinat méthodique et systématique au nom d'une " juste cause " avancée par le pouvoir, toutes ces conditions ne sont réunies ni dans le prolétariat des Etats-Unis ni dans celui des autres pays principaux.
Ceci ne signifie en rien que nous pouvons être tranquilles et dormir sur nos deux oreilles. Dans le " Rapport sur le Cours historique " adopté par notre dernier Congrès (Revue internationale, nº 107, 2001) nous avons mis en évidence que l'époque actuelle, phase terminale du capitalisme, celle de sa décomposition, fait que le temps ne joue plus en faveur du prolétariat, que plus tarde à venir le moment où seront réunies la conscience, l'unité et la force collective nécessaires pour abattre le monstre capitaliste, plus grand sera le risque que soient détruites les bases même du communisme et aussi que les capacités d'unité, de solidarité et de confiance du prolétariat soient inexorablement affaiblies.
L'accumulation des événements qui se sont produits ces deux derniers mois, révèle une brusque accélération de la situation. Trois éléments extrêmement importants de la situation mondiale se sont associé :
- l'accélération de la guerre impérialiste ;
- le violent et spectaculaire approfondissement de la crise économique, entraînant une avalanche de licenciements dont on peut déjà dire qu'ils dépassent de loin ceux de la période 91-93 ;
- la multitude de mesures répressives de la part des Etats les plus démocratiques, au nom de " l'antiterrorisme ".
Il n'est pas évident d'assimiler tous ces événements, de mettre à nu les perspectives qu'ils contiennent. Nous confessons cependant que même s'ils ne nous ont pas surpris, leur virulence et leur rapidité ont été bien supérieures à ce que l'on pouvait attendre et nous sommes loin de voir avec clarté toutes les conséquences qu'ils entraînent. La perplexité, mêlée à certains sentiments de peur et de désorientation, dominent donc naturellement et pour un certain temps encore le prolétariat. Cela est déjà arrivé en d'autres occasions. Par exemple, le prolétariat n'est pas entré directement en lutte dans les moments d'accélération de la crise économique, comme étourdi et surpris dans un premier temps par les cortèges d'attaques qu'elle provoquait. Ce n'est que dans un second temps, quand il a commencé à digérer les événements, que ses combats ont commencé à se développer. On peut constater ce phénomène tant par rapport à la récession ouverte de 1974-75 qu'à celles de 1980-82 ou de 1991-93.
Cependant, la juxtaposition de ces trois éléments (crise, guerre et développement de l'appareil répressif) dans de telles proportions peut asseoir les prémices d'une prise de conscience plus profonde, globale, dans les rangs ouvriers, à condition bien sûr que se développent la combativité et les luttes en réponse à l'élément central qu'est l'approfondissement de la crise.
Telles qu'elles se présentent aujourd'hui, dans le fatras de fanatismes religieux et ethniques propre à la décomposition, dans la prolifération d'actes terroristes, les guerres ne facilitent pas la prise de conscience de leur nature. Celle-ci est comme cachée par ce fatras qui empêche de voir quel est le vrai responsable - le capitalisme - et quels sont les principaux coupables : les grandes puissances. Il faut aussi considérer que la bourgeoisie est très préparée. Ce n'est pas pour rien, comme nous l'avons dit lors de notre précédent Congrès, que " dans cette situation pleine de périls, la bourgeoisie a confié les rênes du gouvernement aux mains du courant politique le plus capable de prendre soin de ses intérêts : la social-démocratie, le principal courant responsable de l'écrasement de la révolution mondiale après 1917-18 ; courant qui a sauvé à cette époque le capitalisme et qui revient aux postes de commande pour assurer la défense des intérêts menacés de la classe capitaliste " (Revue internationale, no 97, 1999).
Cette gauche au pouvoir dans la majorité des pays européens pousse vers la guerre, tout en laissant une place au pacifisme et cherchant toutes sortes de justifications aux excès bellicistes, très consciente du fait que " depuis que l'opinion dite publique joue un rôle dans les calculs des gouvernements, y a-t-il jamais eu une guerre où chaque parti belligérant n'ait pas tiré l'épée du fourreau d'un c?ur lourd, uniquement pour la défense de la patrie et de sa propre cause juste, devant l'invasion indigne de son adversaire ? Cette légende appartient tout autant à l'art de la guerre que la poudre et le plomb " (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie).
Ces obstacles, cependant, le prolétariat a la capacité de les surmonter car il possède, sur le plan global et historique à défaut de n'être pas présente massivement dans l'immédiat, l'arme de la conscience. " Les révolutions bourgeoises, comme celles du 18e siècle, se précipitent rapidement de succès en succès ; leurs effets dramatiques se surpassent, les hommes et les choses semblent être pris dans des feux de diamants, l'enthousiasme extatique est l'état permanent de la société, mais elles sont de courte durée. Rapidement, elles atteignent leur point culminant, et un long malaise s'empare de la société avant qu'elle ait appris à s'approprier d'une façon calme et posée les résultats de sa période orageuse. Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du 19e siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n'abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d'elles, reculent constamment à nouveau devant l'immensité infinie de leur propre but, jusqu'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta ! " (Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte)
" Pour la victoire finale des principes établies dans le Manifeste, Marx s'en remettait purement et simplement au développement intellectuel de la classe ouvrière, tel qu'il devait nécessairement résulter de l'action unie et de la discussion. Les épisodes et les vicissitudes de la lutte contre le capital, les défaites plus encore que les succès, ne pouvaient manquer de faire apparaître aux combattants l'insuffisance des panacées qu'ils préconisaient jusque-là et de préparer leurs esprits à comprendre à fond les véritables conditions de l'émancipation ouvrière. " (F. Engels, Préface à l'édition allemande de 1890 du Manifeste communiste)
Rosa Luxemburg, quant à elle, écrit que pour le prolétariat moderne, "ses erreurs sont aussi gigantesques que ses tâches. Il n'y a pas de schéma préalable, valable une fois pour toutes, pas de guide infaillible pour lui montrer le chemin à parcourir. Il n'a d'autre maître que l'expérience historique. Le chemin pénible de sa libération n'est pas pavé seulement de souffrances sans bornes, mais aussi d'erreurs innombrables. Son but, sa libération, il l'atteindra s'il sait s'instruire de ses propres erreurs. Pour le mouvement prolétarien, l'autocritique, une autocritique sans merci, cruelle, allant jusqu'au fond des choses, c'est l'air, la lumière sans lesquels il ne peut vivre. Dans la guerre mondiale actuelle, le prolétariat est tombé plus bas que jamais. C'est là un malheur pour toute l'humanité. Mais c'en serait seulement fini du socialisme au cas où le prolétariat international se refuserait à mesurer la profondeur de sa chute et à en tirer les enseignements qu'elle comporte. " (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie)
Les révolutions bourgeoises furent des actes bien plus conscients que les processus sociaux qui mirent fin à l'esclavage et emportèrent les régimes féodaux. Elles furent cependant encore dominées par le poids écrasant des facteurs objectifs. La révolution prolétarienne est historiquement la première dont la conscience de classe constitue le facteur déterminant. Cette cruelle caractéristique de la révolution prolétarienne, qui a toujours été mise en avant par les marxistes comme nous venons de le montrer, prend encore plus de force et s'avère encore plus vital dans la situation historique présente de décomposition du capitalisme.
Adalen (28-11-2001)
Notes :
1 Lire nos prises de position sur la terreur, le terrorisme et la violence de classe dans la Revue internationale, nos 14 et 15.
2 Cf. notre article « Stratégie ou profits pétroliers » dans ce numéro.
3 C'est une des raisons pour lesquelles il est absurde aujourd'hui de parler de «mondialisation». Le marché mondial s'est formé depuis au moins un siècle et cette capacité objective d'unification des conditions d'existence de la grande majorité de l'humanité que portait en lui le capitalisme, s'est épuisée depuis longtemps. Pour mieux connaître notre position sur le sens réel de la prétendue " mondialisation ", lire la Revue internationale no 86, 1996, " Derrière la «mondialisation» de l'économie, l'aggravation de la crise du capitalisme ".
4 Ils ont tiré les leçons du piège dans lequel tombèrent les russes pendant la guerre de 1979-89.
5 Comme nous l'écrivions dans l'éditorial de la Revue internationale no 107, nous ignorons qui est le véritable responsable de l'attentat du 11 septembre. Le simple fait que puisse se produire une telle monstruosité est cependant révélateur de l'avancée du chaos, de l'instabilité et de ses conséquences directes dans les pays centraux.
Amplement utilisés pour répandre le poison nationaliste, les attentats du 11 septembre ont aussi été exploités par la bourgeoisie pour détourner l'attention de la classe ouvrière des préoccupations socioéconomiques et pour embrouiller sa conscience sur les véritables causes de la récession d'ampleur qui se déploie actuellement au niveau mondial. Contrairement à ce que nous raconte la classe dominante, la dégradation économique n'est pas le produit de l'effondrement des Twin Towers aux Etats-Unis, même si cela a pu constituer un facteur aggravant, en particulier pour certains secteurs économiques tels que le transport aérien ou le tourisme. Comme le soulignent les experts de l'OCDE : « le ralentissement économique qui à débuté aux Etats-Unis en 2000 et qui a gagné d’autres pays s’est transformé en recul mondial de l’activité économique auquel peu de pays ou de régions ont échappé » (Le Monde du 21 novembre 2001). La crise économique actuelle n'a donc rien de spécifiquement américain. Selon les calculs savants du chateau de la Muette, la croissance dans les 30 pays de l'OCDE ne devrait pas dépasser 1% en 2001, ni en 2002. Le système capitaliste est bel et bien rentré dans sa cinquième phase de récession depuis le resurgissement de la crise sur l'avant-scène de l'histoire a la fin des années 60.
Après la chute du bloc soviétique en 1989, la réalité est rapidement venue infirmer tous les discours sur le prétendu nouvel ordre mondial qui en résulterait. La multiplication des guerres et génocides divers a vite démenti les mensonges qui prétendaient qu' avec la fi n de la guerre froide le monde allait connaître une ère de paix. Les instituts statistiques de la bourgeoisie eux-mêmes reconnaissent - très confidentiellement - que le nombre de conflits et de victimes depuis lors est bien supéricur en intensité à la période de guerre froide. Aujourd'hui, Bush fils, en caractérisant la première guerre du nouveau millénaire comme un état de conflit permanent, enterre définitivement les mensonges proférés par son père sur l'avènement d'un nouvel ordre mondial. Par contre, force est de constater que toute la propagande idéologique sur la victoire de la démocratie et du capitalisme a rencontré un certain écho et pèse fortement sur la conscience de classe des exploités. Les bouleversements sur la scène politique mondiale et la guerre du Golfe ont pu en grande partie masquer la récession précédente au tournant des années 1980-90. De même, malgré quelques démentis partiels (krach économique dans le sud-est asiatique et banqueroute de la Russie et du Brésil en 1998, suivi de peu par celle de la Turquie), les prophéties mensongères sur une nouvelle ère de prospérité économique ont été renforcées par le rebond de la croissance qui se prolongea un petit peu plus longtemps qu'en moyenne et par un intense battage médiatique sur la `nouvelle économie'. Ce dernier consistait à nous faire gober la naissance d'une prétendue nouvelle révolution technologique basée sur l'informatique, les télécommunications et l'Internet. Dès lors, aujourd'hui que la récession exerce ses ravages par une dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière et menace de déchirer le voile des mystifications idéologiques de la bourgeoisie, il s'agit surtout pour cette dernière, de cacher le plus possible la profondeur de l'agonie de son système économique au prolétariat, d'empêcher que ce dernier prenne conscience de l'impasse tant politique qu'économique du capitalisme.
Une récession d'ampleur
Cc qui caractérise la récession actuelle, aux dires des commentateurs bourgeois eux-mêmes, c'est la rapidité et l'intensité de son développement. Les Etats-Unis, la première économie du monde, ont très rapidement plongé dans la récession. Le repli du PIB américain est plus rapide que lors de la récession précédente et l'aggravation du chômage atteint un record inégalé depuis la crise de 1974. Le Japon, la seconde économie du monde, ne se porte pas mieux. Le modèle tant vanté au cours des années 1970-80 est anémique depuis une bonne dizaine d'année et ce n'est qu'à coups de plans de relance massifs et successifs que le Japon a pu maintenir la tête légèrement hors de l'eau avec un taux de croissance frisant le zéro. Malgré cela, l'économie nippone vient de replonger dans la récession pour la troisième fois. C'est la plus forte crise depuis vingt ans et, selon le FMI, le Japon pourrait connaître deux années consécutives de contraction de l'activité économique pour la première fois depuis l'après-guerre. Avec ces multiples plans de relance successifs, le Japon rajoute à son endettement bancaire - qui reste astronomique - un endettement public qui est devenu le plus élevé de tous les pays industrialisés. Il représente aujourd'hui 130% du PIB et devrait atteindre 153% en 2003 mais certains prédisent 180% pour 2002 déjà. Cette montagne de dettes qui s'accumulent non seulement au Japon mais aussi dans les autres pays développés constitue un véritable baril de poudre potentiellement déstabilisateur à terme. Ainsi, une grossière estimation de l'endettement mondial pour l'ensemble des agents économiques (Etats, entreprises, ménages et banques) oscille entre 200 et 300% du produit mondial. Concrètement, cela signifie deux choses. D'une part, que le système a avancé l'équivalent monétaire de la valeur de deux à trois fois le produit mondial afin de pallier à sa crise de surproduction rampante qui a marqué son retour au début des années 70 et, d'autre part, qu'il faudrait travailler deux à trois années pour rien si cette dette devait être remboursée du jour au lendemain. Cet endettement phénoménal au niveau mondial est historiquement sans précédent et exprime à la fois le niveau d'impasse dans lequel le système capitaliste s'est enfoncé, et aussi sa capacité à manipuler la loi de la valeur afin d'assurer sa pérennité. Nous comprenons dès lors pourquoi, lorsque la bourgeoisie parle de `contraction de 1'activité économique', c'est un euphémisme qui signifie en réalité un nouvel enfoncement du système capitaliste dans une récession ouverte, expression de ce que les marxistes ont depuis longtemps signalé comme étant la manifestation d'une crise de surproduction, c'est-à-dire l'incapacité du système à écouler de nouvelles marchandises sur un marché mondial sursaturé. Si cet endettement massif peut encore être supporté par les économies développées, il est par contre en train d'étouffer un à un les pays dit 'émergents'. Pendant que l’e-économie se transformait en e-krach dans les pays développés au cours de l'aimée 2000-2001, les dits pays émergents se rimaient en pays plongeants. Là, la fragilité des économies fait qu'elles ne sont guère capables de supporter un endettement de quelques dizaines de pourcent du Produit Intérieur Brut. Ainsi, après la crise de la dette du Mexique au début des années 80, d'autres pays sont venus progressivement rallonger la liste : Brésil, Mexique encore en 1994, pays du Sud-est asiatique, Russie, Turquie, Argentine aujourd'hui, etc. Quant à la zone 'Euro ', la prétendu partie du capitalisme qui ne va pas trop mal comme on nous dit, on y annonce un taux de croissance nul pour l'année 2002 et un taux de chômage officiel progressant à nouveau de 8,5% à 8,9ù en 2001.
Comme nous pouvons le constater, la crise exerce ses ravages en étendue avec de plus en plus de profondeur au fil des récessions. Après les pays les plus pauvres du Tiers-monde qui connaissent des reculs nets de leur PIB par habitant depuis deux à trois décennies, ce fut la chute du `deuxième monde' avec l'effondrement économique des pays du bloc de l'Est. Ensuite ce fut au tour du Japon de tomber en panne et huit années plus tard, pratiquement l'ensemble de la zone du sud-est asiatique. Bref, ce qui fut longtemps considéré comme le nouveau pôle de développement, selon les idéologues du capitalisme, rentrait dans le rang. Et, pendant tout ce laps de temps, les économies dites `intmédiaires' ou 'émergentes' se sont, l'une après l'autre, toutes plus ou moins effondrées. Et aujourd'hui, la récession qui frappe au coeur même du capitalisme dans les pays les plus développés, ne concerne plus seulement des secteurs de vieilles technologies (charbonnages, sidérurgie, etc.) ou déjà arrivées à maturité (chantiers navals, automobile, etc.) mais carrément des secteurs de pointe, ceux-là même qui étaient appelés à être les fleurons de la nouvelle économie, le creuset de la nouvelle révolution industrielle : l'informatique, Internet, les télécommunications, l'aéronautique, etc. Dans ces branches, c'est par centaines que se comptent les faillites, les restructurations, les fusions-acquisitions et par centaines de milliers les licenciements, les baisses de salaires et les dégradations des conditions de travail.
Des mythes qui s'écroulent
Mais la crise, aussi terrible soit-elle pour les exploités, a comme corollaire de pouvoir enlever une partie du voile mystiticateur dressé par la classe dominante. Ainsi, la véritable euphorie économique qui a accompagné le passage au nouveau millénaire est bel et bien terminée. II est vrai que d'aucuns avaient eu l'imprudence d'annoncer la récession comme imminente après le krach des pays du sud-est asiatique en 1998, suivi peu après par la Russie. Or, non seulement rien de tel ne s'est produit, mais les Etats-Unis connurent une croissance légèrement plus soutenue entre 1991 et 2000 que lors de la décennie précédente et, de surcroît, d'une durée moyenne sans précédent depuis le l9ème siècle. De plus, l'on assista à une course folle aux records boursiers, en particulier dans le secteur des nouvelles technologies. Tout ceci alimentant abondamment les discours sur `la jouvence retrouvée du capitalisme', `sa capacité à digérer les crises, financières' et à faire émerger 'une nouvelle révolution technologique' dont le coeur serait les EtatsUnis. En fait, il n'y a rien de bien mystérieux à tout cela. La croissance américaine a été dopée par trois facteurs. Le premier, et le plus important, concerne la consommation des ménages qui ont dépensé au-delà de leurs revenus à tel point que l'épargne y est devenue négative ! En 1993, les ménages américains consommaient 91 % de leur revenus contre plus de 100 % en 2000. Cela s'explique par des gains boursiers particulièrement dopés (essentiellement pour les ménages les plus riches) ainsi que par une rapide progression de l'endettement individuel. Ce dernier est passé de 85 % à 100% du total des revenus au cours des années 90 ou, autrement dit, la dette des ménages américains représente, à l'heure actuelle, l'équivalent d'une année de leurs revenus ! Le second facteur s'appuie sur une reprise de l'investissement fondée, non sur l'épargne puisqu'elle est devenue négative, mais sur l'afflux de capitaux européens et japonais. Compte tenu des taux d'intérêt réels plus élevés aux Etats-Unis, alimentant ainsi un impressionnant et rapide déficit de la balance courante : 200 milliards de dollars en 1998, 400 milliards de dollars en 2000. Le troisième facteur qui explique largement la longueur exceptionnelle du cycle, est en réalité un effet paradoxal de la crise financière de 1998 : le retour des capitaux sur les places financières américaines et européennes. Le fameux-fumeux cycle high tech américain a en réalité été stimulé par un retour massif des capitaux spéculatifs placés dans les pays du sud-est asiatique pour venir s'investir dans des actions du secteur de la 'net-économie '. Il n'y a là rien d'extraordinaire ni de quoi spéculer sur le retour d'un prétendu nouveau cycle de Kondratiev qui serait basé sur une prétendue nouvelle révolution technologique. Ce cycle s'est d'ailleurs clôturé par un krach boursier qui fut particulièrement sévère dans le secteur qui était justement appelé à porter le nouveau capitalisme sur ses fonds baptismaux.
Un second mythe qui est en train de sérieusement s'éroder est le prétendu recul du capitalisme d'Etat avec le 'tournant néo-libéral' des années 80. Déjà, ce tournant fut réalisé a l'initiative de l'Etat et non contre ce dernier ! Mais de plus, lorsque l'on consulte les statistiques, force est de constater que, malgré vingt années de 'néo-libralisme', le poids écomomique global de l'Etat (plus précisément du secteur dit 'non-marchand') n'a guère reculé : il plafonne, pour les 30 pays de l'OCDE, aux alentours de 40 à 50% avec une fourchette basse de 30 à 35% pour les Etats-Unis et le Japon et une haute de 75 à 80% pour les pays nordiques. Quant au poids politique des Etats lui, il s'est bel et bien accru. Aujourd'hui, Comme tout au long du 20ème Siècle, le capitalisme d’Etat n'a pas de couleur politique précise. Aux Etats-Unis, ce sont les républicains (la `droite') qui Prennent l'initiative d'un soutien public à la relance et qui subventionnent les compagnies aériennes. La Banque centrale pour sa part, très étroitement liée au pouvoir, a baissé ses taux d'intérêt au fur et à mesure que la récession se précisait afin d'aider à la relance de la machine économique : de 6,5% au début 2001 à 2 en lfin d'année. Au Japon, les banques ont été renflouées a deux reprises par l'Etal et certaines ont même été nationalisées ! En Suisse, c'est l'Etat qui a organisé la gigantesque opération de renflouement de la compagnie aérienne nationale Swissair et tout en mettant la main à la poche, etc. Même en Argentine, et avec la bénédiction du FMI et de la Banque Mondiale, le gouverncment a recours à un vaste programme de travaux publics pour essayer de recréer des emplois, etc. Si au 19ème siècle les partis politiques instrumentalisaicnt l’Etat pour faire prioritairement passer leurs intérêts, dans le capitalisme décadent, ce sont les impératifs économiques et impérialistes globaux qui dictent la politique à suivre quelle que soit la couleur du gouvernement en place. Cette analyse fondamentale, dégagée par la Gauche cemtmuniste, a amplement été confirmée tout au long du 20ème siècle et est plus que jamais d'actualité aujourd'hui que les enjeux sont encore plus exacerbés.
Des
attaques sans précédent contre la classe ouvrière
Ce qui est absolument certain, c'est qu'avec le développement de la récession au niveau international, la bourgeoisie imposera une nouvelle et violente dégradation du niveau de vie de la classe ouvrière. Ainsi, sous prétexte d'état de guerre et au nom des intérêts supérieurs de la nation, la bourgeoisie américaine en profite pour faire passer ses mesures d'austérité déjà prévues depuis longtemps car rendues nécessaires par une récession qui se développait depuis un an : licenciements massifs, efforts productifs accrus, mesures d'exceptions au nom de l'antiterrorisme mais qui servent fondamentalement comme terrain d'essai au maintien de l'ordre social, etc. Partout dans le monde, les taux de chômage sont de nouveau fortement orientés à la hausse alors que la bourgeoisie avait réussi à camoufler une partie de son ampleur réelle par des politiques de traitement social - c'est-à-dire de gestion de la précarité - et par des manipulations grossières des statistiques. Partout en Europe, les budgets sont révisés à la baisse et de nouvelles mesures d'austérité sont programmées. Au nom de la prétendue stabilité budgétaire, dont le prolétariat n'a que faire, la bourgeoisie européenne est en train de réexaminer la question des retraites (abaissement des taux et allongement de la vie active sont à l'ordre du jour) et de nouvelles mesures sont envisagées pour faire sauter «les freins au développement de la croissance» comme disent pudiquement les experts de l'OCDE, à savoir «atténuer les rigidités» et « favoriser l’offre de travail» via une précarisation accrue du travail et une réduction de toutes les indemnisations sociales (chômage, soins de santé, allocations diverses, etc.). Au Japon, l'Etat à planifié une restructuration dans 40% des organismes publics : 17 vont fermer et 45 autres seront privatisés. Enfin, pendant que ces nouvelles attaques viennent frapper le prolétariat du coeur du capitalisme mondial, la pauvreté se développe de façon vertigineuse à sa périphérie. La situation des pays dits émergents est significative à ce titre. L'Argentine en est le dernier exemple en date. Longtemps cité en exemple comme modèle par la Banque mondiale, elle est en récession depuis plus de trois ans et plonge aujourd'hui dans la banqueroute. Des grèves importantes ont éclaté dans les principales villes ouvrières du pays pour protester contre les attaques de l' Etat qui a licencié des salariés de la fonction publique par milliers, réduit les salaires de 20%, suspendu le paiement des retraites et des pensions et privatisé la sécurité sociale. D'autres pays analogues, tels le Venezuela, sont secoués par de fortes tensions sociales, ou le Brésil, la Turquie et la Russie qui sont toujours sous perfusion et suivis à la loupe. Ainsi, la Turquie qui doit trouver chaque année 50 à 60 milliards de dollars pour se refinancer est étroitement surveillée par le FMI.
A cette situation d'impasse économique, de chaos social et de misère croissante pour la classe ouvrière, cette dernière n'a qu'une seule réponse à apporter : développer massivement ses luttes sur son propre terrain de classe dans tous les pays. Car aucune «alternance démocratique», aucun changement de gouvernement comme en Argentine, aucune autre politique ne peut apporter un quelconque remède à la maladie mortelle du capitalisme. La généralisation et l'unification des combats du prolétariat mondial, vers le renversement du capitalisme, est la seule alternative capable de sortir la société de cette impasse.
C. Mcl
Dès les premiers instants, la propagande bourgeoise américaine a assimilé l'attentat du 11 septembre contre le World Trade Center à l'attaque japonaise contre Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Cette comparaison est chargée d'un impact considérable, à la fois psychologiquement, historiquement et politiquement, car Pearl Harbor a marqué l'entrée directe de l'impérialisme américain dans la Seconde Guerre mondiale. Selon la campagne idéologique que nous présente actuellement la bourgeoisie américaine, en particulier à travers ses médias, le parallèle est simple, direct et évident :
1) Dans les deux cas, les Etats-Unis ont été pris en traître par une attaque surprise qui les a pris au dépourvu. Dans le premier cas il s'agissait de la traîtrise de l'impérialisme japonais qui, cyniquement, prétendait négocier avec Washington pour éviter la guerre mais qui a manigancé et déclenché une attaque sans prévenir. Dans le cas présent, les Etats-Unis ont été victimes de fondamentalistes musulmans fanatiques qui ont profité de l'ouverture et de la liberté que leur offrait la société américaine pour commettre une atrocité aux proportions sans précédent et dont le caractère malfaisant les situe en dehors du cadre de la civilisation.
2) Dans les deux cas, les pertes infligées par les attaques surprises ont fait naître un sentiment d'indignation au sein de la population atterrée. A Pearl Harbor, on a compté 2043 morts, essentiellement du personnel militaire américain ; pour les Twin Towers, c'est encore pire : environ 3000 civils innocents.
3) Dans les deux cas, les attaques se sont retournées contre ceux qui les avaient perpétrées. Au lieu de terroriser la nation américaine et de la plonger dans le défaitisme et la soumission silencieuse, elles ont fait naître au contraire une grande ferveur patriotique dans la population, même au sein du prolétariat, et ont de ce fait permis sa mobilisation derrière l'Etat pour une guerre impérialiste qui promet de durer.
4) Au bout du compte, c'est le Bien, représenté par l'"American way of life" démocratique, et sa puissance militaire, qui triomphe du Mal.
Comme tous les mythes idéologiques bourgeois, quels que soient les éléments de vérité qui leur confèrent une crédibilité superficielle, ce torrent de propagande est truffé de mensonges et de demi-vérités et de déformations intéressées. Mais cela n'est pas pour nous surprendre. En politique, la bourgeoisie, en tant que classe, a toujours utilisé les mensonges, les tromperies, la manipulation et les man?uvres. Et ceci est particulièrement vrai quand il s'agit de mobiliser la société pour la guerre totale des temps modernes. Les fondements de cette campagne idéologique de la bourgeoisie sont en complète contradiction avec la réalité historique des deux événements. Dans ces deux événements, il est quasiment évident que la bourgeoisie n'a pas été véritablement surprise par ces attaques, et qu'elle a cyniquement utilisé le battage médiatique sur le grand nombre de morts uniquement pour défendre ses intérêts nationaux, pour atteindre ses visées impérialistes et d'autres objectifs politiques à plus long terme.
Puisque Pearl Harbor et l'attentat du World Trade Center ont été utilisés par la bourgeoisie pour rallier la population américaine à la guerre, il est nécessaire d'examiner brièvement les tâches politiques auxquelles elle doit faire face pour préparer la guerre impérialiste pendant la période de décadence capitaliste. Dans la décadence, la guerre a des caractéristiques fondamentalement différentes de celles de la période où le capitalisme était un système progressif. Durant cette dernière, les guerres pouvaient avoir un rôle progressiste dans la mesure où elles permettaient un développement des forces productives. C'est en ce sens qu'on peut considérer comme historiquement progressistes la Guerre de Sécession aux Etats-Unis qui a servi à détruire le système anachronique de l'esclavage et à permettre l'industrialisation du pays à grande échelle. De même les différentes guerres nationales en Europe, dont il a résulté la création des Etats nationaux unifiés modernes, constituèrent une base plus favorable au développement du capital national dans chaque pays. D'une façon générale, ces guerres pouvaient en grande partie se limiter au personnel militaire impliqué dans le conflit et n'entraînaient pas de destructions massives des moyens de production ni des infrastructures ni des populations de chacun des belligérants.
Les guerres impérialistes de l'époque de la décadence du capitalisme ont des caractéristiques profondément différentes. Alors que les guerres nationales de l'époque ascendante pouvaient avoir pour fonction d'établir les bases pour des avancées qualitatives dans le développement des forces productives, dans la décadence, le système capitaliste lui-même a déjà atteint le point le plus haut de son développement historique et cet aspect progressiste n'est plus possible. Le capitalisme a achevé l'extension du marché mondial, et tous les marchés extra-capitalistes qui permettaient son expansion globale ont été intégrés dans le système. Maintenant, chaque capital national n'a plus qu'une seule possibilité d'expansion, qui se réalise nécessairement aux dépens d'un rival : s'emparer de territoires ou de marchés contrôlés par l'adversaire. L'accroissement des rivalités impérialistes conduit au développement d'alliances préparant le terrain à la guerre impérialiste généralisée. Loin de se limiter à des combats entre militaires professionnels, dans la décadence la guerre nécessite la mobilisation totale de la société, ce qui a pour conséquence l'émergence d'une nouvelle forme d'Etat : le capitalisme d'Etat. Sa fonction est d'exercer un contrôle total sur tous les aspects de la société dans le but de contenir les contradictions de classes qui menacent de la faire exploser et, en même temps, de coordonner la mobilisation en vue de la guerre totale moderne.
Quel que soit le succès avec lequel la population a été préparée à la guerre au niveau idéologique, la bourgeoisie en décadence masque ses guerres impérialistes derrière le mythe de l'autodéfense contre l'agression et la tyrannie dont elle serait la victime. La réalité de la guerre moderne, avec ses destructions massives et ses innombrables morts, avec tous les aspects de la barbarie qu'elle fait subir à l'humanité, est si affreuse, si horrible, que même un prolétariat idéologiquement battu et défait ne marche pas au massacre d'un c?ur léger. La bourgeoisie compte beaucoup sur la falsification de la réalité pour créer l'illusion que la population est la victime d'une agression et n'a pas d'autre choix que rendre les coups pour se défendre. La justification du conflit qu'on nous présente, c'est la nécessité de défendre la mère patrie contre les agressions extérieures ou contre la tyrannie, et non pas les vraies raisons impérialistes qui poussent le capitalisme à la guerre. Personne ne peut vraiment mobiliser une population autour du slogan : "Opprimons le monde sous notre domination impérialiste quel qu'en soit le coût". Dans le capitalisme décadent, le contrôle des médias par l'Etat facilite le lavage de cerveau des populations par toutes sortes de propagandes et de mensonges.
Au cours de son histoire, la bourgeoisie américaine a été particulièrement adepte de ce stratagème consistant à se faire passer pour une victime, et ce même avant le déclin du capitalisme au début du 20e siècle. Ainsi par exemple : "Remember the Alamo" fut le slogan de la guerre de 1845-1848 contre le Mexique. Ce cri de guerre a immortalisé le "massacre" de 136 rebelles américains à San Antonio au Texas, qui faisait à l'époque partie du Mexique, par les forces mexicaines conduites par le général Santa Ana. Bien sûr, le fait que ces Mexicains "assoiffés de sang" avaient à plusieurs reprises proposé la reddition et permis aux femmes et aux enfants d'évacuer Fort Alamo avant l'assaut final, n'a pas empêché la classe dirigeante américaine de magnifier les défenseurs du fort avec l'auréole du martyre. Cet incident a bien servi la bourgeoisie pour mobiliser tout le soutien nécessaire à une guerre dont le point culminant a été l'annexion par les Etats-Unis de la plupart des territoires qui en constituent aujourd'hui le Sud-Ouest.
De la même manière, l'explosion suspecte à bord du navire de guerre le "Maine" dans le port de La Havane en 1898, a servi de prétexte à la guerre hispano-américaine de 1898, et a donné naissance au slogan : "Remember the Maine".
Plus récemment, en 1964, une prétendue attaque contre deux canonnières américaines au large des côtes vietnamiennes a servi de base à la "Résolution sur le Golfe du Tonkin", adoptée par le Congrès américain au cours de l'été 1964 qui, tout en n'étant pas une déclaration de guerre formelle, a fourni la trame légale à l'intervention américaine au Viêt-nam. En réalité l'Administration Johnson avait appris quelques heures après que l'"attaque" contre le "Maddox" et le "Turner Joy" dont parlaient les rapports, n'avait jamais eu lieu, mais était le résultat d'une erreur de jeunes officiers de radar un peu nerveux. Qu'à cela ne tienne, la législation donnant l'autorisation de combattre a quand même été présentée au Congrès afin de fournir une couverture légale à une guerre qui devait traîner en longueur jusqu'à la chute de Saigon aux mains des forces staliniennes en 1975.
C'est vrai que la bourgeoisie a utilisé l'attaque de Pearl Harbor pour rallier une population hésitante à l'effort de guerre, comme elle utilise aujourd'hui le caractère atroce du 11 septembre pour la mobiliser en vue de soutenir encore une autre guerre. Mais la question reste posée de savoir si, dans chacun de ces cas, les Etats-Unis ont été pris par surprise, et jusqu'à quel degré le machiavélisme de la bourgeoisie a été mis en ?uvre, soit pour provoquer, soit pour permettre ces attaques, en vue d'utiliser à son avantage l'indignation populaire qui a suivi.
Chaque fois que le CCI dénonce le machiavélisme de la bourgeoisie, nos critiques nous accusent d'avoir une vision policière de l'histoire. Cependant, ce n'est pas simplement une incompréhension de nos analyses de leur part car, pire encore, ils tombent dans le piège idéologique de la bourgeoisie qui, en particulier à travers ses médias, s'emploie à dénigrer ceux qui tentent de mettre en lumière les combines et tous les procédés qu'elle met en ?uvre dans la vie politique, économique et sociale, et cherche à les faire passer pour des théoriciens irrationnels de la conspiration. Cependant, ce n'est plus une controverse que d'affirmer que " les mensonges, la terreur, la coercition, le double jeu, la corruption, les coups d'état et les assassinats politiques" ont toujours constitué le fonds de commerce de la classe exploiteuse au cours de l'histoire, que ce soit dans l'antiquité, sous la féodalité ou sous le capitalisme moderne. "La différence est que les patriciens et les aristocrates 'faisaient du machiavélisme sans le savoir' alors que la bourgeoisie est machiavélique et le sait. Elle fait du machiavélisme une 'vérité éternelle' parce qu'elle se vit comme éternelle, parce qu'elle suppose l'exploitation comme éternelle ".("Machiavélisme, conscience et unité de la bourgeoisie ", Revue internationale n° 31, 4e trimestre 1982). En ce sens, le mensonge et la manipulation, mécanisme employé par toutes les classes exploiteuses qui ont précédé, sont devenus une caractéristique centrale du mode de fonctionnement de la bourgeoisie moderne. Celle-ci, utilisant les formidables outils de contrôle social qui lui sont fournis sous les conditions du capitalisme d'Etat, a porté le machiavélisme à un niveau qualitativement supérieur.
L'émergence du capitalisme d'Etat à l'époque de la décadence capitaliste, une forme d'Etat qui concentre le pouvoir entre les mains de l'exécutif, particulièrement de la bureaucratie permanente, et qui donne à l'Etat un pouvoir de plus en plus totalitaire sur tous les aspects de la vie sociale et économique, a fourni à la bourgeoisie des mécanismes encore plus efficaces pour mettre en ?uvre ses plans machiavéliques. " Au niveau de sa propre organisation pour survivre, pour se défendre, la bourgeoisie a montré une capacité immense de développement des techniques de contrôle économique et social, bien au-delà des rêves de la classe dominante du 19e siècle. En ce sens, la bourgeoisie est devenue 'intelligente' face à la crise de son système socio-économique "("Notes sur la conscience de la bourgeoisie dans la décadence", Revue internationale n°31, 4e trimestre 1982)
Le développement d'un système de moyens d'information complètement intégrés sous le contrôle de l'Etat, que ce soit sous des formes juridiques ou par des méthodes plus flexibles, est un élément central dans le schéma machiavélique de la bourgeoisie. " La propagande - le mensonge - est une arme essentielle de la bourgeoisie. Pour alimenter cette propagande, la bourgeoisie n'hésite pas, au besoin, à provoquer l'événement" (ibid., "Machiavélisme..."). L'histoire des Etats-Unis est pleine d'une myriade d'exemples de manipulation de l'opinion publique sur de simples faits divers, ou de manipulations plus importantes au niveau historique. Un exemple de l'utilisation d'un fait divers est l'incident de 1955 quand le secrétaire du Président aux relations avec la presse, James Hagerty, a monté de toutes pièces un événement pour dissimuler l'état de santé du Président Eisenhower, hospitalisé à Denver, Colorado, après une attaque cardiaque. Hagerty a organisé pour toute l'équipe ministérielle un voyage de 2000 miles, de Washington à Denver, pour créer l'illusion qu'Eisenhower était assez en forme pour présider un conseil des ministres, conseil qui n'eut jamais lieu. Un exemple plus important sur le plan historique pourrait être la manière dont Saddam Hussein a été manipulé en 1990 par l'ambassadeur des Etats-Unis en Irak quand celui-ci lui a dit que son pays n'interviendrait pas dans le conflit frontalier entre l'Irak et le Koweït, lui laissant croire qu'il avait reçu le feu vert de la part de l'impérialisme américain pour envahir le Koweït. Au contraire, l'invasion a été utilisée par les Etats-Unis comme prétexte pour la Guerre du Golfe de 1991 qui a constitué un moyen de réaffirmer qu'ils étaient la seule superpuissance restante à la suite de l'effondrement du stalinisme et de la désintégration du bloc occidental qui a suivi.
Ceci ne veut pas dire que tous les événements de la société contemporaine sont nécessairement préétablis par quelque schéma secret préparé par un cercle restreint de dirigeants capitalistes. Il est clair qu'il y a des affrontements au sein des cercles dirigeants des Etats capitalistes et que les résultats n'en sont pas prévus d'avance. Pas plus que les issues des confrontations avec le prolétariat dans la lutte de classe ne sont toujours contrôlées par la bourgeoisie. Et même avec des manipulations bien planifiées, des accidents de l'histoire peuvent arriver. Cependant, ce qu'il faut bien comprendre c'est que même si la bourgeoisie, en tant que classe exploiteuse, est incapable d'avoir une conscience globale et unifiée, de comprendre clairement le fonctionnement de son système et l'impasse historique qu'elle offre à l'humanité, elle est consciente que son système s'enfonce dans une crise sociale et économique. " Au plus haut niveau de l'appareil d'Etat, il est possible, pour ceux qui commandent, d'avoir une sorte de tableau global de la situation et des options qu'il faut prendre de façon réaliste pour y faire face. " (ibid. "Notes sur la...") Mais même si elle ne le fait pas en complète conscience, la bourgeoisie est plus que capable de formuler des stratégies et des tactiques et d'utiliser les mécanismes de contrôle totalitaire que constitue le capitalisme d'Etat pour les mettre en ?uvre. Il est de la responsabilité des marxistes révolutionnaires de dévoiler ces man?uvres et ces mensonges machiavéliques. Se voiler la face pour ne pas voir cet aspect de l'offensive de la classe dominante pour contrôler la société est une attitude irresponsable et fait le jeu de notre ennemi de classe.
Pear Harbor offre un excellent exemple de fonctionnement du machiavélisme de la bourgeoisie. Nous bénéficions de plus d'un demi-siècle de recherches historiques, d'un certain nombre d'enquêtes militaires ainsi que de celles de partis d'opposition sur lesquelles nous appuyer. Selon le président Roosevelt, le 7 décembre 1941 restera un jour d'infamie, un exemple de la traîtrise japonaise. Cet événement fut utilisé pour mobiliser l'opinion publique en faveur de la guerre en 1941, et il est toujours présenté de la même façon par les médias capitalistes, les manuels scolaires et la culture populaire. Néanmoins, de nombreuses preuves historiques démontrent que l'attaque japonaise fut provoquée consciemment par la politique américaine ; l'attaque ne vint pas par surprise, et l'Administration du Président Roosevelt prit en conscience la décision de permettre qu'elle se produise et d'essuyer les nombreuses pertes en vies humaines et en matériel naval, comme prétexte pour assurer l'entrée des Etats-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. De nombreux livres ont été publiés sur cette histoire et de nombreux documents sont accessibles sur Internet (Voir le site : www.geocities.com/Pentagon/6315/pearl/html [581] pour une chronologie documentée des événements et des liens vers d'autres sites). Ici nous allons seulement passer en revue les points les plus importants pour illustrer comment fonctionne le machiavélisme de la bourgeoisie.
En 1941, les evénements de Pearl Harbor se sont déroulés alors que les États-Unis étaient prêts à prendre la décision d'intervenir aux côtés des Alliés dans la Seconde Guerre mondiale. L'Administration du Président Roosevelt était impatiente d'entrer en guerre contre l'Allemagne et, bien que la classe ouvrière américaine fût complètement prisonnière de l'appareil syndical (au sein duquel le parti stalinien jouait un rôle significatif) imposé d'autorité par l'Etat pour contrôler la lutte de classe dans toutes les industries-clefs, et qu'elle fût imprégnée par l'idéologie de l'anti-fascisme, la bourgeoisie américaine devait faire face à une forte opposition à la guerre, pas seulement de la part de la classe ouvrière, mais au sein de la bourgeoisie elle-même. Avant Pearl Harbor, les sondages montraient que 60% de l'opinion publique était opposée à l'entrée en guerre, et les campagnes de groupes isolationnistes tels que " American first " trouvaient un soutien considérable au sein de la bourgeoisie. Bien qu'elle affichât la volonté politique et démagogique de rester en dehors de la guerre européenne, l'Administration américaine cherchait en douce une excuse pour se joindre aux combats. Les Etats-Unis violaient de plus en plus leur neutralité auto-proclamée, en offrant de l'aide aux Alliés, en transportant des quantités considérables de matériel de guerre selon le programme "Lend Lease". L'Administration espérait amener les Allemands à lancer une attaque contre les forces américaines dans l'Atlantique Nord qui servirait de prétexte pour leur entrée en guerre. Comme l'impérialisme allemand refusait de mordre à l'hameçon, l'attention se tourna vers le Japon. La décision d'imposer un embargo pétrolier au Japon et le transfert de la flotte du Pacifique de la côte Ouest des Etats-Unis vers une position plus exposée à Hawaii, ont servi à fournir un motif et une opportunité au Japon de "tirer les premiers" contre les Etats-Unis, et par là, à trouver le prétexte d'une intervention américaine dans la guerre impérialiste. En mars 1941, un rapport secret du Département de la Marine prévoyait que si le Japon devait attaquer les Etats-Unis, ce serait tôt le matin par un raid aérien sur Pearl Harbor lancé depuis des porte-avions. Comme l'a noté le conseiller présidentiel Harold Ickes, dans un mémorandum de juin 1941, alors que l'Allemagne venait d'attaquer la Russie, "à partir de l'embargo pétrolier sur le Japon, pourrait se développer une situation qui non seulement permettrait mais faciliterait notre entrée en guerre". En octobre, Ickes écrivait : " J'ai toujours pensé que notre entrée en guerre se ferait par le Japon. " Fin novembre, Stimson, Secrétaire d'Etat à la Guerre, a écrit dans son journal le compte-rendu de ses discussions avec le Président Roosevelt : " La question était de savoir comment les man?uvrer pour les amener (le Japon) à tirer les premiers sans trop de dangers pour nous-mêmes. Cependant, malgré les risques encourus à les laisser tirer les premiers, nous nous rendions compte que pour obtenir un soutien total du peuple américain, il valait mieux que ce fût les Japonais qui le fassent de sorte qu'il ne subsisterait aucun doute dans l'esprit de quiconque sur le fait que c'était eux les agresseurs."
Le rapport du Bureau de l'Armée à Pearl Harbor, daté du 20 octobre 1941, décrit cette décision machiavélique et prise en conscience de sacrifier des vies humaines et de l'équipement et conclut que "durant cette période décisive, du 27 novembre au 6 décembre 1941, de nombreuses informations nous sont parvenues, au plus haut niveau, au Département d'Etat, au Département de la Marine et de la Guerre, indiquant précisément les intentions des Japonais et incluant l'heure et la date exactes où devait probablement avoir lieu l'attaque" (Army Board Report , Pearl Harbor Attack , Part 29, pages 221-230).
Ces informations étaient les suivantes :
Ces informations des services secrets étaient données aux fonctionnaires de plus haut rang du Département d'Etat et de la Guerre et en même temps à la Maison Blanche, où Roosevelt en personne recevait deux fois par jour des comptes-rendus sur les messages japonais qui étaient interceptés. Alors que les officiers des services de renseignements poussaient à envoyer en urgence une "alerte à la guerre" au Commandement militaire à Hawaii, pour le préparer à l'attaque imminente, les gros bonnets civils et militaires décidèrent du contraire et au lieu de ça envoyèrent un message que le bureau qualifia d'"anodin".
La preuve que l'attaque japonaise était connue d'avance, fut confirmée par différentes sources dont des articles de journalistes et des mémoires écrits par les participants. Par exemple, on pouvait lire dans une dépêche de l'agence United Press publiée dans le New York Times du 8 décembre sous le titre " L'attaque était attendue " : " Il est maintenant possible de révéler que les forces armées des Etats-Unis étaient au courant depuis une semaine que l'attaque allait arriver, et qu'elle ne les a pas prises par surprise. " (New York Times, 8 décembre 1941, p. 13.)
Dans une interview accordée en 1944, Eleanor Roosevelt, femme du Président, a avoué que " le 7 décembre a été loin de représenter un choc brutal pour le pays comme on a bien voulu le dire. Cela faisait longtemps qu'on s'attendait à un tel événement " (New York Times Magazine, 8 octobre 1944, page 41). Le 20 juin 1944, le ministre britannique sir Olivier Littleton a déclaré devant la Chambre de commerce américaine : "Le Japon a été poussé à attaquer les Américains à Pearl Harbor. C'est travestir l'Histoire que de dire que l'Amérique a été forcée d'entrer en guerre. Tout le monde sait vers qui allaient les sympathies des Américains. Il est incorrect de parler d'une véritable neutralité de l'Amérique, même avant sa participation aux combats." (Prang, Pearl Harbor : Verdict of History, pages 39-40.)
Winston Churchill a confirmé la duplicité des dirigeants américains pour ce qui concerne l'attaque de Pearl Harbor, dans ce passage de son livre The Grand Alliance :
"En 1946 ont été publiés les résultats d'une enquête du Congrès américain dans lesquels étaient exposés chaque détail des événements qui menèrent à la guerre entre les Etats-Unis et le Japon, et aussi le fait que les départements militaires n'ont jamais envoyé de message d' 'alerte' aux escadres et aux garnisons qui étaient exposées. Chaque détail, y compris le texte décodé des télégrammes secrets japonais, a été exposé au monde en quarante volumes. La force des Etats-Unis a été suffisante pour leur permettre de supporter cette dure épreuve requise par l'esprit de la Constitution américaine. Je n'ai pas l'intention, dans ces pages, de prononcer un jugement sur cet épouvantable épisode de leur histoire. Nous savons que tous les grands Américains autour du Président, en qui ils avaient confiance, ressentaient, avec autant de perspicacité que moi, ce terrible danger que le Japon allait attaquer les possessions anglaises et hollandaises en Extrême Orient, en évitant de toucher aux Etats-Unis, et qu'en conséquence le Congrès américain n'autoriserait pas une déclaration de guerre. (...) Le Président et ses hommes de confiance se rendaient compte depuis longtemps des graves risques que faisait courir aux Etats-Unis leur neutralité dans la guerre contre Hitler et tout ce qu'il représentait. Ils avaient durement ressenti les contraintes que leur imposait le Congrès, quand quelques mois auparavant, la Chambre des Représentants n'avait renouvelé que d'une seule voix la loi sur le service militaire obligatoire, loi nécessaire sans laquelle leur armée aurait été presque démantelée au milieu des convulsions qui agitaient le monde. Roosevelt, Hull, Stimson, Knox, le général Marshall, l'amiral Stark et Harry Hopkins étaient tous du même avis. (?) Une attaque japonaise sur les Etats-Unis allait considérablement simplifier leurs problèmes et leur tâche. Peut-on alors être étonné qu'ils aient pu considérer la forme que prendrait cette attaque ou même son intensité comme bien moins importantes que le fait que l'ensemble de la nation américaine allait se retrouver unifiée dans une juste cause pour défendre sa sécurité, comme elle ne l'avait jamais été auparavant " (Winston Churchill, The Grand Alliance, page 603).
Il se peut que Roosevelt n'ait pas anticipé l'étendue des dégâts et des pertes que les Japonais allaient infliger à Pearl Harbor, mais il est clair qu'il était prêt à sacrifier des vies et des navires américains pour faire naître un sentiment de haine parmi la population et la pousser à la guerre.
Il est bien sûr plus difficile d'estimer le niveau de machiavélisme de la bourgeoisie américaine dans le cas de l'attentat du World Trade Center qui a eu lieu il y a un peu plus de trois mois seulement au moment où nous rédigeons cet article. Nous ne bénéficions pas des résultats des enquêtes menées depuis, et qui pourraient révéler des preuves secrètes que des éléments de la classe dominante avaient une quelconque complicité dans ces attentats ou en avaient connaissance et les ont laissés se produire. Mais, comme le montre l'histoire de la classe dominante, en particulier les événements de Pearl Harbor, une telle possibilité est tout à fait envisageable. Si nous examinons les récents événements en nous basant uniquement sur ce qu'en ont rapporté les médias - qui, comme par hasard, se trouvent être complètement embrigadés dans l'offensive politique et impérialiste actuelle du gouvernement, et à laquelle ils apportent leur soutien - nous pouvons certainement étayer une telle hypothèse.
Premièrement, posons-nous la question de savoir à qui profite le crime sur le plan politique : il ne fait aucun doute que c'est en premier lieu à la classe dominante américaine. Cette seule constatation suffit à faire naître des soupçons sur l'attentat du World Trade Center. Promptement et sans la moindre hésitation, la bourgeoisie américaine a utilisé à son avantage les événements du 11 septembre pour faire avancer ses projets tant au niveau national qu'international : mobilisation de la population derrière l'état de guerre, renforcement de l'appareil répressif de l'Etat, réaffirmation de la superpuissance de l'Amérique face à la tendance générale de chaque pays à jouer sa propre carte sur l'arène internationale.
Immédiatement après l'attentat, l'appareil politique américain et les médias ont été réquisitionnés pour mobiliser la population en vue de la guerre, dans un effort concerté pour surmonter ce qu'on appelle le "syndrome du Viêt-nam" qui, depuis trois décennies, a empêché l'impérialisme américain de faire la guerre. Ce soi-disant "désordre psychologique de masse" a été caractérisé par une résistance, en particulier de la part de la classe ouvrière, à se laisser mobiliser derrière l'Etat, dans une guerre impérialiste de longue durée et a été en grande partie responsable du fait que les Etats-Unis ont compté sur des guerres locales, par pays interposés, dans leur conflit avec l'impérialisme russe au cours des années 1970 et 1980, ou bien sur des interventions à court terme et de durée limitée, appuyées par des frappes aériennes et des missiles plutôt que par des attaques au sol, comme lors de la Guerre du Golfe et au Kosovo. Bien sûr, cette résistance n'est pas le résultat d'un quelconque désordre psychologique, mais reflète plutôt l'incapacité de la classe dirigeante à infliger une défaite idéologique et politique au prolétariat, à aligner la génération actuelle d'ouvriers derrière l'Etat pour la guerre impérialiste, comme cela avait été le cas pour la préparation de la Seconde Guerre mondiale. L'éditorial d'une édition spéciale du magazine Time, publiée immédiatement après l'attentat, montre bien comment la campagne actuelle de psychose guerrière a été orchestrée. Le titre développé par ce numéro : "Jour d'infamie", invoque, dès le début, la comparaison avec Pearl Harbor. Un article éditorial de Lance Morrow, intitulé " Fureur et châtiment ", a souligné les détails de la campagne idéologique qui a suivi. Bien qu'écrit dans une publication participant à l'effort de propagande, l'article de Morrow illustre comment les propagandistes de la classe dirigeante avaient compris tous les bénéfices qu'ils pouvaient tirer des attentats du World Trade Center, par rapport aux attentats précédents, pour manipuler la population en vue de la guerre, à cause du grand nombre de pertes et de la valeur dramatique des images : " Nous ne pouvons vivre un jour d'infamie sans que nous vienne un sentiment de fureur. Libérons notre fureur !
Nous avons besoin d'un sentiment de rage comparable à celui qui a suivi Pearl Harbor ! Une indignation sans pitié qui ne s'évanouira pas au bout d'une ou deux semaines. (?)
C'était du terrorisme proche de la perfection dramatique. Jamais le spectacle du Mal n'aura atteint une production de cette valeur. Normalement, le public n'en voit que les résultats encore fumants : l'ambassade détruite par une explosion, les casernes en ruines, le trou noirâtre à la coque du navire. Cette fois, le premier avion percutant la première tour a attiré notre attention. Il a alerté les médias, a convoqué les caméras pour pouvoir enregistrer la deuxième explosion éclatante de surréalisme?
Le Mal possède un instinct théâtral, et c'est pourquoi à une époque où les médias sont si doués pour le mauvais goût, il peut exagérer ses dégâts par le pouvoir des images horrifiantes. " (Time Magazine, numéro spécial, septembre 2001)
Au même moment, l'appareil politique bourgeois a déployé et mis en ?uvre ses plans pour renforcer l'appareil répressif de l'Etat. Une nouvelle législation "sécuritaire", restaurant la légalité de pratiques qui avaient été discréditées à la suite la guerre du Viêt-nam et de l'affaire du Watergate, ainsi que tout un nouvel arsenal de mesures répressives furent préparés, débattus, adoptés et signés par le Président en un temps record. Nous avons de bonnes raisons de soupçonner que cette législation avait été préparée de longue date et était prête à être introduite au bon moment. Plus de 1000 suspects, simplement parce qu'ils portaient des noms arabes et des vêtements musulmans, furent arrêtés et mis en détention sans charge précise pour une durée indéterminée. Les fonds d'organisations suspectées de sympathie pour Ben Laden ont été gelés sans procédure judiciaire. L'immigration a été restreinte, particulièrement en provenance des pays islamiques, ceci étant plus une réponse aux préoccupations constantes de la bourgeoisie concernant ces afflux d'immigrants illégaux cherchant à fuir les conditions horribles de la décomposition et de la barbarie frappant leurs nations sous-développées, plutôt que directement en lien avec les attentats terroristes.
Du jour au lendemain, la crise terroriste est devenue une excuse pour l'aggravation de la récession économique et une justification pour les coupes sombres dans le budget des programmes sociaux, les fonds disponibles ayant tous été dirigés vers la guerre et la sécurité nationale. La rapidité avec laquelle ces mesures ont été présentées montre bien qu'elles n'ont pas été rédigées dans l'urgence, mais qu'elles avaient été préparées, discutées et planifiées pour parer à toute éventualité.
Au niveau international, le but réel de la guerre contre le terrorisme n'est pas tant de le détruire, mais de réaffirmer avec force la domination impérialiste de l'Amérique, qui reste la seule superpuissance dans une arène internationale caractérisée par de plus en plus de défis à l'hégémonie américaine. L'effondrement du bloc de l'Est en 1989 a conduit à une rapide désagrégation du bloc occidental, puisque ce qui assurait la cohésion de ce dernier, l'affrontement avec le bloc impérialiste russe, avait disparu. Malgré son apparente victoire dans la guerre froide, l'impérialisme américain s'est trouvé confronté à une situation mondiale dans laquelle les grandes puissances qui étaient ses anciens alliés, et bon nombre d'autres pays de moindre importance, ont commencé à défier son leadership et à poursuivre leurs propres ambitions impérialistes. Pour forcer leurs alliés d'autrefois à rentrer dans le rang et à reconnaître leur domination, les Etats-Unis ont entrepris durant la dernière décennie trois opérations militaires de grande envergure : contre l'Irak, contre la Serbie et maintenant contre l'Afghanistan et le réseau Al Qaïda. Dans chaque cas, le déploiement militaire des Etats-Unis a forcé ses " alliés ", tels la France, la Grande Bretagne et l'Allemagne, à rejoindre les " alliances " qu'ils dirigeaient ou bien à perdre complètement la face et rester à l'écart du jeu impérialiste global.
Deuxièmement, alors que la version officielle autorisée de la réalité proclame que les Etats-Unis ne s'y attendaient absolument pas, il est au contraire déjà possible, en se basant uniquement sur les médias bourgeois, de rassembler des éléments de preuve d'une forte possibilité de machiavélisme de la bourgeoisie américaine afin de permettre ces attentats :
- Les forces qui semblent avoir perpétré l'attentat du World Trade Center n'étaient peut-être pas sous le contrôle de l'impérialisme américain, mais elles étaient certainement connues des services secrets américains, et en fait à l'origine c'étaient des agents de la CIA au cours de la guerre livrée par cliques afghanes interposées contre l'impérialisme russe en 1979-89. Pour contrer l'invasion de l'Afghanistan par l'impérialisme russe en 1979, la CIA a recruté, entraîné, armé et utilisé des milliers de fondamentalistes islamistes pour mener une guerre sainte, une djihad, contre les Russes. Le concept de djihad était en sommeil dans la théologie musulmane jusqu'à ce que l'impérialisme américain l'exhume, il y a deux décennies, afin de servir ses propres buts. Des militants islamistes ont été recrutés à travers tout le monde musulman, au Pakistan ainsi qu'en Arabie Saoudite. C'est là qu'Oussama Ben Laden a fait parler de lui pour la première fois comme agent de l'impérialisme américain. Après le retrait de l'Afghanistan par l'impérialisme russe en 1989 et l'effondrement du gouvernement de Kaboul en 1992, l'impérialisme américain s'est retiré de l'Afghanistan, se concentrant sur le Moyen Orient et les Balkans. Quand ils combattaient les Russes, ces fondamentalistes islamistes étaient acclamés comme des combattants de la Liberté par Ronald Reagan. Quand aujourd'hui ils utilisent la même brutalité contre l'impérialisme américain, le Président Bush dit que ce sont des barbares fanatiques qui doivent être exterminés. Tout comme Timothy Mac Veigh, le fanatique américain d'extrême droite responsable de l'attentat à la bombe d'Oklahoma City en 1995, qui avait été élevé dans l'idéologie de la Guerre froide et dans la haine des Russes et recruté par l'armée américaine, les jeunes gens recrutés par la CIA pour la djihad n'ont jamais connu, dans leur vie d'adulte, que la haine et la guerre. Les deux se sont sentis trahis par l'impérialisme américain une fois la guerre froide terminée et ont retourné leur violence contre leurs anciens maîtres.
Bien longtemps avant les attentats prétendument inattendus du 11 septembre, les Etats-Unis préparaient secrètement le terrain pour une guerre en Afghanistan depuis près de trois ans. A la suite des attentats terroristes contre les ambassades américaines de Dar-es-Salaam en Tanzanie et de Nairobi au Kenya en 1998, le président Clinton avait autorisé la CIA à se préparer pour des actions possibles contre Ben Laden qui échappait à tout contrôle. C'est pour cela que des contacts secrets et des négociations avaient commencé avec les républiques de l'ex-URSS, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan, pour installer des bases militaires, fournir un support logistique à des opérations et rassembler des renseignements. Tout ceci n'a pas seulement préparé une intervention militaire en Afghanistan, mais a aussi permis une pénétration américaine considérable dans la zone d'influence russe en Asie centrale. C'est pourquoi on peut dire que, bien qu'ils aient prétendu avoir été pris par surprise, les Etats-Unis étaient prêts à se jeter sans retard sur l'opportunité offerte par l'attentat contre les Twin Towers, afin de prendre un certain nombre de mesures stratégiques et tactiques qui étaient en préparation depuis longtemps.
Il est aussi plausible que les Etats-Unis aient délibérément poussé Ben Laden à lancer une attaque contre eux. Le journal The Guardian du 22 septembre nous amène à cette hypothèse : "Une enquête du journal a établi qu'Oussama Ben Laden et les Talibans avaient reçu des menaces concernant la possibilité d'une attaque militaire des Etats-Unis deux mois avant les attentats terroristes contre New York et Washington. Le Pakistan avait averti le régime en place en Afghanistan de la menace d'une guerre si les Talibans ne livarient pas Oussama Ben Laden?Les Talibans refusèrent de se soumettre, mais la gravité des avertissement qu'ils reçurent, soulève la possibilité que l'attentat d'il y a dix jours contre le World Trade Center à New York et contre le Pentagone par Ben Laden, loin de venir de nulle part, était en fait une attaque préventive, en réponse à ce que ce dernier considérait comme une menace des Etats-Unis. Cet avertissement à destination des Talibans a été lancé au cours d'une réunion de quatre jours, rassemblant des Américains, des Russes, des Iraniens et des Pakistanais dans un hôtel de Berlin, à la mi-juillet. Cette conférence, la troisième d'une série dénommée 'Brainstorming sur l'Afghanistan', appartient à un méthode diplomatique classique connue sous le nom de 'voie n°2'.". En d'autres termes, il est tout à fait possible que non seulement les Etats-Unis n'aient pas vraiment essayé d'empêcher l'attentat commis par Ben Laden, mais aussi que par cette "voie diplomatique" semi-officielle, ils l'aient délibérément provoqué, lui ainsi que les Talibans, à entreprendre une action pouvant alors justifier une réponse militaire américaine.
Les destructions dévastatrices et le nombre des morts ont constitué la pierre angulaire de cette campagne idéologique lancée immédiatement après le désastre des Twin Towers. Pendant des semaines, des membres du gouvernement américain et les médias nous ont martelé la tête avec les 6000 vies perdues au World Trade Center, soit deux fois plus qu'à Pearl Harbor. Le chef d'état-major a répété ces chiffres dans une interview à une chaîne nationale de télévision au début du mois de novembre (voir par exemple l'interview du général Richard Myers, président des Chefs d'Etat-Major, sur la chaîne NBC le 4 novembre 2001). Cependant, il y a des indications que ces statistiques, soutenant la propagande de tout leur poids émotionnel, sont grandement exagérées. Des comptages établis par des agences de presse indépendantes ont évalué le total à moins de 3000 morts, soit l'équivalent des pertes subies à Pearl Harbor. Par exemple, le New York Times fixe le total à 2943, l'agence Associated Press à 2626 et le journal USA Today à 2680. La Croix Rouge américaine qui distribue des aides financières aux familles des victimes, n'a traité que 2563 demandes. Le gouvernement a refusé une demande de la Croix Rouge de lui fournir une copie de la liste officielle, encore tenue secrète, des victimes du World Trade Center (" Numbers vary in tallies of the victims ", New York Times, 25 octobre 2001). Pendant ce temps, les politiciens et les médias utilisent toujours à des fins de propagande, le chiffre largement surestimé de 5000-6000 morts ou disparus, chiffre maintenant ancré dans les consciences populaires.
Le gouvernement américain n'a jamais révélé publiquement les preuves de la responsabilité de Ben Laden dans les attentats. Récemment, alors que les opérations militaires se poursuivaient, Bush a annoncé que s'il était capturé vivant, Ben Laden serait jugé à huis clos par un tribunal militaire, pour ne pas rendre publiques les origines des preuves contre lui. Rumsfeld, Secrétaire à la Défense, a clairement indiqué qu'il préférait que Ben Laden fût tué plutôt que capturé vivant, dans le but d'éviter un procès. Il est donc tout à fait naturel de se demander pourquoi les États-Unis tiennent tellement à ce que ces soi-disant preuves évidentes soient gardées secrètes.
Tout ceci ne constitue pas la preuve en positif que l'Administration américaine, ou peut-être la CIA, était à l'avance au courant des attentats contre les Twin Towers et a fait en sorte qu'ils aient lieu, mais il n'est pas nécessaire d'être quelqu'un qui "voit des conspirations partout" pour avoir de tels soupçons. Nous laissons aux historiens le soin d'enquêter plus en détail au cours des années à venir, mais nous ne serions ni surpris ni choqués d'apprendre que la bourgeoisie américaine a accepté d'être la victime des attentats du World Trade Center pour satisfaire, à sa convenance, ses intérêts politiques.
Contrairement à l'insistance des médias, la situation actuelle ne peut pas être comparée à Pearl Harbor sur le plan historique. Pearl Harbor a eu lieu après presque vingt ans de défaites politiques qui ont vaincu le prolétariat mondial politiquement, idéologiquement et même physiquement, et ouvert le cours historique vers la guerre impérialiste. Ces défaites ont pesé d'un poids historique capital sur le prolétariat : l'échec de la Révolution russe et de la vague révolutionnaire ; la dégénérescence du régime révolutionnaire en Russie et le triomphe du capitalisme d'Etat sous Staline ; la dégénérescence de l'Internationale Communiste devenant le bras armé de la politique étrangère de l'Etat russe, incluant un recul considérable par rapport aux positions révolutionnaires de classe promulguées au sommet de la vague révolutionnaire ; l'intégration des partis communistes dans leurs appareils d'Etat respectifs ; la défaite politique et physique de la classe ouvrière par le fascisme en Italie, en Allemagne et en Espagne ; et le triomphe de l'idéologie anti-fasciste dans les pays soi-disant démocratiques.
L'impact cumulé de ces défaites a profondément limité les possibilités historiques du mouvement ouvrier. La révolution, qui était à l'ordre du jour dans la période qui a suivi 1917, se trouva alors mise en suspens. L'équilibre des forces s'était définitivement déplacé en faveur de la classe capitaliste qui avait maintenant la haute main pour pouvoir imposer sa " solution " à la crise historique du capitalisme global : la guerre mondiale. Cependant, le fait que le rapport de force s'était déplacé en sa faveur, ne signifiait pas nécessairement que la bourgeoisie avait les mains libres pour imposer sa volonté politique. Mais même si le cours historique était vers la guerre, cela ne signifiait pas que la bourgeoisie américaine pouvait déclencher une guerre impérialiste à n'importe quel moment. La bourgeoisie devait encore faire face à une résistance à la guerre de la part du prolétariat américain en 1939-1941, reflétant en partie la position hésitante du parti stalinien qui bénéficiait d'une influence considérable, notamment dans les syndicats affiliés à la CIO, hésitation due à la ligne politique indécise de Moscou durant la période du pacte de non-agression avec l'Allemagne nazie. La fraction dominante de la bourgeoisie américaine devait aussi compter avec les éléments récalcitrants au sein même de sa propre classe, certains ayant des sympathies pour les puissances de l'Axe, d'autres prônant une politique isolationniste. Comme nous l'avons vu, une attaque "surprise" par le Japon a fourni le prétexte pour rallier les éléments hésitants derrière l'Etat et les efforts de guerre. Dans ce sens, on peut dire que Pearl Harbor a constitué le dernier clou dans le cercueil politique et idéologique.
Aujourd'hui la situation est très différente. Il est vrai que le désastre des Twin Towers arrive après plus d'une décennie de désorientation et de confusion politiques semées par l'effondrement des régimes staliniens en Europe et les campagnes idéologiques de la bourgeoisie sur la mort du communisme. Mais ces confusions n'ont pas le même poids politique que les défaites des années 1920 et 1930 sur la conscience politique du prolétariat au niveau historique. Elles n'ont pas non plus signifié un changement dans le cours historique vers des confrontations de classe. Malgré ces désorientations, la classe ouvrière a lutté pour reconquérir son terrain, les signes ne manquent pas d'une maturation souterraine de sa conscience ainsi que de l'émergence d'éléments en recherche venant grossir le milieu prolétarien autour des groupes révolutionnaires existants. Nous n'essayons pas ici de minimiser la désorientation politique qui règne au sein de la classe ouvrière depuis 1989, situation aggravée par la décomposition, où le glissement vers la barbarie ne requiert pas nécessairement de guerre mondiale pour s'accomplir. Même si la bourgeoisie américaine remporte un succès considérable avec son offensive idéologique, même si, pour le moment, les ouvriers sont piégés dans une psychose guerrière d'un degré alarmant, l'équilibre global des forces n'est pas déterminé par la situation dans un seul pays, même de l'importance des Etats-Unis. Au niveau international, le prolétariat n'a pas encore été défait et la perspective est toujours vers une confrontation de classe. Même aux Etats-Unis, la grève de deux semaines des 23.000 travailleurs du secteur public du Minnesota, en octobre, s'est fait l'écho de cette capacité de la classe ouvrière internationale à continuer son combat. Bien qu'ils aient été attaqués comme étant antipatriotiques ou parce qu'ils faisaient grève dans un moment de crise nationale, ces ouvriers n'en sont pas moins restés sur leur terrain de classe et ont lutté pour des améliorations de salaires et de primes. Alors que Pearl Harbor a marqué le point final dans l'accomplissement d'un processus conduisant à la guerre impérialiste en 1941, l'attentat du Wold Trade Center représente un pas en arrière pour le prolétariat, particulièrement pour le prolétariat américain, mais dans le contexte d'une situation historique générale qui est toujours en sa faveur.
JG.
Au milieu du fracas de la barbarie impérialiste en Afghanistan, de petits groupes d'internationalistes ont pris une position de classe : ils ont rejeté tous les impérialismes en présence, refusant tout soutien à un camp ou à un autre au nom de la paix. Ils ont dénoncé toute illusion sur la possibilité d'un capitalisme pacifique ; ils ont appelé au développement de la lutte de classe qui seule peut mener au renversement du système capitaliste à l'échelle mondiale - système qui par lui-même constitue la cause fondamentale de la guerre impérialiste. Ces groupes se réclament de l'héritage des Gauches italienne et allemande. Celles-ci sont le seul courant ayant survécu au déclin de la Troisième internationale qui ait passé avec succès le test de la Seconde Guerre mondiale en maintenant contre vents et marées la positions internationaliste du prolétariat. Ces groupes font partie de ce que le CCI appelle le milieu politique prolétarien.
Pour contribuer au renforcement de ce milieu et comme nous le faisons à chaque fois que ce type d'événements met à l'épreuve l'essence même des organisations révolutionnaires, nous examinons les forces et les faiblesses de la réponse que ces dernières apportent à la guerre actuelle.
Nous ne traiterons pas ici de la démarche commune des différents groupes : nous avons déjà mis en évidence, dans la presse territoriale du CCI, en quoi celle-ci constituait une réponse du camp prolétarien 2. Nous ne prétendons pas non plus être exhaustifs sur ce sujet dans l'espace limité dont nous disposons ici. En revanche, nous soulèverons certains éléments qui nous paraissent significatifs dans l'explication que donne l'un de ces groupes - le Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR) - de la barbarie impérialiste.
La recherche des causes matérielles de la guerre
Il ne suffit pas, pour des organisations révolutionnaires, de savoir que l'Etat américain et les autres grandes puissances impérialistes ne sont pas aussi hostiles au terrorisme qu'ils l'ont proclamé au cours de ces quatre derniers mois et qu'ils ne sont nullement intéressés par la civilisation et l'humanité quand ils déclenchent une guerre qui provoque la mort et la misère sur à grande échelle. Elles doivent aussi expliquer les véritables raisons de cette barbarie, quels intérêts les puissances impérialistes y trouvent, en particulier les États-Unis, et si ce cauchemar peut avoir une fin pour l'humanité.
Le BIPR propose l'explication suivante à la guerre en Afghanistan : les États-Unis veulent maintenir le Dollar comme monnaie mondiale et garder de la sorte leur contrôle sur l'industrie pétrolière : « ? les États-Unis ont besoin que le Dollar reste la monnaie du commerce international s'ils veulent maintenir leur position de superpuissance mondiale. Ainsi, par dessus tout, les États-Unis cherchent désespérément à assurer que la poursuite du commerce global du pétrole se fasse avant tout en dollars. Cela veut dire avoir une influence déterminante dans l'itinéraire des pipes-lines de pétrole et de gaz avant même l'implication commerciale américaine dans l'extraction à leur source. Il en est ainsi quand de simples décisions commerciales sont déterminées par l'intérêt dominant du capitalisme américain dans son ensemble, et que l'Etat américain s'implique politiquement et militairement dans l'intérêt d'objectifs plus vastes, objectifs qui souvent s'opposent aux intérêts d'autres Etats et de plus en plus à ceux de ses 'alliés' européens. En d'autres termes, tel est le coeur de la concurrence capitaliste au 21e siècle. (?)
Depuis un certain temps maintenant, des compagnies pétrolières européennes, parmi lesquelles l'ENI italienne, se sont engagées dans de nombreux projets pour recevoir directement le pétrole de la Caspienne et du Caucase dans les raffineries d'Europe, et il est évident qu'à partir du 1er janvier [quand l'Euro sera instauré] le projet d'un marché concurrent du pétrole pourrait commencer à prendre forme, mais les États-Unis, confrontés peut-être à la crise la plus profonde qu'ils ont connue depuis la Seconde Guerre mondiale, ne sont pas prêts à laisser tomberleur puissance économique et financière. » (« Imperialist, Oil and US National Interests », Revolutionary Perspectives n°23 - revue trimestrielle de la Communist Workers Organisation qui est le groupe du BIPR en Grande-Bretagne)
La guerre aurait donc lieu pour supprimer l'obstacle potentielconstitué par le régime des Talibans et ses supporters d'Al Qaida à la construction d'un oléoduc traversant l'Afghanistan pour transporter une partie de la production des champs de pétrole du Kazakhstan, et serait un moment d'une stratégie plus vaste des États-Unis pour contrôler la distribution de pétrole. Les États-Unis veulent l'acheminement sécurisé et diversifié des réserves mondiales de pétrole. Selon le BIPR, derrière cet impératif se trouve le destin du Dollar, et derrière le destin du Dollar le statut de superpuissance des États-Unis. D'un autre côté, les Européens sont également intéressés à améliorer le statut de leur monnaie naissante, l'Euro, sur le marché pétrolier et donc, pour cette raison, leurs propres intérêts impérialistes s'opposent de plus en plus à ceux des États-Unis.
L'objectif sous-jacent des États-Unis dans la guerre en Afghanistan, selon le BIPR, est de préserver leur position de «superpuissance» mondiale, c'est-à-dire leur supériorité écrasante dans les domaines militaire, économique et politique sur tous les autres pays de la planète. Leurs adversaires veulent limiter et en fin de compte usurper cette position. En d'autres termes, contrairement aux fables que nous racontent les médias bourgeois sur la lutte entre le bien et le mal, entre la démocratie et la terreur, le BIPR, en tant que groupe révolutionnaire, révèle les intérêts impérialistes des protagonistes. Derrière le conflit impérialiste résident les intérêts antagonistes des puissances capitalistes rivales, accentués par la crise économique.
De plus, le BIPR s'éloigne de l'explication de la guerre actuelle (et de l'accentuation croissante des conflits impérialistes) comme étant le résultat d'un désir de gain économique immédiat. Il y a dix ans, à propos de la guerre du Golfe imminente, le BIPR disait : « ? la crise du Golfe s'est produite vraiment à propos du pétrole et de qui le contrôle. Sans pétrole bon marché, les profits chuteront. Les profits du capitalisme occidental sont menacés et c'est pour cette raison et aucune autre que les États-Unis préparent un bain de sang au Moyen Orient. » (Tract de la CWO cité dans la Revue internationale n° 64)
La victoire américaine dans la guerre du Golfe n'a apporté aucune amélioration qualitative des profits pétroliers, ni provoqué de changement significatif du prix du pétrole. Le BIPR semble s'être rendu compte de cela et du fait que l'ex-Yougoslavie ne fournit pas de marché rentable aux puissances impérialistes qui s'y sont affrontées, contrairement à ce qu'il avait pensé au départ ; maintenant, il semble donner une explication plus large de la situation 3. On ne peut que saluer une telle démarche car la crédibilité de la Gauche marxiste dépend de sa capacité à comprendre l'impérialisme sur la base d'une analyse globale et historique dans laquelle les facteurs économiques immédiats ne sont pas la cause de la guerre.
Mais tout en faisant ce pas en avant, le BIPR considère néanmoins que les objectifs impérialistes dépendent du destin des monnaies, c'est-à-dire d'un facteur économique spécifique. Et il accorde à la question du pétrole et des oléoducs un poids décisif dans le rôle du Dollar et de son nouveau rival, l'Euro. Pour le BIPR, dans le pétrole réside tout à fait « le coeur de la concurrence impérialiste au 21e siècle ».
Mais la préservation du statut des États-Unis comme première puissance mondiale dépend-elle vraiment d'une façon aussi directe et aussi décisive du rôle du Dollar comme le dit le BIPR ? Et la position du Dollar comme monnaie mondiale dépend-elle si directement du contrôle américain sur le pétrole ? Examinons ces questions plus en détail, en commençant par la deuxième.
Le pétrole et le Dollar
Alors que leur importante influence sur le contrôle commercial de la production du pétrole - la plupart des principales compagnies mondiales de pétrole par exemple sont américaines - aide certainement les États-Unis à maintenir leur pouvoir politique et constitue donc un facteur de domination du Dollar, ce n'est néanmoins pas là que réside l'explication fondamentale des moyens grâce auxquels le Dollar a gagné et conserve son rôle de monnaie mondiale.
Le Dollar est devenu dominant avant que le pétrole ne soit la principale source d'énergie de la planète. En fait, aucune monnaie ne fonde particulièrement sa puissance sur le contrôle des matières premières.
Le Japon par exemple ne contrôle pratiquement aucune matière première, mais le Yen, malgré la récente stagnation de l'économie japonaise, reste une monnaie forte. A l'inverse, l'ex-URSS disposait d'énormes quantités de pétrole durant sa domination, mais cela n'a pas empêché ce pays de s'effondrer économiquement, sans parler de l'incapacité du Rouble à devenir une monnaie mondiale.4 Ce n'est pas le contrôle des fournitures de charbon ou de coton qui a fait de la Livre sterling la principale monnaie au 19e siècle. C'est plutôt la prépondérance de l'économie d'un pays en termes de production et de commerce mondiaux et son poids militaire et politique correspondant qui expliquent pourquoi des monnaies particulières deviennent des monnaies de référence pour le capitalisme mondial. La Livre sterling a réalisé son ascension parce que la Grande-Bretagne était le premier pays capitaliste moderne. La plus grande productivité de ses industries a permis à ses produits de supplanter ceux du reste du monde en termes de prix et de quantité parce qu'ailleurs la production capitaliste ne faisait que commencer à s'imposer. Le monde entier vendait ses matières premières à la Grande-Bretagne. Et la Grande-Bretagne - comme le dit la fameuse expression - était «l'atelier du monde». La force militaire britannique, navale en particulier, et l'accumulation de ses possessions coloniales ont renforcé la suprématie de la Livre et la position de Londres comme centre financier du monde.
Le développement du capitalisme dans d'autres pays a commencé à saper la suprématie du capitalisme britannique et ses concurrents ont commencé à le dépasser en termes de productivité. Les nouvelles conditions du capitalisme révélées par la Première Guerre mondiale ont sonné le glas du Sterling. La Seconde Guerre mondiale a scellé son destin. Dans un monde où les nations capitalistes rivales se sont déjà partagé le marché mondial et tentent de développer leur expansion par le repartage de celui-ci en leur faveur, la question de la concurrence militaire -l'impérialisme - tend à favoriser les pays ayant une échelle continentale comme les États-Unis plutôt que les pays européens dont la taille relativement petite était plus appropriée à la phase précoce de développement du capitalisme. L'épuisement de toutes les puissances européennes après la Première Guerre mondiale, y compris des vainqueurs tels que la Grande-Bretagne, a énormément favorisé l'accroissement du poids relatif de la production américaine et de sa part du commerce mondial, et a donc augmenté la demande internationale de dollars. Et après la dévastation de l'Europe dans la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, stimulés par la croissance phénoménale de la production d'armement, ont atteint une suprématie économique écrasante sur l'arène mondiale. En 1950 par exemple, ils produisaient la moitié de toute la production mondiale ! Le plan Marshall de 1947 approvisionnait les économies européennes en dollars dont elles avaient désespérément besoin pour la reconstruction en achetant des biens américains. La suprématie du Dollar était institutionnalisée à l'échelle mondiale par les accords de Bretton Woods (1944) et la création de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international sous l'égide des États-Unis.
A la fin de la période de reconstruction au milieu des années 1960, les économies japonaise et européenne avaient amélioré leur position économique par rapport aux États-Unis. Mais même l'affaiblissement relatif de l'économie américaine, bien qu'il ait donné lieu à une dévaluation effective du Dollar, ne s'est pas traduit dans la chute immédiate de sa position de suprématie. Loin de là. Les États-Unis avaient beaucoup de moyens d'utiliser les nouvelles conditions à leur avantage. La désindexation du Dollar par rapport à l'étalon or réalisée en 1971 par Washington allait permettre aux États-Unis de maintenir la puissance du Dollar et la position compétitive de la production américaine par des manipulations des taux de change qui ont aussi rendu possible l'abaissement de leur dette extérieure grandissante (une méthode que la Grande-Bretagne a utilisée dans les années 30 pour préserver le rôle de la Livre sterling après que son économie eut été éclipsée par celle des États-Unis). Au début des années 1980, l'augmentation des taux d'intérêt et la dérégulation des mouvements de capitaux avec la floraison qui s'en est suivie de la spéculation financière, ont permis de rejeter les effets de la crise sur les autres pays. Derrière ces mesures, la suprématie militaire des États-Unis qui sont devenus inattaquables après l'effondrement de l'Union soviétique, a assuré au roi Dollar la pérennité de son trône.
Le rôle du pétrole dans la position de suprématie du Dollar est donc relativement peu significatif. Même s'il est vrai que lors de «la première crise du pétrole» de 1971-72, les États-Unis grâce à leur influence sur les prix du pétrole de l'OPEP, ont réussi à faire passer dans leur poche d'énormes fonds provenant des poches des puissances européennes et japonaise, via l'Arabie saoudite, de telles manipulations ne constituent pas vraiment les principaux instruments de la suprématie du Dollar. Ce qui compte dans l'hégémonie du Dollar, c'est la domination économique, politique et militaire de l'Amérique sur le marché mondial sur lequel le pétrole et d'autres matières premières sont achetées et vendues, et ce sont principalement des facteurs de nature plus générale et historique qui déterminent cette domination, et non le contrôle du pétrole.
Cependant, le BIPR croit que l'accélération des aventures militaires des États-Unis en Asie centrale fait partie d'une mesure préventive à long terme pour occuper les centres de production et les routes du pétrole dans le but d'empêcher les puissances européennes de les contrôler afin de faire de l'Euro la monnaie dominante dans la production et le commerce mondiaux du pétrole. L'objectif supposé est d'empêcher l'Euro, la monnaie naissante de l'Union européenne, de voler sa couronne au Dollar et donc d'empêcher cette dernière de dépasser les États-Unis comme bloc impérialiste rival.
Mais si notre explication est correcte, les puissances européennes auraient bien plus à faire qu'accroître leur influence dans l'industrie pétrolière pour pouvoir remplacer le Dollar par l'Euro. Même si l'Union européenne était une véritable entité économique et politique unifiée, cela ne retirerait rien au fait que son PIB par habitant atteint environ les 2/3 de celui des États-Unis. Mais l'Union européenne, bien qu'elle dispose maintenant d'une monnaie commune, est toujours divisée en entités capitalistes nationales distinctes et concurrentes, ce qui sape sa puissance économique par rapport à celle des États-Unis. La Banque centrale européenne n'a pas la même unité de but en termes de politique monétaire et fiscale que la Réserve fédérale américaine, et c'est pourquoi, au moins jusqu'à présent, elle a tendu à suivre les politiques de cette dernière. L'économie allemande, pôle politique le plus puissant de la zone Euro, ne se trouve encore qu'au troisième rang derrière les États-Unis et le Japon et pour d'autres raisons que sa faiblesse dans le contrôle du pétrole et des oléoducs.
Au niveau politique et militaire, les divisions sont encore plus grandes puisque l'Union européenne recouvre des intérêts impérialistes contradictoires, non seulement en son sein mais également concernant l'attitude à avoir envers les États-Unis. La principale puissance économique européenne, l'Allemagne, est toujours un nain du point de vue militaire en comparaison de la Grande-Bretagne et de la France, ses principaux rivaux (et cela vaut la peine de souligner qu'une des principales puissances militaires et une des économies les plus importantes de l'Europe - la Grande-Bretagne - ne fait même pas partie de la zone Euro). L'Allemagne développe actuellement sa puissance militaire, ses troupes sont intervenues en dehors de ses frontières (au Kosovo) pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. Néanmoins, sa capacité à projeter sa puissance militaire ne va pas plus loin que chez ses proches voisins d'Europe de l'Est. Et les experts financiers de la bourgeoisie admettent que cette faiblesse militaire et les intérêts contradictoires au sein de l'Union constituent une menace sérieuse pour l'Euro : « Glyn Davis, auteur de « A history of money from ancient times to the present day » [« Une histoire de la monnaie de l'antiquité à nos jours »] dit que la menace à long terme la plus grande pour l'union monétaire en Europe est constituée par les guerres ou par 'les disputes concernant l'attitude envers les pays qui sont en guerre'. 'C'est un aspect politique qui comptera' dit-il. 'Si on a une forte union politique, alors elle peut résister à beaucoup d'attaques. Mais s'il y a des divergences politiques, cela peut affaiblir considérablement l'union monétaire.' » (International Herald Tribune, 29/12/01)
Pour cette raison et d'autres, l'Euro aura beaucoup de difficultés à gagner la confiance de l'économie mondiale à l'encontre du Dollar.
De tous ces points de vue, on ne peut considérer la domination du Dollar sur l'économie mondiale comme une raison valable pour la vaste campagne militaire menée en Afghanistan. Comme nous l'avons dit à notre dernier Congrès international, «Les États-Unis veulent contrôler cette région à cause de son pétrole, non pas dans un but de gain économique mais pour que l'Europe ne puisse s'approvisionner en cette énergie nécessaire en cas de guerre. Nous pouvons nous rappeler que pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1942, l'Allemagne avait mené une offensive sur Bakou pour tenter de s'approprier cette énergie si nécessaire pour mener la guerre. Il en va différemment aujourd'hui pour l'Azerbaïdjan et la Turquie par exemple pour lesquels la question du pétrole représente un gain immédiat appréciable. Mais l'enjeu central de la situation n'est pas là.» («Rapport sur les tensions impérialistes», Revue internationale n°107) 5
L'hégémonie impérialiste américaine dépend-elle du Dollar ?
La seconde question que pose le BIPR est : le statut de superpuissance des États-Unis dépend-il du rôle prééminent du Dollar ? Nous dirions non du point de vue dont le BIPR le suggère, c'est-à-dire comme élément décisif. Comme nous l'avons développé, la supériorité militaire est autant la cause que l'effet du statut du Dollar. Évidemment la prééminence économique et monétaire des États-Unis sur l'économie mondiale est un facteur crucial de sa suprématie militaire. Mais la puissance militaire et stratégique ne découle pas de façon automatique, mécanique et immédiate ni non plus proportionnelle de la puissance économique. Il existe de nombreux exemples pour le prouver. Le Japon et l'Allemagne sont les plus grandes puissances économiques après les États-Unis, mais militairement ce sont toujours des nains par rapport à la Grande-Bretagne et à la France qui, tout en étant économiquement plus faibles, disposent de l'arme nucléaire. L'URSS était extrêmement faible économiquement mais a contesté la superpuissance américaine au niveau militaire pendant 45 ans. Et malgré l'affaiblissement relatif de l'économie américaine depuis 1969, sa force militaire et stratégique par rapport à ses rivaux les plus proches s'est énormément accrue.
Les États-Unis, comme tous les pays, ne peuvent compter sur la performance de leur monnaie pour garantir automatiquement leur position impérialiste. Au contraire, les États-Unis doivent continuer à dédier des ressources énormes et coûteuses à leurs intérêts militaires et stratégiques pour tenter de déjouer les man?uvres de leurs principaux rivaux impérialistes et réduire les prétentions de ces derniers à contester leur leadership. La campagne anti-terroriste depuis le 11 septembre a enregistré de remarquables succès dans cette lutte impérialiste. Elle a forcé les autres principales puissances à soutenir les objectifs stratégiques et militaires des États-Unis, sans permettre à aucune d'entre elles d'en tirer plus que quelques miettes de prestige du fait de leur soutien au succès militaire rapide des forces américaines en Afghanistan contre le régime taliban. En même temps, les États-Unis ont développé leur poids stratégique en Asie centrale. Le déploiement de leur supériorité militaire a été si dévastateur que leur retrait du «Traité antimissile balistique» (SALT) avec la Russie, n'a reçu que des critiques très légères de la part de leurs adversaires précédemment les plus bruyants dans les capitales européennes. Les États-Unis peuvent maintenant entreprendre plus facilement d'étendre leurs croisades anti-terroristes à d'autres pays.
Cependant, il est difficile de mesurer si l'offensive américaine des trois derniers mois a rendu plus sécurisées qu'avant les réserves de pétrole ou accru de façon significative la supériorité écrasante du Dollar par rapport à l'Euro. La véritable victoire américaine se situe au niveau stratégique/militaire, comme cela a été le cas après la guerre du Golfe. Les bénéfices économiques seront aussi insaisissables qu'à l'occasion de ce précédent conflit.
Le contrôle du pétrole pour un avantage économique ne constitue pas la raison décisive qui a fait dépenser aux États-Unis des milliards de dollars par mois dans la guerre en Afghanistan et risquer la stabilité du Pakistan, pays par lequel il est proposé que passe l'oléoduc après avoir quitté l'Afghanistan.
La CWO a déjà montré dans un article de 1997 « Behind the Taleban stands US imperialism » (« Derrière le régime Taliban se trouve l'impérialisme américain ») que rien d'intrinsèque au régime Taliban ne menaçait les intérêts pétroliers américains. Au contraire, les États-Unis ont considéré ce régime comme facteur de stabilité en comparaison de ses prédécesseurs. Même après avoir abrité Osama Ben Laden, ce régime n'a pas présenté d'obstacles insurmontables à s'accommoder des USA et de leurs intérêts 6.
Le rôle du pétrole dans la guerre impérialiste aujourd'hui
La période où les puissances capitalistes faisaient la guerre pour un gain économique direct ou immédiat, était une phase embryonnaire de l'évolution de l'impérialisme qui a duré à peine plus longtemps que le 19e siècle. Une fois que les puissances capitalistes majeures se sont partagé le monde entre elles en colonies ou sphères d'influence, la possibilité de bénéfice économique direct venant de la guerre est devenue de plus en plus incertaine. Quand la guerre s'est posée en termes de conflit militaire avec d'autres puissances impérialistes, des questions stratégiques plus vastes ont vu le jour, nécessitant une préparation industrielle et des dépenses à une échelle massive. La guerre est devenue moins une question de gain économique qu'une question de survie de chaque Etat aux dépens de ses rivaux. La ruine de la plupart des puissances capitalistes en présence dans les deux guerres mondiales du 20e siècle témoigne que l'impérialisme, au lieu d'être le «stade suprême» du capitalisme comme le pensait Lénine, est une expression de sa phase de décadence, quand le capitalisme est forcé, par ses propres limites, de «vaporiser» des hommes et des machines sur le champ de bataille plutôt que de les valoriser dans le processus de production7.
Au lieu que la guerre serve les besoins de l'économie, l'économie s'est mise au service de la guerre, et les matières premières n'ont pas échappé à cette règle générale. Si les puissances impérialistes veulent contrôler les matières premières, en particulier les plus cruciales telles que le pétrole, ce n'est pas parce que la bourgeoisie croit, comme le BIPR, que cela assurera la santé de ses profits ou de sa monnaie mais à cause de leur importance militaire.
« Le plus grand programme de construction militaire en temps de paix dans l'histoire de l'Amérique a été approuvé par le House Armed Services Committee. Un rapport au House Foreign Affairs Committee a traité l'importance stratégique de la Méditerranée orientale et du Moyen-Orient comme étant d'une importance quasiment égale à celle de la région du Traité de l'Atlantique-Nord elle-même. Des bases dans les Etats arabes et Israël sont nécessaires pour protéger les routes maritimes et aériennes. La protection de cette région est vitale, dit le rapport, parce que dans cette région se trouvent d'énormes ressources pétrolières dont a besoin aujourd'hui le monde libre pour développer largement son effort de réarmement ». (International Herald Tribune, 1951).
L'impérialisme américain était tout à fait franc : le contrôle du pétrole est important, d'abord et avant tout, pour des raisons militaires, de sorte à garantir qu'il aille à ses propres armées en temps de guerre et à couper l'approvisionnement des armées hostiles des pays rivaux.
Les véritables enjeux révélés par la guerre en Afghanistan
Bien que le BIPR reconnaisse que le capitalisme est dans sa période historique de déclin, il ne tient pas compte de ce cadre théorique dans sa compréhension de la guerre impérialiste aujourd'hui. Le besoin fondamental du capitalisme est toujours l'accumulation de capital mais les rapports de production qui, par le passé, ont assuré son fantastique développement, l'empêchent maintenant de trouver des champs suffisants pour son expansion. De plus en plus, la production s'oriente vers la destruction plutôt que vers la reproduction de richesses. Comprendre que la guerre, tout en devenant de plus en plus nécessaire à la bourgeoisie, a cessé d'être source de profit pour le système capitaliste dans son ensemble, ce n'est donc pas nier le matérialisme marxiste mais cela exprime la capacité de ce dernier à saisir les différentes phases que traverse un système économique, en particulier sa phase ascendante et sa phase de décadence. Dans cette dernière, l'impératif économique continue à pousser la bourgeoisie vers la guerre, d'autant plus dans les périodes de crise ouverte, non pour des gains immédiats ou financiers particuliers, mais au sein d'une lutte globale et en fin de compte suicidaire pour la suprématie militaire sur les nations rivales.
C'est uniquement en tirant les implications de la décadence capitaliste pour le conflit impérialiste actuel que nous pouvons montrer à la classe ouvrière les énormes dangers représentés par la guerre en Afghanistan et par celles qui inévitablement suivront. Le BIPR de son côté tend à donner au prolétariat une image fausse et rassurante d'un système qui serait, comme dans sa phase de jeunesse, toujours capable de subordonner ses objectifs militaires aux besoins de son expansion économique. De plus, avec son incompréhension de l'impérialisme européen qui serait uni autour de l'Euro, le BIPR donne l'impression d'une évolution relativement stable du capitalisme mondial vers deux nouveaux blocs impérialistes. Au contraire, les intérêts antagoniques et contradictoires des puissances européennes entre elles ainsi que vis-à-vis des États-Unis témoignent d'une période tout à fait différente du déclin du capitalisme. Ils indiquent sa phase terminale de décomposition dans laquelle, même si l'Allemagne tente de s'affirmer comme pôle alternatif à celui des Etats-Unis, le chaos impérialiste tient le haut du pavé, et où les conflits militaires ne peuvent que se multiplier de façon catastrophique. Il est tout à fait vrai que la guerre en Afghanistan a pour raison le maintien et le renforcement de la position des États-Unis comme seule superpuissance mondiale. Mais ce statut n'est pas déterminé par des facteurs économiques spécifiques, comme le contrôle du pétrole ainsi que le dit le BIPR. Il est dépendant de questions géostratégiques, de la capacité des États-Unis à concrétiser leur suprématie militaire dans des régions-clé du monde et à empêcher leurs rivaux de contester sérieusement leurs positions. Les régions du monde telles que l'Afghanistan qui ont prouvé leur valeur stratégique aux puissances impérialistes bien avant que le pétrole ne soit connu comme 'l'or noir'. Ce n'est pas pour le pétrole que l'Empire britannique du 19e siècle a envoyé par deux fois ses armées en Afghanistan et a fini par réussir à y mettre en place un dirigeant fantoche. L'importance de l'Afghanistan ne réside pas dans le fait qu'il serait le lieu de passage potentiel d'un oléoduc, mais parce qu'il est le centre géographique des principales puissances impérialistes du Moyen et de l'Extrême-Orient et de l'Asie du Sud, et dont le contrôle accroîtra grandement la puissance américaine non seulement dans cette région mais par rapport aux principaux impérialismes occidentaux.
Les États-Unis ont acquis leur position impérialiste dominante essentiellement en sortant victorieux des deux guerres mondiales. De même, ce n'est que par des moyens fondamentalement militaires qu'ils peuvent maintenir cette position .
Como
Notes
1 Cf. Les livres du CCI La Gauche communiste d'Iitalie et La Gauche hollandaise.
2 Lire par exemple l'article : "Revolutionaries denounce imperialist war" dans World revolution n°249, novembre 2001.
3 Dans la Revue communiste internationale n°10, le BIPR reconnaît même l'importance des questions militaires stratégiques par rapport aux aspects économiques : "Il reste alors au leadership politique et à l'armée à établir l'orientation politique de chaque Etat selon un impératif unique : l'estimation de la façon de réaliser une victoire militaire car celle-ci passe désormais devant la victoire économique". ("End of the cold war : new step towards a new imperialist line-up")
4 En fait, le rôle du Rouble comme monnaie dominante dans les pays de l'ex-COMECON du bloc de l'Est était totalement dépendant de l'occupation militaire de leur territoire par l'URSS.
5 Nous devons aussi souligner que le BIPR se trompe tout simplement au niveau des faits quand il dit que : «La région qui entoure la Mer caspienne est le plus grand site du monde connu pour ses réserves inexploitées de pétrole.» Les réserves connues de pétrole de toute l'URSS se montent à 63 milliards de barils, celles des cinq principaux producteurs du Moyen-Orient à plus que dix fois ce chiffre; tandis que l'Arabie Saoudite seule possède plus de 25 % des réserves mondiales connues. De plus, le pétrole saoudien est bien plus rentable (rien qu'en termes économiques dont le BIPR est friand) ne coûtant qu'un dollar par baril extrait et sans aucun des coûts gigantesques comme celui nécessité par la construction d'oléoducs à travers les montagnes d'Afghanistan et du Caucase (pour des statistiques détaillées, voir le site du gouvernement américain www.eia.doe.gov/emeu/iea/res.html [583]).
6 Un livre récent Ben Laden, la vérité interdite par Jean Michel Brisard et Guillaume Dasquié (Editions Denoël, 2001) traite de la diplomatie non officielle entre le gouvernement américain et le régime taliban jusqu'au 11 septembre, et tend à parvenir à une conclusion opposée à celle du BIPR sur les rapports entre les intérêts pétroliers des États-Unis et les hostilités militaires avec l'Afghanistan. Jusqu'au 17 juillet 2001, les États-Unis essayaient de résoudre diplomatiquement leurs problèmes en suspens avec le régime taliban comme l'extradition d'Ousama Ben Laden pour l'attaque contre l'USS Cole et les ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Salaam. Et les Talibans n'étaient aucunement hostiles à des négociations sur ces questions. En fait après l'intronisation de Bush comme président des États-Unis, les Talibans avaient proposé une réconciliation pouvant mener à une reconnaissance diplomatique ultérieure. Mais après juillet 2001, les États-Unis ont effectivement rompu les relations et brusquement envoyé un message provocateur au régime taliban : menace d'action militaire pour s'emparer de Ben Laden, annonce de discussion en cours avec l'ex-roi Zaher Shah en vue de le remettre au pouvoir à Kaboul ! Cela laisse à penser que les États-Unis avaient déjà défini leurs objectifs guerriers avant le 11 septembre et que l'attaque terroriste n'en a constitué que le prétexte. Cela suggère aussi que ce ne sont pas les Talibans qui ont empêché le processus diplomatique qui pouvait mener à une stabilisation de l'Afghanistan pour les intérêts pétroliers américains, mais le gouvernement américain qui avait autre chose en vue. Au contraire de la formule du BIPR : une guerre en Afghanistan pour stabiliser le pays pour un pipeline pétrolier, les faits montrent une guerre qui a déstabilisé toute une région pour le but supérieur d'une supériorité militaire et géostratégique américaine.
7 Le capital s'accumule ou "se valorise" par l'extraction de la plus-value du surtravail de la classe ouvrière.
Au cours des périodes comme celle que nous vivons aujourd'hui, où la perspective de triompher de la société capitaliste et de sa barbarie semble, pour la grande majorité des ouvriers, hors d'atteinte, les révolutionnaires doivent, plus que jamais, insister sur le fait que leur travail s'inscrit dans le long terme, et ne pas se laisser enliser à considérer seulement la situation immédiate. L'activité des révolutionnaires est toujours orientée vers l'avenir et ne se réduit pas à un combat pour la défense des intérêts immédiats du prolétariat. Comme l'a montré l'histoire, une révolution ne peut réussir que si une organisation révolutionnaire, si le parti, est à la hauteur des tâches à accomplir.
Cependant, un parti qui soit capable d'accomplir ses tâches ne surgit ni par décret ni spontanément, mais il est le résultat de longues années de construction et de combats. C'est dans ce sens que nous pouvons dire que les révolutionnaires d'aujourd'hui sont déjà impliqués à préparer la formation du futur parti. Ils commettraient une erreur fatale s'ils sous-estimaient la signification historique de leur travail.
Même si les organisations révolutionnaires d'aujourd'hui ont surgi dans des conditions différentes de celles qu'avaient connues les organisations qui les ont précédées, comme les fractions de gauche, elles n'en contribuent pas moins à construire ce pont indispensable vers l'avenir. Encore faut-il qu'elles soient en mesure d'assumer cette responsabilité car l'histoire nous enseigne justement que ce ne sont pas toutes les organisations que la classe a fait surgir dans le passé qui ont été à la hauteur d'une telle responsabilité notamment face au test que constituent la guerre impérialiste et le surgissement d'une période de révolution.
Beaucoup d'organisations ont dégénéré ou ont éclaté sous la pression de la société bourgeoise et de son poison, l'opportunisme. Aujourd'hui aussi la pression de l'opportunisme est très forte et c'est pourquoi les organisations révolutionnaires doivent livrer un combat permanent contre cette pression.
Dans le passé, l'exemple le plus connu de dégénérescence est celui de la Social démocratie allemande, le SPD, qui, après avoir été l'organisation ouvrière la plus importante du 19° siècle, a vu sa direction trahir les intérêts de la classe ouvrière quand la bourgeoisie a déclenché la Première Guerre mondiale en août 1914. Un autre exemple connu est celui du parti bolchevique qui, après avoir été l'avant garde de la révolution prolétarienne en octobre 1917, s'est transformé en ennemi de la classe ouvrière, une fois intégré à l'État soviétique.
Cependant, chaque fois qu'une organisation révolutionnaire a dégénéré et trahi les intérêts de la classe ouvrière, celle-ci a été capable de donner naissance à une fraction, qui a combattu cette dégénérescence et cette trahison.
" La continuité historique entre l’ancien et le nouveau parti de la classe ne peut s'effèctuer qu'au travers du canal de la Fraction, dont la fonction historique consiste à faire le bilan politique de l'expérience, de passer au crible de la critique marxiste les erreurs et l'insuffisance du programme d'hier, de dégager de l'expérience les principes politiques qui complètent l'ancien programme et sont la condition d'une position progressive du nouveau programme, condition indispensable pour la formation du nouveau parti. En même temps que la Fraction est un lieu de fermentation idéologique, le laboratoire du programme de la révolution dans la période de recul, elle est aussi le camp où se forgent les cadres, où se forme le matériel humain, les militants du futur parti " (L'Etincelle, n° 10, janvier 1946.)([1] [584])
Dans la première partie de cet article nous voulons rappeler les leçons principales que nous pouvons tirer des dégénérescences antérieures et du combat des fractions. Dans la deuxième partie nous verrons plus précisément comment les fractions se sont organisées pour mener ce combat.
Le problème de la Fraction au sein de la 2eme Internationale
Quand, en août 1914, les représentants de la Social-démocratie au Parlement votèrent comme un seul homme les crédits de guerre et par cela apportèrent leur soutien enthousiaste à l'impérialisme allemand pour la mobilisation en vue de la guerre. c'était la première fois dans l'histoire du mouvement ouvrier qu'un parti de la classe ouvrière commettait une trahison. Pour une organisation politique bourgeoise, il ne peut y avoir de trahison de ses intérêts de classe au bénéfice du prolétariat. Cela reste vrai si, pour des raisons circonstancielles, elle refuse à un moment donné de participer à la guerre impérialiste. En revanche, le rejet de l'internationalisme constitue la pire violation des principes prolétariens qu'une organisation ouvrière peut commettre et signe son passage dans le camp bourgeois.
En réalité, cette trahison du camp prolétarien par la direction du SPD n'était que le point culminant d'un long processus de dégénérescence. Alors que Rosa Luxemburg ([2] [585]) fut l'une des premières à avoir bien saisi, dès la fin du 19° siècle, le processus de sa fossilisation opportuniste, toute l'étendue de ce processus a été ignorée jusqu'à la trahison de 1914. La plupart des révolutionnaires avaient si peu conscience de la profondeur de cette dégénérescence que Lénine fut totalement surpris quand il apprit le vote du SPD en faveur des crédits de guerre en août 1914, et crut que l'exemplaire du Vorwarts (journal du SPD) qu'il avait reçu en Suisse était un faux imprimé par le gouvernement allemand afin de tromper les ouvriers.
Comment le SPD a-t-il pu dégénérer ?
Pour qu'un processus de dégénérescence se mette en route, il faut que soient réunies les conditions matérielles pour que se déclenche une telle dynamique et que la classe ouvrière soit politiquement affaiblie. Au début du 20° siècle, la classe ouvrière commençait à être pénétrée par les illusions sur la possibilité d'une transition pacifique du capitalisme au socialisme. Des années de croissance ininterrompue (malgré quelques hauts et bas conjoncturels de l'économie) constituaient la base matérielle pour le développement de telles illusions. Bernstein([3] [586]) représentait ces illusions poussées à leur paroxysme quand il affirmait que le capitalisme pouvait être dépassé par une série de réformes et que " le but n'est rien, c'est le mouvement qui compte ".
Rosa Luxemburg se rendait compte de l'extrême confusion causée par la mise en marche de ce processus de développement de l'opportunisme au sein du SPD, comme on peut le lire dans une lettre adressée en mars 1899 à Leo Jogiches([4] [587]) : « Bebel ([5] [588]) à vieilli et lâche les rênes content quand les autres luttent, il n'a plus lui-même ni l'énergie ni la foi pour prendre l'initiative...Tout le parti se porte diablement mal, plus de tête comme disent les Ruthènes. Personne ne dirige, personne n'assume, la responsabilité » (3 mars 1899, Lettres à Léon Jogiches, Denoel Gonthier)
Peu de temps après, dans une autre lettre à Leo Jogiches, elle mentionne les intrigues, la crainte et le ressentiment envers elle au sein du parti, apparus dès qu'elle commença à combattre ce processus : "Je n'ai pas du tout l'intention de me limiter à la critique, au contraire, j'ai l'intention et l'envie de 'pousser' positivement non pas les personnes, mais le mouvement dans sa totalité, d'indiquer des voies nouvelles (si elles existent, ce dont je ln doute pas), de combattre la `routine', etc., bref, de donner sans cesse de l'impulsion au mouvement... Ensuite, d'une manière plus générale, l'agitation orale et écrite qui s'est figée dans ses anciennes formes et n'agit presque plus sur personne, à laquelle il faut donner une impulsion nouvelle, insuffler une nouvelle vie à la presse, aux réunions et aux brochures " ( 1° mai 1899, Ibid.).
Et quand Rosa Luxemburg écrit Réforme sociale ou Révolution en avril 1899, elle montre non seulement sa détermination à combattre ces glissements opportunistes, mais qu'elle a saisi que ce combat doit être compris dans toute sa dimension programmatique et théorique. Comme elle le souligne : " Aussi ceux qui ne recherchent que les succès 'pratiques' ont-ils tout naturellement tendance à réclamer la liberté de manoeuvre, c'est-à-dire à séparer la pratique de la 'théorie', à s'en rendre indépendants ...Bien évidemment, pour affirmer son existence contre nos principes, ce courant devait en toute logique finir par s'en prendre à la théorie elle-même, aux principes, et plutôt que de les ignorer, chercher à les ébranler et à construire sa propre théorie " (Réforme sociale ou Révolution, page 86, Editions La Découverte, 2001).
Ainsi la dégénérescence s'exprime toujours par une remise en question du programme politique, mais elle se heurte à la résistance d'une partie de l'organisation qui reste fidèle aux principes du parti.
C'est pourquoi, dès le début, le combat de l'aile gauche de la 2° Internationale est un combat politique pour la défense du marxisme contre ses détracteurs, mais il constitue aussi une tentative pour tirer les leçons des nouvelles conditions du capitalisme décadent. Ayant pris conscience de ces nouvelles conditions et afin de les intégrer dans un nouveau cadre politique, Rosa Luxemburg dans Grève de masse, parti et svndicats ainsi qu'Anton Pannekoek ([6] [589]) dans Différentes tactiques au sein du mouvement ouvrier, ont essayé de comprendre les racines historiques profondes de l'opportunisme et pourquoi ce dernier était incapable de saisir les nouvelles conditions de la lutte dans le capitalisme décadent.
Mais l'aile gauche de la Social-démocratie ne représentait qu'une minorité, car la majorité du parti avait de grandes difficultés à combattre ces idées révisionnistes, dans la mesure où le parlementarisme et l'intégration croissante des syndicats au sein de l'État permettaient à ces idées de se répandre et de créer dans le parti un appareil loyal à l'État et étranger ainsi qu'hostile à la classe ouvrière.
Un phénomène de dégénérescence prend toujours corps au sein d'une partie spécifique de l'organisation qui, par une capitulation progressive face à l'idéologie et aux intérêts de la classe dominante, se débarrasse peu à peu des principes du parti et finit par agir en loyal défenseur de l'État et du capital national. Cette partie en dégénérescence, au sein de l'organisation, ne peut tolérer aucun débat. Elle est, de par sa nature, monolithique et tend à réduire au silence toute voix critique. Ainsi, la Social-démocratie, qui à l'époque des lois anti-socialistes (1878-1890), avait été le centre de la vie prolétarienne et le terrain de nombreux débats contradictoires, était devenue une sorte de club où on se contentait de voter, tout débat au sein du parti étant étouffé. De nombreux articles rédigés par l'aile gauche étaient soumis à la censure de la direction du parti, les autres opposants étaient muselés, la direction essaya d'évincer la gauche du comité de rédaction des revues et lors des votes au Parlement, les députés devaient obéir à la discipline du parti.
Rosa Luxemburg se rendit compte de ces tendances et les condamna de la manière la plus explicite. Elle prit l'engagement de ne pas abandonner le parti mais de lutter pour son redressement - car les communistes n'ont pas pour principe de " sauver leur peau " mais de lutter pour la sauvegarde de l'organisation en tant qu'instrument de la classe ouvrière.
Dans une lettre à Clara Zetkin ([7] [590]) (16 décembre 1906), elle insistait : " ... j'ai tout â fait conscience des hésitations et de l'étroitesse d'esprit de notre parti et ça me fait très mal.
Mais je ne me laisse pas trop émouvoir par ces choses-là car j’ai déjà compris, avec une clarté qui m'éffraie, qu'on ne peut changer les choses ni les gens tant que les conditions elles-mêmes n'ont pas changé. Et même alors - j'y ai réfléchi à tête reposée et m'y suis préparée - nous aurons à affronter l'inévitable résistance de tous ces gens si nous voulons entraîner les masses en avant. Actuellement, August Bebel et tous les autres ont opté pour le parlementarisme et y sont pleinement engagés. S'il y a le moindre changement qui nous entraîne au-de là des limites du parlementarisme, ils ne pourront y faire face et tenteront même de ramener toute chose en arrière dans le cadre parlementaire, ils s’opposeront à tout, et quiconque voudra dépasser le parlementarisme sera un 'ennemi’ du peuple, ...
j'ai le sentiment que les masses, et même un grand nombre de nos camarades, ont rompu avec le parlementarisme.
Ils seraient ravis s'il soufflait un vent nouveau, si notre tactique prenait un nouveau cours ; mais ces vieux caciques qui s'accrochent représentent un fardeau, et plus encore tous ces pontes opportunistes : responsables de notre presse, députés et dirigeants syndicaux. Notre tâche est d'opposer nos vives protestalions contre ces autorités en pleine décomposition ...Si nous entamons l'offensive contre l'opportunisme, tous ceux-là seront contre nous ...il est des taches qui ne peuvent être accomplies qu'après des années ! " (Rosa Luxemburg, Correspondance ).
Et même quand l'aile gauche s'est dressée contre la résistance croissante à l'intérieur du parti, aucun de ses membres n'a songé à se rassembler en un groupe séparé, et encore moins à abandonner le parti aux opportunistes.
Le 19 avril 1912, Rosa Luxemburg a exprimé son point de vue dans une lettre adressée à Franz Mehring([8] [591]) : « Vous aurez sûrement le sentiment que s'approche le moment où les masses, au sein du Parti, vont avoir besoin d'une direction énergique, sans faille et généreuse, et que nos dirigeants vont se comporter de plus en plus comme des misérables, des lâches et des crétins parlementaires. En clair, en attendant ce moment heureux, nous devons faire front, occuper et tenir les positions qui nous permettent de contrarier le 'leadership' officiel en exerçant notre droit de critique...
C'est donc notre devoir de tenir jusqu'au bout et de ne pas faire aux chefs officiels du Parti la faveur de baisser les bras. Nous devons nous préparer pour des affrontements et des désaccords permanents, en particulier si nous nous attaquons au saint des saints : le crétinisme parlementaire... Mais malgré tout, notre juste mot d'ordre semble être : ne pas céder un police » Comme le soulignait Marchlewski([9] [592]) (16 décembre 1913) : " Notre opinion est que le Parti est en train de subir une crise interne, bien plus importante qu'au moment où le révisionnisme a fait sa première apparition. Ces mots peuvent sembler durs, mais j'ai lu conviction que le Parti menace de sombrer dans une complète stagnation si les choses continuent comme ça. Dans une situation pareille, il n'y a qu'un seul mot d'ordre pour un parti révolutionnaire : la plus vigoureuse et la plus impitoyable autocritique " (cité par Nettl, Rosa Luxemburg, page 467).
Ainsi donc, la dégénérescence du SPD a donné naissance à un courant de gauche au sein de la 2° Internationale, qui, toutefois, était confronté à des conditions différentes dans chaque pays. Le SPD, en Allemagne, fut un des partis les plus pénétrés par l'opportunisme, mais ce ne fut que lorsque sa direction eut trahi l'internationalisme prolétarien que le courant de gauche prit une forme organisée.
Aux Pays-Bas, l'aile gauche fut exclue du SDAP (Sociaal-democratische arbeiders partij, parti ouvrier social-démocrate) et forma le SDP (Sociaaldemocratische partij, parti social-démocrate - " Tribunistes ") en 1909. Cependant, cette scission advint trop tôt, comme nous l'avons souligné dans notre analyse de la Gauche hollandaise (voir notre livre : La Gauche hollandaise pages 31, 32 et 33)([10] [593]).
En Russie, le Parti ouvrier social-démocrate était profondément divisé entre bolcheviks et mencheviks depuis 1903. Les mencheviks n'avaient pas reconnu les décisions prises majoritairement lors du Congrès de 1903, et, par toute une série de manaeuvres, essayaient d'évincer les bolcheviks du parti. Les bolcheviks défendaient les principes du parti, constamment sabotés par les mencheviks, eux mêmes infectés par le virus de l'opportunisme. Dans la Social-Démocratie russe la pénétration de l'opportunisme s'était d'abord manifestée sur les questions d'organisation mais elle ne tarda pas à affecter également la tactique puisque, lors de la révolution de 1905 en Russie, les mencheviks ont pour la plupart adopté une position de soutien pur et simple à la bourgeoisie libérale alors que les bolcheviks préconisaient une politique indépendante de la part de la classe ouvrière. La plus grande partie de cette aile opportuniste du parti - regroupée sous la bannière des mencheviks -bascula dans le camp de la bourgeoisie en 1914 quand, en plus, ils trahirent l'internationalisme prolétarien. Mais les bolcheviks combattirent pendant environ 10 ans à l'intérieur du même parti que les mencheviks avant que soit effective la scission en 1912. Quand ils étaient organisés en fraction séparée au sein du POSDR, les bolcheviks, malgré leurs profondes divergences avec les mencheviks, n'eurent pas à affronter un phénomène de dégénérescence semblable à celui qui affecta le SPD. Cependant, en s'organisant en courant séparé, en luttant résolument contre l'opportunisme et en restant fidèles au programme marxiste du parti, ils préparèrent les bases pour la formation du futur Parti bolchevique et du Parti communiste en 1917/1918.
Ainsi, avant 1914, les bolcheviks, tout en ceuvrant dans des conditions différentes, apportèrent une contribution décisive à l'expérience de la Fraction.
Nous pouvons noter une caractéristique des courants de gauche avant 1914 : ils ne se sont pas regroupés au niveau international et - à l'exception des bolcheviks - ne se sont pas organisés formellement.
Comme le remarquait Bilan : "Le problème de la fraction - ainsi que nous le concevons : c'est-à-dire comme un moment de la reconstruction du Parti de classe - ne fut ni ne pouvait être conçu au sein dea 1° et de lu 2° Internationale. Celles qui s'appelèrent alors 'fraction' ou plus communément 'aile droite’ ou `aile gauche' ou encore 'courant intransigeant’ ou enfin `révolutionnaire' et 'réformiste' ne fûrent, dans la plupart des cas - à l'exception des bolcheviks - que des ententes à la veille ou au cours des Congrès, dans le but de faire prévaloir certains ordres du jour, sans aucune continuité organisationnelle... " (Bilan n° 24, octobre 1935). Bien qu'à certains moments elles aient uni leurs forces pour présenter en commun des motions ou des amendements lors de congrès (comme par exemple à Stuttgart en 1907 et à Bâle en 1912 sur le danger de guerre), il n'y avait pas d'approche commune de la part des ailes gauches.
Différents éléments nous permettent d'expliquer cette relative dispersion.
Les différences de conditions matérielles dans les pays où se trouvaient les partis de la 2° Internationale constituent un premier élément. Par exemple, du fait du retard du capitalisme en Russie, si on le compare à celui de l'Allemagne, les ouvriers russes n'avaient pas pu arracher les mêmes concessions au capital. De même l'impact des syndicats était plus faible en Russie, la représentation au parlement du POSDR était plus faible que celle du SPD et les illusions démocratiqucs ainsi que le crétinisme parlementaire incomparablement plus limités.
Un autre élément était la structure fédéraliste de la 2° Internationale qui rendait difficile pour les révolutionnaires la connaissance approfondie des situations respectives dans chacun des pays. A cause de cette structure fédéraliste, il n'y avait pas de réelle centralisation et donc le concept d'un combat commun et centralisé n'existait pas encore au sein de la Gauche.
« Ce travail fractionelle de Lénine s’effectua uniquement au sein du parti russe, sans qu’il essayât de le porter à l'échelle internationale. Il suffit, pour s'en convaincre de lire ses interventions aux différents Congrès et l'on peut confirmer que ce travail resta complètement inconnu en dehors des sphères russes » (idem).
En un certain sens, la 2° Internationale était encore une expression de la phase ascendante du capitalisme, où les différents partis membres pouvaient coexister au niveau fédéral, côte à côte au lieu d'être unis en un seul organisme.
Les révolutionnaires face au défi de la guerre impérialiste
Lorsqu'éclata la Première Guerre mondiale et suite à la trahison de la Social démocratie et à la mort de la 2° Internationale, les révolutionnaires se trouvèrent confrontés à une situation nouvelle.
Le capitalisme était devenu un système décadent à l'échelle mondiale : telle était la signification de la Première Guerre impérialiste. Cela signifiait que l'intervention des révolutionnaires ne pouvait plus se faire à un niveau `fédéral', mais à un niveau plus élevé, centralisé, avec un seul et même programme et la nécessité d'une unification internationale des forces révolutionnaires.
Suite à la trahison par la direction de la Social-démocratie, les révolutionnaires devaient-ils abandonner le parti et créer immédiatement leur propre organisation ?
Le courant de la Gauche allemande, autour de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht([11] [594]), saisit immédiatement la nouvelle situation et décida :
- de défendre l'internationalisme prolétarien et de s'opposer à la trêve signée par les syndicats avec la bourgeoisie, appelant les ouvriers à une lutte de classe sans merci ;
- de s'organiser séparément, sous le nom de Ligue Spartacus, avec pour objectif de reconquérir le parti, d'en chasser la direction chauvine et patriotique et de l'empêcher d'être étranglé par les forces de la bourgeoisie, et en même temps de créer les base pour un futur parti ;
- d'établir, à l'échelle internationale, des contacts avec les autres forces internationalistes.
Ce courant se mit à l'oeuvre sans hésitation, sans attendre les premières réactions ouvrières contre la guerre. Pendant les 52 mois que dura celle-ci, la plupart de ses dirigeants furent jetés en prison, d'où ils continuèrent leur travail de Fraction. Les spartakistes et les autres forces de la Gauche allaient se trouver face à des conditions extrêmement difficiles : ils durent affronter un appareil d'État de plus en plus répressif, tandis que la direction du parti dénonçait publiquement les voix internationalistes comme n'importe quel agent de l'État l'aurait fait. De nombreux membres du parti qui défendaient l'internationalisme au cours des réunions du parti, furent dénoncés et arrêtés peu de temps après par la police. C'est dans les conditions extrêmement dures de l'illégalité que les spartakistes continuèrent leur combat pour reconquérir leur parti des mains de la direction chauvine, et pour préparer, en même temps, la formation d'un nouveau parti. La défense du programme révolutionnaire signifiait qu'ils devaient mener un combat permanent contre les attitudes centristes au sein du SPD. Ce combat résolu des spartakistes pour empêcher le parti de tomber aux mains de la bourgeoisie a servi plus tard de référence aux camarades de la Gauche italienne qui s'opposèrent à la direction de l'Internationale communiste pendant plusieurs années.
Les bolcheviks constituèrent l'autre force d'importance, capable d'accomplir un réel travail de fraction après 1914. Avec beaucoup de leurs dirigeants en exil à l'étranger, ils se sont aussi engagés dans un combat sans merci pour la défense de l'internationalisme prolétarien. Lénine et les autres bolcheviks furent les premiers à déclarer que la 2° Internationale était morte et à prendre parti pour le regroupement des forces internationalistes. Ils ont participé activement à la Conférence de Zimmerwald en 1915 où, en compagnie notamment des militants de la Gauche hollandaise, ils ont constitué une aile gauche. En exil ou à l'intérieur de la Russie, ils furent la principale force poussant de l'avant la résistance de la classe ouvrière contre la guerre. En clair, ce fut leur capacité à maintenir bien haut la bannière de l'internationalisme, à mettre cri avant la perspective de la lutte internationale (transformation de la guerre impérialiste en guerre de classe) qui permit à la classe ouvrière de Russie de se dresser efficacement contre la guerre et de commencer le processus révolutionnaire.
Ainsi, les spartakistes et les bolcheviks, fers de lance d'un mouvement internationaliste et révolutionnaire plus vaste qui s'était développé durant la guerre, furent les indispensables piliers de celui-ci pour- mettre fin à la guerre, pour l'extension internationale des luttes et le renversement du capitalisme.
Ils ont fait la claire démonstration qu'aucune fraction ne peut assumer ses responsabilités militantes si elle ne lutte pas sur deux fronts : intervention au sein de la classe ouvrière et en même temps défense et construction d'une organisation révolutionnaire. I1 aurait été impensable pour eux de se retirer de l'un de ces deux fronts.
Le problème de la Fraction au sein de l'Internationale communiste
Le cas de la Social-démocratie est celui d'un parti ayant dégénéré pour finalement trahir les intérêts de la classe dans une situation de guerre. Nous pouvons maintenant étudier le deuxième exemple principal de dégénérescence: celui du Parti bolchevique.
Après avoir constitué l'avant-garde de la classe ouvrière et 1a force décisive qui a permis la prise du pouvoir par les conseils ouvriers en octobre 1917, le Parti bolchevique a été progressivement absorbé par l'État russe, une fois stoppée l'extension internationale de la révolution. Ici encore, contrairement au point de vue anarchiste qui prétend que tout parti est condamné à trahir, nous pouvons analyser dans quelles circonstances matérielles objectives le Parti bolchevique a été absorbé par l'État russe.
Comme nous l'avons expliqué dans notre présentation de l'histoire des fractions de gauche ('la Gauche communiste et la continuité du marxisme', article publié dans Tribune Prolétarienne en Russie''([12] [595])) : " Le reflux de la vague révolutionnaire et l'isolement de la Révolution russe ont donné naissance à un processus de dégénérescence à la fois au sein de l'Internationale communiste et du potuvoir soviétique en Russie. De plus en plus le parti bolchevique avail fusionnè avec un appareil d'État bureaucratique qui allait grossissant, au fur et à que diminuait l'importance des organes de pouvoir et de participation propres du prolétariat : les soviets, les comités d'usines et les gardes rouges. Au sein de l'Internationale, les tentatives pour gagner le soutien des masses, dans une phase où l'activité de celles-ci était en déclin, ont mené à des `solutions' opportunistes - développement du travail au sein des parlements et des syndicats, appel aux 'peuples d'Orient', à se dresser contre l'impérialisme, et par-dessus tout, politique de front uni qui rejetait tout le travail de clarification sur la nature capitaliste des social-patriotes " .
Ce tournant opportuniste, favorisé par l'affaiblissement de la classe ouvrière et par l'isolement de la Révolution russe, s'est graduellement transformé en un processus de complète dégénérescence, qui après une demi-douzaine d'années atteint son sommet avec la proclamation du «Socialisme en un seul pays» (6° congrès de l'IC, août 1928). Comme lors de la dégénérescence du SPD avant la Première Guerre mondiale, ce processus fut marqué par l'élimination graduelle de toute vie dans le parti. Les forces du parti les plus intimement liées et intégrées à l'appareil d'État était celles qui, de plus en plus, tiraient les ficelles en coulisse.
Après quelques protestations, exprimées très tôt, contre l'étouffement de la vie dans le parti et contre sa bureaucratisation croissante (voir les articles publiés dans la Revue internationale n° 8 et 9 sur la «dégénérescence de la révolution russe» et le travail de la «Gauche communiste en Russie») une série de mesures furent prises dans le but de réduire au silence les forces d'opposition :
- au printemps 1921 les fractions furent interdites ;
- les sections locales du parti ne pouvaient exprimer que leur accord ou rejeter les décisions du parti, toutes les initiatives de leur part furent peu à peu supprimées ;
- les délégués aux conférences du parti étaient désignés par les échelons supérieurs, au lieu de recevoir un mandat et d'être responsables devant les sections locales ;
- la Commission de Contrôle fut installée, dont l'autonomie grandit peu â peu et qui dirigea le parti d'une main de fer quasi militaire ;
- de plus en plus de pouvoir se trouva concentré entre les mains du Bureau d'organisation et du Secrétaire général, Staline ;
- les journaux d'opposition furent interdits de publication ;
- les oppositionnels furent victimes des dénigrements les plus pernicieux.
Comme pour la 2° Internationale, le processus de dégénérescence n'était pas limité au seul parti bolchevique ; il s'est développé dans tous les partis membres de l'IC. Progressivement, ils ont suivi le cours tragique du parti russe, sans avoir nécessairement été intégrés à l'État dans chaque pays où ils existaient, et ils ont choisi de sacrifier les intérêts du prolétariat international, au nom des intérêts de l'État russe.
Une fois encore, le prolétariat a réagi en produisant des "anticorps", par la formation d'une Gauche communiste : "Il est aussi évident que la nécessité de la Fraction est aussi l'expression de la faiblesse du prolétariat, soit disloqué, soit gagné par l'opportunisme" ("Projet de résolution sur les problèmes de la Fraction de gauche", Bilan n° 17, avril 1935, page 571).
Mais de la même façon que le développement de l'opportunisme au sein de la 2° Internationale avait provoqué une réponse prolétarienne sous la forme de courants de gauche, le flux de l'opportunisme au sein de la 3° Internationale rencontra la résistance des courants de la Gauche communiste, dont la plupart des porte-parole, tels Pannekoek et Bordiga([13] [596]), avaient déjà prouvé qu'ils étaient les meilleurs défenseurs du marxisme dans la vieille Internationale.
La formation de la Gauche communiste
La Gauche communiste était essentiellement un courant international et elle avait des expressions dans beaucoup de pays, de la Bulgarie à la Grande-Bretagne et des États-Unis à l'Afrique du Sud. Mais ses représentants les plus importants se trouvaient précisément dans ces pays ou la tradition marxiste était la plus forte : l'Allemagne, l'Italie et la Russie.
En Allemagne, la profondeur de la tradition marxiste couplée avec l'impulsion énorme provenant du mouvement réel des masses prolétariennes avait déjà, au sommet de la vague révolutionnaire, engendré certaines des positions politiques les plus avancées, particulièrement sur les questions syndicale et parlementaire. Mais le communisme de gauche comme tel est apparu comme une réponse aux premiers signes d'opportunisme dans le Parti communiste allemand et l'Internationale et a été mené par le KAPD (Parti communiste ouvrier d'Allemagne) qui s'était formé en 1920 lorsque l'opposition de gauche dans le KPD a été expulsée par une manoeuvre sans principes. Quoique critiqué par la direction de l'IC comme «infantile» et «anarcho-syndicaliste», le rejet par le KAPD de la vieille tactique syndicale et parlementaire était basé sur une analyse marxiste profonde de la décadence du capitalisme, laquelle a rendu cette tactique obsolète et a exigé de nouvelles formes d'organisation de classe - les comités d'usine et les conseils ouvriers. On peut dire la même chose de son clair rejet de la vieille conception du " parti de masse " de la social-démocratie en faveur de la notion du parti comme un noyau clair du point de vue programmatique - une notion directement héritée du bolchevisme. La défense intransigeante par le KAPD de ces acquis contre un retour à la vieille tactique social-démocrate a fait de celui-ci le coeur d'un courant international qui avait des expressions dans plusieurs pays, particulièrement en Hollande, dont le mouvement révolutionnaire a été étroitement lié au mouvement en Allemagne par le travail de Pannekoek et Gorter. Cela ne veut pas dire que le communisme de gauche en Allemagne, au début des années 20, n'ait pas souffert de faiblesses importantes.
En Italie, d'autre part, la Gauche communiste - qui au début occupait une position majoritaire dans le parti communiste - était particulièrement claire sur la question d'organisation et cela lui a permis non seulement de mener une bataille courageuse contre l'opportunisme dans l'Internationale dégénérescente, mais aussi d'engendrer une fraction communiste qui a été capable de réchapper au naufrage du mouvement révolutionnaire et de développer la théorie marxiste pendant la nuit de la contre-révolution. Mais au début des années 1920, ses arguments en faveur de l'abstentionisme à l'égard des parlements bourgeois, contre la fusion de l'avant garde communiste avec de grands partis centristes destinée à donner l'illusion d'une «influence de masse», contre les mots d'ordre de «Front unique» et de " Gouvernement ouvrier ", étaient également basés sur une compréhension profonde de la méthode marxiste. Cela s'applique aussi à son analyse du nouveau phénomène du fascisme et à son rejet conséquent de tout front antifasciste avec les, partis de la bourgeoisie «démocratique». Le nom de Bordiga est irrévocablement associé à cette phase de l'histoire de la Gauche communiste italienne, mais malgré l'importance énorme de la contribution de ce militant, la Gauche italienne n'est pas plus réductible à Bordiga que le bolchevisme ne l'était à Lénine : tous les deux étaient des produits organiques du mouvement politique prolétarien.
L'isolement de la révolution en Russie a conduit, comme on l'a vu, à un divorce croissant entre la classe ouvrière et un appareil bureaucratique d'État de plus en plus développé-l'expression la plus tragique de ce divorce ayant été l'écrasement, en mars 1921, de la révolte des ouvriers et des marins de Kronstadt par le propre parti du prolétariat, le parti bolchevik, lequel avait été de plus en plus absorbé par l'État. Mais précisément parce que c'était un véritable parti prolétarien, le parti bolchevik a engendré de nombreuses réactions internes contre sa propre dégénérescence. Lénine lui-même - qui en 1917 avait été le porte-parole le plus en vue de l'aile gauche du parti - fait un certain nombre de critiques très pertinentes du glissement du parti dans le bureaucratisme, particulièrement vers la fin de sa vie. Dans la même période, Trotsky est devenu le représentant principal d'une opposition de gauche qui cherche à rétablir les normes de la démocratie prolétarienne dans le parti et qui engage le combat contre les expressions les plus notoires de la contre-révolution stalinienne, particulièrement la théorie du «socialisme dans un seul pays». Mais, en grande partie parce que le bolchevisme avait sapé son propre rôle en tant qu'avant garde prolétarienne en fusionnant avec l'État, les courants de gauche les plus importants dans le parti ont eu tendance àêtre conduits par des personnalités moins connues qui étaient capables de rester plus près de la classe que de la machine d'État. Déjà en 1919, le groupe du «Centralisme démocratique», conduit par Ossinski, Smirnov et Sapranov, avait commencé à mettre en garde contre le «déclin» des soviets et l'abandon croissant des principes de la Commune de Paris. Des critiques semblables ont été faites en 1921 par le groupe de «l'Opposition ouvrière» mené par Kollontaï et Chliapnikov, bien que ce dernier groupe se soit révélé moins rigoureux et durable que le groupe «Centralisme démocratique» qui devait continuer à jouer un rôle important pendant les années 20 et qui devait développer une approche semblable à celle de la Gauche italienne. En 1923, le «Groupe ouvrier» mené par Miasnikov a publié son Manifeste et a fait une intervention importante dans les grèves ouvrières de cette année. Ses positions et ses analyses étaient proches de celles du KAPD. Tous ces groupes sont non seulenient apparus dans le Parti bolchevique, mais ils ont continué à se battre au sein du parti pour un retour aux principes originels de la révolution. Mais comme les forces de la contre-révolution bourgeoise gagnaient du terrain dans le parti, le problème-clé est devenu celui de la capacité des diverses oppositions à appréhender la nature réelle de cette contre-révolution et à rompre avec toute fidélité sentimentale envers ses expressions organisées. C'est là que devait se manifester la divergence fondamentale entre Trotsky et la Gauche communiste russe : tandis que le premier devait rester toute sa vie attaché à la notion de la défense de l'Union soviétique et même à celle de la nature prolétarienne des partis staliniens, les communistes de gauche ont compris que le triomphe du stalinisme - incluant ses tournants de «gauche» qui ont mystifié beaucoup de disciples de Trotsky - signifiait le triomphe de l'ennemi de classe et impliquait la nécessité d'une nouvelle révolution. Cependant, beaucoup des meilleurs éléments de l'opposition trotskiste - ceux qu'on appelait les «irréconciliables» - sont passés, eux aussi, aux positions de la Gauche communiste à la fin des années 20 et au début des années 30. Mais la terreur stalinienne avait très probablernent éliminé ces groupes vers la fin de la décennie.
Par contraste avec cette trajectoire, la Fraction de Gauche italienne autour de la revue Bilan a correctement défini les tâches de l'heure : d'abord, ne pas trahir les principes élémentaires de l'internationalisme face à la marche vers la guerre ; deuxièmement, tirer un «bilan» de l'échec de la vague révolutionnaire, particulièrement de la révolution russe, et élaborer les leçons correctes pour qu'elles puissent servir comme fondement théorique pour les nouveaux partis que ferait surgir la reprise future de la lutte de classe.
La guerre d'Espagne a constitué un test particulièrement sévère pour les révolutionnaires de l'époque ; beaucoup d'entre eux ont capitulé face aux chants de sirène de l'an ti-fascisme et ne sont pas parvenus à saisir que la guerre était impérialiste des deux côtés, qu'elle était une répétition générale de la guerre mondiale qui s'annonçait. Bilan, cependant, a tenu ferme, appelant à la lutte de classe tant contre les factions fascistes que contre les factions républicaines de la bourgeoisie, de la même façon que Lénine avait dénoncé les deux camps dans la Première Guerre mondiale. En même temps, les contributions théoriques faites par ce courant - qui a plus tard englobé des fractions en Belgique, en France et au Mexique - ont été immenses et réellement irremplaçables. Dans son analyse de la dégénérescence de la révolution russe - qui ne l'a jamais conduit à mettre en doute le caractère prolétarien de 1917 ; dans ses réflexions sur les problèmes de la future période de transition ; dans son travail sur la crise économique et les fondements de la décadence du capitalisme ; dans son rejet de la position de l'Internationale communiste de soutien aux luttes de «libération nationale» ; dans son élaboration de la théorie du parti et de la fraction ; dans ses polémique incessantes mais fraternelles avec d'autre courants politiques prolétariens ; dans ces domaines et beaucoup d'autres, la Fraction de Gauche italienne a sans aucun doute rempli sa tâche d'établir les bases programmatiques des organisations prolétariennes de l'avenir.
La fragmentation des groupes de la Gauche communiste en Allemagne a été achevée par la terreur nazie, bien que quelques activités révolutionnaires clandestines aient continué encore sous le régime d'Hitler. Pendant les années 1930, la défense des positions révolutionnaires de la Gauche allemande a été en grande partie poursuivie en Hollande, particulièrement par le travail du Groupe des Communistes Internationaux (GIK), mais également en Amérique avec le groupe mené par Paul Mattick. Comme Bilan, la Gauche hollandaise est restée fidèle à l'internationalisme face à toutes les guerres impérialistes locales qui ont frayé le chemin à la boucherie mondiale, résistant aux tentations de la «défense de la démocratie». Elle a continué à approfondir sa compréhension de la question syndicale, des nouvelles formes d'oroanisation des ouvriers dans l'époque de décadence capitaliste, des racines matérielles de la crise capitaliste, de la tendance vers le capitalisme d'État. Elle a aussi maintenu une intervention importante dans la lutte de classe, particulièrement vers le mouveinent des chômeurs. Mais la Gauche hollandaise, traumatisée par la défaite de la révolution russe, a glissé de plus en plus vers la négation conseilliste de l'organisation politique - et de ce fait de toute clarté sur son propre rôle. En lien avec cela, il y avait un rejet total du bolchevisme et de la révolution russe, considérée comme une révolution bourgeoise depuis le début. Ces théorisations ont semé les graines de la future disparition de ce courant. Bien que le communisme de gauche en Hollande se soit maintenu même sous l'occupation naxie et qu'il ait engendré une organisation importante après la guerre - le Spartacusbund, qui au commencement était revenu vers les positions pro-parti du KAPD - les concessions de la Gauche hollandaise à l'anarchisme sur la question organisationnelle ont rendu de plus en plus difficile pour elle le maintien d'une quelconque continuité organisée dans les années postérieures.
La Gauche italienne, pour sa part, a maintenu un sorte de continuité orgtmisationnelle, bien qu'elle ait dû payer un prix à la contre-révolution. Juste avant la guerre, la Fraction italienne a été jetée dans le déboussolement avec la «théorie de l'économie de guerre» qui niait l'imminence de la guerre mondiale ; mais son travail s'est poursuivi, particulièrement par l'apparition d'une Fraction française au milieu du conflit impérialiste. Vers la fin de la guerre, le surgissement de luttes prolétariennes majeures en Italie a créé une nouvelle confusion dans les rangs de la Fraction. La majorité est retournée en Italie pour former, avec Bordiga qui avait été inactif politiyucment depuis la fin des années 20, le Parti communiste internationaliste d'Italie (PClnt). Bien qu'opposé à la guerre impérialiste, il s'est constitué sur des bases programmatiques peu claires et avec une analyse incorrecte de la période, considérée comme celle d'une montée du combat révolutionnaire.
Cette orientation politique a été combattue par la majorité de la Fraction française qui a plus rapidement compris que la période était toujours celle de la contre révolution triomphante et par conséquent que les tâches de la Fraction n'étaient pas achevées. La Gauche communiste de France a ainsi continué à travailler dans l'esprit de Bilan. Sans négliger sa responsabilité d'intervenir dans les luttes immédiates de la classe, elle a concentré ses énergies sur le travail de clarification Politique et théorique et elle a réalisé un certain nombre d'avancées importantes, particulièrement sur les questions du capitalisme d'État, la période de transition, les syndicats et le parti. En maintenant la méthode marxiste rigoureuse si typique de la Gauche italienne, elle a été également capable d'intégrer dans son arsenal programmatique certaines des meilleures contributions de la Gauche germano-hollandaisc.
Alors que les gauches allemande et hollandaise ont été fondamentalement incapables de réaliser un réel travail comme fraction au sein de l'Internationale, la Gauche italienne a non seulement réussi à éviter d'être exclue de l' IC dès le début mais, dans les conditions très difficiles du travail dans l'illégalité en Italie et contre la discipline de plus en plus militariste dans l'IC, elle est parvenue à mener une lutte héroïque contre l'opportunisme et la stalinisation.
Jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Bilan s'est distingué par sa clarté concernant l'évaluation du rapport de forces entre les classes, le cours historique vers la guerre - et le groupe a été capable de rejeter l'anti-fascisme même au prix d'un terrible isolement. Son rejet de tout soutien à la démocratie bourgeoise était la condition préalable pour rester fidèle à l'internationalisme prolétarien dans la guerre d'Espagne et pendant la Seconde Guerre mondiale. Cela contrastait complètement avec le courant trotskiste qui, pendant les années 30, s'est engagé dans l'entrisme dans les partis social-démocrates comme moyen de combat contre le fascisme naissant et qui, à l'éclatement de la guerre d'Espagne, a cru que le moment d'une nouvelle vague de luttes révolutionnaires était arrivé. En opposition à l'attitude opportuniste et immédiatiste de Trotsky et de ses disciples, Bilan a offert une clarté politique historique, servant de point de référence aux internationalistes non seulement de son époque, mais aussi aux groupes politiques qui ont surgi à la fin de la contrerévolution, en 1968.
Les fractions - une arme indispensable pour la défense de la perspective prolétarienne
Ayant rappelé les deux principaux cas de dégénérescence de partis prolétariens et la réaction du prolétariat à son encontre par la création «d'anticorps», les fractions, nous voulons maintenant rappeler quelques éléments de la lutte de ces dernières.
La fonction et les conditions de formation d'une fraction sont définis par Bilan comme suit :
«La fraction comme le parti, trouve sa genèse dans un moment de la vie des classes et non dans la volonté des individualités. Elle apparaît comme une nécessite lorsque le parti reflète les idéologies bourgeoises sans encore les exprimer et que sa position dans le mécanisme des classes en fait déjà un ganglion du système de domination bourgeoise. Elle vit et se développe avec le développement de l’opportunisme pour devenir le seul endroit historique où le prolétariat s'organise en classe.
Par contre, la fraction surgit comme nécessité historique du maintien d'une perspective pour la classe P/ comme tendance orientée vers l'élaboration des données dont l'absence relevant d'une immaturité du prolétariat permit le triomphe de l’adversaire. Dans la Deuxième Internationale la genèse des fractions se retrouve dans laréaction il la tendance du reformisme d’incorporer graduellement le prolétariat dans l'appareil étatique du capitalisme...
La fraction croît, se délimite, se développe au sein de la 2° Internationale parallèlement au cours de l'opportunisme et à l'élaboration des données programmatiques nouvelles, alors que ce dernier essaie de les emprisonner dans les partis de masses corrompus, afin de briser leur travail historique. Dans la 3° Internationale, c'est autour de la Russie que se développera la manœuvre d’enveloppement capitaliste et le centrisme essaiera de faire converger les P.C. vers la préservation des intérêts économiques de l'État prolétarien en leur donnant une fonction de dévoiement des luttes de classe dans chaque pays... (Bilan n° 17, Avril 1935, p.575.)
La formation d'une fraction doit suivre une méthode. Ainsi il n'est pas suffisant de proclamer avec véhémence qu'une organisation est «dégénérescente» dès que se développe un débat avec des positions très antagoniques. Avancer le concept de dégénérescence ne peut jamais être une insulte mais c'est une évaluation politique qui doit être prouvée de façon matérialiste.
Comme Bilan l'a souligné la formation d'une fraction devient nécessaire quand tout doit être mis en oeuvre pour empêcher une organisation de tomber dans les mains de l'ennemi de classe. Le constat d'une dégénérescence implique donc le développement d'une lutte à long terme et tenace. II exige d'accepter de travailler pour l'avenir, rejetant toute approche précipitée. Il est donc totalement opposé à l'impatience et une telle évaluation ne peut jamais être basée sur un «sentiment conjoncturel» ou «un accès de mauvaise humeur». En bref, l'accusation qu'une organisation dégénère ne peut pas être avancée à la légère, sans rigueur, mais doit être basée sur une analyse matérialiste.
Par exemple la délégation du KAPD au Congrès de Moscou de l'IC en 1921 a qualifié le Parti bolchevique et l'IC comme un corps dégénérescent phagocyté par la bourgeoisie. A ce moment-là, ce diagnostic était prématuré. Comme nous l'avons montré dans notre série d'articles sur la révolution allemande (Revue Internationale n°81 à 99), le KAPD en établissant un tel diagnostic a fait une erreur capitale, avec la conséquence qu'il est devenu incapable de s'engager dans une lutte réelle comme fraction dans l'IC.
Une fraction ne peut être formée qu'après un long débat, une lutte intense dans l'organisation, où les divergences ne sont plus limitées à un ou deux points, mais impliquent une orientation totalement différente - où un côté se dirige vers l'abandon des positions de classe alors que l'autre côté s'y oppose. C'est seulement quand une aussi longue lutte a eu lieu, quand tous les pas précédents se sont révélés insuffisants pour empêcher l'organisation de s'acheminer vers la dégénérescence. qu'une fraction devient un besoin impérieux. Dans un tel cas, quand une organisation glisse vers des positions bourgeoises, il serait alors irresponsable de ne pas former une fraction.
Compréhension d'une nouvelle situation historique...
Ainsi Une fraction est toujours caractérisée par sa dél'ense du programme, sa fidélité aux positions de classe, qui sont remises en cause par une certaine partie de l'organisation. En opposition aux tentations opportunistes et immédiatistes dans l'organisation vers l'abandon du programme au nom de concessions à l'idéologie bourgeoise, la Fraction mène une lutte théoriquepolitique-programmatique, qui conduit à l'élaboration d'une série de contre-positions - lesquelles font partie d'un cadre théorique plus large.
Ainsi les courants de gauche qui se sont opposés aux tendances opportunistes avant la Première Guerre mondiale ne se sont jamais limités à une simple défense du programme existant, mais ils ont mis en évidence les racines historiques politiques plus profondes des questions en jeu et ont offert un cadre théoriqueprogrammatique pour comprendre la nouvelle situation. Dans ce sens, une fraction représente plus que la simple fidélité au vieux programme. Une fraction propose fondamentalement un nouveau cadre théorique pour comprendre de nouvelles conditions historiques, dans la mesure où le marxisme n'est nullement « invariant » mais fournit toujours une analyse capable d'intégrer les nouveaux éléments d'une situation.
"Cela doit servir il prouver que la fraction ne peut vivre, former des cadres, représenter réellement les intérêts finaux du prolétariat, qu'a la seule condition de se manifester comme une phase supérieure de l'analyse marxiste des situations, de la perception des forces sociales qui agissent au sein du capitalisme, des positions prolétariennes envers les problèmes de la révolution et non comme un organisme prenant comme fondements les quatre premiers Congrès de l'IC - qui ne pouvaient contenir une réponse à des problèmes non encore mûris... ". (Bilan, ibid. p. 577)
Sans la critique de l'opportunisme avant la Première Guerre mondiale, sans le travail d'analyse théorique des internationalistes pendant la Première Guerre mondiale, les révolutionnaires n'auraient jamais pu saisir la nouvelle situation. Par exemple la Brochure de Junius de Rosa Luxemburg, L'impérialisme stade suprême du capitalisme de Lénine, L'impérialisme et les tâches du prolétariat de Pannekoek, étaient des contributions théoriques essentielles faites pendant cette période. Et quand l'IC a commencé à se lancer dans un cours opportuniste après 1920, propageant de nouveau les vieilles méthodes de lutte, les fractions de gauche ont démontré que les nouvelles conditions du capitalisme ne permettaient pas de retour au passé. Elles étaient les seules à avoir commencé à saisir les implications de la nouvelle période (même si c'était seulement de façon fragmentaire, partielle et encore très confuse).
Le mécanisme de défense qu'une fraction reflète est donc toujours déterminé par le besoin de comprendre une nouvelle situation historique. Une fraction est forcée de présenter une nouvelle cohérence théorique, faisant avancer l'organisation vers un niveau plus élevé de compréhension.
«Elle s'affirme en tant qu’organisme progressif se fixant l'objectif central de pousser le mouvement communiste à un stade supérieur de son évolution doctrinale en apportant sa contribution propre à la solution internationale des problèmes nouveaux posés par les expériences de la révolution russe et de la période de déclin du capitalisme.» (Bilan n°41, mai 1937, p. 1360)
Selon cette conception du travail d'une fraction qui ne se limite pas à présenter une orientation alternative sur une simple question, mais s'inscrit dans un cadre beaucoup plus large, Bilan a critiqué Trotsky, qui voulait agir principalement comme un «courant d'opposition» à la montée du stalinisme, mettant en évidence qu'il n'avait jamais vraiment saisi le défi que les révolutionnaires devaient relever à ce moment là : « Il revient à Trotsky d'avoir étouffé les possibilités de constitution d'une fraction homogène en Russie, en détachant cette dernière de l'assiette mondiale où elle évoluait et d'avoir empêché le travail de formation de fractions dans les différents pays, en proclamant la nécessité d'oppositions appelées à « redresser » les P.C. Par-là il réduisait une lutte gigantesque des noyaux marxistes contre le bloc des forces capitalistes ayant incorporé l'Etat prolétarien, le centrisme, à la conservation de ses intérêts, en une simple lutte de pression pour empêcher une industrialisation disproportionnée et effectuée sous le drapeau du socialisme en un seul pays, et les « erreurs » des P.C. menant vers la défaite. " (Bilan, n'17, 1935, p. 576)
... L'engagement dans une longue bataille
Fournissant un enrichissement au marxisme, obligés d'approfondir les questions en jeu, ces efforts, il va de soi, ne peuvent pas être accomplis en une «brève bataille». De la même manière que la construction de l'organisation ne consiste en aucune façon dans une tentative hâtive d'édifier un château de sable, mais exige les efforts les plus persévérants, combattant les dangcrs de l'immédiatisme, l'impatience, l'individualisme, etc., une fraction doit rejeter toute précipitation.
Une dégénérescence est toujours un long processus. Une organisation lie s'effondre jamais tout d'un coup, mais elle passe par une phase d'agonie. Ce n'est pas comme un combat de boxe qui se termine après 15 rounds, mais c'est un combat à la vie à la mort, qui s'achève par le triomphe d'un camp sur l'autre, parce que les deux positions sont incompatibles. Un pôle, la partie opportuniste et dégénérescente, s'avance vers des positions bourgeoises et la trahison, tandis que l'autre pôle défend l'internationalisme. C'est un combat pendant lequel un rapport de forces se développe et qui, dans le cas de la dégénérescence et de la trahison, signifie que toute vie prolétarienne disparaît du parti.
Dans le cas du SPD et d'autres partis dégénérescents de la Deuxième Internationale ce processus a duré en gros une douzaine d'années.
Mais même quand la direction du SPD a trahi l'internationalisme prolétarien en août 1914, les internationalistes n'ont pas déserté mais se sont battus pour le parti pendant 3 ans, avant que toute vie prolétarienne n'ait disparu du parti et que celui-ci ait été définitivement perdu pour le prolétariat.
Dans le cas de l'Internationale communiste, la dégénérescence a duré une demi-douzaine d'années - avec une opposition féroce de l'intérieur. Ce processus s'est poursuivi pendant plusieurs années dans ses partis affiliés, selon la capacité des différents partis communistes à s'opposer à la domination du parti russe, selon le poids des courants communistes de gauche en leur sein.
Les communistes de gauche italiens, qui étaient les défenseurs les plus conséquents et déterminés de l'organisation ont réussi à combattre jusqu' à 1926, avant leur expulsion de l'Internationale communiste. Même Trotsky n'a été expulsé qu'en 1927 du Comité central du parti et n'a été physiquement déporté en Sibérie qu'en 1928.
S'opposant à l'impatience petite-bourgeoise et à la sous-estimation du besoin d'une organisation révolutionnaire, la Fraction s'engage toujours pour une lutte à long terme. Par rapport à cette question, les spartakistes pendant la Première Guerre mondiale ont fourni un point de référence irremplaçable pour le travail de la Fraction italienne pendant les années 1920.
L'histoire a montré que ceux qui abandonnent trop tôt la lutte pour la défense de l'organisation se dirigent vers un désastre.
Par exemple les internationalistes autour de Borchart et le journal Lichtstrahlen de Hambourg, et Otto Rühle de Dresde en Allemagne ont rapidement décidé d'abandonner le SPD - ils ont adopté des positions conseillistes rejetant en même temps les partis politiques à la fin de la guerre et au milieu de la vague de luttes révolutionnaires.
L'exemple du KPD et du KAPD démontre la même chose. S'étant divisée sur des questions clefs comme les élections parlementaires et le travail dans les syndicats, la direction désastreuse du KPD sous Paul Levi a jeté dehors la majorité de l'organisation la poussant à fonder le KAPD en avril 1920. En lieu et place d'un débat intense dans les rangs du KPD, permettant de clarifier ces questions de base, on a assisté à un étranglement du débat à cause d'une approche monolithique. Le KPD a éclaté après dix mois d'existence !
L'Internationale communiste a expulsé de ses rangs le KAPD après un ultimatum à l'été 1921, lui interdisant tout travail comme fraction au sein de l'IC.
Et ce fut une réelle tragédie historique que le courant du KAPD qui avait été expulsé du KPD et de l'IC, ait été immédiatement affecté par le virus de la scission, puisqu'aussitôt que des divergences profondes sont apparues dans ses rangs le parti s'est scindé en deux, les tendances d'Essen et de Berlin (1922), dans un contexte de recul de la lutte de classe.
La défense du programme ne peut donc pas être séparée d'une lutte longue et tenace pour la défense de l'organisation.
Fonder une nouvelle organisation avant que la lutte pour la défense de l'organisation n'ait abouti à la victoire ou à la défaite signifie la désertion ou la voie vers le fiasco. Abandonner la lutte comme fraction en précipitant la formation d'une nouvelle organisation contient le risque de fonder une organisation qui sera congénitalement encline à l'autodestruction, avec le risque d'être étranglée par l'opportunisme et l'immédiatisme. L'aventure dans laquelle c'est lancé le KAPD en 1921 consistant à fonder une Internationale communiste ouvrière a été un véritable fiasco. Et quand la Gauche italienne, qui avait été capable de défendre la tradition du travail de fraction contre les glissements opportunistes et immédiatistes de certains de ses membres par rapport à la guerre d'Espagne en 1937 et par rapport aux théories de Vercesi en 1943, s'est prononcée pour la formation précipitée et sans principe du PCInt, elle s'est lancée dans un chemin dangereux - avec les germes de l'opportunisme implantés dans son corps.
Enfin, comme nous l'avons vu, le processus de dégénérescence n'est jamais limité à un pays mais c'est un processus international. Comme l'histoire l'a montré, des voix différentes apparaissent, présentant un tableau très hétérogène - mais toutes s'opposant à la tendance opportuniste et à la dégénérescence. En même temps, la lutte d'une fraction doit aussi être internationale et ne peut pas se cantonner dans les limites d'un pays, comme le démontrent les exemples de la 2ème et de la 3ème Internationales.
Alors que les différents courants de gauche dans la 2ème Internationale, comme c'est dit plus haut, ne s'étaient pas regroupés comme fraction travaillant de façon centralisée, les fractions de gauches expulsées de l'IC furent malheureusement aussi incapables de travailler de façon centralisée à l'échelle internationale.
La constitution d'une fraction suppose clarté et rigueur. Cela est valable, comme on l'a vu, sur le plan programmatique, mais également dans les méthodes organisationnelles qu'elle emploie qui, tout autant que les positions programmatiques, expriment sa nature prolétarienne.
Alors que c'est une pratique commune dans les organisations bourgeoises de tenir des réunions secrètes, pour élaborer des intrigues et ourdir des complots, c'est un principe élémentaire de toute organisation prolétarienne de bannir les réunions secrètes. Les membres d'une minorité ou d'une fraction doivent se rencontrer ouvertement, permettant à tous les militants de l'organisation de suivre leurs réunions. L'opposition à toutes les organisations secrètes et parallèles fut un des combats majeurs dans la Première Internationale qui a démasqué l'Alliance secrète de Bakounine qui travaillait dans ses rangs. Ce n'est pas une coïncidence si Bordiga soulignait que :
« mais je dois dire tout à fait ouvertement que cette réaction saine, utile te nécessaire ne peut et ne doit se présenter sous l'aspect de la manoeuvre et de l'intrigue, sous de bruits que l'on répand dans les coulisses et dans les couloirs.» (Bordiga, 6ème plénum de l' IC, février-mars 1926).
Nous entrerons plus dans cette question dans la deuxième partie de cet article, quand nous examinerons le besoin pour une fraction de se protéger contre les attaques d'une direction dégénéréscente comme celle du SPD qui était prête à envoyer Liebknecht aux tranchées afin de l'exposer à la mort et à dénoncer toute voix internationaliste dans ses rangs ou comme celle du Parti bolchevique en cours de stalinisation, qui a commencé à faire taire des membres du parti par des moyens répressifs.
D. A.
[1] [597] « L'Étincelle» : journal publié par la Gauche communiste de France, l'ancêtre politique du CCI, à la fin de la seconde guerre mondiale. Voir à ce sujet nos brochures : La Gauche communiste d'Italie et La Gauche communiste de France.
[2] [598] Rosa Luxemburg(1870-1919) : Une des plus grandes figures du mouvement ouvrier intcrnational. D'origine polonaise, elle est venu vivre en Allemagne pour militer dans le parti social-démocrate (tout en continuant à militer dans la Social-démocratie polonaise) où elle s'est rapidement imposée comme une des principales théoriciennes du SPD avant de devenir le chef dc file de la gauche de celui-ci. Elle est emprisonnée pendant la plus grande partie de la guerre mondiale pour ses activités internationalistes et elle n'est libérée que par la révolution allemande en novembre 1918. Elle participe activement à la fondation du KPD (le Parti conununistc d'Allemagnc, dont elle rédige le programme) à la fin de cette année, avant d'être assassinée deux semaines plus tard par les corps francs à la solde du gouvernement dirigé par ses anciens «camarades» du SPD, lequel est devenu le meilleur rempart de l'ordre capitaliste.
[3] [599] Eduard Bcrnstcin ( 1850-1932) : proche collaborateur d'Engcls jusqu'à la mort de cc dernier en 1895, il commence à publier à partir de 1896 une série d'articlcsa ppelant à une révision du marxisme et qui en fait le principal " théoricien " du courant opportuniste dans le SPD.
[4] [600] Leo Jogiches (1867-1919): un des principaux dirigeants du Parti social-démocrate de Pologne et de Lituanie (SDKPiL),compagnon dc Rosa Luxemburg pendant 15 ans. II participe à la fondation du KPD et il est élu à sa direction. Emprisonné quelques jours après, il est assassiné dans sa cellule dc prison en mars 1919.
[5] [601] August Bebel : (1840-1913) : un des principaux fondateurs et dirigeants de la Social-démocratie allemande et de la 2° Internationale. Il demeure jusqu'à sa mort la figure de proue de ces deux organisations.
[6] [602] Anton Pannekoek( 1873-1960) : principal théoricien de la Gauche au sein de la Social-démocratie de Hollande, également militant du SPD avant la guerre, fondateur du Parti communiste de ce pays et chef de file de sa Gauche qui va former le courant «communiste dc conseils».
[7] [603] Clara Zetkin(1857-1933) : membre du SPD où elle se situe à l'aile gauche aux côtés de son amie Rosa Luxemburg. Spartakiste pendant la guerre, elle est un des fondateurs du Parti communiste d'Allemagne (KPD).
[8] [604] Franz Mchring (1846-1919): un des leaders et théoriciens de l'aile eauchc de la So ial-démocratie allemande. Spartakiste pcndant la guerre et fondateur, avec Rosa I.uxcmburg, Liebknecht et d'autres, du KPD.
[9] [605] Julian Marchlewski (1866-1925) : dirigeant de la SDKPiL aux côtés de Rosa Luxemburg ct Jogiehes. Egaleiment militant en Allemagne, il participe activement au combat contre la guerre dans ce pays ainsi qu'aux premiers pas de l'Internationale communiste.
[10] [606] «la lutte contre le sectarisme au sein du SPD se posa dès le départ. En mai 1909, Mannoury (un mathématicien connu, dirigeant du parti) déclara que le SPD était le seul et unique parti socialiste, le SDAP étant devenu un parti bourgeois. Gorter, d’abord minoritaire, se battit avec acharnement contre cette conception, lui qui avait mené la bataille contre Troelstra avec le plus d'acharnement : il montra que - bien que le révisionnisme menât au camp bourgeois - le SDAP était avant tout un parti opportuniste au sein du camp prolétarien. Cette position avait des implications directes au niveau des activités dans la classe. ll était en effet possible de se battre avec le SDAP chaque fois que celui-ci détendait encore un point de vue de classe, sans la moindre concession théorique. » (La Gauche hollandaise, p. 34)
[11] [607] Kart Liebknecht (1871-1919) : membre de la fraction parlementaire de la Social-démocratie allemande, et un des seuls députés à voter contre les crédits de guerre en 1914. Figure la plus en vue de la Ligue Spartacus et un des fondateurs du KPD. Assassiné en même temps que Rosa Luxcmburg par des corps-francs à la solde de la direction du SPD.
[12] [608] Publié en anglais sur notre site Internet.
[13] [609] Amadeo Bordiga (1889-1970) : adhéra au Parti socialistc italien en 1910, se situant à l'extrême gauche. Adversaire déterminé de la guerre et du réformisme, il devint anti-parlementariste et participa à la création d'une" fraction socialiste intransigeante "du PSI en 1917. Elu à la direction de la nouvelle section italienne de 1'Internationale communiste après la scission avec le PSI en 1921. Exclu du PCI en 1930, il resta à l'écart des organisations jusqu'en 1949 quand il rejoint le Parti Communiste Internationaliste. Après la scission de 1952, il participa à la formation du Parti Communiste International, dont il resta le principal théoricien jusqu'à sa mort.
Les opérations militaires en Afghanistan n'étaient pas encore terminées qu'un autre carnage se déchaînait au Moyen-Orient. Et en pleine période de tueries en Cisjordanie comme à Jérusalem, se prépare déjà une nouvelle intervention contre l'Irak. Inexorablement, le monde capitaliste s'enfonce dans le chaos et la barbarie guerrière. Et chaque nouveau bain de sang révèle davantage la folie meurtrière de ce système.
Le Moyen-Orient est précipité une nouvelle fois dans la guerre. Le conflit israélo-palestinien, dont les origines remontent au partage impérialiste de la région en 1916 entre la Grande-Bretagne et la France, a déjà été ponctué par quatre guerres "déclarées" en 1956,1967,1973 et 1982. Mais il a pris depuis le déclenchement de la deuxième Intifada en septembre 2000 une dimension inédite dans la violence et la mise en oeuvre de massacres aveugles. Sous cette pression, les laborieux accords d'Oslo et des années de négociation sur la mise en place d'un processus de paix ont volé en éclats. Ce conflit s'inscrit clairement dans une spirale sans fin de folie guerrière marquée par un déchaînement de chaos et de barbarie. La guerre n'est plus le produit d'un combat entre deux camps impérialistes rivaux mais l'expression d'un dérèglement général et du chaos dominant dans les relations internationales.
Depuis le 11 septembre, c'est une escalade vertigineuse dans la politique du pire. Chaque protagoniste est poussé à agir dans la même logique destructrice qu'Al Qaida lors des attentats contre les Twin Towers où l'assassin est en même temps porteur d'un comportement suicidaire. D'un côté, se multiplient les attentats-suicides de kamikazes fanatisés -souvent des jeunes de 18 ou 20 ans- dont le seul objectif est de faire le plus de victimes possible autour d'eux. Et ces actes terroristes sont téléguidés par telle ou telle fraction bourgeoise, nationaliste, du Hamas aux Brigades d'Al-Aqsa en passant par le Hezbollah, quand ils ne sont pas directement manipulés par le Mossad, les services secrets de l'Etat israélien. De l'autre, parallèlement, les Etats sont pris dans le même engrenage pour défendre leurs propres intérêts impérialistes et se lancent dans des aventures guerrières aveugles, sans issue, uniquement vouées à semer la mort et la destruction. Ainsi, Israël est poussé à calquer son attitude belliqueuse, agressive et arrogante sur celle des Etats-Unis. D'ailleurs, Sharon utilise exactement les mêmes arguments que Bush pour justifier sa fuite en avant guerrière et sa croisade "contre le terrorisme". Cela se traduit par l'occupation et le bouclage actuels des villes de Cisjordanie par les tanks, les exactions de l'armée israélienne qui mitraille tout ce qui bouge, tire sur les ambulances et les hôpitaux, qui bombarde les camps de réfugiés, fouille et saccage les maisons les unes après les autres, dynamite les quartiers, détruit les infrastructures vitales et affame les populations autant qu'elle les terrorise.
Chaque Etat -en particulier les grandes puissances rivales des Etats-Unis- tente d'exploiter la situation au mieux de ses propres intérêts pour contrer ou déstabiliser les entreprises de ses concurrents impérialistes. Les réactions prétendument indignées, le masque volontiers "pacifiste" et les tentatives de "médiation", en premier lieu des puissances européennes, ne font que jeter de l'huile sur le feu.
C'est notamment le cas des fractions de la bourgeoisie qui présentent la spirale des guerres et du militarisme comme le résultat de la seule politique des secteurs "faucons" du capitalisme de Sharon à Bush auxquels il faudrait opposer "la loi internationale" basée sur "les droits de l'homme". Les grandes manifestations organisées dans le monde entier contre ou pour la politique de Sharon (et de Bush), quelles que soient leurs intentions proclamées, ne peuvent avoir pour résultat que d'amener les populations à "choisir leur camp", à alimenter les tensions et à entretenir un climat de haine entre les différentes communautés.
En fait, la bourgeoisie veut toujours faire croire que la responsabilité de cette situation incombe à tel ou tel chef d'Etat, à telle ou telle nation, à tel ou tel camp, à tel ou tel peuple. Chaque bourgeoisie allègue avec une immense hypocrisie qu'elle agit "au service de la paix", pour la "défense de la démocratie" ou de "la civilisation". Elle ne fait jamais en cela que couvrir ses propres entreprises criminelles et s'en dédouaner.
Quand l'occasion s'en présente, elle se permet de juger et de condamner certains de ses pairs devant l'Histoire comme des "criminels de guerre". Déjà, la fonction essentielle du procès de Nuremberg instruit par les vainqueurs au lendemain de la seconde boucherie impérialiste mondiale, entre 1945 et 1949, à l'encontre des chefs nazis était de justifier les monstruosités commises par les grandes démocraties à Dresde, Hambourg comme à Hiroshima et Nagasaki. C'est pour légitimer les bombardements sur la Serbie et le Kosovo comme pour masquer la complicité active des grandes puissances avec l'ensemble des atrocités commises lors des conflits en ex-Yougoslavie qu'aujourd'hui encore le Tribunal Pénal International de La Haye juge Milosevic.
De même, après coup, la "communauté internationale" tente de justifier la guerre en Afghanistan par sa "mission libératrice" du joug des talibans : pseudo-libération des femmes, rétablissement de la liberté du commerce et des loisirs (télévision, radio, sport...). L'argument est d'autant plus dérisoire qu'au même moment, redoublent les affrontements entre les innombrables factions et cliques rivales qui ont pris les rênes du pays depuis la chute des talibans.
Les prétentions de la bourgeoisie de servir la cause de la paix ne sont que mensonges.
Quelle qu'elle soit, l'action de la bourgeoisie vient aggraver en retour le chaos et la barbarie guerrière au niveau mondial. C'est une des manifestations majeures de la faillite historique du capitalisme, de son pourrissement sur pied et de la menace de destruction que sa survie fait peser sur l'humanité. En fait, le véritable responsable, c'est le capitalisme dans son ensemble dont la guerre est devenue le mode de vie permanent.
La seule force sociale porteuse d'un avenir pour l'humanité, c'est la classe ouvrière. Malgré les obstacles actuels qu'elle rencontre, elle est la seule classe capable de mettre un terme au chaos et à la barbarie capitaliste, d'instaurer une nouvelle société au service de l'espèce humaine.
Alors que le capitalisme tente de reporter à la périphérie les contradictions les plus violentes de son système et les effets de sa crise économique, l'exemple de l'Argentine montre l'ampleur des difficultés de la classe ouvrière à retrouver et à réaffirmer son identité de classe et ses luttes se retrouvent dévoyées dans l'impasse de l'interclassisme (voir article page 2). A un autre niveau, la classe ouvrière est aujourd'hui largement confrontée au piège du pacifisme qui, en semant les mêmes illusions interclassistes, agitées notamment par les "antimondialistes", n'est qu'une façon de la ramener derrière la défense des intérêts nationaux de la bourgeoisie. Le prolétariat a pour responsabilité essentielle d'intégrer dans le développement de ses luttes, face aux attaques de la bourgeoisie, la conscience des enjeux historiques et du danger mortel que fait courir le chaos et la barbarie guerrière à l'humanité. Cela devra renforcer à terme sa détermination à poursuivre, développer et unifier son combat de classe : "Le siècle qui commence sera décisif pour l'histoire de l'humanité. Si le capitalisme poursuit sa domination de la planète, la société sera plongée avant 2100 dans la plus totale barbarie, une barbarie à côté de laquelle celle qu'elle a connue au cours du 20e siècle fera figure d'une petite migraine, une barbarie qui la ramènera à l'âge de pierre ou qui carrément la détruira. C'est pourquoi, s'il existe un avenir pour l'espèce humaine, il est entièrement entre les mains du prolétariat mondial dont la révolution peut seule renverser la domination du mode de production capitaliste qui est responsable, du fait de sa crise historique, de toute la barbarie actuelle"'(Revue Internationale, n° 104, 1er trimestre 2001 "A l'aube du 21e siècle... Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme").
GF (7 avril)
Les événements qui se sont déroulés en Argentine de décembre 2001 à février 2002 ont suscité un grand intérêt chez les éléments politisés du monde entier. Des discussions et des réflexions ont eu lieu parmi les ouvriers combatifs sur leur lieu de travail. Certains groupes trotskistes ont parlé de "début de la révolution".
Au sein de la Gauche communiste, le BIPR a dédié de nombreux articles à ces événements et a affirmé, dans une Déclaration, que : "En Argentine, les ravages dus à la crise économique ont mis en mouvement un prolétariat fort et déterminé sur le terrain de la lutte et de l'auto-organisation, propre à exprimer une rupture de classe" (1).
L'intérêt qu'a suscité la situation d'effervescence sociale en Argentine est tout à fait légitime et compréhensible. En effet, depuis l'effondrement du bloc de l'Est en 1989, la situation internationale n'a pas été marquée par de grands mouvements prolétariens de masse comme l'avaient été, par exemple, la grève en Pologne en 1980 ou des luttes comme celles de Cordoba en Argentine en 1969. Le devant de la scène a été dominé par la barbarie guerrière (la guerre du Golfe en 1991, la Yougoslavie, l'Afghanistan, le Moyen-Orient...), par les effets tous les jours plus profonds de l'avancée de la crise économique mondiale (licenciements massifs, chômage, baisse des salaires et des pensions) et par les différentes manifestations de la décomposition du capitalisme (destruction de l'environnement, multiplication des catastrophes "naturelles" et "accidentelles", développement du fanatisme religieux, racial, de la criminalité, etc.).
Cette situation, dont nous avons analysé les causes en détail (2), est à l'origine du fait que les éléments politisés portent une attention particulière aux événements qui se sont déroulés en Argentine et qui semblent rompre avec cette ambiance dominante des "mauvaises nouvelles" : en Argentine, les protestations de rue ont provoqué un ballet sans précédent de présidents (5 en 15 jours), elles ont pris la forme de nombreuses assemblées "auto-convoquées" et ont exprimé bruyamment leur rejet de "tous les politiques".
Les révolutionnaires se doivent de suivre attentivement les mouvements sociaux afin de prendre position et d'intervenir partout où la classe ouvrière se manifeste. Il est certain que les ouvriers ont participé aux mobilisations qui se sont succédées en Argentine et que certaines luttes isolées ont formulé de claires revendications de classe et se sont heurtées au syndicalisme officiel. Nous sommes solidaires de ces combats, mais notre contribution la plus importante, en tant que groupe révolutionnaire, est d'abord et avant tout de dégager la plus grande clarté dans l'analyse de ces événements. C'est de cette clarté que dépend la capacité des organisations révolutionnaires à mener une intervention adéquate, en se référant en permanence au cadre historique et international défini par la méthode marxiste. En effet, la pire erreur que puissent commettre les organisations d'avant-garde du prolétariat mondial serait de semer des illusions au sein de la classe ouvrière, en l'encourageant dans ses faiblesses et en lui faisant prendre ses défaites pour des victoires. Une telle erreur, loin de participer à aider le prolétariat à reprendre l'initiative, à développer ses luttes sur son propre terrain de classe, à s'affirmer comme seule force sociale antagonique au capital, ne peut, au contraire, que rendre sa tâche encore plus difficile.
De ce point de vue, la question que nous posons est : quelle a été la nature de classe des événements en Argentine ? S'agit-il d'un mouvement où, comme le pense le BIPR, le prolétariat a développé son "auto-organisation" et sa "rupture" avec le capitalisme ? Notre réponse est claire et nette : NON. Le prolétariat en Argentine s'est trouvé submergé et dilué dans un mouvement de révolte interclassiste. Ce mouvement de protestation populaire, dans lequel la classe ouvrière a été noyée, n'a pas exprimé la force du prolétariat mais sa faiblesse. Celui-ci n'a été en mesure d'affirmer ni son autonomie politique, ni son auto-organisation.
Le prolétariat n'a pas besoin de se consoler ni de s'accrocher à des chimères illusoires. Ce dont il a besoin, c'est de retrouver le chemin de sa propre perspective révolutionnaire, de s'affirmer sur la scène sociale comme seule et unique classe capable d'offrir un avenir à l'humanité, et partant, d'entraîner derrière lui les autres couches sociales non exploiteuses. Pour cela, le prolétariat a besoin de regarder la réalité en face, il ne doit pas avoir peur de la vérité. Pour développer sa conscience et hisser ses luttes à la hauteur des enjeux de la situation historique présente, il ne peut faire l'économie de la critique de ses faiblesses, d'une réflexion de fond sur les erreurs qu'il commet et sur les difficultés qu'il rencontre. Les événements d'Argentine serviront au prolétariat mondial - et au prolétariat argentin lui-même dont les capacités de lutte ne se sont pas épuisées, loin de là, - s'il en tire une leçon claire : la révolte interclassiste n'affaiblit pas le pouvoir de la bourgeoisie, ce qu'elle affaiblit principalement, c'est le prolétariat lui-même.
L'effondrement de l'économie argentine : une manifestation éclatante de l'aggravation de la crise.
Nous n'entrerons pas ici dans une analyse détaillée de la crise économique en Argentine. Nous renvoyons pour cela à notre presse territoriale (3).
Particulièrement significatives de la situation sont l'escalade brutale du chômage qui est passée de 7% en 1992 à 17% en octobre 2001 et a atteint 30% rien qu'en trois mois (décembre 2001), et l'apparition, pour la première fois depuis l'époque de la colonisation espagnole, du phénomène de la faim dans un pays considéré, jusqu'à récemment, de "niveau européen" et dont la production principale est, précisément, la viande et le blé.
Loin d'être un phénomène local, provoqué par des causes telles que la corruption ou la volonté de "vivre comme des européens", la crise argentine constitue un nouvel épisode de l'aggravation de la crise économique du capitalisme. Cette crise est mondiale et affecte tous les pays. Mais ceci ne signifie pas qu'elle les affecte tous de la même façon et au même niveau. "Si elle n'épargne aucun pays, la crise mondiale exerce ses effets les plus dévastateurs non dans les pays les plus développés, les plus puissants, mais dans les pays qui sont arrivés trop tard dans l'arène économique mondiale et dont la route au développement est définitivement barrée par les puissances plus anciennes." ("Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe", Revue Internationale n° 31).
De plus, face à la poursuite de l'aggravation de la crise, les pays les plus forts prennent des mesures destinées à se défendre contre ses coups et à reporter ceux-ci sur les pays plus faibles ("libéralisation" du commerce mondial, "mondialisation" des transactions financières, investissements dans des secteurs clés des pays plus faibles utilisant les privatisations, les politiques du FMI, etc.) c'est-à-dire tout ce qu'on appelle la "mondialisation". Ceci n'est rien d'autre qu'un ensemble de mesures de capitalisme d'Etat appliquées à l'économie mondiale par les grands pays pour se protéger de la crise et reporter ses pires effets sur les plus faibles (4). Les données fournies par la Banque mondiale (5) sont éloquentes : entre 1980 et 2000, les créanciers privés recevront de l'ensemble des pays d'Amérique latine 192 milliards de dollars de plus que le montant qu'ils ont prêté, mais entre 1999-2000, donc en deux ans seulement, cette différence s'accroît de rien moins que 86 288 millions de dollars, c'est-à-dire pratiquement la moitié de la différence produite en 20 ans. Pour sa part, le FMI, entre 1980 et 2000, a octroyé aux pays sud-américains des crédits d'un montant de 71,3 milliards de dollars en même temps que ces derniers remboursaient, dans le même laps de temps, 86,7 milliards !
Et pourtant, la situation en Argentine n'est que le sommet de l'iceberg : derrière l'Argentine, il y a une série de pays, assez importants pour diverses raisons - leur rôle en tant que fournisseur de pétrole, leur position stratégique - qui sont des candidats potentiels à subir le même effondrement économique et politique : le Venezuela, la Turquie, le Mexique, le Brésil, l'Arabie saoudite...
Mouvement autonome de classe ou révolte interclassiste aveugle et chaotique ?
Comme l'affirme, de façon lapidaire, le BIPR dans sa publication italienne, le capitalisme répond à la faim par encore plus de faim. Le BIPR montre aussi clairement l'absence d'alternative contenue dans les multiples mesures de "politique économique" proclamées par les gouvernements, oppositions ou "mouvements alternatifs" comme le Forum social de Porto Alegre. Les remèdes ingénieux que prescrivent ces démagogues ont été disqualifiés les uns après les autres par les faits eux-mêmes en 30 ans de crise (6). De ce fait, le BIPR conclut à juste raison : "Il ne faut pas se faire d'illusion : à ce stade, le capitalisme n'a rien d'autre à offrir que la généralisation de la misère et de la guerre. Seul le prolétariat peut enrayer cette tragique dérive." (7)
Cependant, les mouvements de protestation en Argentine sont évalués par le BIPR de la façon suivante : "[Le prolétariat] est descendu spontanément dans la rue, entraînant derrière lui la jeunesse, les étudiants, et des parties importantes de la petite bourgeoisie prolétarisée et paupérisée comme lui. Tous ensemble, ils ont exercé leur rage contre les sanctuaires du capitalisme, les banques, les bureaux et surtout les supermarchés et autres magasins qui ont été pris d'assaut comme les fours à pain au Moyen-Age. Malgré le gouvernement qui, dans l'espoir d'intimider les rebelles, n'a rien trouvé de mieux que de déchaîner une répression sauvage, faisant de nombreux morts et blessés, la révolte n'a pas cessé, s'étendant à tout le pays, assumant des caractéristiques toujours plus classistes."
Dans les mobilisations sociales qui ont eu lieu en Argentine, nous pouvons distinguer trois composantes :
Premièrement, les assauts contre les supermarchés menés essentiellement par des marginaux, la population lumpenisée ainsi que par les jeunes chômeurs.
Ces mouvements ont été férocement réprimés par la police, les vigiles privés et les commerçants eux-mêmes. Dans de nombreux cas, ils ont dégénéré en cambriolages d'habitations dans les quartiers pauvres ou en saccages de bureaux, de magasins (8), etc. La principale conséquence de cette 'première composante' du mouvement social est qu'elle a conduit à de tragiques affrontements entre les travailleurs eux-mêmes comme l'illustre l'affrontement sanglant entre les piqueteros qui voulaient emporter des aliments et les employés du Marché central de Buenos Aires le 11 janvier. (9)
Pour le CCI, les manifestations de violence au sein de la classe ouvrière (qui sont ici une illustration des méthodes propres aux couches lumpénisées du prolétariat) ne sont nullement une expression de sa force, mais au contraire de sa faiblesse. Ces affrontements violents entre différentes parties de la classe ouvrière constituent une entrave à son unité et à sa solidarité et ne peuvent que servir les intérêts de la classe dominante.
La seconde composante a été "le mouvement des cacerolas (casseroles)".
Cette composante a été essentiellement incarnée par les "classes moyennes", exaspérées par le mauvais coup porté par la séquestration et la dévaluation de leur épargne, ce qu'on appelle corralito. La situation de ces couches est désespérée : "Chez nous, la pauvreté s'allie à un chômage élevé ; à cette pauvreté s'ajoutent les 'nouveaux pauvres' qui y tombent, anciens membres de la classe moyenne, à cause d'une mobilité sociale déclinante, à l'inverse de l'émigration argentine florissante des débuts du 20e siècle." (10) Les employés du secteur public, les retraités, certains secteurs du prolétariat industriel reçoivent, comme la petite bourgeoisie, le coup de poignard que constitue le corralito : leurs maigres économies, acquises grâce à l'effort de toute une vie, se trouvent pratiquement réduites à néant ; ces compléments à des pensions de misère, se sont volatilisés. Cependant, aucune de ces caractéristiques n'apporte un caractère de classe au mouvement des cacerolas, et ce dernier reste une révolte populaire interclassiste, dominée par les prises de position nationalistes et "ultra-démocratiques".
La troisième composante est formée par toute une série de luttes ouvrières.
Il s'agit notamment des grèves d'enseignants dans la grande majorité des 23 provinces d'Argentine, du mouvement combatif des cheminots au niveau national, de la grève de l'hôpital Ramos Mejias à Buenos Aires ou de la lutte de l'usine Bruckmann dans le Grand Buenos Aires au cours de laquelle ont eu lieu des affrontements tant avec la police en uniforme qu'avec la police syndicale, de la lutte des employés de banque, de nombreuses mobilisations de chômeurs qui, depuis deux ans, ont fait des marches à travers le pays tout entier (les fameux piqueteros).
Les révolutionnaires ne peuvent évidemment que saluer l'énorme combativité dont a fait preuve la classe ouvrière en Argentine. Mais, comme nous l'avons toujours affirmé, la combativité, aussi forte soit-elle, n'est pas le seul et principal critère permettant d'avoir une vision claire du rapport de forces entre les deux classes fondamentales de la société : la bourgeoisie et le prolétariat. La première question a laquelle nous devons répondre est la suivante : ces luttes ouvrières qui ont explosé aux quatre coins du pays et dans de nombreux secteurs, se sont-elles inscrites dans une dynamique pouvant déboucher sur un mouvement uni de toute la classe ouvrière, un mouvement massif capable de briser les contre-feux mis en place par la bourgeoisie (notamment ses forces d'opposition démocratiques et ses syndicats) ? A cette question, la réalité des faits nous oblige à répondre clairement : non. Et c'est justement parce que ces grèves ouvrières sont restées éparpillées, et n'ont pu déboucher sur un gigantesque mouvement unifié de toute la classe ouvrière que le prolétariat en Argentine n'a pas été en mesure de se porter à la tête du mouvement de protestation sociale et d'entraîner dans son sillage, derrière ses propres méthodes de lutte, l'ensemble des couches non exploiteuses. Au contraire, du fait de son incapacité à se porter aux avant-postes du mouvement, ses luttes ont été noyées, diluées et polluées par la révolte sans perspective des autres couches sociales qui, bien qu'elles soient elles-mêmes victimes de l'effondrement de l'économie argentine, n'ont aucun avenir historique. Pour les marxistes, la seule méthode permettant de ne pas perdre la boussole et de pouvoir s'orienter dans une telle situation se résume dans la question : qui dirige le mouvement ? Quelle est la classe sociale qui a l'initiative et marque la dynamique du mouvement ? Ce n'est qu'en étant capables d'apporter une réponse correcte à cette question que les révolutionnaires pourront contribuer à ce que le prolétariat avance vers la perspective de son émancipation et, par là même, de celle de l'humanité tout entière, en se dégageant de la dérive tragique dans laquelle l'emporte le capitalisme.
Et là dessus, le BIPR commet une grave erreur de méthode. Contrairement à sa vision photographique et empiriste, ce n'est pas le prolétariat qui a entraîné les étudiants, les jeunes, des parties importantes de la petite bourgeoisie, mais c'est précisément l'inverse. C'est la révolte désespérée, confuse et chaotique d'un ensemble de couches populaires qui a submergé et dilué la classe ouvrière. Un examen sommaire des prises de position, des revendications et du type de mobilisation des assemblées populaires de quartier qui ont proliféré à Buenos Aires et se sont étendues à tout le pays, le montre dans toute sa crudité. Que demande l'appel à manifester du cacerolazo mondial des 2 et 3 février 2002, appel qui a trouvé un écho auprès de vastes secteurs politisés, dans plus de vingt villes de quatre continents ? Ceci : "Cacerolazo global, nous sommes tous l'Argentine, tout le monde dans la rue, à New York, Porto Alegre, Barcelone, Toronto, Montréal - (ajoute ta ville et ton pays). Que tous s'en aillent ! FMI, Banque mondiale, Alca, multinationales voleuses, gouvernements/politiques corrompus ! Qu'il n'en reste pas un ! Vive l'assemblée populaire ! Debout le peuple argentin !" Ce "programme", malgré toute la colère qu'il exprime contre "les politiques", est celui que ces derniers défendent tous les jours, de l'extrême-gauche à l'extrême-droite, car les gouvernements "ultra-libéraux" eux-mêmes savent porter des coups "critiques" à l'ultra-libéralisme, aux multinationales, à la corruption, etc.
D'autre part, ce mouvement de protestation "populaire" a été très fortement marqué par le nationalisme le plus extrême et réactionnaire. Dans toutes les manifestations d'assemblées de quartiers, il est répété jusqu'à la nausée que l'objectif est de "créer une autre Argentine", de "reconstruire notre pays sur ses propres bases". Sur les sites Internet des différentes assemblées de quartiers, on trouve des débats de type réformiste et nationaliste, tels que : devons-nous payer la dette extérieure ? Quelle est la meilleure solution, imposer le peso ou le dollar ? Sur un site Internet, il est proposé, de façon louable, de travailler à la "formation et à la prise de conscience" des gens, et pour cela, d'ouvrir un débat sur Le contrat social de Jean-Jacques Rousseau (11) et il est aussi demandé un retour aux classiques argentins du 19e siècle comme San Martin ou Sarmiento.
Il faut être particulièrement myope (ou avoir envie de se rassurer en se racontant des contes pour enfants) pour ne pas voir que ce nationalisme outrancier a également contaminé les luttes ouvrières : les travailleurs de TELAM ont mis à la tête de leurs manifestations des drapeaux argentins ; dans un quartier ouvrier du Grand Buenos Aires, l'assemblée tenue contre le paiement d'un nouvel impôt municipal a entonné l'hymne national au début et à la fin.
Du fait de son caractère interclassiste, ce mouvement populaire et sans perspective ne pouvait rien faire d'autre que de préconiser les mêmes solutions réactionnaires qui ont conduit à la situation tragique dans laquelle a plongé la population, et dont les partis politiques, les syndicats, l'Église, etc.- c'est-à-dire les forces capitalistes contre lequel ce mouvement voulait lutter - ont la bouche pleine. Mais cette aspiration à la répétition de la situation antérieure, cette recherche de la poésie du passé est une confirmation très éloquente de son caractère de révolte sociale impuissante et sans avenir. Comme en témoigne, avec une grande sincérité, un participant aux assemblées : "Beaucoup disent que nous n'avons pas de propositions à faire, que tout ce que nous savons faire, c'est de nous opposer. Et nous pouvons dire avec orgueil que oui, nous nous opposons au système établi par le néolibéralisme. Comme un arc tendu par l'oppression, nous sommes les flèches lancées contre la pensée unique. Notre action sera défendue, pied à pied, par nos habitants pour exercer le droit le plus ancien des peuples, la résistance populaire" (12)
En Argentine même, en 1969-73, le Cordobazo, la grève de Mendoza, la vague de luttes qui a inondé le pays, ont constitué la clé de l'évolution sociale. Sans avoir loin de là un caractère insurrectionnel, ces luttes ont marqué le réveil du prolétariat qui, à son tour, a conditionné toutes les questions politiques et sociales du pays. Mais en Argentine, en décembre 2001, du fait de l'aggravation de la décomposition de la société capitaliste, la situation n'est pas la même. Le prolétariat se trouve aujourd'hui confronté à des difficultés nouvelles, à des obstacles qu'il doit encore surmonter pour pouvoir s'affirmer, développer son identité et son autonomie de classe. Contrairement à la période du début des années 70, la situation sociale en Argentine a été marquée par un mouvement interclassiste qui a dilué le prolétariat et n'a marqué la scène politique que de façon éphémère et impuissante. Certes, le mouvement des cacerolas a réalisé un exploit digne du Guiness des records, avec le renversement successif de 5 présidents en 15 jours. Mais tout ceci n'est rien d'autre qu'un feu de paille. Actuellement, les sites web des Assemblées populaires constatent amèrement que le mouvement s'est évanoui comme par enchantement, de sorte que le rusé Duhalde est parvenu à rétablir l'ordre sans avoir en aucune manière atténué la misère galopante ni fait en sorte que son plan économique apporte la moindre solution.
La leçon des événements d'Argentine
Dans la période historique actuelle que nous avons définie comme étant la phase de décomposition du capitalisme (13), le prolétariat court un risque très important : celui de la perte de son identité de classe, du manque de confiance en lui-même, en sa capacité révolutionnaire à s'ériger en force sociale autonome et déterminante dans l'évolution de la société. Ce danger est le produit de toute une série de facteurs reliés entre eux :
- le coup porté à la conscience du prolétariat par l'effondrement du bloc de l'Est, que la bourgeoisie a pu facilement présenter comme étant "l'effondrement du communisme" et "l'échec historique du marxisme et de la lutte de classe" ;
- le poids de la décomposition du système capitaliste qui érode les liens sociaux et favorise une atmosphère de compétition irrationnelle, y compris dans des secteurs du prolétariat lui-même ;
- la peur vis-à-vis de la politique et de la politisation qui est une conséquence de la forme qu'a prise la contre-révolution (à travers le stalinisme, c'est-à-dire 'de l'intérieur' du bastion prolétarien lui-même et des partis de l'Internationale communiste) et de l'énorme coup qu'a représenté pour la classe ouvrière, historiquement, la dégénérescence coup sur coup, en moins d'une génération, des deux meilleures créations de sa capacité politique et de prise de conscience : d'abord des partis socialistes et à peine dix ans après, des partis communistes.
Ce danger peut finir par l'empêcher de prendre l'initiative face à la désagrégation profonde de toute la société, conséquence de la crise historique du capitalisme. L'Argentine montre avec clarté ce danger potentiel : la paralysie générale de l'économie et les convulsions importantes de l'appareil politique bourgeois n'ont pas été utilisées par le prolétariat pour s'ériger en tant que force sociale autonome, pour lutter pour ses propres objectifs et gagner à travers cela les autres couches de la société. Submergé par un mouvement interclassiste, typique de la décomposition de la société bourgeoise, le prolétariat s'est trouvé entraîné dans une révolte stérile et sans avenir. Pour cette raison, les spéculations qu'ont attisées les milieux trotskistes, anarchistes, autonomes, et de façon générale, les milieux "anti-mondialisation" à propos des événements en Argentine, en les présentant comme "le début d'une révolution", un "nouveau mouvement", la "démonstration pratique qu'une autre société est possible", sont extrêmement dangereuses.
Le plus préoccupant, c'est que le BIPR s'est fait l'écho de ces confusions en apportant sa contribution aux illusions sur "la force du prolétariat en Argentine". (14)
Ces spéculations désarment les minorités que sécrète le prolétariat et qui sont aujourd'hui à la recherche d'une alternative révolutionnaire face à ce monde qui s'écroule. C'est pour cela même qu'il nous paraît important d'éclaircir les raisons pour lesquelles le BIPR croit voir de gigantesques "mouvements de classe" dans ce qui n'est rien de plus que des moulins à vent de révoltes interclassistes.
En premier lieu, le BIPR a toujours rejeté le concept de cours historique avec lequel nous cherchons à comprendre l'évolution des rapports de force entre le prolétariat et la bourgeoisie dans la situation historique présente qui s'est ouverte avec le ressurgissement historique du prolétariat sur la scène sociale en 1968. Tout cela apparaît au BIPR comme du pur idéalisme qui fait "tomber dans des prédictions et des pronostics" (15). Son rejet de cette méthode historique l'amène à avoir une vision immédiatiste et empirique, tant vis-à-vis des faits guerriers que vis-à-vis de la lutte de classe. Ainsi, il n'est pas inutile de rappeler l'analyse qu'avait faite le BIPR de la guerre de Golfe, présentée comme le "début de la 3ème guerre mondiale". C'est encore à cause de cette même méthode photographique qu'il avait présenté la révolution de palais qui mit fin au régime de Ceaucescu presque comme une "révolution" : "La Roumanie est le premier pays dans les régions industrialisées dans lequel la crise économique mondiale a donné naissance à une réelle et authentique insurrection populaire dont le résultat a été le renversement du gouvernement en place? en Roumanie, toutes les conditions objectives et presque toutes les conditions subjectives étaient réunies pour transformer l'insurrection en une réelle et authentique révolution sociale" ("Ceaucescu est mort, mais le capitalisme vit encore", Battaglia Comunista de janvier 1990).
Ainsi, il est clair que le rejet de toute analyse du cours historique ne peut que le conduire à se laisser ballotter par les événements immédiats. Son absence de méthode d'analyse de la situation historique mondiale et du rapport de forces réel entre les classes l'amène tantôt à considérer que nous sommes au bord d'une troisième guerre mondiale, tantôt au bord de la révolution prolétarienne. Comment, selon la "méthode" d'analyse du BIPR, le prolétariat passe-t-il de la situation d'embrigadement derrière les drapeaux nationaux préparant une troisième guerre mondiale à la situation où il est prêt à l'assaut révolutionnaire, cela reste pour nous un mystère et nous attendons toujours que le BIPR nous donne une explication cohérente de ces oscillations.
Pour notre part, face à ce va-et-vient démoralisant, nous estimons que seule la boussole d'une vision globale et historique peut permettre aux révolutionnaires de ne pas être le jouet des événements et d'éviter de tromper leur classe en lui faisant prendre des vessies pour des lanternes.
En second lieu, le BIPR ne cesse d'ironiser sur notre analyse de la décomposition du capitalisme en affirmant qu'elle nous "sert à tout expliquer". Et pourtant, le concept de décomposition est très important pour faire la distinction entre révolte et lutte de classe du prolétariat. Cette distinction est cruciale à notre époque. La situation actuelle du capitalisme évolue effectivement vers la protestation, le tumulte, les chocs entre les classes, les couches et les secteurs de la société. La révolte est le fruit aveugle et impuissant des convulsions de la société agonisante. Elle ne contribue pas au dépassement de ces contradictions mais à leur pourrissement et à leur aggravation. C'est l'expression de l'une des issues de la perspective générale que dégage Le Manifeste communiste de la lutte des classes tout au long de l'histoire selon laquelle elle "se termine toujours par la transformation révolutionnaire de la société ou par l'effondrement des classes en présence", ce dernier terme de l'alternative étant celui qui fournit la base du concept même de décomposition. Face à cela, il y a la lutte de classe du prolétariat qui, si elle est capable de s'exprimer sur son terrain de classe, en maintenant son autonomie et en avançant vers son extension et son auto-organisation, peut se convertir en "un mouvement de l'immense majorité en faveur de l'immense majorité" (ibid.). Tout l'effort des éléments les plus conscients du prolétariat et, de façon plus générale, des ouvriers en lutte, est de ne pas confondre la révolte avec la lutte autonome de la classe, de combattre pour que le poids de la décomposition générale de la société n'entraîne pas la lutte du prolétariat dans l'impasse de la révolte aveugle. Alors que le terrain de celle-ci amène à l'usure progressive des capacités du prolétariat, le terrain de la lutte de classe le conduit vers la destruction révolutionnaire de l'État capitaliste dans tous les pays.
La perspective du prolétariat
Cependant, si en Argentine, les faits montrent clairement le danger encouru par le prolétariat s'il se laisse entraîner sur le terrain pourri de la révolte "populaire" interclassiste, la question du dénouement de l'évolution de la société vers la barbarie ou vers la révolution ne se joue pas là mais dans l'épicentre des grandes concentrations ouvrières du monde et, plus particulièrement, en Europe occidentale.
"Une révolution sociale ne consiste pas simplement en la rupture d'une chaîne, dans l'éclatement de l'ancienne société. Elle est encore et simultanément une action pour l'édification d'une nouvelle société. Ce n'est pas un fait mécanique, mais un fait social indissolublement lié à des antagonismes d'intérêts humains, à la volonté et aux aspirations des classes sociales et de leur lutte". (Revue internationale n°31 op. cit) Les visions mécanistes et matérialistes vulgaires ne voient dans la révolution prolétarienne que l'aspect explosion du capitalisme, mais elles sont incapables de voir l'aspect le plus important et décisif : sa destruction révolutionnaire par l'action consciente du prolétariat, c'est-à-dire ce que Lénine et Trotsky appelaient "le facteur subjectif". Ces visions matérialistes vulgaires constituent une entrave à une prise de conscience de la gravité de la situation historique marquée par l'entrée du capitalisme dans la phase ultime de sa décadence : celle de sa décomposition, de son pourrissement sur pied. De plus un tel matérialisme mécanique et contemplatif se contente de se "satisfaire" de l'aspect "objectivement révolutionnaire" : l'aggravation inexorable de la crise économique, les convulsions de la société, le pourrissement de la classe dominante. Les dangers que représentent les manifestations de la décomposition du capitalisme (de même que l'exploitation idéologique qu'en fait la classe dominante) pour la conscience du prolétariat, pour le développement de son unité et de sa confiance en lui-même, sont balayés d'un revers de main par le matérialisme vulgaire ! (16)
Mais la clé d'une perspective révolutionnaire à notre époque réside précisément dans la capacité du prolétariat à développer dans ses luttes cet ensemble d'éléments "subjectifs" (sa conscience, sa confiance en son devenir révolutionnaire, son unité et sa solidarité de classe) qui lui permettront de contrecarrer progressivement puis de mettre fin en le dépassant au poids de la décomposition idéologique et sociale du capitalisme. Là où existent les conditions les plus favorables pour ce développement, c'est précisément dans les grandes concentrations ouvrières d'Europe occidentale, où "les révolutions sociales ne se produisent pas là où l'ancienne classe dominante est la plus faible et où sa structure est la moins développée, mais au contraire là où sa structure a atteint son plus grand achèvement compatible avec les forces productives et où la classe porteuse des nouveaux rapports de production appelés à se substituer aux anciens devenus caducs est la plus forte... Marx et Engels cherchent et misent sur les points où le prolétariat est le plus fort, le plus concentré et le plus apte à opérer la transformation sociale. Car, si la crise frappe en premier lieu et plus brutalement les pays sous-développés en raison même de leur faiblesse économique et de leur manque de marge de man?uvre, il ne faut jamais perdre de vue que la crise a sa source dans la surproduction et donc dans les grands centres de développement du capitalisme. C'est là une autre raison pour laquelle les conditions d'une réponse à cette crise et à son dépassement résident fondamentalement dans ces grands centres." (ibid.)
En fait, la vision déformée du BIPR sur le contenu de classe des événements d'Argentine est à mettre en relation avec son analyse des potentialités du prolétariat des pays de la périphérie qui s'exprime notamment dans ses "Thèses sur la tactique communiste dans les pays de la périphérie capitaliste" adoptées par le 6e congrès de Battaglia comunista (publiées en italien dans Prometeo n° 13, série V, juin 1997). Suivant ces thèses, les conditions qui prévalent dans les pays de la périphérie déterminent dans ces derniers "un potentiel de radicalisation des consciences plus élevé que dans les formations sociales des grandes métropoles" ce qui entraîne que "Il reste la possibilité que la circulation du programme communiste parmi les masses soit plus facile et le 'niveau d'attention' obtenu par les communistes révolutionnaires plus élevé, par rapport aux formations sociales du capitalisme avancé." Dans la Revue internationale n° 100 ("La lutte de la classe ouvrière dans les pays de la périphérie du capitalisme") nous réfutons en détail une telle analyse de sorte qu'il n'est pas nécessaire d'y revenir ici. Ce que nous devons signaler, c'est que la vision faussée du BIPR de la signification des révoltes récentes en Argentine constitue une illustration non seulement de son incapacité d'intégrer la notion de cours historique de même que celle de la décomposition du capitalisme, mais aussi du caractère erroné de ces thèses.
Pour sa part, notre analyse ne signifie nullement que nous méprisons ou sous-estimons les luttes du prolétariat en Argentine ou dans d'autres zones où le capitalisme est plus faible. Elle signifie simplement que les révolutionnaires, en tant qu'avant garde du prolétariat, ayant une vision claire de la marche générale du mouvement prolétarien dans son ensemble, ont la responsabilité de contribuer à faire en sorte que le prolétariat et ses minorités révolutionnaires aient, dans tous les pays, une vision plus claire et plus exacte de ses forces et de ses limites, de qui sont ses alliés et de comment orienter ses combats.
Contribuer à cette perspective est la tâche des révolutionnaires. Pour l'accomplir, ils doivent résister de toutes leurs forces à la tentation opportuniste de voir, par impatience, par immédiatisme et manque de confiance historique dans le prolétariat, un mouvement de classe là où - comme ce fut le cas en Argentine, il n'y a eu qu'une révolte interclassiste.
Adalen (10 mars 2002)
Notes :
(1) On peut trouver cette Déclaration sur le site Internet du BIPR (https://www.inter-nationalist.net [610]) ; elle s'intitule : "D'Argentine, une leçon : ou le parti révolutionnaire et le socialisme, ou la misère généralisée et la guerre". Si nous consacrons une bonne partie de cet article à réfuter les analyses du BIPR, ce n'est nullement à cause d'une hostilité particulière de notre part envers cette organisation mais parce qu'elle représente, avec la nôtre, la principale composante du milieu politique prolétarien ce qui nous donne la responsabilité de combattre celles de ses conceptions que nous estimons erronées et facteurs de confusion auprès des éléments qui s'approchent des positions de la Gauche communiste.
(2) Voir dans la Revue internationale : "Effondrement du bloc de l'Est, des difficultés accrues pour le prolétariat" n°60 ; "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme ?" n°103 et 104 ; "Rapport sur la lutte de classe" n°107.
(3) Voir en particulier les n° 319 et 320 de Révolution internationale
(4) Voir le "Rapport sur la crise économique" dans la Revue internationale n°106.
(5) Source : Banque mondiale, World Development indicators 2001.
(6) Voir le "Rapport sur la crise économique" mentionné plus haut dans la Revue internationale n°106, et l'article "30 ans de crise du capitalisme" dans la Revue internationale n° 96 à 98
(7) Prise de position du BIPR sur l'Argentine, mentionnée plus haut.
(8) Un journal - Pagina, 12 janvier 2000 - rapportait : "le fait, sans précédent, que dans certains quartiers du Grand Buenos Aires, les saccages sont passés des commerces aux maisons."
(9) Voir Révolution internationale n°320, organe du CCI en France.
(10) Repris d'un Site Web présentant des résumés de la presse argentine.
(11) Ce n'est pas négatif en soi d'étudier les oeuvres des penseurs antérieurs au mouvement ouvrier, puisque ce dernier intègre et dépasse dans sa conscience révolutionnaire tout l'héritage historique de l'humanité. Néanmoins, ce n'est pas précisément un point de départ adéquat pour affronter les graves problèmes actuels que de commencer par Rousseau.
(12) Tiré du forum Internet, www.cacerolazo.org [611].
(13) Lire les "Thèses sur la décomposition" parues dans la Revue internationale n°62 et republiées dans la Revue internationale n°107.
(14) En revanche, le PCI, dans le n°460 de son journal le Prolétaire, adopte une prise de position claire, dès le titre de son article ("Les cacerolazos ont pu renverser les présidents. Pour combattre le capitalisme, il faut la lutte ouvrière !"), et il dénonce le caractère inter-classiste du mouvement en défendant que : "Il n'existe qu'une voie pour s'opposer à cette politique : la lutte contre le capitalisme, la lutte ouvrière unissant tous les prolétaires sur des objectifs non populaires mais de classe, la lutte non nationale mais internationale, la lutte se fixant le but final non de la réforme mais de la révolution".
(15) Pour connaître notre conception du cours historique, on peut lire nos articles dans la Revue internationale n° 15, 17 et 107. Nous avons fait des polémiques avec le BIPR sur ce sujet dans la Revue internationale n° 36 et 89.
(16) "Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux différentes facettes de cette décomposition idéologique :
- l'action collective, la solidarité trouvent en face d'elles l'atomisation, le "chacun pour soi", la "débrouille individuelle" ;
- le besoin d'organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ;
- la confiance dans l'avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le "no future" ;
- la conscience, la lucidité, la cohérence de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque." ("La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme", Revue internationale n° 107)
Le débat sur la "culture prolétarienne"
Dans les articles précédents de cette série, nous avons examiné comment, au cours des années 1920, 30 et 40, les plus sombres de la contre-révolution, le mouvement communiste s'est efforcé de comprendre ce qui était advenu de la première dictature du prolétariat établie à l'échelle d'un pays entier : le pouvoir des Soviets en Russie. Des articles à venir traiteront des leçons que les révolutionnaires ont tirées de la disparition de cette dictature et qu'il faut appliquer à tout régime prolétarien du futur. Mais avant de poursuivre dans cette direction, nous devons revenir sur ces jours où la révolution russe était encore en vie, et étudier un aspect-clé de la transformation communiste qui a été posé mais évidemment non résolu au cours de cette période. Nous voulons évoquer la question de la «culture».
Nous ne le faisons pas sans une certaine hésitation, car le sujet est extrêmement vaste, et le terme de culture lui-même peut être employé abusivement. Ceci est d'autant plus vrai dans la période actuelle «d'atomisation» que nous appelons la phase de décomposition du capitalisme. Il est vrai que dans les phases précédentes du capitalisme, la culture était généralement identifiée avec la culture de «haut niveau» correspondant à la production artistique de la seule classe dominante, une vision qui ignorait ou rejetait ses expressions plus «marginales» (il suffit de considérer, par exemple, le mépris de la bourgeoisie envers les expressions culturelles des sociétés primitives colonisées). Aujourd'hui, au contraire, on nous dit que nous vivons dans un monde «multiculturel» où toutes les formes d'expression culturelle ont la même valeur et où, en fait, chaque aspect partiel de la vie sociale devient lui-même une «culture» («culture de la violence», «culture du toujours plus», «culture de la dépendance», etc....). Avec de telles simplifications, il devient impossible d'arriver à une quelconque notion générale et unifiée de la culture en tant que produit d'époques définies de l'histoire humaine ou de l'histoire de l'humanité dans sa globalité. Un usage particulièrement pernicieux de cette manière de penser la culture aujourd'hui apparaît à travers le conflit impérialiste en Afghanistan : on n'arrête pas de nous le présenter comme un conflit entre deux cultures, entredeux civilisations, plus précisément la «civilisation occidentale» et la «civilisation musulmane». Et ceci sans aucun doute pour nous cacher la réalité : aujourd'hui il ne règne qu'une seule civilisation sur la planète, la civilisation décadente du capitalisme mondial.
En revanche et en conformité avec la démarche moniste du marxisme, Trotsky définit la culture comme suit : « Rappelons-nous tout d'abord qu'à l'origine, culture désignait un champ labouré, se distinguant d'une forêt ou d'un sol vierge. Culture était opposé à Nature, c'est-àdire ce qui était produit par les efforts de l'Homme par opposition à ce qui était donné par la Nature. Cette antithèse garde fondamentalement toute sa valeur aujourd'hui ».
La Culture, c'est tout ce qui a été créé, bâti, appris, conquis par l'Homme au cours de toute son histoire et qu 'on distingue de tout ce que la Nature a donné, en y incluant l'histoire naturelle de l'Homme lui-même, en tant qu'espèce animale. La science qui étudie l'Homme comme produit de l'évolution animale est appelée l'anthropologie. Mais à partir du moment où l'Homme s'est séparé du monde animal -approximativement quand il s'est saisi d'outils primitifs de pierre ou de bois pour accroître la puissance de son propre corps - alors a commencé la création et l'accumulation de la Culture, c'est-à-dire tout ce qui constitue son savoir et son habileté dans son combat pour la domination de la nature» (Culture et Socialisme, 1926). Ceci est en effet une définition très large, une défense de la vision matérialiste de l'émergence de l'homme, qui montre que la transition de la nature vers la culture n'est rien d'autre que le produit de quelque chose d'aussi essentiel et universel que le travail.
Il n'en demeure pas moins que d'après cette définition, la politique et l'économie, dans leur plus large acception, sont elles mêmes des expressions de la culture humaine, et nous pourrions courir le danger de perdre de vue ce dont nous parlons. Cependant, dans un autre essai, «L'homme ne vit pas que de politique» - 1923, Trotsky signale que pour comprendre le véritable rapport entre la politique et la culture, il est nécessaire de fournir, à côté de son sens le plus large, une définition plus «étroite» du domaine politique, comme «caractérisant une certaine partie de l'activité sociale, étroitement liée à la lutte pour le pouvoir, et opposée au travail économique, culturel, etc.» ; ceci est également valable pour le terme culture, qui, dans ce contexte, s'applique à des domaines tels que l'art, l'éducation et les Questions du mode de vie (titre d'une série d'essais de Trotsky comprenant l'article cité ci-dessus). Vus sous cet angle, les aspects culturels de la révolution pourraient apparaître secondaires, ou du moins comme dépendants des domaines politique et économique. Et c'est en fait le cas : comme Trotsky le montre dans le texte que nous republions plus loin, c'est une folie d'espérer une réelle renaissance culturelle tant que la bourgeoisie n'a pas été politiquement défaite et que lesf ondations matérielles de la société socialiste n'ont pas été mises en place. De façon identique, même si nous réduisons encore le problème de la culture au seul domaine de l'art, demeure posée la question fondamentale de la nature de la société que la révolution veut bâtir. Ce n'est pas un hasard, par exemple, si la contribution la plus élaborée de Trotsky à la théorie marxiste sur l'art, Littérature et Révolution, se conclut par une vision étendue de la nature humaine dans une société communiste avancée. Car si l'art est l'expression par excellence de la créativité humaine, alors il nous fournit la clef pour comprendre ce que seront les êtres humains une fois que les chaînes de l'exploitation auront été définitivement brisées.
Pour nous orienter dans ce vaste domaine, nous allons suivre de près les écrits de Trotsky sur ce sujet qui, s'ils ne sont pas très connus, fournissent jusqu'à présent la trame la plus claire pour aborder ce problème ([1] [613]). Et plutôt que de paraphraser Trotsky lui-même, nous republierons de larges extraits de deux chapitres de Littérature et Révolution. Le second se concentrera sur un portrait évocateur de la société future. Mais dans ce numéro nous publions un extrait du chapitre «La culture prolétarienne et l'art prolétarien» qui représente une composante importante de la contribution de Trotsky au débat sur la culture au sein du parti bolchevique et du mouvement révolutionnaire en Russie. Pour situer cette contribution, il importe d'en décrire le contexte historique.
Le débat sur la «culture prolétarienne» en Russie pendant la révolution
Que le débat sur la culture n'ait été en aucun cas secondaire s'illustre par le fait que Lénine a été amené à préparer la résolution suivante, pour être présentée par la Fraction communiste au congrès du mouvement Proletkult en 1920 :
«I 'Dans la république soviétique des ouvriers et des paysans, tout l'enseignement, tant dans /e domaine de l'éducation politique en général que, plus spécialement, dans celui de l'art, doit être pénétré de l'esprit de lu lutte de classe du prolétariat pour la réalisation victorieuse des objectifs de sa dictature, c'est-à-dire pour le renversement de lu bourgeoisie, pour l'abolition des classes, pour lu suppression de toute exploitation de l'homme par l'homme.
2 °C'est pourquoi le prolétariat, représenté tant par son avant-garde, le Parti communiste, que par l'ensemble des diverses organisations prolétariennes en général, doit prendre la part la plus active et lu plus importante dans tout le domaine de l'instruction publique.
3 ° L'expérience de l'histoire moderne et, en particulier, celle de plus d'un demi siècle de lutte révolutionnaire du prolétariat de tous les pays du monde, depuis la parution du Manifeste communiste, prouve indiscutablement que lu conception marxiste du monde est la seule expression juste des intérêts, des vues et de la culture du prolétariat révolutionnaire.
4° Le marxisme a acquis une importance historique en tant qu'idéologie du prolétariat révolutionnaire du fait que, loin de rejeter les plus grandes conquêtes de l'époque bourgeoise, il a - bien au contraire - assimilé et repensé tout ce qu'il y avait de précieux dans la pensée et la culture humaines plus de deux fois millénaires. Seul le travail effectué sur cette base et dans ce sens, animé par l'expérience de lu dictature du prolétariat, qui est l'étape ultime de sa lutte contre toute exploitation, peut être considéré comme le développement d'une culture vraiment prolétarienne.
5° S'en tenant rigoureusement à cette position de principe, le Congrès du «Proletkult» de Russie rejette résolument, comme fausse sur le plan théorique et nuisible sur le plan pratique, toute tentative d'inventer une culture particulière, de s'enfermer dans ses organisations spécialisées, de délimiter les champs d'action du Commissariat du Peuple à l'Instruction publique et du «Proletkult» ou d'établir «l'autonomie» du «Proletkult» au sein des institutions du Commissariat du Peuple à l'lnstruction publique etc. Bien au contraire, le Congrès fait un devoir absolu à toutes les organisations, du «Proletkult» de se considérer entièrement comme des organismes auxiliaires du réseau d'institutions du Commissariat du peuple à l'Instruction publique et d'accomplir, sous la direction générale du pouvoir des Soviets (et plus spécialement du Commissariat du Peuple à l'Instruction publique) et du Parti communiste de Russie, leurs tâches, en tant que partie des tâches inhérentes à la dictature du prolétariat» (8 octobre 1920, Lénine, De lu culture prolétarienne)
Le Mouvement pour la Culture prolétarienne, en abrégé Proletkult, fut formé en
1917 dans le but de fournir une orientation politique à la dimension culturelle de la révolution. Il est le plus souvent associé à Alexandre Bogdanov, qui avait été membre de la fraction bolchevique dans ses toutes premières années, mais qui était entré en conflit avec Lénine sur bon nombre de sujets, pas seulement sur la formation du groupe des Ultimalistes en 1905 ([2] [614]), mais aussi, et c'est plus connu, parce que Bogdanov s'était fait le champion des idées de Mach et d'Avenarius dans le domaine de la philosophie, et plus généralement à cause de ses efforts pour «compléter» le marxisme à l'aide de systèmes théoriques variés, tels que sa notion de «tectologie». Nous ne pouvons pas, ici, entrer dans les détails de la pensée de Bogdanov ; du peu que nous en sachions (seules quelques oeuvres ont été traduites du russe), il fut capable, malgré ses défauts, de développer des perspectives importantes, notamment sur le capitalisme d'Etat dans la période de décadence. C'est pour cette raison que l'étude critique de ses idées devrait être développée, et ce d'un point de vue clairement prolétarien ([3] [615]). En aucun cas, Proletkult ne fut limité au seul Bogdanov : Boukharine et Lounatcharsky, pour ne nommer que ces deux principaux bolcheviks, participèrent aussi au mouvement et ne partagèrent pas toujours l'opinion que Lénine en avait. Boukharine, par exemple, qui devait présenter la résolution au congrès de Proletkult, s'opposa à certains éléments du projet de Lénine, qui fut finalement présenté sous une forme quelque peu modifiée.
La phase héroïque de la révolution fut une période florissante pour Proletkult, au cours de laquelle le déchaînement des énergies révolutionnaires fit surgir un immense mouvement d'expression et d'expérimentation dans le domaine artistique, pour la plus grande part identifié à la révolution elle-même. De plus, ce phénomène ne fut pas limité à la Russie, comme en témoigne le développement de mouvements tels que Dada et l'Expressionnisme à l'aube de la révolution en Allemagne ou, peu de temps après, le Surréalisme en France et ailleurs. De 1917 à 1920, Proletkult avoisinait le demi million de membres, avec plus de 30 journaux et près de 300 groupes. Pour Proletkult, le combat sur le front culturel était aussi important que sur le front politique et économique. Il se voyait dirigeant le combat culturel, alors que le parti
dirigeait le combat politique et les syndicats le combat économique. De nombreux studios furent mis à la disposition des ouvriers pour s'y réunir et engager des expérimentations dans des domaines comme la peinture, la musique, le théâtre et la poésie, et en même temps étaient encouragées de nouvelles formes de vie en communauté, d'éducation, etc. I1 faut souligner que si l'explosion des expérimentations sociales et culturelles ne fut pas limitée au seul Proletkult et prit beaucoup d'autres noms, ce fut lui, en particulier, qui tenta de situer ces phénomènes à l'intérieur d'une interprétation du marxisme. L'idée conductrice était que le prolétariat, comme le nom Proletkult l'indique, s'il devait s'émanciper du joug de l'idéologie bourgeoise, devait développer sa propre culture qui serait basée sur une rupture radicale d'avec la culture hiérarchisée des vieilles classes dirigeantes. La culture prolétarienne serait égalitaire et collective, alors que la culture bourgeoise était élitiste et individualiste :c'est pourquoi, par exemple, on expérimenta des concerts sans chef d'orchestre et des oeuvres poétiques et picturales collectives. Comme dans le mouvement futuriste avec lequel Proletkult entretenait des relations serrées mais quelque peu critiques, il y avait une forte tendance à exalter tout ce qui avait trait à la modernité, à la ville et à la machine, par contraste avec la culture rurale et moyenâgeuse qui avait dominé la Russie jusqu'alors.
Le débat sur la culture devint très enflammé au sein du parti une fois la guerre civile remportée. C'est à ce moment que Lénine mit l'accent sur l'importance du combat culturel :
«Nous devons admettre qu'il y a eu une modification radicale de notre vision globale du .socialisme. Cette modification radicale est la suivante : au départ, nous avons insisté, et nous devions le faire, sur le combat politique, sur lu révolution, sur le pouvoir politique dont nous devions nous emparer, etc... Maintenant notre préoccupation principale s'est déplacée vers un travail plus pacifique, organisationnel, «culturel». Je dirais que nos efforts doivent porter sur un travail éducationnel, s'il n'y avait nos relations internationales, et le fait que nous devons nous battre pour conserver notre position à l'échelle du monde. Si nous pouvons laisser ça de côté et nous occuper uniquement de nos rapports économiques internes, alors nous pouvons certainement accentuer notre travail sur /'éducation» (Sur la coopération).
Le débat sur la culture prolétarienne
Mais pour Lénine, ce combat culturel avait une toute autre signification que pour Proletkult, car il était lié au changement de période : la fin de la guerre civile, la reconstruction et la NEP. Le problème auquel devait faire face le pouvoir soviétique en Russie n'était pas la construction d'une nouvelle culture prolétarienne : ceci semblait parfaitement utopique vu l'isolement international de l'Etat russe et la terrible arriération culturelle de la société russe (illettrisme, domination de la religion, coutumes «asiatiques», etc...). Pour Lénine, les masses russes devaient apprendre à marcher avant de pouvoir courir, ce qui signifiait qu'elles avaient encore à assimiler les réalisations essentielles de la culture bourgeoise avant d'en construire une nouvelle prolétarienne. C'est avec une démarche parallèle qu'il demandait au régime soviétique d'apprendre à faire du commerce, en d'autres termes, il lui fallait apprendre auprès des capitalistes pour survivre dans un environnement capitaliste. En même temps, Lénine était de plus en plus préoccupé par la bureaucratie croissante, conséquence directe de l'arriération culturelle de la Russie : il considérait le combat pour l'avancement de la culture comme faisant partie du combat contre la montée de la bureaucratie. Seul un peuple éduqué et cultivé peut espérer prendre en main la direction de l'Etat, et en même temps, la nouvelle couche de bureaucrates est donc une conséquence du conservatisme paysan et du manque de culture moderne de la Russie.
La résolution soumise au congrès de Proletkult, bien qu'écrite avant l'adoption de la NEP, semble anticiper ces inquiétudes. Le point le plus important réside dans le fait qu'elle souligne que le marxisme ne rejette pas les réalisations culturelles du passé, mais doit en fait assimiler ce qu'elles ont de meilleur. Ceci était en clair un désaveu du caractère «iconoclaste» du Proletkult et de sa tendance à rejeter tous les développements culturels antérieurs. Bien que Bogdanov lui-même eût une approche du problème beaucoup plus sophistiquée, il ne fait aucun doute que l'attitude immédiatiste et ouvriériste avait une grande influence au sein de Proletkult. Lors de sa première conférence, par exemple, il fut exprime : «que toute la culture du passé peut être qualifiée de bourgeoise, qu'en son sein - sauf pour les sciences naturelles et la technique - il n'y a rien qui vaille la peine d'être sauvegardé, et que le prolétariat commencera son travail de destruction de la vieille culture et de création d'une nouvelle immédiatement après la révolution» (cité de Revolutionary Dreams : Utopian Vision and Experimental Lité in the Russian Revolution par Richard Stites, OUP 1989 un aperçu très détaillé des nombreuses expériences culturelles dans les premières années de la révolution). A Tambov en 1919, «les adeptes locaux du Proletkult avaient prévu de brûler tous les livres des bibliothèques croyant que dès le début de l'année suivante, leurs rayonnages ne seraient remplis que d'oeuvres prolétariennes » (op.cit.).
Contre cette vision du passé, Trotsky insista dans Littérature et Révolution : «Nous autres marxistes, avons toujours vécu dans la tradition et n'en avons pas pour autant cessé d'être des révolutionnaires...». L'exaltation du prolétariat tel qu'il est à un moment donné n'a jamais constitué une démarche marxiste ; dans celle-ci, le prolétariat est considéré dans sa dimension historique, intégrant le passé le plus lointain, le présent et le futur, quand le prolétariat se sera dissous dans la communauté humaine. Par une ironie du langage, le mot Proletkulteut souvent la signification de «culte du prolétariat», notion radicale seulement en apparence et qui peut être facilement récupérée par l'opportunisme, lequel se développe à parti r d' une vision restreinte et immédiatiste de la classe. Ce même ouvriérisme s'exprimait par la tendance qu'avait Proletkult de tenir pour établi que la culture prolétarienne ne serait le produit que des ouvriers seuls. Mais comme le montre Trotsky dans Littérature et Révolution, les meilleurs artistes ne sont pas nécessairement des ouvriers ; la dialectique sociale qui produit les oeuvres d'art les plus radicales est plus complexe que la vision réductrice selon laquelle elles ne peuvent venir que des individus membres de la classe révolutionnaire. Nous pourrions dire la même chose de la relation entre la révolution sociale et politique du prolétariat et les nouvelles avancées artistiques : il y a bien un lien sous-jacent, mais i) n'est ni mécanique ni national. Par exemple, alors que Proletkult essayait de créer en Russie une nouvelle musique «prolétarienne», un des développements le plus marquant de la musique contemporaine avait lieu en Amérique capitaliste, avec l'émergence du jazz.
La résolution de Lénine exprime aussi son opposition à la tendance qu'avait Proletkult de s'organiser de façon autonome, presque comme un parti parallèle, avec des congrès, un comité central, etc. En effet, ce mode d'organisation semble basé sur une réelle confusion entre la sphère politique et la sphère culturelle, une tendance à leur donner la même importance, et même, dans le cas de Bogdanov, une tentation de considérer la sphère culturelle comme étant la plus importante.
En gardant l'esprit critique, cependant, nous devrions garder à l'esprit que c'était une période au cours de laquelle Lénine développait une hostilité à toute forme de dissidence au sein du parti. Comme c'est relaté dans des articles précédents de cette série, en 1921 les «fractions» furent interdites, et les groupes ou les courants de gauche au sein du Parti furent l'objet de violentes attaques qui culminèrent avec la répression physique des groupes communistes de gauche en 1923. Et une des raisons de l'hostilité de Lénine envers Proletkult était que celui-ci tendait à devenir le point de rassemblement de certains éléments en dissidence, à l'intérieur ou proches du parti. L'insistance de Proletkult sur l'égalitarisme et la créativité spontanée des ouvriers rejoignait les vues de l'Opposition ouvrière, et en 1921, un groupe appelé les «Collectivistes» fit circuler un texte au cours du congrès de Proletkult, revendiquant à la fois son appartenance à l'Opposition ouvrière et à Proletkult. Il défendait aussi les vues de Bogdanov sur la philosophie et son analyse du capitalisme d'Etat qui fut utilisée pour critiquer la NEP. Une année après, le groupe «Vérité ouvrière» développa un point de vue identique. Bogdanov fut momentanément emprisonné pour sa participation à ce groupe, bien qu'il niât l'avoir jamais soutenu. Après cet épisode, Bogdanov se retira de toute activité politique et se concentra sur son travail scientifique. C'est dans ce contexte que nous devons considérer l'insistance de Lénine pour que Proletkult se fondît plus ou moins dans les institutions «culturelles» de l' Etat, le Commissariat du Peuple à l'instruction.
De notre point de vue, la subordination directe des mouvements artistiques à l' Etat de transition n'est pas la réponse correcte à la confusion entre les sphères artistique et politique. En fait, elle tend à l'accentuer. Selon Zenovia Sochor dans Révolution et Culture, Trotsky était opposé aux tentatives de Lénine de dissoudre Proletkultdans l'Etat, même s'il partageait beaucoup de ses critiques. Dans Littérature et Révolution, il met en avant une base claire pour déterminer la politique communiste vis-à-vis de l'art : «Le marxisme offre diverses possibilités : évaluer le développement de l'art nouveau, en suivre toutes les variations, encourager les courants progressistes au moyen de la critique ; on ne peut guère lui demander davantage. L'art doit se frayer sa propre route par lui-même. Ses méthodes ne sont pas celles du marxisme. Si le Parti dirige le prolétariat, il ne dirige pas le processus historique. Oui, il est des domaines où il dirige directement impérieusement. I1 en est d'autres où il contrôle et encourage, certains où il se borne à encourager, certains encore où il ne fait qu'orienter. L'art n'est pas mi domaine où le Parti est appelé à commander. II protège, stimule, ne dirige qu'indirectement. Il accorde sa confiance aux groupes qui aspirent sincèrement il se rapprocher de la Révolution et encourage ainsi leur production artistique. Il ne peut pas se placer sur les positions d'un cercle littéraire. Il ne le peut pas et il ne le doit pas» (chapitre «La politique du parti en art»). En 1938, en réponse aux projets des nazis et de Staline de réduire l'art à un simple appendice de la propagande d'Etat, Trotsky fut encore plus explicite : «Si, pour un meilleur développement de la production matérielle, la révolution doit construire un régi me socialiste avec un contrôle centralisé, pour développer la création intellectuelle, un régime de liberté individuelle de type anarchiste devrait d'abord être établi. Aucune autorité, aucun diktat, pas la moindre trace d'ordres venant d'en haut !» (Léon Trotsky on Literature and Art, New-york,1970).
Trotsky a analysé, plus profondément que Lénine, le problème général de la culture prolétarienne. Alors que la résolution de Lénine laisse la porte ouverte à ce concept, Trotsky l'a rejeté en bloc, et il l'a fait sur la base d'une recherche et d'une réflexion sur la nature du prolétariat en tant que première classe révolutionnaire dans l'histoire à ne rien posséder, à être une classe exploitée. Cette compréhension, une clef pour saisir chaque aspect du combat de classe du prolétariat, est très clairement développée dans l'extrait publié ci-dessous de Littérature et Révolution. La courte introduction au livre est aussi un résumé succinct de sa thèse sur la culture prolétarienne : «Il est fondamentalement faux d'opposer la culture bourgeoise et l'art bourgeois à la culture prolétarienne et à l'art prolétarien. ces derniers n'existeront en fait jamais, parce que le régime prolétarien est temporaire et transitoire. La signification historique et la grandeur morale de la révolution prolétarienne résident dans le fait que celle-ci pose les fondations d'une culture qui ne sera pas une culture de classe mais la première culture vraiment humaine.».
Littérature et Révolution fut écrit au cours de la période 1923-24-en d'autres termes, la période même où la lutte contre la montée de la bureaucratie stalinienne commençait sérieusement. Trotsky a écrit ce livre pendant les vacances d'été. D'une certaine manière, cela lui a procuré un soulagement par rapport aux tensions et aux contraintes du combat «politique» de tous les jours à l'intérieur du Parti. Mais, à un autre niveau, ce livre fait aussi partie du combat contre le stalinisme. Bien que le Proletkult des origines ait profondément décliné après les controverses de 1920-21 dans le Parti, vers le milieu des années 20, des parties de celui-ci se sont réincarnées dans le faux radicalisme qui constitue une des facettes du stalinisme. Et en 1925, un de ses rejetons, le groupe des «Ecrivains prolétariens», produisit une justification «culturelle» à la campagne de la bureaucratie contre Trotsky : «Trotsky nie la possibilité d'une culture et d'un art prolétariens sous prétexte que nous nous dirigeons vers une société sans classe. Mais c'est sur cette même base que le menchevisme nie la nécessité de la dictature prolétarienne, de l'Etat prolétarien, etc...Les vues de Trotskv et de Voronski citées plus haut représentent du « trotskisme appliqué aux questions idéologiques et artistiques». Ici la phraséologie «de gauche» sur un art au-dessus des classes sert à déguiser et est intimement lié à la limitation opportuniste des tâches culturelles du prolétariat». Plus loin ce même texte proclame : «C esuccès significatif de la littérature prolétarienne a été rendu possible par le progrès politique et économique des masses laborieuses de l'Union soviétique» («Résolution de la première conférence plénière des Ecrivains prolétariens», publiée dans Bolshevik Visions : First Phase of the Cultural Revolution in Soviet Russia , 2ème partie, édité par William G. Rosenberg, University of Michigan, 1990). Mais ce «progrès politique et économique» avançait désormais sous la bannière du «socialisme en un seul pays». Cette monstrueuse révision idéologique perpétrée par Staline, identifiant la dictature du prolétariat avec le socialisme dans le but de détruire les deux, permit à certains rejetons du Proletkult de prétendre qu'une nouvelle culture prolétarienne se construisait sur les fondations de l'économie socialiste.
Boukharine aussi rejetait la critique de Trotsky sur la culture prolétarienne avec le motif que ce dernier ne comprenait pas que la période de transition vers la société communiste pourrait être un processus extrêmement long. En raison du phénomène de développement inégal, la période de dictature du prolétariat pourrait bien durer suffisamment longtemps pour qu' une culture prolétarienne distincte émerge. Une telle vision constituait aussi une base théorique vers l'abandon de la perspective de la révolution mondiale en faveur de la construction du «socialisme» à l'intérieur de la seule Russie ([4] [616]).
Les témoignages sur l'oppression sanglante des Etats staliniens au niveau économique et politique sont une preuve suffisante que ce qui se construisait dans ces pays n'avait absolument rien à voir avec le socialisme. Mais le vide culturel total de ces régimes, la suppression de toute réelle créativité artistique en faveur du kitsch totalitaire le plus écoeurant sont une confirmation supplémentaire du fait qu'ils ne représentèrent jamais la moindre expression d'une avancée vers une réelle culture humaine, mais bien qu'ils étaient un produit particulièrement brutal de ce système capitaliste devenu sénile et moribond. La manière dont l'appareil stalinien, à partir des années 1930, a rejeté toute expérimentation d'avant-garde dans le domaine de l'art et de l'éducation, ainsi que la soi disant «révolution culturelle» chinoise des années 1960 en représentent les exemples les plus frappants. L'histoire affligeante des «Léviathans» stalinien et maoïste n'offre aucun enseignement sur les problèmes culturels auxquels la classe ouvrière sera confrontée au cours de la future révolution.
CDW
[1] [617] Une des conséquences de la contre-révolution est que la tradition de la Gauche communiste qui a préservé et développé le marxisme durant cette période, n'a eu ni le temps ni l'occasion de s'intéresser au domaine général de l'art et de la culture, et que les contributions de Rühle, 13ordiga et d'autres, doivent elles-mêmes encore être exhumées et synthétisées.
[2] [618] Les «Ultimalistes» étaient, avec les «Otzovistes», une tendance au sein du Bolchevisme qui n'était pas d'accord avec la tactique parlementaire du parti après la défaite du soulèvement de 1905. La controverse avec Lénine sur les innovations philosophiques de Bogdanov devint très intense quand s'y mêlèrent des divergences plus directement politiques et aboutit à l'expulsion de Bogdanov du groupe bolchevique en 1909. Le groupe de Bogdanov resta au sein du parti socialdémocrate russe et publia le journal 0pered (En-avant) au cours des années qui suivirent. Ici encore, il reste à écrire une histoire critique de ces premières tendances de «gauche» au sein du Bolchevisme.
[3] [619] Voir Revolution and Culture, the BogdanovLenin Controversy , par Zenovia Sochor, Cornell University, 1988, pour un compte-rendu informatif des principales différences entre Lénine et Bogdanov. Cependant, le point de départ de l'auteur est plus académique que révolutionnaire. Sur le capitalisme d'Etat, Bogdanov critiquait la tendance de Lénine à le voir comme une sorte d'antichambre du socialisme, et semblait voir en lui une expression de la décadence du capitalisme. (Cf. chapitre 4 de l'ouvrage cité ci-dessus).
[4] [620] Cf. Isaac Deutscher, Le prophète désarmé, Trotsky 1921-1929, chapitre III. Ce chapitre de Deutscher traitant des écrits de Trotsky sur la culture est aussi brillant que le reste de la biographie et nous l'avons énormément utilisé. Mais il révèle aussi le destin tragique du trotskisme. Deutscher est d'accord à 99% avec Trotsky sur la «Culture prolétarienne» mais fait une concession extrêmement significative aux idées de Boukharine selon lesquelles un «régime transitoire» isolé pourrait durer des décennies ou plus. Selon Deutscher et les trotskistes d'après-guerre, les régimes staliniens établis hors de l'Union soviétique, de même que l'Union soviétique, étaient tous des «Etats ouvriers» coincés entre une révolution prolétarienne et la suivante - et donc «Trotskv, sous-estima manifestement la durée de la dictature du prolétariat, et son inévitable corollaire, l'importance du caractère bureaucratique que cette dictature devait revêtir». En réalité, ceci n'était rien d'autre qu'une défense du capitalisme d'Etat stalinien.
Trotsky : La culture prolétarienne et l'art prolétarien
Chaque classe dominante crée sa culture, et par conséquent son art. L'histoire a connu les cultures esclavagistes de l'Antiquité classique et de l'orient; la culture féodale de l'Europe médiévale, et la culture bourgeoise qui domine aujourd'hui le monde. De là, il semble aller de soi que le prolétariat doive aussi créer sa culture et son art.
Cependant, la question est loin d'être aussi simple qu'il y parait à première vue. La société dans laquelle les possesseurs d'esclaves formaient la classe dirigeante a existé pendant de très nombreux siècles. Il en est de même pour le féodalisme. La culture bourgeoise, même si on ne la date que de sa première manifestation ouverte et tumultueuse, c'est-à-dire de l'époque de la Renaissance, existe depuis cinq siècles, mais n'a atteint son plein épanouissement qu'au XIX° siècle, et plus précisément dans sa seconde moitié. L'histoire montre que la formation d'une culture nouvelle autour d'une classe dominante exige un temps considérable et n'atteint sa pleine réalisation que dans la période précédant la décadence politique de cette classe.
Le prolétariat aura-t-il assez de temps pour créer une culture " prolétarienne " ? Contrairement au régime des possesseurs d'esclaves, des féodaux et des bourgeois, le prolétariat considère sa dictature comme une brève période de transition. Quand nous voulons dénoncer les conceptions par trop optimistes sur le passage au socialisme, nous soulignons que la période de la révolution sociale, à l'échelle mondiale, ne durera pas des mois, mais des années et des dizaines d'années ; des dizaines d'années, mais pas des siècles et encore moins des millénaires. Le prolétariat peut-il, dans ce laps de temps, créer une nouvelle culture? Les doutes sont d'autant plus légitimes que les années de révolution sociale seront des années d'une cruelle lutte de classes, où les destructions occuperont plus de place qu'une nouvelle activité constructive. En tout cas, l'énergie du prolétariat sera principalement dépensée à conquérir le pouvoir, à le garder, à le fortifier, et à l'utiliser pour les plus urgents besoins de l'existence et de la lutte ultérieure. Or, c'est pendant cette période révolutionnaire, qui enferme dans des limites si étroites la possibilité d'une édification culturelle planifiée, que le prolétariat atteindra sa tension la plus élevée et la manifestation la plus complète de son caractère de classe. Et inversement, plus le nouveau régime sera assuré contre les bouleversements militaires et politiques et plus les conditions de la création culturelle deviendront favorables, plus alors le prolétariat se dissoudra dans la communauté socialiste ; se libérera de ses caractéristiques de classe, c'est-à-dire cessera d'être le prolétariat. En d'autres termes, pendant la période de dictature, il ne peut être question de la création d'une culture nouvelle, c'est-à-dire de l'édification historique la plus large ; en revanche, l'édification culturelle sera sans précédent dans l'histoire quand la poigne de fer de la dictature ne sera plus nécessaire, n'aura plus un caractère de classe. D'où il faut conclure généralement que non seulement il n'y a pas de culture prolétarienne, mais qu'il n'y en aura pas - et à vrai dire, il n'y a pas de raison de le regretter - le prolétariat a pris le pouvoir précisément pour en finir à jamais avec la culture de classe et pour ouvrir la voie à une culture humaine. Nous semblons l'oublier trop fréquemment.
Les propos confus sur la culture prolétarienne, par analogie et antithèse avec la culture bourgeoise, se nourrissent d'une assimilation extrêmement peu critique entre les destinées historiques du prolétariat et celles de la bourgeoisie. La méthode banale, purement libérale, des analogies historiques formelles, n'a rien de commun avec le marxisme. Il n'y a aucune analogie réelle entre le cycle historique de la bourgeoisie et celui de la classe ouvrière.
Le développement de la culture bourgeoise a commencé plusieurs siècles avant que la bourgeoisie, par une série de révolutions, ne prenne en main le pouvoir d' État. Quand la bourgeoisie n'était encore que le Tiers-État, à moitié privé de droits, elle jouait déjà un grand rôle, et qui allait sans cesse croissant, dans tous les domaines du développement culturel. On peut s'en rendre compte de façon particulièrement nette dans l'évolution de l'architecture. Les églises gothiques ne furent pas construites soudainement, sous l'impulsion d'une inspiration " religieuse ". La construction de la cathédrale de Cologne, son architecture et sa sculpture, résument toute l'expérience architecturale de l'humanité depuis le temps des cavernes, et tous les éléments de cette expérience concourent à un style nouveau qui exprime la culture de son époque, c'est-à-dire en dernière analyse la structure et la technique sociales de cette époque. L'ancienne bourgeoisie des corporations et des guildes a été le véritable constructeur du gothique. En se développant et en prenant de la force, c'est-à-dire en s'enrichissant, la bourgeoisie dépassa consciemment, et activement le gothique et commença à créer son propre style architectural, non plus pour les églises mais pour ses palais. S'appuyant sur les conquêtes du gothique, elle se tourna vers l'Antiquité, romaine notamment, utilisa l'architecture mauresque, soumit le tout aux conditions et aux besoins de la nouvelle vie urbaine; et créa ainsi la Renaissance (Italie, fin du premier quart du 15` siècle). Les spécialistes peuvent compter, et comptent effectivement, les éléments que la Renaissance doit à l'Antiquité et ceux qu'elle doit au gothique, pour voir de quel côté penche la balance. En tout cas, la Renaissance ne commence pas avant que la nouvelle classe sociale, déjà culturellement rassasiée, ne se sente assez forte pour sortir du joug de l'art gothique, pour considérer le gothique et tout ce qui l'avait précédé comme un matériau, et pour soumettre les éléments techniques du passé à ses buts architccturaux. Cela est également valable pour les autres arts, avec cette différence qu'en raison de leur plus grande souplesse, c'est-à- dire du fait qu'ils dépendent moins des buts utilitaires et des matériaux, les arts " libres " ne révèlent pas la dialectique de la domination et de la succession des styles avec une force aussi convaincante.
Entre, d'une part, la Renaissance et la Réforme, qui avaient pour but de créer des conditions d'existence intellectuelle et politique favorables pour la bourgeoisie dans la société féodale, et d'autre part la Révolution, qui transféra le pouvoir à la bourgeoisie (en France), se sont écoulés trois à quatre siècles de croissance des forces matérielles et intellectuelles de la bourgeoisie. L'époque de la grande Révolution française et des guerres qu'elle fit naître abaissa temporairement le niveau matériel de la culture. Mais ensuite le régime capitaliste s'affirma comme "naturel " et " éternel " ...
Ainsi, le processus fondamental d'accumulation des éléments de la culture bourgeoise et de leur cristallisation en un style spécifique a été déterminé par les caractéristiques sociales de la bourgeoisie en tant que classe possédante, exploiteuse : non seulement elle s'est développée matériellement au sein de la société féodale, en se liant à celle-ci de mille manières et en attirant à elle les richesses, mais elle a aussi mis de son côté l'intelligentsia, en se créant des points d'appui culturels (écoles, universités, académies, journaux, revues), longtemps avant de prendre possession de l'Etat ouvertement, à la tête du Tiers. Il suffit de rappeler ici que la bourgeoisie allemande, avec son incomparable culture technique, philosophique, scientifique et artistique, a laissé le pouvoir entre les mains d'une caste féodale et bureaucratique jusqu'en 1918, et n'a décidé ou, plus exactement, ne s'est vu obligée de prendre directement le pouvoir que lorsque l'ossature matérielle de la culture allemande a commencé à tomber en poussière.
A cela, on peut répliquer : il a fallu des millénaires pour créer l'art de la société esclavagiste, et seulement quelques siècles pour l'art bourgeois. Pourquoi donc ne suffirait-il pas de quelques dizaines d'années pour l'art prolétarien ? Les bases techniques de la vie ne sont plus du tout les mêmes à présent et, par suite, le rythme est également très différent. Cette objection, qui à première vue semble fort convaincante, passe en réalité à côté de la question.
Il est certain que dans le développement de la nouvelle société, il arrivera un moment où l'économie, l'édification culturelle, l'art seront dotés de la plus grande liberté de mouvement pour avancer. Quant au rythme de ce mouvement, nous ne pouvons actuellement qu'y rêver. Dans une société qui aura rejeté l'âpre, l'abrutissante préoccupation du pain quotidien, où les restaurants communautaires prépareront au choix de chacun une nourriture bonne, saine et appétissante, où les blanchisseries communales laveront proprement du bon linge pour tous, où les enfants, tous les enfants, seront bien nourris, forts et gais; et absorberont les éléments fondamentaux de la science et de l'art comme ils absorbent l'albumine, l’air et la chaleur du soleil où l'électricité et la radio ne seront plus les procédés primitifs qu'ils sont aujourd'hui, mais des sources inépuisables d'énergie concentrée répondant à la pression d'un bouton, où il n'y aura pas de "bouches inutiles ", où l'égoïsme libéré de l'homme - force immense ! - sera totalement dirigé vers la connaissance, la transformation et l'amélioration de l'univers dans une telle société la dynamique du développement culturel sera sans aucune comparaison avec ce qu'on a connu dans le passé. Mais tout cela ne viendra qu'après une longue et difficile période de transition, qui est encore presque tout entière devant nous. Or, nous parlons précisément ici de cette période de transition.
Notre époque, l'époque actuelle, n'est elle pas dynamique ? Elle l'est, et au plus haut point. Mais son dynamisme se concentre dans la politique. La guerre et la révolution sont dynamiques, mais pour la plus grande part au détriment de la technique et de la culture. Il est vrai que la guerre a produit une longue série d'inventions techniques. Mais la pauvreté générale qu'elle a causée a différé pour une longue période l'application pratique de ces inventions qui pouvaient révolutionner la vie quotidienne. Il en est ainsi pour la radio, l'aviation et de nombreuses inventions mécaniques. D'autre part, la révolution crée les prémisses d'une nouvelle société. Mais elle le fait avec les méthodes de la vieille société, avec la lutte de classes, la violence, la destruction et l'annihilation. Si la révolution prolétarienne n'était pas venue, l'humanité aurait étouffé dans ses propres contradictions. La révolution sauve la société et la culture, mais au moyen de la chirurgie la plus cruelle. Toutes les forces actives sont concentrées dans la politique, dans la lutte révolutionnaire. Le reste est repoussé au second plan, et tout ce qui gêne est impitoyablement piétiné. Ce processus a évidemment ses flux et ses reflux partiels : le communisme de guerre a fait place à la NEP qui, à son tour, passe par divers stades. Mais dans son essence, la dictature du prolétariat n'est pas l'organisation économique et culturelle d'une nouvelle société, c'est un régime militaire révolutionnaire dont le but est de lutter pour l'instauration de cette société. On ne doit pas l'oublier. L'historien de l'avenir placera probablement le point culminant de la vieille société au 2 août 1914, quand la puissance exacerbée de la culture bourgeoise plongea le monde dans le feu et le sang de la guerre impérialiste. Le commencement de la nouvelle histoire de l'humanité sera probablement daté du 7 novembre 1917. Et il est probable que les étapes fondamentales du développement de l'humanité seront divisées à peu près ainsi : "l'histoire" préhistorique de l'homme primitif ; l'histoire de l'Antiquité, dont le développement s'appuyait sur l'esclavage ; le Moyen Âge, fondé sur le servage ; le capitalisme, avec l'exploitation salariée et, enfin, la société socialiste avec le passage, qui se fera, espérons-le, sans douleur, à une Commune où toute forme de pouvoir aura disparu. En tout cas, les vingt, trente ou cinquante années que prendra la révolution prolétarienne mondiale entreront dans l'histoire comme la transition la plus pénible d'un système à un autre, et en aucune façon comme une époque indépendante de culture prolétarienne.
Dans les années de répit actuelles, des illusions peuvent naître à ce sujet, dans notre république soviétique. Nous avons mis les questions culturelles à l'ordre du jour. En extrapolant nos préoccupations actuelles dans un avenir éloigné, nous pouvons en arriver à imaginer une culture prolétarienne. En fait, si importante et si vitale que puisse être notre édification culturelle, elle se place entièrement sous le signe de la révolution européenne et mondiale. Nous ne sommes toujours que des soldats en campagne. Nous avons pour l'instant une journée de repos, et il nous faut en profiter pour laver notre chemise, nous faire couper les cheveux, et avant tout pour nettoyer et graisser le fusil. Toute notre activité économique et culturelle d'aujourd'hui n'est rien de plus qu'une certaine remise en ordre de notre paquetage, entre deux batailles, deux campagnes. Les combats décisifs sont encore devant nous, et sans doute plus très éloignés. Les jours que nous vivons ne sont pas encore l'époque d'une culture nouvelle, tout au plus le seuil de cette époque. Nous devons en premier lieu prendre officiellement possession des éléments les plus importants de la vieille culture de façon à pouvoir au moins ouvrir la voie à une culture nouvelle.
Cela devient particulièrement clair si l'on envisage le problème, comme on doit le faire, à son échelle internationale. Le prolétariat était et reste la classe non possédante. Par la même, la possibilité pour lui de s'initier aux éléments de la culture bourgeoise qui sont entrés pour toujours dans le patrimoine de l'humanité est extrêmement restreinte. Dans un certain sens, on peut dire, il est vrai, que le prolétariat, du moins le Prolétariat européen, a eu lui aussi sa Réforme, surtout dans la seconde moitié du XIX° siècle, lorsque, sans attenter encore directement au pouvoir d'Etat, il réussit à obtenir des conditions juridiques plus favorables à son développement dans le régime bourgeois. Mais premièrement, pour sa période de " Réforme " (parlementarisme et réformes sociales), qui a coïncidé principalement avec la période de la l’Internationale, l'histoire a accordé à la classe ouvrière à peu près autant de décennies que de siècles à la bourgeoisie. Deuxièmement, pendant cette période préparatoire, le prolétariat n'est nullement devenu une classe plus riche, il n'a rassemblé entre ses mains aucune puissance matérielle; au contraire, du point de vue social et culturel, il s'est trouvé de plus en plus déshérité. La bourgeoisie arriva au pouvoir complètement armée de la culture de son temps. Le prolétariat, lui, ne vient au pouvoir que complètement armé d'un besoin aigu de conquérir la culture. Après s'être emparé du pouvoir, le prolétariat a pour première tâche de prendre en main l'appareil de culture qui auparavant servait d'autres que lui - industries, écoles, éditions, presse, théâtres, etc. - et, grâce à cet appareil, de s'ouvrir la voie de la culture.
En Russie, notre tâche est compliquée par la pauvreté de toute notre tradition culturelle et par les destructions matérielles dues aux événements des dix dernières années. Après la conquête du pouvoir et presque six années de lutte pour sa conservation et son renforcement, notre prolétariat est contraint d'employer toutes ses forces à créer les conditions matérielles d'existence les plus élémentaires et à s'initier lui-même littéralement à l'abc de la culture. Si nous nous fixons pour tâche de liquider l'analphabétisme d'ici le dixième anniversaire du pouvoir soviétique, ce n'est pas sans raison.
Quelqu'un objectera peut-être que je donne à la notion de culture prolétarienne un sens trop large. S'il ne peut y avoir de culture prolétarienne totale, pleinement développée, la classe ouvrière pourrait cependant réussir à mettre son sceau sur la culture avant de se dissoudre dans la société communiste. Une objection de ce genre doit avant tout être notée comme déviation grave à l'égard de la position de laculture prolétarienne. Que le prolétariat, pendant l'époque de sa dictature, doive marquer la culture de son sceau, c'est indiscutable. Cependant, il y a encore très loin de là à une culture prolétarienne, si l'on entend par là un système développé et intérieurement cohérent de connaissance et de savoir faire dans tous les domaines de la création matérielle et spirituelle. Le seul fait que, pour la première fois, des dizaines de millions d'hommes sachent lire et écrire et connaissent les quatre opérations constituera un événement culturel, et de la plus haute importance. La nouvelle culture, par essence, ne sera pas aristocratique, ne sera pas réservée à une minorité privilégiée, mais sera une culture de masse, universelle, populaire. La quantité se transformera là aussi en qualité : l'accroissement du caractère de masse de la culture élèvera son niveau et modifiera tous ses aspects. Ce processus ne se développera qu'au travers d'une série d'étapes historiques. Avec chaque succès dans cette voie, les liaisons internes qui font du prolétariat une classe se relâcheront, et par suite, le terrain pour une culture prolétarienne disparaîtra.
Mais les couches supérieures de la classe ouvrière ? Son avant-garde idéologique! Ne peut-on dire que dans ce milieu, même s'il est étroit, on assiste dès maintenant au développement d'une culture prolétarienne ? N'avons-nous pas l'Académie socialiste? les professeurs rouges ? Certains commettent la faute de poser la question de cette façon très abstraite. On conçoit les choses comme s'il était possible de créer une culture prolétarienne par des méthodes de laboratoire. En fait, la trame essentielle de la culture est tissée par les rapports et les interactions qui existent entre l'intelligentsia de la classe et la classe elle-même. La culture bourgeoise -technique, politique, philosophique et artistique - a été élaborée dans l'interaction de la bourgeoisie et de ses inventeurs; dirigeants, penseurs et poètes : le lecteur créait l'écrivain, et l'écrivain le lecteur. Cela est valable à un degré infiniment plus grand pour le prolétariat, parce que son économie, sa politique et sa culture ne peuvent se bâtir que sur l'initiative créatrice des masses. Pour l'avenir immédiat, cependant, la tâche principale de l'intelligentsia prolétarienne n'est pas dans l'abstraction d'une nouvelle culture - dont il manque encore la base - mais dans le travail culturel le plus concret : aider de façon systématique, planifiée, et bien sûr critique, les masses arriérées à assimiler les éléments indispensables de la culture déjà existante. On ne peut créer une culture de classe derrière le dos de la classe. Or, pour édifier cette culture en coopération avec la classe, en étroite relation avec son essor historique général, il faut... bâtir le socialisme, au moins dans ses grandes lignes. Dans cette voie, les caractéristiques de classe de la société iront non pas en s'accentuant, mais au contraire en se réduisant peu à peu jusqu' à zéro, en proportion directe des succès de la révolution. La dictature du prolétariat est libératrice en ce sens qu'elle est un moyen provisoire - très provisoire - pour déblayer la voie et poser les fondations d'une société sans classes et d'une culture basée sur la solidarité.
Pour expliquer plus concrètement l'idée de "période d'édification culturelle " dans le développement de la classe ouvrière, considérons la succession historique non des classes, mais des générations. Dire qu'elles prennent la succession les unes des autres - quand la société progresse, et non quand elle est décadente - signifie que chacune d'elles ajoute son dépôt à ce que la culture a accumulé jusque là. Mais avant de pouvoir le faire, chaque génération nouvelle doit traverser une période d'apprentissage. Elle s'approprie la culture existante et la transforme à sa façon, la rendant plus ou moins différente de celle de la génération précédente. Cette appropriation n'est pas encore créatrice, c'est-à-dire création de nouvelles valeurs culturelles, mais seulement une prémisse pour celle-ci. Dans une certaine mesure, ce qui vient d'être dit peut s'appliquer au destin des masses travailleuses qui s'élèvent au niveau de la création historique. Il faut seulement ajouter qu'avant de sortir du stade de l'apprentissage culturel, le prolétariat aura cessé d'être le prolétariat. Rappelons une fois de plus que la couche supérieure, bourgeoise, du Tiers-État fit son apprentissage sous le toit de la société féodale; qu'encore dans le sein de celle-ci elle avait dépassé, au point de vue culturel, les vieilles castes dirigeantes et qu'elle était devenue le moteur de la culture avant d'accéder au pouvoir. Il en va tout autrement du prolétariat en général, et du prolétariat russe en particulier: il a été forcé de prendre le pouvoir avant de s'être approprié les éléments fondamentaux de la culture bourgeoise ; il a été forcé de renverser la société bourgeoise par la violence révolutionnaire précisément parce que cette société lui barrait l'accès à la culture. La classe ouvrière s'efforce de transformer son appareil d'État en une puissante pompe pour apaiser la soif culturelle des masses. C'est une tâche d'une portée historique immense. Mais, si l'on ne veut pas employer les mots à la légère, ce n'est pas encore la création d'une culture prolétarienne propre. " Culture prolétarienne ", " art prolétarien ", etc., dans trois cas sur dix à peu près, ces termes sont employés chez nous sans esprit critique pour désigner la culture et l'art de la prochaine société communiste ; dans deux cas sur dix, pour indiquer le fait que des groupes particuliers du prolétariat acquièrent certains éléments de la culture pré-prolétarienne ; et enfin dans cinq cas sur dix, c'est un fatras d'idées et de termes qui n' a ni queue ni tête.
Voici un exemple récent, pris entre cent autres, d'un emploi visiblement négligent, erroné et dangereux de l'expression "culture prolétarienne " : « La base économique et le système de superstructures qui lui correspond, écrit le camarade Sizov, forment la caractéristique culturelle d'une époque (féodale, bourgeoise, prolétarienne). » Ainsi l'époque culturelle prolétarienne est placée ici sur le même plan que l'époque bourgeoise. Or, ce qu'on appelle ici l'époque prolétarienne n'est que le court passage d'un système social et culturel à un autre, du capitalisme au socialisme. L'instauration du régime bourgeois a également été précédée par une époque de transition, mais contrairement à la révolution bourgeoise, qui s'est efforcée, non sans succès, de perpétuer la domination de la bourgeoisie, la révolution prolétarienne apour but de liquider l'existence du prolétariat en tant que classe dans un délai aussi bref que possible. Ce délai dépend directement des succès de la révolution. N'est-il pas stupéfiant que l'on puisse l'oublier, et placer l'époque de la culture prolétarienne sur le même plan que celle de la culture féodale ou bourgeoise '?
S'il est ainsi, en résulte-t-il que nous n'ayons pas de science prolétarienne'? Ne pouvons-nous pas dire que la conception matérialiste de l'histoire et la critique marxiste de l'économie politique constituent des éléments scientifiques inestimables d'une culture prolétarienne ? N'y a-til pas là une contradiction ?
Bien sûr, la conception matérialiste de l'histoire et la théorie de la valeur ont une immense importance, aussi bien comme arme de classe du prolétariat que pour la science en général. Il y a plus de science véritable dans le seul Maniféste du Parti Communiste que dans des bibliothèques entières remplies de compilations, spéculations et falsifications professorales sur la philosophie et l'histoire. Peut-on dire pour autant que le marxisme constitue un produit de la culture prolétarienne ? Et peut-on dire que déjà, nous utilisons effectivement le marxisme non seulement dans les luttes politiques, mais aussi dans les problèmes scientifiques généraux ?
Marx et Engels sont issus des rangs de la démocratie petite-bourgeoise, et c'est évidemment la culture de celle-ci qui les a formés, et non une culture prolétarienne. S'il n'y avait pas eu la classe ouvrière, avec ses grèves, ses luttes, ses souffrances et ses révoltes, il n'y aurait pas eu non plus le communisme scientifique, parce qu'il n'y en aurait pas eu la nécessité historique. La théorie du communisme scientifique a été entièrement édifiée sur la base de la culture scientifique et politique bourgeoise, bien qu'elle ait déclaré à cette dernière une lutte non pour la vie, mais une lutte à mort. Sous les coups des contradictions capitalistes, la pensée universalisante de la démocratie bourgeoise s'est élevée, chez ses représentants les plus audacieux, les plus honnêtes et les plus clairvoyants, jusqu'à une géniale négation de soi-même, armée de tout l' arsenal critique de la science bourgeoise. Telle est l'origine du marxisme.
Le prolétariat a trouvé dans le marxisme sa méthode, mais pas du premier coup, et pas encore complètement à ce jour, loin de là. Aujourd'hui, cette méthode sert principalement, presque exclusivement, des buts politiques. Le développement méthodologique du matérialisme dialectique et sa large application à la connaissance sont encore entièrement du domaine de l'avenir. C'est seulement dans une société socialiste que le marxisme cessera d'être uniquement un instrument de lutte politique pour devenir une méthode de création scientifique, l'élément et l'instrument essentiels de la culture spirituelle.
Que toute science reflète plus ou moins les tendances de la classe dominante, c'est incontestable. Plus une science s'attache étroitement aux tâches pratiques de domination de la nature (la physique, la chimie, les sciences naturelles en général) plus grand est son apport humain, hors des considérations de classe. Plus une science est liée profondément au mécanisme social de l'exploitation (l'économie politique), ou plus elle généralise abstraitement l'expérience humaine (comme la psychologie, non dans son sens expérimental et physiologique, mais au sens dit « philosophique ») plus alors elle se subordonne à l'égoïsme de classe de la bourgeoisie, et moindre est l'importance de sa contribution à la somme générale de la connaissance humaine. Le domaine des sciences expérimentales connaît à son tour différents degrés d'intégrité et d'objectivité scientifique, en fonction de l'ampleur des généralisations qui sont faites. En règle générale, les tendances bourgeoises se développent le plus librement dans les hautes sphères de la philosophie rnéthodologique, de la " conception du monde ". C'est pourquoi il est nécessaire de nettoyer l'édifice de la science du bas jusqu'en haut, ou plus exactement, du haut jusqu'en bas, car il faut commencer par les étages supérieurs. Il serait toutefois naïf de penser que le prolétariat, avant d'appliquer à l'édification socialiste la science héritée de la bourgeoisie, doit la soumettre entièrement à une révision critique. Ce serait à peu près la même chose que de dire, avec les moralistes utopiques : avant de construire une société nouvelle, le prolétariat doit s'élever à la hauteur de la morale communiste. En fait, le prolétariat transformera radicalement la morale, aussi bien que la science, seulement après qu'il aura construit la société nouvelle, fût-ce à l'état d'ébauche. Ne tombons-nous pas là dans un cercle vicieux ? Comment construire une société nouvelle à l'aide de la vieille science et de la vieille morale? Il faut ici un peu de dialectique, de cette même dialectique que nous répandons à profusion dans la poésie lyrique, l'administration, la soupe aux choux et la kacha. Pour commencer a travailler, l'avant-garde prolétarienne a absolument besoin de certains points d'appui, de certaines méthodes scientifiques susceptibles de libérer la conscience du joug idéologique de la bourgeoisie ; en partie elle les possède déjà, en partie elle doit encore les acquérir. Elle a déjà éprouvé sa méthode fondamentale dans de nombreuses batailles et dans les conditions les plus variées. Il y a encore très loin de là à une science prolétarienne. La classe révolutionnaire ne peut interrompre son combat parce que le parti n' a pas encore décidé s'il doit accepter ou non l'hypothèse des électrons et des ions, la théorie psychanalytique de Freud, la génétique, les nouvelles découvertes mathématiques de la relativité, etc. Certes, après avoir conquis le pouvoir, le prolétariat aura des possibilités beaucoup plus grandes pour assimiler la science et la réviser. Mais là aussi, les choses sont plus aisément dites que faites. Il n'est pas question que le prolétariat ajourne l'édification du socialisme jusqu'à ce que ses nouveaux savants, dont beaucoup en sont encore à courir en culottes courtes, aient vérifié et épuré tous les instruments et toutes les voies de la connaissance. Rejetant ce qui est manifestement inutile, faux, réactionnaire, le prolétariat utilise dans les divers domaines de son oeuvre d'édification les méthodes et les résultats de la science actuelle, en les prenant nécessairement avec le pourcentage d'éléments déclasse, réactionnaires, qu'ils contiennent. Le résultat pratique se justifiera dans l'ensemble, parce que la pratique, soumise au contrôle des buts socialistes, opérera graduellement une vérification et une sélection de la théorie, de ses méthodes et de ses conclusions. Entretemps auront grandi des savants éduqués dans les conditions nouvelles. De toute manière, le prolétariat devra amener son oeuvre d'édification socialiste jusqu'à un niveau assez élevé, c'est-à-dire jusqu'à une satisfaction réelle des besoins matériels et culturels de la société, avant de pouvoir entreprendre le nettoyage général de la science, du haut jusqu'en bas. Je n'entends rien dire par là contre le travail de critique marxiste que de nombreux petits cercles et des séminaires s'efforcent de réaliser dans divers domaines. Ce travail est nécessaire et fructueux. Il doit être étendu et approfondi de toutes les manières.
Nous devons conserver toutefois le sens marxiste de la mesure pour apprécier le poids spécifique qu'ont aujourd'hui ces expériences et ces tentatives par rapport à la dimension générale de notre travail historique. Ce qui précède exclut-il la possibilité de voir surgir des rangs du prolétariat, alors qu'on est encore en période de dictature révolutionnaire, d'éminents savants, inventeurs, dramaturges et poètes ? Pas le moins du monde. Mais il serait extrêmement léger de donner le nom de culture prolétarienne aux réalisations même les plus valables de représentants individuels de la classe ouvrière. La notion de culture ne doit pas être changée en monnaie d'usage individuel, et on ne peut pas définir les progrès de la culture d'une classe d'après les passeports prolétariens de tels ou tels inventeurs ou poètes. La culture est la somme organique de connaissance et de savoir-faire qui caractérise toute la société, ou tout au moins sa classe dirigeante. Elle embrasse et pénètre tous les domaines de la création humaine et les unifie en un système. Les réalisations individuelles se hissent au-dessus de ce niveau et l'élèvent graduellement.
Ce rapport organique existe-t-il entre notre poésie prolétarienne d'aujourd'hui et l'activité culturelle de la classe ouvrière dans son ensemble ? Il est bien évident que non. Individuellement ou par groupes, des ouvriers s'initient à ]'art qui a été créé par l'intelligentsia bourgeoise et se servent de sa technique, pour le moment d'une manière assez. éclectique. Est-ce dans le but de donner une expression à leur monde intérieur, propre, prolétarien ? Non, bien sûr, et loin de là. L'oeuvre des poètes prolétariens manque de cette qualité organique qui ne peut provenir que d'une liaison intime entre l'art et le développement de la culture en général. Ce sont des oeuvres littéraires de prolétaires doués ou talentueux, ce n'est pas de la littérature prolétarienne. En serait-ce, cependant, une des sources ?
Naturellement, dans le travail de la génération actuelle se trouvent nombre de germes, de racines, de sources où quelque érudit futur, appliquéet diligent remontera à partir des divers secteurs de la culture de l'avenir, tout comme les historiens actuels de l'art remontent du théâtre d'Ibsen aux mystères religieux, on de l'impressionnisme et du cubisme aux peintures des moines. Dans l'économie de l'art comme dans celle de la nature, rien ne se perd et tout est lié. Mais en fait, concrètement, dans la vie, la production actuelle des poètes issus du prolétariat est encore loin ce se développer sur le même plan que le processus qui prépare les conditions de la future culture socialiste, c'est-à-dire le processus d'élévation des masses. (...)
Ce n'est pas la première fois que le capitalisme justifie sa marche à la guerre en mettant en avant la notion de "choc entre deux civilisations'. En 1914, les ouvriers sont partis au front pour défendre la "civilisation" moderne contre la barbarie du knout russe ou du Kaiser germanique ; en 1939 ce fut pour défendre la démocratie contre les ténèbres du Nazisme, et de 1945 à 1989, pour la démocratie contre le communisme ou pour les pays socialistes contre l'impérialisme. Aujourd'hui, on nous sert le refrain de la défense du "mode de vie occidental" contre "le fanatisme islamiste" ou, à l'inverse, de "l'Islam contre les Croisés et les Juifs". Tous ces slogans sont des cris de ralliement à la guerre impérialiste ; en d'autres termes, des appels au combat militaire entre les fractions rivales de la bourgeoisie, en pleine époque de décomposition du capitalisme décadent.
L'article qui suit contribue à combattre cette idée selon laquelle l'Islam militant se situerait en dehors de la civilisation bourgeoise, et serait même dirigé contre elle. Nous allons essayer de montrer exactement le contraire : ce phénomène ne peut se comprendre que comme le produit, l'expression concentrée, du déclin historique de cette civilisation.
Un deuxième article étudiera l'approche marxiste du combat contre l'idéologie religieuse au sein du prolétariat.
Pour Marx, c'est le capitalisme qui sape les fondements de la religionMarx voyait la religion comme "la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu'. La religion est donc "une conscience erronée du monde? la réalisation fantastique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine n'a pas de réalité véritable' (1). Cependant, ce n'est pas simplement une conscience erronée, mais une réponse à l'oppression réelle (réponse inappropriée et qui ne conduit qu'à un échec) :
"La détresse religieuse est, d'une part l'expression de la détresse réelle, et, d'autre part la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, le c?ur d'un monde sans c?ur, de même qu'elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple' (2).
En opposition avec ces philosophes du 18ème siècle qui dénonçaient la religion comme n'étant que l'?uvre d'imposteurs, Marx a affirmé qu'il était nécessaire d'exposer les racines réelles, matérielles, de la religion, dans le cadre de rapports de productions économiques bien déterminés. Il pensait avec confiance que l'humanité pourra réussir à s'émanciper de cette fausse conscience, et atteindre son plein potentiel dans un monde communiste sans classe.
De fait, Marx a mis en avant à quel point le développement économique du capitalisme avait sapé les fondements de la religion. Dans L'Idéologie allemande, par exemple, il affirme que l'industrialisation capitaliste a réussi à réduire la religion à n'être plus qu'un simple mensonge. Pour se libérer, le prolétariat devait perdre ses illusions religieuses et détruire tous les obstacles l'empêchant de se réaliser en tant que classe ; mais le brouillard de la religion devait être rapidement dispersé par le capitalisme lui-même. En fait, pour Marx, le capitalisme lui-même était en train de détruire la religion, à tel point qu'il en parlait parfois comme étant déjà morte pour le prolétariat.
Les limites du matérialisme bourgeoisLes continuateurs de Marx ont clairement noté qu'une fois que le capitalisme a cessé d'être une force révolutionnaire pour la transformation de la société, vers 1871, la bourgeoisie s'est de nouveau tournée vers l'idéalisme et la religion. Dans leur texte : L'ABC du communisme (un développement du programme du Parti communiste russe en 1919), Boukharine et Préobrajenski expliquent les relations entre l'Église orthodoxe russe et le vieil État féodal tsariste. Sous les tsars, expliquent-ils, le principal contenu de l'éducation était la religion :"maintenir le fanatisme religieux, la stupidité et l'ignorance, était d'une importance primordiale pour l'État" (3). L'Église et l'État étaient "obligés d'unir leurs forces contre les masses laborieuses et leur alliance servait à raffermir leur domination sur les travailleurs" (4). En Russie, la bourgeoisie émergente s'est trouvé précipitée dans un conflit contre la noblesse féodale, qui incluait l'Église, car elle convoitait les immenses revenus que cette dernière tirait de l'exploitation des travailleurs : "la base réelle de cette demande était le désir de voir transférés vers la bourgeoisie les revenus alloués à l'Église par l'État" (5).
Comme la jeune bourgeoisie d'Europe occidentale, la bourgeoisie montante de Russie menait une campagne vigoureuse pour la complète séparation de l'Église et de l'État. Cependant, nulle part ce combat n'a été mené à son terme, et dans chaque cas - même en France où le conflit fut particulièrement aigu - la bourgeoisie a fini par atteindre un compromis avec l'Église : dans la mesure où cette dernière jouait son rôle de pilier du capitalisme, elle pouvait s'unir à la bourgeoisie et mener ses activités religieuses. Boukharine et Préobrajenski (6) attribuent ceci au fait que "partout le combat mené par la classe ouvrière contre les capitalistes prenait de l'intensité? Les capitalistes pensèrent qu'il était plus avantageux de s'accorder avec l'Église, d'acheter ses prières au nom du combat contre le socialisme, d'utiliser son influence sur les masses incultes afin de maintenir vivant dans leur esprit le sentiment d'être des esclaves soumis à l'État exploiteur'.
Les bourgeois d'Europe occidentale firent alors la paix avec le Clergé, tout en affichant, pour la plupart, en privé, un prétendu matérialisme. Comme Boukharine et Préobrajenski le montrent (7), la clé de cette contradiction se trouve dans "la poche des exploiteurs". Dans son texte de 1938, Lénine philosophe, Anton Pannekoek, de la Gauche communiste hollandaise, explique pourquoi le matérialisme naturaliste de la bourgeoisie montante eut une courte espérance de vie :
"Tant que la bourgeoisie pouvait croire que sa société de propriété privée, de liberté personnelle, de libre compétition, pouvait résoudre, par le développement de l'industrie, des sciences et des techniques, tous les problèmes matériels de l'humanité, elle pouvait croire de la même manière que les problèmes théoriques pourraient être résolus par la science, sans avoir besoin de faire l'hypothèse de l'existence de pouvoirs surnaturels et spirituels. C'est pourquoi, dès qu'il apparut que le capitalisme ne pouvait résoudre les problèmes matériels des masses, comme le montrait la montée de la lutte de classe du prolétariat, la confiance dans la philosophie matérialiste disparut. De nouveau le monde fut perçu comme plein d'insolubles contradictions et d'incertitudes, de forces sinistres menaçant la civilisation. Alors la bourgeoisie se tourna vers différentes croyances religieuses, et ses intellectuels et ses savants furent soumis à l'influence de tendances mystiques. Ils ne furent pas longs à découvrir les faiblesses et les défauts de la philosophie matérialiste et à tenir des discours sur les limites de la science et sur les énigmes insolubles du monde.' (8)
Si cette tendance était parfois présente durant la phase ascendante du capitalisme, elle devint la règle dès le début de l'époque de décadence. Ayant atteint les limites de son expansion, le capitalisme en déclin a été incapable de créer un monde totalement à son image : il a laissé des régions entières en retard et non développées.
C'est ce retard économique et social qui constitue la base de l'emprise que la religion exerce encore sur ces zones. Les Bolcheviks eux-mêmes furent confrontés à ce problème, et furent obligés d'inclure dans leur programme, en 1919, une section traitant spécifiquement de la religion, "expression de l'arriération des conditions matérielles et culturelles de la Russie".
La bourgeoisie est obligée de compter sur l'idéalisme et la religion dans la période de décadence, et ce particulièrement quand son optimisme est ébranlé ; on l'a vu avec le Nazisme, qui a révélé une tendance profonde vers l'irrationalisme. Dans l'étape finale de la décadence capitaliste, la décomposition, ces tendances sont encore amplifiées, et même des membres de la bourgeoisie (comme le milliardaire Oussama Ben Laden) finissent par prendre au sérieux les croyances réactionnaires et obscurantistes qu'ils affichent. Comme Boukharine et Préobrajenski le notent à juste titre (9): "si la classe bourgeoise commence à croire en Dieu et en la vie éternelle, ceci signifie simplement qu'elle se rend compte que sa vie ici-bas touche à sa fin ! '.
La floraison de mouvements irrationalistes parmi les masses des régions les plus défavorisées prend de plus en plus d'importance dans la période de décomposition, où apparaît clairement l'absence de tout avenir pour le système, et où la vie sociale, dans les zones les plus faibles de la périphérie du capitalisme, tend à se désintégrer. Partout dans le monde, comme lors des derniers jours des précédents modes de production, nous assistons à la montée des sectes, des cultes suicidaires apocalyptiques et des différents fondamentalismes. Il est clair que l'Islamisme est une expression de cette tendance générale. Mais, avant d'examiner son expansion, il faut revenir sur les origines historiques de l'Islam en tant que religion mondiale.
Les origines historiques de l'IslamA sa fondation, au 7ème siècle, dans la région du Hedjaz, à l'ouest de l'Arabie, l'Islam représente, pour résumer, une synthèse entre le judaïsme, le christianisme byzantin et assyrien et des religions antiques de Perse ainsi que des croyances locales monothéistes, comme l'Hanifiyia. Ce riche mélange était adapté aux besoins d'une société en plein bouleversement social, économique et politique. Dominé par la cité de La Mecque, le Hedjaz était à cette époque le principal carrefour commercial du Moyen-Orient. L'Arabie était prise entre deux grands empires : la Perse, dynastie des Sassanides, et Byzance, l'empire romain d'Orient. Dans cette société, la classe dominante de La Mecque encourageait les commerçants de passage à placer leurs dieux païens personnels dans la Ka'aba, un sanctuaire religieux local, et de les y adorer à chacune de leurs visites. Cette idolâtrie rapportait beaucoup aux riches habitants de la ville.
Pendant environ 100 ans, La Mecque fut une société prospère, dirigée par une aristocratie tribale, utilisant quelque peu le travail des esclaves, pratiquant un commerce prospère avec des régions éloignées et tirant des revenus additionnels de la Ka'aba. Cependant, au moment où Mahomet parvint à l'âge adulte, la société était dans un état de crise profonde. Celle-ci éclata, menaçant l'effondrement en une guerre sans fin entre les différentes tribus.
Juste à l'extérieur de La Mecque et de Yathrib, deuxième ville de la région, aujourd'hui Médine, se trouvaient les Bédouins, fières et austères tribus nomades indépendantes, qui, au début, avaient bénéficié de l'enrichissement des centres urbains de la région ; ils avaient pu emprunter auprès des riches citadins et accroître ainsi leur niveau de vie. Cependant, ils étaient de plus en plus incapables de rembourser leurs dettes, une situation qui devait avoir des conséquences explosives. La désintégration des tribus allait s'accélérant, à la fois dans les villes et dans les oasis du désert ; les Bédouins étaient "vendus comme esclaves ou réduits à un état de dépendance? Les limites étaient franchies'. De façon plus précise (10) :
"Inévitablement, ces transformations économiques et sociales furent accompagnées de changements intellectuels et moraux. Ceux qui avaient du flair pour les affaires prospéraient. Les vertus traditionnelles des fils du désert, les Bédouins, ne représentaient plus le chemin de la réussite. Savoir saisir sa chance et être avide était bien plus utile. Les riches étaient devenus fiers et arrogants, glorifiant leurs succès comme une affaire personnelle et non plus comme concernant la tribu entière. Les liens du sang allaient s'affaiblissant, remplacés par d'autres, basés sur l'intérêt'. (11)
Plus loin :
"L'iniquité triomphait au sein des tribus. Les riches et les puissants opprimaient les pauvres. Chaque jour les lois ancestrales étaient bafouées. Le faible et l'orphelin étaient vendus comme esclaves. L'ancien code d'honneur, de décence et de moralité, était piétiné. Le peuple ne savait même plus quels dieux servir et adorer'. (12)
Cette dernière phrase est hautement significative : dans une société où la religion était le seul moyen possible de structurer l'existence quotidienne, elle exprime clairement la gravité de la crise sociale. L'Islam appelle cette période de l'histoire de l'Arabie la jahiliyya, ou ère de l'ignorance, et dit que durant cette période, il n'y avait pas de limites à la débauche, à la cruauté, à la pratique d'une polygamie sans limite et au meurtre des nouveau-nés de sexe féminin.
L'Arabie de cette époque était déchirée à la fois par les rivalités de ses propres tribus, en guerre les unes contre les autres et par les menaces et les ambitions des civilisations avoisinantes. D'autres facteurs plus globaux intervenaient. On savait en Arabie que les empires perses et romains avaient de sérieux ennuis, tant internes qu'externes, et étaient près de s'effondrer, et beaucoup y voyaient "la proclamation de la fin du monde' (13). La majeure partie du monde civilisé était aussi au bord du chaos.
Engels a analysé la montée de l'Islam comme "une réaction des Bédouins contre les citadins, puissants mais dégénérés, et qui à cette époque professaient une religion décadente, mélange d'un culte naturaliste dépravé avec le judaïsme et le christianisme' (14).
Né à La Mecque en 570 après J.C., mais élevé en partie dans le désert par des Bédouins, et profondément influencé par les courants intellectuels venus du monde entier qui inondait l'Arabie, et plus spécialement le Hedjaz, Mahomet, homme réfléchi et enclin à la méditation, était le vecteur idéal pour résoudre la crise des relations sociales qui frappait sa ville et sa région. Le commencement de son ministère en 610, fit de lui l'homme de la situation.
L'Arabie entière était mûre pour le changement ; elle était en condition pour qu'émerge un État pan-arabe, capable de surmonter le séparatisme tribal et plaçant la société sur de nouvelles fondations économiques, et par là sociales et politiques. L'Islam prouva qu'il était l'instrument parfaitement adapté pour accomplir cela. Mahomet enseigna aux Arabes que le chaos grandissant de leur société résultait du fait qu'ils s'étaient détournés des lois de Dieu (la Shari'a). Ils devaient se soumettre à ces lois s'ils voulaient échapper à la damnation éternelle. La nouvelle religion dénonça la cruauté et les luttes inter-tribales, déclarant non seulement que les Musulmans étaient tous frères, mais qu'en tant qu'hommes et femmes ils avaient l'obligation de s'unir. L'Islam (littéralement soumission à Dieu) proclama que c'était Dieu lui-même (Allah) qui demandait cela. L'Islam mit hors-la-loi la débauche (l'alcool, les jurons et les jeux d'argent furent prohibés), la cruauté fut interdite (par exemple, les propriétaires d'esclaves furent encouragés à les libérer), la polygamie fut limitée à quatre épouses pour chaque croyant de sexe masculin (chacune d'entre elles devant être traitée avec équité - ce qui conduisit certains à affirmer que cette pratique était en réalité hors-la-loi), les hommes et les femmes tenaient des rôles sociaux différents, mais une femme était autorisée à travailler et à choisir elle-même son mari et le meurtre était strictement interdit, y compris l'infanticide. L'Islam enseigna aussi aux Arabes qu'il n'était pas suffisant de prier et d'éviter le péché ; la soumission à Dieu signifiait que toutes les sphères de l'existence devaient être soumises à la volonté de Dieu, c'est-à-dire que l'Islam offrait un cadre pour chaque chose, incluant la vie économique et politique d'une société.
Dans les conditions de l'époque, il n'est pas surprenant que cette nouvelle religion ait attiré très tôt de nombreux fidèles, une fois que les tentatives des classes dominantes de La Mecque pour la détruire physiquement eurent échoué. Elle fut l'instrument idéal pour renverser la société arabe et les sociétés environnantes. Mais l'époque dorée musulmane ne pouvait durer toujours. Il advint que les successeurs de Mahomet, les Califes - choisis pour diriger le monde musulman en fonction de leur supposée fidélité au message de Mahomet - furent en fait remplacés par des dynasties de dirigeants de plus en plus corrompus, qui revendiquaient cette charge comme étant héréditaire. Cette transformation fut complète lorsque la dynastie des Omeyyades accéda au Califat (680-750). Cependant, il est clair que lors de son surgissement, l'Islam exprimait une avancée dans l'évolution historique, et c'est de cela qu'il tire sa force originale et la profondeur de sa vision. Et même si, inévitablement, la civilisation musulmane médiévale ne réussit pas à vivre selon les idéaux de Mahomet, elle constitua pourtant un cadre pour des avancées fulgurantes dans le domaine de la médecine, des mathématiques et d'autres branches du savoir humain. Bien que le despotisme oriental sur lequel elle était fondée devait la conduire à l'impasse stérile à laquelle ce mode de production la condamnait, lorsqu'elle eut atteint le sommet de son développement, elle fit apparaître la société féodale occidentale, en comparaison, comme fruste et obscurantiste. Classiquement, ceci est symbolisé par l'énorme fossé culturel qui séparait Richard C?ur de Lion et Saladin à l'époque des croisades (15). On pourrait même ajouter que le fossé est encore plus large entre la culture musulmane à son zénith et l'obscurantisme que représente le fondamentalisme de nos jours.
Les Bolcheviks et le "nationalisme musulman'Mais si les marxistes peuvent reconnaître un côté progressiste à l'Islam à ses origines, comment ont-ils analysé son rôle dans une période de révolution prolétarienne, où toutes les religions sont devenues un obstacle réactionnaire à l'émancipation de l'humanité ? Il est instructif d'examiner brièvement la politique des Bolcheviks dans ce domaine.
Moins d'un mois après la victoire de la révolution d'octobre 1917, les Bolcheviks ont diffusé une proclamation, A tous les ouvriers musulmans de Russie et de l'Est dans laquelle ils déclaraient être du côté des "ouvriers musulmans dont les mosquées et les lieux de culte avaient été détruits, dont la foi et les traditions avaient été piétinées par les Tsars et les oppresseurs de la Russie'. Les Bolcheviks s'engageaient ainsi : "Vos croyances et vos coutumes, vos institutions nationales et culturelles sont pour toujours libres et inviolables. Sachez que vos droits, comme ceux des autres peuples de Russie, sont sous la haute protection de la Révolution et de ses organes, les Soviets des ouvriers, soldats et paysans'.
Une telle politique signifiait un changement radical par rapport à celle des Tsaristes, qui avaient essayé de façon systématique et par la force (souvent par la violence) d'assimiler les populations musulmanes, après la conquête de l'Asie centrale, à partir du 16ème siècle. Rien d'étonnant alors que, par réaction, les populations musulmanes de ces régions se soient accrochées à l'Islam, leur héritage religieux et culturel. A quelques notables exceptions près, les Musulmans d'Asie centrale ne participèrent pas activement à la Révolution d'octobre, qui fut essentiellement une affaire russe :'Les organisations nationales musulmanes restèrent des spectateurs indifférents à la cause bolchevique' (16). Sultan Galiev, le "communiste musulman" qui joua un rôle important, déclara quelques années après la Révolution : "En faisant le bilan de la Révolution d'octobre et de la participation des Tatars, nous devons admettre que les masses laborieuses et les couches déshéritées tatares n'y ont pris aucune part.' (17)
L'attitude des Bolcheviks envers les Musulmans d'Asie centrale fut déterminée par des impératifs à la fois d'ordre interne et externe. D'une part, le nouveau régime devait s'accommoder de cette situation : les terres de l'ancien empire des Tsars étaient dans leur immense majorité musulmanes. Les Bolcheviks étaient convaincus que ces terres d'Asie centrale étaient essentielles, à la fois stratégiquement et économiquement, à la survie de la Russie révolutionnaire. Lorsque des nationalistes musulmans se révoltèrent contre le nouveau Gouvernement de Moscou, la réponse des autorités, dans la plupart des cas, fut de prendre des mesures brutales. A la suite d'une rébellion au Turkestan, par exemple, la réponse des unités militaires du Soviet de Tashkent fut de raser la ville de Koland. Lénine y envoya une commission spéciale, en novembre 1919, pour, dit-il, "restaurer des relations correctes entre le régime soviétique et les peuples du Turkestan' (18).
Un exemple de cette approche vers les problèmes que posaient ces régions musulmanes, fut la création par les Bolcheviks de l'organisation Zhendotel (Département des femmes ouvrières et paysannes) pour travailler parmi les femmes musulmanes en Asie centrale soviétique. Zhendotel centra plus particulièrement son action sur le problème de la religion dans cette région très en retard économiquement. Il convient de noter qu'à ses débuts, Zhendotel eut une approche pleine de patience et de sensibilité envers les délicats problèmes auxquels il était confronté. Les membres féminins de l'organisation portaient même le paranja (un voile islamique couvrant complètement la tête et le visage) au cours de discussions tenues avec des femmes musulmanes.
Alors que quelques organisations nationalistes musulmanes se rallièrent pour un temps à la contre-révolution pendant la guerre civile de 1918-1920, la plupart en vinrent à accepter à contre c?ur le régime bolchevique, qui leur apparut comme un moindre mal, après avoir souffert des exactions des armées blanches de Dénikine. Beaucoup de ces "nationalistes musulmans" rejoignirent le Parti communiste, et nombreux sont ceux qui occupèrent des postes de haut rang au gouvernement. Cependant, seul un petit nombre semble avoir été convaincu par la validité du marxisme. Le célèbre Tatar Sultan Galiev fut représentant bolchevique au Commissariat central musulman (formé en janvier 1918), membre du Collège interne du Commissariat du peuple aux nationalités (Narkomnats), rédacteur en chef de la revue Zhin" Natsional'nostey, professeur à l'Université des Peuples de l'est, et dirigeant de l'aile gauche des "Nationalistes musulmans'. Mais même cette figure emblématique des éléments recrutés parmi les nationalistes musulmans, fut au mieux un "communiste national" comme il se désigna lui-même dans le journal tatar Qoyash (Le Soleil) en 1918, expliquant son adhésion au Parti bolchevique en octobre 1917 en ces termes : "Je suis venu au Bolchevisme par l'amour de mon peuple qui pèse si lourdement sur mon c?ur' (19).
D'autre part, les Bolcheviks comprirent que leur révolution, pour survivre, avait besoin que les ouvriers des autres pays la rejoignent. L'échec des révolutions dans les pays occidentaux développés (en particulier en Allemagne), les conduisit à se tourner de plus en plus vers la possibilité d'une vague "nationaliste révolutionnaire" en Orient. Cette politique n'avait rien de prolétarien, mais comme les premiers signes d'un recul de la vague révolutionnaire se faisaient sentir, et compte tenu de l'isolement grandissant de la révolution russe, les Bolcheviks inclinaient de plus en plus vers cette vision opportuniste, pensant qu'elle conduirait à une révolution prolétarienne. Mais pour le moment, la "question d'Orient" - le soutien aux luttes de "libération nationale" au Moyen-Orient et en Asie - était vue comme le moyen de libérer la Russie soviétique de l'emprise de l'impérialisme britannique.
L'Internationale communiste et le mouvement pan-islamiqueC'est dans ce contexte que les Bolcheviks furent conduits à faire évoluer l'attitude de l'Internationale communiste envers les mouvements panislamiques. Lors de son deuxième congrès en 1920, l'IC manifesta que les énormes pressions exercées par les forces de la contre-révolution, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la Russie, commençaient à le faire plier. Des concessions à la ligne opportuniste furent faites, dans le vain espoir de diminuer l'hostilité du monde capitaliste envers la société soviétique. Les communistes furent obligés de s'organiser au sein des syndicats bourgeois, de rejoindre les partis socialistes et travaillistes, ouvertement pro-impérialistes, et d'appuyer les soi-disant "mouvements de libération nationale" dans les pays sous-développés. Les "Thèses sur la question nationale et coloniale" - servant à justifier le soutien aux "mouvements de libération nationale" - furent préparées par Lénine pour le congrès et adoptées avec seulement trois abstentions.
Cependant, le deuxième congrès traça les grandes lignes de la collaboration avec les Musulmans. Dans ses "Thèses', Lénine déclarait : "Il est nécessaire de lutter contre les mouvements panislamiques et pan-asiatiques, et autres tendances similaires, qui essaient de combiner la lutte de libération contre l'impérialisme européen et américain avec le renforcement du pouvoir de l'impérialisme turc et japonais ainsi que des potentats locaux, grands propriétaires, hauts dignitaires religieux, etc.' (20)
Bien qu'il votât la résolution, Sneevliet, représentant des Indes orientales néerlandaises (actuellement l'Indonésie), affirma qu'une organisation de masse islamiste et radicale y était présente. Sneevliet déclara que Sarekat Islam (L'Union islamique), avait acquis un "caractère de classe", en adoptant un programme anticapitaliste. Ces "hadjis communistes" (hadjis désignant ceux qui ont fait le pèlerinage à La Mecque), insistait-il, étaient nécessaires à la révolution communiste (21). Ceci n'était que la continuation de la politique développée par l'ancienne Union social-démocrate indonésienne (ISDV), qui plus tard constitua la majeure partie du Parti communiste indonésien (PKI), formé en mai 1920. Dès le début, les marxistes indonésiens eurent une relation ambiguë avec l'Islam radical, comme le CCI l'a déjà souligné :
"Des membres indonésiens de l'ISDV, étaient en même temps membres, et même dirigeants du mouvement islamique. Au cours de la guerre (première guerre mondiale), l'ISDV recruta un nombre considérable d'Indonésiens membres du Sarekat Islam, qui en comptait quelque 20 000? Cette politique préfigura, sous une forme embryonnaire, la politique adoptée en Chine après 1921 - avec l'encouragement de la part de Sneevliet et de l'Internationale communiste - de former un front uni, conduisant même à la fusion d'organisations nationalistes et communistes (le Kuomintang et le PC chinois) (...) Il est significatif qu'au sein de l'Internationale communiste, Sneevliet représentait à la fois le PKI et l'aile gauche de Sarekat Islam. Cette alliance avec la classe bourgeoise indigène musulmane devait durer jusqu'en 1923" (22).
Le Congrès de Bakou des Peuples d'OrientLa première application de ces "Thèses sur la question nationale et coloniale" fut ce qu'on appela le Congrès des peuples de l'Orient, tenu à Bakou (Azerbaïdjan) en septembre 1920, peu après la clôture du second congrès de l'Internationale communiste. Au moins un quart des délégués à la conférence n'étaient pas communistes, et parmi eux il y avait des bourgeois nationalistes et panislamistes, ouvertement anticommunistes. A cette conférence, présidée par Zinoviev, on appela à la "guerre sainte" (les termes mêmes de Zinoviev) contre les oppresseurs étrangers et de l'intérieur, pour des gouvernements ouvriers "et paysans" à travers le Moyen-Orient et l'Asie, dans le but d'affaiblir l'impérialisme, particulièrement l'impérialisme britannique.
L'objectif des Bolcheviks était d'établir une "indéfectible alliance" avec ces éléments disparates, dans le but principal de desserrer l'encerclement de la Russie établi par l'impérialisme. Toute la substance opportuniste de cette politique fut exposée par Zinoviev lors de la session d'ouverture du congrès, quand il décrivit l'ensemble des délégués à la conférence, et à travers eux les mouvements et les États qu'ils représentaient, comme la "deuxième épée" de la Russie, et que la Russie "considérait comme des frères et des camarades de combat" (23). Ce fut la première conférence "anti-impérialiste" (c'est-à-dire interclassiste) jamais tenue au nom du communisme.
John Reed, pionnier du communisme aux États-Unis, fut rendu malade par les travaux de ce congrès, auquel il assista. Angelica Balabanova (24) raconte dans son livre "Ma vie de rebelle", comment "Jack (John Reed) parla avec amertume de la démagogie et de l'apparat qui avaient caractérisé le congrès de Bakou, ainsi que de la manière dont les populations indigènes et les délégués d'Extrême-Orient avaient été traités" (25). Un "Appel du parti communiste des Pays-Bas aux peuples de l'Orient représentés à Bakou" apparaît dans l'édition en français des travaux du congrès et il fut certainement distribué aux délégués. Cet appel affirmait que des "milliers d'Indonésiens" s'étaient trouvés "réunis dans le combat commun contre les oppresseurs hollandais" par le mouvement pan-islamique Sarekat Islam, et que ce mouvement se joignait à lui pour saluer le congrès.
Au cours du congrès, Radek, du Parti bolchevique, évoqua ouvertement l'image des armées conquérantes des anciens sultans ottomans musulmans, déclarant : "Nous faisons appel, camarades (sic), aux sentiments guerriers qui inspirèrent jadis les peuples de l'Orient, quand, guidés par leurs grands conquérants, ils s'avancèrent vers l'Europe" (26). Moins de trois mois après le congrès de Bakou, qui avait salué le nationaliste turc Mustapha Kemal (Kemal Atatürk) celui-ci assassinait tous les dirigeants du Parti communiste turc. Pour son quatrième congrès, l'Internationale communiste avait poussé encore plus loin la révision de son programme. En introduisant les "Thèses sur la question d'Orient", qui furent adoptées à l'unanimité, le délégué hollandais van Ravensteyn, déclara que "l'indépendance de l'ensemble du monde oriental, l'indépendance de l'Asie, des peuples musulmans signifiait en soi la fin de l'impérialisme occidental". Auparavant, au cours du congrès, Malaka, délégué des Indes orientales néerlandaises, avait déclaré que les communistes avaient travaillé dans cette région en lien étroit avec Sarekat Islam, jusqu'à ce que des dissensions les séparent en 1921. Malaka affirma que l'hostilité envers le mouvement pan-islamique, exprimée par les Thèses du deuxième congrès, avait affaibli les positions des communistes. Ajoutant son soutien à la collaboration serrée avec le mouvement pan-islamique, le délégué de Tunisie nota que, contrairement aux PC anglais et français qui ne faisaient rien sur la question coloniale, au moins les panislamistes unifiaient les Musulmans contre leurs oppresseurs (27).
Les conséquences de la politique opportuniste des BolcheviksLe tournant opportuniste des Bolcheviks et de l'Internationale communiste sur la question coloniale se fondait, pour une large part, sur cette idée qu'il fallait trouver des alliés pour lutter contre l'encerclement de la Russie soviétique par l'impérialisme. Les gauchistes, pour faire l'apologie de cette politique, avancent aujourd'hui comme argument qu'elle a aidé l'Union soviétique à survivre ; mais, comme l'a reconnu la Gauche communiste italienne dans les années 30, le prix à payer pour cette survie a été la complète modification de ce que représentait le pouvoir des Soviets : de bastion de la révolution mondiale, il était devenu maintenant un acteur dans le jeu impérialiste mondial. Les alliances avec les bourgeoisies des colonies lui ont permis de s'intégrer dans ce jeu, mais cela s'est fait aux dépens des exploités et des opprimés de ces régions : ceci est clairement illustré par la faillite de la politique de l'Internationale communiste en Chine en 1925-1927.
L'abandon de la méthode marxiste rigoureuse sur cette question de l'Islam ne fut en fait qu'une partie d'un cours plus général vers l'opportunisme. C'est encore de nos jours une justification théorique à l'attitude ouvertement contre-révolutionnaire du gauchisme moderne, qui ne cesse de nous présenter Khomeini, Ben Laden et consorts comme combattant l'impérialisme, même si la forme de leur combat et leurs idées sont quelque peu erronées.
Il faut aussi noter que cette tentative de flatter les nationalistes musulmans a été combinée à un faux radicalisme qui a cherché à éradiquer la religion à travers des campagnes démagogiques. Ceci est une caractéristique particulière du stalinisme lors de son "virage à gauche", à la fin des années 1920.
Au cours de cette période, la patience et la sensibilité dont avait fait preuve Zhendotel furent abandonnées pour des campagnes forcenées en faveur du divorce et contre le port du voile. En 1927, d'après un rapport de Trotsky (28) : "On tint des meetings de masse au cours desquels des milliers de participantes scandaient :'A bas le paranja !' déchiraient leur voile qu'elles imbibaient de paraffine et brûlaient? Protégées par la police, des groupes de femmes pauvres parcouraient les rues, arrachant le voile des femmes plus riches, cherchant la nourriture cachée et pointant du doigt celles et ceux qui se cramponnaient aux pratiques traditionnelles qui étaient alors déclarées criminelles? Le jour suivant, ces actions sectaires et brutales furent payées au prix du sang : des centaines de femmes sans voiles furent massacrées par leurs familles, et cette réaction fut exacerbée par le clergé musulman, qui vit dans les récents tremblements de terre la punition d'Allah pour les refus de porter le voile. D'anciens rebelles Basmachis se rassemblèrent en une organisation secrète contre-révolutionnaire, le Tash Kuran, qui se développa grâce à leur engagement à préserver les valeurs et les coutumes locales (le Narkh)."
Tout ceci était aussi éloigné des méthodes originelles de la Révolution d'octobre que l'était le congrès de Bakou avec son charabia sur la Guerre sainte. La grande force des Bolcheviks en 1917 avait été leur engagement dans le combat contre les idéologies étrangères au prolétariat, en développant sa conscience de classe et ses propres organisations. Ceci demeure la seule base pour contrer l'influence de la religion et des autres idéologies réactionnaires.
Les Islamistes : à l'origine un courant marginalDe ce qui précède, nous pouvons voir que le problème de "l'Islam politique" n'est pas nouveau pour le prolétariat.
En fait, tous les groupes islamistes "modernes" trouvent leurs racines dans le mouvement des Frères musulmans (Ikhwan al-Muslimuun), la première organisation islamiste moderne importante, qui fut fondée en Égypte en 1928, et depuis s'est répandue dans plus de 70 pays. Leur fondateur, Hassan al-Banna, proclama la nécessité pour les Musulmans de "retourner dans le droit chemin" de l'Islam sunnite orthodoxe, à la fois comme antidote à la corruption croissante depuis le califat des Omeyyades, et pour "libérer" le monde musulman de la domination occidentale. Ce combat pourrait conduire à l'établissement d'un authentique État islamique, qui seul pourrait résister contre l'Occident.
Les Frères prétendaient suivre les traces d'Ahmed ibn Taymiyyah (1260-1327), qui s'opposa aux tentatives des penseurs musulmans hellénisés de réduire l'Islam et ses règles de gouvernement à de simples fonctions de la raison humaine. D'après Ibn Taymiyyah, un dirigeant musulman avait l'obligation d'imposer à ses sujets les lois de Dieu si nécessaire. L'Islam d'Ibn Taymiyyah se proclamait très pur, débarrassé de tous ses ajouts modernes. Les Frères musulmans modelèrent leur mouvement sur celui des Salafiyyah (purification) puritains des dix-septième et dix-neuvième siècles, qui eux aussi tentèrent d'appliquer les idées d'Ibn Taymiyyah.
En fait, la clef du succès des Frères musulmans réside dans leur extrême flexibilité tactique, étant préparés à travailler avec n'importe quelle institution (parlement, syndicat?) ou organisation (staliniens, libéraux?) qui pourrait mettre en avant leurs projets de "ré-islamisation" de la société. Pour Al-Banna, il était de toute façon clair que l'État islamique que son mouvement recherchait, interdirait toutes les organisations politiques. Sayyed Qoutb, qui succéda à Al-Banna comme leader du mouvement en 1948 (29), dénonçait de la même façon "l'idolâtrie socialiste ou capitaliste", c'est-à-dire le fait de mettre en avant des objectifs politiques avant les lois de Dieu. Il ajoutait : "Il est nécessaire de rompre avec la logique et les coutumes de la société qui nous entoure, de construire le prototype de la future société islamique avec les "vrais croyants", puis, au moment opportun, engager la bataille contre la nouvelle jahiliyya".
Vers 1948, le mouvement s'était considérablement accru, comptant entre trois cent et six cent mille militants pour la seule Égypte. Il survécut à une féroce répression de l'État, fin 1948, début 1949, et se reconstitua. Il fut, pendant une courte période, l'allié de Nasser et de son Mouvement des Officiers Libres, qui fomenta un coup d'État en juillet 1952. Une fois au pouvoir, Nasser emprisonna de nombreux Frères musulmans et mit ce mouvement hors la loi. Bien qu'en principe encore interdit, le mouvement a pu envoyer des députés au parlement et contrôle un certain nombre d'organisations non gouvernementales islamiques. Il rencontre un soutien grandissant auprès des masses urbaines défavorisées en proposant des services sociaux qui ne sont pas fournis par l'État.
Le succès des Frères musulmans est une constante référence pour des groupes "fondamentalistes" plus récents - dont la plupart s'en sont séparés, proclamant qu'ils ont modéré leur discours depuis qu'ils ont gagné le support des masses et quelques sièges au parlement. Des groupes qui s'en inspirent existent partout dans le "monde musulman" - non seulement au Moyen-Orient mais aussi en Indonésie et aux Philippines, et même dans d'autres pays où les Musulmans ne forment pas la majorité de la population. Cependant, d'une façon générale, ces groupes ressemblent plus aux Frères musulmans des origines (prônant la violence terroriste), qu'à la force relativement modérée qu'ils sont devenus. Et, dans tous les cas, ces groupes ne peuvent exister que grâce au soutien matériel fourni par l'un ou l'autre des États qui les manipulent au bénéfice de leurs propres objectifs en matière de politique étrangère. C'est comme cela que fut fondé à Gaza le Hamas (Mouvement de la Résistance islamique) par Israël, qui espérait en faire un contre poids à l'OLP. Mais à la fois le Hamas et l'organisation du Djihad islamique ont coopéré avec l'OLP et d'autres organisations nationalistes palestiniennes - elles mêmes manipulées à leur tour par des puissances étrangères comme la Syrie ou l'ancienne Union soviétique. En Algérie, le GIA (Groupe islamiste armé) reçoit plus ou moins ouvertement des fonds et de l'aide des États-Unis, qui s'efforcent, par là, d'affaiblir la concurrence que fait la France à la seule superpuissance restante. Récemment, en Indonésie, des groupes islamistes ont été manipulés par des fractions politico-militaires pour successivement mettre en place et renverser le Président. Plus connue encore, la création au Pakistan par les États-Unis du mouvement des Talibans d'Afghanistan, qui furent, avec succès, dressés contre leurs anciens alliés islamistes, les diverses fractions moudjahidines qui entraînaient l'Afghanistan vers le chaos total. Les États-Unis ont aidé activement Oussama Ben Laden dans sa lutte contre l'impérialisme russe, fournissant un support au groupe maintenant connu sous le nom d'Al Qaïda.
D'autres variantes du modèle original sont fournies par des groupes dont les membres sont issus de la secte musulmane Chi'a. État chiite le plus peuplé, l'Iran a été la source de ces variantes, qui incluent des groupes présents dans de nombreux pays, notamment au Liban et en Irak. L'Iran lui-même est souvent décrit comme un État où le "fondamentalisme est au pouvoir", mais ceci est trompeur, car le régime s'est mis en place plus pour combler un vide que sous l'action d'un groupe "islamiste". Il est certain que dans ses premières années, le régime de Khomeini a établi avec succès, par des actions de masse, un support populaire envers l'État, proposant un impossible "retour" aux conditions de l'Arabie du 7ème siècle. Cependant, il est important de comprendre que les mollahs d'Iran (le clergé) ne sont venus au pouvoir que grâce à l'extrême faiblesse du prolétariat iranien : les ouvriers de l'industrie pétrolière, par exemple, ont été en grève pendant un total de six mois, paralysant cette industrie clef pour l'Iran, dans le but d'abattre le régime du Shah. Seule force d'opposition ayant des objectifs politiques clairs et capable de fonctionner dans la légalité, les mollahs ont pris le contrôle de la mobilisation confuse contre le Shah. Cependant, il faut noter que les partisans de Khomeini n'ont pris le pouvoir qu'après une déformation fondamentale de la doctrine chiite : depuis la disparition du dernier dirigeant chiite, il y a plusieurs siècles, les croyants chiites doivent s'opposer résolument à tout pouvoir politique temporel (30).
Une fois au pouvoir, en février 1979, les mollahs ont saisi toute opportunité pour étendre leur influence vers les autres pays, en entraînant, armant et fournissant une base aux groupes islamistes chiites agissant dans ces pays, comme la milice du Hezbollah (parti de Dieu) au Liban, qui a toujours soutenu Khomeini. Elle en a été remerciée par une importante aide matérielle de l'Iran, à partir de 1979, ainsi que de la Syrie son alliée.
L'Afghanistan a fourni d'autres variantes, au moins une pour chaque groupe ethnique important composant ce pays. Bien que tous ces groupes afghans partagent cette notion d'un État unitaire islamique (en fait "islamiste"), il leur a été extrêmement difficile de rester unis pendant longtemps, même et surtout après l'élimination de concurrents communs. Les luttes intestines meurtrières qui ont suivi l'effondrement du régime pro-russe en 1992, ont convaincu l'impérialisme US de cesser de les soutenir et de créer une nouvelle force plus unitaire, les Talibans, qui pourraient constituer un régime stable pro-US. Toutes ces fractions islamistes disparates d'Afghanistan se sont rendu coupables de massacres collectifs, des plus horribles actes de cruauté, tels que viols, tortures, mutilations et massacres d'enfants, sans oublier leur rôle dans le commerce international de la drogue, qui a fait de l'Afghanistan le plus grand exportateur d'opium brut dans le monde.
Il n'est pas possible, faute de place de décrire la totalité de ces groupes et toutes leurs imbrications. Mais comme nous l'avons vu, les Frères musulmans ont constitué le paradigme, le modèle pour le "fondamentalisme islamique" moderne. Différentes versions de ce mouvement existent, aussi bien chiites que sunnites, mais aucune d'entre elles ne s'oppose vraiment au capitalisme et à l'impérialisme : elles font partie intégrante du monde "civilisé".
Le fondamentalisme : un rejeton de la civilisation capitaliste agonisanteConfrontés à la propagande bourgeoise qui nous parle d'un "choc de civilisations', d'un combat à mort entre "l'Occident" et "l'Islam militant", propagande véhiculée aussi bien par les occidentaux que par les partisans de Ben Laden, il est très important de montrer que l'Islamisme actuel, est un pur produit de la société capitaliste en pleine époque de sa décadence.
Ceci est d'autant plus important que la véritable nature des mouvements islamistes n'est pas clairement comprise par les groupes du milieu politique prolétarien. Dans un récent article (31) de sa revue Revolutionary Perspectives, le BIPR soutient que l'Islamisme est le reflet de l'incapacité du capitalisme à éliminer complètement les vestiges précapitalistes, et aussi qu'il n'y a jamais eu de réelle "révolution bourgeoise" dans le monde musulman. L'article continue ainsi : "Contrairement à certaines hypothèses selon lesquelles l'Islamisme n'est qu'un pur réflet du mode de production capitaliste, il n'en est rien. Il est l'expression confuse de la coexistence d'au moins deux modes de production."
Toujours d'après cet article, l'Islamisme "est devenu une idéologie capable de maintenir l'ordre capitaliste avec des mesures idéologiques et culturelles non capitalistes". Il est affirmé que : "Contrairement au Christianisme, l'Islam n'a pas suivi un long processus de sécularisation et d'éclaircissement? Le monde musulman est resté relativement inchangé au sens historique, et a réussi, même à l'ère du capitalisme, à garder sa vieille identité, car le capitalisme n'a pu ni voulu éliminer les structures précapitalistes de la société : en conséquence, Dieu n'est pas mort en Orient."
Comme preuve à ces affirmations, l'article parle de la perpétuation de ce qu'il appelle "l'ancienne communauté du clergé maintenant des liens serrés avec le Bazar'", qui a "réussi à ne pas se laisser ébranler" par la pression de la modernisation. En conséquence, l'article maintient que "le monde musulman doit contenir en son sein deux modes de production et deux cultures". L'Islamisme tire sa force de cette dualité, qui lui permet d'apparaître comme une alternative au capitalisme d'État. Bien qu'étant "une pièce maîtresse de l'ordre capitaliste", l'Islamisme, ajoute l'article, "est ironiquement en contradiction avec ce même ordre, à certains niveaux". C'est une erreur. Il est vrai qu'aucun mode de production n'existe de façon totalement pure. L'esclavage a existé à différentes époques, dans toutes les formes de sociétés de classe. L'Angleterre, État capitaliste le plus ancien, n'en a pas encore totalement terminé avec son "aristocratie", et cela pour ne donner que deux exemples. Il est vrai, également, que la pénétration du capitalisme dans les régions dominées par la religion musulmane se fit tardivement et de façon incomplète, et qu'elles n'ont pas connu l'équivalent d'une révolution bourgeoise. Mais, quels que soient les vestiges du passé qui subsistent et pèsent dans ces régions, celles-ci sont totalement sous la domination de l'économie capitaliste mondiale, et font partie d'elle.
Le Bazar, dans le monde musulman, n'est pas une institution en dehors du capitalisme, pas plus que cette relique vivante qu'est la Reine d'Angleterre ou cet autre reste de la féodalité qu'est le Pape Jean Paul II ne le sont. En fait, les bazaris, les marchands capitalistes du Bazar de Téhéran, ont représenté un appui important à la poussée de Khomeini en 1978-1979 en Iran, et restent encore une fraction capitaliste d'importance vitale. Les désaccords - qui s'expriment parfois de façon violente - entre les bazaris et d'autres fractions du régime iranien, plus sécularisées ou influencées par l'Occident, représentent des contradictions au sein du capitalisme. Bien que ces conflits puissent affaiblir l'économie capitaliste du pays, ils sont, pour la bourgeoisie dans son ensemble, un immense bénéfice politique, car ils détournent le prolétariat iranien de son terrain de classe, vers cette fausse alternative : appuyer la fraction "réformiste" ou la fraction "radicale" du capital iranien. Nous voilà très loin "des mesures idéologiques et culturelles non capitalistes" dont parle l'article du BIPR.
De plus, en Iran, les relations entre les bazaris et les dirigeants politiques sont plus fortes que nulle part ailleurs, ceci étant dû à l'histoire de ce pays et à la forme d'Islam qui y est pratiquée, de telle sorte qu'on ne peut utiliser cet exemple pour prouver que l'Islamisme a quelque chose de "précapitaliste". Au contraire, le point commun des pays musulmans est leur utilisation très efficace des aspects de la société émanant d'un passé précapitaliste au service des besoins très actuels des capitalistes modernes. C'est pourquoi, la famille royale saoudienne, Gamal Nasser, les fractions politiques indonésiennes et autres représentants de la riche classe capitaliste, ont tour à tour utilisé et rejeté les groupes islamistes, tout à fait capitalistes bien que réactionnaires, et qui, en paroles, voulaient réintroduire la société précapitaliste, pour préparer leur chemin vers le pouvoir. Et il ne peut en être autrement. Partout dans le monde, les fractions capitalistes ne se sont jamais gênées pour mobiliser les éléments les plus rétrogrades afin d'atteindre leurs propres objectifs, bien modernes, et ce d'autant plus dans la période de décomposition. Le capitalisme allemand l'a prouvé en utilisant Hitler. Tout comme les Frères musulmans, les partisans de Khomeini et d'Oussama Ben Laden ainsi qu'Adolf Hitler ont constitué un mélange confus de vieux restes réactionnaires précapitalistes pour servir les intérêts de leur classe dominante. Sous cet aspect, l'Islamisme n'est pas différent. L'Islamisme emprunte en fait énormément à l'idéologie nazie, en particulier en adoptant sans réserve l'idée d'une conspiration juive mondiale. De plus, ces relents de racisme accentuent la contradiction entre l'Islamisme et les enseignements originels du Coran, qui prêchait la tolérance envers les autres "Peuples du Livre".
Sous toutes ses formes, l'Islamisme n'est nullement en contradiction avec le capital. Il est certes le reflet du retard économique et social des pays musulmans, mais il fait partie intégrante du système capitaliste, et, par dessus tout, de sa décadence et de sa décomposition. Nous pouvons aussi ajouter que loin d'être en opposition au capitalisme d'État, l'idée d'un État islamique, qui justifie l'intervention de l'État dans chaque aspect de la vie sociale, est un vecteur idéal pour le capitalisme d'État totalitaire, qui est la forme caractéristique que prend le capital à l'époque de sa décadence.
Le fondamentalisme islamique s'est développé comme une idéologie d'une partie de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie dans leur combat contre les puissances coloniales et leurs valets. Il est resté un mouvement minoritaire jusqu'à la fin des années 1970, les mouvements nationalistes imprégnés d'idéologie stalinienne étant alors sur le devant de la scène. Ces mouvements ont atteint une force réelle dans des pays où la classe ouvrière est relativement peu nombreuse, où elle est récente et inexpérimentée. Les Islamistes se proclament eux-mêmes "les champions des peuples opprimés" (Khomeini). En Iran, par exemple, les partisans de Khomeini ont réussi à attirer la masse des habitants misérables des taudis de Téhéran dans leur mouvement, à la fin des années 1970, en se proclamant de façon mensongère les champions de leurs intérêts et en les appelant mustazifin, un terme religieux désignant les miséreux et les opprimés. Le capitalisme décadent, en s'enfonçant encore plus dans la misère de la décomposition n'a fait qu'exacerber les conditions de vie de ces couches. La marginalisation des Islamistes à leurs débuts travaille maintenant en leur faveur, et ils peuvent apparaître plus crédibles quand ils proclament que si toutes les idéologies non religieuses (de la démocratie au marxisme en passant par le nationalisme) ont échoué, c'est parce que les masses ont ignoré les lois de Dieu. La même raison a été évoquée par les Islamistes en Turquie pour "expliquer" le tremblement de terre en août 1999, comme auparavant par les Islamistes égyptiens pour un tremblement de terre dans les années 1980.
Ce genre de mystification attire facilement les couches de la population les plus touchées par la pauvreté et le désespoir. Aux petits bourgeois ruinés, aux habitants des taudis sans espoir de travail, et même à des éléments de la classe ouvrière, il offre le mirage d'un "retour" vers cet État parfait que la légende attribue à Mahomet, qui était supposé protéger les pauvres et empêcher les riches de faire trop de profits. En d'autres termes, cet État est présenté comme l'ordre social "anticapitaliste" par excellence. D'une manière typique, les groupes islamistes se prétendent ni capitalistes ni socialistes, mais "islamiques', et combattent pour l'établissement d'un État islamique sur le modèle de l'ancien Califat. Toute cette argumentation repose sur une falsification de l'Histoire : cet État musulman d'origine a existé bien avant l'époque capitaliste. Il était fondé sur une forme d'exploitation de classe mais, celle-ci, à l'instar du féodalisme occidental, n'a pas permis le développement des forces productives comme l'a fait le capitalisme. Mais aujourd'hui, chaque fois qu'un groupe islamiste radical prend le contrôle d'un État, il n'a pas d'autre alternative que de devenir le gardien chargé de maintenir les relations sociales capitalistes, et d'essayer de maximiser le profit à l'échelle de l'état-nation. Les mollahs iraniens, pas plus que les Talibans, n'ont pu échapper à cette loi d'airain.
Ce faux "anticapitalisme" s'accompagne d'un tout aussi faux "internationalisme musulman" : les groupes islamistes radicaux prétendent souvent ne faire allégeance à aucune nation particulière et appellent à la fraternité et à l'unité des musulmans à travers le monde. Ces groupes se décrivent, et ceux qui leurs sont opposés font de même, comme quelque chose d'unique - comme une idéologie et un mouvement qui transcendent les frontières nationales pour former un nouveau "bloc" effrayant, menaçant l'Occident de la même manière que l'ancien bloc "communiste". Ceci est dû en partie au fait qu'ils sont liés aux réseaux de la criminalité internationale : commerce des armes (incluant certainement des moyens de destructions massives comme les armes chimiques ou nucléaires) et trafic de drogue : l'Afghanistan en est un pivot comme on l'a vu. Dans ce contexte, Ben Laden, "seigneur de la guerre impérialiste", peut être vu par certains comme le nouveau rejeton de la "globalisation", c'est-à-dire du dépassement des frontières nationales. Mais ceci n'est vrai que comme l'expression d'une tendance à la désintégration des unités nationales les plus faibles. L'État "global" musulman n'existera jamais, car il viendra toujours se briser sur le récif de la compétition entre les bourgeoisies musulmanes. C'est pourquoi, dans leur lutte pour poursuivre cette chimère, les moudjahidins sont toujours obligés de se joindre au grand jeu impérialiste, qui demeure le terrain d'affrontement des États nationaux.
Derrière la "guerre sainte", à laquelle appellent les bandes islamistes, se cache en réalité la guerre traditionnelle, et qui n'a rien de "sainte", que se livrent les puissances impérialistes rivales. Les véritables intérêts des exploités et des opprimés du monde entier ne se trouvent pas dans une mythique fraternité musulmane, mais dans la guerre de classe contre l'exploitation et l'oppression dans tous les pays. Ils ne se trouvent pas plus dans un retour au gouvernement de Dieu ni des Califes, mais dans la création révolutionnaire de la première société réellement humaine de l'Histoire.
Dawson (6/1/2002)
Notes :
(1) : Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.
(2) : id.
(3) : 1966, Éditions Ann Harbor.
(4), (5), (6), (7) : ibid.
(8) : Anton Pannekoek, Lénine philosophe.
(9) : ibid.
(10) : M. Rodinson, Mohammed, Ed. Penguin, 1983.
(11), (12), (13) : ibid.
(14) : Lettre d'Engels à Marx, 6 juin 1853.
(15) : Saladin n'était pas seulement plus cultivé que Richard Coeur de Lion , il était aussi plus miséricordieux envers les non-combattants que ne le furent les Croisés, qui se sont illustrés par le massacre de populations entières (surtout des Juifs). Bien que, à la fois ses amis et ses ennemis comparent Ben Laden à Saladin, c'est plutôt aux Croisés qu'il faudrait le comparer, lui qui a déclaré, après le premier attentat à la bombe contre le World Trade Center : 'Tuer les Américains et leurs alliés, civils ou militaires, est un devoir pour tout Musulman'. C'est en ces termes que furent justifiés le massacre du 11 septembre 2001 ainsi que les attentats- suicides contre les civils israéliens.
(16) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Islam in the Soviet Union, Pall Mall Press, 1967.
(17) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Sultan Galiev, Le Père de la révolution tiers-mondiste, Ed. Fayard, 1986.
(18) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Islam in the Soviet Union, Pall Mall Press, 1967.
(19) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Sultan Galiev, Le Père de la révolution tiers-mondiste, Ed. Fayard, 1986.
(20) : Jane Degras, The Communist International 1919-1943 , vol. 1, Franck Cass & Co, 1971.
(21) : The Second Congress of the Communist International, New Park, 1977.
(22) : La Gauche Hollandaise, brochure du CCI.
(23) : Baku Congress of the Peoples of the East, New Park, 1977.
(24) : Angelica Balabanova, My Life as a Rebel.
(25) : voir E.H Carr, A History of Soviet Russia, Macmillan, 1978.
(26) : Baku Congress of the Peoples of the East, New Park, 1977.
(27) : Jane Degras, The Communist International 1919-1943 , vol. 1, Franck Cass & Co, 1971.
(28) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Islam in the Soviet Union, Pall Mall Press, 1967.
(29) : Hassan al Banna fut assassiné par la police secrète égyptienne le 12 février 1949, après l'assassinat par les Frères Musulmans du premier ministre, le 28 décembre 1948.
(30) : Khomeini prétendait qu'un religieux descendant direct de Mahomet pourrait servir de régent d'un État chi'ite islamique, en attendant le 'retour' éventuel du 12ème Imam.
(31) : Revolutionary Perspectives, organe du BIPR, no 23.
Le CCI a tenu récemment une conférence internationale extraordinaire dédiée principalement aux questions d'organisation. Dans notre presse territoriale et dans le prochain numéro de la Revue internationale nous reviendrons sur les travaux de cette conférence. Cela dit, dans la mesure où les questions que celle-ci a abordées avaient de fortes similitudes avec celles que nous avons eu à traiter par le passé, nous avons estimé utile de publier des extraits d'un document interne (adopté unanimement par le CCI) qui avait servi de base au combat pour la défense de l'organisation que nous avons mené en 1993-95 et dont rend compte la Revue internationale n° 82 à propos du 11e congrès du CCI.
Le rapport d'activités présenté au BI plénier ([1] [622]) d'octobre 1993 fait état de l'existence ou de la persistance au sein du CCI de difficultés organisationnelles dans un grand nombre de sections. Le rapport pour le 10e congrès international avait déjà traité amplement de ces difficultés. Il avait en particulier insisté sur la nécessité d'une plus grande unité internationale de l'organisation, d'une centralisation plus vivante et rigoureuse de celle-ci. Les difficultés présentes font la preuve que l'effort réalisé par ce rapport et les débats du 10e congrès, tout en étant indispensables, étaient encore insuffisants. Les dysfonctionnements qui se sont exprimés au cours de la dernière période manifestent l'existence au sein du CCI de retards, de lacunes dans la compréhension des questions, d'une perte de vue du cadre de nos principes en matière d'organisation. Une telle situation nous donne la responsabilité d'aller encore plus au fond des questions qui avaient été soulevées lors du 10e congrès. Il importe en particulier que l'organisation, les sections et tous les militants se penchent une nouvelle fois sur des questions de base et en particulier sur les principes qui fondent une organisation qui lutte pour le communisme (...)
Une réflexion de ce type a été menée en 1981-82 à la suite de la crise qui avait auparavant secoué le CCI (perte de la moitié de la section en Grande-Bretagne, hémorragie d'une quarantaine de membres de l'organisation). La base de cette réflexion avait été donnée par le rapport sur «La structure et le fonctionnement de l'organisation» adopté par la conférence extraordinaire de janvier 1982 (Cf Revue internationale n°33). En ce sens, ce document reste toujours une référence pour l'ensemble de l'organisation ([2] [623]). Le texte qui suit se conçoit comme un complément, une illustration, une actualisation (suite à l'expérience acquise depuis) du texte de 1982. En particulier, il se propose d'attirer l'attention de l'organisation et des militants sur l'expérience vécue, non seulement par le CCI, mais aussi par d'autres organisations révolutionnaires dans l'histoire.
1. L'importance du problème dans l'histoire
La question de la structure et du fonctionnement de l'organisation s'est posée à toutes les étapes du mouvement ouvrier. A chaque fois, les implications d'un tel questionnement ont revêtu la plus haute importance. Ce n'est nullement le fait du hasard. Dans la question d'organisation se trouve concentrée toute une série d'aspects essentiels de ce qui fonde la perspective révolutionnaire du prolétariat :
Les conséquences du développement de désaccords sur les questions organisationnelles se sont souvent révélées dramatiques, voire catastrophiques pour la vie des organisations politiques du prolétariat. Il en est ainsi pour les raisons suivantes :
Parmi de multiples exemples historiques d'un tel phénomène, on peut en prendre deux parmi les plus célèbres :
Dans le premier exemple, il est clair que la constitution au sein de l'AIT de l'«Alliance internationale de la démocratie socialiste» était une manifestation de l'influence de l'idéologie petite bourgeoise à laquelle était régulièrement confronté le mouvement ouvrier au cours de ses premiers pas. Ce n'est donc pas un hasard si l'Alliance recrutait principalement auprès des professions proches de l'artisanat (les horlogers du Jura suisse, par exemple) et dans des régions où le prolétariat était encore faiblement développé (comme en Italie et, particulièrement, en Espagne).
De même, la constitution de l'Alliance présentait un danger particulièrement grave pour l'ensemble de l'AIT dans la mesure où :
De fait, l'Alliance constituait une négation vivante des bases sur lesquelles s'était fondée l'Internationale. C'est justement pour que cette dernière ne tombe pas entre les mains de l'Alliance, qui l'aurait à coup sûr dénaturée, que Marx et Engels, au Congrès de La Haye de 1872, ont proposé et obtenu le transfert à New York du Conseil Général. Ils savaient pertinemment que ce transfert devait conduire l'AIT vers une extinction progressive (effective en 1876), mais, dans la mesure où elle était de toutes façons condamnée à la suite de l'écrasement de la Commune de Paris (qui avait provoqué un profond recul dans la classe), ils ont préféré cette fin à une dégénérescence qui aurait discrédité toute l'oeuvre positive qu'elle avait accomplie entre 1864 et 1872.
Enfin, il faut noter que le conflit entre l'AIT et l'Alliance a pris un tour très personnalisé autour de Marx et Bakounine. Ce dernier, qui n'avait rejoint l'AIT qu'en 1868 (à la suite de l'échec de sa tentative de coopération avec les démocrates bourgeois au sein de la «Ligue de la paix et de la liberté»), accusait Marx d'être le «dictateur» du Conseil général et donc de l'ensemble de l'AIT ([3] [624]). Autant dire que c'était tout à fait faux (il suffit pour s'en convaincre de lire les procès-verbaux des réunions du Conseil général et des congrès de l'Internationale). D'un autre côté, Marx (avec raison) dénonçait les intrigues du chef indiscuté de l'Alliance, intrigues qui étaient facilitées par le caractère secret de cette dernière et par les conceptions sectaires héritées d'une époque révolue du mouvement ouvrier. II faut noter en plus que ces conceptions sectaires et conspiratives, de même que le côté charismatique de la personnalité de Bakounine, favorisaient son influence personnelle sur ses adeptes et l'exercice de son autorité de "gourou". Enfin, la persécution dont il prétendait être victime était un des moyens par lesquels il semait le trouble et se gagnait des partisans parmi un certain nombre d'ouvriers mal informés ou sensibles aux idéologies petites-bourgeoises.
On retrouve le même type de caractéristiques dans la scission entre bolcheviks et mencheviks qui s'est faite, au départ, autour de questions organisationnelles.
D'une façon qui s'est confirmée par la suite, la démarche des mencheviks était déterminée par la pénétration, dans la social-démocratie russe, de l'influence des idéologies bourgeoises et petites-bourgeoises (même si certaines conceptions des bolcheviks étaient elles-mêmes tributaires d'une vision jacobiniste bourgeoise). En particulier, comme le note Lénine (Un pas, en avant, deux pas en arrière, (Euvres, Tome 7) : «Le gros de l'opposition [les mencheviks] a été formé par les éléments intellectuels de notre Parti» qui ont donc constitué un des véhicules des conceptions petites bourgeoises en matière d'organisation.
En deuxième lieu, la conception de l'organisation qui était celle des mencheviks lors du 2e congrès, et que Trotsky a partagée pendant longtemps (alors qu'il s'était très clairement éloigné d'eux, notamment sur la question de la nature de la révolution qui se préparait en Russie et des tâches du prolétariat en son sein), tournait le dos aux nécessités de la lutte révolutionnaire du prolétariat et portait avec elle la destruction de l'organisation. D'une part, elle était incapable de faire une distinction claire entre membres du parti et sympathisants comme l'a montré le désaccord entre Lénine et Martov, le chef de file des mencheviks, sur le point l des statuts ([4] [625]). D'autre part, et surtout, elle était tributaire d'une période révolue du mouvement (comme les "alliancistes" étaient encore marqués par la période sectaire du mouvement ouvrier) : "Sous le nom de `minorité' se sont groupés dans le Parti, des éléments hétérogènes qu'unit le désir conscient ou non, de maintenir les rapports de cercle, les formes d'organisation antérieures au Parti. Certains militants éminents des anciens cercles les plus influents, n 'ayant pas l'habitude des restrictions en matière d'organisation, que l'on doit s'imposer en raison de la discipline du Parti, sont enclins à confondre machinalement les intérêts généraux du Parti et leurs intérêts de cercle qui, effectivement, dans la période des cercles, pouvaient coïncider. " (Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière). En particulier, du fait de leur approche petite bourgeoise, ces éléments "... lèvent naturellement l'étendard de la révolte contre les restrictions indispensables qu'exige l'organisation, et ils érigent leur anarchisme spontané en principe de lutte qualifiant à tort cet anarchisme... de revendication en faveur de la 'tolérance ', etc. " (Ibid. )
En troisième lieu, l'esprit de cercle et l'individualisme des mencheviks les ont conduits à la personnalisation des questions politiques. Le point le plus dramatique du Congrès, qui a provoqué une cassure irréparable entre les deux groupes, est celui de la nomination dans les différentes instances responsables du Parti, et en particulier dans la rédaction de l' Iskra, qui était considérée comme la véritable direction politique de celui-ci (le Comité Central ayant essentiellement une responsabilité dans les questions organisationnelles). Avant le congrès, cette rédaction était composée de 6 membres : Plekhanov, Lénine, Martov, Axelrod, Starover (Potressov) et Vera Zassoulitch. Mais seuls les trois premiers faisaient un réel travail de rédaction, les trois derniers ne faisaient pratiquement rien, ou se contentaient d'envoyer des articles ([5] [626]). Afin de dépasser "l'esprit de cercle" qui animait la vieille rédaction, et particulièrement ses trois membres les moins impliqués, Lénine propose au congrès une formule permettant de nommer une rédaction plus adaptée sans que cela apparaisse comme une motion de défiance envers ces trois militants : le Congrès élit une rédaction plus restreinte de trois membres qui peut, ultérieurement coopter d'autres militants en accord avec le Comité central. Alors que cette formule avait été acceptée dans un premier temps par Martov et les autres rédacteurs, ce dernier change d'avis à la suite du débat qui l'a opposé à Lénine sur la question des statuts (et qui a mis en évidence le fait que ses anciens camarades risquaient de ne pas retrouver leur poste) : il demande (en fait c'est à Trotsky que revient de proposer une résolution en ce sens) que l'ancienne rédaction de 6 membres soit "confirmée" par le Congrès. C'est finalement la proposition de Lénine qui l'emporte ce qui provoque la colère et les lamentations de ceux qui vont devenir les "mencheviks" (minoritaires). Martov, "au nom de la majorité de l'ancienne rédaction" déclare :"Puisque l’on a décidé d’élire un comité de trois, je déclare au nom de mes trois camarades et au mien, que personne parmi nous n'accepterait d'y entrer. En ce qui me concerne personnellement, j'ajoute que je tiendrais pour une injure le fait d'être porté comme candidat à cette fonction, et que la simple supposition que je consentirais à y travailler serait considérée par moi comme une tâche à ma réputation politique. " La défense sentimentale de ses vieux compagnons victimes de "l'état de siège qui règne dans le Parti ", la défense de l’honneur bafoué" se substituent chez Martov aux considérations politiques. Pour sa part, le menchevik Tsarev déclare : "Comment les membres non élus de la rédaction doivent-ils se comporter à l'égard du fait que le congrès ne veut plus les voir faire partie de la rédaction ?" Les bolcheviks dénoncent cette façon non politique de présenter les questions ([6] [627]). Par la suite, les mencheviks refusent et sabotent les décisions du Congrès, boycottent les organes centraux élus par ce dernier et se lancent dans des attaques personnelles systématiques contre Lénine. Par exemple, Trotsky l'appelle "Maximilien Lénine", il l'accuse de vouloir "prendre sur lui le rôle de l'incorruptible " et d'instituer une "République de la Vertu et de la Terreur". (Rapport de la délégation sibérienne). On est frappé par la ressemblance entre les accusations lancées par les mencheviks contre Lénine et celles des alliancistes contre Marx et sa "dictature". Face à l'attitude des mencheviks, à la personnalisation des questions politiques, aux attaques qui le prennent pour cible et à la subjectivité qui a envahi Martov et ses amis, Lénine répond : "Lorsque je considère la conduite des amis de Martov après le congrés , (...) je puis dire seulement que c'est la une tentative insensée, indigne de membres du parti, de déchirer le Parti... Et pourquoi ? Uniquement parce qu'on est mecontent de la composition des organismes centraux, car objectivement, c'est uniquement cette question qui nous a séparés, les appréciations subjectives (comme offense, insulte, expulsion, mise à l'écart, flétrissure, etc.) n'étant que le fruit d'un amour-propre blessé et d'une imagination malade. Cette imagination malade et cet amour-propre blessé mènent tout droit aux commérages les plus honteux : sans avoir pris connaissance de l'activité des nouveaux centres, ni les avoir encore vus à l'oeuvre, on va répandant des bruits sur leur "carence ", sur le "gant de fer" d'Ivan Ivanovitch, sur la "poigne" d'Ivan Nikiforovitch, etc. (...) Il reste à la social-démocratie russe une dernière et difficile étape à franchir, de l'esprit de cercle à l'esprit de parti ; de la mentalité petite-bourgeoise à la conscience de son devoir révolutionnaire ; des commérages et de la pression des cercles, considérés comme moyens d'action, à la discipline. " (Relation du IIe Congrès du POSDR, (Euvres, Tome 7)
Comme toutes les autres organisations du prolétariat, (...) des difficultés organisationnelles similaires à celles qu'on vient d'évoquer ont affecté également le CCI. Parmi ces difficultés, on peut relever les moments suivants :
(... ) De ces moments de difficultés on peut retenir, malgré leurs différences, une série de caractéristiques communes qui les rapprochent des problèmes rencontrés antérieurement dans l'histoire du mouvement ouvrier :
Il serait trop long de passer en revue tous ces moments de difficultés. On peut se contenter de mettre en évidence comment ces caractéristiques (qui ont toujours été présentes, mais à des degrés divers) se sont manifestées à certains de ces moments.
Ce poids est évident lorsqu'on examine ce qu'est devenue la tendance de 1978 : le GCI a sombré dans une sorte d'anarcho-bordiguisme, exaltant les actions terroristes et méprisant les luttes du prolétariat dans les pays avancés alors qu'il montait en épingle des luttes prolétariennes imaginaires dans le Tiers-Monde. De même, dans la dynamique du groupe de camarades qui allait former la FECCI, nous avons identifié des similitudes frappantes avec celle qui avait animé les mencheviks en 1903 (voir notamment l'article «La Fraction externe du CCI» dans la Revue internationale 45) et en particulier le poids de l'élément intellectuel. Enfin, dans la dynamique de contestation et de démobilisation (...) qui avait affecté la section de Paris en 1988, nous avions mis en évidence l'importance du poids de la décomposition comme facteur favorisant la pénétration de l'idéologie petite bourgeoise dans nos rangs, particulièrement sous la forme du «démocratisme» (... ).
C'est un phénomène que nous avons rencontré de façon systématique et marquée lors des différents moments de difficultés organisationnelles dans le CCI :
- Le point de départ de la dynamique qui devait aboutir à la «tendance Bérard» est la décision de la section de Paris de se doter d'une Commission d'organisation (CO). Un certain nombre de camarades, particulièrement la grande majorité de ceux qui avaient milité dans le groupe trotskiste «Lutte Ouvrière» (LO), voyait dans cet embryon d'organe central une «grave menace de bureaucratisation» pour l'organisation. Bérard n'avait de cesse de comparer la CO au Comité central de LO (organisation dont Bérard avait été membre pendant plusieurs années), d'identifier RI à cette organisation trotskiste, argument qui avait un fort impact sur les autres camarades de sa «tendance» dans la mesure où tous (sauf un) venaient de LO.
- Lors de la crise de 1981, il s'était développé (avec la contribution de l'élément trouble Chénier, mais pas seulement) une vision qui considérait que chaque section locale pouvait avoir sa propre politique en matière d'intervention, qui contestait violemment le Bureau international (BI) et son Secrétariat (SI) (auxquels on reprochait notamment leur position sur la gauche dans l'opposition et de provoquer une dégénérescence stalinienne) et qui, tout en se réclamant de la nécessité des organes centraux, leur attribuait un rôle de simple boîte au lettres (...)
- Dans toute la dynamique qui allait conduire à la formation de la FECCI, l'aspect remise en cause de la centralisation s'est fait sentir également mais sous une forme différente, notamment dans la mesure où 5 membres sur 10 de la «tendance» appartenaient au BI. C'est essentiellement par les actes répétés d'indiscipline vis-à-vis de ce dernier, mais aussi des autres instances de l'organisation, que s'est faite sentir cette remise en cause : d'une façon quelque peu aristocratique, certains membres de la «tendance» considéraient qu'ils étaient «au dessus des lois». Confrontés à la nécessaire discipline de l'organisation, ces militants y voyaient une «dégénérescence stalinienne» reprenant à leur compte les arguments de la «tendance Chénier» qu'ils avaient pourtant combattus trois ans auparavant.
- Les difficultés rencontrées par la section en Espagne en 1987-88 sont directement liées au problème de la centralisation : les nouveaux militants de la section de San Sebastian entrent dans une dynamique de contestation de la section de Valence qui joue le rôle d'organe central. Il existe au sein de la section «basque» un certain nombre de désaccords et confusions politiques, notamment sur la question des comités de chômeurs, confusions qui relèvent pour une bonne part des origines gauchistes de certains éléments de cette section. Mais au lieu que ces désaccords puissent être discutés dans le cadre organisationnel, ils sont l'occasion de la mise en avant d'une politique de «bougnat est maître chez soi», d'un rejet de principe des orientations et consignes provenant de Valence. Suite à cette dynamique, la section en Espagne perd la moitié de ses effectifs ( ... ).
- Dans la dynamique de contestation et de démobilisation qui s'était développée en 1988 dans la section en France, et particulièrement à Paris, la remise en cause de la centralisation s'exprimait essentiellement contre l'organe central de cette section. La forme la plus «élaborée» de cette remise en cause avait été exprimée par un membre de l'organisation qui avait développé dans ses textes, et dans son comportement, une démarche voisine de l'anarcho-conseillisme. En particulier, une de ses premières contributions... portait sur une critique des organes centraux et défendait l'idée d'une rotativité dans la nomination des militants au sein de ces organes.
Le rejet ou la contestation de la centralisation n'ont pas été les seules formes de remise en cause du caractère unitaire de l'organisation lors des différents moments de difficultés qu'on vient d'évoquer. Il faut y ajouter les manifestations d'une dynamique qu'on pourrait appeler, comme Lénine en 1903, «de cercle» ou bien «de clan». C'est-à-dire le regroupement, même informel, entre un certain nombre de camarades sur la base, non pas d'un accord politique, mais sur des critères hétéroclites comme les affinités personnelles, le mécontentement vis-à-vis de telle orientation de l'organisation ou la contestation d'un organe central.
En fait, toutes les «tendances» qui, à ce jour, se sont formées dans le CCI obéissaient, peu ou prou, à une telle dynamique. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elles ont toutes mené à des scissions. C'est quelque chose que nous avions relevé à chaque fois : les tendances se formaient non pas sur la base de la mise en avant d'une orientation positive alternative à une position prise par l'organisation mais comme rassemblement de «mécontents» qui mettaient dans un pot commun leurs divergences et essayaient, par la suite de leur donner une certaine cohérence. Sur de telles bases, une tendance ne pouvait donner rien de positif dans la mesure où sa dynamique ne consistait pas dans la recherche d'un renforcement de l'organisation à travers la plus grande clarté possible mais exprimait au contraire une démarche (souvent inconsciente) de destruction de l'organisation. De telles tendances n'étaient pas un produit organique de la vie du CCI et du prolétariat mais exprimaient au contraire la pénétration en son sein d'influences étrangères : en général l'idéologie petite bourgeoise. En conséquence, ces tendances apparaissaient d'emblée comme des corps étrangers au CCI ; c'est pour cela qu'elles étaient un danger pour l'organisation et que leur destin leur était pratiquement tracé d'avance : la scission. ([7] [628])
D'une certaine façon, la tendance Bérard fut celle qui témoigna le plus d'homogénéité. Mais cette dernière n'avait pas pour origine une véritable compréhension commune des questions soulevées. Cette «homogénéité» se basait essentiellement sur :
C'est pour cette dernière raison qu'on trouvait dans cette «tendance» à la fois des éléments très académistes (...) et des éléments plutôt activistes (...). Autant dire que la «Tendance communiste» qui s'est constituée après la scission n'a pas survécu au premier numéro de sa publication.
Concernant les autres «tendances» qu'on a connues dans le CCI, chacun garde en tête le bric-à-brac de positions qui s'y retrouvaient :
Considérant le caractère hétéroclite de ces tendances, la question qu'on peut se poser est donc : sur quoi était fondée leur démarche et leur «unité» ?
A la base, il y avait incontestablement des incompréhensions et des confusions tant sur des questions politiques générales que sur des questions d'organisation.
Mais tous les camarades qui avaient des désaccords sur ces questions n'ont pas adhéré à ces tendances. A l'inverse, certains camarades qui, au départ, n'avaient aucun désaccord s'en sont «découvert» en cours de route pour adhérer au processus de formation des «tendances» (...). C'est pour cela qu'il nous faut faire appel, comme l'avait fait Lénine en 1903, à un autre aspect de la vie organisationnelle : l'importance des questions «personnelles» et de subjectivité.
Les questions concernant l'attitude, le comportement, les réactions émotionnelles et subjectives des militants de même que la personnalisation de certains débats ne sont pas de nature «psychologique» mais éminemment politiques. La personnalité, l'histoire individuelle, l'enfance, les problèmes affectifs, etc. ne permettent pas à eux seuls, ni fondamentalement, d'expliquer les attitudes et comportements aberrants que peuvent adopter certains membres de l'organisation à tel ou tel moment. Derrière de tels comportements on retrouve toujours, directement ou indirectement, l'individualisme ou le sentimentalisme, c'est-à-dire des manifestations de l'idéologie de classes étrangères au prolétariat : bourgeoisie ou petite bourgeoisie. Ce qu'on peut dire tout au plus c'est que certaines personnalités sont plus fragiles que d'autres face à la pression de telles influences idéologiques.
Cela n'enlève rien au fait que des aspects «personnels» peuvent jouer un rôle important dans la vie organisationnelle comme on a pu le voir en de nombreuses reprises :
- Tendance Bérard : Il suffit de signaler le fait que, quelques jours après le vote instaurant la Commission d'organisation, auquel Bérard s'était opposé, le même Bérard est allé trouver MC ([8] [629]) pour lui proposer le marché suivant : `je change mon vote en , laveur de la CO si tu me proposes pour en faire partie, sinon je la combattrai ' . Autant dire que Bérard s'est fait envoyer sur les roses, MC s'étant seulement engagé à ne pas faire état de cette proposition afin de ne pas "enfoncer" Bérard publiquement et de permettre au débat d'être mené sur le fond. Ainsi, la CO ne présentait de "danger de bureaucratisation" que parce que Bérard n'en faisait pas partie... Sans commentaires !
- Tendance S-M : Elle est constituée de trois groupes (en partie familiaux) dont les «leaders» ont des préoccupations différentes mais qui se retrouvent dans la contestation des organes centraux (...)
Comme «il n'y a pas de place pour plusieurs crocodiles mâles dans le même marigot» (proverbe africain) les trois petits crocodiles se sont séparés par la suite : S a scissionné le premier du GCI pour fonder l'éphémère «Fraction communiste internationaliste», plus tard M a également quitté le GCI pour former le «Mouvement communiste».
- Tendance Chénier : Les conflits de personnes et de personnalités ne sont pas étrangers à la division de la section en Grande-Bretagne en deux groupes qui ne s'adressent plus la parole et qui, par exemple, vont manger dans des restaurants différents lors des réunions générales de la section. Les militants de l'étranger qui viennent à ces réunions sont accaparés par l'un ou l'autre clan et ils ont droit à toutes sortes de commérages (...)Enfin, la crise est encore aggravée par toutes les manœuvres de Chénier qui met systématiquement de l'huile sur le feu des conflits ([9] [630]).
- Tendance FECCI : A côté des divergences politiques (mais qui étaient disparates), un des aliments majeurs de la démarche du groupe de camarades qui allait fonder la FECCI, et explique en particulier l'incroyable mauvaise foi dont ils ont fait preuve, est l'orgueil blessé de certains (notamment JA et ML) peu habitués à être critiqués (notamment par MC) et la «solidarité» que leurs amis de vieille date ont voulu leur témoigner (...). En fait, quand on se penche sur l'histoire du 2e congrès du POSDR et qu'on a vécu l'affaire de la «tendance FECCI» on ne peut être que frappé par toutes les similitudes entre les deux événements. Mais comme le disait Marx, «si l'histoire se répète, c'est la première fois comme tragédie et la seconde fois comme farce».
Ce n'est pas seulement lors de la formation de «tendances» que les questions de personnes ont joué, de différentes façons, un rôle très important.
Ainsi, lors des difficultés de la section en Espagne en 87-88, il se développe parmi les camarades de San Sebastian, qui ont été intégrés sur des bases politiques insuffisamment solides et avec une part importante de subjectivité, une animosité très forte à l'égard de certains camarades de Valence. Cette démarche personnalisée est notamment accentuée par l'état d'esprit retord et malsain d'un des éléments de San Sébastien et surtout par les agissements de Albar, animateur du noyau de Lugo, dont le comportement est assez proche de celui de Chénier : correspondances et contacts clandestins, dénigrements et calomnies, utilisation de sympathisantes pour «travailler» le camarade de Barcelone qui a finalement quitté le CCI (...)
L'examen, nécessairement trop rapide et superficiel des difficultés organisationnelles rencontrées par le CCI au cours de son histoire fait apparaître deux faits essentiels :
Ce dernier élément doit inciter l'ensemble de l'organisation et tous les camarades à se pencher à nouveau, et de façon approfondie, sur les principes d'organisation qui ont été précisés lors de la conférence extraordinaire de 1982 dans le «Rapport sur la structure et le fonctionnement de l'organisation» et dans les statuts.
L'idée maîtresse du rapport de 1982 est l'unité de l'organisation. Dans ce document, cette idée est d'abord traitée sous l'angle de la centralisation avant que d'être traité sous celui des rapports entre militants et organisation. Le choix de cet ordre correspondait aux problèmes rencontrés par le CCI en 1981 ( où les faiblesses s'étaient surtout manifestées par une remise en cause des organes centraux et de la centralisation. A l'heure actuelle, la plupart des difficultés affrontées par les sections ne sont pas directement liées à la question de la centralisation mais bien plus à la question du tissu organisationnel, à la place et aux responsabilités des militants au sein de l'organisation. Et même lorsque les difficultés concernent des problèmes de centralisation, comme dans la section en France, elles renvoient au problème précédent. C'est pour cela que, dans l'examen des différents aspects du rapport de 1982, il est préférable de commencer par la dernière partie (le point 12) qui touche justement les rapports entre organisation et militants.
«Une condition fondamentale de l'aptitude d'une organisation à remplir ses tâches dans la classe est une compréhension correcte en son sein des rapports qui s'établissent entre les militants et l'organisation. C'est là une question particulièrement difficile à comprendre à notre époque, compte tenu du poids de la rupture organique avec les fractions du passé et de l'influence de l'élément estudiantin dans les organisations révolutionnaires après 68 qui ont favorisé la résurgence d'un des boulets du mouvement ouvrier du 19e siècle : l'individualisme.» (Rapport de 1982, point 12)
Il est clair qu'à ces causes, depuis longtemps identifiées, de la pénétration de l'individualisme dans nos rangs, il est nécessaire d'ajouter aujourd'hui le poids de la décomposition qui favorise en particulier l'atomisation et le «chacun pour soi». Il importe que toute l'organisation soit bien consciente de cette pression constante que le capitalisme pourrissant exerce sur les têtes des militants, une pression qui ne pourra aller, tant que ne sera pas ouverte une période révolutionnaire, qu'en augmentant. En ce sens, les points qui suivent, et qui répondent à des difficultés et dangers déjà rencontrés dans l'organisation par le passé, gardent toute leur validité, et sont même encore plus valables, aujourd'hui. Cela ne doit pas évidemment nous décourager mais au contraire nous encourager à une vigilance encore accrue à l'égard de ces difficultés et de ces dangers.
Le même rapport qui existe entre un organisme particulier (groupe ou parti) et la classe existe entre l'organisation et le militant. Et de même que la classe n 'existe pas pour répondre aux besoins des organisations communistes, de même celles-ci n'existent pas pour résoudre les problèmes de l'individu militant. L'organisation n'est pas le produit des besoins des militants. On est militant dans la mesure où on a compris et adhéré aux tâches et à la fonction de l'organisation. «Dans cet ordre d'idées, la répartition des tâches et des responsabilités dans l'organisation ne vise pas une «réalisation» des individus-militants. Les tâches doivent être réparties de sorte que l'organisation comme un tout puisse fonctionner de façon optimale. Si l'organisation veille, autant que possible au bon état de chacun de ses membres, c'est avant tout dans l'intérêt de l'organisation. Cela ne veut pas dire que soient ignorés l'individualité du militant et ses problèmes, mais signifie que le point de départ et le point d'arrivée sont l'aptitude de l'organisation à accomplir sa tâche dans la lutte de classe.»
C'est un point que nous ne devons jamais oublier. Nous sommes au service de l'organisation et non le contraire. En particulier, celle-ci n'est pas une sorte de clinique chargée de guérir les maladies, notamment psychiques, dont peuvent souffrir ceux qui y adhèrent. Cela ne veut pas dire que le fait de devenir militant révolutionnaire ne puisse pas contribuer à relativiser, sinon dépasser, des difficultés personnelles que chacun traîne dans ses bagages. Bien au contraire, devenir un combattant du communisme signifie qu'on a donné un sens profond à son existence, un sens bien supérieur à tout ce qui peut être apporté par d'autres aspects de la vie (réussite «professionnelle» ou «familiale», procréation et éducation d'un enfant, création scientifique ou artistique, toutes satisfactions dont chaque humain peut être privé et qui est interdite, de toutes façons, à la plus grande partie de l'humanité). La plus grande satisfaction que puisse éprouver un être humain dans sa vie est d'apporter une contribution positive au bien de ses semblables, de la société et de l'humanité. Ce qui distingue le militant communiste, et donne un sens à sa vie, c'est qu'il est un maillon de la chaîne qui va jusqu'à l'émancipation de l'humanité, son accession au «règne de la liberté», une chaîne qui subsiste après sa propre disparition. De fait, ce que chaque militant peut aujourd'hui accomplir est incomparablement plus important que ce que peut réaliser le plus grand savant, que celui qui découvrira le remède au cancer ou une source inépuisable d'énergie non polluante. En ce sens, la passion qu'il apporte à son engagement est celle qui doit le mieux lui permettre de dépasser et surmonter les difficultés que chaque être humain est susceptible de rencontrer.
C'est pour cela que, face aux difficultés particulières que peuvent rencontrer des membres de l'organisation, l'attitude que celle-ci doit adopter est avant tout politique et non psychologique. Il est clair que les données psychologiques peuvent être prises en compte pour affronter tel ou tel problème pouvant affecter un militant. Mais cela doit se faire dans le cadre d'une démarche organisationnelle et non l'inverse. Ainsi, lorsqu'un membre de l'organisation est sujet à des défaillances fréquentes dans l'accomplissement de ses tâches, il est nécessaire que celle-ci se comporte à son égard fondamentalement de façon politique et en accord avec ses principes de fonctionnement, même si, évidemment. elle se doit de savoir reconnaître les spécificités de la situation dans laquelle se trouve le militant en question. Par exemple, lorsque l'organisation se trouve confrontée au cas d'un militant qui se laisse aller à l'alcoolisme, son rôle spécifique n'est pas de jouer au psychothérapeute (rôle pour lequel elle n'a d'ailleurs aucune qualification particulière et dans lequel elle risque de se comporter en «apprenti sorcier») mais de réagir sur le terrain qui est le sien :
L'expérience a amplement montré que c'est le meilleur moyen de surmonter ce type de problème.
C'est aussi pour les raisons évoquées plus haut que l'engagement militant n'a pas à être vécu comme une routine comme celle que l'on rencontre sur son lieu de travail, même si certaines des tâches qu'il est nécessaire d'accomplir ne sont pas enthousiasmantes en soi. En particulier, s'il est nécessaire que l'organisation veille à répartir ces tâches, comme toutes les tâches en général, de la façon la plus équitable possible, afin que certains ne soient pas accablés de travail alors que d'autres n'ont pratiquement rien à faire, il importe aussi que chaque militant bannisse de sa pensée et de son comportement toute attitude de «victime», de lamentation envers les «mauvais traitements» ou la «surcharge de travail» que lui infligerait l'organisation. Le grand silence qui, bien souvent, dans certaines sections, fait suite à la demande de volontaires pour accomplir telle ou telle tâche est quelque chose de choquant et de démoralisant, notamment pour les jeunes militants ([10] [631]).
Cette affirmation ne s' applique pas seulement à la situation que vivait le CCI en 1981 mais est d'une portée générale, valable en permanence ([11] [632]). D'une certaine façon, les phénomènes de contestation auxquels est confronté le CCI de façon régulière sont souvent liés à une conception "pyramidale", "hiérarchique" de l'organisation qui est la même que celle qui voit dans l'accession à des responsabilités dans les organes centraux une sorte de "but à atteindre" pour chaque militant (l'expérience a montré que les anarchistes font très souvent d'excellents - si l'on peut dire - bureaucrates). De même, il n'est que de voir la répugnance qui existe dans l'organisation à dégager un militant de ses responsabilités au sein d'un organe central, ou du traumatisme qu'une telle mesure provoque lorsqu'elle est adoptée, pour se rendre compte qu'il ne s'agit pas d'un faux problème. Il est clair que de tels traumatismes sont un tribut direct payé à l'idéologie bourgeoise. Mais il ne suffit pas d'en être parfaitement convaincu pour être en mesure d'y échapper totalement. Face à une telle situation, il importe que l'organisation et ses militants veillent à combattre tout ce qui peut favoriser la pénétration d'une telle idéologie :
- les membres des organes centraux ne doivent bénéficier, ni accepter, aucun «privilège» particulier, notamment de se soustraire aux tâches et à la discipline valables pour les autres membres de l'organisation ;
- il leur appartient, dans leur comportement, leurs attitudes, leur façon de s'exprimer, de veiller à ne pas «faire sentir» aux autres militants leur appartenance à tel ou tel organe central : cette appartenance n'est pas un galon qu'on arbore de façon ostentatoire et arrogante mais une tâche spécifique qu'il s'agit d'assumer avec le même sens des responsabilités et la même modestie que toutes les autres ;
- il n'existe pas une «promotion à l'ancienneté» au sein des organes centraux, une sorte de «plan de carrière» comme dans les entreprises ou administrations bourgeoises où l'employé est convié à gravir, l'un après l'autre, tous les échelons de la hiérarchie ; au contraire, l'organisation, afin de préparer son avenir, doit se préoccuper de confier des responsabilités, même au niveau le plus global, à de jeunes militants dès lors qu'a été identifiée leur capacité à assumer de telles responsabilités (on peut rappeler que Lénine avait proposé d'intégrer Trotsky, alors âgé de 22 ans, à la rédaction de l'Iskra, ce dont n'a pas voulu le «vieux» Plekhanov» : on sait ce que sont devenus les uns et les autres) ;
- si, pour les besoins de l'organisation, il est nécessaire ou utile de remplacer un militant dans un organe central, cela ne doit pas être vécu ou présenté comme une sanction contre ce militant, comme une sorte de «dégradation» ou de perte de confiance à son égard : le CCI ne se revendique pas, à l'instar des anarchistes, de la rotativité des charges ; il ne préconise pas non plus le maintien à vie des personnes aux mêmes responsabilités, comme à l'Académie française ou à la direction du parti communiste chinois.
«S'il existe effectivement, surtout entretenues et renforcées par la société de classes, des inégalités d'aptitudes entre individus et entre militants, le rôle de l'organisation n'est pas, à l'image des communautés utopistes, de prétendre les abolir. L'organisation se doit de renforcer au maximum la formation et les aptitudes politiques de ses militants comme condition de son propre renforcement, mais elle ne pose jamais le problème en terme d'une formation scolaire individuelle de ses membres, ni d'une égalisation de ces formations.
La véritable égalité qui peut exister entre militants est celle qui consiste, pour chacun d'eux, à donner le maximum de ce qu'ils peuvent donner pour la vie de l'organisation («de chacun selon ses moyens», formule de Saint-Simon reprise par Marx). La véritable «réalisation» des militants, en tant que militants, consiste à tout faire de ce qui est de leur ressort pour que l'organisation puisse réaliser les tâches pour lesquelles la classe l'a faite surgir. »
Les sentiments de jalousie, de rivalité, de concurrence ou bien de "complexes d'infériorité" qui peuvent apparaître entre militants, et liés à leurs inégalités, sont typiquement des manifestations de la pénétration de l'idéologie dominante dans les rangs de l'organisation communiste ([12] [633]). Même s'il est illusoire de penser qu'on pourrait chasser complètement de tels sentiments de la tête de tous les membres de l'organisation, il importe cependant que chaque militant ait en permanence le souci de ne pas se laisser dominer ou conduire par de tels sentiments dans son comportement et il appartient à l'organisation de veiller à ce qu'il en soit ainsi.
Les démarches contestataires sont souvent le résultat de tels sentiments et frustrations. En effet, la contestation, qu'elle s'applique aux organes centraux ou à certains militants supposés avoir «plus de poids» que d'autres (comme justement les membres de ces organes) est typiquement la démarche de militants ou de parties de l'organisation qui se sentent «complexés» vis-à-vis des autres. C'est pour cela qu'elle prend en général la forme d'une critique pour la critique (et non pas en fonction de ce qui est dit ou fait), à l'égard de ce qui peut représenter "l'autorité" (c'est le comportement classique de l'adolescent qui fait sa «révolte contre le père»). Comme manifestation de l'individualisme, la contestation est l'exact symétrique de cet autre manifestation de l'individualisme que constitue l'autoritarisme, le «goût du pouvoir» ([13] [634]). II faut noter que la contestation peut également prendre des formes "muettes", qui ne sont pas moins dangereuses que les autres, au contraire, puisque plus difficiles à mettre en évidence. Elle peut également s'exprimer dans une démarche visant à prendre la place de celui (militant ou organe central) qu'on conteste : en se substituant à lui on espère mettre fin aux complexes qu'on avait à son égard.
Un autre aspect auquel il sera important de veiller dans une période où vont arriver de nouveaux camarades, c'est les témoignages d'hostilité de la part des anciens militants craignant que les nouveaux venus ne leur «fassent de l'ombre», surtout si ces derniers manifestent d'emblée des capacités politiques importantes. Ce n'est pas un faux problème : il est clair qu'une des raisons majeures de l'hostilité de Plekhanov à l'entrée de Trotsky dans la rédaction de l' Iskra, était la crainte que son propre prestige ne soit affecté par l'arrivée de cet élément extrêmement brillant ([14] [635]). Ce qui était valable au début du siècle l'est encore plus dans la période actuelle. Si l'organisation (et ses militants) n'est pas capables de chasser, ou au moins neutraliser, ce type d'attitudes, elle ne sera pas capable de préparer son futur et celui du combat révolutionnaire.
Enfin, concernant la question de la «formation scolaire individuelle» évoquée dans le rapport de 1982, il importe également de préciser que l'entrée dans un organe central ne saurait être en aucune façon considérée comme un moyen de «formation» des militants. Le lieu où se forment les militants est leur activité au sein de ce qui constitue «l'unité de base de l'organisation» (statuts), la section locale. C'est fondamentalement dans ce cadre qu'ils acquièrent et perfectionnent, en vue d'une meilleure contribution à la vie de l'organisation, leurs capacités en tant que militants (que ces capacités concernent les questions théoriques, organisationnelles ou pratiques, le sens des responsabilités, etc.). Si les sections locales ne sont pas en mesure de jouer ce rôle, c'est que leur fonctionnement, les activités et discussions qui s'y mènent ne sont pas à la hauteur de ce qu'ils devraient être. S'il est nécessaire que l'organisation puisse régulièrement former de nouveaux militants aux tâches spécifiques qui sont celles des organes centraux ou des commissions spécialisées (par exemple pour être en mesure de faire face à des situations de neutralisation de ces organes du fait de la répression), ce n'est nullement dans le but de satisfaire un quelconque «besoin de formation» des militants concernés mais bien pour lui permettre à elle, comme un tout, de faire face à ses responsabilités.
e) Les rapports entre militants
Cela signifie en particulier que l'attitude des militants les uns envers les autres doit être marquée par la fraternité et non l'hostilité. En particulier :
- l'application d'une démarche non pas «psychologique» mais politique et organisationnelle envers un militant qui éprouve des difficultés ne doit nullement être comprise comme le fonctionnement d'une mécanique impersonnelle ou administrative ; l'organisation et les militants doivent savoir faire preuve, dans de telles circonstances, de leur solidarité, tout en sachant que fraternité ne signifie pas complaisance ;
- le développement de sentiments d'hostilité de tel militant envers tel autre au point qu'il en vienne à le considérer comme un ennemi est le témoignage qu'a été perdu de vue ce qui fait la raison d'être de l'organisation, la lutte pour le communisme ; c'est le signe qu'il est nécessaire de se réapproprier ce fondement de base de l'engagement militant.
En dehors de ce cas extrême, qui n'a pas sa place dans l'organisation, il est clair que les inimitiés ne peuvent jamais disparaître totalement du sein de celle-ci. Dans ce dernier cas, i1 convient de faire en sorte que le fonctionnement de l'organisation ne favorise pas, mais au contraire tende à atténuer ou neutraliser, de telles inimitiés. En particulier, la nécessaire franchise qui doit exister entre camarades de combat, n'est nullement synonyme de rudesse ou de manque d'égards. De même, les injures doivent être proscrites absolument dans les relations entre militants.
Cela dit, l'organisation ne doit pas se concevoir comme un «groupe d'amis», ou comme un rassemblement de tels groupes ([15] [636]).
En effet, un des graves dangers qui menacent en permanence l'organisation, qui remettent en cause son unité et risquent de la détruire, est la constitution, même si elle n'est pas délibérée ou consciente, de «clans». Dans une dynamique de clan, les démarches communes ne partent pas d'un réel accord politique mais de liens d'amitié, de fidélité, de la convergence d'intérêts «personnels» spécifiques ou de frustrations partagées. Souvent, une telle dynamique, dans la mesure où elle ne se fonde pas sur une réelle convergence politique, s'accompagne de l'existence de «gourous», de «chefs de bande», garants de l'unité du clan, et qui peuvent tirer leur pouvoir soit d'un charisme particulier, pouvant même étouffer les capacités politiques et de jugement d'autres militants, soit du fait qu'ils sont présentés, ou qu'ils se présentent, comme des «victimes» de telle ou telle politique de l'organisation. Lorsqu’une telle dynamique apparaît, les membres ou sympathisants du clan ne se déterminent plus, dans leur comportement ou les décisions qu'ils prennent, en fonction d'un choix conscient et raisonné basé sur les intérêts généraux de l'organisation, mais en fonction du point de vue et des intérêts du clan qui tendent à se poser comme contradictoires avec ceux du reste de l'organisation ([16] [637]). En particulier, toute intervention, prise de position mettant en cause un membre du clan (dans ce qu'il dit ou fait) est ressentie comme un "règlement de compte personnel" avec lui ou avec l'ensemble du clan. De même, dans une telle dynamique, le clan tend souvent à présenter un visage monolithique (il préfère "laver son linge sale en famille") ce qui s'accompagne d'une discipline aveugle, un ralliement sans discussion aux orientations du "chef de bande".
Il est un fait que certains membres de l'organisation peuvent acquérir, à cause de leur expérience, de leurs capacités politiques ou de la justesse, vérifiée par la pratique, de leurs jugements, une autorité plus importante que celle d'autres militants. La confiance que les autres militants leur accordent spontanément, même s'ils ne sont pas immédiatement sûrs de partager leur point de vue, fait partie des choses «normales» et courantes de la vie de l'organisation. Il peut même arriver que des organes centraux, ou même des militants, demandent qu'on leur fasse momentanément confiance alors qu'ils ne peuvent immédiatement produire tous les éléments permettant d'étayer fermement une conviction ou lorsque les conditions d'un clair débat n'existent pas encore dans l'organisation. Ce qui est en revanche «anormal», c'est qu'on soit définitivement en accord avec telle position parce que c'est X qui l'a mise en avant. Même les plus grands noms du mouvement ouvrier ont commis des erreurs. En ce sens, l'adhésion à une position ne peut se baser que sur un accord véritable dont la qualité et la profondeur des débats sont les conditions indispensables. C' est aussi la meilleure garantie de la solidité et de la pérennité d'une position au sein de l'organisation qui ne saurait être remise en cause parce que X a changé d'avis. Les militants n'ont pas à «croire» une fois pour toutes et sans discussion ce qui leur est dit par tel ou tel ou même par un organe central. Leur pensée critique doit être en éveil de façon permanente (ce qui ne veut pas dire qu'ils aient à faire des critiques de façon permanente). Cela confère aussi la responsabilité aux organes centraux, de même qu'aux militants qui ont le plus de «poids», de ne pas utiliser à tout bout de champ et n'importe comment les «arguments d'autorité», Au contraire, il leur appartient de combattre toute tendance au «suivisme», aux accords superficiels, sans conviction et sans réflexion.
Une dynamique de clan peut s'accompagner d'une démarche, qui n'est pas, là on plus, forcément volontaire, de «noyautage», c'est-à-dire de désignation à des positions clés de l'organisation (comme les organes centraux, par exemple, mais pas seulement) de membres du clan ou de personnes qu'on veut gagner à lui. C'est une pratique courante et souvent systématisée au sein des partis bourgeois que l'organisation communiste, pour sa part, doit rejeter fermement. Elle se doit d'être particulièrement vigilante à ce sujet. En particulier si, dans la nomination des organes centraux «il est nécessaire de prendre en compte (...) la capacité [des candidats] à travailler de façon collective» (statuts), il importe aussi de veiller, dans le choix des militants devant travailler dans de tels organes, à favoriser le moins possible l'apparition en leur sein d'une dynamique de clan du fait des affinités particulières ou de liens personnels pouvant exister entre les militants concernés. C'est notamment pour cela que l'organisation évite, autant que possible, de nommer les deux membres d'un couple au sein de la même commission. Un manque de vigilance dans ce domaine peut avoir des conséquences particulièrement nocives, et cela quelles que soient les capacités politiques des militants ou de l'organe comme un tout. Au mieux, l'organe en question, quelle que soit la qualité de son travail, peut être ressenti par le reste de l'organisation comme une simple «bande d'amis», ce qui est un facteur de perte d'autorité non négligeable. Au pire, cet organe peut aboutir à se comporter effectivement comme un clan particulier, avec tous les dangers que cela comporte, ou bien à être totalement paralysé du fait des conflits entre clans en son sein. Dans les deux cas, c'est l'existence même de l'organisation qui peut en être affectée.
Enfin, une dynamique de clan constitue un des terrains sur lesquels peuvent se développer des pratiques plus proches du jeu électoral bourgeois que du militantisme communiste :
La mise en garde contre le danger, au sein des organisations révolutionnaires, de comportements aussi étrangers au militantisme communiste ne saurait être considérée comme un combat contre des moulins à vent. En fait, tout au long de son existence, le mouvement ouvrier a été confronté fréquemment à ce type de comportements, témoignage de la pression dans ses rangs de l'idéologie dominante. Le CCI lui-même n'y a évidemment pas échappé. Croire qu'il serait désormais immunisé contre de telles dérives est du domaine des vœux pieux et non de la clairvoyance politique. Au contraire, le poids croissant de la décomposition, dans la mesure où celle-ci renforce l'atomisation (et, de ce fait, la recherche d'un «cocon»), les démarches irrationnelles, les approches émotionnelles, la démoralisation, ne pourra qu'accroître la menace de tels comportements. Et cela doit nous inciter à être toujours plus vigilants face au danger qu'ils représentent.
Cela ne veut pas dire que doive se développer au sein de l'organisation une méfiance permanente entre les camarades. C'est bien du contraire qu'il s'agit : le meilleur antidote contre la méfiance est justement la vigilance qui permet que ne se développent pas des dérives et des situations qui, elles, sont le meilleur aliment de la méfiance. Cette vigilance doit s'exercer face à tout élément de comportement, à toute attitude qui pourrait aboutir à de telles dérives. En particulier, la pratique des discussions informelles entre camarades, notamment sur des questions touchant à la vie de l'organisation, si elle est inévitable dans une certaine mesure, doit être limitée le plus possible et en tout cas exercée de façon responsable. Alors que le cadre formel des différentes instances de l'organisation, à commencer par la section locale, est celui qui se prête le mieux tant à des agissements et propos responsables qu'à une réflexion consciente et réellement politique, le cadre «informel» est celui qui laisse le plus de place aux attitudes et propos irresponsables de même que marqués par la subjectivité. En particulier, il importe de façon expresse de fermer la porte à toute campagne de dénigrement d'un membre de l'organisation (comme d'un organe central, évidemment). Et une telle vigilance contre des dérapages de ce type doit s'exercer autant envers soi-même qu'envers autrui. Dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres mais plus encore, les militants les plus expérimentés, et particulièrement les membres des organes centraux, se doivent de se comporter de façon exemplaire du fait de l'impact que leurs propos peuvent provoquer. Et c'est encore plus important et grave lorsqu'ils s'adressent à de nouveaux camarades :
Pour conclure cette partie sur les rapports entre l'organisation et les militants, il faut rappeler et souligner que l'organisation n'est pas une somme de militants. Dans sa lutte historique pour le communisme, l'être collectif du prolétariat fait surgir, comme partie de lui-même, un autre être collectif, l'organisation révolutionnaire. Sont des militants communistes ceux qui consacrent leur vie à faire vivre et progresser, à défendre cet être collectif et unitaire que la classe leur a confié. Toute autre vision, notamment celle le l'organisation comme une somme de militants, participe de l'influence de l'idéologie bourgeoise et constitue une menace de mort pour l'organisation.
C'est uniquement à partir de cette vision collective et unitaire de l' organisation qu'on peut comprendre la question de la centralisation.
3.2. La centralisation de l'organisation
Cette question se trouvait au centre du rapport d'activités présenté au 10e congrès international. De plus, les difficultés auxquelles sont confrontées la plupart des sections ne concernent pas directement la question de la centralisation. Enfin, lorsqu'on a compris clairement la question des rapports entre l'organisation et ses militants, il est beaucoup plus facile de comprendre celle de la centralisation. C'est pour cela que cette partie du texte sera moins développée que les précédentes et se composera, en grande partie, d'extraits des textes fondamentaux auxquels seront apportés les commentaires rendus nécessaires par les incompréhensions qui se sont développées ces derniers temps.
a) Unité de l'organisation et centralisation
Ces brefs rappels du rapport de 1982 mettent en évidence toute l'insistance sur la question de l'unité de l'organisation qui constitue l'axe principal de ce document. Les différentes parties de l'organisation ne peuvent se concevoir autrement que comme parties d'un tout, comme délégations et instruments de ce tout. Est-il besoin de répéter une fois encore que cette conception doit être présente en permanence dans toutes les parties de l'organisation ?
Ce n'est qu'à partir de cette insistance sur l'unité de l'organisation que le rapport introduit la question des congrès (sur laquelle il est inutile de revenir ici) et des organes centraux.
Cette dernière image est fondamentale dans la compréhension de la centralisation. Elle seule, en particulier, permet de comprendre pleinement qu'au sein d'une organisation unitaire il puisse y avoir plusieurs organes centraux ayant des échelles de responsabilité différentes. Si l'on considère l'organisation comme une pyramide, dont l'organe central serait le sommet, nous sommes confrontés à une figure géométrique impossible : une pyramide ayant un sommet et composée par un ensemble de pyramides ayant chacune son propre sommet. Dans la pratique, une telle organisation serait aussi aberrante que cette figure géométrique et ne pourrait pas fonctionner. Ce sont les administrations ou les entreprises bourgeoises qui ont une architecture pyramidale : pour que celles-ci puissent fonctionner, les différentes responsabilités sont nécessairement attribuées de haut en bas. Or ce n'est nullement le cas du CCI qui dispose d'organes centraux élus à différents niveaux territoriaux. Un tel mode de fonctionnement correspond justement au fait que le CCI est une entité vivante (comme une cellule ou un organisme) dans lequel les différentes instances organisationnelles sont des relais d'une totalité unitaire.
Dans une telle conception, qui s'exprime de façon détaillée dans les statuts, il ne doit pas y avoir de conflits, d'oppositions entre les différentes structures de l'organisation. Des désaccords peuvent évidemment surgir, comme partout ailleurs dans celle-ci, mais cela fait partie de sa vie normale. Si ces désaccords débouchent sur des conflits, c'est que, quelque part, cette conception de l'organisation a été perdue, qu'il s'est introduit, notamment, une vision pyramidale laquelle ne peut que conduire à des oppositions entre différents «sommets». Dans une telle dynamique, qui conduit à l'apparition de plusieurs «centres», et donc à une opposition entre eux, c'est l'unité de l'organisation qui est remise en cause, et donc son existence même.
Si elles sont de la plus haute importance, les questions d'organisation et de fonctionnement sont aussi les plus difficiles à comprendre ([18] [639]). Beaucoup plus que pour les autres questions, leur compréhension est tributaire de la subjectivité des militants et elles peuvent constituer, de ce fait, un canal privilégié de pénétration d'idéologies étrangères au prolétariat. Comme telles ce sont des questions qui, par excellence, ne sont jamais acquises définitivement. Il importe donc qu'elles fassent l'objet d'une attention et d'une vigilance soutenues de la part de l'organisation et de tous les militants.( ... )
(14/10/1993)
[1] [640] A l'image de la 2° Internationale et de l'Internationale communiste, le CCI s'est doté d'un organe central international composé de militants de différentes sections territoriales, le Bureau international (BI). Celui-ci se réunit en session plénière régulièrement (BI plénier) et entre ses réunions, c'est une commission permanente, le Secrétariat international (SI), qui assure la continuité de son travail.
[2] [641] «Moins encore que les autres textes fondamentaux du CCI, ceux de la conférence extraordinaire ne sont faits pour être enterrés au fond d'un tiroir ou sous un amas de papiers. Ils devraient constituer une référence constante pour la vie de l'organisation.» (Résolution d'activités du 5e congrès du CCI)
[3] [642] Il ne se privait pas, non plus, de l'épingler fréquemment comme Juif et Allemand deux caractéristiques qu'il détestait : « c’est un recueil (...) de tous les contes absurdes et sales que la méchanceté plus perverse que spirituelle des Juifs allemands et russes, ses amis, ses agents, ses disciples [de Marx]... a propagés et colportés contre nous tous, mais surtout contre moi... (...) Vous rappelez-vous l'article du Juif allemand M. Hess dans le Réveil (...), reproduit et développé par les Borkheim et autres Juifs allemands du Volksstaat ? » (Réponse de Bakounine à la circulaire du Conseil général de mars 1872 sur «Les prétendues scissions dans l'Internationale»). Il faut également noter que Bakounine, que les anarchistes présentent comme une sorte de «héros sans peur et sans reproche», savait faire preuve d'une bonne dose d'hypocrisie et de duplicité. Ainsi, au moment même où il commençait a tisser ses intrigues contre le Conseil général et contre Marx, il écrivait à ce dernier : «Je fais maintenant ce qui, tu as commencé, toi, il v a vingt ans. (...) Ma patrie maintenant c'est l'Internationale, dont tu es l'un des principaux fondateurs. Tu vois donc, cher ami, que je suis ton disciple et que je suis fier de l'étre » (22/12/1868).
[4] [643] Formulation défendue par Lénine : «Est membre du parti quiconque reconnaît son programme et soutient le parti tant matériellement qu'en militant personnellement dans l'une de ses organisations». Formulation proposée par Martov (et adoptée par le Congrès grâce aux voix du Bund) :«Est membre du parti quiconque reconnaît son programme et soutient le parti tant matériellement qu'en travaillant sous le contrôle et la direction d'une de ses organisations»
[5] [644] Il est significatif que ces trois militant, de même d'ailleurs que Plekhanov qui a rejoint les mencheviks quelques mois après le Congrès, ont été des social-chauvins au cours de la guerre et se sont opposés à la révolution en 1917. Seul Martov a adopté une position internationaliste mais il a, par la suite, pris position contre le pouvoir des sovicts.
[6] [645] Voici la réponse du bolchevik Roussov (citée et saluée par Lénine dans «Un pas en avant, deux pas en arrière») : «Dans la bouche des révolutionnaires on entend des discours singuliers qui se trouvent en désaccord bien net avec la notion du travail du Parti, de l'éthique du Parti . (...) En nous plaçant à ce point de vue étranger au Parti, à ce point de vue petit-bourgeois, nous nous trouverons à chaque élection devant la question de savoir si Petrov ne se formaliserait pas de voir qu'à sa place a été élu lvanov (...) Où donc, camarades, cela va-t-il nous mener ? Si nous nous sommes réunis là, non pas pour nous adresser mutuellement d'agréables discours, ou échanger d'affables politesses mais pour créer un parti, nous ne pouvons aucunement accepter ce point de vue. Nous avons à élire des responsables et il ne peut être question ici de manque de confiance en tel ou tel non élu ; la question est de savoir seulement si c'est dans l'intérêt de la cause et si la personne élue convient au poste pour lequel elle est désignée». Dans la méme brochure, Lénine résume ainsi les enjeux de ce débat : «La lutte de l'esprit petit bourgeois contre l'esprit de parti, des pires «considérations personnelles» contre des vues politiques, des paroles pitoyables contre les notions élémentaires du devoir révolutionnaire, voilà ce que fu la lutte autour des six et des trois à la trentième séance de notre congrès.» (les soulignés sont de Léninc)
[7] [646] A plusieurs reprises, certains camarades en désaccord avec les orientations du CCI en matière d'organisation ont affirmé que ce destin systématiquement «tragique» des tendances que nous avions connues révélait une faiblesse de notre organisation, et notamment une politique erronée des organes centraux. Sur cette question, il convient d'apporter les éléments suivants :
[8] [647] MC était un camarade qui était militant depuis la vague révolutionnaire qui a suivi la première guerre mondiale. Il avait été exclu du parti communiste français à la fin des années 20 comme oppositionnel de gauche et avait milité dans différentes organisations de la Gauche communiste, notamment la Fraction italienne de celle-ci à partir de 1938. II était le principal fondateur de la Gauche communiste de France, ancêtre politique du CCI. Il est mort en décembre 1990 (voir à son sujet l'article que nous avons publié dans la Revue internationale n' 65 et n° 66).
[9] [648] «Ce n'est pas Chénier qui fonde la tendance et la crise, mais c'est la crise latente dans le CCI qui permi à Chénier de là catalyser et manipuler pour des motivations qui, si elles n'ont pu être pleinement mises à jour, tiennent, à la rigueur, plus d'une question de nature pathologique et d'ambition arriviste que de politique. La commission ne peut répondre ni dans un sens ni dans l'autre à la question de savoir- si ses agissements obéissaient à des ordres extérieurs - comme le suggèrent certains témoignages - mais elle peut affirmer fermement que c'est un élément profondément trouble, lâche et hypocrite, parfaitement susceptible de servir n'importe quelle cause visant a détruire de l'intérieur route organisation dans laquelle il parvient à s'infiltrer » (Rapport de la commission d'enquête) Pour les camarades qui n'ont pas connu cette période de la vie du CCI, on peut donner quelques illustrations assez significatives du comportement et de la personnalité de Chénier :
Voilà quel genre de personnage le CCI avait eu la faiblesse, par manque de vigilance, de laisser entrer dans ses rangs. Il faut noter que cet élément était devenu membre de la CE de RI et il n'est pas absurde de penser que, s'il ne s'était pas démasqué aussi rapidement, il aurait même pu devenir membre du BI.
[10] [649] Dans un texte écrit en 1980 le camarade MC soulevait déjà cette question :«Je ne voudrais pas m'attarder sur ce type de récrimination, car plus que navrant je le trouve indécent. Quand un connait un tant soit peu ce qu'était la vie des militants révolutionnaires, non seulement dans des moments comme la guerre ou la révolution, mais la vie contrainte, « normale », quand on pense par exemple ce qu'était la vie des militants de la Fraction Italienne dans les années 30, tous des émigrés dont une bonne partie, expulsés, illégaux, ouvriers non qualifiés, chômeurs et toujours sans travail et résidence instables, avec des enfants (sans pouvoir trouver aucun appui et soutien de la famille au loin), qui, souvent ne mangeaient pas à leur faim, ces militants qui poursuivaient dans ces conditions 20-30-40 ans leur activité... on ne peut entendre les plaintes et récriminations de certaines « critiques », que les trouver purement et simplement indécentes. Au lieu de jérémiades, nous devrions plutôt prendre conscience que le groupe et les militants vivent actuellement dans des conditions exceptionnellement favorables. Nous n'avons, jusqu'à présent, connu ni la répression, ni l'illégalité, ni le chômage, ni des difficultés matérielles majeures. C’est pour cela qu'aujourd'hui plus encore que dans d'autres conditions le militant n'a pas à présenter de réclamations de caractère personnel, mais d'avoir toujours à cœur d'offrir le maximum de ce qu'il peut donner, sans même attendre d'y être invité.» (MC, «L'organisation révolutionnaire et les militants», 1980)
[11] [650] «Il est insensé de voir dans la nomination de camarades à des commissions on ne sait quelle «ascension » et de la considérer comme un honneur et un privilège. Etre nommé dans une commission est une charge et des responsabilités supplémentaires, et nombreux sont les camarades qui souhaiteraient s'en libérer. Et tant que celu n'est pas possible, il importe qu'ils les accomplissent le plus consciencieusement possible. Il est trés important de veiller à ne pas laisser remplacer la vraie question de savoir «s'ils accomplissent bien les tâches qui leur ont été confiées» par cette autre fausse question, typiquement gauchiste : « la course aux postes honorifiques» (MC, 1980)
[12] [651] «la vision prolétarienne est tout autre. Parce qu'elle est une classe historique et la dernière classe de l'histoire, sa vision tend d'emblée à être globale et dans celle-ci les divers phénomènes ne sont que des aspects, des moments d'un tout. C’est pourquoi la militance prolétarienne n'est pas conditionnée par : «quelle place j'occupe moi», ni motivée par l'ambition individuelle qu'elle soit légitime ou non. Qu'il soit en train d'écrire ou de se creuser les méninges sur une question théorique, ou qu'il soit en train de taper à la machine, ou tirer un tract, ou manifester dans la rue, ou diffuser le journal que d'autres camarades ont écrit, il est toujours le même militant, parce que l'action à laquelle il participe est toujours politique et quelle que soit la pratique particulière, elle relève d'une option politique et exprime sort appartenance à cette unité, à ce corps politique : le groupe politique.» (MC, 1980)
[13] [652] «Ce n'est pas seulement la division de fait entre travail théorique et travail pratique, entre théorie et pratique, entre direction qui décide et base qui exécute, qui est la maniféstation de la division de la société en classes antagonistes, mais également l'obsession qui fait de ce fait un axe central de la préoccupation, exprime qu'on n'est pas parvenu à dépasser ce plan, qu'on se situe encore sur le même terrain en retournant simplement la médaille à l'envers, mais en la conservant.» (MC, 1980)
[14] [653] C'était la preuve que Plekhanov commençait a être gagné par l'idéologie bourgeoise (lui qui avait écrit un livre excellent sur «Le rôle de l'individu dans l'histoire») : en fin de compte, la différence d'attitude de Lénine et de Plekhanov sur cette question préfigurait, d'une certaine façon, l'attitude qu'ils auraient, par la suite, face à la révolution du prolétariat.
[15] [654] «C’est dans la dernière moitié des années 60 que se constituent de petits noyaux, de petits cercles d'amis, dont les éléments sont pour la plupart très jeunes, sans aucune expérience politique, vivant dans le milieu estudiantin. Sur le plan individuel leur rencontre semble relever d'un pur hasard. Sur le plan objectif - le seul où l'on peut trouver une explication réelle - ces noyaux correspondent à la fin de la reconstruction de l'après-guerre, et des premiers signes que le capitalisme rentre à nouveau dans une phase aiguë de sa crise permanente, faisant resurgir la lutte de classes. En dépit de ce que pouvaient penser les individus composant ces noyaux, s'imaginant que ce qui les unissait était leur affinité objéctive, l'amitié, l'envie de réaliser ensemble leur vie quotidienne, ces noyaux ne survivront que dans la mesure où ils se politiseront, où ils deviendront des groupes politiques, ce qui ne peut se faire qu'en accomplissant et assumant consciemment leur destinée. Les noyaux qui ne parviendront pas à cette conscience seront engloutis et se décomposeront dans le marais gauchiste, moderniste ou se disperseront dans la nature. Telle est notre propre histoire. Et c'est non sans difficultés que nous avons suivi ce processus de transformation d'un cercle d'amis en groupe politique, où l'unité basée sur l'affectivité, les sympathies personnelles, le même mode de vie quotidienne doit laisser la place à une cohésion politique et une solidarité basée sur une conviction que l'on est engagé dans un même combat historique : la révolution prolétarienne.» (...) «On ne doit pas confondre l'organisation politique que nous sommes avec les « communautés» si chéries dans le mouvement étudiant, dont la seule raison d'être est l'illusion que quelques individus, mal dans leur peau, peuvent, ensemble, se soustraire aux contraintes que la société décadente impose, et « réaliser » ainsi mutuellement leur vie personnelle.» (MC, 1981)
[16] [655] «... dans une organisation bourgeoise, l'existence de divergences est basée sur la défense de telle on telle orientation de gestion du capitalisme, ou plus simplement sur la défense de tel ou tel secteur de la classe dominante ou de telle ou telle clique, orientations ou intérêts qui se maintiennent de façon durable et qu'il s'agit de concilier par une «répartition équitable» des postes entre représentants. Rien de tel dans une organisation communiste ou les divergences n'expriment nullement la défense d'intérêts matériels, personnels ou de groupes de pression particuliers, mais sont la traduction d'un processus vivant et dynamique de clarification des problèmes qui se posent à la classe et sont destinés, comme tels, à être résorbés avec l'approfondissement de la discussion et à la lumière de l'expérience.» (Rapport de 1982, point 6)
[17] [656] Sur cette question, il importe que la pratique des invitations à des repas ou à des rencontres «privées» soit mise en oeuvre avec sens des responsabilités. Se réunir entre camarades autour d'un bon repas peut constituer une bonne occasion de renforcer les liens entre membres de l'organisation, de développer les sentiments de fraternité entre eux, de surmonter l'atomisation que la société d'aujourd'hui engendre (notamment parmi les camarades plus isolés). Cependant, il est nécessaire de veiller a ce que cette pratique ne se transforme pas en une «politique de clan» :
[18] [657] Un révolutionnaire de la taille de Trotsky a, en de nombreuses occasions, montré qu'il ne comprenait pas bien ces questions. C’est tour dire !
Après les attentats du 11 septembre, la guerre en Afghanistan et la relance des massacres au Moyen-Orient, deux autres événements inquiétants ont été propulsés à l’avant-scène de l’actualité internationale : d’un côté la menace de guerre entre l’Inde et le Pakistan, deux Etats dotés de l’arme nucléaire qui se disputent congénitalement et de façon récurrente la région du Cachemire ; de l’autre, la progression des partis d’extrême-droite en Europe occidentale qui a donné l'occasion à la bourgeoisie d'agiter l'épouvantail du fascisme et de développer de gigantesques campagnes démocratiques.
Rien ne paraît rapprocher les deux événements, géographiquement très éloignés et qui se situent sur des plans géopolitiques complètement différents. Pour comprendre les racines communes de ces deux événements, il faut se dégager d'une approche photographique du monde, fragmentaire et morcelée, consistant à analyser chaque phénomène en soi, séparément. Seule la méthode marxiste qui procède d’une approche historique globale, dialectique, dynamique, en reliant entre elles les différentes manifestations des mécanismes du capitalisme pour leur donner une unité et une cohérence, est à même d'intégrer ces deux événements dans un cadre commun.
La menace d'une guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan d'une part et la montée de l'extrême-droite d'autre part, renvoient à la même réalité, ils sont reliés à un même monde. Ils sont des manifestations de la même impasse du mode de production capitaliste. Ils mettent clairement en évidence que le capitalisme n'a aucun avenir à offrir à l'humanité. Ils illustrent, sous des formes différentes, la réalité de la phase présente de décomposition du capitalisme caractérisée par un pourrissement sur pieds de la société et qui menace l'existence même de celle-ci. Cette dernière est le résultat d'un processus historique où aucune des deux classes antagoniques de la société, le prolétariat et la bourgeoisie, n'a jusqu'alors été capable d'imposer sa propre réponse à la crise insoluble du capitalisme. La bourgeoisie n'a pas pu entraîner l'humanité dans une troisième guerre mondiale du fait que le prolétariat des pays centraux du capitalisme n'était pas disposé à sacrifier ses intérêts sur l'autel de la défense du capital national. Mais, par ailleurs, ce même prolétariat n'a pas non plus été en mesure d'affirmer sa propre perspective révolutionnaire et de s'imposer comme seule force de la société capable d'offrir une alternative à l'impasse de l'économie capitaliste. C'est pour cela que, bien que les combats de la classe ouvrière aient pu empêcher le déchaînement d'une troisième guerre mondiale, ils n'ont pas été en mesure de stopper la folie meurtrière du capitalisme. En témoigne le chaos sanglant qui se répand jour après jour à la périphérie du système et qui, depuis l'effondrement du bloc de l'Est n'a cessé de s'accélérer. L'escalade de la guerre sans fin au Moyen-Orient et aujourd'hui la menace d'un conflit nucléaire entre l'Inde et le Pakistan révèlent, s'il en était encore besoin, ce "no future" apocalyptique de la décomposition du capitalisme.
Par ailleurs, le prolétariat des grands pays "démocratiques" a subi de plein fouet les effets de la manifestation la plus spectaculaire de cette décomposition, l'effondrement du bloc de l'Est. Le poids des campagnes bourgeoises sur la prétendue "faillite du communisme", qui ont profondément affecté son identité de classe, sa confiance en lui-même et en sa propre perspective révolutionnaire, a constitué le principal facteur de ses difficultés à développer ses luttes et à s'affirmer comme seule force porteuse d'avenir pour l'humanité. En l'absence de luttes ouvrières massives dans les pays d'Europe occidentale, capables d'offrir une perspective à la société, le phénomène de pourrissement sur pied du capitalisme s'est ainsi manifesté par le développement, au sein du tissu social, des idéologies les plus réactionnaires favorisant la montée des partis d'extrême-droite. , totalement aberrant y compris du point de vue des intérêts de la classe dominante, constitue une nouvelle illustration du "no future" du capitalisme. Alors que dans les années 30, la montée du fascisme et du nazisme s'inscrivait dans le cadre de la marche du capitalisme vers la guerre mondiale, aujourd'hui le programme des partis d'extrême-droite, totalement aberrant y compris du point de vue des intérêts de la classe dominante, constitue une nouvelle illustration du "no future" du capitalisme.
Face à la gravité de la situation historique présente, il appartient aux révolutionnaires de contribuer à la prise de conscience du prolétariat des responsabilités qui reposent sur ses épaules. Seul le développement de la lutte de classe dans les pays les plus industrialisés, peut ouvrir une perspective révolutionnaire vers le renversement du capitalisme. Seule la révolution prolétarienne mondiale peut mettre définitivement un terme au déchaînement aveugle de la barbarie guerrière, de la xénophobie et des haines raciales.
La menace de guerre nucléaire entre Inde et PakistanDepuis le mois de mai, les nuages menaçant d'une guerre nucléaire totale se sont amoncelés entre l'Inde et le Pakistan. Après l'attentat du 13 décembre 2001 contre le Parlement indien, les relations indo-pakistanaises s'étaient fortement dégradées. Avec celui de début mai 2002 à Jammu, dans l'Etat indien du Jammu et Cachemire, attribué à des terroristes islamistes, cette dégradation a abouti aux affrontements récents au Cachemire.
Le conflit actuel entre ces deux pays, qui se cantonne jusqu'ici à ce que les médias appellent des "duels d'artillerie" au-dessus d'une population terrorisée, n'est pas le premier, en particulier au sujet du Cachemire qui a déjà connu plusieurs centaines de milliers de morts, mais jamais la menace de l'utilisation de l'arme nucléaire n'avait été aussi sérieuse. En position d’infériorité, puisqu’il dispose de 700 000 hommes de troupes contre 1 200 000 pour l’Inde, et de 25 missiles nucléaires, de plus courte portée, contre 60 pour l’Inde, le Pakistan avait "annoncé clairement que face à un ennemi supérieur, il était prêt à lancer une attaque nucléaire" (The Guardian, 23 mai 2002). De son côté, l'Inde cherche délibérément à pousser à l'affrontement militaire ouvert. En effet, les objectifs du Pakistan étant de déstabiliser et faire basculer le Cachemire dans son camp, à travers les actions de guerrilla de ses groupes infiltrés, l'Inde a tout intérêt à chercher à couper court à ce processus par une confrontation directe.
Aussi, les bourgeoisies des pays développés, américaine et britannique en tête (1), se sont réellement inquiétées de la possibilité d'un scénario catastrophe dont pourrait résulter des millions de morts. Et il aura fallu, suite à l'échec de la conférence des pays d'Asie centrale au Kazakstan sous la houlette d'un Poutine, téléguidé pour l'occasion par la Maison Blanche, que les Etats-Unis pèsent de tout leur poids en envoyant le secrétaire d'Etat à la défense, Donald Rumsfeld, à Karachi et par l'intervention directe de Bush auprès des dirigeants indiens et pakistanais, pour faire tomber la tension. Cependant, comme le reconnaissent eux-mêmes les responsables occidentaux, les risques de dérapage ne sont que momentanément écartés, rien n'est réglé.
Inde, Pakistan : une rivalité insurmontableAvec la partition de l'ancien empire britannique des Indes en 1947, qui donna naissance (outre le Sri-Lanka et la Birmanie) aux Etats indépendants de l'Inde et du Pakistan occidental et oriental, la bourgeoisie anglaise et, avec elle, son alliée américaine savaient qu'elles créaient des nations congénitalement rivales. Selon l'adage "diviser pour mieux régner", le but d'un tel découpage artificiel était d'affaiblir sur ses frontières occidentales et orientales ce pays gigantesque dont le dirigeant Nehru avait déclaré sa volonté de "neutralité" vis-à-vis des grandes puissances et de faire de l'Inde une super-puissance régionale. Dans la période d'après-guerre où se dessinaient déjà les blocs de l'Est et de l'Ouest, l'accession à l'indépendance de ce pays contenait en effet, pour une Grande-Bretagne férocement antirusse et pour une Amérique cherchant déjà à imposer son hégémonie sur le monde, le risque réel de le voir passer à l'ennemi soviétique.
Lors de la formation "démocratique" de la "nation" indienne sous la houlette du pandit, trois régions, dont le futur Etat de Jammu et Cachemire, devant faire partie du Pakistan, étaient annexées d'autorité par l'Inde, première manifestation d'une pomme de discorde permanente se cristallisant sur des revendications territoriales. Toute l'histoire de ces deux pays est ainsi jalonnée par des affrontements guerriers répétés où l'on voit New-Dehli, en général à l'offensive, chercher à gagner les zones qu'il considère comme "naturelles". Il en fut ainsi dans la guerre de 1965 au Cachemire, dans celles de 1971 au Pakistan oriental (dont sera issu le Bangladesh actuel) et au Cachemire, jusqu'au conflit de cette année.
Mais l'intérêt de la bourgeoisie indienne ne se trouve pas uniquement dans le besoin d'expansion inhérent à tout impérialisme. Il tient dans la nécessité que l'Etat indien soit reconnu comme une super-puissance avec laquelle il faut compter, non seulement aux yeux de la "communauté internationale" des Grands, mais aussi face à sa principale rivale, la Chine. Car derrière l'agressivité permanente de l'Inde envers le Pakistan se trouve la rivalité fondamentale avec la Chine pour la place de gendarme du Sud-Est asiatique.
En 1962, le déroulement de la guerre sino-indienne et la victoire de Pékin avaient révélé à la bourgeoisie indienne que la Chine était sa pire ennemie, de même que la faiblesse de son propre armement. C'est cette revanche que l'Etat indien s'efforce de prendre contre la Chine. La guerre au Pakistan oriental en 1971 entrait déjà dans ce cadre de l'hostilité impérialiste que se vouent les deux bourgeoisies et il est évident qu'aujourd'hui un conflit de grande ampleur entre l'Inde et le Pakistan, qui laisserait le Pakistan exsangue sinon rayé de la carte, ne pourrait que desservir un Etat chinois mettant toutes ses forces dans le soutien d'Islamabad. Ce n'est pas un hasard si c'est la Chine qui, lorsque l'arme nucléaire avait été "offerte" à l'Inde par l'URSS comme garantie du "pacte de coopération" entre les deux pays, l'a procurée au Pakistan, avec la bénédiction américaine, pour réduire les velléités indiennes.
L'hypocrisie des grandes puissancesAujourd’hui, les grandes puissances, Etats-Unis en tête, sont certainement très inquiètes de la possibilité de voir éclater une guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan, mais ce n'est pas pour des raisons humanitaires, loin s'en faut. Elles sont avant tout soucieuses d'empêcher que ne se développe une nouvelle étape, qui serait sans précédent, dans l'aggravation du "chacun pour soi" qui règne sur la planète depuis l'effondrement du bloc de l'Est et la disparition du bloc rival de l'Ouest. Pendant la période de la Guerre froide qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les rivalités entre Etats étaient sous contrôle de la nécessaire discipline de blocs et réglées par cette discipline. Même un pays comme l'Inde qui essayait de faire cavalier seul et cherchait à tirer simultanément bénéfice du potentiel militaire de l'Est et de la technologie de l'Ouest, n'avait pas les coudées franches pour s'imposer comme gendarme de la région du Sud-Est asiatique. Aujourd’hui les Etats donnent libre cours à leurs ambitions. Déjà en 1990, un an à peine après la chute du bloc russe, la menace d'une guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan avait dû être écartée sous la pression américaine.
On peut se rendre compte de l'intensité prise par l'antagonisme entre ces deux puissances nucléaires de second ordre par les difficultés mêmes qu'éprouvent les Etats Unis à imposer leur volonté dans cette situation. A peine quelques mois après avoir procédé à une importante démonstration de force en Afghanistan, dans le but d'obliger les autres Etats à s'aligner derrière eux, deux de leurs alliés dans cette guerre s'empoignent maintenant. Voici une région de plus, où les Etats-Unis voulaient pouvoir imposer leur ordre par des moyens militaires, qui est menacée de désastre.
Depuis la fin de la Guerre froide, les Etats-Unis ont lancé des opérations militaires de grande envergure pour affirmer leur domination sur le monde comme seule super-puissance mondiale. Après la guerre du Golfe de 1991, au lieu d'un nouvel ordre mondial, nous avons vu l'explosion de la région des Balkans accompagnée des horreurs de la guerre et d'une misère permanente sans nom. En 1999, après la démonstration de force américaine contre la Serbie, les puissances impérialistes européennes ont continué de s'opposer ouvertement à la politique américaine, notamment à propos du "bouclier antimissiles" dont Bush accélère le programme à la vitesse grand V. Et c'est encore pour démontrer cette volonté que les Etats-Unis ont ravagé l'Afghanistan, en utilisant le prétexte de l'attentat du 11 septembre.
Qu'il s'agisse des grandes puissances comme l’Allemagne, la France ou la Grande Bretagne, ou de puissances régionales comme la Russie, la Chine, l'Inde ou encore le Pakistan, toutes sont poussées à s'entredéchirer dans des luttes toujours plus destructrices. Le conflit présent entre l'Inde et le Pakistan qui se trouve, avec l'après-guerre en Afghanistan, au coeur de la tourmente en est une illustration flagrante.
Dans une telle situation générale de chaos et de "chacun pour soi", provoquée au premier chef par les tensions grandissantes entre les grandes puissances, l'hypocrisie de ces dernières est apparue une fois de plus à la face du monde. Manifestant l'inquiétude des bourgeoisies "civilisées" à voir exploser un conflit nucléaire, leurs médias montraient du doigt le président pakistanais, Musharraf, et le premier ministre indien, Vajpayee, comme de véritables irresponsables, ne semblant pas "se rendre compte de la véritable échelle du désastre qui résulterait de l’utilisation des armes atomiques, et n'étant pas capables de voir que le résultat en serait la complète destruction de leurs pays" (The Times, 1er juin 2002).
C'est l'hôpital qui se moque de la charité ! Parce que les grandes puissances seraient, quant à elles, "responsables" ? Responsables, en effet, des bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki à la fin de la Seconde Guerre mondiale, responsables de la prolifération hallucinante des armes nucléaires durant tout le temps de la Guerre froide, responsables de cette accumulation sous le prétexte que la "dissuasion nucléaire", "l'équilibre de la terreur" (!), était le meilleur garant de la paix mondiale. Et aujourd'hui, ce sont les pays développés qui continuent à détenir les stocks les plus importants d'armes de destruction massive, y compris nucléaires !
La lutte contre le terrorisme, un prétexte et un mensongePour la plupart des médias, cette situation est la conséquence du "fondamentalisme religieux". Pour la classe dominante indienne, les responsables des attentats terroristes au Cachemire et contre le Parlement indien, ce sont les fondamentalistes islamistes soutenus par le Pakistan. De l’autre côté, la classe dominante pakistanaise dénonce les excès nationalistes du fondamentalisme hindou du BJP, le parti au pouvoir en Inde, en particulier sa répression contre les "combattants de la liberté" au Cachemire.
En Inde, le BJP utilise les attentats terroristes au Cachemire et dans le reste de l’Inde pour justifier ses menaces militaires contre le Pakistan. Alors qu’en même temps, ce parti était impliqué dans les massacres intercommunautaires qui ont eu lieu dans l’Etat de Gujarat, au cours desquels des centaines de fondamentalistes hindous ont été brûlés vifs dans un train par des militants islamistes, et où, en représailles, des milliers de musulmans ont été massacrés. Parallèlement, la bourgeoisie pakistanaise n’a pas seulement essayé de déstabiliser l’Inde en apportant son soutien à la lutte menée au Cachemire contre la domination indienne mais aussi en dénonçant le fait certain que l’Inde appuie des groupes terroristes au Pakistan.
Et c’est aussi en injectant constamment le nationalisme le plus virulent que, dans les deux camps, les exploiteurs entraînent de larges fractions de la population dans le soutien de leurs ambitions impérialistes. L’utilisation des nationalismes, des haines raciales et religieuses, n’est pas quelque chose de nouveau ou qui serait réservé aux pays de la périphérie du capitalisme. La bourgeoisie des principaux pays capitalistes en a fait tout un art. Au cours de la Première Guerre mondiale, chaque camp a accusé l’autre de représenter "le mal" et de constituer une "menace pour la civilisation". Dans les années 1930, Hitler ainsi que Staline ont utilisé l’antisémitisme et le nationalisme pour mobiliser leurs populations. Les Alliés "civilisés" ont tout fait pour attiser l’hystérie antiallemande et antijaponaise, avec l’utilisation cynique de l’Holocauste pour justifier les bombardements sur la population allemande et, comme point culminant, déclencher à deux reprises l'horreur nucléaire au Japon. Durant la Guerre froide, les deux blocs ont cultivé des haines similaires pour régler leurs comptes. Et depuis 1989, au nom de "l’humanitaire", les dirigeants des grandes puissances ont permis que se multiplient les "nettoyages ethniques" et ont attisé les haines religieuses et raciales qui entraînent tant de régions de la planète dans une succession de guerres et de massacres.
Une menace majeure pour la classe ouvrière et le reste de l'humanitéC'est parce que la classe ouvrière représente une menace que le capitalisme a besoin d'utiliser tous les mensonges dont elle dispose pour cacher la véritable nature impérialiste de ses guerres et la détourner du chemin de son propre combat de classe. Au niveau local, en Asie du Sud, la classe ouvrière ne montre pas une combativité capable d'arrêter une guerre. Au niveau international, la classe ouvrière est impuissante à l'heure actuelle devant le capitalisme qui se déchire, avec le danger de voir des millions de morts joncher en quelques minutes le sol d'une région de la planète.
Mais la seule force historique qui soit capable d'arrêter le char incontrôlable et destructeur du capitalisme en pleine décomposition reste le prolétariat international, et principalement celui des pays centraux du capitalisme. C'est en développant ses luttes pour la défense de ses propres intérêts qu'il pourra montrer aux ouvriers du sous-continent et des autres régions du monde qu'il existe une alternative de classe au nationalisme, à la haine religieuse et raciale et à la guerre. C'est donc une lourde responsabilité qui incombe au prolétariat des pays du cœur du capitalisme. Il ne doit pas perdre de vue qu'en défendant ses intérêts de classe, il a aussi l'avenir de l'humanité entre ses mains.
Confronté à la folie du capitalisme en décadence, le prolétariat international doit reprendre ce mot d'ordre : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous". Le capitalisme ne peut que nous entraîner dans la guerre, la barbarie et la destruction totale de l'humanité. La lutte de la classe ouvrière est la clef de la seule alternative possible : la révolution communiste mondiale.
ZG (18 juin 2002)
(1) Il faut noter que les bourgeoisies américaine et britannique ont à dessein exagéré le risque immédiat, bien que réel, de guerre nuclaire entre les protagonistes indien et pakistanais afin de mieux justifier de faire pression sur ces derniers en se faisant passer pour les nations les plus "anti-guerre" et être certaines de prendre le pas sur d'autres bourgeoisies comme la France dans le "règlement" du conflit.
Montée de l'extrême-droite en Europe : Existe-t-il un danger fasciste aujourd'hui ?
Deux événements récents ont illustré la montée des partis d'extrême droite (ceux d'entre eux désignés comme "populistes") en Europe :
- l'accession-surprise de Le Pen "en finale" des élections présidentielles en France avec 17 `% des voix au premier tour ;
- la percée fulgurante et spectaculaire de la "liste Pim Fortuyn" aux Pays-Bas (lui même assassiné quelques jours auparavant et dont les funérailles médiatisées ont alimenté une véritable hystérie nationaliste) qui a raflé 26 sièges sur 150, faisant ainsi son entrée au Parlement, alors que cette force politique n'existait pas trois mois auparavant.
Ces faits ne sont certes pas isolés. Ils s'intègrent dans une tendance plus globale qui s'est manifestée au cours de ces dernières années dans d'autres pays d'Europe occidentale :
- en Italie, où l'actuel gouvernement Berlusconi bénéficie de l'alliance et du soutien des deux formations d'extrême droite qui ont déjà été ses partenaires gouvernementaux entre 1995 et 1997 : la Ligue lombarde d'Umbcrto Bossi et l' Al liance Nationale (exMSI)deGianfrancoFini ;
- en Autriche,où le FPO de JorgHaider majoritaire est entré au gouvernement et partage le pouvoir depuis octobre 1999 avec le parti conservateur ;
- en Belgique où le Vlaams Blok a obtenu 33 % des suffrages aux élections communales à Anvers en octobre 2000 et près de 10 % aux dernières élections législatives et européennes (plus de 15 % en Flandre) ;
- au Danemark, pays dont le durcissement des lois contre l'immigration a été présenté comme un modèle européen au sommet de Séville du 21 et 22 juin, le Parti du Peuple Danois, chantre des discours les plus ouvertement xénophobes, représente 12 % de l'électorat et apporte son soutien au parti libéral conservateur au pouvoir;
- en Suisse, après une campagne axée quasi exclusivement contre l'immigration, l'Union Démocratique du Centre a recueilli 22,5 % des voix aux élections législatives d'octobre 1999 ;
- de même, le Parti du Progrès (plus de 15% de l'électorat aux législatives de 1997) a une influence importante en Norvège.
Contrairement aux années 1930, les progrès de l'extrême droite en Europe ne représentent pas une menace de fascisme au pouvoir
A quoi correspond ce phénomène ? Une nouvelle "peste brune" est-elle en train de se répandre sur l'Europe ? Existe-t-i1 réellement un danger fasciste'? Un régime fasciste peut-il accéder au pouvoir ? C' est ce que veulent faire croire les assourdissantes campagnes de la bourgeoisie dans le but de pousser la population en général et la classe ouvrière en particulier vers une "mobilisation citoyenne" contre le « péril fasciste » derrière la défense de la démocratie bourgeoise et de ses "partis démocratiques", comme en France, entre les deux tours des élections présidentielles.
La réponse est négative en dépit de ce que prétend la bourgeoisie qui essaie d'amalgamer la situation actuelle avec la montée du fascisme dans les années 1930. Ce parallèle est totalement faux et mensonger car la situation historique est entièrement différente.
Dans les années 1920 et 1930, l'accession au pouvoir des régimes fascistes a été favorisée et soutenue par de larges fractions nationales de la classe dominante, en particulier par les grands groupes industriels. En Allemagne, de Krupp à Siemens en passant par Thyssen, Messerschmitt, IG Farben, regroupés en cartels (Konzerns) qui fusionnent capital financier et industriel, celles-ci contrôlent les secteurs clés de l'économie de guerre, développée par les nazis : le charbon, la sidérurgie, la métallurgie. En Italie, les fascistes sont également subventionnés par les grands patrons italiens de l'industrie d'armement et de fournitures de guerre (Fiat, Ansaldo, Edison) puis par l'ensemble des milieux industriels et financiers centralisés au sein de la Confinindustria ou de l'Association bancaire. Face à la crise, l'émergence des régimes fascistes a correspondu aux besoins du capitalisme, en particulier dans les pays vaincus et lésés par l'issue du premier conflit mondial, contraints pour survivre de se lancer dans la préparation d"une nouvelle guerre mondiale pour redistribuer les parts du gâteau impérialiste. Pour cela, il fallait concentrer tous les pouvoirs au sein de l'Etat, accélérer la mise en place de l'économie de guerre, de la militarisation du travail et faire taire toutes les dissensions internes à la bourgeoisie. Les régimes fascistes ont été directement la réponse à cette exigence du capital national. Ils n'ont été, au même titre que le stalinisme, qu'une des expressions les plus brutales de la tendance générale vers le capitalisme d' Etat. Loin d'être la manifestation d'une petite bourgeoisie dépossédée et aigrie par la crise, même si cette dernière lui a largement servi de masse de manocuvrc, le fascisme étaitune expression des besoins de la bourgeoisie dans certains pays et à un moment historique déterrniné. Aujourd'hui, au contraire, les "programmes économiques" des partis populistes sont soit inexistants, soit inapplicables, du point de vue des intérêts de la bourgeoisie. Ils ne sont ni sérieux, ni crédibles. Leur mise en oeuvre (par exemple le retrait de l'union européenne prôné par Le Pen) impliquerait une totale incapacité de soutenir la concurrence économique sur le marché mondial face aux autres capitaux nationaux. La mise en application des programmes des partis d'extrême droite signifierait une catastrophe économique assurée pour la bourgeoisie nationale. De telles propositions rétrogrades et fantaisistes ne peuvent qu'être rejetées avec mépris par tous les secteurs responsables de l'économie nationale.
Ainsi, pour accéder au pouvoir, les partis "populistes" actuels doivent renier leur programme, abandonner une partie de leurs oripeaux idéologiques et se reconvertir en aile droite ultra-libérale et pro-européenne. Par exemple, le MSI de Fini en Italie qui en 1995 a rompu avec l'idéologie fasciste pour adopter un credo libéral et pro-européen. De même, le FPÔ d'Haider en Autriche a dû s'aligner sur un "programme responsable et modéré" pour pouvoir exercer des responsabilités gouvernementales.
De même, alors qu'il constituait l'axe d'un bloc impérialiste autour de l'Allemagne dans la préparation de la seconde guerre mondiale, aujourd'hui, les partis populistes sont incapables de dégager et de représenter une option impérialiste particulière.
L'autre condition majeure et indispensable pour l'instauration du fascisme, c'est la défaite physique et politique préalable du prolétariat. Au même titre que le stalinisme, le fascisme est une expression de la contre révolution dans les conditions historiques déterminées. Il a été permis par l' écrasement et la répression directe de la vague révolutionnaire de 1917/1923. C'est l'écrasement sanglant en 1919 et 1923 de la révolution allemande, c'est l'assassinat des révolutionnaires comme Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, par la gauche de l'appareil politique de la bourgeoisie, la social-démocratie qui a permis l'avènement du nazisme. C'est la répression de la classe ouvrière après l'échec du mouvement des occupations d'usines à l'automne 1920 par les forces démocratiques du gouvernement Nitti qui a ouvert la voie au fascisme italien. Jamais la bourgeoisie n'a pu imposer le fascisme avant que les forces "démocratiques", et surtout la gauche de la bourgeoisie ne se soient chargés d'écraser le prolétariat, là où ce dernier avait constitué la menace la plus forte et la plus directe contre le système capitaliste.
C'est précisément cette défaite de la classe ouvrière qui ouvrait un cours vers la guerre mondiale. Le fascisme a été avant tout une forme d'embrigadement de la classe ouvrière dans la guerre pour un des deux blocs impérialistes, au même titre que l'antifascisme dans les pays dits "démocratiques" dans l'autre camp (voir notre brochure "Fascisme et démocratie, deux expressions de la dictature du capital").
Ce n'est pas le cas aujourd'hui. La classe ouvrière reste dans une dynamique d'affrontements de classe ouverte depuis la fin des années 1960. Malgré ses reculs et ses difficultés à s'affirmer sur un terrain de classe, elle n'est pas battue et n'a pas connu de défaite décisive depuis lors. Elle n'est pas dans un cours contre-révolutionnaire. En dehors même d'une condition objective qui empêche la bourgeoisie d'aller vers une nouvelle guerre mondiale : l'incapacité au sein de la bourgeoisie, depuis l'implosion de l'URSS, de reconstituer deux blocs impérialistes rivaux, il existe un autre facteur déterminant pour affirmer que la bourgeoisie n'a pas les mains libres, c'est qu'elle n'est pas parvenue à embrigader massivement le prolétariat des pays centraux du capitalisme derrière la défense du capital national vers la guerre ni à l'entraîner dans un soutien aveugle aux incessantes croisades impérialistes.
Pour ces raisons, le danger du retour des régimes fasciste, agité comme un épouvantail, est inexistant. En conséquence, la montée actuelle des partis populistes s'inscrit dans un tout autre contexte et a une signification tout à fait différente que dans les années 1930.
La percée des idéologies d'extrême droite est une expression de la décomposition du capitalisme
Comment alors expliquer ce phénomène ? Aujourd'hui, la poussée des partis " populistes " est une expression caractéristique du pourrissement sur pied de la société capitaliste ([1] [661]), du délitement du tissu social et de la dégradation des rapports sociaux qui touchent toutes les classes de la société, y compris une partie de la classe ouvrière. La percée des partis d'extrême droite correspond à la résurgence, à l'agrégat des idéologies les plus réactionnaires et rétrogrades accumulées dans toutes les phases historiques du capitalisme par les secteurs laissés pour-compte les plus arriérés et dépassés, notamment la petite bourgeoisie boutiquière ou paysanne : le racisme, la xénophobie, l'exaltation autarcique de la " préférence nationale ". Elles prennent appui sur les manifestations actuelles des contradictions du capitalisme en crise, comme le chômage, l'immigration ([2] [662]), l'insécurité, le terrorisme pour susciter des sentiments de frustration et de rancoeur, la peur de l'avenir, la peur "de l'étranger", du voisin à la peau basanée, la peuretla haine de l'autre, la fixation sécuritaire, le repli sur soi (corollaire du règne du " chacun pour soi " dans la concurrence capitaliste), l'atomisation qui sont des ingrédients de la décomposition du tissu social. En fait, cette expression idéologique d'une révolte désespérée et sans avenir exprime globalement le " no future " de la société capitaliste et ne débouche que sur le nihilisme.
Ces thèmes sécrétés ou réactivés par la décomposition du capitalisme ont été favorisés ces dernières années par plusieurs facteurs. L'éclatement du bloc de l'Est et la guerre en Yougoslavie ont été des catalyseurs. Les exodes provoqués par la misère et la barbarie guerrière ont ainsi créé des flux migratoires importants en provenance de l'Europe de l'Est et du bassin méditerranéen.
" L'effet 11 septembre "a renforcé le climat de peur, le sentiment d'insécurité, la tendance à l'amalgame entre islam et terrorisme et donc la xénophobie. De même, le conflit au Moyen-Orient a réactivé les manifestations d'antisémitisme. En fait, cette situation équivaut à d'autres expressions de la décomposition comme le développement du fanatisme religieux ([3] [663]). Mais le phénomène est plus large, aux Etats-Unis, les porte-parole d'une droite dure, xénophobe et sécuritaire, surtout depuis le 11 septembre marque des points. En Israël, les petits partis extrémistes religieux comme la fraction Netanyahou également marquée plus à droite exercent une pression constante qui tend à " radicaliser " les actions du gouvernement Sharon. Le phénomène est donc non seulement européen, occidental, mais à l'échelle internationale.
La gangrène de la décomposition affecte en premier lieu la classe qui la sécrète, elle constitue une épine dans le pied de la bourgeoisie pour qui elle n'est pas sans poser des problèmes et a pu donner lieu à des dérapages incontrôlés comme le vote Le Pen en France. C'est la bourgeoisie qui, notamment dans ce pays, a encouragé pour des raisons politiciennes la représentations de formations populistes au parlement, alors que ce phénomène tend à échapper de plus en plus à son contrôle aujourd'hui.
L'inégale implantation et les succès électoraux de ces partis relèvent d'une conjonction de plusieurs facteurs :
- Ils dépendent de la force ou de la faiblesse de la bourgeoisie nationale. En Italie, les faiblesses et les divisions internes de la bourgeoisie, même d'un point de vue impérialiste, tendent à faire resurgir une droite populiste importante. En Grande-Bretagne, au contraire, la quasi-inexistence de parti d'extrême droite spécifique est liée à l'expérience et à la maîtrise supérieure du jeu politique par la bourgeoisie anglaise. De ce fait, les idées d'extrême droite sont représentées comme simple tendance à l'intérieur du parti conservateur (alors même qu'on voit la capacité du gouvernement travailliste de Blair de surfer sur les thèmes de l'extrême droite, comme le durcissement actuel des mesures contre l'immigration).
- Ils dépendent de conditions historiques spécifiques variables d'un pays à l'autre. Ainsi, en Allemagne, l'extrême droite n'a aucune chance de dépasser la sphère de quelques groupuscules, étant donné la persistance de la culpabilisation de la population par rapport au passé nazi de ce pays. Inversement, le succès d'Haider a été favorisé parle fait qu'en Autriche, l'Anschluss (le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne nazie en une seule entité nationale entre 1938 et 1945) n'a pas suscité un tel sentiment de culpabilité et la popularité du nazisme a pu restée enracinée dans une partie de la population.
- Enfin, le succès des partis 'populistes' dépend largement du charisme des 'chefs'. L'exemple le plus illustratif est le succès de Le Pen en France, dinosaure typique d'extrême droite, ancien tortionnaire de la guerre d'Algérie et député poujadiste de l'époque' alors que le MNR de Mégret (dont la scission a été favorisée en 1998 par le reste de la bourgeoisie pour affaiblir l'extrême droite) qui a emporté avec lui la plupart des " cadres " et des "têtes pensantes " de l'appareil, est resté marginalisé. Six semaines après "l'effet Le Pen" aux présidentielles françaises, le Front National ne dispose même pas d'un seul député au parlement, suite aux législatives où le « chef » ne se présentait pas. C'était aussi le cas de Pim Forhzyn dont la " personnalité " excentrique et provocatrice faisait le succès, qui a pourtant construit son parti, sorte de ramassis hétéroclite contestataire de " l'establishment "politique autour de thèmes d'une grande banalité comme le respect de l'ordre et en affichant un poujadisme ([4] [664]) de salon.
L'emprise idéologique des thèmes populistes correspond avant tout aux caractéristiques de la période par delà l'existence ou non de partis pour les représenter électoralement. Dans l'Espagne actuelle, par exemple, il n'y a pas de parti d'extrême droite constitué, par contre il existe une très forte xénophobie, notamment cristallisée sur les ouvriers saisonniers agricoles immigrés en Andalousie qui subissent périodiquement de véritables " ratonnades ".
Pour la classe ouvrière, comme tous les produits de la décomposition, cette idéologie réactionnaire représente un véritable poison qui intoxique et pourrit les consciences individuelles, c'est un obstacle majeur au développement de la conscience de classe. Mais l'influence et le degré de nocivité de cette idéologie sur elle doivent être évaluées dans un contexte plus général du rapport de forces entre les classes et s'intégrer dans une analyse plus large de la période, et non à la petite semaine. Si elle affecte en particulier les fractions les plus marginalisées et " lumpénisées " du prolétariat, la classe ouvrière détient en elle-même le plus puissant et le seul antidote à une telle idéologie, c'est le développement de la lutte de classe sur un terrain totalement opposé aux thèmes réactionnaires du " populisme ". Les prolétaires n'ont pas de patrie, c'est une classe d'immigrés, unis entre eux par des mêmes intérêts, quelle que soit leur origine ou leur couleur de peau, leurs luttes reposent sur la solidarité internationale des ouvriers. En réalité, cette idéologie délétère qu'il subit ne peut avoir de prise sur le prolétariat que dans la mesure où les ouvriers restent individuellement isolés, atomisés, qu'ils sont réduits à l'état de " citoyens ", qu'ils ne s'expriment pas comme classe en lutte.
Et c'est là que le déchaînementdes campagnes idéologiques animées par la bourgeoisie dans son ensemble sur le soi-disant danger fasciste prennent leur véritable sens. La bourgeoisie démontre sa capacité de retourner les miasmes de sa propre décomposition contre la conscience de classe des prolétaires. C'est la bourgeoisie qui utilise ses propres avatars contre la conscience du prolétariat. Elle cherche à profiter du manque de confiance de la classe ouvrière en ses propres forces, du déboussolement, des reculs momentanés de sa conscience et des difficultés actuelles de la lutte de classe à affirmer sa perspective révolutionnaire. C'est pourquoi la bourgeoisie pousse les ouvriers à se mobiliser derrière la défense de la démocratie bourgeoise, derrière l'Etat bourgeois contre le soi-disant péril fasciste. La bourgeoisie suscite et propage lapeur de l'extrême droite pour deux raisons:
- d'une part, cela lui permet d'attacher l'ensemble de la population à la défense de l'Etat. En prétendant "couper l'herbe sous les pieds" aux partis populistes, elle cherche à faire accréditer l'idée, en animant des "débats de société" à travers la "concertation sociale", qu'il faudrait renforcer cet Etat pour qu'il assure davantage de sécurité, qu'il donne plus de moyens à sa police, qu'il assure un contrôle beaucoup plus stricte de l'immigration;
- d'autre part, elle pousse la classe ouvrière en particulier à adopter la même démarche: se jeter dans les bras de l'Etat "démocratique", en la faisant participer, à travers les divers mouvements associatifs et "citoyens" suscités et encouragés par les partis de gauche et les syndicats, à une défense de ce même Etat bâtie sur l'illusion de "l'Etat des citoyens", "l'Etat c'est nous" en quelque sorte. Il s'agit là d'une entreprise pour noyer la conscience de classe dans la "conscience citoyenne".
C'est face à cette entreprise que la classe ouvrière court les pires dangers de perdre de vue son identité de classe.
Si les campagnes antifascistes de la bourgeoisie ne peuvent plus avoir aujourd'hui leur fonction d'embrigadement direct du prolétariat dans la guerre, elles conservent plus que jamais leur rôle de piège et de désarmement mortel pour la classe ouvrière. Celle-ci ne doit pas se laisser enchaîner par les campagnes démocratiques et antifascistes qui la poussent à abandonner son terrain de classe au profit de la défense de la démocratie bourgeoise.
Wim
[1] [665] Nous ne reviendrons pas ici sur notre cadre d'analyse de la décomposition, que nous avons amplement déjà développé dans les colonnes de notre presse. Nous renvoyons pour cela nos lecteurs aux principaux articles sur cette question (voir notamment nos articles dans la Revue Internationale n°57, 2e trimestre 1989 et n°62, 3e trimestre 1990).
[2] [666] L'immigration, et son pendant l'émigration, ont toujours fait partie intégrante de la vie du capitalisme obligeant la paysannerie ruinée ou les prolétaires au chômage à quitter leur pays d'origine afin de trouver du travail ailleurs. L'immigration dans les conditions actuelles de crise du capitalisme présente néanmoins des particularités consistant en des vagues massives d'immigrés fuyant la famine qui viennent grossir de véritables ghettos où ils se retrouvent sans espoir de trouver un travail qui leur permettrait d'intégrer les rangs des ouvriers salariés.
[3] [667] Lire nos articles sur l'islamisme dans la Revue Internationale n° 109 et dans ce numéro.
[4] [668] Le poujadisme fut un mouvement (devant son nom à son promoteur, Pierre Poujade) qui obtint plusieurs députés au Parlement français et connut un certain succès dans les années 1950 auprès des petits commerçants et des petits patrons en s'appuyant sur les revendications corporatistes des secteurs les plus rétrogrades de la petite bourgeoisie comme la baisse de l'impôt sur le revenu, la diminution des charges sociales, la suppression de toute fiscalité professionnelle.
Le CCI a pris la décision, au début de cette année, de
transformer le 15e Congrès de sa section en France en une Conférence
Internationale Extraordinaire. Cette décision était motivée par l’existence
dans le CCI d’une crise organisationnelle qui a brutalement éclaté au grand
jour au lendemain de son 14e Congrès International en avril 2001. Cette crise a
notamment abouti au départ de notre organisation d’un certain nombre de
militants qui s’étaient regroupés depuis plusieurs mois dans ce qu’ils
appellent la "fraction interne du CCI". Comme nous le verrons plus en
détail, la Conférence a pris acte du fait que ces militants s’étaient
d’eux-mêmes et délibérément placés en dehors de notre organisation, même s’ils
prétendent auprès de qui veut les entendre qu’ils ont été "exclus".
Si les questions organisationnelles ont occupé la plus grande partie des travaux de la Conférence, celle-ci s’est également penchée sur l’analyse de la situation internationale et elle a adopté à ce sujet une résolution que nous publions dans ce même numéro de la Revue internationale.
Le but de cet article est de rendre compte de l’essentiel des travaux de la conférence, de la nature de ses discussions et de ses décisions concernant les questions organisationnelles, puisque c’était là son objectif principal. Il devra également rendre compte de notre analyse concernant la soi-disant "fraction interne" du CCI qui se présente aujourd’hui comme la véritable continuatrice des acquis organisationnels du CCI, mais qui n’est rien d’autre qu’un regroupement parasitaire, comme le CCI et les autres groupes du milieu politique prolétarien, ont eu à affronter à plusieurs reprises dans le passé. Mais avant de traiter ces questions, il est nécessaire d’aborder une autre question qui fait l’objet de nombreuses incompréhensions actuellement dans le milieu politique prolétarien : l’importance des questions de fonctionnement pour les organisations communistes.
En effet, il est un commentaire que nous avons entendu ou lu en de nombreuses reprises : "le CCI est obsédé par les questions d’organisation", ou bien "les articles qu’il publie sur cette question ne présentent aucun intérêt, c’est de la "cuisine interne"". Ce type d’appréciations est assez compréhensible lorsqu’il provient de non-militants, même sympathisants des positions de la Gauche communiste. Lorsqu’on n’est pas membre d’une organisation politique prolétarienne, il est évidemment difficile de prendre la pleine mesure des problèmes de fonctionnement qu'une telle organisation peut rencontrer. Cela dit, il est beaucoup plus surprenant de constater que ce type de commentaires provient également d’éléments organisés dans des groupes politiques. C’est une des manifestations de la faiblesse actuelle du milieu politique prolétarien résultant de la coupure organique et politique entre les organisations de ce dernier et celles du mouvement ouvrier du passé suite à la contre-révolution qui s’est abattue sur la classe ouvrière à la fin des années 1920 jusqu’à la fin des années 60.
C’est pour cela que, avant d’aborder les questions qui ont occupé les travaux de la conférence, nous commencerons par un bref rappel de quelques enseignements de l’histoire du mouvement ouvrier sur les questions organisationnelles en nous basant notamment sur l’expérience de deux des organisations les plus en vue de celui-ci : l’Association internationale des travailleurs (AIT) ou 1e Internationale (dans laquelle ont milité Marx et Engels) et le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) dont était issu le Parti bolchevik qui fut en 1917 à la tête de la seule révolution prolétarienne victorieuse avant que son isolement international ne provoque sa dégénérescence. Nous évoquerons plus précisément deux congrès de ces organisations où les questions organisationnelles furent particulièrement au centre des discussions : le Congrès de 1872 de l’AIT et le Congrès de 1903 du POSDR qui a abouti à la formation des fractions bolcheviques et mencheviques qui jouèrent des rôles totalement opposés lors de la révolution de 1917.
L'AIT avait été fondée en septembre 1864 à Londres à l'initiative d'un certain nombre d'ouvriers anglais et français. Elle s'était donnée d'emblée une structure de centralisation, le Conseil central qui, après le congrès de Genève en 1866, s'appellera Conseil général. Rapidement, l'AIT ("L'Internationale", comme l'appelaient alors les ouvriers) est devenue une "puissance" dans les pays avancés (en premier lieu ceux d'Europe occidentale). Jusqu'à la Commune de Paris de 1871, elle a regroupé un nombre croissant d'ouvriers et a constitué un facteur de premier plan de développement des deux armes essentielles du prolétariat, son organisation et sa conscience. C'est à ce titre, d'ailleurs, qu'elle fera l'objet d'attaques de plus en plus acharnées de la part de la bourgeoisie : calomnies dans la presse, infiltration de mouchards, persécutions contre ses membres, etc. Mais ce qui a fait courir le plus grand danger à l'AIT, ce sont des attaques qui sont venues de certains de ses propres membres et qui ont porté contre le mode d'organisation de l'Internationale elle-même.
Déjà, au moment de la fondation de l'AIT, les statuts provisoires qu'elle s'est donnée sont traduits par les sections parisiennes, fortement influencées par les conceptions fédéralistes de Proudhon, dans un sens qui atténue considérablement le caractère centralisé de l'Internationale. Mais les attaques les plus dangereuses viendront plus tard avec l'entrée dans les rangs de l'AIT de l'"Alliance de la démocratie socialiste", fondée par Bakounine, et qui allait trouver un terrain fertile dans des secteurs importants de l'Internationale du fait des faiblesses qui pesaient encore sur elle et qui résultaient de l'immaturité du prolétariat à cette époque, un prolétariat qui ne s'était pas encore totalement dégagé des vestiges de l'étape précédente de son développement, et notamment des mouvements sectaires.
Cette faiblesse était particulièrement accentuée dans les secteurs les plus arriérés du prolétariat européen, là où il venait à peine de sortir de l'artisanat et de la paysannerie, notamment dans les pays latins. Ce sont ces faiblesses que Bakounine, qui n'est entré dans l'Internationale qu'en 1868, a mises à profit pour essayer de la soumettre à ses conceptions "anarchistes" et pour en prendre le contrôle. L'instrument de cette opération était l'"Alliance de la démocratie socialiste", qu'il avait fondée comme minorité de la "Ligue de la Paix et de la Liberté". Cette dernière était une organisation de républicains bourgeois, fondée à l’initiative notamment de Garibaldi et Victor Hugo, et dont un des principaux objectifs était de faire concurrence à l’AIT auprès des ouvriers. Bakounine faisait partie de la direction de la "Ligue" à laquelle il prétendait donner une "impulsion révolutionnaire" et qu’il a incité à proposer une fusion avec l’AIT, laquelle a refusé à son congrès de Bruxelles en 1868. C’est après l’échec de la "Ligue de la Paix et de la Liberté" que Bakounine s’est décidé à entrer dans l’AIT, non pas comme simple militant, mais pour en prendre la direction.
"Pour se faire reconnaître comme chef de l’Internationale, il lui fallait se présenter comme chef d’une autre armée dont le dévouement absolu envers sa personne lui devait être assuré par une organisation secrète. Après avoir ouvertement implanté sa société dans l’Internationale, il comptait en étendre les ramifications dans toutes les sections et en accaparer par ce moyen la direction absolue. Dans ce but, il fonda à Genève l’Alliance (publique) de la démocratie socialiste. (…) Mais cette Alliance publique en cachait une autre qui, à son tour, était dirigée par l’Alliance encore plus secrète des frères internationaux, les Cent Gardes du dictateur Bakounine"[1] [670].
L’Alliance était donc une société à la fois publique et secrète et qui se proposait en réalité de former une Internationale dans l'Internationale. Sa structure secrète et la concertation qu'elle permettait entre ses membres devaient lui assurer le "noyautage" d'un maximum de sections de l'AIT, celles où les conceptions anarchistes avaient le plus d'écho. En soi, l'existence dans l'AIT de plusieurs courants de pensée n'était pas un problème. En revanche, les agissements de l'Alliance, qui visait à se substituer à la structure officielle de l'Internationale, ont constitué un grave facteur de désorganisation de celle-ci et lui ont fait courir un danger de mort. L'Alliance avait tenté de prendre le contrôle de l'Internationale lors du Congrès de Bâle, en septembre 1869 en essayant de faire adopter, contre la motion proposée par le Conseil général, une motion en faveur de la suppression du droit d'héritage. C’est en vue de cet objectif que ses membres, notamment Bakounine et James Guillaume, avaient appuyé chaleureusement une résolution administrative renforçant les pouvoirs du Conseil général. Mais ayant échoué, l'Alliance, qui pour sa part s'était donnée des statuts secrets basés sur une centralisation extrême, a commencé à faire campagne contre la "dictature" du Conseil général qu'elle voulait réduire au rôle "d'un bureau de correspondance et de statistiques" (suivant les termes des alliancistes), d'une "boîte aux lettres" (comme leur répondait Marx). Contre le principe de centralisation exprimant l'unité internationale du prolétariat, l'Alliance préconisait le "fédéralisme", la complète "autonomie des sections" et le caractère non obligatoire des décisions des congrès. En fait, elle voulait pouvoir faire ce qu'elle voulait dans les sections dont elle avait pris le contrôle. C'était la porte ouverte à la désorganisation complète de l'AIT.
C'est à ce danger que devait parer le Congrès de la Haye de 1872. Ce congrès a été consacré essentiellement aux questions organisationnelles. Comme nous l'écrivions dans la Revue internationale 87 : "… après la chute de la Commune de Paris, la priorité absolue pour le mouvement ouvrier a été de secouer le joug de son propre passé sectaire, de surmonter l'influence du socialisme petit-bourgeois. Tel est le cadre politique qui explique le fait que la question centrale traitée au Congrès de La Haye n’a pas été la Commune de Paris elle-même mais la défense des statuts de l’Internationale contre les complots de Bakounine et de ses adeptes"[2] [671].
Après avoir confirmé les décisions de la Conférence de Londres qui s’était tenue un an auparavant, notamment sur la nécessité pour la classe ouvrière de se doter de son propre parti politique et sur le renforcement des attributions du Conseil général, le Congrès a débattu de la question de l'Alliance sur base du rapport d'une Commission d'enquête qu’il avait nommée. Le Congrès a finalement décidé l'exclusion de Bakounine ainsi que de James Guillaume, principal responsable de la fédération jurassienne de l'AIT qui se trouvait complètement sous le contrôle de l'Alliance. Il vaut la peine de relever certains aspects de l’attitude des membres de l’Alliance à ce congrès ou à la veille de celui-ci :
plusieurs sections contrôlées par l’Alliance (notamment la Fédération jurassienne, certaines sections aux États-Unis et en Espagne) refusent de payer leurs cotisations au Conseil général et leurs délégués ne s’acquittent de la dette de leur section que face à la menace d’une invalidation de leur mandat ;
les délégués des sections contrôlées par l’Alliance se livrent à un véritable chantage auprès du Congrès en exigeant que celui-ci, contre les règles qu’il s’était données, ne prenne en compte que les votes basés sur des mandats impératifs et en menaçant de se retirer si le Congrès n’accepte pas leur exigence ; [3] [672]
le refus de certains membres de l’Alliance de coopérer avec la Commission d’Enquête nommée par le Congrès, voire de la reconnaître, en la traitant notamment de "Sainte Inquisition"[4] [673].
Ce congrès fut à la fois le point d'orgue de l'AIT (c'est d'ailleurs le seul congrès où Marx et Engels se soient rendus, ce qui situe l'importance qu'ils lui attribuaient) et son chant du cygne du fait de l'écrasement de la Commune de Paris et de la démoralisation qu'il avait provoquée dans le prolétariat. De cette réalité, Marx et Engels étaient conscients. C'est pour cela que, en plus des mesures visant à soustraire l'AIT de la main mise de l'Alliance, ils ont proposé que le Conseil général soit installé à New York, loin des conflits qui divisaient de plus en plus l'Internationale. C'était aussi un moyen de permettre à l'AIT de mourir de sa belle mort (entérinée par la conférence de Philadelphie de juillet 1876) sans que son prestige ne soit récupéré par les intrigants bakouninistes.
Ces derniers, et les anarchistes ont par la suite perpétué cette légende, prétendaient que Marx et le Conseil général ont obtenu l'exclusion de Bakounine et Guillaume à cause des différences dans la façon d'envisager la question de l’État (quand ils n'ont pas expliqué le conflit entre Marx et Bakounine par des questions de personnalité). En somme, Marx aurait voulu régler par des mesures administratives un désaccord portant sur des questions théoriques générales. Rien n'est plus faux.
Ainsi, au Congrès de la Haye, aucune mesure n'a été requise contre les membres de la délégation espagnole qui partageaient la vision de Bakounine, qui avaient appartenu à l'Alliance, mais qui ont assuré ne plus en faire partie. De même, l'AIT "antiautoritaire" qui s'est formée après le congrès de la Haye avec les fédérations qui ont refusé ses décisions, n'était pas constituée des seuls anarchistes puisqu'on y a retrouvé, à côté de ces derniers, des lassaliens allemands grands défenseurs du "socialisme d’État" suivant les propres termes de Marx. En réalité, la véritable lutte au sein de l'AIT était entre ceux qui préconisaient l'unité du mouvement ouvrier (et par conséquent le caractère obligatoire des décisions des congrès) et ceux qui revendiquaient le droit de faire ce que bon leur semblait, chacun dans son coin, considérant les congrès comme de simples assemblées où l'on devait se contenter "d'échanger des points de vue" mais sans prendre de décisions. Avec ce mode d'organisation informel, il revenait à l'Alliance d'assurer, de façon secrète, la véritable centralisation entre toutes les fédérations, comme il était d'ailleurs explicitement dit dans nombre de correspondances de Bakounine. La mise en œuvre des conceptions "antiautoritaires" dans l'AIT constituait le meilleur moyen de la livrer aux intrigues, au pouvoir occulte et incontrôlé de l'Alliance.
Le 2e congrès du POSDR allait être l'occasion d'un affrontement similaire entre les tenants d'une conception prolétarienne de l'organisation révolutionnaire et les tenants d'une conception petite bourgeoise.
Il existe des ressemblances entre la situation du mouvement ouvrier en Europe occidentale du temps de l'AIT et celle du mouvement en Russie au début du 20e siècle. Dans les deux cas nous nous trouvons à une étape d'enfance de celui-ci, le décalage dans le temps s'expliquant par le retard du développement industriel de la Russie. L'AIT avait eu comme vocation de rassembler au sein d'une organisation unie les différentes sociétés ouvrières que le développement du prolétariat faisait surgir. De même, le 2e congrès du POSDR avait comme objectif de réaliser une unification des différents comités, groupes et cercles se réclamant de la Social-Démocratie qui s'étaient développés en Russie et en exil. Entre ces différentes formations, il n'existait pratiquement aucun lien formel après la disparition du comité central qui était sorti du 1er congrès du POSDR en 1897. Dans le 2e congrès, comme dans l'AIT, on a vu donc s'affronter une conception de l'organisation représentant le passé du mouvement, celle des "mencheviks" (minoritaires) et une conception exprimant ses nouvelles exigences, celle des "bolcheviks" (majoritaires).
D'une façon qui s'est confirmée par la suite (déjà lors de la révolution de 1905 et encore plus, bien entendu, au moment de la révolution de 1917, où les mencheviks se sont placés du côté de la bourgeoisie), la démarche des mencheviks était déterminée par la pénétration, dans la Social-Démocratie russe, de l'influence des idéologies bourgeoises et petites-bourgeoises, notamment de type anarchiste. De ce fait, ces éléments "... lèvent naturellement l'étendard de la révolte contre les restrictions indispensables qu'exige l'organisation, et ils érigent leur anarchisme spontané en principe de lutte, qualifiant à tort cet anarchisme... de revendication en faveur de la 'tolérance', etc." (Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière). Et, de fait, il existe beaucoup de similitudes entre le comportement des mencheviks et celui des anarchistes dans l'AIT (à plusieurs reprises, Lénine parle de "l'anarchisme de grand seigneur" des mencheviks).
C'est ainsi que, comme les anarchistes après le congrès de La Haye, les mencheviks se refusent à reconnaître et à appliquer les décisions du 2e congrès en affirmant que "le congrès n'est pas une divinité" et que "ses décisions ne sont pas sacro-saintes". En particulier, de la même façon que les bakouninistes entrent en guerre contre le principe de centralisation et la "dictature du conseil général" après qu'ils aient échoué à en prendre le contrôle, une des raisons pour lesquelles les mencheviks, après le congrès, commencent à rejeter la centralisation réside dans le fait que certains d'entre eux ont été écartés des organes centraux nommés à ce congrès. On retrouve des ressemblances même dans la façon dont les mencheviks mènent campagne contre la "dictature personnelle" de Lénine, sa "poigne de fer" qui fait écho aux accusations de Bakounine contre la "dictature" de Marx sur le Conseil général.
"Lorsque je considère la conduite des amis de Martov après le congrès, (...) je puis dire seulement que c'est là une tentative insensée, indigne de membres du Parti, de déchirer le Parti... Et pourquoi ? Uniquement parce qu'on est mécontent de la composition des organismes centraux, car objectivement, c'est uniquement cette question qui nous a séparés, les appréciations subjectives (comme offense, insulte, expulsion, mise à l'écart, flétrissure, etc.) n'étant que le fruit d'un amour-propre blessé et d'une imagination malade. Cette imagination malade et cet amour-propre blessé mènent tout droit aux commérages les plus honteux : sans avoir pris connaissance de l'activité des nouveaux centres, ni les avoir encore vus à œuvre, on va répandant des bruits sur leur "carence", sur le "gant de fer" d'Ivan Ivanovitch, sur la "poigne" d'Ivan Nikiforovitch, etc. (...) Il reste à la social-démocratie russe une dernière et difficile étape à franchir, de l'esprit de cercle à l'esprit de parti ; de la mentalité petite-bourgeoise à la conscience de son devoir révolutionnaire ; des commérages et de la pression des cercles, considérés comme moyens d'action, à la discipline". ("Relation du 2e Congrès du POSDR", Œuvres, Tome 7)
Il faut noter que l’arme du chantage, employée en son temps par James Guillaume et les Alliancistes, fait également partie de l’arsenal des mencheviks. En effet Martov, chef de file de ces derniers, refuse de participer a la rédaction de la publication du parti, l’Iskra, à laquelle il a été élu par le Congrès, tant que ses amis Axelrod, Potressov et Zassoulitch n’y seront pas nommés.
Avec l'exemple de l'AIT et celui du 2e congrès du POSDR, ont peut voir toute l'importance des questions liées au mode de fonctionnement des organisations révolutionnaires. En effet, c'est autour de ces questions qu'allait se produire en premier lieu une décantation décisive entre, d'un côté, le courant prolétarien et, de l'autre, les courants petits-bourgeois ou bourgeois. Cette importance n'est pas fortuite. Elle découle du fait qu'un des canaux privilégiés par lesquels s'infiltrent au sein de ces organisations les idéologies des classes étrangères au prolétariat, bourgeoisie et petite bourgeoisie, est justement celui de leur mode de fonctionnement.
Ainsi, la question d’organisation a toujours fait l’objet de la plus grande attention de la part des marxistes. Au sein de l’AIT, ce sont Marx et Engels eux-mêmes qui prennent la tête du combat pour la défense des principes prolétariens d’organisation. Et ce n’est pas un hasard s’il leur revient d’avoir joué un rôle décisif dans le choix par le Congrès de La Haye de consacrer l’essentiel de ses travaux aux questions organisationnelles alors que la classe ouvrière venait d’être confrontée aux deux événements historiques les plus importants de cette période, la guerre franco-prussiene et la Commune de Paris, lesquels ont fait l’objet d’un attention bien moindre. Ce choix a conduit la plupart des historiens bourgeois a considérer ce congrès comme le moins important de l’histoire de l’AIT, alors qu’il fut au contraire le plus important, celui qui allait permettre à la deuxième internationale d’accomplir de nouveaux pas en avant dans le développement du mouvement ouvrier.
Au sein de la Deuxième internationale, Lénine fait lui aussi figure "d’obsédé" par les questions d’organisation. Dans les autres partis socialistes on ne comprend pas les querelles qui agitent la social-démocratie russe et on présente Lénine comme un "sectaire" qui ne rêve que de fomenter des scissions alors que c’est celui qui s’est le plus inspiré du combat de Marx et Engels contre l’Alliance. Mais la validité de son combat sera brillamment démontrée en 1917 par la capacité de son parti de se porter à la tête de la révolution.
Pour sa part, le CCI a poursuivi la tradition de Marx et Lénine en accordant aux questions organisationnelles la plus grande attention. Ainsi, en janvier 1982, le CCI a consacré une conférence internationale extraordinaire à cette question suite à la crise qu'il avait traversée en 1981[5] [674]. Enfin, entre la fin 1993 et le début de 1996, notre organisation a mené un combat fondamental pour l’assainissement de son tissu organisationnel, contre "l’esprit de cercle" et pour "l’esprit de parti" tels qu’ils avaient été définis par Lénine en 1903. Notre Revue internationale 82 rend compte du 11e Congrès du CCI principalement dédié aux questions organisationnelles affrontées par notre organisation à cette époque[6] [675]. Par la suite, dans les numéros 85 à 88 de la Revue nous avons publié une série d’articles sous la rubrique "Questions d’organisation" dédiés aux combats organisationnels au sein de l’AIT et dans les numéros 96 et 97 deux articles, sous le titre "Sommes-nous devenus léninistes ?" à propos du combat mené par Lénine et les bolcheviks sur la question d’organisation. Enfin, notre dernier numéro de la Revue a publié de larges extraits d'un document interne, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" qui avait servi de texte d’orientation pour le combat de 1993-96.
L’attitude de transparence à l'égard des difficultés qu’a rencontrées notre organisation ne correspond nullement à un quelconque "exhibitionnisme" de notre part. L'expérience des organisations communistes est partie intégrante de l'expérience de la classe ouvrière. C'est pour cela qu'un grand révolutionnaire comme Lénine a pu consacrer tout un livre, Un pas en avant, deux pas en arrière, à tirer les leçons politiques du 2e Congrès du POSDR.
Évidemment, la mise en évidence par les organisations révolutionnaires de leurs problèmes et discussions internes constituent un plat de choix pour toutes les tentatives de dénigrement dont celles-ci font l'objet de la part de leurs adversaires. C'est le cas aussi et particulièrement pour le CCI. Comme nous l’écrivions dans la Revue internationale 82 : "… ce n'est pas dans la presse bourgeoise que l'on trouve des manifestations de jubilation lorsque nous faisons état des difficultés que notre organisation peut rencontrer aujourd'hui, celle-ci est encore trop modeste en taille et en influence parmi les masses ouvrières pour que les officines de propagande bourgeoise aient intérêt à parler d'elle pour essayer de la discréditer. Il est préférable pour la bourgeoisie de faire un mur de silence autour des positions et de l'existence des organisations révolutionnaires. C'est pour cela que le travail de dénigrement de celles-ci et de sabotage de leur intervention est pris en charge par tout une série de groupes et d'éléments parasitaires dont la fonction est d'éloigner des positions de classe les éléments qui s'approchent de celles-ci, de les dégoûter de toute participation au travail difficile de développement d'un milieu politique prolétarien (...)
Dans la mouvance parasitaire on trouve des groupes constitués tels le "Groupe Communiste Internationaliste" (GCI) et ses scissions (comme "Contre le Courant"), le défunt "Communist Bulletin Group" (CBG) ou l'ex-"Fraction Externe du CCI" qui ont tous été constitués de scissions du CCI. Mais le parasitisme ne se limite pas à de tels groupes. Il est véhiculé par des éléments inorganisés, ou qui se retrouvent de temps à autre dans des cercles de discussion éphémères[7] [676], dont la préoccupation principale consiste à faire circuler toutes sortes de commérages à propos de notre organisation. Ces éléments sont souvent d'anciens militants qui, cédant à la pression de l'idéologie petite-bourgeoise, n'ont pas eu la force de maintenir leur engagement dans l'organisation, qui ont été frustrés que celle-ci n'ait pas "reconnu leurs mérites" à la hauteur de l'idée qu'ils s'en faisaient eux-mêmes ou qui n'ont pas supporté les critiques dont ils ont fait l'objet (...) Ces éléments sont évidemment absolument incapables de construire quoi que ce soit. En revanche, ils sont souvent très efficaces, avec leur petite agitation et leurs bavardages de concierges, pour discréditer et détruire ce que l'organisation tente de construire."
Cependant, les grenouillages du parasitisme n’ont jamais empêché le CCI de faire connaître à l'ensemble du milieu prolétarien, et plus généralement à l’ensemble de la classe ouvrière, les enseignements de sa propre expérience. En cela, encore une fois, notre organisation se revendique de la tradition de Lénine qui écrivait en 1904, dans la préface de Un pas en avant, deux pas en arrière :
"Ils [nos adversaires] exultent et grimacent à la vue de nos discussions ; évidemment, ils s'efforceront, pour les faire servir à leurs fins, de brandir tels passages de ma brochure consacrés aux défauts et aux lacunes de notre Parti. Les social-démocrates russes sont déjà suffisamment rompus aux batailles pour ne pas se laisser troubler par ces coups d'épingle, pour poursuivre, en dépit de tout, leur travail d'autocritique et continuer à dévoiler sans ménagement leurs propres lacunes qui seront comblées nécessairement et sans faute par la croissance du mouvement ouvrier. Que messieurs nos adversaires essaient donc de nous offrir, de la situation véritable de leurs propres "partis", une image qui ressemblerait même de loin à celle que présentent les procès-verbaux de notre deuxième congrès !" (Œuvres, Tome 7, page 216)
C’est avec la même approche que dans le présent article nous rendons compte des problèmes organisationnels qui ont affecté notre organisation dernièrement et qui ont été au centre des travaux de la Conférence.
Le 11e Congrès du CCI avait adopté une résolution d'activités tirant les leçons essentielles de la crise vécue par notre organisation en 1993 et du combat mené pour son redressement. De larges extraits de cette résolution avaient été publiés dans la Revue internationale 82 et nous en reproduisons ici une partie parce qu'elle éclaire les difficultés récentes.
"Le cadre de compréhension que s'est donné le CCI pour mettre à nu l'origine de ses faiblesses s'inscrivait dans le combat historique mené par le marxisme contre les influences de l'idéologie petite-bourgeoise pesant sur les organisations du prolétariat (...) En particulier, il importait pour l'organisation d'inscrire au centre de ses préoccupations, comme l'ont fait les bolcheviks à partir de 1903, la lutte contre l'esprit de cercle et pour l'esprit de parti (...) C'est en ce sens que le constat du poids particulièrement fort de l'esprit de cercle dans nos origines était partie prenante de l'analyse générale élaborée depuis longtemps et qui situait la base de nos faiblesses dans la rupture organique des organisations communistes du fait de la contre-révolution qui s'était abattue sur la classe ouvrière à partir de la fin des années 20. Cependant, ce constat nous permettait d'aller plus loin que les constats précédents et de nous attaquer plus en profondeur à la racine de nos difficultés. Il nous permettait en particulier de comprendre le phénomène, déjà constaté dans le passé mais insuffisamment élucidé, de la formation de clans au sein de l'organisation : ces clans étaient en réalité le résultat du pourrissement de l'esprit de cercle qui se maintenait bien au-delà de la période où les cercles avaient constitué une étape incontournable de la reformation de l'avant-garde communiste"[8] [677]. (Résolution d'activités du 11ème Congrès, point 4)
Sur la question des clans, notre article sur le 11e Congrès faisait cette précision :
"Cette analyse se basait sur des précédents historiques dans le mouvement ouvrier (par exemple, l'attitude des anciens rédacteurs de l'Iskra, regroupés autour de Martov et qui, mécontents des décisions du 2e congrès du POSDR, avaient formé la fraction des mencheviks) mais aussi sur des précédents dans l'histoire du CCI. Nous ne pouvons entrer en détail dans celle-ci mais nous pouvons affirmer que les 'tendances' qu'a connues le CCI correspondaient bien plus à des dynamiques de clan qu'à de réelles tendances basées sur une orientation positive alternative. En effet, le moteur principal de ces 'tendances' n'était pas constitué par les divergences que leurs membres pouvaient avoir avec les orientations de l'organisation (…) mais par un rassemblement des mécontentements et des frustrations contre les organes centraux et par les fidélités personnelles envers des éléments qui se considéraient comme 'persécutés' ou insuffisamment reconnus."
L'article soulignait que l'ensemble du CCI (y compris les militants directement impliqués) avait mis en évidence qu'il avait été confronté à un clan occupant une place de premier plan dans l'organisation et qui avait "concentré et cristallisé un grand nombre des caractéristiques délétères qui affectaient l'organisation et dont le dénominateur commun était l'anarchisme (vision de l'organisation comme somme d'individus, approche psychologisante et affinitaire des rapports politiques entre militants et des questions de fonctionnement, mépris ou hostilité envers les conceptions politiques marxistes en matière d'organisation)". (Résolution d'activités, point 5)
Cette résolution se poursuivait ainsi :
"La compréhension par le CCI du phénomène des clans et de leur rôle particulièrement destructeur lui a permis en particulier de mettre le doigt sur un grand nombre des dysfonctionnements qui affectaient la plupart des sections territoriales." (Ibid., point 5)
Et elle dressait le bilan du combat mené par notre organisation :
"... le congrès constate le succès global du combat engagé par le CCI à l'automne 1993 (...) le redressement, quelques fois spectaculaire, des sections parmi les plus touchées par les difficultés organisationnelles en 1993 (...), les approfondissements provenant de nombreuses parties du CCI (...), tous ces faits confirment la pleine validité du combat engagé, de sa méthode, de ses bases théoriques aussi bien que de ses aspects concrets."
Cependant, la résolution mettait en garde contre tout triomphalisme :
"Cela ne signifie pas que le combat que nous avons mené soit appelé à cesser. (...) Le CCI devra le poursuivre à travers une vigilance de chaque instant, la détermination d'identifier chaque faiblesse et de l'affronter sans attendre. (...) En réalité, l'histoire du mouvement ouvrier, y compris celle du CCI, nous enseigne, et le débat nous l'a amplement confirmé, que le combat pour la défense de l'organisation est permanent, sans répit. En particulier, le CCI doit garder en tête que le combat mené par les bolcheviks pour l'esprit de parti contre l'esprit de cercle s'est poursuivi durant de longues années. Il en sera de même pour notre organisation qui devra veiller à débusquer et éliminer toute démoralisation, tout sentiment d'impuissance résultant de la longueur du combat." (Ibid., point 13)
Et justement, la récente Conférence du CCI a mis en évidence qu'une des causes majeures des problèmes organisationnels rencontrés par le CCI au cours de la dernière période consistait en un relâchement de la vigilance face au retour des difficultés et faiblesse qui l'avaient affecté par le passé. En réalité, la plus grande partie de l'organisation avait perdu de vue la mise en garde sur laquelle se concluait la résolution adoptée par le 11ème Congrès. De ce fait, elle a éprouvé de grandes difficultés à identifier un retour en force du clanisme au sein de la section locale de Paris ainsi que dans le Secrétariat international (SI) [9] [678], c'est-à-dire les deux parties de l'organisation qui avaient déjà été les plus affectées par cette maladie en 1993.
Cette dérive clanique a pris son essor lorsque le SI a adopté en mars 2000 un document concernant des questions de fonctionnement qui a fait l'objet de critiques d'un tout petit nombre de camarades qui, tout en reconnaissant la pleine validité de la plupart des idées de ce texte, notamment la nécessité d'une plus grande confiance entre les différentes parties de l'organisation, y ont décelé des concessions à une vision démocratiste, une certaine remise en cause de nos conceptions concernant la centralisation. De façon résumée, ils considéraient que ce document induisait l'idée que "plus de confiance égale moins de centralisation". Que des parties de l'organisation puissent faire des critiques à un texte adopté par l'organe central du CCI n'avait jamais constitué un problème pour ce dernier. Bien au contraire, le CCI et son organe central ont toujours insisté pour que toute divergence, tout doute s'exprime ouvertement au sein de l'organisation afin de faire la plus grande clarté possible. L'attitude de l'organe central, lorsqu'il se heurtait à des désaccords était d'y répondre avec le plus grand sérieux possible. Or à partir du printemps 2000, la majorité du SI a adopté une attitude complètement opposée. Au lieu de développer une argumentation sérieuse, il a adopté une attitude totalement contraire à celle qui avait été la sienne par le passé. Dans son esprit, si une toute petite minorité de camarades faisait des critiques à un texte du SI, cela ne pouvait venir que d'un esprit de contestation, ou bien du fait que l'un d'entre eux avait des problèmes familiaux, que l'autre était atteint par une maladie psychique. Un des arguments employés par des membres du SI était que si le texte de mars 2000 avait fait l'objet de critiques, c'était parce qu'il avait été rédigé par tel militant et qu'il aurait reçu un autre accueil si quelqu'un d'autre en avait été l'auteur. La réponse apportée aux arguments des camarades en désaccord n'était donc pas basée sur d'autres arguments, mais sur des dénigrements de ces camarades ou bien carrément sur la tentative de ne pas publier certaines de leurs contributions avec l'argument que celles-ci allaient "foutre la merde dans l'organisation", ou encore qu'une des camarades qui était affectée par la pression qui se développait à son égard ne "supporterait" pas les réponses que les autres militants du CCI apporteraient à ses textes. En somme, de façon totalement hypocrite, c'est au nom de la "solidarité" que la majorité du SI développait une politique d'étouffement des débats.
Cette attitude politique totalement étrangère aux méthodes mises en oeuvre jusqu'alors par le CCI s'est brutalement aggravée lorsqu'un membre du SI a commencé à la critiquer tout en déclarant son soutien à certaines des critiques qui avaient été faites au document adopté par cette commission en mars 2000. Relativement épargné par les dénigrements jusqu'alors, ce militant a fait l'objet à son tour d'une campagne de discrédit : s'il adoptait une telle position, c'est parce qu'il "était manipulé par un de ses proches". Parallèlement, l'attitude de la majorité du SI était de banaliser le plus possible les questions en discussion, avec l'affirmation qu'il ne s'agissait pas "du débat du siècle". Et lorsque des contributions plus approfondies ont été rédigées, la majorité du SI a essayé de faire entériner par l'ensemble de l'organe central du CCI la "clôture du débat". Cependant, l'organe central a refusé de suivre le SI dans cette voie de même qu'il a décidé, contre la volonté de la majorité des membres de ce dernier, la nomination d'une Délégation d'information (DI), constituée majoritairement par des non membres du SI, chargée d'examiner les problèmes de fonctionnement qui se développaient dans cette commission et autour d'elle.
Ces décisions ont provoqué une nouvelle "radicalisation" de la part de la majorité des membres du SI. Vis-à-vis de la DI, leur attitude a été de déverser toutes sortes d'accusations à l'égard des camarades exprimant des désaccords, de lui signaler des "manquements organisationnels" particulièrement graves de leur part, de "l'alerter" sur les comportement "douteux" ou "indignes" d'un de ces militants. En somme, les membres du SI qui estiment sans objet la formation d'une Délégation d'information faisaient part à celle-ci d'une attaque aussi destructrice que sournoise contre l'organisation qui aurait justifié qu'ils soient les premiers à réclamer la constitution d'un tel organe afin de mener une enquête sur d'autres militants. Pour sa part, un membre du SI, Jonas, non seulement a refusé de témoigner devant la DI, mais il a refusé carrément de la reconnaître[10] [679]. Parallèlement, il a commencé à développer dans les couloirs la thèse qu'un des militants en désaccords serait un agent de l’état qui manipulerait son entourage dans le but de "démolir le CCI". D'autres membres du SI ont tenté de faire pression de différentes façons sur la DI et, à la veille du 14ème congrès du CCI, début mai 2001, ils ont à plusieurs essayé d'intimider cette commission pour qu'elle renonce à communiquer au Congrès un "Rapport préliminaire" posant un cadre pour la compréhension des problèmes qui affectaient le SI et la section de Paris[11] [680]. Le matin même du congrès, juste avant son ouverture, la majorité du SI a tenté une ultime manoeuvre : elle a demandé une convocation du Bureau international (BI) afin de lui soumettre une résolution désavouant le travail effectué par la DI. Bien plus que les témoignages des camarades qui avaient exprimés des critiques envers la politique du SI, c'est l'attitude de la majorité de celui-ci face à la DI qui avait convaincu cette dernière de la réalité d'une dynamique clanique au sein du SI. De même, c'est l'attitude de cette majorité des membres du SI face à l'ensemble du BI qui a fondamentalement convaincu ce dernier de cette dynamique. Cependant, à ce moment-là, l'ensemble du BI misait sur la capacité de ces militants à se reprendre, comme cela avait été le cas en 1993-95 pour un nombre important de camarades qui avaient été pris dans une dynamique clanique. C'est pour cela que le BI sortant a décidé de proposer que l'ensemble des militants appartenant à l'ancien SI soient réélus dans l'organe central. De même, il a proposé que l'ancienne Délégation d'information soit renforcée par d'autres camarades et qu'elle devienne une Commission d'Investigation (CI). Enfin, il a proposé au Congrès de ne pas lui communiquer encore les premières conclusions auxquelles était parvenue la DI et lui a demandé de faire confiance à la nouvelle CI. Le Congrès a ratifié unanimement ces propositions.
Cependant, deux jours après le Congrès, un des membres de l'ancien SI a violé les décisions de celui-là en livrant à la section de Paris, dans le but de la dresser contre le reste du CCI et contre le Bureau international, des informations que celui-ci avait demandé, avec l'accord du Congrès, de communiquer ultérieurement dans un cadre approprié. Les autres membres de la majorité de l'ancien SI le soutiennent ou refusent de condamner son infraction caractérisée aux statuts de l'organisation.
Dans la mesure où le Congrès est l'instance suprême de l'organisation, le viol délibéré de ses décisions (à l'image de l'attitude des mencheviks en 1903) constitue une faute particulièrement grave. Cependant, le militant qui s'en est rendu responsable ne fait l'objet à ce moment là d'aucune sanction, sinon d'une simple condamnation de son geste : l'organisation continue à miser sur la capacités des membres du clan à se reprendre. En réalité, ce viol caractérisé des statuts n'était que la première d'une longue série d'infractions à nos règles de la part des membres de la majorité de l'ancien SI et de ceux qu'ils ont réussi à entraîner dans leur démarche de guerre ouverte contre l'organisation. Nous ne pouvons évoquer ici toutes ces infractions. On se contentera de signaler les plus caractéristiques dont les membres de l'actuelle soi-disant "fraction interne du CCI" se sont, à des degrés divers, rendus responsables :
C'est par hasard, suite à la maladresse d'un des membres de cette confrérie, que le procès verbal d'une de ces réunions secrètes est tombée entre les mains de l'organisation. La réunion plénière du Bureau international qui s'est tenue peu après a adopté à l'unanimité (y compris donc deux membres de l'actuelle "fraction interne") une résolution dont voici les principaux passages :
"1) Ayant pris connaissance (...) du PV de la réunion du 20/08 des 7 camarades constituant le soi-disant "Collectif de Travail", et après avoir examiné son contenu où s'expriment :
le BI condamne cet ensemble de comportements qui constituent une violation flagrante de nos principes organisationnels et manifestent un déloyauté totale envers l'organisation. (...)
2) Les agissements des membres du "collectif" constituent une faute organisationnelle extrêmement grave méritant une sanction des plus sévères. Toutefois, dans la mesure où les participants à cette réunion ont décidé de mettre fin au "collectif", le BI décide de surseoir à une telle sanction avec la volonté que les militants qui ont commis cette faute ne s'arrêtent pas à la simple décision de dissoudre le "collectif" mais :
En ce sens, cette décision du BI ne saurait être interprétée comme une sous-estimation de la gravité de la faute commise mais comme une incitation aux participants à la réunion secrète du 20/08 à prendre la mesure de cette gravité."
Ainsi, confrontés à l'évidence du caractère destructeur de leurs agissements, les membres du "collectif" ont fait machine arrière. Deux participants à ces réunions ont réellement mis en application ce que demandait la résolution : ils ont entrepris un travail sincère de critique de leur démarche et ils sont aujourd'hui des militants loyaux du CCI. Deux autres, ayant pourtant donné leur accord à la résolution, ont préféré démissionner plutôt que de faire cette critique. Quant aux autres, ils ont rapidement jeté aux orties leurs bonnes dispositions en constituant, quelques semaines après, la fameuse "fraction interne du CCI" qui se réclamait intégralement de la "Déclaration de constitution d'un Collectif de travail" pourtant rejetée peu avant. Dès la constitution de cette soi-disant "fraction", ses membres se sont distingués par une escalade d'attaques contre l'organisation et ses militants, menant une véritable politique de la terre brûlée, combinant une totale vacuité dans l'argumentation de fond, les mensonges les plus éhontés, les calomnies les plus répugnantes avec un viol systématique de nos règles de fonctionnement ce qui, évidemment, a obligé le CCI à prendre des sanctions à leur égard[12] [681]. Comme le disait une résolution adoptée le 18 novembre 2001 par l'organe central de la section en France (la Commission exécutive) :
"Les militants de la "fraction" affirment vouloir convaincre le reste de l'organisation de la validité de leurs "analyses". Leurs comportements et leurs mensonges grossiers font la preuve que c'est là un autre mensonge (...). Ce n'est certainement pas avec leur façon de se conduire qu'ils convaincront qui que ce soit (...) En particulier, la CE dénonce la 'tactique' consistant à violer de façon systématique les statuts afin de pouvoir ensuite, face aux mesures que le CCI doit prendre pour se défendre, crier à la 'dégénérescence stalinienne' de celui-ci et justifier par ce fait la constitution d'une prétendue 'fraction' ".
Un des mensonges répétés à l'envie par les membres de la "fraction" c'est que le CCI prend des sanctions à leur égard afin d'escamoter le débat de fond. En réalité, alors que les "arguments" qu'ils présentent sont abondamment réfutés, souvent avec profondeur, par de nombreuses contributions de militants et sections du CCI, leurs propres textes évitent systématiquement de répondre à ces contributions de même d'ailleurs qu'aux rapports officiels et textes d'orientation proposés par les organes centraux. En réalité, il s'agit là d'un des procédés favoris des membres de la "fraction" : attribuer au reste de l'organisation, et plus particulièrement à ceux qu'ils qualifient de "faction liquidatrice", leurs propres turpitudes. Ainsi, dans un de leurs premiers "textes fondateurs", un "Contre-rapport d'activités pour le BI plénier de septembre 2001", ils accusent les organes centraux du CCI d'adopter "une orientation en rupture avec celle de l'organisation jusqu'alors (...) de la fin du combat de 93-96 au 14e congrès du CCI qui vient juste de se tenir." Et pour bien affirmer son accord avec les orientations de ce 14e congrès, le rédacteur de ce document... rejette en bloc quelques semaines après la résolution d'activités adoptée par le Congrès (et qu'il avait d'ailleurs votée auparavant). De même, le "contre-rapport" affirme hautement "nous nous revendiquons du combat de toujours (...) pour le respect non pas "rigide" mais rigoureux des statuts. Sans le respect ferme des statuts, sans leur défense, il n'y a plus d'organisation." Or, ce document sert de plate-forme à des réunions secrètes dont les participants reconnaissent entre eux qu'ils sont en dehors des statuts et qui, quelques semaines après commencent à rédiger des pages et des pages à prétention "théorique" attaquant "la discipline pour la discipline" dont l'objectif est de justifier le viol systématique des statuts.
Nous pourrions multiplier les exemples de ce type mais alors la totalité de la Revue serait occupée par cet article. Il nous faut quand même citer un dernier exemple tout à fait significatif : La "fraction" se présente comme le véritable défenseur de la continuité du combat de 1993-96 pour la défense de l'organisation mais le "Contre-rapport" affirme : "Or les leçons de 93 ne se limitent pas au clanisme. Plus même, cet aspect n'est pas le principal aspect." De même, la "Déclaration de constitution d'un 'collectif de travail'" pose la question : "Clans et clanisme : des notions qu'on retrouve dans l'histoire des sectes et de la franc-maçonnerie, mais pas (...) dans l'histoire du mouvement ouvrier du passé. Pourquoi ? L'alpha et l'oméga des questions organisationnelles se réduit-il au 'danger du clanisme' ?" En fait, les membres de la "fraction" veulent faire passer l'idée que la notion de clan n'appartient pas au mouvement ouvrier (ce qui est faux puisque Rosa Luxemburg utilisait ce terme pour désigner la coterie qui dirigeait la social-démocratie allemande). Le moyen de "réfuter" l'analyse du CCI mettant en évidence la dynamique clanique de ces militants est donc radical : "la notion de clan n'est pas valable". Et cela au nom du combat de 1993-96 dont nous avons cité plus haut les documents les plus importants qui tous insistent sur le rôle fondamental du clanisme dans les faiblesses du CCI !
Au même titre que l'Alliance au sein de l'AIT, la "fraction" est devenue un organisme parasitaire au sein du CCI. Et de même que l'Alliance, après avoir échoué à prendre le contrôle de l'AIT a déclaré une guerre ouverte et publique contre celle-ci, le clan de l'ancienne majorité du SI et de ses amis a décidé de mener publiquement les attaques contre notre organisation dès lors qu'il a constaté qu'il avait totalement perdu le contrôle de celle-ci, que ses agissements, loin de lui rallier les derniers hésitants avaient au contraire permis à ces camarades de comprendre le véritable enjeu du combat qui se menait dans notre organisation. Le moment décisif de ce pas qualitatif dans la guerre menée par la "fraction" contre le CCI a été la réunion plénière du Bureau international au début de l'année 2002. Cette réunion suite à des discussions très sérieuses a adopté un certain nombre de décision importantes :
1) transformation du congrès de la section en France prévue en mars 2002 en une conférence internationale extraordinaire ;
2) suspension des membres de la "fraction" pour toute une série de viols des statuts (dont le refus de payer leurs cotisations à taux plein), l'organisation leur laissait jusqu'à la conférence pour réfléchir et prendre l'engagement de respecter les statuts, faute de quoi la conférence ne pourrait que constater qu'ils se sont eux-mêmes et délibérément placés en dehors de l'organisation ;
3) décision de principe, suite à un rapport circonstancié de la Commission d'investigation mettant en évidence ses comportements dignes d'un agent provocateur, d'exclure Jonas, la décision définitive devant être prise après que Jonas ait eu connaissance des faits relevés contre lui et qu'il ait eu l'occasion de présenter sa défense[13] [682].
Concernant la première décision, il faut noter que les deux membres de la "fraction" participant à la réunion plénière se sont abstenus. C'était là une attitude on ne peut plus paradoxale de la part de militants qui ne cessaient d'affirmer que l'ensemble des militants du CCI était trompé et manipulé par la "faction liquidatrice" et les "organes décisionnels". Dès lors que l'occasion était donnée que ce soit l'ensemble de l'organisation qui discute et décide collectivement sur les problèmes qu'elle rencontrait, nos vaillants fractionnistes firent obstruction. C'était là une attitude totalement opposée à celle des fractions de gauche dans le mouvement ouvrier (tels les bolcheviks et les spartakistes), et dont ne cessaient de se réclamer ces militants, qui ont toujours réclamé la tenue de congrès pour traiter des problèmes rencontrés alors que la droite a toujours fait obstacle à une telle solution.
Concernant ces deux dernières décisions, la réunion plénière du Bureau international signalait que les militants concernés pourraient faire appel contre elles devant la Conférence de même qu'elle proposait à Jonas de soumettre son cas devant un jury d'honneur de militants du milieu politique prolétarien s'il s'estimait injustement accusé par le CCI. Leur réponse a été celle d'une nouvelle escalade. Jonas a refusé de rencontrer l'organisation pour présenter sa défense de même que de faire appel devant la Conférence ou de demander la tenue d'un jury d'honneur sur son cas : pour tous les militants du CCI, et pour Jonas lui-même, il est clair qu'il n'a aucun honneur à défendre tant sont flagrants les faits qui l'accablent. En même temps Jonas a annoncé sa pleine confiance dans la "fraction". Pour sa part celle-ci a commencé à répandre à l'extérieur des calomnies contre le CCI, d'abord en envoyant des courriers aux autres groupes de la Gauche communiste, puis plusieurs textes à nos abonnés, démontrant ainsi qu'un de ses membres avait volé le fichier des adresses de ces derniers dont il avait la responsabilité jusqu'à l'été 2001 (c'est-à-dire avant même la constitution de la "fraction" ou même du "collectif". Dans ces documents envoyés à nos abonnés on peut lire notamment que les organes centraux du CCI ont mené contre Jonas et la "fraction" "d'ignobles campagnes pour masquer et tenter de disqualifier des positions politiques qu'on est inapte à contredire sérieusement". Le reste est à l'avenant. Les documents qui sont envoyés alors à l'extérieur du CCI témoignent d'une solidarité sans faille de la "fraction" envers les agissements de Jonas et l'appellent à travailler avec elle. La "fraction" se dévoile ainsi publiquement pour ce qu'elle était depuis le début, lorsque Jonas restait dans l'ombre, la "camarilla" des amis du citoyen Jonas.
Malgré cette ouverture à l'extérieur de la guerre contre le CCI de la camarilla de Jonas, l'organe central de notre organisation a envoyé à chacun des membres parisiens de la "fraction" plusieurs courriers pour l'inviter à venir présenter sa défense devant la Conférence et précisant les modalités de ce recours. La "fraction" a fait semblant dans un premier temps d'accepter mais au dernier moment elle a accompli sa dernière action la plus misérable contre l'organisation. Elle a refusé de se présenter à la Conférence internationale, à moins que l'organisation ne reconnaisse par écrit cette "fraction" et retire les sanctions qu'elle avait prises conformément à nos statuts (et notamment l'exclusion de Jonas). Pour faire appel des sanctions que leur avait infligées l’organisation, ces militants demandaient tout simplement que celle-ci renonce au préalable à ces sanctions. C’était évidemment la solution la plus simple : il n’y aurait eu même plus besoin pour eux de faire appel. Face à cette situation, toutes les délégations du CCI, bien que prêtes à entendre en appel les arguments de ces éléments (à cet effet, elles avaient d'ailleurs constitué, à la veille de la tenue de la Conférence, une commission internationale de recours, composée de militants de plusieurs sections du CCI afin de permettre aux quatre membres parisiens de la "fraction" de présenter leurs arguments), n'ont pas eu d'autre alternative que de reconnaître que ces éléments s'étaient eux-mêmes mis en dehors de l'organisation. Face à leur refus de se défendre devant la conférence et de faire appel devant la commission de recours, le CCI a pris acte de leur désertion et ne pouvait donc plus les considérer comme membres de l'organisation[14] [683].
La Conférence a également condamné à l’unanimité les méthodes de voyous utilisées par la "camarilla" de Jonas consistant à "kidnapper" (avec leur complicité ?), à leur arrivée à l'aéroport, deux délégués de la section mexicaine, membres de la "fraction", venus à la Conférence pour y défendre leurs positions. Alors que le CCI avait payé leurs billets d'avion afin de leur permettre d'assister aux travaux de la conférence et d'y défendre les positions de la "fraction", ces deux délégués mexicains ont été accueillis par deux membres parisiens de la "fraction" qui les ont amenés avec eux et les ont empêchés de se rendre à la Conférence. Devant nos protestations et notre exigence de remboursement des billets d'avion au cas où les deux délégués mexicains (qui avaient reçu un mandat de leur section) n'assisteraient pas à la Conférence, l'un des deux membres parisiens de la "fraction" nous a ri au nez en affirmant avec un cynisme incroyable : "ça, c'est votre problème !" Face au détournement des fonds de l'organisation et au refus de rembourser au CCI les deux billets d'avion payés par l'organisation, révélant les méthodes de gangsters utilisées par la "camarilla" de Jonas, tous les militants du CCI ont manifesté leur profonde indignation en adoptant une résolution condamnant ces comportements. Ces méthodes qui n'ont rien à envier à celles de la tendance Chénier (qui avait volé le matériel de l'organisation en 81) ont fini par convaincre les derniers camarades encore hésitants de la nature parasitaire et anti-prolétarienne de cette prétendue "fraction". Par la suite, la "fraction" a répondu au CCI qu’elle refusait de restituer le matériel politique et l’argent qui appartiennent à notre organisation. La camarilla de Jonas est devenue aujourd’hui non seulement un groupe parasitaire comme le CCI en a analysé la nature dans les Thèses sur le parasitisme publiées par la Revue internationale 94[15] [684], mais un groupe de voyous pratiquant non seulement la calomnie et le chantage en vue de tenter de détruire notre organisation, mais aussi le vol.
La transformation en une bande de voyous d’un ensemble de militants de vieille date de notre organisation, ayant pour la plupart des responsabilités importantes danss les organes centraux de celle-ci soulève immédiatement la question : comment cela est-il possible ? Dans la dérive vers la vouyoucratie des membres de la "fraction" il faut voir évidemment l’influence de Jonas qui a poussé en permanence ces éléments à "radicaliser" leurs attaques contre le CCI au nom du "rejet du centrisme". Cela dit, cette explication ne suffit pas à comprendre une telle dérive et la Conférence s’est donné un base pour aller plus loin.
D’une part, la conférence a reconnu que le fait pour des membres de vieille date d’une organisation prolétarienne de trahir le combat qu’ils avaient mené pendant des décennies n’est pas un phénomène nouveau dans le mouvement ouvrier : des militants de premier plan comme Plekhanov (le "père fondateur" du marxisme en Russie) ou Kautsky (la référence marxiste de la social-démocratie en Allemagne, le "pape" de la deuxième internationale) ont fini leur vie militante dans les rangs de la bourgeoisie, appelant à participer à la guerre impérialiste pour le premier, condamnant la révolution russe de 1917 pour le second.
D’autre part, elle a inscrit la question du clanisme dans le contexte plus large de celui de l’opportunisme :
"L'esprit de cercle et le clanisme, ces questions-clé
posées par le Texte d'orientation de 1993, ne sont que des expressions
particulières d'un phénomène plus général : l'opportunisme dans les questions
organisationnelles. Il est évident que cette tendance, qui dans le cas de
groupes relativement petits comme le parti russe en 1903 ou le CCI, a été
étroitement liée aux formes affinitaires des cercles et des clans, ne s'est pas
exprimée de la même façon dans les partis de masse de la Deuxième ou de la
Troisième Internationales.
Néanmoins, les différentes expressions de ce même phénomène
n'en partagent pas moins les mêmes caractéristiques principales. Parmi elles,
une des plus remarquables est l'incapacité de l'opportunisme à s'engager dans
un débat prolétarien. En particulier, il est incapable de maintenir la
discipline organisationnelle dès qu'il se retrouve défenseur de positions
minoritaires.
Il y a deux expressions principales de cette incapacité.
Dans des situations où l'opportunisme est ascendant dans des organisations
prolétariennes, il tend à minimiser les divergences, soit en prétendant qu'il
s'agit d'"incompréhensions", comme l'a fait le révisionnisme
Bernsteinien, ou en adoptant systématiquement les positions politiques de ses
opposants, comme aux premiers jours du stalinisme.
Lorsque l'opportunisme est sur la défensive, comme en 1903
en Russie ou dans l'histoire du CCI, il réagit de façon hystérique, se
déclarant une minorité, déclarant la guerre aux statuts et se présentant comme
victime de la répression pour éluder le débat. Les deux caractéristiques
principales de l'opportunisme dans une telle situation sont, comme le
soulignait Lénine, le sabotage du travail de l'organisation, et l'orchestration
de scènes et de scandales.
L'opportunisme est intrinsèquement incapable de la démarche
sereine de la clarification théorique et des efforts patients pour convaincre
qui caractérisaient les minorités internationalistes durant la guerre mondiale,
l'attitude de Lénine en 1917, ou celle de la Fraction italienne dans les années
30 et de la Fraction française par la suite.
Le clan actuel est une caricature de cette démarche. Aussi
longtemps qu'il se sentait aux commandes[16] [685],
il a essayé de minimiser les divergences qui apparaissaient dans RI (...), tout
en se concentrant sur la tâche de discréditer ceux qui avaient exprimé des
désaccords. Et dès que le débat a commencé à développer une dimension
théorique, il a tenté de le clore prématurément. Dès que le clan s'est senti en
minorité, et avant même que le débat puisse se développer, des questions (...)
étaient gonflées en divergences programmatiques, justifiant le rejet
systématique des statuts." (Résolution d'activités de la Conférence,
point 10)
De même, la Conférence a fait intervenir dans son analyse le poids idéologique que la décomposition du capitalisme fait peser sur la classe ouvrière :
"Une des caractéristiques principales de la période de
décomposition est que l'impasse entre le prolétariat et la bourgeoisie impose à
la société une agonie douloureuse et prolongée. En conséquence, le processus de
développement de la lutte de classe, de maturation de la conscience de classe,
et de construction de l'organisation devient beaucoup plus lent, plus tortueux
et contradictoire. La conséquence de tout ceci est une tendance à l'érosion
graduelle de la clarté politique, de la conviction militante et de la loyauté organisationnelle,
les principaux contrepoids aux faiblesses politiques et personnelles de chaque
militant. (...)
Parce que les victimes d'une telle dynamique ont commencé à
partager l’absence totale de perspective, qui est aujourd’hui le sort de la
société bourgeoise en décomposition, ils sont condamnés à manifester, plus que
tout autre clan dans le passé, un immédiatisme irrationnel, une impatience
fébrile, une absence de réflexion, et une perte radicale de capacités
théoriques en fait tous les aspects principaux de la décomposition."
(Ibid., point 6)
La Conférence a également mis en évidence qu’une des causes tant des prises de position initiales erronées du SI et de l’ensemble de l’organisation sur les questions de fonctionnement que de la dérive anti-organisationnelle des membres de la "fraction" et du retard de l’ensemble du CCI à identifier cette dérive résultait du poids du démocratisme dans nos rangs. Elle a décidé par conséquent d’ouvrir une discussion sur cette question du démocratisme sur la base d’un texte d’orientation qui devra être rédigé par l’organe central du CCI.
Enfin, la Conférence a souligné toute l’importance du combat mené à l’heure actuelle dans l’organisation :
"Le combat des révolutionnaires est une bataille
constante sur deux fronts : pour la défense et la construction de
l'organisation, et l'intervention en direction de l'ensemble de la classe. Tous
les aspects de ce travail dépendent mutuellement l'un de l'autre. (...).
Au centre du combat actuel, il y a la défense de la capacité
de la génération de révolutionnaires qui a émergé après 1968 à transmettre la
maîtrise de la méthode marxiste, la passion révolutionnaire et le dévouement,
et l'expérience de décennies de luttes de classe et de combat organisationnel à
une nouvelle génération. C'est donc essentiellement le même combat qui est mené
à l'intérieur du CCI et vers l'extérieur, envers les éléments en recherche que
secrète le prolétariat, en préparation du futur parti de classe." (Ibid.,
point 20).
[1] [686] "L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association Internationale des travailleurs", rapport sur l’Alliance rédigé par Marx, Engels, Lafargue et autres militants sur mandat du Congrès de La Haye de l’AIT.
[2] [687] Le Congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique.
[3] [688] Les réactions à ces menaces sont significatives : "Ranvier proteste contre les menaces de quitter la salle proférée par Splingard, Guillaume et d’autres qui ne font que prouver que ce sont EUX et pas nous qui se sont prononcés à L’AVANCE sur les questions en discussion". "Morago [membre de l’Alliance] parle de la tyrannie du Conseil, mais n’est-ce pas ce Morago lui-même qui vient imposer la tyrannie de son mandat au Congrès" (intervention de Lafargue).
[4] [689] James Guillaume déclare : "Alerini pense que la Commission n’a que des convictions morales et pas de preuves matérielles ; il a appartenu a l’Alliance et il en est fier (…) vous êtes la Sainte Inquisition ; nous demandons une enquête publique avec des preuves concluantes et tangibles"
[5] [690] Voir à ce sujet les
articles "La crise du milieu révolutionnaire", "Rapport sur la
structure et le fonctionnement de l'organisation des révolutionnaires" et
"Présentation du 5e Congrès du CCI" respectivement dans les numéros
28, 33 et 35 de la Revue internationale.
[6] [691] Le 11e Congrès du CCI : le combat pour la défense et la construction de l'organisation
[7] [692] C’est le cas, à la fin des années 90, du "Cercle de Paris" constitué d’ex militants du CCI proches de Simon (un élément aventurier exclu du CCI en 1995) et qui a publié une brochure intitulée "Que ne pas faire" qui consiste en un ramassis de calomnies contre notre organisation présentée comme une secte stalinienne
[8] [693] Notre texte de 1993, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" publié dans la Revue internationale 109, développement amplement notre analyse de la question des clans et du clanisme.
[9] [694] C'est-à-dire la commission permanente de l'organe central du CCI, le Bureau international, lequel est composé de militants de toutes les sections territoriales.
[10] [695] C'est-à-dire l'attitude de James Guillaume face à la Commission d'enquête nommée par le Congrès de La Haye de l'AIT.
[11] [696] Cette attitude d'intimidation face à une Commission d'investigation n'était pas nouvelle non plus : Outine, qui avait envoyé à la Commission d'enquête du congrès de La Haye un témoignage sur les agissements de Bakounine, avait fait l'objet d'une agression de la part d'un des partisans de ce dernier.
[12] [697] Dans une circulaire à toutes les sections en novembre 2001, l'organe central international énumérait ces viols des statuts. Voici un court extrait de cette liste :
[13] [698] Voir à ce propos notre "Communiqué aux lecteurs" publié dans Révolution Internationale n°321.
[14] [699] Tout comme les bakouninistes avaient dénoncé les décisions du Congrès de la Haye comme un moyen de les empêcher d’exprimer leurs positions, la "camarilla" de Jonas dénonce le constat de sa désertion du CCI comme une mesure d’exclusion destinée à faire taire les divergences.
[15] [700] C’est ainsi que la “ fraction ” essaie de dresser les groupes du milieu prolétarien les uns contre les autres, d'accentuer les clivages entre eux. De même, dans son bulletin n°11 elle se lance dans une entreprise de flatterie et de séduction envers des éléments du milieu parasitaire, comme ceux du "Cercle de Paris", que les membres de l’actuelle "fraction" n’étaient pas les derniers à condamner dans le passé. Là aussi, ils épousent l’attitude de la très "antiautoritaire" Alliance de Bakounine s’alliant, après le congrès de La Haye avec les lassaliens "étatistes".
[16] [701] Jonas a exprimé ainsi sa vision de la crise : "maintenant que nous ne sommes plus aux commandes, le CCI est foutu".
La résolution sur la situation internationale du 14e Congrès, adoptée en mai 2001, était centrée sur la question du cours historique dans la phase de décomposition du capitalisme (Revue internationale n°106). Elle mettait très correctement en évidence l’accélération, aussi bien sur le plan de la crise que sur celui de l’enfoncement dans la guerre et la barbarie sur toute la planète, et elle examinait à la fois les problèmes et les potentialités d’une réponse prolétarienne. La résolution qui suit, proposée pour la Conférence extraordinaire du CCI à Pâques 2002, entend être un supplément à la première, à la lumière des événements du 11 septembre et de la "guerre contre le terrorisme" qui a suivi, qui ont largement confirmé les analyses générales du Congrès de 2001. L'offensive impérialiste américaine
1) Les révolutionnaires marxistes peuvent se trouver d'accord avec le président américain Bush quand il a décrit l'attaque du 11 septembre comme "un acte de guerre". Mais ils ajouteraient : un acte de la guerre capitaliste, un moment de la guerre impérialiste permanente qui caractérise l'époque de la décadence du capitalisme. A travers le massacre délibéré de milliers de civils – dont la majorité sont des prolétaires - la destruction des Twin Towers a constitué un crime barbare supplémentaire contre l'humanité à ajouter à une longue liste incluant Guernica, Londres, Dresde, Hiroshima. Le fait que l'exécuteur probable du crime ait été un groupe terroriste lié à un Etat très pauvre ne change rien à son caractère impérialiste, car dans la période présente tous les Etats, ou les Etats prétendant à une légitimité, ainsi que tous les seigneurs de la guerre sont impérialistes.
La nature criminelle du 11 septembre réside non seulement dans l'acte lui-même mais aussi dans sa manipulation cynique par l'Etat américain – une manipulation qui est tout à fait comparable à la conspiration qui a entouré Pearl Harbor, lorsque Washington a permis, de façon consciente, qu'ait lieu l'attaque du Japon afin d'avoir un prétexte pour que les Etats-Unis entrent en guerre et mobilisent la population derrière eux. Il reste encore à préciser jusqu'à quel point les services secrets de l'Etat américain ont activement participé à laisser faire les attaques du 11 septembre, bien qu'on dispose déjà d'une masse d'éléments dans le sens d'une intrigue machiavélique sans scrupule. Mais ce qui est sûr, c'est la façon dont les Etats-Unis ont tiré profit du crime, utilisant le choc et la colère réels provoqués dans la population afin de la mobiliser dans le soutien à une offensive impérialiste d'une ampleur sans précédent
2) Sous la bannière de l'anti-terrorisme, l'impérialisme américain a répandu l'ombre de la guerre sur la planète entière. La ‘guerre contre le terrorisme’ menée par les Etats Unis a dévasté l’Afghanistan et la menace que la guerre s’étende à l’Irak devient de plus en plus explicite. Mais la présence armée de l’Amérique a déjà atteint d'autres régions du globe, qu’elles soient ou non dans "l’axe du mal" (Iran, Irak, Corée du Nord). Des troupes américaines ont été déployées aux Philippines pour porter de l’aide au combat militaire "Insurrection islamiste" tandis que des opérations spectaculaires ont déjà été déclenchées au Yémen et en Somalie. Il est prévu d’augmenter le nouveau budget américain de la défense de 14% cette année et en 2007, ce budget sera de 11% plus élevé que le niveau moyen atteint pendant la guerre froide. Ces données donnent une indication sur l’énorme déséquilibre des dépenses militaires globales : la part des Etats-Unis s’élève maintenant à 40% du total mondial ; le budget actuel est bien supérieur aux budgets cumulés de la Grande Bretagne, de la France et des 12 autres pays de l’OTAN. Dans une récente "fuite", les Etats-Unis ont signifié clairement qu'ils sont tout à fait préparés à utiliser cet arsenal terrifiant –y inclus ses composantes nucléaires- contre une série de rivaux. En même temps, la guerre en Afghanistan a rallumé les tensions entre l’Inde et le Pakistan, et en Israël/Palestine, le carnage augmente chaque jour, avec – toujours au nom de l’anti-terrorisme – le soutien apparent des Etats Unis à l’objectif avoué de Sharon de se débarrasser d’Arafat, de l’Autorité Palestinienne et de toute possibilité de règlement négocié.
Dans la période qui a immédiatement suivi le 11 septembre, il y a eu beaucoup de discussions sur la possibilité d’une troisième guerre mondiale. Ce terme était utilisé à tout bout de champ dans les médias et était en général associé à l’idée d’un "clash de civilisations", d’un conflit entre "l’Occident" moderne et l’Islam fanatique (reflété dans l’appel de Ben Laden au Jihad islamique contre les "croisés et les juifs"). Il y a même eu des échos de cette idée dans certaines parties du Milieu politique prolétarien, par exemple, dans le PCI (Il Partito) quand il écrit, dans son tract à propos du 11 septembre : "Si la première guerre impérialiste basait sa propagande sur la démagogie irrédentiste de la défense nationale, si la seconde était antifasciste et démocratique, la troisième, tout autant impérialiste, prend le costume d’une croisade entre religions opposées, contre des personnages aussi donquichotesques, incroyables et douteux que des Saladin barbus".
D’autres parties du Milieu prolétarien, telles que le BIPR, plus apte à reconnaître que ce qui se cache derrière la campagne américaine contre l’Islam réside dans le conflit inter impérialiste entre les Etats-Unis et leurs principaux rivaux, en particulier les grandes puissances européennes, ne sont néanmoins pas vraiment à même de réfuter le matraquage médiatique sur la troisième guerre mondiale parce qu’il leur manque la compréhension des spécificités historiques de la période ouverte avec la désintégration des deux grands blocs impérialistes à la fin des années 80. Elles ont notamment tendance à penser que la formation des blocs impérialistes qui mèneraient à une troisième guerre mondiale, est déjà bien avancée aujourd’hui.
Malgré l'aggravation des contradictions du capitalisme la guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour
3) Pour comprendre ce que cette période contient de nouveau et appréhender ainsi la perspective réelle qui s’ouvre à l’humanité aujourd’hui, il est nécessaire de nous rappeler ce que représente réellement une guerre mondiale. La guerre mondiale est l’expression de la décadence, du caractère obsolète du mode de production capitaliste. C’est le produit de l’impasse historique dans laquelle est entré le système quand il s’est établi en tant qu’économie mondiale au début du 20e siècle. Ses racines matérielles se trouvent donc dans une crise insoluble en tant que système économique, bien qu’il n’y ait pas de lien mécanique entre les indicateurs économiques immédiats et le déclenchement d’une telle guerre. Sur cette base, l’expérience des deux guerres mondiales et les longs préparatifs de la troisième entre les blocs russe et américain, ont démontré que la guerre mondiale veut dire un conflit direct pour le contrôle de la planète entre des blocs militaires constitués par les puissances impérialistes dominantes. En tant que guerre entre les Etats capitalistes les plus puissants, elle requiert aussi la mobilisation et le soutien actif des ouvriers de ces Etats ; et cela, à son tour, ne peut être accompli qu’après la défaite de ces principaux bataillons prolétariens par la classe dominante. Un examen de la situation mondiale montre que les conditions requises pour une troisième guerre mondiale n’existent pas dans le futur proche.
4) Ce n’est pas le cas au niveau de la crise économique mondiale. L'économie capitaliste se confronte chaque jour plus à ses propres contradictions qui dépassent largement celles qui étaient à l'œuvre dans les années 30. Dans ces années, la bourgeoisie avait été capable de réagir au grand plongeon dans la dépression grâce aux nouveaux instruments du capitalisme d’Etat ; aujourd’hui, ce sont justement ces instruments qui, tout en continuant à gérer la crise et à empêcher la paralysie totale, aiguisent en même temps profondément les contradictions qui ravagent le système. Dans les années 30, même si ce qui restait de marché précapitaliste ne pouvait plus permettre une expansion "pacifique" du système, il restait encore de grandes zones mûres pour un développement capitaliste (en Russie, en Afrique, en Asie, etc.). Finalement, pendant cette période de déclin du capitalisme, la guerre mondiale, malgré la rançon de mort de millions d’êtres humains et de destruction de siècles de travail humain, a pu encore produire un bénéfice apparent (même si cela n’a jamais été le but de la guerre de la part des belligérants) : une longue période de reconstruction qui, en lien avec la politique capitaliste d’Etat de déficits, a semblé donner un nouveau regain de vie au système. Une troisième guerre mondiale signifierait la destruction de l’humanité ni plus, ni moins.
Ce qui frappe dans le cours de la crise économique depuis la fin de la période de reconstruction, c’est qu’il a vu chaque "solution", chaque "médecine miracle" pour l’économie capitaliste, s’avérer n’être rien d’autre que des remèdes de charlatan en un temps de plus en plus court.
La réponse initiale de la bourgeoisie à la réapparition de la crise à la fin des années 60 a été d’utiliser la plupart des politiques keynésiennes qui lui avaient beaucoup servi pendant la période de reconstruction.
La réaction "monétariste" des années 80, présentée comme "un retour à la réalité" (illustré par le discours de Thatcher selon lequel un pays, tout comme un foyer, ne peut pas dépenser plus qu'il ne gagne) a complètement échoué à réduire le poids des dépenses dues à la dette ou au coût de fonctionnement de l'Etat (boom de la consommation nourri par la spéculation immobilière en Grande-Bretagne, le programme de "guerre des étoiles" de Reagan aux Etats-Unis).
Le boom fictif des années 80 basé sur l'endettement et la spéculation, et accompagné du démantèlement de secteurs entiers de l'appareil productif et industriel, fut brusquement arrêté avec le krach de 1987. La crise qui a suivi ce krach a fait place à son tour à la "croissance" alimentée par l'endettement qui caractérise les années 90.
Quand, avec l’effondrement des économies d’Asie du Sud-Est vers la fin de cette décennie, il s'est avéré que cette croissance avait en fait été la source de l'aggravation de la situation économique, nous avons alors eu droit à une panoplie de nouvelles panacées, notamment la "révolution technologique" et la "nouvelle économie". Les effets de ces recettes miracles ont été les moins durables de tous : à peine la propagande sur "l’économie tirée par Internet" était-elle lancée que cette médecine s’avérait une grande fraude spéculative.
Aujourd’hui, les "dix glorieuses années" de croissance américaine sont officiellement terminées ; les Etats-Unis ont admis qu’ils étaient en récession comme l’ont fait d’autres puissances telles que l’Allemagne ; de plus, l’état de l’économie japonaise inspire un souci croissant à la bourgeoisie mondiale qui parle même du danger que le Japon prenne le même chemin que la Russie. Dans les régions périphériques, la plongée catastrophique de l’économie argentine n’est que le sommet de l’iceberg ; toute une file d’autres pays se trouve précisément dans la même situation.
Il est vrai que contrairement aux années 30, l’attaque de la crise n’a pas eu comme résultat immédiat une politique de "chacun pour soi" au niveau économique, chaque pays se retranchant derrière des barrières protectionnistes. Cette réaction a sans aucun doute accéléré la course à la guerre à cette époque. Même l'explosion des blocs, au travers desquels le capitalisme avait aussi régulé ses affaires économiques dans la période 1945-1989, a eu un impact essentiellement au niveau militaro-impérialiste. Au niveau économique, les vieilles structures de bloc ont été adaptées à la nouvelle situation et la politique globale a été d’empêcher tout effondrement sérieux des économies centrales (et de permettre un effondrement "contrôlé" des économies périphériques les plus mal en point) grâce au recours massif à des emprunts administrés par des institutions telles que la Banque mondiale et le FMI. La soi-disant "mondialisation" représente, à un certain niveau, le consensus des économies les plus puissantes pour limiter la concurrence entre elles de façon à rester à flot et à continuer à dépouiller le reste du monde. D’ailleurs, la bourgeoisie proclame assez souvent qu’elle a tiré des leçons des années 30 et qu’elle ne permettra plus jamais à une guerre commerciale de dégénérer directement en guerre mondiale entre les plus grandes puissances ; et il y a une étincelle de vérité dans cette affirmation, dans la mesure où la stratégie du "management" international de l’économie a été maintenue malgré toutes les rivalités nationales-impérialistes entre les grandes puissances.
Néanmoins, la détermination de la bourgeoisie à freiner les tendances les plus destructrices de l’économie mondiale (hyper-inflation et dépression simultanées, concurrence sans frein entre unités nationales) se trouve de plus en plus confrontée aux contradictions inhérentes au processus lui-même. C’est très clairement le cas pour la politique centrale d’endettement qui menace de plus en plus d’exploser à la figure du capitalisme. Malgré les rumeurs optimistes sur la future reprise, l’horizon s’obscurcit et le futur de l’économie mondiale devient plus incertain chaque jour. Cela ne peut que servir à aiguiser les rivalités impérialistes. La position extrêmement agressive que les Etats-Unis ont adoptée à présent est certainement liée à leurs difficultés économiques. Les Etats-Unis avec leur économie mal en point seront de plus en plus obligés de recourir à la force militaire pour maintenir leur domination sur le marché mondial. En même temps, la formation d’une "zone Euro" contient les prémisses d’une guerre commerciale beaucoup plus âpre à l’avenir, puisque les autres grandes économies sont obligées de répondre à l’agressivité commerciale des Etats-Unis. La gestion bourgeoise "globale" de la crise économique est donc extrêmement fragile et sera minée de façon croissante par les rivalités à la fois économiques et militaro-stratégiques.
5) Au niveau de la seule crise économique, le capitalisme aurait pu aller à la guerre pendant les années 80. Pendant la période de la guerre froide, quand les blocs militaires nécessaires pour mener un tel conflit étaient en place, le principal obstacle à la guerre mondiale a été le fait que la classe ouvrière n’était pas défaite. Aujourd’hui, ce facteur subsiste, malgré toutes les difficultés que la classe ouvrière a rencontrées dans la période qui a suivi 89 – la phase que nous caractérisons comme celle de la décomposition du capitalisme. Mais avant de réexaminer ce point, nous devons considérer un deuxième facteur historique qui fait maintenant obstacle à l’éclatement d’une troisième guerre mondiale : l’absence de blocs militaires.
Dans le passé, la défaite d’un bloc dans la guerre a rapidement conduit à la formation de nouveaux blocs : le bloc de l’Allemagne qui avait combattu dans la Première guerre mondiale, a commencé à se reformer au début des années 30, alors que le bloc russe s’est formé immédiatement après la Deuxième guerre mondiale. A la suite de l’effondrement du bloc russe (plus à cause de la crise économique que directement de la guerre), la tendance, inhérente au capitalisme décadent, à la division du monde en blocs concurrents s’est réaffirmée, avec une Allemagne nouvellement réunifiée qui était le seul prétendant possible à diriger un nouveau bloc capable de défier l’hégémonie des Etats-Unis. Ce défi s’est en particulier exprimé par l’interférence de l’Allemagne dans le démantèlement de la Yougoslavie qui a précipité les Balkans dans un état de guerre depuis presqu'une décennie. Cependant, la tendance à la formation d’un nouveau bloc a été enrayée de façon significative par d’autres tendances :
- la tendance de chaque nation à mener sa propre politique impérialiste "indépendante" depuis la fin du système des blocs de la guerre froide. Ce facteur s’est bien sûr principalement affirmé à cause du besoin impératif pour les grandes puissances de l’ancien bloc occidental de se libérer de la domination américaine ; mais il a aussi joué contre la possibilité que se forme un nouveau bloc ayant une cohésion contre les USA. Ainsi, bien que le seul candidat possible à la formation d’un tel bloc soit en effet une Europe dominée par l’Allemagne, ce serait une erreur de prétendre que l’Union européenne actuelle ou "Euroland" constitue déjà un tel bloc. L’Union européenne est d’abord et avant tout une institution économique, même si elle a des prétentions à jouer un rôle plus important au niveau politique et militaire. Un bloc impérialiste est avant tout une alliance militaire. L’"Union" européenne est très loin d’être unie à ce niveau. Les deux acteurs clefs de tout futur bloc impérialiste basé en Europe, la France et l’Allemagne, sont constamment en bisbille pour des raisons qui remontent bien loin dans l’histoire ; et il en va de même pour l’Angleterre, dont l’orientation "indépendante" est principalement fondée sur ses efforts de jouer l’Allemagne contre la France, la France contre l’Allemagne, les Etats-Unis contre l’Europe et l’Europe contre les Etats-Unis. La force de la tendance au "chacun pour soi" s’est confirmée ces dernières années avec la volonté croissante de puissances de troisième et quatrième ordre, défiant souvent la politique américaine (Israël au Moyen Orient, l’Inde et le Pakistan en Asie, etc.), de jouer leur propre carte. Une nouvelle confirmation en est fournie par la montée des "seigneurs de guerre impérialistes" comme Ben Laden, qui cherchent à jouer un rôle mondial et non plus un simple rôle local, même quand ils ne contrôlent pas un Etat en particulier.
- la supériorité militaire écrasante des Etats-Unis qui est devenue de plus en plus évidente ces dix dernières années et que ces derniers ont cherché à renforcer dans les plus grandes interventions qu'ils ont menées pendant cette période : le Golfe, le Kosovo et maintenant l’Afghanistan. De plus, à travers chacune de ces actions, les Etats-Unis ont de plus en plus renoncé à leurs prétentions à agir comme partie d’une "communauté internationale" : ainsi, si la guerre du Golfe a été menée "légalement" dans le cadre de l’ONU, la guerre du Kosovo a été menée "illégalement" dans le cadre de l’OTAN et la campagne en Afghanistan a été menée sous la bannière de "l’action unilatérale". Le récent budget américain de la défense ne fait que souligner le fait que les européens sont, selon les termes du secrétaire général de l’OTAN, le général Lord Robertson, des "pygmées militaires", ce qui a suscité beaucoup d’articles dans les journaux européens sur les thèmes :"les Etats-Unis ne seraient-ils pas trop puissants pour leur propre bien ?" et des inquiétudes explicites sur le fait que "l’alliance transatlantique" fasse maintenant partie du passé. Ainsi, alors que "la guerre contre le terrorisme" est une réponse aux tensions grandissantes entre les Etats-Unis et leurs principaux rivaux (tensions qui se sont exprimées par exemple dans la dispute sur les accords de Kyoto et le "Fils de la guerre des étoiles") et exacerbe encore plus ces tensions, le résultat de l’action américaine est de mettre encore plus en évidence à quel point les européens sont loin de pouvoir défier le leadership mondial des Etats-Unis. D’ailleurs, le déséquilibre est si grand que, comme le dit notre texte d’orientation "Militarisme et décomposition", écrit en 1991, "la reconstitution d'un nouveau couple de blocs impérialistes, non seulement n’est pas possible avant de longues années, mais peut très bien ne plus jamais avoir lieu : la révolution, ou la destruction de l’humanité intervenant avant une telle échéance." (Revue Internationale n°64). Une décennie plus tard, la formation d’un véritable bloc anti-américain se confronte toujours aux mêmes formidables obstacles.
- la formation de blocs impérialistes requiert aussi une justification idéologique, surtout dans le but de faire marcher la classe ouvrière. Une telle idéologie n’existe pas aujourd’hui. "L’islam" a prouvé qu’il pouvait être une force puissante pour mobiliser les exploités dans certaines parties du monde, mais il n’a pas d’impact significatif sur les ouvriers des pays du cœur du capitalisme ; pour la même raison, "l'anti-islam" n'est pas suffisant pour mobiliser les ouvriers américains dans un combat contre leurs frères européens. Le problème pour l’Amérique et ses principaux rivaux, c’est qu’ils partagent la même idéologie "démocratique" ainsi que l’idéologie qui s’y rattache selon laquelle ils sont en fait alliés plutôt que rivaux. C’est vrai qu’un puissant courant d’anti-américanisme est agité par la classe dominante européenne, mais il n’est en aucune façon comparable aux thèmes de l’antifascisme ou de l’anticommunisme qui ont servi dans le passé à obtenir le soutien à la guerre impérialiste. Derrière ces difficultés idéologiques, réside pour la classe dominante le problème plus profond : la classe ouvrière n’est pas défaite, et elle n'est pas prête à se soumettre aux exigences de son ennemi de classe requises par les besoins de la guerre.
Le maintien d'un cours aux affrontements de classe
6) L’énorme démonstration de patriotisme aux Etats-Unis après l’attaque du 11 septembre rend nécessaire le réexamen de ce fondement central de notre compréhension de la situation mondiale. Aux Etats-Unis, l’atmosphère de chauvinisme a submergé toutes les classes sociales et a été adroitement utilisée par la classe dominante, non seulement pour déclencher à court terme sa "guerre contre le terrorisme", mais aussi pour développer une politique à plus long terme en vue d’éliminer le dit "syndrome du Viêt-nam", c’est-à-dire la réticence de la classe ouvrière américaine à se sacrifier directement pour les aventures impérialistes des Etats-Unis. Il est sûr que le capitalisme américain a fait des avancées idéologiques importantes à cet égard, tout comme il a utilisé les événements pour renforcer tout son appareil de surveillance et de répression (un succès qui a trouvé un écho en Europe aussi). Néanmoins, celles-ci ne représentent pas une défaite historique mondiale pour la classe ouvrière, pour les raisons suivantes :
- le rapport de force entre les classes ne peut être déterminé qu’au niveau international et par-dessus tout il se joue au cœur des pays européens, là où le sort de la révolution s’est décidé et se décidera. A ce niveau, alors que le 11 septembre a donné à la bourgeoisie européenne l’occasion de présenter sa propre version de la campagne anti-terroriste, il n’y pas eu de débordement de patriotisme comparable à celui qui a eu lieu aux Etats Unis. Au contraire, la guerre américaine en Afghanistan a suscité une inquiétude considérable dans la population européenne, ce qui s’est reflété partiellement dans l’ampleur du mouvement "anti-guerre" sur ce continent. Il est certain que ce mouvement a été lancé par la bourgeoisie, en partie comme expression de sa propre réticence à s’aligner sur la campagne de guerre américaine, mais aussi comme moyen d’empêcher toute opposition de classe à la guerre capitaliste.
- même aux Etats-Unis on peut voir que la marée patriotique n’a pas tout envahi. Au cours des semaines pendant lesquelles ont eu lieu les attaques, il y a eu des grèves dans différents secteurs de la classe ouvrière américaine, même quand ceux-ci étaient dénoncés comme étant "non-patriotes" puisqu’ils défendaient leurs intérêts de classe.
Ainsi, les différents facteurs identifiés comme étant des confirmations du cours historique vers des affrontements de classe dans la résolution du 14e congrès sont toujours valables :
- le lent développement de la combativité de la classe, en particulier dans les concentrations centrales du prolétariat. Ceci a été confirmé plus récemment par la grève des chemins de fer en Grande Bretagne et le mouvement plus étendu, même s’il est dispersé, de grèves en France ;
- la maturation souterraine de la conscience, qui s’exprime dans le développement de minorités politisées dans de nombreux pays. Ce processus continue et s’est même développé depuis la guerre en Afghanistan (par exemple, les groupes qui défendent des positions de classe et qui sont sortis du marais en Grande Bretagne, en Allemagne, etc.)
- le poids "en négatif" du prolétariat sur la préparation et la conduite des conflits. Cela s’est exprimé en particulier dans la façon dont la classe dominante présente ses grandes opérations militaires. Que ce soit dans le Golfe, au Kosovo ou en Afghanistan, la fonction réelle de ces guerres est systématiquement cachée au prolétariat – non seulement au niveau des buts réels de la guerre (là dessus, le capitalisme cache toujours ses objectifs derrière de belles phrases) mais même au niveau de savoir qui est réellement l’ennemi. En même temps, la bourgeoisie est encore très prudente sur le fait de mobiliser un grand nombre de prolétaires dans ces guerres. Bien que la bourgeoisie américaine ait remporté sans aucun doute quelques succès idéologiques significatifs à cet égard, elle a tout de même été très soucieuse de minimiser les pertes américaines en Afghanistan ; en Europe, il n’a été fait aucune sorte de tentative de modifier la politique consistant à n’envoyer que des soldats professionnels à la guerre.
La guerre dans la décomposition du capitalisme
7) Pour toutes ces raisons, une troisième guerre mondiale n’est pas à l’ordre du jour dans le futur proche. Mais ce n’est pas une source de consolation. Les événements du 11 septembre ont engendré un fort sentiment qu’une apocalypse est imminente ; il reste l’idée que la "fin du monde" se rapproche de nous, si nous entendons par "monde", le monde du capitalisme, un système condamné qui a épuisé toute possibilité de réforme. La perspective annoncée par le marxisme depuis le 19e siècle reste socialisme ou barbarie, mais la forme concrète que prend la menace de la barbarie est différente de celle à laquelle s’étaient attendus les révolutionnaires du 20e siècle, celle de la destruction de la civilisation par une seule guerre impérialiste. L’entrée du capitalisme dans la phase finale de son déclin, la phase de décomposition, est conditionnée par l’incapacité de la classe dominante à "résoudre" sa crise historique par une autre guerre mondiale, mais elle porte avec elle des dangers nouveaux et plus insidieux, ceux d’une descente plus graduelle dans le chaos et l’autodestruction. Dans un tel scénario, la guerre impérialiste, ou plutôt une spirale de guerres impérialistes, serait toujours le principal cavalier de l’apocalypse, mais il chevaucherait au milieu de famines, de maladies, de désastres écologiques à l’échelle planétaire, et de la dissolution de tous les liens sociaux. A la différence de la guerre impérialiste mondiale, pour qu’un tel scénario puisse aboutir à sa conclusion, il ne serait pas nécessaire pour le capital d'embrigader et de défaire les bataillons centraux de la classe ouvrière ; nous sommes déjà confrontés au danger que la classe ouvrière puisse être submergée progressivement par tout le processus de décomposition, et perde petit à petit la capacité d’agir comme une force consciente antagonique au capital et au cauchemar qu’il inflige à l’humanité.
8) "La guerre contre le terrorisme" est donc vraiment une guerre de la décomposition capitaliste. Alors que les contradictions économiques du système poussent inexorablement à une confrontation entre les principaux centres du capitalisme mondial, le chemin vers un tel affrontement est bloqué et prend inévitablement une autre forme, comme dans le Golfe, au Kosovo et en Afghanistan – celle de guerres dans lesquelles le conflit sous-jacent entre les grandes puissances est "détourné" en des actions militaires contre des puissances capitalistes plus faibles. Dans les trois cas, le principal protagoniste, ce sont les Etats-Unis, l’Etat le plus puissant du monde, qui sont obligés de passer à l’offensive pour empêcher que ne surgisse un rival assez fort pour s’opposer ouvertement à eux, contrairement au processus qui avait conduit aux deux premières guerres mondiales.
9) En même temps, la "guerre contre le terrorisme" signifie beaucoup plus que le simple remake des interventions précédentes des Etats-Unis dans le Golfe et dans les Balkans. Elle représente une accélération qualitative de la décomposition et de la barbarie :
- Elle ne se présente plus comme une campagne de courte durée avec des objectifs précis dans une région particulière, mais comme illimitée, comme un conflit presque permanent qui a le monde entier pour théâtre.
- Elle a des objectifs stratégiques beaucoup plus globaux et plus vastes, qui incluent une présence décisive des Etats-Unis en Asie Centrale, ayant pour but d’assurer leur contrôle non seulement dans cette région mais sur le Moyen-Orient et le sous-continent indien, bloquant ainsi toute possibilité d’expansion européenne (allemande en particulier) dans cette région. Cela revient effectivement à encercler l’Europe. Cela explique pourquoi, contrairement à 1991, les Etats-Unis peuvent maintenant assumer le renversement de Saddam alors qu'ils n'ont plus besoin de sa présence en tant que gendarme local étant donné leur intention d'imposer leur présence de façon directe. C’est dans ce contexte qu’on doit inscrire les ambitions américaines de contrôler le pétrole et les autres sources d'énergie du Moyen-Orient et de l’Asie Centrale. Ce n’est pas, comme le disent les gauchistes, une politique de profit à court terme qui serait menée au nom des compagnies pétrolières par le gouvernement américain, mais une politique stratégique qui vise à assurer un contrôle incontestable sur les principales voies de circulation des ressources d’énergie dans le cas de futurs conflits impérialistes. Parallèlement, l’insistance sur le fait que la Corée du Nord ferait partie de "l’axe du mal" représente un avertissement sur le fait que les Etats-Unis se réservent aussi le droit de monter une grande opération en Asie orientale – un défi aussi bien aux ambitions chinoises que japonaises dans la région.
10) Cependant, si la "guerre contre le terrorisme" révèle le besoin impératif pour les Etats-Unis de créer un ordre mondial qui serait entièrement et pour toujours aligné sur leurs intérêts militaires et économiques, elle ne peut échapper au destin de toutes les autres guerres de la période actuelle : être un facteur supplémentaire dans l’aggravation du chaos mondial, à un niveau beaucoup plus élevé cette fois que les guerres précédentes.
En Afghanistan, la victoire des Etats-Unis n’a rien fait pour stabiliser le pays sur le plan interne. Des luttes ont déjà éclaté entre les innombrables factions qui ont pris le contrôle depuis la chute des talibans ; les bombardements américains ont déjà été utilisés pour "servir de médiation" dans ces disputes tandis que d’autres puissances n’ont pas hésité à jeter de l’huile sur le feu, l’Iran en particulier qui contrôle directement certaines factions dissidentes ;
- le "succès" de la campagne américaine contre le terrorisme islamiste a aussi amené les Etats Unis à revoir leur politique vis-à-vis des pays arabes ; ils paraissent beaucoup moins enclins à les amadouer. Leur soutien à l’attitude ultra agressive vis-à-vis de l’Autorité palestinienne a finalement contribué à enterrer le "processus de paix" d’Oslo, portant les affrontements militaires à un niveau supérieur. En même temps, les désaccords sur la présence de troupes américaines sur le sol saoudien ont conduit à des prises de bec avec leur client jadis docile ;
- la défaite des talibans a mis le Pakistan dans une situation très difficile et la bourgeoisie indienne a essayé d’en tirer parti à son avantage. La montée des tensions guerrières entre ces deux puissances nucléaires a des implications très graves pour l’avenir de cette région, surtout quand on sait que la Chine et la Russie sont aussi directement impliquées dans ce labyrinthe de rivalités et d’alliances.
11) Toute cette situation renferme la potentialité d’un développement en spirale hors de contrôle, forçant les Etats-Unis à intervenir toujours plus pour imposer leur autorité, mais multipliant chaque fois les forces qui sont prêtes à se battre pour leurs propres intérêts et à contester cette autorité. Cela n’est pas moins vrai quand il s’agit des principaux rivaux des Etats-Unis. La "guerre contre le terrorisme", après la comédie initiale du "coude à coude avec les américains", a déjà eu pour résultat une terrible aggravation des tensions entre les Etats Unis et leurs alliés européens. Les préoccupations sur le haut niveau du nouveau budget de la défense américain se sont combinées à des critiques ouvertes au discours de Bush sur "l’axe du mal". L’Allemagne, la France et même la Grande Bretagne ont exprimé leur réticence à être prises dans les filets des plans américains d’attaque contre l’Irak et ont été particulièrement exaspérées par l'intégration de l’Iran dans cet "axe" dans la mesure ou l’Allemagne et la Grande-Bretagne avaient profité de la crise afghane pour accroître leur influence à Téhéran. Elles ne peuvent manquer de reconnaître que les Etats-Unis tout en étant en colère contre l’Iran à cause des tentatives de ce dernier de combler le vide en Afghanistan, utilisent aussi l’Iran comme bâton contre leurs rivaux européens. La prochaine phase de la "guerre contre le terrorisme" qui implique probablement une attaque importante contre l’Irak, agrandira encore les différends. Nous pouvons voir dans tout cela une nouvelle manifestation de la tendance à la formation de blocs impérialistes autour de l’Amérique et de l’Europe. Pour les raisons données plus haut, les contre-tendances sont en progression mais cela ne rendra pas le monde plus pacifique. Frustrées par de leur infériorité militaire et des facteurs sociaux et politiques qui rendent impossible une confrontation directe avec les Etats-Unis, les autres grandes puissances multiplieront leurs efforts de contestation de l’autorité des Etats-Unis grâce aux moyens qui sont à leur portée : les guerres par pays interposés, les intrigues diplomatiques, etc. L’idéal américain d’un monde uni sous la bannière étoilée est un rêve aussi impossible que le rêve d’Hitler d’un Reich de mille ans.
12) Dans la période à venir, la classe ouvrière et, par-dessus tout, la classe ouvrière des principaux pays capitalistes sera confrontée à une accélération de la situation mondiale à tous les niveaux. En particulier, apparaîtra dans la pratique le lien profond qui existe entre crise économique et montée de la barbarie capitaliste. L’intensification de la crise et des attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière ne coïncident pas mécaniquement avec le développement des guerres et des tensions impérialistes. Elles se renforcent mutuellement : l’impasse mortelle dans laquelle se trouve l’économie mondiale, fait monter la pression vers des solutions militaires ; la croissance vertigineuse des budgets militaires appelle de nouveaux sacrifices de la part de la classe ouvrière ; la dévastation due à la guerre, sans compensation par de réelles "reconstructions" entraîne à sa suite une dislocation de la machine économique. En même temps, la nécessité de justifier ces attaques aura pour résultat de nouvelles attaques idéologiques contre la conscience de la classe ouvrière. Les travailleurs n’auront pas d'autre choix dans leur lutte pour défendre leurs conditions de vie que de comprendre le lien entre crise et guerre, d'en reconnaître les implications historiques et politiques pour leur combat.
Les dangers que la décomposition du capitalisme fait courir à la classe ouvrière
13) Les révolutionnaires peuvent avoir confiance dans le fait que le cours historique à des affrontements de classe reste ouvert, qu’ils ont un rôle vital à jouer dans la future politisation de la lutte de classe. Mais ils ne sont pas là pour consoler la classe. Le plus grand danger pour le prolétariat dans la période à venir, c’est l’érosion de son identité de classe du fait du recul de sa conscience, consécutif à l'effondrement du bloc de l'Est en 1989 aggravé par l’avancée pernicieuse de la décomposition à tous les niveaux. Si ce processus se poursuit sans frein, la classe ouvrière sera incapable d’avoir une influence décisive sur les bouleversements sociaux et politiques qui se préparent inexorablement avec l’approfondissement de la crise économique mondiale et la dérive dans le militarisme. Les derniers événements en Argentine nous donnent un tableau clair de ce danger : confrontée à une paralysie sérieuse non seulement de l’économie mais aussi de l’appareil de la classe dominante, la classe ouvrière a été incapable de s’affirmer comme force autonome. Au contraire, ses mouvements embryonnaires (grèves, comités de chômeurs, etc.) ont été noyés dans une "protestation interclassiste" qui ne pouvait offrir aucune perspective et qui a permis à la bourgeoisie d’avoir toutes les possibilités de manipuler la situation en sa faveur. Il est de la première importance pour les révolutionnaires d'être clairs sur cela parce que les litanies gauchistes sur le développement d'une situation révolutionnaire en Argentine ont connu des développements similaires au sein de secteurs du milieu politique prolétarien (et même au sein du CCI) qui sont l'expression d'emballements immédiatistes et opportunistes. Notre position sur la situation en Argentine ne résulte pas d’une "indifférence" quelconque envers les luttes du prolétariat des pays périphériques. Nous avons déjà insisté sur la capacité du prolétariat de ces régions, quand il agit sur son propre terrain, à offrir une direction à tous les opprimés. Ainsi, le mouvement de luttes ouvrières massif de Cordoba en 1969 offrait clairement une perspective aux autres couches exploitées en Argentine et représentait une lutte exemplaire pour la classe ouvrière mondiale. En revanche, les événements récents que certains ont pris pour un mouvement insurrectionnel très avancé du prolétariat ont montré que les quelques expressions embryonnaires prolétariennes ont été totalement incapables d'offrir un point d'ancrage et une direction à une révolte qui a été rapidement happée par les forces de la bourgeoisie. Le prolétariat argentin a toujours un rôle énorme à jouer dans le développement des luttes de classe en Amérique latine ; mais ce qu'il a vécu dernièrement ne doit pas être confondu avec ces potentialités futures qui sont plus que jamais déterminées par le développement des combats de la classe ouvrière des pays centraux sur son terrain de classe.
Les responsabilités des révolutionnaires
14) La société dans son ensemble est affectée par la décomposition du capitalisme, et au premier chef, la classe bourgeoise. Le prolétariat n'est pas épargné et sa conscience de classe, sa confiance en l'avenir, sa solidarité de classe sont en permanence attaquées par l'idéologie et les pratiques sociales produites par cette décomposition : le nihilisme, la fuite en avant dans l'irrationnel et le mysticisme, l'atomisation et la dissolution de la solidarité humaine remplacée par la fausse collectivité des bandes, des gangs ou des clans. La minorité révolutionnaire elle-même n'est pas à l'abri des effets négatifs de la décomposition à travers en particulier la recrudescence du parasitisme politique (1), phénomène qui, s'il n'est pas propre à la phase de décomposition, se trouve néanmoins fortement stimulé par celle-ci. La grande difficulté de la part des autres groupes du Milieu Politique Prolétarien (MPP) à prendre conscience de ce danger, mais aussi le manque de vigilance qui s'est exprimé au sein même du CCI vis-à-vis de celui-ci (1) constituent une faiblesse de premier plan. A celle-ci il faut ajouter le regain d'une tendance à la fragmentation et à l'esprit de fermeture de la part des autre groupes du MPP, justifiée par de nouvelles théories sectaires et qui elles aussi portent la marque de la période. Si au sein du MPP, ne s'expriment pas avec suffisamment de force la conscience et la volonté politiques de combattre de telles faiblesses, alors c'est le potentiel que représente l'émergence, dans le monde entier, de toute une nouvelle couche d'éléments à la recherche de positions révolutionnaires qui risque d'être sapé. La formation du futur parti dépend de la capacité de MPP à se hisser à la hauteur de ces responsabilités.
Loin de constituer une diversion par rapport à des questions politiques réelles, la compréhension par le CCI du phénomène de décomposition du capitalisme est la clé pour saisir les difficultés politiques auxquelles sont confrontées la classe ouvrière et ses minorités révolutionnaires. De tout temps il est revenu en propre aux organisations révolutionnaires de devoir procéder à un effort permanent d'élaboration théorique en vue de clarifier en leur sein et au sein de la classe ouvrière les questions posées par les besoins de son combat. C'est une nécessité encore plus impérative aujourd'hui pour permettre à la classe ouvrière - la seule force qui, à travers sa conscience, sa confiance et sa solidarité a les moyens de résister à la décomposition - d'assumer ses responsabilités historiques de renversement du capitalisme.
1er avril 2002
(1) Voir dans cette revue l'article Bilan de la conférence extraordinaire du CCI
Dans un article précédent (Revue internationale n°108), nous avons décrit l'émergence des fractions de gauche qui ont combattu la dégénérescence des anciens partis ouvriers, en particulier celle du SPD (Parti social-démocrate d'Allemagne) qui avait soutenu l'effort de guerre de son capital national en 1914, et celle du Parti communiste russe et de la Troisième internationale au fur et à mesure qu'ils se transformaient en instruments de l'Etat russe avec la défaite progressive de la révolution d'octobre. Dans ce processus, la tâche des fractions était de mener la lutte pour reconquérir l’organisation aux positions centrales du programme prolétarien, contre leur abandon par la droite opportuniste et la totale trahison de la direction contrôlant la majorité de l’organisation. Pour sauvegarder l’organisation comme instrument de la lutte de la classe et sauver le maximum de militants, une préoccupation essentielle des fractions de gauche était de rester autant que possible dans le parti. Cependant, le processus de dégénérescence politique s’accompagnait, inévitablement, d’une modification profonde du mode de fonctionnement des partis eux-mêmes, des rapports entre les militants et l’ensemble de l’organisation. Cette situation posait irrémédiablement aux fractions la question de la rupture de la discipline du parti afin de pouvoir accomplir la tâche de préparation du nouveau parti du prolétariat.
Or, dans le mouvement ouvrier, la gauche a toujours défendu le respect rigoureux des règles de l’organisation et de la discipline en son sein. Rompre la discipline du parti n’était pas une question qui se posait à la légère mais, au contraire, requérait un grand sens des responsabilités, une évaluation profonde des enjeux et des perspectives qui se posaient pour l’avenir de l’organisation du prolétariat et pour le prolétariat lui-même.
Le but de cet article est d’examiner comment s’est posée la question de la discipline dans l’histoire des organisations de la classe ouvrière, en particulier comment elle a été traitée par les gauches dans les grands partis ouvriers que furent la 2ème et la 3ème Internationale, par les fractions de gauche qui luttaient au sein de ces partis pour défendre la ligne révolutionnaire lors de leur dégénérescence et, enfin, dans la gauche communiste internationale dont nous, et la plupart des autres organisations du milieu prolétarien aujourd'hui, sommes les héritiers. Pour ce faire, il est nécessaire de revenir à la question plus générale de la façon dont la question de la discipline se pose dans la société de classe, et notamment au sein de la bourgeoisie et au sein du prolétariat.
Discipline et conscience
C'est une banalité que d'affirmer la nécessité de règles communes pour l'organisation de toute activité humaine, que ce soit au niveau d'une petite collectivité ou à l'échelle de toute la société. La différence entre le communisme et toutes les sociétés de classes précédentes n'est pas que le communisme sera moins organisé - au contraire, ce sera la première communauté humaine organisée à l'échelle planétaire - mais que l'organisation sociale ne sera plus imposée à une classe exploitée par et au profit d'une classe exploiteuse. "Au gouvernement des hommes", comme le disait Marx, "succédera l'administration des choses". En revanche, tant que nous vivons dans une société de classe, "le gouvernement des hommes" n'est pas quelque chose de neutre. Dans le capitalisme, la discipline dans l'usine, au bureau est imposée par la classe dominante sur la classe exploitée et garantie, en dernière instance, par l'Etat à travers ses lois sur le travail, et grâce à la force armée. Alors que la bourgeoisie veut nous faire croire que l'Etat et sa discipline se tiennent au-dessus de la société, indépendamment des classes - que tout un chacun est égal face à la discipline de la loi - le marxisme s'attaque directement à cette mystification, en démontrant qu'aucun élément de l'organisation ou du comportement social ne doit être considéré indépendamment de son statut et de son rôle dans la société de classe. Comme l’écrivait Lénine, "les conceptions de démocratie en général" et de "dictature en général", sans préciser la question de la classe (…) c’est proprement se moquer de la doctrine fondamentale du socialisme.( …) Car, dans aucun pays civilisé, dans aucun pays capitaliste, il n’existe de démocratie en général : il n’y a que la démocratie bourgeoise" (1). De la même manière, cela n'a pas de sens de parler de "discipline" en soi : il faut identifier la nature de classe de la discipline que l'on considère. Dans la société capitaliste la liberté en soi (en apparence le contraire de la discipline) n'est qu'un leurre puisque d'un côté, l'humanité vit toujours sous l'emprise de la nécessité et n'est donc pas libre de ses choix et, de l'autre, la conscience humaine est inévitablement mystifiée par la fausse conscience de l'idéologie dominante. La liberté n'est pas de faire ce qu'on veut, mais d'arriver à la conscience la plus complète possible de ce qu'il est nécessaire de faire. Comme le disait Engels dans L'Anti-Dühring, "La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement; tandis que l'incertitude reposant sur l'ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l'objet qu'elle devrait justement se soumettre". Le but de la théorie marxiste - le matérialisme historique et dialectique - est précisément de permettre au prolétariat d'acquérir cette "connaissance des causes" de la société bourgeoise. C’est seulement ainsi que la classe révolutionnaire pourra briser la discipline de la classe ennemie, imposer sa propre discipline - sa dictature - sur la société et, ce faisant, jeter les bases pour la création de la première société humaine libre : libre parce que pour la première fois l'humanité tout entière maîtrisera consciemment à la fois le monde naturel et sa propre organisation sociale.
Le marxisme a toujours combattu l’influence de la révolte petite-bourgeoise qui s’infiltre au sein du mouvement ouvrier, et l'idée propre à l’anarchisme qui en est une expression typique selon laquelle il suffirait d'opposer à la discipline bourgeoise la "non-discipline", une prétendue "indiscipline prolétarienne" en quelque sorte. L'ouvrier fait l'expérience de la discipline bourgeoise comme quelque chose qui lui est étranger, contraire à ses intérêts, une discipline imposée d'en haut afin de faire respecter le pouvoir et les intérêts de la classe dominante. A la différence de la petite bourgeoisie, cependant, qui ne peut faire autre chose que se révolter, la classe ouvrière est capable de comprendre la discipline imposée par le capitalisme dans sa double nature : d'une part, son côté oppressif, expression de la domination de classe de la bourgeoisie qui s'approprie de façon privée les fruits du travail du prolétariat ; de l'autre, un aspect potentiellement révolutionnaire parce qu’elle est une composante essentielle du processus collectif du travail, imposé par le capital au prolétariat, qui est lui-même une condition fondamentale de la socialisation de la production à l’échelle planétaire. C'est précisément cette idée qu'exprime Lénine dans Un pas en avant, deux pas en arrière lorsqu'il traite de la question de la seule façon possible pour un marxiste : en considérant la "discipline" non comme une catégorie abstraite en soi, mais en tant que facteur d’organisation, déterminé par son appartenance de classe : "Cette fabrique qui, à d'aucuns, semble être un épouvantail, pas autre chose, est précisément la forme supérieure de la coopération capitaliste, qui a groupé, discipliné le prolétariat, lui a enseigné l'organisation, l'a mis à la tête de toutes les autres catégories de la population laborieuse et exploitée. C'est le marxisme, idéologie du prolétariat éduqué par le capitalisme, qui a enseigné et enseigne aux intellectuels inconstants la différence entre le côté exploiteur de la fabrique (discipline basée sur la crainte de mourir de faim) et son côté organisateur (discipline basée sur le travail en commun résultant d'une technique hautement développée). La discipline et l'organisation, que l'intellectuel bourgeois a tant de peine à acquérir, sont assimilées très aisément par le prolétariat, grâce justement à cette "école" de la fabrique. La crainte mortelle de cette école, l'incompréhension absolue de son importance comme élément d'organisation, caractérisent bien le mode de pensée qui reflète les conditions d'existence petites-bourgeoises".
Evidemment, Lénine ne veut pas dire ici qu'il idéalise la discipline imposée aux ouvriers par la bourgeoisie (2), mais il veut montrer comment les conditions de son existence déterminent l'attitude de la classe ouvrière envers la question de la discipline, ainsi qu'envers d'autres aspects de son auto-activité. Les conditions de son existence démontrent à l'ouvrier qu'il fait partie d'un processus de production collectif et qu'il ne peut défendre ses intérêts contre la classe dominante autrement qu'à travers l'action collective. La grande différence entre la discipline de la bourgeoisie et celle du prolétariat est la suivante : tandis que la première est une discipline imposée par une classe exploiteuse détenant tous les pouvoirs de l'appareil d'Etat afin de maintenir sa propre domination, la seconde est fondamentalement l'autodiscipline d'une classe exploitée en vue d'opposer une résistance collective à l'exploitation et finalement la renverser complètement. La discipline à laquelle le prolétariat fait appel est donc une discipline volontaire, consciente, animée par la compréhension des buts de sa lutte. Alors que la discipline bourgeoise est aveugle et oppressive, celle que s’impose le prolétariat est libératrice et consciente. En ce sens, cette discipline ne peut jamais se substituer au développement de la conscience dans le prolétariat tout entier des buts de sa lutte et des moyens d’y parvenir.
Ce qui est valable pour l’ensemble de la classe ouvrière, l’est aussi pour ses organisations révolutionnaires. Cependant, il existe des différences. Alors que la discipline de la classe ouvrière, son unité d’action, sa centralisation sont l’expression directe de sa nature collective et organisée, de son être même comme classe révolutionnaire, la discipline au sein de ses organisations est fondée sur l’engagement de chacun de ses membres à respecter les règles de l’organisation et la conscience la plus développée de ce à quoi ces règles correspondent. Aucune organisation révolutionnaire ne peut se servir de la seule discipline pour remplacer cette conscience prolétarienne. Pas plus que la classe ouvrière ne pourra avancer dans son combat contre la bourgeoisie et pour le communisme sans développer une conscience toujours plus grande et étendue des nécessités de la lutte et de la marche à suivre, les organisations ne peuvent substituer la discipline au débat le plus large en leur sein.
C'est ainsi que la GCF (Gauche Communiste de France) a polémiqué contre la discipline imposée, sans débat, sur ses propres militants par le Parti Communiste Internationaliste afin de faire passer la politique de la direction de participation aux élections en Italie en 1946. "Le socialisme (...) n'est possible qu'en tant qu'acte conscient de la classe ouvrière (...) On n'apporte pas le socialisme par la trique. Non pas parce que la trique est un moyen immoral (...) mais parce que la trique ne contient pas d'élément de la conscience. (…)L'organisation et l'action concertée communistes ont uniquement pour base la conscience des militants qui les fonde. Plus grande, plus claire est cette conscience, plus forte est l'organisation, plus concertée et efficace est son action.
Lénine a plus d'une fois dénoncé violemment le recours à la 'discipline librement consentie', comme une trique de la bureaucratie. S'il employait la terme de discipline, il l'entendait - et il s'est maintes fois expliqué là-dessus - dans le sens de la volonté d'action organisée, basée sur la conviction révolutionnaire de chaque militant" (3).
Ce n'est pas par hasard si l'article se revendique de Lénine, le Lénine de Un pas en avant, deux pas en arrière. L'organisation qui publie cet article en 1947 est la même qui deux ans auparavant a su réagir avec la plus grande fermeté contre ceux dans ses propres rangs qui mettaient en péril " la volonté d'action organisée" (voir ci-dessous).
Au sein de l'organisation communiste, la discipline prolétarienne est donc inséparable de la discussion, de la critique sans merci à la fois de la société capitaliste et de ses propres erreurs comme de celles de la classe ouvrière.
Nous nous pencherons maintenant sur la façon dont les gauches se sont battues pour la discipline du Parti au sein de la deuxième et de la troisième Internationale.
Le révisionnisme du SPD contre la discipline du Parti
Durant les deux décennies qui ont précédé la Première guerre mondiale, le SPD, fleuron de la Seconde internationale, a été la scène d'un affrontement aigu entre la gauche et la droite opportuniste, révisionniste. Cette dernière fut incarnée théoriquement par les théories "révisionnistes" d'Eduard Bernstein, et apparut sous deux formes liées mais distinctes : d'un côté la tendance des fractions parlementaires à prendre des initiatives indépendamment de l'ensemble du parti ; d'un autre côté, le refus de la part des dirigeants syndicaux d'être liés par les décisions du parti. Dans Réforme sociale ou révolution (publié pour la première fois en 1899), Rosa Luxemburg soulignait le développement de l'opportunisme pratique qui avait préparé le terrain à la théorie opportuniste de Bernstein : "Si l'on tient compte de certaines manifestations sporadiques qui se sont fait jour - nous pensons par exemple à la fameuse question de la subvention accordée aux compagnies maritimes - les tendances opportunistes à l'intérieur de notre mouvement remontent assez loin. Mais c'est seulement en 1890 qu'on voit se dessiner une tendance déclarée et unique en ce sens : après l'abolition de la loi d'exception contre les socialistes, quand la social-démocratie eut reconquis le terrain de la légalité. Le socialisme d'Etat à la Vollmar, le vote du budget en Bavière, le socialisme agraire d'Allemagne du Sud, les projets de Heine tendant à l'établissement d'une politique de marchandage, les vues de Schippel sur la politique douanière et la milice : telles sont les principales étapes qui jalonnent la voie de la pratique opportuniste". Sans entrer en détail dans tous ces exemples, il est significatif que le "socialisme d'Etat" à la Vollmar ait pris la forme notamment du vote par le SPD bavarois des budgets proposés par le Land (parlement) bavarois, explicitement contre la décision de la majorité du parti. Contre le refus par la droite opportuniste de respecter les décisions de la majorité et du congrès du parti, la gauche demanda le renforcement de la centralisation du parti, et plus particulièrement du Parteivorstand (le centre exécutif), et la subordination des fractions parlementaires au parti dans son ensemble. Il ne fait aucun doute que Rosa Luxemburg avait l'expérience de cette lutte à l'esprit lorsqu'elle répondait à Lénine sur les Questions d'organisation dans la social-démocratie russe en 1904 : "Dans ce cas (allemand), une application plus rigoureuse de l'idée de centralisme dans la constitution et une application plus stricte de la discipline du parti peut être sans aucun doute un garde-fou utile contre le courant opportuniste (...) Une telle révision de la constitution du parti allemand est aujourd'hui devenue nécessaire. Mais dans ce cas également, la constitution du parti ne peut être considérée comme une sorte d'arme qui se suffirait à elle-même contre l'opportunisme, mais simplement comme un moyen externe au travers duquel l'influence décisive de la majorité prolétarienne-révolutionnaire actuelle pourrait s'exercer. Quand une telle majorité manque, la constitution écrite la plus rigoureuse ne peut agir à sa place".
Il est clair que la gauche était pour la défense la plus intransigeante de la discipline et de la centralisation du parti, et pour le respect des statuts (4). En fait, tout comme elle exprime ici sa préoccupation de défendre le parti allemand à travers une discipline rigoureuse, dès la fin du 19e siècle, Rosa Luxemburg n’a eu de cesse de se battre pour le respect, par tous les partis de la Seconde Internationale, des décisions prises par les Congrès de celle-ci (5).
1914: un coup d'Etat au sein même du Parti
Pendant toute la période qui précéda l'éclatement de la guerre, la gauche s'était battue pour une discipline fidèle aux principes révolutionnaires. Nous pouvons donc facilement imaginer le terrible dilemme auquel Karl Liebknecht et d'autres députés de la gauche au Parlement furent confrontés, le 4 août 1914, lorsque la majorité au sein de la fraction parlementaire du SPD annonce qu'elle va voter les crédits de guerre demandés par le gouvernement du Kaiser : soit rompre avec l'internationalisme prolétarien en votant pour les crédits de guerre ; soit voter comme minorité contre la guerre et, de ce fait, rompre la discipline du parti. Ce que Liebknecht et ses camarades ne parvinrent pas à comprendre à ce moment critique, c'est qu’ayant trahi les principes les plus fondamentaux en abandonnant l'internationalisme prolétarien et en soutenant l'effort de guerre de la classe dominante, et ayant rompu avec les décisions des congrès du parti et de l’Internationale, c’est la direction de la Social-démocratie qui avait abandonné la discipline du parti. Cette question ne pouvait plus, désormais, se poser de la même façon pour la gauche. En s'alliant avec l'Etat bourgeois, la fraction parlementaire du SPD avait accompli un véritable coup d'Etat au sein du parti, et s'était emparée d'une autorité à laquelle elle n'avait pas droit, mais qu'elle imposa grâce à la puissance armée de l'Etat capitaliste. Pour Rosa Luxemburg : "La discipline envers le parti dans sa totalité, c'est-à-dire envers son programme, passe avant toute discipline de corps et peut seule donner sa justification à cette dernière, tout comme elle en constitue la limite naturelle". C'est la direction, non la gauche qui, dès le début de la guerre, a perpétré des violations sans fin envers la discipline du parti par son soutien de l'Etat, "violations de la discipline qui consistent en ce que des organes particuliers du parti trahissent de leur propre initiative la volonté d'ensemble, c'est-à-dire le programme, au lieu de le servir" (6). Et pour assurer que la masse des militants ne puisse contester la décision de la direction, le 5 août (c'est-à-dire le lendemain du vote des crédits de guerre), le congrès du parti fut repoussé pour toute la durée de la guerre (7). Et ce n’était pas sans raison comme allait le montrer le développement d'une opposition au sein du SPD.
Dans les années qui suivirent, la gauche du SPD, restée fidèle à l'internationalisme prolétarien, fut confrontée à une discipline véritablement bourgeoise au sein du parti lui-même. Inévitablement, l'activité du groupe Spartacus rompit la discipline telle qu'elle était désormais interprétée et appliquée par la direction du SPD alliée à l'Etat (8). La question désormais n'était plus comment maintenir la discipline et l'unité de l'organisation du prolétariat, mais comment éviter de donner à la direction des prétextes disciplinaires pour expulser la gauche du parti et l'isoler des militants dont la résistance à la guerre commençait à émerger, prenant inévitablement l'expression d'une résistance au coup d'Etat de la direction.
Un exemple de cette difficulté est donné par le désaccord qui surgit au sein de la fraction Spartacus (9) sur le paiement des cotisations au centre du SPD par les sections locales. C'était une question vraiment difficile : l'argent - les cotisations des militants- est "le nerf de la guerre" pour une organisation de la classe ouvrière. Cependant, en 1916, il était évident que la direction du SPD détournait en réalité les fonds de l'organisation pour la lutte, non pour la guerre de classe du prolétariat, mais pour la guerre impérialiste de la bourgeoisie. Dans ces conditions, Spartacus appela les militants locaux à "arrêter de payer les cotisations à la direction du parti, car elle utilise votre argent durement gagné pour soutenir une politique et publier des textes qui veulent vous transformer en patiente chair à canon de l'impérialisme, tout cela ayant pour but de prolonger le massacre" (10).
Pour une nouvelle Internationale, une discipline internationale
Dès le début du combat de la gauche contre le trahison de 1914, la question se posa de la création d'une nouvelle Internationale. Si pour certains révolutionnaires comme Otto Rühle (11) la totale trahison du SPD et son utilisation féroce de la discipline mécanique imposée en collaboration avec l'Etat, constituaient la preuve définitive que tous les partis politiques étaient inévitablement condamnés à devenir des monstres bureaucratiques et à trahir la classe ouvrière, quel que soit leur programme, ce n'était pas la conclusion tirée par la majorité de la gauche. Au contraire, il s'agissait de mener une bataille pour la construction d'une nouvelle Internationale et la victoire de la révolution prolétarienne commencée à Petrograd en octobre 1917. Pour Rosa Luxemburg, comme l'explique Frölich, "il fallait que le mouvement ouvrier rompe avec les éléments qui s'étaient livrés à l'impérialisme; il fallait créer une nouvelle Internationale ouvrière, une Internationale d'un type plus élevé que celle qui venait de s'écrouler", en possession d'une conception homogène des intérêts et des tâches du prolétariat, d'une tactique cohérente, et d'une capacité d'intervention en temps de paix comme en temps de guerre". La plus grande importance était attachée à la discipline internationale : "Le centre de gravité de l'organisation de classe du prolétariat se situe dans l'Internationale. L'Internationale décide en temps de paix de la tactique à adopter par les sections nationales en ce qui concerne le militarisme, la politique coloniale (...) etc., et en outre de l'ensemble de la tactique à adopter en cas de guerre. L'obligation d'appliquer les résolutions de l'Internationale passe avant toute autre obligation de l'organisation (...) La patrie des prolétaires, à la défense de laquelle tout le reste doit être subordonné, est l'Internationale socialiste" (12).
Lorsqu'en juin 1920, les délégués se réunirent à Moscou pour tenir le Second congrès de l'Internationale communiste, la guerre civile faisait toujours rage en Russie et les révolutionnaires du monde entier étaient en plein combat à la fois contre la bourgeoisie et contre les social-traitres : les vieux partis qui avaient trahi la classe ouvrière en soutenant la guerre.
Ils étaient aussi confrontés aux oscillations des courants "centristes" qui hésitaient encore à rompre les liens avec les vieilles méthodes socialistes ou, au moins dans le cas de beaucoup de dirigeants, avec leurs vieux amis qui étaient restés dans la Social-démocratie corrompue. Les centristes n'étaient pas non plus prêts à rompre radicalement avec les vieilles tactiques légalistes. Dans une telle situation, les communistes et en particulier l'aile gauche étaient déterminés à ce que la nouvelle Internationale ne répète pas les erreurs de l'ancienne en matière de discipline. Il n'y aurait plus d'autonomie pour les particularités des partis nationaux qui avaient servi de masque au chauvinisme dans l'ancienne Internationale (13), pas plus qu'on ne tolérerait le carriérisme petit-bourgeois dont les intérêts résidaient dans la carrière parlementaire personnelle. L'Internationale communiste devait être une organisation de combat, la direction du prolétariat dans sa lutte mondiale décisive pour le renversement du capitalisme et la prise du pouvoir politique. Cette détermination se reflète dans les 21 conditions d'adhésion à l'Internationale, adoptées par le Congrès. Citons par exemple le point 12 : "Les Partis appartenant à l'Internationale communiste doivent être édifiés sur le principe de la centralisation démocratique. A l'époque actuelle de guerre civile acharnée, le Parti communiste ne pourra remplir son rôle que s'il est organisé de la façon la plus centralisée, si une discipline de fer confinant à la discipline militaire y est admise et si son organisme central est muni de larges pouvoirs, exerce une autorité incontestée, bénéficie de la confiance unanime des militants".
Les 21 conditions furent renforcées par les statuts de l'organisation qui établissaient clairement que l'Internationale doit être un parti mondial et centralisé. Selon le point 9 des statuts : "Le Comité Exécutif (l'organe central international) de l'Internationale communiste a le droit d'exiger des Partis affiliés que soient exclus tels groupes ou tels individus qui auraient enfreint la discipline prolétarienne ; il peut exiger l'exclusion des Partis qui auraient violé les décisions du Congrès mondial".
La gauche partageait totalement cette détermination, comme l'illustre amplement le fait que c'est Bordiga, dirigeant de la gauche du Parti socialiste italien, qui a proposé la 21ème (14) : "Les adhérents au Parti qui rejettent les conditions et les thèses établies par l'Internationale communiste doivent être exclus du Parti. Il en est de même des délégués au Congrès extraordinaire".
Dégénérescence du parti et perte de la discipline prolétarienne
La dégénérescence tragique de l'Internationale communiste allait de pair avec le recul de la vague révolutionnaire de 1917. La classe ouvrière russe avait été saignée à blanc par la guerre civile, la révolte de Cronstadt avait été écrasée, la révolution défaite dans tous les pays centraux d'Europe (en Allemagne, Italie, Hongrie) et n’était pas parvenue à se développer en France ni en Grande Bretagne, et l'Internationale elle-même était dominée par l'Etat russe déjà dirigé par Staline et par la guépéou. L'année 1925 devait être l'année de la "bolchevisation" : l'Internationale était réduite au rôle d'instrument entre les mains du capitalisme d'Etat russe. Au fur et à mesure que la contre-révolution gagnait l'Internationale, la discipline prolétarienne cédait le pas devant la discipline de la trique bourgeoise.
Inévitablement, une telle dégénérescence dut affronter une forte opposition de la part des communistes de gauche, à la fois de l'intérieur de la Russie (l'Opposition de gauche de Trotsky, le groupe ouvrier de Miasnikov, le groupe "Centralisme démocratique", etc.) et au sein de l'Internationale elle-même, en particulier de la part de la gauche du PC italien regroupée autour de Bordiga (15) Une fois de plus, comme cela avait été le cas pendant la guerre de 1914, la gauche se trouvait confrontée à la question de la discipline du parti qui - en Russie au moins- était incarnée par le guépéou de Staline, la prison et les camps de concentration. Mais l'Internationale n'était pas l'Etat russe, et la gauche italienne était déterminée à combattre - tant que cela restait possible - pour l'arracher des mains de la droite et la préserver pour la classe ouvrière. Ce qu'elle n'était pas disposée à faire, c'était de mener le combat en rejetant les principes mêmes pour lesquels elle avait lutté au Second Congrès. Plus particulièrement, Bordiga et la gauche de l’IC n'étaient pas prêts à abandonner la discipline d'un parti centralisé à leurs adversaires. En mars-avril 1925, l'aile gauche du parti italien fit une première tentative pour travailler en tant que groupe organisé en formant un "Comité d'Entente" : "A l'annonce du congrès, un Comité d'Entente fut spontanément créé afin d'éviter des réactions désordonnées des militants et des groupes, qui auraient conduit à la désagrégation, et afin de canaliser l'action de tous les camarades de la Gauche sur la ligne commune et responsable, dans les strictes limites de la discipline, le respect de leurs droits étant garantis à tous dans la constitution du parti. La direction (16) s'empara de ce fait et l'utilisa dans son plan d'agitation qui présentait les camarades de la Gauche comme des fractionnistes et des scissionnistes auxquels il fut interdit de se défendre et contre lesquels on obtint des votes des comités fédéraux par des pressions exercées d'en haut" (Thèses de Lyon , 1926) (17).
Le présidium de l'Internationale demanda la dissolution du Comité d'Entente, et la gauche se soumit à cette décision tout en protestant : "Accusés de fractionnisme et de scissionisme, nous sacrifierons nos opinions à l'unité du parti en exécutant un ordre que nous considérons injuste et ruineux pour le parti. Nous démontrerons ainsi que la gauche italienne est peut-être le seul courant qui considère la discipline comme une chose sérieuse que l'on ne saurait marchander. Nous réaffirmons toutes nos positions précédentes et tous nos actes. Nous nions que le Comité d'Entente ait constitué une manœuvre visant à la scission du parti et à la constitution d'une fraction en son sein, et nous protestons à nouveau contre la campagne menée sur cette base sans même nous donner le droit de nous défendre et en trompant scandaleusement le parti. Toutefois, puisque le Présidium pense que la dissolution du comité d'entente éloignera le fractionnisme, et bien que nous soyons de l'avis contraire, nous obéirons. Mais nous laissons au comité l'entière responsabilité de l'évolution de la situation intérieure du Parti et des réactions déterminées par la façon dont la direction a administré la vie intérieure" (ibid.).
Lorsque Karl Korsch, exclu peu avant du KPD (18), écrivit à Bordiga en 1926 pour proposer une action commune entre la Gauche italienne et le groupe Kommunistische Politik, Bordiga refusa. Cela vaut la peine de citer deux des raisons qu'il donne. D'un côté, il considérait que la base théorique pour prendre une telle position n'avait pas encore été établie : "En général, je pense que ce qui doit être la priorité aujourd'hui, plus que l'organisation et la manœuvre, est un travail d'élaboration d'une idéologie politique de la gauche internationale, basée sur les expériences éloquentes que l'IC a traversées. Comme ce point est loin d'être atteint, toute initiative internationale semble difficile". D'un autre côté, l'unité et la centralisation internationale de l'Internationale n'étaient pas quelque chose qu'on pouvait abandonner à la légère : "Nous ne devons pas favoriser la scission dans les partis et dans l'Internationale. Nous devons permettre à l'expérience de la discipline artificielle et mécanique d'atteindre ses conclusions en respectant cette discipline dans toutes ses absurdités procédurières tant que c'est possible, sans jamais renoncer à notre critique politique et idéologique et sans jamais nous solidariser avec l'orientation dominante".
La lutte de la Gauche italienne, d'abord contre la dégénérescence de l'Internationale, ensuite pour tirer les leçons de cette dégénérescence et de la défaite de la révolution russe, a été essentielle dans la création du milieu politique prolétarien d'aujourd'hui. Les principaux courants qui existent aujourd'hui, y compris le CCI, sont les descendants directs de cette lutte et, pour nous, il est certain que la défense de la discipline prolétarienne au sein de l'Internationale qu'elle a menée, fait partie intégrante de cet héritage qu'elle nous a légué. La discipline prolétarienne de l'Internationale était essentielle pour se démarquer des social-traitres, en permettant de définir ce qui était et ce qui n'était pas acceptable au sein des organisations de la classe ouvrière. Mais comme le dit Bordiga, la discipline prolétarienne est complètement étrangère à la discipline imposée aux classes exploitées par l'Etat capitaliste.
La question de la discipline dans la fraction de gauche
A partir du moment où elle n'a plus pu travailler au sein de l'Internationale, ayant été exclue par la direction stalinienne, la Fraction de gauche italienne adopta sa propre forme organisationnelle (autour de la publication Bilan), tirant pour ce faire les leçons de ses luttes pour et au sein de l'Internationale.
Première parmi celles-ci était l'insistance sur la discussion "sans ostracisme", comme disait Bilan, afin de faire ressortir toutes les leçons de l'immense expérience de la vague révolutionnaire qui suivit Octobre 1917. Mais les fractions de gauche étaient confrontées également à des crises en leur sein quand justement "la volonté d'action organisée, basée sur la conviction révolutionnaire de chaque militant" a fait défaut parmi des minorités au sein de l'organisation. Comment faire donc quand le cadre même qui permet cette action organisée est malmené par certains de ses propres militants? La première de ces crises dont nous allons traiter surgit en 1936, quand une importante minorité du groupe de Bilan rejeta la position de la majorité selon laquelle l’affrontement qui avait lieu en Espagne ne se tenait pas sur le terrain de la révolution prolétarienne, mais sur celui de la guerre impérialiste. La minorité réclama le droit de prendre les armes pour défendre la "révolution" espagnole, et malgré le veto de la Commission exécutive de Bilan, 26 membres de la minorité partirent pour Barcelone où ils créèrent une nouvelle section. Celle-ci refusa de payer ses cotisations, intégra de nouveaux membres sur la base de la participation au front militaire en Espagne et demanda la reconnaissance à la fois de la section de Barcelone et des militants nouvellement intégrés comme pré-condition de la poursuite de son activité au sein de l'organisation (19).
La façon dont la Gauche italienne a traité la question de la discipline dans ses propres rangs était en cohérence avec sa conception de l'organisation et des rapports des militants avec celle-ci. Ainsi la CE "a décidé de ne pas brusquer la discussion pour permettre à l'organisation de bénéficier de la contribution des camarades qui ne se trouvent pas dans la possibilité d'intervenir activement dans le débat, et aussi parce que l'évolution ultérieure de la situation permettra une plus complète clarification des divergences fondamentales apparues" (20). Compte tenu de l'importance des divergences, la CE savait que la scission était quasiment inévitable et considérait que la priorité numéro un était celle de la clarification programmatique. Pour qu'elle puisse avoir lieu il fallait être prêt à passer outre à certaines violations des statuts de la part de la minorité de manière à ne pas lui donner un prétexte pour quitter l'organisation et esquiver la confrontation des questions de fond. C'est ainsi qu'elle est même allé jusqu'à accepter le non-paiement des cotisations par la minorité. Lorsque la minorité de la Fraction établit un "Comité de coordination" (CC) pour négocier avec la majorité et demander la reconnaissance immédiate de la section de Barcelone (annonçant même qu'elle considérerait le refus de reconnaître la section comme une exclusion de la minorité), la CE commença par refuser : "La CE s'est basée sur un critère élémentaire et de principe de la vie de l'organisation lorsqu'elle a décidé de ne pas reconnaître le groupe de Barcelone. Cela pour des considérations qui n'ont même pas été discutées par le CC et qui furent publiées dans notre communiqué précédent. Aucune exclusion n'était décidée contre des membres de la fraction et pour cela la décision du CC devient incompréhensible lorsqu'il considère l'ensemble de la minorité exclu si le groupe de Barcelone n'est pas reconnu". A cause de la menace de scission brandie par la minorité, la CE décida de reconnaître la section de Barcelone. Cependant, elle refusa de reconnaître les militants nouvellement intégrés dans la section, du fait qu'ils étaient venus sur une base totalement confuse et n'avaient même pas donné leur accord aux documents fondamentaux de la Fraction. Ce faisant, "la CE se basait sur le même critère, à savoir que la scission devait trouver sa place sur des questions de principe et nullement sur des questions particulières de tendance, encore moins sur des questions organisatives".
Cette détermination à maintenir le débat politique resta sans effet. La minorité refusa d'assister au congrès de la Fraction, organisé pour discuter les positions en présence, refusa de faire connaître à la CE ses propres documents politiques, et prit contact avec le groupe anti-fasciste "Giustizia e Libertà". En conséquence : "Dans ces conditions, la CE constate que l'évolution de la minorité est la preuve manifeste qu'elle ne peut plus être considérée comme une tendance de l'organisation, mais comme un réflexe de la manœuvre du Front Populaire au sein de la fraction. En conséquence, il ne peut pas se poser un problème de scission politique de l'organisation.
Considérant d'autre part que la minorité s'acoquine avec des forces ennemies de la fraction et nettement contre-révolutionnaires (...) en même temps qu'elle proclame inutile de discuter avec la fraction, la CE décide l'expulsion pour indignité politique de tous les camarades qui se solidarisent avec la lettre du CC du 25/11/36, et elle laisse 15 jours aux camarades de la minorité pour se prononcer définitivement".
En défense de la discipline organisationnelle
La Gauche italienne allait subir une autre crise lors de l’éclatement de la guerre, puisque la Fraction se dissout sur la base de l’idée, défendue par Vercesi, selon laquelle le prolétariat disparaît comme classe en période de guerre. Cependant, une partie de ses membres allait reconstituer la Fraction pendant la guerre autour du noyau de Marseille. Parallèlement, allait se constituer aussi la Fraction française de la Gauche communiste (FFGC). En 1945, une nouvelle crise éclata. En italie, le nouveau Partito comunista internazionalista venait d’être fondé par les membres de la Gauche italienne qui avaient passé la guerre dans les geôles de Mussolini. La Fraction italienne décida de se dissoudre et de rejoindre individuellement les rangs du parti. La FFGC critiqua durement cette décision, estimant que les bases de la constitution du nouveau parti en Italie n’étaient pas claires, et que la dissolution de la Fraction tournait le dos à tout le travail accompli avant et pendant la guerre par la Fraction italienne en exil. Marco de la Fraction italienne et la FFGC, refusèrent la liquidation de la Fraction. Une partie de la FFGC cependant rejoignit la position de la majorité de la Fraction italienne. Mais, au lieu de défendre cette position de façon politique au sein de l'organisation, ces militants préférèrent mener une campagne de calomnies dans et hors de la FFGC, campagne essentiellement dirigée contre Marco. N'ayant pas réussi à ramener ces camarades dans le cadre de la discipline organisationelle, une assemblée générale de la FFGC fut amenée à adopter une résolution (17/06/1945) (21) les sanctionnant :
"L'Assemblée générale réaffirme la position principielle, que les scissions et les exclusions ne peuvent servir de moyen pour résoudre un débat politique, tant que les divergences ne portent pas sur les fondements programmatiques et principiels. Au contraire les mesures organisationnelles intervenant dans un débat politique ne peuvent qu'obscurcir les problèmes empêchant la pleine maturation des tendances, qui seule permet à l'ensemble du mouvement d'en tirer les conclusions et de renforcer au travers de la lutte politique le bagage idéologique de la fraction. Mais de cette position principielle il ne s'ensuit pas que l'élaboration politique peut se faire dans n'importe quelle condition. L'élaboration politique n'est concevable que dans le respect des règles élémentaires de l'organisation et dans un travail fraternel et collectif dans l'intérêt de la classe et de l'organisation (...)
Se dérobant à s'expliquer devant l'ensemble des camarades, et publiquement dans notre organe Internationalisme, ces éléments publient un communiqué signé 'un groupe de militants de P', dans lequel ils se livrent à des attaques injurieuses et à la calomnie (...)
Ainsi ces deux éléments ont ouvertement et publiquement rompu les derniers liens qui les unissaient à la fraction de la GCF. (...)
L'activité de Al et F a démontré à la fois leur incompatibilité avec leur présence dans l'organisation et leur rupture publique se mettant en dehors de l'organisation (...) Constatant ces faits, l'organisation les sanctionne en suspendant les camarades Al et F de l'organisation pour la durée d'un an (...) l'assemblée leur demande de restituer immédiatement le matériel de l'organisation qu'ils détiennent...".
Ce que la Fraction souligne ici, ce n'est pas seulement que l'organisation a le droit d'attendre, de la part de ses membres, un comportement en accord avec ses principes, mais quelque chose de plus fondamental encore : que le développement du débat, donc de la conscience, n'est pas possible sans le respect des règles communes à tous.
Les statuts de l'organisation en accord avec l'être même du prolétariat
Dans un article publié en 1999 (22), nous avons développé notre vision du rôle des statuts dans la vie d'une organisation révolutionnaire : "nous sommes fidèles depuis toujours à la méthode et aux enseignements de Lénine en matière d'organisation. Le combat politique pour l'établissement de règles précises régissant les rapports organisationnels, c'est-à-dire des statuts, est fondamental. Tout comme le combat pour leur respect bien sûr. Sans celui-ci, les grandes déclarations tonitruantes sur le Parti ne restent que des rodomontades (...) l'apport de Lénine concerne aussi et particulièrement les débats internes, le devoir - et non pas le simple droit - d'expression de toute divergence face à l'ensemble de l'organisation; et une fois les débats tranchés et les décisions prises par le congrès (qui est l'organe souverain, la véritable assemblée générale de l'organisation), la subordination des parties et des militants au TOUT. Contrairement à l'idée, copieusement répandue, d'un Lénine dictatorial, cherchant à étouffer les débats et la vie politique dans l'organisation, celui-ci, en réalité, ne cesse de s'opposer à la vision menchevik qui voit le congrès comme "un enregistreur, un contrôleur, mais pas un créateur" (23) (...) Les statuts de l'organisation ne sont pas de simples mesures exceptionnelles, des garde-fous. Ils sont la concrétisation des principes organisationnels propres aux avant-gardes politiques du prolétariat. Produits de ces principes, ils sont à la fois une arme du combat contre l'opportunisme en matière d'organisation et les fondements sur lesquels l'organisation révolutionnaire doit s'élever et se construire. Ils sont l'expression de son unité, de sa centralisation, de sa vie politique et organisationnelle et de son caractère de classe. Ils sont la règle et l'esprit qui doivent guider quotidiennement les militants dans leur rapport à l'organisation, dans leurs relations avec les autres militants, dans les tâches qui leur sont confiées, dans leurs droits et leurs devoirs, dans leur vie quotidienne personnelle qui ne peut être en contradiction ni avec l'activité militante ni avec les principes communistes".
L'insistance particulièrement forte dans nos statuts sur le cadre qui doit non seulement permettre mais encourager le débat le plus large au sein de l'organisation provient en grande partie de l'expérience des gauches qui ont combattu la dégénérescence des anciens partis ouvriers. Il y a par contre un aspect où nous avons été en retard par rapport à nos prédécesseurs : la question de comment traiter, non pas le débat mais la calomnie et la provocation au sein de l'organisation. Les organisations du passé savaient, à partir de leur expérience amère et répétée, que l'Etat bourgeois était expert dans l'infiltration d'agents provocateurs et que le rôle du provocateur n'était pas simplement d'espionner les révolutionnaires et de les dénoncer à l'appareil répressif de l'Etat, mais de semer les graines de la méfiance auto-destructrice et de la suspicion parmi les révolutionnaires eux-mêmes. Ils savaient aussi qu'une telle méfiance n'était pas nécessairement le travail d'un provocateur, mais qu'il pouvait aussi être le fruit de jalousies, de frustrations et de ressentiments qui font partie de la vie dans la société capitaliste et vis-à-vis desquels les révolutionnaires ne sont pas immunisés. En conséquence, comme nous l'avons montré dans les articles publiés dans notre presse territoriale (24), cette question était un élément-clé des statuts des précédentes organisations prolétariennes ; non seulement le fait de la provocation, mais également l'accusation de provocation portée contre tout militant étaient traités avec le plus grand sérieux (25).
oOo
Aux forces aveugles de l'économie capitaliste et au pouvoir répressif de l'Etat bourgeois, le prolétariat oppose la force consciente et organisée d'une classe révolutionnaire mondiale. A la discipline de plomb imposée par la société capitaliste, le prolétariat oppose une discipline volontaire et consciente parce qu'elle constitue pour lui un élément indispensable de son unité et de sa capacité à s'organiser.
En s'engageant dans une organisation communiste, les militants acceptent la discipline qui vient de la reconnaissance de ce qu'il est nécessaire de faire pour la cause de la révolution prolétarienne et de la libération de l'humanité du joug millénaire de l'exploitation de classe. Mais ce n'est pas parce qu'ils s'engagent à respecter des règles communes d'action que les militants communistes doivent abandonner tout sens critique envers leur classe et leur organisation, bien au contraire. Cet esprit critique, dont chaque militant porte la responsabilité, est indispensable à l'existence même de l'organisation, puisque sans lui cette dernière ne peut que devenir une coquille vide dont les paroles révolutionnaires ne sont qu'un masque pour une pratique opportuniste. C'est pourquoi les gauches au sein de l'IC dégénérescente, en particulier, ont combattu jusqu'au bout l'utilisation d'une discipline administrative pour régler les divergences politiques.
Mais elles ne l’ont pas fait au nom de "la liberté de pensée", du "droit de critique" ou autres chimères anarchistes et bourgeoisies. Comme nous l’avons vu au cours de cet article, en règle générale la rupture de la discipline n’a pas été le fait de la gauche, mais bien celui des tendances opportunistes, l’expression de la pénétration d’idées bourgeoises ou petites-bourgeoises dans l’organisation. En général, les militants de la gauche, tels que Lénine, Rosa Luxemburg ou Bordiga, étaient les plus déterminés à respecter et faire respecter les décisions de l’organisation, de ses congrès, de ses organes centraux, et à lutter pour ses principes, qu’il s’agisse des positions programmatique ou des règles de fonctionnement ou de comportement.
Comme nous l'avons montré à travers les exemples des fractions de gauche dans le SPD allemand et l'Internationale communiste, la dégénérescence d'une organisation met les militants de la gauche devant un terrible choix : rompre ou non la discipline organisationnelle afin de rester fidèle à "la discipline envers le parti dans sa totalité, c'est-à-dire envers son programme" selon les termes de Rosa Luxemburg. La classe ouvrière a le droit de demander à ses fractions de gauche d'apprécier un tel choix avec le plus grand sérieux. Rompre la discipline de l'organisation n'est pas quelque chose à prendre à la légère, car cette autodiscipline est au centre de l'unité de l'organisation et de la confiance mutuelle qui doit unir les camarades dans leur lutte pour le communisme.
Jens.
NOTES
(1) "Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne", mars 1919, republiées dans la Revue internationale n°100.
(2) Au fond, Lénine ne fait qu'élaborer à partir des termes célèbres du Manifeste communiste : "L'existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour conditions essentielles l'accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l'accroissement du capital ; la condition du capital, c'est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l'industrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l'isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l'association. Ainsi le développement de la grande industrie sape sous les pieds de la bourgeoisie la base même sur laquelle elle a établi son système de production et d'appropriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs". (souligné par nous)
(3) Internationalisme n°25, août 1947, publié dans la Revue Internationale n°34
(4) Nous ne revenons pas, dans cet article, sur le conflit qui a débouché sur la formation des tendances bolchevique et menchevique du POSDR (Parti social-démocrate de Russie) au Congrès de 1903 qui a été traité dans d’autres articles de la Revue internationale. Dans ce cas aussi, il est clair que c’est l’aile opportuniste -les mencheviks- qui, au lendemain du Congrès, a rompu la discipline du parti et transgressé les décisions prises par le Congrès. (Cf. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière).
(5) Ceci dit, elle a raison d’insister sur le fait que les statuts de l’organisation ne sont que des mots sur un bout de papier s’ils ne sont pas défendus par l’implication consciente des militants du parti.
(6) Cité dans Rosa Luxemburg de Paul Frölich. Le témoignage de Frölich est de première main puisqu'il était l'un des étudiants de Rosa Luxemburg dans l'école du parti, et un dirigeant des radicaux de la gauche de Brême dans le parti.
(7) Tout au long de la guerre, les spartakistes n’ont eu de cesse de réclamer la tenue d’un nouveau congrès afin que les désaccords soient largement discutés ; la direction du parti a toujours refusé. Il en avait été de même concernant l’attitude des mencheviks. Après le "coup d’Etat" de ces derniers au lendemain du Congrès de 1903 (grâce au revirement de Plekhanov), ayant consisté à prendre le contrôle de l’Iskra, les bolcheviks réclament avec insistance la tenue d’un nouveau congrès, ce que les mencheviks refusent.
(8) Cette discipline était appliquée par l'emprisonnement des militants ou leur envoi à la mort sur la ligne du front.
(9) Voir les Revue internationale n°81-99
(10) Néanmoins, au moins un dirigeant de l'aile gauche, Leo Jogisches, s'opposa à cette décision sur la base du fait que cela donnerait à la direction un prétexte pour expulser la gauche, et donc l'isoler du reste des militants : "Une telle scission dans ces circonstances ne signifierait pas l'expulsion du parti de la majorité et des hommes de Scheidemann, comme nous le voulons, mais mènerait inévitablement à la dispersion des meilleurs camarades du parti dans de petits cercles et les condamnerait à une impuissance totale. Nous considérons cette tactique comme nuisible et même destructrice".
(11) Otto Rühle était, comme Liebknecht, député du SPD ;lorsqu’en décembre 1914, lors d’un second vote des crédits de guerre au Parlement allemand, Liebknecht vota contre cette fois-ci, Otto Rühle le rejoignit.
(12) Frölich, op. Cit. Les citations sont de Rosa Luxemburg.
(13) Un exemple de "particularisme" auquel s’est heurtée la nouvelle Internationale, est constitué par le refus du nouveau Parti communiste français d’appliquer les règles de l’IC, au nom des "spécificités" nationales, en voulant admettre des francs-maçons en son sein. Dans les premières années de l’Internationale communiste, alors qu’elle était encore une organisation vivante du prolétariat, une fois de plus les manifestations les plus flagrantes d’indiscipline venaient de l’opportunisme.
(14) La gauche devait rapidement scissionner pour donner naissance au Parti communiste d'Italie
(15) L’autre courant de gauche du mouvement révolutionnaire, la gauche germano-hollandaise, n’appartenait pas à l’Internationale mais en était sympathisant, car il avait été exclu des Partis communistes.
(16) En d'autres termes, la direction de l'Internationale.
(17) Cité dans Défense de la continuité du programme communiste, publié par le Parti Communiste International, p144.
(18) Parti communiste allemand
(19) Il est clair que c'était une manœuvre de la minorité, puisque l'intégration hâtive de nouveaux membres auraient fait de la minorité la majorité de la Fraction.
(20) Bilan n°34, août 1936. Cette citation et celles qui suivent proviennent d'une série de textes de Bilan, republiés dans la Revue internationale n°7.
(21) Publié dans le Bulletin Extérieur de la FFGC, juin 1945.
(22) Voir la Revue internationale n°97, "Sommes-nous devenus léninistes ?"
(23) Cité de Trotsky, Rapport de la délégation sibérienne.
(24) Voir Révolution Internationale n°321
(25) A titre d'exemple, nous pouvons citer le point 9 des statuts de la Ligue des Justes: "Parmi tous les frères il y a un comportement ouvert. Si quelqu'un veut se plaindre de personnes ou de questions appartenant à la Ligue, il doit le faire ouvertement dans la réunion [de la section]. Les dénigrateurs seront exclus".
Les articles qui suivent, ont été publiés en 1936 dans les n°31 et 32 de la revue Bilan, organe de la Fraction italienne de la Gauche communiste. II était vital que la Fraction dégage la position marxiste vis-à-vis du conflit arabo-juif en Palestine, consécutif à la grève générale arabe contre l'immigration juive qui avait dégénéré en une série de pogroms sanglants. Bien que depuis lors, un certain nombre d'aspects spécifiques de la situation aient changé, ce qui est frappant dans ces articles, c'est à quel point, encore aujourd'hui, ils s'appliquent profondément à la situation dans la région. En particulier, ils démontrent avec beaucoup de précision comment les mouvements "nationaux", tant celui des juifs que celui des arabes, tout en étant engendrés par l'épreuve de l'oppression et de la persécution, s'entremêlaient inextricablement avec le conflit des impérialismes rivaux, et de même, ces articles montrent comment ces mouvements ont tous deux été utilisés pour éclipser les intérêts de classe communs des prolétaires arabes et juifs, les amenant à se massacrer mutuellement pour les intérêts de leurs exploiteurs. Les articles démontrent donc que :
- le mouvement sioniste n'est devenu un projet réaliste qu'après avoir reçu le soutien de l'impérialisme britannique qui cherchait à créer ce qu'il appelait "une petite Irlande" au Moyen-Orient, zone d'importance stratégique croissante avec le développement de l'industrie pétrolière ;
-la Grande Bretagne, tout en soutenant le projet sioniste, menait aussi un double jeu : elle devait tenir compte de la très importante composante arabo-musulmane dans son empire colonial ; elle avait fait un usage cynique des aspirations nationales arabes pendant la Première Guerre mondiale, lorsque sa préoccupation principale était d'en finir avec l'Empire ottoman qui s'effritait. Elle avait donc fait toutes sortes de promesses à la population arabe de Palestine et du reste de la région. Cette politique classique conforme à la maxime "diviser pour régner" avait un double but : maintenir l'équilibre entre les différentes aspirations impérialistes nationales en conflit dans les zones qui étaient sous sa domination, tout en empêchant en même temps les masses exploitées de la région de reconnaître quels étaient leurs intérêts matériels communs ;
- le mouvement de "libération arabe", tout en s'opposant au soutien de la Grande Bretagne au sionisme, n'était donc en aucune façon antiimpérialiste, pas plus que ne l'étaient les éléments au sein du sionisme qui étaient prêts à prendre les armes contre la Grande Bretagne. Les deux mouvements nationalistes se situaient entièrement dans le cadre du jeu impérialiste global. Si une fraction nationaliste se retournait contre son ancien soutien impérialiste, elle ne pouvait le faire qu'en recherchant le soutien d'un autre impérialisme. Au moment de la guerre d'indépendance d'Israël en 1948, pratiquement tout le mouvement sioniste était devenu ouvertement anti-anglais mais, ce faisant, il était déjà devenu un instrument du nouvel impérialisme triomphant, l'Amérique, qui était prête à utiliser tout ce qu'elle avait sous la main pour écarter les vieux empires coloniaux. De même, Bilan montre que lorsque le nationalisme arabe entra en conflit ouvert avec la Grande Bretagne, cela ne fit qu'ouvrir la porte aux ambitions de l'impérialisme italien (et aussi allemand) ; par la suite nous avons pu voir la bourgeoisie palestinienne se tourner vers le bloc russe, puis vers la France et d'autres puissances européennes dans son conflit avec les Etats-Unis.
Les principaux changements qui ont eu lieu depuis que ces articles ont été écrits consistent évidement dans le fait que le sionisme a réussi à constituer un Etat qui a fondamentalement changé le rapport de forces dans la région et que l'impérialisme dominant dans cette zone n'est plus la Grande Bretagne mais les Etats-Unis. Mais l'essence du problème, même dans ce cas, reste le même : la création de l'Etat d'Israël, qui a eu pour résultat l'expulsion de dizaines de milliers de palestiniens, n'a fait que pousser à son point culminant la tendance à l'expropriation des paysans palestiniens qui, comme le note Bilan, était inhérente au projet sioniste ; et les Etats-Unis sont, à leur tour, contraints de maintenir un équilibre contradictoire entre le soutien qu'ils apportent à l'Etat sioniste d'un côté et, de l'autre, la nécessité de maintenir autant qu'ils le peuvent le "monde arabe" sous leur influence. Pendant ce temps, les rivaux des Etats-Unis continuent à faire tout ce qu'ils peuvent pour utiliser à leur profit les antagonismes entre ces derniers et les pays de la région.
Ce qui est le plus pertinent, c'est la claire dénonciation par Bilan de la façon dont les deux chauvinismes, arabe et juif, ont été utilisés pour maintenir le conflit entre les ouvriers ; malgré cela, et en fait, à cause de cela, la Fraction italienne refusa de faire un quelconque compromis dans sa défense de l'internationalisme authentique : "Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question "palestinienne", mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte communiste". Elle rejeta donc totalement la politique stalinienne de soutien au nationalisme arabe sous le prétexte de combattre l'impérialisme. La politique des partis staliniens de l'époque est reprise aujourd'hui par les partis trotskistes et autres gauchistes qui se font les porte-parole de la "Résistance palestinienne". Ces positions sont aussi contre-révolutionnaires aujourd'hui qu'elles l'étaient en 1936.
Aujourd'hui, quand les masses des deux parties sont plus que jamais encouragées dans une frénésie de haine mutuelle, alors que le prix des massacres s'élève bien au-delà du niveau atteint dans les années 1930, l'internationalisme intransigeant reste le seul antidote au poison nationaliste.
Le CCI, juin 2002.
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Bilan n° 30 (mai-juin 36)
L'aggravation du conflit arabo juif en Palestine, l'accentuation de l'orientation anti britannique du monde arabe qui pendant la guerre mondiale fut un pion de l'impérialisme anglais, nous a déterminé à envisager le problème juif et celui du mouvement nationaliste pan-arabe. Nous essayerons cette fois ci de traiter le premierde ces deux problèmes.
On sait qu'après la destruction de Jérusalem par les Romains et la dispersion du peuple juif, les différents pays où ils allèrent lorsqu'ils ne les expulsaient pas de leurs territoires (moins pour des raisons religieuses invoquées par les autorités catholiques que pour des raisons économiques, notamment la confiscation de leurs bien et l'annulation de leur crédit), en réglèrent les conditions de vie d'après la bulle papale de la moitié du 16e siècle qui fit règle dans tous les pays, en les obligeant à vivre enfermés dans des quartiers fermés (ghetto) et en les obligeant à porter un insigne infamant.
Expulsés en 1290 de l'Angleterre, en 1394 de la France, ils émigrèrent en Allemagne, en Italie, en Pologne; expulsés en 1492 de l'Espagne et en 1498 du Portugal, ils se réfugièrent en Hollande, en Italie et surtout dans l'Empire Ottoman qui occupait alors l'Afrique du Nord et la plus grande partie de l'Europe du sud-est; là ils formèrent et forment même aujourd'hui cette communauté parlant un dialecte judéo-espagnol, alors que ceux émigrés en Pologne, en Russie, en Hongrie, etc., parlent le dialecte judéo-allemand (Yiddish). La langue hébraïque qui reste pendant cette époque la langue des rabbins fut retirée du domaine des langues mortes pour devenir la langue des juifs de Palestine avec le mouvement nationaliste juif actuel.
Pendant que les juifs de l'Occident, les moins nombreux, et partiellement ceux des Etats-Unis, ont acquis une influence économique et politique au travers de leur influence boursière et une influence intellectuelle parle nombre d'entre eux qui se trouvent dans les professions libérales, les grandes masses se concentrèrent dans l'Europe orientale et déjà, à la fin du 18e siècle, groupaient les 80% des juifs d'Europe. Au travers du premier départage de la Pologne et de l'annexion de la Bessarabie, ils passèrent sous la domination des tzars qui, au commencement du 19e siècle, avaient sur leurs territoires les deux tiers des juifs. Le gouvernement russe adopta dès ses débuts une politique répressive datant de Catherine II et qui trouva son expression la plus farouche sous Alexandre III qui envisageait la solution du problème juif de cette façon : un tiers doit être converti, un tiers doit émigrer et un tiers doit être exterminé. Ils étaient enfermés dans un certain nombre de districts de provinces du nord-ouest (Russie Blanche), du sud-est (Ukraine et Bessarabie) et en Pologne. C'était là leurs zones de résidences. Ils ne pouvaient habiter en dehors des villes et surtout ils ne pouvaient habiter les régions industrialisées (bassins miniers et régions métallurgiques). Mais c'est surtout parmi ces juifs que se fit jour la pénétration du capitalisme au 19e siècle et que se détermina une différenciation des classes.
Ce fut la pression du terrorisme gouvernemental russe qui donna la première impulsion à la colonisation palestinienne. Cependant les premiers juifs revinrent en Palestine déjà après leur expulsion d'Espagne à la fin du 15e siècle et la première colonie agricole fut constituée en 1870 près de Jaffa. Mais la première émigration sérieuse commença seulement après 1880, quand la persécution policière et les premiers pogromes déterminèrent une émigration vers l'Amérique et vers la Palestine.
Cette première "Alya" (immigration juive) de 1882, dite des "Biluimes",était en majorité composée d'étudiants russes qui peuvent être considérés comme les pionniers de la colonisation juive en Palestine. La seconde "Alya" se vérifia en 1904-05, en répercussion de l'écrasement de la première révolution en Russie. Le nombre des juifs établis en Palestine qui était de 12.000 en 1850, monta à 35.000 en 1882 et 90.000 en 1914.
C'était tous des juifs de Russie et de Roumanie, intellectuels et prolétaires, car les capitalistes juifs de l'Occident se limitèrent, comme les Rothschild et les Hirsch, à un soutien financier qui leur donnait un bénévole renom de philanthropie, sans qu'il soit nécessaire pour eux de donner de leur précieuse personne.
Parmi les "Biluimes" de 1882, les socialistes étaient encore peu nombreux et cela parce que dans la controverse de l'époque, à savoir si l'émigration juive devait être dirigée vers la Palestine ou l'Amérique, ils étaient pour cette dernière. Dans la première émigration juive aux Etats-Unis, les socialistes furent donc très nombreux et y constituèrent de bonne heure des organisations, des journaux et pratiquement même des essais de colonisation communiste.
La seconde fois que se posa la question de savoir vers où diriger l'émigration juive, ce fut comme nous l'avons dit, après la défaite de la première révolution russe et par suite de l'aggravation des pogromes caractérisée par celui de Kitchinew.
Le sionisme qui tentait à assurer au peuple juif un siège en Palestine et qui venait de constituer un Fonds National pour acquérir les terres se divisa alors au 7e Congrès sioniste de Bâle en courant traditionnaliste qui restait fidèle à la constitution de l'Etat juif en Palestine et en territorialistes qui étaient pour la colonisation même ailleurs et dans le cas concret, en Ouganda offerte par l'Angleterre.
Seule une minorité de socialistes juifs, les Poalés sionistes de Ber Borochov, restèrent fidèles aux traditionnalistes, tous les autres partis socialistes juifs de l'époque, comme le parti des socialistes sionistes (S. S.) et les Serpistes - une espèce de reproduction dans les milieux juifs des S. R. russes - se déclarèrent pour le territorialisme. La plus ancienne et la plus puissante organisation juive de l'époque, le Bund, était, comme on le sait, tout à fait négative au sujet de la question nationale, du moins à cette époque.
Un moment décisif pour le mouvement de renaissance nationale fut ouvert par la guerre mondiale de 1914, et après l'occupation par les troupes anglaises de la Palestine, auxquelles s'était ralliée la Légion juive de Jabotinsky, fut promulguée la déclaration de Balfour de 1917qui promettait la constitution en Palestine du Foyer National Juif.
Cette promesse eut sa sanction à la Conférence de San Remo de 1920 qui mit la Palestine sous mandat anglais.
La déclaration de Balfour détermina une troisième "Alya", mais ce fut surtout la quatrième, la plus nombreuse, qui coïncida avec la remise du mandat palestinien à l'Angleterre. Cette "Alya" eut déjà en son sein des couches assez nombreuses de petits bourgeois. On sait que la dernière immigration en Palestine qui a suivi l'avènement d'Hitler au pouvoir et qui est certainement la plus importante contient déjà un fort pourcentage de capitalistes.
Si le premier recensement effectué en 1922, en Palestine eu égard aux ravages de la guerre mondiale n'avait enregistré que 84.000 juifs, les 11 pour cent de la population totale, celui de 1931 en enregistra déjà 175.000. En 1934, les statistiques donnent 307.000 sur une population totale d'un million 171.000. Actuellement on donne comme chiffre 400.000 Juifs.
Les 80 pour cent des juifs sont établis dans les villes dont le développement est illustré par l'apparition rapide de la ville champignon de Tel-Aviv; le développement de l'industrie juive est assez rapide : en 1928 on comptait 3.505 entreprises dont 782 avaient plus de 4 ouvriers, c'est-à-dire au total 18.000 ouvriers avec un capital investi de 3,5 millions de Livres sterlings.
Les juifs établis dans les campagnes représentent seulement les 20 pour cent face aux arabes qui forment les 65% de la population agricole. Mais les fellahs travaillent leurs terres avec des moyens primitifs, les juifs au contraire dans leurs colonies et plantations travaillent selon les méthodes intensives du capitalisme avec de la main-d’œuvre arabe à salaires très bas.
Les chiffres que nous avons donnés expliquent déjà un côté du conflit actuel. Depuis le 20e siècle les juifs ont abandonné la Palestine et d'autres populations se sont installées sur les rives du Jourdain. Bien que les déclarations de Balfour et les décisions de la Société des Nations prétendaient assurer le respect du droit des occupants de la Palestine, en réalité l'augmentation de l'immigration juive signifie chasser les arabes de leurs terres même si elles sont achetées à bas prix par le Fonds National Juif.
Ce n'est pas par humanité envers "le peuple persécuté et sans patrie" que la Grande-Bretagne a choisi une politique philo juive. Ce sont les intérêts de la haute finance anglaise où les juifs ont une influence prédominante qui ont déterminé cette politique. D'autre part, dès le début de la colonisation juive on remarque un contraste entre les prolétaires arabes et juifs. Au commencement les colons juifs avaient employé des ouvriers juifs parce qu'ils exploitaient leur ferveur nationale pour se défendre contre les incursions des arabes. Puis après, avec la consolidation de la situation, les industriels et les propriétaires fonciers juifs préférèrent à la main-d’œuvre juive plus exigeante, celle des arabes.
Les ouvriers juifs, en constituant leurs syndicats, bien plus qu'à la lutte des classes, s'adonnèrent à la concurrence contre les bas salaires arabes. Cela explique le caractère chauvin du mouvement ouvrier juif qui est exploité par le nationalisme juif et l'impérialisme britannique.
Il y a naturellement aussi des raisons de nature politique qui sont à la base du conflit actuel. L'impérialisme anglais, en dépit de l'hostilité des deux races, voudrait faire cohabiter sous une même toiture deux Etats différents et créer même un bi-parlementarisme qui prévoit un parlement distinct pour juifs et arabes.
Dans le camp juif, à côté de la directive temporisatrice de Weissman, il y a les révisionnistes de Jabotinsky qui combattent le sionisme officiel, accusent la Grande-Bretagne d'absentéisme, sinon de manquer à ses engagements, et qui voudrait ouvrir à l'émigration juive la TransJordanie, la Syrie et la péninsule du Sinaï.
Les premiers conflits qui se manifestèrent en août 1929 et qui se déroulèrent autour du Mur des Lamentations, provoquèrent d'après les statistiques officielles, la mort de deux cents arabes et cent trente juifs, chiffres certainement inférieurs à la réalité, parce que si dans les installations modernes, les juifs réussirent à repousser les attaques, à Hebron, à Safit et dans quelques faubourgs de Jérusalem, les arabes passèrent à de véritables pogromes.
Ces événements marquèrent un point d'arrêt de la politique philo-juive de l'Angleterre, car l'empire colonial britannique comprend trop de musulmans, y compris l'Inde, pour avoir suffisamment de raisons d'être prudent.
A la suite de cette attitude du gouvernement britannique envers le Foyer National Juif, la plupart des partis juifs : les sionistes orthodoxes, les sionistes généraux et les révisionnistes passèrent à l'opposition, pendant que le plus sûr appui de la politique anglaise dirigée à cette époque par le Labour Party, fut représenté par le mouvement travailliste juif qui était l'expression politique de la Confédération Générale du Travail, organisant presque la totalité des ouvriers juifs en Palestine.
Récemment, s'était exprimé, en surface seulement, une lutte commune de mouvements juifs et arabe contre la puissance mandataire. Mais le feu couvait sous les cendres et l'explosion consista en les événements du mois de mai dernier.
La presse fasciste italienne s'est insurgée contre l'accusation de la presse "sanctionniste", comme quoi des agents fascistes avaient fomenté les émeutes de Palestine, accusation déjà faite à propos des récents événements d'Egypte. Personne ne peut nier que le fascisme a tout intérêt à souffler sur ce feu. L'impérialisme italien n'a jamais caché ses visées vers le Proche Orient, c'est-à-dire son désir de se substituer aux puissances mandataires en Palestine et en Syrie. Il possède d'ailleurs en Méditerranée une puissante base navale et militaire représentée par Rhodes et les autres îles du Dodécanèse. L'impérialisme anglais, d'autre part, s'il se trouve avantagé par le conflit entre arabes et juifs, car d'après la vieille formule romaine divide et impeta, il faut diviser pour régner, il doit cependant tenir compte de la puissance financière des juifs et de la menace du mouvement nationaliste arabe.
Ce dernier mouvement dont nous parlerons plus longuement une autre fois, est une conséquence de la guerre mondiale qui a déterminé une industrialisation aux Indes, en Palestine et en Syrie et renforcé la bourgeoisie indigène qui posa sa candidature au gouvernement, c'est-à-dire à l'exploitation des masses indigènes.
Les arabes accusent la Grande-Bretagne de vouloir faire de la Palestine le Foyer National Juif, qui signifierait le vol de la terre aux populations indigènes. Ils ont envoyé à nouveau des émissaires en Egypte, en Syrie, au Maroc pour déterminer une agitation du monde musulman en faveur des arabes de Palestine, afin de chercher à intensifier le mouvement, en vue de l'union nationale panislamique. Ils sont encouragés par les récents événements de la Syrie où l'on obligea la puissance mandataire, la France, à capituler devant la grève générale, et aussi par les événements d'Egypte où l'agitation et la constitution d'un front national unique ont obligé Londres à traiter en toute égalité avec le gouvernement du Caire. Nous ne savons si la grève générale des arabes de Palestine obtiendra pareil succès. Nous examinerons ce mouvement en même temps que le problème arabe dans un prochain article.
Gatto MAMMONE
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Bilan n° 31 (Juin-juillet 36)
Comme nous l'avons vu dans la précédente partie de cet article, quand, après cent ans d'exil, les "Biluimes", acquirent une bande de territoire sablonneux au Sud de Jaffa, ils trouvèrent d'autres peuplades, les Arabes, qui s'étaient substitués à eux en Palestine. Ces derniers n'étaient que quelques centaines de milliers, soit Arabes fellah (paysans) ou bédouins (nomades); les paysans travaillaient avec des moyens très primitifs, le sol appartenant aux propriétaires fonciers (effendis). L'impérialisme anglais, comme on l'a vu en poussant ces latifundistes et la bourgeoisie arabe à entrer en lutte à ses côtés pendant la guerre mondiale, leur a promis la constitution d'un Etat national arabe. La révolte arabe fut, en effet d'une importance décisive dans l'écroulement du front turco-allemand dans le Proche-Orient, car elle réduisit à néant l'appel à la Guerre Sainte lancé par le Khalife Ottoman et tint en échec de nombreuses troupes turques en Syrie, sans parler de la destruction des armées turques en Mésopotamie.
Mais si l'impérialisme britannique avait déterminé cette révolte arabe contre la Turquie, grâce à la promesse de la création d'un Etat arabe composé de toutes les provinces de l'ancien empire ottoman (y compris la Palestine), il ne tarda pas, pour la défense de ses intérêts propres à solliciter comme contre-partie, l'appui des sionistes juifs en leur disant que la Palestine leur serait remise tant au point de vue de l'administration que de la colonisation.
En même temps, il se mettait d'accord avec l'impérialisme français pour lui céder un mandat sur la Syrie, détachant ainsi cette région, qui forme, avec la Palestine, une unité historique et économique indissoluble.
Dans la lettre que Lord Balfour adressait le 2 novembre 1917 à Rothschild président de la Fédération Sioniste d'Angleterre, et dans laquelle il lui communiquait que le gouvernement anglais envisageait favorablement l'établissement en Palestine, d'un foyer national pour le peuple juif et qu'il emploierait tous ses efforts pour la réalisation de cet objectif, Lord Balfour ajoutait que : rien ne serait fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politique dont les juifs jouissent dans les autres pays.
Malgré les termes ambigus de cette déclaration, qui permettait à un peuple nouveau de s'installer sur leur sol, l'ensemble de la population arabe resta neutre au début et même favorable à l'instauration d'un foyer national juif. Les propriétaires arabes, sous la crainte qu'une loi agraire allait être instituée, se montrèrent disposés à vendre des terres. Les chefs sionistes, uniquement par des préoccupations d'ordre politique ne profitèrent pas de ces offres et allèrent jusqu'à approuver la défense du gouvernement Albany de vendre des terrains.
Bientôt, la bourgeoisie manifesta des tendances à occuper totalement au point de vue territorial et politique la Palestine en dépossédant la population autochtone et en la repoussant vers le désert. Cette tendance se manifeste aujourd'hui chez les sionistes révisionnistes, c'est-à-dire dans le courant philo-fasciste du mouvement nationaliste juif.
La superficie des terres arables de la Palestine est d'environ 12 millions de « dounams métriques » (le ounam=1 dixième d'hectare) dont 5 à 6 millions sont actuellement cultivés.
Voici comment s'établit la superficie des terres cultivées par les Juifs en Palestine, depuis 1899:
1899 : 22 colonies, 5.000 habitants, 300.000 dounams.
1914: 43 colonies, 12.000 habitants, 400.000 dounams.
1922: 73 colonies, l5 000 habitants, 600 000 dounans
1931 : 160 colonies, 70 000 habitants, 1 120 000 dounams.
Pour juger la valeur réelle de cette progression et de l'influence qui en découle, il ne faut pas oublier que les Arabes cultivent encore aujourd'hui la terre d'une façon primitive, tandis que les colonies juives emploient les méthodes les plus modernes de culture.
Les capitaux juifs investis dans les entreprises agricoles sont estimés à plusieurs millions de dollars or, dont 65% dans les plantations. Bien que les Juifs ne possèdent que 14% des terres cultivées, la valeur de leurs produits atteint le quart de la production totale.
Pour ce qui est des plantations d'oranges, les juifs arrivent à 55% de la récolte totale.
C'est en avril 1920, à Jérusalem, et en mai 1921, à Jaffa, que se produisirent, sous forme de pogromes les premiers symptômes de la réaction arabe. Sir Herbert Samuel, haut commissaire en Palestine jusqu'en 1925 essaya d'apaiser les Arabes en arrêtant l'immigration juive, tout en promettant aux Arabes un gouvernement représentatif et en leur attribuant les meilleures terres du domaine de l'Etat.
Après la grande vague de colonisation de 1925, qui atteint son maximum avec 33.000 immigrants, la situation empira et finit par déterminer les mouvements d'août 1929. C'est alors que vinrent se joindre aux populations arabes de la Palestine, les tribus bédouines de la Transjordanie, appelées par les agitateurs musulmans.
A la suite de ces événements la Commission d'Enquête parlementaire envoyée en Palestine et qui est connue sous le nom de Commission Shaw, conclut que les événements étaient dus à l'immigration ouvrière juive et à la "disette" de terre et elle proposa au gouvernement l'achat de terres pour dédommager le fellah arraché de son sol.
Quand, par après, en mai 1930, le gouvernement britannique accepta dans leur ensemble les conclusions de la Commission Shaw et suspendit à nouveau l'immigration ouvrière juive en Palestine, le mouvement ouvrier juif -que la Commission Shaw avait même refusé d'entendre- répondit par une grève de protestation de 24 heures, tandis que le Poale Zion dans tous les pays ainsi que les grands syndicats juifs d'Amérique, protestaient contre cette mesure par de nombreuses manifestations.
En octobre 1930, parut une nouvelle déclaration concernant la politique britannique en Palestine, connue sous le nom de Livre blanc.
Elle était également très peu favorable à la thèse sioniste. Mais, devant les protestations toujours grandissantes des juifs, le gouvernement travailliste répondit, en février 1931 par une lettre de Mac Donald qui réaffirmait le droit au travail, à l'immigration et à la colonisation juive et autorisait les employeurs juifs à employer la main d'œuvre juive -lorsqu'ils préféraient employer cette dernière plutôt que des Arabes- sans tenir compte de l'augmentation éventuelle du chômage parmi les Arabes.
Le mouvement ouvrier palestinien s'empressa de faire confiance au gouvernement travailliste anglais, tandis que tous les autres partis sionistes restaient dans une opposition méfiante.
Nous avons démontré, dans l'article précédent, les raisons du caractère chauvin du mouvement ouvrier palestinien.
L'Histadrath - la principale Centrale syndicale palestinienne ne comprend que des Juifs (80`% des ouvriers juifs sont organisés). C’est seulement la nécessité d'élever le standard de vie des masses arabes, pour protéger les hauts salaires de la main d'œuvre juive, qui a déterminé, dans ces derniers temps, ses essais d'organisation arabe. Mais les embryons de syndicats groupés dans "l'Alliance" restent organiquement séparés de l'Histadrath, exception faite du Syndicat des Cheminots qui englobe les représentants des deux races.
La grève générale des arabes en Palestine entre maintenant dans son quatrième mois. La guérilla se continue, malgré le récent décret qui inflige la peine de mort aux auteurs d'un attentat: chaque jour se produisent des embuscades et des coups de mains contre trains et automobiles, sans compter les destructions et incendies des propriétés juives.
Ces événements ont coûté à la puissance mandataire déjà près d'un demi-million de livres sterling pour l'entretien des forces armées et, par suite de la diminution des entrées budgétaires, conséquence de la résistance passive et du boycott économique des masses arabes. Dernièrement, aux Communes, le ministre des colonies a donné comme chiffre des victimes: 400 Musulmans, 200 Juifs et 100 policiers ; jusqu'ici 1800 Arabes et Juifs ont été jugés et 1200 ont été condamnés dont 300 Juifs. D'après le ministre, une centaine de nationalistes arabes ont été déportés dans des camps de concentration. Quatre chefs communistes (2 Juifs et 2 Arméniens) sont détenus et 60 communistes soumis à la surveillance de la police. Voilà les chiffres officiels.
Il est évident que la politique de l'impérialisme britannique en Palestine s'inspire naturellement d'une politique coloniale propre à tout impérialisme. Celle-ci consiste à s'appuyer partout sur certaines couches de la population coloniale (en opposant des races entre elles ou des confessions religieuses différentes, ou bien encore éveillant des jalousies entre clans ou chefs), ce qui permet à l'impérialisme d'établir solidement sa super oppression sur les masses coloniales elles-mêmes, sans distinction de races ou de confessions.
Mais si cette manœuvre a pu réussir au Maroc et en Afrique centrale, en Palestine et en Syrie le mouvement nationaliste arabe présente une résistance très compacte. Il s'appuie sur les pays plus ou moins indépendants qui l'environnent : Turquie, Perse, Egypte, Irak, Etats d'Arabie et, de plus, se relie à l'ensemble du monde musulman qui compte plusieurs millions d'individus.
En dépit des contrastes existants entre différents Etats musulmans et malgré la politique anglophile de certaines d'entre eux, le grand danger pour l'impérialisme serait la constitution d'un bloc oriental capable de lui en imposer -ce serait possible si le réveil et le renforcement du sentiment nationaliste des bourgeoisies indigènes pouvait empêcher le réveil de la révolte de classe des exploités coloniaux qui ont à en finir autant avec leurs exploiteurs qu'avec l'impérialisme européen- et qui pourrait trouver un point de ralliement autour de la Turquie, qui vient d'affirmer à nouveau ses droits sur les Dardanelles et qui pourrait reprendre sa politique panislamique.
Or, la Palestine est d'une importance vitale pour l'impérialisme anglais. Si les Sionistes ont cru obtenir une Palestine "juive" en réalité ils n'obtiendront jamais qu'une Palestine "britannique", voie palestinienne des transits terrestres qui relie l'Europe à l'Inde. Elle pourrait remplacer la voie maritime de Suez, dont la sécurité vient d'être affaiblie par l'établissement de l'impérialisme italien en Ethiopie. Il ne faut pas oublier non plus que le pipe-line de Mossoul (zone pétrolière) aboutit au port palestinien de Haïfa.
Enfin, la politique anglaise devra toujours tenir compte de ce que 100 millions de Musulmans peuplent l'empire britannique. Jusqu'ici, l'impérialisme britannique a réussi, en Palestine, à contenir la menace représentée par le mouvement arabe d'indépendance nationale. Il opposait à ce dernier le sionisme qui, en poussant les masses juives à émigrer en Palestine disloquait le mouvement de classe de leur pays d'origine où celles-ci auraient trouvé leur place et, enfin, il s'assurait un appui solide pour sa politique dans le Proche Orient.
L'expropriation des terres, à des prix dérisoires a plongé les prolétaires arabes dans la misère la plus noire et les a poussés dans les bras des nationalistes arabes et des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie naissante. Cette dernière en profite, évidemment, pour étendre ses visées d'exploitation des masses et dirige le mécontentement des fellahs et prolétaires contre les ouvriers juifs de la même façon que les capitalistes sionistes ont dirigé le mécontentement des ouvriers juifs contre les Arabes. De ce contraste entre exploités juifs et arabes, l'impérialisme britannique et les classes dirigeantes arabes et juives ne peuvent que sortir renforcées.
Le communisme officiel aide les Arabes dans leur lutte contre le sionisme qualifié d'instrument de l'impérialisme anglais.
Déjà, en 1929 la presse nationaliste juive publia une liste noire de la police où les agitateurs communistes figuraient aux côtés du grand Mufti et des chefs nationalistes arabes. Actuellement, de nombreux militants communistes ont été arrêtés.
Après avoir lancé le mot d'ordre "d'arabisation" du parti -celui-ci, comme le P. C. de Syrie ou même d'Egypte a été fondé par un groupe d'intellectuels juifs qui fut combattu comme "opportuniste"- les centristes ont lancé aujourd'hui le mot d'ordre de "l'Arabie aux Arabes" qui n'est qu'une copie du mot d'ordre "Fédération de tous les peuples arabes" devise des nationalistes arabes, c'est-à-dire des latifundistes (effendi) et des intellectuels qui, avec l'appui du clergé musulman, dirigent le congrès arabe et canalisent, au nom de leurs intérêts, les réactions des exploités arabes.
Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question "palestinienne", mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte communiste.
Gatto MAMMONE
La source fondamentale de la mystification religieuse est l'esclavage économique
Le premier article de cette série (publié dans La Revue Internationale n° 109) a mis en évidence le retour en force de l'Islam en tant qu'idéologie capable de mobiliser les masses. Nous avons vu comment l'Islam a été adapté aux besoins du capitalisme en décomposition dans les pays sous-développés, prenant la forme d'un soi-disant "Islam politique" (le fondamentalisme) qui a peu de choses en commun avec la foi de Mahomet, son fondateur, mais qui se présente comme le défenseur de tous les opprimés. Nous avons aussi montré que, contrairement à Marx qui pensait que le brouillard de la religion serait rapidement dispersé parle capitalisme lui-même, ses continuateurs ont reconnu que le capitalisme, dans sa phase de décadence, a entraîné une résurgence de la religion, expression évidente d'une totale banqueroute de la société bourgeoise. Dans les pays sous-développés celle-ci a pris la forme particulière d'une recrudescence des mouvements "fondamentalistes". Dans les pays développés, la situation est plus complexe : la stricte observance des rites des religions établies estplus ou moins en déclin depuis cinquante années, tandis que d'autres cultes religieux alternatifs, comme le "New Age", se développent.
En même temps que certains secteurs de la population se détournent de la religion et de la foi en Dieu, on voit ailleurs resurgir des croyances "fondamentalistes".
Ces tendances se remarquent dans les milieux aux traditions religieuses et affectent toutes les grandes religions, sauf peut-être le Bouddhisme. Concernant les populations immigrées en provenance du tiers-monde, elles ont tendance à s'accrocher à leur religion, pas uniquement afin de "se consoler" mais aussi du fait que celle-ci constitue un symbole de leur héritage culturel perdu, un moyen de maintenir leur identité culturelle dans un environnement cruel et hostile.
Ces tendances ne sont pas complètement uniformes dans tous les pays développés, malgré leur évolution évidente commune vers la laïcisation. Ainsi, d'après un article du Monde diplomatique (Dominique Vidal, "Une société séculière", novembre 2001), "seulement 5% des Américains disent ne pas avoir de religion" et en dépit des progrès de la sécularisation de la société, il serait impensable qu'un président des Etats-Unis n'entonne pas le God bless America chaque fois qu'il s'adresse à la nation. De même, alors qu'en France, où la séparation de l' Eglise et de l'Etat a représenté la raison d'être de la bourgeoisie depuis 1789 et que "la moitié de la population ne fréquente plus l'église, le temple ou la mosquée", il se développe une vague croissante de "fondamentalisme" parmi les immigrés d'Afrique du nord. Ainsi donc, malgré une désaffection des principales religions, la pratique religieuse perdure. La fin de la période ascendante du capitalisme, son entrée dans sa période de décadence, et à présent dans sa phase terminale de décomposition généralisée, n'ont pas seulement prolongé la vie de l'irrationalité religieuse mais en ont fait naître de multiples variantes, dont on peut penser qu'elles sont encore plus dangereuses pour l'humanité.
Cet article constitue une première tentative d'examiner la démarche marxiste vis-à-vis du problème du combat contre l'idéologie religieuse au sein du prolétariat, dans les conditions actuelles. Nous verrons que, sur ce sujet, beaucoup d'enseignements peuvent être tirés de l'histoire du mouvement ouvrier.
Le combat contre la religion
Comme nous l'avons montré dans la première partie, Marx voyait la religion à la fois comme une dangereuse mystification permettant de fuir la réalité ("l'opium du peuple"), et comme "le soupir de la créature opprimée'; c'est-à-dire un cri étouffé contre l'oppression. Lénine ajoutait à cela ce conseil aux communistes : avancer prudemment dans la propagande anti-religieuse, sans pour autant cacher son matérialisme athée. La démarche générale de Lénine envers cette question délicate représente encore un point de référence pour la pensée communiste et la pratique révolutionnaire. Et ce n'est pas parce qu'il en a établi le cadre en se basant uniquement sur des citations de Marx et Engels (ce qui serait rabaisser la science marxiste au niveau d'une religion!),mais aussi parce que ce cadre traite de tous les principaux problèmes de façonrationnelle et scientifique. Il est donc utile d'examiner préalablement les réflexions de Lénine sur cette question avant de revenir sur la situation actuelle pour envisagerce que doitêtre l'attitude des marxistes.
Il est intéressantde signaler que le premier commentaire de Lénine sur la religion qui ait été traduit, est une défense passionnée de la liberté religieuse. Il s'agit d'un texte écrit en 1903, adressé aux paysans pauvres de Russie, qui déclare que les marxistes "exigent que chacun ait le plein droit de professer la religion qu'il souhaite". Lénine dénonçait comme particulièrement "honteuses" les lois en vigueur en Russie et dans l'Empire ottoman ("les scandaleuses persécutions policières contre la religion") ainsi que les discriminations en faveur de certaines religions (respectivement l'Eglise orthodoxe et l'Islam). Pour lui toutes ces lois sont aussi injustes, arbitraires et scandaleuses que possible, chacun devant être parfaitement libre, pas seulement de professer la religion qu'il souhaite, mais aussi de la propager ou d'en changer.
Les idées de Lénine sur de nombreux aspects de la politique révolutionnaire changèrent avec le temps, mais pas en ce qui concerne cette question. C'est ce dont témoigne sa première déclaration importante "Socialisme et religion" - un texte de 1905 - qui reste très proche, dans le fond, de ses derniers écrits sur ce sujet.
"Socialisme et religion" définit le cadre indispensable de la démarche des bolcheviks envers la religion. Cet article résume, dans un style accessible, les conclusions déjà atteintes par Marx et Engels sur le sujet : la religion, dit Lénine, est "une sorte d'alcool spirituel qui encourage les ouvriers à subir leur exploitation dans l'espoir d'être récompensés dans la vie éternelle. Mais à ceux qui vivent du travail des autres, la religion apprend à pratiquer ici-bas la charité, ce qui permet de justifier à bon compte toute leur existence en tant qu'exploiteurs et de leur vendre un billet à tarif réduit pour la béatitude dans l'au-delà."
Lénine prédisait avec confiance que le prolétariat ferait fusionner son combat avec la science moderne, en rupture avec "le brouillard de la religion" et "combattrait aujourd'hui même pour une meilleure vie terrestre ".
Pour Lénine, dans le cadre de la dictature du prolétariat, la religion était une affaire privée. Il affirmait que les communistes voulaient un Etat absolument indépendant de toute affiliation religieuse et ne contribuant par aucune aide matérielle aux dépenses des organisations religieuses. En même temps, toute discrimination envers les religions devait être bannie, et tout citoyen devait "être libre de profésser n'importe quelle religion" ou d'ailleurs, "aucune religion du tout".
En revanche, concernant le parti marxiste, la religion ne fut jamais considérée comme une affaire privée : "Notre parti est une association d'éléments animés d'une conscience de classe, à l'avant-garde du combat pour l'émancipation du prolétariat. Une telle association ne peut et ne doit être indifférente à ce que les croyances religieuses signifient comme ignorance, obscurantisme etperte de conscience de classe. Nous exigeons la complète séparation de 1 'Eglise etde l 'Etat, pour être capables de combattre le brouillard religieux par des armes purement et simplement idéologiques, au moyen de notre presse et de nos interventions. Mais pour nous, le combat idéologique n'est pas une affaire privée, c'est l'affaire de tout le parti, l'affaire de tout le prolétariat."
Et Lénine ajoutait qu'on ne pourrait pas venir à bout de la religion uniquement par une propagande creuse et abstraite : "Il faudrait être un bourgeois à l'esprit étroit pour oublier que le joug de la religion ... n'est que le produit et le reflet du joug économique qui pèse sur la société. Toutes les brochures et tous les discours ne pourront éclairer le prolétariat s'il n'est pas éclairé par son propre combat contre les forces obscures du capitalisme. L'unité dans ce combat réellement révolutionnaire de la classe opprimée pour la création d'un paradis sur terre, est plus importante pour nous que l'unité de l'opinion des prolétaires sur un paradis dans les cieux. "
Les communistes, écrivait Lénine, sont opposés de façon intransigeante à toute tentative d'attiser "les différences secondaires" sur les questions religieuses, ce qui pourrait être utilisé par les réactionnaires pour diviser le prolétariat. Après tout, la source véritable du "charlatanisme religieux " est l'esclavage économique.
Les mêmes thèmes furent développés en 1909, dans un texte intitulé "De l'attitude du parti ouvrier à l'égard de la religion" : "La base philosophique du marxisme, ainsi que l'ont maintes, fois proclamé Marx et Engels, est le matérialisme dialectique..., matérialisme incontestablement athée, résolument hostile à toute religion... "La religion est l'opium du peuple" (Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction). Cette sentence de Marx constitue la pierre angulaire de toute la conception marxiste en matière de religion. Le marxisme considère toujours les religions et les églises, les organisations religieuses de toute sorte existant actuellement, comme des organes de la réaction bourgeoise servant à défendre l'exploitation et à intoxiquer la classe ouvrière.
En même temps, Engels ne manqua pas de condamner les tentatives de ceux qui, désireux de se montrer "plus à gauche" ou "plus révolutionnaires" que la social-démocratie, voulaient introduire dans le programme du parti ouvrier une proclamation explicite d'athéisme, ce qui signifiait une déclaration de guerre à la religion. Lénine s'appuie sur Engels qui condamna la guerre à la religion menée par les blanquistes comme étant "le meilleur moyen de raviver l'intérêt pour la religion et de rendre plus difficile son dépérissement effectif : "Engels impute aux blanquistes de ne pas comprendre que seule la lutte de classe des masses ouvrières, amenant les plus larges couches du prolétariat à pratiquer à , fond l'action sociale, consciente et révolutionnaire, peut libérer en fàit les masses opprimées du joug de la religion, et que proclamer la guerre à la religion comme tâche politique du parti ouvrier, n'est que de la phraséologie anarchisante" (id.).
Le même avertissement a été lancé par Engelsdans l'anti-Dühring, enrelation avec la guerre que Bismarck faisait à la religion : "Par cette lutte, Bismarck n 'a fàit que rafférmir le cléricalisme militant des catholiques ; il n'a fait que nuire à la cause de la véritable culture, en mettant au premier plan les divisions religieuses, au lieu des divisions politiques, il a fait dévier l'attention de certaines couches de la classe ouvrière et de la démocratie, des tâches essentielles que comporte la lutte de classe révolutionnaire, vers l'an ti-cléricalisme le plus superficiel et le plus bourgeoisement mensonger. En accusant Dühring, qui voulait se montrer ultra-révolutionnaire, de vouloir reprendre sous une autre , forme cette même bêtise de Bismarck, Engel.s exigeait que le parti ouvrier travaillât patiemment à l'ceuvre d'organisation et d'éducation du prolétariat, qui aboutit au dépérissement de la religion, ait lieu de se jeter dans les aventures d'une guerre politique contre la religion (..) Engels (..) a souligné à dessein (..) que la social-démocratie considère la religion comme une affaire privée en face de l'Etat, mais non envers elle même, non envers le marxisme, non envers le parti ouvrier." (id.)
L'attitude envers la religion, flexible mais fondée sur des principes
Cette attitude flexible envers la religion, mais fondée sur des principes, qui était celle de Marx, Engels et Lénine a été attaquée par les "phraseurs anarchistes" (expression de Lénine) qui n'ont pas réussi à saisir ce que l'approche marxiste de cette question avait de logique et de cohérent.
Comme l'explique Lénine : "Ce serait une grossière erreur que de penser que l'apparente "modération "du marxisme envers la religion est due à de supposées considérations "tactiques", le désir de ne 'pas heurter", etc. Au contraire, la ligne politique du marxisme, pour cette question aussi, est indissolublement liée à ses principes philosophiques.
Le marxisme est un matérialisme (...) Nous devons combattre la religion, c'est l’ABCde tout le matérialisme et, partant, du marxisme. Mais le marxisme n'est pas un matérialisme qui se serait arrêté à 1'ABC Le marxisme va plus loin. Il dit : il faut savoir lutter contre la religion et, pour ce faire, nous devons expliquer la source de la foi et de la religion des masses d'une façon matérialiste. On ne doit pas confiner la lutte contre la religion dans une prédication idéologique abstraite, on ne doit pas l'y réduire ; il faut lier cette lutte à la pratique concrète du mouvement de classe visant à faire disparaître les racines sociales de la religion." (id.)
D'après "le bourgeois progressiste, le radical et le bourgeois athée", continue Lénine, la religion maintient son emprise "sur le peuple à cause de son ignorance". "Les marxistes disent., c'est, faux. C'est un point de vue superftciel, le point de vue d'un bourgeois à l'esprit étroit qui veut élever les masses. Il n'explique pas les racines de la religion de façon suffisamment profonde, il les explique d'une manière idéaliste et non pas matérialiste. Dans les pays capitalistes modernes, ces racines sont surtout sociales. La religion aujourd'hui est enracinée au plus profond dans les conditions sociales d'oppression des masses laborieuses et la complète impuissance à laquelle elles sont manifestement réduites face aux forces aveugles du capitalisme, qui infligent à chaque heure de chaque jour attx ouvriers les souffrances les plus horribles etles tourments les plus brutaux, mille fois plus rigoureux que ceux infligés par les événements extraordinaires tels que les guerres, les tremblements de terre, etc."
"La peur a créé les dieux ". La peur devant les forces aveugles du capital - aveugles car elles ne peuvent être prévues par les masses populaires - qui menacent à chaque étape de leur vie le prolétaire et le petit patron et leur apportent la ruine "subite", "inattendue" et "accidentelle "qui cause leur perte, qui en font un mendiant, un déclassé, une prostituée et les réduisent à mourir de faim. Telles sont les racines de la religion moderne, ce que doit garder à l'esprit, avant toute chose, le marxiste, s'il ne veut pas demeurer un matérialiste primaire. Aucun livre de vulgarisation ne pourra expurger la religion de l'esprit des masses abruties par le bagne capitaliste, et qui sont à la merci des forces aveugles et destructrices du capitalisme, aussi longtemps que ces masses n'auront pas appris par elles-mêmes à combattre ces racines de la religion, à combattre le règne du capital sous toutes ses formes, d'une manière unitaire, organisée, systématique et consciente.
Est-ce à dire que le livre de vulgarisation contre la religion serait nuisible ou inutile? Non. La conclusion qui s’impose est tout autre. Cela signifie que la propagande athée de la social-démocratie doit être subordonnée à sa tâche fondamentale : le développement de la lutte de classe des masses exploitées contre leurs exploiteurs. " (id.)
Lénine insistait sur le fait que ceci ne pouvait être compris que de façon dialectique. Sans cela, dans certaines circonstances, la propagande athée peut être nuisible. Il cite l'exemple d'une grève conduite par une association ouvrière chrétienne. Dans ce cas, les marxistes doivent "placer le succès du mouvement de grève au-dessus de tout", s'opposer à toute division parmi les ouvriers "entre athées et chrétiens", puisque ce sont les progrès du combat de classe qui feront "se convertir les ouvriers chrétiens à la social-démocratie et à l'athéisme, cent fois plus efficacement qu 'un simple sermon pour l'athéisme" .
"Le marxiste doit être un matérialiste, c'est-à-dire un ennemi de la religion, mais un matérialiste dialectique, c'est-à-dire envisageant la lutte contre la religion, non pas de façon spéculative, non pas sur le terrain abstrait et purement théorique d'une propagande toujours identique à elle-même, mais de, façon concrète, sur le terrain de la lutte de classe réellement en cours, qui éduque les masses plus que tout et mieux que tout. Le marxiste doit savoir tenir compte de l'ensemble de la situation concrète, il doit toujours trouver le point d'équilibre entre l'anarchisme et l'opportunisme (cet équilibre est relatif, souple, variable, mais il existe), ne tomber ni dans le "révolutionnarisme" abstrait, verbal et pratiguement vide de l'anarchiste, ni dans le philistinisme et l'opportunisme du petit bourgeois ou de l'intellectuel libéral, qui redoute le combat contre la religion, oublie la mission qui lui incombe dans ce domaine, s'accommode de la loi en Dieu, et s'inspire non pas des intérêts de la lutte de classe mais d'un mesquin et misérable petit calcul : ne heurter personne, ne blesser personne, n'effaroucher personne, d'une maxime sage entre toutes : "vivre et laisser vivre les autres", etc." (id.)
Lénine n'a cessé de prévenir des dangers de l'impatience petite-bourgeoise dans le combat contre les malfaisances religieuses. C'est ainsi que, dans un discours devant le premier congrès panrusse des ouvrières, en novembre 1918, il nota les succès étonnants obtenus par la jeune République des soviets dans les zones les plus urbanisées, dans sa capacité à faire reculer l'oppression des femmes. Mais il ajouta cet avertissement : "Pour la première fois dans l'histoire, nos lois ont supprimé tout ce qui privait les femmes de leurs droits. Mais la chose importante, ce n 'est pas la loi. Dans les grandes villes et les zones industrielles, cette loi sur la complète liberté du mariage s'applique sans problèmes, mais dans les campagnes, elle est restée lettre morte. Là, c'est le mariage religieux qui prédomine encore. Et ceci est dû à l'influence du clergé, une plaie qu'il est plus difficile de combattre que l'ancienne législation.
Nous devons être extrêmement prudents dans notre combat contre les malfaisances de la religion ; certains ont causé beaucoup de torts en offensant les sentiments religieux. Nous devons nous servir de la propagande et de l'éducation. Par des attaques de front trop brutales, nous ne ferons que réveiller le ressentiment du peuple, de telles méthodes de lutte tendent à perpétuer les divisions au sein du peuple selon des critères religieux, alors que notre force réside dans son unité. La pauvreté et l'ignorance sont les sources les plus profondes des méfaits de la religion, et c'est ce la le mal que nous devons combattre. "
Dans son projet de programme du Parti communiste de Russie établi l'année suivante, Lénine réitéra la revendication de complète séparation de l' Eglise et de l' Etat et renouvela ses avertissements de ne pas "heurter les sentiments religieux des croyants, car cela ne peut servir qu'à accroître le fanatisme".
Deux ans après, lors d'un meeting des délégués non bolcheviks au 9ème congrès pan-russe des soviets, quand Kalinine (à qui plus tard Staline donna le contrôle de l'éducation) fit la remarque que Lénine pourrait donner l'ordre de "brûler tous les livres de prières", Lénine se dépêcha de clarifier la situation, insistant que 'jamais il n'avait suggéré une telle chose et n'aurait jamais pu le faire. Vous savez que, selon notre Constitution, la loi fondamentale de la République, la liberté de conscience, pour ce qui touche à la religion, est pleinement garantie à chacun."
Quelque temps auparavant, en 1921, Lénine avait écrit à Molotov (un autre des futurs principaux apparatchiks de Staline) pour critiquer les mots d'ordre tels que "dénoncer les mensonges de la religion" qui apparaissaient dans une circulaire concernant le 1er mai. "C'est une erreur, un manque de tact" écrivit Lénine, soulignant une fois de plus la nécessité "d'éviter absolument d'attaquer la religion de front". En fait, Lénine avait tellement conscience de l'importance de cette question qu'il demanda qu'une circulaire additionnelle vînt corriger la précédente. Et si le Secrétariat n'était pas d'accord, alors i1 proposerait que l'affaire fût portée devant le Politburo. En conséquence, le Comité central fit publier une lettre dans la Pravda du 2l avril 1921, exigeant que lors des célébrations du 1er mai, "rien ne serait fait ou dit qui pût offenser les sentiments religieux des masses populaires".
Le point de vue de Lénine sur les rapports entre le socialisme et la religion est clairement défini. On peut alors exposer brièvement comment Marx, Engels et Lénine voient le combat contre l'obscurantisme religieux. En premier lieu, la religion est vue comme une forme d'oppression dans une société divisée en classes, un moyen d'embobiner les masses et de leur faire accepter cette oppression. Elle existe et se développe dans des conditions matérielles spécifiques, que Lénine définissait comme "l'esclavage économique". L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence signifie, plus que jamais, que le prolétariat et les autres couches opprimées souffrent de "la peur des forces aveugles du capital", les catastrophes économiques du capitalisme entraînant les masses laborieuses dans l'abîme sans fond "de la mendicité, de la prostitution et de la famine".
Les religions prennent des formes extrêmement variées. Mais chaque religion, tout en détournant incontestablement l'être humain de sa véritable libération, fonctionne précisément comme une diversion par le réconfort qu'elle dispense à chacun contre l'adversité. Elle semble offrir l'espérance d'une vie meilleure, que ce soit après la mort ou par quelque transformation surnaturelle du monde matériel. Et à travers cet espoir de libération, "le salut de l'âme", dans l'au-delà ou dans la future Apocalypse, il peut se développer l'illusion que la souffrance endurée ici-bas n'est pas vaine, puisque celle-ci sera généreusement récompensée au Paradis, si le croyant se soumet aux lois de Dieu. Dans ce monde froid, inhumain et sans pitié, conséquence de la crise permanente et approfondie de la décadence capitaliste, la religion fournit aussi aux opprimés une apparence de délivrance partielle de leur esclavage. La religion affirme que chaque personne est vraiment précieuse au regard de son créateur divin.
Pour dépasser la religion, la recherche de l'unité dans le combat de classe
Pour les anarchistes, "les bourgeois à l'esprit étroit qui veulent élever les masses" et les radicaux impatients issus des classes moyennes, l'emprise de la religion sur les masses est due à leur ignorance. Les marxistes, au contraire, comprennent que la religion enfonce ses racines au plus profond du capitalisme moderne et encore au-delà, jusqu'aux origines de la société de classe et même aux origines de l'humanité. C' est pourquoi on ne peut en venir à bout en se basant simplement ni même principalement sur la propagande. Les communistes doivent certes faire de la propagande anti-religieuse, mais celle-ci doit toujours être subordonnée à la recherche de l'unité effective du prolétariat dans le combat de classe. Le discours anti-religieux "doit être en liaison avec la pratique concrète du mouvement de la classe, dont le but est d'éliminer les racines sociales de la religion". Ceci constitue la seule stratégie matérialiste pour extirper ces racines. Toutes les tentatives pour résoudre le problème par une déclaration de guerre politique à la religion, en l'attaquant de front sans précautions, ou en appuyant des mesures dont le but est de restreindre l'observance des pratiques religieuses, ignorent les racines bien réelles et matérielles de la religion. D'un point de vue prolétarien, une telle conduite est déraisonnable, car elle exacerbe les divisions au sein du prolétariat et pousse les ouvriers dans les bras des fanatiques religieux.
Si les communistes s'opposent à la religion, cela ne signifie pas pour autant qu'ils apportent leur soutien à des mesures prises par l'Etat contre des croyances ou des pratiques religieuses, ou contre des groupes religieux particuliers.
Sur le plan idéologique et politique, les communistes restent opposés à la religion : il ne saurait être question de considérer la religion comme une affaire privée dans les rangs même d'une organisation révolutionnaire, celle-ci étant constituée de militants animés par uneconscience de classe et ayant rompu avec toute forme de religion. Cela étant, dans leur combat contre les dommages infligés par la religion parmi les masses, les communistes ne doivent pas être seulement matérialistes, basant leur conviction et leur action sur ce point fondamental que ce sont les êtres humains qui font leur propre histoire et peuvent donc se libérer eux-mêmes à travers leur activité consciente. lls doivent aussi être des matérialistes dialectiques, c'est-à-dire agir en considérant la situation dans son ensemble, en étant conscients de toutes les interactions cruciales entre les différentes composantes politiques. Cela implique que la propagande anti-religieuse doit être liée concrètement à la lutte de classe bien réelle, au lieu de mener un combat abstrait, purement idéologique, contre la religion. Ce n'est que par la victoire du mouvement prolétarien que les racines sociales des malfaisances religieuses liées à l'exploitation de la classe ouvrière pourront être extirpées.
La religion ne peut être abolie par décret et les masses ouvrières doivent la dépasser en s'appuyant sur leur propre expérience. Les communistes éviteront donc toute mesure (comme la condamnation de pratiques religieuses) tendant à raviver les sentiments religieux, ce qui serait contraire au but recherché. Ainsi l'Etat de la période de transition du capitalisme au communisme mis enplacepar la dictature du prolétariat devra se garder de toute discrimination religieuse ainsi que de toute affiliation ou lien matériel avec la religion.
De façon à bien montrer quels intérêts de classe sert la religion de nos jours, les organisations révolutionnaires doivent intégrer, dans leur propagande, l'évolution du rôle de la religion dans la société. Les croyances et les pratiques, qui caractérisaient les grandes religions à leur origine, se sont transformées en une sorte de caricature, par le fait que les hiérarchies religieuses se sont adaptées à la société de classes et que celle-ci les a absorbées. C'est ce qu'avait à l'esprit Rosa Luxemburg en préparant un appel destiné aux ouvriers animés de sentiments religieux et dans lequel elle accusait les églises : "Aujourd'hui c'est vous, par vos mensonges et vos enseignements, qui êtes des païens, et c'est nous qui annonçons aux pauvres et aux exploités la bonne nouvelle de la fraternité et de l'égalité. C'est nous qui sommes en marche pour conquérir le monde, comme l'avait, fait auparavant celui qui proclamait qu'il était plus facile à un chameau de passer à travers le chas d'une aiguille, qu'à un homme riche d'entrer au royaume des cieux" (Rosa Luxemburg, Le socialisme et les églises, traduit par nous).
On voit clairement que de l'héritage révolutionnaire du passé, beaucoup reste encore utile à l'heure actuelle. Les écrits militants de Marx et Engels datent de l'époque de la pleine ascension du capitalisme, alors que Lénine fut un pionnier révolutionnaire de la praxis communiste à l'aube de la décadence du capitalisme. Aujourd'hui la phase finale de la décadence capitaliste a atteint son paroxysme : la décomposition capitaliste. Alors soit le prolétariat redécouvrira son propre héritage révolutionnaire, soit l'humanité dans son ensemble sera condamnée à l'extinction. A l'évidence, cela signifie qu'il ne suffit pas de répéter les textes pertinents tirés des classiques du marxisme, mais qu'il est aussi impératif d'identifier ce que la période actuelle a de nouveau, et les enseignements que doivent en tirerdans leur pratique, le prolétariat et ses organisations politiques.
Le combat contre la religion dans la décadence et dans la phase de décomposition du capitalisme
La première question à clarifier s'est posée en fait à l'aube de la décadence, vers 1914, mais n' a pas été clairement identifiée par les révolutionnaires. Il s'agit de ce mot d'ordre hérité de la révolution française et repris par 1a 2éme Internationale : la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Ce mot d'ordre, tout à fait approprié et nécessaire à l'époque où il fut lancé, est une exigence bourgeoise et démocratique du capitalisme dans sa phase ascendante, qui n'a jamais été satisfaite. ll faut bien comprendre que seuls le prolétariat et son parti peuvent la satisfaire réellement, étant donné les nombreux liens qui unissent les religions et le capitalisme. C'était déjà une vérité universellement reconnue au dix-neuvième siècle, c'est encore plus évident dans cette époque de capitalisme d'Etat propre à la décadence capitaliste. Revendiquer la séparation de l' Eglise et de l' Etat capitaliste ne rime à rien et, de plus, représente une illusion dangereuse, vers laquelle tendaient Lénine et les Bolcheviks.
La seconde question, mentionnée dans l'introduction au présent article et dans le précédent, est la suivante : le capitalisme, depuis qu'il est entrée dans sa phase de décomposition, est plus irrationnel et barbare qu'il ne l'a jamais été auparavant (voir: "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme", Revue internationale, n° 107). La décomposition est la conséquence d'une situation dans laquelle le capitalisme, alors qu'il a depuis longtemps cessé de jouer un rôle progressiste et utile à l'humanité, se trouve confronté a un prolétariat qui est encore lourdement marqué par les longues décennies de contre-révolution et qui manque de confiance en lui-même, bien qu'il soit la seule force capable de renverser ce système et de le remplacer par une autre société. Au cours de la période qui va de 1968 à 1989, la reprise de l'activité de la classe ouvrière a sérieusement affaibli certains effets de la contre-révolution capitaliste. Mais au cours de la dernière décennie, et c'est cette période que nous caractérisons comme correspondant à la phase de décomposition capitaliste, la classe ouvrière a subi de nombreuses attaques contre la conscience de sa propre identité de classe, en particulier à travers les campagnes orchestrées par la bourgeoisie sur "la mort du communisme" et "la fin de la lutte de classe". A ces effets négatifs sur la conscience de la classe ouvrière se sont ajoutés ceux insidieux et sournois résultant de la décomposition sociale.
Dans sa phase ultime, à la fois perverse et hautement irrationnelle, rien ne pourra arrêter le capitalisme dans sa tentative de faire obstacle au développement de la confiance de la classe ouvrière en elle-même, et de sa propre conscience politique. De plus, les organisations révolutionnaires ne sont pas immunisées contre l'influence de l'irrationalité ducapitalismedécadent. Déjà après 1905, comme conséquence de la défaite de l'assaut révolutionnaire et du triomphe de la réaction de Stolypine, une partie des Bolcheviks a été saisie d'une frénésie religieuse. Plus récemment, un groupe bordiguiste, qui publie le journal Il partito, s'est mis à s'occuper un peu de mysticisme (voir : "Marxisme et mysticisme", Revue internationale, n° 94, et le numéro de mai 1997 de Programme communiste). De même, le CCI a été contraint, au milieu des années 90, de mener un combat en son sein contre l'engouement de certains militants pour l'ésotérisme et l'occultisme.
Les dangers accrus que représente la décomposition du capitalisme ne doivent pas être sous-estimés. L'humanité dans son ensemble est, par nature, un animal social. La décomposition est une sorte d'acide social qui ronge les liens naturels de solidarité que tissent les êtres humains vivant en société, répandant à leur place la suspicion et la paranoïa. En d'autres termes, la décomposition engendre une tendance spontanée dans la société aux regroupements en tribus et en bandes. Tous les types de "fondamentalismes", les différentes variétés de cultes, le développement des groupes et des pratiques "New Age", la recrudescence des bandes de jeunes délinquants, tout ceci représente des tentatives, vouées à l'échec, visant à combler le vide de la solidarité sociale qui a disparu, dans un monde de plus en plus dur et hostile. Parce qu'elles ne se basent pas sur la vitalité latente de la seule classe révolutionnaire de notre époque, mais sur des répliques individualistes des relations sociales fondées sur l'exploitation, toutes ces tentatives sont, de par leur nature même, condamnées à ne produire que plus d'aliénation et de détresse et, en fait, à exacerber davantage encore les effets de la décomposition.
Ainsi donc, le combat contre le renouveau religieux, contre toutes les formes d'irrationalisme qui font florès aujourd'hui, est d'autant plus inséparable de la nécessité pour la classe ouvrière de renouer avec le combat pour ses intérêts réels. Seul ce combat est à même de contrer les effets destructeurs d'un ordre social qui va en se désagrégeant. Le prolétariat, dans son combat pour la défense de ses intérêts matériels, n'a d'autre choix que de créer les prémisses d'une véritable communauté humaine. La véritable solidarité qui l'anime dans la lutte est l'antidote à ce faux sentiment de solidarité que procure la culture des bandes et le fondamentalisme. De la même manière, le combat pour réveiller la conscience de classe du prolétariat - et à l'avant-garde de ce combat se trouvent les minorités communistes - est l'antidote contre ces mythologies toujours plus avilissantes et inhumaines, sécrétées par une société en putréfaction. Et par là, ce combat indique le chemin vers un avenir où l'être humain deviendra enfin pleinement conscient de lui-même et de sa place dans la nature, et où il aura alors laissé tous les dieux loin derrière lui.
Dawson
La crise boursière de cet été et l'enfoncement dans la récession économique depuis un peu moins d'un an ont déjà à leur actif un certain nombre de records[1]. Ils marquent définitivement des illusions sur deux grands mythes savamment entretenus ces dernières années : nous serions entrés dans une nouvelle phase longue de prospérité, analogue à celle d'après la seconde guerre mondiale et cette nouvelle croissance serait liée aux capacités actuelles du système capitaliste de s'affranchir de ses mécanismes fondamentaux grâce à l'émergence de la 'nouvelle économie' fondée sur les technologies informatiques.
Le rebond de l'économie mondiale après le krach boursier dans les pays du Sud-Est asiatique (1997-98) alors que d'aucuns prédisaient l'entrée en dépression , le retour de la flambée des indices boursiers et une décennie ininterrompue de croissance américaine, avaient fini par convaincre les plus réticents que nous étions bel et bien entrés dans un nouvel âge d'or qui clôturait la phase de crise structurelle ouverte au début des années 70. Non seulement le capitalisme aurait retrouvé une nouvelle vigueur mais les bases de celle-ci invalideraient toutes les vieilles lois de l'économie. Certains parlaient même d'auto-dépassement du capitalisme car l'économie de la connaissance qui serait à la base de cette nouvelle croissance prendrait progressivement le pas sur l'activité productive classique.La loi de la valeur serait à ranger au placard puisque le calcul en heures de travail d'un 'bien généré par l'activité intellectuelle' serait devenu caduque. Ainsi, par exemple, l'enrichissement boursier, largement tiré par l'envol des valeurs technologiques, semblait avoir acquis une autonomie presque totale par rapport à la capacité d'extraire et de réaliser de la plus-value supplémentaire. Jamais dans toute l'histoire du capitalisme les courbes des cours boursiers ne s'étaient mises à diverger dans de telles proportions par rapport à celles du profit. La récente descente aux enfers des indices boursiers, et en particulier celui des valeurs technologiques (le Nasdaq) qui est redescendu au même niveau que les autres, est une sorte de fantastique rappel à l'ordre de la loi de la valeur : on ne peut durablement obtenir plus de profit que celui qui est produit dans le mécanisme fondamental de l'exploitation et réalisé sur le marché. La virtualité conférée par les nouvelles technologies à l'économie ne pouvait être qu'une illusion qui a finalement fait long feu. A moins de rester virtuels, les profits boursiers n'ont d'autre source que l'exploitation des travailleurs.
La récession actuelle met fin au mythe de la 'nouvelle prospérité'
L'on connaît les grandes capacités de la bourgeoisie à masquer la faillite de son système économique derrière mille et une explications fallacieuses comme 'la hausse des prix pétroliers' pour les crises des années 70, 'la guerre du Golfe' pour la dernière grande récession, les 'attentats du 11 septembre' pour l'actuel ralentissement de l'économie et les patrons frauduleux pour le récent krach boursier. Certes, le point commun des faillites d'Enron ou de Worldcom est un trucage des comptes visant à présenter sous un jour favorable les perspectives de profit. Ces artifices, qui ont existé de tout temps dans le capitalisme, sont aujourd'hui devenus pratique courante et, s'il est vrai que rien dans la nature de l'exploitation capitaliste ne la distingue du délit et de la tromperie, le fait que ces derniers soient devenus quasiment la règle de fonctionnement des entreprises, en dit long sur le degré de déliquescence des 'lois du marché' capitaliste. Mais ce serait prendre le symptôme pour la cause réelle que d'imputer à ces artifices de présentation le retournement de la Bourse. Ceux-ci constituent seulement le facteur qui a déclenché un retournement qui était d'une certaine manière inévitable. Expliquer le repli boursier par les tricheries de quelques brebis galeuses est une énième mystification pour tenter de masquer les véritables causes des difficultés économiques, à savoir, la faillite des rapports sociaux de production capitaliste eux-mêmes.
En effet, pour les capitalistes, il ne suffit pas de produire des biens et services et de s'approprier la plus-value via ce que Marx appelle le 'travail cristallisé', mais de la réaliser en monnaie sonnante et trébuchante sur le marché. Tant que la plus-value extraite du travail de l'ouvrier n'est pas validée par un acte d'achat, celle-ci n'est que du profit à l'état potentiel. Une fois la vente réalisée, le travail cristallisé devient de la plus-value accumulable. Les récentes tricheries ont ceci d'intéressant qu'elles montrent, via le gonflement artificiel des ventes, des fichiers clients, des contrats de licence, etc. que c'est bien ce dernier aspect qui importe en dernière instance pour les acteurs du marché. Rien ne sert de produire des marchandises qui restent à l'état de stock ou des services qui ne trouvent pas preneur. Typique de cela est la crise d'un des secteurs les plus touchés les télécommunications , qui provient essentiellement d'un surendettement qui a servi à produire des biens que plus personne ne pouvait acheter à un moment où l'ensemble de l'économie faiblissait. Produire en générant du profit n'est déjà pas une mince affaire étant donné la pression exercée par la baisse du taux de profit mais, cet obstacle une fois surmonté, il reste encore à réaliser la plus-value produite, ce qui suppose l'existence d'une demande solvable suffisamment importante. C'est cela qui nous permet de comprendre pourquoi l'endettement de tous les acteurs économiques entreprises, Etats, ménages et banques est au coeur des crises de surproduction qui se répètent à intervalles plus ou moins réguliers depuis le début des années 70. L'endettement permet en effet à la fois d'élargir artificiellement la demande en repoussant les échéances dans le temps et de mener des politiques d'investissement pour résister à la pression de la baisse tendancielle du taux de profit. Tout ceci reste possible tant que les prêteurs ont le sentiment de pouvoir un jour retrouver leurs mises... mais lorsque les difficultés remontent à la surface, lorsque les perspectives de profit s'inversent, chaque acteur essaie de 'prendre son bénéfice' et enclenche ainsi une réaction en chaîne difficilement maîtrisable.
Mais dans l'esprit des capitalistes et de leurs thuriféraires, il ne s'agissait pas simplement d'un engouement boursier qui a connu certains ratés à causes de quelques patrons sans scrupules mais carrément d'un nouveau mode de croissance liée à la 'nouvelle économie' à la base d'une nouvelle phase longue de prospérité. Pourtant, le retournement de l'économie des Etats-Unis a été déclenché par des mécanismes on ne peut plus classiques auxquels le capitalisme ne saurait se soustraire ! Tout d'abord, il n'y avait aucun mystère derrière la décennie de croissance ininterrompue de l'économie américaine et le rebond de l'économie mondiale après le krach boursier dans les pays du Sud-Est asiatique en 97-98. Le rapatriement des capitaux en provenance de ces derniers s'est concentré aux Etats Unis, ils venaient y rejoindre les capitaux européens qui avaient déjà emprunté le même chemin. En effet, pour financer leurs déficits extérieurs, les Etats Unis devaient offrir des taux d'intérêt plus intéressants. C'est cette surabondance de capitaux en mal de placements rentables qui a financé à la fois une spéculation boursière effrénée et un surinvestissement, ce dernier se concentrant en particulier dans le secteur des technologies de pointe, celui-là même qui semblait offrir les perspectives de profits les meilleures. De plus, misant entre autre sur la hausse des placements boursiers, les ménages américains se sont eux-mêmes surendettés, consommant, au décompte, au-delà du total de leurs revenus ! Dès lors, la particularité du boom de la haute technologie est qu'il a été financé largement par des mouvements de capitaux allant de l'Europe vers les Etats-Unis. En tant que puissance dominante, les Etats-Unis ont pu s'arroger le droit de faire ainsi financer leur effort d'investissement et de soutenir une croissance de la consommation très solide, et plus rapide même que celle du PIB. Aucun autre pays n'aurait pu se permettre le déficit commercial qui a accompagné la croissance des Etats-Unis. La nature de cette combinaison permet de comprendre pourquoi la 'nouvelle économie' apparaît finalement comme le privilège des Etats-Unis. Son extension au reste du monde se heurtait au fait que l'Europe exportait des capitaux pour le financer, tandis que le Japon restait cloué au sol par une récession chronique. Cette configuration a d'ailleurs eu temporairement des effets favorables sur l'économie européenne, dont les exportations ont été stimulées par la demande en provenance des Etats-Unis. Le sur-investissement des entreprises et le sur-endettement des ménages et des entreprises ont donc permis de doper la croissance américaine. Il en est résulté une crise classique de surproduction se matérialisant par un retournement de la courbe du profit et un ralentissement de l'activité aux Etats-Unis, quelques mois d'ailleurs avant le 11 septembre. Les attentats sont survenus à un moment où la conjoncture s'était déjà retournée aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe.
Le mythe de la 'fin des Etats'
C'est une véritable fable que 'd'expliquer' le tournant 'néo-libéral' des années 80 comme un complot des banquiers, un putsh du capitalisme 'parasitaire' contre 'l'Etat redistributif' et le capitalisme productif. Peut-on un seul instant sérieusement croire que tous les grands Etats du monde ont été contraints de se plier face aux diktats de la 'fraction financière' de la bourgeoisie ? La réalité est bien plus prosaïque : l'échec des recettes keynésiennes face à la crise a imposé le changement dans les orientations économiques et ce sont avant tout les Etats qui ont opéré ce tournant dans l'intérêt du système dans sa globalité. Ce sont les Etats qui ont décidé et mis en place toutes les lois de 'libéralisation', privatisation, flexibilité du travail, etc.... et ce sont encore eux qui tiennent bien fermement le pouvoir de décision dans tous les domaines car c'est aussi une autre fable que de nous faire croire qu'avec la libéralisation et la mondialisation les Etats n'ont pratiquement plus rien à dire, qu'ils ont perdu leur autonomie face aux marchés et aux organismes supra-nationaux comme le FMI, l'OMC, etc. Si tel était réellement le cas, comment comprendre la politique actuelle aux Etats-Unis ? On pouvait certes penser que le choc allait précipiter la récession aux Etats-Unis en faisant éclater toutes les contradictions qui minent l'économie dominante, et notamment le déficit commercial et le surendettement des ménages... mais en réalité un autre scénario s'imposait consistant à soutenir l'économie des Etats-Unis par tous les moyens. En effet, le capitalisme d'Etat est bel et bien vivant et plus vivant que jamais face aux soubresauts de la crise. Loin d'être 'faible' ou dépourvu de moyens de réaction face au 'capital financier', c'est encore une fois l'Etat qui est le maître d'oeuvre de la situation ! C'est cette voie qui a été choisie et qui se traduit par un double tournant. En premier lieu, l'administration Bush a décidé d'utiliser la marge de manoeuvre que lui fournissait l'excédent budgétaire : celui-ci a fondu, pour se transformer progressivement en déficit. Le second tournant prend la forme de mesures protectionnistes affirmées, sous forme de subventions supplémentaires à l'agriculture et de quotas aux importations d'acier. Enfin, la cohérence de cette nouvelle orientation devrait passer par une baisse du dollar qui devrait permettre de rétablir la compétitivité des produits US et de regagner ainsi des parts de marché. Si le chemin emprunté par les Etats-Unis est clairement tracé, qu'en sera-t-il pour l'Europe ?
La fin de l'euphorie européenne
L'Europe a réussi la mise en place de l'euro à la faveur de l'embellie conjoncturelle d'une reprise économique en partie inattendue qui a permis de desserrer les contraintes définies par le Traité de Maastricht puis par celui d'Amsterdam de 1997. Mais aujourd'hui c'est le premier retournement de conjoncture que l'Europe va affronter dans le cadre de l'euro. Or, avec la récession qui s'est développée, l'Allemagne puis la France se trouvent déjà au voisinage du déficit public à ne pas dépasser et ont déjà subi les critiques de la Commission européenne pour leur politique insuffisamment rigoureuse. Dès lors, ou bien le Pacte de stabilité est appliqué à la lettre et la récession ne peut que s'aggraver ; ou bien on ne l'applique pas mais on risque d'ouvrir alors une crise politico-économique en remettant en cause les procédures décidées d'un commun accord, avant même qu'elles aient eu l'occasion de servir. Un élément d'incertitude supplémentaire réside dans la gestion de l'euro par rapport au dollar, qui se trouve prise entre deux objectifs contradictoires. Un euro fort est en effet une garantie contre l'épouvantail de l'inflation, mais c'est aussi un obstacle à la compétitivité des produits européens. Tracer la voie que va suivre l'Europe serait prétentieux, mais ce que l'on peut dire au regard du passé, c'est que, là aussi, la bourgeoisie sera capable d'accommoder sa pratique et son discours aux impératifs de la réalité.
Nous pouvons cependant tracer les hypothèses générales de conjoncture suivantes : les Etats-Unis vont chercher à amortir la récession par tous les moyens, y compris avec les plus 'iconoclastes' du point de vue du 'discours néo-libéral'. Ils n'hésiteront pas à en reporter les effets sur le reste du monde y compris l'Europe qui en subira les contrecoups d'autant plus fortement que le dollar se dépréciera et qu'elle appliquera ses propres limites inscrites dans le Pacte de stabilité. Quant au Japon, il semble condamné à végéter dans un état de stagnation permanente. Notons au passage que là aussi, les avocats du capitalisme en sont pour leur frais. Après plus de dix années de croissance zéro, le mythe tant vanté du modèle japonais comme un possible nouveau mode de régulation (toyotisme, just-in-time, etc.) promis à prendre la relève de la régulation keynésiano-fordiste d'après guerre, s'est complètement effondré.
Les ravages de la crise dans les pays de la périphérie
Ce qui se passe aujourd'hui sur le continent latino-américain nous montre l'aboutissement ultime de la crise des rapports sociaux de production capitaliste. Il y a bien sûr l'effondrement de l'Argentine qui représente à lui seul un événement significatif de grande ampleur en ce sens qu'il illustre de façon particulièrement spectaculaire la nouvelle politique déjà inaugurée lors du krach précédent : le système capitaliste mondial n'a plus aujourd'hui les capacités de voler à chaque occasion au chevet de tous les pays menacés par la banqueroute ; les choix seront dorénavant fait en fonction d'impératifs économiques globaux (la stabilité dans les pays centraux) et stratégico-impérialistes.
L'extension de la crise de l'Argentine à l'Uruguay allait de soi en raison des liaisons financières entre ces deux pays. Mais ce qui frappe aussi, c'est la simultanéité qu'elle présente avec la crise économique et politique au Brésil. L'ampleur des enjeux est illustrée par la politique américaine. Le soutien au Brésil contraste avec la fin de non recevoir aux demandes de l'Argentine. Et pour cause, pays le plus important de la région, l'effondrement du Brésil pouvait menacer l'ensemble du sous-continent américain et constituer un très mauvais signal au niveau international. Dès lors, le FMI a été mobilisé pour apporter une aide record de 30 milliards de dollars qui anticipait même sur les demandes du gouvernement de Cardoso ! Là aussi, cette surenchère dans les montants record d'intervention du FMI n'est pas extensible à l'infini et, demain, il faudra s'attendre à ce que des pays comme le Brésil puissent un jour aussi s'effondrer par manque de moyens.
La fin du mythe de la 'nouvelle économie'
De par le rôle de la connaissance qui conditionne les nouvelles technologies, l'immatérialité de l'acte productif à travers lesquelles elles voient le jour et la facilité de la reproduction qu'elles permettent, celles-ci rendraient obsolète la détermination de la valeur des marchandises par le temps de travail socialement nécessaire à leur production, nous dit-on. Cette perte de substance de la loi de la valeur conduirait à une mutation profonde, voire à un auto-dépassement du capitalisme.
Le thème de l'immatérialité concerne à la fois les processus de travail et le produit lui-même. Une bonne partie des marchandises de la 'nouvelle économie' sont des biens et des services immatériels, ou dont le support matériel est réduit à sa plus simple expression. Qu'il s'agisse d'un logiciel ou d'un fichier de musique enregistré, ou encore mieux d'une information, la marchandise moderne tend à devenir 'virtuelle'. Tout cela est vrai, au moins partiellement, mais en tout état de cause n'a pas les implications théoriques que veulent bien en tirer les idéologues au service du système. Un tel constat ne peut troubler que les partisans d'un marxisme primitif qui, sous prétexte de matérialisme, réduisent la marchandise à une chose alors que ce qui fonde la marchandise, c'est un rapport social très largement indépendant de la forme concrète du produit.
Le rôle de la connaissance est invoqué en des termes très voisins par des théoriciens qui prétendent dépasser Marx. Mais, ici encore, pauvre Marx ! Après lui avoir prêté la thèse selon laquelle la marchandise est une chose, voilà qu'on lui fait dire que le travail est un geste. Sa théorie serait donc mise à mal par l'activité intellectuelle des travailleurs, et l'économie de la connaissance invaliderait la théorie de la valeur-travail. Il faut donc supposer que celle-ci ne s'applique qu'à une 'économie de l'ignorance' où des milliers de bras frappent l'enclume (sans trop réfléchir) pour produire des choses en fer. Et le travail de l'informaticien salarié échapperait décidément à cette théorie obsolète. Les partisans de l'économie de la connaissance font ici preuve d'une grande ignorance de l'économie. Comme si le fait que le capitalisme peut s'approprier l'ensemble de l'activité et des forces productives incarnées dans le travailleur concret était une découverte ! Marx a écrit des pages saisissantes sur ces questions, qui tranchent avec la platitude de ses 'dépasseurs'. Ceux-ci ont tous en commun, au fond, de dire la même chose, fausse, sur cette question, à savoir que la connaissance est un nouveau facteur de production qui ferait éclater le tête-à-tête entre le capital et le travail.
La reproductibilité à coût très faible d'un nombre croissant de marchandises est un des autres chevaux de bataille de nos 'nouveaux théoriciens' : des marchandises nécessitant un investissement de conception très lourd en amont, mais dont la production en aval est presque gratuite. Cette caractéristique entrerait en contradiction avec la logique de rentabilisation du capital du fait qu'une fois le produit conçu, la mise de fond n'est plus nécessaire pour les nouveaux entrants, pirateurs de logiciels ou fabricants de médicaments génériques. Que faut-il en conclure ? Que le calcul marchand et la loi de la valeur sont dépassés et qu'on entre irrésistiblement dans le royaume de l'abondance et de la gratuité ? La technique nous permettrait donc de dépasser le capitalisme en douceur, par une multitude de petites innovations venant le priver de sa substance. Le capital et l'entreprise seraient solubles dans la connaissance et la communication et toute une série de discours prophétiques ne se privent pas de pousser jusqu'à la limite, et donc jusqu'à l'absurde, ces tendances observables. Rien ne serait évidemment plus absurde que de nier certaines transformations observables... mais l'essentiel qui en ressort est que toutes ces transformations doivent passer à la moulinette capitaliste. C'est pourquoi la 'nouvelle économie' est le domaine du brevet, de la propriété intellectuelle renforcée, et des innovations régressives qui cherchent à annuler les possibilités de l'innovation précédente, notamment en matière de 'copiabilité' des produits.[2] En réalité, le capitalisme ne garde que ce qui convient au plein essor de la marchandise, et toutes les potentialités réelles que recèlent ces innovations doivent être formatées pour entrer dans le moule étriqué de la marchandise. Le système va résister à l'innovation et s'efforcer de les plier aux exigences de la régulation marchande ; le capitalisme ne se transforme pas pour l'essentiel, mais cherche à transformer l'innovation en marchandise. En réalité c'est la thèse classique contraire à celle postulée par nos 'nouveaux théoriciens' qui est toujours d'actualité, à savoir que le capitalisme sous-utilise systématiquement les innovations qu'il introduit par ailleurs à jet continu.
Une austérité accrue pour tous les travailleurs
Fin de la nouvelle économie, incapacité à mettre en place un modèle de croissance stable, remontée généralisée du chômage, généralisation de l'austérité, faillites à répétition dans les pays du Sud : la période est à l'aggravation de la crise sur tous les plans et sur tous les continents. Elle sera aussi caractérisée par la montée des tensions inter-impérialistes au niveau mondial et notamment entre les Etats-Unis et l'Europe. En particulier, l'endettement des ménages et des entreprises aux Etats-Unis est une menace permanente pour l'ensemble de l'économie mondiale. Si les Etats-Unis ne réussissent pas à en reporter la charge sur les autres pays impérialistes, ils risquent d'être confrontés à une récession de grande ampleur. Et s'ils y réussissent, ce sera à l'Europe de faire face à une stagnation durable, assortie d'une nouvelle remontée du chômage de masse. Dans un tel contexte, les luttes sociales ne manqueront pas d'être aiguillonnées par les conséquences de l'aggravation de la situation économique. L'avenir reste dans les mains de la classe ouvrière.
C. Mcl.
1 - La chûte des valeurs boursières depuis le début de l'année est plus importante que celle occasionnée par le krash de 29. La faiblesse actuelle de l'investissement est l'aboutissement d'une chute de celui-ci pendant sept semestres consécutifs, la plus longue période de baisse ininterrompue qu'il ait jamais connue depuis la seconde guerre mondiale.
2 - Prenons seulement deux exemples, à deux niveaux de gravité : la mort de Napster et les morts du SIDA dans les pays sous-développés. Le développement du codec MP3 a permis la transformation de la musique en fichiers digitaux, et la transmission facile de ces fichiers sur les ordinateurs et même sur les téléphones portables. Quel formidable outil pour encourager l'essor et la diffusion du talent musical ! C'est ce que proposait de faire un jeune - et naïf - génie de l'informatique, qui a créé le site et le logiciel Napster afin de permettre le partage des fichiers musicaux sur n'importe quel ordinateur. Evidemment, l'idée n'a pas plu aux maisons d'édition, qui non seulement ont vite fait d'écraser Napster sous le poids des tribunaux, mais qui sont maintenant en train d'investir des sommes impressionantes dans la recherche d'un système de codage qui permettra de « verrouiller » les fichiers contre qui n'a pas payé un « droit d'écoute », sans pour autant diminuer la qualité du son. Sur un plan autrement plus sérieux, on peut citer la défense bec et ongles de leur « propriété intellectuelle » par les grandes sociétés pharmaceutiques qui détiennent les brevets pour les drogues anti-SIDA, ce qui empêche ces drogues d'être fabriquées bon marché et de servir là où les êtres humains en ont le plus grand besoin, c'est à dire dans les pays pauvres de l'Afrique et de l'Asie.
Jour après jour, la menace d'une nouvelle guerre en Irak se précise. Bush fils a l'intention d'aller plus loin que son père en 1991. Non seulement il veut infliger une nouvelle défaite militaire à l'Irak mais, cette fois-ci, c'est le régime de Saddam Hussein qu'il veut abattre. Et ces nouvelles menaces de guerre interviennent dans une situation générale où la guerre est de plus en plus présente dans l'arène internationale. Un an après les attentats du 11 septembre et la "guerre contre le terrorisme" déclarée au monde entier, et en particulier aux nations désignées comme "l'axe du Mal" par les Etats-Unis, la situation n'a fait qu'empirer.
Il est clair que le renversement du régime des talibans et la guerre contre Al Qaida en Afghanistan n'ont rien réglé : la large coalition internationale anti-terroriste mise en place sous le contrôle étroit de la Maison Blanche n'est plus de mise. Derrière la multiplication des reportages et des messages officiels de "solidarité internationale" lors des cérémonies commémoratives du 11 septembre, les critiques vis-à-vis de la politique américaine se sont exprimées ouvertement, en particulier en Europe et dans les pays arabes. En Afghanistan même, l'attentat du 5 septembre en plein marché de Kaboul qui a fait une trentaine de morts et des centaines de blessés et, quelques heures plus tard, la tentative d'assassinat contre le président Karzaï démontrent la fragilité d'un régime tenu à bout de bras par la Maison Blanche.
Mais surtout on a assisté depuis un an à une nouvelle montée des tensions guerrières dans d'autres pays. Avant l'été, nous avons eu une nouvelle alerte d'une possible guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan dont les risques demeurent entiers (voir Revue Internationale n° 110). De même, la situation en Palestine n'a cessé de se dégrader et maintenant c'est la menace d'une réédition de la Guerre du Golfe de 1991 qui se profile. "L'ère de paix" que Bush père nous avait promise en 1989, lors de l'effondrement du bloc de l'Est, se révèle comme une ère d'intensification sans précédent depuis la seconde guerre mondiale de la barbarie guerrière confirmant clairement les analyses et prévisions qu'avaient faites dès cette époque les révolutionnaires face aux discours endormeurs des principaux dirigeants de la bourgeoisie mondiale.
Le militarisme et la guerre dans la période actuelle
Dans la Revue Internationale n° 64 (1er trimestre 1991), notre texte d'orientation "Militarisme et décomposition", rédigé avant même la guerre du Golfe, donnait un cadre d'analyse à l'expression des rivalités impérialistes dans le monde capitaliste pour la période qui s'était ouverte après l'effondrement du bloc de l'Est et la dislocation du bloc occidental qui s'ensuivit en rappelant tout d'abord que : "depuis le début du 20e siècle, la guerre a été la question la plus décisive qu'aient eu à affronter le prolétariat et ses minorités révolutionnaires (...) dans la mesure où la guerre constitue la forme la plus concentrée de la barbarie du capitalisme décadent, celle qui exprime son agonie et la menace qu'il fait peser sur la survie de l'humanité. (...) La barbarie guerrière sera une donnée permanente et omniprésente de la situation mondiale impliquant de façon croissante les pays développés" (point 13).
Il ajoutait que "la décomposition générale de la société capitaliste constitue la phase ultime de la période de décadence du capitalisme. En ce sens, dans cette phase ne sont pas remises en cause les caractéristiques propres à la période de décadence : la crise historique de l'économie capitaliste, le capitalisme d'Etat et, également, les phénomènes fondamentaux que sont le militarisme et l'impérialisme. Plus encore, dans la mesure où la décomposition se présente comme la culmination des contradictions dans lesquelles se débat de façon croissante le capitalisme depuis le début de sa décadence, les caractéristiques propres à cette période se trouvent, dans sa phase ultime, encore exacerbées. (...) Il en est de même pour le militarisme et l'impérialisme, comme on a pu le constater tout au long des années 1980, durant lesquelles le phénomène de décomposition est apparu et s'est développé. Et ce n'est pas la disparition du partage du monde en deux constellations impérialistes résultant de l'effondrement du bloc de l'Est qui pouvait remettre en cause une telle réalité. En effet, ce n'est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l'origine du militarisme et de l'impérialisme. C'est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n'est que la conséquence extrême (...), une manifestation (...) de l'enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre. (...) La disparition actuelle des blocs impérialistes ne saurait impliquer la moindre remise en cause de l'emprise de l'impérialisme sur la vie de la société. (...) La fin des blocs ne fait qu'ouvrir la porte à une forme encore plus barbare, aberrant et chaotique de l'impérialisme." (point 5)
Dès janvier 1991, la guerre du Golfe montrait que " face à la tendance au chaos généralisé propre à la phase de décomposition du capitalisme, et à laquelle l'effondrement du bloc de l'Est avait donné un coup d'accélérateur considérable, il n'y a pas d'autre issue pour le capitalisme, dans sa tentative de maintenir en place les différentes parties d'un corps qui tend à se disloquer, que l'imposition d'un corset de fer que constitue la force des armes. En ce sens, les moyens même qu'il utilise pour tenter de contenir un chaos de plus en plus sanglant sont un facteur d'aggravation considérable de la barbarie guerrière dans laquelle est plongé le capitalisme." (point 8)
C'est pourquoi "la perspective aujourd'hui est à une multiplication et à une omniprésence de guerres locales et d'interventions des grandes puissances, que les Etats bourgeois sont en mesure de développer jusqu'à un certain point sans l'adhésion du prolétariat." (Résolution du 13° congrès du CCI, Revue Internationale n° 97).
L'actualité n'a fait que confirmer la croissance de cette barbarie permanente dans un monde capitaliste dominé par le 'chacun pour soi' et dans la concurrence généralisée que se livrent les puissances impérialistes, grandes ou petites. Dans ce contexte, les bourgeoisies nationales, à commencer par celle des Etats-Unis qui a déchaîné et entretenu un climat particulier de psychose et d'hystérie patriotique dans la population mais aussi tous les autres Etats entendant jouer un rôle sur l'arène mondiale ont franchi une nouvelle étape dans la mobilisation de leur armée sur un pied de guerre et ont renforcé considérablement les budgets de la défense.
Si l'attaque du 11 septembre est bien "un acte de guerre" comme l'a proclamé Bush, c'est "un acte de guerre capitaliste, un moment de la guerre impérialiste permanente qui caractérise l'époque de la décadence du capitalisme" (Résolution sur la situation internationale de la Conférence Extraordinaire du CCI, avril 2002). En contrepartie des attentats du 11 septembre, les Etats-Unis ont pu intervenir en Afghanistan au nom de la guerre contre le terrorisme. Ils se sont installés en maîtres au coeur de l'Asie Centrale, en Afghanistan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan, ont pris position en Géorgie (qui, en réaction directe à cette avancée américaine, fait aujourd'hui l'objet de fortes pressions russes) tout en poursuivant des objectifs stratégiques beaucoup plus vastes et globaux.
Le but de la bourgeoisie américaine est d'assurer son contrôle non seulement sur cette région, ancienne possession de la Russie, mais sur le Moyen-Orient et le sous-continent indien. En plaçant la Corée du Nord dans les pays de " l'axe du Mal ", il est clair que les Etats-Unis lancent également un défi à la Chine et au Japon. Ce qui leur permet de développer leur stratégie d'encerclement des puissances européennes occidentales et notamment de bloquer l'avancée impérialiste de l'Allemagne, son plus dangereux rival impérialiste, vers les territoires slaves et orientaux.
C'est dans ce contexte que s'inscrivent les menaces de guerre contre l'Irak.
Quel est l'intérêt de cette entreprise guerrière ?
Pourquoi cette obstination contre Saddam Hussein ?
Il est clair que l'Irak de Saddam Hussein ne représente aujourd'hui aucune menace sérieuse réelle. Alors que son armée était encore présentée avant 1991 comme la cinquième armée du monde, elle a été décimée et a perdu les deux tiers de ses effectifs depuis la fin de la guerre du Golfe. Quant à l'embargo qui sévit depuis lors, il a empêché l'armée irakienne non seulement de renouveler son équipement mais de se procurer des pièces détachées. Quasiment tout le matériel militaire irakien date d'avant la guerre du Golfe, de l'aveu même du New York Times du 26 août.
De plus, les Etats-Unis ont imposé depuis lors à l'Irak une "zone d'exclusion aérienne" au Nord comme au Sud qui, sous le prétexte de protéger les minorités kurdes et chiites des massacres, interdit à l'aviation militaire irakienne de survoler la moitié du territoire [1]. Cependant, les Etats-Unis ont d'abord mis en avant un "danger nucléaire" venant de l'Irak. Dans le rapport de l'Institut International d'Etudes Stratégiques (IISS), cet argument n'est réfuté que pour mettre plus solidement en avant "un important stock d'armes biologiques et chimiques", et c'est sur ce rapport qu'est désormais fondé la "menace irakienne potentielle".
Il est évident, donc, que le "danger clair et présent" invoqué par le gouvernement Bush pour justifier une intervention n'est qu'un mensonge de propagande. Mais parmi ceux qui critiquent ouvertement la politique américaine, on évoque une autre raison, qui peut paraître évidente : les Etats-Unis veulent assurer leur mainmise sur le pétrole Irakien, deuxième réserve au monde. Pour Le Monde Diplomatique (octobre 2002), par exemple, "Faire main basse sur les deuxièmes réserves mondiales d'hydrocarbures permettrait au président Bush de bouleverser entièrement le marché pétrolier planétaire. Sous protectorat américain, l'Irak pourrait rapidement doubler sa production de brut, ce qui aurait pour conséquence immédiate de faire chuter les prix du pétrole et, peut-être, de relancer la croissance aux Etats-Unis".
D'abord, l'idée que le pétrole d'Irak permettrait de relancer l'économie américaine (ou - variante de la même argumentation mais se voulant plus "marxiste" - assurer aux Etats-Unis une "rente pétrolière") ne tient pas compte de quelques réalités bien concrètes : que le délabrement des équipements pétroliers exigerait cinq ans d'investissements lourds avant de pouvoir tirer profit de la "manne" irakienne ; [2] que l'écoulement actuel de ce pétrole est largement soumis au diktat américain, par des moyens politiques (contrôle des exportations sous la houlette de l'ONU), militaires (les bombardiers américains ont toute l'industrie d'Irak en ligne de mire), et économiques (influence des grandes compagnies pétrolières américaines).
Par contre, il faut insister sur le fait que l'intérêt que portent toutes les grandes puissances au Moyen-Orient est un intérêt surtout stratégique. Cet intérêt précède même la découverte du pétrole dans la région : au 19e siècle, c'était déjà en Irak, Iran et Afghanistan que se déroulait ce qu'on appelait alors le "Grand Jeu" des luttes d'influence entre la Grande-Bretagne, la Russie et l'Allemagne. Les enjeux sont montés d'un cran avec la construction du canal de Suez, route stratégique vers l'Inde pour la Grande-Bretagne. Aujourd'hui, l'importance géopolitique de la région non seulement reste entière, mais elle est largement amplifiée par l'importance stratégique du pétrole comme matière première indispensable à l'économie et à la guerre. Si les Etats-Unis parvenaient à un contrôle absolu sur les fournitures de l'Europe ou du Japon en hydrocarbures, cela voudrait dire qu'ils seraient en mesure d'exercer le plus puissant des chantages sur ces contrées en cas de crise internationale grave : ils n'auraient même pas besoin de les menacer de leurs armes pour soumettre ces pays à leur volonté.
En fait, par cette nouvelle épreuve de force dirigée contre l'Irak, les Etats-Unis entendent renforcer efficacement leur crédibilité et leur autorité dans la région comme sur la planète. La guerre du Golfe de 1991 visait principalement à essayer de resserrer les rangs autour des Etats-Unis de la part des anciens alliés du bloc occidental que la disparition de "l'Empire du Mal" (comme l'avait appelé Reagan), le bloc de l'Est et l'URSS, incitait à voler de leurs propres ailes et à contester l'hégémonie américaine. L'opération avait momentanément réussi mais rapidement, dès la fin de l'été 1991, avec le développement de la guerre en Yougoslavie, ces mêmes ex-alliés s'étaient empressés de jouer à nouveau leurs propres cartes (à commencer par l'Allemagne qui avait poussé la Slovénie et la Croatie à faire sécession). A cette époque, les Etats-Unis s'étaient contentés de chasser les troupes irakiennes de l'Irak sans remettre en cause le régime de Saddam Hussein. Il en fut ainsi pour de multiples raisons. D'une part, la collaboration à la guerre de la part de pays comme l'Arabie saoudite ou la France était conditionnée par l'engagement américain de ne pas renverser Saddam Hussein. Si les Etats-Unis avaient trahi cette promesse, on aurait assisté alors à l'éclatement de la coalition militaire, laquelle était justement un des objectifs de Bush père. D'autre part, tous les "alliés", y compris les Etats-Unis, étaient intéressés à ce que Saddam Hussein reste au pouvoir afin de lui permettre de continuer à jouer son rôle de gendarme local contre les velléités d'indépendance des chiites au sud et des kurdes au nord, velléités qui risquaient de déstabiliser toute la région. Les faits qu'aujourd'hui les Etats-Unis soient prêts à abandonner une telle prudence, qu'ils prennent le risque de trouver sur leur chemin l'opposition d'un certain nombre de puissances et de plusieurs pays arabes importants, de même que le risque de déstabiliser encore plus la situation dans la région, tous ces éléments sont significatifs de l'aggravation de la situation mondiale depuis 1991, de sa plongée dans un chaos croissant et de plus en plus sanglant. Comme nous l'avions annoncé il y a plus de dix ans, les Etats-Unis sont condamnés à une fuite en avant dans l'étalage et l'emploi de leur force militaire s'ils veulent préserver leur leadership.
De plus, un des mérites essentiels de l'opération contre l'Irak est de dissocier le front européen. C'est un excellent moyen de diviser les puissances européennes, notamment la Grande-Bretagne d'un côté, la France et surtout l'Allemagne de l'autre. La Grande-Bretagne reste le principal soutien d'une guerre contre l'Irak. Ce n'est pas par solidarité envers les Etats-Unis que la bourgeoisie britannique réagit ainsi mais la Grande-Bretagne a toujours misé résolument sur le renversement de Saddam Hussein et sur un changement d'équipe au pouvoir en Irak pour réaffirmer ses prétentions vis-à-vis de cette ancienne colonie anglaise. C'est de façon circonstancielle que ses intérêts coïncident avec ceux des Etats-Unis de qui elle attend un dédommagement pour sa contribution militaire. A l'inverse, la France a toujours affirmé son hostilité envers une nouvelle intervention militaire sur le sol irakien et a cherché à maintenir des liens avec Saddam Hussein (comme avec le Liban et la Syrie), même depuis la guerre du Golfe. Ainsi, elle a toujours réclamé au sein de l'ONU la fin de l'embargo contre l'Irak. Quant à l'Allemagne, elle a également toujours cherché à s'affirmer au Moyen-Orient à travers un axe terrestre Berlin-Bagdad via la Turquie et les Balkans.
Une entreprise plus périlleuse qu'en Afghanistan
Déjà, d'incessantes frappes aériennes anglo-américaines sont déclenchées quotidiennement pour servir de répétition générale à l'opération guerrière au nord comme au sud de l'Irak, sous divers prétextes (par exemple, le 27 août, la détection de radars dans une zone démilitarisée a servi à prendre pour cible l'aéroport de Mossoul). Pour cela, la Maison Blanche s'est assurée les bases stratégiques d'une intervention (près de 50 000 soldats américains sont stationnés au Koweït). Elle peut désormais compter sur les appuis des uns pour combler les défections des autres par rapport à la guerre du Golfe de 1991. Ainsi, la Turquie a d'ores et déjà accepté de servir de base arrière aux escadres américaines, moyennant des aides financières conséquentes. Les Emirats, le Koweït, Oman, Bahreïn et surtout le Qatar devraient servir de bases stratégiques régionales [3]. La Jordanie prêterait son territoire pour neutraliser la frontière occidentale de l'Irak, toute proche d'Israël.
Néanmoins, l'entreprise s'annonce encore plus périlleuse que les menées guerrières en Afghanistan, car les Etats-Unis ne peuvent plus dans le cas présent laisser faire le sale travail sur place par quelqu'un d'autre (comme avec l'Alliance du Nord afghane) et le syndrome du Vietnam risque de resurgir alors qu'ils ont pu se retirer de l'opération militaire en Afghanistan avec "zéro mort". De même, la mise en place d'une large opposition démocratique sur le terrain pour "l'après Saddam Hussein" est loin d'être une évidence. Une autre difficulté est la multiplicité bien plus grande qu'en Afghanistan d'influences contraires, y compris sur le plan régional. Les minorités kurdes et chiites ne sont pas fiables, du point de vue américain, les unes étant influençables aux pressions de plusieurs puissances européennes, les autres étant inféodées à l'Iran et à la solde des intérêts de cet Etat; s'y ajoutent les réticences probables a posteriori de la Turquie étant donné d'une part sa sensibilité sur la question kurde où Saddam Hussein assure encore la police aux frontières et surtout l'attirance de la Turquie envers l'Union Européenne qui multiplie les pressions sur elle. L'autre risque est que la bourgeoisie américaine va ternir définitivement son image de " faiseuse de paix " au Moyen-Orient vis-à-vis de l'ensemble des Etats arabes et affaiblit par là à terme ses positions acquises dans la région.
Mais déjà, le premier obstacle auquel sont confrontés les Etats-Unis dans leur tentation d'imposer au monde leur vision d'un "grave danger" venant de l'Irak, c'est que la bourgeoisie américaine ne peut s'appuyer sur aucune règle de droit international pour justifier son action guerrière, contrairement à ses précédentes interventions militaires. Alors qu'en 1991 par exemple, l'invasion du Koweït par Saddam Hussein a servi de prétexte au déclenchement de la guerre du Golfe, il n'existe pas de caution juridique à une guerre préventive. En effet, à travers la notion nouvelle "d'agresseur potentiel" qu'elle utilise contre l'Irak, la bourgeoisie américaine tente d'imposer de nouvelles règles abolissant tout cadre juridique au niveau des relations internationales qui si elles étaient admises justifieraient n'importe quelle invasion d'un autre territoire par n'importe quelle nation et ouvriraient la porte à une accélération du chaos. C'est l'aveu d'une faiblesse dans la stratégie américaine qui a été largement exploitée idéologiquement par les autres grandes puissances qui prétendent aujourd'hui s'en tenir aux "mandats légaux" conférées par l'ONU. C'est d'ailleurs pourquoi les Etats-Unis, pour "légitimer" leur action, ont dû se résoudre à passer par l'ONU et les décisions de son Conseil de Sécurité, avec les risques que cela comporte d'essuyer un échec. Cela a permis d'ailleurs à Saddam Hussein de remporter un premier succès diplomatique lorsqu'il a déclaré accepter la venue de contrôleurs sur le territoire irakien : immédiatement, trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, la Russie, la Chine et la France ont salué la position irakienne et ont déclaré qu'il fallait par conséquent renoncer à une action militaire afin d'organiser le travail des contrôleurs. Le bras de fer entrepris par les Etats-Unis non seulement vis-à-vis de l'Irak mais aussi des autres Etats est donc loin d'être acquis d'avance.
Les divisions de la bourgeoisie américaine
Si la guerre du Golfe a été conduite "légalement" dans le cadre des résolutions de l'ONU, la guerre du Kosovo a été faite "illégalement" dans le cadre de l'OTAN et la campagne militaire en Afghanistan a été menée sous la bannière de "l'action unilatérale" des Américains. Cette politique ne fait évidemment que renforcer l'hostilité des autres Etats envers l'Oncle Sam. Cette situation permet d'ailleurs de mesurer les progrès de l'antiaméricanisme depuis la guerre du Golfe de 1991, en particulier au sein de la plupart des puissances européennes. Alors que les grandes puissances avaient été à l'époque contraintes de participer à l'opération militaire, même en traînant les pieds, aujourd'hui les critiques voire les oppositions à l'action américaine s'affirment clairement. En France, la volonté de Bush de frapper l'Irak et de renverser Saddam Hussein tend à être présentée comme une obsession maladive d'un Rambo d'opérette. En Allemagne, où depuis plus d'une décennie, la règle d'or de la diplomatie était de ne pas heurter de front les Etats-Unis pour avancer ses propres ambitions impérialistes, Schröder vient de marquer une rupture en manifestant son opposition catégorique à toute participation allemande à une intervention militaire en Irak [4]. Même des puissances plus secondaires comme l'Espagne se permettent d'exprimer ouvertement des critiques envers la politique de la Maison Blanche envers l'Irak ou le Proche Orient.
C'est cette contradiction qui se reflète dans les débats et les "désaccords" qui ont surgi au sein de la bourgeoisie américaine.
Certes, au début de la Seconde Guerre mondiale, étaient déjà apparues des divergences au sein de cette bourgeoisie sur la nécessité ou non de l'entrée en guerre des Etats-Unis entre "isolationnistes" et "interventionnistes"; le camp républicain était globalement sur des positions "isolationnistes" tandis que les "interventionnistes" se recrutaient essentiellement au sein du parti démocrate. En 1941, le désastre de Pearl Harbor délibérément provoqué par Roosevelt (voir "Le machiavélisme de la bourgeoisie" dans la Revue Internationale n° 108, 1er trimestre 2002) avait alors permis aux "interventionnistes" de l'emporter. Aujourd'hui, cet ancien clivage a disparu. Mais les contradictions de la politique américaine suscitent un nouveau différend interne qui ne recoupe plus vraiment celui des partis traditionnels. Dans la bourgeoisie américaine, il n'existe bien entendu aucun désaccord sur le fait que les Etats-Unis doivent être capables de préserver leur suprématie impérialiste mondiale, et d'abord sur le terrain militaire. La différence d'appréciation porte sur le fait suivant : les Etats-Unis doivent-ils accepter la dynamique qui les pousse à agir seuls ou doivent-ils essayer de garder autour d'eux et ménager un certain nombre d'alliés, même si cette alliance n'a aujourd'hui aucune stabilité ? Ces deux positions apparaissent clairement au sujet des deux principaux foyers de préoccupation : le conflit israélo-palestinien et le projet d'intervention militaire en Irak. Ainsi, les oscillations de la politique américaine au Moyen-Orient concernant aussi bien le soutien total à Sharon que l'intention parallèle de se débarrasser d'Arafat ou les discours sur la création inéluctable d'un Etat palestinien témoignent de ces contradictions. Sur la lancée du 11 septembre, les Etats-Unis ont poursuivi une politique de soutien quasi-inconditionnel à Israël mais il est clair que la fuite en avant de Sharon et des fractions encore plus radicales de la bourgeoisie israélienne dans la politique de la canonnière, entraînant le conflit dans une absurde spirale sans fin de violence aveugle, contribue à un isolement suicidaire d'Israël et indirectement des Etats-Unis. [5] De surcroît, même si beaucoup d'Etats arabes ne sont pas des inconditionnels d'Arafat, la politique américaine de soutien ouvert à Sharon les irrite. Cela pourrait rapprocher de larges secteurs de la bourgeoisie arabe (Egypte, Arabie Saoudite, Syrie, notamment) des puissances de l'Union européenne. Ces dernières en déclarant ouvertement leur hostilité à l'élimination d'Arafat, bien qu'elles aient prouvé leur impuissance à jouer un rôle de "faiseur de paix", viennent jouer les trouble-fête et tentent de retirer les marrons du feu dans leurs menées diplomatiques.
Les divergences affectant la bourgeoisie américaine s'étaient déjà exprimées au sein de l'administration républicaine. Le secrétaire d'Etat à la Défense Donald Rumsfeld, le vice-président Dick Cheney et la conseillère d'Etat Condoleezza Rice défendent l'idée qu'il faut intervenir seuls et le plus vite possible, tandis que d'autres éminents membres du "staff" républicain tels que Colin Powell, James Baker et Henry Kissinger (appuyés par certains milieux d'affaires qui s'inquiètent du coût de l'opération si les Etats-Unis devaient en porter seuls la charge dans la " conjoncture de crise économique actuelle ") étaient beaucoup plus réticents ou nuancés, préférant poursuivre encore l'usage alternatif de la carotte et du bâton.
Même si les "faucons" partisans de la manière forte et d'une intervention rapide des Etats-Unis contre l'Irak semblaient avoir pris l'avantage, les problèmes soulevés par cette intervention au sein de la bourgeoisie américaine sont cependant tels qu'aucune certitude n'est possible. C'est en effet ce que viennent de révéler les déclarations fracassante d'Al Gore, le candidat démocrate battu (d'un cheveu) par Bush aux dernières présidentielles qui estime que l'imminence d'un danger irakien n'a pas été démontré et critique la stratégie internationale de Bush de la sorte : "Après le 11 septembre, il y avait énormément de sympathie, de bonne volonté et de soutien envers nous de par le monde. Nous avons dilapidé cela et, en un an, nous avons remplacé cela par de la peur, de l'anxiété et de l'incertitude, non pas au sujet de ce que les terroristes vont faire, mais au sujet de ce que nous, nous allons faire !" (cité par Le Monde du 26 septembre). Et comme si cela n'y a suffisait pas, deux députés démocrates annoncent qu'ils vont se rendre à Bagdad pour évaluer les risques qu'une guerre ferait courir à la population civile, se retrouvant ainsi circonstanciellement dans la même démarche que certains des rivaux des Etats-Unis décidés à saboter l'initiative guerrière américaine en Irak. Il ne faut pas se tromper sur le sens de cette initiative de certains démocrates ayant actuellement pour objectif d'ajourner la guerre contre l'Irak telle que Bush l'avait programmée. Elle n'est en rien destinée à atténuer le côté belliqueux de la politique impérialiste américaine mais bien de faire en sorte, comme nous l'avons dit, que les dispositions soient prises permettant d'éviter qu'elle donne lieu à un processus d'isolement des Etats Unis comme il s'en produit un aujourd'hui [6] et qui est directement à son tour un facteur de renforcement de la contestation du leadership américain [7].
En fait, les désaccords qui s'expriment au sein de la bourgeoisie la plus puissante du monde ne font qu'exprimer la contradiction fondamentale dans laquelle se trouve cette bourgeoisie :
"Face à un monde dominé par le 'chacun pour soi', où notamment les anciens vassaux du gendarme américain aspirent à se dégager le plus possible de la pesante tutelle de ce gendarme qu'ils avaient dû supporter face à la menace du bloc adverse, le seul moyen décisif pour les États-Unis d'imposer leur autorité est de s'appuyer sur l'instrument pour lequel ils disposent d'une supériorité écrasante sur tous les autres États : la force militaire. Ce faisant, les États-Unis sont pris dans une contradiction :
- d'une part, s'ils renoncent à la mise en oeuvre ou à l'étalage de leur supériorité militaire, cela ne peut qu'encourager les pays qui contestent leur autorité à aller encore plus loin dans cette contestation ;
- d'autre part, lorsqu'ils font usage de la force brute, même, et surtout, quand ce moyen aboutit momentanément à faire ravaler les velléités de leurs opposants, cela ne peut que pousser ces derniers à saisir la moindre occasion pour prendre leur revanche et tenter de se dégager de l'emprise américaine." "En fait, l'affirmation de la supériorité militaire par la superpuissance agit en sens contraire suivant que le monde est divisé en blocs, comme avant 1989, ou que les blocs n'existent plus. Dans le premier cas, l'affirmation de cette supériorité tend à renforcer la confiance des vassaux envers le leader quant à sa capacité à les défendre efficacement et constitue donc un facteur de cohésion autour de lui. Dans le second cas, les démonstrations de force de la seule superpuissance qui ait survécu ont au contraire comme résultat ultime d'aggraver encore plus le 'chacun pour soi' tant que n'existe pas une puissance qui puisse lui faire concurrence à son niveau. C'est pour cela que les succès de la contre-offensive actuelle des États-Unis ne sauraient être considérés comme définitifs, comme un dépassement de la crise de leur leadership." (Résolution du 12e congrès du CCI, Revue internationale 90).
Ainsi, la volonté des Etats-Unis de restaurer leur leadership les pousse à entrer toujours plus à déchaîner la guerre en même temps que cette politique ne peut à terme leur permettre d'atteindre leurs objectifs. Dans le monde actuel, cette contradiction, qui n'a pas de solution, conduit nécessairement à un développement sans fin de la spirale guerrière.
L'évolution de la situation présente s'inscrit ainsi pleinement dans la poursuite de la même politique guerrière que lors de la guerre du Golfe, puis dans l'ex-Yougoslavie, et en Afghanistan, mais à un niveau supérieur d'aléas et de risque de chaos. La politique du gendarme de l'ordre mondial est un facteur actif d'un chaos guerrier grandissant, d'un enfoncement dans la barbarie et a des conséquences de plus en plus incontrôlables. Elle fait courir des risques de plus en plus déstabilisateurs, en particulier sur tout le continent asiatique du Proche-Orient à l'Asie Centrale, du sous-continent indien jusqu'au Sud-Est asiatique. De tels risques sont révélateurs du danger mortel que font courir à l'humanité entière les affrontements guerriers des puissances impérialistes dans la période de décomposition du capitalisme. Même si une nouvelle guerre mondiale n'est pas immédiatement à l'ordre du jour, il doit être clair pour la classe ouvrière que le seul moyen pouvant en fin de compte empêcher la capitalisme de détruire l'humanité et de renverser ce système.
Wim (15 septembre)
Notes :
1 Cela illustre une fois de plus le machiavélisme de la bourgeoisie américaine qui en 1991 avait incité les minorités kurdes au Nord et chiites au Sud à la rébellion en pleine guerre du Golfe et qui, une fois le soulèvement déclenché, avait volontairement et cyniquement laissé intacte dans l'Opération Tempête du Déserts la garde nationale de Saddam Hussein, composée de troupes d'élite afin qu'elle puisse écraser ces minorités. Par la suite, à la fin de la guerre, cet écrasement des minorités avait été utilisé sur le plan idéologique par la bourgeoisie américaine pour démontrer le caractère sanguinaire du régime de Saddam Hussein et pour justifier après coup non seulement la guerre du Golfe elle-même mais la création de ces "zones d'exclusion militaire" sous contrôle direct des Etats-Unis "afin de protéger les populations locales".
2Voir The Economist du 14/09/02
3 (2) Les réticences de l'Arabie Saoudite notamment qui ne voit pas d'un bon oeil une participation des chiites à un futur gouvernement " démocratique " irakien ont été prises en compte et la plate-forme d'Al-Kharg qui a été si largement utilisée par les forces américaines pendant la guerre du Golfe et la guerre en Afghanistan notamment, a commencé à être démontée pour être transférée sur une nouvelle base en construction à Al-Udeid, sur la côte orientale qatarie, au sud de Doha, qui est appelée à jouer le même rôle stratégique qu'Al Kharg pour les Etats-Unis.
4 Non sans une bonne dose d'hypocrisie car plusieurs centaines de spécialistes allemands des armes chimiques et biologiques qui ont fourni ces armes à l'Irak sont présents dans la région où ils servent de "conseillers techniques " aux Américains). De même, après ses prises de position ostensiblement anti-américaines qui lui ont permis de gagner les élections, Schröder s'est empressé, dès le lendemain de celles-ci de rendre visite à Blair en lui demandant notamment, d'après un diplomate anglais, de favoriser une réconciliation avec Washington qui avait été exprimé de façon véhémente son ulcération. Ces faits n'expriment nullement, cependant, que la bourgeoisie allemande souhaite désormais s'aligner sur la bourgeoisie américaine, mais simplement qu'elle compte revenir à sa diplomatie de prudence qui lui a réussi jusqu'à présent.
5 D'ailleurs, les difficultés économiques d'Israël conditionnant le mécontentement croissant face à d'énormes sacrifices de la population dans le gouffre de l'économie de guerre, poussent à la fissure de la politique d'union nationale en Israël même comme le montre la démission de son mandat de député de l'ancien ministre travailliste de Ehoud Barak, Shlomo Ben Ami.
6 La trajectoire politique même d'Al Gore permet d'écarter de telles illusions puisqu'il faisait partie en 1991 de la minorité démocrate à avoir voté pour la guerre du Golfe.
7Une illustration supplémentaire de cette hostilité croissante aux Etats-Unis s'exprime dans la visite à la Corée du nord faite récemment par le premier ministre japonais Kusumi. Cette visite chaleureuse à un pays déclaré par les américains comme faisant partie de l'axe du mal, est un défi direct qui leur est lancé.
Nous publions sur notre site l'introduction à l'édition russe de la brochure du CCI La décadence du capitalisme qui est parue récemment grâce aux efforts de camarades appartenant au nouveau milieu prolétarien qui émerge en Russie. Notre introduction est centrée en particulier sur la contribution du mouvement ouvrier en Russie à notre compréhension du déclin du capitalisme. C'est d'autant plus approprié que nous estimons que le concept ou la définition de la décadence capitaliste a constitué une question importante dans les discussions que nous avons menées avec les groupes et les individus qui composent le milieu russe.
Comme nous l'avons expliqué dans de nombreux textes, nous considérons que la notion selon laquelle jusqu'à présent toutes les formes de sociétés de classe qui ont existé ont traversé des époques d'ascendance et de déclin, constitue une notion absolument fondamentale dans la conception matérialiste de l'histoire. Comme l'écrit Marx dans sa célèbre Préface à la Critique de l'économie politique, à un stade donné de son développement, un mode de production entre dans une époque de révolution sociale lorsque ses rapports sociaux-économiques se transforment de formes de développement en entrave à un progrès ultérieur. Nous partageons la conclusion de l'Internationale communiste et des fractions de gauche italienne et allemande pour qui l'époque de "désintégration interne" du capitalisme, des guerres impérialistes et des révolutions prolétariennes s'est ouverte avec l'éclatement de la première guerre mondiale en 1914, ce qu'a pleinement confirmé la grande vague révolutionnaire internationale qui a surgi face à la guerre impérialiste.
Il est vrai que tous les courants de la gauche communiste n'ont pas poursuivi cette tradition. Leurs héritiers bordiguistes comme les conseillistes, issus respectivement de la Gauche italienne et de la Gauche germano-hollandaise, ont mis en question le concept de décadence, chacun à leur façon, avec l'argument selon lequel le capitalisme pouvait toujours avoir un développement juvénile dans les anciennes régions coloniales, ou bien que les crises du capitalisme étant par nature cycliques, il y avait peut-être une différence quantitative mais pas qualitative entre les bouleversements provoqués par ces crises avant 1914, et les catastrophes qu'elles ont entraîné dans la période qui a suivi. Nous verrons que ces points de vue ont une influence considérable sur les nouveaux groupes en Russie. Néanmoins, nous argumenterons que ces positions représentent une régression et que les groupes qui maintiennent le plus fidèlement les avancées programmatiques de la Gauche communiste basent leurs positions sur la reconnaissance que le capitalisme est un système en déclin.
Le lien intime qui existe entre le matérialisme historique et la théorie de la décadence se vérifie, de façon implicite, dans l'offensive idéologique contre le marxisme qu'a menée le capitalisme depuis l'effondrement du bloc de l'Est à la fin des années 1980. Cette offensive a été en grande partie menée à travers la campagne sur la "mondialisation". Derrière cette idée (convenons-en, vague et ambiguë), le capitalisme ne serait devenu un système vraiment mondial qu'avec l'avènement des politiques de "libre échange" - les "reaganomics" des années 80, avec la croissance rapide des communications apportée par le triomphe de la puce informatique, et surtout avec l'effondrement du bloc de l'Est qui aurait prétendument effacé de la topographie économique de la planète les dernières régions "non capitalistes". Ceux qui partagent cette idée peuvent bien soutenir autant que condamner les effets de la mondialisation, le coeur d'une telle idée, c'est que le capitalisme est entré dans une nouvelle époque, une nouvelle sorte d'ascendance qui dément la vieille théorie marxiste du capitalisme comme étant un système en déclin. Une telle vision est totalement opposée à la tradition de la Gauche communiste qui tire ses analyses des théories de Luxemburg et de Boukharine qui, au moment de la Première guerre mondiale, défendaient que le capitalisme était entré dans sa phase de déclin précisément parce qu'il était devenu un système global, une véritable économie mondiale. Elle est aussi totalement antagonique à l'analyse que fait le CCI de la période qui s'est ouverte avec l'effondrement du bloc de l'Est que nous avons caractérisée non comme une nouvelle période d'ascendance du capitalisme, mais comme la phase finale la plus dangereuse de son déclin - la phase de décomposition - dans laquelle l'alternative entre socialisme ou barbarie devient de plus en plus une réalité quotidienne.
A côté de cet assaut idéologique général, mené par une foule d'idéologues de la droite "néo-libérale" jusqu'aux gurus les plus "radicaux" des mouvements de protestation "anti-mondialisation", la théorie de la décadence se trouve attaquée par une myriade de groupes qui disent défendre le communisme mais qui soit se trouvent dans le marais entre l'aile gauche du capital et le milieu prolétarien, soit appartiennent au parasitisme politique. Nous avons déjà noté ce phénomène à la fin des années 1980 [1], ce qui nous avait amenés à publier une série d'articles sous le titre "Comprendre la décadence du capitalisme". Nous y répondions notamment aux innovations et autres inventions de groupes parasites tels que le Groupe communiste internationaliste (GCI), Perspective internationaliste (PI) et d'autres. Ces derniers groupes étaient sortis du CCI et bien que d'autres raisons aient motivé ces scissions, il était à noter que parmi les révisions théoriques dans lesquelles s'étaient embarqués ces groupes pour se distancer politiquement du CCI, la théorie de la décadence était l'une des premières à être abondonnée - ouvertement dans le cas du GCI qui a adopté une méthode semi-bordiguiste, et plus insidieusement pour PI qui a commencé par diluer et mélanger la notion de décadence avec des exposés savants sur la transition entre la domination formelle et la domination réelle du capital, puis s'en est pris à l'héritage de la Gauche communiste en accusant sa théorie de la décadence d'être pour l'essentiel mécaniste et "productiviste". Au milieu des années 1990, le "Cercle de Paris", lui aussi composé d'éléments ayant quitté le CCI et tombés dans le parasitisme, a pris exactement le même chemin. Ses protagonistes ont commencé par mettre en question le concept du CCI de la décomposition ; il ne leur a pas fallu longtemps pour conclure que la véritable question théorique n'était pas la décomposition mais la décadence. Et le dernier avatar du panthéon parasitaire - la "Fraction interne du CCI" - semble se précipiter sur la même voie puisqu'il est déjà en train d'exprimer ouvertement son dédain pour le concept de décomposition.
Ces groupes parasites fonctionnent comme un relais direct des campagnes idéologiques de la bourgeoisie dans le milieu prolétarien. On peut mesurer précisément le succès de ces campagnes au nombre d'anciens communistes que la propagande sur les nouvelles perspectives brillantes de croissance capitaliste a emportés. Mais de peur qu'on pense que seul le CCI a souffert de la pression de l'idéologie dominante dans ce domaine, considérons le cas du BIPR qui a intégré quasiment sans critique la notion de mondialisation à son cadre théorique, tout en minimisant simultanément l'importance de la décadence. Dans un texte publié sur le site web du BIPR : "Réflexions sur les crises du CCI", on trouve une logique similaire à celle des "penseurs" ex-CCI : "Revenons au concept fondateur de décadence. Soulignons qu'il n'a de sens que si on se réfère à la capacité du mode de production à survivre. En d'autres termes, on ne peut parler de décadence que si l'on comprend par cela une incapacité croissante présumée du capitalisme de passer d'un cycle d'accumulation à l'autre. On peut aussi considérer comme un phénomène de "décadence" le raccourcissement des phases ascendantes d'accumulation, mais l'expérience des derniers cycles montre que cette brièveté de la phase ascendante ne signifie pas nécessairement l'accélération de l'ensemble du cycle d'accumulation crise, guerre, nouvelle accumulation. Quel rôle le concept de décadence joue-t-il alors au niveau de la critique militante de l'économie politique, c'est-à-dire de l'analyse approfondie des phénomènes et de la dynamique du capitalisme dans la période que nous traversons ? Aucun. Au point que le mot lui-même n'apparaît jamais dans les trois livres qui composent Le capital."
Ce passage constitue la plus claire expression d'une façon de penser définie du BIPR depuis quelques années. Nous avons vraiment parcouru un long chemin depuis l'époque où les camarades de la CWO argumentaient que le concept de décadence constituait la pierre de touche de leurs positions politiques. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce passage et sur ses implications.
Le milieu russe et le concept de décadence du capitalisme
Etant donné que les groupes plus "établis" de la Gauche communiste à l'Ouest ont été soumis à ces pressions extrêmes, il n'est pas surprenant que le concept de décadence cause tant de difficultés aux groupes du milieu qui est en train d'émerger en Russie, où la tradition de la Gauche communiste a été presque totalement oblitérée par la présence directe de la contre-révolution stalinienne.
Le CCI a déjà publié une bonne part de sa correspondance avec des éléments et des groupes de ce milieu, et une grande partie a été dédiée à la quesiton de la décadence. Ainsi dans la Revue internationale n°101, nous avons publié un article, "La révolution prolétarienne à l'ordre du jour de l'histoire depuis le début du 20e siècle". C'était notre réponse au camarade S. de Moldavie, membre du Groupe des révolutionnaires collectivistes prolétariens (GRCP). Les principes du GRCP qui, à ce que nous comprenons, ont été adoptés par le nouveau groupe, définissent le capitalisme comme un système décadent mais semblent fixer le début de cette décadence très tard au 20e siècle, puisqu'ils affirment que le communisme n'est pas une possibilité matérielle depuis le développement global des microprocesseurs. De même, alors que dans leur principes, est argumentée "la négation du slogan 'droit des nations à disposer d'elles-mêmes' qui a perdu tout caractère progressif dans l'époque moderne de déclin et de décadence de la société capitaliste" et la "reconnaissance du caractère impérialiste de tous les conflits 'inter-nationaux' à l'époque moderne de la décadence du capitalisme", le moment auquel les conflits nationaux ont perdu leur caractère progressiste, reste une question non clarifiée[2] ; et il semble qu'encore aujourd'hui il soit possible que le prolétariat soutienne certains mouvements nationaux : "soutien aux mouvements des classes petites-bourgeoises et semi-prolétariennes des nations opprimées, mouvements qui apparaissent sous le slogan de 'libération nationale', seulement dans la mesure où ces mouvements ne sont pas contrôlés par les classes exploiteuses et sapent objectivement le pouvoir d'Etat des exploiteurs (y compris leur propre Etat national)."
De tels arguments semblent démontrer la difficulté des groupes russes à rompre avec l'argument de Lénine selon lequel le soutien aux mouvements de libération nationale est une façon de s'opposer à sa propre bourgeoisie nationale (surtout quand cette bourgeoisie nationale a une longue histoire d'oppression d'autres groupes nationaux, comme dans le cas de l'empire du tsar). Ces sentiments "léninistes" trouvent même un écho chez les camarades du Bureau Sud du parti marxiste du travail (MLP, Marxist Labour party) qui professent tout haut leur non léninisme mais n'hésitent pas à se mettre à ses côtés sur cette question-clé : "Vous avez sans doute remarqué combien nous sommes peu léninistes. Néanmoins, nous sommes d'avis que la position de Lénine fut la meilleure sur cette question. Chaque nation (attention ! Nation, pas nationalité, ou groupe national, éthnique, etc.) a le droit complet à disposer d'elle-même dans le cadre de son territoire ethnico-historique, jusqu'à la séparation et la formation d'un Etat indépendant." Ce passage est cité dans notre article "Le rôle irremplaçable des fractions de gauche dans la tradition marxiste" dans la Revue internationale n°104 qui répond également à plusieurs arguments du MLP. De même, ces camarades semblent incapables d'aller au-celà de certaines formulations de Lénine qui définissent la révolution russe comme une révolution double, en partie socialiste, en partie démocratique bourgeoise. Ils expliquent ce point de vue dans un long texte traduit en anglais : "L'anatomie marxiste d'octobre". Le CCI a écrit une réponse à cette contribution. Notre réponse s'appuie essentiellement sur les arguments de Bilan qui souligne que, puisque le capitalisme doit être analysé comme système global et historique, les conditions de la révolution prolétarienne doivent nécessairement surgir à l'échelle internationale dans la même période historique, de sorte que cela n'a pas de sens de parler de révolution prolétarienne à l'ordre du jour dans certains pays, alors que des révolutions hybrides ou même bourgeoises le seraient dans d'autres.
Plus récemment, nous avons publié dans World revolution n°254 la plateforme d'un autre nouveau groupe, l'Union communiste internationale, basé à Kirov. Dans nos commentaires qui saluent l'apparition de ce groupe, nous notons que la plateforme de l'UCI nous semble au mieux ambigüe sur le problème de la décadence et des luttes nationales, et leur réponse à nos commentaires a confirmé cette prise de position. Comme nous n'avons pas répondu publiquement à cette lettre, nous commencerons à le faire ici en présentant les arguments de l'UCI du mieux que nous pouvons. A cause de problèmes de langue, il n'est pas toujours facile pour nous de suivre l'argumentation des camarades de l'UCI. Mais sur la base de leur lettre du 20 février 2002, nous pensons qu'ils font six points en réponse à nos commentaires :
1. la théorie de la décadence nie qu'il y ait eu un développement du capitalisme au 20e siècle, ce qui n'est clairement pas le cas ;
2. le capitalisme a toujours vécu dans la violence et la destruction, aussi les guerres mondiales du 20e siècle ne prouvent pas que le système soit en décadence ;
3. Dans nos commentaires de WR n°254, nous avons écrit que l'UCI est incohérente lorsqu'elle nie la décadence du capitalisme tout en insistant en même temps dans sa plateforme sur le fait que toutes les fractions de la bourgeoisie sont également réactionnaires. Les camarades répondent que même si toutes les fractions bourgeoises sont réactionnaires, cela ne veut pas dire que les tâches de la révolution démocratique bourgeoise sont aussi devenues réactionnaires : "Donc par exemple, la bourgeoisie russe n'a pas été capable de mener la révolution bourgeoise et était donc réactionnaire en 1917. Cependant les transformations démocratiques bourgeoises de la révolution russe étaient certainement progressistes." Aujourd'hui, dit l'UCI, la bourgeoisie ne peut mener aucune transformation bourgeoise sans guerre mondiale, de ce fait cela n'a pas de sens de soutenir une fraction bourgeoise ; mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de tâches démocratiques bourgeoises, mais simplement que seul le prolétariat est capable de les réaliser.
4. La "révolution chinoise" fournit une preuve concrète de la possibilité de révolutions progressistes bourgeoises réussies au 20e siècle? ;
5. Cette période de révolutions bourgeoises nationales progressistes ne s'est terminée qu'avec la mondialisation du capitalisme vers la fin du 20e siècle ;
6. Néanmoins, le prolétariat peut encore réussir à transformer les mouvements pour l'indépendance nationale en luttes pour la révolution socialiste.
Nous voulons répondre à ces arguments en profondeur, aussi y reviendrons-nous dans un autre article. Cependant, il apparaît clairement que quelles que soient les divergences qui peuvent exister entre les différents groupes du milieu russe, les arguments qu'ils mettent en avant sont très similaires. Nous pensons donc que la réponse à l'UCI doit être considérée comme une contribution envers l'ensemble de ce milieu, ainsi que pour le débat international sur les perspectives du capitalisme mondial.
CDW
1 Revue internationale n° 48, 49, 50, 54, 55, 56, 58, 60
2 Dans l'article que nous avons publié dans la Revue internationale n°101, nous citons le passage suivant du camarade F. qui semble confirmer que pour ce groupe, la décadence du capitalisme et donc la fin de toute fonction progressiste des mouvements nationaux, commence à la fin du 20e siècle : "Au sujet de votre brochure Nation ou classe, nous sommes d'accord avec vos conclusions mais nous ne sommes pas d'accord avec la partie sur les motifs et l'analyse historique. Nous sommes d'accord qu'aujourd'hui, à la fin du 20e siècle, le mot d'ordre du droit à l'autodétermination des nations a perdu tout caractère révolutionnaire. C'est un mot d'ordre bourgeois démocrate. Quand l'époque des révolutions bourgeoises est close, ce slogan est clos aussi pour les révolutionnaires prolétariens. Mais nous pensons que l'époque des révolutions bourgeoises est close à la fin du 20e siècle, non au début. En 1915, Lénine avait généralement raison contre Luxemburg, en 1952 Bordiga avait généralement raison sur cette question contre Damen, mais aujourd'hui la situation est inverse. Et nous considérons complètement erronée votre position que différents mouvements révolutionnaires non prolétariens du tiers-monde qui ne contenaient pas un iota de socialisme, mais étaient objectivement des mouvements révolutionnaires, n'étaient que des outils de Moscou - comme vous l'avez écrit sur le Viêt-Nam par exemple - et ne sont pas objectivement des mouvements bourgeois progressistes."
La publication de la brochure du CCI "La décadence du capitalisme" témoigne du ressurgissement d'éléments révolutionnaires dans un pays où la tradition politique prolétarienne, jadis très forte, a été enfouie sous le terrible poids de la contre révolution stalinienne. Le CCI est pleinement conscient que sans cette renaissance, la traduction de notre brochure n'aurait jamais été possible ; nous la proposons donc comme contribution à la clarification des positions communistes dans les débats qui ont lieu actuellement à la fois au sein du milieu russe lui-même et entre ce milieu et les expressions internationales du communisme authentique.
L'introduction des éditions précédentes de cette brochure contient déjà une histoire du concept de décadence dans le mouvement marxiste, montrant que depuis Marx jusqu'à l'Internationale Communiste et aux fractions de gauche qui ont réagi à la dégénérescence et à la mort de cette dernière, cette notion n'était pas basée sur une critique purement morale ou culturelle de la société capitaliste, comme l'entend l'interprétation vulgaire de la "décadence" sous la forme d'une réprobation des différentes formes d'art, de mode ou de m?urs sociales. Au contraire, la notion marxiste de décadence découle de façon inéluctable des prémisses mêmes du matérialisme historique, et constitue la pierre angulaire de la démonstration du fait que non seulement le capitalisme est en déclin historique en tant que mode de production depuis le début du 20ème siècle, mais encore que cette période a aussi mis la révolution prolétarienne à l'ordre du jour de l'histoire. Dans cette préface à l'édition en russe, nous voulons nous centrer sur l'immense contribution qu'ont apportée au concept de décadence du capitalisme l'expérience concrète de la classe ouvrière russe et les efforts théoriques de ses minorités révolutionnaires.
Nous voulons être brefs ici et c'est pourquoi nous présenterons cette contribution sous une forme chronologique. D'autres documents - qui sont à écrire, peut-être par les camarades russes eux-mêmes - peuvent explorer cette question plus en profondeur, mais cette forme servira aussi à marquer les étapes les plus importantes du processus au cours duquel la fraction russe du mouvement ouvrier a fait des apports à la compréhension du prolétariat mondial dans son ensemble.
1903 : La séparation entre bolcheviks et mencheviks dans le Parti ouvrier social démocrate russe n'avait pas simplement pour raison la question de comment organiser un parti ouvrier dans les conditions de répression du tsarisme. Dans un sens, malgré son arriération, la Russie, avec son prolétariat fortement concentré et son incapacité à enfermer le mouvement ouvrier dans un cadre légal et démocratique, anticipait sur les conditions totalitaires auxquelles allait être confrontée la classe ouvrière dans l'époque proche de la révolution prolétarienne, quand la classe ouvrière n'aurait plus la possibilité de pouvoir maintenir des organisations de masse permanentes. Ainsi, lorsque Lénine rejette la conception menchevique d'un parti ouvrier "large" "ouvert" et insiste sur le besoin d'un parti discipliné de militants révolutionnaires engagés sur un programme clair, il anticipe sur la forme d'organisation de parti nécessaire à une époque où la lutte directe pour la révolution remplace la lutte pour des réformes au sein de l'ordre bourgeois.
1905 : "la révolution russe actuelle éclate à un point de l'évolution historique situé déjà sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste" (Rosa Luxemburg, Grève de Masse, Parti et Syndicats). Avec ses grèves de masse et la découverte des soviets comme forme d'organisation, le prolétariat russe annonce l'approche de la nouvelle époque, dans laquelle les vieilles méthodes syndicales deviendront obsolètes. Alors que c'est Rosa Luxemburg qui démontre de la façon la plus incisive quelle est la dynamique de la grève de masse, l'aile gauche de la social-démocratie russe commence aussi à tirer les principales leçons des événements de 1905 : Lénine - contrairement aux "super-léninistes", dont la première réponse aux soviets a été de les appeler à se dissoudre dans le parti - souligne la relation dialectique entre l'organisation de la minorité révolutionnaire, le parti, et le soviet en tant qu'organe général de l'ensemble de la classe capable de constituer la base d'une dictature révolutionnaire. Trotsky est encore plus conscient de l'importance du soviet comme forme d'organisation adaptée à la grève de masse et à la lutte pour le pouvoir du prolétariat. Dans sa théorie de la révolution permanente, il s'oriente vers la conclusion que l'évolution historique fait que la possibilité d'une révolution bourgeoise dans des pays arriérés comme la Russie est déjà dépassée : à partir de là, toute véritable révolution devra être conduite par la classe ouvrière, adopter des buts socialistes et s'étendre à l'échelle internationale.
1914-1916 : De tous les courants prolétariens opposés à la guerre impérialiste mondiale, ce sont les bolcheviks autour de Lénine qui sont les plus clairs. Rejetant les arguments des social-chauvins qui se prévalent de la lettre de Marx pour en tuer l'esprit, Lénine montre qu'il n'y a rien de national, de démocratique ni de progressif dans ce massacre, et brandit le slogan "transformer la guerre impérialiste en guerre civile". La guerre, en somme, a ouvert une nouvelle époque dans laquelle la révolution prolétarienne n'est plus désormais un projet lointain mais est directement inscrite à l'ordre du jour de l'histoire. Dans son Impérialisme, Stade suprême du Capitalisme, Lénine décrit le capitalisme impérialiste comme un système en déclin. A la même époque, le livre de Boukharine Impérialisme et Economie mondiale démontre que la plongée du capitalisme dans le militarisme est le résultat de la création d'une économie mondiale qui a jeté les bases objectives pour un mode de production supérieur mais qui se dresse comme un obstacle sanglant à sa réalisation. Cette thèse va de pair avec celle de l'analyse de Rosa Luxemburg sur les limitations historiques du système capitaliste dans L'Accumulation du Capital, qui est un point de référence fondamental pour cette brochure. Boukharine, comme Luxemburg, reconnaît aussi que dans un ordre mondial façonné par les géants impérialistes, les luttes "de libération nationale" ont perdu tout sens. Finalement le travail de Boukharine montre qu'il a saisi la forme que prendra cette nouvelle économie capitaliste mondiale : une lutte à mort entre d'énormes "trusts capitalistes d'Etat". C'est une anticipation du fait que la forme étatique adoptée par le capital pendant la guerre, sera sa méthode classique d'organisation pendant toute sa période de déclin.
1917 : Le prolétariat russe démontre à nouveau l'unité entre théorie et pratique en se rebellant contre la guerre impérialiste, en renversant le tsarisme, en s'organisant en soviets et en s'orientant vers la prise révolutionnaire du pouvoir. Confronté à la "vieille garde" bolchevique qui s'agrippe à des formules dépassées héritées d'une période antérieure, Lénine écrit les Thèses d'Avril, dans lesquelles il déclare que le but du prolétariat en Russie n'est pas une "révolution démocratique" hybride, mais l'insurrection prolétarienne comme premier pas vers la révolution socialiste mondiale. Là encore, la révolution d'octobre est la vérification pratique de la méthode marxiste mise en application dans les Thèses d'Avril qui avaient été dénigrées comme étant "anarchistes" par les "marxistes orthodoxes" qui n'étaient pas parvenus à voir qu'une nouvelle période s'était ouverte.
1919 : La formation à Moscou de l'Internationale communiste en tant qu'instrument clef pour l'extension mondiale de la révolution prolétarienne. La plate-forme du CCI est fondée sur la reconnaissance qu' "une nouvelle époque est née - l'époque du déclin du capitalisme, de sa désintégration interne, l'époque de la révolution communiste prolétarienne" - et qu'en conséquence, le vieux programme minimum de réformes est dépassé, tout autant que les méthodes que la social-démocratie utilisaient pour le mener à bien. A partir de là, la notion de la décadence du capitalisme est devenue un fondement du programme communiste.
1920-1927 : Le fait que la révolution n'ait pas réussi à s'étendre, entraîne la bureaucratisation de l'Etat russe et du parti bolchevik qui de façon erronée a fusionné avec lui. Un processus de contre-révolution interne s'ouvre, culminant dans le triomphe du stalinisme avant la fin de la décennie. Cependant, la dégénérescence du parti bolchevique et de l'IC qu'il domine, rencontre des résistances de la part de la gauche communiste dans des pays tels que l'Allemagne, l'Italie et la Russie elle-même. La gauche dénonce la tendance à revenir aux vieilles pratiques social-démocrates comme le parlementarisme ou à rechercher des alliances avec les anciens partis socialistes déjà passés dans le camp de la bourgeoisie. En Russie, par exemple, le groupe ouvrier de Miasnikov, formé en 1923, est particulièrement clair dans son rejet de la tactique de front unique de l'IC, alors qu'en même temps il critique la perte de contrôle politique du prolétariat sur l'Etat "des soviets". Quand la faction stalinienne consolide sa victoire, les communistes de gauche russes sont parmi les premiers à réaliser que le stalinisme représente la contre-révolution bourgeoise et que les rapports sociaux capitalistes peuvent se maintenir même dans une économie complètement étatisée.
1928-1945 : La terreur stalinienne élimine ou exile toute une génération de révolutionnaires. La voix politique de la classe ouvrière russe est réduite au silence pour des décennies et la tâche de tirer les leçons de cette défaite et d'analyser la nature et les caractéristiques du régime stalinien, incombe aux communistes de gauche en Europe et en Amérique. Ce n'est pas une tâche facile et les comptes doivent être faits avec de nombreuses théories erronées, telle que celle de Trotsky d'un "Etat ouvrier dégénéré", avant que l'essentiel puisse être pleinement appréhendé : c'est-à-dire que le régime stalinien de capitalisme d'Etat intégral, avec son appareil politique totalitaire et son économie axée sur la guerre, est avant tout un produit de la décadence du capitalisme, puisque le capitalisme dans cette époque est un système qui vit par la guerre et qui compte sur l'Etat pour empêcher les contradictions économiques et sociales sous-jacentes d'en arriver à une issue explosive. Contre toutes les illusions sur le capitalisme d'Etat stalinien qui représenterait une voie pour résoudre ces contradictions ou même un développement progressif pour le capital, la gauche communiste a mis en évidence le terrible coût social de l'industrialisation stalinienne dans les années 30, montrant qu'elle jetait les bases de nouveaux conflits impérialistes encore plus destructeurs. La participation vorace de l'URSS au deuxième repartage du monde confirmera les arguments de la Gauche selon lesquels le régime stalinien a ses propres appétits impérialistes et donc son refus de toute concession à l'appel de Trotsky pour "la défense de l'URSS contre l'attaque impérialiste".
1945-1989 : L'Union soviétique devient le leader d'un des deux blocs impérialistes dont les rivalités dominent la situation internationale pendant quatre décennies. Cependant, comme nous le montrons dans nos "Thèses sur la crise économique et politique dans le bloc de l'Est", incluses comme annexe dans cette brochure, le bloc stalinien est de loin moins développé que son rival occidental, accablé sous le poids d'un énorme secteur militaire, trop rigide dans ses structures politiques et économiques pour s'adapter à la demande du marché capitaliste mondial. A la fin des années 60, la crise économique du capitalisme mondial qui avait été masquée par la période de reconstruction d'après-guerre, refait surface une fois de plus, faisant pleuvoir des coups incessants sur l'URSS et ses satellites. Incapable de mettre en ?uvre aucune"réforme" économique ou politique sans remettre en question tout son édifice, incapable de mobiliser pour la guerre parce qu'il ne peut pas s'appuyer sur la loyauté de son propre prolétariat (un fait démontré concrètement par la grève de masse en Pologne en 1980), l'édifice stalinien tout entier implose sous le poids de ses contradictions. Toutefois, contrairement à ce que raconte toute la propagande mensongère sur l'effondrement du communisme, c'est l'effondrement d'une partie particulièrement faible de l'économie capitaliste mondiale, qui comme un tout n'a pas de solution à sa crise historique.
1989 : L'effondrement du bloc russe conduit à la disparition rapide du bloc occidental qui n'a plus "d'ennemi commun" pour maintenir sa cohésion. Cet énorme changement dans la situation mondiale marque l'entrée du capitalisme décadent dans une phase nouvelle et finale - la phase de décomposition - dont les traits principaux sont retracés dans les "Thèses" qui sont aussi en annexe du présent ouvrage. Il suffit de dire ici que la situation de la Russie depuis l'explosion de l'Union Soviétique a toutes les caractéristiques de cette nouvelle phase : au niveau international, le remplacement des vieilles rivalités impérialistes bipolaires par une lutte chaotique de tous contre tous, dans laquelle la Russie continue à défendre ses visées impérialistes, quoique moins "exaltées" qu'auparavant ; au niveau intérieur, dans une tendance à une explosion de l'intégrité territoriale de la Russie au travers de rébellions nationalistes et de nombreuses guerres meurtrières comme la guerre actuelle en Tchétchénie ; économiquement, au travers d'un manque total de stabilité financière allant de pair avec un chômage et une inflation galopants ; socialement, au travers d'un déclin accéléré de l'infrastructure, d'une pollution grandissante, de niveaux croissants de maladies mentales et de recours à la drogue, de la prolifération de bandes criminelles à tous les niveaux, y compris dans les plus hautes sphères de l'état.
Ce processus de désintégration interne est tel que beaucoup en Russie éprouvent de la nostalgie envers les "bons vieux jours" du stalinisme. Mais il ne peut y avoir de retour : le capitalisme dans tous les pays est un système en crise mortelle, qui pose de manière éclatante à l'humanité le choix entre la plongée dans la barbarie et la révolution communiste mondiale. La réapparition d'éléments révolutionnaires en Russie aujourd'hui montre clairement que le deuxième terme de l'alternative n'a pas été enterré par les avancées incessantes du premier.
Nous avons tenté de montrer dans cette préface que le concept de décadence du capitalisme n'est en aucun cas "étranger" au mouvement ouvrier authentique en Russie ; comme la notion de communisme elle-même, c'est maintenant la tâche de la nouvelle génération de révolutionnaires en Russie de reprendre la théorie à ses kidnappeurs staliniens et par-là, d'aider à son retour dans la classe ouvrière en Russie et dans le reste du monde.
Courant Communiste International, Février 2001.
Nous publions ci-dessous de larges extraits du texte L'Anatomie marxiste d'Octobre et la situation actuelle, du Marxist Labour Party russe. Faute de place, nous n'avons pas pu publier le texte dans son intégralité; on trouvera la version originale anglaise de ce dernier sur notre site web (en.internationalism.org).[1] Notre réponse peut se trouver en cliquant ici [703].
Après des décennies de pouvoir soviétique, nous avons été habitués à parler de la grande révolution d'Octobre comme d'une révolution socialiste. Mais beaucoup de ce à quoi nous avons été habitués a maintenant disparu. Que sont devenus, dans ces circonstances, les "titres de noblesse" de la révolution d'Octobre ?
Le marxisme scientifique classique affirme que le premier acte de la révolution sociale du prolétariat sera la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière. Selon Marx, le capitalisme est séparé du communisme par une période de transformation révolutionnaire. Cette période ne peut être rien d'autre qu'une période de dictature du prolétariat. Par conséquent, si on ne voit pas cette dictature de classe, il est évidemment inapproprié de parler de dépassement des rapports capitalistes. De plus, les appellations et les panneaux officiels ne signifient rien. Elles peuvent être des erreurs (bien intentionnées ou non). Marx lui-même était convaincu que ni les époques, ni les personnes ne pouvaient être jugées sur la façon dont elles se conçoivent elles-mêmes. Chacun de nous en est déjà suffisamment convaincu : être membre d'un parti qui s'appelle communiste ne veut pas dire une conviction communiste, pas plus que la nostalgie du drapeau rouge flottant sur les bâtiments administratifs ne témoigne d'une aspiration envers de nouveaux rapports sociaux entre les gens.
Le pouvoir des soviets ouvriers et paysans, ou le pouvoir des comités d'usine ouvriers ?
La Russie, c'est bien connu, est un pays "au passé imprévisible". C'est probablement la raison pour laquelle il n'existe pas aujourd'hui d'opinion unique sur le moment où la dictature du prolétariat a péri en Russie ou même sur le fait qu'elle ait jamais existé. De notre point de vue, la dictature du prolétariat en Russie a vraiment existé. Mais d'abord, ce n'était pas une "pure" dictature du prolétariat, c'est-à-dire pas une dictature socialiste du prolétariat impliquant une seule classe, mais une "dictature démocratique du prolétariat", c'est à dire l'union des ouvriers en minorité et des paysans pauvres en majorité. Deuxièmement, sa durée s'est limitée à quelques mois.
Voici ce qui est arrivé : le 13 (26) janvier 1918, le Troisième congrès russe des soviets de députés paysans a fusionné avec le Troisième congrès des soviets de députés d'ouvriers et de soldats. Vers mars, la fusion s'est étendue aux soviets locaux. De cette façon, le prolétariat dont la domination politique aurait dû garantir la transformation socialiste, sous la pression des bolcheviks a partagé le pouvoir avec la paysannerie.
La paysannerie russe elle-même n'était pas en 1917, comme on le sait, socialement homogène. Une partie significative de celle-ci, les "koulaks" et la moyenne paysannerie orientaient de plus en plus leur activité économique vers les demandes du marché. De cette façon, la moyenne paysannerie devint petite-bourgeoise et les koulaks s'engagèrent souvent dans une économie complètement contractuelle, louant la force de travail - les "batraks" - et l'exploitant, c'est-à-dire qu'ils étaient déjà la bourgeoisie villageoise. L'institution de la communauté paysanne traditionnelle dans la plupart des localités fut formellement préservée, mais elle bénéficiait moins à la paysannerie moyenne et encore moins aux koulaks - les "suceurs de sang" ; elle bénéficiait à la masse des paysans pauvres qui constituait plus de 60% de l'ensemble de la paysannerie. Cependant les lois du développement capitaliste transformèrent beaucoup de paysans pauvres en semi-prolétaires. Il existait aussi dans les villages de véritables prolétaires - les ouvriers agricoles qui ne rejoignaient pas la communauté et se louaient aux propriétaires et aux koulaks, aux côtés des paysans pauvres.
Aussi en elle-même, la fusion du Soviet des députés ouvriers et soldats avec les Soviets paysans indiquait l'abandon de la "pure dictature du prolétariat". Cependant, la "pureté", même dans cette mesure, était très relative. Les soviets des députés ouvriers et de soldats n'étaient pas seulement composés d'ouvriers. Les soldats étaient fondamentalement - jusqu'à 60% - d'anciens paysans : des paysans pauvres ou moyens, vêtus de pardessus et armés par le gouvernement tsariste. Les ouvriers d'usine constituaient moins de 10% des soldats.
L'armement général du peuple et pas seulement de la classe avancée, le prolétariat, la fusion des deux types de soviets, et même la coalition des deux partis, les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche indiquent dans les faits la transition vers ce qu'on appelle la "vieille formule bolchevique" - la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Mais cette forme de pouvoir était un pas en arrière, en comparaison de ce qui avait surgi après le renversement du tsarisme par la révolution d'Octobre. A cette époque, comme on le sait, le pouvoir passa au Second congrès des soviets des députés ouvriers et soldats, c'est à dire qu'en fait la "dictature démocratique du prolétariat" était introduite, bien que Lénine, chef des bolcheviks, ait parlé de "révolution des ouvriers et des paysans" et de "transition du pouvoir local aux soviets des députés ouvriers, soldats et paysans".
Aussi la première expérience d'établissement de "la dictature démocratique du prolétariat" s'est limitée à la période qui va d'octobre 1917 à janvier/février 1918, et de plus, s'est produit un retrait constant par rapport aux positions atteintes par la classe ouvrière d'octobre à novembre. Après cette période que les historiens appellent "la procession triomphale du pouvoir soviétique", ce n'est pas seulement la fusion des soviets d'ouvriers et de soldats avec ceux des paysans qui eut lieu. Une circonstance encore plus importante a été le fait qu'au lieu de renforcer et de développer le système d'organisations ouvrières authentiques - les comités d'usine - les bolcheviks au contraire ont contribué à leur dissolution. Mais seuls les comités d'usine pouvaient devenir la base authentique du pouvoir soviétique, si nous le concevons dans la perspective d'une véritable dictature socialiste du prolétariat. En d'autres termes, ce sont précisément les soviets des comités d'usine qui auraient dû dominer le pays. Au lieu de cela, en janvier/février 1918, au Premier congrès russe des syndicats et à la 6e Conférence des comités d'usine de Petrograd, la décision sur l'initiative des bolcheviks de fusionner les comités d'usine avec les syndicats fut acceptée. Les syndicats eux-mêmes furent mis sous le contrôle de l'appareil du parti-Etat qui avait été formé. L'appartenance aux syndicats était obligatoire pour tous les ouvriers, non seulement dans les entreprises, mais aussi dans les institutions. La classe ouvrière cependant s'opposa à cette politique d'Etat et les autorités soviétiques ne parvinrent qu'à éliminer les comités d'usine autonomes au début de 1919.
La fusion des soviets d'ouvriers et de soldats avec les soviets paysans, et celle des comités d'usine avec les syndicats sous le contrôle de l'Etat ne sont pas les seules choses qui ont emporté la partie prolétarienne de la structure soviétique. Ainsi au cours de la guerre civile, les bolcheviks ont abandonné leur intention d'avant Octobre de créer des soviets des travailleurs agricoles, indépendants des soviets paysans - ceux-ci auraient été les organes du pouvoir prolétarien rural. Des fermes soviétiques furent créées sur les terres d'anciens propriétaires terriens, mais pas les soviets de travailleurs agricoles. Mais ensuite, en mars 1919, des syndicats de travailleurs agricoles furent organisés.
Ceci et bien d'autres faits nous montrent que le grand Octobre ne fut pas en fait une révolution socialiste, comme le suggèrent les bolcheviks, mais seulement la seconde étape culminante de la révolution démocratique-bourgeoise en Russie dont l'un des buts fondamentaux était le règlement de la question agraire en faveur de la paysannerie. Malgré toute l'activité de la classe ouvrière et la révolution politique du prolétariat dans les métropoles, la révolution socialiste d'Octobre 1917 dans une Russie arriérée du point de vue capitaliste n'a jamais eu lieu. Karl Marx prévoyait la possibilité d'une telle situation en 1947. Il écrivait : "Aussi, si le prolétariat renverse la domination politique de la bourgeoisie, sa victoire sera de courte durée ; elle ne sera qu'un auxiliaire de la révolution bourgeoisie elle-même, comme ce fut le cas en 1794 [en France], jusqu'à ce que le cours de l'histoire, son mouvement, ait à nouveau créé les conditions qui nécessitent l'élimination des moyens de production bourgeois". En plus, "une révolution à l'âme politique, en conformité avec la nature limitée et double de cette âme, organise une couche dominante dans la société aux dépens de la société elle-même", avertissait-il, car "le socialisme ne peut être réalisé sans révolution. Il a besoin de cet acte politique car il besoin d'abolir et de détruire le passé. Mais là où commence son activité organisatrice, là où son but en soi, son âme s'annonce, alors le socialisme se débarrasse de son enveloppe politique" (Marx).
Il va sans dire que les bolcheviks n'avaient pas l'intention de "se débarrasser de la politique" ni sous Lénine, ni après sa mort. (...)
De cette façon, vers la fin de 1919, la dictature du prolétariat en Russie soviétique, même sous son aspect "démocratique" non développé, a subi une défaite. Les comités d'usine et les comités de pauvres furent abolis, la perspective socialiste de la révolution d'Octobre dans le pays fut finalement perdue. Six mois après, la révolution prolétarienne en Europe subit aussi une défaite Le pays, en essence, retourna à la dictature démocratique-révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Cependant, elle eut une courte existence puisque le véritable pouvoir n'était plus aux mains des soviets des députés ouvriers et paysans, mais dans celles de leurs comités exécutifs et des comités du Parti communiste russe. Les soviets étaient de plus en plus séparés des collectivités ouvrières et dans l'appareil soviétique, les tendances bureaucratiques commencèrent à se développer. Les bolcheviks, avec une sincérité absolue, appelaient les masses et eux-mêmes à combattre ces tendances. Ce processus alla si loin que Lénine, parlant au 4e congrès de l'Internationale communiste le 13 novembre 1922 fut obligé de confirmer :
"Nous avons hérité de l'ancien appareil d'Etat, et c'est là notre malheur. L'appareil d'Etat fonctionne bien souvent contre nous. Voici comment les choses se sont passées. En 1917, lorsque nous avons pris le pouvoir, l'appareil d'Etat nous a sabotés. Nous avons été très effrayés à ce moment, et nous avons demandé :"Revenez s'il vous plaît". Ils sont revenus et ce fut notre malheur. Nous avons maintenant d'énormes masses d'employés, mais nous n'avons pas d'éléments suffisamment instruits pour diriger efficacement ce personnel. En fait, il arrive très souvent qu'ici, au sommet, où nous avons le pouvoir d'Etat, l'apapreil fonctionne tant bien que mal, tandis que là-bas, à la base, ce sont eux qui commandent de leur propre chef, et ils le font de telle sorte que bien souvent, ils agissent contre nos dispositions. Au sommet nous avons, je ne sais combien au juste, mais de toute façon, je le crois, quelques milliers seulement, ou, tout au plus, quelques dizaines de milliers des nôtres. Or, à la base, ily a des centaines de milliers d'anciens fonctionnaires, légués par le tsar et la société bourgeoise, et qui travaillent en partie consciemment, en partie inconsciemment, contre nous" (Lénine, "Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale", rapport au 4ème congrès de l'IC, dans oeuvres complètes, T33, p440).
L'introduction de la NEP en 1921 constitua à son tour la fin logique de la dictature démocratique-révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie : la paysannerie petite-bourgeoise atteignit ses buts de marché, le prolétariat industriel à ce moment-là perdit complètement son autonomie organisationnelle (en particulier après l'introduction par les bolcheviks de la gestion des usines par un seul), et à côté de cela, il était déjà "à cause de la guerre et de l'appauvrissement terrible, de la ruine, déclassé, c'est-à-dire que les ouvriers perdent leur lien avec la classe" (Lénine). La NEP elle-même indiquait, selon les termes de Lénine, "un mouvement de restauration du capitalisme à un degré significatif"."Si le capitalisme est restauré, alors le prolétariat comme classe est restauré, engagé dans une production de marchandises", écrivait Lénine. De plus, il déclarait que "dans la mesure où la grande industrie est ruinée, dans cette mesure les usines sont arrêtées et le prolétariat a disparu. Il a été parfois compté mais il n'était pas lié à des racines économiques". Le chef des bolcheviks néanmoins orientait ses frères d'armes vers la position selon laquelle "le pouvoir d'Etat prolétarien est capable, en s'appuyant sur la paysannerie, de tenir les capitalistes sous son contrôle et de diriger le capitalisme dans le sens de l'Etat, de créer un capitalisme sujet de l'Etat et à son service". Ici sont clairement visibles les spécificités du léninisme qui demandaient, à partir des Thèses d'avril, "non seulement des considérations de classe, mais aussi d'institutions". Ainsi si cela a un sens d'appeler la Russie soviétique un "Etat ouvrier", c'est seulement vrai pendant quelques mois de son existence et même alors, c'est relatif ! Après tout cela, est-il surprenant que le développement de l'URSS finisse par la restauration des rapports bourgeois classiques, avec la propriété privée, la "nouvelle bourgeoisie russe", la dure exploitation et la pauvreté massive ?
Ce qui vient d'être dit n'est pas du tout une accusation contre les bolcheviks. Ils ont fait ce qu'ils avaient à faire, dans les conditions d'un pays paysan arriéré - conditions aggravées par la défaite de la révolution sociale à l'Ouest. Mais sans cette révolution même les bolcheviks sous Lénine ne pensaient pas à construire le socialisme en Russie. Bien que leur but le plus immédiat - une société socialiste libérée des rapports marchands - n'ait pas été accessible, les bolcheviks ont en fin de compte fait beaucoup. Pendant 70 ans, l'URSS a fait l'expérience d'un bond significatif de sa capacité productive. Mais pourquoi appeler ça socialisme ? L'industrialisation supplantant la petite production (en ville et particulièrement à la campagne) avec une large production de marchandises, l'amélioration du niveau culturel des masses, tout cela fait partie du processus de développement de la société bourgeoise. Nous ne disons pas que la France est socialiste du fait que beaucoup d'usines ont été construites dans le pays et que c'est le "parti socialiste" qui gouverne ! En revanche, le socialisme implique, présuppose une société industrielle hautement développée ainsi que le pouvoir de la classe des ouvriers. Qu'une telle société ait été seulement dans le processus de sa formation en Russie - l'URSS - excluant la classe ouvrière du pouvoir indique à quel point ce pays était loin du socialisme. (...)
Par manque de place, nous avons coupé la partie "Les marxistes russes dans le rôle de social-jacobins" qui tente de faire une comparaison entre le développement économique de la France depuis la révolution bourgeoise de 1789 jusqu'à la Commune de 1871, et celui de l'URSS entre 1918 et l'effondrement du stalinisme en 1989.
Qu'est ce que le pouvoir soviétique ?
V.I. Lénine parlait fréquemment de la révolution d'Octobre comme de la "révolution des ouvriers et des paysans", et il avait sans aucun doute raison de le faire. Cependant le grand Octobre, comme on l'a déjà dit, n'a pas été une révolution socialiste, c'était l'apogée de la pression bourgeoise-démocratique - la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie avec une transition à court terme vers "la dictature démocratique du prolétariat". La transformation anti-féodale menée par les bolcheviks n'a pas eu lieu dans l'intérêt des ouvriers seulement, mais aussi dans celui des larges masses paysannes.
La révolution d'Octobre elle-même, la victoire des Rouges pendant la guerre civile, la suppression de nombreux soulèvements et mutineries n'auraient pas été possible sans le soutien apporté à la révolution par le peuple - la masse de base des travailleurs. Quelle était la composition de classe de ces travailleurs ? Sur presque 140 millions d'ouvriers au moment de la révolution, environ 110 millions étaient des paysans. Approximativement 65% de la paysannerie étaient constitués de paysans pauvres, les paysans moyens atteignaient 20%, les koulaks presque 15%. La petite-bourgeoisie urbaine atteignait 8% de la population du pays. Les prolétaires étaient environ 15 millions, un peu plus de 10% de la population et parmi ceux-ci, les ouvriers d'industrie n'étaient que 3,5 millions (Voir "La grande révolution socialiste d'Octobre", Moscou, Encyclopédie soviétique, 1977). Il n'est donc pas surprenant que la révolution ait eu une tonalité qui n'était pas tellement prolétarienne mais plutôt celle des masses semi-prolétaires et petites-bourgeoises. Le rôle dirigeant du parti prolétarien n'a pas sauvé la situation. A cela existe une explication totalement marxiste : la base détermine la "superstructure", même une "superstructure" telle que le Parti communiste russe. Voici ce qu'écrivait Lénine lui-même en 1917 : "La Russie est aujourd'hui en ébullition. Des millions et des dizaines de millions d'hommes en léthargie politique depuis dix ans, politiquement abêtis par le joug effroyable du tsarisme et par un labeur de forçat au profit des grands propriétaires fonciers et des fabricants, se sont éveillés et aspirent à la vie politique. Or, qui sont ces millions et ces dizaines de millions d'hommes ? Pour la plupart, des petits patrons, des petits bourgeois, des gens qui tiennent le milieu entre les capitalistes et les ouvriers salariés. La Russie est le pays le plus petit bourgeois d'Europe.
Une formidable vague petite-bourgeoise a tout submergé ; elle a écrasé le prolétariat conscient non seulement par le nombre , mais aussi par son idéologie, c'est-à-dire qu'elle a entraîné de très larges milieux ouvriers, les a contaminés de ses idées politiques petites-bourgeoises" ("Thèses d'avril", Lénine, oeuvres, T24, p53).
La force motrice de la révolution d'Octobre était les ouvriers et les paysans en uniforme de soldats et le prolétariat détint l'hégémonie sous la direction du parti bolchevik. Il semblait aux "nouveaux bolcheviks" qu'avec cet acte, la révolution socialiste elle-même commençait en Russie. Cependant les événements ultérieurs ont démontré que le développement de la révolution politique du prolétariat au-delà des limites du processus révolutionnaire bourgeois démocratique (c'est à dire "la révolution au sens étroit") n'a pas eu lieu. Les tentatives d'élimination de l'argent, l'introduction de la production sur une base communiste, la distribution directe des produits, la domination par en bas, ces mesures et d'autres du "communisme de guerre" ont été considérées comme ne valant pas la peine. Les bolcheviks n'ont pas réussi à échanger les produits entre la ville et la campagne. Les éléments petits-bourgeois réclamaient des marchés, la loi de la valeur demandait des rapports marchands.
Ces revendications ne pouvaient être supprimées qu'en supprimant en même temps l'environnement petit-bourgeois. Mais cet environnement constituait la masse fondamentale de la population armée, l'armée révolutionnaire. Revenant encore à V.I.Lénine, nous devons noter qu'il avait moins d'illusions sur le caractère de la révolution d'Octobre que n'en n'avaient d'autres "nouveaux bolcheviks". A la fin de 1920, une discussion éclata dans le Parti communiste russe sur le rôle et les buts du "réservoir du pouvoir d'Etat", les syndicats, en Russie soviétique. Une fois que les ouvriers ont l'Etat, de qui les syndicats doivent-ils protéger le prolétariat ? Pas de notre cher Etat ? Par rapport à cela, le chef des bolcheviks faisait, de façon sensée, la remarque : "le camarade Trotsky parle d'un "Etat ouvrier". Mais c'est une abstraction !. Il n'est pas seulement ouvrier, voilà la question. Là réside une des erreurs fondamentales du camarade Trotsky. Notre Etat n'est en fait pas un Etat ouvrier, mais un Etat ouvrier et paysan. C'est la première chose. Et de cela découlent bien des choses". "Notre Etat est un Etat ouvrier, ajoutait Lénine, à déformation bureaucratique". Il est vrai que le chef des bolcheviks cherchait à se sortir de cela avec la dialectique suivante : "Notre Etat actuel est tel que le prolétariat organisé universellement doit se défendre, mais nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour leur défense contre notre Etat et pour la défense de notre Etat par elles. Et cette défense et d'autres l'autre est d'actualité à cause de l'entrelacement particulier de nos mesures étatiques et de notre accord, leur prise en charge commune avec nos syndicats" expliquait Lénine. "La compréhension de cette "prise en charge commune" inclut la nécessité de savoir comment utiliser les mesures du pouvoir d'Etat pour la défense des intérêts matériels et spirituels du prolétariat universellement uni de la part du pouvoir d'Etat".(...) ("Les syndicats, la situation actuelle, et les erreurs de Trotski", Lénine, oeuvres, T32, p16-17).
Bien que vers l'époque de l'introduction de la NEP, V.I.Lénine ait pris conscience intérieurement de la nature non prolétarienne du pouvoir soviétique, son slogan, comme nous le savons, était : "pousser la révolution bourgeoise aussi loin que possible". La pousser dans l'espoir de l'arrivée rapide d'une révolution sociale du prolétariat européen ("La Sociale", c'est à dire une révolution authentiquement socialiste). Cette révolution compenserait l'arriération de la Russie pensait Lénine.(...)
Pour toutes ces raisons, le chef des bolcheviks refusa d'admettre publiquement la nature non prolétarienne de la société qui avait surgi de la révolution d'Octobre, et il menaça même d'exécution quiconque exprimerait publiquement ce point de vue. C'est le même Oulianov-Lénine qui écrivait en 1905 : "La révolution complète est la prise du pouvoir par le prolétariat et la paysannerie pauvre. Mais ces classes, quand elles viennent au pouvoir, ne peuvent manquer de viser la révolution socialiste. En conséquence, la prise du pouvoir qui est d'abord un premier pas dans la révolution démocratique sera conduite par la force des choses, contre la volonté (et quelques fois, contre la conscience) des participants à la révolution socialiste. Et là, l'échec est inévitable. Mais puisque l'échece des expériences dans la révolution socialiste est inévitable, alors nous (comme Marx en 1871, qui avait prévu l'échec inévitable à Paris) devons dire au prolétariat de ne pas se soulever, d'attendre, de s'organiser, de reculer en bon ordre pour mieux partir à l'assaut plus tard".
Le pronostic marxiste de Lénine le théoricien (distinct de ses aspirations non marxistes en tant que politicien et praticien social-jacobin) était pleinement justifié. Le PCR fit l'expérience d'une lutte interne aiguë et de l'élimination d'une partie significative de la vieille garde. Comme l'a montré l'histoire, la réalisation du cycle complet de transformation bourgeoise-démocratique en Russie prit approximativement autant de temps qu'en France. En France, il dura de 1789 à 1871, et pour nous de 1905 à 1991. De plus, la similarité est surprenante jusque dans les détails. Lénine lui-même nous rappelle Robespierre. Comme Robespierre à son époque, il lutta de façon répétée contre la Gauche, par exemple au 10e Congrès du PCR, où a été supprimée "l'opposition ouvrière" qui cherchait à développer une position-clé du nouveau programme du parti, celle selon laquelle "les syndicats doivent arriver à une véritable concentration entre leurs mains de la gestion de l'ensemble de l'économie comme un tout unifié".
Le "Robespierre russe" n'est pas tombé sous la guillotine, mais il est connu que sa femme, N.K.Kroupskaïa, a suggéré que Lénine aurait fait partie des victimes des purges de Staline. Après la mort du chef de la révolution, le pouvoir en Russie soviétique, comme en France en 1794, passa à un "Directoire" thermidorien - à l'aile la plus à droite des "communistes de la NEP", au service de qui se trouvaient plusieurs anciens mencheviks d'inclination penchant pour le marché. La polémique qui éclata autour de l'évaluation par Trotsky de la révolution d'Octobre témoigne que la majorité des "nouveaux thermidoriens" gardaient essentiellement les "vieilles idées bolcheviques".
Quand la NEP fut remplacée à la fin des années 1920, se mit en place une bureaucratie soviétique russe, dirigée par J.V.Staline qui incarnait beaucoup de caractéristiques de Napoléon I et même dans une certaine mesure de Napoléon III. Le bonapartisme russe spécifique (qui a trompé beaucoup de gens jusqu'à nos jours) consistait en ce que le "Napoléon" soviétique mettant fin au développement de la révolution, introduisant un régime de "socialisme d'Etat" en URSS. Le "socialisme d'Etat" avait déjà été planifié au 19e siècle par les Saint Simoniens, Rodbertus et d'autres ; c'était un modèle de société qu'Engels a critiqué sans merci pendant les dernières années de sa vie. Cependant, les caractéristiques fondamentales du bonapartisme décrites par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte peuvent être vues dans leur variante soviétique. Ici, nous avons le culte de la personnalité basé sur "la foi traditionnelle du peuple" et "l'immense révolution intérieure". [...]Ici, c'est "ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel" dans lequel "chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d'intérêt supérieur, général, enlevé à l'initiative des membres de la société, transformé en objet de l'activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d'école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu'aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités". La révolution russe, comme la grande révolution française, "devait nécessairement développer l'?uvre commencée par la monarchie absolue: la centralisation, mais, en même temps aussi, l'étendue, les attributs et l'appareil du pouvoir gouvernemental" (Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, Paris 1969, p124-125).
Staline comme Napoléon "a achevé cette machine d'Etat' et comme Napoléon, il a établi les base d'un nouveau système juridique, introduit une nouvelle division territoriale administrative, etc.(...)
Cependant, il y a beaucoup de différences réelles entre les histoires de France et de Russie. Staline a mené une politique sociale impérialiste par rapport à certains petits peuples et Etats voisins, étendant et renforçant l'Union soviétique, mais il n'a pas été vaincu, comme le fut Napoléon : au contraire, il a vaincu l'agresseur nazi dans la guerre mondiale. En France, après la chute de Napoléon I, la réaction européenne a temporairement restauré la monarchie, mais cela n'a pas encore eu lieu en Russie. Il n'est pas nécessaire d'insister encore sur le fait que la différence fondamentale est, en fin de compte, l'élimination par la révolution russe radicale à la fois de l'ensemble de la noblesse et de la vieille classe bourgeoise, tandis qu'en France, la question s'est limitée à l'extirpation et l'expulsion de l'aristocratie terrienne.
Cependant, la chose principale semble être qu'au 20e siècle en Russie, cela a eu lieu contre ce vis-à-vis de quoi Marx et Engels avaient averti les révolutionnaires : "En France, le prolétariat ne viendra pas seul au pouvoir, mais avec les paysans et la petite bourgeoisie, et il sera obligé de mettre en ?uvre non ses propres mesures, mais celles des autres classes".
Ici suit une partie sur le "socialisme d'Etat en tant que capitalisme de rattrapage" qui démontre en conclusion la nature capitaliste de l'URSS sur la base des dénonciations par Marx et Engels du "socialisme d'Etat" et identifie certaines des principales causes menant à l'effondrement de l'URSS. Cependant, elle contient aussi l'idée fondamentalement incorrecte à notre avis selon laquelle la contre-révolution stalinienne a joué en fait un rôle historiquement progressiste.
La "nomenklatura" du parti a accompli une tâche objectivement progressiste en organisant l'industrie à grande échelle et en l'intégrant, avec les fermes collectivisées et le secteur coopératif, à un seul complexe économique national ; ainsi furent surmontés les ordres économiques que le pays multinational avait hérité du féodalisme et même de modes de production pré-féodaux.
Pour finir, la partie sur la "Russie post-soviétique" se conclut ainsi :
Dans notre esprit, les tâches du prolétariat et des intellectuels marxistes dans cette situation sont le développement d'une lutte de classe sans compromis contre toutes les fractions de la bourgeoisie - depuis les compradores jusqu'aux national-patriotes et leurs assistants politiques de toutes les couleurs ; la création d'authentiques syndicats ouvriers de classe et le ralliement de l'avant-garde prolétarienne dans un parti du travail marxiste (Marxist labour party) fort, ayant une influence, et la perspective d'accomplir une révolution socialiste mondiale authentique et donc d'abolir l'ensemble du système d'économie marchande et par conséquent tout rapport de domination et d'assujettissement sociaux, l'institution de l'Etat.
En même temps, le premier pas dans cette voie peut être le pouvoir sans partage de cette partie du prolétariat qui a été organisé par une production à grande échelle et éclairé par le marxisme, le pouvoir qu'il établira au cours de la révolution sociale radicale, c'est-à-dire la dictature socialiste du prolétariat. Seule la classe ouvrière socialiste - productrice de la majorité absolue de la richesse dans l'époque actuelle - a le droit de s'armer pour éviter les tentatives de contre-révolution et de restauration des anciens ordres d'où qu'ils viennent.
Puisque que la classe ouvrière a besoin d'un Etat de cette sorte, le pouvoir de celui-ci doit lui appartenir entièrement et directement - telle est l'une des principales leçons de la défaite du léninisme.
1 Note du traducteur: dans le texte anglais, les références aux oeuvres de Lénine sont tirées de la 5ème édition russe des Oeuvres complètes. Les références aux oeuvres de Marx et Engels proviennent pour la plupart de la 2ème édition des oeuvres complètes. Malheureusement, l'auteur n'a pas toujours donné des références précises (de titre, voire de date), ce qui en rend l'identification difficile. Là où c'était possible, nous avons indiqué la référence précise équivalente dans les oeuvres complètes de Lénine en français (Éditions sociales, Paris, 1962). Là où nous n'avons pas pu identifier la citation originale, nous mentionnons tout simplement le nom de l'auteur.
En premier lieu, nous tenons à saluer le sérieux de ce texte, les efforts faits par le 'Marxist Labour Party' pour le traduire et le faire circuler internationalement, ainsi que pour les invitations à le commenter, faites à d'autres organisations prolétariennes. La nature de la révolution d'octobre, ainsi que celle du régime stalinien qui a surgi de sa défaite, a toujours été un problème crucial pour les révolutionnaires, et ce problème ne peut être abordé qu'en utilisant la méthode marxiste. Comme le titre de ce texte le suggère, il s'agit d'une tentative de mettre en évidence "l'anatomie marxiste" de la révolution d'octobre en faisant référence aux études les plus élaborées tirées des classiques du marxisme (Engels, Lénine, etc). Comme on le verra, il y a certains points dans ce texte avec lesquels nous sommes d'accord, et d'autres non, mais qui soulèvent matière à débat. Cependant, nous avons le sentiment que ce texte n'atteint pas son but fondamental : définir la nature essentielle de la révolution d'octobre. C'est pour cette raison que nous allons surtout souligner nos principaux désaccords avec celui-ci.
Il semble que ce texte soit le résultat d'un débat en cours au sein du MLP. Nous n'avons pas grande connaissance des différents points de vue exprimés dans ce débat, sauf que dans la traduction en anglais de sa préface, publiée dans le journal du MLP, Marxist, on parle de divergences entre les points de vue des courants 'léninistes' et 'non-léninistes' sur la révolution russe, et le texte dont nous faisons le commentaire provient de ce dernier courant.
Dans le passé, le CCI a maintes fois polémiqué avec ceux qui ont une vision 'conseilliste' de la révolution russe, selon laquelle elle n'était essentiellement qu'une révolution bourgeoise arrivant sur le tard, et que les bolcheviks n'étaient au mieux qu'une expression de l'intelligentsia petite bourgeoise, mais non du prolétariat (voir en particulier notre brochure : Russie 1917, Début de la révolution mondiale). Le texte du MLP reprend de nombreux points de cette vision, en particulier quand il parle de la révolution russe comme d'une 'révolution double', largement prolétarienne dans les grandes villes, mais dominée par le poids le la paysannerie petite bourgeoise, conduisant à cette formule selon laquelle la révolution d'octobre 'ne fut pas une révolution socialiste. Elle fut le point culminant de la pression démocratique bourgeoise : la dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie, avec une brève transition vers la dictature démocratique du prolétariat'. Les mots utilisés ici sont tirés du programme bolchevique, antérieur aux Thèses d'avril de Lénine. Mais globalement, cette analyse d'une 'révolution double' frappe par sa ressemblance avec les thèses du KAPD au début des années 1920, qui parlait aussi d'une révolution double, prolétarienne dans les villes, paysanne et capitaliste dans les campagnes, ce dernier aspect tendant à devenir prépondérant sur le premier. Plus tard, les derniers éléments de la Gauche germano-hollandaise ont développé la notion d'une révolution purement bourgeoise en Russie, tandis que cette idée de révolution double a largement perduré à travers les contributions du courant bordiguiste.
Mais en même temps, l'approche du MLP pour ce qui concerne la nature du parti bolchevique, diffère nettement de celle du conseillisme. Alors que celui-ci conclut de l'expérience russe que le parti est par définition une forme bourgeoise, le MLP, comme son nom le suggère, s'en fait, de façon explicite, l'avocat. Il proclame, dans le premier point de ses 'statuts fondamentaux', que 'le MLP est un parti de la classe ouvrière... la tâche du parti est d'éclairer et d'organiser les ouvriers pour qu'ils se saisissent du pouvoir politique et économique, dans le but de construire une société sans classe et auto-gouvernée'. Le MLP ne se pose pas non plus en juge à posteriori des bolcheviks, ni ne les rejette hors du mouvement ouvrier parce qu'ils ont été les victimes de la défaite d'une révolution : 'Ce qui a été dit, n'est en aucune façon une accusation contre les bolcheviks. Ils ont fait ce qu'ils avaient à faire, dans les conditions d'un pays agricole arriéré - conditions aggravées par la défaite de la révolution sociale en occident'.
Ce point étant clarifié, il nous semble y avoir un défaut crucial au c?ur de ce texte, reflet d'une faiblesse théorique conseilliste, et même menchevique, basée sur une incapacité à considérer la révolution d'octobre dans son cadre historique global. Certes, il ne manque pas de références à la dimension internationale d'Octobre, particulièrement à l'échec de la révolution en Europe comme expliquant de manière déterminante pourquoi la République des Soviets n'a pu qu'évoluer dans le sens du développement du capitalisme russe. Mais il nous semble que le point de départ de cette analyse, tant pour les conseillistes que pour les mencheviks, c'est la Russie elle-même et non pas le monde capitaliste dans sa globalité. Et c'est pourquoi ce texte fait une comparaison radicalement erronée entre la Russie du 20ème siècle et la France du 19ème siècle : 'Comme l'a montré l'histoire, il a fallu presque autant de temps en Russie qu'en France pour accomplir le cycle de transformation bourgeois démocratique. Là-bas ce fut de 1789 à 1871, chez nous, de 1905 à 1991'. De plus, pour les mencheviks, la Russie était encore dans la phase de révolution bourgeoise en 1905 - 1917 ; sous cet aspect, la notion défendue par Trotsky de révolution permanente, représente une avancée théorique considérable, puisque son point de départ est le contexte international de la révolution à venir en Russie, alors que le vieux slogan bolchevique de 'dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie' se trouvait à mi-chemin entre ces deux positions, et on peut penser que Lénine l'a effectivement abandonné dans ses Thèses d'avril en 1917 (voir l'article dans la Revue Internationale n° 90 : '1905 : La grève de masse ouvre la voie à la révolution prolétarienne'). Pour nous, la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne sont toutes les deux le produit d'une évolution historique et internationale. Il est vrai que l'ère des révolutions bourgeoises en France s'est étendue sur une grande partie du 19ème siècle, mais ce fut parce que le capitalisme, pris dans sa globalité, était encore dans sa phase ascendante d'expansion. L'ère de la révolution prolétarienne mondiale a commencé au début du 20ème siècle, parce que le capitalisme, pris comme une système global, était entré dans son époque de déclin. Et comme les camarades de Bilan ont insisté, à la fois en opposition au stalinisme et au trotskisme, le seul point de départ possible pour analyser la révolution en Russie, est celui de la maturation internationale des contradictions sociales et économiques du système capitaliste, et non la 'maturité' de chaque pays pris séparément. Nous reproduisons ici une longue citation tirée du premier article d'une importante série sur 'Les problèmes de la période de transition', publié en 1936 dans Bilan n° 28.
"Nous avons souligné au début de cette étude que le capitalisme, bien qu'il ait puissamment développé la capacité productive de la société, n'a pas réuni, de ce fait, tous les matériaux permettant l'organisation immédiate du socialisme. Comme Marx l'indique, seulement les conditions matérielles pour résoudre ce problème existent "ou du moins sont en voie de devenir".
A plus forte raison, cette conception restrictive s'applique-t-elle à chacune des composantes nationales de l'économie mondiale. Toutes sont historiquement mûres pour le socialisme, mais aucune d'entre elles n'est mûre au point de réunir toutes les conditions matérielles nécessaires à l'édification du socialisme intégral et ce, quel que soit le degré de développement atteint.
Aucune nation ne contient à elle seule tous les éléments d'une société socialiste et le national-socialisme s'oppose irréductiblement à l'internationalisme de l'économie impérialiste, à la division universelle du travail et à l'antagonisme mondial entre la bourgeoisie et le prolétariat.
C'est pure abstraction que de concevoir une société socialiste comme étant la juxtaposition d'économies socialistes complètes. La distribution mondiale des forces productives (qui n'est pas un produit artificiel) exclut aussi bien pour les nations "supérieures" que pour les régions "inférieures" la possibilité de réaliser intégralement le socialisme. Le poids spécifique de chacune d'elles dans l'économie mondiale mesure leur degré de dépendance réciproque et non l'ampleur de leur indépendance. L'Angleterre, un des secteurs les plus avancés du capitalisme, où celui-ci s'exprime à peu près à l'état pur, n'est pas viable, considérée isolément. Les faits montrent aujourd'hui que, privées en partie seulement du marché mondial, les forces productives nationales périclitent. C'est le cas pour l'industrie cotonnière et l'industrie charbonnière en Angleterre. Aux Etats-Unis, l'industrie automobile limitée au marché intérieur, cependant vaste, doit rétrograder. Une Allemagne prolétarienne isolée assisterait impuissante à la contraction de son appareil industriel, même en tenant compte d'une large expansion de la consommation.
Il est donc abstrait de poser la question de pays "mûrs" ou "pas mûrs" pour le socialisme, car le critère de maturité est à rejeter aussi bien pour les pays à développement supérieur que pour les pays retardataires.
Dès lors, c'est sous l'angle d'une maturation historique des antagonismes sociaux résultant du conflit aigu entre les forces matérielles et les rapports de production que le problème doit être abordé. Limiter les données de celui-ci à des facteurs matériels, c'est se placer sur la position des théoriciens de la 2e Internationale, celle de Kautsky et des socialistes allemands qui considéraient que la Russie, en tant qu'économie arriérée où le secteur agricole -techniquement faible - occupait une place prépondérante, n'était pas mûre pour une révolution prolétarienne, conception allant rejoindre celle des mencheviks russes. Otto Bauer, de "l'immaturité" économique de la Russie avait déduit que l'Etat prolétarien devait inévitablement dégénérer.
Rosa Luxemburg ("La révolution russe") faisait cette remarque que d'après la conception de principe des social-démocrates, la révolution russe aurait dû s'arrêter à la chute du tsarisme : "Si elle a passé au-delà, si elle s'est donné pour mission la dictature du prolétariat, ça a été, selon cette doctrine, une simple faute de l'aile radicale du mouvement ouvrier russe, les bolcheviks, et tous les mécomptes que la révolution a subis dans son cours ultérieur, tous les embarras dont elle a été victime, se présentent comme un résultat de cette faute fatale."
La question de savoir si la Russie était mûre ou non pour la révolution prolétarienne, n'avait pas à être résolue en fonction des conditions matérielles de son économie, mais en fonction des rapports de classe bouleversés par la situation internationale. La condition essentielle était l'existence d'un prolétariat concentré - bien qu'en proportion infime par rapport à l'immense masse des producteurs paysans - dont la conscience s'exprimait par un parti de classe, puissant par son idéologie et son expérience révolutionnaire. Avec Rosa Luxemburg, nous disons que : "Le prolétariat russe ne pouvait être considéré que comme l'avant-garde du prolétariat mondial, avant-garde dont les mouvements exprimaient le degré de maturité des antagonismes sociaux à l'échelle internationale. C'est le développement de l'Allemagne, de l'Angleterre et de la France qui se manifestait à St Petersbourg. C'est ce développement qui décidait du sort de la révolution russe. Celle-ci ne pouvait atteindre son but que si elle était le prologue de la révolution du prolétariat européen."
(...) Nous répétons que la condition fondamentale d'existence de la révolution prolétarienne, c'est la continuité de sa liaison en fonction de laquelle doit se définir la politique intérieure et extérieure de l'Etat prolétarien. C'est précisément parce que la révolution, si elle doit commencer sur le terrain national, ne peut s'y maintenir indéfiniment, quelles que soient la richesse et l'ampleur du milieu national ; c'est parce qu'elle doit s'élargir à d'autres révolutions nationales jusqu'à aboutir à la révolution mondiale, sous peine d'asphyxie ou de dégénérescence, que nous considérons comme une erreur de se fonder sur des prémisses matérielles."
Pour Bilan, contrairement à Trotsky par exemple et même au courant conseilliste, l'époque des révolutions bourgeoises était révolue, car le capitalisme, non pas pris pays par pays, mais considéré comme un système global, était devenu 'mûr' pour la révolution prolétarienne. La conséquence de cette approche du MLP est que l'ère stalinienne en URSS cesse d'être une expression classique de la contre révolution bourgeoise et de la décadence universelle du capitalisme, comme le sont d'autres manifestations comme le nazisme en Allemagne. Bien sûr, le MLP est parfaitement clair sur le fait que le régime stalinien en Russie (comme les autres de par le monde) n'était en rien un Etat ouvrier, mais une forme de capitalisme d'Etat (note 1). Il n'en reste pas moins que considérer cette dernière comme une expression de la révolution bourgeoise, c'est aussi la considérer comme un facteur de progrès historique, préparant l'industrialisation de la Russie et par là le triomphe éventuel du prolétariat. Et bien que dans ses 'statuts fondamentaux' le MLP souligne à juste titre que l'Etat russe bureaucratique a 'détruit les bolcheviks en tant que parti politique créé en 1903', le texte 'Anatomy of October' donne l'impression d'une réelle continuité entre le bolchevisme et le stalinisme : 'Bien que leur but le plus immédiat - une société socialiste libérée des rapports marchandes - ne fût pas accessible, les bolcheviks ont accompli, en fin de compte, une ?uvre immense. Pendant 70 ans, la Russie (l'URSS) a fait l'expérience d'un bond en avant significatif de sa capacité de production'. Mais ici encore, il convient d'applique la méthode de la Gauche italienne dans les années 1930, et le critère pour juger si le stalinisme jouait un rôle progressiste ne réside pas en un simple calcul d'indices de croissance économique d'après le plan quinquennal, mais dans l'analyse de son rôle comme un facteur profondément contre-révolutionnaire à l'échelle mondiale ; et on se rend compte alors que le stalinisme a été un phénomène réactionnaire par excellence. En même temps, la Gauche italienne - bien que n'ayant pas complètement saisi la nature capitaliste de l'Etat stalinien - était tout à fait consciente que le 'formidable développement économique de l'URSS' était inséparablement lié à une économie de guerre, en vue du repartage impérialiste à venir, et que ce 'développement' - qui se produisait en même temps dans tous les principaux pays capitalistes - n'était autre que la plus claire expression que le capitalisme, pris dans son ensemble, était devenu un mode de production dépassé, à l'échelle mondiale.
Le problème de l'Etat soviétique
En ne considérant le développement du capitalisme que dans les conditions particulières de la Russie, comme le font les Conseillistes, on prive les futures générations de révolutionnaires des importantes leçons vitales tirées de l'expérience russe. Si ce qu'ont accompli les bolcheviks était déterminé par dessus tout par la nécessité impérieuse pour la Russie de développer son capitalisme, en passant par l'étape d'une révolution bourgeoise tardive, alors ce n'est pas la peine de critiquer leurs erreurs vis à vis de l'Etat soviétique, des organes de masse de la classe ouvrière, de l'économie, etc., puisque l'affaiblissement de la dictature du prolétariat n'était que le résultat de circonstances objectives échappant à tout contrôle. Ceci est très différent de l'approche de la Gauche italienne, qui a effectué toute une série d'études sur ce que nous devions tirer comme enseignements de l'expérience de la révolution russe, sur la politique à suivre par un futur pouvoir prolétarien. C'est d'autant plus dommage que le MLP a une très bonne perception des problèmes posés par l'Etat dans la période de transition, un domaine considéré comme absolument crucial par la Gauche italienne. Il souligne, en particulier, l'importance du fait que les organes spécifiques du prolétariat ont été dissous dans l'appareil général de l'Etat soviétique : 'Voilà les faits : le 13 janvier 1918, le 3ème Congrès des soviets des députés paysans a fusionné avec le 3ème Congrès des députés des ouvriers et des soldats ; dans le courant du mois de mars, la fusion s'est étendue à toutes les localités. De cette manière, le prolétariat, dont la domination politique aurait dû garantir la transformation vers le socialisme, a partagé le pouvoir avec les paysans, et ce sous la pression des bolcheviks'. Il a aussi mis en évidence le fait que les Soviets des ouvriers et des soldats subissaient déjà une forte influence paysanne, du fait de la composition sociale de l'armée. De plus, 'une circonstance encore plus importante fut qu'au lieu de renforcer le système des organisations ouvrières authentiques - les comités d'usine - les bolcheviks, au contraire, ont contribué à leur dissolution' en les obligeant à fusionner avec les syndicats d'Etat.
Ce furent, indubitablement, d'importants développements, mais pour nous, étant donné que dans toute situation révolutionnaire il sera nécessaire que les couches non-exploiteuses s'organisent dans le cadre de l'Etat de transition, la leçon à en tirer est que la classe ouvrière ne devra sous aucun prétexte laisser submerger ses propres organes authentiques - les conseils ouvriers, les comités d'usine, etc - dans les organes plus généraux de l'Etat. En d'autres termes, le prolétariat doit maintenir son autonomie vis à vis de l'Etat de transition, le contrôlant mais ne s'identifiant pas à lui. Et il faut bien souligner que ce problème n'est pas spécifique à un pays comme la Russie de 1917, mais concerne la classe ouvrière du monde entier, qui, à ce jour, ne représente pas la majorité de l'humanité. Mais au lieu de développer notre compréhension de comment l'auto-organisation du prolétariat s'est trouvée affaiblie en se subordonnant à l'Etat de transition, le MLP nous perd dans ses théorisations pesantes sur 'le passage de la dictature démocratique du prolétariat à la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie en 1919, et finalement à la subordination de ce dernier à un régime purement capitaliste après 1921' - une expérience présentée comme unique dans l'histoire et donc qui n'apporte aucune leçon pratique pour l'avenir du mouvement ouvrier.
Soyons clairs : nous n'avons jamais prétendu que la dictature du prolétariat en Russie aurait pu être sauvée par des garanties organisationnelles, et encore moins qu'elle pouvait conduire à la création d'une société socialiste. Compte tenu de son isolement, sa dégénérescence et sa défaite étaient inévitables. Mais ceci ne doit pas nous empêcher d'apprendre le maximum de ses succès et de ses échecs, car nous n'avons pas d'autre expérience dans l'histoire de la classe ouvrière.
Ceci nous conduit à une autre question : l'absence de mesures économiques prises par les bolcheviks. Comme nous le comprenons d'après la thèse du MLP, la révolution n'a pas établi une 'dictature socialiste' mais une 'dictature démocratique du prolétariat' purement politique ; et le texte, bien que n'étant pas ambigu sur la nature des mesures prises dans le cadre du communisme de guerre, souligne qu'il n'y a pas eu abolition des rapports marchands après la révolution d'octobre. Mais ce qui est sous-entendu ici est que si le prolétariat avait établi une dictature réellement socialiste, sans aucun partage de pouvoir, à travers les comités d'usines, alors il aurait été possible d'introduire des mesures économiques vraiment socialistes. Ici encore, les camarades du MLP semblent oublier, non seulement la dimension internationale de la révolution, mais aussi la nature même du prolétariat. La révolution prolétarienne ne peut débuter que comme une révolution politique, quel que soit le niveau de développement du capitalisme dans le pays où elle commence ; ceci est dû au fait que, en tant que classe exploitée, ne possédant rien, la classe ouvrière ne dispose comme levier que du pouvoir politique (qui est en fait l'expression de sa conscience et de son auto-organisation), pour introduire les mesures sociales requises pour avancer vers un ordre communiste. Dans un pays isolé, la révolution prolétarienne sera certainement amenée à prendre des mesures économiques urgentes afin d'assurer sa propre survie. Mais ce serait une illusion fatale de croire que les rapports capitalistes pourraient être abolis à l'intérieur des frontières d'une seule économie nationale. Comme la longue citation tirée de Bilan l'a démontré, le capitalisme, en tant qu'ensemble global de rapports, ne peut être démantelé que par la dictature internationale du prolétariat. Tant que celle-ci n'a pas été établie, à travers une phase plus ou moins longue de guerre civile, le prolétariat ne peut réellement commencer à développer une forme sociale communiste. Dans ce sens, la tragédie fondamentale de la révolution russe ne réside pas dans une quelconque 'restauration' des rapports capitalistes, ces derniers n'ayant en fait jamais disparu ; elle est basée sur le processus par lequel la classe ouvrière a pris le pouvoir politique et l'a perdu, et par dessus tout, sur le fait que cette perte du pouvoir politique a été masquée par un processus interne de dégénérescence, au cours duquel les anciennes appellations ont été maintenues, mais le contenu essentiel a complètement changé.
En conclusion, nous dirons que la plus importante tragédie du 20ème siècle - les horreurs du stalinisme et du fascisme ainsi que la succession dévastatrice des guerres et des massacres - réside dans la défaite de la vague révolutionnaire prolétarienne mondiale de 1917-1923, dans les espoirs brisés de la révolution d'octobre. L'humanité a payé un lourd tribut pour cette défaite, et continue à le payer aujourd'hui, au 21ème siècle, où, de manière peut-être plus évidente que jamais, elle est en train de s'enfoncer dans la barbarie. La transformation de la société vers le communisme était possible à l'échelle mondiale en 1917, et c'est pourquoi nous pensons que les bolcheviks avaient absolument raison de demander au prolétariat de Russie d'en accomplir le premier pas.
CCI
Note 1 : Nous laisserons de côté l'utilisation peu claire de l'expression 'socialisme d'Etat' faite par le MLP pour décrire le système stalinien, puisqu'il apparaît en fait que ce n'est qu'une autre appellation du capitalisme d'Etat.
Trotski et la "culture prolétarienne"
Dans le précédent article de cette série, nous nous sommes centrés sur le débat qui s'est déroulé durant les premières années de la révolution russe, sur "la culture prolétarienne". Nous avons introduit un extrait du livre de Trotski Littérature et révolution qui fournit, à notre avis, le cadre le plus clair pour aborder ce débat et mettre en évidence l'attitude du pouvoir politique prolétarien vis-à-vis de la sphère de l'art et de la culture.
Les extraits qui suivent, que nous accompagnons de nos propres commentaires, proviennent du dernier chapitre du même livre, dans lequel Trotski développe sa vision de l'art et de la culture dans la société communiste du futur. Ayant rejeté la notion de "culture prolétarienne" dans les chapitres précédents, Trotski s'autorise à donner un aperçu sur la culture vraiment humaine d'une société sans classe ; c'est un aperçu qui nous amène bien au-delà de la question de l' art, jusqu' à la perspective d'une humanité transfigurée.
Ce n'est pas la première fois qu'est présenté ce chapitre final, ni la première tentative d'en faire ressortir la signification. Dans sa biographie monumentale de Trotski, LDeutscher le cite longuement et conclut : "Sa vision de la société sans classes se trouvait certes implicitement dans toute la pensée marxiste, influencée qu'elle était par le socialisme utopique français. Mais aucun écrivain marxiste, avant ou après Trotski, n'avait deviné les grandes perspectives d'avenir avec un oeil aussi réaliste et une imagination aussi enflammée. " ("L'homme ne vit pas seulement de politique...", Le prophète désarmé, 1, Ed. 1018, p. 27 1)
Plus récemment, Richard Stites, dans sa vaste étude des courants sociaux expérimentaux qui ont accompagné les premiers pas de la révolution russe, fait lui aussi le lien entre la vision de Trotski et la tradition utopiste. Résumant le chapitre en un seul et dense paragraphe, Stites s'y réfère comme "la mini-utopie ou le projet résumé d'un monde sous le communisme" que, dit-il, Trotski décrit "avec un accent lyrique contrôlé". Pour Stites, c'était "une caution extraordinaire à l'utopisme expérimental qui a caractérisé les années 20" (Revolutionary Dreams, Utopian Vision and Experimental Lifè in the Russian Révolution, traduit par nous). Cependant, nous devons sur ce point mettre un bémol : comme l'explique Stites dans son introduction, cet auteur tend à opposer la tendance utopiste à la tendance marxiste, de sorte qu'en un sens, il cautionne la démarche de Trotski dans la mesure où elle serait utopiste plutôt que marxiste. Pour la pensée bourgeoise plus conventionnelle, cependant, le marxisme est un utopisme - mais seulement dans le sens le plus négatif, c'est-à-dire que sa vision du futur n'est rien d'autre qu'un château en Espagne. Mais maintenant, nous allons laisser Trotski parler et pourrons étudier en conclusion de cet article si oui ou non, son travail mérite d'être décrit comme utopiste.
L'art dans la révolution, l'art dans la société communiste
Le chapitre commence par répéter l'essentiel des arguments déjà avancés dans celui sur la culture prolétarienne : le but de la révolution prolétarienne n'est pas de créer une "culture prolétarienne" flambant neuve, mais de synthétiser le meilleur de toutes les réalisations culturelles passées dans une culture authentiquement humaine. La distinction que fait Trotski entre art révolutionnaire et art socialiste reflète cette précision : "L'art de la révolution, qui reflète ouvertement toutes les contradictions d'une période de transition, ne doit pas être confondu, avec l'art socialiste, dont la base manque encore. Il ne faut cependant pas oublier que l'art socialiste sortira de ce gui se fait durant cette période de transition.
En insistant sur une telle distinction, nous ne montrons aucun amour pour les schémas. Ce n'est pas pour rien qu'Engels caractérisa la révolution socialiste comme le saut du règne de la nécessité au règne de la liberté. La révolution n'est pas encore le "règne de la liberté ". Au contraire, elle développe au plus haut degré les traits de la "nécessité". Le socialisme abolira les antagonismes de classes en même temps que les classes, mais la révolution porte la lutte de classes à son summum. Pendant la révolution, la littérature qui affermit les ouvriers dans leur lutte contre les exploiteurs est nécessaire et progressiste. La littérature révolutionnaire ne peut pas ne pas être imbue d'un esprit de haine sociale, qui, à l'époque de la dictature prolétarienne, est un - facteur créateur aux mains de l'Histoire. Dans le socialisme, la solidarité constituera la base de la société. Toute la littérature, tout l'art, seront accordés sur d'autres tons. Toutes les émotions que nous, révolutionnaires d'aujourd'hui, hésitons à appeler parleurs noms, tant elles ont été vulgarisées et avilies, l'amitié désintéressée, l'amour du prochain, la sympathie, résonneront en accords puissants dans la poésie socialiste."
Aux côtés de Rosa Luxemburg, nous pouvons mettre en question l'affirmation de Trotski sur la "haine sociale", même dans la période de dictature du prolétariat. Cette notion est liée à celle de la Terreur rouge que défendait également Trotski mais que le Spartacusbund rejeta explicitement de son programme[1] [704].
Mais il est sûr que "/a solidarité constituera la base de la société" dans le socialisme du futur. Cela amène Trotski à considérer l'argument selon lequel un "excès de solidarité" serait antagonique à la création artistique : "Un excès de ces sentiments désintéressés ne risque-t-il pas de faire dégénérer l'homme en un animal sentimental, passif,* grégaire, comme les nietzschéens le craignent ? Pas du tout. La puissante force de l'émulation qui, dans la société bourgeoise, revêt les caractères de la concurrence de marché, ne disparaîtra pas dans la société socialiste. Pour utiliser le langage de la psychanalyse, elle sera sublimée, c'est-à-dire plus élevée et plus,féconde. Elle se placera sur le plan de la lutte pour des opinions, des projets, des goûts. Dans la mesure où les luttes politiques seront éliminées - dans une société où il n'y aura pas de classes il ne saurait v avoir de telles luttes - /es passions libérées seront canalisées vers la technique et la construction, également vers l'art qui, naturellement, deviendra plus ouvert, plus mûr, plus trempé, forme la plus élevée de l'édification de la vie dans tous les domaines, et pas seulement dans celui du "beau ", ou en tant qu'accessoire.
Toutes les sphères de la vie, comme la culture du sol, la planification des habitations, la construction des théâtres, les méthodes d'éducation, la solution des problèmes scientifiques, la création de nouveaux styles intéresseront chacun et tous. Les hommes se diviseront en 'partis", sur la question d'un nouveau canal géant, ou la répartition d'oasis dans le Sahara (une telle question se posera aussi), sur la régularisation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimique, sur des écoles concurrentes en musique, sur le meilleur système de sports. De tels regroupements ne seront empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de caste. Tous seront également intéressés aux réalisations de la collectivité. La lutte aura un caractère purement idéologique. Elle n'aura rien ù voir avec la course aux profits, la vulgarité, la traîtrise et la corruption, tout ce qui forme l'âme de loi "concurrence "dans la société divisée en classes. Lu lune n'en sera pas pour cela moins excitante, moins dramatique et moins passionnée. Et, comme dans la société socialiste, tous les problèmes de la vie quotidienne, autrefois résolus spontanément et automatiquement, aussi bien que les problèmes confiés à la tutelle de castes sacerdotales, deviendront le patrimoine général, on peut dire avec certitude que les passions et les intérêts collectifs, la concurrence individuelle, auront le champ le plus vaste et les occasions de s'exercer les plus illimitées. L'art ne souffrira pas d'un manque de ces décharges d'énergie sociale, de ces impulsions psychiques collectives qui produisent de nouvelles tendances artistiques et des mutations de style. Les écoles esthétiques se grouperont autour de leurs « partis », c'est-à-dire d'associations de tempéraments, de goûts, d'orientations .spirituelles. Dans une lutte aussi désintéressée et aussi intense, sur une hase culturelle s'élevant constamment, la personnalité grandira dans toits les sens et affinera su propriété fondamental inestin2able, celle de ne. jamais se satisfaire du résultat obtenu. En vérité, nous n'avons aucune raison de craindre que, dans la société socialiste, la personnalité s'endorme ou connaisse la prostration. "
Trotski continue ensuite en étudiant quel style ou quelle école d'art serait le plus approprié à la période révolutionnaire. Dans une certaine mesure, ces considérations ont une signification plus locale ou temporaire, au sens où elles se réfèrent à des courants artistiques qui ont disparu depuis longtemps, comme le symbolisme ou le futurisme. De plus, comme le capitalisme s'est de plus en plus enfoncé dans la décadence et du fait que la commercialisation, la culture du moi et l'atomisation ont atteint des profondeurs insondables, les courants et les écoles artistiques comme tels ont plus ou moins disparu. En fait, dès les années 30, le "Manifeste de la Fédération internationale future des artistes et des écrivains révolutionnaires", écrit par Trotski en lien avec André Breton et Diego Rivera, avait déjà prévu cette tendance : "Les écoles artistiques des dernières décennies, le cubisme, le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme en se succédant se sont dépassées sans qu'aucune n'arrive à terme ( ... ) Il n'y a aucun moyen de sortir de cette impasse seulement par des voies artistiques. C'est une crise de toute la civilisation. (...) Si la société contemporaine ne parvient pas à se reconstruire, l'art périra inévitablement comme à péri /'art grec sous les ruines de la civilisation esclavagiste. "(traduit par nous). Evidemment, il est très probable que le futur soulèvement social révolutionnaire donnera une impulsion nouvelle à des mouvements plus collectifs d'artistes qui s'identifieront à la révolution et qui trouveront sans doute leur inspiration dans les courants du passé sans les imiter servilement. Disons simplement que tandis que Trotski optait pour le terme "réalisme" pour définir l'art de la période révolutionnaire, il n'en rejetait pas pour autant les contributions positives d'écoles particulières, même lorsque - comme dans le cas du symbolisme par exemple - leurs préoccupations étaient très éloignées des questions sociales du jour et tendaient même à échapper à cette réalité [2] [705] : "Au contraire, l'artiste nouveau aura besoin de toutes les méthodes et de toits les procédés mis en oeuvre dans le passé, quelques autres en plus, pour saisir la vie nouvelle. Et cela ne constituera pas de /'éclectisme artistique, l'unité de l'art étant donnée par une perception active du monde".
C'est cohérent avec la vision plus globale de Trotski envers la culture que nous avons examinée dans le précédent article, s'opposant au pseudo radicalisme qui veut jeter par-dessus bord tout ce qui est hérité du passé.
Trotski a appliqué la même méthode au problème des formes littéraires fondamentales, telles la comédie et la tragédie. Contre ceux qui n'accordaient aucune place à la comédie ou à la tragédie dans l'art du futur, Trotski nous fournit une méthode pour examiner en quoi des production,,; culturelles particulières sont liées à l'évolution historique plus générale des formations sociales. La tragédie antique grecque exprimait la domination impersonnelle des dieux sur l'homme, qui, à son tour, reflétait l'impuissance relative de l'homme face à la nature dans les modes de production archaïques ; la tragédie de Shakespeare, pour sa part, qui était profondément liée aux douleurs de l'enfantement de la société bourgeoise, représentait un pas en avant car elle se centrait sur des émotions humaines plus individuelles : "Ayant atomisé les rapports humains, la société bourgeoise, pendant son ascension, s'était fixé un grand but : la libération de lu personnalité. Il en naquit les drames de Shakespeare et le Faust de Goethe. L'homme se considérait comme le centre de l'univers et, par suite, de l'art. Ce thème a suffi pendant des siècles. Toute la littérature moderne n'a été rien d'autre qu'une élaboration de ce thème, mais le but initial - lu libération et la qualification de la personnalité -s'évanouit dans le domaine d'une nouvelle mythologie sans âme quand se révéla l'insuffisance de la société réelle en butte ù ses contradictions insupportables. "
Trotski montre alors que les conditions qui donnent naissance à la tragédie, ne sont pas limitées au passé, mais continueront d'exister longtemps dans le futur, car l'homme (comme le dit Marx) est par définition un être qui souffre, confronté au conflit perpétuel entre ses efforts sans limite et l'univers objectif auquel il se confronte : "Le conflit entre ce qui est personnel et ce qui se trouve au-delà du personnel, peut se dérouler sur une base religieuse. Il peut se dérouler aussi sur la base d'une passion humaine qui dépasse l'homme : avant tout, l'élément social. Aussi longtemps que l'homme lie sera pas maître de son organisation sociale, celle ci restera suspendue au-dessus de lui comme le fatum. Que l'enveloppe religieuse soit présente ou non est secondaire, dépend du degré d'abandon de l'homme. La lutte de Babeuf pour le communisme dans une société qui n'était pas mure pour celui-ci, c'est la lutte d'un héros antique contre le destin. Le destin de Babeuf possède toutes les caractéristiques, d'une vraie tragédie, tout comme le sort des Gracques, dont Babeuf s'appropria le nom.
La tragédie des passions Personnelles exclusives est trop insipide pour notre temps. Pourquoi ? Parce que nous vivons dans une époque de passions sociales. La tragédie de notre époque se manifeste dans le conflit entre l'individu et la collectivité, ou dans le conflit entre deux collectivités hostiles an sein dune même personnalité. Notre temps est à nouveau celui des grandes lins. C'est ce qui le caractérise, la grandeur de cette époque réside dans l'effort de l'homme pour se libérer des nuées mystiques ou idéologiques afin de construire et la société et lui même conformément à un plan élaboré par lui. C'est évidemment un débat plus grandiose que le jeu d'enfant des Anciens, qui convenait à leur époque infantile, ou que les délires des moines moyenâgeux, ou que l'arrogance individualiste qui détache l'individu de la collectivité, l'épuise rapidement jusqu'au plus profond et le précipite dans l'abîme dit pessimisme, à moins qu'il ne /e mette à quatre pattes devant le boeuf Apis, récemment restauré.
La tragédie est une expression élevée de la littérature parce qu'elle implique la ténacité héroïque des efforts, la détermination des buts, des conflits et des passions. (...) II est difficile de prévoir si l'art révolutionnaire aura le temps de produire une "grande" tragédie révolutionnaire. Pourtant, l'art socialiste rénovera la tragédie, sans Dieu bien sûr.
L'art nouveau sera an art athée. Il redonnera vie à la comédie, car l'homme nouveau voudra rire. Il insufflera une vie nouvelle au roman. Il accordera tous les droits au lyrisme, parce que l'homme nouveau aimera mieux et plus fortement que les Anciens, et portera ses pensées sur la naissance el la mort. L’art nouveau fera revivre toutes les formes qui ont surgi au cours du développement de l'esprit créateur. La désintégration et le déclin de ces formes n'ont pas une signification absolue, elles ne sont pas absolument incompatibles avec l'esprit des temps nouveaux. Il suffit que le poète de la nouvelle époque soit accordé de façon nouvelle aux pensées de l'humanité, à ses sentiments."
Ce qui est frappant dans la démarche que Trotski adopte dans cette partie, c'est à quel point elle est conforme à la façon dont Marx pose la question de façon très similaire dans les Grundrisse- le brouillon du Capital, qui n'a pas été publié avant 1939 et que, selon toute probabilité, Trotski lui-même n'a jamais lu. Comme Trotski, Marx est concerné par la dialectique entre les changements de forme dans l'expression artistique, liés à l'évolution matérielle des forces productives, et le contenu humain sous-jacent de ces formes. Le passage est si lumineux qu'il vaut vraiment la peine de le citer en entier : "A propos de l'art, on sait que certaines époques de floraison artistique ne correspondent nullement et l'évolution générale de la société ni, par conséquent, un développement de lu base matérielle qui représente en quelque sorte son ossature. Par exemple, si l'on compare les Grecs, ou même Shakespeare, aux Modernes. Pour certains genres littéraires - tels l'épopée - on reconnaît même qu'ils ne peuvent être produits dans la,forme classique où ils font époque, au moment où surgit la production d'art en tant que telle. On admet donc que, dans le domaine de l'art, certaines oeuvres importantes ne sont possibles qu’à un stade peu développé de l'art. Si les différents genres littéraires se développent inégalement au sein du monde artistique, il n'est pas surprenant de retrouver les mérites inégalités entre l'évolution clé l'art en général et celle de lu société. La difficulté, c'est de donner une formulation générale à ces contradictions, mais dès qu'on /es spécifie, elles sont expliquées.
Considérons, par exemple, les rapports entre l'art grec. Shakespeare et l'époque contemporaine. On sait que la mythologie grecque a été non seulement l'arsenal, mais la terre nourricière de l'art grec. La conception de la nature et des rapports sociaux qui alimente l'imagination et donc la mythologie grecque est-elle possible à l'époque des machines à filer automatiques, des locomotives et du télégraphe électrique ? Qu'est-ce que Vulcain auprès de Roberts & Co, Jupiter à côté du paratonnerre, et Hermès auprès du Crédit mobilier ? C'est dans et par l'imagination que la mythologie surmonte, domine et façonne les forces de la nature : elle disparaît donc lorsque, dans la réalité, ces forces sont domptées. Que devient Fama à côté de Printing-House Square ?
L'art grec suppose la mythologie grecque, c'est-à-dire la nature et les lois sociales élaborées par l'imagination populaire d'une manière non encore consciente mais artistique. Tels sont ses matériaux. Il ne repose donc pas sur n'importe quelle mythologie, n'importe quelle élaboration artistique non encore consciente de la nature (nous entendons par- là tout ce qui est objectif, donc aussi la société). C'est une mythologie qui fournit le terrain favorable à l'épanouissement de l'art grec qui n'aurait pu éclore à partir de la mythologie égyptienne, ni à partir d'une société parvenue à an niveau de développement où il n'existe plus de rapports mythologiques avec la nature, de rapports s'exprimant par mythes et on l'artiste doit faire preuve d'une imagination indépendante de la mythologie.
Par ailleurs, Achille est-il possible à l'ère de la poudre et dit plomb ? On l'Iliade avec l'imprimerie, ou encore mieux, la machine à imprimer ? Le chant, la légende et les muses ne s'arrêtent-ils pas nécessairement devant le levier de l'imprimeur, comme s'évanouissent les conditions favorables à la poésie épique ?
La difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du développement social, mais qu'ils nous assurent encore un plaisir esthétique et, qu'à maints égards, ils représente pour nous une norme, voire un modèle inaccessible.
Un homme ne peut redevenir ait enfant sans être puéril. Mais est-il insensible/e à la naïveté de l'enfant, et ne doit-il pas s'efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? Dans la nature de l'enfant, chaque époque ne voit-elle pas revivre son propre caractère dans l'a vérité naturelle ? Pourquoi l'enfance historique de l'humanité, au moment de son plein épanouissement, n'exercerait-elle pas de charme éternel de l'instant qui lie reviendra plus. Il est des enfants mal élevés et des enfants qui ont grandi trop vite : c’est le cas de nombreux peuples de l’antiquité. Les Grecs étaient des enfants normaux. Le charme que nous inspirent leurs oeuvres ne souffre pas du faible développement de la société qui les a fait fleurir : elles en sont plutôt le résultat, inséparable (les conditions d'immaturité sociale où cet art est ne, où seul il pouvait naitre et qui ne reviendra, jamais plus. " (Introduction, Ed. 10-18, p. 75)
Dans ces deux passages, il est clair que le point de départ est le même : pour comprendre chaque forme artistique particulière, il faut la situer dans son contexte historique général, et donc dans le contexte de l'évolution des forces productives de l'homme. C'est cela qui nous permet de comprendre les profonds changements que l'art a connus au cours des différentes périodes historiques. Mais tout comme Trotski comprend aussi que la condition humaine comportera toujours, dans une certaine mesure, une dimension tragique, de même Marx observe que le véritable défi théorique réside moins dans la reconnaissance que les formes artistiques sont liées aux formes de développement social que dans la compréhension de pourquoi les réalisations créatrices de "l'enfance" de l'humanité peuvent toujours résonner à travers les âges pour l'humanité présente et future. En d'autres termes, sans revenir au "génie muet" de Feuerbach ou à la nature humaine idéalisée des moralistes bourgeois, comment l'étude de l'art peut-elle nous aider à découvrir les caractéristiques vraiment fondamentales de l'activité humaine et donc de l'espèce humaine comme telle ?
L'unification de l'art et de l'industrie
Trotski se tourne maintenant vers le rapport pratique entre l'art, l'industrie et la construction dans la période révolutionnaire. Il se centre en particulier sur l'architecture, point de rencontre entre l'art et la construction. Evidemment, à ce niveau, la Russie restreinte par la pauvreté se limitait principalement à réparer les bâtiments et les voies détruits. Mais malgré ses ressources extrêmement modestes, la Russie révolutionnaire avait cherché à développer une nouvelle synthèse d'art et de construction pratique ; c'était notamment le cas de l'école constructiviste autour de Tatlin dont on se rappelle peut-être le mieux en tant que dessinateur du monument de la Troisième internationale. Mais Trotski semblait insatisfait de ces expériences et soulignait qu'aucune réelle reconstruction ne pourrait avoir lieu tant que les problèmes économiques fondamentaux ne seraient pas résolus (et ceci ne pouvait évidemment pas être accompli uniquement en Russie). Il semble donc s'être engagé plutôt à examiner le communisme futur, une fois que les problèmes fondamentaux, politiques, militaires et économiques seraient résolus. Pour Trotski, ce n'était pas un projet qui impliquerait une minorité de spécialistes, mais ce serait un effort collectif : « Il n'est pas douteux qu'à l'avenir et surtout dans un avenir lointain, des tâches monumentales telles que la planification nouvelle de cités-jardins, de maisons modèles, de voies ferrées, de ports, intéresseront outre les architectes et les ingénieurs les larges masses populaires. Au lieu de l'entassement à la manière des fourmis, des quartiers et des rues, pierre à pierre, de génération en génération, l'architecte, compas en main, bâtira des cités-villages en s'inspirant seulement de la carte. Ses plans seront mis en discussion, il se formera de vrais regroupements populaires pour et contre, des partis technico-architecturaux avec leur agitation, leurs passions, leurs meetings et leurs votes. L'architecture palpitera à nouveau au souffle des sentiments et des humeurs des masses, sur un plan plus élevé, et l'humanité, éduquée plus "plastiquement", s'habituera a considérer le monde comme une argile docile propre à être modelée en formes toujours plus belles. Le mur qui sépare l'art de l'industrie sera abattu. Au lieu d'être ornemental, le grand style de l'avenir sera plastique. Sur ce point les futuristes ont raison. Il ne faut pas parler pour autant de liquidation de l'art, de son élimination par la technique.(...) Faut-il penser que l'industrie absorbera l'art, ou que l'art élèvera l'industrie sur son Olympe ? La réponse sera différente, selon qu'on aborde la question du côté de l'industrie ou du côté de l'art. Dans le résultat objectif, pas de différence. L'une et l'autre supposent une expansion gigantesque de l'industrie et une élévation gigantesque de sa qualité artistique. Par industrie, nous entendons ici naturellement toute l'activité productive de l'homme : agriculture mécanisée et électrifiée y comprise. "
Ici, Trotski nous offre une concrétisation de la vision originelle de Marx dans les Manuscrits économiques et philosophiques (1844) : l'homme, une fois libéré du travail aliéné, construira un monde "en accord avec les lois de la beauté([3] [706])".
Les paysages du futur
Trotski commence alors à développer sa vision (en crescendo), se permettant de dépeindre les villes et les paysages du futur : "Le mur qui sépare l'art de l'industrie, et aussi celui qui sépare l'art de la nature s'effondreront. Pas dans le sens où Jean-Jacques Rousseau disait que l'art se rapprochera de plus en plus de la nature, mais dans ce sens que la nature sera amenée plus près de l'art. L'emplacement actuel des montagnes, des rivières, des champs et des prés, des steppes, des forêts et des côtes ne peut être considéré comme définitif. L'homme a déjà opéré certains changements non dénués d'importance sur la carte de la nature ; simples exercices d'écolier par comparaison avec ce qui viendra. La foi pouvait seulement promettre de déplacer des montagnes, la technique qui n'admet rien "par.foi"les abattra et les déplacera réellement. Jusqu'à présent, elle ne l'a fait que pour des buts commerciaux ou industriels (mines et tunnels), à l'avenir elle le féra sur une échelle incomparablement plus grande, conformément à des plans productifs et artistiques étendus. L'homme dressera un nouvel inventaire des montagnes et des rivières. Il amendera sérieusement et plus d'une fois la nature. Il remodèlera éventuellement, la terre, à son goût. Nous n'avons aucune raison de craindre que son goût sera pauvre.
Le poète Kliouiev, polémiquant avec Maïakovski, déclare avec malice qu'il ne convient pas au poète de se préoccuper de grues" et que "dans le creuset du coeur non dans aucun autre est fondu l'or pourpre de la vie". Ivanov-Razumnik, un populiste qui fût socialiste révolutionnaire de gauche, et ceci dit tout, est venu mettre son grain de sel dans la discussion. La poésie du marteau et de la machine, déclare Ivanov-Razumnik visant Maïakovski, sera passagère. Parlez-nous de "la terre originelle", "éternelle poésie de l'univers". D'un côté, une source éternelle de poésie, de l'autre, l'éphémère. L'idéaliste semi-mystique, fade et prudent, Razumnik, préfère naturellement l'éternel à l'éphémère. Cette opposition de la terre à la machine est sans objet à la campagne arriérée on ne petit opposer le moulin ou la plantation ou l'entreprise socialiste. La poésie de la terre n'est pas éternelle mais changeante ; et l'homme n'a commencé à chanter qu'après avoir placé entre lui et la terre des outils et des instruments, ces machines élémentaires. Sans la faucille, la faux et la charrue, il n'y aurait pas eu de poète paysan. Cela veut-il dire que la terre avec faucille a le privilège de l'éternité sur lit terre avec charrue électrique ? L'homme nouveau, qui commence seulement à naître, n'opposera pas, comme Kliozriev et Razumnik, les outils en os ou en arêtes de poisson à la grue ou au marteau-pilon. L'homme socialiste maîtrisera la nature entière, v compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans. Les idéalistes nigauds peuvent dire que tout cela finira par manquer d'agrément, c'est pourquoi ce sont des nigauds. Pensent-ils que tout le globe terrestre sera tiré au cordeau, que les forets seront transformées en parcs et en jardins ? Il restera des fourrés et des forêts, des faisans et des tigres, là où l'homme leur dira de rester. Et l'homme s’y prendra de telle façon que le tigre ne remarquera même pas la présence de la machine, qu'il continuera à vivre comme il a vécu. La machine ne s'opposera pas à la terre. Elle est un instrument de l'homme moderne dans tous les domaines de la vie. Si la ville d'aujourd'hui est "temporaire", elle ne se dissoudra pas dans le vieux village. Au contraire, le village s'élèvera au niveau de la ville. Et ce sera là notre tâche principale. La ville est "temporaire", mais elle indique l'avenir et montre la route. Le village actuel relève entièrement du passé."
Dans ce passage, on trouve une réfutation clairvoyante des primitivistes d'aujourd'hui qui mettent sur le dos de la "technologie" tous les maux de la vie sociale et cherchent à retourner au rêve d'Arcadie de la simplicité, avant que le serpent de la technologie n'entre dans son jardin : comme nous l'avons montré ailleurs (voir par exemple notre article sur l'écologie dans la Revue internationale n°64), une telle vision représente en réalité une régression à un passé pré-humain et donc à l'élimination du genre humain. Trotski ne doute pas un moment du fait que c'est la ville qui montre la voie. Mais pas sous sa forme actuelle : puisqu'il reconnaît que la ville d'aujourd'hui n'est qu'un phénomène transitoire, nous pouvons être sûrs qu'il est totalement en accord avec la notion de Marx et Engels d'une nouvelle synthèse entre la ville et la campagne. Et cette notion n'a rien de commun avec l'urbanisation dévastatrice du globe due le capitalisme inflige aujourd'hui à l'humanité ; ainsi Trotski envisage la préservation délibérée de zones sauvages dans un plan d'ensemble d'aménagement de la planète. Aujourd'hui, la dégradation de l'environnement, la menace posée par la destruction des grandes forêts, montre bien plus qu'à l'époque de Trotski à quel point une telle préservation sera une nécessité vitale. Aujourd'hui, nous sommes confrontés au danger très réel qu'il n'y aura plus ni tigres ni forêts à protéger, et le pouvoir prolétarien du futur devra sans aucun doute prendre des mesures draconiennes et rapides pour mettre fin à cet holocauste écologique. Mais il ne fait aucun doute que la régénération communiste de la nature se fera sur la base des avancées les plus importantes et à long terme en science et en technologie.
La libération de la vie quotidienne
Trotski en vient ensuite à l'organisation de la vie quotidienne dans le communisme : "Les rêves actuels de quelques enthousiastes, visant à communiquer une qualité dramatique et une harmonie rythmique à l'existence humaine s'accordent bien et de manière cohérente avec cette perspective. Maître de son économie, l'homme bouleversera la stagnante vie quotidienne. La besogne fastidieuse de nourrir et d'élever les enfants sera ôtée à la famille par l'initiative sociale. La femme émergera enfin de son semi esclavage. À côté de la technique, la pédagogie formera psychologiquement de nouvelles générations et régira l'opinion publique. Des expériences d'éducation sociale, dans une émulation de méthodes, se développeront dans un élan aujourd'hui inconcevable. Le mode de vie communiste ne croîtra pas aveuglément, à la façon des récifs de corail dans la mer. I1 sera édifié consciemment. 11 sera contrôlé par la pensée critique, Il sera dirigé et rectifié. L'homme, qui saura déplacer les rivières et les montagnes, qui apprendra à construire des palais du peuple sur les hauteurs du mont Blanc ou au fond de l'Atlantique, donnera à son existence la richesse, la couleur, la tension dramatique, le dynamisme le plus élevé. À peine une croûte commencera-t-elle à se former à la surface de l'existence humaine, qu'elle éclatera sous la pression de nouvelles inventions et réalisations. Non la vie de l'avenir ne sera pas monotone. "
Le réveil de l'inconscient
Et dans le passage final de son livre, la vision de Trotski atteint son apogée, quand il descend du sommet des montagnes dans les profondeurs de la psyché humaine : "Enfin, l'homme commencera sérieusement à harmoniser son propre être. Il visera à obtenir une précision, un discernement, une économie plus grands, et par suite, de la beauté dans les mouvements de son propre corps, au travail, dans la marche, au jeu. II voudra maîtriser les processus semi conscients et inconscients de son propre organisme : la respiration, la circulation du sang, la digestion, la reproduction. Et, dans les limites inévitables, il cherchera à les subordonner au contrôle de la raison et de la volonté. L'homo sapiens, maintenant figé, se traitera lui-même comme objet des méthodes les plus complexes de la sélection artificielle et des exercices psychophysiques. Ces perspectives découlent de toute l'évolution de l'homme. Il a commencé par chasser les ténèbres de la production et de l'idéologie, par briser, au moyen de la technologie, la routine barbare de son travail, et par triompher de la religion au moyen de la science. Il a expulsé l'inconscient de la politique en renversant les monarchies auxquelles il a substitué les démocraties et parlementarismes rationalistes, puis la dictature sans ambiguïté des soviets. Au moyen de l'organisation socialiste, il élimine la spontanéité aveugle, élémentaire des rapports économiques. Ce qui permet de reconstruire sur de tout autres bases la traditionnelle vie de famille. Finalement, si la nature de l'homme se trouve tapie dans les recoins les plus obscurs de l'inconscient, ne va-t-il pas de soi que, dans ce sens, doivent se diriger les plus grands efforts de la pensée qui cherche et qui crée ? Le genre humain qui a cessé de ramper devant Dieu, le Tsar et le Capital, devrait-il capituler devant les lois obscures de l'hérédité et de la sélection sexuelle aveugle ? L'homme devenu libre cherchera à atteindre un meilleur équilibre dans le fonctionnement de ses organes et lin développement plus harmonieux de ses tissus ; il tiendra ainsi la peur de la mort dans les limites d'une réaction rationnelle de l'organisme devant le danger. II n'y a pas de doute, en effet, que le manque d'harmonie anatomique et physiologique, l'extrême disproportion dans le développement de ses organes ou l'utilisation de ses tissus, donnent à son instinct de vie cette crainte morbide, hystérique, de la mort, laquelle crainte nourrit à son tour les humiliantes et stupides fantaisies sur l'au-delà. L'homme s'efforcera de commander à ses propres sentiments, d'élever ses instincts à la hauteur du conscient et de les rendre transparents, de diriger sa volonté dans les ténèbres de l'inconscient. Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme, si vous voulez.
II est tout aussi difficile de prédire quelles seront les limites de la maîtrise de soi susceptible d'être ainsi atteinte que de prévoir jusqu'où pourra se développer la maîtrise technique de l'homme sur /a nature. L'esprit de construction sociale et l'auto éducation psychophysique deviendront les aspects jumeaux d'un seul processus. Tous les arts - la littérature, le théâtre, la peinture, la sculpture, Ici musique et l'architecture - donneront à ce processus une forme sublime. Plus exactement, la forme que revêtira le processus d'édification culturelle et d'auto éducation de l'homme communiste développera au plus haut point les éléments vivants de l'art contemporain. L'homme deviendra incomparablement plus, fort, plus sage et plus subtil. Son corps deviendra plus harmonieux, ses mouvements mieux rythmés, sa voix plus mélodieuse. Les formes de son existence acquerront une qualité puissamment dramatique. L'homme moyen atteindra la taille d'un Aristote, d'un Goethe, d'un Marx. Et, au-dessus de ces hauteurs, s'élèveront de nouveaux sommets."
Selon nous, examiner les implications de ce passage final requiert au moins un article à lui tout seul. Mais pour conclure cet article, nous devons revenir à la question posée au début : le portrait que fait Trotski de la société communiste du futur peut-il être défini comme une forme d'utopisme, et se situant donc en dehors du royaume de la possibilité matérielle réelle ?
Ici, nous devons nous référer à la remarque de Bordiga sur ce qui distingue le marxisme de l'utopisme : ce n'est pas le fait que ce dernier aime décrire la société du futur et le premier non, mais c'est qu'à la différence des utopistes, le marxisme, en identifiant le prolétariat et en s'identifiant à celui-ci en tant que classe implicitement communiste, a découvert le mouvement réel qui peut mener au renversement du capitalisme et à l'instauration du communisme. Ayant donc dépassé tous les schémas abstraits basés sur de simples idéaux et sur des souhaits, le marxisme est donc tout à fait en droit d'examiner la totalité de l'histoire humaine pour développer sa compréhension des capacité réelles de l'espèce. Quand Trotski parle de l'individu moyen sous le communisme atteignant les hauteurs d'un Aristote, d'un Goethe ou d'un Marx, ce jugement se base sur la reconnaissance que ces individus exceptionnels étaient eux-mêmes le produit de forces sociales plus vastes, et peuvent donc être vus comme les jalons qui montrent la voie du futur, l'indication de ce que pourraient être les êtres humains une fois que les entraves des privilèges de classe et de la pénurie économique auront été dépassés.
Trotski a écrit Littérature et révolution en 1924, au moment où les filets de la contre-révolution stalinienne étaient entrain de se resserrer sur lui. Sa vision est donc un témoignage d'autant plus émouvant de sa profonde confiance dans la perspective communiste de la classe ouvrière. En ces temps de décomposition capitaliste, alors que la notion même de communisme est plus que jamais raillée non seulement en tant qu'utopie mais comme une illusion dangereuse, le portrait que fait Trotski de l'avenir possible de l'humanité, reste un défi pour l'inspiration d'une nouvelle génération de militants révolutionnaires.
CDW
[1] [707] "La révolution prolétarienne n'a pas besoin de la terreur pour atteindre ses bats. elle considère l'homicide avec haine et aversion. Elle il 'a pas besoin de tels moyen,s parce que la lutte qu'elle mène n'a pas lieu contre les individus, mais contre les institutions ». Il va sans dire que si Spartacus rejetait la terreur, cela ne veut pas dire qu'il était opposé à la violence de classe révolutionnaire qui n'est pas la même chose.
[2] [708] En utilisant le terme de réalisme, Trotski parlait de quelque chose de plus large que l'école réaliste spécifique qui a connu son âge d'or au 19e siècle. Il voulait dire "un monisme réaliste au sens d'une philosophie de la vie, et pas lin "réalisme" au sens de l'arsenal traditionnel des écoles littéraires". Il serait également intéressant de connaître le point de vue de Trotski après sa dernière confrontation avec le mouvement surréaliste avec lequel il partageait d'importants points d'accord. Nous y reviendrons dans un prochain article.
Rétrospectivement, nous pouvons ajouter que la définition que Trotski utilise du réalisme n'a rien à voir avec la banalité unidimensionnelle du "Réalisme socialiste" qu'a élaboré la bureaucratie stalinienne. Contrairement aux meilleures traditions du bolchevisme ayant présidé à une floraison considérable de tentatives artistiques durant les premières années de la révolution, le Réalisme socialiste demandait à l'art de n'être que le véhicule d'une propagande politique, et une propagande réactionnaire en plus, puisqu'il était au service du prestige de la terreur stalinienne et de la construction d'un régime de caserne de capitalisme d'Etat. Ce n'est certainement pas par hasard que dans sa forme comme dans son contenu, le Réalisme socialiste soit en fait impossible à distinguer du kitsch nazi. Comme Trotski et Breton l'ont écrit dans le "Manifeste de la Fédération internationale" : « On appelle « réalisme socialiste » le style de la peinture soviétique officielle - une telle étiquette n’a pu être inventée que par un bureaucrate à la tête du département artistique.(... ) On ne peut sans révulsion et horreur lire les poèmes et les romans, ou regarder les peintures et les sculptures dans lesquelles des officiels armés de la plume, de la brosse et du ciseau, et inspectés par d'autres officiels, armés de revolvers, glorifient les grands leaders de génie » chez qui il 'existe pas une étincelle de génie ni de grandeur. L 'art de l'époque de Staline restera l'expression la plus frappante du très profond déclin de la révolution prolétarienne. »
[3] [709] Voir les articles de cette série qui traitent des Manuscrits de 1844 et de la vision du communisme qu'ils contiennent, dans les Revue internationale n°70 et 71.
Nous publions ci-dessous de très larges extraits de la première partie d'un texte d'orientation mis en discussion au sein du CCI durant l'été 2001 et adopté par la conférence extraordinaire de notre organisation qui s'est tenue à la fin mars 2002. Ce texte fait référence aux difficultés organisationnelles rencontrées par le CCI au cours de la dernière période, difficultés dont nous avons rendu compte dans notre article "Le combat pour la défense des principes organisationnels" de la Revue internationale 110 ainsi que dans notre presse territoriale. N'ayant pas ici la place de revenir sur ce qui est dit dans ces articles, nous encourageons le lecteur à s'y reporter pour une meilleure compréhension des questions abordées. Nous avons toutefois accompagné ce texte d'un certain nombre de notes[1] afin d'en faciliter la lecture de même que nous avons reformulé certains passages qui, s'ils étaient compréhensibles pour des militants du CCI au fait de ses discussions internes, risquaient de ne pas l'être pour un lecteur extérieur.
Les débats actuels dans le CCI sur les questions de la solidarité et de la confiance ont commencé en 1999 et en 2000, en réponse à une série de faiblesses sur ces questions centrales au sein de notre organisation. Derrière des manquements concrets dans l'expression de la solidarité vis-à-vis de camarades en difficulté, une faiblesse plus profonde dans le développement d'une attitude permanente de solidarité quotidienne entre nos militants a été identifiée. Derrière la répétition de manifestations d'immédiatisme dans l'analyse et l'intervention au sein de la lutte de classe (en particulier le refus de reconnaître toute l'ampleur du recul après 1989) et une tendance marquée à nous consoler à travers des "preuves immédiates" supposées confirmer le cours historique, nous avons mis en lumière un manque fondamental de confiance dans le prolétariat et dans notre propre cadre d'analyse. Derrière la dégradation du tissu organisationnel qui commençait à se concrétiser, en particulier dans la section du CCI en France, nous avons été capables de reconnaître un manque de confiance entre différentes parties de l'organisation et dans notre propre mode de fonctionnement.
D'ailleurs, c'est le fait de nous confronter à différentes manifestations de manque de confiance dans nos positions fondamentales, notre analyse historique et nos principes organisationnels, et entre camarades et organes centraux qui nous a obligés à aller au-delà de chaque cas particulier et à poser ces questions de façon plus générale et fondamentale, et donc plus théorique et historique.
Plus particulièrement, la réapparition du clanisme[2] au cœur même de l'organisation nécessite l'approfondissement de notre compréhension de ces questions. Comme le dit la résolution d'activités du 14e Congrès du CCI : "... le combat des années 90 était nécessairement contre l'esprit de cercle et les clans. Mais, comme nous l'avons déjà dit à l'époque, les clans étaient une fausse réponse à un problème réel : celui de la faiblesse de la confiance et de la solidarité prolétariennes dans notre organisation. C'est pourquoi l'abolition des clans existants n'a pas résolu de façon automatique le problème de la création d'un esprit de parti et d'une véritable fraternité dans nos rangs qui ne peuvent résulter que d'un effort profondément conscient.
Alors que nous avions insisté, à l'époque, sur le fait que le combat contre l'esprit de cercle est permanent, l'idée a subsisté selon laquelle, comme ce fut le cas à l'époque des Première et Deuxième Internationales, ce problème restait principalement lié à une phase d'immaturité qui serait surmontée et dépassée.
En réalité, le danger de l'esprit de cercle et du clanisme aujourd'hui est bien plus permanent et insidieux qu'à l'époque de la lutte de Marx contre Bakounine, ou de Lénine contre le menchevisme. En fait, il existe un parallèle entre les difficultés actuelles de la classe dans son ensemble pour retrouver son identité de classe et les réflexes élémentaires de solidarité avec les autres ouvriers, et celles de l'organisation révolutionnaire pour maintenir un esprit de parti dans le fonctionnement quotidien.
En ce sens, en posant les questions de la confiance et de la solidarité comme des questions centrales de la période, l'organisation a commencé à poursuivre la lutte de 1993, en lui ajoutant une dimension « en positif », et allant donc plus en profondeur pour s'armer contre l'intrusion des glissements organisationnels petits-bourgeois. "
En ce sens, le débat actuel concerne directement la défense et même la survie de l'organisation. Mais précisément pour cette raison, il est essentiel de développer au maximum toutes les implications théoriques et historiques de ces questions. Aussi, par rapport aux problèmes organisationnels auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui, il existe deux angles d'attaque fondamentaux. La mise à nu des faiblesses organisationnelles et des incompréhensions qui ont permis la résurgence du clanisme, ainsi que l'analyse concrète du développement de cette dynamique, sont la tâche du rapport que présentera la Commission d'Investigation[3]. La tâche de ce Texte d'Orientation, par contre, est essentiellement de fournir un cadre théorique permettant une compréhension historique plus profonde et une résolution de ces problèmes.
En fait, il est essentiel de comprendre que le combat pour l'esprit de parti comporte nécessairement une dimension théorique. C'est précisément la pauvreté du débat sur la confiance et la solidarité jusqu'à présent qui a constitué un facteur majeur permettant le développement du clanisme. Le fait même que ce Texte d'orientation soit écrit non au début mais plus d'un an après que ce débat ait été ouvert, témoigne des difficultés que l'organisation a eues pour parvenir à avoir prise sur ces questions. Mais la meilleure preuve de ces faiblesses est le fait que le débat sur la confiance et la solidarité s'est accompagné d'une détérioration sans précédent des liens de confiance et de solidarité entre les camarades !
Nous sommes en réalité confrontés ici à des questions fondamentales du marxisme, à la base même de notre compréhension de la nature de la révolution prolétarienne, qui font partie intégrante de la plate-forme et des statuts du CCI. En ce sens, la pauvreté du débat nous rappelle que le danger d'atrophie théorique et de sclérose est toujours présent pour une organisation révolutionnaire.
La thèse centrale de ce Texte d'orientation est que la difficulté à développer dans le CCI une confiance et une solidarité plus profondément enracinées a constitué un problème fondamental tout au long de l'histoire de l'organisation. Cette faiblesse est à son tour le résultat des caractéristiques essentielles de la période historique qui s'est ouverte en 1968. C'est une faiblesse, non seulement du CCI mais de toute la génération concernée du prolétariat. Ainsi, comme le disait la résolution du 14e Congrès : « C'est un débat qui doit mobiliser la réflexion en profondeur de l'ensemble du CCI, car il contient la capacité potentielle d'approfondir notre compréhension non seulement de la construction d'une organisation ayant une vie vraiment prolétarienne, mais aussi de la période historique dans laquelle nous vivons. »
En ce sens, les questions en jeu vont bien plus loin que la question organisationnelle comme telle. En particulier, la question de la confiance touche tous les aspects de la vie du prolétariat et du travail des révolutionnaires -tout comme le manque de confiance dans la classe se manifeste également par l'abandon des acquis programmatiques et théoriques.
a) Dans l'histoire du mouvement marxiste nous ne trouvons pas un seul texte écrit sur la confiance ou sur la solidarité. D'un autre côté, ces questions sont au cœur même de beaucoup de contributions fondamentales du marxisme, depuis "L'Idéologie allemande" et Le "Manifeste communiste" jusqu'à "Réforme sociale ou révolution ?" et "L’État et la révolution". L'absence d'une discussion spécifique sur ces questions dans le mouvement ouvrier du passé n'est pas signe de leur caractère secondaire. Tout au contraire. Ces questions étaient si fondamentales et évidentes qu'elles n'étaient jamais posées en elles-mêmes, mais toujours en réponse à d'autres problèmes soulevés.
Si aujourd'hui nous sommes obligés de dédier un débat spécifique et une étude théorique à ces questions, c'est parce qu'elles ont perdu leur caractère d’"évidence".
C'est le résultat de la contre-révolution qui a commencé dans les années 20 et de la rupture de la continuité organique des organisations politiques prolétariennes qu'elle a causée. Pour cette raison, concernant l'accumulation de confiance et de solidarité vivante au sein du mouvement ouvrier, il est nécessaire de distinguer deux phases dans l'histoire du prolétariat. Pendant la première phase, qui va des débuts de son auto-affirmation comme classe autonome jusqu'à la vague révolutionnaire de 1917-23, la classe ouvrière a été capable, malgré une série de défaites souvent sanglantes, de développer de façon plus ou moins continue sa confiance en elle-même et son unité politique et sociale. Les manifestations les plus importantes de cette capacité ont été, en plus des luttes ouvrières elles-mêmes, le développement d'une vision socialiste, d'une capacité théorique d’une organisation politique révolutionnaire. Ce processus d'accumulation, œuvre de décennies et de générations, a été interrompu et même renversé par la contre-révolution. Seules de minuscules minorités révolutionnaires ont été capables de maintenir leur confiance dans le prolétariat au cours des décennies qui ont suivi. Le resurgissement historique de la classe ouvrière en 1968, en mettant fin à la contre-révolution, a commencé à renverser à nouveau cette tendance. Cependant les nouvelles expressions de confiance en soi et de solidarité de classe manifestées par cette nouvelle génération prolétarienne non défaite sont restées pour leur plus grande part enracinées dans les luttes immédiates. Elles ne se fondaient pas encore, comme dans la période d'avant la contre- révolution, sur une vision socialiste et une formation politique, sur une théorie de classe et sur la transmission d'une expérience accumulée et d'une compréhension d'une génération à l'autre. En d'autres termes, la confiance en soi historique du prolétariat et sa tradition d'unité active et de combat collectif appartiennent aux aspects de son combat qui ont le plus souffert de la rupture de la continuité organique. De même, elles font partie des aspects les plus difficiles à rétablir, puisqu'elles dépendent plus que beaucoup d'autres d'une continuité politique et sociale vivante. Ceci donne lieu à son tour à une vulnérabilité particulière des nouvelles générations de la classe et de ses minorités révolutionnaires.
D'abord et avant tout, c'est la contre-révolution stalinienne qui a contribué à saper la confiance du prolétariat dans sa mission historique propre, dans la théorie marxiste et dans ses minorités révolutionnaires. Le résultat en est que le prolétariat après 1968 tend plus que les générations non défaites du passé à souffrir du poids de l'immédiatisme, d'une absence de vision à long terme. En lui dérobant une grande partie de son passé, la contre-révolution et la bourgeoisie d'aujourd'hui privent le prolétariat d'une vision claire de son futur sans laquelle la classe ne peut pas déployer une confiance plus profonde dans sa propre force.
Ce qui distingue le prolétariat de tout autre classe dans l'histoire est le fait que, dès sa toute première apparition en tant que force sociale indépendante, il a mis en avant un projet de société future, basé sur la propriété collective des moyens de production ; comme première classe de l'histoire dont l'exploitation est basée sur la séparation radicale des producteurs d'avec les moyens de production et sur le remplacement du travail individuel par le travail socialisé, sa lutte de libération se caractérise par le fait que le combat contre les effets de l'exploitation (qui est commun à toutes les classes exploitées) a toujours été lié au développement d'une vision du dépassement de cette exploitation. Première classe dans l'histoire qui produit de façon collective, le prolétariat est appelé à refonder la société sur une base collective consciente. Puisqu'il est incapable, en tant que classe sans propriété, de gagner un pouvoir quelconque au sein de la société actuelle, la signification historique de sa lutte de classe contre l'exploitation doit révéler, à lui-même et donc à la société dans son ensemble, le secret de sa propre existence comme fossoyeur de l'exploitation et de l'anarchie capitalistes.
Pour cette raison, la classe ouvrière est la première classe dont la confiance dans son propre rôle historique est inséparable de la solution qu'elle apporte à la crise de la société capitaliste.
Cette position unique du prolétariat en tant que seule classe de l'histoire à être à la fois exploitée et révolutionnaire comporte deux conséquences importantes :
En ce sens, la dialectique de la révolution prolétarienne est essentiellement celle du rapport entre le but et le mouvement, entre la lutte contre l'exploitation et la lutte pour le communisme. L'immaturité naturelle des premiers pas de "l'enfance" de la classe sur la scène historique se caractérise par un parallélisme entre le développement des luttes ouvrières et celui de la théorie du communisme. L'interconnexion entre ces deux pôles n'a pas été comprise au départ par les participants eux-mêmes. Cela s'est reflété dans le caractère souvent aveugle et instinctif des luttes ouvrières d'un côté, et l'utopisme du projet socialiste de l'autre.
C'est la maturation historique du prolétariat qui a permis la réunion de ces deux éléments, ce qui s'est concrétisé dans les révolutions de 1848-49 et par-dessus tout par la naissance du marxisme, la compréhension scientifique du mouvement historique et du but de la classe.
Deux décennies après, la Commune de Paris, produit de cette maturation, a révélé l'essence de la confiance du prolétariat dans son propre rôle : l'aspiration à prendre la direction de la société afin de la transformer selon sa propre vision politique.
Qu'y a-t-il à l'origine de cette confiance en soi étonnante de la part d'une classe opprimée et dépossédée, une classe qui concentre toute la misère de l'humanité dans ses rangs et qui s'est révélée elle-même dès 1871? Comme celle de toutes les classes exploitées, la lutte du prolétariat comporte un aspect spontané. Le prolétariat ne peut que réagir aux contraintes et attaques que lui impose la classe dominante. Mais contrairement aux luttes de toutes les autres classes exploitées, celle du prolétariat a avant tout un caractère conscient. Les avancées de sa lutte sont fondamentalement le produit de son propre processus de maturation politique. Le prolétariat de Paris était une classe éduquée politiquement qui était passée par différentes écoles de socialisme, du blanquisme au proudhonisme. C'est cette formation politique durant les décennies précédentes qui explique dans une grande mesure la capacité de la classe à défier l'ordre dominant d'une telle façon (tout comme elle explique les défauts de ce mouvement). En même temps, 1871 a aussi été le résultat du développement d'une tradition consciente de solidarité internationale qui a caractérisé toutes les principales luttes des années 1860 en Europe occidentale.
En d'autres termes, la Commune a été le produit d'une maturation souterraine, caractérisée en particulier par une plus grande confiance dans la mission historique de la classe et par une pratique plus développée de la solidarité de classe. Une maturation dont le point culminant était la Première internationale.
Avec l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence, le rôle central de la confiance et de la solidarité s'accentue, puisqu’une révolution prolétarienne accède à l'ordre du jour de l'histoire. D'un côté, le caractère spontané du combat ouvrier est plus développé avec l'impossibilité de la préparation organisationnelle des luttes à travers des partis de masse et des syndicats[4]. D'un autre côté, la préparation politique de ces luttes, à travers le renforcement de la confiance et de la solidarité, devient encore plus importante. Les secteurs les plus avancés du prolétariat russe qui, en 1905, furent les premiers à découvrir l'arme de la grève de masse et des conseils ouvriers, sont passés par l'école du marxisme à travers une série de phases : celle de la lutte contre le terrorisme, la formation des cercles politiques, les premières grèves et manifestations politiques, la lutte pour la formation du parti de classe et les premières expériences d'agitation de masse. Rosa Luxemburg, qui fut la première à comprendre le rôle de la spontanéité à l'époque de la grève de masse, insiste sur le fait que, sans une telle école du socialisme, les événements de1905 n'auraient jamais été possibles.
Mais c'est la vague révolutionnaire de 1917-23 et par-dessus tout la révolution d'Octobre qui ont révélé le plus clairement la nature des questions de la confiance et de la solidarité. La quintessence de la crise historique était contenue dans la question de l'insurrection. Pour la première fois dans toute l'histoire de l'humanité, une classe sociale était en position de changer de façon délibérée et consciente le cours des événements mondiaux. Les bolcheviks sont revenus à la conception d'Engels sur "l'art de l'insurrection". Lénine a déclaré que la révolution était une science. Trotsky parlait de "l'algèbre de la révolution". A travers l'étude de la réalité sociale, à travers la construction d'un parti de classe capable de passer l'examen de l'histoire, à travers la préparation patiente et vigilante du moment où les conditions objectives et subjectives pour la révolution seraient réunies, et à travers l'audace révolutionnaire nécessaire pour saisir l'occasion, le prolétariat et son avant-garde commencèrent, dans un triomphe de conscience et d'organisation, à surmonter l'aliénation qui condamne la société à être la victime impuissante de forces aveugles. En même temps, la décision consciente de prendre le pouvoir en Russie et donc d'assumer toutes les épreuves d'un tel acte dans l'intérêt de la révolution mondiale a constitué l'expression la plus haute de la solidarité de classe. C'est une nouvelle qualité dans l'ascension de l'humanité, le début du saut du règne de la nécessité au règne de la liberté. Et c'est l'essence de la confiance du prolétariat en lui-même et de la solidarité dans ses rangs.
b) L'un des plus vieux principes de la stratégie militaire est la nécessité de saper la confiance et l'unité de l'armée ennemie. De même, la bourgeoisie a toujours compris la nécessité de combattre ces qualités dans le prolétariat. En particulier, avec la montée du mouvement ouvrier durant la seconde moitié du 19e siècle, la nécessité de combattre l'idée de la solidarité ouvrière est devenue de plus en plus centrale dans la vision du monde de la classe capitaliste, comme en témoigne la montée de l'idéologie du Darwinisme social, la philosophie de Nietzsche, le "socialisme" élitiste du Fabianisme, etc. Cependant, jusqu'à l'entrée de son système en décadence, la bourgeoisie était incapable de trouver les moyens de renverser l'avancée de ces principes au sein de la classe ouvrière. En particulier, la répression féroce qu'elle a imposée au prolétariat de Paris en 1848 et en 1871, et au mouvement ouvrier en Allemagne sous les lois anti-socialistes, tout en provoquant des reculs momentanés dans le progrès du socialisme, n'est parvenue à porter atteinte ni à la confiance historique de la classe ouvrière, ni à ses traditions de solidarité.
Les événements de la Première guerre mondiale ont révélé que c'est la trahison des principes prolétariens par des parties de la classe ouvrière elle-même, par-dessus tout par des parties des organisations politiques de la classe, qui a détruit ces principes "de l'intérieur". La liquidation de ces principes au sein de la Social-démocratie avait déjà commencé au début du 20e siècle avec le débat sur le "révisionnisme". Le caractère destructeur, pernicieux, de ce débat ne s'est pas seulement révélé par la pénétration de positions bourgeoises et l'abandon progressif du marxisme, mais avant tout par l'hypocrisie qu'il a introduite dans la vie de l'organisation. Bien que, formellement, la position de la Gauche ait été adoptée, le résultat principal de ce débat a été en réalité d'isoler complètement la Gauche - surtout dans le parti allemand. Les campagnes officieuses de dénigrement de celle qui avait été à l'avant-garde du combat contre le révisionnisme, Rosa Luxemburg, décrite dans les couloirs des congrès du parti comme un élément étranger et même assoiffé de sang, préparaient déjà le terrain de son assassinat en 1919.
En fait, le principe fondamental de la contre-révolution qui a commencé dans les années 20, a été la démolition de l'idée même de confiance et de solidarité. Le principe méprisable du "bouc émissaire", une barbarie du Moyen Âge, réapparaît dans le capitalisme industriel avec la chasse aux sorcières de la Social-démocratie contre les spartakistes et du fascisme contre les juifs, ces minorités "diaboliques" qui à elles seules étaient censées empêcher le retour à une harmonie pacifique dans l'Europe d'après-guerre. Mais c'est surtout le stalinisme, c'est-à-dire le fer de lance de l'offensive bourgeoise, qui a remplacé les principes de confiance et de solidarité par ceux de la méfiance et de la dénonciation dans les jeunes partis communistes, qui a discrédité le but du communisme et les moyens d'y parvenir.
Néanmoins, l'annihilation de ces principes n'a pas eu lieu du jour au lendemain. Même pendant la seconde guerre mondiale, des dizaines de milliers de familles ouvrières avaient encore assez de solidarité pour risquer leur vie en cachant ceux qui étaient persécutés par l'État. Et la lutte du prolétariat hollandais contre la déportation des juifs est là pour nous rappeler que la solidarité de la classe ouvrière constitue la seule solidarité réelle avec l'ensemble de l'humanité. Mais ce fut le demier mouvement de grève du 20e siècle dans lequel les communistes de gauche aient eu une influence significative[5].
Comme nous le savons, cette contre révolution fut surmontée, en 1968, par une nouvelle génération, non défaite, d'ouvriers qui eurent, une nouvelle fois, confiance pour prendre en main l'extension de leur lutte et leur solidarité de classe, poser à nouveau la question de la révolution et sécréter de nouvelles minorités révolutionnaires. Cependant, traumatisée par la trahison de toutes les principales organisations ouvrières du passé, cette nouvelle génération a adopté une attitude de scepticisme envers la politique, envers son propre passé, sa théorie de classe, sa mission historique. Cela ne la protège pas du sabotage des forces politiques de la gauche du capital, mais cela l'empêche de renouer avec les racines de la confiance en elle-même et de faire revivre de façon consciente sa grande tradition de solidarité. De même les minorités révolutionnaires sont profondément affectées. En fait, pour la première fois, surgit une situation dans laquelle les positions révolutionnaires ont un écho croissant dans la classe tandis que les organisations qui les défendent ne sont pas reconnues, même parmi les ouvriers les plus combatifs, comme appartenant à la classe.
Malgré l'impertinence et l'assurance arrogante de cette nouvelle génération d'après 1968, qui a réussi au départ à prendre la classe dominante par surprise, derrière son scepticisme vis-à-vis de la politique réside un profond manque de confiance en soi. Jamais auparavant nous n'avions vu un tel contraste entre, d'un côté, cette capacité à s'engager dans des luttes massives en grande partie auto-organisées et, de l'autre, l'absence de cette assurance élémentaire qui a caractérisé le prolétariat depuis les années 1848-50 jusqu'à 1917-18. Et ce manque de confiance en soi marque également de façon profonde les organisations de la Gauche communiste. Pas seulement les nouvelles organisations, comme le CCI ou la CWO, mais y compris un groupe comme le PCI bordiguiste qui a survécu à la contre-révolution mais a explosé au début des années 80 à cause de son impatience à être reconnu par la classe dans son ensemble. Comme nous le savons, le bordiguisme et le conseillisme ont théorisé, pendant la contre-révolution, cette perte de confiance en soi en établissant une séparation entre les révolutionnaires et la classe dans son ensemble, en appelant une partie de la classe à se méfier de l'autre[6]. De plus, à la fois l'idée bordiguiste de "l'invariance" et l'idée conseilliste opposée d'un "nouveau mouvement ouvrier" étaient, théoriquement, sur cette question, de fausses réponses à la contre-révolution. Mais le CCI qui a rejeté de telles théorisations, n'était néanmoins pas exempt lui-même des dommages causés à la confiance en soi du prolétariat et au rétrécissement de la base de cette confiance.
Ainsi nous pouvons voir comment, dans cette période historique, sont liés entre eux toute une série d'éléments : le manque de confiance de la classe en elle-même, des ouvriers dans les révolutionnaires et réciproquement, le manque de confiance des organisations politiques en elles-mêmes, dans leur rôle historique, dans la théorie marxiste et les principes organisationnels hérités du passé, et le manque de confiance de l'ensemble de la classe dans la nature historique à long terme de sa mission.
En réalité, cette faiblesse politique héritée de la contre-révolution constitue l'un des principaux facteurs de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition. Coupé de son expérience historique, de ses armes théoriques et de la vision de son rôle historique, le prolétariat manque de la confiance nécessaire pour développer plus avant une perspective révolutionnaire. Avec la décomposition, ce manque de confiance, de perspective devient le lot de l'ensemble de la société, emprisonnant l'humanité dans le présent[7]. Ce n'est donc pas une coïncidence si la période historique de décomposition a été inaugurée par l'effondrement du principal vestige de la contre-révolution, celui des régimes staliniens. Le résultat de ce discrédit renouvelé du but de classe et des principales armes politiques du mouvement prolétarien, c'est que celui-ci est une fois de plus confronté à une situation sans précédent historique : une génération non défaite d'ouvriers perd dans une grande mesure son identité de classe. Pour sortir de cette crise, elle devra réapprendre la solidarité de classe, redévelopper une perspective historique, redécouvrir dans le feu de la lutte de classe la possibilité et la nécessité pour différentes parties de la classe d'avoir confiance les unes dans les autres. Le prolétariat n'a pas été défait. Il a oublié mais pas perdu les leçons de ses combats. Ce qu' il a perdu par-dessus tout, c'est sa confiance en lui-même.
C'est pourquoi les questions de la confiance et de la solidarité sont parmi les principales clés de l'ensemble de la situation d'impasse historique. Elles sont centrales pour tout le futur de l'humanité, pour le renforcement de la lutte ouvrière dans les années à venir, pour la construction de l'organisation marxiste, pour la réapparition concrète d'une perspective communiste au sein de la lutte de classe.
a) Comme le montre le Texte d'orientation de 1993[8], toutes les crises, les tendances et les scissions dans l'histoire du CCI ont leurs racines dans la question organisationnelle. Même lorsqu'il existait d'importantes divergences politiques, il n'y avait pas d'accord sur ces questions entre les membres des "tendances", et ces divergences ne justifiaient pas non plus une scission, et certainement pas le type de scission irresponsable et prématurée qui est devenue la règle générale au sein de notre organisation.
Comme le montre le Texte d'orientation de 93, toutes ces crises avaient donc pour origine l'esprit de cercle et en particulier le clanisme. De cela, nous pouvons conclure qu'à travers toute l'histoire du CCI, le clanisme a toujours constitué la principale manifestation de la perte de confiance dans le prolétariat et la cause principale de la mise en question de l'unité de l'organisation. De plus, comme leur évolution ultérieure hors du CCI l'a souvent confirmé, les clans constituaient le principal porteur du germe de dégénérescence programmatique et théorique dans nos rangs[9]."
Ce fait, mis en lumière il y a 8 ans, est néanmoins si étonnant qu'il mérite une réflexion historique. Le 14e Congrès du CCI a déjà commencé cette réflexion, en montrant que dans le mouvement ouvrier du passé, le poids prédominant de l'esprit de cercle et du clanisme s'est essentiellement restreint aux débuts du mouvement ouvrier, tandis que le CCI a été tourmenté par ce problème tout au long de son existence. La vérité, c'est que le CCI est la seule organisation dans l'histoire du prolétariat dans laquelle la pénétration d'une idéologie étrangère s'est manifestée si régulièrement et de façon prédominante à travers des problèmes organisationnels.
Ce problème sans précédent doit être compris au sein du contexte historique des trois dernières décennies. Le CCI se veut l'héritier de la plus haute synthèse de l'héritage du mouvement ouvrier et de la Gauche communiste en particulier. (...) Mais l'histoire montre que le CCI a assimilé son héritage programmatique bien plus facilement que son héritage organisationnel. C'est dû principalement à la rupture de la continuité organique causée par la contre-révolution. D'abord parce qu'il est plus facile d'assimiler les positions politiques à travers l'étude de textes du passé que de saisir les questions organisationnelles qui sont bien plus une tradition vivante, dépendant plus fortement, pour être transmises, du lien entre les générations. Deuxièmement, parce que, comme nous l'avons déjà dit, le coup porté à la confiance en soi de la classe par la contre-révolution a principalement affecté sa confiance dans sa mission historique et dans ses organisations politiques. Ainsi, tandis que la validité de nos positions programmatiques a été souvent confirmée de façon spectaculaire par la réalité (et depuis 1989, cette validité est même confirmée par des parties croissantes du marais), notre construction organisationnelle n'a pas eu le même succès retentissant. En 1989, la fin de la période d'après-guerre, le CCI n'avait accompli aucun pas décisif en termes de croissance numérique, dans la diffusion de sa presse, dans l'impact de son intervention dans la lutte de classe, ni dans le degré de reconnaissance de l'organisation par la classe dans son ensemble. C'était donc une situation historique paradoxale. D'un côté, la fin de la contre-révolution et l’ouverture d'un nouveau cours historique ont favorisé le développement de nos positions : la nouvelle génération non défaite était plus ou moins ouvertement méfiante envers la gauche du capital, les élections bourgeoises, le sacrifice pour la nation, etc. Mais de l'autre, notre militantisme communiste était peut-être moins respecté, d'une façon générale, qu'à l'époque de Bilan. Cette situation historique a amené à des doutes profondément enracinés vis-à-vis du rôle historique de l'organisation. Ces doutes ont parfois fait surface au niveau politique général à travers le développement de conceptions ouvertement conseillistes, modernistes ou anarchistes -capitulations plus ou moins ouvertes à l'ambiance dominante. Mais surtout, ils se sont exprimés de façon plus honteuse, au niveau organisationnel.
À ceci nous devons ajouter que dans l'histoire de la lutte du CCI pour l'esprit de parti, bien qu'il y ait des similarités avec des organisations du passé- l'héritage des principes de fonctionnement de nos prédécesseurs, et leur ancrage à travers une série de luttes organisationnelles - il y a également de grandes différences. Le CCI est la première organisation qui forge l'esprit de parti non dans des conditions d'illégalité, mais dans une atmosphère imprégnée d'illusions démocratiques. Concernant cette question, la bourgeoisie a appris de l'histoire : la meilleure arme de la liquidation organisationnelle n'est pas la répression mais le développement d'une atmosphère de méfiance. Ce qui est vrai pour l'ensemble de la classe l'est aussi pour les révolutionnaires : c'est la trahison des principes de l'intérieur qui détruit la confiance prolétarienne.
Le résultat, c'est que le CCI n'a jamais été capable de développer le type de solidarité vivante qui dans le passé s'est toujours forgée dans la clandestinité et qui constitue l'un des principaux composants de l'esprit de parti. De plus, le démocratisme constitue le terreau idéal pour la culture du clanisme puisqu'il est l'antithèse vivante du principe prolétarien selon lequel chacun donne le meilleur de ses capacités à la cause commune, qu'il favorise l'individualisme, l'informalisme et l'oubli des principes. Nous ne devons pas oublier que les partis de la Deuxième internationale furent dans une large part détruits par le démocratisme, et que même le triomphe du stalinisme a été démocratiquement légitimé, comme l'a souligné la Gauche italienne (...).
b) Il est évident que le poids de tous ces facteurs négatifs s'est multiplié avec l'ouverture de la période de décomposition. Nous ne répéterons pas ce qu'a déjà dit le CCI à ce sujet. Ce qui est important ici, c'est que comme résultat du fait que la décomposition tend à ronger les bases sociales, culturelles, politiques, idéologiques de la communauté humaine, en particulier en sapant la confiance et la solidarité, il y a une tendance spontanée dans la société d'aujourd'hui à se regrouper en clans, cliques et bandes. Ces groupements, quand ils ne sont pas basés sur des intérêts commerciaux ou autres intérêts matériels, ont souvent un caractère purement irrationnel, basé sur des loyautés personnelles au sein du groupe et une haine souvent insensée envers des ennemis réels ou imaginaires. En réalité, ce phénomène constitue en partie un retour, dans le contexte actuel, à des formes ataviques complètement perverties de confiance et de solidarité, reflétant la perte de confiance dans les structures sociales existantes, et une tentative de se rassurer face à l'anarchie croissante de la société. Il va sans dire que ces groupements, loin de représenter une réponse à la barbarie de la décomposition, en sont eux-mêmes une expression. Il est significatif qu'aujourd'hui, même les deux principales classes en soient affectées. En fait, pour le moment, seuls les secteurs les plus forts de la bourgeoisie semblent être plus ou moins capables de résister à leur développement. Pour le prolétariat, le degré auquel il est atteint par ce phénomène dans sa vie quotidienne est avant tout l'expression du dommage causé à son identité de classe et la nécessité qui en résulte de se réapproprier sa propre solidarité de classe.
Comme l'a dit le 14e Congrès du CCI : du fait de la décomposition, la lutte contre le clanisme n'est pas derrière mais devant nous.
c) Le clanisme a donc constitué la principale expression de la perte de confiance dans le prolétariat dans l'histoire du CCI. Mais la forme qu'il prend est la méfiance ouverte non envers l'organisation mais une partie de celle-ci. En réalité cependant, la signification de son existence est la mise en question de l'unité de l'organisation et de ses principes de fonctionnement. C'est pourquoi le clanisme, bien qu'il puisse démarrer à partir d'une préoccupation correcte, et avec une confiance plus ou moins intacte, développe nécessairement de la méfiance envers tous ceux qui ne sont pas de son côté, menant à la paranoïa ouverte. En général, ceux qui sont victimes de cette dynamique sont tout à fait inconscients de cette réalité. Cela ne veut pas dire qu'un clan n'a pas une certaine conscience de ce qu'il fait. Mais c'est une fausse conscience servant le but de se tromper soi même et les autres.
Le Texte d'orientation de 93 expliquait déjà les raisons de cette vulnérabilité qui a, dans le passé, affecté des militants comme Martov, Plekhanov ou Trotsky : le poids particulier du subjectivisme dans les questions organisationnelles. (...)
Dans le mouvement ouvrier, le clanisme a presque toujours eu pour origine la difficulté de différentes personnalités à travailler ensemble. En d'autres termes, il représente une défaite face à la toute première étape de construction de toute communauté. C'est pourquoi les attitudes claniques apparaissent souvent à des moments où arrivent de nouveaux membres, ou de formalisation et de développement des structures organisationnelles. Dans la première Internationale, c'était l'incapacité du nouveau venu, Bakounine, à "trouver sa place" qui a cristallisé des ressentiments préexistants envers Marx. En 1903, au contraire, c'est la préoccupation du statut de la "vieille garde" qui a provoqué ce qui est devenu, dans l'histoire, le menchevisme. Ceci n'a évidemment pas empêché un nouveau venu comme Lénine de défendre l'esprit de parti, ou un nouveau venu qui avait provoqué le plus de ressentiment à son égard -Trotsky- de se mettre aux côtés de ceux qui avaient eu peur de lui[10].
Précisément parce qu'il dépasse l'individualisme, l'esprit de parti est capable de respecter la personnalité et l'individualité de chacun de ses membres. L'art de la construction de l'organisation n'en consiste pas moins à prendre en considération toutes ces différentes personnalités de sorte à les harmoniser au maximum et permettre à chacune de donner le meilleur d'elle-même à la collectivité. Le clanisme au contraire se cristallise précisément autour d'une méfiance envers des personnalités et leur différent poids. C'est pourquoi il est si difficile d'identifier une dynamique clanique au début. Même si beaucoup de camarades ressentent le problème, la réalité du clanisme est si sordide et ridicule qui il faut du courage pour déclarer que "L'empereur est nu". Quel embarras !
Comme l'a remarqué une fois Plekhanov, dans le rapport entre la conscience et les émotions, ces dernières jouent le rôle conservateur. Mais cela ne veut pas dire que le marxisme partage le dédain du rationalisme bourgeois envers leur rôle. Il y a des émotions qui servent et d'autres qui portent préjudice à la cause du prolétariat. Et il est certain que la mission historique de ce dernier ne peut réussir sans un développement gigantesque de passion révolutionnaire, une volonté inébranlable de vaincre, un développement inouï de solidarité, de désintéressement et d'héroïsme sans lesquels l'épreuve de la lutte pour le pouvoir et de la guerre civile ne pourrait jamais être endurée. Et sans la culture consciente des traits sociaux et individuels de la véritable humanité, une société nouvelle ne peut être fondée. Ces qualités ne sont pas des préconditions. Elles doivent se forger dans la lutte comme le disait Marx.
Contrairement â l'attitude de la bourgeoisie révolutionnaire pour laquelle le point de départ de son radicalisme était le rejet du passé, le prolétariat a toujours basé, de façon consciente, sa perspective révolutionnaire sur tous les acquis de la période de l'humanité qui l'a précédé. Fondamentalement, le prolétariat est capable de développer une telle vision historique parce que sa révolution ne défend aucun intérêt particulier opposé à ceux de l'humanité dans son ensemble. Donc, la démarche du marxisme a toujours été, en ce qui concerne toutes les questions théoriques posées par cette mission, de prendre pour point de départ tous les acquis qui lui ont été transmis. Pour nous, non seulement la conscience du prolétariat mais celle de l'humanité dans son ensemble, est quelque chose qui s'accumule et se transmet à travers l'histoire. Telle était la démarche de Marx et Engels concernant la philosophie allemande classique, l'économie politique anglaise ou le socialisme utopique français.
De même, nous devons comprendre ici que la confiance et la solidarité prolétariennes constituent des concrétisations spécifiques de l'évolution générale de ces qualités dans l'histoire humaine. Sur ces deux questions, la tâche de la classe ouvrière est d'aller au-delà de ce qui a déjà été réalisé. Mais pour le faire, la classe doit se baser sur ce qui a déjà été accompli.
Les questions posées ici sont d'une importance historique fondamentale. Sans une solidarité de base minimale, la société humaine devient impossible. Et sans au moins une confiance mutuelle rudimentaire, aucun progrès social n'est possible. Dans l'histoire, la rupture de ces principes a toujours mené à une barbarie débridée.
a) La solidarité est une activité pratique de soutien mutuel entre les êtres humains dans la lutte pour l'existence. C'est une expression concrète de la nature sociale de l'humanité. Contrairement aux impulsions telles que la charité ou le sacrifice de soi qui présupposent l'existence d'un conflit d' intérêts, la base matérielle de la solidarité est une communauté d'intérêts. C'est pourquoi la solidarité n'est pas un idéal utopique, mais une force matérielle aussi vieille que l'humanité elle-même. Mais ce principe, représentant le moyen le plus efficace en même temps que collectif de défendre ses propres intérêts matériels "sordides", peut donner naissance aux actes les plus désintéressés, y compris le sacrifice de sa propre vie. Ce fait, que l'utilitarisme bourgeois n'a jamais été capable d'expliquer, résulte de la simple réalité selon laquelle à partir du moment où existent des intérêts communs, les parties sont soumises au bien commun. La solidarité est donc le dépassement non de "l'égoïsme" mais de l'individualisme et du particularisme dans l'intérêt de l'ensemble. C'est pourquoi la solidarité est toujours une force active, caractérisée par l'initiative, et non par l'attitude d'attendre la solidarité des autres. Là où règne le principe bourgeois de calcul des avantages et des inconvénients, il n'y a pas de solidarité possible.
Bien que dans l'histoire de l'humanité, la solidarité entre les membres de la société ait été avant tout un réflexe instinctif, plus la société humaine devient complexe et conflictuelle, plus haut est le niveau de conscience nécessaire à son développement. En ce sens, la solidarité de classe du prolétariat constitue la forme la plus haute de la solidarité humaine jusqu'ici.
Néanmoins, l'épanouissement de la solidarité ne dépend pas seulement de la conscience en général mais aussi de la culture des émotions sociales. Pour se développer, la solidarité requiert un cadre culturel et organisationnel qui favorise son expression. Étant donné un tel cadre au sein d'un groupement social, il est possible de développer des habitudes, des traditions et des règles "non écrites" de solidarité qui peuvent se transmettre d'une génération à l'autre. En ce sens, la solidarité n'a pas seulement un impact immédiat mais aussi historique.
Mais en dépit de telles traditions, la solidarité a toujours un caractère volontaire. C'est pourquoi l'idée que l'État serait l'incarnation de la solidarité, telle que l'ont cultivée en particulier la Social-démocratie et le stalinisme, est l'un des plus grands mensonges de l'histoire. La solidarité ne peut jamais être imposée contre la volonté. Elle n'est possible que si ceux qui expriment la solidarité et ceux qui la reçoivent partagent la conviction de sa nécessité. La solidarité est le ciment qui tient ensemble un groupe social, qui transforme un groupe d'individus en une seule force unie.
b) Comme la solidarité, la confiance est une expression du caractère social de l'humanité. Comme telle elle présuppose aussi une communauté d'intérêts. Elle ne peut exister qu'en relation avec d'autres êtres humains, avec des buts et des activités partagées. De cela découlent ses deux aspects principaux : confiance mutuelle des participants, confiance dans le but partagé. Les bases principales de la confiance sociale sont donc toujours un maximum de clarté et d'unité.
Cependant, la différence essentielle entre le travail humain et l'activité animale, entre le travail de l'architecte et la construction d'une ruche, comme le dit Marx, réside dans la préméditation de ce travail sur la base d'un plan[11]. C'est pourquoi la confiance est toujours liée au futur, à quelque chose qui dans le présent n'existe que sous la forme d'une idée ou d'une théorie. En même temps, c'est pourquoi la confiance mutuelle est toujours concrète, basée sur les capacités d'une communauté à remplir une tâche donnée.
Aussi, contrairement à la solidarité qui est une activité qui n'existe que dans le présent, la confiance est avant tout une activité dirigée vers le futur. C'est ce qui lui donne son caractère particulièrement énigmatique, difficile à définir ou à identifier, difficile à développer ou à maintenir. Il n'y a quasiment aucune autre aire de la vie humaine vis-à-vis de laquelle il y a tant de tromperie et d'auto-tromperie. En fait la confiance est basée sur l'expérience, l'apprentissage à travers des tâtonnements, pour établir des buts réalistes et développer les moyens appropriés. Mais parce que sa tâche est de rendre possible la naissance de ce qui n'existe pas encore, elle ne perd jamais son aspect "théorique". Aucune des grandes réalisations de l'humanité n'aurait jamais été possible sans cette capacité à persévérer dans une tâche réaliste mais difficile en l'absence de succès immédiat. C'est l'extension du rayon de la conscience qui permet une croissance de la confiance, tandis que l'emprise des forces aveugles et inconscientes dans la nature, la société et l'individu tend à détruire cette confiance. Ce n'est pas tant l'existence de dangers qui sape la confiance humaine, mais plutôt l'incapacité de les comprendre. Mais comme la vie s'expose constamment à de nouveaux dangers, la confiance est une qualité particulièrement fragile, qui prend des années à se développer mais est encline à être détruite du jour au lendemain.
Comme la solidarité, la confiance ne peut ni être décrétée, ni être imposée, mais requiert une structure et une atmosphère adéquates pour son développement. Ce qui rend si difficiles les questions de la solidarité et de la confiance, c'est le fait qu'elles ne sont pas seulement une affaire de l'esprit mais aussi du cœur. Il est nécessaire de se "sentir confiant". L'absence de confiance implique à son tour le règne de la peur, de l'incertitude, de l'hésitation et la paralysie des forces collectives conscientes.
c) Alors que l'idéologie bourgeoise se sent aujourd'hui confortée par la prétendue "mort du communisme" dans sa conviction que c'est l'élimination des faibles dans la lutte compétitive pour la survie qui seule assure la perfection de la société, ce sont en réalité ces forces collectives et conscientes qui constituent la base de l'ascension du genre humain.
Déjà les prédécesseurs de l'humanité appartenaient à ces espèces animales hautement développées à qui les instincts sociaux donnaient un avantage décisif dans la lutte pour la survie. Ces espèces portaient déjà les marques rudimentaires de la force collective : les faibles étaient protégés et la force de chaque membre individuel devenait la force de tous. Ces aspects ont été cruciaux dans l'émergence de l'espèce humaine dont la progéniture reste sans défense plus longtemps que chez aucune autre espèce. Avec le développement de la société humaine et des forces productives, cette dépendance de l'individu envers la société n'a jamais cessé de croître ; les instincts sociaux (que Darwin appelle "altruistes") qui existaient déjà dans le monde animal, prennent de plus en plus un caractère conscient. Le désintéressement, le courage, la loyauté, le dévouement à la communauté, la discipline et l'honnêteté sont glorifiés dans les premières expressions culturelles de la société, les premières expressions d'une solidarité vraiment humaine.
Mais l'homme est par-dessus tout la seule espèce qui utilise des outils qu'elle a fabriqués. C'est cette manière d'acquérir des moyens de subsistance qui dirige l'activité humaine vers le futur.
"Chez l'animal, l'action suit de façon immédiate. Il cherche sa proie ou sa nourriture et immédiatement, il bondit, attrape, mange, ou fait ce qui est nécessaire pour saisir, et ceci est hérité comme instinct... Entre l'impression et l'action de l'homme, par contre, il passe par sa tête une longue chaîne de pensées et de considérations. D’où vient cette différence ? II n'est pas difficile de voir qu'elle est étroitement liée à l'utilisation des outils. De la même façon que les pensées surgissent entre les impressions de l'homme et ses actions, l'outil apparait entre l'homme et ce qu'il cherche à atteindre. De plus, comme l'outil se trouve entre l'homme et les objets extérieurs, la pensée doit surgir entre l'impression et la réalisation ". Il prend un outil donc son esprit doit aussi faire le même circuit, ne pas suivre la première impression ".
Apprendre à "ne pas suivre la première impression ", c'est une bonne description du saut du monde animal au genre humain, du règne de l'instinct à celui de la conscience, de la prison immédiatiste du présent à l'activité orientée vers le futur. Tout développement important dans la première société humaine s'est accompagné d'un renforcement de cet aspect. Aussi, avec l'apparition des sociétés agricoles sédentaires, les vieux ne sont plus tués mais chéris comme ceux qui peuvent transmettre l'expérience.
Dans ce qu'on appelle le communisme primitif, cette confiance embryonnaire dans la puissance de la conscience pour maîtriser les forces de la nature était extrêmement ténue tandis que la force de la solidarité au sein de chaque groupe était puissante. Mais jusqu'à l'apparition des classes, de la propriété privée et de l'État, ces deux forces, aussi inégales qu'elles aient été, se renforçaient mutuellement l'une l'autre.
La société de classe fait éclater cette unité, accélérant la lutte pour la maîtrise de la nature, mais remplaçant la solidarité sociale par la lutte de classe au sein d'une et même société. Il serait faux de croire que ce principe social général ait été remplacé par la solidarité de classe. Dans l'histoire des sociétés de classe, le prolétariat est la seule classe capable d'une réelle solidarité. Tandis que les classes dominantes ont toujours été des classes exploiteuses pour lesquelles la solidarité n'est jamais plus que l'opportunité du moment, le caractère nécessairement réactionnaire des classes exploitées du passé signifiait que leur solidarité avait nécessairement un caractère furtif, utopique comme "la communauté des biens" des premiers chrétiens et des sectes du Moyen-âge. La principale expression de la solidarité sociale au sein de la société de classe avant l'avènement du capitalisme est celle qui découlait des vestiges de l'économie naturelle, y compris les droits et les devoirs qui liaient encore les classes opposées entre elles. Tout cela fut finalement détruit par la production de marchandises et sa généralisation sous le capitalisme.
"Si, dans la société actuelle, les instincts sociaux ont encore gardé de la force, c'est seulement grâce au fait que la production généralisée de la marchandise constitue encore un phénomène nouveau, à peine vieux d'un siècle, et que dans la mesure où le communisme démocratique primitif disparaît et que (...) il cesse donc d'être la source d’instincts sociaux, une source nouvelle et bien plus forte jaillit, la lutte de classe des classes montantes populaires exploités".
Avec le développement des forces productives, la confiance de la société dans sa capacité à dominer les forces de la nature a grandi de façon accélérée. Le capitalisme a fait de loin la principale contribution dans ce sens, culminant au 19e siècle, le siècle du progrès et de l'optimisme. Mais en même temps, en dressant l'homme contre l'homme dans l'affrontement de la concurrence et en aiguisant la lutte de classe à un niveau jamais atteint, il a sapé à un degré sans précédent un autre pilier de la confiance en soi de la Société, celui de l'unité sociale. De plus, pour libérer l'humanité des forces aveugles de la nature, il l'a soumise à la domination de nouvelles forces aveugles au sein de la société elle-même : celles déchaînées par la production de marchandises dont les lois opèrent en dehors du contrôle ou même de la compréhension - "dans le dos" - de la société. Ceci a mené à son tour au 20° siècle, le plus tragique de l'histoire, qui a plongé une grande partie de l'humanité dans un désespoir indicible.
Dans sa lutte pour le communisme, la classe ouvrière se base non seulement sur le développement des forces productives engendrées par le capitalisme, mais elle fonde aussi une partie de sa confiance dans l'avenir sur les réalisations scientifiques et les visions théoriques apportées auparavant par l'humanité. De même, l'héritage de la classe dans sa lutte pour une solidarité effective intègre toute l'expérience de l'humanité jusqu'à nos jours dans la création de liens sociaux, l'unité de but, les liens d'amitié, les attitudes de respect et d'attention pour les compagnons de combat, etc.
Dans le prochain numéro de la Revue internationale nous publierons la seconde et dernière partie de ce texte qui aborde les questions suivantes :
[1] Les notes qui ont été rajoutées au texte initial se trouvent en bas de page. Celles qui figuraient déjà dans le texte ont été renvoyées à la fin de l'article.
[2] Pour plus d'éléments sur l'analyse faite par le CCI sur les questions de la transformation de l'esprit de cercle en clanisme, sur les clans ayant existé dans notre organisation et sur notre combat mené à partir de 1993 contre ces faiblesses, voir notre texte "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" et notre article "Le combat pour la défense des principes organisationnels" respectivement dans les numéros 109 et 110 de la Revue Internationale.
[3] Il s'agit de la Commission d'investigation nommée par le 14e congrès du CCI. Voir à ce sujet notre article de la Revue internationale 110.
[4] Sur ce sujet, voir notre article "La lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme" dans la Revue Internationale 23. Dans cet article, nous mettons en évidence les raisons pour lesquelles, contrairement aux luttes du 19e siècle, celles du 20e siècle ne pouvaient s'appuyer sur une organisation préalable de la classe.
[5] En février 1941, les mesures antisémites des autorités d'occupation allemandes ont provoqué une mobilisation massive des ouvriers hollandais. Déclenchée à Amsterdam le 25 février, la grève s'est étendue le lendemain dans de nombreuses villes, notamment à La Haye, Rotterdam, Groningen, Utrecht, Hilversum, Haarlem, et jusqu'en Belgique, avant que d'être sauvagement réprimée par les autorités, notamment par les SS. Voir à ce sujet notre livre sur 'La Gauche hollandaise", page 247.
[6] La conception conseilliste sur la question du parti développée par la Gauche communiste hollandaise et la conception bordiguiste, un avatar de la Gauche italienne, semblent au premier abord s'opposer radicalement : la seconde estime que le rôle du parti communiste est de prendre le pouvoir et d'exercer la dictature au nom du prolétariat, y compris en s'opposant à l'ensemble de la classe, alors que la première considère que tout parti, y compris un parti communiste, constitue un danger pour la classe qui est nécessairement destiné d'usurper son pouvoir au détriment des intérêts de la révolution. Une réalité, les deux conceptions se rejoignent dans le fait qu'elles établissent une séparation, voire une opposition, entre le parti et la classe et qu'elles manifestent un manque de confiance fondamental envers cette dernière. Pour les bordiguiste, l'ensemble de la classe n'a pas la capacité d'exercer la dictature et c'est pour cela qu'il revient au parti de prendre en charge cette tâche. Malgré les apparences, le conseillisme ne manifeste pas plus de confiance envers le prolétariat puisqu'il considère que ce dernier est destiné à se laisser déposséder de son pouvoir au bénéfice d'un parti dès lors qu'existe un tel parti.
[7] Sur notre analyse de la décomposition, voir notamment "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme" dans la Revue internationale 62.
[8] Texte publié dans la Revue Internationale 109 sous le titre "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI".
[9] Il en est ainsi parce que « Dans une dynamique de clan, les démarches communes ne partent pas d’un réel accord politique mais de liens d'amitiés, de fidélité, de la convergence d’intérêts personnels spécifiques ou de frustrations partagées. (…) Lorsqu’une telle dynamique apparaît, les membres ou sympathisants du clan ne se déterminent plus, dans leurs comportements ou les décisions qu’ils prennent, en fonction d’un choix conscient ou raisonné basé sur les intérêts généraux de l’organisation, mais en fonction du point de vue et des intérêts du clan qui tendent à se poser comme contradictoires avec ceux du reste de l’organisation ». ("La question du fonctionnement de l’organisation dans le CCI", Revue internationale n°109, pp29-30). Dès lors que des militants adoptent une telle démarche, ils sont conduits à tourner le dos à une pensée rigoureuse, au marxisme, et ils se font donc les porteurs d'une tendance à la dégénérescence théorique et programmatique. Pour ne citer qu'un seul exemple, on peut rappeler que le regroupement clanique qui était apparu dans le CCI en 1984 et qui allait former la "Fraction Externe du CCI", a fini par remettre en cause totalement notre plate-forme, dont elle se présentait comme le meilleur défenseur et à rejeter l'analyse de la décadence du capitalisme qui était la patrimoine de l'Internationale.
[10] Lorsqu’il est arrivé en Europe occidentale à l'automne 1902, après son évasion de Sibérie, Trotsky était déjà précédé d'une réputation de rédacteur très talentueux (un des pseudonymes qui lui ont été donnés est "Pero", dit "plume"). Rapidement, il devient un collaborateur de premier plan de l'Iskra publiée par Lénine et Plekhanov. En mars 1903, Lénine écrit à Plekhanov pour lui proposer de coopter Trotsky dans la rédaction de l'Iskra mais il se heurte à un refus : en réalité, Plekhanov craint que le talent de ce jeune militant (âgé de 23 ans) ne vienne porter ombrage a son propre prestige. C’est une des premières manifestations de la dérive de celui qui avait été le principal artisan de la pénétration du marxisme en Russie et qui, après avoir rejoint les mencheviks, finira sa carrière comme social ¬chauvin au service de la bourgeoisie.
[11] « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles d’un tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire, l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailleur aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles : il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension constante de la volonté ». Le Capital, livre I, TI, III° section, chap. 7.
Le 28 juin 1914, l’Archiduc François-Ferdinand d’Autriche, neveu de l’empereur François-Joseph et inspecteur général des armées d’Autriche-Hongrie, était assassiné à Sarajévo par Gavrilo Princip, un jeune nationaliste serbe. L’occasion était trop belle pour l’Autriche. Elle avait déjà fait main basse sur la Bosnie-Herzégovine en 1908, exprimant ainsi ses appétits impérialistes attisés par l’effondrement de l’empire ottoman. Cet assassinat fournissait le prétexte rêvé pour s’attaquer à la Serbie soupçonnée d’encourager les velléités d’indépendance des nationalités dominées par l’Autriche. La déclaration de guerre s’est faite sans attendre la moindre négociation. On connaît la suite : la Russie, craignant la prépondérance autrichienne sur les Balkans, vole au secours de la Serbie ; l’Allemagne apporte son plein soutien à l’Autriche-Hongrie, son alliée ; la France apporte le sien à son allié russe ; l’Angleterre lui emboîte le pas ; au total, près de dix millions de morts, six millions d’invalides et une Europe en ruines sans compter toutes les conséquences de la guerre comme l’épidémie de grippe espagnole de 1918 qui fait plus de morts que le conflit lui-même.
Le 11 septembre 2001, les 3000 morts des Twin Towers ont fourni le prétexte permettant aux États-Unis de lancer l’invasion de l’Afghanistan, de s’installer avec des bases militaires dans trois des pays limitrophes, anciennes républiques de l’Union Soviétique. Ils ont permis également de préparer la guerre visant à éliminer le gouvernement de Saddam Hussein avec une probable occupation militaire de longue durée de l’Irak par les troupes US. Si, du fait des conditions historiques actuelles, les suites du 11 septembre sont pour le moment moins meurtrières que la guerre de 1914-18, cette extension de la présence militaire directe des États-Unis est néanmoins lourde de menaces pour le futur.
Malgré la ressemblance entre ces deux événements – dans chaque cas, une grande puissance impérialiste se sert d’un attentat terroriste pour justifier ses propres menées guerrières – le phénomène terroriste de 2001 n’a plus rien à voir avec celui de 1914.
D’un côté, l’acte de Gavrilo Princip plonge ses racines dans les traditions des organisations populistes et terroristes qui ont lutté au cours du 19e siècle contre l’absolutisme tsariste, expression de l’impatience d’une petite bourgeoisie incapable de comprendre que ce sont les classes et non les individus qui font l’histoire. En même temps, cet attentat préfigure ce qui va être une caractéristique du terrorisme pendant le 20e siècle : l’utilisation de ce moyen par des mouvements nationalistes, et la manipulation de ceux-ci par la bourgeoisie des grandes puissances. Dans certains cas, ces mouvements nationalistes étaient trop faibles ou arrivés trop tard sur la scène historique pour se faire une place dans un monde capitaliste déjà partagé entre les grandes nations historiques : l’ETA en Espagne en est un exemple typique puisqu’un État basque indépendant n’aurait aucune viabilité. Dans d’autres cas, ces groupes terroristes font partie d’un mouvement plus ample, qui aboutit à la création d’un nouvel État national : on peut citer ici l’exemple de l’Irgoun, mouvement terroriste juif qui combattait les anglais en Palestine pendant la période d’avant et d’après la deuxième guerre mondiale, et qui avait à son actif non seulement des attaques contre des cibles «militaires», comme le quartier général de l’armée britannique, mais aussi des massacres de civils comme la tuerie perpétrée contre la population arabe de Deir Yassine. Signalons que Menahem Begin, l’ex-premier ministre israélien à qui on accorda le prix Nobel de la paix suite à la signature des accords de Camp David entre Israël et l’Égypte, fut un des dirigeants de l’Irgoun.
L’exemple de l’IRA et du Sinn Fein en Irlande[1] résume d’une certaine façon les caractéristiques de ce que va être le terrorisme pendant le 20e siècle. Suite à l’écrasement de la révolte de Pâques 1916, un des dirigeants irlandais exécutés n’était autre que James Connolly, figure emblématique du mouvement ouvrier irlandais. Sa mort marque la fin d’une époque en réalité déjà révolue avec l’éclatement de la première guerre mondiale, une époque où le mouvement ouvrier pouvait encore soutenir, dans certains cas, des luttes d’indépendance nationale, alors que dans la période de décadence qui s’ouvrait, un tel soutien se retourne inévitablement contre le prolétariat.[2] En fait c’est le sort de Roger Casement qui symbolisera ce que seront les mouvements nationalistes et terroristes de la période de décadence : il fut arrêté par les anglais (et fusillé par la suite) dès son arrivée en Irlande dans un sous-marin allemand alors qu’il devait convoyer une livraison de fusils allemands destinés au soulèvement indépendantiste de 1916.
Les fins de carrière de Menahem Begin – premier ministre d’Israël – et de Gerry Adams l’ex-terroriste et dirigeant du Sinn Fein – pas encore premier ministre, mais néanmoins politicien respectable reçu à Downing Street et à la Maison Blanche – sont significatifs également du fait que, pour la bourgeoisie, il n’y a aucune ligne de démarcation étanche entre le terrorisme et la respectabilité. La différence entre le chef terroriste et l’homme d’État est tout simplement que le premier est encore dans une position de faiblesse, puisque les seules armes dont il dispose sont celles des attentats et des coups de main armés, alors que le second dispose de tous les moyens militaires de l’État bourgeois moderne. Tout au long du 20e siècle, surtout pendant la période de «décolonisation» après la deuxième guerre mondiale, les exemples sont nombreux de groupes terroristes (ou nationalistes se servant des moyens terroristes) qui se transforment en forces armées d’un nouvel État : les membres de l’Irgoun se fondant dans la nouvelle armée israélienne, le FLN en Algérie, le Viêt-minh au Vietnam, l’OLP de Yasser Arafat en Palestine, etc.
Ce genre de lutte armée est également un terrain de prédilection pour l’intervention de l’État bourgeois, dans le cadre des conflits inter-impérialistes. Le phénomène commence à prendre de l’ampleur pendant la deuxième guerre mondiale, avec l’utilisation par les bourgeoisies "démocratiques" des mouvements de résistance contre l’occupant allemand, particulièrement en France, en Grèce et en Yougoslavie, ou par la bourgeoisie allemande nazie – quoique avec beaucoup moins de succès – dans le cas de certains mouvements d’indépendance nationale dans l’empire britannique (notamment en Inde). Là où les confrontations entre les grands blocs américain et russe prennent vraiment de l’ampleur, les formations nationalistes cessent d’être de simples groupes terroristes, pour devenir de véritables armées : c’est le cas au Vietnam, où il y a des centaines de milliers de combattants en présence, et au final des millions de morts, ou en Afghanistan où – rappelons-le – les Talibans et leurs prédécesseurs qui s’étaient distingués dans la lutte contre l’occupation soviétique ont été formés et armés par les États-Unis.
Le terrorisme – lutte armée minoritaire – est donc devenu un champ de manoeuvre pour l’intervention et la manipulation des grandes puissances. Si c’est clairement le cas dans les confrontations armées dans les pays dits du «Tiers-Monde», c’est également vrai dans des manipulations plus ténébreuses à l’intérieur des grands États eux-mêmes. Du fait que le terrorisme est une action qui se prépare dans l’ombre, il offre ainsi «un terrain de prédilection aux manigances des agents de la police et de l’État et en général à toutes sortes de manipulations et d’intrigues les plus insolites».[3] Un exemple frappant de ce type de manipulation, où sont mêlés des individus illuminés (s’imaginant même agir dans l’intérêt de la classe ouvrière), le gangstérisme, les grands États et leurs services secrets, est l’enlèvement, d’une efficacité toute militaire, d’Aldo Moro par un commando des Brigades rouges italiennes et son assassinat le 9 mai 1978 (après que le gouvernement italien ait refusé de négocier sa libération). Cette opération n’était pas l’œuvre de quelques terroristes excités, et encore moins de militants ouvriers. Derrière l’action des Brigades rouges, il y avait des enjeux politiques impliquant non seulement l’État italien lui-même mais aussi les grandes puissances. En effet, Aldo Moro représentait une fraction de la bourgeoisie italienne favorable à l’entrée du Parti communiste italien dans la majorité gouvernementale, option à laquelle s’étaient fermement opposés les États-Unis. Les Brigades rouges partageaient cette opposition à la politique du "compromis historique" entre la Démocratie chrétienne et le PC défendue par Aldo Moro et faisaient ainsi ouvertement le jeu de l’État américain. Par ailleurs, le fait que les Brigades rouges aient été directement infiltrées à la fois par les services secrets italiens et par le réseau Gladio (une création de l’OTAN qui avait pour mission de constituer des réseaux de résistance au cas où l’URSS aurait envahi l’Europe de l’Ouest) révèle que dès la fin des années 1970, le terrorisme est déjà un instrument de manipulation dans les conflits impérialistes.[4]
Le terrorisme: arme et justificationde la guerre impérialiste
Au cours des années 1980, la multiplication des attentats terroristes (comme ceux de 1986 à Paris) exécutés par des groupuscules fanatiques, mais qui étaient commandités par l’Iran, ont fait apparaître un phénomène nouveau dans l’histoire. Ce ne sont plus, comme au début du 20e siècle, des actions armées menées par des groupes minoritaires, visant à la constitution ou à l’indépendance nationale d’un État, mais ce sont des États eux-mêmes qui prennent en charge et utilisent le terrorisme comme arme de la guerre entre États.
Le fait que le terrorisme soit devenu directement un instrument de l’État en vue de mener la guerre marque un changement qualitatif dans l’évolution de l’impérialisme. Le fait que ce soit l’Iran le commanditaire de ces attaques (dans d’autres cas comme l’attentat contre le vol Panam au-dessus de Lockerbie, c’est la Syrie ou la Libye qui sont mises en cause) est significatif également d’un phénomène qui va prendre de l’ampleur seulement avec la fin des blocs après 1989 et la disparition de la discipline imposée par les têtes de bloc : des puissances régionales de troisième ordre comme l’Iran tentent de s’échapper de la tutelle des blocs russe et américain. Le terrorisme devient véritablement la bombe atomique des pauvres.
Dans la dernière période, on a pu constater que ce sont les deux principales puissances militaires, les États-Unis et la Russie, qui ont utilisé le terrorisme comme moyen de manipulation pour justifier leurs interventions militaires. Ainsi, les médias eux-mêmes ont révélé que les attentats à Moscou de l’été 1999 avaient été perpétrés avec des explosifs utilisés exclusivement par les militaires et que Poutine, le chef du FSB (ex-KGB) à l’époque, en était probablement le commanditaire. Ces attentats étaient un prétexte pour justifier l’invasion de la Tchétchénie par les troupes russes. Avec le dernier attentat à Moscou, la prise en otage de 700 spectateurs d’un théâtre, la ficelle est si grosse que la presse elle-même, nationale comme internationale, est amenée à s’interroger ouvertement sur la manipulation, sur comment une cinquantaine de personnes ont pu se rassembler et pénétrer dans un lieu public au coeur de la capitale en transportant un arsenal impressionnant, dans une ville où un Tchétchène peut se faire contrôler et arrêter plusieurs fois par jour dans la rue.
Parmi les hypothèses mises en avant dans le journal Le Monde du 16 novembre, il est évoqué soit une infiltration du commando par les services secrets russes, soit que ces derniers étaient au courant de l’opération et ont laissé faire dans le but de relancer la guerre en Tchétchénie. En effet, selon certaines fuites, des agents des services secrets avaient informé leur hiérarchie des mois à l’avance de la préparation d’actions à Moscou par le groupe de Movsar Baraev, mais l’information «se serait perdue comme toujours dans les méandres des échelons supérieurs». On imagine pourtant mal une information de cette importance passer inaperçue. Le 29 octobre, le quotidien Moskovski Komsomolets a cité un informateur anonyme du FSB (ex-KGB) selon lequel le commando était depuis longtemps «infiltré» par les services russes qui auraient directement contrôlé quatre des preneurs d’otages.
Le commando était dirigé par le clan Baraev dont les hommes de main ont déjà joué un rôle éminent dans la guerre en Tchétchénie. Alors qu’il se présentait comme le défenseur d’un islamisme radical, son ancien chef (assassiné il y a deux ans), et oncle du commandant des preneurs d’otages, entretenait des liens directs avec le Kremlin. Ses troupes ont en effet été les seules à être épargnées au cours des bombardements et des massacres de l’armée russe. C’est lui qui avait par ailleurs permis le massacre des principaux chefs de guerre nationalistes tchétchènes encerclés dans Grozny en les attirant dans un guet-apens, leur donnant le feu vert pour s’enfuir dans un passage où les attendaient les troupes russes.
Concernant les événements du 11 septembre 2001, même si l’État américain n’a pas directement commandité ces attentats, il est inconcevable d’imaginer que les services secrets de la première puissance mondiale aient été pris par surprise, comme dans n’importe quelle république bananière du tiers-monde. De toute évidence, l’État américain a laissé faire, quitte à sacrifier ses Twin Towers et près de 3000 vies humaines.[5] C’était le prix que l’impérialisme américain était prêt à payer pour pouvoir réaffirmer son leadership mondial en déclenchant l’opération «Justice illimitée» en Afghanistan. Cette politique délibérée de la bourgeoisie américaine consistant à laisser faire pour justifier son intervention militaire n’est pas nouvelle.
Elle avait déjà été utilisée en décembre 1941 lors de l’attaque japonaise à Pearl Harbor[6] pour justifier l’entrée des États-Unis dans la seconde guerre mondiale et, plus récemment, lors de l’invasion du Koweït par les troupes de Saddam Hussein en août 1990 pour déchaîner la guerre du Golfe sous la houlette de l’oncle Sam.[7]
La méthode qui consiste à utiliser les attentats terroristes déjà prévus, afin de justifier l’extension de son influence impérialiste via l’intervention militaire (ou policière) commence à faire des émules. Les informations disponibles semblent montrer que le gouvernement australien était au courant des menaces d’attentat en Indonésie, et qu’il a laissé faire, encourageant même ses ressortissants à continuer à se rendre à Bali. Ce qui est certain en tout cas, c’est que l’Australie a saisi l’occasion de l’attentat du 12 octobre pour renforcer son influence en Indonésie, à la fois pour son propre compte et pour le compte de son allié américain.[8]
Mais cette politique du «laisser faire» ne consiste plus, comme en 1941 ou en 1990, à laisser l’ennemi attaquer le premier selon les lois classiques de la guerre entre États.
Ce n’est plus la guerre entre États rivaux, avec ses propres règles, ses drapeaux, ses préparatifs, ses troupes en uniforme, ses champs de bataille et ses armements, qui sert de prétexte à l’intervention massive des grandes puissances. Ce sont les attaques terroristes aveugles, avec leurs commandos de kamikazes fanatisés, frappant directement les populations civiles qui sont utilisées par les grandes puissances pour justifier le déchaînement de la barbarie impérialiste.
L’utilisation et la manipulation du terrorisme ne sont plus seulement le lot de petits États, tels la Libye, l’Iran ou d’autres du Moyen-Orient. Elles sont devenues l’apanage des plus grandes puissances de la planète.
L'idéologie de la mort et de la peur
Il est significatif de la désagrégation de plus en plus avancée de tout le tissu idéologique de la société capitaliste que les exécutants des attentats de New York, de Moscou ou de Bali (quelles que soient les motivations de leurs commanditaires) ne sont plus mus par des idéologies ayant au moins une apparence rationnelle et progressive, telle que la lutte pour la création de nouveaux États nationaux. Au contraire, ils font appel à des idéologies qui étaient déjà désuètes et irrémédiablement réactionnaires au 19e siècle : l’obscurantisme religieux et mystique. La décomposition du capitalisme est bien résumée dans ce fait que, pour des franges de la jeunesse d’aujourd’hui, la meilleure perspective que la vie puisse leur offrir n’est plus la vie, ni même la lutte au service d’une grande cause, mais la mort dans les ténèbres de l’obscurantisme féodal et au service de commanditaires cyniques dont souvent ils ne soupçonnent même pas l’existence.
Dans les pays développés, le terrorisme dont ils sont eux-mêmes les premiers responsables sert aux États bourgeois de moyen de propagande auprès de leur propres populations civiles, afin de les convaincre que dans un monde qui s’écroule, où se perpètrent des horreurs comme l’attentat du 11 septembre, la seule solution est de s’en remettre à la protection de l’État lui-même. La situation au Venezuela nous montre la perspective qui nous attend si la classe ouvrière, à travers le soutien à telle ou telle faction de la bourgeoisie, se laisse dévoyer sur un terrain qui n’est pas le sien. Le gouvernement Chavez est venu au pouvoir avec un soutien assez large parmi les populations pauvres et les ouvriers, ayant réussi à leur faire croire que son programme national-populiste et anti-américain pourrait les protéger contre les effets d’une crise de plus en plus insupportable. Aujourd’hui, les masses pauvres et ouvrières se trouvent divisées et encadrées par les forces de la bourgeoisie : soit derrière Chavez et sa clique militaire, soit embrigadées dans les syndicats qui participent à une "grève générale" qui comprend même les juges et qui bénéficie de la bienveillance de l’organisation des patrons ! Et ce danger n’est pas limité à des pays périphériques du capitalisme, comme nous le montre la manifestation monstre du 1er mai 2002 à Paris, où les "citoyens" furent invités à prendre parti pour une clique de la bourgeoisie contre une autre ("l’autre" étant cet épouvantail caricatural appelé Le Pen).
Si la classe ouvrière mondiale ne réussit pas à réaffirmer sa propre indépendance de classe, dans la lutte pour la défense de ses propres intérêts d’abord et pour le renversement révolutionnaire de cette société pourrissante ensuite, alors nous ne pouvons rien attendre d’autre que la généralisation des affrontements entre les cliques bourgeoises et entre les États bourgeois employant tous les moyens, y compris les plus barbares, notamment l’usage quotidien de l’arme de la terreur.
Arthur, 23 déc. 02.
1 IRA, ou Irish Republican Army. Le Sinn Fein (“Nous-mêmes” en gaélique) fut fondé en 1907 par Arthur Griffith, principal dirigeant irlandais à l’époque de l’indépendance de la république irlandaise (Eire) au début des années 20. Il constitue aujourd’hui encore l’aile politique de l’IRA, ayant des rapports avec cette dernière semblables à ceux de Herri Battasuna avec l’ETA.
En quelque sorte, on pourrait dire que la "révolution nationaliste" irlandaise a été caractéristique de l’ouverture de la période de décadence du capitalisme, dans le sens qu’elle n’a jamais réussi a créer autre chose qu’un État amputé (privé des six comtés d’Ulster) essentiellement inféodé à la Grande-Bretagne.
2 Toute l’ambiguïté de l’attitude de Connolly apparaît dans un article publié dans son journal Irish Worker au début de la guerre de 1914, où il déclare d’un côté que tout ouvrier irlandais serait parfaitement en droit de s’engager dans l’armée allemande si ça pouvait hâter la libération irlandaise du joug de l’impérialisme britannique, tout en espérant que "l’Irlande peut cependant mettre le feu à un incendie européen qui ne s’éteindra pas tant que le dernier trône ainsi que les dernières actions ou obligations capitalistes ne se seront pas consumés dans le bûcher funéraire du dernier seigneur de la guerre" (cité dans FSL Lyons, Ireland since the famine).
3 Voir la Revue Internationale n°15, "Résolution sur terrorisme, terreur et violence de classe", point 5.
4 Rappelons aussi que les services secrets de l’État français se sont montrés prêts à utiliser directement les méthodes terroristes avec l’attentat en Nouvelle Zélande contre le Rainbow Warrior, navire de l’organisation Greenpeace.
5 Voir à ce sujet nos articles "La guerre ‘anti-terroriste’ sème terreur et barbarie" et "Pearl Harbor 1941, les ‘Twin Towers’ 2001, le machiavélisme de la bourgeoisie" dans la Revue internationale n°108.
6 Voir l’article "Pearl Harbor..." dans la Revue internationale n°108.
7 Voir nos articles "Golfe persique : le capitalisme c’est la guerre", "Face à la spirale de la barbarie guerrière, une seule solution : développement de la lutte de classe", "Guerre du Golfe : massacres et chaos capitalistes", "Le chaos" publiés respectivement dans les numéros 63 à 66 de la Revue Internationale.
8 Pour une analyse plus détaillée, voir l’article "Comment les massacres de Bali profitent à l’impérialisme australien" publié dans Révolution internationale n°330.
Cela fait un peu moins d'un demi siècle maintenant que la bourgeoisie nous parle de construction européenne. L'introduction d'une monnaie commune - l'Euro - nous a été présentée comme une étape fondamentale dans ce processus dont l'horizon serait la mise en place des États-Unis d'Europe. Processus qui serait en bonne voie puisqu'il est prévu un premier élargissement de 15 à 25 pays au premier mai 2004 et qu'un projet de Constitution européenne est en cours d'élaboration.
La bourgeoisie serait-elle capable de dépasser le cadre étriqué de la nation ? Serait-elle à même de surmonter la concurrence économique et ses antagonismes impérialistes ? Pourrait-elle mettre fin à la guerre économique et à la guerre tout court qui a tant de fois déchiré le continent? En d'autres termes, la bourgeoisie serait-elle capable de donner un début de solution à la question de la division capitaliste du monde en nations concurrentes, source de dizaines de millions de morts et qui a ensanglanté la planète entière, particulièrement depuis le début du 20e siècle ? Ou encore, la bourgeoisie serait-elle capable de renoncer à l'idéologie nationaliste ferment et base constitutive de sa propre existence en tant que classe et source de toutes ses légitimations économiques, politiques, idéologiques et impérialistes ?
Et si les réponses à toutes ces questions sont négatives, si les États-Unis d'Europe sont une chimère, à quoi correspondrait alors la constitution et le développement de la Communauté Européenne ? La bourgeoisie serait-elle devenue masochiste à ce point pour éternellement courir derrière un mirage et pourquoi déploierait-elle tant d'efforts pour construire un château de cartes sans viabilité réelle ? Pour se donner l'illusion du change par rapport aux États-Unis d'Amérique ? Par pur souci de propagande ?
La vanité d'un tel projet se mesure déjà aux conditions initiales requises pour sa viabilité. Conditions qui sont non seulement totalement absentes dans le projet actuel mais qui relèvent tout simplement de l'utopie dans le contexte historique présent. En effet, comme l'existence des différentes bourgeoisies nationales est intimement liée à la propriété privée et/ou étatique qui s'est historiquement déployée dans un cadre national, toute unification réelle à une échelle supérieure impliquerait des dépossessions de pouvoirs aux échelons inférieurs. Cette perspective est d'autant plus irréaliste que la création d'une réelle Europe unifiée à l'échelle du continent passerait par un inéluctable processus d'expropriation des différentes fractions bourgeoises nationales dans chaque pays. Processus nécessairement violent, comme le furent les révolutions bourgeoises contre la féodalité d'Ancien Régime ou les guerres d'indépendance contre la métropole de tutelle, auquel ne peuvent se substituer la "volonté politique des gouvernements" et/ou "l'aspiration des peuples à faire l'Europe ". Lorsque l'on sait combien, au sein de ce processus de formation des nations au 19° siècle, la guerre a toujours joué un rôle de premier ordre pour éliminer les résistances intérieures émanant des secteurs réactionnaires de la société ou pour délimiter ses frontières face aux autres pays, l'on peut imaginer ce que supposerait et `coûterait' le processus d'unification européenne. Cela souligne à quel point est utopique ou hypocrite et mensongère cette idée de l'union pacifique de différents pays, fussent-ils européens. Penser cette unification comme possible impliquerait qu'un nouveau groupe social, porteur d'intérêts supranationaux émancipateurs, puisse émerger et être capable, au travers d'un véritable processus révolutionnaire, à l'aide de ses propres moyens politiques (partis, etc.) et coercitifs (forces militaires, etc.), d'exproprier les intérêts bourgeois liés aux différents capitaux nationaux et de s'imposer sur ces derniers.
Sans entrer dans de longs développements à propos de la question nationale ([1] [710]), force est de constater que toutes les nations qui ont été créées depuis la guerre de 1914-18 - une petite centaine - sont la conséquence des problèmes nationaux non résolus au cours du 19° et au tout début du 20° siècle. Toutes furent des nations mortnées qui n'ont pu parachever leur révolution bourgeoise et entamer leur révolution industrielle de façon suffisamment affirmée et vigoureuse, alimentant ainsi la dynamique des multiples conflits depuis la Première guerre mondiale. Seuls les pays constitués au cours du 19° siècle ont pu atteindre suffisamment de cohérence, de puissance économique et de stabilité politique. Ainsi, les six plus grandes puissances actuelles l'étaient déjà, bien que dans un ordre quelque peu différent, à la veille de la Première guerre mondiale. Ce constat, que même les historiens bourgeois énoncent, n'est réellement explicable que dans le cadre du matérialisme historique.
En effet, pour qu'une nation puisse se constituer sur des bases politiques solides, elle doit pouvoir plonger ses racines dans une réelle centralisation de sa bourgeoisie, centralisation qui s'est forgée au travers d'une âpre lutte unificatrice contre la féodalité de l'Ancien Régime et pouvoir disposer des bases économiques suffisantes pour le déploiement de sa révolution industrielle qu'elle trouve alors dans un marché mondial en voie de constitution. Ces deux conditions étaient réunies au cours de la période ascendante du capitalisme s'étalant principalement pendant les 18, et 19e siècles jusqu'à la Première guerre mondiale. Ces conditions ayant disparu ensuite, les possibilités d'émergence d'un nouveau projet national viable n'ont plus été réunies. Dès lors, pourquoi ce qui fut impossible à réaliser tout au long du 20e siècle serait-il tout à coup possible aujourd'hui ? Alors qu'aucune des nouvelles nations créées depuis la Première guerre mondiale n'a pu disposer des moyens de son existence, pourquoi l'avènement d'une nouvelle grande puissance - comme le seraient les États-Unis d'Europe - serait-il soudain réalisable ?
La troisième conséquence logique de l'hypothèse européenne impliquerait une atténuation de la tendance à l'exacerbation des antagonismes impérialistes entre nations concurrentes au sein de l'Europe. Or, déjà Marx dans le Manifeste Communiste soulignait à son époque (le milieu du 19e siècle) la permanence des antagonismes existant entre toutes les fractions nationales de la bourgeoisie : "La bourgeoisie vit dans un état de guerre perpétuel ; d'abord contre l'aristocratie, plus tard contre ces fractions de la bourgeoisie même dont les intérêts entrent en contradiction avec les progrès de l'industrie, et toujours contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers". Si la contradiction qui l'opposait aux vestiges féodaux a été très largement dépassée par la révolution capitaliste et si la contradiction qui l'opposait aux secteurs rétrogrades de la bourgeoisie a pu l'être également dans les principaux pays développés, par contre, celle concernant l'antagonisme entre les nations n'a fait que s'exacerber tout au long du 20` siècle. Dès lors, pourquoi verrait-on aujourd'hui un processus inverse alors que durant toute la période de décadence les conflits entre fractions de la classe dominante n'ont fait que s'exacerber?
Une caractéristique non équivoque de l'entrée en décadence d'un mode de production est d'ailleurs l'explosion des antagonismes entre fractions de la classe dominante. Cette dernière ne pouvant plus extraire suffisamment de surtravail d'un rapport social de production devenu désormais obsolète, elle tend à l'obtenir par la rapine chez ses pairs. Il en va ainsi lors de la décadence du mode de production féodal (1325-1750) avec la guerre de cent ans (1337-1453) relayée ensuite par les guerres entre les grandes monarchies absolutistes européennes : "La violence, fût sans doute un trait permanent et spécifique des sociétés médiévales. Il n'empêche qu'elle a manifestement pris une dimension particulière au tournant des XIIIe et XIVe siécles. (...) La guerre devient en effet un phénomène endémique, multiforme, nourri par toutes les frustrations sociales. ( ..) La généralisation de la guerre fut avant tout l'expression ultime des dysfonctionnements d'une société aux prises avec des problèmes qu'elle ne peut en aucune manière maîtriser. Sorte de fuite en avant pour échapper aux impasses du moment. " (Guy Bois, La grande dépression médiévale, PUF). Cette période de décadence du mode de production féodal contraste très fortement avec son ascendance (1000-1325) : "Plus nettement encore que les temps féodaux, la période 1150-1300, dates larges, connut à diverses reprise et dans des ensembles géographiques assez vastes des phases de paix quasi complète, à la faveur desquelles l'essor démographique et économique ne put que s’accentuer "(P. Contamine, La guerre au Moyen Âge, PUF-Clio). Il en fut de même lors de la décadence du mode de production esclavagiste avec le démembrement de l'empire romain et la multiplication de conflits sans fin entre Rome et ses provinces.
Tel est également le cas lors de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. Afin de restituer le fossé entre les conditions qui prévalaient en ascendance et en décadence du capitalisme, voici ce qu'en dit Eric Hobsbawm, avec le recul de l'historien, dans sa fresque historique L 'âge des extrêmes (1994) qui campe bien, sous forme de bilans respectifs, les différences fondamentales entre le « long 19 » et le « court 20 » siècle : "Comment dégager le sens du Court Vingtième Siècle - du début de la Première Guerre mondiale à 1 'effondrement de l'URSS -, de ces années qui, comme nous le voyons avec le recul, forment une période historique cohérente désormais terminée ? (..) dans le Court Vingtième Siècle on ait tué ou laissé mourir délibérément plus d'êtres humains que jamais auparavant dans l'histoire. (...) il fut sans doute le siècle le plus meurtrier dont nous avons gardé la trace, tant par l'échelle, la fréquence et la longueur des guerres qui l'ont occupé (et qui ont à peine cessé un instant dans les années 1920) mais aussi par l'ampleur des plus grandes famines de l'histoire aux génocides systématiques. A la différence du `long XIXe siècle', qui semblait et fut en effet une période de progrès matériel, intellectuel et moral presque ininterrompu, c'est-àdire de progression des valeurs de la civilisation, on a assisté depuis 1914, à une régression marquée de ces valeurs jusqu'alors considérées comme normales dans les pays développés (..)Tout cela changea en 1914. (..) Bref, 1914 inaugure l'ère des massacres (..) La plupart des guerres non révolutionnaires et non idéologiques du passé n'avaient pas été menées comme des luttes à mort jusqu'à l'épuisement total. (..) Dans ces conditions, pourquoi les puissances dominantes des deux camps menèrent-elles la Première Guerre mondiale comme un jeu à somme nulle, c'est-à-dire comme une guerre qui ne pouvait être que totalement gagnée ou perdue ? La raison en est que cette guerre, à la différence des conflits antérieurs aux objectifs limités et spécifiables, fut menée à des fins illimitées. (..) C'était un objectif absurde et autodestructeur, qui ruina à la fois les vainqueurs et les vaincus. Il entraîna les seconds dans la révolution, et les vainqueurs dans la faillite et l'épuisement physique. (..) la guerre moderne implique tous les citoyens et mobilise la plupart d'entre eux; qu'elle se mène avec des armements qui requièrent un détournement de toute l'économie pour les produire et qui sont employés en quantités inimaginables : qu'elle engendre des destructions inouïes, mais aussi domine et transforme du tout au tout la vie des pays impliqués. Or, tous ces phénomènes sont propres aux guerres du XXe siècle. (..) La guerre a-t-elle servi la croissance économique ? En un sens, il est clair que non. ) ».
L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence interdit désormais l'émergence de nouvelles nations réellement viables. La saturation relative des marchés solvables - eu égard aux considérables besoins de l'accumulation atteint par le développement des forces productives - qui est à la base de la décadence du capitalisme, empêche toute résolution « pacifique » des contradictions insurmontables de ce dernier. C'est pourquoi la guerre commerciale entre nations et le développement del'impérialiste n'ont fait que s'exacerber depuis lors. Dans un tel contexte, les nations arrivées avec retard sur l'arène mondiale ne peuvent surmonter celui-ci, tout au contraire, l'écart tend irrémédiablement à se creuser.
L'Europe ne s'étant pas constituée en entité nationale avant le début de ce siècle, à une époque pourtant favorable au surgissement de nouvelles nations, parce qu'elle n'en présentait pas les conditions, il était impossible qu'elle le fit ensuite. De plus, dans la phase actuelle et ultime de la décadence, celle de la décomposition de la société capitaliste([2] [711]), non seulement les conditions sont toujours aussi défavorables au surgissement de nouvelles nations, mais de plus elles exercent une pression à l'éclatement de celles d'entre elles présentant le moins de cohésion (URSS, Yougoslavie, Tchécoslovaquie, etc.) et exacerbent les tensions entre les nations existantes, même les plus fortes et les plus stables (Cf. ci-dessous le paragraphe sur l'Europe dans la période de décomposition).
Doit-on être surpris du processus d'unification européenne en pleine décadence du capitalisme ? Est-ce le signe d'une vigueur retrouvée du mode de production capitaliste ou une expression de résistance à la décadence de ce dernier? Plus généralement, peut-on constater des phénomènes analogues lors de phases décadentes antérieures et que signifient-ils ?
La décadence du mode de production féodal est intéressante à cet égard dans la mesure où nous y avons assisté à la constitution de grandes monarchies absolues qui ont semblé dépasser l'émiettement du fief si caractéristique du mode de production féodal. Ainsi, au cours du XVIe siècle apparaît en Occident l'État absolutiste. Les monarchies centralisées représentaient une rupture décisive avec la souveraineté pyramidale et morcelée des formations sociales médiévales. Cette centralisation du pouvoir monarchique suscita une armée et une bureaucratie permanentes, des impôts nationaux, une législation codifiée et les débuts d'un marché unifié. Et si tous ces éléments peuvent s'apparenter aux caractéristiques du capitalisme, et cela d'autant plus qu'ils coïncidèrent avec la disparition du servage, ils n'en restèrent pas moins une expression du féodalisme en déclin.
En effet, l’« unification nationale » sur divers plans par les monarchies absolues ne représentait pas un dépassement du cadre géo-historique du Moyen Âge - le fief féodal - mais une expression de son caractère devenu trop étroit que pour contenir la poursuite du développement des forces productives. Les États absolutistes représentaient une forme de centralisation de l'aristocratie féodale, un blindage de son pouvoir, pour résister à la décadence du mode féodal de production. C'est d'ailleurs une autre des caractéristiques de toutes les décadences des modes de production que d'engendrer des phénomènes de centralisation du pouvoir - en général au travers du renforcement de l'État représentant les intérêts collectifs de la classe dominante - afin d'offrir un front de résistance plus solide aux forces déstructurantes des crises de leur déclin historique.
De façon analogue, la constitution de l'Union Européenne, et plus généralement la conclusion de tous les accords économiques régionaux dans le monde, est une tentative de dépassement du cadre trop étriqué de la nation pour faire face à l'exacerbation de la concurrence économique dans la décadence du capitalisme... La bourgeoisie est donc coincée entre d'une part la nécessité de dépasser toujours plus le cadre national pour défendre au mieux ses intérêts économiques et d'autre part les bases nationales de son pouvoir et de sa propriété. L'Europe n'est en rien un dépassement de cette contradiction mais une expression de la résistance de la bourgeoisie aux contradictions de la décadence de son mode de production. Si Louis XIV invitait les grands de son Royaume à s'installer à sa cour, ce n'était pas pour leur payer du bon temps à Versailles mais plutôt pour surveiller leurs faits et gestes et éviter qu'un complot ne se trame à partir de la province. A bien des égards, les calculs stratégiques sont quelque peu analogues au sein de la Communauté européenne où la France préfère une Allemagne arrimée à l'Europe et un Deutsche Mark fondu dans l'Euro, qu'une Allemagne libre de ses mouvements, déployant ses penchants historiques vers les pays d'Europe centrale où le Mark faisait déjà office de monnaie de référence ; où la Grande-Bretagne, après avoir essayé de créer un pôle concurrent avec l'AELE, préfère être de la partie pour infléchir, voire saboter les politiques communautaires, plutôt que d'être marginalisée sur son île; et où l'Allemagne préfère avancer masquée derrière la fiction de l'Europe pour développer ses véritables ambitions impérialistes de futur chef de file d'un bloc impérialiste rival à celui des États-Unis.
La constitution de la Communauté Européenne plonge ses racines dans le contexte du développement de la guerre froide dans l'immédiat après-guerre ([3] [712]) . Proie potentielle-pour l'impérialisme russe, car déstabilisée par la crise et la désorganisation sociale, l'Europe sera soutenue par les États-Unis pour constituer un rempart face aux velléités d'avancées du bloc de l'Est. Ceci fut réalisé grâce au plan Marshall proposé à tous les pays européens en juin 1947. De même, la constitution de IaCECA en 1952- la Communautéeuropéenne pour le charbon et l'acier - répondait à la nécessité de renforcer l' Europe dans un contexte d'aggravation dramatique des tensions EstOuest avec l'éclatement de la guerre de Corée. Enfin, la création de la CEE en 1957 venait parachever cette dynamique de renforcement du bloc occidental sur le continent. Un tel développement de l'Europe, essentiellement sur le plan économique et militaire - via la présence des troupes et des armements de l'OTAN -, illustre que loin de personnifier la paix retrouvée, elle restait, comme à travers toute l'histoire du capitalisme, le principal théâtre des enjeux inter-impérialistes.
Contrairement aux mensonges répandus par la bourgeoisie, la paix, qui a régné en Europe depuis la Seconde guerre mondiale, ne fut pas la conséquence du processus 'd'unification européenne', de la concorde retrouvée entre les frères ennemis de toujours mais de la conjonction de trois facteurs économiques, politiques et sociaux. Dans un premier temps, le contexte de la reconstruction économique, conjuguée à la régulation keynésiano-fordiste d'après-guerre, permit au capitalisme de prolonger sa survie sans être contraint de recourir à un troisième conflit mondial à brève échéance comme ce fut le cas entre la Première et la Seconde guerre mondiale : après seulement dix années de reconstruction entre 1919 et 1929 éclate la plus grave crise de surproduction en 1929 qui va se prolonger jusqu'à la veille de la guerre. Ensuite, le nouveau contexte de la guerre froide met face à face désormais deux blocs impérialistes continentaux (l'OTAN et le Pacte de Varsovie) avec, respectivement, comme tête de bloc, les Etats-Unis et l'URSS, qui ont pu momentanément déplacer leurs affrontements directs à la périphérie. Ces conflits localisés entre 1945 et 1989 ont néanmoins fait autant de victimes que tous les affrontements de la Seconde guerre mondiale !Enfin, le non embrigadement idéologique du prolétariat, suite à son resurgissement sur la scène historique en 1968, a permis de faire barrage aux velléités guerrières des deux blocs impérialistes au moment où la nécessité d'en découdre devenait de plus en plus pressante face au déploiement de la crise économique.
Si l'entente européenne a pu se faire autour d'accords à teneur essentiellement économique (l'OECE- l'Organisation Européenne de Coopération Économique -, la CECA - la Communauté Européenne pour le Charbon et l'Acier -, la PAC - la politique agricole commune -, l'Union douanière, la mise en place de la TVA, le Marché commun, le SME - le Serpent Monétaire Européen -, la monnaie unique, etc.), dans un contexte qui le permettait largement, la mésentente politique fut, en revanche, une constante dans la politique communautaire à commencer par la question allemande au lendemain de la défaite. La France réclame une Allemagne faible et désarmée mais les ÉtatsUnis, en raison des impératifs de la guerre froide, imposeront la reconstitution d'une Allemagne forte, capable de se réarmer, conduisant à la création de la RFA en 1949. En 1954, la France rejettera la ratification de la CED - (Communauté Européenne de Défense) pourtant signée en 1952 par ses cinq partenaires européens sous l'impulsion américaine. Le Royaume-Uni, qui a refusé d'entrer dans la CEE créée en 1957, tente de réaliser une vaste zone de libreéchange comprenant tous les pays de l'OECE, ce qui engloberait le Marché Commun et lui ôterait sa spécificité. Devant le refus français, les britanniques créent, avec d'autres pays européens, l'AELE (l'Association Européenne de Libre Échange) par le traité de Stockholm du 20 novembre 1959. Dès lors, à deux reprises, en 1963 et en 1967, la France rejettera la candidature de la Grande-Bretagne à la CEE car ce pays représente le cheval de Troie des américains. En 1967, la France encore avait pendant six mois provoqué une grave crise en pratiquant la politique de la `chaise vide'... qui débouche sur un compromis permettant à l'Europe de survivre mais moyennant l'instauration de la règle de l'unanimité sur tous les grands dossiers ! Après l'entrée effective de la Grande-Bretagne en janvier 1973, cette dernière ne se privera pas de mettre de fréquents bâtons dans les rouages communautaires sur de multiples dossiers à commencer par la renégociation du traité d'adhésion un an après, des modifications de la PAC, une renégociation de sa contribution financière au budget européen (le fameux '! want my moneo back' de Margareth Thatcher), le refus de participer à la monnaie commune, etc. Enfin, tout récemment, les divergences sur la date d'ouverture des négociations pour une adhésion de la Turquie sont très illustratives des divisions européennes sur le plan des rivalités impérialistes : la France marque franchement son hostilité envers un pays qui a été très proche, soit de l'Allemagne, soit des États-Unis. Ces derniers faisant par ailleurs terriblement pression pour que la Turquie soit acceptée comme future candidate, soit directement via des coups de téléphone présidentiel aux dirigeants européens, soit indirectement via le lobbying de l'Angleterre... avec comme stratégie sous-jacente quasi avouée que plus l'Europe s'élargit, moins elle sera capable d'une intégration politique et surtout d'une politique et d'une stratégie commune sur la scène internationale.
L'absence totale d'une politique extérieure commune et des instruments de cette politique (une armée intégrée), l'absence de budget européen conséquent (à peine 1,27% du PIB de la zone Euro !), àl'image de ce que sont les budgets nationaux, et la place totalement disproportionnée de l'agriculture dans celui-ci (près de la moitié du budget communautaire est consacré à un secteur qui ne représente plus que 4 à 5% de la valeur ajoutée annuelle au niveau européen), etc., tous ces éléments illustrent à suffisance que les attributs fondamentaux d'un véritable État européen supranational sont absents et, quand ils existent, ce sont des avortons sans réel pouvoir, sans aucune autonomie. Ainsi, le fonctionnement politique de la Communauté européenne est carrément une caricature typique du mode de fonctionnement de la bourgeoisie en période de décadence : le parlement est totalement court circuité, le centre de gravité de la vie politique est monopolisé par l'exécutif, le Conseil des ministres, à tel point que la bourgeoisie doit régulièrement s'inquiéter de ce "déficit de légitimité démocratique"!
Ceci n'a pas lieu de nous surprendre dans la mesure où la stratégie européenne sur le plan politique était déjà conditionnée et se heurtait nécessairement aux limites imposées par la discipline du bloc à la tête duquel se trouvaient les États-Unis du temps de la guerre froide. Peu consistante à cette époque, cette stratégie le sera encore moins après l'effondrement du mur de Berlin qui consacre dans les faits la disparition des deux blocs. Depuis, l'Europe n'a pu définir de position commune sur à peu près aucun dossier de politique étrangère. Elle s'est déchirée, voire même les uns et les autres se sont opposés sur les enjeux au Moyen-Orient, lors de la guerre du Golfe, du conflit en Yougoslavie et au Kosovo, etc. Il en va ainsi, et surtout, concernant le projet de constitution d'une armée européenne. Les désaccords entre les bourgeoisies nationales européennes sont très illustratifs des enjeux impérialistes des uns et des autres. Les unes (la France etl'Allemagneparexemple) poussant vers plus d'intégration, compris dans le sens d'une plus grande volonté d'indépendance par rapport aux structures militaires subsistantes de l'OTAN, les autres (l'Angleterre et les Pays-Bas, par exemple), poussant à rester au sein de ces dernières.
Si la constitution des États-Unis d'Europe est une illusion, si une réelle unification et intégration européenne sur tous les plans est une chimère, si les origines et le renforcement de l'Europe plongent leurs racines dans les besoins de la guerre froide, à quoi correspondent alors les structures actuelles et les volontés politiques de les renforcer ?
Nous l'avons vu, la naissance et le renforcement del'Europe fut d'abord l'expression de la nécessité de faire front face aux velléités d'expansion du bloc soviétique en Europe. Créée pour les besoins impérialistes du bloc américain et même utile à l'expansion économique de ce dernier, l'Europe (comme le Japon et les Nouveaux Pays Industrialisés([4] [713]) ) est cependant devenue petit à petit un concurrent économique sérieux pour les États-Unis jusqu'à lui tailler des croupières dans certains domaines, y compris de haute technologie (Airbus, Arianespace, etc.). Ceci est une des résultantes de la compétition économique menée par les deux blocs au cours de la guerre froide. Dès lors, jusqu'à l'effondrement du mur de Berlin, l'intégration se fait essentiellement sur le plan économique. Débutant comme une zone de libreéchange intérieure pour les marchandises, puis comme une union douanière vis-à-vis de l'extérieure, ensuite comme un marché commun pour les produits, les capitaux et les travailleurs, l'Europe chapeaute finalement cette intégration en mettant en place des politiques régulatrices au sein de l'Union Économique. Au fur et à mesure de son développement, les objectifs de l'intégration économique sont d'emblée envisagés comme un moyen de renforcer les positions européennes sur le marché mondial. La constitution d'un grand marché permettant des économies d'échelle, devient un tremplin pour le renforcement des entreprises européennes face à leurs concurrentes étrangères, principalement américaines et nipponnes. La mise en place de l'Acte Unique en 1985-86 est d'ailleurs directement née d'un constat globalement négatif sur la situation économique européenne : l'Europe a moins bien que le Japon et les États-Unis, traversé les dix années de crise.
Depuis le début des années 80, le capitalisme se caractérise par une situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société se font face et s'opposent sans toutefois que l'une d'entre elles parvienne à pleinement imposer son alternative. Or, encore moins que pour les autres modes de production qui l'ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de `gel', de `stagnation' de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissementsur pied de la société. Une série de manifestations non équivoques, dont l'effondrement du bloc de l'Est en 1989 en fut la plus spectaculaire, se sont développées au cours des années 80 qui attestent de l'entrée du mode de production capitaliste dans cette phase ultime de son existence.
Il en va ainsi de l'aggravation considérable des convulsions politiques des pays de la périphérie qui interdisait de façon croissante aux grandes puissances de s'appuyer sur eux dans le maintien de l'ordre régional et les contraignait à intervenir de plus en plus directement dans les affrontements militaires. Un tel constat se basait notamment sur la situation au Liban et surtout en Iran. Dans ce dernier pays, en particulier, on relevait déjà une relative nouveauté par rapport aux situations qu'on pouvait rencontrer auparavant : un pays d'un bloc, et important dans son dispositif militaire, échappait pour l'essentiel à son contrôle sans pour autant tomber, ou même avoir la possibilité de tomber, sous la tutelle de l'autre. Cela n'était pas dû à un affaiblissement du bloc dans son ensemble, ni à une option prise parce pays visant une amélioration de la position de son capital national, bien au contraire, puisqu'une telle politique devait conduire à une catastrophe politique et économique. En fait, l'évolution de la situation en Iran ne correspondait à aucune rationalité, même illusoire, du point de vue des intérêts du capital national, la meilleure illustration en étant l'accession au pouvoir d'une couche de la société, le clergé, qui n'a jamais eu de compétence pour gérer les affaires économiques et politiques du capitalisme. Ce phénomène de la montée de l'intégrisme musulman, et de la victoire de celui-ci dans un pays relativement important, était lui-même une des premières manifestations de la phase de décomposition. Manifestation amplement confirmée depuis lors puisque l'on a assisté au développement de ce phénomène dans plusieurs pays.
Il y avait là une apparition de phénomènes attestant d'un changement qualitatif dans la manifestation des caractéristiques classiques de la décadence du capitalisme.
En effet, toutes les classes dominantes devenues historiquement obsolètes développent une série de mécanismes et de structures pour faire face aux forces qui sapent leur pouvoir (crises économiques et conflits guerriers croissants, dislocation du corps social, décomposition de l'idéologie dominante, etc.). Pour la bourgeoisie ces mécanismes sont le capitalisme d'État, un contrôle de plus en plus totalitaire de la société civile, la soumission des différentes fractions de la bourgeoisie aux intérêts supérieurs de la nation, la constitution d'alliances militaires pour affronter la compétition internationale, etc.
Tant que la bourgeoisie parvient à dominer le rapport de force entre les classes, les manifestations de décomposition, caractéristiques de toute période de décadence d'un mode de production, peuvent être contenues dans certaines limites compatibles avec la survie du système. Dans la phase de décomposition par contre, si ces caractéristiques persistent et s'exacerbent face à la crise généralisée qui se développe, l'incapacité de la classe dominante à imposer ses solutions et la faiblesse de la classe ouvrière à dégager sa propre perspective, laisse le champ libre à toutes les forces déstructurantes sur le plan social et politique, à l'explosion du chacun pour soi : « Toutes les sociétés en décadence comportaient des éléments de décomposition : dislocation du corps .social, pourrissement de ses structures économiques, politiques et idéologiques, etc. Il en a été de même pour le capitalisme depuis le début de sa période de décadence (..) dans une situation historique où la classe ouvrière n'est pas encore en mesure d'engager immédiatement le combat pour sa propre perspective, la seule vraiment réaliste, la révolution communiste, mais où la bourgeoisie, elle non plus, ne peut proposer aucune perspective quelle qu 'elle soit, même à court terme, la capacité que cette dernière a témoignée dans le passé, au cours même de la période de décadence, de limiter et contrôler le phénomène de décomposition ne peut que s'effondrer.sous les coups de butoir de la crise. »(Revue Internationale n° 62 ou 107, "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme"). L'histoire montre que lorsqu'une société s'embourbe dans ses propres contradictions sans pouvoir les résoudre, elle se perd dans un chaos croissant, en combats sans fin entre Seigneurs de la guerre. L'image de la décomposition est celle d'un chaos croissant et du chacun pour soi. En effet, une des expressions majeure de la décomposition du capitalisme réside dans l'incapacité croissante de la bourgeoisie à contrôler la situation politique surtout un ensemble de plans : discipliner ses différentes fractions, discipliner les appétits impérialistes, etc. Bref c'est le règne du chacun pour soi : "Cette incapacité du mode de production capitaliste à proposer la moindre perspective à la société (...) débouche inévitablement et nécessairement sur des tendances croissantes à un chaos généralise, vers une débandade des différentes composantes du corps social dans le chacun pour soi " ("La décomposition, phase ultime...").
La fin des années 80 allait venir confirmer ce diagnostic de façon spectaculaire. L'implosion du bloc de l'Est etdel'URSS, la mort du stalinisme, la menace d'éclatement de la Russie elle-même et, peu après, la guerre du Golfe ont exprimé au plus haut point ces caractéristiques inéquivoques d'une phase de décomposition d'un mode de production que sont l'explosion du chacun pour soi, la déstructuration de la cohésion sociale et le chaos croissant.
C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la réorientation de la politique européenne au cours des années 90. La direction essentiellement économique que l'intégration européenne avait prise jusqu'alors opère un tournant nettement plus politique après l'effondrement du mur de Berlin. Dès décembre 1989, le sommet de Strasbourg accélère le processus de mise en place de l'Eure, et invite les pays de l'Est à la table des négociations. Immédiatement, une claire option est prise en direction de futures adhésions et les moyens matériels de celles-ci sont immédiatement mis en place : constitution de la BERD (Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement) en mai 1990, investissements dans divers domaines, programmes de coopération, etc. Le caractère essentiellement géostratégique de cet élargissement de l'Europe vers l'Est est clairement attesté par le fait que le gain économique de l'opération pourrait s'avérer nul, voire négatif, comme le fut l'intégration de l'Allemagne de l'Est pour la RFA. Ainsi, la moyenne du PIB par habitant des dix pays candidats n'atteint même pas la moitié de celui de l'Europe des quinze. L'intégration commerciale est profondément asymétrique. Alors que 70% des exportations des PECO (Pays d'Europe Centrale et Orientale) sont destinés à l'Union européenne, celle-ci ne compte sur leurs achats que pour 4% de ses exportations. Les pays de l'Est sont donc extrêmement sensibles à la conjoncture des pays d'Europe occidentale, alors que la réciproque n'est pas vraie. Élément de vulnérabilité supplémentaire, ces échanges se soldent par un déficit courant structurel dans tous les PECO, ce qui les rend très dépendants des entrées en capitaux étrangers. L'emploi a baissé de 20% dans la région depuis 1990 et nombre de pays se débattent encore dans de graves difficultés économiques.
En réalité les raisons véritables sont à chercher ailleurs. La première est clairement impérialiste. Elle est constituée par l'enjeu du partage des dépouilles du défunt bloc de l'Est. La seconde découle des conséquences de la décomposition elle-même : il était vital pour l'Europe de recréer un cordon de relative stabilité à ses frontières orientales afin de faire barrage à la contagion du chaos économique et social que représentait l'implosion du bloc de l'Est. Dans cette perspective, il est significatif que les principaux pays adhérents soient économiquement les moins pauvres et géographiquement les plus proches de l'Europe de l'Ouest (Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Slovénie) et que les trois pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) ferment un peu plus l'accès de la Russie à la mer Baltique. En effet, il y a superposition de deux enjeux impérialistes. D'une part, l'Europe, avec l'Allemagne en tête, dispute aux États-Unis les dépouilles du défunt bloc de l'Est. Pour la Communauté européenne l'objectif est de ramener le plus possible de pays d'Europe centrale et orientale dans son giron, y compris, à terme, la Russie elle-même, aujourd'hui bien ancrée dans la sphère d'influence américaine mais dont le premier partenaire commercial est l'Allemagne. Mais, d'autre part, la France est aussi intéressée à ce que l'expansion à l'Est soit le fait de l' Europe et non d'une Allemagne autonome qui retrouverait ses vieux réflexes d'entre-deux guerres. Cette dernière acceptant d'autant mieux cette stratégie qu'elle peut de la sorte avancer ses prétentions impérialistes de façon masquée tant qu'elle n'est pas encore prête à ouvertement assumer le rôle de leadership d'un nouveau bloc impérialiste opposé aux États-Unis.
C'est dans ce contexte de phase de décomposition et d'effondrement des blocs impérialistes qu'il faut comprendre la mise en place de la monnaie unique. Quatre raisons fondamentales en sont à la base :
1) La première est d'ordre géostratégique et impérialiste. Les bourgeoisies française et allemande ont intérêt à sauvegarder l'alliance franco-allemande face à l'éclatement des tendances au chacun pour soi découlant des divergences d'intérêts impérialistes. D'un côté, les français ont peur d'une Allemagne unifiée disposant d'un champ d'expansion à l'est dont la France n'a aucun équivalent. Cette dernière a fait en sorte que la monnaie est-européenne ne soit pas le Deutsche Mark, ce qui aurait eu tendance à l'exclure de cette zone au niveau économique. De l'autre, la politique de l'Allemagne depuis 1989 est d'avancer à l'ombre de l'Europe afin de masquer ses propres intérêts impérialistes. Elle a donc tout intérêt à associer la France et les autres pays européens de second ordre à sa politique d'expansion. Il est devenu maintenant banal d'entendre au sein de la bourgeoisie allemande la réflexion suivante que « l'Allemagne à réussi économiquement ce que Hitler avait voulu faire par la guerre » !
2) La deuxième raison s'explique par la nécessité de résister aux forces déstructurantes de la crise largement amplifiées par les phénomènes propres à la phase de décomposition. En instaurant l' Euro, l'Europe s'évite les déstabilisations spéculatives dont elle a plusieurs fois souffert de par le passé (spéculation sur la Lire, la Livre Sterling qui ont dû quitter le SME, etc.). En créant une assiette monétaire beaucoup plus stable face au dollar et au Yen elle tente de se mettre à l'abri du chacun pour soi monétaire qui exerce dès lors ses ravages essentiellement au sein des pays de la périphérie. La mise en place du SME (Serpent Monétaire Européen) en 1979 allait déjà dans ce sens. Ceci constitue une des différences majeure d'avec la crise de 29 dont les États-Unis d'abord et les pays européens ensuite subirent l'essentiel des conséquences. Alors que lors des années 30 et aujourd'hui la crise de surproduction trouve ses racines au sein des pays capitalistes développés, ces derniers parviennent jusqu'à présent à en reporter les effets majeurs sur la périphérie. Sur ce plan, contrairement à celui des tensions inter-irnpérialistes où les forces centrifuges échappent à toute discipline, la bourgeoisie est encore capable d'un minimum de coopération sur ce qui fait l'essence même de sa domination en tant que classe : l'extorsion du surtravail. Ainsi, dans le domaine économique, la classe dominante a pu se coordonner, contrairement aux années 30, pour tempérer les krachs à répétition et limiter les effets les plus dévastateurs de la crise et de la décomposition.
3) La troisième raison est d'ordre économique et impérialiste à la fois. Toutes les bourgeoisies européennes désirent une Europe forte capable de faire front à la concurrence internationale et particulièrement américano-japonaise. Ce besoin se fait d'autant plus sentir que les pays européens veulent pouvoir ramener les pays d'Europe centrale, y compris même la Russie, dans leur giron, ce qui serait beaucoup plus difficile en cas de dollarisation de la région.
4) La quatrième est d'ordre strictement technique : elle permet d'économiser les coûts de transaction entre devises et de supprimer les incertitudes liées aux changes entre monnaies flottantes (assurances contre les fluctuations monétaires). L'essentiel des échanges commerciaux des pays d'Europe se faisant avec d'autres pays européens, le maintien de monnaies nationales différentes représentait un facteur d'alourdissement des coûts de production face aux États-Unis et au Japon. Le passage à la monnaie unique était en quelque sorte le prolongement naturel de l'intégration économique. Il y avait de moins en moins d'arguments économiques pour maintenir des monnaies nationales différentes dans un marché avec une fiscalité et des réglementations largement unifiées.
Née comme avant poste du bloc impérialiste américain en Europe, la CEE est progressivement devenue une grande entité économiquement concurrente aux ÉtatsUnis mais toujours politiquement dominée et soumise à ceux-ci durant toute la période de la guerre froide jusqu'à l'effondrement du mur de Berlin. Au lendemain de la disparition des deux blocs impérialistes en 1989, 1'Europe est à nouveau au centre des convoitises des uns et des autres mais, depuis lors, la configuration et les intérêts géostratégiques des différents impérialismes poussent assez paradoxalement non dans le sens d'une dislocation mais d'une plus grande intégration de l'Europe !
Sur le plan économique, toutes les bourgeoisies européennes se retrouvent derrière le projet de constitution d'un grand marché unifié qui puisse tenir tête à la concurrence américano-japonaise.. Au niveau de la défense de ses intérêts impérialistes, nous avons vu que chacune des trois plus grandes puissances en son sein y joue sa propre carte, antagonique à celle des deux autres. Enfin, les américains eux mêmes poussent à l'élargissement de l'Europe, comprenant parfaitement qu'au plus elle s'élargit à des composantes aux intérêts et orientations impérialistes hétérogènes au moins elle sera capable de jouer un rôle quelconque sur la scène internationale !
A bien y regarder nous comprenons, dès lors, que la poursuite de l'actuelle intégration européenne ne peut faire illusion! Chaque composante ne participe au processus qu'en fonction de ses propres intérêts et calculs impérialistes du moment. Le consensus pour un élargissement de l'Union européenne est structurellement fragile car il repose sur des bases très hétérogènes et divergentes qui pourraient céder le pas à la faveur d'un changement de la configuration des rapports de force sur la scène internationale. Aucune des raisons, en tout ou en partie, qui fondent l'existence de l'Europe aujourd'hui ne justifie que l'on puisse conclure qu'elle forme d'ores et déjà un bloc impérialiste rival au bloc américain. Plus fondamentalement, quelles sont les raisons majeures qui ne nous permettent pas de tirer une telle conclusion ?
1) A l'opposé d'une coordination économique basée sur un contrat entre États bourgeois souverains comme l'est l'Europe aujourd'hui, un bloc impérialiste est un corset de fer imposé sur un groupe d'États par la suprématie militaire d'un pays leader et accepté du fait de la volonté commune de résister à la menace adverse ou de détruire l'alliance militaire opposée. Les blocs de la guerre froide n'ont pas surgi à travers de longs accords négociés comme pour l'Union européenne : ils ont été le résultat du rapport de force militaire établi sur le terrain au lendemain de la défaite allemande. Le bloc de l'Ouest est né parce que l'Europe occidentale et le Japon étaient occupés par les États-Unis et le bloc de l'Est est né suite à l'occupation de l'Europe de l'Est par l'armée rouge. De même, le bloc de l'Est ne s'est pas effondré à cause d'une modification de ses intérêts économiques et de ses alliances commerciales, mais parce que le leader, qui en assurait la cohésion par la force et par le sang, n'a plus été en mesure d'envoyer ses chars pour la préserver comme lors des révoltes en Hongrie 1956 ou en Tchécoslovaquie 1968. Le bloc de l'Ouest est mort tout simplement parce que l'ennemi commun avait disparu, et avec lui le ciment qui faisait sa cohésion. Un bloc impérialiste n'est jamais un mariage d'amour mais toujours un mariage de raison. Comme l'a écrit un jour Winston Churchill, les alliances militaires ne sont pas le produit de l'amour mais de la peur : la peur de l'ennemi commun.
2) Plus fondamentalement, l'Europe n'a historiquement jamais constitué un bloc homogène et a toujours été un terrain de convoitise où les uns et les autres se sont entre-déchirés : "L'Europe et l'Amérique du Nord sont les deux centres principaux du capitalisme mondial. Les États-Unis, en tant que puissance dominante de l’Amérique du Nord, étaient destinés par leur dimension continentale, par leur situation à une distance de sécurité des ennemis potentiels en Europe et en Asie et par leur, force économique, à devenir la puissance leader dans le monde.
Au contraire, la position économique et stratégique de l'Europe l’a condamnée à devenir et à rester le principal foyer de tensions impérialistes dans le capitalisme décadent. Champ de bataille principal dans les deux guerres mondiales et continent divisé, par le "rideau de fer " pendant la Guerre froide, 1'Europe n'a jamais constitué une unité et sous le capitalisme elle ne la constituera pas.
A cause de son rôle historique comme berceau du capitalisme et de sa situation géographique comme demi-péninsule de l'Asie s'étendant jusqu'au nord de l 'Afrique, l'Europe au 20e siècle est devenue la clé de la lutte impérialiste pour la domination mondiale. En même temps, entre autres à cause de sa situation géographique, l'Europe est particulièrement difficile à dominer sur le plan militaire. La Grande-Bretagne, même au temps où elle "régnait sur les mers", a dû se débrouiller pour surveiller l'Europe à travers un svstéme compliqué de "rapports de forces ". Quant à l 'Allemagne sous Hitler, même en 1941, sa domination du continent était plus apparente que réelle, dans la mesure oir la Grande-Bretagne, la Russie et l 'Afrique du Nord étaient entre des main ennemies. Même les États-Unis, au plus fort de la Guerre , froide, n 'ont jamais réussi à dominer plus de la moitié du continent. Ironiquement, depuis leur "victoire " sur l'URSS, la position des États-Unis en Europe s'est considérablement affaiiblie, avec la disparition de "l'Empire du Mal ". Bien que la superpuissance mondiale maintienne une présence militaire considérable sur le vieux continent, l'Europe n'est pas une zone sous-développée qui peut être contrôlée par une poignée de baraquements de GI’s : des pays industriels du G7 sont européens (...) si l'Europe est le centre des tensions impérialistes aujourd'hui, c'est surtout parce que les principales puissances européennes ont des intérêts militaires divergents. On ne doit pas oublier que les deux guerres mondiales ont commencé d'abord comme des guerres entre les puissances européennes, tout comme les guerres des Balkans dans les années 1990. " (Revue Internationale n°98, "Rapport sur les conflits impérialistes" pour le 13e congrès du CCI).
3) Le marxisme a déjà mis en évidence que les conflits et intérêts inter-impérialistes ne recoupent pas nécessairement les intérêts économiques. Si les deux guerres mondiales ont bel et bien opposé deux pôles pouvant prétendre à l'hégémonie sur le plan économique, ce ne fut pas le cas lors de la guerre froide puisque le bloc de l'Ouest regroupait l'ensemble des grandes puissances économiques face à un bloc de l'Est qui n'a jamais pu tenir la distance sur ce plan et qui tirait sa force de la seule puissance atomique de l'URSS car sa puissance militaire était elle aussi toute relative. L'Euroland illustre parfaitement que les intérêts stratégiques impérialistes et le commerce mondial des États-nations ne sont pas identiques. La France et l'Allemagne, qui sont les deux nations qui constituent le moteur de l'Europe, se sont fait la guerre par trois fois en 150 ans et, depuis Napoléon, la Grande-Bretagne a toujours cherché à entretenir les divisions au sein de l'Europe continentale : "L'économie des Pays-Bas par exemple est fortement dépendante du marché mondial en général et de l'économie allemande en particulier. C'est la raison pour laquelle ce pays a été l’un des plus chauds partisans au sein de l'Europe de la politique allemande envers une monnaie commune. Au niveau impérialiste au contraire, la bourgeoisie néerlandaise, précisément à cause de sa proximité géographique avec l'Allemagne, s'oppose aux intérêts de son puissant voisin chaque fois qu'elle le peut, et elle constitue un des alliés les plus loyaux des États-Unis sur le continent. Si "l'Euro" était d'abord et avant tout une pierre angulaire d'un futur bloc allemand, La Haye serait la première à s’y opposer. Mais en réalité, la Hollande, la France et d'autres pays qui craignent la résurgence impérialiste de lAllemagne soutiennent la monnaie unique précisément parce qu'elle ne menace pas leur sécurité nationale, c'est-à-dire leur souveraineté militaire."(Revue Internationale n°98, "Rapport sur les conflits impérialistes" pour le 13e congrès du CCI). Compte tenu des rivalités impérialistes qui existent entre les pays européens eux-mêmes et compte tenu du fait que l'Europe aujourd'hui est au coeur même des tensions inter-impérialistes au niveau planétaire, il est peu réaliste de soutenir que le seul intérêt économique puisse souder les uns et les autres. Ceci est d'autant plus vrai que si l'Europe s'est intégrée sur le plan économique, c'est très loin d'être le cas sur le plan politique et ce ne l'est pas du tout sur le terrain militaire et en matière de politique étrangère. Dès lors comment peut-on soutenir que sans les deux attributs majeurs de ce qui constitue un bloc impérialiste, à savoir une armée et une stratégie impérialiste, l'Euroland constituerait déjà le bloc impérialiste rival au bloc américain ? La réalité démontre chaque jour, dans les faits, qu'une Europe unie est une utopie, comme l'attestent en particulier les dissensions qui traversent ces pays et leur incapacité à influencer le règlement des conflits internationaux, même ceux se déroulant aux portes même de l'Europe comme en Yougoslavie.
[1] [714] Lire à ce propos notre brochure Nation ou classe.
[2] [715] Lire nos Thèses sur « La décomposition. phase ullime de In décadence du capitalisme » dans la Revue Internationale n°107.
[3] [716] Lire "l'impossible unité de l'Europe" dans la Revue Internationale n°73.
[4] [717] Lire « Les 'dragons' asiatiques s'essoufflent » dans la Revue Internationale n°89.
Nous publions ci-dessous une lettre reçue du groupe UCI (Union Communiste Internationaliste) de Russie[1] Cette lettre est elle-même une réponse à une lettre que nous avons envoyée à ce groupe précédemment ; elle contient de nombreuses citations de notre lettre qui apparaissent en italiques.
chers camarades
Nous nous excusons de ne pas avoir pu répondre plus tôt. Nous sommes un petit groupe et avons énormément de travail, en particulier un grand volume de correspondance, d'autant plus que les étrangers ne nous écrivent pas en russe.
Concernant la plate-forme, il semble qu'il y ait beaucoup de points d'accord sur des positions clefs: la perspective : socialisme ou barbarie, la nature capitaliste des régimes staliniens, la reconnaissance du caractère prolétarien de la Révolution russe de 1917.
Tout n'est pas si simple. En Russie, en 1917, deux crise étaient imbriquées: une crise interne, qui pouvait conduire à une révolution démocratique bourgeoise, et une crise à l'échelle internationale qui avait mis à l'ordre du jour une tentative de révolution socialiste mondiale. D'après Lénine, la tâche du prolétariat de Russie était de prendre l'initiative dans ces deux révolutions: prendre la tête de la révolution bourgeoise en Russie et, simultanément, en s'appuyant sur cette révolution, étendre la révolution socialiste à l'Europe et aux autres pays. C'est pourquoi nous considérons comme incorrect de poser la question de la nature de la révolution russe sans spécifier de laquelle des deux on parle: l'interne ou l'internationale. Mais il est certain qu'en Russie, le prolétariat était à la tête des deux.
Ce dont nous sommes moins sûrs est si vous êtes d'accord avec le CCI sur le cadre historique qui donne substance et cohérence à beaucoup de ces positions: le concept de décadence et de déclin du capitalisme comme système social depuis 1914.
Il est certain que nous ne sommes pas d'accord sur ce point. La transition d'un système économique vers un système de plus haut niveau est le résultat d'un développement du premier et non de sa destruction. Si le vieux système a épuisé ses ressources, il entraîne une crise constante dues aux forces sociales aspirant à un nouveau système. Ce qui n'est pas le cas. De plus, depuis des décennies, le capitalisme est, de façon relativement stable, en développement, ce qui n'a pas entraîné de développement des forces révolutionnaires, mais au contraire leur effondrement. Le capitalisme se développe à un tel point qu'il ne se contente pas de créer qualitativement de nouvelles forces productives, mais aussi de nouvelles formes de capitalisme. L'étude de ce développement et de ces nouvelles formes permet de déterminer quand surviendra une nouvelle crise, comme celle de 1914-1945, et sous quelle forme s'effectuera la transition vers le socialisme. La théorie de la décadence nie le développement du capitalisme et rend donc impossible son étude, nous laissant tels des rêveurs obnubilés par l'avenir radieux de l'humanité.
Quant aux destructions, à la guerre et à la violence, ce ne sont pas que parties intégrantes du capitalisme, mais une nécessité de son 'existence, à la fois à l'époque de Marx et au 20ème siècle.
Pour donner une illustration précise du problème que nous soulevons: dans votre déclaration, vous prenez position contre les "fronts communs" avec la bourgeoisie, sur la base que toutes les fractions de la bourgeoisie sont également réactionnaires. Ce en quoi nous sommes d'accord. Mais cette position n'a pas été toujours valide pour les marxistes. Si, aujourd'hui, le capitalisme est un système décadent, c'est à dire que les relations sociales y sont devenues une entrave au développement des forces productives et donc au progrès de l'humanité, il a connu, comme les autres systèmes d'exploitation de classes, une phase ascendante, où il représentait un progrès par rapport au mode de production précédent. C'est pourquoi Marx soutenait certaines fractions de la bourgeoisie, que ce soit les capitalistes du Nord contre les esclavagistes du Sud, durant la Guerre de Sécession, le mouvement du Risorgimento en Italie, pour l'unité nationale contre les vieilles classes féodales, etc. Ce soutien était basé sur la compréhension que le capitalisme n'avait pas encore accompli sa mission historique et que les conditions pour la révolution communiste mondiale n'étaient pas encore suffisamment mûres.
Historiquement parlant, par rapport à son combat contre la bourgeoisie, le parti prolétarien a considéré toutes les fractions de la bourgeoisie comme étant réactionnaires. Mais ce n'est pas uniquement quand le capitalisme avait encore des possibilités de développement qu'on pouvait dire si telle ou telle fraction de la bourgeoisie était progressiste, encore fallait-il qu'elle fût capable d'accomplir sa tâche historique. C'est pourquoi, par exemple, la bourgeoisie russe, incapable de conduire la révolution bourgeoise, peut être considérée comme réactionnaire en 1917, alors que les transformations démocratiques et bourgeoises que pouvait accomplir la révolution russe pouvaient être considérées comme progressistes. Aujourd'hui, nous confirmons qu'aucune fraction bourgeoise n'est capable d'effectuer de telles transformations sans une guerre mondiale qui entraînerait l'humanité entière. Pour cette raison, soutenir une telle fraction n'a aucun sens. Mais ça ne signifie pas que la bourgeoisie n'a plus de tâche à accomplir. La suppression des frontières et la création du marché mondial sont des tâches bourgeoises, mais on ne peut faire confiance à la bourgeoisie pour les accomplir. Ce sera au prolétariat à les accomplir, en utilisant la crise future et en s'en servant pour construire le socialisme. En clair, savoir si le capitalisme peut encore accomplir des tâches historiques et si les fractions de la bourgeoisie sont réactionnaires, sont deux questions distinctes. C'est pourquoi le prolétariat devrait toujours prendre l'initiative révolutionnaire. Et s'il s'agit de tâches bourgeoises, il peut, par une extension du mouvement (révolutionnaire), les transformer en tâches socialistes. Nous considérons que cette approche est marxiste.
D'après vous, les luttes nationales ont été une source considérable de progrès, et la demande d'autodétermination est toujours valide, ne serait-ce que pour les ouvriers des pays capitalistes les plus puissants, par rapport aux pays opprimés par leur propre impérialisme. Il semble alors que d'après vous, les luttes nationales aient perdu leur caractère progressiste depuis la venue de la "globalisation". Ces affirmations appellent un certain nombre de commentaires de notre part.
La notion de décadence, qui est notre position, n'a pas été inventée par nous. Basée sur les fondements de la méthode matérialiste historique (en particulier quand Marx parle " des époques de révolution sociale" dans sa "Préface à la Critique de l'Economie politique"), elle s'est concrétisée, pour la majorité des révolutionnaires marxistes, par l'éclatement de la 1ère guerre mondiale, qui a montré que le capitalisme était déjà "globalisé", au point qu'il ne pouvait plus surmonter ses contradictions internes que par la guerre impérialiste et l'auto-cannibalisme (1). Ce fut la position de l'Internationale Communiste à son congrès fondateur, bien que celle-ci n'ait pas été capable d'en tirer toutes les conséquences, pour ce qui concernait la question nationale: les thèses du second congrès conféraient toujours un rôle révolutionnaire a certaines bourgeoisies des pays soumis à un régime colonial. Mais les fractions de gauche de l'IC on été capables, plus tard, de tirer les conclusions de cette analyse, en particulier après les résultats désastreux de la politique de l'IC durant la vague révolutionnaire de 1917-1927. Pour la Gauche italienne dans les années 1930, par exemple, l'expérience de la Chine en 1927 a été décisive. Elle a montré que toutes les fractions de la bourgeoisie, même si elles se proclamaient anti-impérialistes, ont été amenées à massacrer le prolétariat quand celui-ci combattait pour ses intérêts propres, comme lors du soulèvement de Shanghai en 1927. Pour la Gauche italienne, cette expérience a prouvé que les thèses du deuxième congrès devaient être rejetées. De plus, ceci fut une confirmation de la justesse des vues de Rosa Luxemburg sur la question nationale contre celles de Lénine: pour Luxemburg, il était devenu clair, durant la 1ère guerre mondiale, que tous les états faisaient inévitablement partie du système impérialiste mondial.
C'est tout un ensemble de différentes questions qui sont mélangées là. D'abord, la politique du Komintern de Staline et de Boukharine durant la révolution chinoise de 1925-27, est complètement différente de celle de Lénine et des Bolcheviks, qui a été déterminante au cours des premières années du Komintern. Pour vous, s'il y a des tâches bourgeoises à accomplir, on est amené à soutenir telle ou telle fraction. C'est comme ça que parlaient Staline et les Mencheviks. La méthode de Marx et de Lénine ne consiste pas à refuser ces tâches du moment, alors que toutes les fractions de la bourgeoisie sont réactionnaires, mais de les accomplir au moyen de la révolution prolétarienne, essayant d'effectuer au maximum ces tâches bourgeoises et de continuer par des tâches socialistes.
La révolution chinoise a prouvé que cette approche était correcte, et non pas celle de la Gauche communiste.
La révolution bourgeoise a triomphé en Chine, en faisant d'innombrables victimes. Cette révolution a permis de créer le prolétariat le plus nombreux au monde et de développer rapidement de puissantes forces productives. Ce même résultat a été atteint par des dizaines d'autres révolutions dans les pays d' Orient. Cela n'a aucun sens de nier leur rôle historiquement progressiste: par là, notre révolution dispose de bases solides dans de nombreux pays du monde, qui, en 1914, étaient essentiellement agricoles.
Qu'est-ce qui a changé depuis l'époque de ce début de "globalisation"? Les révolutions nationales ne sont plus à l'ordre du jour. D'après vous, voilà bien longtemps que le capitalisme a un caractère global. Oui, nous pouvons dire qu'il a un tel caractère depuis ses origines, depuis l'époque des grandes découvertes. Mais le niveau de cette "globalisation" était qualitativement différent. Jusque vers les années 1980, les révolutions nationales pouvaient assurer une croissance des forces productives, c'est pourquoi il fallait les soutenir et essayer, dans la mesure du possible, de transférer leur direction dans les mains du prolétariat révolutionnaire. Il en était ainsi car il existait une possibilité objective de développement sous l'impulsion de l'état national. Maintenant, ce stade de développement national est finalement dépassé... Et ceci est valable pour tout état, même les plus avancés. C'est pourquoi les réformes entreprises par Reagan ou Thatcher, qui auraient pu conduire à de terribles crises dans les années 1950-1960, ont donné, relativement et temporairement, des résultats positifs. Car ces réformes ont conduit l'économie de leur pays vers plus de "globalisation" (au sens moderne du terme).
Maintenant, le combat national a perdu son caractère progressiste car il a épuisé sa tâche historique: l'état national, qui, même si la révolution triomphe sous la direction du prolétariat, n'offre plus de cadre à un développement futur. Ceci ne signifie pas pour autant que partout les tâches bourgeoises ont disparu. Il y a encore des pays avec des régimes féodaux, il y a encore des nations opprimées. Mais ce n'est pas une révolution nationale qui peut y mettre fin. Pour le prolétariat des pays arriérés, le chapitre des révolutions nationales est clos, elles ne peuvent donner de résultat si elles ne conduisent pas directement ou indirectement à la révolution internationale prolétarienne. C'est pour cette raison que nous disons qu'avec le début de la globalisation, les révolutions nationales ont perdu toute signification progressiste.
De la même manière, le soutien à un mouvement de libération national n'a de sens, à la fois hier et aujourd'hui, qu'en arrachant le combat contre l'oppression nationale des mains de la bourgeoisie et en le transférant au prolétariat. C'est à dire en transformant un mouvement d'indépendance nationale en un moment de la révolution socialiste mondiale. Ceci ne peut se faire en ne reconnaissant pas le droit des nations à l'autodétermination, donc en ne reconnaissant pas la nécessité de mener à leur terme les tâches historiques de la bourgeoisie. Sinon, nous laisseront le prolétariat sous la domination de sa bourgeoisie nationale.
L'approche léniniste de ce problème a entraîné un vaste intérêt pour le marxisme parmi un grand nombre d'habitants des pays arriérés, par la manière correcte dont la question nationale a été posée. Et ce n'est pas la faute des Bolcheviks si la bureaucratie stalinienne s'est emparée de la direction du Komintern. Seule la révolutionr dans les pays occidentaux aurait pu empêcher ça, mais elle n'a pas eu lieu car le capitalisme n'avait pas épuisé ses possibilités historiques. Les deux guerres mondiales lui ont permis d'étouffer ses contradictions.
Maintenant que ses contradictions ont crû, pour bien comprendre pourquoi elles vont conduire à de nouvelles crises, il est nécessaire d'étudier le développement du capitalisme au lieu de se contenter de répéter qu'il est en déclin et en décomposition. En Russie, cette thèse déclenche de méchants sarcasmes, après les décennies au cours de laquelle la bureaucratie stalinienne nous a rebattu les oreilles avec le capitalisme "pourrissant".
Soutenir une nation contre une autre a toujours signifié soutenir un bloc impérialiste contre un autre, et toutes les guerres de libération nationale du 20ème siècle l'ont prouvé. Ce que la Gauche italienne a clairement exprimé, est que ceci s'appliquait aussi aux bourgeoisies coloniales, aux fractions capitalistes cherchant à créer un nouvel état "indépendant": elles ne pouvaient espérer atteindre leur but qu'en se subordonnant à un des pouvoirs impérialistes qui avaient déjà divisé la planète. Comme vous le dites dans votre plate-forme, le 20ème siècle n'a été qu'une suite incessante de guerres impérialistes pour la domination de la planète: pour nous, c'est à la fois la confirmation la plus sûre que le capitalisme est un ordre mondial sénile et réactionnaire, et aussi que toutes les formes de luttes "nationales" sont entièrement intégrées dans le jeu impérialiste global.
Ici encore : 1)"les guerres continuelles": elles ont accompagné le capitalisme à n'importe quel stade de son développement et ne sont pas une preuve de son progrès ni de son déclin; 2) la croissance des forces productives et du nombre de prolétaires dans les pays du Tiers-monde a montré sans équivoque le caractère progressiste des révolutions nationales bourgeoises jusque vers le milieu des années 1970; 3) le but du soutien à ces mouvements n'était pas de "soutenir une nation contre une autre" mais d'attirer vers le parti de la révolution les ouvriers et en premier lieu, de favoriser le développement du prolétariat dans ces pays.
Rosa Luxemburg a fait une critique sans concession du slogan d'"autodétermination nationale" même avant la 1ère guerre mondiale, avançant comme argument que c'était une illusion de la démocratie bourgeoise: dans tout état capitaliste, ce n'est ni le "peuple" qui "s'autodétermine", ni la "nation", mais seulement la classe capitaliste. Pour Marx et Engels, ce n'était pas un secret que quand ils appelaient à l'indépendance nationale, ce n'était que pour soutenir le développement du mode de production capitaliste, dans une période où le capitalisme avait encore un rôle progressiste à jouer.
Pas plus que Marx, nous ne cachons pas le fait que les révolutions nationales n'ont un caractère progressiste que du point de vue du développement du capitalisme (...)
Congratulations fraternelles
ICU
Notre réponse
Dans une série d’articles que nous avons écrits à la fin des années 80 et début 90 pour défendre l’idée que le capitalisme est un système social en déclin, nous remarquions que “plus le capitalisme s’enfonce dans la décadence, plus il montre sa décomposition avancée, plus la bourgeoisie a besoin de nier la réalité et de promettre au monde un futur brillant sous le soleil du capital. C’est l’essence des campagnes actuelles en réponse à l’effondrement bien visible du stalinisme : le seul espoir, le seul futur, c’est le capitalisme. (“ La domination réelle du capital et les confusions réelles du milieu prolétarien ”, Revue Internationale N°60, hiver 90)
Il n’y a rien de surprenant à ce que la bourgeoisie nie la faillite inévitable de son système social ; plus proche est sa mort, plus on s’attend bien sûr à ce qu’elle s’éloigne de la vérité et se replie sur des fantasmes. Après tout, c’est une classe exploiteuse et aucune classe exploiteuse n’a été capable de faire face à la vérité qu’elle est une classe exploiteuse, encore moins quand ses jours sont comptés historiquement. Si quelques-uns de ses représentants finissent par admettre sa fin prochaine, aucun parmi eux n’envisage un monde humain au-delà de la domination du capital sans tomber dans des visions d’un passé mythique ou d’un futur messianique.
On attend mieux, bien sûr, de ceux qui disent parler au nom du prolétariat exploité et attendre une révolution communiste. Cependant, nous ne devons jamais sous-estimer le pouvoir idéologique du système dominant, sa capacité à dévoyer et trafiquer tout effort tendu vers une compréhension claire et lucide de la situation réelle et des perspectives pour l’ordre mondial actuel. Il y a vraiment trop d’exemples de ceux qui ont perdu de vue les prémisses théoriques fondamentales du mouvement communiste telles que Marx et Engels les ont pour la première fois mises dans un cadre en termes scientifiques, de ceux qui ont perdu confiance dans l’affirmation que le capitalisme, comme les autres systèmes qui l’ont précédé, n’est qu’une phase transitoire dans l’évolution historique de l’humanité, voué à disparaître du fait de ses propres contradictions intrinsèques. C’est un phénomène que nous avons observé dans les années 80 et – comme nous l’avons souligné dans la première partie de cet article dans la Revue Internationale n°111 – que nous voyons encore plus explicitement aujourd’hui. Plus le capitalisme pourrit, plus il passe du simple déclin à une désintégration complète, plus nous voyons de ceux qui, dans et autour du mouvement révolutionnaire, vont dans tous les sens, cherchant désespérément quelque “nouvelle” découverte qui cacherait l’horrible vérité. Le capitalisme en décomposition ? Non, non, il se restructure ! Le capitalisme dans une impasse ? Mais alors et Internet, la globalisation, les dragons d’Asie… ?
C’est l’atmosphère générale de confusion dans laquelle surgissent les nouveaux courants prolétariens en Russie et dans l’ex-URSS. Comme nous l’avons souligné dans l’article précédent, malgré leurs différences, tous semblent avoir de la difficulté à accepter la conclusion sur laquelle s’était fondée l’Internationale Communiste et qui constituait le socle du travail de la gauche communiste, la conclusion selon laquelle le capitalisme mondial a été en déclin historique ou décadence, depuis la première guerre mondiale.
Comme nous l’avons dit dans le dernier article, nous allons nous focaliser sur les arguments des camarades de l’Union Communiste Internationale dans cette discussion. Voilà comment ils présentent leurs arguments contre la notion de décadence :
“La transition vers une forme économique supérieure est le résultat du développement de la forme antérieure, pas de sa destruction. Si l’ancienne formation était épuisée, il s’ensuivrait constamment des crises sociales et des forces sociales aspirant à mettre en place la nouvelle forme. Cela ne se produit pas. De plus, pendant plusieurs décennies, le capitalisme a connu une stabilité relative de son développement, pendant lesquelles les forces révolutionnaires non seulement n’ont pas grandi, mais au contraire, se sont émiettées. .. Et (le capitalisme) se développe réellement, non seulement en créant de nouvelles forces productrices qualitativement, mais en créant aussi de nouvelles formes de capitalisme. L’étude de ce développement peut donner la réponse quand viendra une nouvelle crise, telle que la crise de 1914-45, et de là, quelles pourraient être les formes de transition au socialisme. La théorie de la décadence nie le développement du capitalisme et rend impossible son étude, nous laissant comme de simples rêveurs ayant la foi dans le brillant futur de l’humanité ” (Lettre au CCI, février 20, 2002).
Les camarades ont ici sans aucun doute à l’esprit les arguments de Marx dans sa fameuse Préface à la critique de l’économie politique dans laquelle il traite des conditions matérielles de la transition d’un mode de production à un autre, disant que “jamais une société n’expire avant que ne soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société ”.[2]
Naturellement, nous sommes d’accord ici avec les arguments de Marx, mais nous ne pensons pas qu’il voulait dire que cela impliquait qu’une nouvelle société ne pouvait surgir de l’ancienne tant que les toutes dernières innovations techniques ou économiques n’aient été développées. Une telle vision pourrait sembler compatible avec les modes de production antérieurs dans lesquels les découvertes techniques se faisaient à un rythme très lent ; ce serait difficilement possible dans le capitalisme qui ne peut vivre sans développer constamment, sinon quotidiennement, son infrastructure technologique. Le problème ici est que l’UCI semble se référer à ce passage sans avoir assimilé la partie qui précède, dans laquelle Marx souligne les préconditions de l’ouverture d’une période de révolution sociale, qui est la clef de notre compréhension de la décadence du capitalisme, de son époque de guerre et de révolution, comme l’a dit L’IC. Nous nous référons au passage dans lequel Marx dit que “à un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existant, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles avaient évolué jusqu’alors et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale. ”.
Les formes de développement deviennent des entraves ; dans la vision dynamique qui est propre au marxisme, cela ne signifie pas que la société en arrive à un arrêt complet mais que la poursuite de son développement devient de plus en plus irrationnelle et catastrophique pour l’humanité. Nous avons d’ailleurs rejeté en de nombreuses occasions la vision selon laquelle la décadence représente un arrêt total du développement des forces productives. La première fois, c’était dans notre brochure La décadence du capitalisme, écrite à l’origine au début des années 70, dans laquelle un chapitre entier est précisément dédié à cette question. En réfutant l’affirmation de Trotski dans les années 30, selon laquelle “les forces productives avaient cessé de croître ”, nous affirmions que “dans la vision marxienne, la période de décadence d’une société ne peut donc être caractérisée par l’arrêt total et permanent de la croissance des forces productives, mais par le ralentissement définitif de cette croissance. Les blocages absolus de la croissance des forces productives apparaissent bien au cours des phases de décadence. Mais (dans le système capitaliste, la vie économique ne pouvant exister sans accumulation croissante et permanente du capital) ils ne surgissent que momentanément. Ils sont les convulsions violentes qui régulièrement marquent le déroulement de la décadence….
… Ce qui caractérise la décadence d’une forme sociale donnée du point de vue économique est donc :
- Un ralentissement effectif de la croissance des forces productives, compte-tenu du rythme qui aurait été techniquement et objectivement possible en l’absence du freinage exercé par la permanence des anciens rapports de production. Ce freinage doit avoir un caractère inévitable, irréversible. Il doit être provoqué spécifiquement par la perpétuation des rapports de production qui soutiennent la société. L ‘écart de vitesse qui en découle au niveau du développement des forces productives ne peut aller qu’en s’accroissant et donc en apparaissant de plus en plus aux classes sociales.
- L’apparition de crises de plus en plus importantes en profondeur et en étendue. Ces crises, ces blocages momentanés fournissent par ailleurs les conditions subjectives nécessaires à l’accomplissement d’une tentative de bouleversement social. C’est au cours de ces crises que le pouvoir de la classe dominante subit de profonds affaiblissements et à travers l’intensification objective de la nécessité de son intervention, la classe révolutionnaire trouve les premiers fondements de son unité et de sa force ”.[3]
Ailleurs, (“l’étude du capital et des fondements du communisme ”, Revue Internationale n°75), nous avons souligné que notre conception n’était pas différente de celle de Marx dans les Grundrisse, quand il écrit : “ D’un point de vue idéel, la dissolution d’une forme de conscience donnée suffirait à tuer une époque entière. D’un point de vue réel, cette limite de la conscience correspond à un degré déterminé de développement des forces productives matérielles et donc de la richesse. A vrai dire, le développement ne s’est pas produit sur l’ancienne base mais il y a eu développement de cette base elle-même. Le développement de cette base elle-même (la floraison en laquelle elle se transforme ; mais c’est toujours cette base, cette même plante en tant que floraison ; c’est pourquoi elle fane après la floraison et à la suite de la floraison) est le point où elle a elle-même été élaborée jusqu’à prendre la forme dans laquelle elle est compatible avec le développement maximum des forces productives et donc aussi avec le développement le plus riche des individus. Dès que ce point est atteint, la suite du développement apparaît comme un déclin et le nouveau développement commence sur une nouvelle base ”.
Plus que tout autre système social antérieur, le capitalisme est synonyme de “croissance économique ”, mais contrairement à ce que racontent les charlatans de la bourgeoisie, croissance et progrès ne sont pas la même chose : la croissance du capitalisme dans sa période de pourrissement est plus semblable à celle d’une tumeur maligne qu’à celle d’un corps sain qui passe progressivement de l’enfance à l’état adulte.
Les conditions matérielles d’un développement “sain” du capitalisme ont disparu au début du vingtième siècle quand le capitalisme a effectivement établi une économie mondiale et posé ainsi les fondations de la transition au communisme. Cela ne signifiait pas que le capitalisme s’était lui-même débarrassé de tous les restes des modes de production et des classes précapitalistes, qu’il avait épuisé le dernier marché précapitaliste, ni même qu’il avait effectué la transition finale de la domination formelle à la domination réelle de la force de travail dans chaque recoin de la planète. Ce que cela signifiait, c’était qu’à partir de ce moment, le capitalisme global pouvait de moins en moins envahir ce que Marx appelait “les domaines périphériques” d’expansion, et était obligé de croître au travers d’un auto-cannibalisme croissant et de la tricherie avec ses propres lois. Nous avons déjà dédié un espace considérable à ces formes de “développement en tant que décadence ” et nous les résumerons simplement ici :
- L’organisation de “trusts capitalistes d’Etat ” gigantesques au niveau national, et même au niveau international à travers la formation de blocs impérialistes, ayant pour fonction de réguler et de contrôler le marché, et donc d’empêcher que les opérations “normales ” de la concurrence capitaliste n’atteignent leur niveau réel et n’explosent dans de gigantesques crises ouvertes de surproduction sur le modèle de celle de 29 ;
- Le recours (en grande partie par l’intervention des grands capitalismes d'Etat ) au crédit et aux dépenses déficitaires, qui n’agit plus comme un stimulus pour le développement de nouveaux marchés mais de plus en plus comme un remplacement du marché réel ; de là, une croissance économique sur une base de plus en plus spéculative et artificielle qui ouvre la voie à des “ajustements ” dévastateurs tels que l’effondrement des tigres et des dragons en Asie, ou d’ailleurs ce qui se passe maintenant aux USA après la croissance “délirante” mais dopée des années 90 ;
- Le militarisme et la guerre comme mode de vie pour le système – pas seulement en tant que nouveau (further) marché artificiel qui devient un fardeau accablant pour l’économie mondiale – mais comme seul moyen pour les Etats de défendre leur économie nationale aux dépens de leurs rivaux. Les camarades de l’UCI pourront répondre que le capitalisme a toujours été un système guerrier, mais comme nous l’avons aussi expliqué dans un article de notre série “comprendre la décadence du capitalisme ” (voir en particulier la partie V dans la Revue Internationale n°54), il y a une différence qualitative entre les guerres de l’ascendance du capitalisme – qui étaient généralement de courte durée, à une échelle locale, impliquant surtout des armées professionnelles et ouvrant naturellement de nouvelles possibilités d’expansion – et les guerres de son déclin, qui ont pris un caractère quasi-permanent, se sont orientées de façon croissante vers le massacre sans discrimination de millions d’appelés et de civils, et qui ont précipité la richesse produite par des siècles de travail dans un abîme sans fond. Les guerres du capitalisme ont jadis fourni la base pour l’établissement d’une économie mondiale et donc pour la transition au communisme ; mais à partir de là, loin de poser les bases du progrès social futur, elles ont de plus en plus menacé la survie même de l’humanité.
- Le gaspillage gigantesque de la force de travail humaine représenté par la guerre et la production de guerre illustre aussi un autre aspect du capitalisme dans sa phase de sénilité : le poids énorme des dépenses et des activités non-productives, pas seulement dans la sphère militaire, mais aussi de par la nécessité d’entretenir de grands appareils dans la bureaucratie, dans le marketing et ailleurs. Dans le livre officiel des records du capitalisme, toutes les sphères sont définies comme des expressions de la “croissance ”, mais en réalité, elles témoignent du degré auquel est parvenu le capitalisme en tant qu’obstacle au développement qualitatif des forces de production humaine, développement qui devient à la fois nécessaire et possible à cette époque ;
- Une autre dimension du “développement dans le sens d'un déclin” qui ne pouvait qu’être entrevu du temps de Marx, est constituée par la menace écologique que la course aveugle à l’accumulation fait peser sur le système à la base de la vie même de la planète. Bien que cette question soit devenue de plus en plus évidente ces dix dernières années, elle est intimement liée à la question de la décadence. C’est le rétrécissement historique du marché mondial qui a de plus en plus contraint chaque Etat au pillage ou à hypothéquer ses ressources naturelles ; ce processus s’est déroulé tout au long du XXème siècle, même s’il n’atteint son paroxysme qu’aujourd’hui ; à l’époque, une révolution prolétarienne triomphante en 1917-23 n’aurait pas eu à faire face à un problème aussi immense que celui posé maintenant par les dégâts dans l’environnement naturel que provoque la croissance maladive du capitalisme. A ce niveau, il est immédiatement évident que le capitalisme est le cancer de la planète.
Quand s'est terminé l'époque des révolutions bourgeoises?
En accord avec les écrits de Marx sur la Commune de Paris, Lénine considérait que 1871 marquait la fin de la période des révolutions bourgeoises dans les principaux centres du capitalisme mondial. Il datait de cette même époque les débuts de la phase d’expansion impérialiste à partir de ces centres.
Pendant le dernier tiers du XIXème siècle, le mouvement marxiste considérait que les révolutions bourgeoises étaient toujours à l’ordre du jour dans les régions dominées par les puissances coloniales. C’était une vision parfaitement valable à l’époque ; cependant, à la fin du siècle, il devenait de plus en plus clair que la dynamique même de l’expansion impérialiste, qui voulait que les colonies ne se développent qu’au niveau où elles servaient de marchés passifs et de sources de matière première, inhibait le surgissement de nouveaux capitalismes nationaux indépendants, et donc d’une bourgeoisie révolutionnaire. Cette question était le sujet de débats particulièrement ardus au sein du mouvement révolutionnaire en Russie ; dans ses écrits sur les communes paysannes russes, Marx avait déjà exprimé l’espoir qu’une révolution mondiale triomphante puisse épargner à la Russie la nécessité de passer par le purgatoire du développement capitaliste. Plus tard, comme il devenait évident que le capital impérialiste n’allait pas abandonner la Russie à son propre destin, le centre de la question se déplaça sur le problème des faiblesses inhérentes de la bourgeoisie russe au berceau. Les Mencheviks, interprétant la méthode marxiste d’une façon très rigide et très mécaniste, affirmaient que le prolétariat devait se préparer à soutenir l’inévitable révolution bourgeoise en Russie ; les Bolcheviks, de l’autre côté, reconnaissaient que la bourgeoisie russe manquait d’envergure pour mener sa révolution et en concluaient que cette tâche devait être prise en main par le prolétariat et la paysannerie (la formule de la “dictature démocratique ”). En fait, c’était la position de Trotsky qui collait le plus à la réalité, car elle n’était pas immédiatement posée en termes “russes ” mais dans un cadre global et historique, et qu’elle avait comme point de départ la reconnaissance que le capitalisme comme un tout était en train de rentrer dans l’époque de la révolution socialiste mondiale. La classe ouvrière au pouvoir ne pourrait pas se limiter aux tâches bourgeoises de la révolution mais serait obligée de faire la “révolution permanente ”, d’étendre la révolution sur la scène mondiale où elle ne pourrait que prendre un caractère socialiste.
Dans les Thèses d’avril de 17, Lénine rejoint effectivement cette position, balayant les objections des Bolcheviks conservateurs (qui avaient en fait flirté avec le Menchevisme et la bourgeoisie) selon lesquelles il abandonnait la perspective de la “dictature démocratique ”. En 1919, l’Internationale communiste s’est formée sur la base que le capitalisme était bien entré dans sa période de déclin, l’époque de la révolution prolétarienne mondiale. Toutefois, alors qu’elle proclamait que l’émancipation des masses colonisées dépendait maintenant du succès de la révolution mondiale, l’IC n’a pas été capable de pousser cette question jusqu’à sa conclusion logique : l’époque des luttes de libération nationale était terminée - bien que Rosa Luxembourg et d’autres l’aient déjà vu. Ce furent par-dessus tout les essais désastreux des Bolcheviks pour forger des alliances avec la bourgeoisie soi-disant “anti-impérialiste ” de régions telles que la Turquie, l’ancien empire tsariste, et surtout la Chine, qui ont amené la gauche communiste (la Fraction Italienne en particulier) à remettre en question les thèses de l’IC sur la question nationale, qui contenaient la possibilité d’alliances temporaires entre la classe ouvrière et la bourgeoisie coloniale. Les fractions de gauche avaient bien vu que chacune de ces “alliances” se terminait par un massacre de la classe ouvrière et des communistes perpétré par la bourgeoisie coloniale, qui en le faisant, n’hésitait pas à se mettre au service de tel ou tel gang impérialiste.
L’UCI, dans sa plate-forme, dit qu’elle existe à l’origine grâce au travail des fractions de la gauche communiste qui ont rompu avec l’IC dégénérescente. (Voir World Revolution n°254). Toutefois, sur cette question, l’UCI a la vision “officielle ” de l’IC contre celle de la gauche : “ la politique du Cominterm de Staline et de Boukharine pendant la révolution chinoise de 1925-27 diffère complètement de celle de Lénine et des Bolcheviks qui prévalait pendant les premières années du Comintern. Vous argumentez encore que s’il y a des tâches bourgeoises, nous devrions soutenir telle ou telle fraction bourgeoise. Les Mencheviks et les staliniens disaient la même chose…. La méthode de Marx et de Lénine ne consiste pas à ne pas refuser les tâches de l’heure quand toutes les fractions de la bourgeoisie sont également réactionnaires, et à accomplir ces tâches avec la méthode de la révolution prolétarienne, en essayant d’exécuter les tâches bourgeoises avec la plus grande profondeur et en accomplissant les tâches socialistes. La révolution chinoise a montré que cette approche était correcte au contraire de celle de la gauche. La révolution a de toute façon gagné en Chine, bien que cela ait laissé un nombre énorme de victimes. Cette révolution a rendu possible la création du prolétariat le plus nombreux du monde, puissant, qui a rapidement développé les forces productives. Le même résultat a été atteint par des dizaines d’autres révolutions dans les pays de l’Est. Nous ne voyons pas de raison pour nier leur rôle progressif historique : grâce à elles, notre révolution a une solide base de classe dans beaucoup de pays du monde qui en 1914 étaient complètement agricoles”.
Nous sommes bien sûr d’accord sur le fait que la position de Lénine, position qui se trouve dans les "Thèses sur la question nationale et coloniale" du deuxième Congrès de l’IC en 1920, n’était en aucune façon la même que celle de Staline en 1927. En particulier, les Thèses de 1920 insistaient sur la nécessité pour le prolétariat de rester strictement indépendant y compris des forces “nationalistes révolutionnaires” ; Staline a appelé les ouvriers insurgés de Shanghai à rendre leurs armes aux bouchers du Kuomintang. Mais comme nous l’avons vu dans notre série d’articles sur les origines du Maoïsme (Revue Internationale n° 81, 84, 94), cette expérience ne confirmait pas seulement que la clique de Staline avait abandonné la révolution prolétarienne au profit des intérêts de l’Etat national russe, elle a aussi annihilé tout espoir de trouver un secteur de la bourgeoisie coloniale qui ne se prosterne pas aux pieds de l’impérialisme et qui ne massacre pas le prolétariat à la première occasion. Les secteurs “nationalistes révolutionnaires ” ou anti-impérialistes ” de la bourgeoisie coloniale n’existaient tout simplement pas. Il ne pouvait en être autrement à une époque historique – la décadence du monde capitaliste – dans laquelle il n’y a plus la moindre coïncidence entre les intérêts des deux principales classes.
L'UCI et la “révolution bourgeoise” en Chine
La position de l’UCI sur la Chine nous semble contenir une profonde ambiguïté. D’un côté, l’UCI dit qu’en Russie en 1917, la bourgeoisie était déjà réactionnaire, ce qui est la raison pour laquelle le prolétariat doit prendre en charge les tâches de la révolution bourgeoise ; de l’autre côté, selon leur vision, en Chine et dans des “dizaines d’autres ” pays de l’Est non spécifiés, il semble que la révolution bourgeoise ait pu se dérouler. Est-ce que cela signifie que la bourgeoisie de ces pays était encore progressiste après 1917 ? Ou cela veut-il dire – dans le cas de la Chine en particulier, que la fraction qui a accompli la “révolution bourgeoise ” - le Maoïsme – avait quelque chose de prolétarien, comme le disent les Trotskistes ? L’UCI a besoin de faire une clarté limpide sur sa vision de cette question.
Quoiqu’il en soit, regardons si ce qui est arrivé en Chine correspond à la compréhension marxiste de ce qu’est une révolution bourgeoise. Du point de vue marxiste, les révolutions bourgeoises étaient un facteur de progrès historique parce qu’elles éliminaient les restes du vieux mode de production féodal et jetaient les bases de la future révolution du prolétariat. Ce processus a deux dimensions fondamentales :
- Au niveau le plus matériel, la révolution bourgeoise a jeté à bas les barrières féodales qui bloquaient le développement des forces productives et l’expansion du marché mondial. La formation de nouveaux Etats était une expression du progrès dans ce sens : c’est à dire qu’elle a fait éclater les limites féodales et créé les fondations de la construction d’une économie mondiale.
- Le développement des forces productives est aussi, bien sûr, le développement matériel du prolétariat, mais ce qui était aussi une clef pour la révolution bourgeoise est qu’il a créé le cadre politique pour le développement “idéologique ” de la classe ouvrière, sa capacité à s’identifier et à s’organiser en tant que classe distincte au sein de la société capitaliste et contre elle à la fin.
La soi-disant révolution chinoise de 1949 ne correspond à aucun de ces aspects. Pour commencer, ce n’était pas un produit d’une économie mondiale en expansion mais celui d’une économie qui est arrivée à une impasse historique. Cela peut se voir directement quand on comprend qu’elle était née non pas d’une lutte contre le féodalisme ou le despotisme asiatique, mais d’une lutte sanglante entre gangs de la bourgeoisie, tous liés à l’une ou l’autre des grandes puissances impérialistes qui dominaient le monde. La “révolution chinoise ” a été le fruit de conflits impérialistes qui ont dévasté la Chine dans les années 30 et surtout de leur point culminant – la deuxième guerre mondiale impérialiste. Le fait qu’à différents moments les factions chinoises en lutte aient eu différents soutiens impérialistes (le maoïsme par exemple était soutenu par les US pendant la deuxième guerre mondiale et ensuite par la Russie au début de la “guerre froide ”) ne change rien à l’affaire. Pas plus que le fait que la Chine ait pris une orientation impérialiste “indépendante ” pendant une brève période dans les années 60 ne prouve qu’il y aurait de “jeunes ” bourgeoisies qui pourraient échapper à l’emprise de l’impérialisme dans cette époque. C’est plutôt le contraire : le fait que même la Chine, avec ses territoires et ses ressources immenses, n’ait été capable de se ménager une marche indépendante que pendant une période aussi brève confirme amplement les arguments de Rosa Luxembourg dans la Brochure de Junius : que dans l’époque ouverte par la première guerre mondiale, aucune nation ne peut se “tenir à l’écart ” de l’impérialisme parce que nous vivons dans une période dans laquelle la domination de l’impérialisme sur la planète toute entière ne peut être dépassée que par la révolution communiste mondiale.
Le développement économique de la Chine comprend aussi toutes les caractéristiques du “développement en tant que décadence” : il ne se produit donc pas comme faisant partie d’un marché mondial en expansion, mais comme une tentative de développement autarcique dans une économie mondiale qui a déjà atteint ses limites fondamentales à sa capacité à s'étendre. De là, comme dans la Russie stalinienne, l’énorme prépondérance du secteur militaire, de l’industrie lourde aux dépens de la production de biens de consommation, d’une bureaucratie étatique horriblement gonflée. De là aussi, les convulsions périodiques telles que “le grand bond en avant ” et la “révolution culturelle ” dans laquelle la classe dominante visait à mobiliser la population derrière des campagnes pour intensifier son exploitation et sa soumission idéologique à l’Etat. Ces campagnes étaient une réponse désespérée à la stagnation et à l’arriération chronique de l’économie : témoin l’exigence de l’Etat pendant le “grand bond en avant ” de mettre en place un haut fourneau dans chaque village, qui utilise la moindre miette de métal qui tomberait sous la main.
Naturellement, la classe ouvrière chinoise est plus grande aujourd’hui qu’elle ne l’était en 1914. Mais pour juger si c’est en soi un facteur de progrès pour l’humanité, nous devons considérer la situation du prolétariat au niveau mondial et non national. Ce que nous voyons à ce niveau, c’est que le capitalisme s’est avéré incapable d’intégrer la majorité de la population du monde dans la classe ouvrière. En pourcentage de la population mondiale, la classe ouvrière reste une minorité.
Le progrès pour le prolétariat chinois au siècle passé aurait été le succès de la révolution mondiale en 1917-27, ce qui aurait permis un développement équilibré et harmonieux de l’industrie et de l’agriculture à l’échelle mondiale, pas ces luttes frénétiques et non nécessaires historiquement de chaque économie nationale pour survivre dans un marché mondial saturé. A la place de cela, la classe ouvrière chinoise a passé la plus grande partie du siècle sous la botte odieuse du stalinisme. Loin d’être le produit d’une révolution bourgeoise tardive, le stalinisme est l’expression classique de la contre-révolution bourgeoise, l’horrible revanche du capital après que le prolétariat ait essayé et manqué de renverser sa domination. Le fait qu’il soit fondé sur un mensonge total – sa prétention de représenter la révolution communiste – est en lui-même une expression typique d’un mode de production décadent : dans son ascendance, dans sa phase de confiance en lui-même, le capitalisme n’avait aucun besoin de se draper dans les vêtements de son ennemi mortel. De plus, ce mensonge a eu l’effet des plus négatifs sur la capacité de la classe ouvrière – à l’échelle mondiale et en particulier dans les pays dominés par le stalinisme – de comprendre la réelle perspective communiste. Quand nous considérons autant le prix terrible de répression et de massacre que le stalinisme a fait payer à la classe ouvrière – le nombre de ceux qui sont morts dans les prisons maoïstes et dans les camps de concentration est encore inconnu, mais se chiffre probablement en millions – il devient évident que la soi disant “révolution bourgeoise ” en Chine a complètement échoué à accomplir ce que les authentiques révolutions bourgeoises avaient réussi à fournir au XVIII et au XIXe siècle : un cadre politique qui permettait au prolétariat de développer sa confiance en lui et sa conscience d’être une classe. Le stalinisme a été un désastre complet pour le prolétariat mondial ; même dans les affres de la mort, il continue à empoisonner sa conscience grâce aux campagnes de la bourgeoisie qui identifie la faillite du stalinisme à la fin du communisme. Comme toutes les soi-disant “révolutions nationales” du XXe siècle, c’est le témoignage du fait que le capitalisme ne pose plus désormais les fondations pour le communisme mais qu’il les sape de plus en plus.
Les communistes et la question nationale : pas de place pour l'ambiguité
Selon l’UCI, les communistes pouvaient en un certain sens soutenir les révolutions nationales jusque dans les années 80 ; maintenant avec l’avènement de la globalisation, ce ne serait plus possible : “ Qu’est ce qui a changé à partir du début de la “globalisation ” ? La possibilité de la révolution nationale a disparu. Jusque dans les années 80, les révolutions nationales pouvaient encore garantir la croissance des forces productives, elles devaient donc être encore soutenues, en essayant si possible de transférer leur gestion dans les mains du prolétariat révolutionnaire… Maintenant, cette étape historique pour le développement national est arrivée à son terme ”.
Le premier point à faire sur cette position, c’est que si la Gauche communiste l’avait défendue jusque dans les années 89, il n’y aurait plus de gauche communiste aujourd’hui. Jusqu’à la mort de l’Internationale communiste à la fin des années 20, la Gauche communiste a été le seul courant politique qui s’est opposé de façon conséquente à la mobilisation du prolétariat dans la guerre impérialiste, surtout quand ces guerres étaient faites au nom d'une quelconque révolution bourgeoise tardive ou de la “lutte contre l’impérialisme ”. A partir de l’Espagne et de la Chine dans les années 30, en passant par la deuxième guerre mondiale, et dans tous les conflits locaux qui ont caractérisé la guerre froide (Corée, Vietnam, Moyen- Orient, etc.), la Gauche communiste, seule, a maintenu l’internationalisme prolétarien, rejetant tout soutien à un quelconque Etat ou fraction nationale, appelant la classe ouvrière à défendre ses propres intérêts de classe contre les appels à se dissoudre dans les fronts guerriers du capital. La conséquence terrible du fait de s’écarter de cette voie a été illustrée de façon très vivante par l'’implosion du courant bordiguiste au début des années 80 : ses ambiguïtés sur la question nationale ont ouvert la porte à la pénétration de fractions nationalistes qui ont cherché à entraîner la principale organisation bordiguiste sur le terrain du soutien à l’OLP et à des Etats tels que la Syrie dans la guerre au Moyen-Orient. Il y a eu des résistances de la part d’éléments prolétariens dans l’organisation, mais elle a payé un prix terrible en perte d’énergies militantes et en éclatement consécutif du courant tout entier. Les nationalistes auraient-ils réussi, ils auraient fini par annexer ce courant historique de la gauche italienne à l’aile gauche du capital aux côtés des trotskistes et des staliniens. Si les ancêtres politiques d’autres groupes tels que le CCI et le BIPR avaient suivi une politique de soutien aux soi-disant “révolutions nationales ”, ils auraient subi un sort analogue et il n’y aurait plus de courant de la gauche communiste avec lequel puissent se mettre en contact les nouveaux groupes qui surgissent en Russie.
En second lieu, il nous semble que, bien que l’UCI conclut que maintenant enfin, c’est le moment pour une position prolétarienne vraiment indépendante sur les mouvements nationaux, les camarades restent attachés à des formulations qui sont au mieux ambiguës et au pire peuvent conduire à une trahison ouverte des principes de classe. Ainsi, ils parlent encore de la possibilité de transférer la lutte nationale de la bourgeoisie au prolétariat, adhèrent encore au mot d’ordre “d’autodétermination nationale ” : “ en ce qui concerne le soutien aux mouvements d’indépendance nationale, la seule orientation ici, à la fois pour hier et pour aujourd’hui, c’est d’arracher la lutte contre l’oppression nationale des mains de la bourgeoisie et de la remettre dans les mains du prolétariat. Cela ne peut être fait si on ne reconnaît pas le droit des nations à l’autodétermination, c’est-à-dire si on ne reconnaît pas la nécessité de mener jusqu’au bout les tâches historiques de la bourgeoisie. Autrement, nous laisserons le prolétariat national sous la direction de la bourgeoisie nationale ”. Mais la classe ouvrière ne peut pas prendre en charge la lutte nationale ; même pour défendre ses intérêts de classe, elle se trouve en opposition avec la bourgeoisie nationale et toutes ses ambitions. La guerre de classe et la guerre nationale sont diamétralement opposées autant dans leur forme que dans leur contenu. En ce qui concerne l’autodétermination, les camarades reconnaissent eux-mêmes qu’elle est impossible dans les conditions actuelles du capitalisme, même s’ils considèrent que ce n’est le cas que depuis les années 80. Ils argumentent donc en faveur du mot d’ordre en des termes semblables à ceux de Lénine – comme un moyen d’éviter de “créer des antagonismes ” ou d’offenser les prolétaires des pays arriérés et de les soustraire à l’influence bourgeoise. Camarades, le communisme ne peut pas s’empêcher d’être offensif par rapport aux sentiments nationalistes mal placés qui existent au sein de la classe ouvrière. A ce compte là, les communistes devraient éviter de critiquer la religion parce que beaucoup d’ouvriers sont influencés par l’idéologie religieuse. Bien sûr, nous ne provoquons pas ou nous n’insultons pas les ouvriers parce qu’ils ont des idées confuses. Mais comme il est dit dans le Manifeste Communiste, les communistes refusent de cacher leur vision. Si la libération nationale et l’autodétermination nationale sont impossibles, alors, nous devons le dire dans les termes les plus clairs possibles.
L’apparition de groupes comme l’UCI est un apport important pour le prolétariat mondial. Mais ses ambiguïtés sur la question nationale sont très graves et mettent en question sa capacité de survie en tant qu’expression du prolétariat. L’histoire a montré que, parce qu’elles se rattachent au profond antagonisme entre le prolétariat et la guerre impérialiste, les ambiguïtés sur la question nationale surtout peuvent facilement amener à trahir les intérêts internationalistes de la classe ouvrière. Nous le poussons donc à réfléchir en profondeur sur tous les textes et toutes les contributions que la gauche communiste a produites sur cette question vitale.
CDW
1 Pour la présentation de ce groupe, nous renvoyons nos lecteurs à la Revue internationale n°111, "Présentation de l'édition russe de la brochure sur la décadence : la décadence, un concept fondamental du marxisme"
2 Les camarades d’un autre groupe russe, le Groupe des Collectivistes Prolétariens Révolutionnaires, paraît avoir la même position quand ils disent que la révolution communiste n’est devenue possible que depuis que le capitalisme a développé les puces. Nous reviendrons plus tard sur cet argument.
3 Nous avons développé ce point après dans la série d’articles “Comprendre la décadence du capitalisme ” ; voir en particulier les Revue internationale 55 et 56.
Dans chaque numéro de toute publication du CCI, nous publions nos "Positions de base", où on peut lire la phrase suivante : "Le CCI se réclame des apports successifs de la Ligue des Communistes de Marx et Engels (...), des fractions de gauche qui se sont dégagées dans les années 1920-1930 de la Troisième internationale lors de sa dégénérescence, en particulier les Gauches allemande, hollandaise et italienne." Notre organisation est le fruit du travail acharné des fractions de gauche. Au niveau des principes organisationnels, elle est surtout le fruit du travail de la Gauche italienne pendant les années 20 et 30, regroupée autour de Bilan. On comprendra donc que nous prenions la question des fractions très au sérieux, d'autant plus que nos prédécesseurs de la Gauche italienne ont accompli un travail de fond sur les conditions de surgissement des fractions dans le mouvement ouvrier, et sur le rôle qu'elles sont appelées à remplir. La question de la fraction se trouve au coeur même de notre conception de ce qu'est une organisation révolutionnaire.
Lorsqu'un groupe de militants s'est déclaré "fraction interne du CCI" en octobre 2001, il était donc de notre devoir de revenir sur la question de la fraction au sein du mouvement ouvrier et de ce qu'elle représente historiquement, afin de traiter la question de la manière la plus adéquate.
C'est pourquoi nous avons décidé de publier, dans le numéro 108 de la Revue Internationale un article qui réaffirme notre conception de ce que représente une fraction dans le mouvement ouvrier ("Les fraction de gauche - En défense de la perspective prolétarienne"). Évidemment, nous nous doutions que les membres de la prétendue "fraction interne" ne seraient pas d'accord avec la vision défendue dans ce texte. Il avait alors été proposé à ces militants qu'ils exposent publiquement leur désaccord sur la question de la fraction dans les colonnes de la Revue Internationale. Afin d'esquiver la confrontation franche et ouverte des divergences, ils s'empressèrent d'assortir une éventuelle acceptation de leur part d'exigences que le CCI ne pouvait pas accepter[1] puisqu'il lui était demandé rien de moins que de renoncer à son analyse des mobiles ayant présidé à la constitution de cette prétendue "fraction".[2]
Depuis lors, les fractionnistes ont publié une réponse à notre article.[3] Le but de leur réponse est de montrer "comment le CCI est obligé de déformer ou d'ignorer des pans entiers de l'expérience de l'histoire ouvrière, particulièrement de l'histoire de ses fractions, et donc qu'il tombe inévitablement dans l'oubli et la trahison de ses propres principes organisationnels et des principes du mouvement ouvrier". Qu'en est-il réellement?
Quelles questions posées par la déclaration d'une fraction?
Inévitablement, la création d'une fraction soulève quatre questions fondamentales pour une organisation communiste:
a) Quelle est la nature des divergences politiques qui séparent la fraction de l'organisation dans son ensemble? Et en premier lieu, ces divergences concernent-elles les principes programmatiques justifiant ainsi la création d'une organisation dans l'organisation, selon la conception que le CCI a développée sur la base du legs de la Gauche italienne?
b) Comment l'organisation doit-elle réagir face à la création d'une fraction? Comment doit-elle assumer la responsabilité à la fois de favoriser le débat au sein de l'organisation et de maintenir la cohésion de l'organisation et sa capacité d'action?
c) Quelles sont les responsabilités de la fraction elle-même face à l'organisation? Quelles sont ses tâches, comment mène-t-elle la lutte pour défendre ses positions et notamment, quel est son devoir au niveau du respect des règles de fonctionnement et de la discipline organisationnelle?
d) Quel est le jugement politique de la majorité de l'organisation sur le bien-fondé ou non d'une fraction? Notamment, le refus du CCI de reconnaître le bien-fondé de la fraction actuelle ne serait-il pas qu'une tentative d'esquiver le débat de fond de la part de ses organes centraux actuels ?
Nous avons déjà répondu à la troisième question dans l'article de la Revue Internationale n°108, et dans un article sur "Les fractions face à la question de la discipline organisationnelle" publié dans la Revue Internationale n°110. Notre réponse à la quatrième question – donc notre analyse de la véritable nature de la "fraction interne" qui s'est constituée dans le CCI – a été affirmée unanimement[4] par notre Conférence extraordinaire d'avril 2002, dont un compte-rendu se trouve également dans la Revue Internationale n°110. Notre but donc, dans cet article, est surtout de répondre aux deux premières questions. A cette fin, nous serons conduits à rappeler les conceptions de base du CCI sur la façon de mener le débat à l'intérieur d'une organisation communiste, et sur comment et pourquoi des tendances ou des fractions peuvent apparaître en son sein.
Comment traiter les divergences?
Les statuts du CCI accordent une importance et un soin particuliers à l'explication nos principes organisationnels en ce qui concerne l'attitude à adopter face à l'apparition de divergences en son sein :
"Si les divergences s'approfondissent jusqu'à donner naissance à une forme organisée, il convient de comprendre la situation comme manifestation :
- soit d'une immaturité de l'organisation,
- soit d'une tendance à sa dégénérescence.
Face à une telle situation, seule la discussion peut :
- soit résorber les divergences,
- soit permettre qu'apparaissent clairement des divergences de principe pouvant conduire à une séparation organisationnelle.
En aucune façon, des mesures disciplinaires ne peuvent se substituer à cette discussion pour résoudre les désaccords mais, tant qu'une de ces issues n'a pas été atteinte, la position majoritaire est celle de l'organisation.
De même, il convient qu'un tel processus d'apparition d'une forme organisée de désaccords soit pris en charge de façon responsable, ce qui suppose en particulier :
- que si l'organisation n'a pas à juger quand une telle forme organisée doit se constituer et se dissoudre, celle-ci se base, afin d'être une réelle contribution à la vie de l'organisation, sur des positions positives et cohérentes clairement exprimées et non sur une collection de points d'opposition et de récrimination ;
- que cette forme organisée résulte par conséquent d'un processus de décantation préalable des positions dans la discussion générale au sein de l'organisation, et ne soit donc pas conçue comme la condition d'une telle décantation".
Il est évident que, pour que ces pré-requis statutaires soient opérants, l'organisation doit se doter des moyens de mener des débats dans lesquels participeront l'ensemble des militants au niveau international. Ces moyens sont explicités dans un texte fondamental, adopté par tout le CCI suite à la crise organisationnelle de 1981:[5]
"Si l'existence de divergences au sein de l'organisation est un signe qu'elle est vivante, seul le respect d'un certain nombre de règles dans la discussion de ces divergences permet que celles-ci soient une contribution au renforcement de l'organisation et à l'amélioration des tâches pour lesquelles la classe l'a faite surgir.
On peut ainsi énumérer un certain nombre de ces règles:
- réunions régulières des sections locales et mise à l'ordre du jour de celles-ci des principales questions débattues dans l'ensemble de l'organisation : en aucune façon le débat ne saurait être étouffé,
- circulation la plus ample possible des différentes contributions au sein de l'organisation au moyen des instruments prévus à cet effet (les bulletins internes),
- rejet par conséquent des correspondances secrètes et bilatérales, qui loin de favoriser la clarté du débat, ne peuvent que l'obscurcir en favorisant les malentendus, la méfiance, et la tendance à la constitution d'une organisation dans l'organisation,
- respect par la minorité de l'indispensable discipline organisationnelle,
- rejet de toute mesure disciplinaire ou administrative de la part de l'organisation à l'égard de ses membres qui soulèvent des désaccords (...)".
Les éléments qui allaient fonder la "fraction interne", n'ont respecté ni la forme ni l'esprit des statuts et de nos principes de fonctionnement. Ils n'ont pas assumé la responsabilité qui était la leur de confronter ouvertement, au sein de l'organisation, les divergences qu'ils avaient ou prétendaient avoir avec le reste de l'organisation, alors que les discussions dans les réunions internes de l'organisation et les contributions dans les bulletins internes le leur permettaient sans restriction aucune.[6] Au lieu de cela, ils se sont retrouvés entre eux à comploter contre l'organisation dans des réunions secrètes. En revanche, lors de la découverte de ces réunions secrètes, le CCI a réagi avec le souci de "rejeter toute mesure disciplinaire ou administrative": "Les agissements des membres du 'collectif' constituent une faute organisationnelle extrêmement grave méritant une sanction des plus sévères. Toutefois, dans la mesure où les participants à cette réunion [c'est à dire la réunion du Bureau International de septembre 2001] ont décidé de mettre fin au 'collectif', le BI décide de surseoir à une telle sanction".[7]
Le texte sur le fonctionnement que nous venons de citer explicite également notre compréhension de ce que représente une fraction au sein d'une organisation prolétarienne:
"La fraction est l'expression du fait que l'organisation est en crise de par l'apparition d'un processus de dégénérescence en son sein, de capitulation face au poids de l'idéologie bourgeoise. Contrairement à la tendance qui ne s'applique qu'à des divergences sur l'orientation face à des questions circonstancielles, la fraction s'applique à des divergences programmatiques qui ne peuvent trouver d'aboutissement que dans l'exclusion de la position bourgeoise ou par le départ de l'organisation de la fraction communiste et c'est dans la mesure où la fraction porte en elle la séparation de deux positions devenues incompatibles au sein du même organisme qu'elle tend à prendre une forme organisée avec ses propres organes de propagande.
C'est parce que l'organisation de la classe n'est jamais garantie contre une dégénérescence que le rôle des révolutionnaires est de lutter à chaque moment pour l'élimination des positions bourgeoises pouvant se développer en son sein. Et c'est quand ils se trouvent en minorité dans cette lutte que leur tâche est de s'organiser en fraction soit pour gagner l'ensemble de l'organisation aux positions communistes et exclure la position bourgeoise soit, quand cette lutte est devenue stérile de par l'abandon du terrain prolétarien par l'organisation - généralement lors d'un reflux de la classe - de constituer le pont vers une reconstitution du parti de classe qui ne peut alors surgir que dans une phase de remontée des luttes.
Dans tous les cas, le souci qui doit guider les révolutionnaires est celui qui existe au sein de la classe en général. Celui de ne pas gaspiller les faibles énergies révolutionnaires dont dispose la classe. Celui de veiller sans cesse au maintien et au développement d'un instrument aussi indispensable mais aussi fragile que l'organisation des révolutionnaires".[8]
Les principes du CCI en droite ligne de la Gauche italienne
Cette définition de ce que doit être une fraction nous vient en droite ligne de la Gauche italienne et notamment de Bilan.
Dans le mouvement ouvrier, le terme de "fraction" a été employé indistinctement pour caractériser des courants tels que les bolcheviks, les mencheviks, les spartakistes et différentes minorités sur tel ou tel point de l'orientation du parti, notamment dans le parti russe pendant la révolution, autour de Brest-Litovsk, etc. Les citations de Lénine et de Trotsky, utilisées par la "fraction interne" dans son article, le montrent largement. Cependant, la conception du CCI qui est condensée dans la citation plus haut, est plus précise : elle fait la distinction entre tout ce qui peut être une minorité ou encore une tendance sur tel ou tel point de l'orientation du parti, y compris une orientation aussi cruciale que l'orientation que la révolution doit prendre dans un cas comme Brest-Litovsk, et la minorité qui s'appelle la fraction. Cette définition n'est pas une fantaisie ou un exercice de "style", mais vient de Bilan, de tout le travail d'approfondissement qu'il a fourni dans les années 1930.
Dans cette période, le groupe qui allait se former autour de Bilan, comme toutes les oppositions et les minorités dans ou autour de l'Internationale et des partis communistes, se trouvait confronté à la situation dramatique dans laquelle ces partis, composés de millions d'ouvriers, qui s'étaient constitués au cours de la vague révolutionnaire de 1917-23, étaient en train de dégénérer et de trahir, l'un après l'autre, les principes fondamentaux du prolétariat avec le reflux de la révolution. Dans ces conditions, définir les tâches et le sens de l'activité que devaient mener les oppositionnels et les exclus était une question vitale, de même que définir le cadre de cette activité : "Lorsque le parti a perdu sa capacité de guider le prolétariat vers la révolution - et cela arrive par le triomphe de l'opportunisme - les réactions de classe produites par les antagonismes sociaux, n'évoluent plus vers la direction qui permet au parti d'accomplir sa mission. Les réactions sont appelées à chercher les nouvelles bases où se forment désormais les organes de l'entendement et de la vie de la classe ouvrière : la fraction".(Bilan n°1, "Vers l’Internationale deux et trois-quarts" ?).
Bilan était en désaccord avec l'orientation préconisée par Trotsky de fonder un nouveau parti, une nouvelle Internationale et de faire appel aux gauches socialistes. Pour Bilan, il fallait en premier lieu examiner et tirer les leçons de l'expérience historique récente, de l'échec de la révolution russe, de la trahison de l'Internationale, de la dégénérescence des partis : "Ceux qui opposent à ce travail indispensable d'analyse historique le cliché de la mobilisation immédiate des ouvriers, ne font que jeter de la confusion et empêcher la reprise réelle des luttes prolétariennes". (Bilan n°1, Introduction).
Une donnée essentielle des perspectives pour l'activité de la fraction était l'évolution de la situation et l'évolution du parti. Comme le met en évidence la citation du Bulletin d'information qui a précédé Bilan - donnée dans l'article de la "fraction interne"[9] :"La fraction ainsi comprise, c'est l'instrument nécessaire pour l'éclaircissement politique qui doit définir la solution de la crise communiste. Et l'on doit juger comme arbitraire toute discussion opposant l'issue de la fraction exclusivement dans le redressement du parti, à l'issue de la fraction dans un deuxième parti, et vice-versa. L'une ou l'autre dépendront de l'éclaircissement politique obtenu, et ne peuvent pas dès maintenant caractériser la fraction. Il est possible et souhaitable que cet éclaircissement se concrétise par le triomphe de la fraction dans le parti lequel retrouvera alors son unité. Mais on ne peut pas exclure que cet éclaircissement précise des différences fondamentales qui autorisent la fraction à se déclarer elle-même, contre le vieux parti, le parti du prolétariat; celui-ci, à la suite de tout le processus idéologique et organisatoire de la fraction, relié aux développements de la situation, trouvera les bases effectives pour son activité. Dans un cas, comme dans l'autre, l'existence et le renforcement de la fraction sont les prémisses indispensables pour la solution de la crise communiste." (Bulletin d'information n°3, novembre 1931)
La tâche que se donne la fraction est en premier lieu un travail de clarification politique, d'approfondissement.
La définition de l'activité de la fraction est intimement liée à l'analyse du rapport de forces entre les classes. La dégénérescence du parti est l'expression d'un affaiblissement de la classe. La fraction s'oppose à l'idée de créer à tout moment un nouveau parti : "L'intelligence des événements ne s'accompagne plus avec l'action directe sur ces derniers, ainsi qu'il arrivait précédemment au sein du parti, et la fraction ne peut reconstituer cette unité qu'en délivrant le parti de l'opportunisme." (Bilan n°1, "Vers l’Internationale deux et trois-quarts" ?)
Bilan allait développer sa compréhension de ce qu'est la fraction tout au long de son existence, pour arriver à la résolution de 1935, proposée par Jacobs, et publiée dans Bilan n°17. Cette résolution représente probablement l'expression la plus achevée de la conception qu'a Bilan de la fraction. et son rapport avec le parti de classe. En fait, les deux notions sont intimement liées, la fraction représentant la continuité des intérêts historiques de la classe ouvrière alors que l'existence du parti est déterminée également par les conditions de la lutte de classe elle-même et par la capacité du prolétariat de s'affirmer en tant que classe révolutionnaire:
"Il est évident que la nécessité de la fraction est aussi l'expression de la faiblesse du prolétariat, soit disloqué, soit gagné par l'opportunisme ; comme par contre la création du parti indique un cours de situations ascendantes où continuellement le prolétariat se retrouve, se concentre : au travers de lutte partielles, générales, il taille des brèches et démolit la structure du capitalisme." (Bilan nº17, "Projet de résolution sur les problèmes de la fraction de gauche").
Que représente la fraction ? "La fraction est une étape nécessaire aussi bien pour la constitution de la classe que pour sa reconstitution dans les différentes phases de l'évolution, elle est le lien de continuité par laquelle s'exprime la vie de la classe en même temps qu'elle exprime la tendance de cette dernière de se donner une structure de principe et une méthode d'intervention dans les situations. Précisément parce que le prolétariat ne peut représenter une force économique pouvant se concentrer autour de ses richesses matérielles puisque étant la classe ne disposant que des moyens nécessaires à sa propre production que lui attribue le capitalisme pour sa force de travail, son affirmation en tant que classe indépendante appelée à créer un nouveau type d'organisation sociale, ne peut se manifester en réalité que dans des phases particulières quand se disloquent les rapports entre les classes au point de vue mondial."(idem)
Selon cette définition élaborée par Bilan, il est clair que la fraction ne représente pas une minorité, une tendance ou une opposition sur différents points d'orientation ou même du programme de la classe, mais qu'elle exprime la continuité de l'être historique du prolétariat, de son devenir révolutionnaire. En ce sens, la notion de fraction n'est plus utilisée par Bilan comme elle a pu l'être jusqu'alors dans le mouvement ouvrier pour qualifier différents courants. La fraction n'est pas non plus une forme spécifique à la période historique dans laquelle vit Bilan et face à la dégénérescence du parti. Toute l'histoire du mouvement ouvrier est non seulement ponctuée par l'existence de partis, dans les phases ascendantes de la lutte, mais elle s'exprime tout autant par l'histoire de ses fractions : "Les "centres de correspondants", créés par Marx avant la fondation de la Ligue des Communistes, son travail théorique après 1848 jusqu'à la fondation de la Première Internationale, le travail de la fraction bolchevique au sein de la Deuxième Internationale, sont les moments essentiels de constitution du prolétariat qui ont permis l'apparition de partis animés d'une doctrine et d'une méthode d'action. Voir les termes de ce processus en niant la fraction sous ses formes historiques particulières, c'est voir l'arbre et non la forêt, c’est consacrer un mot en rejetant la substance." (idem)
La tâche de la fraction n'est pas uniquement de maintenir ou restaurer le programme face aux trahisons opportunistes ou aux échecs de la lutte de classe, c'est aussi d'élaborer sans cesse la théorie du prolétariat : "Pour donner une substance historique à l'œuvre des fractions, il faut démontrer qu'elles sont aujourd'hui la filiation légitime des organisations où le prolétariat s'est retrouvé en tant que classe dans les phases précédentes et aussi qu'elles sont l'expression toujours plus consciente des expériences de l'après-guerre. cela doit servir à prouver que la fraction ne peut vivre, former des cadres, représenter réellement les intérêts finaux du prolétariat qu'à la seule condition de se manifester comme une phase supérieure de l'analyse marxiste des situations, de la perception des forces sociales qui agissent au sein du capitalisme, des positions prolétariennes envers les problèmes de la révolution". (Bilan nº17, "Projet de résolution sur les problèmes de la fraction de gauche", souligné dans l'original).
Nous n'avons pas la place, dans cet article, de développer plus la notion de fraction élaborée par Bilan. Mais c'est de cette conception de la fraction que le CCI se revendique depuis ses origines. Dans ce cadre, le CCI lui-même se considère comme le continuateur de la fraction dont la tâche est de participer à la création des conditions pour le surgissement du parti de demain ; en somme de faire "le pont", selon les termes de Bilan, entre l'ancien parti qu'était l'IC, morte sous le stalinisme, et la future Internationale de la révolution à venir.
Est-ce que le CCI dénature l'expérience de la classe ouvrière?
Maintenant que nous avons posé notre cadre d'analyse, hérité de l'élaboration de la Gauche italienne et qui permet d'appréhender la nature et les tâches d'une véritable fraction, examinons à présent ce qu'en dit notre soi-disant fraction qui prétend représenter fidèlement la continuité des principes du CCI. Lorsqu'elle affirme que c'est le CCI qui les abandonne, on est en droit d'attendre que cela soit démontré.
Avant de considérer le texte sur les fractions publié dans le Bulletin n°9, voyons en quoi la déclaration de formation d'abord du "collectif", ensuite de la "fraction interne", se basent "sur des positions positives et cohérentes clairement exprimées et non sur une collection de points d'opposition et de récrimination".
La déclaration de formation du "collectif" n'était déjà pas prometteuse. En répondant à la question "comment et pourquoi nous nous sommes réunis?", le texte nous explique : "A la suite de la réunion de section Nord consacrée à la discussion du texte d'orientation sur la confiance, chacun de nous a pu faire le constat d'une convergence de points de vue chez la majorité des membres de la section présents à cette réunion, autour d'un commun rejet tant de la démarche que des conclusions du texte d'orientation. Cette convergence venait s'ajouter au précédent constat d'un commun désaccord avec la manière dont est considérée, expliquée et présentée au reste du CCI la récente dégradation des relations au sein de la section Nord". De quoi s'agit-il sinon "une collection de points d'opposition"? Les membres du "collectif" le reconnaissent eux-mêmes, puisque leur perspective est de "Travailler ! Aller au fond des questions. Aller rechercher des réponses, des expériences et des leçons sur les problèmes actuels du CCI dans l'histoire de notre classe, dans l'histoire du mouvement ouvrier". C'est un but louable, et on ne peut que regretter que les membres du "collectif" qui ont formé la "fraction" à peine deux mois plus tard, ne l'ait pas entrepris. Les membres du "collectif" ne sont pas satisfaits de certaines analyses défendues par la majorité, sans pour autant, comme ils l'avouent eux-mêmes, avoir à une orientation alternative à y opposer : "notre opposition, si elle reste minoritaire, devra prendre la forme d'une fraction, luttant au sein de l'organisation pour son redressement. Pour le moment, nous pensons qu'il est encore trop tôt pour la déclarer comme telle, d'abord parce que la politique actuelle n'a pas encore été confirmée ni par le BI plénier ni par un congrès du CCI, ensuite parce qu'il nous faut encore élaborer et rassembler des textes plus développés en tant qu'orientation alternative à la politique actuelle" (souligné par nous). Bravo pour la continuité authentique avec le CCI qui permet à certains d'envisager de se constituer en fraction sans avoir produit de textes fondamentaux à discuter au sein de l'organisation !
Quand la "fraction" se forme, les "textes plus développés" n'ont toujours pas vu le jour. N'empêche, la "fraction" propose comme orientation de :
"- combattre la dérive "révisionniste" actuelle qui ne s'exprime pas seulement sur le plan du fonctionnement, mais aussi sur le plan théorico-politique ;
- développer la réflexion théorique, notamment par un travail approfondi sur l'histoire du mouvement ouvrier, afin d'amener l'organisation à se réapproprier ses propres fondements, ceux du marxisme révolutionnaire, dont s'écarte de plus en plus la politique qui est menée actuellement ;
- remettre l'analyse de la situation internationale au premier plan des discussions[10] et notamment lutter contre une tendance "démoralisatrice" qui tend à marquer notre compréhension de la situation et du rapport de force entre les classes, et cela en vue de renforcer notre intervention dans la classe ouvrière ;
- pousser l'organisation à ne se concevoir que comme une partie du MPP[11] et donc à développer une politique unitaire, plus courageuse et plus déterminée en direction de celui-ci"[12].
Se pose donc à la soi-disant fraction la question de justifier son existence alors que son apparition ne résulte en rien " d'un processus de décantation préalable des positions dans la discussion générale au sein de l'organisation," ni ne peut prétendre qu'elle n'est pas " conçue comme la condition d'une telle décantation"? Est-ce que, sérieusement, "une tendance "démoralisatrice" qui tend à marquer notre compréhension de la situation et du rapport de force entre les classes" correspond de la part du CCI à un abandon programmatique des principes prolétariens? Dans ces conditions, peut-on s'étonner que la majorité de l'organisation ait refusé de reconnaître le bien-fondé de la "fraction"? Après tout, si un fou se prend pour Napoléon, nous sommes bien obligés de constater qu'il se prend pour Napoléon, mais nous ne sommes pas obligés de le suivre dans sa folie en croyant nous-mêmes qu'il l'est vraiment !
C'est donc un véritable tour de force qui échoit à l'article publié dans le Bulletin n°9[13] de la "fraction", puisque son objectif est de donner une caution historique et programmatique à la création de la soi-disant fraction! Nous allons donc essayer d'en faire ressortir la logique, si on peut parler ainsi concernant cette espèce de soupe à prétention historique, afin d'en faire la critique.
La diversion à défaut de divergence, ou comment noyer le poisson
La première partie de l’article veut traiter des fractions dans les moments de lutte de classe ascendante et descendante à travers des exemples tirés des trois Internationales. On apprend donc, que "C'est à travers la fusion de toutes sortes d'organismes et même des sociétés ouvrières que naît la Ière Internationale. (…). Par contre, la période de contre-révolution qui suivit la répression après la Commune de Paris vit que l'apparition des groupements, tendances ou fractions dans l'Internationale prennent un autre tour jusqu'à entraîner sa disparition". Ceci ne nous avance pas beaucoup, puisqu’on ne fait absolument aucune distinction entre "organismes", "groupements", "tendances", ou "fractions". En particulier, on ne fait aucune distinction entre les tendances qui représentaient les premiers courants à l'origine du mouvement ouvrier (Proudhoniens et Blanquistes par exemple) et qui étaient destinés à disparaître, avec le développement de la classe elle-même, et la "forme historique particulière" de la fraction de gauche (pour reprendre les mots de Bilan) représentée par la tendance marxiste.
En ce qui concerne la 2ème Internationale, on nous apprend qu'il y a eu toutes les sortes imaginables de "fractions" : en Allemagne il y avait les Eisenachiens et les Lassalliens, alors qu'en France "le parti constitué après le Congrès de Marseille en 1879, a connu deux fractions : la fraction "collectiviste" de Guesde et de Lafargue et la fraction "possibiliste" de Brousse qui regroupait les réformistes". "Si l'on prend l'exemple du POSDR," continue l'auteur "ce que nous avons développé ci-dessus se vérifie de façon lumineuse: "Après 1905, les 2 fractions : mencheviks et bolcheviks se regroupent une première fois en 1906 et une deuxième fois en 1910 (…) Puis avec la marche à la guerre, nous retrouvons le phénomène de dispersion non seulement dans les 2 fractions principales mais également en leur sein. C'est ainsi que dans le POSDR en 1910, il existe 3 fractions bolcheviques : celle de Lénine, les ozovistes et les conciliateurs, et 3 mencheviques : l'unitaire, celle de Plekhanov contre l'unité et les conciliateurs dont Trotsky". Encore une fois, on ne fait absolument aucune distinction entre les courants réformistes (voire "étatistes" dans le cas des Lassalliens), les courants de gauche (Eisenachiens, Guesdistes, par exemple), et la fraction bolchevique qui avec la Gauche allemande "représentaient [seules] les intérêts du prolétariat alors que droite et centre exprimaient toujours plus la corruption du capitalisme".[14]
Ensuite, l'auteur passe à la période de la révolution russe, fait appel à Trotsky, "le plus digne des révolutionnaires" (sic! on doit supposer que Lénine, Luxemburg, Liebknecht l’étaient moins…), pour raconter l’histoire des différentes "fractions" apparues dans le parti pendant la période révolutionnaire et la guerre civile : l’opposition Kamenev-Zinoviev à la prise de pouvoir en octobre, l’opposition du groupe de Boukharine à la signature de la traité de Brest-Litovsk, ainsi que des oppositions sur la question de l’armée rouge, etc. A l’époque de Brest-Litovsk, "Les partisans de la guerre révolutionnaire constituèrent alors une fraction véritable ayant son organe central". Trotsky souligne, et notre "fraction" saisit l’occasion de nous le rappeler, que "La fraction, le danger de scission furent alors vaincus non par des décisions formelles sur la base des statuts, mais par l'action révolutionnaire".
Rappelons aussi que, si Boukharine et le groupe Kommunist n’ont pas scissionné à l’époque de Brest-Litovsk, ce n’est pas uniquement grâce au développement des faits et de l’argumentation de Lénine en particulier, c’est aussi grâce à leur propre sens des responsabilités, leur compréhension que le parti bolchevique avait un rôle crucial à jouer dans l’éclosion de la révolution au niveau mondial. Surtout, les fractions dont parle Trotsky ici, sont de véritables minorités, formées autour des questions cruciales dont dépend la vie de la révolution. Il est vraiment indécent de venir comparer les minorités au sein du parti bolchevique avec une "fraction" dont le but – où plutôt le but proclamé – est de "remettre l'analyse de la situation internationale au premier plan des discussions".
Le but avoué de toutes ces "démonstrations" est de nous convaincre que "L'histoire du mouvement ouvrier que nous avons retracé à grands traits nous enseigne :
- qu'il a existé et qu'il existera de nombreux types de fractions et groupements ;
- qu'elles n'ont pas toutes connu des programmes achevés pour se constituer en fraction, c'est la raison pour laquelle il existe préalablement un processus de clarification avec le développement de la discussion ;
- que toute fraction ou groupement n'aboutit pas forcément à une scission",
- et que donc "le CCI est obligé de déformer ou d'ignorer des pans entiers de l'expérience de l'histoire ouvrière, particulièrement de l'histoire de ses fractions".
Mais si tous ces courants, oppositions, etc. ont bel et bien existé, que diable cela a-t-il à voir avec la fraction, telle qu'elle est définie depuis toujours par le CCI sur la base des travaux de la Gauche italienne? En réalité, le but de cette partie de l'article est tout simplement de faire diversion en se cachant derrière un étalage de connaissances mal digérées, de faire oublier que pour le CCI la notion de fraction a un sens bien déterminé vis-à-vis duquel l'existence de notre prétendue "fraction interne" n'a absolument aucune justification théorique ni principielle.
Il est donc clair que la "fraction interne" qui se prévaut du maintien des positions fondamentales du CCI, a choisi de jeter aux oubliettes le concept de "fraction" tel que le CCI l'utilise, pour endosser celui de Trotsky et du mouvement ouvrier avant Bilan, c'est-à-dire un nom appliqué aux différents courants, minorités, tendances et fractions qui existent inévitablement dans toute l'histoire du mouvement ouvrier. Rappelons quand même au passage que c'est notamment face et en opposition à la conception qu'avait Trotsky des tâches à mener dans les années 1930, que Bilan a élaboré sa notion de fraction. Mais apparemment, pour notre "fraction interne", Trotsky est devenu source de référence sur la question.
Justifier l'indiscipline
Il vaut la peine de s'attarder sur ce que l'auteur nous dit des fractions issues de la 3e Internationale, en période de "difficultés du mouvement ouvrier" puisque c'est en particulier de celles-ci que se revendique le CCI et que, selon notre conception - et celle de Bilan - c'est justement dans de telles périodes où la classe n'est pas capable de faire surgir le parti et que se justifie le travail des fractions. En fait, le texte a peu à dire sinon que "dans l'IC, la discussion théorique a été rapidement biaisée, empêchée, écourtée et remplacée par la question de la discipline, ce qui a abouti rapidement à l'exclusion des Oppositions". Des immenses problèmes auxquels étaient confrontés le mouvement ouvrier, l'Internationale, les partis, les prémisses des futures fractions, notre "fraction interne" en retient un - et pour cause, c'est celui de la discipline.
En effet, le problème pour la "fraction interne", c'est que non seulement elle doit s'échapper du carcan trop rigoureux et contraignant des analyses et des principes de base du CCI sur la question organisationnelle, mais elle doit aussi justifier les violations les plus flagrantes de la discipline minimale qui seule permet à l'organisation de fonctionner, voire d'exister, violations qui ont marqué l'existence de la "fraction interne" dès avant sa naissance officielle et lui ont valu, dans le CCI, le surnom d'"Infraction". Elle s'y prend d'abord de façon tout à fait originale : "Du fait de la création [dans la Troisième internationale] du nouveau régime intérieur des organisations communistes de la plus grande unité et centralisation internationale, la question de la discipline intérieure prend un autre caractère. C'est la raison pour laquelle dans la phase de dégénérescence de l'IC et des PC, la vie des fractions est tout autre : tout ce qui pousse à l'unité dans la phase de montée des luttes pousse encore plus fortement à la désunion dans la phase de déclin des luttes".[15] Cette phrase "géniale" est précisée de la sorte dans un article sur la "discipline" justement, publié dans le bulletin n°13: "si, au 19ème siècle dans la social-démocratie, c'était la gauche qui défendait avec fermeté la discipline dans le parti contre les opportunistes qui revendiquaient une "liberté d'action", c'est-à-dire d'avoir les mains libres pour… fricoter avec la bourgeoisie, par contre au 20ème siècle, dans le capitalisme décadent, c'est la droite dans les PC qui a été la championne de la discipline interne, comme le sont aujourd'hui nos liquidationnistes, pour pouvoir faire taire toutes les divergences, ce qui signifiait faire taire et même éliminer la gauche, c'est-à-dire la position marxiste". Nous n'avons pas la place ici de dénoncer dans le détail le ridicule de cette position – dont le but est tout simplement d'assimiler le CCI aujourd'hui aux PC stalinisés, tout en étant trop hypocrite pour le dire ouvertement. Il vaut néanmoins la peine de rappeler, et c’est quelque chose que le CCI a toujours considéré comme positif, que l'IC est en effet la première internationale fondée sur un programme explicitement communiste, dédié au renversement immédiat du capitalisme. En tant que telle, elle exige des partis membres, considérés comme de simples sections nationales du parti mondial, une discipline face aux décisions du centre, en particulier l’adoption d’un programme unifié, et l’exclusion du parti des sociaux-chauvins et des centristes. C’est le but même des 21 Conditions, dont la 21ème était proposée par nul autre que Bordiga, chef de file de la Gauche italienne…dans le but notamment de lutter contre l'indiscipline de courants opportunistes tels que le parti français. Tant que l'IC défend le programme du prolétariat, cette plus grande unité et centralisation internationale du parti est une nécessité pour la révolution communiste, elle exprime un développement du programme qui correspond aux besoins de la lutte internationale et révolutionnaire de la classe ouvrière.[16] La "nouveauté" apportée par la "fraction interne" avec l'idée qu' "au 20ème siècle, dans le capitalisme décadent, c'est la droite dans les PC qui a été la championne de la discipline interne" n'est qu'un tour de passe-passe pour faire passer sa propre indiscipline.
La véritable fraction?
Jusqu'ici, nous n'avons pas appris grand chose, sinon qu’il y a eu beaucoup de fractions dans l’histoire du mouvement ouvrier, et que celles-ci peuvent être des tendances, des groupements, des oppositions, qu’elles peuvent contribuer soit à l’unité de l’organisation, soit à son éclatement. Mais dans la deuxième partie de l'article, on nous dit que "ce qui fonde l'existence d'une véritable fraction, c'est l'existence d'une crise communiste" (souligné par nous). Comment ça? Tous ces "groupements, tendances, fractions" dont on vient de parler en long et en large n'étaient donc pas de "véritables fractions"? Notre auteur cite les textes de Bilan – sur lesquels le CCI s'est toujours basé, en effet – afin de démontrer la nécessité et le bien-fondé d'une fraction en lutte contre la dégénérescence d'une organisation communiste. (On remarquera quand même qu'il prend soin de ne pas citer les textes mêmes du CCI en la matière.) Mais, si la "véritable" fraction (dixit les infractionnistes) est la fraction telle qu'elle est définie par la Gauche italienne, c’est à dire un organisme qui surgit face à la dégénérescence du parti, et dont le rôle est soit de redresser l’ancien parti, soit de préparer les futurs cadres suite à la trahison définitive de ce dernier, quid de tous les autres exemples de "fractions" dont le texte est rempli ? Décidément, la "fraction" a inventé quelque chose de nouveau : une fraction à géométrie variable, que l’on peut plier et tordre dans tous les sens pour les besoins de la cause. Mais en réalité, ce n'est pas nouveau dans le mouvement ouvrier, c'est la méthode typique de l'opportunisme qui utilise les principes en fonction des circonstances, et selon l'intérêt qu'il y trouve. Si nos "infractionnistes" font maintenant appel à la Gauche italienne, c'est parce que la gauche de l'IC s'est souvent trouvée contrainte de rompre la discipline de l'Internationale pour assurer sa fidélité au programme du prolétariat et que la référence à la lutte de la gauche contre la dégénérescence de l'Internationale communiste vers le stalinisme leur sert à justifier le mépris flagrant pour nos principes, nos règles communes et pour leurs anciens camarades. Si la situation de notre "fraction" peut être comparée à celle de la Gauche italienne, alors forcément le CCI doit jouer le rôle de l'IC stalinisée.[17]. Le tour est joué !
Malgré tout, la "fraction" aimerait bien trouver une manifestation flagrante de la dégénérescence du CCI, pour pouvoir se justifier de façon un peu plus consistante. Le problème, c'est que l'on peut tourner les choses comme on veut, on ne peut pas nier la place du CCI aujourd'hui parmi les rares organisations à défendre contre vents et marées l'internationalisme prolétarien : nous pouvons être "idéalistes" (dixit le BIPR), "conseillistes/anarchistes" (dixit le PCI) ou "léninistes" (dixunt les anarcho-conseillistes), mais personne jusqu'ici n'a jamais nié que le CCI est, sans ambiguïté et sans concessions, internationaliste. A défaut de pouvoir mettre en évidence une telle trahison du principe qui représente la ligne de démarcation entre prolétariat et bourgeoisie, elle en est réduite à la quête d'indices annonçant une telle perspective. Ainsi, on lit ceci dans la conclusion d'un article sur la crise Inde/Pakistan: "Quelle est la conclusion naturelle, logique, qui découle de toute l'argumentation de l'article de la Revue internationale ? (…)Que seules les grandes puissances, et en premier lieu les Etats-Unis, font des efforts, bien qu'insuffisants, "pour faire tomber la tension" et éviter la guerre (…)Tout cela donc, de manière naturelle, logique, ouvre la porte à ce que - quand l'occasion se présentera - on commence à appeler ou à "exiger" des bourgeoisies des grandes puissances qu'au lieu de "permettre" ou "d'attiser" les haines et les massacres, elles agissent plus résolument "pour faire tomber la tension" et qu'elles arrêtent le chaos...". Le procédé est tout simplement pitoyable car, en toute bonne fois, il n'est possible d'interpréter de la sorte pas plus la forme que le fond de notre analyse. Et la "fraction" termine ainsi son propos : "Il n'y a aucun appel concret, ni à la classe, ni aux révolutionnaires... Ce qui nous renvoie aux belles résolutions de la Seconde internationale à la veille de la guerre", ayant oublié apparemment que ces "belles résolutions" ont été proposées par… Lénine et Luxembourg; et qu'elles ont jeté les bases pour Zimmerwald. Heureusement pour la "fraction" que le ridicule ne tue pas !
De l'opportunisme à l'escroquerie
Il est vrai que le premier expert en étymologie venu vous expliquera que le sens des mots évolue dans le temps. Mais en tant que marxistes, ce qui nous intéresse n'est pas tant l'évolution du mot, que l'évolution des conditions historiques qui la sous-tendent. Par ceci nous voulons dire à la fois l'évolution des conditions historiques globales (ascendance ou décadence), et celle de l'expérience et de la compréhension du mouvement ouvrier. Alors, faire comme la "fraction" et prendre partout où on elle le trouve le mot "fraction", en ignorant complètement l’évolution de son sens historique et surtout le sens qu’il a acquis pour la Gauche communiste d’aujourd’hui, et noyer complètement le poisson en identifiant "fractions, groupements, tendances", "c’est consacrer le mot en rejetant la substance" comme disait Bilan (voir ci-dessus). Ce n’est, en fait, rien d’autre que de piller l’histoire du mouvement ouvrier à la recherche de justifications pour une politique et un comportement injustifiables. D’un côté, on cite un nombre infini de minorités diverses et variées pour démontrer que l’on n’a pas besoin, pour former une "fraction", de programme ni même de positions cohérentes,, ni de lutter contre la dégénérescence d’une organisation, ni de chercher une nouvelle cohérence et, de l’autre, on fait appel à la Gauche italienne (la "véritable" fraction, rappelons-le) pour justifier toutes les infractions commises contre nos principes organisationnels au nom d’une lutte contre la dégénérescence du CCI. C’est à dire, que l’on se réclame du droit de dire et de faire n’importe quoi, du moment que l’on s’arroge l’appellation de "fraction", sur la base de citations prises n’importe comment chez nos prédécesseurs. Si cela est une pratique déjà dénoncée par Marx et Lénine, de transformer les figures du mouvement ouvrier en icônes inoffensifs afin de justifier la politique de l’opportunisme,[18] notre "fraction" a fait un pas de plus : en cherchant à cacher sa pratique opportuniste derrière ce fatras pseudo-théorique, elle se livre à une véritable tentative d'escroquerie envers la notion même de fraction envers le milieu prolétarien.
Plus ça change, plus c'est la même chose, mais en pire
"Le congrès du CCI a marqué l’entrée définitive du CCI dans une phase de dégénérescence (…) Cette dégénérescence s’est manifestée, sur le plan des positions politiques, par la répudiation de certains des principes sur lesquels il s’était constitué (…) mais aussi et de la façon la plus caricaturale sur le plan de son fonctionnement interne par l’interdiction de réunions de discussions entre camarades minoritaires (…) la censure des textes publics de la tendance, la proposition de modifier sa plate-forme et ses statuts sans texte explicatif ni débat, ainsi qu’une multitude de résolutions et de prises de position à l’encontre des camarades minoritaires. La dégénérescence de la vie interne du CCI s’est marquée de façon irrévocable par l’exclusion de la tendance de l’instance suprême de l’organisation – son congrès international – suite au refus principiel de la tendance de prêter serment de fidélité à l’organisation pour après le congrès (…)
Par sa constitution, la Fraction entend :
e) représenter la continuité programmatique et organique avec le pôle de regroupement que fut le CCI, avec sa plate-forme et ses statuts qu’il a cessé de défendre (…)
g) établir un pont entre l’ancien pôle de regroupement que fut le CCI et le nouveau pôle que pourra se développer sur les bases de la Fraction dans le cours futur de la lutte de classe".
Le texte que nous venons de citer constitue la déclaration de la formation d’une "fraction"… non pas en 2001, mais en 1985 lors de la formation de la soi-disant "Fraction Externe du CCI", qui aujourd’hui est arrivée... non pas à défendre la continuité du CCI, mais à en mettre en question les positions les plus fondamentales, telles que celle de la décadence du capitalisme. On comprendra pourquoi nous restons de marbre face aux accusations actuelles de l’Infraction…
Il nous reste quand même à faire remarquer une différence d’attitude de la "fraction" de l’époque avec celle d’aujourd’hui. Si la "fraction" de 1985 s’est empressée par la suite de répandre des mensonges sans fin sur la "dégénérescence" du CCI, elle a tout de même terminé sa déclaration par ces mots : "[La Fraction] demande d’organiser immédiatement des rencontres avec les sections de Belgique, d’Angleterre, et des Etats-Unis afin de procéder à la remise du matériel et des finances appartenant à l’organisation". Alors que "la fraction" actuelle est partie en volant non seulement l’argent mais les documents les plus sensibles de l’organisation : les adresses des camarades et des abonnés.[19]
Ce n'est pas la première fois dans la l'histoire du CCI qu'un regroupement de mécontents traduit ses frustrations, ses rancœurs, bref tous ses griefs à l'encontre de l'organisation et de ses militants, en se constituant en fraction pour défendre le "vrai CCI" (cf. "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" dans la Revue Internationale n° 109). Néanmoins, on ne peut que constater une évolution dans les agissements de tels types de regroupement qui portent la marque de leur époque. La dernière "fraction" en date, avec ses mœurs de voyous, exprime pleinement le poids de l'idéologie du capitalisme en décomposition qui s'infiltre jusque dans les organisations révolutionnaires.
Jens, 6/12/2002
1 Pour des raisons de place, nous ne pouvons pas citer ici toute la lettre de refus des "fractionnistes", mais relevons notamment qu'ils exigent "la reconnaissance formelle et écrite de la fraction"(...),"la levée des sanctions en cours à l'égard de tous les membres de la Fraction [on devait donc leur donner le droit de transgresser à leur guise toute règle organisationnelle puisqu'ils étaient une "fraction"] et l'arrêt immédiat de la politique de discrédit, de mesures disciplinaires à leur égard; ce qui implique forcément le rejet de l'explication de 'clanisme' concernant la politique de notre Fraction (...) [les membres de la "fraction" n'ont jamais été sanctionnés pour "clanisme" comme ils le sous-entendent!], une remise en question de l'explication du clanisme comme cause de la crise actuelle...".
2 Voir dans la Revue Internationale n°110 l'article sur la Conférence Extraordinaire et notre analyse de la fraction.
3 Dans le n°9 de leur Bulletin. Le lecteur trouvera les textes cités sur membres.lycos.fr/bulletincommuniste.
4 Ce qui démontre que l'analyse de la nature de "fraction" n'est pas le simple fait d'une prétendue "direction liquidatrice", selon les termes de la fraction, mais de l'ensemble du CCI.
5 Voir la Revue Internationale n°33.
6 Selon les accusations de la "fraction", répétées ad nauseam dans leur Bulletin, il leur aurait été interdit d'écrire dans les Bulletins internes de l'organisation. La réalité, c'est que l'organisation a exigé – dans une résolution votée par les futurs membres de la "Fraction" que ces militants "fassent une critique radicale de leurs agissements" et "s'engagent dans une réflexion de fond sur les raisons qui les ont conduits à se comporter comme des ennemis de l'organisation" [ dans des réunions secrètes] et qu'ils s'en expliquent avant toute chose dans les bulletins internes. Suite à la création de la fraction – qui au contraire se réclame de ces réunions secrètes – nous avons simplement exigé qu'ils prennent position par écrit sur leur contenu. Voilà une drôle de censure, qui exige que la minorité écrive des textes, alors que cette dernière se revendique du droit de se taire! Nous renvoyons à l'article de la Revue internationale n°110 : "le combat pour la défense des principes organisationnels" pour la présentation détaillée du combat qu'a dû mener l'organisation vis-à-vis du comportement des membres de la "fraction".
7 Voir la Revue Internationale n°110 (Cf. note précédente) pour une présentation détaillée des faits qui ont entouré la constitution de ce « collectif ».
8 Op. cit., Revue Internationale n°33
9 Dans son article, la "fraction interne" fait tout un développement sur le fait que le pour le CCI une fraction "aboutit nécessairement à la scission" ; l'auteur de l'article a manifestement lu notre article de la Revue internationale n°108 avec des lunettes spéciales qui lui permettaient d'y voir ce qu'il avait envie.
10 C'est particulièrement culotté comme revendication, étant donné que les membres de la "fraction" ont ensuite refusé d'assister à une réunion de l'organe central, sous prétexte qu'avant de discuter de la situation créée par la "fraction", on allait discuter de... la situation internationale!
11 Etant donné que notre organisation est toujours, malheureusement, la seule à défendre de façon conséquente et sans la moindre ambiguïté que le milieu politique prolétarien existe, c’est fort de café comme raison pour former une fraction destinée à combattre la dégénérescence du CCI!
12 Nous passons ici sur les diverses accusations de "dérives organisationnelles" que contient la déclaration, et notamment sur l'accusation que le CCI aurait sanctionné un camarade qui « défendait courageusement ses positions ». La réalité, c'est que ce militant s'était fait l'écho, en cachette, de la campagne développée dans les couloirs par Jonas, contre un de nos militants accusé d'être un agent de l'Etat.
13 Voir membres.lycos.fr/bulletincommuniste/francais/b9/groupemindex.html.
14 Bilan n°17, "Projet de résolution sur les problèmes des fractions de gauche”.
15 Sans doute cette conclusion se veut un véritable camouflet à la dégénérescence théorique du CCI : "Tout ce qui pousse à l'unité dans la phase de montée des luttes…" - c'est-à-dire le développement de la lutte de classe, et surtout de la conscience du prolétariat des enjeux d’une situation révolutionnaire – ce même "tout" "pousse encore plus fortement à la désunion dans la phase de déclin des luttes".
16 Pour plus de développements, nous renvoyons à l'article de la Revue internationale n°110 sur la discipline. Notons au passage que notre "Infraction" a une idée bien à elle de la discipline, qui peut se résumer ainsi : quand nous sommes la majorité et que nous "tenons les rênes" de l’organisation, alors la discipline est bien ; quand nous sommes la minorité et devons accepter les mêmes règles que les autres, alors la discipline est mauvaise.
17J usqu'à récemment, une chose seulement manquait au tableau: un Staline dans le CCI. Avec "L'ultime" – et nauséabonde – "mise au point" publiée dans le Bulletin n°14, c'est chose faite.
18 "Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d'oppresseurs les récompensent par d'incessantes persécutions; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d'en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d'entourer leur nom d'une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu , on l'avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C'est sur cette façon d'"accommoder" le marxisme que se rejoignent aujourd'hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier" (Lénine, L'Etat et la révolution).
19 Il vaut la peine de noter que la dernière publication de l’Infraction sur Internet a rendu publique, pour les polices du monde entier, la date de la conférence générale de notre section au Mexique…Cf. l'article "Les méthodes policières de la FICCI" paru dans Révolution Internationale n° 330.
Nous publions ci-dessous la seconde partie d'un texte d'orientation mis en discussion au sein du CCI durant l'été 2001 et adopté par la conférence extraordinaire de notre organisation qui s'est tenue en mars 2002 [1] [719]. La première partie de ce texte a été publiée dans la Revue internationale n° 111 et aborde les points suivants :
4. La dialectique de la confiance en soi de la classe ouvrière : passé, présent, futur
Puisque le prolétariat est la première classe de la société ayant une vision historique consciente, il est compréhensible que les bases de sa confiance dans sa mission soient également historiques, incorporant la totalité du processus qui lui a donné naissance. C'est pourquoi, en particulier, cette confiance se base de façon décisive sur le futur et donc sur une compréhension théorique. Et c'est pourquoi le renforcement de la théorie constitue l'arme privilégiée dans le dépassement des faiblesses congénitales du CCI concernant la question de la confiance. Cette dernière, par définition, est toujours la confiance dans l'avenir. Le passé ne peut être changé, donc il ne peut être question de confiance orientée vers ce dernier.
Toute classe révolutionnaire ascendante base sa confiance dans sa mission historique non seulement sur sa force présente mais aussi sur ses expériences et ses réalisations passées ainsi que sur ses buts futurs. Néanmoins, la confiance des classes révolutionnaires du passé, et de la bourgeoisie en particulier, était principalement enracinée dans le présent - dans le pouvoir économique et politique qu'elles avaient déjà gagné au sein de la société existante. Puisque le prolétariat ne peut jamais posséder un tel pouvoir au sein du capitalisme, il ne peut jamais y avoir une telle prédominance du présent. Sans la capacité d'apprendre de son expérience passée et sans une clarté et une conviction réelles par rapport à son but comme classe, il ne peut jamais gagner la confiance en lui-même pour dépasser la société de classes. En ce sens, le prolétariat est, plus que n'importe quelle classe avant lui, une classe historique dans le plein sens du terme. Le passé, le présent et le futur sont les trois composantes indispensables de sa confiance en lui-même. De ce fait, on n'a pas à se demander pourquoi le marxisme, l'arme scientifique de la révolution prolétarienne, a été appelé par ses fondateurs le matérialisme historique ou dialectique.
a) Cette prééminence du futur n'élimine pas du tout le rôle du présent dans la dialectique de la lutte de classe. Précisément parce que le prolétariat est une classe exploitée, il a besoin de développer sa lutte collective pour que la classe dans son ensemble devienne consciente de sa force réelle et de son futur potentiel. Cette nécessité que la classe dans son ensemble prenne contiance en elle-même constitue un problème complètement nouveau dans l'histoire de la société de classes. La confiance en soi des classes révolutionnaires du passé, lesquelles étaient des classes exploiteuses, se basait toujours sur une claire hiérarchie au sein de chacune de ces classes et au sein de la société dans son ensemble. Elle se basait sur la capacité à commander, à soumettre d'autres parties de la société à sa propre volonté, et donc sur le contrôle de l'appareil productifet de l'appareil d'État. En fait, il est caractéristique de la bourgeoisie que même dans sa phase révolutionnaire elle trouvait d'autres catégories sociales pour se battreà son service, et que, une fois au pouvoir, elle "déléguait" de plus en plus ses tâches à des serviteurs appointés.
Le prolétariat ne peut pas déléguer sa tâche historique à quiconque. C'est pourquoi il revient à la classe de développer sa confianceen elle-même. Et c'est pourquoi la confiance dans le prolétariat est toujours nécessairement une confiance dans la classe dans son ensemble, jamais dans une partie de celle-ci.
C'est le fait pour le prolétariat d'être une classe exploitée qui donne à sa confiance en soi un caractère fluctuant et même erratique, connaissant des hauts et des bas avec le mouvement de la lutte de classe. De plus, les organisations politiques révolutionnaires sont elles-mêmes profondément affectées par ces hauts et ces bas, dans la mesure où la façon dont elles s'organisent, se regroupent et interviennent dans la classe dépend en grande partie de ce mouvement. Et comme nous le savons, dans les périodes de profonde défaite, seules de minuscules minorités sont capables de conserver leur confiance dans la classe.
Mais ces fluctuations dans la confiance ne sont pas seulement liées aux vicissitudes de la lutte de classe. En tant que classe exploitée, le prolétariat peut être victime d'une crise de confiance à tout moment, même dans le feu des luttes révolutionnaires. La révolution prolétarienne "interrompt constamment son propre cours, revenant sur ce qu'elle avait apparamment déjà accompli pour recommencer de nouveau ", etc. En particulier, "elle recule sans cesse devant l'immensité de ses propres buts "comme l'écrivait Marx ([2] [720]).
La révolution russe de 1917 montre clairement que non seulement la classe dans son ensemble mais également le parti révolutionnaire peuvent être affectés par de telles hésitations. En fait, entre février et octobre 1917, les bolcheviks ont traversé plusieurs crises de confiance dans la capacité de la classe à remplir les tâches de l'heure. Des crises qui ont culminé dans la panique qui a étreint le comité central du parti bolchevik face à l'insurrection.
La révolution russe est donc la meilleure illustration du fait que les racines les plus profondes de la confiance dans le prolétariat, contrairement à celle de la bourgeoisie, ne peuvent jamais résider dans le présent. Pendant ces mois dramatiques, c'est avant tout Lénine qui a personnifié la confiance inébranlable dans la classe, confiance sans laquelle aucune victoire n'est possible. Et il l'a fait parce qu'à aucun moment il n'a abandonné la méthode théorique et historique propre au marxisme.
Néanmoins, la lutte massive du prolétariat est un moment indispensable au développementde la confiance révolutionnaire. Aujourd'hui, c'est une clé de toute la situation historique. En permettant une reconquête de l'identité de classe, c'est une pré-condition pour que la classe dans son ensemble réassimile les leçons du passé et redéveloppe une perspective révolutionnaire,
Ainsi, comme pour la question de la conscience de classe à laquelle elle est intimement liée, nous devons distinguer deux dimensions de cette confiance : d'une part l'accumulation historique, théorique, programmatique et organisationnelle de la confiance, représentée par les organisations révolutionnaires, et, plus largement, par le processus historique de maturation souterraine au sein de la classe, d'autre part le degré et l'extension de la confiance en soi au sein de la classe dans son ensemble à un moment donné.
b) La contribution du passé à cette confiance n'est pas moins indispensable. En premier lieu parce que l'histoire contient des preuves irréfutables du potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière. La bourgeoisie elle-même comprend l'importance de ces exemples passés pour son ennemi de classe, c'est pourquoi elle attaque constamment cet héritage, et, surtout, la révolution d'octobre 1917.
En deuxième lieu, un des facteurs les plus aptes à rassurer le prolétariat après une défaite consiste dans sa capacité à corriger ses erreurs passées et à tirer des leçons de l'histoire. Contrairement à la révolution bourgeoise qui va de victoire en victoire, la victoire finale du prolétariat se prépare à travers une série de défaites. Le prolétariat est donc capable de transformer ses défaites passées en éléments de confiance dans le futur. C'était l'une des bases principales de la confiance que Bilan a maintenue au plus profond de la contre-révolution. En fait, plus la confiance dans la classe est profonde, plus les révolutionnaires ont le courage de critiquer sans merci leurs propres faiblesses et celles de la classe, moins ils ont besoin de se consoler, plus ils se caractérisent par une sobre lucidité et l'absence d'euphorie insensée. Comme Rosa l'a répété maintes fois, la tâches des révolutionnaires est de dire ce qui est.
En troisième lieu, la continuité, en particulier la capacité de transmettre les leçons d'une génération à l'autre, a toujours été fondamentale pour le développement de la confiance en soi de l'humanité. Les effets dévastateurs de la contre-révolution du 20e siècle sur le prolétariat en constituent la preuve en négatif. Il est d'autant plus important pour nous aujourd'hui d'étudier les leçons de l'histoire, afin de transmettre notre propre expérience et celle de toute la classe ouvrière aux générations de révolutionnaires qui nous succéderont.
c) Mais c'est la perspective future qui offre la base la plus profonde pour notre confiance dans le prolétariat. Cela peut paraître paradoxal. Comment est-il possible de fonder la confiance sur quelque chose qui n'existe pas encore ? Mais cette perspective existe bien. Elle existe comme but conscient, comme construction théorique, de la même façon que le bâtiment à construire existe déjà dans la tête de l'architecte. Avant même que de le réaliser pratiquement, le prolétariat est l'architecte du communisme.
Nous avons déjà vu qu'en même temps que le prolétariat comme force indépendante dans l'histoire est apparue la perspective du communisme : la propriété collective non des moyens de consommation mais des moyens de production. Cette idée était le produit de la séparation des producteurs d'avec les moyens de production, à travers le travail salarié et la socialisation du travail. En d'autres termes, elle était le produit du prolétariat, de sa position dans la société capitaliste. Ou, comme Engels l'écrit dans 1'Anti-Dühring, la principale contradiction au coeur du capitalisme est celle entre deux principes sociaux, un principe collectif à la base de la production moderne, représenté par le prolétariat, et un principe individuel, anarchique, basé sur la propriété privée des moyens de production, représenté par la bourgeoisie.
La perspective communiste avait surgi déjà avant que la lutte prolétarienne ait révélé son potentiel révolutionnaire. Ce que ces événements ont donc clarifié, c'est que ce sont les luttes ouvrières qui seules peuvent mener au communisme. Mais la perspective elle-même existait avant. Elle se basait principalement sur les leçons passées et contemporaines du combat prolétarien. Et même dans les années 1840, quand Marx et Engels ont commencé à transformer le socialisme d'utopie en science, la classe n'avait pas donné beaucoup de preuves de sa puissance révolutionnaire.
Cela veut dire que, dès le début, la théorie était elle-même une arme de la lutte de classe. Et jusqu'à la défaite de la vague révolutionnaire, comme nous l'avons dit, cette vision de son rôle historique était cruciale pour donner confiance à la classe pour s'affronter au capital.
Donc, en même temps que la lutte immédiate et les leçons du passé, la théorie révolutionnaire est pour le prolétariat un facteur indispensable de confiance, de son développement en profondeur en particulier, mais à long terme aussi de son extension. Puisque la révolution ne peut être qu'un acte conscient, elle ne peut être victorieuse que si la théorie révolutionnaire s'empare des masses.
Dans la révolution bourgeoise, la perspective n'était guère plus qu'une projection de l'esprit de l'évolution présente et passée : la conquête graduelle du pouvoir au sein de l'ancienne société. Dans la mesure où la bourgeoisie a développé des théories du futur, elles se sont avérées des mystifications grossières ayant pour tâche principale d'enflammer les passions révolutionnaires. Le caractère irréaliste de ces visions ne portait pas préjudice à la cause qu'elles servaient. Pour le prolétariat au contraire, c'est le futur le point de départ. Dans la mesure où il ne peut construire graduellement son pouvoir de classe au sein du capitalisme, la clarté théorique est une de ses armes les plus indispensables :
"La philosophie idéaliste classique a toujours postulé que 1'humauité vit dans deux mondes différents, le monde matériel dans lequel domine la nécessité et celui de l'esprit ou de l'imagination dans lequel règne la liberté.
En dépit de la nécessité de rejeter les deux mondes auxquels appartient, selon Platon ou Kant, l'humanité, il est néanmoins correct que les êtres humains vivent simultanément en deux mondes différents (..) Les deux mondes dans lesquels vit l'humanité sont le passé et le futur. Le présent est la frontière entre les deux. Toute son expérience réside dans le passé (..) Elle ne peut rien y changer, tout ce qu'elle peut faire, c'est accepter sa nécessité. Aussi le monde de l'expérience, le monde de la connaissance est aussi celui de la nécessité. Il en va autrement pour le futur. Je n'en ai pas la moindre expérience. II se présente apparemment libre devant moi, comme un monde que je ne peux explorez sur la base de la connaissance, mais dans lequel je dois m'affirmer par l'action. (...) Agir veut toujours dire choisir entre différentes possibilités, et même si c'est seulement entre agir ou ne pas agir, cela veut dire accepter et rejeter, défendre et attaquer. (..) Mais non seulement le sentiment de liberté est une pré condition de l'action, il est aussi un but donné. Si le monde du passé est gouverné par les rapports entre la cause et l'effet (causalité), celui de l'action, du futur l'est par la détermination (téléologie)".([3] [721])"
Déjà avant Marx, c'est Hegel qui a résolu, de façon théorique, le problème du rapport entre la nécessité et la liberté, entre le passé et le futur. La liberté consiste à faire ce qui est nécessaire, disait Hegel. En d'autres termes, ce n'est pas en se révoltant contre les lois d'évolution du monde mais en les comprenant et en les employant à ses propres fins que l'homme agrandit son espace de liberté. "La nécessité est aveugle seulement dans la mesure où elle n 'est pas comprise "([4] [722]). De même il est nécessaire pour le prolétariat de comprendre les lois d'évolution de l'histoire pour être capable de comprendre et donc de remplir sa mission historique. De ce fait, si la science, et avec elle, la confiance de la bourgeoisie étaient dans une grande mesure basées sur une compréhension croissante des lois de la nature, la science et la confiance de la classe ouvrière sont basées sur la compréhension de la société et de l'histoire.
Comme l'a montré MC dans une contribution de défense classique du marxisme sur cette question([5] [723]), c'est le futur qui doit prédominer sur le passé et le présent dans un mouvement révolutionnaire parce que c'est ce qui détermine sa direction. La prédominance du présent mène invariablement à des hésitations, créant une vulnérabilité énorme envers l'influence de la petite bourgeoisie, personnification de l'hésitation. La prédominance du passé mène à l'opportunisme et donc à l'influence de la bourgeoisie comme bastion de la réaction moderne. Dans les deux cas, c'est la perte de la vision à long terme qui conduit à la perte de la direction révolutionnaire.
Comme le disait Marx, « la révolution sociale du 19e siècle ne peut tirer sa poesie du passé, seulement du futur »([6] [724]).
De cela nous devons conclure que l'immédiatismeest le principal ennemi de la confiance en soi du prolétariat, pas seulement parce que la route vers le communisme est longue et tortueuse, mais également parce que cette confiance s'enracine dans la théorie et dans le futur, tandis que l'immédiatisme est une capitulation face aupréscnt, l'adoration des faits immédiats. A travers l'histoire, l' immédiatisme a constitué le facteur dominant de la désorientation dans le mouvement ouvrier. Il a été à la racine de toutes les tendances à placer "le mouvement avant le but" comme le disait Bernstein, et donc à l'abandon des principes de classe. Qu'il prenne la forme de l'opportunisme comme chez les révisionnistes au tournant du siècle ou chez les trotskistes dans les années 30; ou de l'aventurisme comme chez les Indépendants en 1919 et le KPD en 1921 en Allemagne, cette impatience politique petite-bourgeoise ramène toujours à la trahison du futur pour un plat de lentilles, pour reprendre l'image de la Bible. A la racine de cette attitude absurde, il y a toujours une perte de confiance dans la classe ouvrière.
Dans l'ascension historique du prolétariat, passé, présent et futur forment une unité. En même temps, chacun des ces "mondes" nous avertit d'un danger spécifique. Le danger concernant le passé est celui d'oublier ses leçons. Le danger du présent est d'être victime des apparences immédiates, de la surface des choses. Le danger concernant le futur est de négliger et d'affaiblir les efforts théoriques.
Ceci nous rappelle que la défense et le développement des armes théoriques de la classe ouvrière constituent la tâche spécifique des organisations révolutionnaires, et que ces dernières ont une responsabilité particulière dans la sauvegarde de la confiance historique dans la classe.
5. La confiance, la solidarité et l'esprit de parti ne sont jamais des acquis définitifs.
Comme nous l'avons dit, la clarté et l'unité sont les principales bases de l'action sociale confiante. Dans le cas de la lutte de classe prolétarienne internationale, cette unité n'est évidemment qu'une tendance qui pourra un jour se réaliser à travers un conseil ouvrier à l'échelle mondiale. Mais politiquement, les organisations unitaires qui surgissent dans la lutte sont déjà l'expression de cette tendance. Même en dehors de ces expressions organisées, la solidarité ouvrière - y compris lorsqu'elle s'exprime à un niveau individuel - manifeste aussi cette unité. Le prolétariat est la première classe au sein de laquelle il n'y a pas d'intérêts économiques divergents ; en ce sens, sa solidarité annonce la nature de la société pour laquelle il lutte.
Cependant, l'expression la plus importante et permanente de l'unité de classe est l'organisation révolutionnaire et le programme qu'elle défend. De ce fait, cette dernière est l'incarnation la plus développée de la confiance dans le prolétariat - et aussi la plus complexe.
Comme telle, la confiance est au coeur même de la construction d'une telle organisation. Ici, la confiance dans la mission du prolétariat s'exprime directement dans le programme politique de la classe, dans la méthode marxiste, dans la capacité historique de la classe, dans le rôle de l'organisation envers la classe, dans ses principes de fonctionnement, dans la confiance des militants et des différentes parties de l'organisation en eux-mêmes et les uns envers les autres. En particulier, c'est l'unité des différents principes politiques et organisationnels qu'elle défend et l'unité entre les différentes parties de l'organisation qui sont les expressions les plus directes de la confiance dans la classe : unité de but et d'action, du but de la classe et des moyens d'y parvenir.
Les deux principaux aspects de cette confiance sont la vie politique et organisationnelle. Le premier aspect s'exprime dans la loyauté aux principes politiques, mais aussi dans la capacité à développer la théorie marxiste en réponse à l'évolution de la réalité. Le second aspect s'exprime dans la loyauté aux principes de fonctionnement prolétarien et la capacité à développer une confiance et une solidarité réelles au sein de l'organisation. Le résultat d'un affaiblissement de la confiance à l'un ou l'autre de ces deux niveaux sera toujours une remise en cause de l'unité - et donc de l'existence - de l'organisation.
Au niveau organisationnel, l'expression la plus développée de cette confiance, de cette solidarité et de cette unité est ce que Lénine a appelé l'esprit de parti. Dans l'histoire du mouvement ouvrier, il y a trois exemples célèbres de mise en aeuvre d'un tel esprit de parti : le parti allemand dans les années 1870et 1880, les bolcheviks à partir de 1903 jusqu'à la révolution, le parti italien et la fraction qui en est sortie après la vague révolutionnaire. Ces exemples aideront à nous montrer la nature et la dynamique de cet esprit de parti, et les dangers qui le menacent.
a) Ce qui a caractérisé le parti allemand sur ce plan, c'est qu'il a basé son mode de fonctionnement sur les principes organisationnels établis par la Première internationale dans sa lutte contre le bakouninisme (et le lassallisme), que ces principes on tété ancrés dans tout le parti à travers une série de luttes organisationnelles et que, dans le combat pour la défense de l'organisation contre la répression étatique, une tradition de solidarité entre les militants et les différentes parties de l'organisation s'est forgée. En fait, c'est pendant la période "héroïque" de clandestinité que le parti allemand a développé les traditions de défense sans concession des principes, d'étude théorique et d'unité organisationnelle qui ont fait de lui le dirigeant naturel du mouvement ouvrier international. La solidarité quotidienne dans ses rangs était un puissant catalyseur de toutes ces qualités. Cependant, au tournant du siècle, l'esprit de parti était presque complètement mort au point que Rosa Luxemburg pouvait déclarer qu'il y avait plus d'humanité dans un village sibérien que dans tout le parti allemand([7] [725]). En fait, bien avant sa trahison programmatique, la disparition de la solidarité annonçait la trahison à venir.
b) Mais le drapeau de l'esprit de parti a été repris par les bolcheviks. Là encore on trouve les mêmes caractéristiques. Les bolcheviks ont hérité leurs principes organisationnels du parti allemand, les ont ancrés dans chaque section et chaque membre à travers une série de luttes organisationnelles, ont forgé une solidarité vivante à travers des années de travail illégal. Sans ces qualités, le parti n'aurait jamais pu passer le test de la révolution. Bien qu'entre août 1914 et Octobre 1917,1e parti ait subi une série de crises politiques, et ait même dû répondre, de façon répétée, à la pénétration de positions ouvertement bourgeoises dans ses rangs et sa direction (comme le soutien à la guerre en 1914 et après février 1917), l'unité de l'organisation, sa capacité à clarifier ses divergences, à corriger ses erreurs et à intervenir dans la classe n'ont jamais été mises en question.
c) Comme nous le savons, bien avant le triomphe final du stalinisme, l'esprit de parti avait complètement reflué dans le parti de Lénine. Mais une fois de plus, le drapeau a été repris parle parti italien cette fois, et après, par la Fraction face à la contre-révolution stalinienne. Le parti est devenu l'héritier des principes organisationnels et des traditions du bolchevisme. Il a développé sa vision de la vie de parti dans la lutte contre le stalinisme, l'enrichissant plus tard avec la vision et la méthode de la Fraction. Et cela eut lieu dans les conditions objectives les plus terribles, face auxquelles, une fois de plus, il fallait forger une solidarité vivante.
A la fin de la 2e guerre mondiale, la Gauche italienne à son tour a abandonné les principes organisationnels qui avaient constitué sa marque. En fait, ni la parodie semi-religieuse de vie collective de parti développée par le bordiguisme d'après guerre, ni l'informalisme fédéraliste de Battaglia n'ont à voir avec la vie organisationnelle de la Gauche italienne des années 20 et 30. En particulier, toute la conception de la Fraction a été abandonnée.
C'est la Gauche communiste de France qui a repris à son compte l'héritage de ces principes organisationnels et de la lutte pour l'esprit de parti. Et il appartient aujourd'hui au CCI de perpétueretde faire vivre cet héritage.
d) L'esprit de parti n'estjamais un acquis définitif. Les organisations et les courants du passé qui l'ont le mieux incarné, ont tous fini par le perdre complètement et définitivement. (... )
Dans chacun des exemples donnés, les circonstances dans lesquelles l'esprit de parti a disparu étaient très différentes. L'expérience de la lente dégénérescence d'un parti de masse ou de l'intégration d'un parti dans l'appareil d'État d'un bastion ouvrier isolé ne se répéteront probablement jamais. Néanmoins, il y a des leçons générales à tirer. Dans chaque cas :
- l'esprit de parti a disparu à un moment detournant historique : en Allemagne, entre l'ascendance et la décadence du capitalisme ; en Russie avec le recul de la révolution ; et pour la Gauche italienne, entre la révolution et la contre-révolution. Aujourd'hui, c'est l'entrée dans la phase de décomposition qui menace l'esprit de parti.
- l'illusion que les réalisations passées peuvent être définitives a empêché la vigilance nécessaire. La maladie infantile de Lénine est un parfait exemple de cette illusion. Aujourd'hui, la surestimation de la maturité organisationnelle du CCI contient le même danger.
- ce sont l'immédiatisme et l'impatience qui ont ouvert la porte à l'opportunisme programmatique et organisationnel. L'exemple de la Gauche italienne est particulièrement frappant puisque historiquement le plus proche de nous. C'est le désir de parvenir enfin à étendre son influence et à recruter de nouveaux membres qui a poussé la Gauche italienne en 1943-45 à abandonner les leçons de la Fraction et le PCI bordiguiste en 1980-81 à abandonner certains de ses principes programmatiques. Aujourd'hui, le CCl à son tour est confronté à de similaires tentations liées à l'évolution de la situation historique.
- cet abandon a été l'expression au niveau organisationnel de la perte de confiance dans la classe ouvrière qui s'est exprimée inévitablement au niveau politique aussi (perte de la clarté programmatique). Ceci n'a jamais été le cas pour le CCI comme tel jusqu' à aujourd'hui. Mais cela atoujours été le cas des différentes "tendances" qui ont scissionné du CCI (comme la FECCI ou le "Cercle de Paris" qui ont rejeté l'analyse de la décadence).
Durant les derniers mois, c'est par dessus tout la simultanéité d'un affaiblissement de nos efforts théoriques et de la vigilance, une certaine euphorie quant à la progression de l'organisation et donc un aveuglement vis-à-vis de nos difficultés, et la résurgence du clanisme qui révèlent le danger de la perte de l'esprit de parti, de dégénérescence organisationnelle et de sclérose théorique. Le fait que la confiance dans nos rangs a été sapée et l'incapacité de faire des pas en avant décisifs dans le développement de la solidarité ont constitué les facteurs dominants dans cette tendance qui peut, potentiellement, mener à la trahison programmatique ou à la disparition de l'organisation.
6. Pas d'esprit de parti sans responsabilité individuelle
Après la lutte de 1993-96 contre le clanisme, ont commencé à émerger des attitudes de méfiance envers les rapports politiques et sociaux des camarades en dehors du cadre formel des réunions et des activités mandatées. L'amitié, les rapports amoureux, les liens et les activités sociales, les gestes de solidarité personnelle, les discussions politiques et autres entre les camarades ont parfois été traités, dans la pratique, comme un mal nécessaire, en fait comme le terrain privilégié pour le développement du clanisme. En opposition à cela, les structures formelles de nos activités ont commencé à être considérées comme offrant, en quelque sorte, une garantie contre le retour du clanisme.
De telles réactions contre le clanisme révèlent par elles-mêmes une assimilation insuffisante de notre analyse, et nous désarment face à ce danger. Comme nous l'avons dit, le clanisme a en partie surgi comme une fausse réponse à un réel problème de manque de confiance et de solidarité dans nos rangs. De plus, la destruction des rapports de confiance et de solidarité mutuels entre les camarades qui existaient réellement, est due principalement au travail du clanisme et a constitué une précondition pour un nouveau développement de celui-ci. C'est d'abord et avant tout le clanisme qui a sapé l'esprit d'amitié : la réelle amitié n'est jamais dirigée contre une troisième personne et n'exclut jamais la critique mutuelle. Le clanisme a détruit la tradition indispensable de discussions politiques et de liens sociaux entre les camarades en les convertissant en "discussions informelles" dans le dos de l'organisation. En accroissant l'atomisation et en démolissant la confiance, en intervenant de façon excessive et irresponsable dans la vie personnelle des camarades tout en les isolant socialement de l'organisation, le clanisme a sapé la solidarité naturelle que doit exprimer le « devoir de regard » de l'organisation envers les difficultés personnelles que peuvent rencontrer ses militants.
Il est impossible de combattre le clanisme en utilisant ses propres armes. Ce n'est pas la méfiance envers le plein développement de la vie politique et sociale en dehors du simple cadre formel des réunions de section mais la véritable confiance dans cette tradition du mouvement ouvrier qui nous rend plus résistants au clanisme.
En arrière plan de cette méfiance injustifiée envers la vie "informelle" d'une organisation ouvrière réside l'utopie petite bourgeoise d'une garantie contre l'esprit de cercle qui ne peut que mener au dogme illusoire du catéchisme contre le clanisme. Une telle démarche tend à transformer les statuts en des lois rigides, le "devoir de regard" en surveillance et la solidarité en un rituel vide.
L'une des façons dont la petite bourgeoisie exprime sapeur du futur, c'est dans un dogmatisme morbide qui semble offrir une protection contre le danger de l'imprévisible. C'est ce qui a amené la "vieille garde" du parti russe à constamment accuser Lénine d'abandonner les principes et les traditions du bolchevisme. C'est une sorte de conservatisme qui sape l'esprit révolutionnaire. Personne n'est exempt de ce danger comme le montre le débat dans l'Internationale socialiste sur la question polonaise dans lequel non seulement Wilhem Liebknecht mais partiellement Engels ont adopté une telle attitude lorsque Rosa Luxemburg a affirmé la nécessité de remettre en cause l'ancienne position de soutien de l'indépendance de la Pologne.
En réalité, le clanisme, précisément parce qu'il est une émanation de couches intermédiaires, instables, sans futur, est non seulement capable mais est en réalité condamné à prendre des formes et des caractéristiques toujours changeantes. L'histoire montre que le clanisme ne prend pas seulement la forme de l'informalisme de la bohème et des structures parallèles si appréciées des déclassés, mais qu'il est également capable d'utiliser les structures officielles de l'organisation et l'apparence du formalisme et du routinisme petit-bourgeois pour promouvoir sa politique parallèle. Tandis que, dans une organisation où l'esprit de parti est faible et l'esprit de contestation fort, un clan informel a le plus de chance de succès, dans une atmosphère plus rigoureuse où existe une grande confiance dans les organes centraux, l'apparence formelle et l'adoption des structures officielles peut répondre parfaitement aux besoins du clanisme.
En réalité, le clanisme contient les deux faces de la pièce. Historiquement, il est condamné à vaciller entre ces deux pôles qui apparemment s'excluent mutuellement. Dans le cas de la politique de Bakounine, nous trouvons les deux aspects contenus en une "synthèse supérieure" : la liberté individuelle anarchiste absolue, proclamée par l'Alliance officielle, et la confiance et l'obéissance aveugles demandées par l'Alliance secrète :
"Comme les jésuites, non dans le but de l'asservissement, mais dans celui de l'émancipation populaire, chacun d'eux a renoncé à sa propre volonté. Dans le Comité, comme dans toute l'organisation, ce n'est pas l'individu qui pense, veut et agit, mais la collectivité" écrit Bakounine. Ce qui caractérise cette organisation, continue-t-il, c'est "la confiance aveugle que lui offrent des personnalités connues et respectées"([8] [726]).
Les rapports sociaux qui sont appelés à jouer un rôle dans une telle organisation, sont clairs : "Tous les sentiments d 'affection, les sentiments ramollissants de parenté, d'amitié, d'amour, de reconnaissance doivent être étouffés en lui par la passion unique et, froide de l'oeuvre révolutionnaire".([9] [727])"
Ici on peut clairement voir que le monolithisme n'est pas une invention du stalinisme mais est déjà contenu dans le manque de confiance clanique dans la tâche historique, la vie collective et la solidarité prolétarienne. Pour nous, il n'y a rien de nouveau ni de surprenant à cela. C'est la peur petite-bourgeoise bien connue à l'égard de la responsabilité individuelle qui, de nos jours, amène en grande quantité des personnalités hautement individualistes dans les bras de diverses sectes où elles peuvent cesser de penser et d'agir pour elles-mêmes.
C'est vraiment une illusion de croire qu'on peut combattre le clanisme sans la responsabilisation des membres individuels de l'organisation. Et il serait paranoïaque de penser que la surveillance "collective" pourrait se substituer à la conviction et à la vigilance individuelles dans ce combat. En réalité, le clanisme incorpore le manque de confiance et dans la vie collective réelle et dans la possibilité de la responsabilité individuelle réelle.
Quelle est la différence entre des discussions entre camarades en dehors des réunions et les "discussions informelles" du clanisme ? C'est le fait que les premières et non les secondes seraient rapportées à l'organisation? Oui, bien qu'il ne soit pas possible de rapporter formellement chaque discussion. Plus fondamentalement, c'est l'attitude avec laquelle une telle discussion est menée qui est décisive. C'est l'esprit de parti que nous devons tous développer parce que personne ne le fera pour nous. Cet esprit de parti restera toujours lettre morte si les militants ne peuvent apprendre à avoir confiance les uns dans les autres. De même il ne peut y avoir de solidarité vivante sans un engagement personnel de chaque militant à ce niveau.
Si la lutte contre l'esprit de cercle dépendait uniquement de la santé des structures collectives formelles, il n'y aurait jamais de problème de clanisme dans les organisations prolétariennes. Les clans se développent à cause de l'affaiblissement de la vigilance et du sens des responsabilités au niveau individuel. C'est pourquoi une partie du Texte d'orientation de 1993([10] [728]) est dédiée à l'identification des attitudes contre lesquelles chaque camarade doit s'armer lui même. Cette responsabilisation individuel le est indispensable, non seulement dans la lutte contre le clanisme, mais dans le développement positif d'une vie prolétarienne saine. Dans une telle organisation, les militants ont appris à penser par eux-mêmes, et leur confiance est enracinée dans une compréhension théorique, politique et organisationnelle de la nature de la cause prolétarienne, non dans la loyauté ou la peur vis-à-vis de tel ou tel camarade ou comité central.
"Le `cours nouveau' doit avoir pour premier résultat de faire sentir à tous que personne désormais n 'osera plus terroriser le Parti. Notre jeunesse ne doit pas se borner à répéter nos formules. Elle doit les conquérir, se les assimiler, se former son opinion, sa physionomie à elle et être capable de lutter pour ses vites avec le courage que donnent une conviction profonde et une entière indépendance de caractère. Hors du Parti l'obéissance passive qui fait emboîter mécaniquement le pas après les chefs : hors du Parti 1'impersonnalité, la servilité, !e carriérisme ! Le bolchevik n'est pas seulement un homme discipliné : c’est un homme qui, dans chaque cas et sur chaque question, se forge une opinion frme et la défend courageusement, non seulement contre ses ennemis, mais au sein de son propre parti".([11] [729])"
Et Trotsky ajoute : "L'héroïsme suprème, dans l'art militaire comme dans la révolution, c'est la véracité et le sentiment de la responsabilité".([12] [730])
La responsabilité collective et la responsabilité individuelle, loin de s'exclure mutuellement, dépendent l'une de l'autre et se conditionnent l'une l'autre. Comme l'a développé Plekhanov, l'élimination du rôle de l'individu dans l'histoire est liée à un fatalisme incompatible avec le marxisme. "Si certains subjectivistes, dans leurs effôrts pour attribuer à 'l'individu' le maximum d'importance dans l'histoire, refusaient de tenir- l'évolution historique de l'humanité pour- un processus obéissant à des lois, certains de leurs plus récents adversaires, dans leur effort pour souligner au maximum les lois qui régissent cette évolution, ont paru sur le point d'oublier que l'histoire est faite par les hommes, et que, par suite, l'action des individus ne peut pas y être dépourvue d'importance".([13] [731])
Un tel rejet de la responsabilité des individus est également lié au démocratisme petit-bourgeois, au désir de remplacer notre principe "de chacun selon ses moyens" par l'utopie réactionnaire de l'égalisation des membres d'un corps collectif. Ce projet, déjà condamné dans le Texte d' orientation de 1993 ne constitue ni un but de l'organisation aujourd'hui, ni celui de la future société communiste.
Une des tâches que nous avons tous, c'est d'apprendre de l'exemple de tous les grands révolutionnaires (les célèbres et tous les combattants anonymes de notre classe) qui n'ont pas trahi nos principes programmatiques et organisationnels. Ceci n'a rien à voir avec un quelconque culte de la personnalité. Comme Plckhanov conclut son essai célèbre sur le rôle de l'individu : "Ce n’est pas seulementt pour ceux qui commencent', ce n'est pas seulement pour les `grands' hommes, qu'un large champ d'action se déploie. I1 est ouvert à tous les hommes, à tous ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et un coeur pour aimer leur prochain. La notion de grandeur est relative. Dans le sens moral, tout homme est grand qui , pour citer Le nouveau testament, donne sa vie pour ses amis ".
En guise de conclusion
De cela il s'ensuit que l'assimilation et l'approfondissement des questions que nous avons commencé à discuter il y a plus d'un an sont une priorité majeure aujourd'hui.
La tâche de la conscience est de créer le cadre politique et organisationnel qui favorise le mieux le développement de la confiance et de la solidarité. Cette tâche est centrale dans la construction de l'organisation, cet art ou cette science parmi les plus difficiles. A la base de ce travail se trouve le renforcement dc l 'unité de l'organisation, ce principe le plus "sacré" du prolétariat. Et comme pour toute communauté collective, sa précondition est l'existence de règles de comportement communes. Concrètement, les statuts, les textes de 1981 sur la fonction et le fonctionnement, et de 1993 sur le tissu organisationnel donnent déjà des éléments pour un tel cadre. I1 est nécessaire de revenir, de façon répétée, à ces textes, mais avant tout quand l'unité de l'organisation est en danger. Ils doivent être le point de départ d'une vigilance permanente.
A ce niveau, l'incompréhension principale dans nos rangs est l'idée que ces questions sont faciles et simples. Selon cette démarche, il suffit de décréter la confiance pour qu'elle existe. Et puisque la solidarité est une activité pratique, il suffit de "just go and do it" (la mettre en oeuvre). Rien n'est plus loin de la vérité ! La construction de l'organisation est une entreprise extrêmement compliquée et même délicate. Et il n'existe aucun produit de la culture humaine qui soit aussi difficile et fragile que la confiance. Rien d'autre n'est plus difficile à construire et plus facile à détruire. C'est pourquoi, face à tel ou tel manque de confiance par telle ou telle partie de l'organisation, la première question qui doit toujours être posée est ce qui peut être fait, collectivement, pour réduire la méfiance ou même la peur dans nos rangs. Il en est de meme pour la solidarité. Bien qu'elle soit "pratique" et aussi "naturelle" dans la classe ouvrière, dans la mesure où cette classe vit dans la société bourgeoise, elle est entourée de facteurs qui travaillent contre une telle solidarité. De plus, la pénétration d'une idéologie étrangère amène à des conceptions aberrantes sur cette question, comme la récente attitude de considérer le refus de publier les textes de camarades comme une expression de solidarité, ou de trouver comme base valable pour un débat sur la confiance l'explication des origines de certaines divergences politiques dans la vie personnelle des camarades (...) ([14] [732]).
En particulier dans la lutte pour la confiance, notre mot d'ordre doit être prudence et prudence encore.
La théorie marxiste est notre principale arme dans la lutte contre la perte de confiance. En général, c'est le moyen privilégié de résister à l'immédiatisme et de défendre une vision à long terme. C'est la seule base possible pour une confiance réelle, scientifique dans le prolétariat qui est à son tour la base de la confiance de toutes les différentes parties de la classe en elles mêmes et les unes dans les autres. Spécifiquement, seule une démarche théorique nous permet d'aller aux racines les plus profondes des problèmes organisationnels qui doivent être traités comme des questions théoriques et historiques à part entière. De même, en l'absence d'une tradition vivante sur cette question et en l'absence jusqu'à présent de l'épreuve du feu de la répression, le CCI doit se baser sur une étude du mouvement ouvrier du passé dans le développement volontaire et conscient d'une tradition de solidarité active et d'une vie sociale dans ses rangs.
Si l'histoire nous a rendus particulièrement vulnérables vis-à-vis des dangers du clanisme, elle nous a aussi donné les moyens de les surmonter. En particulier, nous ne devons jamais oublier que le caractère international de l'organisation et la création de commissions d'information sont les moyens indispensables de restaurer la confiance mutuelle dans des moments de crise quand cette confiance a été endommagée et perdue.
Le vieux Liebknecht a dit de Marx qu'il traitait la politique comme un sujet d' étude([15] [733]). Comme nous l'avons dit, c'est l'élargissement de la zone de la conscience dans la vie sociale qui libère l'humanité de l'anarchie des forces aveugles, rendant possibles la confiance, la solidarité et la victoire du prolétariat. Afin de surmonter les difficultés présentes et résoudre les questions posées, le C.C.I. doit les étudier car, comme le disait le philosophe (l’ignorantia non est argumentum" (L'ignorance n'est pas un argument). ("L'Ethique", Spinoza)
[1] [734] Pour plus d'éléments sur cette Conférence voir l'article « Le combat pour la défense des principes organisationnels » (Revue internationale n° 110). Les notes en bas de page ont été rajoutées au texte d'origine. Celles qui figuraient dans ce dernier ce trouvent à la fin de l'article.
[2] [735] Le !8 Brumaire
[3] [736] Kautsky, La conception matérialiste de l'histoire
[4] [737] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques
[5] [738] MC est notre camarade Marc Chirik, mort en 1990. II avait connu directement la Révolution de 1917 dans sa ville de Kichinev cri Moldavie. Il avait été membre dès l'âge de 13 ans du parti communiste de Palestine dont il avait été exclu à cause de son désaccord avec les positions de l'International communiste sur la question nationale. Immigré en France, il était entré au PCF avant que d'en etre exclu en même temps que l'ensemble des oppositionnels de Gauche. II avait été membre de la Ligue communiste (trotskiste) puis de l'Union communiste qu'il avait quittée en 1938 pour rejoindre la Fraction italienne de la Gauche communiste internationale (GCI) dont il partageait la position sur la guerre d'Espagne contre celle de l'UC. Pendant la guerre et l'occupation allemande, il a impulsé la reconstitution de la Fraction italienne autour du noyau de Marseille après que le Bureau international de la GCI, animé par Vercesi, ait considéré que les fractions n'avaient plus de raison de poursuivre leur travail pendant la guerre. En mai 1945, il s'est opposé à I'auto-dissolution de la Fraction italienne dont la conférence a décidé l'intégration individuelle de ses militants dans le Partito comunista internazionalista fondé peu avant. II a rejoint la Fraction française de la Gauche communiste qui s'était constituée en 1944, et qui s'est rebaptisée par la suite Gauche communiste de France (GCF). A partir de 1964 au Venezuela et de 1968 en France, MC a jouer un rôle décisif dans la formation des premiers groupes qui allaient etre a l'origine du CCI auquel il a apporté l'expérience politique et organisationnelle qu'il avait acquise dans les différentes organisations communistes dont il avait été membre auparavant. On trouvera plus d'éléments sur la biographie politique de notre camarade dans notre brochure « La Gauche communiste de France » et dans l'article que la Revue internationale lui a consacré (numéros 65 et 66).
Le texte de MC qui est évoqué ici est une contribution au débat interne du CCI intitulé « Marxisme révolutionnaire et centrisme dans la réalité présente et le débat actuel dans le CCI »
et publié en mars 1984.
[6] [739] Le l8 Brumaire
[7] [740] Correspondance avec K. Zetkin
[8] [741] Bakounine, "Appel aux officiers de l'armée russe" (traduction française dans La première internationale T.11, par Jacques Freymont, Genève 1962).
[9] [742] Bakounine, Le catéchisme révolutionnaire (Ibid.)
[10] [743] I1 s'agit du texte "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" publié dans la Revue internationale n° 109.
[11] [744] Trotskv, Cours nouveau
[12] [745] Sur le routinisme dans l'armée et ailleurs
[13] [746] "A propos du rôle de l'individu dans l'histoire", Oeuvres philosophiques, Tome II, Éditions du Progrès
[14] [747] Ce passage fait référence notamment à des faits quc nous avions déjà évoqués dans notre article "Le combat pour la défense des principes organisationnels" (Revue internationale n° 110) relatant notre Conférence extraordinaire de mars 2002 et les difficultés organisationnelles qui avaient motivé sa tenue : "Que des parties de 1’organisation puissent faire des critiques à un texte adapté par l'organe central du CCI n'avait jamais constitué un problème pour ce dernier. Bien au contraire, le CCI et son organe central ont toujours insisté pour que toute divergence, tout doute s'exprime ouvertement au sein de l'organisation afin de faire la plus grande clarté possible. L'attitude de l'organe central, lorsqu'il se heurtait à des désaccords était d'y répondre avec le plus grand sérieux possible. Or à partir dit printemps 2000, la majorité du SI [Secrétariat international, la commission permanente de l'organe central duCCI] a adopté une attitude camplètement opposée. Ait lieu de développer une argumentation sérieuse, il a adopté une attitude totalement contraire à celle qui avait été la sienne par le passé. Dans son esprit, si une toute petite minorité de camarades faisait des critiques à un texte du SI, cela ne pouvait venir que d'un esprit de contestation, ou bien du fait que l'un d'entre eux avait des problèmes familiaux, que l'autre était atteint pur une maladie psychique. (...) La réponse apportée aux arguments des camarades en désaccord n'était donc pas basée sur d'autres arguments, mais sur des dénigrements de ces camarades ou bien carrement sur la tentative de ne pas publier certaines de leurs contributions avec l'argument que celle.s-ci allaient « foutre la merde dans l'organisation », ou encore qu'une des camarades qui était alfectée par la pression qui se développait à son égard ne "supporterait" pas les réponses que les autres mllitants du CCl apporteraient à ses textes. En somme, de façon totalement hypocrite, c'est au nom de la -solidarité- que la majorité du SI développait une politique d'étouffement des débats. "
[15] [748] K Wilhem Liebknecht, Kart Marr
Les notes suivantes sur l'histoire du mouvement révolutionnaire au Japon illustrent, avec des éléments concrets, la nature même du processus de développement de la classe ouvrière et de son avant-garde révolutionnaire caractérisé par l'unité fondamentale de ses intérêts et de sa lutte à travers le globe pour renverser le capitalisme mondial.
Ce processus, qui se vérifie globalement au niveau international, ne s'exprime pas de manière identique et au même rythme dans chaque pays pris séparément ; il s'y manifeste de façon inégale mais avec une influence mutuelle d'un pays sur l'autre. Pour différentes raisons historiques, l'Europe occidentale se trouve constituer le centre de gravité de la révolution communiste mondiale[1]. L'histoire du mouvement révolutionnaire au Japon met en évidence, à plusieurs occasions, qu'il s'est retrouvé à la traîne des avancées qui se produisaient dans le monde occidental.
Ceci ne constitue cependant pas un jugement moral, le résultat d'un quelconque "Euro-centrisme" pas plus que cela n'exprime la volonté de décerner des bons points au prolétariat des pays où il est le plus avancé. Au contraire, avec ces éléments d'histoire du mouvement révolutionnaire au Japon apparaît clairement le lien indissoluble qui existe entre le mouvement révolutionnaire en Europe occidentale et dans le reste du monde. Un tel cadre d'analyse est le seul à même de permettre de comprendre la dynamique de la future révolution mondiale, de même que le rôle vital, irremplaçable que devra y jouer une fraction mondiale du prolétariat comme la classe ouvrière au Japon.
Quand nous étudions l'histoire du mouvement ouvrier au Japon, nous ne pouvons qu'être frappés par les similitudes profondes entre les questions confrontées, et les réponses données, par le prolétariat dans ce pays et partout ailleurs dans le monde industrialisé. Ces similitudes sont d'autant plus significatives que le Japon s'est trouvé relativement isolé des autres grands pays industrialisés, et qu'il a connu un développement industriel extraordinairement rapide. Ce dernier n'a commencé qu'à partir des années 1860, et l'ouverture du Japon au commerce mondial et à l'influence extérieure par la force militaire des "navires noirs" du commodore américain Perry, rapidement suivi par les puissances européennes. Jusqu'alors, le Japon était resté gelé dans un féodalisme hermétique, entièrement coupé du reste du monde. En trente ans – à peine une génération – il est devenu la dernière grande puissance industrielle à percer dans l'arène impérialiste mondiale. Cette percée s'effectua de la façon la plus retentissante qu'il soit donné d'imaginer, avec la destruction de la flotte russe à Port Arthur en 1905.
Cela signifie que l'expérience et les idées acquises par les ouvriers européens en un siècle ou plus l'ont été en un quart de siècle au Japon. Le prolétariat japonais est né à l'époque où le marxisme avait déjà développé une profonde influence sur le mouvement ouvrier européen (notamment à travers la première internationale), alors que les premières traductions des écrits de Marx ne furent disponibles en japonais qu'en 1904. Comme on va le voir, il était possible que des idées appartenant en propre aux débuts du mouvement ouvrier cohabitent avec les expressions les plus modernes de ce dernier.
Le premier regroupement des révolutionnaires
Jusque dans les dernières décennies du 19e siècle, le mouvement ouvrier au Japon était largement influencé par le Confucianisme traditionnel pour lequel l’harmonie sociale et la participation de l’individu (jin) n’existaient que dans l’intérêt de la communauté.
En mai 1882, le Parti Socialiste d’Orient (Toyo Shakaito) fut fondé. Il s’appuyait sur le socialisme utopique et l’anarchisme. Peu de temps après, il fut dissout.
Les années 1880 furent marquées par l’apparition de cercles qui se donnèrent pour tâche de s’approprier les classiques du socialisme et de se familiariser avec les luttes et les débats du mouvement ouvrier en Europe, notamment avec ‘Les Amis du Peuple’ (Kokumin-no tomo) ou ‘La Société d’exploration des problèmes sociaux’ (Shakai mondai kenkyukai). L'activité de ces cercles ne reposait pas sur une organisation permanente et ils n’avaient pas encore établi des liens avec la IIe Internationale fondée en 1889.
En 1890, pour la première fois, des ouvriers migrants d’origine japonaise se regroupèrent aux États-Unis dans la ‘Société courageuse des ouvriers’ (Shokko gijukai). Ce groupe était plutôt un cercle d’études ayant pour but d’étudier la question ouvrière de différents pays d’Europe de l’Ouest et des États-Unis. Les syndicats américains avaient une forte influence sur ce groupe.
En 1897, ‘La Société pour la préparation de la création de syndicats’ (Rodo kumiai kiseikai) fut créée, revendiquant 5700 membres. Pour la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier au Japon, elle avait son propre journal : Rodo sekai, diffusé tous les deux mois et édité par S. Katayama. Le but de ce mouvement était de créer des syndicats et des coopératives. Deux ans plus tard, cette association syndicale comptait déjà 42 sections et 54 000 membres. Les statuts et les positions de ces syndicats étaient basés sur les modèles européens. Le syndicat des conducteurs de trains développa une campagne pour l’introduction du droit de vote généralisé et déclara en mars 1901 que “le socialisme est la seule réponse définitive à la condition ouvrière”.
Le 18 octobre 1898, un petit groupe d’intellectuels se rencontra dans une Église Unitariste de Tokyo et fonda Shakaishugi Kenkyukai (l’Association pour l’Étude du Socialisme). Ils commencèrent à se réunir une fois par mois. Cinq de ses six fondateurs se considéraient toujours eux-mêmes comme des Socialistes Chrétiens.
Après son voyage en Angleterre et aux États-Unis, Katayama contribua à la fondation en 1900 de l’Association Socialiste (Shakaishugi kyokai) qui comptait quelques 40 membres. Il fut décidé d’envoyer pour la première fois un délégué au Congrès de Paris de la IIe Internationale mais des problèmes financiers empêchèrent la réalisation du projet.
La première phase du mouvement ouvrier ‘de destruction des machines’ (qui correspond d'une certaine manière au "Luddism" du mouvement ouvrier anglais à la charnière du 18e et du 19e siècle) ne fut dépassée qu'à la fin des années 1880, ouvrant ainsi la voie à une vague de grèves qui eurent lieu entre 1897 et 1899. En particulier, les ouvriers métallurgistes, les mécaniciens et les cheminots montrèrent leur combativité. La Guerre Sino-Japonaise (1894-1895) entraîna un nouvel essor industriel de sorte qu’au milieu des années 1890, le Japon comptait 420 000 ouvriers. Quelques 20 000 ouvriers - à savoir 5% de travailleurs industriels modernes - étaient syndiqués, la plupart des syndicats étant de taille réduite, ne dépassant pas 500 membres. Mais la bourgeoisie japonaise réagit dès le début avec une violence terrible contre une main-d’œuvre de plus en plus combative. En 1900, elle adopta une ‘loi sur la protection de l’ordre public’ basée sur le modèle des lois anti-socialistes de Bismark qui avait interdit le SPD en Allemagne en 1878.
Le 20 mai 1901 vit la formation du premier Parti Social-démocrate (Shakai Minshuto). Il mettait en avant les revendications suivantes :
"- l’abolition de l’écart entre les riches et les pauvres et assurer la victoire du pacifisme dans le monde au moyen du socialisme et de la démocratie véritables ;
- fraternité internationale dépassant les différences raciales et politiques ;
- la paix mondiale et l’abolition de toutes les armes ;
- la répartition juste et égalitaire des richesses ;
- l’accès égalitaire au pouvoir politique pour toute la population."
Ces revendications sont tout à fait caractéristiques de la situation dans laquelle le mouvement ouvrier au Japon s'est retrouvé à cette époque combinant à la fois :
- une vision quelque peu naïve "a-classiste", typique des premières phases de la lutte de classe et s'apparentant au courant utopiste en Europe et Etats-Unis ;
- une insistance pour que soient éradiquées les inégalités basées sur la race, et qui reflète certainement l'expérience des travailleurs japonais immigrés aux Etats-Unis ;
- une phraséologie démocratique et pacifique similaire à celle de l'aile révisionniste de la IIe internationale.
Shakai Minshuto (le Parti Social démocrate) proclamait vouloir respecter la loi ; l’anarchisme et la violence étaient explicitement rejetés ; il soutenait la participation aux élections parlementaires. En défendant les intérêts de la population, au-delà des classes, en liquidant l’inégalité économique, en combattant pour le droit de vote généralisé pour tous les ouvriers, le parti espérait apporter sa contribution à l’établissement de la paix mondiale.
Bien qu’il considérait ses activités parlementaires comme une priorité, le parti fut immédiatement interdit. La tentative de construire un parti politique échoua. Le niveau d’organisation ne pouvait dépasser encore celui des cercles de discussion. De plus, la répression provoca un très important revers. La publication des journaux continua à être assurée sans le soutien d'une organisation derrière. C’est ainsi que la tenue de conférences, de meetings et la publication de textes formaient l’essentiel des activités.
La lutte contre la guerre
Les 5 et 6 avril 1903, à la Conférence Socialiste du Japon à Osaka, les participants réclamèrent la transformation socialiste de la société. Tandis que les exigences de ‘liberté, d’égalité et de fraternité’ étaient toujours présentes, la revendication de l’abolition des classes et de toutes les oppressions de même que l’interdiction des guerres d’agression apparurent également. Fin 1903, la Commoners Society (Heiminsha) devint le centre du mouvement anti-guerre, alors que le Japon poursuivait son expansion en Manchourie et en Corée et qu’il était sur le point d’entrer en guerre contre la Russie. Le journal de cette association était publié à 5 000 exemplaires. Là encore, c’était un journal sans structure organisationnelle forte derrière. D. Kotoku était l’un des orateurs les plus connus de ce groupe.
Katayama[2]2, qui quitta le Japon de 1903 à 1907, assista au Congrès d’Amsterdam de la IIe Internationale en 1904. Quand il serra la main de Plékhanov, cela fut considéré comme un geste symbolique important en pleine guerre russo-japonaise qui dura de février 1904 à août 1905.
Au début de la guerre, Heiminsha prit clairement position contre celle-ci ; une prise de position au nom du pacifisme humanitaire. La course au profit du secteur de l’armement était dénoncée.
Le 13 mars 1904, Heimin Shimbun publia une lettre ouverte au Parti Ouvrier Social-démocrate russe, appelant à l’unité avec les socialistes du Japon contre la guerre. L’Iskra n° 37 publia sa réponse. Au même moment, les socialistes japonais diffusaient la littérature socialiste parmi les prisonniers de guerre russes.
En 1904, 39 000 tracts contre la guerre furent diffusés et quelques 20 000 exemplaires de Heimin vendus.
C’est ainsi que les activités impérialistes intensives du Japon (les guerres contre la Chine dans les années 1890, la guerre avec la Russie en 1904-1905) contraignirent le prolétariat à prendre position sur la question de la guerre. Même si le rejet de la guerre impérialiste n’était pas encore solidement ancré sur le marxisme et s’il était toujours fortement marqué par une orientation pacifiste, la classe ouvrière développait la tradition de l’internationalisme.
La première traduction du Manifeste Communiste fut également publiée par Heimin en 1904. Jusqu’à ce moment là, les classiques du Marxisme n’étaient pas disponibles en japonais.
Dès que le gouvernement réprima les révolutionnaires, faisant passer en jugement beaucoup d’entre eux, Heimin cessa de publier et le journal Chokugen (La Libre Parole), qui apparut peu après, était encore imprégné par un très fort pacifisme.
Le capital dut faire porter à la classe ouvrière le coût de la guerre. Les prix doublèrent puis triplèrent. L’état, qui inaugura une politique d’endettement pour financer la guerre, accabla d’impôts la classe ouvrière.
De la même façon qu’en Russie en 1905, l’aggravation dramatique des conditions de vie des ouvriers au Japon mena à l’éclatement de manifestations violentes en 1905 et à une série de grèves dans les chantiers navals et les mines en 1906 et 1907. La bourgeoisie n’hésita jamais un seul instant à envoyer la troupe contre les ouvriers et une fois de plus déclara toute organisation ouvrière illégale.
Alors qu’il n’y avait pas encore d’organisation des révolutionnaires mais uniquement une tribune révolutionnaire contre la guerre, la guerre russo-japonaise suscita en même temps une forte polarisation politique. Une première décantation se produisait entre les Chrétiens Socialistes autour de Kinoshita, Abe et l’aile autour de Kotoko (qui dès 1904-05 avait pris un ferme positionnement antiparlementaire) et celle autour de Katayama Sen et Tetsuji.
DA
1 Voir le texte "Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation internationale de la lutte de classe –critique de la théorie du maillon faible" dans la Revue Internationale n°31, 1982. Des aires telles que le Japon ou l'Amérique du Nord, bien qu'elles remplissent la plupart des conditions nécessaires à la révolution, ne constituent néanmoins pas le lieu le plus favorable pour le développement du processus révolutionnaire, à cause du manque d'expérience et du retard dans le développement de la conscience du prolétariat de ces pays.
2 Pendant sa première période d’exil de 1903 à 1907, il fut impliqué au Texas (USA) avec des fermiers japonais dans des expérimentations agricoles suivant le concept socialiste-utopique de Cabet et Robert Owen. Après la répression, il quitta à nouveau le Japon incidemment après l’éclatement de la Première guerre mondiale et partit aux États-Unis. Il devint à nouveau actif dans le milieu immigrant japonais. En 1916, il rencontra Trotsky, Boukharine, Kollontai à New-York. Une fois le contact établi, il commença à rejeter ses idées chrétiennes. En 1919, il rejoignit le Parti Communiste Indépendant d’Amérique et fonda une Association des Socialistes Japonais en Amérique. En 1921, il parti pour Moscou, où il vécu jusqu’en 1933. Il semble n’avoir jamais élevé la voix contre le Stalinisme. Quand il mourut, à Moscou en 1933, il eut des funérailles d’État.
La guerre actuelle en Irak dévoile d'emblée toute son horreur et sa barbarie. Quinze jours après le début de cette troisième guerre du Golfe, après celle de 1980-88 entre Irak et Iran et celle de 1991 menée par Bush le père, on ne sait pas encore quand et comment elle se terminera. Mais ce qui se dessine nettement c'est qu'elle durera beaucoup plus de temps que l'avait annoncé le pronostic initial de l’administration du fils
La "guerre propre" annoncée par George W. Bush dévoile sa grimace de mort. Chaque jour de guerre apporte son lot supplémentaire de victimes civiles,de prolétaires tués des deux côtés, d'enfants mutilés dans les hopitaux, des traumatisés par les vagues de bombardements intensifs. Quinze jours après ce nouveau déclenchement d'horreur "la 'guerre propre' est devenue la plus sale des guerres, la plus Sanglante et la plus destructrice. Les 'armes intelligentes' sont soudain atteintes d'une stupidité préméditée, qui tue, detruit aveuglement et abat sa colère histérique sur les marchés populaires" Al-Ahram, quotidien égyptien). Le commandement américain a admis avoir largué des bombes à fragmentation. A Bagdad, une maternité du Croissant-Rouge irakien a été la cible de bombardements. Elle aurait été soufflée en plein jour par des bombes qui visaient le marché de Bagdad. Encore une fois, c'est la population civile de l'Irak qui est massacrée et terrorisée par toutes les armées sur place, y inclus les forces armées de l'Irak. Il n'y a pas seulement les victimes des balles et des missiles, mais aussi tous les malades qui ne reçoivent pas de soins, les enfants qui boivent de l'eau polluée, les exsangues victimes de la famine qui règne déjà depuis la guerre Iran/Irak, aggravée par l'embargo économique qui a succédé à la première guerre du Golfe.
Les troupes de Saddam présentent une infériorité militaire écrasante face aux armes sophistiquées des Américains et des Britanniques. C'est pourquoi, évitant les batailles ouvertes, le régime irakien a de plus en plus recours à une tactique de guérilla, utilisant la population civile comme bouclier humain. Une puissance occupante, même dotée d'une très large suprématie militaire, peut connaître les plus grandes difficultés à maintenir sa domination sur le territoire conquis, comme l'a prouvé le Vietnam pour les Etats-Unis ou l'Afghanistan pour l'URSS. Ainsi, il ne faut pas penser que tout sera terminé avec le renversment ou la mort de Saddam. La guerre en Israël/Palestine ne dépend pas non plus de Sharon ou d'Arafat et dure déjà depuis des décennies, et il n'existe pas de perspective de paix. Ce sont effectivement les attentats-suicides du Hamas qui sont le modèle pour le djihad auquel Saddam a appelé les musulmans. Déjà des volontaires en provenance d'autres pays arabes s'acheminent par centaines vers l'Irak. Contre la guérilla du Vietcong, les Etats-Unis recoururent aux bombardements au napalm sur les villages vietnamiens. Quelle arme encore plus "performante" sera-t-elle, cette fois, utilisée pour anénatir cette nouvelle menace?
En 1915, Rosa Luxemburg exprimait en ces termes son dégoût vis-à-vis de la barbarie guerrière : "Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu'elle est. Ce n'est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l'ordr'e, de la paix et du droit, c'est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l 'anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l'humanité qu'elle se montre toute nue, telle qu'elle est vraiment " (Brochure de Junius). Malheureusement, c'est toujours ce même capitalisme qui domine le monde, mais décadent depuis 90 ans et aujourd'hui en pleine putréfaction et agonisant.
La spirale infernale
Le 11 septembre et la croisade contre le terrorisme mondial ont constitué une étape importante de l'accélération des tensions impérialistes et la guerre qui vient d'éclater en Irak en illustre toute la gravité.
Face à un monde dominé par le "chacun pour soi", où notamment les anciens alliés du bloc de l'Ouest aspirent à se dégager le plus possible de la tutelle des Etats-Unis qu'ils avaient dû supporter face à la menace du bloc adverse, le seul moyen décisif pour les Etats-Unis d'imposer leur autorité est de s'appuyer sur la force militaire parce que c'est le moyen par lequel ils disposent d'une supériorité écrasante sur tous les autres Etats. Mais, ce faisant, les EtatsUnis sont pris dans un dilemme : plus ils font usage de la force brute, plus les opposants sont poussés à saisir la moindre occasion pour prendre leur revanche et saboter les entreprises de la seule superpuissance ; et à l'inverse, si celle-ci renonce à la mise en œuvre ou à l'étalage de sa supériorité militaire, cela ne peut qu'encourager les contestataires à aller plus loin dans ce sabotage.
Cette contradiction, à l'oeuvre depuis l'effondrement du bloc de l'Est, est à l'origine d'un mouvement de balancier alternant offensive américaine qui fait taire la contestation / retour de la contestation à une plus grande échelle. Néanmoins, par définition, un tel mouvement ne peut pas être seulement répétitif mais il s'auto-alimente et prend à chaque fois plus d'ampleur.
C'est ce que vient illustrer l'escalade des conflits depuis la première guerre du Golfe. Et c'est ce dont témoigne la nouvelle vague de contestation du leadership américain, amorcée au printemps 2002 et qui, depuis lors, a battu des "records historiques". La France a défié les Etats-Unis avec une constance et une détermination qu'on ne lui connaissait pas auparavant, en jouant ouvertement la carte de son droit de veto au conseil de sécurité de l'ONU. L'audace du coq gaulois ne peut être séparée du fait qu'il agissait de concert avec toute une ménagerie contenant notamment l'ours russe, le dragon chinois et surtout l'aigle allemand. Cette fronde a constitué le soubassement d'un `vent de révolte' qui s'est emparé, sous différentes formes. du monde entier. Les attitudes des contestataires sont allées de la provocation ouverte de la Corée du Nord, jusqu'au positionnement de la Turquie et du Mexique qui, l'un en jouant sur un plan militaire, l'autre sur le volet diplomatique, ont tous les deux mis des gros bâtons dans les roues des plans américains.
Sur le plan idéologique aussi, les choses ont changé par rapport à la situation de 1999 lorsque l'OTAN bombardait Belgrade sous couvert "d'intervention humanitaire" Pour "sauver les Kosovars albanais du génocide". Les prétextes humanitaires des gouvernements Bush et Blair ne trouvent guère d'écho. La guerre apparaît sans justification, elle se montre toute nue, avec son souffle pestilentiel.
La guerre en Irak n'est pas la Troisième Guerre mondiale. Mais la seule perspective offerte par le capitalisme en décomposition est toujours plus de guerres, à chaque fois plus dévastatrices. L'alternative classique des internationalistes de la Première Guerre mondiale : "socialisme ou barbarie", doit aujourd'hui être précisé en ces termes "socialisme ou anéantissement de l'humanité".
La responsabilité de la classe ouvrière
La barbarie du monde d'aujourd'hui met en relief l'énorme responsabilité qui repose sur les épaules du prolétariat, lequel doit faire face au déchaînement d'une campagne et de manoeuvres d'une intensité sans précédent destinées à le détourner, non seulement de sa perspective historique, mais aussi de la lutte pour la défense de ses intérêts élémentaires, et ce à un moment où se produit un nouveau plongeon de l'économie mondiale dans la crise.
Les communistes ont le devoir de dénoncer avec autant d'énergie les pacifistes que ceux qui prêchent la guerre. Le pacifisme est un des pires ennemis du prolétariat. Il cultive l'illusion que la `bonne volonté' ou les « néociations internationales », peuvent venir à bout des guerres et entretient ainsi le mensonge qu'il pourrait
exister un 'bon capitalisme', respectueux de la paix et des « droits de l'homme ». La fonction du pacifisme est de détourner les prolétaires de la lutte de classe contre le capitalisme comme un tout (voir l'article de Trotsky "Le pacifisme, suppletif de 1’impérialisme" dans ce numéro de la Revue internationale).
Mais la classe ouvrière n'est pas vaincue et la plongée dans la récession va la contraindre à développer sa combativité. Dans le même temps, la guerre qui dévoile toujours plus le vrai caractère de la société bourgeoise est à même d'alimenter un processus souterrain de maturation de la conscience au sein de minorités de la classe ouvrière (voir pour cet aspect, mais aussi pour les enjeux de la guerre présente, la résolution sur la situation internationale adoptée au 15e congres du CCI et publiée dans ce numéro de la Revue internationale. Le prolétariat, y compris dans la situation actuelle de, grande difficulté qu'il connaît depuis le début des années 1990, constitue un frein à la guerre. Il constitue le seul espoir pour l'humanité puisque lui seul est capable. à travers ses luttes, de s'affirmer dans cette société en décomposition comme une force porteuse d'une alternative à la barbarie capitaliste.
SM (4 avril 2003)
La guerre a, de tout temps, constitué une épreuve pour la classe ouvrière et les minorités révolutionnaires.
En effet, les ouvriers sont les premiers à subir les conséquences de la guerre qu’ils paient au prix d’une exploitation accrue ou de leur propre vie. En même temps, le prolétariat constitue la seule force au sein de la société capable de mettre un terme à la barbarie en renversant le capitalisme qui l’engendre.
Cette nouvelle guerre du Golfe et l’aggravation considérable des tensions impérialistes qu’elle traduit viennent justement rappeler au monde la menace que constitue pour l’humanité tout entière la perpétuation d’un système condamné par l’histoire et dont la fuite en avant dans la guerre et le militarisme est la seule réponse qu’il ait à proposer à la crise de son économie.
Bien que la classe ouvrière ne soit pas en mesure actuellement, à travers une lutte révolutionnaire, de répondre à ces enjeux que lui pose l’histoire, il importe que cette nouvelle irruption de la barbarie puisse constituer un facteur de maturation de la conscience en son sein. Or la bourgeoisie fait tout son possible pour que ce conflit, dont elle ne peut plus dissimuler le caractère impérialiste derrière des prétextes humanitaires ou la défense du droit international, ne puisse être bénéfique au développement de la conscience dans la classe. Pour cela, elle peut s'appuyer, dans tous les pays, sur tout un arsenal médiatique et idéologique dédié au bourrage de crâne.
Quels que soient les intérêts impérialistes qui opposent les différentes fractions nationales de la bourgeoisie, leur propagande ont en commun au moins les deux thèmes suivants : ce n’est pas le capitalisme qui, comme un tout, est responsable de la barbarie guerrière mais tel ou tel Etat en particulier, tel ou tel régime à la tête de celui-ci ; la guerre n’est pas une expression inéluctable du capitalisme mais il existe des possibilités de pacifier les relations entre les nations.
Au même titre que la révolution, la guerre constitue un moment de vérité pour les organisations du prolétariat qui les contraint à se positionner clairement dans un camp ou l'autre.
Face à cette guerre, à sa préparation et à son accompagnement par la bourgeoisie à travers un déluge de propagande pacifiste, il appartenait aux organisations révolutionnaires, les seules à même de défendre un clair point de vue de classe, de se mobiliser pour une intervention décidée au sein de leur classe. Ainsi il était de leur responsabilité de dénoncer haut et fort le caractère impérialiste de cette guerre, comme de toutes celles intervenues depuis le début du 20e siècle, de défendre l’internationalisme prolétarien, d'opposer les intérêts généraux du prolétariat à ceux de toutes les fractions de la bourgeoisie, quelles qu’elles soient, de rejeter tout soutien à une quelconque union nationale, de mettre en avant la seule perspective possible pour le prolétariat, le développement de la lutte de classe dans tous les pays, jusqu’à la révolution.
En ce qui le concerne, le CCI a mobilisé ses forces afin d’assumer au mieux de ses possibilités cette responsabilité qui lui incombait.
Il est intervenu à travers la vente de sa presse dans les manifestations pacifistes qui se sont multipliées dans tous les pays depuis le mois de janvier et l’importance des ventes qu’il a réalisées dans celles-ci témoigne au moins de sa détermination à convaincre de ses positions. Dans certains pays, des suppléments de la presse territoriale ont été réalisés ou des appels à des réunions publiques exceptionnelles ont été diffusés. Ces dernières, dans certaines villes, ont permis que des contacts et des discussions aient lieu avec de nouveaux éléments qui jusqu’alors ne connaissaient pas le CCI.
Le jour suivant les premeirs bombardements sur l’Irak, le CCI entreprenait la diffusion massive (relativement à ses modestes forces) d’un tract (publié ci-après) en direction de la classe ouvrière dans les quatorze pays où il a une présence organisée (voir la liste de ces pays au dos de nos publications), soit encore dans cinquante villes sur tous les continents à part l’Afrique. Pour certains de ces pays, comme l’Inde, la diffusion du tract dans deux des principaux centres industriels a nécessité qu’il soit traduit en d’autres langues comme l’Hindi et le Bengali. De nombreux sympathisants se sont joints à notre effort de diffusion permettant ainsi d’en élargir la portée. Ce tract a aussi été diffusé, plus sélectivement, dans les manifestations pacifistes. Il a été traduit en russe, en vue d’en permettre la circulation en Russie, pays où le CCI n’est pas présent. Dès le premier jour des bombardements, il était déjà disponible en anglais et en français sur le site Internet du CCI. Il sera progressivement disponible sur ce site dans toutes les langues dans lesquelles il a été traduit, y inclus certaines, comme le Coréen, le Farsi ou le Portugais, qui sont parlées dans des pays où le CCI n’est pas présent.
Il existe d’autres organisations révolutionnaires de la Gauche communiste qui, elles aussi, sont intervenues notamment par tract dans les manifestations pacifistes. A travers la défense d'un internationalisme intransigeant face à la guerre ne souffrant pas la moindre concession dans le soutien à un camp bourgeois, elles se distinguent de tout le fatras gauchiste.
Conformément à la conception qu’il a de l’existence d’un milieu révolutionnaire constitué justement par ces organisations, et conformément également à la pratique qui est la sienne depuis qu’il existe, le CCI s’est adressé à celles-ci en vue d’une intervention commune face à la guerre. Il a précisé, à travers une lettre adressée à ces groupes en quoi pourrait consister une telle intervention : "la rédaction et la diffusion d’un document commun de dénonciation de la guerre impérialiste et des campagnes bourgeoises qui l’accompagnent" ou "la tenue de réunions publiques communes où chacun des groupes pourra présenter, outres les positions communes qui nous rassemblent, les analyses spécifiques qui le distinguent des autres".
Nous avons déjà publié sur ce site le contenu de notre tract [750] ; on y trouvera également le contenu de notre appel de même qu'une première analyse des réponses reçues, toutes négatives. Une telle situation illustre le fait que le milieu révolutionnaire comme un tout n'a pas été à la hauteur des responsabilités qui sont les siennes, face à la situation guerrière actuelle mais également, fait plus grave, vis-à-vis de la perspective du nécessaire regroupement des révolutionnaires en vue de la constitution du futur parti de classe du prolétariat international.
Nous publions ci-dessous deux lettres que nous avons fait parvenir aux organisations de la Gauche communiste, leur proposant des modalités pour une intervention commune face à la guerre. N'ayant reçu aucune réponse écrite à notre première lettre de la part de ces organisations, nous avons décidé d'en envoyer une seconde avec de nouvelles propositions plus modestes et plus facilement acceptables par celles-ci, pensions-nous. Parmi les organisations destinataires de notre appel,
- Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR)
- Partito Comunista Internazionale (Il Comunista, Le Prolétaire)
- Partito Comunista Internazionale (Il Partito Comunista)
- Partito Comunista Internazionale (Il Programma Comunista)
seuls le BIPR et le PCI (Le Prolétaire) ont daigné répondre. Cela en dit long sur l'autosuffisance des deux autres organisations.
Notre lettre du 11 février
Camarades,
Le monde s'achemine vers une nouvelle guerre aux conséquences tragiques : massacres des populations civiles et des prolétaires en uniforme irakiens, intensification de l'exploitation des prolétaires des pays "démocratiques" sur qui va retomber en priorité l'énorme accroissement des dépenses militaires de leurs gouvernements... En fait, cette nouvelle guerre du Golfe, dont les objectifs sont bien plus ambitieux que ceux de la guerre de 1991, risque de la laisser loin derrière tant du point de vue des massacres et des souffrances qu’elle va provoquer que de l’accroissement de l’instabilité qu’elle va entraîner dans toute cette région du Moyen-Orient déjà particulièrement affectée par les conflits impérialistes.
Comme toujours à l’approche des guerres, on assiste aujourd’hui à un déchaînement massif de campagnes de mensonges afin de faire accepter par les exploités les nouveaux crimes que s’apprête à commettre le capitalisme. D’un côté, on justifie la guerre en préparation comme une “nécessité pour empêcher un dictateur sanguinaire de menacer la sécurité du monde avec ses armes de destruction massive”. De l’autre, on prétend que “la guerre n’est pas inévitable et qu’il faut s’appuyer sur l’action des Nations unies”. Les communistes savent pertinemment ce que valent ces discours : les principaux détenteurs d’armes de destruction massive, ce sont les pays qui aujourd’hui prétendent garantir la sécurité de la planète et leurs dirigeants n’ont jamais hésité à les utiliser lorsqu’ils l’estimaient utile à la défense de leurs intérêts impérialistes. Quant aux États qui aujourd’hui en appellent à “la paix”, nous savons bien que c’est pour mieux défendre leurs propres intérêts impérialistes menacés par les ambitions des États-Unis et que demain ils n’hésiteront pas à déchaîner à leur tour les massacres si leurs intérêts le commandent. Les communistes savent aussi qu’il n’y a rien à attendre de ce “repaire de brigands”, suivant les termes de Lénine à propos de la Société des Nations, que constitue l’organisation qui a succédé à cette dernière, l’Organisation des Nations unies.
Parallèlement aux campagnes organisées par les gouvernements et leurs médias aux ordres, on voit aussi se développer des campagnes pacifistes sans précédent, notamment sous la houlette des mouvements anti-mondialisation, bien plus bruyantes et massives que celles de 1990-91 lors de la première guerre du Golfe ou que celles de 1999 lors des bombardements de l’OTAN sur la Yougoslavie.
La guerre a toujours constitué une question centrale pour le prolétariat et pour les organisations qui défendent ses intérêts de classe et sa perspective historique de renversement du capitalisme. Les courants qui dans les conférences de Zimmerwald et de Kienthal avaient pris une position claire sur la guerre, une position véritablement internationaliste, furent ceux qui allaient par la suite se porter à l’avant-garde de la révolution d’Octobre 1917, de la vague révolutionnaire qui l’a suivie et de la fondation de l’Internationale communiste. En outre, l’histoire a également montré au cours de cette période que le prolétariat est la seule force dans la société qui puisse réellement s’opposer à la guerre impérialiste, non pas en s’alignant sur les illusions pacifistes et démocratiques petites bourgeoises, mais en engageant le combat sur son propre terrain de classe contre le capitalisme comme un tout et contre les mensonges pacifistes. En ce sens, l’histoire nous a également appris que la dénonciation par les communistes de la boucherie impérialiste et de toutes les manifestations de chauvinisme devait s’accompagner nécessairement de la dénonciation du pacifisme.
C’est à la Gauche de la 2e Internationale (particulièrement les bolcheviks) qu’il est revenu de défendre avec le plus de clarté la véritable position internationaliste dans la première boucherie impérialiste. Et il est revenu à la Gauche communiste de l’IC (particulièrement à la Gauche italienne) de représenter la position internationaliste face aux trahisons des partis de l’IC et face à la seconde guerre mondiale.
Face à la guerre qui se prépare et à toutes les campagnes de mensonges qui se déchaînent aujourd’hui, il est clair que seules les organisations qui se rattachent au courant historique de la Gauche communiste sont réellement en mesure de défendre une véritable position internationaliste :
1. La guerre impérialiste n’est pas le résultat d’un politique “mauvaise” ou “criminelle” de tel ou tel gouvernement en particulier ou de tel ou tel secteur de la classe dominante ; c’est le capitalisme comme un tout qui est responsable de la guerre impérialiste.
2. En ce sens, face à la guerre impérialiste, la position du prolétariat et des communistes ne saurait être en aucune façon de s’aligner, même de façon “critique”, sur l’un ou l’autre des camps en présence ; concrètement, dénoncer l’offensive américaine contre l’Irak ne signifie nullement apporter le moindre soutien à ce pays et à sa bourgeoisie.
3. La seule position conforme aux intérêts du prolétariat est le combat contre le capitalisme comme un tout et donc contre tous les secteurs de la bourgeoisie mondiale avec comme perspective non pas celle d’un “capitalisme pacifique” mais pour le renversement de ce système et l’instauration de la dictature du prolétariat.
4. Le pacifisme est au mieux une illusion petite-bourgeoise tendant à détourner le prolétariat de son strict terrain de classe ; le plus souvent, il n’est qu’un instrument utilisé avec cynisme par la bourgeoisie pour entraîner les prolétaires dans la guerre impérialiste en défense des secteurs “pacifistes” et “démocratiques” de la classe dominante. En ce sens, la défense de la position internationaliste prolétarienne est inséparable d’une dénonciation sans concession du pacifisme.
Les groupes actuels de la Gauche communiste partagent tous ces positions fondamentales au delà des divergences pouvant exister entre eux. Le CCI est bien conscient de ces divergences et il n’a jamais tenté de les cacher. Au contraire, il s’est toujours efforcé dans sa presse de signaler les désaccords qu’il avait avec les autres groupes et de combattre les analyses qu’il estime erronées. Cela dit, conformément à l’attitude des bolcheviks en 1915 à Zimmerwald et de la Fraction italienne dans les années 30, le CCI estime qu’il est de la responsabilité des véritables communistes de présenter de la façon la plus ample possible à l’ensemble de la classe, face à la guerre impérialiste et aux campagnes bourgeoises, les positions fondamentales de l’internationalisme. Cela suppose, de notre point de vue, que les groupes de la Gauche communiste ne se contentent pas de leur propre intervention chacun dans son coin mais qu’ils s’associent pour exprimer de façon commune ce qui constitue leur position commune. Pour le CCI, une intervention commune des différents groupes de la Gauche communiste aurait un impact politique au sein de la classe qui irait bien au delà de la somme de leurs forces respectives qui, nous le savons tous, sont bien réduites à l’heure actuelle. C’est pour cette raison que le CCI propose aux groupes qui suivent de se rencontrer pour discuter ensemble de tous les moyens possibles permettant à la Gauche communiste de parler d’une seule voix pour la défense de l’internationalisme prolétarien, sans préjuger ou remettre en cause l’intervention spécifique de chacun des groupes. Concrètement, le CCI fait les propositions suivantes aux groupes cités à la fin du document :
- Rédaction et diffusion d’un document commun de dénonciation de la guerre impérialiste et des campagnes bourgeoises qui l’accompagnent.
- Tenue de réunions publiques communes où chacun des groupes pourra présenter, outre les positions communes qui nous rassemblent, les analyses spécifiques qui le distinguent des autres.
Le CCI est évidemment ouvert à toute autre initiative permettant de faire entendre le plus possible les positions internationalistes.
En mars 1999, le CCI avait déjà envoyé un appel du même type à ces mêmes organisations. Malheureusement, aucune d’entre elles n’avait répondu favorablement et c’est pour cela que notre organisation avait estimé inutile de renouveler un tel appel au moment de la guerre en Afghanistan à la fin 2001. Si nous renouvelons aujourd’hui un tel appel, c’est parce que nous pensons que tous les groupes de la Gauche communiste, conscients de l’extrême gravité de la situation présente et de l’ampleur exceptionnelle des campagnes pacifistes mensongères, auront à cœur de tout faire pour que se fasse entendre le plus possible la position internationaliste.
Nous vous demandons de transmettre le plus rapidement possible votre réponse à cette lettre en l'adressant à la boîte postale donnée en en-tête. Pour que cette réponse nous parvienne au plus vite nous vous proposons d'en adresser une copie à la boîte postale de nos sections territoriales les plus proches de votre organisation ou à des militants du CCI que vous pouvez rencontrer.
Nous vous adressons nos salutations communistes.
Notre lettre du 24 mars
Camarades,
(...) De toute évidence, vous devez considérez que l'adoption par différents groupes de la Gauche communiste d'un document commun dénonçant la guerre impérialiste et les campagnes pacifistes est susceptible de créer la confusion et de masquer les différences entre nos organisations. Vous savez que ce n'est pas notre opinion mais nous n'essaierons pas ici de vous convaincre de celle-ci. Le but essentiel de cette lettre est de vous faire la proposition suivante : organiser en commun des réunions publiques au cours desquelles chacune des organisations de la Gauche communiste représentée ferait, sous sa responsabilité exclusive, sa propre présentation et apporterait ses propres arguments dans la discussion. Il nous semble qu'une telle formule répond à votre préoccupation que nos positions respectives ne soient pas confondues et qu'il n'y ait pas d'amalgame possible entre nos organisations. En même temps, une telle formule permet de faire apparaître avec le maximum d'impact (même s'il est encore très modeste) qu'à côté des différentes positions bourgeoisies qui s'affichent à l'heure actuelle (qu'elles préconisent le soutien à tel ou tel camp militaire au nom de "la démocratie" ou de "l'anti-impérialisme" ou qu'elles se présentent comme "pacifistes" au nom du "respect de la loi internationale" ou autres balivernes) il existe une position internationaliste, prolétarienne et révolutionnaire que seuls les groupes qui se rattachent à la Gauche communiste sont capables de défendre. Enfin, une telle formule doit permettre qu'un maximum d'éléments qui s'intéressent aux positions de la Gauche communiste et à ses positions internationalistes puissent se retrouver et discuter ensemble ainsi qu'avec les organisations qui défendent ces positions, en même temps qu'ils seront en mesure de prendre connaissance de la façon la plus claire possible des désaccords politiques qui existent entre elles.
Pour que les choses soient bien claires : cette proposition ne vise pas à permettre au CCI d'élargir son auditoire en se donnant la possibilité de prendre la parole devant des éléments qui fréquentent habituellement les réunions publiques ou permanences de votre organisation. Comme preuve de cela, nous vous faisons la proposition suivante : les réunions publiques que le CCI a prévues dans la période qui vient, et qui seront consacrées, évidemment, à la question de la guerre et de l'attitude du prolétariat face à elle, pourront être transformées, si vous en êtes d'accord, en réunions publiques du type de celles que nous vous proposons. Une telle formule est particulièrement réalisable dans les villes ou les pays où se trouvent des militants de votre propre organisation. Mais notre proposition englobe aussi d'autres pays ou villes : concrètement, c'est avec une grande satisfaction que nous participerions par exemple à l'organisation à Cologne ou à Zürich d'une réunion publique en commun avec des militants de la Gauche communiste habitant en Angleterre, en France ou en Italie. Nous sommes évidemment disposés à loger les militants de votre organisation qui participeraient à ces réunions publiques de même qu'à traduire dans la langue du pays, si c'était nécessaire, leur présentation et leurs interventions.
Si cette proposition vous convient, nous vous prions de nous en informer le plus rapidement possible, (éventuellement à l'adresse Internet que nous indiquons plus bas) afin que nous puissions prendre toutes les dispositions nécessaires. En tout état de cause, même si vous refusez notre proposition (ce qu'évidemment nous déplorerions), votre organisation et ses militants sont cordialement invités à participer à nos réunions publiques pour y défendre vos positions.
Dans l'attente de votre réponse, nous vous adressons nos meilleures salutations communistes et internationalistes.
° ° °
Réponse du BIPR du 28 mars
Chers camarades,
Nous avons reçu via vos camarades votre "appel" pour l’unité d’action contre la guerre. Nous nous trouvons dans l’obligation de le repousser pour des raisons qui devraient être déjà connues par vous et que nous résumons.
Si presque trente ans après la Première Conférence Internationale de la Gauche Communiste, les divergences entre nous et le CCI, non seulement ne se sont pas amoindries, mais se sont accrues et qu’en même temps, le CCI a subi les scissions que nous connaissons, cela veut dire – et c’est clair pour quiconque observe le phénomène dans son essence – que le CCI ne peut être considéré par nous comme un interlocuteur valable pour définir une forme d’unité d’action.
Il n’est pas possible de "mettre ensemble" ceux qui soutiennent qu’un danger gravissime menace la classe ouvrière qui, après avoir subi presque sans réagir les attaques extrêmement violentes contre les salaires, l’emploi et les conditions de travail, risque maintenant d’être enchaînée au char de la guerre, et ceux qui – comme le CCI – soutiennent que la guerre impérialiste entre les blocs n’a pas encore éclaté parce que… la classe ouvrière n’est pas défaite et empêcherait donc la guerre elle- même. Qu’est ce qu’on aurait à dire, ensemble ? Il est évident que face à l’énormité de ce problème, les principes généraux énoncés dans l’Appel ne suffisent pas.
D’autre part, l’unité d’action – contre la guerre comme sur tout autre problème – peut se vérifier entre interlocuteurs politiques définis et indentifiables de façon non équivoque et qui partagent les positions politiques qu’ils considèrent en commun comme essentielles. Nous avons déjà vu que sur un point que nous considérons comme essentiel il y a des positions antithétiques, mais, indépendamment des possibilités de convergence politique future ou pas, il est essentiel que l’hypothétique unité d’action organisée entre tendances politiques différentes voie la convergence de toutes les composantes dans lesquelles de telles tendances s’entendent ou se divisent. C’est-à-dire que n’a pas de sens l’unité d’action entre des parties des différents courants politiques alors que les autres… parties restent en dehors, avec bien sur une attitude critique et antagoniste.
Et bien, vous (le CCI) vous faites partie d’une tendance politique qui se répartit désormais en plusieurs groupes qui revendiquent chacun l’orthodoxie du CCI du début, comme le font tous les groupes bordiguistes auxquels vous vous adressez, en plus de nous.
Tout ce que vous écrivez dans votre "appel" à propos de resserrer les rangs révolutionnaires face à la guerre devrait être valable avant tout au sein de votre tendance, comme il en irait au sein des tendances bordiguistes.
Franchement, ce serait plus sérieux qu’un appel comme celui-ci soit adressé justement à la FICCI et à l’ex-FECCI, comme il serait sérieux que Programma Comunista ou Il Comunista-Le Prolétaire lancent un appel semblable aux nombreux autres groupes bordiguistes dans le monde. Pourquoi serait-ce plus sérieux ? Parce que cela constituerait une tentative d’inverser la tendance ridicule - si elle n’était pas dramatique – à se diviser toujours plus, au fur et à mesure que s’accroissent les contradictions du capitalisme et les problèmes que cela pose à la classe ouvrière.
Mais il est maintenant évident que dans les deux cas, cette tendance dramatique/ridicule caractérise les deux courants.
Ce n’est pas par hasard, et nous revenons à l’autre question essentielle. La position théorique et la méthode, les positions politiques, la conception de l’organisation du CCI (comme de Programma Comunista du début) ont de toute évidence … des défauts, si sur cette base apparaissent des ruptures et des scissions chaque fois que les problèmes du capitalisme et des rapports de classe s’exacerbent.
Si 60 ans après la constitution du PC Internationaliste en Italie et 58 ans après la fin de la II Guerre mondiale, deux des trois tendances présentes dans la Gauche Communiste entre les deux guerre se sont morcelées, il doit y avoir une raison.
Nous insistons : il ne s’agit pas d’une absence de croissance ou d’un manque d’enracinement dans la classe ouvrière ; ceux ci dépendent de la difficulté extrême de la classe à sortir de la défaite historique de la contre-révolution stalinienne. Nous posons ici, au contraire, le problème de la fragmentation de ces tendances politiques en une constellation de groupes, chacun revendiquant l’orthodoxie. La raison de ceci réside – comme nous l’avons soutenu en plusieurs occasions – dans la faiblesse de … l’orthodoxie, dans son incapacité donc à comprendre et à expliquer la dynamique du capitalisme et à élaborer les orientations politiques nécessaires qui en découlent. En conclusion, il nous semble que l’objectif de recomposer la Gauche Italienne dans un cadre politique unitaire est désormais inatteignable, vu que deux de ses composantes manifestent une impuissance notoire à expliquer les événements en termes cohérents avec la réalité et, à cause de cette impuissance, ne réussissent qu’à se fragmenter encore plus.
Evidemment, cela ne signifie pas, de notre part, une fermeture sur nous mêmes et – de la même manière que nous avions su prendre des initiatives adéquates pour rompre la glace dans les lointaines années 76 et déclencher une nouvelle dynamique dans le débat au sein du camp politique prolétarien – nous chercherons aujourd’hui à prendre les initiatives propres à dépasser le vieux cadre politique, désormais bloqué, et à rénover la tradition révolutionnaire et internationaliste dans un nouveau processus d’enracinement dans la classe.
° ° °
La réponse du PCI du 29 mars
Camarades,
Nous avons bien reçu votre lettre du 24 mars, qui contenait aussi votre lettre précédente du 11 février. Nous avons déjà eu oralement l'occasion de répondre à la proposition contenue dans cette dernière lors d'une réunion de lecteurs et nous y reviendrons publiquement sur les colonnes du Prolétaire. Même s'il semble que vous abandonnez l'idée d'un texte commun, votre nouvelle proposition relève du même frontisme politique et ne peut donc recevoir de notre part que la même réponse négative.
Avec nos salutations communistes,
Notre prise de position sur les réponses
Ce n'est pas la première fois que le CCI lance un appel en direction des groupes du Milieu Politique Prolétarien en vue d'une intervention commune face à l'accélération de la situation mondiale. Comme le rappelle notre courrier, nous avions déjà lancé un tel appel en mars 1999 face au déchaînement de la barbarie guerrière au Kosovo. L'essentiel de l'argumentation alors développée dans les articles que nous avions écrits à l'époque à propos des réponses négatives qu'il avait sucitées[1] est encore à notre sens tout à fait adapté à la situation actuelle. Néanmoins, si nous estimons nécessaire de prendre brièvement position à propos de réponses négatives qui nous sont à nouveau parvenues, c'est pour prendre acte d'une démarche politique que nous considérons préjudiciable aux intérêts historiques du prolétariat, étant entendu que, dans de prochains articles, nous reviendrons de façon plus exhaustive sur le sujet. Le PCI (Le Prolétaire) a d'ailleurs annoncé dans sa lettre qu'il ferait de même dans les colonnes de sa presse.
Nous nous limiterons donc à une considération des arguments donnés par les deux groupes pour rejeter nos deux propositions : la diffusion d’un document contre la guerre sur la base de nos positions internationalistes communes, et l’organisation de réunions destinées à permettre à la fois une dénonciation commune de la guerre et la confrontation des divergences entre nos organisations.
Le PCI et son petit dénominateur commun
La lettre très brève du PCI (Le Prolétaire) considère que notre appel revient à faire du "frontisme". Cette réponse rejoint celle qui nous a été donnée oralement à la permanence du PCI à Aix-en-Provence le 1er mars, où on nous a dit également que la vision du CCI revenait à chercher le "plus petit dénominateur commun" entre les organisations. Par ailleurs, ces arguments très sommaires sont en cohérence avec ceux – plus développés sans être pour autant plus convaincants – mis en avant dans une polémique à notre égard publiée dans Le Prolétaire n°465. Celle-ci nous permet d'aborder brièvement les conceptions organisationnelles du PCI.
Disons tout de suite que cet article représente un pas en avant par rapport à l'attitude du PCI des années 1970/80. Alors que nous avions l'habitude de nous affronter à une organisation qui se considérait déjà comme le "parti compact et puissant" et unique guide de la révolution prolétarienne dont le seul programme devait être celui, "invariant", de… 1848, le PCI d'aujourd'hui nous dit : "Bien loin de nous croire 'seuls au monde', nous défendons au contraire la nécessité de la critique programmatique intransigeante et de la lutte politique contre les positions que nous estimons fausses et les organisations qui les défendent".
Le Prolétaire semble penser que nous voulons attirer des éléments pour aller vers la formation du parti sur la base du plus petit dénominateur commun. A cela, il oppose une méthode qui considère que toutes les autres organisations et leurs positions sont à combattre au même titre, c’est-à-dire qu’il ne fait pas de distinction entre les organisations qui maintiennent une position internationaliste et des organisations trotskystes ou staliniennes qui ont, depuis longtemps, abandonné le terrain de la classe ouvrière par leur soutien plus ou moins explicite à un camp ou à un autre dans la guerre impérialiste. Une telle méthode aboutit nécessairement à penser qu’on est la seule organisation à défendre le programme de la classe ouvrière et qu’en conséquence on constitue la seule base pour la construction du parti et, en dernière analyse à agir comme si on était seul au monde à défendre des positions de classe.
Le PCI constate également que la situation actuelle n'a rien à voir avec celle de Zimmerwald et Kienthal, et considère que notre référence aux principes de Zimmerwald n’est pas de mise parce que basée sur une comparaison abusive. C'est qu'il n'a rien compris – ou ne veut rien comprendre – à notre propos.
Il n’est pas indispensable d’être marxiste pour constater que la situation d'aujourd'hui n’est pas identique à celle de 1917, ni même à celle de 1915, l'année de Zimmerwald. Néanmoins, il existe bien des traits significatifs communs à ces deux périodes : la guerre impérialiste y est présente sur le devant de la scène de l'histoire, impliquant pour les éléments avancés de la classe ouvrière qu’une question prime sur toutes les autres : celle de l'internationalisme contre cette guerre. Il est de la responsabilité de ces éléments de faire entendre leur voix contre le bourbier de la propagande et de l'idéologie bourgeoises. Parler de "frontisme" et de "petit dénominateur commun", non seulement ne permet pas de faire ressortir les divergences entre internationalistes mais est facteur de confusion dans la mesure où la vraie divergence, la frontière de classe qui sépare les internationalistes de toute la bourgeoisie, de la droite à l'extrême gauche, se trouve mise sur le même plan que les divergences entre les internationalistes.
L’accusation de "frontisme" se base en fait sur une erreur profonde quant à la nature réelle du frontisme, tel qu’il a été compris et dénoncé par nos prédécesseurs de la Gauche communiste. Ce terme fait référence aux tactiques adoptées par une 3e Internationale qui essayait – mais de façon erronée et opportuniste – de briser l’isolement de la révolution russe. Par la suite, et dans le processus de sa dégénérescence, l’Internationale communiste est de plus en plus devenue un simple instrument de la politique étrangère de l’Etat russe et s'est servie de la tactique du frontisme comme instrument de cette politique. Le frontisme – tel le "front unique ouvrier à la base" prôné par l’IC, était donc une tentative de créer une unité dans l’action entre les partis de l’Internationale restés fidèles à l’internationalisme prolétarien, et les partis sociaux-démocrates en particulier qui avaient soutenu l’effort de guerre de l’Etat bourgeois en 1914. C’est-à-dire que le frontisme essayait de créer un front unique entre deux classes ennemies, entre les organisations du prolétariat et celles passées irrémédiablement dans le camp de la bourgeoisie.
En se réfugiant derrière les différences de période historique et le rejet du frontisme, le PCI esquive les vraies questions et les responsabilités qui incombent aujourd'hui aux internationalistes. Lorsque nous faisons appel à l'esprit de Lénine à Zimmerwald, c'est au niveau des principes. Quoi que le PCI en pense, nous sommes d'accord avec lui sur la nécessité de la critique programmatique et de la lutte politique. Nous aussi, nous combattons les idées que nous considérons fausses mis à part que, comprenant la différence de nature qui existe entre les organisations de la bourgeoisie et celles du prolétariat, ce sont les positions politiques de ces dernières que nous combattons et non les organisations.
"Le parti unique qui guidera demain le prolétariat dans la révolution et la dictature ne pourra naître de la fusion d'organisations et donc de programmes hétérogènes, mais de la victoire bien précise d'un programme sur les autres (…) il devra avoir un programme lui aussi unique, non équivoque, le programme communiste authentique qui constitue la synthèse de tous les enseignements des batailles passées…".
Nous aussi, nous estimons que le prolétariat ne saura faire la révolution sans avoir été capable de faire surgir un parti communiste mondial basé sur un seul programme,[2] synthèse des enseignements du passé. Mais là où le bât blesse, c'est de savoir comment ce parti pourra surgir. Nous ne croyons pas qu'il pourra jaillir tout prêt au moment révolutionnaire, comme Athéna de la tête de Zeus, mais qu'il doit être préparé dès maintenant. C’est justement ce type de préparation qui a fait cruellement défaut à la 3e Internationale. Pour cette préparation, deux choses sont nécessaires : premièrement, délimiter clairement les positions internationalistes de tout le fatras gauchiste qui revient toujours à défendre telle ou telle fraction bourgeoise dans la guerre impérialiste ; et deuxièmement, permettre que les divergences qui existent au sein de ce camp internationaliste puissent être confrontées dans le feu du débat contradictoire. Mettre aujourd'hui la formation du parti mondial sur le même plan que la défense de l'internationalisme contre la guerre impérialiste, c'est vraiment faire preuve d'idéalisme, en tournant le dos à un besoin urgent de la situation actuelle au nom d'une perspective historique qui ne pourra éclore qu'à partir d'un développement massif de la lutte de classe et du travail préalable de clarification et de décantation chez les minorités révolutionnaires.
Quant au rejet de "la fusion d'organisations" par le Prolétaire, il ne fait qu’exprimer, de la part de cette organisation, un oubli de l'histoire : doit-on lui rappeler que l'appel à la constitution de la 3e Internationale ne s’adressait pas uniquement à des bolcheviks, ni même qu'à des sociaux-démocrates restés fidèles à l'internationalisme comme le groupe Spartacus de Rosa Luxemburg et de Liebknecht. Il s’adressait aussi à des anarcho-syndicalistes notamment la CNT espagnole, à des syndicalistes révolutionnaires comme Rosmer et Monatte en France et comme les IWW américains, à des "industrial unionists" du mouvement des shop-stewards en Grande-Bretagne, ou encore à des De Leonistes comme le SLP écossais de John Maclean. Le parti bolchévique lui-même, à peine quelques mois avant la révolution d'Octobre, intègre en son sein l'organisation inter-rayons de Trotsky qui comprend d'anciens mencheviks internationalistes. Evidemment, il ne s’est pas agi d'une fusion "oecuménique" mais d’un regroupement des organisations prolétariennes restées fidèles à l’internationalisme pendant la guerre autour des conceptions des bolcheviks, dont l’évolution des faits historiques et surtout de l’action ouvrière avaient démontré la validité. Cette autre expérience historique vient illustrer la non validité de l’idée du PCI selon laquelle une fusion d'organisations équivaudrait à une fusion de programmes.
Aujourd'hui, lever bien haut le drapeau de l'internationalisme et créer des aires de débat au sein du camp internationaliste permettrait aux éléments en recherche d'une clarté révolutionnaire d'apprendre à déjouer toute la propagande trompeuse de la bourgeoisie démocratique, pacifiste et gauchiste, d'apprendre à se tremper dans la lutte politique. Le PCI dit vouloir combattre le CCI, son programme, ses analyses, sa politique, et "mener une lutte politique sans compromis contre tous les confusionnistes" (dont le CCI). Fort bien, et nous relevons le défi. Le problème, c'est que pour qu'il y ait un tel combat (nous entendons bien combat politique à l'intérieur du camp prolétarien), les forces opposées doivent se rencontrer dans un cadre – et nous ne pouvons que regretter que le PCI préfère "combattre" à partir de sa chaire professorale et dogmatique plutôt que d'affronter les rigueurs et les réalités d'un débat contradictoire, sous le prétexte que ce dernier serait une "démocratique union oecuménique".[3] Refuser notre proposition, ce n'est pas "combattre" ; au contraire, c'est refuser le combat réel et nécessaire à la faveur d'un combat idéal et irréel.
La réponse du BIPR
Le BIPR donne quatre raisons que nous résumons à l’appui de son refus :
1. Le CCI pense que c’est la classe ouvrière qui empêche l’éclatement de la guerre impérialiste mondiale, on ne peut donc le considérer comme un "interlocuteur valable".
2. La Gauche communiste est morcelée en trois tendances (c’est-à-dire les bordiguistes, le BIPR et le CCI) dont deux (les bordiguistes et le CCI) sont éclatées en différents groupes qui se réclament tous de "l’orthodoxie" d’origine. Pour le BIPR, il n’est pas possible d’envisager une action commune entre ces "tendances" avant que celles-ci ne se soient réunies elles-mêmes (l'ancienne "fraction externe" et l'actuelle "fraction interne" du CCI faisant partie, selon le BIPR, de "notre tendance"): "il est essentiel que l’hypothétique unité d’action organisée entre tendances politiques différentes voie la convergence de toutes les composantes dans lesquelles de telles tendances s’entendent ou se divisent". Dans ce sens, "ce serait plus sérieux qu’un appel comme celui-ci soit adressé justement à la FICCI et à l’ex-FECCI" (ces dernières faisant parti de ce que le BIPR appelle "notre tendance").
3. Le fait que le CCI connaisse des scissions serait le résultat de ses faiblesses théoriques, d’où son "incapacité donc à comprendre et à expliquer la dynamique du capitalisme et à élaborer les orientations politiques nécessaires qui en découlent". De ce fait (et vu que le BIPR nous met dans le même sac que les groupes bordiguistes), le BIPR se trouve aujourd’hui seul survivant valable et valide de la Gauche Italienne.
4. En conséquence de tout cela, il ne resterait plus que le BIPR capable de "prendre les initiatives adéquates" et de "dépasser le vieux cadre politique, désormais bloqué , et à rénover la tradition révolutionnaire et internationaliste dans un nouveau processus d'enracinement dans la classe".
Comment ne pas faire du "travail sérieux"
Avant de répondre sur les questions de fond, il faut déblayer le terrain concernant ces "fractions" qui – selon le BIPR – devraient être les premiers objets de notre sollicitude. En ce qui concerne l’ancienne "Fraction Externe" du CCI nous pensons qu’il serait plus "sérieux" de la part du BIPR de prêter attention aux positions de ce groupe (aujourd’hui connu sous le nom de Perspective Internationaliste) : il s’apercevrait ainsi que, ayant complètement abandonné le fondement même des positions du CCI, l’analyse de la décadence du capitalisme, PI ne se revendique plus de notre plate-forme et ne s'appelle plus "fraction" du CCI. Mais là n’est pas l’essentiel, que ce groupe fasse ou non politiquement partie de notre "tendance" selon le BIPR, si le CCI ne fait pas appel à lui, c'est pour de tout autres raisons que ses analyses politiques. Et le BIPR le sait très bien. Ce groupe s'est fondé sur la base d'une démarche parasitaire, de dénigrement et de calomnie du CCI ; et c'est sur la base de ce jugement politique[4] que le CCI ne le considère pas comme faisant partie de la Gauche communiste. Quant au groupement qui se prétend aujourd’hui "fraction interne" du CCI , c'est encore bien pire. De plus le BIPR, s'il a lu le bulletin n° 14 de la FICCI et notre presse territoriale (voir notre article "les méthodes policères de la FICCI dans RI n° 330) n'est pas sans savoir que les organisations révolutionnaires ne peuvent en aucune façon faire le moindre travail en commun avec des éléments qui se comportent comme des mouchards au bénéfice des forces de répression de l'Etat bourgeois. A moins que le BIPR ne trouve rien à redire à ce type de comportements !
Quelles sont les conditions pour un travail en commun?
Venons-en maintenant à un type d’argumentation méritant de plus amples remarques de notre part : nous serions trop éloignés au niveau des positions politiques pour pouvoir agir ensemble. Nous avons déjà souligné que cette attitude est à mille lieues de celle de Lénine et des bolcheviks à la conférence de Zimmerwald, où ces derniers ont signé un Manifeste commun avec les autres forces internationalistes, malgré le fait que les divisions entre les participants à Zimmerwald étaient assurément bien plus profondes que les divisions entre les groupes internationalistes d’aujourd’hui. Pour donner ne serait-ce qu’un exemple, les socialistes-révolutionnaires qui n’étaient même pas des marxistes et qui ont fini pour la plupart par adopter une position contre-révolutionnaire en 1917, ont participé à la conférence de Zimmerwald.
On voit mal d’ailleurs pourquoi notre analyse du rapport de forces entre les classes au niveau global serait un critère discriminatoire interdisant une intervention commune face à la guerre et, dans ce cadre, un débat contradictoire, sur cette question et d’autres. Nous avons déjà largement et fréquemment expliqué les bases de notre position sur le cours historique dans les pages de cette Revue. La méthode qui sous-tend notre analyse est la même qu’à l’époque des Conférences internationales de la Gauche communiste, initiées par Battaglia Comunista et soutenues par le CCI à la fin des années 1970. Notre position n’est donc pas une découverte pour le BIPR. A propos de ces conférences, BC faisait elle-même explicitement référence à Zimmerwald et à Kienthal : "on ne parvient ni à une politique de classe, ni à la création du parti mondial de la révolution, ni d'autant moins à une stratégie révolutionnaire si l'on ne se décide pas à faire fonctionner, dès à présent, un centre international de liaison et d'information qui soit une anticipation et une synthèse de ce que sera une future Internationale, comme Zimmerwald et encore plus Kienthal, furent l'ébauche de la 3e Internationale" ("Lettre d’appel" de BC à la Première Conférence, 1976).
Qu’est-ce qui a changé depuis cette époque justifiant une moins grande unité entre internationalistes et le refus de notre proposition qui n’a pourtant pas l’ambition de vouloir mettre sur pied un "centre de liaison".
En fait le BIPR devrait prendre davantage de recul sur la situation actuelle et relativiser l’importance qu’il accorde à ce qu’il estime être notre "analyse erroné du rapport de force entre les classes". En effet, ’il y a au moins une chose qui a changé à plusieurs reprises depuis l'époque des conférences, c’est bien l’analyse du BIPR du rapport de forces entre les classes et des facteurs qui ont empêché l’éclatement d’une nouvelle guerre mondiale avant 1989. Nous avons lu vraiment toutes sortes d'explications de sa part à ce sujet : à un moment, la guerre n'aurait pas éclaté parce que les blocs impérialistes étaient insuffisamment consolidés – alors que jamais dans l’histoire on n’a vu deux blocs autant coulés dans le béton que le bloc américain et le bloc russe. À un autre moment, c’était la terreur inspirée à la bourgeoisie par l’idée d'une guerre nucléaire qui aurait retenu celle-ci. Et enfin, l’ultime trouvaille que le BIPR a maintenue jusqu’à l’effondrement du bloc russe sous les coups de boutoir de la crise économique, c’était l’idée que la troisième guerre mondiale n’aurait pas éclaté à cause... du niveau insuffisamment profond de la crise économique !
Rappelons que deux mois avant la chute du mur de Berlin, le CCI a affirmé que la nouvelle période qui s'ouvrait serait marquée par la désagrégation des blocs et, que deux mois après, il écrivait que cette situation allait aboutir à un chaos grandissant, nourri surtout par l'opposition des puissances impérialistes de second et de troisième ordre aux tentatives des Etats-Unis de maintenir et de renforcer leur rôle de gendarme du monde (voir à ce sujet les numéros 60 et 61 de notre Revue). Le BIPR par contre, après avoir évoqué pendant un certain temps l'hypothèse d'une nouvelle expansion de l'économie mondiale grâce à la "reconstruction" des pays de l'Est,[5] s'est mis à défendre la notion d'un nouveau bloc basé sur l'Union européenne et qui rivaliserait avec les Etats-Unis. Aujourd'hui il est évident que la "reconstruction" des pays de l'ancien bloc de l'Est a fait long feu, alors qu'avec l'éclatement de la nouvelle guerre en Irak, l'UE n'a jamais été aussi divisée, aussi incapable d'agir de façon unie au niveau d'une politique étrangère commune, aussi loin de constituer ne serait-ce qu'un semblant de bloc impérialiste. Cette divergence entre le plan économique (l'élargissement et l'unification de l'Europe au niveau économique : mise en place de l'Euro, arrivée de nouveaux pays membres) et le plan impérialiste (l'impuissance totale et évidente de l'Europe dans ce domaine) ne fait que souligner cet aspect fondamental de la dynamique du capitalisme dans sa période de décadence que le BIPR refuse toujours de reconnaître : les conflits impérialistes ne sont pas le fruit direct de la concurrence économique, mais la conséquence d'un blocage économique à un niveau beaucoup plus global de la société capitaliste. Quels que soient les désaccords entre nos organisations, on est en droit de se demander sur quoi le BIPR fonde son jugement que lui-même, contrairement au CCI, serait capable de rendre compte de "la dynamique du capitalisme".
Les choses ne sont pas si claires non plus, quant à l’analyse de la lutte de classe. Le BIPR reproche au CCI de surestimer la force du prolétariat et son analyse du cours historique. Pourtant, c'est bien le BIPR, qui a une tendance regrettable à se laisser emporter par l’enthousiasme du moment à chaque fois qu’il perçoit quelque chose qui ressemblerait à un mouvement "anti-capitaliste". Sans entrer dans les détails, rappelons seulement le salut de Battaglia Comunista aux mouvements en Roumanie dans un article intitulé "Ceaucescu est mort, mais le capitalisme vit encore": "La Roumanie est le premier pays dans les régions industrialisées dans lequel la crise économique mondiale a donné naissance à une réelle et authentique insurrection populaire dont le résultat a été le renversement du gouvernement en place (…) en Roumanie, toutes les conditions objectives et presque toutes les conditions subjectives étaient réunies pour transformer l'insurrection en une réelle et authentique révolution sociale". Lors des évènements en Argentine en 2002, le BIPR est toujours en train de prendre les révoltes interclassistes contre des gouvernements corrompus pour des insurrections classistes et prolétariennes : "[Le prolétariat] est descendu spontanément dans la rue, entraînant derrière lui la jeunesse, les étudiants, et des parties importantes de la petite bourgeoisie prolétarisée et paupérisée comme lui. Tous ensembles, ils ont exercé leur rage contre les sanctuaires du capitalisme, les banques, les bureaux et surtout les supermarchés et autres magasins qui ont été pris d’assaut comme les fours à pain au Moyen-Age (…) la révolte n’a pas cessé, s’étendant à tout le pays, assumant des caractéristiques toujours plus classistes. Jusqu’au siège du Gouvernement, monument symbolique de l’exploitation et de la rapine financière, qui a été pris d’assaut".[6]
En revanche, le CCI, malgré sa "surestimation idéaliste" des forces du prolétariat, n'a cessé de mettre en garde contre les dangers que la situation historique globale fait courir à la capacité du prolétariat à mettre en oeuvre sa perspective, en particulier depuis 1989, et contre les emballements immédiatistes et sans lendemain pour tout ce qui bouge. Alors que le BIPR s’enthousiasmait pour les luttes en Roumanie, nous écrivions: "Face à de telles attaques, le prolétariat [de l’Europe de l’Est] va se battre, va tenter de résister (...) Mais la question est : dans quel contexte, dans quelles conditions vont se dérouler ces grèves? La réponse ne doit souffrir d’aucune ambiguïté: une extrême confusion due à la faiblesse et l’inexpérience politique de la classe ouvrière à l’Est, inexpérience rendant particulièrement vulnérable la classe ouvrière à toutes les mystifications démocratiques, syndicales et au poison nationaliste (...) On ne peut pas exclure la possibilité, pour des fractions importantes de la classe ouvrière, de se faire embrigader et massacrer pour des intérêts qui lui sont totalement opposés, dans des luttes entre cliques nationalistes ou entre cliques ‘démocratiques’ et staliniennes" (on ne peut s’empêcher de penser à Grozny, à la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan...). Quant à la situation en Occident, nous écrivions: "Dans un premier temps, l’ouverture du ‘rideau de fer’ qui séparait en deux le prolétariat mondial ne permettra pas aux ouvriers d’Occident de faire bénéficier leurs frères de classe de leur expérience (...) au contraire, ce sont les illusions démocratiques particulièrement fortes parmi les ouvriers de l’Est (...) qui vont venir se déverser à l’Ouest...".[7] On ne peut guère dire que ces perspectives ont été démenties depuis.
Notre but ici n’est pas d'entrer dans le débat sur cette question – ce qui exigerait un développement bien plus important de notre part[8] – encore moins de prétendre que le BIPR se trompe systématiquement et que le CCI aurait un monopole dans la capacité d'analyse de la situation : nous voulons seulement montrer que la caricature que nous présente le BIPR d’un CCI indécrottablement "idéaliste" à cause de ses analyses erronées parce que non basées sur le matérialisme strictement économique affectionné par le BIPR, et d’un BIPR seul capable de "comprendre et expliquer la dynamique du capitalisme" ne correspond pas vraiment à la réalité. Les camarades du BIPR pensent que le CCI est idéaliste. Soit. Pour notre part nous pensons que le BIPR est trop souvent empêtré dans un matérialisme vulgaire des plus plats. Mais par rapport à ce qui unit les internationalistes face à la guerre impérialiste, par rapport à la responsabilité qu'ils pourraient prendre et à l'impact qu'une intervention en commun pourrait avoir, c'est franchement secondaire, et n'empêcherait en aucune façon de débattre, approfondir et clarifier les divergences théoriques qui les séparent, au contraire. Nous sommes convaincus que faire "la synthèse de toutes les batailles passées" sera un travail indispensable pour la victoire du prolétariat qui permettra que soit tranchée, et pas seulement en théorie, la validité des thèses de ses organisations politiques. Nous sommes tout aussi convaincus que pour le faire, il est nécessaire de délimiter le camp internationaliste et de permettre la confrontation théorique au sein de ce camp. Le Prolétaire refuse cette confrontation pour des raisons principielles, quoique secondaires aujourd’hui. Le BIPR la refuse pour des raisons conjoncturelles et d’analyse. Est-ce "sérieux" ?
Les scissions sont-elles un critère discriminatoire?
La troisième raison que donne le BIPR pour refuser toute collaboration avec nous, c'est le fait que nous avons connu des scissions: "deux des trois tendances présentes dans la Gauche communiste se sont morcelées [et] ne réussissent qu'à se fragmenter encore plus". Le BIPR ne renvoie pas une vision objective de ce qu'il appelle le morcellement de la "tendance CCI", non seulement concernant la démarche responsable politique et militante à laquelle tournent le dos les groupements parasitaires qui gravitent dans l'orbite du CCI, mais également concernant l'importance qu'ils ne représentent pas au niveau d'une présence politique organisée à l'échelle internationale. Par contre, ce qui est une réalité c'est le morcellement entre les organisations qui peuvent légitimement se revendiquer de l'héritage de la gauche italienne. Et concernant l'attitude nécessaire à adopter vis-à-vis de cette situation, Battaglia Comunista a effectué un tournant à 180° par rapport à l'appel que cette organisation avait elle-même lancé avant la première Conférence des groupes de la Gauche communiste: "La conférence devra indiquer aussi comment et quand ouvrir un débat sur des problèmes (…) qui divisent actuellement la Gauche communiste internationale, ceci si nous voulons qu'elle se conclue positivement et ne représente qu'un premier pas vers des objectifs plus vastes et vers la formation d'un front international des groupes de la Gauche communiste qui soit le plus homogène possible, si nous voulons enfin sortir de la tour de Babel idéologique et politique et d'un ultérieur démembrement des groupes existants".[9] A cette époque aussi, Battaglia pouvait considérer que "la gravité de la situation générale (…) impose des prises de positions précises, responsables, et surtout en accord avec une vision unitaire des différents courants au sein desquels se manifeste internationalement la Gauche communiste". Le virage à 180° s'est déjà produit lors des Conférences mêmes : Battaglia a refusé de prendre position, même sur les divergences existant entre nos organisations.[10] Le BIPR refuse de nouveau aujourd'hui. Et pourtant la situation est loin d'être moins grave.
Par ailleurs, le BIPR doit expliquer en quoi le fait de connaître des scissions représenterait une disqualification pour un travail commun entre groupes de la Gauche communiste. Pour aider à remettre les pendules à l'heure, mais sans non plus vouloir faire de comparaisons abusives, on peut faire remarquer qu'à l'époque de la 2e Internationale, parmi tous les partis membres, il y en avait un, en particulier, qui était connu pour ses "luttes internes", ses "conflits d'idées" souvent opaques pour les militants extérieurs, ses scissions, pour une véhémence extrême dans les débats de la part de certaines de ses fractions, et pour des débats menés en son sein autour des statuts. C'était une opinion couramment répandue que, "les russes étaient incorrigibles", et que Lénine, par trop "autoritaire" et disciplinaire" était le premier responsable du "morcellement" du POSDR en 1903. Cela se passait autrement dans le parti allemand qui apparemment avançait d'un pas sûr de succès en succès grâce à la sagesse de ses dirigeants dont le premier n'était autre que le "pape du marxisme", Karl Kautsky. On sait ce qu'il adviendra des uns et des autres…
Quelles initiatives exigées par la situation?
Le BIPR pense qu'il est la seule organisation de la Gauche communiste capable de "prendre les initiatives" et de "dépasser le vieux cadre politique, bloqué désormais".
Nous ne pouvons développer ici en profondeur le désaccord que nous avons à ce sujet avec le BIPR. En tout cas, alors que c'est BC qui a pris la responsabilité d'exclure le CCI des Conférences internationales, puis d'y mettre un terme, alors que c'est le BIPR qui refuse maintenant systématiquement tout effort commun du milieu prolétarien internationaliste, il nous semble particulièrement culotté de venir affirmer aujourd'hui que "le vieux cadre est bloqué".
Pour notre part, malgré la disparition du cadre formel et organisé internationalement des Conférences, notre attitude est toujours restée la même :
- Rechercher, sur la base de positions internationalistes, le travail commun entre les groupes de la Gauche communiste (appel à l'action commune lors des guerres du Golfe en 1991, Kosovo en 1999, réunion publique commune avec la CWO à l'occasion de l'anniversaire d'Octobre en 1997, etc) ;
- Défense du milieu prolétarien (à la mesure de nos moyens très modestes) contre les attaques extérieures et contre l'infiltration de l'idéologie bourgeoise (citons seulement notre défense de la brochure du PCI Auschwitz ou le grand alibi contre les attaques de la presse bourgeoise, notre dénonciation des nationalistes arabes de feu El Oumami qui ont fait éclater le PCI et sont partis avec la caisse, la publicité que nous avons donnée à l'exclusion de nos rangs d'éléments que nous jugeons dangereux pour le mouvement ouvrier, notre rejet des tentatives du LAWV[11] de se faire une respectabilité en galvaudant des éléments de notre plateforme).
Depuis 1980 l'histoire du BIPR est par contre semée de toute une série de tentatives de trouver "un nouveau processus d'enracinement dans la classe". Des tentatives, dans leur écrasante majorité, soldées par un l'échec (liste non-exhaustive) :
- Les forces "sérieusement sélectionnées" par le BIPR et invitées à la 4e "Conférence" de la Gauche communiste se sont limitées dans les faits aux crypto staliniens iraniens de l'UCM ;
- Pendant les années 1980, le BIPR a découvert une nouvelle recette "d'enracinement": les "groupes communistes d'usine" qui sont toujours restés à l'état… de fantasmes ;
- Le BIPR s'est enthousiasmé pour les possibilités grandioses de formation de partis de masses dans les pays de la périphérie du capitalisme ; cela n'a rien donné en dehors de l'éphémère et peu "enraciné" Lal Pataka indien ;
- Avec la chute du mur de Berlin, le BIPR est allé à la pêche dans les anciens partis staliniens des pays de l'Est. Cela n'a rien donné non plus.[12]
Que le BIPR ne s'offusque surtout pas du rappel par nous de cette liste d'illusions déçues. Elle ne nous fait aucunement plaisir, bien au contraire. Mais nous pensons que l'extrême faiblesse des forces communistes dans le monde aujourd'hui constitue une raison supplémentaire pour se serrer les coudes dans l'action et dans la confrontation fraternelle de nos divergences, plutôt que de s'ériger en seuls héritiers de la Gauche communiste.
Nous répondrons présents
Encore une fois, nous sommes obligés de constater la lamentable incapacité des groupes de la Gauche communiste de créer ensemble le pôle de référence internationaliste dont le prolétariat et ses éléments avancés ou en recherche ont un besoin urgent alors que la planète s'enfonce de plus en plus dans le chaos guerrier d'un capitalisme pourrissant.
Ce n'est pas pour autant que nous allons abandonner nos convictions, et le jour où les autres organisations de la Gauche communiste auront compris la nécessité de l'action commune nous répondrons : présents!
Jens, 7/04/03
1 Voir à ce sujet nos articles "A propos de l'appel lancé par le CCI sur la guerre en Serbie ; "L'offensive guerrière de la bourgeoisie exige une réponse unie des révolutionnaires" dans la Revue Internationale n°98 et "La méthode marxiste et l'appel du CCI sur la guerre en ex-Yougoslavie" Revue Internationale n°99".
2 Nous n'entrons pas ici dans la discussion de la vision bordiguiste du parti "unique" ; si la tendance à l'homogénéisation du prolétariat devra, comme l'histoire l'a montré, amener à la création d'un seul parti, le "décréter" comme un principe intangible, préalable à toute activité entre courants internationalistes comme le font les bordiguistes, c'est tourner le dos à l'histoire et se gargariser de mots.
3 Nous ne revenons pas ici sur la question de nos prétendues "méthodes administratives" que le PCI fustige dans le même article, de façon tout à fait irresponsable d’ailleurs en prenant pour argent comptant la parole de nos détracteurs. La question est la suivante : peut-il exister, oui ou non, des mœurs inacceptables au sein des organisations communistes qui ainsi peuvent être amenées à exclure des militants qui enfreignent gravement les règles de fonctionnement. Les camarades du PCI devraient se réapproprier la méthode de nos prédécesseurs à propos de ce genre de question.
4 Voir les "Thèses sur le parasitisme", dans la Revue internationale n°94.
5 En décembre 1989, Battaglia Comunista publie un article "Effondrement des illusions sur le socialisme réel" où on peut lire notamment: "L'URSS doit s'ouvrir aux technologies occidentales et le COMECON doit faire de même, non – comme le pensent certains [désigne-t-on le CCI?] – dans un processus de désintégration du bloc de l'Est et de désengagement total de l'URSS des pays de l'Europe, mais pour faciliter, en revitalisant les économies du COMECON, la reprise de l'économie soviétique".
6 Article "Ou le parti révolutionnaire et le socialisme, ou la misère généralisée et la guerre !" publié sur www.ibrp.org [751]
7 Voir la Revue Internationale n°60, 1er trimestre 1990.
8 Voir, entre autres, nos articles sur "Le cours historique", Revue internationale n°18, "Le concept de cours historique dans le mouvement révolutionnaire", Revue internationale n°107.
9 Juin 1976, c’est nous qui soulignons. Cette détermination initiale de BC n'a duré que peu de temps pendant les Conférences, et nous avons déjà largement dénoncé son incohérence dans la Revue internationale n°76 entre autres. Les citations sont de la lettre d’appel de Battaglia Comunista à la première Conférence, laquelle est publiée dans la brochure des textes et procès-verbal de celle-ci.
10 Pendant la 2e Conférence, Battaglia Comunista a systématiquement refusé la moindre prise de position commune: "Nous sommes opposés, par principe, à des déclarations communes, car il n'y a pas d'accord politique" (BC, intervention à la 2e Conférence).
11 Los Angeles Workers’ Voice, qui représentait le BIPR jusqu’à récemment aux Etats-Unis.
12 Voir la Revue Internationale n°76 pour une analyse plus détaillée.
Nous republions ci-aprés un article écrit par Léon Trotsky au milieu de l'année 1917, quelques semaines après son retour des Etats-Unis motivé par le soulèvement révolutionnaire de février en Russie. Ce dernier avait entrainé le remplacement du Tsra par un gouvernement provisoire "démocratique bourgeois". Il existait depuis lors en Russie une situation de double pouvoir, l'un bourgeois et l'autre prolétarien : d'un coté le gouvernemcnt provisoire et de l'autrd la classe ouvriére organisée en conseils ouvriers (soviets). Le gouvernement provisoire, ainsi que les partis alors majoritaires dans les soviets, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (SR), s'engagent à continuer la guerre contre la volonté du prolétariat, à poursuivrc le programme impérialiste du capital russe lié par des traités avec les autres puissances de 1'Entente (France et Grande-Bretagne) contre l’Allemagne-Autriche ([1] [753]).
La raison à la republication de ce texte ne tient pas seulement à son intéret historique,mais surtout au fait qu'il est encore tout à fait d'actualité malgré des diffiérences entre la situation présente et celle 1917. En effet, bien que nous ne soyons confrontés actuellement ni à la guerre mondiale ni à une situation révolutionnaire, les questions centrales traitées par l'article "Le pacifisme supplétif de l’impérialisme" sont fondamentalement les mêmes qui se posent ajourd'hui au prolétariat dans tous les pays, quoi qu'en disent les banderolles pacifistes ou les justifications des "va-t’en guerre" dans les différents pays.
Trotsky se situe dès le début de la Première guerre mundiale au côté des internationalistes qui dénoncent tous les camps belligérants et les sociaux-patriotes qui mobilisent le prolétariat pour le carnage. Dés l'automne 1915, avec sa contribution "La guerre et l’Internationale", il est parmi les premiers à attaquer les traîtres de la Sociale-Démocratie qui défendent l' impérialisme de leur Etat national au nom du "progrès" ou de la "défense natianale". Mais les révolutionnaires du passé ne dénonçaient pas seulement les belligérants et les sociaux-chauvins comme Plekhanov et Scheidemann, ils dénonçaient aussi les neutres et les pacifistes, surtout les sociaux-pacifistes comme Turati et Kautsky. Lénine écrivait en janvier 1917 qu’il y a une unité de principe entre les deux catégories et que tous les deux - sociaux-chauvins et sociaux-pacifistes - sont les serviteurs de l'impérialisme : « Les uns le servent en présentant la guerre impérialiste comme ‘la défense de la patrie’, les autres défendent le même impérialiste en le déguisant par des phrases sur la ‘paix démocratique’, la paix impérialiste qui s’annonce aujourd’hui. La bourgeoisie impérialiste a besoin de larbins de l’une et de l’autre sorte, de l’une et de l’autre nuance : elle a besoin des Plékhanov pour encourager les peuples à se massacrer en criant ‘A bas les conquérants’ ; elle a besoin des Kautsky pour consoler te calmer les masses irritées par les hymnes et dithyrambes en l’honneur de la paix ». Les internationalistes ont toujours partagé le rejet de tous ccs slogans pacifistes qu'on entend maintenant.
Actualité des questions
Le pacifisme n'est rien de nouveau. Ses caractéristiques sont toujours et partout les mêmes : ne pas mettre en cause l'ordre social qui produit nécessairement les guerres ; défendre la logique dominante bourgeoise, particulièrement la démocratie ; propager « la doctrine de l’harmonie sociale entre des intérets de classe différents » (comme le dit Trotsky) et son pendant au niveau des rapports entre Etats nationaux : "l’attenuation graduelle et la régulation des conflits nationaux". Son but n'est pas d'empêcher mais de préparer et d'accompagner les guerres impérialiste,.
Le poids énorme de la propagande pacifiste actuelle se mesure à l'ampleur des manifestations "anti-gucrre" qui ont été organisées par la bourgeoisic : pour certaines d'entre elles, jamais la même "cause" n'avait mobilisé autant de manifestants le même jour à l'échelle planétaire. Comme nous l'avons déjà montré dans les articles de la presse territoriale ( World Revolution, Révolution Internationale, Weltrerévolutionld, etc.) une telle propagande a pour fonction d'empêcher la remise en cause du capitalisme, de comprendre que la guerre est l'expression des rivalités interimpérialistes entre tous les Etats, engendrées par la concurrence capitaliste dans la défense de leurs intérêts nationaux respectifs.
C’est carrément une véritable "union sacrée" derrière la bourgeoisie nationale qui est mise en avant par certains Etats, en Allemagne et en France notamment, où la propagande est nettement marquée par une tonalité anti-américaine, encouragée et soutenue par la quasi-totalité des fractions politiques de la bourgeoisie nationale. Il s'agit de nourrir dans les populations un sentiment anti-américain en désignant les Etats-Unis conune les seuls "fauteurs de guerre", l'adversaire impérialiste "numéro1" par exellence, afin de dévoyer l'hostilité envers la guerre sur un terrain bourgeois et même patriotique. A l'opposé de cela, le mot d'ordre de Karl Lieblnecht et des internationalistes pendant la Première guerre mondiale était : "L'ennemi principal se trouve dans notre propre pays !" ([2] [754])
Aujourd'hui, comme dans le passé, le pacifisme est le meilleur complice du boutrrage de crâne belliciste. Cette idéologie bourgeoise est un véritable poison pour la classe ouvrière. Au-delà de la crapulerie de tous ceux qui colportent une telle mystification pour masquer leur idéologie nationaliste, le pacifisme vise un objectif bien particulier : récupérer la crainte et l'aversion des ouvriers devant la menace de guerre pour empoisonner leur conscience et les amener à soutenir un camp bourgeois contre un autre.
C'est pour cela que, à chaque fois que la bourgeoisie a eu besoin de faire accepter aux prolétaires sa logique meurtrière, elle a offert une place de choix au pacifisme au sein d'un vaste partage des tâches entre les différentes fractions impérialistes du capital mondial.
Ce qui définit le pacifisme, ce n'est pas la revendication de la paix. Tout le monde veut la paix. Les va-t-en guerre eux-mêmes ne cessent de clamer qu'ils ne veulent la guerre que pour mieux rétablir la paix. Ce qui distingue le pacitisme, c'est de prétendre qu'on peut lutter pour la paix, en soi, sans toucher aux fondements du monde capitaliste. Les prolétaires qui, par leur lutte révolutionnaire en Russie et en Allemagne, mirent fin à la Première guerre mondiale, voulaient eux aussi la fin de la misère. Mais s'ils ont pu faire aboutir leur combat, c'est parce qu'ils ont su le mener non pas AVEC les "pacifistes" mais malgré et CONTRE eux. A partir du moment où il devint clair que seule la lutte révolutionnaire permettait d'arrêter la boucherie impérialiste, les prolétaires de Russie et d'Allemagne se sont trouvés confrontés non seulement aux "faucons" de la bourgeoisie, mais aussi et surtout à tous ces pacifistes de la première heure (mencheviks, socialistes révolutionnaires, sociaux-patriotes) qui, armes à la main, ont défendu ce dont ils ne pouvaient plus se passer et caqui leur était le plus cher, l’Etat bourgeois. Pour cela, ils devaient rendre inoffensive pour le capital la révolte des exploités contre la guerre.
Entre le pacifisme et les révolutionnaires, il y a une frontière de classe. Les révolutionnaires, les internationalistes comme Lénine, Luxembourg et Trotsky luttaient pour l'action des masses prolétaires sur leur terrain de classe, pour la défense de leurs conditiuns de vie : "Ou bien se sont les gouvernements bourgeois qui font la paix, comme ils font la guerre, , ensuite, comme après chaque guerre l’impérialisme restera la dominante et s’ensuivront fatalement un nouveau réarmement, des guerres, la ruine, la réaction et la barbarie. Ou bien vous rassemblez vos forces pour un soulevement révolutionnaire, pour combattre afin d’obtenir le pouvoir politique et dicter VOTRE paix à l’extérieur et à l’intérieur. " (R. Luxembourg, Spartacusbriefe n° 4, avril 1917).
Malgré la différence de situation, les questions principales qui se posent aujourd'hui avce l'omniprésence de la guerre et l'immense campagne pacifiste sont les mêmes que celles soulevées dans l'article d Trosky "le pacifisme, supplétif de l’impérialisme".
Le lien entre pacifisme et démocratie
Trotsky montre que le pacifisime et la démocratie ont en commun la même lignée historique. C’est la fiction de l'égalité et de la liberté de chaque individu dans la société capitaliste qui est, selon laconception bourgeoise, la condition nécessaire pour le contrat entre le travailleur et son exploiteur. Et selon cette même idéologie, les rapports entre les nations devraient aussi obéir aux mêmes lois de l'égalité et de la "raison". « Mais, sur ce point, elle s’est heurtée à la guerre, c'est-à-dire une façon de régler les problèmes qui représente une négation totale de la ‘raison’. (…) Le réalisme capitaliste joue avec l’iéde d’une paix universelle fondée sur l’harmonie de la raison, et il le fait d’une façon peut-être encore plus cynique qu’avec les idées de liberté, d’égalité, de fraternité. Le capitalisme a développé la technique sur une base rationnelle mais il a échoué à rationnaliser les conditions économiques. »
Trotsky dénonce non seulement les pacifistes officiels à la Wilson et "d'opposition" à la Bryan ([3] [755]), mais aussi la petite bourgeoisie qui "à toujours été le meilleur gardien de l'idéologie democratique, de toutes ses traditions et ses illusions".
Ce qu'il ne pouvait pas prévoir cependant, c'est le poids énorme qu'allait prendre cette idéologie démocratique 80 ans plus tard, dans la phase ultime du capitalisme, celle de la décomposition. Par manque de perspective dans la société, l'idéologie démocratique qui correspond à la production généralisée de marchandises s'impose spontanément. "La démocratie bourgeoise avait absolument besoin de l’égalité juridique pour permettre à la libre concurrence de s’épanouir", disait Trotsky. La concurrence, le "chacun pour soi" sont portés à leurs limites les plus extrêmes dans le capitalisme en décomposition, avec l'atomisation, l'aliénation accentuée et la guerre de tous contre tous. Dans cette phase ultime du capitalisme, l'idéologie démocratique pénètre tous les rapports dans la société, et la démocratie devient la justitication et le prétexte pour tous et chacun : Chirac et Schroder s'opposent à l'intervention en Irak au nom de la démocratie ; Bush et Powell la décident pour soi-disant appapporter la démocratic aux peuples arabes. En d'autres termes, on peut appliquer la torture au nom de la démocratie, la proscrire au nom de la démocratie et torturer démocratiquement, c'està-dire seulement si c'est nécessaire au sens de l'article X de la loi Y qui a été adoptée "démocratiquement".
Et ce n'est pas par hasard si, aujourd'hui encore une fois, le pacifisme est le messager de la logique démocratique. Ce n'est pas par naïveté mais par cynisme que des organisations pacifistes opposent aujourd'hui à la guerre les "droits de l'homme" et "l'aide humanitaire" en escamotant le fait que toutes les guerres, depuis Reagan et surtout depuis l'effondrement du bloc de l'Est, ont été menées par les puissances occidentales au nom des droits de l'homme et sous la bannière "d'interventions humanitaires".
Les pacifistes et les démocrates appellent la "population" en général, les "citoyens" à se mobiliser contre la guerre, tandis que les révolutionnaires ont toujours montré que c'est seulement la lutte du prolétariat sur son propre terrain de classe , pour ses propres objectifs, qui peut mettre fin à la guerre. Avec le pacifisme, le prolétariat ne peut qu'être enchaîné à la défense d'un camp impérialiste contre un autre : il ne petit que perdre sa propre identité de classe en se laissant noyer dans la "population" en général, toutes classes confondues, au milieu d'un gigantesque mouvement "citoyen" dans lequel il lui est totalement impossible d'affirmer ses intérêts propres. Ceux d'une classe qui n'a pas de patrie, pas de frontières et pas d'intérêts nationaux à défendre. Les trotskistes d'aujourd'hui ont depuis longtemps trahi le programme de Lénine, Trotsky, Luxembourg ([4] [756]) et cela s'illustre encore ajourd'hui lorsqu'ils sont tout à fait partie prenante des mobilisations pacifistes où certains d'entre eux s'expriment de la sorte : "Développer le mouvement contre la guerre le plus large, le plus actif, le plus diversifié possible est un éléments nécessiare pour stopper une guerre, pour créer les conditions afin que le peuple d’Irak puisse choisir son avenir"(tract du 05/03/2003 du "Mouvement pour le Socialisme" succursale de la IVe Internationale). Répandrede telles illusions démocratiques et pacifistes, c'est être partie prenante de l'appareil idéologique et politique de son propre impérialisme.
La doctrine de l'harmonie sociale et de la régulation des conflits nationaux
Trotsky raille les illusions des pacifistes qui croient à la possibilité de l'atténuation des conflits entre les Etats impérialistes : "Si l'on croit possible une atténuation graduelle de la lutte des classes, alors on croira aussi à la regulation des conflits nationaux."
Bien que les conflits nationaux se soient multipliés depuis la Première Guerre mondiale, malgré tous les massacres du 20e siècle qui ont prouvé mille fois que le militarisme et la guerre sont devenus le mode de vie permanent du capitalisme décadent, les pacifistes sont toujours là à réclamer l'application du droit international et à exiger l'adoption d'une procédure fonnellede l'ONU.
Les trotskistes d'aujourd'hui font tout pour souiller la mémoire de Trotsky. La LCR en France non seulement prend une position farouchement anti-ainéricaine en parfaite harmonie avec la politique impérialiste de la bourgeoisie française, mais exige en plus "que la France use de son droit de veto à l'ONU contre le déclenchement d'une guerre" afin d'exprimer "notre solidarité aux démocrates d'Irak". Ainsi les trotskistes invoquent l'application des règles de l'ONU, dont la Société des Nations de Wilson était le prédécesseur - et tout cela au nom de la démocratie. On devrait leur demander s'ils ont jamais entendu parler d'un certain Trotsky.
Le pacifisme prépare les guerres
l'article "le pacifisme supplétif de l’impérialisme" montre également avec quelle subtilité les pacifistes mobilisent les masses pour le militarisme et la guerre à travers un raisonnement du type « Tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter la guerre, signifie une exutoire à l’opposition des masses sous formes de manifestes inoffensifs. On assure aussi au gouvernement que, l’opposition pacifiste ne créera aucun obstacle à son action ».
Quand Trotsky parle du pacifisme de Wilson et de l'opposition tonitruante de Bryan à la guerre, on ne peut s'empceher de penser à Schröder, l'ancien soixante huitard, et à Fischcr, l'ex-gauchiste "radical", qui sont vraiment les meilleurs représentants dont l'impérialisme allemand pouvait se doter, parce que "si Schrdder peut déclarer la guerre, et Fischer lui-même le soutenir sur ce terrain, alors il s'agit sûrement d'une guerre juste et nécessaire".
Avec la republication de ce texte de Trotsky nous voulons aussi encourager nos lecteurs à se pencher sur l'histoire du mouvement ouvrier et la richesse des enseignements qu'on peu en tirer sur la guerre, mais aussi sur le pacifisme. Une arme essentielle de la classe ouvrière est sa conscience. Celle-ci doit se forger en s'appuyant sur l'histoire du prolétariat, une histoire qui, avec celle de la société de classe, dure déjà depuis trop longtemps. Il faut en finir avec le capitalisme avant qu'il n'en finisse avec l'humanité.
SM (mars 2003)
[1] [757] Pour d’avantage d’éléments sur la situation en Russie lors de l’été 17, lire notre article « 1917 : la révolution russe. Les journées de juillet » dans la Revue internationale n° 90.
[2] [758] Cette formulation est également employée par Lénine dans Le Socialisme ou la guerre, en 1915. Une telle formulation est tout à fait valable dans le contexte de la lutte contre l'opportunismc sous la forme du pacifisme et de la conciliation avec les fractions nationales de la bourgeoisie. Elle ne peut néanmoins pas être généralisée, ses limites tenant au fait que le prolétariat n'a à préférer aucune fraction de la bourgeoisie, pas plus dans les autres pays que dans le sien propre.
[3] [759] William Jennings Bryan, plusieurs fois candidat démocrate aux élections présidentielles aux Etats-Unis de 1913-15, ministre de l’extérieur sous Wilson et défenseur de la neutralité des Etats-Unis lors de la Première Guerre mondiale.
[4] [760] Les trotskistes en général ont trahi l'internationalisme déjà pendant la Deuxième Guerre mondiale en apportant leur soutien à l'une des puissances impérialistes dans l'un des camps belligérants, l'Union Soviétique
Alors que les hommes s'entretuent dans tous les pays, jamais le monde n'a compté autant de pacifistes. Chaque époque historique a non seulement ses techniques et ses formes politiques propres, mais aussi son hypocrisie spécifique. A une certaine période, les peuples s'exterminaient mutuellement au nom des enseignements du christianisme, de l'amour de l'humanité. Désormais, seuls les gouvernements les plus réactionnaires en appellent au Christ. Les nations progressistes se coupent mutuellement la gorge au nom du pacifisme. Wilson entraîne les États-Unis dans la guerre au nom de la Ligue des Nations et de la paix perpétuelle. Kerensky et Tseretelli plaident pour une nouvelle offensive en prétendant qu'elle rapprochera l'arrivée de la paix.
Aujourd'hui, la verve satirique et l'indignation d'un Juvénal ([1]) nous font cruellement défaut. De toute façon, même les armes satiriques les plus corrosives s'avèrent impuissantes et illusoires face à l'alliance triomphante de l'infamie et de la servilité - deux éléments qui se sont développés sans entraves avec cette guerre.
Le pacifisme possède le même lignage historique que la démocratie. La bourgeoisie a tenté d'accomplir une grande oeuvre historique en essayant de placer toutes les relations humaines sous l'autorité de la raison et de remplacer des traditions aveugles et stupides par les outils de la pensée critique. Les contraintes que les guildes faisaient peser sur la production, les privilèges qui paralysaient les institutions politiques, la monarchie absolue tout cela n'était que des vestiges des traditions du Moyen Age. La démocratie bourgeoise avait absolument besoin de l'égalité juridique pour permettre à la libre concurrence de s'épanouir, et du parlementarisme pour administrer les affaires publiques. Elle a cherché également à réguler les relations entre les nations de la même manière. Mais, sur ce point, elle s'est heurtée à la guerre, c'est-à-dire une façon de régler les problèmes qui représente une négation totale de la "raison". Alors, elle a commencé à dire aux poètes, aux philosophes, aux moralistes et aux hommes d'affaires qu'il serait bien plus productif pour eux d'arriver à la "paix perpétuelle". Et c'est cet argument logique qui se trouve à la base du pacifisme.
La tare originelle du pacifisme, cependant, est fondamentalement la même que celle de la démocratie bourgeoise. Sa critique n'aborde que la surface des phénomènes sociaux, elle n'ose pas tailler dans le vif et aller jusqu'aux relations économiques qui les sous-tendent. Le réalisme capitaliste joue avec l'idée d'une paix universelle fondée sur l'harmonie de la raison, et il le fait d'une façon peut-être encore plus cynique qu'avec les idées de liberté, d'égalité et fraternité. Le capitalisme a développé la technique sur une base rationnelle mais il a échoué à rationaliser les conditions économiques. Il a mis au point des armes d'extermination massive dont n'auraient jamais pu rêver les "barbares" de l'époque médiévale.
L'internationalisation rapide des relations économiques et la croissance constante du militarisme ont ôté tout fondement solide au pacifisme. Mais en même temps, ces mêmes forces lui ont procuré une nouvelle aura, qui contraste autant avec son ancienne apparence qu'un coucher de soleil flamboyant diffère d'une aube rosâtre.
Les dix années qui ont précédé la guerre mondiale sont généralement qualifiées de "paix armée", alors qu'il s'est agi en fait d'une période de guerre ininterrompue dans les territoires coloniaux.
La guerre a sévi dans des zones peuplées par des peuples faibles et arriérés; elle a abouti à la participation de l'Afrique, de la Polynésie et de l'Asie, et ouvert la voie à la guerre actuelle. Mais, comme aucune guerre n'a éclaté en Europe depuis 1871, quoiqu'il y ait eu des conflits limités mais aigus, les petits bourgeois se sont bercés d'une douce illusion : l'existence et le renforcement continuel d'une armée nationale garantissaient la paix et permettraient un jour l'adoption d'un nouveau droit international. Les gouvernements capitalistes et le grand capital ne se sont évidemment pas opposés à cette interprétation "pacifiste" du militarisme. Pendant ce temps-là, les préparatifs du conflit mondial battaient leur plein, et bientôt la catastrophe se produirait.
Théoriquement et politiquement, le pacifisme repose exactement sur la même base que la doctrine de l'harmonie sociale entre des intérêts de classe différents.
L'opposition entre États capitalistes nationaux a exactement la même base économique que la lutte des classes. Si l'on croit possible une atténuation graduelle de la lutte des classes, alors on croira aussi à l'atténuation graduelle et à la régulation des conflits nationaux.
La petite bourgeoisie a toujours été le meilleur gardien de l'idéologie démocratique, de toutes ses traditions et ses illusions. Durant la seconde moitié du XIX siècle, elle avait subi de profondes transformations internes, mais n'avait pas encore disparu de la scène au moment même où le développement de la technique capitaliste minait en permanence son rôle économique, le suffrage universel et la conscription obligatoire lui donnèrent, grâce à sa force numérique, l'illusion de jouer un rôle politique. Lorsqu'un petit patron réussissait à ne pas être écrasé par le grand capital, le système de crédit se chargeait de le soumettre. Il ne restait plus aux représentants du grand capital qu'à se subordonner la petite bourgeoisie sur le terrain politique, en se servant de ses théories et de ses préjugés et en leur donnant une valeur fictive. Telle est l'explication du phénomène que l'on a pu observer durant la décennie précédant la guerre : alors que le champ d'influence de l'impérialisme réactionnaire s'étendait et atteignait un niveau terrifiant, en même temps fleurissaient les illusions réformistes et pacifistes dans la démocratie bourgeoise. Le grand capital avait domestiqué la petite bourgeoisie pour servir ses fins impérialistes en s'appuyant sur les préjugés spécifiques de cette classe.
La France est l'exemple classique de ce double processus. Dans ce pays dominé par le capital financier, il existe une petite bourgeoisie nombreuse et généralement conservatrice. Grâce aux prêts à l'étranger, aux colonies, à l'alliance avec la Russie et l'Angleterre, la couche supérieure de la population a été impliquée dans tous les intérêts et les conflits du capitalisme mondial. En même temps, la petite bourgeoisie française demeurait provinciale jusqu'à la moelle. Le petit bourgeois éprouve une peur instinctive devant les affaires mondiales et, toute sa vie, il a eu horreur de la guerre, essentiellement parce qu'il n'a en général qu'un fils, à qui il laissera son affaire et ses meubles. Ce petit bourgeois envoie un radical bourgeois le représenter à l'Assemblée, parce que ce monsieur promet qu'il préservera la paix grâce, d'une part, à la Ligue des Nations et, de l'autre, aux cosaques russes qui trancheront la tête du Kaiser à sa place. Lorsque le député radical, issu de son petit milieu d'avocats de province, arrive à Paris, il est animé par une solide foi en la paix. Cependant, il n'a qu'une très vague idée de la localisation du Golfe persique, et ne sait pas si le chemin de fer de Bagdad est nécessaire ni à qui il pourrait être utile. C'est dans ce milieu de députés "pacifistes" que l'on pioche pour former les gouvernements radicaux. Et ceux-ci se trouvent immédiateruent empêtrés dans les ramifications de toutes les précédentes obligations diplomatiques et militaires souscrites en Russie, en Afrique, en Asie au nom des divers groupes d'intérêts financiers de la Bourse française. Le gouvernement et l'Assemblée n'ont jamais abandonné leur phraséologie pacifiste, mais en même temps, ils ont poursuivi une politique extérieure qui a finalement mené la France à la guerre.
Les pacifismes anglais et américain bien que les conditions sociales et l'idéologie de ces pays diffèrent considérablement de celles de la France (et malgré l'absence de toute idéologie en Amérique) -- remplissent essentiellement la même tâche : ils fournissent un exutoire à la peur des citoyens petits bourgeois face aux secousses mondiales, qui, aprés tout, ne peuvent que les priver des derniers vestiges de leur indépendance ; ils bercent et endorment la vigilance de la petite bourgeoisie grâce à des notions comme le désarmement, le droit international ou les tribunaux d'arbitrage. Puis, à un moment donné, les pacifistes incitent la petite bourgeoisie à se donner corps et âme à l'impérialisme capitaliste qui a déjà mobilisé tous les moyens nécessaires à cet effet : connaissances techniques, art, religion, pacifisme bourgeois et "socialisme" patriotique.
"Nous étions contre la guerre, nos députés, nos ministres étaient tous opposés à la guerre", se lamente le petit bourgeois français : "Il s'ensuit donc que nous avons donc été forcés de faire la guerre et que, pour réaliser notre idéal pacifiste, nous devons mener cette guerre jusqu'à la victoire". "Jusqu'au bout ! ([2])" s'écrie le représentant du pacifisme français, le baron d'Estournel de Constant pour consacrer solennellement la philosophie pacifiste.
Pour mener la guerre jusqu'à la victoire, la Bourse de Londres avait absolument besoin de la caution de pacifistes ayant la trempe du libéral Asquith ou du démagogue radical Lloyd George. "Si ces hommes conduisent la guerre, se sont dit les Anglais, alors nous devons avoir le droit pour nous."
Tout comme les gaz de combat, ou les emprunts de guerre qui ne cessent d'augmenter, le pacifisme a donc son rôle à jouer dans le déroulement du conflit mondial.
Aux Etats-Unis, le pacifisme de la petite bourgeoisie a montré son vrai rôle, celui de serviteur de l'impérialisme, de façon encore moins dissimulée. Là-bas. comme partout ailleurs, ce sont les banques et les trusts qui font la politique. Même avant 1914, grâce au développement extraordinaire de l'industrie et des exportations, les États-Unis avaient déjà commencé à s'engager de plus en plus sur l'arène mondiale pour défendre leurs intérêts et ceux de l'impérialisme. Mais la guerre européenne a accéléré cette évolution impérialiste jusqu'à ce qu'elle atteigne un rythme fébrile. Au moment où de nombreuses personnes vertueuses (y compris Kautsky) espéraient que les horreurs de la boucherie européenne inspireraient à la bourgeoisie américaine une sainte horreur du militarisme, l'influence réelle du conflit en Europe se faisait sentir non sur le plan psychologique mais sur le plan matériel et aboutissait au résultat exactement inverse. Les exportations des États-Unis, qui s'élevaient en 1913 à 2 466 millions de dollars, ont progressé en 1916 jusqu'au montant incroyable de 5 481 millions. Naturellement l'industrie des munitions s'est taillée la part du lion. Puis a surgi tout à coup la menace de l'interruption du commerce avec les pays de l'Entente, lorsqu'a commencé la guerre sous-marine à outrance. En 1915, l'Entente avait importé 35 milliards de biens américains, alors que l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie n'avaient importéque 15 milliards. Des profits gigantesques étaient donc enjeu, mais aussi une grave crise de l'ensemble de l'industrie américaine qui repose sur l'industrie de guerre. C'est ces chiffres que nous devons avoir en tête si nous voulons comprendre la répartition des "sympathies" pour chaque camp en Amérique. Et les capitalistes en ont donc appelé à l' État : "Vous avez constitué l'industrie militaire sous le drapeau du pacifisme, c'est donc à vous de nous trouver de nouveaux marchés." Si l'État n'était pas en mesure de promettre la "libre circulation sur les mers" (autrement dit, la liberté d'extraire du capital à partir du sang humain), il devait dégager de nouveaux marchés pour les industries de guerre menacées - en Amérique même. Et les besoins de la boucherie européenne ont donc abouti à une militarisation soudaine et catastrophique des États-Unis.
Il était prévisible que ces mesures allaient susciter l'opposition d'une grande partie de la population. Calmer ce mécontentement aux contours indéfinis et le transformer en coopération patriotique constituait un défi capital en matière de politique intérieure. Et par une étrange ironie de l'Histoire, le pacifisme officiel de Wilson, tout autant que le pacifisme "d'opposition" de Bryan, a fourni les armes les plus aptes à réaliser ce dessein : contrôler les masses par le militarisme.
Bryan a exprimé haut et fort l'aversion naturelle des paysans et de tous les petits bourgeois envers l'impérialisme, le militarisme et l'augmentation des impôts. Mais tandis qu'il multipliait pétitions et délégations en direction de ses collègues pacifistes qui occupaient les plus hautes charges gouvernementales, Bryan faisait tout pour rompre avec la tendance révolutionnaire de ce mouvement.
"Si on en vient à la guerre", télégraphia par exemple Bryan à un meeting anti-guerre qui avait lieu à Chicago en février, "alors, bien sûr, nous soutiendrons le gouvernement, mais jusqu’à ce moment, notre devoir le plus sacré est de faire ce qui est en notre pouvoir pour éviter les horreurs de la guerre". Ces quelques mots contiennent tout le programme du pacifisme petit bourgeois. "Tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter la guerre" signifie offrir un exutoire à l'opposition des masses sous forme de manifestes inoffensifs. On assure ainsi au gouvernement que, si la guerre a lieu, l'opposition pacifiste ne créera aucun obstacle à son action.
En vérité, c'est tout ce dont avait besoin le pacifisme officiel : un Wilson qui avait déjà donné aux capitalistes qui font la guerre nombre de preuves de sa "disposition à combattre". Et Mr Bryan lui-même trouva qu'il suffisait d’avoir fait ces déclarations, après quoi il fut satisfait de mettre de côté son opposition tonitruante à la guerre dans un seul but : déclarer la guerre. Comme Wilson, Bryan se précipita au secours du gouvernement. Et les grandes masses, pas seulement la petite bourgeoisie, se dirent : "Si notre gouvernement, dirigé par un pacifiste de réputation mondiale comme Wilson peut déclarer la guerre, et que Bryan lui-même peut le soutenir sur la question de la guerre, alors il s'agit sûrement d'une guerre juste et nécessaire". Ceci explique pourquoi le pacifisme vertueux, à la mode quaker, soutenu par les démagogues qui dirigent gouvernement, était tenu en si haute estime par la Bourse et les dirigeants de l'industrie de guerre.
Notre propre pacifisme menchevik, socialiste-révolutionnaire, malgré les différences des conditions locales, a joué exactement le même rôle, à sa façon. La résolution sur la guierre, adoptée par la majorité du Congrés panrusse des Conseils d'ouvriers et de soldats, se fonde non seulement sur les mêmes prejugés pacifstes en ce qui concerne la guerre, mais aussi sur les caractéristiques de la guerre impérialiste. Le Congrès a affirmé que "la première et plus importante des tâches de la démocratie révolutionnaire" était d'en fïnir rapidement avec la guerre. Mais ces déclarations n'avaient qu'un but : tant que les efforts internationaux de la démocratie bourgeoise n'arrivent pas à en finir avec la guerre, la démocratie révolutionnaire russe exige avec force que l'armée russe soit préparée au combat, à la défensive comme à l'offensive.
La révision des anciens traités internationaux oblige le congrès panrusse à se soumettre au bon vouloir des diplomates de l'Entente, et ce n'est pas dans leur nature de liquider le caractère impérialiste de la guerre même s'ils le pouvaient. Les "efforts internationaux des démocraties" abandonnent le Congrés panrusse et ses dirigeants entre les mains des patriotes social-démocrates, qui sont pieds et poil ligs liés à leurs gouvernements impérialistes. Et cette même majorité du Congrès panrusse, après s'être engagée dans une voie sans issue ("la fin la plus rapide possible de la guerre"), a maintenant abouti, en ce qui concerne la politique pratique, à une conclusion précise : l'offensive. Un "pacifisme" qui se soumet à la petite bourgeoisie et nous amène à soutenir l'offensive sera bien sûr accueilli très chaleureusement par le gouvernement russe mais aussi par les puissances impérialistes de l'Entente.
Milioukov déclare par exemple : "Notre loyauté envers nos alliès et envers les anciens traités (impérialistes) signés nous oblige à entamer l’offensive."
Kerensky et Tsérételli affirment : "Bien que les anciens traités n’aiient pas encore été révisés, l'offensive est inévitable."
Les arguments varient mais la politique est la même. Et il ne peut en être autrement, puisque Kerensky et Tsérételli sont étroitement liés au parti de Milioukov qui se trouve au gouvernement.
Le pacifisme social-démocrate et patriotique de Dan, tout comme le pacifisme à mode quaker de Bryan, sert, dans les faits, l'intérêt des puissances impérialistes.
C’est pourquoi la tache la plus importante de la diplomatie russe ne consiste pas à persuader la diplomatie de l' Entente de réviser tel ou tel traité, ou d'abroger telle disposition, mais de la convaincre que la révolution russe est absolument fiable, qu'on peut lui faire confiance en toute sécurité.
L'ambassadeur russe, Bachmatiev, dans son discours devant le Congrès américain du l0 juin, a aussi caractérisé l'activité du gouvernement provisoire de ce point de vue :
"Tous ces événements, a-t-il dit, montrent que le pouvoir et la représentativité du gouvernement provisoire augmentent chaque jour. Plus ils augmenteront, plusle gouvernement sera en mesure d’éliminer les éléments désintégrateurs, qu’ils viennent de la réaction ou de l’extrême gauche. Le gouvernement provisoire vient juste de décider de prendre toutes les mesures nécessaires pour y arriver, même s'il doit utiliser la force, et bien qu'il ne cesse de rechercher une solution pacifique à ces problèmes."
On ne peut douter un instant que « 1’honneur national » de nos Patriotes sociaux-démocrates reste intact lorsque l'ambassadeur de la "démocratie révolutionnaire" s'empresse de démontrer à la ploutocratie américaine que le gouvernement russe est prêt à faire couler le sang du prolétariat russe au nom de la loi et l'ordre. L 'élément le plus important du maintien de l'ordre étant le soutien loyal aux capitalistes de l'Entente.
Et tandis qu’Herr Bachmatief, chapeau à la main, s'adressait humblement aux hyènes de la Bourse américaine, Messieurs ([3]) Tsérételli et Kérensky endormaient la "démocratie révolutionnaire", en lui assurant qu'il était impossible de combattre l'"anarchie de la gauche" sans utiliser la force et menaçaient de désarmer les ouvriers de Pétrograd et les régiments qui les sontenaient. Nous pouvons voir maintenant que ces menaces étaient proférées au bon moment : elles étaient la meilleure garantie pour les prêts américains à la Russie.
"Vous pouvez maintenant voir, aurait pu dire Herr Bachmatiev à Mr.Wilson, que notre pacifisme révolutionnaire ne diffère pas d'un cheveu du pacifisme de votre Bourse. Et s'ils peuvent croire en Mr. Bryan, pourquoi ne pourraient-ils croire Herr Tsérételli ?"
[1] Poète latin (vers 60 - 140) auteur de satires stigmatisant avec une mordante ironie les moeurs décadentes des dignitaire, de l'Empire romain.
[2] En français dans le texte. (N.d.T.)
[3] En français dans le texte (N.d.T.)
Nous publions ci-après deux documents d'analyse de la situation internationale adoptés par le XVe congrès du CCI qui vient de se tenir : la résolution sur la situation internationale et des notes sur l'histoire de la politique impérialiste des Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous reviendrons, dans la prochain numéro de la Revue Internationale, sur les travaux de ce congrès.
1. Avec l'offensive massive des ÉtatsUnis contre l'Irak, nous entrons dans une nouvellc phase de la chute du capitalisme dans la barbarie militaire, ce qui va agrraver tous les conflits ouverts ou les tensions latentes dans le monde. En plus des terribles dévastations qui vont s'abattre sur la malheureuse population irakienne, cette guerre n'aura pour effet que d'attiser les tensions impérialistes et le chaos militaire partout ailleurs. La préparation de la guerre a déjà provoqué la première déchirure ouverte entre l'Amérique d'une part, et la seule autre puissance qui pourrait poser sa candidature pour diriger un nouveau bloc anti-américain, l’Allemagne. Les divisions entre grandes Puissances au sujet de l'Irak ont sonné le glas de l'OTAN, tout en révélant que l’Europe, loin de constituer déjà un tel bloc, est déchirée par de profondes divergences sur les questions clé des relations internationales. L'offensive américaine a poussé un autre pôle de "l'axe du Mal", la Corée du Nord, a jouer son propre jeu dans la crise, avec pour danger à moyen terme l'extension des hostilités à l'Extrême Orient. Pendant ce temps, le troisième pôle de l'axe, l'Iran, joue aussi sa carte nucléaire. EN Afrique, les prétentions de la France à passer pour une puissance 'pacifique' sont démenties par l'implication croissante de ses trottpes dans la guerre sanglante en Côte d'Ivoire. Les retombées de la guerre en Irak, loin de créer une nouvelle "Allemagne de l'Ouest" au Moyen-Orient. comme l'ont prédit les commentateurs bourgeois les plus inconsistants, ne peu servir qu'à créer unie gigantcsque zone d'instabilité qui aura pour conséquence immédiate l'aggravation du conflit Israël/Palestine, et provoquera de nouvellcs attaques terroristes de par le monde. La guerre contre le terrorisme répand la terreur sur toute la planète, non seulement par les massacres qu'elle perpcetue sur ses victimes immédiates sur les fronts des rivalités impérialistes, Mais plus largement par le développement dans les populations de l'angoisse sur l'avenir qui attend l'ensemble de l'humanité.
2. Ce n'est pas un hasard si l'aggravation des tensions militaires "coïncide" avec un nouveau plongeon dans la crise économique mondiale. Cela s'est manifesté non seulement dans l'effondrement ouvert des économies plus faibles (mais èconomiquemcnt significatives) comme l'Argentine, mais par dessus tout, dans le retour en récession ouverte de l'économie US, dont la croissance artificiellement par le crédit dans les années 90 (et qu'on nous présentait comme le triomphe de la "nouvelle économie") avait représenté la grande espérance de tout le système économique mondial, en particulier des pays d'Europe. Ces années glorieuses sont maintenant définitivement terminées alors que l'économie américaine est touchée par une augmentation spectaculaire du chômage, une chute de la production industrielle, un déclin de la consommation, l'instabilité boursière, des scandales et des banqueroutes et le retour du déficit du budget fédéral.
Une mesure de la gravité de la situation économique actuelle est donnée par l'état de l'économie britannique, qui parmi celles de tous les principaux pays européens, était présentée comme la mieux armée pour faire face aux tempêtes en provenance des États-Unis. En fait, quasiment tout de suite après que le chancelier Brown ait déclaré que "la Grande Bretagne est mieux placée que par le passé pour affronté le recul économique mondial", les statistiques offïcielles étaient publiées, montrant que l'industrie britannique, dans les secteurs hight tech comme dans les secteurs plus traditionnels, était à son plus bas niveau depuis la récession de 1991, et que 10000 emplois disparaissent chaque mois dans ce secteur. Combiné aux sacrifices exigés par l'augmentation vertigineuse des budgets militaires, le glissement dans la récession ouverte génère d'ores et déjà tout une nouvelle vague d'attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière dicenciements, "modernisation", réduction des allocations, et tout spécialement des pensions de retraite, etc.).
3. La situation à laquelle fait face la classe ouvrière est donc d'une gravité sans précédent. Depuis plus d'une décennie, la classe ouvrière a subi le recul de ses luttes le plus prolongé depuis la sortie de la période de contre-révolution à la fin des années 60. Confrontée au double assaut de la guerre et de la crise économique, la classe ouvrière a rencontré des difficultés considérables dans le développement de ses luttes, même au niveau le plus élémentaire de son autodéfense économique. Sur le plan politique, ses difficultés sont encore plus prononcées, sa conscience générale des énormes responsabilités qui pèsent sur ses épaules ayant subi un coup après l'autre depuis plus d'une décennie. De plus, les forces dont la première tâche est de combattre les faiblesses politiques du prolétariat, les forces de la Gauche communiste sont dans un état de désarroi plus dangereux que jamais depuis la réémergence des forces révolutionnaires à la fin des années 60. Les énormes pressions d'un ordre capitaliste en décomposition ont tendu à renforcer les vieilles faiblesses opportunistes et sectaires dans le milieu politique prolétarien, ont entraîné d'importantes régressions politiques et théoriques, menant à sous-estimer la gravité de la situation à laquelle le prolétariat et ses minorités révolutionnaires Sont confrontés et en fait, à obscurcir toute réelle compréhension de la nature et de la dynamique de l'ensemble de l'époque historique.
La crise du leadership américain
4. Confronté à l'effondrement du bloc rival russe à la fin des années 80, et à la rapide désagrégation de son propre bloc occidental, l'impérialisme US a élaboré un plan stratégique qui, au cours de la décennie qui a suivi, s'est révélé de plus en plus ouvertement. Confïrmés comme la seule super-puissance subsistante, les EtatsUnis feraient tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter qu'aucune autre super-puissance -en réalité, aucun autre bloc impérialiste - ne vienne défier leur "nouvel ordre mondial". Les principales méthodes de cette stratégie ont été pleinement mises en évidence par la première guerre du Golfe en 1991:
- une démonstration massive de la supériorité militaire US, avec Saddam Hussein dans le rôle du bouc émissaire ;
- l'enrôlement de force des autres puissances dans une coalition destinée à donner des airs de légitimité à l'opération US, tout autant qu'à fournir une partie importante des énormes fonds nécessaires. L'Allemagne en particulier, le seul réel candidat au leadership d'un nouveau bloc anti-américain, a dû payer le plus.
5. Si le premier objectif de la guerre du Golfe était d'adresser un avertissement efficace à tous ceux qui voudraient défier l'hégémonie US, il faut considérer qu'elle a été un échec. Dans l'année qui a suivi, l'Allemagne a provoqué la guerre dans les Balkans, dans le but d'étendre son influence au carrefour stratégique entre l'Europe et le Moyen-Orient. Cela a presque pris toute la décennie aux États-Unis avant qu'ils puissent, à travers la guerre au Kosovo, imposer leur autorité sur la région en rencontrant l'opposition non seulement de l'Allemagne (qui soutenait la Croatie en sous main), mais aussi de la France et l'allié supposé des américains, la Grande-Bretagne, qui soutenaient secrètement la Serbie. Le chaos dans les Balkans était une expression claire des contradictions auxquelles les États-Unis faisaient face : plus ils cherehaient à discipliner leurs anciens alliés, plus ils provoquaient résistance et hostilité, et moins ils réussissaient à les enrôler dans des opérations militaires dont ils savaient qu'elles étaient dirigées contre eux. D'où le phénoméne qui a vu les États-Unis, de plus en plus obligés de faire cavalier seul dans leurs aventures, s'en remettre de moins en moins aux structures internationales "légales" comme l'ONU et l'OTAN, lesquelles devenaient de façon croissante des obstacles aux plans américains.
6. Après le 11 septembre 2001, presque certainement organisé avec la complicité de l'État US, la stratégie globale des EtatsUnis est passée à un stade supérieur. La "guerre contre le terrorisme" a immédiatement été annoncée comme une offensive militaire permanente et à l'échelle de la planète. Confrontés au défi croissant de leurs principaux rivaux impérialistes (exprimé successivement à propos des accords clé Kyoto, de la force militaire européenne, des manoeuvres autour du maintien de l'ordre au Kosovo, etc.). les ÉtatsUnis ont opté pour une politique d'intervention militaire beaucoup plus massive et directe, avec pour but stratégique l'encerclement de l'Europe et de la Russie en prenant le contrôle de l'Asie centrale et du Moyen-Orient. En Extrême-Orient, en incluant la Corée du Nord dans "l'Axe du mal" et en renouvelant son intérêt pour "la lutte contre le terrorisme" en Indonésie à la suite de l'attentat de Bali, l'impérialisme américain a aussi déclaré son intention d'intervenir dans les plates-bandes de la Chine et du Japon.
7. Les objectifs de cette intervention ne se limitent certainement pas à la question du pétrole considéré uniquement comme source de profit capitaliste. Le contrôle de ces régions pour des raisons géostratégiques était un sujet d'intenses rivalités impérialistes bien avant que le pétrole ne devienne un élément vital de l'économie capitaliste. Et bien qu'il existe une claire nécessité de contrôler les énormes capacités de production pétrolière du Moyen-Orient et du Caucase, l'action militaire US dans cette région n'est pas mise en oeuvre au service des compagnies pétrolières : celles-ci ne sont autorisées à encaisser leurs profits que si elles s'insèrent dans les plans stratégiques généraux, qui incluent la capacité d'interrompre les livraisons de pétrole aux ennemis potentiels de l'Amérique, et donc d'étrangler toute menace militaire avant qu'elle ne débute. L'Allemagne et le Japon en particulier sont beaucoup plus dépendants du pétrole du Moyen-Orient que les Etats-Unis.
8. L'audacieux projet américain de bâtir un cercle d'acier autour de ses principaux rivaux impérialistes est donc la véritable explication de la guerre d'Afghanistan, de l'assaut contre l'Irak, et de l'intention déclarée de s'occuper de l'Iran. Cependant, les agissements des États-Unis ont appelé une réponse en proportion de la part de leurs principaux rivaux. La résistance aux plans US a été conduite par la France, qui a menacé de faire usage de son droit de veto au Conseil de Sécurité ; mais encore plus significatif est le défi lancé par l'Al lemagne, qui jusqu'à présent a eu tendance à travailler dans l'ombre, permettant à la France de jouer le rôle d'opposant déclaré aux ambitions américaines. Aujourd'hui cependant l'Allemagne perçoit l'aventure américaine en Irak comme une réelle menace contre ses intérêts dans une zone qui a été centrale pour ses ambitions impérialistes depuis la Première guerre mondiale. Elle a donc lancé un défi plus explicite que jamais auparavant vis-à-vis des Etats-Unis. De plus, sa position résolument "anti guerre" a encouragé la France qui quasiment jusqu'à la veille de la guerre a laissé entendre qu'elle pourrait changer de position et prendre part à l'action américaine. Avec l'éclatement de la guerre, ces puissances ont adopté un profil plutôt bas, mais au niveau historique, c'est un réel tournant qui a été pris. Cette crise met en évidence la fin non seulement de l'OTAN (dont l'inadéquation s'est vue à travers son incapacité à s'accorder sur la "défense" de la Turquie juste avant la guerre) mais aussi des Nations Unies. La bourgeoisie américaine considère de plus en plus cette institution comme un instrument de ses principaux rivaux et dit ouvertement qu'elle ne jouera aucun rôle dans la "reconstruction" de l'Irak. L'abandon de ces institutions de "droit international" représente une avancée significative dans le développement du chaos dans les rapports internationaux.
9. La résistance aux plans américains de la part de l'alliance entre la France, l'Allemagne, la Russie et la Chine montre que, confrontés à la supériorité massive des Etats-Unis, ses principaux rivaux n'ont d'autre choix que de se regrouper contre eux. Cela confirme que la tendance à la constitution de nouveaux blocs impérialistes reste un facteur réel dans la situation actuelle. Mais ce serait une erreur de confondre une tendance et un fait accompli, surtout parce que dans la période de la décomposition capitaliste, le mouvement vers la formation de nouveaux blocs est constamment contrarié par la contre-tendance de chaque pays à défendre ses intérêts nationaux immédiats avant tout, par la tendance au chacun pour soi. Les profondes divisions entre pays européens sur la guerre en Irak ont montré que "l'Europe" est loin de former un bloc cohérent comme certains éléments du mouvement révolutionnaire ont tendance a l'affirmer. De plus de tels arguments se basent sur une confusion entre alliances économiques et véritables blocs impérialistes, qui sont avant tout des formations militaires en vue de la guerre mondiale. Ici, deux autres facteurs importants entrent en jeu : premièrement, la domination militaire indéniable des EtatsUnis qui empêche leurs principaux rivaux de leur lancer ouvertement un défi guerrier ; deuxièmement, le fait que la classe ouvrière n'est pas battue signifie qu'il n'est pas encore possible de créer les conditions sociales et idéologiques pour de nouveaux blocs guerriers. Ainsi la guerre contre l'Irak, tout en ayant révélé ouvertement les rivalités entre les grandes puissances, conserve fondamentalement la même forme que les autres grandes guerres de cette période : une guerre "détournée" dont le véritable but est caché derrière le choix d'un "bouc émissaire" représenté par une puissance de troisième ou quatrième ordre et dans laquelle les principales puissances prennent soin de n'envoyer que des armées professionnelles.
10. La crise du leadership US a placé l'impérialisme britannique dans une position de plus en plus contradictoire. Avec la fin de la "relation spéciale", la défense des intérêts clé la Grande-Bretagne exige que celle-ci joue un rôle de "médiateur" entre l'Amérique et les principales puissances européennes, ainsi qu'entre ces dernières. Bien que présenté comme le caniche des États-Unis, le gouvernement Blair lui-même a joué un rôle significatif dans l'éclatement de la crise actuelle, en insistant sur le fait que l'Amérique ne pouvait pas aller seule en Irak, mais devait suivre la voie de l'ONU. La Grande-Bretagne a aussi été le théâtre des plus grandes manifestations "pour la paix", lesquelles ont été organisées par des fractions importantes de la classe dominante - et pas seulement ses appendices gauchistes. Le fort sentiment "anti-guerre" dans des parties de la bourgeoisie britannique est l'expression d'un réel dilemme pour la classe dominante en Angleterre, alors que le déchirement grandissant entre l'Amérique et les autres grandes puissances rend son rôle "centriste" de plus en plus inconfortable. En particulier, les arguments de la Grande-Bretagne selon lesquels les Nations Unies doivent jouer un rôle central dans la période post-Saddam et que cela doit s'accompagner de concessions significatives aux palestiniens, sont poliment ignorés par les Etats-Unis. Bien qu'il n'y ait pas encore de claire alternative, au sein de la bourgeoisie britannique, à la ligne Blairen ce qui concerne les relations internationales, il y a un malaise grandissant d'être associé de manière trop étroite à l'aventurisme US. le bourbier qui se développe maintenant en Irak ne peut que renforcer ce malaise.
11. Bien que les Etats-Unis continuent à démontrer leur supériorité militaire écrasante par rapport aux autres grandes puissances, le caractère de plus en plus ouvert de leurs ambitions impérialistes tend à affaiblir leur autorité politique. Dans les deux guerres mondiales et dans le conflit avec le bloc russe, les États-Unis ont été capables de se poser en tant que principal rempart de la démocratie et des droits des nations, en défenseur du monde libre contre le totalitarisme et les agressions militaires. Mais depuis l'effondrement dit bloc de l'Est les États-Unis ont été obligés de jouer eux mêmes le rôle de l'agresseur ; et tandis que dans l'immédiat après 11 septembre, ils étaient encore capables dans une certaine mesure de présenter leur action en Afghanistan comme un acte de légitime défense, les justifications pour la guerre actuelle en Irak se sont révélées complètement inconsistantes tandis que leurs rivaux se sont présentés comme les meilleurs défenseurs des valeurs démocratiques face aux intimidations américaines. Les premières semaines de l'action militaire ont principalement servi à créer de nouvelles difficuités à l'autorité politique américaine. Initialement présentée comme une guerre qui serait à la fois rapide et propre, il apparaît que le plan de guerre établi par l'administration actuelle a sérieusement sous estimé le degré auquel l'invasion provoquerait des sentiments de défense nationale dans la population irakienne. Bien que l'omniprésence des unités Spéciales de Saddam ait certainement joué un rôle dans l'étouffement de la résistance de l'armée régulière à travers leur méthode habituelle de coercition et de terreur, il y a eu une réaction bien plus générale d'hostilité envers l'invasion américaine, même si elle ne s'est pas accompagnée d'un grand enthousiasme envers le régime de Saddam. Même les organisations chiites sur lesquelles on comptait pour se "soulever" contre Saddam ont déclaré que le premier devoir de tous les irakiens était de résister à l'envahisseur. La prolongation de la guerre ne va faire qu'aggraver la misère de la population par la faim et la soif ou par l'intensification des bombardements ; et tout indique que cela ne fera qu'accroitre l'hostilité populaire envers les Etats-Unis.
De plus la guerre exacerbe les divisions dans la société irakienne, en particulier entre ceux qui se sont alliés aux Etats-Unis (comme les régions kurdes) et ceux qui se battent contre l'invasion. Ces divisions ne peuvent servir qu'à créer du désordre et de l'instabilité dans l'Irak d'après Saddam, sapant encore plus les proclamations américaines selon lesquelles ils apporteraient la paix et la prospérité dans la région. Au contraire, la guerre accumule déjà les tensions dans cette partie du monde, comme le démontre l'incursion turque dans le nord de l'Irak, la position anti-américaine adoptée par la Syrie et le renouveau de bruits de bottes entre l'Inde et le Pakistan.
Aussi, loin de résoudre la crise du leadership américain, la guerre actuelle ne peut que la porter à un niveau supérieur.
Décadence et décomposition
12. La plongée dans le militarisme est par excellence l'expression de l'impasse à laquelle est confronté le système capitaliste, sa décadence en tant que mode de production. Comme les deux guerres mondiales, et la guerre froide entre 1945 et 1989, les guerres de la période inaugurée depuis 1989 sont la manifestation la plus flagrante du fait que les rapports de production capitalistes sont devenus un obstacle au progrès de l'humanité. Non seulement ce terrifiant record de destructions (et de production des moyens de destruction) représente un gaspillage consternant de force de travail humain dans une période où les forces productives sont objectivement capables de libérer l'Homme de toutes les formes de travail pénible et de pénurie, c'est aussi le produit d'un facteur actif dans une dynamique qui menace la survie même de l'humanité. Cette dynamique s'est aggravée tout au long de la période de décadence : il suffit de comparer les niveaux de mort et de destructions occasionnés par la première et la deuxième guerres mondiales, aussi bien que l'étendue globale de chaque conflit pour le comprendre. De plus, bien que la troisième guerre mondiale entre les blocs russe et américain une guerre qui aurait presque certainement mené à la destruction de l'humanité - n'ait jamais éclaté, les guerres par procuration entre eux pendant plus de quatre décennies ont fait autant de morts que les deux guerres mondiales réunies. Ce ne sont pas seulement des faits mathématiques ou technologiques ; ils témoignent d'un approfondissement qualitatif de la tendance du capitalisme à l'autodestruction.
13. Il est évident pour tout observateur de la scène internationale que 1989 a marqué le commencement d'une phase radicalement nouvelle dans la vie du capitalisme. En 1990, Bush senior promettait un Nouvel Ordre mondial de paix et de prospérité. Et pour les apologistes intellectuels de la classe dominante, la fin de "l'expérience communiste" a signifie un renforeement du capitalisme, devenu enfin un système réellement "global", et armé des merveilleuses technologies nouvelles qui feraient de ses crises économiques un vieux souvenir. De même le capitalisme ne serait plus troublé par la contradiction entre bourgeoisie et prolétariat, Puisque dans la "nouvelle économie", la classe ouvrière et ses luttes ont cessé d'exister. L'éclosion de la nouvelle ère de globalisation était si évidente que ses opposants les plus connus, le mouvement global anti-capitaliste, partageait pratiquement tous les postulats de base de ses apologistes. Pour le marxisme, cependant, l'effondrement du bloc stalinien n'était que l'effondrement d'une partie d'un système capitaliste déjà globalisé ; et la période inaugurée par ce séisme n'a représenté aucune fleuraison, aucun rajeunissement du capitalisme ; au contraire, il ne peut être compris que comme la phase terminale de la décadence capitaliste, la phase que nous appelons la décomposition, la "floraison" de toutes les contradictions accumulées d'un ordre social déjà sénile.
14. Le retour de la crise économique ouverte à la tin des années 1900 avait en effet déjà ouvert un chapitre final dans le cycle classique du capitalisme, crise, guerre, reconstruction, nouvelle crise. Dorénavant, il devenait virtuellement impossible au capitalisme de reconstruire après une troisème guerre mondiale qui signitierait probablement l'anéantissement de l'humanité, ou au mieux une régression aux proportions incalculables. Le choix historique auquel est aujourd'hui confrontée l'humanité n'est plus seulement révolution ou guerre, mais révolution ou destruction de l'humanité.
15. 1968 a vu la résurgence historique des luttes prolétariennes en réponse à l'émergence de la crise, ouvrant un cours vers des confrontations de classe massives. Sans défaire le prolétariat renaissant, la classe dominante ne serait pas capable de conduire la société à la guerre, qui même si elle aurait certainement signifié l'autodestruction du capitalisme, demeurait l'issue "logique" des contradictions fondamentales du système. Cette nouvelle période de luttes ouvrières s'est manifestée au travers les trois vagues internationales(1968-74, 1978-81, 1983-89) ; mais l'effondrement du bloc de l'Est en 1989, et les campagnes simultanées sur la faillite du communisme et la fin de la lutte de classe, ont représenté une rupture importante avec l'ensemble de cette période. La classe ouvrière n'a pas subi de défaite historique majeure et la menace d'une troisième guerre mondiale, qui avait déjà été tenue en échec par la recrudescence de la lutte de classe, a encore été repoussée plus loin dans l'ordre du jour de l'histoire par les nouvelles barrières objectives à la reconstitution de blocs impérialistes, en particulier la vigueur de la tendance au "chacun pour soi" dans la nouvelle période. Néanmoins, la classe ouvrière, dont les luttes dans la période de 1968 à 1989 avaient empêché la bourgeoisie d'imposer sa "solution" à la crise économique, était de plus en plus confrontée aux conséquences de son propre échec à élever ses luttes à un niveau politique plus haut et à offrir une alternative à l'humanité. La période de décomposition, résultat de cette "impasse" entre les deux classes principales, n'apporte rien de positif à la classe exploitée. Bien que la combativité de la classe n'ait pas été anéantie dans cette période, et qu'un processus de maturation souterraine de la conscience y était encore sensible, en particulier sous la forme "d'éléments en recherche" et de petites minorités politisées, la lutte de classe partout dans le monde a subi un recul qui n'est toujours pas terminé. La classe ouvrière dans cette période a été confrontée non seulement à ses faiblesses politiques, mais aussi au danger de perdre son identité de classe sous le poids d'un système social en pleine désintégration.
16. Ce danger n'est pas fondamentalement le résultat des réorganisations de la production et du partage du travail exigées par la crise économique (par exemple le déplacement des industries secondaires vers le secteur tertiaire dans la plupart des pays avancés, l'informatisation, etc.) ; il résulte d'abord et avant tout des tendances les plus omniprésentes de la décomposition, l'atomisation accélérée des relations sociales, la gangstérisation et, plus important que tout, l'attaque systématique contre la mémoire de l'expérience historique et de la perspective propre du prolétariat que la bourgeoisie a développée dans le sillage de "l'effondrement du communisme". Le capitalisme ne peut pas fonctionner sans l'existence d'une classe ouvrière, mais cette dernière peut perdre, à terme, toute conscience de son existence comme classe. Ce processus est tous les jours renforcé par la décomposition aux niveaux spontané et objectif; mais il n'empêche pas la classe dominante d'utiliser consciemment toutes les manifestations de la décomposition pour accentuer l'atomisation de la classe. La récente montée de l'extrême droite, capitalisant les craintes populaires en jouant sur les flux de réfugiés désespérés provenant des pays les plus touchés par la crise et la guerre, en est un exemple, tout comme l'utilisation des peurs devant le terrorisme pour renforeer l'arsenal répressif de l'État.
17. Bien que la décomposition du capitalisme soit le résultat de cet écart historique entre les classes, cette situation ne peut pas demeurer statique. La crise économique, qui est aux racines tant de la tendance vers la guerre que de la réponse du prolétariat, continue à s'approfondir, mais contrairement à la période de 1968 à 1989, alors que l'issue de ces contradictions de classe ne pouvait être que la guerre ou la révolution, la nouvelle période ouvre la voie à une troisième possibilité : la destruction de l'humanité, non au travers d'une guerre apocalyptique, mais au travers d'une avance graduelle de la décomposition,qui pourrait à terme saper la capacité du prolétariat à répondre comme classe, et pourrait également rendre la planète inhabitable dans une spirale de guerres régionales et de catastrophes écologiques. Pour mener une guerre mondiale, la bourgeoisie devrait commencer par affronter directement et défaire les principaux bataillons de la classe ouvrière, et ensuite les mobiliser pour qu'ils marchent avec enthousiasme derrière les bannières et l'idéologie de nouveaux blocs impérialistes , dans le nouveau scénario, la classe ouvrière pourrait être battue d'une manière moins ouverte et moins directe, simplement en n'arrivant pas à répondre à la crise du système et en se laissant de plus en plus entraîner dans la spirale de la décadence. En bref, une perspective beaucoup plus dangereuse et difficile attend la classe et ses minorités révolutionnaires.
18. La nécessité pour les marxistes de comprendre ces changements majeurs dans la situation à laquelle est confrontée l'humanité est soulignée par la menace croissante que fait peser la simple continuation de la production capitaliste sur l'environnement. De plus en plus de scientifiques tirent la sonnette d'alarme à propos des possibilités de "réaction positive" dans le processus de réchauffement global -par exemple, dans la cas de l'Amazonie, où les effets combinés du déboisement et d'autres empiètements, ainsi que les températures en hausse, en accélèrent dramatiquement la destruction. Si cette destruction se poursuit à ce rythme, elle libérera dans l'atmosphère des quantités énormes de dioxyde de carbone, et donc fera augmenter de façon importante la vitesse du réchauffement. En plus de cela, l'intensification des dangers écologiques ne peut avoir que des effets déstabilisants massifs sur la structure de la société, l'économie, et les rapports inter-impérialistes. Dans ce domaine, la classe ouvrière ne peut pas faire grand-chose pour mettre un terme à ce glissement avant d'avoir remporté la victoire politique à l'échelle mondiale, et pire, plus sa révolution est retardée, et plus le prolétariat risque d'être englouti, et les bases mêmes d'une reconstruction sociale d'être minées.
19. Malgré les dangers croissants de la décomposition capitaliste, la plupart des groupes de la Gauche communiste n'acceptent pas le concept de décomposition, même s'ils peuvent en voir les manifestations extérieures dans le chaos croissant aux niveaux international et social. En fait, loin de leur donner une vision claire de la situation où se trouve la classe ouvrière, la période de décomposition, nouvelle et sans précédent, a produit chez eux un réel désarroi théorique. Les groupes bordiguistes n'ont jamais eu une théorie solide sur la décadence, même s'ils reconnaissent le cours à la guerre impérialiste dans cette période et sont encore capables d'y répondre sur un terrain internationaliste. Ils n'ont pas été capables non plus d'intégrer le concept de cours historique élaboré par la Fraction italienne dans les années 1930, notion suivant laquelle la guerre impérialiste exige la défaite préalable et la mobilisation active du prolétariat. Il leur manque donc les deux fondements théoriques de la décomposition. Le BIPR, bien qu'acceptant la notion de décadence, a aussi rejeté le concept de cours historique élaboré par la Gauche italienne. De plus, de récentes déclarations de ce courant montrent que sa compréhension du concept de décadence aussi est en recul. Une polémique avec la conception du CCI à propos de la décomposition révèle très clairement l'incohérence des positions qu'il tend actuellement à adopter : "La tendance à la décomposition, que la vision apocalyptique du CCI voit partout, impliquerait en effet que le capitalisme soit au bord de l’effondrement si elle était réelle. Cependant, ce n'est le cas, et si le CCI examinait les phénomènes de la société contemporaine de manière plus didactique, ce serait évident. Aloirs que d'une part, de vieilles structures s’effondrent, de nouvelles apparaissent. Par exemple, l'Allemagne n'aurait pas pu se réunifier sans l’effondrement de la RDA et celui du bloc russe. Les pays du Comecon n’auraient pu rejoindre la CEE sans la dissolution du Comecon, etc. Le processus d'écroulement est en même un processus de reconstruction, la décomposition fait partie d’un processus de recomposition. Alors que le CCI reconnait qu'il y à une tendance à la recomposition, i1 la considère comme insignifiante en comparaison avec la tendance prédominante à la décomposition et au chaos... Le CCI à échoué à délmontrer comment cette tendance à surgi de l’infrastructure capitaliste. La difficulté qu'il rencontre en voulant le faire vient du fait que c'est la tendance à la recomposition qui provient des forces de l’infrastructure capitaliste. En particulier, la crise économique permanente, conséquence de la baisse du taux de profit, oblige les capitaux les plus faibles à former des blocs commerciaux, ,et ces blocs commerciaux constituent les squelettes sur base desquels les futurs blocs impérialistes seront batis" (Revolutionary Perspectives 27).
Confrontés à cette hypothèse, nous devons faire les points suivants :
- le marxisme a toujours insisté sur le fait que l'ouverture de la décadence du capitalisme posait l'alternative historique entre socialisme et barbarie. Avant de déverser leur ironie sur les visions "apocalyptiques" du CCI, les camarades du BIPR feraient bien de se rendre compte qu'ils sous estiment la gravité de la situation mondiale, et la dynamique destructrice imposée au capital par son impasse historique ;
- la question n'est pas de fixer le moment d'un effondrement immédiat et final ; la tendance à l'effondrement est inhérente à toute la période de décadence, dans laquelle l'ancien cadre pour la croissance économique fait défaut, et l'effondrement complet du système n'est repoussé que par les réponses de la classe dominante, le contrôle étatique sur l'économie et la fuite vers la guerre, qui elle-même contient la menace d'un effondrement à un niveau bien plus dévastateur que le simple grippage de la machine économique. De plus, la phase de décomposition signifie une réelle accélération de ce mouvement descendant. C’est peut-étre plus évident au niveau des rapports impérialistes, où la concurrence internationale est la plus impitoyable et anarchique ; au niveau économique, la classe dominante est plus capable d'atténuer le danger de la concurrence débridée entre capitaux nationaux (voir la reconnaissance par la bourgeoisie US de la nécessité d’épauler son principal rival économique le Japon) ;
- dans la période de décadence, il n'y a pas d'harmonie "dialectique" entre décomposition et recomposition. La décomposition n'est que la phase finale d'une tendance vers le chaos et les catastrophes, déjà identifiée au premier congrès de la Troisième Internationale. Dans l'époque décadente, la guerre de chacun contre tous (non l'invention de Hobbes, mais la réalité fondamentale d'une société basée sur la production généralisée de marchandises) n'est en aucun cas écartée par la formation d'énormes cartels d'Etats capitalistes et de blocs impérialistes ; comme le notait déjà Boukharine en 1915, ces formations ne faisaient que hausser l'anarchie fondamentale du capital à un niveau supérieur et plus destructeur. Voilà la tendance qui découle de "l'infrastructure capitaliste" quand elle ne petit plus croître en harmonie avec ses propres lois. D'autre part, il n'y a dans cette période aucune tendance spontanée à la recomposition. Si par là, les camarades veulent dire reconstruction c'est au prix de gigantesques destructions physiques au travers de guerres impérialistes, et dans tous les cas, ce n'est plus une possibilité réelle pour le capitalisme aujourd'hui. Par ailleurs, s'ils pensent que cette "recomposition" exprime une évolution naturelle et pacifique du capitalisme "moderne", cela semblerait montrer l'influence des théories "autonomistes" qui rejettent la vision catastrophiste au coeur du marxisme ; d'ailleurs, leur acceptation partielle de l'idéologie de la globalisation, de la révolution technologique, etc., révèle une réelle concession aux campagnes actuelles de la bourgeoisie à propos de la nouvelle ascendance du capitalisme ;
- enfin, si la recomposition signifie que les nouveaux blocs impérialistes sont déjà en cours de formation, ceci se base sur une identification erronée entre alliances commerciales et blocs impérialistes, ces derniers ayant un caractère fondamentalement militaire. La crise irakienne en particulier a montré que "l'Europe" est totalement
divisée à propos clé ses relations avec les États-Unis. Les facteurs qui empêchent la formation de nouveaux blocs restent aussi présents que jamais : profondes divisions parmi les membres potentiels d'un bloc allemand ; supériorité militaire massive des États-Unis ; manque de fondements idéologiques pour le nouveau bloc, en soi c'est une expression supplémentaire du fait que le prolétariat n'est pas battu.
L'irrationalité de la guerre dans la période de décadence
20. La période de décomposition montre plus clairement que jamais l'irrationalité de la guerre en période de décadence, la tendance de sa dynamique destructrice à devenir autonome et de plus en plus en contradiction avec la logique du profit. Elle est pleinement à contre sens des conditions de base de l'accumulation dans la période de décadence. L'incapacité du capital à s'étendre dans les "zones de production périphériques" paralyse de plus en plus le fonctionnement "naturel" des lois du marché qui, laissées à elles-mêmes, déboucheraient dans un blocage économique catastrophique. Les guerres de la décadence, contrairement à celles de la période ascendante, n'ont pas de logique économique. Contrairement à la vision selon laquelle la guerre serait "bonne" pour la santé de l'économie, la guerre aujourd'hui exprime autant qu'elle aggrave sa maladie incurable. De plus, l'irrationalité de la guerre du point de vue des propres lois au capital s'est intensifiée dans la période de décadence. La première guerre mondiale avait un but "économique" clair, la mainmise sur les marchés coloniaux des puissances rivales. Jusqu'à un certain point, cet élément était aussi présent dans la seconde guerre mondiale, bien qu'il ait déjà été démontré qu'il n'existe pas de lien mécanique entre rivalité économique et confrontation militaire ; en ce sens, au début des années 1920, la Troisième Internationale se trompait en prévoyant que le prochain conflit impérialiste mondial opposerait les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Ce qui est à l'origine de l'impression que la seconde guerre mondiale avait une fonction rationnelle pour le capitalisme, c'est la longue période de reconstruction qui l'a suivie, conduisant beaucoup de révolutionnaires à conclure que la motivation principale du capitalisme à faire la guerre était de détruire du capital pour le reconstruire par la suite. En réalité, la guerre n'était pas le résultat d'une intention consciente de reconstruction après la guerre, mais a été imposée aux puissances capitalistes par la logique impitoyable de la concurrence impérialiste, exigeant la destruction totale de l'ennemi pour des raisons principalement stratégiques.
Cela n'enlève rien au fait que la marche vers la guerre est fondamentalement le résultat de l'impasse économique du capitalisme. Mais le lien entre crise et guerre n'est pas purement mécanique. Les difficultés économiques du capitalisme au moment de la première guerre mondiale n'étaient encore qu'embryonnaires ; la seconde guerre mondiale a éclaté alors que le choc initial de la dépression avait commencé à être absorbé. L'exacerbation de la crise économique crée plutôt les conditions générales de l'exacerbation des rivalités militaires ; mais l'histoire de la décadence montre que les rivalités et les objectifs purement économiques se sont de plus en plus subordonnés aux rivalités et objectifs stratégiques. Cela illustre la profonde impasse dans laquelle se trouve le capitalisme. Après la seconde guerre mondiale, le conflit global entre les blocs américain et russe était presque totalement dominé par des préoccupations stratégiques, puisque sur aucun plan, la Russie ne pouvait prétendre représenter une quelconque rivalité économique sérieuse pour les Etats-Unis. Et il était désormais clair que la guerre mondiale ne résoudrait pas les problèmes économiques du capitalisme puisque. Cette fois, elle aurait mené à l'autodestruction définitive de tout le système.
De plus, la façon dont la période des blocs s'est terminée démontre aussi les coûts ruineux pour l'économie du militarisme : le bloc russe, le plus faible, s'est effondré parce qu'il n'était plus capable de supporter les coûts faramineux de la course aux armements (et était également incapable de mobiliser son prolétariat dans une guerre pour rompre l'étranglement stratégique et économique que lui imposait le bloc US, plus fort). Et malgré toutes les prédictions sur la façon dont la "chute du communisme" allait créer un avenir radieux pour l'entreprise capitaliste la crise économique a poursuivi ses ravages, aussi bien à l'Ouest que dans les pays de l'ex-bloc de l'Est.
Aujourd'hui, la "guerre contre le terrorisme" des États-Unis contient effectivement la défense de leurs intérêts économiques immédiats chez eux et sur toute la planète, et leur agressivité ne peut qu'être exacerbée par l'épuisement des options utilisables par l'économie américaine. Mais cette guerre est fondamentalement dictée par le besoin stratégique des États-Unis de maintenir et de renforeer son leadership global. Le coût énorme des opérations internationales montées dans la première guerre du Golfe en 1991, en Serbie en 1999, en Afghanistan en 2001 et dans le Golfe en 2003 réfute les allégations selon lesquelles ces conflits seraient menés au service des compagnies pétrolières multinationales ou pour les contrats juteux signés lors des reconstructions d'après-guerre. Les reconstructions qui interviendront probablement en Irak après la guerre seront fondamentalement motivées par une nécessité politique et idéologique en tant que condition indispensable, même si pas suffisante, à une domination américaine de ce pays. Bien sûr, des capitalistes individuels peuvent toujours tirer profit d'une guerre, mais le bilan économique général est négatif. La guerre contre le terrorisme ne sera pas suivie d'une reconstruction réelle, ni de nouveaux marchés importants pour l'expansion des États-Unis ou de tout autre économie. La guerre est la ruine du capital à la fois produit de son déclin et facteur d'accélération de celui-ci. Le développement d'une économie de guerre hypertrophiée n'offre pas de solution à la crise du capitalisme, comme le pensaient certains éléments de la Fraction italienne dans les années 1930. L'économie de guerre n'existe pas pour elle-même mais parce que le capitalisme en décadence est contraint de mener guerre après guerre, et soumet de plus en plus l'ensemble de l'économie aux nécessités de la guerre. Cela mine considérablement l'économie car les dépenses d'armements sont fondamentalement stériles. En ce sens, l'effondrement du bloc russe nous donne un avant-goût de l'avenir du capital, puisque l'incapacité de ce dernier à soutenir l'accélération de la course aux armements a constitué l'un des facteurs clés de sa chute. Et bien que le bloc américain ait délibérément cherché ce résultat, aujourd'hui, ce sont les Etats-Unis eux mêmes qui vont vers une situation comparable, même si c'est à un rythme plus lent. La guerre du Golfe actuelle, et plus généralement toute "la guerre contre le terrorisme", sont liées a un énorme accroissemcnt des dépenses militaires conçu pour éclipser tous les budgets militaires du resté du monde mis ensemble. Mais les dommages que ce projet dément va infliger à l'économie américaine sont incalculables.
21. La nature profondément irrationnelle de la guerre dans la période de décadence est aussi démontrée par ses justifications idéologiques, une réalité déjà révélée par la montée du nazisme dans la période menant à la seconde guerre mondiale. En Afrique, quasiment tous les pays, l'un après l'autre, subissent des "guerres civiles" dans lesquelles des gangs de maraudeurs mutilent et massacrent sans aucun semblant de but idéologique, détruisant les infrastructures déjà fragiles sans aucune perspective de relèvement après la guerre. Le recours au terrorisme par un nombre croissant d'Etats, et en particulier le succès grandissant du terrorisme islamique, avec ses idéaux déments de suicide et de mort, sont des expressions supplémentaires d'une société en pleine putréfaction, happée dans une spirale mortelle d'autodestruction. Selon les camarades de la CWO, AI Qaïda « représente une tentative d’ériger un impérialisme moyen-oriental indépendant basé sur l’Islam et les territoires de l’empire Omayyade du 8e siècle. Ce n’est pas simplement un mouvementexprimant la décomposition et le chaos ». (Révolutionary Perspective n°27). En tait, un but aussi réactionnaire et irréaliste n'est pas plus rationnel que l'autre espoir secret de Ben Laden : que ces actions nous rapprochent du Jugement Dernier. Le terrorisme islamique est une pure culture de décomposition.
En revanche, la justification de la guerre de la part des grandes puissances économiques se présente généralement sous les apparences humanitaires, démocrates et autres buts rationnels et progressistes. En fait, si on laisse de côté l'énorme fossé entre les justifications affichées par les Etats impérialistes et les véritables motifs et actions sordides qui s'abritent derrière ces justifications, l'irrationalité de la grande entreprise des États-Unis commence aussi à émerger du brouillard idéologique : un nouvel Empire dans lequel une puissance seule règne sans partage et pour toujours. L'histoire, et en particulier l'histoire du capitalisme, a déjà montré la vanité de tels rêves. Mais cela n'a pas empêché le développement d'une nouvelle idéologie profondément rétrograde pour justifier tout ce projet : le concept d'un colonialisme nouveau et humain, pris au sérieux aujourd'hui par nombre d'idéologues américains et britanniques.
La lutte de classe
22. Il est vital de comprendre la distinction entre le poids historique de la classe ouvrière et son influence immédiate sur la situation. Dans l'immédiat, la classe ne peut pas empêcher les guerres actuelles et elle se trouve dans un sérieux recul, mais ce n'est pas la même chose qu'une défaite historique. Le fait que la bourgeoisie ne soit pas capable de mobiliser le prolétariat pour un conflit impérialiste direct entre grandes puissances, et soit obligée de "dévier" le conflit sur des puissances de deuxième et troisième ordre, en n'utilisant pas des appelés mais des armées professionnelles, est une expression de ce poids historique de la classe.
Même dans le contexte de ces guerres "détournées" la bourgeoisie est contrainte, avec l'aggravation des enjeux, de prendre des mesures préventives contre la classe ouvrière. L'organisation de campagnes pacifistes à une échelle sans précédent (tant en termes de taille des manifestations que de leur coordination internationale) témoigne du malaise de la classe dominante concernant l'hostilité montante envers sa guerre, parmi la population en général, et dans la classe ouvrière en particulier. Pour le moment, la caractéristique essentiel le des campagnes pacifistes a été de montrer leur nature interclassiste et démocratique, leur appel à l'ONU et aux intentions pacifiques des rivaux des Etats-Unis. Mais déjà, dans les discours prononcés depuis les tribunes de ces manifestations, il y a une forte poussée vers la démagogie ouvriériste. On a même vu des mobilisations de la puissance du mouvement syndical, y compris des actions de grève illégales lorsque la guerre a éclaté. Cela va jusqu'à la récupération de slogans internationalistes classiques comme "l'ennemi principal est dans notre propre pays". Derrière cette rhétorique, il y a la compréhension de la part de la bourgeoisie que la marche vers la guerre ne petit faire l'économie d'une confrontation avec la résistance de sa victime principale, la classe ouvrière, même si l'opposition de classe est en fait réduite actuellement à des réponses isolées de la part des ouvriers ou à l'activité d'une petite minorité internationaliste.
23. Tout cela démontre clairement que le cours historique n'a pas été inversé, même si, dans la période de décomposition, les conditions dans lesquelles il s'exprime ont été profondément modifiées. Ce qui a changé avec la décomposition, c'est la possible nature d'une défaite historique. qui peut lie pas venir d'un heurt frontal entre les classes principales, mais d'un lent reflux des capacités du prolétariat à se constituer en classe, auquel cas le point de non retour serait plus difficile à discerner, comme ce serait le cas avant toute catastrophe définitive. C'est le danger mortel auquel la classe est confrontée ayjourd'hui. Mais nous sommes convaincus que ce point n'a pas encore été atteint, et que le prolétariat conserve la capacité de redécouvrir sa mission historique. Pour être à même de prendre en compte les potentialités réelles que conserve le prolétariat, et d'assumer les responsabilités qui en découlent pour les révolutionnaires, encore est-il nécessaire que ces dernières se départissent d'une approche immédiatiste de l'analyse des situations.
24. Sans un cadre historique clair pour comprendre la situation actuelle clé la classe, il est très facile de tomber dans une attitude immédiatiste, qui peut balancer de l'euphorie au pessimisme le plus noir. Dans la période récente, la tendance majeure dans le milieu politique prolétarien a été de se laisser emporter par de faux espoirs de mouvements massifs de la classe : ainsi, certains groupes ont vu dans les émeutes de 2001 en Argentine le commencement d'un mouvement tendant à l'insurrection prolétarienne, alors que le mouvement n'était même pas basé principalement sur un terrain de classe : de même, la grève des pompiers en Grande-Bretagne a été interprétée comme le foyer d'une résistance de classe massive contre la marehe à la guerre. Ou encore, en l'absence de mouvements sociaux ouverts, il y a eu une tendance à voir le syndicalisme de base comme le point de départ pour préparer la résurgence de la classe dans le futur.
25. Dans le contexte du cours historique actuel, la perspective pour la lutte de classe reste le retour de luttes massives en réponse à l'approfondissement de la crise économique. Ces luttes suivront la dynamique de la grève de masse, qui est caractéristique du mouvement réel de la classe à l'époque de la décadence : elles ne sont pas organisées d'avance par un organe préexistant. C’est à travers la tendance à des luttes massives que la classe va recouvrer son identité de classe qui est une précondition indispensable à la politisation finale de sa lutte. Mais nous devons garder à l'esprit que de tels mouvements seront inévitablement précédés par une série d'escarmouches qui resteront sous le contrôle syndical, et même lorsqu'elles prendront un caractère plus massif, elles n'apparaîtront pas directement sous une "forme pure", c'est-à-dire ouvertement en dehors des syndicats et contre eux, et organisées et centralisées par des assemblées autonomes et des comités de grève. En fait, il sera plus important que jamais que les minorités révolutionnaires et les groupes d'ouvriers avancés défendent la perspective de formation de tels organismes au sein des mouvements qui surgiront.
26. Il y a eu beaucoup de telles escarmouches tout au long, des années 1990 et elles expriment la contre tendance au reflux général. Mais leur manque de toute dimension politique claire a été appréhendé par la bourgeoisie pour aggraver le désarroi dans la classe. Une carte particulièrement importante dans les années 1990 a été la venue au pouvoir de gouvernements de gauche, à même de donner une énorme impulsion à l'arsenal bourgeois d'idéologies démocratiques et réformistes ; en plus de cela, les syndicats ont organisé de nombreuses actions préventives pour endiguer le mécontentement croissant dans la classe. Les plus spectaculaires ont été les grèves de décembre 1995 en France, qui avaient même l'apparence de dépasser les syndicats et de s'unifier à la base, en fait pour empecher que cela se passe vraiment. Depuis lors, les campagnes syndicales ont été plus limitées, en concordance avec la désorientation de la classe, mais un retour à des réponses plus combatives peut être discerné aujourd'hui dans des exemples comme les grèves dans le secteur public annoncées ou menaçantes en GrandeBretagne, en France, en Espagne, en Allemagne et ailleurs.
27. Lc marxisme a toujours insisté sur le fait qu'il ne suffisait pas d'observer la lutte de classe seulement sous l'angle de ce que fait le prolétariat : puisque la bourgeoisie aussi mène une lutte de clase contre le prolétariat et sa prise de conscience, un élément clé de l'activité marxiste a toujours été d'examiner la stratégie et la tactique de la classe dominante pour devancer son ennemi mortel. Une part importante de cette activité est d'analyser quelles équipes gouvernementales la bourgeoisie tend à mettre en avant en réponse à différents moments de l'évolution de la lutte de classe et de la crise générale de la société.
28. Comme le CCI l'avait noté dans la première phase de son existence, la réponse initiale de la classe dominante au ressurgissement historique de la lutte de classe à la fin des années 1960 a été de placer des gouvernements de gauche au pouvoir ou de dévoyer les luttes ouvrières en leur présentant la perspective mystificatrice de gouvernements de gauche. Ensuite, à la fin des années 1970, nous avons vu qu'en réponse à la seconde vague internationale de luttes, la bourgeoisie avait adopté une nouvelle stratégie dans laquelle la droite revenait au gouvernement et la gauche entrait dans l'opposition afin de saboter de l'intérieur la résistance des ouvriers. Bien qu'elle n'ait jamais été appliquée de façon mécanique dans tous les pays, cette stratégie était néanmoins très claire dans les pays capitalistes les plus importants.
Après l'effondrement du bloc de l'Est, cependant, étant donné le recul de la conscience dans la classe ouvrière, il n'y avait plus le même besoin d'adopter cette ligne, et dans un certain nombre de pays, des gouvernements de centre-gauche, personnifiés par le régime de BLair en GrandeBretagne, furent favorisés comme étant la meilleure formule, par rapport à la fois à la crise économique et à la nécessité de présenter la fuite actuelle du capitalisme dans le militarisme comme une nouvelle forme d"'humanitaire".
La récente accession de partis de droite aux responsabilités gouvernementales ne signifie cependant pas que la classe dominante serait en train d'adopter une stratégie concertée de gauche dans l'opposition. L'arrivée de gouvernements de droite dans un certain nombre de pays capitalistes centraux est plus l'expression du manque de cohérence au sein des bourgeoisies nationales et entre bourgeoisies nationales, laquelle est une des conséquences de la décomposition. Il faudrait une grande avancée dans la lutte de classe pour que la bourgeoisie surmonte ces divisions et impose une réponse plus unifiée : retourner à la stratégie de la gauche dans l'opposition pour faire face à une sérieuse résurgence du mouvement de classe, et, comme carte ultime, la mise en place d'une "extreme-gauche" au pouvoir dans le cas d'une menace directement révolutionnaire de la part de la classe ouvrière.
29. Même si le développement essentiel des luttes ouvrières ne sera pas une réponse directe à la guerre, les révolutionnaires se doivent d'être attentifs aux réponses de classe qui surgissent, gardant à l'esprit le fait que la question de la guerre deviendra de plus en plus un facteur du développement de la conscience politique sur les véritables enjeux de la lutte de classe, en particulier du fait que le développement de l'économie de guerre requerra de plus en plus de sacrifices dans les conditions de vie de la classe ouvrière. Ce lien grandissant entre la crise et la guerre s'exprimera en premier lieu par la formation de minorités visant à apporter une réponse internationaliste à la guerre, mais cela s'étendra aussi au mouvement plus général à mesure que la classe retrouvera sa confiance en elle et ne verra plus les guerres organisées par la classe dominante comme une preuve de sa seule impuissance.
30. La nouvelle génération "d'éléments en recherehe", la minorité s'approchant des positions de classe, aura un rôle d'une importance sans précédent dans les futurs combats de la classe, qui seront confrontées à leurs implications politiques beaucoup plus vite et profondément que les luttes de 1968-1989. Ces éléments, qui expriment déjà un développement lent mais significatif de la conscience en profondeur, seront mis à contribution pour aider à l'extension massive de la conscience dans toute la classe. Ce processus culminera dans la formation du parti communiste mondial. Mais cela ne deviendra réalité que si les groupes de la Gauche conununiste se montrent à la hauteur de leurs responsabilités historiques. Aujourd'hui en particulier, cela signifie affronter les dangers qui les guettent. De même que pour la classe toute démission face à la logique de la décomposition ne peut que la priver de sa capacité à répondre à la crise à laquelle l'humanité est confrontée, de la même manière, la minorité révolutionnaire elle-même risque d'être terrassée et détruite par l'ambiance putride qui l'entoure, et qui pénètre dans ses rangs sous la forme du parasitisme, de l'opportunisme, du sectarisme et de la confusion théorique. Les révolutionnaires aujourd'hui peuvent avoir confiance dans les capacités intactes de leur classe et aussi dans la capacité du milieu révolutionnaire à répondre aux exigences que l'histoire place sur ses épaules. Ils savent qu'ils doivent conserver une vision à long terme de leur travail et éviter tous les pièges immédiatistes. Mais en même temps, ils doivent comprendre que nous n'avons pas un temps illimité devant nous, et que les erreurs graves commises aujourd'hui constituent déjà un obstacle à la future formation du parti de classe.
Le monde a fait du chemin depuis la disparition de la division du monde en deux pôles qui a caractérisé la Guerre froide pendant 45 ans. L’ère de paix, de prospérité et de démocratie que la bourgeoisie mondiale avait promise, au lendemain de l’effondrement du bloc de l’Est en 1989, n’a évidemment jamais vu le jour. Au contraire, la décomposition de la société capitaliste qui était la conséquence du blocage du rapport de force entre la bourgeoisie et le prolétariat après deux décennies de crise économique ouverte et qui a déclenché l’effondrement du stalinisme, s’est implacablement aggravée entraînant l’humanité dans une spirale infernale d’enfoncement dans le chaos, la violence et la destruction, vers un avenir de barbarie de plus en plus proche. Au moment où nous écrivons cet article, le président George W. Bush vient d’annoncer que les Etats-Unis étaient prêts à envahir l’Irak, avec ou sans soutien international et même sans l’accord du Conseil de sécurité. La brèche qui existe entre Washington et les capitales des principaux pays européens, et même avec la Chine, sur la question de cette guerre imminente est palpable. Dans ce contexte, il est tout à fait approprié d’examiner les racines de la politique impérialiste américaine depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, afin de mieux comprendre la situation actuelle.
Lorsque la Deuxième Guerre impérialiste mondiale s'achève en 1945, l’ensemble de la configuration impérialiste s’est profondément transformée. "Avant la Deuxième Guerre mondiale, il existait 6 grandes puissances : la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, l’Union soviétique, le Japon et les Etats-Unis. A la fin de la guerre, les Etats-Unis restaient la seule grande nation de loin la plus puissante du monde ; sa puissance s’était énormément accrue grâce à sa mobilisation dans l’effort de guerre, à la défaite de ses rivaux et à l’épuisement de ses alliés" (D.S. Painter, Encyclopedia of US Foreign Policy). La guerre impérialiste "avait détruit l’ancien équilibre entre les puissances, laissant l’Allemagne et le Japon anéantis et impuissants, la Grande Bretagne et la France réduites au rang de puissances de second et même de troisième ordre" (George C. Herring, Encyclopedia of American Foreign Policy).
Pendant la guerre, les Etats-Unis, avec plus de 12 millions d’hommes sous les drapeaux, ont doublé leur produit national brut (PNB) et à la fin de la guerre, ils détenaient "la moitié de la capacité manufacturière du monde, la plus grande partie de ses surplus en nourriture et la quasi-totalité de ses réserves financières. Les Etats-Unis occupaient la première place dans toute une série de technologies essentielles à la guerre moderne et à la prospérité économique. La possession de grandes réserves intérieures de pétrole et le contrôle sur les vastes ressources de pétrole de l’Amérique Latine et du Moyen-Orient contribuaient à la position dominante globale des Etats-Unis" (Painter, op. cit.). L’Amérique possédait la plus grande puissance militaire du monde. Sa force navale dominait les mers, ses forces aériennes le ciel, son armée occupait le Japon et une partie de l’Allemagne, et elle bénéficiait du monopole des armes atomiques dont elle avait montré, à Hiroshima et Nagasaki, qu’elle n’hésiterait pas à se servir pour la défense de ses intérêts impérialistes. La puissance de l’Amérique était favorisée par les avantages dus à sa position géographique d’isolement relatif. Eloigné de l’épicentre des deux guerres mondiales, le territoire américain n’a subi aucune destruction massive de ses moyens de production, contrairement aux nations européennes, et sa population civile a été épargnée de la terreur des raids aériens, des bombardements, des déportations et des camps de concentration qui ont provoqué la mort de millions de civils en Europe (plus de 20 millions rien qu’en Russie).
La Russie dévastée par la guerre a compté peut-être jusqu’à 27 millions de morts, civils et militaires, subi une destruction massive de sa capacité industrielle, de son agriculture, de ses ressources minières, et de l'infrastructure de son réseau de transports. Son niveau de développement économique atteignait à peine le quart de celui des Etats-Unis. Mais elle a grandement bénéficié de la destruction totale de l’Allemagne et du Japon, deux pays qui avaient historiquement freiné l’expansion russe, respectivement vers l’Ouest et vers l’Est. La Grande-Bretagne était saignée à blanc après six années de mobilisation dans la guerre. Elle avait perdu un quart de ses richesses d’avant-guerre, était profondément endettée et "courait le risque de perdre son rang de grande puissance" (ibid). La France, vaincue avec facilité au début de la guerre, affaiblie par l’occupation allemande et divisée par la collaboration avec les forces d’occupation allemandes, "ne comptait plus désormais comme grande puissance" (Painter, op. cit.).
Avant même la fin de la guerre, la bourgeoisie américaine s’apprêtait déjà à former un bloc militaire en prévision de la future confrontation avec la Russie stalinienne. Par exemple, des commentateurs bourgeois ont estimé que la guerre civile en Grèce en 1944 (Painter, Herring) annonçait déjà la future confrontation entre les Etats-Unis et la Russie. On peut voir cette préoccupation envers une future confrontation à l’impérialisme russe dans les chamailleries et les retards qui se sont produits sur la question de l’invasion de l’Europe par les Alliés, en vue de soulager la pression exercée sur la Russie par l’ouverture d’un second front à l’Ouest. Au départ, Roosevelt avait promis un débarquement en 1942 ou début 1943, mais il n’a pas eu lieu avant 1944. Les russes se sont plaints du fait que les Alliés "ont délibérément retenu leurs secours afin d’affaiblir l’Union soviétique ce qui leur permettrait ainsi de dicter les termes de la paix" (Herring, op.cit). C’est la même préoccupation qui explique également l’utilisation des armes atomiques contre le Japon en août 1945, alors même que ce pays avait donné des signes de sa volonté de capitulation négociée ; cela avait pour but d'abord de gagner la guerre avant que l’impérialisme russe ne puisse entrer en guerre à l’Est et revendiquer des territoires et de l’influence dans la région et ensuite de servir d’avertissement aux russes sur la véritable force de la puissance militaire américaine au moment où se profilait le début de l’après-guerre.
Cependant, si les Etats-Unis prévoyaient une confrontation avec Moscou dans l’après-guerre, il serait faux de prétendre qu’ils avaient une compréhension complète ou précise des contours exacts de cette compétition ainsi que des desseins impérialistes de Moscou. Roosevelt notamment semblait conserver encore des conceptions dépassées du 19e siècle concernant les sphères d’influence impérialistes et comptait sur une coopération de la Russie pour construire un nouvel ordre mondial dans la période d’après-guerre dans lequel Moscou aurait un rôle de subordonné (Painter, op cit.). En ce sens, Roosevelt pensait apparemment que l’attribution à Staline d'une zone tampon en Europe de l’Est servant de protection contre l’adversaire historique de la Russie, l’Allemagne, satisferait les appétits impérialistes russes. Cependant, même à Yalta où la plus grande partie de ce cadre fut établi, il y eut des conflits sur la participation des britanniques et des américains à l’avenir des nations d’Europe de l’Est, de la Pologne en particulier.
Dans les 18 mois qui ont suivi la fin de la guerre, le président américain Truman s’est trouvé face à une image bien plus alarmante de l’expansionisme russe. L’Estonie, la Lettonie et la Lituanie avaient déjà été absorbées par la Russie dès la fin de la guerre, des gouvernements fantoches avaient été établis en Pologne, en Roumanie, en Bulgarie et dans la partie de l’Allemagne contrôlée par les forces russes. En 1946, la Russie retarda son retrait de l’Iran, y soutint les forces dissidentes et chercha à arracher des concessions pétrolières. Des pressions furent exercées sur la Turquie pour obtenir un plus grand accès de la Russie à la Mer Noire et, après son échec aux élections, le parti stalinien grec, sous l'influence directe du Kremlin, adopta une stratégie qui fit repartir la guerre civile en Grèce. Aux Nations Unies, Moscou rejeta un plan américain sur le contrôle des armes atomiques qui aurait donné aux Etats-Unis le droit de maintenir son monopole nucléaire, révélant ainsi ses propres projets de s’engager dans la course aux armements nucléaires.
En février 1946, George Keenan, jeune expert du département d’Etat en poste à Moscou, rédiga son fameux "long télégramme" qui présentait la Russie comme un ennemi "irréductible", enclin à une politique expansionniste pour étendre son influence et sa puissance, qui est devenu la base de la politique de Guerre froide américaine. L’alarme sonnée par Keenan semblait se confirmer par l’influence croissante de Moscou dans le monde. Les partis staliniens en France, en Italie, en Grèce et au Vietnam semblaient avoir des prétentions à prendre le pouvoir. Les nations européennes subissaient une énorme pression pour décoloniser leurs empires d’avant-guerre, en particulier au Proche-Orient et en Asie. L’administration Truman adopta une stratégie d’endiguement pour bloquer toute nouvelle avancée de la puissance russe.
L’endiguement du ‘communisme’
Dans l’immédiat après-guerre, le principal objectif stratégique de l’impérialisme américain était la défense de l’Europe, afin d’éviter que des nations autres que celles déjà affidées à l’impérialisme russe à Yalta, ne tombent aux mains du stalinisme. Cette doctrine fut appelée "containment" (endiguement) et avait pour objectif de résister à l’extension des tentacules de l’impérialisme russe en Europe et au Proche-Orient. Cette doctrine apparut comme une contre-mesure à l’offensive d’après-guerre de l’impérialisme russe. En 1945/46, l’impérialisme russe commença à revendiquer agressivement deux théâtres d’intérêt traditionnels de la Russie, l’Europe de l’Est et le Proche-Orient, ce qui alarma Washington. En Pologne, Moscou ne respecta pas les garanties d’élections "libres" établies à Yalta et imposa un régime fantoche ; la guerre civile en Grèce se ranima, les pressions s’exacerbèrent en Turquie et Moscou refusa de retirer ses troupes du nord de l’Iran. En même temps, l’Allemagne et l’Europe de l’Ouest étaient toujours dans une confusion économique totale, faisaient des efforts pour entreprendre la reconstruction et pour négocier le règlement formel de la guerre, ce règlement étant paralysé en raison de chamailleries entre les grandes puissances, et les partis staliniens conquéraient une formidable influence dans les pays dévastés de l’Europe de l’Ouest, en particulier en France et en Italie. L’Allemagne vaincue constituait un autre point majeur de confrontation. L’impérialisme russe demanda des réparations et des garanties afin qu’une Allemagne reconstruite ne constitue jamais à nouveau une menace.
Afin de contenir l’expansion du "communisme" russe, l’administration Truman répondit en 1946 en soutenant le régime iranien contre la Russie, en assumant les responsabilités prises en charge auparavant par les britanniques dans l’Est méditerranéen, en fournissant une aide militaire massive à la Turquie et à la Grèce début 1947, en mettant en place le Plan Marshall en juin 1947 pour avoir la mainmise politique sur la reconstruction de l’Europe de l’Ouest. Bien qu’il ne s’agisse pas dans cet article d’entrer dans les détails sur la nature et les mécanismes qu’impliquait la revitalisation de l’Europe occidentale, il est important de comprendre que l’aide économique constituait un facteur essentiel pour combattre l’influence russe et un rempart contre celle-ci. L’aide économique était complétée par une politique d’encouragement à la constitution d’organisations et d’institutions pro-occidentales (pro-Washington),de création de syndicats et d’organisations politiques anti-communistes, les exécutants de l’AFL travaillant main dans la main avec la CIA pour faire de l’Europe de l’Ouest un terrain sûr pour le capitalisme américain. Le syndicat Force Ouvrière en France et la revue de gauche New statesman en Grande Bretagne sont deux exemples connus de la façon dont l’Amérique arrosait d’argent les non-communistes dans l’Europe d’après guerre. "L’assistance américaine a permis à des gouvernements modérés de dédier des ressources énormes à la reconstruction et à l’expansion des exportations de leurs pays sans imposer les programmes d’austérité politiquement inacceptables et socialement explosifs qui auraient été nécessaires sans l’aide américaine. L’aide américaine a également contribué à contrecarrer ce que les dirigeants américains considéraient comme un éloignement dangereux de la libre entreprise vers le collectivisme. En favorisant certaines politiques et en s’opposant à d’autres, les Etats-Unis non seulement influençaient la façon dont les élites européennes et japonaises définissaient leurs propres intérêts, mais changeaient également le rapport de forces dans les groupes de décisions. La politiques américaine d’aide facilitait la montée des partis centristes comme les Chrétiens-Démocrates en Italie et en Allemagne de l’Ouest et le Parti Libéral Démocratique plus conservateur au Japon" (Painter, op.cit).
3. La revitalisation économique de l’Europe de l’Ouest fut rapidement suivie de la fondation de l’OTAN qui, à son tour, poussa le rival impérialiste russe à cristalliser la dépendance de ses vassaux européens dans une autre alliance militaire: le Pacte de Varsovie. C’est à partir de là que fut établie la confrontation stratégique qui allait prévaloir en Europe jusqu’à l’effondrement du stalinisme à la fin des années 1980. Malgré le fait que les deux pactes militaires fussent supposés être des alliances de sécurité mutuelle, ils étaient tous deux en réalité totalement dominés par le leader du bloc.
La création d’un ordre mondial bipolaire
Malgré les affrontements décrits ci-dessus, la création d’un monde impérialiste bipolaire qui caractérisa la Guerre froide n’apparut pas instantanément à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bien que les Etats-Unis fussent clairement le leader dominant, la France, la Grande-Bretagne et d’autres puissances européennes avaient encore des illusions d’indépendance et de puissance. Tout en parlant en privé de créer un nouvel empire sous leur contrôle, les dirigeants politiques américains maintenaient en public la fiction d’une coopération mutuelle et d’un partenariat avec l’Europe de l’Ouest. Par exemple, quatre sommets avec les chefs d’Etats des Etats-Unis, de la Russie, de la Grande-Bretagne et de la France se sont tenus durant les années 1950, pour finalement tomber dans le néant au fur et à mesure que l’impérialisme américain consolidait sa domination. A partir des années 1960 jusqu’à la fin de la Guerre froide, les sommets se limitèrent uniquement aux Etats-Unis et à la Russie, les "partenaires" européens étant souvent exclus même des consultations préparatoires aux rencontres.
Après la guerre, la Grande-Bretagne était la troisième puissance mondiale – troisième assez loin des premières – mais dans les premiers jours de la Guerre froide, il existait une tendance à surestimer nettement les capacités britanniques. Il subsistait des restes de rivalités impérialistes entre les Etats-Unis et la Grande Bretagne, et peut-être même une tendance à vouloir utiliser la Russie pour contrebalancer les Britanniques et, en même temps, la croyance qu’on pouvait compter sur la Grande-Bretagne pour défendre la ligne de front européenne contre l’expansionnisme russe. En ce sens, c’est à la Grande Bretagne que fut dévolue la responsabilité de bloquer les russes en Grèce, en tant que puissance européenne dominante en Méditerrannée orientale. Cependant, ce fut un rude réveil en 1947, lorsque les britanniques durent appeler les Etats-Unis à la rescousse. Il fallut donc un certain temps aux Etats-Unis pour voir plus clairement le rôle précis qu’ils allaient devoir jouer en Europe et pour que la division bipolaire du monde apparaisse.
Malgré leur énorme importance économique et militaire, les pays européens furent amenés de force et malgré leurs protestations à se soumettre à la volonté de leur maître impérialiste. La pression fut mise sur les puissance européennes, peu empressées d’abandonner leurs colonies en Afrique et en Asie, en partie pour les afaiblir et les dépouiller des vestiges de leur glorieux passé impérialiste, en partie pour contrer les avancées russes en Afrique et en Asie, mais aussi pour permettre à l’impérialisme américain d’exercer davantage d’influence dans ces anciennes colonies. Ceci n’empêcha évidemment pas les Européens de tenter de convaincre les Américains de suivre des orientations politiques mutuellement acceptables comme dans le cas, par exemple, où les britanniques cherchèrent à mettre les américains de leur côté dans leur politique envers l’Egypte de Nasser en 1956. Les impérialismes français et britannique, agissant de concert avec Israël, tentèrent le dernier acte ouvert d’impérialisme indépendant en jouant leur propre carte dans la crise de Suez de 1956, mais les Etats-Unis montrèrent aux Britanniques qu’ils ne se laisseraient pas intimider. La Grande-Bretagne comprit qu’elle ne pouvait pas se permettre de négocier face à une position de force américaine en s’exposant à une action disciplinaire rapide de la part des Etats-Unis. La France en revanche chercha obstinément à maintenir l’illusion de son indépendance vis-à-vis de la domination américaine en retirant ses troupes du commandement de l’OTAN en 1966 et en insistant pour que toute représentation de l’OTAN soient retirée du territoire français dès 1967.
L’unité et la continuité de la politique impérialiste américainependant la Guerre Froide
L’isolationnisme, en tant que courant politique sérieux au sein de la classe dominante américaine, fut complètement neutralisé par les événements de Pearl Harbor, en 1941, utilisés et même provoqués par Roosevelt pour forcer les isolationnistes, ainsi que les éléments pro-allemands au sein de la bourgeoisie américaine à abandonner leurs positions. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, les points de vue isolationnistes au sein de la bourgeoisie ont été essentiellement confinés à l’extrême-droite et ne constituent plus une force sérieuse dans la définition de la politique étrangère. Il est clair que la Guerre froide contre la Russie fut une politique unie de la bourgeoisie. Les divergences qui apparurent étaient en grande partie pour la galerie du jeu démocratique, à l’exception des divergences autour de la guerre du Vietnam après 1968 qui seront abordées plus loin. La Guerre froide débuta sous Truman, le démocrate qui arriva au pouvoir à la mort de Roosevelt en 1945. Ce fut Truman qui décida de lancer la bombe atomique, qui entreprit les efforts pour bloquer l’impérialisme russe en Europe et au Moyen-Orient, qui promut le Plan Marshall, qui décida le pont aérien de Berlin, qui créa l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et qui engagea les troupes américaines dans la guerre deCorée.
Lors de la campagne électorale de 1952, il est vrai que les républicains conservateurs critiquèrent la politique d’endiguement de Truman comme une concession au "communisme", une forme d’apaisement qui, implicitement ou explicitement, acceptait la domination russe sur des pays déjà sous leur influence ou leur contrôle et s’opposait seulement à l’expansion de la Russie à de nouveaux pays. A la place de cette politique, ces conservateurs revendiquaient le "rollback", une politique consistant à repousser de façon active l’impérialisme russe à l’intérieur de ses propres frontières. Mais malgré le fait que le conservateur Eisenhower soit arrivé au pouvoir en 1952 et y soit resté pendant le point culminant de la Guerre froide en Europe, dans les années 1950, jamais aucune tentative de "rollback" ne fut entreprise par l’impérialisme américain. Il mena toujours une politique d’endiguement. Ainsi, en 1956, lors du soulèvement de la Hongrie, l’impérialisme américain n’intervint pas, sauf à titre de propagande, reconnaissant de facto les prérogatives de la Russie d'écraser la rébellion dans sa propre sphère d’influence. D’un autre côté, sous Eisenhower, l’impérialisme américain poursuivit clairement la stratégie d’endiguement, se glissant dans la brèche en Indochine à la suite de la défaite de l’impérialisme français dans la région en sapant les accords de Genève afin de prévenir une éventuelle unification du Vietnam par le soutien du régime du sud ; maintenant la division de la Corée en faisant de la Corée du Sud une vitrine pour le capitalisme occidental en Extrême-Orient ; et en s’opposant au régime de Fidel Castro et à son ouverture vers Moscou. On peut constater la continuité de cette politique dans le fait que c’est l’Administration du républicain conservateur Eisenhower qui prépara l’invasion de la Baie des Cochons, mais que c'est l’administration du démocrate libéral Kennedy qui la mit en œuvre..
C'est le démocrate libéral Johnson qui fut le premier en 1966 à développer la notion de "détente" - il appelait cela "jeter des ponts" et "s’engager pacifiquement", mais ce fut le conservateur Nixon, un républicain, avec Henry Kissinger à ses côtés, qui présida à l’éclosion de la détente dans les années 1970. Et ce fut le démocrate Carter et non Reagan qui engagea le processus de démantèlement de la détente et de réactivation de la Guerre froide. Carter fit des droits de l’homme lapierre angulaire de sa politique étrangère ce qui, tout en imposant certains changements dans les dictatures militaires dépassées qui dominaient l’Amérique latine, refroidit aussi les rapports avec Moscou et relança la propagande anti-russe. En 1977, l’OTAN adopta les propositions de Carter : 1) la détente avec Moscou devait reposer sur une position de force (sur la base du rapport Harmel adopté en 1967) ; 2) un accord de standardisation de l’équipement militaire au sein de l’OTAN, et une plus grande intégration des forces de l’OTAN au niveau opérationnel ; 3) la réactivation de la course aux armements qui allait être connue sous le nom de Programme de Défense à Long Terme (LTDP) et débuta par un appel à renforcer l’armement conventionnel dans les pays de l’OTAN. En réponse à l’invasion russe de l’Afghanistan en 1979, Carter adopta une nouvelle orientation de Guerre froide qui fondamentalement mettait fin à la détente, refusant de soumettre le traité SALT II au Sénat pour ratification et organisant le boycott des Jeux Olympiques de 1980 à Moscou. En décembre 1979, sous l'autorité de Carter, l’OTAN adopta une stratégie de réarmement à "double piste" - négocier avec Moscou pour réduire ou éliminer les missiles nucléaires SS20 de portée intermédiaire dirigés vers l’Europe occidentale avant 1983 mais, dans le même temps, préparer le déploiement de missiles américains équivalents (464 missiles de croisière en Grande Bretagne, en Hollande, en Belgique et en Italie et 108 Pershing en Allemagne de l’Ouest) dans l’éventualité où l’accord avec Moscou ne serait pas obtenu.
En ce sens, le soutien de Reagan aux Moudjahidin en Afghanistan, l’accélération de la course aux armements et le déploiement de missiles de portée intermédiaire en Europe en 1983-84 qui provoqua tant de protestations sur ce continent, n'étaient nullement en rupture mais en totale continuité avec les initiatives politiques américaines entreprises sous Carter. L’objectif stratégique d’empêcher l’apparition d’une puissance rivale en Asie ou en Europe capable de défier les Etats-Unis fut développé à la fin de la première administration Bush, continua sous Clinton et est maintenant au cœur de la politique de Bush fils. Même la guerre tant vantée contre Oussama Ben Laden et Al Qaïda lancée par l’Administration Bush après le 11 septembre 2001, est en continuité avec la politique commencée sous l’administration Clinton, même si elle s’élève à un degré supérieur dans la guerre ouverte, ayant comme but prioritaire d’établir et de solidifier la présence américaine en Asie centrale. De même, la nécessité pour l’impérialisme américain d’être prêt à une action unilatérale militaire fut développée sous Clinton et mise en œuvre par le gouvernement Bush actuel. La continuité fondamentale dans la politique impérialiste américaine est un reflet de la caractéristique centrale du capitalisme d’Etat dans le capitalisme décadent, où c’est la bureaucratie permanente, et non le pouvoir législatif, qui est le lieu du pouvoir politique. Il ne s’agit pas bien sûr de nier qu’il y a parfois des divergences au sein de la bourgeoisie américaine qui se trouvent en contraste tranchant avec l’unité générale. Les deux exemples les plus flagrants sont le Vietnam, et la politique chinoise à la fin des années 90 qui conduisit à l’impeachment de Clinton, deux exemples qui seront examinés plus loin.
La Guerre de Corée: la stratégie d’endiguement en action en Extrême Orient
Alors que les tensions Est-Ouest en Europe de l’Ouest, particulièrement en Allemagne et à Berlin, et au Proche-Orient, avaient préoccupé les stratèges de la politique impérialiste américaine dans l’immédiat après-guerre, les événements en Extrême-Orient ne tardèrent pas à tirer le signal d’alarme. Avec un gouvernement militaire américain en place au Japon et un régime nationaliste ami en Chine qui était aussi membre permanent du Conseil de Sécurité, les Etats-Unis avaient prévu d’avoir un rôle dominant en Extrême-Orient. La chute du régime nationaliste en Chine en 1949 vit se dresser le spectre d’un expansionnisme russe en Extrême-Orient. Même si Moscou avait pourtant fait de son mieux pour contre carrer le leadership de Mao durant les années de guerre, et avait une relation active avec les nationalistes, Washington craignait un rapprochement entre Moscou et Pékin, véritable défi aux intérêts américains dans la région. Le blocage de la tentative de Moscou d’imposer la reconnaissance par l’ONU de la Chine rouge en son sein, amena Moscou à quitter le Conseil de Sécurité et à le boycotter pendant sept mois, jusqu’en août 1950.
Le boycott du Conseil de Sécurité par Moscou allait avoir un profond impact en juin 1950, quand les forces nord-coréennes envahirent la Corée du Sud. Truman ordonna immédiatement la mobilisation des forces américaines pour défendre le régime pro-occidental de Corée du Sud, une semaine avant qu’ait lieu un vote du Conseil de Sécurité autorisant une action militaire sous le commandement des Etats-Unis - ce qui montre que la prédisposition à l’action unilatérale de la part de la bourgeoisie américaine n’est pas une invention récente. Non seulement les troupes américaines s’engagèrent dans la bataille avant que l’ONU ne donne son autorisation, mais même après que cela fut devenu une opération sous l’égide de l’ONU et que 16 autres nations envoient des forces pour participer à "l’action de police", le commandement américain rendit des comptes directement à Washington, et non à l’ONU. Si Moscou avait été présent au Conseil de Sécurité, il aurait pu exercer son droit de veto pour bloquer une intervention militaire de l’ONU, jouant ainsi une avant-première de la pièce à laquelle nous avons assisté ces derniers mois montrant à quel point la bourgeoisie américain est prête à s’engager seule pour défendre ses intérêts impérialistes.
Certains analystes bourgeois suggèrent que le boycott russe était en fait motivé par le souhait d’éviter la possibilité que le régime de Mao ne soit accepté prématurément par les Nations Unies à travers un nouveau vote et de gagner du temps pour cimenter les relations entre Moscou et Pékin. Zbigniew Brzezinski a même affirmé qu’il s’agissait d’"un calcul délibéré en vue de stimuler l’hostilité entre l’Amérique et la Chine… l’orientation américaine prédominante avant la guerre de Corée était de chercher un accord avec le nouveau gouvernement du territoire chinois. De toutes façons, Staline ne pouvait que bien accueillir toute occasion de stimuler un conflit entre l’Amérique et la Chine et à juste titre. Les 20 années d’hostilité entre l’Amérique et la Chine qui ont suivi, ont certainement constitué un bénéfice net pour l’Union soviétique" ("How the Cold War was Played", Foreign Affairs, 1972).
La crise des missiles cubains: au bord de la guerre nucléaire
Le renversement par Fidel Castro, en 1959, du dictateur soutenu par les Américains a posé un sérieux dilemme dans la confrontation bipolaire de la Guerre froide et a amené les superpuissances au bord de la guerre nucléaire pendant la crise des missiles cubains, en octobre 1962. Au départ, le caractère de la révolution castriste n’était pas clair. Drapé dans une idéologie de populisme démocratique, à la sauce romantique des guérillas, Castro n’était pas membre du parti stalinien et ses liens avec ce dernier étaient très ténus. Cependant, sa politique de nationalisation des biens américains dès le début de sa prise du pouvoir lui aliénèrent rapidement Washington. L’animosité de Washington ne fit que pousser Castro, à la recherche d’une aide étrangère et d’une assistance militaire, dans les bras de Moscou. L’invasion de la Baie des Cochons en avril 1961, soutenue par la CIA – prévue par Eisenhower au départ et mise en œuvre par Kennedy – a montré queWashington était prêt à renverser le régime soutenu par les Russes. Pour les Etats-Unis, l’existence de ce régime lié à Moscou dans son pré carré était intolérable. Depuis la Doctrine Monroe formulée en 1823, les Etats-Unis avaient toujours maintenu la position selon laquelle les pays d’Amérique étaient hors de portée des impérialismes européens. Voir l’impérialisme adverse de la Guerre froide établir une tête de pont à 150 km du territoire américain de Floride, était totalement inacceptable pour Washington.
Fin 1962, Castro et l'impérialisme russe s’attendaient à une invasion imminente des américains et, en fait, à l’instigation de Robert Kennedy, Washington avait engagé en novembre 1961 l’opération Mongoose qui prévoyait des opérations militaires contre Cubà la mi-octobre1962, inspirées par les Américains et menées au nom de l’Organisation des Etats américains pour en exclure Cuba et interdire la vente d’armes à Castro. "le 1er octobre, le secrétaire à la Défense, Robert Mc Namara ordonne des préparatifs militaires pour un blocus, des attaques aériennes, une invasion ‘avec le maximum de préparation’ afin que ces deux dernières actions soient achevées le 20 octobre". (B.J. Bernstein, Encyclopedia of US Foreign relations). Au même moment, les Etats-Unis avaient installé 15 missiles Jupiter en Turquie, près de la frontière sud de la Russie, ciblant des objectifs en Russie, ce que Moscou estimait inacceptable.
Moscou chercha à contrecarrer ces deux menaces à travers une mesure : le déploiement de missiles nucléaires à Cuba pointés sur les Etats-Unis. L’administration Kennedy fit une estimation erronée des intentions de Moscou et considéra le déploiement de missiles comme une action offensive et non défensive ; elle réclama le démantèlement immédiat et le retrait des missiles déjà déployés et que les autres missiles en route pour Cuba retournent en Russie. Comme le blocus des eaux cubaines aurait été un acte de guerre selon la loi internationale, l’administration Kennedy annonça la "mise en quarantaine" des eaux cubaines et se prépara à arrêter sur les hautes mers et les eaux internationales les bateaux russes soupçonnés de transporter des missiles. Toute la crise se déroula en plein milieu des élections au Congrès de novembre 1962 où apparemment Kennedy avait peur que la droite républicaine ne remporte un triomphe s’il apparaissait en position de faiblesse dans sa confrontation avec Khrouchtchev, bien qu’il soit difficile de croire, comme le proclament certains historiens, que Kennedy ait plus été motivé par des considérations de politique intérieure que par la stratégie de défense et la politique extérieure. Après tout, à cause de la proximité des Etats-Unis, les missiles russes de Cuba accroissaient de 50% la capacité de Moscou de frapper le continent américain avec des têtes nucléaires, ce qui constituait un changement majeur dans l’équilibre de la terreur de la Guerre froide. Dans ce contexte, l’Administration alla très loin et amena le monde au bord d’une confrontation nucléaire directe, en particulier lorsque les Russes abattirent un avion espion U2 en plein milieu de la crise, déclenchant la demande par les chefs d’Etat major d’attaquer immédiatement Cuba. A un moment, Robert Kennedy "suggéra qu’il fallait chercher un prétexte ‘Couler Le Maine ou quelque chose comme ça’ et entrer en guerre contre les Soviétiques"[i] (1). Mieux vaut maintenant que plus tard, conclut-il" (Bernstein). Finalement on parvint à un accord secret avec Khrouchtchev, les Américains offrant de retirer en secret les missiles Jupiter de Turquie contre le retrait des missiles russes de Cuba. Comme la concession faite par les américains fut gardée secrète, Kennedy put revendiquer une victoire totale pour avoir forcé Khrouchtchev à reculer. Il se peut que l’énorme coup de propagande des Américains ait sévèrement sapé l’autorité de Khrouchtchev dans les cercles dirigeants russes et contribué à son retrait peu de temps après. Les membres du cercle le plus proche de Kennedy ont maintenu cette histoire pendant presque deux décennies ; on la trouve dans leurs divers Mémoires. Ce n’est que dans les années 1980 que les faits concernant la crise des missiles cubains et l’accord secret qui y avait mis un terme, furent révélés (Bernstein, op. cit.). Dégrisés d’être arrivés si près d’une guerre nucléaire, Moscou et Washington se mirent d’accord pour établir une "ligne rouge" de communication entre la Maison Blanche et le Kremlin et sur un traité d’interdiction des essais nucléaires, et se concentrèrent plus sur les confrontations par procuration pendant la suite de la Guerre froide.
Les guerres par procuration pendant la Guerre Froide
Pendant toute la Guerre froide, les bourgeoisies américaines et russes ne se sont jamais affrontées directement dans des conflits armés, mais à travers une série de conflits par procuration, confinés aux pays périphériques, n’impliquant jamais les métropoles du monde capitaliste, ne constituant jamais un danger de spirale incontrôlée dans une guerre nucléaire mondiale, à l’exception de la crise des missiles à Cuba en 1962. Le plus souvent, ces conflits par procuration impliquaient deux puissances intermédiaires, habituellement un gouvernement épaulé par Washington contre un mouvement de libération nationale soutenu par Moscou. Moins fréquemment ces conflits impliquaient soit la Russie soit les Etats-Unis contre un pays intermédiaire soutenu par l’autre, comme les Etats-Unis en Corée ou au Vietnam, ou la Russie contre les Moudjahïdins soutenus et armés par les Etats-Unis en Afghanistan. En général,les insurgés étaient soutenus par le bloc le plus faible (par exemple, les prétendues guerres de libération nationale soutenues par les staliniens pendant la Guerre froide). L’Angola ou l’Afghanistan où les rebelles étaient soutenus par les Etats-Unis, furent de notables exceptions. En général, les avancées obtenues dans ce jeu d’échec macabre de l’impérialisme, par les éléments appuyés par Moscou, entraînaient une réponse plus grande et plus dévastatrice des éléments appuyés par les Etats-Unis, comme par exemple la guerre au Moyen-Orient où Israël repoussa les offensives arabes appuyées par l'impérialisme russe de manière répétée et massive. Malgré les nombreuses luttes de libération qu’elle soutint pendant quatre décennies, la bourgeoisie russe réussit rarement à établir une tête de pont stable au delà de son glacis européen. Différents Etats dans le Tiers monde montèrent les deux blocs l’un contre l’autre, courtisèrent Moscou, en acceptant son soutien militaire, mais n’intégrèrent jamais complètement ou définitivement son orbite. Nulle part l’incapacité des Russes à étendre de manière permanente leur influence ne fut plus flagrante qu’en Amérique Latine où ils ne furent jamais capables d’aller au delà de Cuba. En fait incapable d’étendre le stalinisme en Amérique latine, Cuba fut obligé de répondre à l’aide apportée par les Russes en envoyant des troupes de choc en Angola au service de Moscou.
(A suivre)
JG, février 2003
i En 1898, le USS Maine explosa dans le port de La Havane. Sans chercher à en savoir les raisons, le gouvernement des EU saisit le prétexte pour entrer en guerre contre l’Espagne pour la ‘libération’ du Cuba. Aujourd’hui, la plupart des historiens considère que l’explosion fut accidentelle, le résultat de la mauvaise conception du navire. C’est encore un autre exemple du machiavélisme de la bourgeoisie qui cherche tout le temps des prétextes qu’elle invente même, pour fournir une couverture à ses manoeuvres impérialistes. Voir l’article "Les Tours jumelles et le machiavélisme de la bourgeoisie" dans la Revue internationale n°108.
Il y a 60 ans avait lieu la révolte du ghetto de Varsovie ; et, ironie de l'histoire, exactement 100 ans auparavant, en 1843, Karl Marx publiait La question juive, texte qui marquait de façon significative l'évolution de Marx de la démocratie radicale vers le communisme. Nous reviendrons sur ce texte dans un autre article ; il suffit de dire ici que tout en soutenant l'abolition de toutes les contraintes féodales imposées aux juifs dans leur participation à la société civile, Marx soulignait les limites inhérentes à une émancipation uniquement "politique" fondée sur le citoyen atomisé, et montrait que la véritable liberté ne pouvait s'accomplir qu'au niveau social, par la création d'une communauté unifiée qui ait dépassé les rapports marchands, source sous-jacente de la division des hommes en différentes unités en concurrence.
A cette époque, en 1843, le capitalisme ascendant posait de façon immédiate la question d’en finir avec toutes les formes de discrimination féodales contre les juifs, y compris leur enfermement dans le ghetto. En 1943, le peu qui restait des juifs de Varsovie s’est soulevé non seulement contre la restauration du ghetto, mais aussi contre leur extermination physique - tragique expression du passage du capitalisme de sa phase d'ascendance à celle de sa décadence.
En 2003, alors que son déclin arrive à sa phase la plus avancée, il semble que le capitalisme n'ait toujours pas résolu la question juive ; les conflits impérialistes au Moyen-Orient et le resurgissement d'un Islam radical ont redonné vie aux anciens mythes antisémites, et le sionisme qui se présentait comme le libérateur des juifs, non seulement n'a fait qu'enfermer des millions d'entre eux dans un nouveau piège mortel, mais est devenu lui-même une force d'oppression raciale, aujourd'hui dirigée contre la population arabe d'Israël et de Palestine. Nous reviendrons sur ces questions dans d'autres articles.
Mais ici nous voulons examiner une façon de traiter de l'Holocauste, sur le plan artistique, avec le film de Polanski, Le pianiste, qui a récemment reçu beaucoup de louanges, la Palme d'or au Festival de Cannes de 2002, la récompense du meilleur film lors des cérémonies artistiques (BAFTA) de Londres et plusieurs Oscars à Hollywood.
Un holocauste capitaliste
Polanski est lui-même un réfugié du ghetto de Cracovie et il est clair que ce film constitue un prise de position qui a une dimension personnelle. Le pianiste constitue une adaptation remarquablement fidèle des Mémoires d'un survivant du ghetto de Varsovie, le pianiste Vladislav Szpilman, qu'il a écrits immédiatement après la guerre et que Victor Gollanz a récemment republiés en 1999, puis qui sont parus en livre de poche en 2002. Malgré quelques broderies, le scénario se tient très près de la présentation simple et non sentimentale qu’a faite Szpilman des horribles événements qu'il a vécus, parfois jusqu'au plus petit détail. Il nous raconte l'histoire d'une famille juive cultivée qui a décidé de rester vivre à Varsovie au début de la guerre et s'est donc trouvée soumise à la marche forcée, graduelle mais inexorable, vers les chambres à gaz. Commençant par de petites humiliations telles que le décret sur le port de l'Etoile de David, le processus de cette chute traverse toutes les étapes, depuis le moment où toute la population juive de la ville est concentrée dans un ghetto reconstitué dans lequel la majorité connaît des conditions sanitaires et de travail atroces, jusqu'à la mort lente par la faim. Cependant, l'éclosion d'une classe de profiteurs et la formation d'une force de police juive et d'un Conseil juif entièrement soumis à l'armée d'occupation montrent que, même dans le ghetto, les divisions de classe continuaient d'exister parmi les juifs eux-mêmes. Le film comme le livre montrent comment, durant cette période, des actes apparemment aléatoires d'une cruauté incroyable de la part des SS [1] et d'autres organes de la domination nazie, avaient une "rationalité" - celle d'inculquer la terreur et de détruire toute volonté de résistance. En même temps, le côté plus "doux" de la propagande nazie encourage toutes sortes de faux espoirs et sert également à empêcher toute pensée de résistance. C'est illustré de façon aiguë lorsque commence le processus final des déportations et que des milliers de gens sont parqués dans des camions à bétail qui doivent les emmener dans les camps de la mort : pendant qu'ils attendent l'arrivée des trains, ils discutent encore pour savoir s'ils seront exterminés ou utilisés pour travailler ; on dit que de telles discussions eurent lieu aux portes mêmes des chambres à gaz.
Il est certain que l'Holocauste fut un des événements les plus terribles de toute l'histoire de l'humanité. En fait, toute une idéologie ayant avant tout pour but de défendre la Seconde Guerre impérialiste mondiale comme ayant été une guerre "juste", s'est développée à partir du caractère prétendument unique de la Shoah : selon celle-ci, face à une telle monstruosité sans égal, il était certainement nécessaire de soutenir le moindre mal que constituait la démocratie. Des apologistes de gauche de la guerre prétendent même que le nazisme, ayant introduit l'esclavage et étant revenu à des idéologies païennes pré-capitalistes, constituait une sorte de régression par rapport au capitalisme et que, en comparaison, le capitalisme était donc progressiste. Mais ce qui ressort clairement de toute cette période, c'est que l'holocauste nazi contre les juifs n'était pas du tout unique. Non seulement les nazis ont massacré des millions de "sous-hommes", slaves, tziganes, etc. ainsi que des opposants politiques de toutes sortes, bourgeois ou prolétares ; mais leur Holocauste a eu lieu en même temps que l'holocauste stalinien qui ne fut pas moins dévastateur, et que l'holocauste démocratique sous la forme de la terreur des bombardements des villes allemandes, des attaques nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki et de la famine délibérée imposée à la population allemande après la guerre. Le travail esclavagiste non plus n'a pas été caractéristique du nazisme ; le stalinisme en particulier en a fait un usage énorme dans la construction de sa machine de guerre. Il est sûr que tout cela était l'expression d'une dégénérescence extrême du capitalisme, en particulier dans une phase où il avait vaincu la classe ouvrière et avait les mains libres pour se laisser aller à ses pulsions les plus profondes à l'auto-destruction. Mais il existait toujours une logique capitaliste derrière cela, comme le démontre la brochure Auschwitz ou le grand alibi, publiée par le Parti communiste international.
Ayant démasqué la raison matérielle la plus élémentaire derrière le "choix" des juifs par les nazis - la nécessité de sacrifier une partie de la petite-bourgeoisie ruinée pour mobiliser la partie "aryenne" de celle-ci derrière le capital et la guerre - la description par cette brochure de l'économie de l'Holocauste reflète fidèlement les événements du ghetto de Varsovie :
"En temps "normal", et lorsqu'il s'agit d'un petit nombre, le capitalisme peut laisser crever tout seuls les hommes qu'il rejette du processus de production. Mais il lui était impossible de le faire en pleine guerre et pour des millions d'hommes : un tel "désordre" aurait tout paralysé. Il fallait que le capitalisme organise leur mort.
Il ne les a d'ailleurs pas tués tout de suite. Pour commencer, il les a retirés de la circulation, il les a regroupés, concentrés. Et il les a fait travailler en les sous-alimentant, c'est-à-dire en les surexploitant à mort. Tuer l'homme au travail est une vieille méthode du capital. Marx écrivait en 1844 : « Pour être menée avec succès, la lutte industrielle exige de nombreuses armées qu'on peut concentrer en un point et décimer copieusement ». Il fallait bien que ces gens subviennent aux frais de leur vie, tant qu'ils vivaient, et à ceux de leur mort ensuite. Et qu'ils produisent de la plus-value aussi longtemps qu'ils en étaient capables. Car le capitalisme ne peut exécuter les hommes qu'il a condamnés, s'il ne retire du profit de cette mise-à-mort elle-même".
Le soulèvement de Varsovie et l'indifférence des grandes démocraties
Tôt dans le film - on est en septembre 1939 - nous voyons la famille Szpilman écouter la radio annoncer que la France et la Grande-Bretagne ont déclaré la guerre à l'Allemagne. Ils fêtent l'événement car ils pensent que leur délivrance est à portée de main. Au long du film, l'abandon total et complet des juifs de Varsovie et en fait, de la Pologne elle-même, devient de plus en plus évident et les espoirs placés dans les puissances démocratiques s'avèrent totalement sans fondement.
En avril 1943, la population du ghetto est passée de pratiquement un demi million à 30 000, beaucoup de ceux qui restent étant des jeunes gens sélectionnés pour accomplir des tâches pénibles. A ce moment-là, il n'y a plus aucun doute depuis longtemps sur la "solution" nazie au problème juif. Le film montre les contacts pris par Szpilman avec certaines figures clandestines ; l'un d'entre eux, Jehuda Zyskind, est décrit dans le livre comme un "socialiste idéaliste" qui, à plusieurs reprises, a presque convaincu Szpilman de la possibilité d'un monde meilleur (le livre révèle que Zyskind et toute sa famille furent tués chez eux après avoir été découverts en train de trier de la littérature clandestine autour d'une table). Szpilman est un artiste et non un personnage profondément politique ; on le montre en train de transporter clandestinement des armes dans des sacs de pommes de terre, mais il s'échappe du ghetto avant le soulèvement. Ni lui, ni le film n'entrent beaucoup en détail sur les courants politiques qui agissent dans le ghetto. Il semble qu'ils étaient principalement composés d'anciennes organisations prolétariennes se situant maintenant essentiellement sur un terrain nationaliste radical, sous une forme ou une autre - l'aile d'extrême-gauche du sionisme et de la social-démocratie, les bundistes et le Parti communiste officiel. Ce sont ces groupes qui ont organisé les liens avec la résistance "nationale" polonaise et sont parvenus à livrer clandestinement des armes au ghetto, préparant le soulèvement final d'avril 1943 sous les auspices de l'organisation juive de combat. Malgré le nombre dérisoire d'armes et de munitions à leur disposition, les insurgés ont réussi à tenir l'armée allemande en échec pendant un mois. Ce ne fut possible que parce qu'une grande proportion de la population affamée s'est jointe à la révolte d'une façon ou d'une autre. En ce sens le soulèvement a eu un caractère populaire et ne peut être réduit aux forces bourgeoises qui l'ont organisé ; mais ce n'était pas non plus une action ayant un caractère prolétarien et il ne pouvait en aucune façon remettre en cause la société qui génère ce type d’oppression et d’horreurs. En fait il était très consciemment une révolte sans perspective, la motivation prépondérante des rebelles étant de mourir debout plutôt qu'être emmenés comme du bétail dans les camps de la mort. Des soulèvements similaires ont eu lieu à Vilno et dans d'autres villes. Même dans les camps, il y eut des actes de sabotage et des éruptions armées. De telles révoltes sans espoir sont le produit classique d'une situation où le prolétariat a perdu la capacité d'agir sur son terrain propre. Toute la tragédie se répéta l'année suivante à plus grande échelle, pendant la révolte générale de Varsovie qui s'est terminée par la destruction de la ville, tout comme le ghetto avait été totalement rasé à la suite de la révolte des juifs.
Dans les deux cas, la duplicité des forces de la démocratie et de la "patrie du socialisme" qui proclamaient ne mener la guerre que dans le but de libérer ceux qui étaient opprimés par la domination nazie, peut être démontrée sans détour.
Dans son livre While Six million Died (Secker and Warburg, Londres 1968), Arthur Morse cite l'une des dernières proclamations des révoltés du ghetto : "Seule la puissance des nations alliées peut apporter une aide immédiate et active maintenant. Au nom des millions de juifs brûlés, assassinés et brûlés vivants. Au nom de ceux qui luttent et de tous ceux qui sont condamnés à mourir, nous appelons le monde entier... Nos plus proches alliés doivent au moins comprendre le degré de responsabilité produit d'une telle apathie face au crime sans précédent commis par les Nazis contre toute une nation, dont l'épilogue tragique est maintenant en train de se jouer. Le soulèvement héroïque, sans précédent dans l'histoire, des fils condamnés du ghetto doit au moins réveiller le monde pour agir d'une façon qui soit en rapport avec la gravité de l'heure". Ce passage illustre très clairement à la fois la compréhension par les révoltés qu'ils étaient condamnés et leurs illusions sur les bonnes intentions des puissances alliées.
Que faisaient en réalité les Alliés contre les crimes nazis quand le ghetto de Varsovie brûlait ? Au même moment - le 19 avril 1943 - la Grande-Bretagne et l'Amérique avaient organisé aux Bermudes une conférence sur le problème des réfugiés. Comme Morse le montre dans son livre, les puissances démocratiques avaient été directement informées du mémorandum d'Hitler d'août 1942 qui formalisait le plan d'extermination de toute la population juive européenne. Pourtant leurs représentants vinrent à la Conférence des Bermudes avec un mandat qui devait assurer que rien ne serait fait à ce sujet :
"Le Département d'Etat a établi un mémorandum pour l'orientation des délégués à la Conférence des Bermudes. Les américains furent instruits de ne pas limiter la question à celle des réfugiés juifs, de ne pas soulever les questions de foi religieuse ou de race en appelant au soutien public, ni en promettant des fonds américains ; de ne pas s'engager concernant le transport par bateaux de réfugiés ; de ne pas retarder le programme maritime militaire proposant que des transports de retour vides prennent des réfugiés en route ; de ne pas transporter de réfugiés de l'autre côté de l'océan si on trouvait des emplacements pour des camps en Europe ; de ne pas s'attendre à un seul changement dans les lois d'immigration américaines ; de ne pas ignorer les nécessités de l'effort de guerre et les besoins de la population américaine en argent et en nourriture ; de ne pas établir de nouvelles agences pour soutenir les réfugiés, puisque le Comité intergouvernemental était déjà là pour ça".
"Le délégué britannique, Richard Kidston Law, ajouta quelques ‘ne pas’ à la longue liste apportée par ses amis américains. Les Britanniques ne prendraient en considération aucun appel direct aux Allemands, n'échangeraient pas de prisonniers contre des réfugiés et ne lèveraient pas le blocus de l'Europe pour envoyer de l'approvisionnement de secours. Mr Law y ajouta le danger d'un "déchargement" d'un grand nombre de réfugiés sur les alliés, dont certains pourraient s’avérer des sympathisants de l'Axe, cachés sous le masque de personnes opprimées".
A la fin de la Conférence, la "poursuite" de son activité fut mise entre les mains d'un Comité intergouvernemental - le précurseur de l'ONU - qui était déjà bien connu pour... ne rien faire.
Ceci n'était pas une expression isolée d'inertie bureaucratique. Morse raconte d'autres épisodes comme l'offre faite par la Suède de recueillir 20 000 enfants juifs d'Europe, offre qui passa de bureau en bureau en Grande-Bretagne et en Amérique et fut finalement enterrée. Et la brochure d'Auschwitz raconte l'histoire encore plus frappante de Joel Brandt, le leader de l'organisation juive hongroise, qui négocia avec Adolf Eichman la libération d'un million de juifs en échange de 10 000 camions. Mais comme le dit la brochure : "Non seulement les juifs, mais les SS aussi s'étaient laissé prendre à la propagande humanitaire des Alliés ! Les Alliés n'en voulaient pas de ce million de juifs ! Pas pour 10 000 camions, pas pour 5 000, même pas pour rien." Le même genre d'offres de la part de la Roumanie et de la Bulgarie fut également rejeté. Selon les paroles de Roosevelt, "transporter autant de gens désorganiserait l'effort de guerre".
Ce bref survol du cynisme total des Alliés serait incomplet si on ne mentionnait pas comment l'Armée rouge, qui avait appelé les Polonais à se soulever contre les nazis, a maintenu ses troupes aux abords de Varsovie pendant le soulèvement d'août 1944, laissant aux nazis le soin de massacrer les insurgés. Nous en avons expliqué les raisons dans notre article "Les massacres et les crimes des grandes démocraties" dans la Revue internationale n°66 : « En fait, Staline, devant l’ampleur de l’insurrection, décide (…) de "laisser Varsovie mijoter dans son jus", dans le but évident d’avaler la Pologne sans rencontrer d’obstacle sérieux du côté de la population polonaise. En cas de succès de l’insurrection de Varsovie, le nationalisme se serait trouvé considérablement renforcé et aurait pu dès lors mettre de sérieux bâtons dans les roues des visées de l’impérialisme russe. Il inaugurait en même temps le rôle de gendarme anti-prolétarien, face à une menace ouvrière potentielle à Varsovie". Et de peur qu'on pense qu'une telle cruauté ait été spécifique au méchant dictateur Staline, l'article souligne que cette tactique de "les laisser mijoter dans leur jus" fut d'abord adoptée par Churchill en réponse aux grèves ouvrières massives qui eurent lieu dans le nord de l'Italie la même année ; une fois encore les Alliés permirent aux bouchers nazis de faire le sale travail à leur place. Ecrit en 1991, l'article montre ensuite qu'une tactique tout à fait identique fut utilisée par "l'Occident" à la suite de la guerre du Golfe par rapport aux soulèvements kurdes et chiites contre Saddam.
La survivance de la solidarité humaine
Le fait que Szpilman ait survécu à ce cauchemar est tout à fait remarquable ; il est dû en grande partie à la combinaison d'une chance extraordinaire et au respect qu’avaient les gens envers son art musical. Il fut involontairement éloigné des camions à bétail par un policier juif compatissant, tandis que ses parents, son frère et ses deux sœurs y étaient jetés et emportés vers leur destin. Après être sorti clandestinement du ghetto, il fut recueilli par des musiciens polonais en relation avec la résistance. Cependant, à la fin, il resta totalement seul et dut la vie à un officier allemand, Wilm Hosenfeld, qui le nourrit tout en le cachant dans un grenier dans le quartier général même des forces d'occupation allemandes qui étaient maintenant en train de se désintégrer. Le livre contient un appendice constitué d'extraits du journal d'Hosenfeld. Nous apprenons que c'était un catholique idéaliste dégoûté par le régime nazi et qu'il sauva un certain nombre d'autres juifs et de victimes de la terreur.
Il y eut beaucoup de petits actes de bravoure et d'humanité de ce genre pendant la guerre. Les Polonais, par exemple, ont une épouvantable réputation d'antisémites, notamment parce que les combattants juifs qui s'échappaient du ghetto furent aussi tués par des partisans de la résistance nationale polonaise. Mais le livre souligne que les Polonais sauvèrent plus de juifs qu'aucune autre nation.
Ce furent des actes individuels, non des expressions d'un mouvement prolétarien collectif tel que la grève contre les mesures anti-juives et les déportations qui se déclencha dans les chantiers navals d'Amsterdam en février 1941 (cf. notre livre sur La gauche hollandaise). Cependant ils nous donnent un aperçu du fait que, même en plein milieu des plus terribles orgies de haine nationaliste, il existe une solidarité humaine qui peut s'élever au dessus.
A la fin du film, après la défaite de l'armée allemande, on voit l'un des amis musiciens de Szpilman passer devant un groupe de prisonniers de guerre allemands. Il va à la barrière pour les insulter ; mais il est décontenancé quand l'un d'entre eux court vers lui et lui demande s'il connaît Szpilman, et appelle à l'aide. C'est Hosenfeld. Mais le musicien est repoussé par les gardes avant qu'il puisse apprendre le nom et les détails concernant Hosenfeld. Honteux de son attitude initiale, le musicien dit à Szpilman - qui a maintenant retrouvé son travail de pianiste à la radio de Varsovie - ce qui est arrivé. Szpilman passa des années à chercher la trace de son sauveur, sans succès, bien qu'il soit venu en aide à des membres de sa famille. Et nous apprenons qu'Hosenfeld mourut dans un camp de travail russe au début des années 50 - un dernier rappel du fait que la barbarie ne se restreignait pas à l'impérialisme perdant.
Il ne fait pas de doute que l'Holocauste continuera d'être exploité par la bourgeoisie pour renforcer le mythe de la démocratie et justifier la guerre. Et dans la situation actuelle, si les meilleures expressions artistiques peuvent donner un aperçu profond sur des vérités sociales et historiques, elles sont rarement armées d'un clair point de vue prolétarien qui leur permette de résister aux tentatives de récupération. Le résultat, c'est que la bourgeoisie cherchera à utiliser des tentatives honnêtes de décrire de tels événements pour servir ses fins malhonnêtes. Il est certain que nous assistons aujourd'hui à des tentatives écoeurantes de présenter la nouvelle offensive impérialiste dans le Golfe comme une bataille pour nous sauver tous des atrocités que prépare le "nouvel Hitler", Saddam Hussein. Mais les préparatifs de guerre actuels révèlent avec une clarté croissante que c'est le capital comme un tout qui prépare un nouvel holocauste pour l'humanité, et que ce sont les grandes puissances démocratiques qui mènent la charge vers le gouffre. Un tel holocauste dépasserait certainement de loin tout ce qui a été déchaîné dans les années 1940 puisqu'il impliquerait certainement la destruction de l'humanité. Mais, contrairement aux années 1940, le prolétariat mondial n'a pas été pulvérisé et empêché d'agir sur son propre terrain de classe ; c'est pourquoi il n'est pas trop tard pour empêcher le capitalisme d'imposer sa "solution finale" et pour remplacer son système pourrissant par une société authentiquement humaine.
Amos (février 2003)
1 Le livre comme le film montrent Szpilman et sa famille être témoins d'un raid dans l'appartement opposé au leur. Une autre famille est assise à dîner quand les SS surgissent et demandent à chacun de se lever. Un vieil homme paralysé est incapable de le faire assez vite et deux SS l'empoignent avec sa chaise et le jettent par la fenêtre. Les enfants n'étaient pas mieux traités, comme cet extrait du livre le souligne froidement : "Nous sortîmes, escortés de deux policiers, en direction de la porte du ghetto. Elle était gardée habituellement par des officiers de police juifs, mais aujourd'hui toute une unité de la police allemande vérifiait avec soin les papiers de tous ceux qui quittaient le ghetto pour aller au travail. Un garçon de dix ans arriva en courant sur le trottoir. Il était très pâle et si effrayé qu'il oublia d'ôter sa casquette devant un policier allemand qui venait dans sa direction. L'allemand s'arrêta, sortit sans un mot son revolver, le pointa sur la tempe du garçon et tira. Le garçon tomba à terre, battit des bras, devint raide et mourut. Le policier rangea calmement son revolver dans son étui et poursuivit son chemin. Je le regardai : il ne présentait même pas des caractéristiques particulières de brutalité et ne paraissait pas en colère. C'était un homme normal, placide qui venait d'accomplir l'un de ses nombreux petits devoirs quotidiens et l'avait ensuite chassé de sa tête pour d'autres affaires plus importantes qui l'attendaient"
Face à l’attaque frontale sur les retraites en France comme en Autriche, des secteurs entiers de la classe ouvrière se sont mis en lutte avec une détermination comme il n’y en avait pas eu depuis la fin des années 1980. En France, pendant plusieurs semaines, des manifestations à répétition ont rassemblé plusieurs centaines de milliers d’ouvriers du public mais aussi du privé : un million et demi de prolétaires étaient dans les rues des principales villes du pays le 13 mai, près d’un million lors de la seule manifestation parisienne du 25 mai et, le 3 juin, il y avait encore 750 000 personnes mobilisées. Le secteur de l’Education nationale s’est retrouvé à la pointe de la combativité du mouvement social dans ce pays, en particulier du fait qu’il était le plus brutalement attaqué. En Autriche, face à des attaques similaires concernant les retraites, on a assisté aux manifestations les plus massives depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus de 100 000 personnes le 13 mai, près d’un million (sur un pays comptant moins de 10 millions d’habitants) le 3 juin. A Brasilia, capitale administrative du Brésil, une manifestation a rassemblé 30 000 employés du service public le 11 juin, mobilisés contre une réforme de l’impôt, de la sécurité sociale mais, là encore, surtout des retraites, imposée par le nouveau "gouvernement de gauche" de Lula. En Suède, 9000 employés municipaux et des services publics se sont mis en grève contre les coupes claires dans les budgets sociaux.
La bourgeoise fait payer la crise du capitalisme à la classe ouvrière
Jusqu'ici, la bourgeoisie était parvenue à relativement étaler ses attaques anti-ouvrières dans le temps et à les mener paquets par paquets, par secteurs, par régions, par pays. Le fait majeur de l’évolution de la situation actuelle, c’est que, depuis la fin des années 1990, elle a entrepris de les porter de façon plus brutale, plus violente, plus massive. C’est un indice de l’accélération de la crise mondiale qui se traduit par deux phénomènes majeurs et concomitants à l’échelle internationale : le retour de la récession ouverte et un nouveau bond en avant dans l'endettement.
La plongée dans une nouvelle récession touche aujourd’hui de plein fouet les pays centraux, les pays du coeur du capitalisme : le Japon depuis plusieurs années et maintenant l’Allemagne. Officiellement, l’Allemagne est entrée dans une nouvelle période de récession (pour la deuxième fois en 2 ans). D’autres Etats européens, notamment les Pays-Bas, sont dans la même situation. Cette récession menace sérieusement les Etats-Unis depuis deux ans où les taux de chômage remontent et où les déficits de la balance commerciale comme les déficits budgétaires de l’Etat fédéral se creusent à nouveau. Le journal français Le Monde du 16 mai sonne l’alerte sur le risque de déflation qui fait resurgir le spectre des années 1930 : "Non seulement l’espoir d’une reprise au lendemain de la guerre contre l’Irak s’amenuise de jour en jour, mais, à la place, la crainte grandit de voir l’économie américaine s’enfoncer dans une spirale de baisse des tarifs (…) Un scénario catastrophe où les prix des actifs et des biens de consommation ne cessent de baisser, les profits s’effondrent, les entreprises diminuent les salaires et licencient, entraînant un nouveau recul de la consommation et des prix. Les ménages et les entreprises, trop endettés, ne peuvent plus faire face à leurs engagements, les banques exsangues restreignent le crédit sous l’œil impuissant de la Réserve fédérale. Il ne s’agit pas seulement d’hypothèses d’experts en mal de sensations fortes. C’est ce que le Japon vit depuis plus de dix ans avec, de temps à autre, de courtes périodes de rémission". Ce que la bourgeoisie appelle déflation n’est autre qu’un enfoncement durable dans la récession où le "scénario" décrit ci-dessus devient une réalité, où la bourgeoisie ne parvient pas à utiliser le crédit comme facteur de relance. Cela apporte un démenti à tous ceux qui pensaient que la guerre en Irak allait permettre de relancer l’économie mondiale alors qu'elle a représenté un gouffre pour celle-ci. En réalité, la guerre et l'occupation qui perdure, représentent en premier lieu une ponction importante pour l'économie américaine (1 milliard de dollars par semaine pour l'armée d'occupation) et britannique. De plus, tous les prolétaires sont mis à contribution dans la course aux armements qui s’accélère partout dans le monde (entre autres, à travers les nouveaux programmes militaires européens).
La seconde caractéristique de la situation économique, c’est la fuite en avant dans un endettement d’une ampleur colossale qui représente une véritable bombe dans la période à venir et qui affecte toutes les économies, depuis les entreprises jusqu’aux gouvernements nationaux en passant par les ménages, dont le taux d’endettement n’a jamais été aussi élevé (voir l'article sur la crise dans ce numéro de la Revue).
Comme chaque fois qu’il est confronté ouvertement à la crise et à ses contradictions, le capitalisme tente de la surmonter avec les deux seuls moyens dont il dispose :
- d’une part, il intensifie la productivité du travail en soumettant de plus en plus les ouvriers, producteurs de plus-value, à des cadences infernales ;
- d'autre part, il s'attaque directement au coût du capital variable, autrement dit la part du paiement de la force de travail, en le réduisant toujours plus. Il dispose de plusieurs moyens pour cela : la multiplication des plans de licenciements ; la baisse des salaires dont la variante la plus utilisée pour faire face à la concurrence est de recourir à la "délocalisation" ou aux travailleurs immigrés pour se procurer la main d’œuvre la moins chère possible ; la réduction du coût du salaire social en taillant dans tous les budgets sociaux (retraites, santé, indemnisation du chômage).
Le capitalisme est contraint d’agir de plus en plus simultanément sur l’ensemble de ces plans, c’est-à-dire que partout les Etats sont poussés à s’attaquer en même temps à TOUTES les conditions de vie de la classe ouvrière. La bourgeoisie n’a pas d’autre choix, dans sa logique de profit, que de mener des attaques massives et frontales. Elle prend évidemment soin de planifier et de coordonner le rythme de ces attaques selon les pays pour éviter toutefois une simultanéité des conflits sociaux sur la même question.
Depuis les années 1970, avec la généralisation du chômage massif et le sacrifice de milliers d’entreprises et des secteurs les moins rentables de l’économie, des millions d’emplois ont disparu et la bourgeoisie dévoile son incapacité d’intégrer de nouvelles générations d’ouvriers dans la production. Mais, à l’heure actuelle, un autre cap a été franchi : tout en continuant à licencier à tour de bras, ce sont tous les budgets sociaux qui sont dans la ligne de mire de la bourgeoisie. Dans certains pays centraux, comme les Etats-Unis, la "protection sociale" a toujours été quasiment inexistante. Mais, dans ce pays en particulier, les entreprises finançaient la plupart du temps la retraite de leurs salariés. La base des "scandales financiers" de ces dernières années, dont l'exemple le plus spectaculaire est celui d’Enron, c’est qu’elles ont profité de ces placements pour les investir dans des actions en bourse et que cet argent est parti en fumée dans des spéculations hasardeuses, sans que les entreprises puissent payer la moindre pension et sans qu’elles aient les moyens de rembourser les salariés spoliés, c’est-à-dire réduits à la misère noire. Dans d’autres pays, comme la Grande-Bretagne, la protection sociale a été déjà largement démantelée. Le cas de la Grande-Bretagne est particulièrement édifiant sur ce qui attend l’ensemble de la classe ouvrière : depuis les "années Thatcher", il y a vingt ans, les retraités sont payés sur des fonds de pensions. Mais la situation s’est encore dégradée fortement depuis. En transformant les retraites en fonds de pension, on avait fait croire que les actions de ces fonds allaient rapporter beaucoup d’argent. C’est l’inverse qui s’est produit. Ces dernières années, la chute vertigineuse de leur cotation a entraîné des centaines de milliers d’ouvriers dans la misère (la retraite de base garantie par l’Etat est d’environ 120 Euros par semaine) et plus de 20 % d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté, condamnant un grand nombre d’entre eux… à ne pas prendre de retraite et à travailler jusqu’à plus de 70 ans ou jusqu’à leur mort pour survivre, généralement avec de petits boulots très mal rémunérés. Beaucoup d’ouvriers connaissent une situation angoissante dans laquelle ils se trouvent incapables de payer leur logement ou leurs frais médicaux. L’hospitalisation des personnes âgées devant recourir à des traitements lourds pour assurer leur survie n’est même plus prise en charge. Ainsi, les hôpitaux comme les cliniques anglaises refusent les dialyses aux patients âgés qui n’ont pas les moyens de payer, les condamnant directement à la mort. Ceux qui n’ont pas les revenus suffisants pour se faire soigner peuvent crever. Plus généralement, les reventes de maisons ou d’appartements dont les ouvriers ne peuvent plus honorer les traites ont été multipliées par quatre en deux ans alors que 5 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté (ce chiffre a doublé depuis les années 1970) et que le chômage connaît aujourd’hui la plus forte augmentation depuis 1992. Le premier pays capitaliste a avoir mis en place le Welfare State (l'Etat providence) au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, est devenu le premier laboratoire d’essai pour son démantèlement.
Un tournant dans l'aggravation des attaques
Aujourd’hui, ces attaques se généralisent, se "mondialisent", faisant voler en éclats le mythe des "acquis sociaux". La nature de ces nouvelles attaques est significative. Elles portent sur les retraites, les indemnisations des chômeurs et les dépenses de santé. Ce qu'elles font apparaître partout de plus en plus clairement, c'est l’incapacité croissante de la bourgeoisie de financer les budgets sociaux. Le fléau du chômage et la fin du Welfare State sont deux expressions majeures de la faillite globale du capitalisme. C'est ce que viennent illustrer des attaques récentes dans un certain nombre de pays :
· En France, concernant les retraites, il ne s’agit pas seulement d’aligner le public sur le privé en portant de 37,5 à 40 ans la durée de cotisation pour avoir droit à une retraite à "taux plein". Le gouvernement a aussi annoncé l’augmentation progressive de cette durée à 42 ans qui sera ensuite allongée au-delà, en fonction du niveau de l'emploi. Les cotisations seront augmentées pour tous les salariés afin de renflouer les caisses de retraite, sans compter l’obligation de recourir à des fonds de pensions ou à des retraites complémentaires payantes. Suivant le discours officiel, c'est un facteur purement démographique, le "vieillissement" de la population, qui serait responsable du déficit des caisses de retraite et deviendrait un "fardeau" insupportable pour l’économie. Il n'y aurait pas assez de "jeunes" pour payer les retraites d'un nombre croissant de "vieux". En réalité, les jeunes entrent de plus en plus tard dans la vie active, non seulement à cause de l'allongement de la scolarité rendue nécessaire par les progrès techniques de la production mais surtout parce qu'ils trouvent de plus en plus difficilement un emploi (l'allongement de la scolarité étant d'ailleurs un moyen de masquer le chômage des jeunes). C'est en réalité la montée inexorable du chômage (qui représente au moins 10 % de la population en âge de travailler) et de la précarité qui est la cause principale de la baisse des cotisations et des déficits des régimes de retraite. En fait, beaucoup de patrons ne sont pas intéressés à conserver dans leur effectif les travailleurs âgés, qui sont en général mieux payés que les jeunes alors qu'ils ont moins de forces et sont moins "adaptables". Derrière le discours sur la nécessité de travailler plus longtemps, il y a surtout la réalité d'une chute massive du niveau des pensions de retraite. D’ores et déjà, dès leur mise en oeuvre, les mesures prévues vont se traduire par une chute du pouvoir d’achat des retraités allant de 15 à 50%, y compris pour les salariés les plus mal payés. Une autre "réforme", celle de la sécurité sociale, dont les mesures doivent être arrêtées à l’automne prochain, a déjà commencé avec une liste de 600 médicaments qui ne sont plus remboursés alors qu’une liste de 650 autres va être rendue publique et immédiatement applicable par décret en juillet.
· En Autriche, une attaque comparable à celle de la France vise principalement les retraites. Mais là, la durée des cotisations qui était déjà de 40 ans, doit passer à 42 ans et pour une majorité de salariés à 45 ans avec une amputation de leur montant pouvant atteindre jusqu’à 40 % pour certaines catégories. Le chancelier conservateur Schlüssel a profité des élections anticipées en février pour former un nouveau gouvernement de droite classique et homogène suite à la "crise" de septembre 2002 qui avait mis fin à l’encombrante coalition avec le parti populiste de Haider et a permis à la bourgeoisie d’avoir les mains plus libres pour porter ces nouvelles attaques.
· En Allemagne, le gouvernement rouge-vert a mis en œuvre un programme d’austérité baptisé "agenda 2010" qui s’attaque simultanément à plusieurs "volets sociaux". Il s’agit en premier lieu d’une réduction drastique des allocations chômage. La durée de l’indemnisation qui était de 36 mois sera réduite à 18 mois pour les plus de 55 ans et à 12 mois pour les autres. Après cela, les ouvriers licenciés n’ont pas d’autre ressource que "l’aide sociale" (qui représente environ 600 Euros pas mois). Ce qui équivaut à diviser par deux le montant des pensions de retraite pour 1 million et demi de travailleurs réduits au chômage alors même que l’Allemagne est en train de franchir le cap des 5 millions de chômeurs. Concernant les dépenses de santé, il est prévu une baisse des prestations de l’assurance maladie (diminution des taux de remboursement comme des visites médicales, restriction des arrêts maladie). A titre d’exemple, à partir de la sixième semaine d’arrêt maladie par an, la Sécurité sociale n’indemnisera plus et les assurés devront cotiser à une assurance privée pour prétendre à un remboursement. Ces restrictions sur les dépenses de santé sont cumulées avec une hausse des cotisations maladie à l’œuvre depuis début 2003 pour tous les salariés. Parallèlement, le régime des retraites sera aussi attaqué à terme en Allemagne : élévation de l’âge de départ à la retraite qui est déjà de 65 ans en moyenne, augmentation des cotisations des salariés, suppression de la revalorisation annuelle automatique des pensions. Depuis le début de l’année sont appliqués des hausses d’impôts (retenus à la source sur les salaires), des mesures d’encouragement pour les travaux intérimaires, un développement de la précarité du travail, des contrats à temps partiel ou à durée limitée.
· Aux Pays-Bas, après s’être débarrassé comme en Autriche de son aile populiste, le nouveau gouvernement de coalition (chrétiens-démocrates, libéraux, réformateurs) s’est empressé d’annoncer un plan d’austérité basé sur les restrictions budgétaires dans le domaine social (plan qui prévoit une économie de 15 milliards d’Euros) avec notamment une réforme radicale de l’indemnité chômage et des critères de l’incapacité de travail ainsi qu’une révision générale de la politique salariale.
· En Pologne, les dépenses de santé sont aussi attaquées. En dehors des soins pour les maladies très graves encore remboursés à 100 %, la plupart des soins ne sont remboursés qu’à 60 ou 30 %. Des maladies "bénignes" comme une grippe ou une angine ne le sont pas du tout. Le statut des fonctionnaires ne les protège pas des licenciements.
· Au Brésil, nous avons également vu plus haut que le Parti des Travailleurs de "Lula" est à la pointe des coupes dans les budgets sociaux en Amérique latine.
· Dans le cadre de l’élargissement de l’Union européenne, la directive donnée le 9 juin par le Bureau International du Travail pour les années qui viennent est de faire passer le financement des caisses de retraite pour 5 des 10 pays concernés (la Pologne, la Hongrie, la Bulgarie, la Lituanie et l’Estonie) à la charge des seuls ouvriers, alors qu'il était jusqu'à présent pris en charge par l’employeur, l’Etat et le salarié.
Il s’avère donc que, quel que soit le gouvernement en place, de droite ou de gauche, ce sont les mêmes attaques qui sont mises en œuvre.
Pendant ce temps, les plans de licenciements massifs s’accumulent de plus belle : 30 000 suppressions d’emploi chez Deutsche Telekom, 13 000 à France Télécom, 40 000 à la Deutsche Bahn (chemins de fer allemands), 2000 supplémentaires à la SNCF (chemins de fer français). Fiat vient d’annoncer la suppression de 10 000 emplois sur le continent européen, après les licenciements de 8100 ouvriers fin 2002 dans la péninsule italienne, Alstom 5000. La compagnie aérienne Swissair a prévu d’éliminer 3000 emplois supplémentaires dans un secteur particulièrement affecté par la crise depuis deux ans. La banque d’affaires américaine Merrill Lynch a licencié 8000 salariés depuis l’an dernier. 42 000 emplois ont été perdus au cours du premier trimestre 2003 en Grande-Bretagne. Aucun pays, aucun secteur n’est épargné. Par exemple, d’ici 2006, il est prévu des fermetures d’entreprises sur le sol britannique au rythme de 400 par semaine. Partout, la précarité des emplois est en train de devenir la règle.
C'est donc face à cette aggravation qualitative de la crise et des attaques contre ses conditions de vie qu'elle entraîne, que la classe ouvrière s'est mobilisée dans les récentes luttes.
Le rapport de forces entre les classes
La première chose qu’il faut souligner à propos de ces luttes, c’est qu’elles constituent un démenti cinglant à toutes les campagnes idéologiques qui nous avaient été assénées suite à l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes staliniens. Non, la classe ouvrière n’a pas disparu ! Non, ses luttes n’appartiennent pas à un passé révolu ! Elles démontrent que la perspective est toujours orientée vers des affrontements de classe, malgré le déboussolement et l’énorme recul de la conscience de classe que les bouleversements de l’après-1989 avaient provoqués. Un recul encore accentué par tous les autres ravages d’une décomposition sociale avancée, tendant à faire perdre aux prolétaires leurs points de repère et leur identité de classe, et par les campagnes de la bourgeoisie, antifascistes, pacifistes en passant par les mobilisations "citoyennes". Face à cette situation, les attaques de la bourgeoisie et de l’Etat les poussent à nouveau à s’affirmer sur un terrain de classe et à renouer, à terme, avec les expériences passées et les besoins vitaux de la lutte. Ainsi, les ouvriers sont amenés à faire à nouveau l'expérience du sabotage de la lutte par les organes d’encadrement de la bourgeoisie que sont les syndicats et les gauchistes. De façon plus significative encore, au sein de la classe ouvrière, commencent à émerger, malgré l’amertume de la défaite immédiate, des questions plus profondes sur le fonctionnement de la société qui, à terme, tendent à mettre en cause les illusions semées par la bourgeoisie.
Pour comprendre quelle est la portée de ces attaques et ce que représentent ces événements par rapport à l’évolution du rapport de forces dans la lutte de classe, la méthode marxiste n’a jamais consisté à rester le nez collé aux luttes ouvrières elles-mêmes mais à cerner quel est l’objectif majeur poursuivi par la classe ennemie, quelle stratégie elle développe, à quels problèmes elle est confrontée à un moment donné. Car pour lutter contre la classe dominante, la classe ouvrière doit toujours non seulement identifier qui sont ses ennemis, mais comprendre ce qu’ils font et manigancent contre elle. En effet, l’étude de la politique de la bourgeoisie est habituellement la clé la plus importante pour comprendre le rapport de forces global entre les classes. Ainsi, Marx a consacré énormément plus de temps, de pages et d’énergie à examiner, disséquer les moeurs et à démonter l’idéologie de la bourgeoisie pour mettre en évidence la logique, les failles et les contradictions du capitalisme qu’à décrire et examiner en soi les luttes ouvrières. C’est pourquoi, face à un événement d’une toute autre portée, dans sa brochure sur Les luttes de classe en France en 1848, il analysait ainsi essentiellement les ressorts de la politique bourgeoise. Lénine, proclamait lui aussi en 1902 dans Que faire ?: "La conscience des masses ouvrières ne peut être une conscience de classe authentique si les ouvriers n’apprennent pas, à partir de faits et d’événements concrets et par-dessus tout politiques, d’actualité, à observer l’autre classe dans toute sa vie intellectuelle, morale et politique. (...) Ceux qui concentrent l’attention, l’observation et la conscience de la classe ouvrière exclusivement, ou même principalement sur elle-même ne sont pas des sociaux-démocrates", autrement dit pas de vrais révolutionnaires. Récemment, dans sa résolution sur la situation internationale adoptée à son 15e congrès, le CCI réaffirmait encore "Le marxisme a toujours insisté sur le fait qu’il ne suffisait pas d’observer la lutte de classe seulement sous l’angle de ce que fait le prolétariat : puisque la bourgeoisie aussi mène une lutte de classe contre le prolétariat et sa prise de conscience, un élément clé de l’activité marxiste, a toujours été d’examiner la stratégie et la tactique de la classe dominante pour devancer son ennemi mortel" (Revue Internationale n°113). La négligence de l’étude de l’ennemi de classe a toujours été typique de tendances ouvriéristes, économistes et conseillistes au sein du mouvement ouvrier. Cette vision oublie une donnée élémentaire qui doit servir de boussole fondamentale dans l’analyse d’une situation donnée, c’est qu’en dehors de situations directement pré-révolutionnaires, ce n’est jamais le prolétariat qui est à l’offensive. Dans les autres cas, c’est toujours la bourgeoisie en tant que classe dominante qui attaque et oblige le prolétariat à répondre et qui, de façon permanente et organisée, s’adapte non seulement à ce que font les ouvriers mais s’attache à prévoir leurs réactions car la classe exploiteuse, elle, ne cesse de surveiller son adversaire irréductible. Elle dispose d’ailleurs pour cela d’instruments spécifiques qui lui servent en permanence d’espions pour prendre la température sociale, les syndicats.
Aussi, face à la situation actuelle, la première question à se poser, c’est pourquoi la bourgeoisie mène ces attaques de cette façon.
La stratégie de la bourgeoisie pour faire passer ses attaques économiques
Les médias ont largement évoqué la comparaison du mouvement en France avec les grèves de novembre-décembre 1995 dans le secteur public contre le gouvernement Juppé qui avait donné lieu à des rassemblements comparables. En 1995, l’objectif essentiel du gouvernement était de profiter de la campagne idéologique de toute la bourgeoisie sur la pseudo-faillite du marxisme et du communisme, consécutive à l’effondrement des régimes staliniens, d’exploiter le recul de la conscience de classe pour renforcer et recrédibiliser l’appareil d’encadrement syndical, en gommant toute l’expérience accumulée des luttes ouvrières entre 1968 et les années 1980, notamment sur la question syndicale. Même si une partie économique du plan Juppé (consacré à la réforme du financement de la sécurité sociale et à l’institution d’un nouvel impôt appliqué à tous les revenus) est passée en catimini sous le gouvernement Jospin dans les mois qui ont suivi, le volet consacré précisément à la retraite (suppression des régimes spéciaux les plus "favorables" du secteur public) n’avait pu aboutir et avait même été délibérément sacrifié par la bourgeoisie pour faire passer cela comme une "victoire des syndicats". Ainsi, la bourgeoisie avait voulu montrer cette grève comme "une "victoire ouvrière" grâce aux syndicats qui avaient fait reculer le gouvernement, comme une lutte exemplaire en lui assurant une publicité médiatique phénoménale à l’échelle internationale. La classe ouvrière dans tous les pays était ainsi invitée à faire du "décembre 95 français" la référence incontournable de tous ses combats à venir, et surtout à voir dans les syndicats, qui avaient été si "combatifs", si "unitaires" et si "déterminés" tout au long des événements, leurs meilleurs alliés pour se défendre contre les attaques du capital. Ce mouvement a d’ailleurs servi de référence essentielle aux luttes syndicales en Belgique tout de suite après et en Allemagne six mois plus tard pour redorer le blason de la combativité syndicale passablement terni dans le passé. Aujourd’hui, le niveau de la crise économique n’est plus le même. La gravité de la crise capitaliste oblige la bourgeoisie nationale à s’attaquer de front au problème. La remise en cause du régime des retraites n’est qu’une des premières mesures d’une longue série de nouvelles attaques massives et frontales en préparation.
Ce n’est jamais de manière improvisée que la bourgeoisie affronte la classe ouvrière. Toujours elle tente de l’affaiblir le plus possible. Pour ce faire, elle a souvent employé la tactique qui consiste à prendre les devants, à susciter le déclenchement de mouvements sociaux avant que de larges masses ouvrières ne soient prêtes à les assumer, en provoquant certains secteurs plus disposés à se lancer immédiatement dans le mouvement. L’exemple historique le plus marquant est l’écrasement, en janvier 1919, des ouvriers berlinois qui s’étaient soulevés suite à une provocation du gouvernement social-démocrate, mais qui restèrent isolés de leur classe, pas encore prête à se lancer dans la confrontation générale avec la bourgeoisie. L’actuelle attaque sur les retraites en France a elle aussi été accompagnée de toute une stratégie visant à limiter les réactions ouvrières qui devaient, tôt ou tard, résulter de cette attaque. A défaut de pouvoir éviter la lutte, la bourgeoisie devait faire en sorte que celle-ci se termine par une défaite ouvrière douloureuse, afin que le prolétariat doute à nouveau de sa capacité à réagir en tant que classe aux attaques. Elle a donc choisi de faire crever l’abcès avant terme et de provoquer un secteur, celui du personnel de l’Education nationale au moyen d’attaques supplémentaires et particulièrement lourdes, afin qu’il parte le premier en lutte, qu’il s’épuise le plus possible, et essuie la défaite la plus cinglante. Ce n’est pas la première fois que la bourgeoisie française ou ses consœurs européennes provoquent un secteur au sein d'une manœuvre contre la classe ouvrière. Avant l’Education nationale aujourd’hui, elle l’avait déjà fait par exemple en 1995 avec les cheminots de la SNCF.
Déjà sous le gouvernement Jospin, par la voix du ministre Allègre, la bourgeoisie avait annoncé son intention de "dégraisser le mammouth" de l’Education nationale qui représentait de loin le plus fort contingent de fonctionnaires. Comme la plupart des fonctionnaires (sauf la défense, l’intérieur et la justice, c’est-à-dire les corps chargés de la répression étatique), il a été soumis à des coupes budgétaires prévoyant le non-remplacement de fait de 3 postes sur 4, hormis les enseignants. De plus, fin 2002, a été annoncée, avec un début de mise en œuvre, la suppression de milliers "d’auxiliaires d’enseignement", sous la forme d’emplois jeunes dans les écoles primaires et de surveillants pour les établissements du secondaire (lycées, collèges). Ces suppressions de poste, en plus de priver d’emploi de nombreux jeunes, représentent une aggravation insupportable des charges de travail pour les enseignants et les laissent isolés en première ligne face à des élèves de plus en plus difficiles avec le poids grandissant de la décomposition sociale (drogue, violence, délinquance, problèmes sociaux et familiaux, etc.).
Ainsi, ce secteur déjà lourdement affecté, non seulement devait subir l’attaque générale sur les retraites mais on lui en a infligé encore une autre supplémentaire, spécifique, le projet de décentralisation des personnels non enseignants. Pour ces derniers, cela revient à se trouver placés sous une autre autorité administrative, non plus nationale mais régionale, avec un contrat de travail moins avantageux et à terme plus précaire. C’était donc une véritable provocation pour que le conflit se focalise sur ce secteur. La bourgeoisie a également choisi le moment de l’attaque lui permettant de bénéficier de deux butoirs à la mobilisation : la période des examens pour les enseignants et celle des congés d’été concernant la classe ouvrière dans son ensemble. De même, afin de "casser" la combativité, diviser et démoraliser le mouvement, particulièrement dans l’Education nationale, le gouvernement avait prévu d’avance de lâcher un peu de lest, qui ne lui coûtait pas grand-chose, sur son projet de "décentralisation". Elle a retiré, pour pouvoir en préserver l’essentiel, un tout petit morceau de cette attaque spécifique, la décentralisation pour les personnels les plus proches des enseignants (les psychologues, les conseillers d’orientation, les assistantes sociales). En favorisant une minorité du personnel concerné, (représentant 10 000 salariés), au détriment des techniciens et ouvriers de service (100 000 salariés), elle savait aussi pouvoir diviser l’unité du mouvement et désamorcer la colère des enseignants. Pour parachever la défaite, le gouvernement a mis le paquet en se refusant à négocier le paiement des jours de grève avec les "consignes de rigueur" (retrait intégral et étalement des retenues sur salaire limité à deux mois) mises en avant par le premier ministre Raffarin : "La loi prévoit des retenues de salaire pour les grévistes. Le gouvernement applique la loi". La bourgeoisie savait aussi pouvoir compter sur une collaboration sans faille des syndicats et des gauchistes pour se partager le travail et pour diviser et désorienter le mouvement en freinant les uns pour les dissuader de se mettre en lutte, en poussant au contraire les autres résolument dans la lutte, exhortant ensuite les uns à se montrer "responsables", "raisonnables" et les autres "à tenir" et à "étendre" la lutte dans une attitude "jusqu’au boutiste" avec des appels à la "grève générale" en plein reflux pour étendre la défaite, notamment chez les enseignants.
On en revient donc aujourd’hui à un schéma beaucoup plus classique dans l’histoire de la lutte de classes : le gouvernement cogne, les syndicats s’y opposent et prônent l’union syndicale dans un premier temps pour embarquer massivement des ouvriers derrière eux et sous leur contrôle. Puis le gouvernement ouvre des négociations et les syndicats se désunissent pour mieux porter la division et la désorientation dans les rangs ouvriers. Cette méthode, qui joue sur la division syndicale face à la montée de la lutte de classe, est la plus éprouvée par la bourgeoisie pour préserver globalement l’encadrement syndical en concentrant autant que possible le discrédit et la perte de quelques plumes sur l’un ou l’autre appareil désigné d’avance. Cela signifie aussi que les syndicats sont à nouveau soumis à l’épreuve du feu et que le développement inévitable des luttes à venir va poser à nouveau le problème pour la classe ouvrière de la confrontation avec ses ennemis pour pouvoir affirmer ses intérêts de classe et les besoins de son combat.
Chaque bourgeoisie nationale s’adapte au niveau de combativité ouvrière pour imposer ses mesures. Alors que les 35 heures sont partout présentées comme une conquête sociale, elles ont constitué en fait une attaque de premier ordre contre le prolétariat en Allemagne et en France où les lois sur les 35 heures ont pu servir de modèle à d’autres Etats, puisqu'elles permettent à la bourgeoisie de généraliser la "flexibilité" des salariés adaptée en fonction des besoins de l’entreprise (intensification de la productivité, diminution ou suppression des pauses, travail le week-end, non paiement des heures supplémentaires, etc.) Les ouvriers travaillant dans les "Länder" de l’ex-Allemagne de l’Est viennent "d'obtenir" la promesse de passer aux "35 heures" en 2009 comme ceux de l’Ouest, alors que cette mesure leur était refusée jusque là sous le prétexte du niveau inférieur de leur productivité. Le syndicat des métallos IG-Metall n’a cessé de chercher à détourner les ouvriers de leurs revendications (notamment pour des hausses de salaire) en organisant toute une série de grèves et de manifestations sur ce thème. Aujourd’hui encore, cette perspective, jugée trop lointaine par les syndicats, sert à IG-Metall pour pousser les ouvriers de l’Est à réclamer les 35 heures pour tout de suite, autrement dit les encourager à se faire exploiter davantage le plus rapidement possible… Alors que pour les mesures d’austérité de "l’agenda 2010", en dehors de manifestations dans quelques villes (comme à Stuttgart le 21 mai), le même syndicat des métallos s’est contenté de faire circuler des pétitions (tandis que le syndicat des services organisait une manifestation nationale réservée aux ouvriers de ce secteur à Berlin le 17 mai).
Les perspectives pour l’avenir de la lutte de classe
Pendant des années, face à l’aggravation de la crise dont les premières conséquences pour la classe ouvrière ont été la brutale montée du chômage, les charrettes de licenciements, entraînant une paupérisation considérable au sein de la classe ouvrière, la bourgeoisie a mené toute une politique visant à masquer en priorité l’ampleur du phénomène du chômage. Pour cela, elle a recouru à la manipulation constante des statistiques officielles, aux radiations massives des chômeurs dans les agences pour l’emploi, au travail à temps partiel, aux contrats précaires, à l’encouragement au retour des "femmes au foyer", aux stages et aux emplois jeunes sous-payés ou non payés. En outre, elle n’a cessé d’encourager, favoriser, multiplier pour les salariés les plus âgés, les mises en pré-retraite, les départs à la retraite anticipés, les cessations progressives d’activité en faisant miroiter la perspective d’un raccourcissement de la durée du travail en même temps qu'on montait en épingle l'allongement de l'espérance de vie de la population (dans laquelle les ouvriers sont d'ailleurs les plus mal lotis). Parallèlement, pour les ouvriers en activité, cette propagande visait à leur faire accepter une détérioration dramatique de leurs conditions de vie et de travail liée aux suppressions de postes au nom de la nécessité de moderniser les modes de gestion, de faire face à la concurrence. On leur a demandé de se soumettre à la hiérarchie, aux impératifs de la productivité pour sauvegarder leur emploi. Pour contenir la montée du mécontentement social, face à cette détérioration accélérée de leurs conditions d’existence, l’abaissement de l’âge de la retraite a été mis en avant comme un exutoire orchestré par la bourgeoisie et même instrumentalisé en abaissant légalement l’âge du droit à la retraite dans certains pays. En France notamment, la légalisation de la retraite à 60 ans, adoptée sous la gauche, a pu être présentée sous un jour particulièrement social alors qu’elle ne faisait qu’officialiser une réalité de fait.
Aujourd’hui, l’aggravation de la crise ne permet plus comme avant à la bourgeoisie de payer les ouvriers à la retraite, de rembourser les frais médicaux. Avec le développement parallèle du chômage, un nombre croissant de travailleurs peuvent de moins en moins et, demain, ne pourront plus justifier du nombre d’années requis pour "bénéficier" d’une retraite décente. A partir du moment où les prolétaires cessent de produire de la plus-value, ils deviennent un fardeau, une charge pour le capitalisme si bien que pour ce système, la meilleure solution, et celle vers laquelle il s’oriente cyniquement, est qu’ils meurent le plus vite possible.
C’est pourquoi l’attaque brutale et ouverte portée sur les retraites se traduit par une très vive inquiétude qui s’exprime par un réveil de la combativité mais aussi par le fait qu'elle ouvre la porte à un questionnement en profondeur sur les perspectives d’avenir réelles pour la société qu’offre le capitalisme.
En 1968, un des facteurs majeurs du ressurgissement de la classe ouvrière et de ses luttes sur la scène de l’histoire à l’échelle internationale, avait été constitué par la fin brutale des illusions portées par la période de reconstruction qui avait permis, le temps d’une génération, une situation euphorisante de plein emploi durant laquelle les conditions de vie de la classe ouvrière avaient connu une nette amélioration, après le chômage des années 1930, le rationnement et les famines de la guerre et de l’après-guerre. La bourgeoisie s’était elle-même persuadée que cette période de prospérité n’aurait pas de fin, qu’elle avait résolu le problème de la crise économique et que le spectre des années 1930 avait disparu définitivement. Dès les premières manifestations de la crise ouverte, la classe ouvrière avait ressenti non seulement les atteintes à ses conditions de vie et de travail, mais aussi que l'avenir se bouchait, qu’une nouvelle période de stagnation économique et sociale croissante s’installait sous l’effet de la crise mondiale. L’ampleur des luttes ouvrières à partir de mai 68 et la réapparition de la perspective révolutionnaire ont pleinement révélé que les mystifications bourgeoises sur la "société de consommation" et "l'embourgeoisement du prolétariat" se trouvaient mises à mal. Toutes proportions gardées, la nature des attaques actuelles contient des similitudes avec la situation de l'époque. Il ne s’agit évidemment pas d’identifier les deux périodes. 1968 a constitué un événement historique majeur, marquant la sortie de plus de quatre décennies de contre-révolution ; il a eu une portée et une signification considérables pour le prolétariat international auxquelles la situation actuelle ne saurait être comparée.
Mais aujourd’hui, on assiste à l’effondrement de ce qui apparaissait en quelque sorte comme une consolation après des années de bagne salarié et qui a constitué un des piliers permettant au système de "tenir" pendant vingt ans : la retraite à 60 ans, avec la possibilité, à partir de cet âge-là, de goûter une vie tranquille, dégagée de nombreuses contraintes matérielles. Aujourd'hui, les prolétaires se voient contraints d'abandonner cette illusion de pouvoir échapper pendant les dernières années de leur vie à ce qui est vécu de plus en plus comme un calvaire : la dégradation des conditions de travail dans un environnement où sévissent les pénuries d’effectifs, l’augmentation constante des charges de travail, l’accélération des cadences. Soit ils devront travailler plus longtemps ce qui veut dire une amputation de la durée de cette période où ils pouvaient enfin échapper à l'esclavage salarié, soit, pour ne pas avoir cotisé assez longtemps, ils seront réduits à une misère noire, le tourment des privations se substituant à celui des cadences infernales. Cette situation nouvelle pose pour tous les ouvriers la question du futur.
De plus, l’attaque sur les retraites concerne et touche tous les ouvriers, jette un pont sur le fossé qui s’était creusé entre les générations d’ouvriers alors que le poids du chômage reposait surtout sur les épaules des jeunes générations et tendait à les isoler dans le "no future". C’est pour cela que toutes les générations d’ouvriers jusqu’aux plus jeunes se sont senti impliquées, alertées par cette attaque sur les retraites dont la nature même est susceptible de créer un sentiment d’unité dans la classe et de faire germer une réflexion en profondeur sur l’avenir que réserve la société capitaliste.
Avec cette nouvelle étape dans l’aggravation de la crise, apparaissent les ingrédients et mûrissent les germes pour la remise en cause de certains garde-fous idéologiques édifiés par la bourgeoisie au cours des années précédentes : la classe ouvrière n’existe plus, il est possible d’améliorer ses conditions de vie et de réformer le système ne serait-ce que pour profiter d'une fin de vie paisible ; tout ce qui poussait les ouvriers à la résignation envers leur sort. Cela entraîne une maturation des conditions pour que la classe ouvrière retrouve la conscience de sa perspective révolutionnaire. Les attaques unifient les conditions pour une riposte ouvrière à une échelle de plus en plus large, au-delà des frontières nationales. Elles tissent une même toile de fond pour des luttes plus massives, plus unitaires et plus radicales.
Elles constituent le ferment d'un lent mûrissement des conditions pour l’émergence de luttes massives qui sont nécessaires à la reconquête de l’identité de classe prolétarienne et pour faire tomber peu à peu les illusions, notamment sur la possibilité de réformer le système. Ce sont les actions des masses elles-mêmes qui permettront la réémergence de la conscience d’être une classe exploitée porteuse d’une autre perspective historique pour la société. Pour cela, la crise est l’alliée du prolétariat. Pour autant, le chemin que doit se frayer la classe ouvrière pour affirmer sa propre perspective révolutionnaire n’a rien d’une autoroute, il va être terriblement long, tortueux, difficile, semé d’embûches, de chausse-trapes que son ennemi ne peut manquer de dresser contre elle.
C’est une défaite que viennent de subir les prolétaires dans leurs luttes contre les attaques de l’Etat sur les retraites, en France et en Autriche notamment. Néanmoins, cette lutte a constitué une expérience positive pour la classe ouvrière en premier lieu parce qu'elle a réaffirmé son existence et sa mobilisation sur son terrain de classe.
Face aux autres attaques que la bourgeoisie prépare contre elle, la classe ouvrière n’a pas d’autre choix que de développer son combat. Elle connaîtra inévitablement d’autres échecs avant de pouvoir affirmer sa perspective révolutionnaire. Comme Rosa Luxemburg le soulignait avec force dans son dernier article, L’ordre règne à Berlin, rédigé à la veille de son assassinat par la soldatesque aux ordres du gouvernement social-démocrate : "Les luttes partielles de la révolution finissent toutes par une ‘défaite’. La révolution est la seule forme de ‘guerre’ – c'est encore une des lois de son développement - où la victoire finale ne peut être préparée que par une série de ‘défaites’". Mais Rosa Luxemburg ajoutait : "A une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s'est chaque fois produite." (Die Rote Fahne, 14 janvier 1919) Effectivement, pour que ses "défaites" participent de la victoire finale, il faut que le prolétariat soit capable d'en tirer des enseignements. En particulier, il va devoir comprendre que les syndicats sont partout des organes de défense des intérêts de l'Etat contre les siens propres. Mais plus généralement, il doit prendre conscience qu'il doit affronter un adversaire, la bourgeoisie, qui sait manœuvrer pour défendre ses intérêts de classe, qui peut compter sur toute une panoplie d'instruments pour protéger sa domination, depuis ses flics et ses prisons jusqu'à ses partis de gauche et même ses "révolutionnaires" estampillés (les groupes gauchistes, notamment trotskistes) et qui surtout dispose de tous les moyens (y compris ses "universitaires") pour tirer ses propres enseignements des affrontements passés. Comme le disait encore Rosa Luxemburg : "La révolution n'agit pas à sa guise, elle n'opère pas en rase campagne, selon un plan bien mis au point par d'habiles "stratèges". Ses adversaires aussi font preuve d'initiative, et même en règle générale, bien plus que la révolution." (Ibid.) Dans son combat titanesque contre son ennemi capitaliste, le prolétariat ne pourra compter que sur ses propres forces, sur son auto-organisation et surtout sur sa conscience..
Wim (22 juin)
Les trois semaines de guerre éclair en Irak ont largement confirmé la validité de l'expression selon laquelle, avant même que la première balle soit tirée, "la première victime de la guerre, c'est la vérité". En fait, jamais auparavant une guerre n'a été autant médiatisée, "vendue", surtout à la population américaine, avec toute la technique et la sophistication de l'industrie cinématographique hollywoodienne.
D'abord, la mise en scène, avec l'épouvantable dictateur menaçant toute l'humanité avec ses armes de destruction massive, comme dans un film de James Bond. Heureusement, il y a le président Bush, déterminé et courageux, qui vient prendre les choses en main ! Il se veut rassurant : la guerre sera courte et peu coûteuse ; les GIs libérateurs seront accueillis les bras ouverts par une population en liesse.
Seulement, les commanditaires du film savent pertinemment qu'il n'en sera pas ainsi et qu'une fois la guerre engagée, il faudra vendre l'idée d'une longue occupation. Alors, ils ont recours aux techniques du film d'action, où le héros doit toujours se trouver en mauvaise posture au milieu du film, sans quoi le dénouement perdrait tout intérêt - en mauvaise posture, de surcroît, parce que notre héros refuse de se servir des méthodes criminelles de son adversaire. On nous a donc servi, pendant une semaine, le piétinement de l'avancée américaine confrontée à une résistance plus importante que prévue de "terroristes fanatisés". Tout semble tourner mal, et voilà qu'on nous remonte le moral avec un "remake" du "Il faut sauver le soldat Ryan"([1] [764]) : l'opération montée pour arracher le soldat Jessica Lynch des mains de ses tortionnaires arabes. Surfant sur la vague de ce nouvel élan, les "boys" surgissent d'un coup du désert, fondent sur Bagdad comme la cavalerie sur un campement sioux, l'affreux tyran est évincé du pouvoir et le soleil peut se coucher sur Old Glory([2] [765]) flottant au-dessus d'un Irak enfin libre, heureux et prospère.
Le problème est que le film est très loin de la réalité.
Nous ne savons pas quels étaient les calculs de l'Etat-major américain, ni pourquoi l'offensive américaine a semblé piétiner pendant sa deuxième semaine. Par contre, on peut affirmer que le sauvetage de Jessica Lynch était une pure falsification([3] [766]), et que l'avancée de l'armée américaine a eu lieu sous le couvert d'un déluge de feu, y compris des bombes à fragmentation, larguées sur les populations civiles. Si les "armes de destruction massive" que la guerre devait arracher des mains du tyran Saddam restent désespérément introuvables, on a vu en revanche à l'œuvre celles des croisés de la "coalition". Et aujourd'hui, la "liberté" et "l'ordre" que les forces d'occupation devaient apporter, se sont révélés être la "liberté" pour les bandes armées de tous bords d'imposer leur "ordre" à une population démunie de tout. Les seuls cadavres qu'on nous montre, sont ceux des victimes de l'ancien régime vieux de 12 ans, non pas ceux bien plus récents, et qui doivent se compter aussi par milliers, des soldats et des civils ensevelis sous la puissance de feu terrifiante de la plus grande machine de guerre de la planète, une armée qui à elle seule engloutit plus de la moitié des dépenses mondiales d'armement. On ne peut faire absolument aucune confiance aux médias, qu'ils soient américains essayant de nous convaincre du bien fondé de la guerre, ou européens en train de soutenir les exigences de leurs gouvernements (parmi lesquels l'Etat français n'est pas le moindre) cherchant à se réintroduire dans la région par le biais des Nations Unies. Il n'y a qu'un point de repère fiable dans ce monde de mensonges, c'est le point de vue de classe.
Il faut donc commencer par placer la situation en Irak, et plus généralement au Moyen Orient, dans son contexte international, celui des rivalités qui opposent les Etats-Unis aux autres grandes puissances, puisque c'est le jeu stratégique entre ces puissances, et surtout la volonté américaine d'encercler l'Europe et de freiner l'expansion de l'Allemagne, qui a engendré la guerre.
Comme nous l'avions écrit en 1990, l'effondrement du bloc russe et la désagrégation du bloc américain qui devait inévitablement s'ensuivre, "ouvrent la porte au déchaînement de toute une série de rivalités plus locales (...) du fait de la disparition de la discipline imposée par la préseuce des blocs, ces conflits risquent d'être plus violents et plus fréquents en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est plus faible" (Revue Internationale n°61). "Dans la nouvelle période historique où nous somntes rentrés (...) le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au 'chacun pour soi', où les alliances entre Etats n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d'ordre par l'emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire" ("Militarisme et décomposition", Revue Internationale n°64).
Les années qui ont suivi la première guerre du Golfe, celle de 1991, ont vu une contestation grandissante de l'autorité américaine par les puissances rivales (poussée allemande et positionnement des forces françaises et britanniques dans les Balkans en particulier), ainsi qu'une indiscipline permanente de la part d'Etats qui devaient lui être parfaitement inféodés (faillite totale du "processus de paix" d'Oslo en Israël, ainsi que des efforts de Clinton pour stabiliser la situation entre Israël et la Palestine). Le fait qu'après le 11 septembre 2001, les Etats-Unis aient frappé un grand coup, sans précédent, pour montrer leur force et rétablir leur autorité, est donc déjà largement inscrit dans la réalité de 1989 telle que nous l'avions analysée à l'époque.
A ce niveau-là, la guerre a clairement affirmé la puissance de feu écrasante des forces armées américaines et l'incapacité totale de "l'Europe" de s'y opposer. Jamais les bourgeoisies française et allemande n'étaient montées autant au créneau qu'avant la guerre. Jamais non plus, elles ne se sont trouvées aussi seules. La France a été abandonnée par ses alliés latins "naturels" - l'Italie et l'Espagne. L'Allemagne a pu voir la plupart des pays de l'Europe de l'Est où son influence économique est pourtant largement dominante non seulement prendre position en faveur des Etats-Unis, mais, pire encore, participer activement dans la guerre : la Hongrie a fourni des camps d'entraînement aux forces d'opposition irakiennes embarquées avec l'armée américaine, alors que la Pologne a envoyé des troupes en Irak. Le fait que ces troupes (environ 2000 hommes) se voient octroyer aujourd'hui une zone d'occupation en Irak n'est certainement pas en raison de leurs qualités militaires, mais un moyen de plus pour les Etats-Unis de pousser à la division en Europe entre l'Allemagne et ses voisins. II est probable que, dans un proche avenir, les Etats-Unis vont encore plus étendre leur emprise sur la zone d'influence traditionnelle allemande, puisque la Bulgarie et la Roumanie, avec leurs ports sur la Mer noire, devront accueillir une partie des 80 000 hommes des troupes américaines actuellement basées en Allemagne.([4] [767])
Face à la surpuissance si brutalement affichée par les Etats-Unis, les efforts actuels de la France et de l'Allemagne de monter une force militaire européenne risquent presque de les ridiculiser plus qu'autre chose : cette force, basée sur les commandos belges et les services secrets luxembourgeois, vient de prendre position en Macédoine avec un effectif total de 350 hommes. Mais ce n'est pas pour autant que les deux alliés vont désarmer, bien au contraire. La détermination franco allemande de continuer à revendiquer des "droits" face aux Etats-Unis et surtout de se donner les moyens de les défendre est néanmoins clairement affirmée par le lancement de deux programmes de haute technologie de grande envergure: le système européen de GPS([5] [768]) et le gros porteur militaire d'Airbus.
L'extrême faiblesse de la coalition franco-allemande sur le plan militaire est encore plus évidente face à la victoire rapide et spectaculaire des Etats-Unis en Irak, qui a démontré on ne peut plus clairement que non seulement les Américains détiennent une puissance écrasante - ce que tout le monde savait mais surtout qu'ils sont prêts à s'en servir. Dans un premier temps après la guerre, le "camp de la paix" (la France, l'Allemagne et la Russie) a essayé d'imposer un retour de son influence en s'opposant à la levée des sanctions des Nations Unies contre l'Irak, et en insistant sur le fait que la recherche, infructueuse à ce jour, des ADM devrait être entre les mains de l'équipe onusienne des inspecteurs de Hans Blix. Ces Etats espéraient ainsi maintenir en vie le programme de l'ONU dit "pétrole contre nourriture" qui en fait plaçait les profits tirés des ressources pétrolières irakiennes sous le contrôle de l'ONU. En effet c'est à travers l'ONU qu'ils peuvent, jusqu'à un certain point, contrer les visées américaines. Le but était de décourager la mise en vente du pétrole irakien par les forces d'occupation en lui enlevant tout cadre légal dans le système du commerce mondial. Mais cette tentative a fait long feu face à la détermination américaine d'imposer sa volonté selon le principe "possession vaut loi". De surcroît, si les gouvernements du "camp de la paix" ont pu s'attribuer le beau rôle en opposant le "droit international" aux menées guerrières des Etats-Unis et en se servant de cette mystification pacifiste pour encourager les énormes manifestations "anti-guerre", aujourd'hui les rôles sont inversés. Ce sont les forces d'occupation qui se présentent comme investies d'une oeuvre humanitaire en remettant en état de marche l'infrastructure et l'économie irakienne pour les "rendre à leur peuple", alors que le "camp de la paix" risque au contraire de donner l'impression (tout à fait justiftée) qu'il met en avant ses propres intérêts sordides au détriment de la remise sur pied dès que possible de l'économie dont dépend la population nouvellement "libérée" de l'Irak.
Face au refus brutal du gouvernement américain d'envisager un quelconque rôle pour l'ONU dans la reconstruction de l'Irak, le "camp de la paix" s'est trouvé obligé de faire marche arrière et de lever ses objections. Le 9 mai, à la suite d'une réunion au sommet avec le président polonais Aleksander Kwasniewski, Schrôder déclare : "Nous sommes prêts à trouver des solutions pragmatiques (...) Je pense que nous pouvons arriver à une conclusion satisfaisante", alors que Chirac affirme "l'esprit constructif et d'ouverture" de la France en ajoutant que "la guerre c'est une chose, la gestion de da paix en est une autre".([6] [769]) Une fois que leurs rivaux ont battu en retraite, les Etats-Unis ont beau jeu de se montrer bon prince et d'accepter la prolongation du mandat onusien sur la vente du pétrole irakien des quatre mois qu'ils avaient proposés à... six mois, et de demander la désignation d'un "représentant spécial" de l'ONU plutôt qu'un simple "coordinateur". Peu importent les mots, l'essentiel c'est que le "camp de la paix" a été obligé de donner son aval à la présence en Irak des troupes américaines pour une période indéterminée. La force armée fera le reste.
Cela dit, ce n'est pas pour autant que les gouvernements français et allemand vont abandonner leurs tentatives de se réintroduire sur le terrain. La France d'abord, a organisé récemment un grand exercice de séduction auprès de l'Algérie, y compris par la visite du Président Chirac lui-même. De même, la nouvelle présence de forces françaises en Côte d'Ivoire et maintenant au Congo montre clairement une tentative de retour en force de la France dans son pré-carré africain traditionnel. Du côté allemand, la visite en Algérie de Joschka Fischer, accompagné d'une équipe des services secrets, semble indiquer que l'Allemagne et la France ont décidé momentanément de mettre de côté leur rivalité dans la région afin de faire face aux menées des Etats-Unis et de défendre les positions françaises au Maghreb. .
La France et l'Allemagne n'ont pas désarmé non plus au niveau plus global. Battue en brèche à l'ONU, la France a ainsi décidé de se servir de la conférence du G8 à Evian([7] [770]) pour faire de nouveau contrepoids aux Etats-Unis, en y invitant 22 pays "en voie de développement" dont aucun n'a soutenu la guerre américaine.
Un autre grand perdant de la guerre, c'est la Grande-Bretagne qui s'était rangée du côté américain, non pas par une amitié indéfectible mais pour défendre ses propres intérêts impérialistes dans la région et aussi pour tenter de retenir les Etats-Unis dans le cadre de l'ONU et du "droit international". En réalité, la bourgeoisie britannique sait aussi bien que la française qu'elle a besoin de lier les Etats-Unis à l'ONU afin de préserver au maximum sa propre influence sur son "allié" surpuissant. Ainsi, dès la fin de la guerre, le gouvernement de Tony Blair insistait auprès des Américains pour que l'ONU retrouve un rôle prépondérant en Irak. Ces derniers ont refusé aux Anglais plus poliment qu'aux Français, mais non moins nettement, et les Anglais n'ont pas eu d'autre choix que de se résigner avec l'espoir (pour le moment déçu) de pouvoir ramasser quelques miettes parmi les juteux contrats de reconstruction. Cette incapacité de faire prévaloir les intérêts britanniques, et le sentiment d'avoir sacrifié son influence en Europe pour rien, trouve son expression aujourd'hui en Grande Bretagne dans une intense campagne anti-Blair autour des ADM introuvables.
"Pax americana" au Moyen-Orient?
Bien que la situation soit actuellement très mouvante, de sorte qu'il est difficile de faire des prévisions précises à court terme, trois éléments principaux ressortent de la stratégie américaine actuelle au Moyen Orient.
Premièrement, l'intention affichée clairement et de façon répétée par les dirigeants américains de maintenir une force d'occupation massive en Irak dans le moyen terme, malgré son coût faramineux ( 1 milliard de dollars par semaine). Les Etats-Unis vont ainsi maintenir une ligne d'occupation, allant du sud de la péninsule arabique jusqu'en Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan) en passant par l'Irak et l'Afghanistan. En même temps, ils essaient d'associer d'autres pays à la force d'occupation (l'Inde en est l'exemple le plus récent, avec qui des pourparlers se poursuivent actuellement), et donc d'utiliser encore l'Irak comme un moyen de diviser leurs rivaux. Par contre, il est clair qu'ils n'admettront aucun "partenaire" dans leur gestion de la région, c'est pourquoi la "feuille de route" pour la Palestine - qui était parrainée par les Etats-Unis, l'ONU, l'Union européenne et la Russie - sera mise en oeuvrc par les Etats-Unis seuls.
Deuxièmement, les Etats-Unis semblent vouloir associer l'Iran à leur dispositif diplomatico-militaire dans la région. Déjà, pendant la guerre en Afghanistan, ils ont pu bénéficier de la coopération et de renseignements apportés par les forces spéciales iraniennes. Plus significatif encore est le marchandage avec l'Iran autour du sort réservé au Moudjahidines du peuple, le groupe d'opposition iranien, soutenu et armé par Saddam, ayant des bases en Irak, près de la frontière iranienne. Washington, en effet, aurait obtenu la bienveillance iranienne pendant la guerre en promettant de bombarder les bases des Moudjahidines. Seulement les forces américaines - qui n'ont rien à apprendre en matière de perfidie de leurs prédécesseurs britanniques - n'ont pas joué franc jeu et n'ont bombardé qu' une base vide, laissant intacte la capacité de combat des Moudjahidines. La fin de la guerre venue, ces derniers pouvaient servir de pion dans un marchandage avec l'Iran. C'est effectivement ce qui semble s'être passé : aux dernières informations (10/05/2003, Associated Press), l'année américaine a entouré la zone contrôlée par les Moudjahidines en exigeant leur reddition immédiate et sans condition - ouvrant ainsi la voie pour un futur massacre par les forces pro-iraniennes. Pourquoi une telle volte-face? Elle n'est certainement pas étrangère à la visite du président iranien Muhammad Khatami au Liban, pendant laquelle il aurait fortement fait pression sur le Hezbollah pour qu'il mette fin à son activité militaire contre les Israéliens dans le sud du Liban sur la frontière avec Israël.
En Irak même, c'est pratiquement dès son arrivée, que le nouveau chef civil de l'occupation, Jerry Bremer, a annoncé qu'il n'accepterait pas le retour des hauts fonctionnaires du régime baasiste et a accordé ses actes à ses paroles en en congédiant plusieurs de leurs postes. En même temps, il a intégré les hommes du SCIRI([8] [771]) au comité consultatif de l'administration d'occupation.
C'est le "gros lot" en perspective pour Washington qui peut envisager non seulement d'utiliser l'Iran dans son jeu autour d'Israël et de la Palestine, mais en plus d'y éclipser l'influence européenne, allemande en particulier. Va-t-on voir bientôt des expressions ouvertes d'amitié entre le pilier iranien de "l'Axe du mal" et le "Grand Satan"?
On peut, de toute façon, s'attendre à voir les marchandages, les tentatives de séduction et la pression s'accroître autour de l'Iran dans la période qui vient, alors qu'Américains et Européens essaient d'y renforcer leur influence. Si les Etats-Unis jouent plus sur le registre de la pression (avec l'encouragement ouvert des récentes manifestations anti-gouvernementales à Téhéran et les menaces à peine voilées à propos du programme nucléaire iranien([9] [772]), la France essaie apparemment de jouer la séduction avec la récente opération contre le centre politique des Moudjahidines du peuple dans la banlieue parisienne.'([10] [773])
La question palestinienne
Cela dit, pour le moment, la question palestinienne reste la plus sensible parmi les trois éléments. S'il y a une chose sur laquelle tous les commentateurs des médias bourgeois sont d'accord, c'est que pour imposer durablement leur ordre au Moyen Orient, les Etats-Unis doivent se donner les moyens de régler le conflit israélo-palestinien. L'Intifada, avec son lot quotidien de tueries dont la population palestinienne est la principale victime, est devenue un véritable point de fixation pour les pays arabes. Pour les classes dirigeantes, elles-mêmes déstabilisées par l'exaspération ressentie par les classes exploitées, c'est la preuve quotidienne que le parrain américain se moque royalement de leurs intérêts, ce qui limite l'avantage qu'ils trouvent à soutenir l'ordre de l'impérialisme des Etats-Unis.
George Bush est donc revenu à la charge sur la question palestinienne en essayant d'imposer une "feuille de route" pour la paix, aux israéliens et à l'Autorité palestinienne de Yasser Arafat. Pour ce faire, il a mis en jeu son autorité et celle des Etats-Unis comme jamais un président ne l'avait fait auparavant sur la question palestinienne. II a non seulement insisté pour qu'Israël accepte un Etat palestinien "viable" avec une continuité de territoire, mais il a désigné un émissaire - John Wolf - qui doit rester sur place pour veiller à la "pax americana", alors que Condoleeza Rice devient conseillère du président avec la responsabilité particulière de cette question.
Face à une telle pression, les premiers ministres d'Israël et de Palestine n'ont pas eu d'autre choix que d'accepter le 'déal". Mahmoud Abbas s'est engagé à mettre fin aux attaques terroristes. Sharon à son tour doit commencer à démanteler certaines des colonies les plus récentes ou les moins bien installées. La viabilité de l'accord reste pourtant extrêmement incertaine. Rien que le temps d'écrire cet article, nous avons assisté à des revirements à répétition de la situation. Dans un premier temps, le Jihad islamique a accepté l'accord, et même le Hamas s'est dit prêt à mettre fin à ses attaques contre les civils. Mais Tsahal n'a pas arrêté ses attaques contre les palestiniens, et c'est à peine quelques jours après le sommet d'Aqaba ou Sharon et Mahmoud Abbas se sont serré la main autour de l'accord que le Hamas, le Jihad Islamique et les Brigades al-Aqsa ont lancé une nouvelle attaque armée contre un poste de l'armée israélienne, tuant quatre soldats et indiquant très clairement qu'ils n'ont pas l'intention de respecter les engagements d'Abbas. C'est d'autant plus inquiétant pour ce dernier que les Brigades al-Aqsa font partie de son propre mouvement et de celui d' Arafat, E1-Fatah.
A l'heure où nous écrivons, l'armée israélienne continue de cibler les responsables du Hamas, et le gouvernement égyptien essaie de venir en aide au processus en rafistolant un accord entre le Hamas et Mahmoud Abbas.
II est quasiment impossible de prévoir comment les choses vont évoluer dans le court terme. Par contre, il est clair que la situation d'ensemble de la région reste complètement dominée par ce phénomène caractéristique de la décomposition de la société capitaliste : la guerre de tous contre tous et l'incapacité même des Etats-Unis d'imposer leur disciplne sur les puissances de troisième ordre comme l'Iran, encore moins sur les diverses bandes armées qui se battent chacune pour leurs intérêts particuliers. Un autre aspect caractéristique du conflit, c'est la nature profondément réactionnaire et même irrationnelle de ces mêmes bandes, que ce soit celles des colons israéliens qui rêvent de recréer l'Eretz Israel de David et Salomon ou les bandes non moins brutales du Hamas qui veulent revenir à l'Etat islamique mythique de l'époque de Mahomet. Que ces groupements puissent mettre en cause les intérêts et les désirs des Etats-Unis montre à quel point la désagrégation de la discipline autrefois imposée par "l'ordre" des deux blocs impérialistes est complète.
Au milieu de la confusion qui caractérise la situation
au Moyen-Orient, une chose est néanmoins parfaitement claire : l'intervention
des Etats-Unis en Irak n'a absolument rien réglé dans la région. Toutes les
rivalités locales en Irak restent entières. Plus encore, la disparition de
Saddam Hussein fait sauter un verrou qui leur avait jusque là imposé une certaine
stabilité. Le vide du pouvoir laissé par l'effondrement de l'Etat irakien
introduit, en plus, un nouvel élément d'instabilité dans la région qui va
offrir un point d'appui pour que les puissances rivales sèment le désordre dans
la pax americana.
II n'y aura pas de "super-impérialisme"
Au début du 20e siècle, le courant réformiste de la social-démocratie allemande - et notamment Karl Kautsky - qui allait trahir le prolétariat pendant la guerre, a défendu l'idée que la concentration progressive du pouvoir dans la société capitaliste allait aboutir dans l'émergence d'un "super-impérialisme" et que celui-ci mettrait fin aux conflits impérialistes en imposant sa volonté sur le monde entier.
Cette idée est aujourd'hiu reprise dans une version plus moderne et "de droite" par certains "penseurs" des "think-tanks" américains. Ceux-ci commencent à prôner ouvertement un "nouveau colonialisme", où les Etats-Unis imposeraient leur ordre sur les "Etats en faillite" afin de les refaire sur le modèle de la "démocratie libérale" américaine.''([11] [774])
Mais loin d'apporter de l'ordre, les efforts de la super-puissance américaine d'imposer son autorité attisent les rivalités entre les puissances de deuxième et troisième ordre - jusqu'au gangstérisme local des milices religieuses, nationalistes, et autres - et poussent ces dernières à chercher les moyens de défendre leurs propres intérêts.
Avant 1989, la confrontation entre les deux super-puissances (russe et américaine) contenait les conflits dans un certain cadre. Aujourd'hui, aucune puissance ne peut s'opposer frontalement aux EtatsUnis. Elles ne peuvent qu'essayer de leur mettre des bâtons dans les roues en soutenant en sous-main d'autres velléités d'opposition. De surcroît, pour les Etats plus démunis, la guerre contre l'Irak est loin de constituer un avertissement préventif efficace contre la détention des armes de destruction massive. Bien au contraire, la victoire écrasante des Etats-Unis en Irak - un pays qui très visiblement ne possédait pas d'ADM - ne peut que pousser des pays comme l'Iran, la Corée du Nord, l'Inde ou le Pakistan, à développer ou à maintenir leur propre armement nucléaire. Ils y seront aidés par des Etats de deuxième ordre qui chercheront ainsi (comme la Russie en Iran) à fidéliser des clients prêts à s'opposer aux ambitions américaines.
L'épouvantable boucherie de la première guerre mondiale a démontré la vacuité de la théorie de Kautsky sur le "super-impérialisme". La guerre, et la révolution d'Octobre qui y a mis fin, ont confirmé que seule la révolution prolétarienne est capable, en renversant la barbarie du capitalisme, de libérer l'humanité de la guerre et de la misère.
Jens, 17 juin 2003
[1] [775] Film récent sur la Deuxième guerre mondiale, qui raconte une opération de sauvetage montée par l'armée américaine afin de récupérer un GI perdu derrière les lignes allemandes-la coïncidence est vraimanttrop frappante.
[2] [776] Le drapeau américain
[3] [777] Un reportage de la BBC a révélé que les troupes irakiennes avaient abandonné le terrain bien avant l'opération, que Jessica Lynch n'avait pas été torturée mais au contraire soignée du mieux possible par l'équipe de l'hôpital qui avait même tenté de la ramener aux avant-postes américains mais qui s'est fait tirer dessus et a dû abandonner.
[4] [778] Financial Times, 08/05/03. Toutes les informations sont tirées du site www.ft.corn [779].
[5] [780] Un système qui est d'une futilité totale sur le plan commercial, puisqu'il va faire double emploi avce celui des américains.
[6] [781] Financial Times, 09/05/03.
[7] [782] Sous présidence fran4ai,cpar le hasard de la rotation.
[8] [783] Supreme Council for Islamic Revolution in Irak, inféodé à l'Iran
[9] [784] Voir The: Economist du 14 juin 2003
[10] [785] Ce centre était installé depuis 20ans, sans jamais le moindre ennui de la part des autorités françaises - il était au contraire protégé par les gendarmes jusqu'à il y a quelques jours, avant cette opération quasi-militaire que le gouvernement de Raffarin a eu l'incroyable culot de placer sous l'enseigne "anti-terroriste".
[11] [786] Un exemple parmi d'autres de cette tendance est la suggestion par Max Singer du très sérieux Hudson Institutc que les EU devraient occuper les provinces orientales (et pétrolifères) de l'Arabie Saoudite, et les transformer en Etat chiite d'obédience américaine.
Fin mars, le CCI a tenu son 15e congrès. La vie des organisations révolutionnaires est partie prenante du combat du prolétariat. Il appartient donc à celles-ci de faire connaître à leur classe, notamment à leurs sympathisants et aux autres groupes du camp prolétarien, le contenu des travaux de ce moment de la plus haute importance que constitue leur congrès. C'est l'objet du présent article.
Le 15e congrès revêtait pour notre organisation une importance toute particulière ; pour deux raisons essentielles.
D'une part, nous avons connu depuis le précédent congrès, qui s'est tenu au printemps 2001, une aggravation très importante de la situation internationale, sur le plan de la crise économique et surtout sur le plan des tensions impérialistes. Plus précisément, le congrès s'est déroulé alors que la guerre faisait rage en Irak et il était de la responsabilité de notre organisation de préciser ses analyses afin d'être en mesure d'intervenir de la façon la plus appropriée possible face à cette situation et aux enjeux que représente pour la classe ouvrière cette nouvelle plongée du capitalisme dans la barbarie guerrière.
D'autre part, ce congrès se tenait alors que le CCI avait traversé la crise la plus dangereuse de son histoire. Même si cette crise avait été surmontée, il appartenait à notre organisation de tirer le maximum d'enseignements des difficultés qu'elle avait rencontrées, sur leur origine et les moyens de les affronter.
L'ensemble des discussions et travaux du congrès a été traversé par la conscience de l'importance de ces deux questions, lesquelles s'inscrivaient dans les deux grandes responsabilités de tout congrès : l'analyse de la situation historique et l'examen des activités qui en découlent pour l'organisation. Tous ces travaux se sont basés sur des rapports discutés au préalable dans l’ensemble du CCI et ils ont débouché sur l’adoption de résolutions donnant le cadre de référence pour la poursuite du travail au niveau international.
Dans le précédent numéro de la Revue internationale, nous avons publié la résolution sur la situation internationale qui a été adoptée par le congrès. Comme chaque lecteur de cette résolution peut le constater, le CCI analyse la période historique actuelle comme la phase ultime de la décadence du capitalisme, la phase de décomposition de la société bourgeoise, celle de son pourrissement sur pied. Comme nous l'avons mis en avant à de nombreuses reprises, cette décomposition provient du fait que, face à l'effondrement historique irrémédiable de l’économie capitaliste, aucune des deux classes antagoniques de la société, bourgeoisie et prolétariat, ne parvient à imposer sa propre réponse : la guerre mondiale pour la première, la révolution communiste pour la seconde. Ces conditions historiques, comme nous le verrons plus loin, déterminent les caractéristiques essentielles de la vie de la bourgeoisie aujourd'hui ; mais pas seulement : elles pèsent aussi lourdement sur le prolétariat ainsi que sur ses organisations révolutionnaires.
C'est donc dans ce cadre qu'ont été examinés, non seulement l'aggravation des tensions impérialistes que l'on connaît à l'heure actuelle, mais aussi les obstacles que rencontre le prolétariat sur son chemin vers les affrontements décisifs contre le capitalisme de même que les difficultés auxquelles a été confrontée notre organisation.
L'analyse de la situation internationale
Pour certaines organisations du camp prolétarien, notamment le BIPR, les difficultés organisationnelles rencontrées par le CCI dernièrement, comme celles qu'il avait connues en 1981 et au début des années 1990, proviennent de son incapacité à fournir une analyse appropriée de la période historique actuelle. En particulier, notre analyse de la décomposition est considérée comme une manifestation de notre "idéalisme".
Nous pensons que l'appréciation du BIPR concernant les origines de nos difficultés organisationnelles révèle en réalité une sous-estimation des questions d'organisation et des leçons tirées par le mouvement ouvrier à ce sujet. Cependant, il est vrai que la clarté théorique et politique est une arme essentielle pour une organisation qui prétend être révolutionnaire. En particulier, si elle n'est pas en mesure de comprendre les véritables enjeux de la période historique dans laquelle elle mène son combat, elle risque d'être ballottée par les événements, de sombrer dans le désarroi et finalement d'être balayée par l'histoire. Il est vrai aussi que la clarté ne se décrète pas. Elle est le fruit d’une volonté, d’un combat pour forger de telles armes. Elle exige d’affronter les questions nouvelles que pose l’évolution des conditions historiques avec méthode, la méthode marxiste.
Il s'agit là d'une tâche et d'une responsabilité permanentes dans les organisations du mouvement ouvrier. Cette tâche a revêtu une importance plus aiguë à certaines périodes, comme à la fin du 19e siècle et au début du 20e. Le développement de l’impérialisme annonçait l’entrée prochaine du capitalisme dans sa phase de décadence. Engels, se projetant dans cette analyse, avait été capable d’annoncer, dès les années 1880, l’alternative historique qui se dessinait : Socialisme ou Barbarie. Rosa Luxemburg, au congrès de l’Internationale socialiste à Paris, en 1900, prévoyant l’entrée en décadence du capitalisme, envisageait comme possible que cette nouvelle période soit inaugurée par la guerre : "Il est possible que la première grande manifestation de la faillite du capitalisme qui est devant nous, ne soit pas la crise mais l’explosion de la guerre". Franz Mehring, un des porte-parole de la gauche au sein de la social-démocratie, mesurait dès 1899, dans la Neue Zeit, toute la responsabilité historique qui désormais allait plus fortement reposer sur la classe ouvrière : "L’époque de l’impérialisme est l’époque de la faillite du capitalisme. Si la classe ouvrière n’est pas à la hauteur, c’est l’ensemble de l’humanité qui est menacée." Mais cette détermination à vouloir analyser et comprendre la période, afin de forger les armes de la lutte, n’était pas le fait de tous et de chacun dans la social-démocratie. Sans parler du révisionnisme de Bernstein ni des discours des adorateurs de la "bonne vieille tactique éprouvée", on a vu un Kautsky, la référence théorique de toute l'Internationale socialiste, défendre l’orthodoxie des positions marxistes mais refuser de les utiliser pour analyser la nouvelle période qui s’ouvrait. Le renégat Kautsky (comme l'a qualifié par la suite Lénine) pointait déjà chez le Kautsky qui ne voulait pas regarder en face la nouvelle période et qui, notamment, se refusait à considérer comme inéluctable la guerre entre les grandes puissances impérialistes.
En pleine contre-révolution, dans les années1930 et 40, la Fraction italienne de la Gauche communiste, puis la Gauche communiste de France ont poursuivi cet effort pour analyser, "sans ostracisme" (comme l'écrivait Bilan, la revue de la Fraction italienne), autant l'expérience passée que les nouvelles conditions historiques qui se présentaient. Cette attitude est celle du combat qu’a toujours mené l’aile marxiste dans le mouvement ouvrier pour faire face à l’évolution de l’histoire. Elle est aux antipodes de la vision religieuse de "l’invariance", chère au courant bordiguiste, qui voit le programme non comme le produit d’une lutte théorique permanente pour analyser la réalité, tirer des leçons, mais comme un dogme révélé depuis 1848 auquel "il ne faut pas changer une virgule". La tâche d’actualiser et d'enrichir, en permanence, les analyses et le programme, dans le cadre du marxisme, est une responsabilité essentielle pour le combat.
C'est la préoccupation qui animait les rapports préparés pour le congrès et qui a traversé ses débats. Le congrès a eu le souci d'inscrire ses travaux dans le cadre de la vision marxiste de la décadence du capitalisme et de sa phase actuelle de décomposition. Il a rappelé que la vision de la décadence non seulement était celle de la Troisième Internationale, mais qu’elle est une base même de la vision marxiste. C’est ce cadre et cet éclairage historique qui ont permis au CCI de mesurer la gravité de la situation dans laquelle la guerre devient un facteur de plus en plus permanent dans la vie de la société.
Plus précisément, le congrès se devait d'examiner dans quelle mesure le cadre d'analyse que s'est donné le CCI a été capable de rendre compte de la situation présente. Suite à la discussion, le congrès a conclu qu'il n'était pas utile de remettre en cause ce cadre, bien au contraire. La situation actuelle et son évolution constituent en fait une pleine confirmation des analyses que le CCI s'était données dès la fin de 1989, au moment même de l’effondrement du bloc de l’Est. Les événements actuels, comme l'antagonisme croissant entre les États-Unis et leurs anciens alliés qui s'est manifesté ouvertement dans la crise récente, la multiplication des conflits guerriers avec l'implication directe de la première puissance mondiale faisant chaque fois plus l'étalage de sa force militaire étaient déjà prévus dans les Thèses que le CCI a élaborées en 1989-90.[1] Le CCI, dans son congrès, a réaffirmé aussi que l’actuelle guerre en Irak ne se réduit pas, comme certains secteurs de la bourgeoisie voudraient le faire croire, pour en minimiser la gravité, à une "guerre pour le pétrole". Dans cette guerre, le contrôle du pétrole représente un enjeu stratégique pour la bourgeoisie américaine et non pas d’abord économique. C'est un des moyens de chantage et de pression que les Etats-Unis veulent se donner pour contrer les tentatives d'autres puissances, comme les grands Etats d'Europe et le Japon, de jouer leur propre carte sur l'échiquier impérialiste mondial. En fait, derrière l'idée que les guerres actuelles auraient une certaine "rationalité économique", il y a un refus de prendre en compte l'extrême gravité de la situation dans laquelle se trouve le système capitaliste aujourd'hui. En soulignant cette gravité, le CCI s'est délibérément placé dans la démarche du marxisme qui ne donne pas aux révolutionnaires pour tâche de consoler la classe ouvrière, mais au contraire de lui faire mesurer l'importance des dangers qui menacent l'humanité et donc de souligner l'ampleur de sa propre responsabilité.
Et, dans la vision du CCI, la nécessité pour les révolutionnaires de faire ressortir face au prolétariat toute la gravité des enjeux actuels est d'autant plus importante que celui-ci éprouve à l'heure actuelle les plus grandes difficultés à retrouver le chemin des luttes massives et conscientes contre le capitalisme. C'était donc un autre point essentiel de la discussion sur la situation internationale : sur quoi peut on aujourd'hui fonder la confiance que le marxisme a toujours affirmée dans la capacité de la classe exploitée de renverser le capitalisme et de libérer l'humanité des calamités qui l'assaillent de façon croissante.
Quelle confiance peut-on avoir dans la classe ouvrière pour faire face à ces enjeux historiques ?
Le CCI a déjà, et à de nombreuses reprises, mis en évidence que la décomposition de la société capitaliste pèse d'un poids négatif sur la conscience du prolétariat[2]. De même, dès l'automne 1989, il a souligné que l'effondrement des régimes staliniens allait provoquer des "difficultés accrues pour le prolétariat" (titre d'un article de la Revue internationale n°60). Depuis, l'évolution de la lutte de classe n'a fait que confirmer cette prévision.
Face à cette situation, le congrès a réaffirmé que la classe conserve toutes ses potentialités pour parvenir à assumer sa responsabilité historique. Il est vrai qu’elle est encore aujourd’hui dans une situation de recul important de sa conscience, suite aux campagnes bourgeoises assimilant marxisme et communisme à stalinisme et établissant une continuité entre Lénine et Staline. De même, la situation présente se caractérise par une perte de confiance marquée des prolétaires en leur propre force et dans leur capacité de mener même des luttes défensives contre les attaques de leurs exploiteurs, pouvant les conduire à perdre de vue leur identité de classe. Et il faut noter que cette tendance à une perte de confiance dans la classe s'exprime même dans les organisations révolutionnaires, notamment sous la forme de poussées subites d'euphorie face à des mouvements comme celui en Argentine à la fin 2001 (présenté comme une formidable poussée prolétarienne alors qu'il était englué dans l'interclassisme). Mais une vision matérialiste, historique, à long terme, nous enseigne, comme le disent Marx et Engels qu'il ne s'agit pas de considérer "ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu'il est et ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être." (La Sainte Famille). Une telle vision nous montre notamment que, face aux coups très forts de la crise du capitalisme, qui se traduisent par des attaques de plus en plus féroces, la classe réagit et réagira nécessairement en développant son combat.
Ce combat, à ses débuts, sera fait d’une série d’escarmouches, lesquelles annonceront un effort pour aller vers des luttes de plus en plus massives. C’est dans ce processus que la classe se comprendra à nouveau comme une classe distincte, ayant ses propres intérêts et tendra à retrouver son identité, aspect essentiel qui en retour stimulera sa lutte. De même, la guerre qui tend à devenir un phénomène permanent, qui dévoile chaque jour plus les tensions très fortes qui existent entre les grandes puissances et surtout le fait que le capitalisme est incapable d'éradiquer ce fléau, qu'il ne peut qu'en accabler toujours plus l'humanité, favorisera une réflexion en profondeur de la classe. Toutes ces potentialités sont contenues dans la situation actuelle. Elles imposent aux organisations révolutionnaires d’en être conscientes et de développer une intervention pour les faire fructifier. Intervention essentielle, notamment en direction des minorités et des éléments en recherche au niveau international.
Mais pour être à la hauteur de leur responsabilité, il faut encore que les organisations révolutionnaires soient en mesure de faire face, non seulement aux attaques directes que la classe dominante tente de leur porter, mais aussi à toute la pénétration en leur sein du poison idéologique que celle-ci diffuse dans l'ensemble de la société. En particulier, il est de leur devoir de combattre les effets les plus délétères de la décomposition qui, de la même façon qu'ils affectent la conscience de l'ensemble du prolétariat, pèsent également sur les cerveaux de leurs militants, détruisant leurs convictions et leur volonté d'œuvrer à la tâche révolutionnaire. C'est justement une telle attaque de l'idéologie bourgeoise favorisée par la décomposition que le CCI a dû affronter au cours de la dernière période et c'est la volonté de défendre la capacité de l'organisation à assumer ses responsabilités qui a été au centre des discussions du congrès sur les activités du CCI.
Les activités et la vie du CCI
Le congrès a tiré un bilan positif des activités de notre organisation depuis le précédent congrès, en 2001. Au cours des deux dernières années, le CCI a montré qu’il était capable de se défendre face aux effets les plus dangereux de la décomposition, notamment les tendances nihilistes qui ont saisi un certain nombre de militants qui se sont constitués en "fraction interne". Il a su combattre les attaques de ces éléments dont l’objectif était, clairement, de le détruire. Dès le début de ses travaux, avec une totale unanimité, le congrès, après la conférence extraordinaire tenue en avril 2002,[3] a une fois de plus ratifié tout le combat mené contre cette camarilla et stigmatisé ses comportements de provocateurs. C’est avec une totale conviction qu’il a dénoncé la nature anti-prolétarienne de ce regroupement. Et c'est de façon unanime qu'il a prononcé l'exclusion des éléments de la "fraction" qui avaient mis un point d'orgue à leurs agissements contre le CCI en publiant (et en se revendiquant de cette publication) sur leur site Internet des informations faisant directement le jeu des services de police de l'État bourgeois.[4] Ces éléments, bien qu'ayant refusé de venir au congrès (comme ils y étaient invités) et ensuite de présenter leur défense face à une commission spéciale nommée par celui-ci, n'ont trouvé d'autre chose à faire, dans leur bulletin n° 18, qu'à poursuivre leurs campagnes de calomnies contre notre organisation, faisant la preuve que leur souci n'était nullement de convaincre l'ensemble des militants de celle-ci des dangers dont la menace une prétendue "faction liquidationniste", suivant leurs propres termes, mais de la discréditer le plus possible, faute d'avoir réussi à la détruire.[5]
Comment ces éléments avaient-ils pu développer au sein de l’organisation une action qui la menaçait à ce point de destruction ?
Par rapport à cette question, le congrès a mis en évidence un certain nombre de faiblesses qui se développaient au niveau de son fonctionnement, faiblesses qui sont essentiellement en lien avec un esprit de cercle qui revenait en force, favorisé par le poids négatif de la décomposition de la société capitaliste. Un aspect de ce poids négatif est le doute et la perte de confiance dans la classe, ne voyant que sa faiblesse immédiate. Loin de favoriser l’esprit de parti, cela favorise la tendance à ce que les liens affinitaires et donc la confiance dans des individus se substituent à la confiance dans les principes de fonctionnement. Les éléments qui vont former la "fraction interne" étaient une expression caricaturale de ces déviations et de cette perte de confiance dans la classe. Leur dynamique de dégénérescence s’est servie de ces faiblesses, qui pèsent sur toutes les organisations prolétariennes aujourd’hui, et qui pèsent d’autant plus dangereusement que la plupart n’en ont aucune conscience. C’est avec une violence jamais connue à ce jour dans l’histoire du CCI, que ces éléments ont développé leurs menées destructrices. La perte de confiance dans la classe, l’affaiblissement de la conviction militante, se sont accompagnées d’une perte de confiance dans l’organisation, dans ses principes et d’un mépris total pour ses statuts. Cette gangrène pouvait contaminer toute l’organisation et saper la confiance et la solidarité dans ses rangs et donc ses fondements mêmes.
Le congrès a abordé sans crainte la mise en évidence des faiblesses de type opportuniste qui avaient permis que le clan autoproclamé "fraction interne" menace autant la vie même de l’organisation. Il a pu le faire parce que le CCI sort renforcé du combat qu’il vient de mener.
Par ailleurs, c’est parce que le CCI lutte contre toute pénétration de l’opportunisme qu’il apparaît comme ayant une vie mouvementée, faite de crises qui se répètent. C’est notamment parce qu’il a défendu sans concession ses statuts et l’esprit prolétarien qu’ils expriment qu’il a suscité la rage d’une minorité gagnée par un opportunisme débridé, c'est-à-dire un abandon total des principes, en matière d'organisation. Sur ce plan, le CCI a poursuivi le combat du mouvement ouvrier, de Lénine et du parti bolchevique en particulier, dont les détracteurs stigmatisaient les crises à répétition et les multiples combats sur le plan organisationnel. A la même époque, la vie du parti social démocrate-allemand était beaucoup moins agitée mais le calme opportuniste qui le caractérisait (altéré seulement par des "troublions" de gauche comme Rosa Luxemburg) annonçait sa trahison de 1914. Les crises du parti bolchevique construisaient la force qui a permis la révolution de 1917.
Mais la discussion sur les activités ne s'est pas contentée de traiter de la défense directe de l'organisation contre les attaques qu'elle subit. Elle a particulièrement insisté sur la nécessité de poursuivre l'effort de développement de la capacité théorique du CCI tout en constatant que le combat contre ces attaques a profondément stimulé cet effort. Le bilan de ces deux dernières années met en évidence un enrichissement théorique : sur les questions d’une vision plus historique de la confiance et de la solidarité dans le prolétariat, éléments essentiels de la lutte de classe ; sur le danger d’opportunisme qui guette les organisations incapables d’analyser un changement de période ; sur le danger du démocratisme. Et cette préoccupation de la lutte sur le terrain théorique est partie prenante, comme nous l'ont enseigné Marx, Rosa Luxemburg, Lénine, les militants de la Fraction italienne et bien d'autres révolutionnaires, de la lutte contre l'opportunisme, menace mortelle pour les organisations communistes.
Enfin, le congrès a fait un premier bilan de notre intervention dans la classe ouvrière à propos de la guerre en Irak. Il a constaté la très bonne capacité de mobilisation du CCI à cette occasion puisque, dès avant le début des opérations militaires, nos sections ont réalisé une diffusion très significative de notre presse dans de nombreuses manifestations, produisant quand nécessaire des suppléments à la presse régulière et engageant des discussions politiques avec de nombreux éléments qui ne connaissaient pas notre organisation auparavant. Dès que la guerre a éclaté, le CCI a immédiatement publié un tract international traduit en 13 langues[6] qui a été distribué dans 14 pays et plus de 50 villes, particulièrement devant les usines, et placé sur notre site Internet.
Ainsi, ce congrès a été un moment qui a exprimé le renforcement de notre organisation. Le CCI se revendique hautement du combat qu’il a mené et qu’il poursuit pour sa défense, pour la construction des bases du futur parti et afin de développer sa capacité pour intervenir dans le combat historique de la classe. Il est convaincu d’être, dans ce combat, un maillon dans la chaîne des organisations du mouvement ouvrier.
Le CCI, avril 2003
1 Voir notamment à ce sujet les "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est" (Revue internationale 60) rédigées deux mois avant la chute du mur de Berlin et "Militarisme et décomposition" (daté du 4 octobre 1990 et publié dans la Revue internationale n° 64).
2 Voir notamment : "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme", points 13 et 14 (Revue internationale n°62, republié sans le n°107)
3 Voir notre article "Conférence extraordinaire du CCI : le combat pour la défense des principes organisationnels" dans la Revue internationale n°110.
4 Voir à ce sujet notre article "Les méthodes policières de la 'FICCI'", dans Révolution internationale n°330.
5 Une des calomnies permanentes de la "FICCI" est que la "faction liquidationniste" qui dirige le CCI emploie à l'égard des minoritaires des méthodes "staliniennes" afin de faire régner la terreur et d'empêcher toute possibilité d'exprimer des divergences au sein de l'organisation. En particulier, la "FICCI" n'a eu de cesse d'affirmer que de nombreux membres du CCI désapprouvaient en réalité la politique menée actuellement contre les agissements des membres de cette prétendue "fraction". La résolution adoptée par le 15e congrès à propos des agissements des membres de la "FICCI" fixait ainsi le mandat de la Commission spéciale chargée de recevoir la défense des éléments concernés :
"Les modalités de constitution et de fonctionnement de cette commission sont les suivantes :
- elle est composée de 5 membres du CCI appartenant à 5 sections différentes, 3 du continent européen et 2 du continent américain ;
- elle est composée majoritairement de militants non membres de l’organe central du CCI ;
- elle devra examiner avec la plus grande attention les explications et les arguments fournis par chacun des éléments concernés.
Par ailleurs, ces derniers auront toute latitude de se présenter individuellement ou ensemble devant la Commission, de même que de se faire représenter par l'un ou plusieurs d'entre eux. Chacun d’eux aura également la possibilité de demander le remplacement de 1 à 3 des 5 membres de la Commission désignés par le Congrès par des militants du CCI de son choix, sachant évidemment que la Commission définitive ne pourra pas être à géométrie variable. Elle comportera 5 membres et elle sera composée au moins par deux membres désignés par le congrès et au plus par 3 militants du CCI correspondant aux souhaits exprimés majoritairement par les éléments concernés.
La décision de rendre exécutoire l’exclusion de chacun de ces éléments ne pourra être prise qu’à la majorité des 4/5 des membres de la Commission."
Avec de telles modalités, il suffisait que les membres de la FICCI trouvent dans tout le CCI deux militants qui auraient pu être opposés à leur exclusion pour que la décision de celle-ci ne devienne pas exécutoire. Ils ont préféré ironiser sur les modalités de recours que nous leur proposions en continuant à vociférer contre nos méthodes "staliniennes" et "iniques". Ils savaient parfaitement qu'ils ne trouveraient personne au sein du CCI pour prendre leur défense tant est grande l'indignation et le dégoût que leurs comportements ont provoqué chez TOUS les militants de notre organisation.
6 Les langues de nos publications territoriales plus le portugais, le russe, l'hindi, le bengali, le farsi et le coréen
L'effondrement du bloc de l'Est devait ouvrir de gigantesques "nouveaux marchés" et préluder à un développement économique dans un nouvel "ordre mondial" de paix et de démocratie. Au cours des années 1990, les prévisions concernant ce prétendu développement économique ont été soutenues par un battage médiatique sur les pays "émergents", comme le Brésil ou les pays du Sud-Est asiatique. La "nouvelle économie" prenait le relais dès la fin des années 1990 et était censé ouvrir une nouvelle phase d'expansion fondée sur une révolution technologique. Qu'en est-il en réalité? Autant de prophéties mensongères ! Après les pays les plus pauvres du Tiers Monde, qui connaissent des reculs nets de leur PIB par habitant depuis deux à trois décennies, ce fut la chute du " second monde " avec l'effondrement économique des pays du bloc de l'Est, et la banqueroute de la Russie et du Brésil en 1998 ; le Japon est tombé en panne au début des années 90 et, huit années plus tard, l'ensemble de la zone du Sud-Est asiatique a été sérieusement mis à mal. Cette dernière, qui fut longtemps considérée par les idéologues du capitalisme comme le nouveau pôle de développement du 21ème siècle, rentrait dans le rang, et pendant ce laps de temps, les économies dites "intermédiaires" ou "émergentes" se sont toutes, l'une après l'autre, plus ou moins effondrées. Pendant que l'e-économic se transformait en e-krach dans les pays développés au cours des années 2000-2001, les pays "émergents" se muaient en pays plongeants. Là, la fragilité des économies n'est guère capable d'encaisser un endettement de quelques dizaines de pour cent du Produit Intérieur Brut. Ainsi, après la crise de la dette du Mexique au début des années 1980, d'autres pays sont venus progressivement rallonger la liste : Brésil, Mexique encore en 1994, pays du sud-est asiatique, Russie, Turquie, Argentine, etc. La récession qui frappe les pays les plus développés ne concerne plus des secteurs de vieilles technologies (charbonnages, sidérurgie, etc.) ou déjà arrivées à maturité (chantiers navals, automobile, etc.), mais carrément des secteurs de pointe, ceux-là même qui étaient appelés à être les fleurons de la " nouvelle économie ", le creuset de la prétendue "nouvelle révolution industrielle" : l'informatique, Internet, les télécommunications, l'aéronautique, etc. Dans ces branches, c'est par centaines que se comptent les faillites, les restructurations, les fusions-acquisitions et par centaines de milliers les licenciements, les baisses de salaire avec la dégradation des conditions de travail.
Aujourd'hui, avec le krach des valeurs boursières du secteur censé être à l'origine de cette nouvelle prospérité et avec la récession qui exerce déjà ses ravages, les mystifications idéologiques de la bourgeoisie par rapport à la crise ont commencé à s'éroder sérieusement. C'est pourquoi la bourgeoisie multiplie les fausses explications sur les difficultés économiques actuelles. I1 s'agit pour elle de cacher au maximum la gravité de la maladie de son système économique au prolétariat afin d'empêcher que ce dernierne prenne conscience de l'impasse du capitalisme.
Contrairement à ce que nous raconte la classe dominante, la dégradation économique n'est pas le produit de l'effondrement des Twin Towers aux Etats-Unis, même si cela a pu constituer un facteur aggravant, en particulier pour certains secteurs économiques tels que le transport aérien ou le tourisme. Le ralentissement brutal de la croissance américaine date de l'éclatement de la bulle Internet en mars 2000 et le niveau d'activité économique était déjà faible à la fin de l'été 2001 (voir le graphique ci-dessous).
Comme le soulignent les experts de l'OCDE : "Le ralentissement éconornique qui a débuté aux Etats-Unis en 2000 et a gagné d'autres pays, s'est transformé en un recul mondial de l'activité économique auquel peu de pays ou de régions ont échappé". (Le Monde, 21/11/2001). La crise économique actuelle n'a donc rien de spécifiquement américain.
Le capitalisme est entré dans sa sixième phase de récession ouverte depuis le resurgissement de la crise sur la scène de l'histoire à la fin des années 60 : 1967, 1970-71, 1974-75, 1980-82, 1991-93, 2001-?, sans compter l'effondrement des pays du Sud-Est asiatique, du Brésil, etc., dans les années 1997-1998. Depuis, chaque décennie se solde par un taux de croissance inférieur à la précédente : 1962-69 : 5,2% ; 1970-79 : 3,5`% ; 1980-89 : 2,8% ; 1990-99 : 2,6% ; 2000-2002 : 2,2'%. En 2002, la croissance de la zone Euro atteint péniblement + 0,7% alors qu'elle se maintenait encore à 2,4% aux Etats-Unis, chiffre néanmoins moins élevé que dans les années 1990. Au demeurant, à se limiter aux "fondamentaux", l'économie américaine aurait dû marquer le pas dès 1997, car le taux de profit avait déjà cessé de progresser (voir le graphique ci-dessous).
Ce qui caractérise la récession actuelle, aux dires des commentateurs bourgeois eux mêmes, c'est la rapidité et l'intensité de son développement. Les Etats-Unis, la première économie du monde, ont très rapidement plongé dans la récession. Le repli du PIB américain est plus rapide que lors de la récession précédente et l'aggravation du chômage atteint un record inégalé depuis la crise de 1974. Le Japon, la deuxième économie du monde, ne se porte pas mieux. Ainsi même avec des taux d'intérêt réels négatifs (au Japon, les ménages et les entreprises gagnent de l'argent en empruntant !), la consommation et l'investissement ne redémarrent pas. Malgré des plans de relance massifs, l'économie nippone vient de replonger dans la récession pour la troisième fois. C'est la plus forte crise depuis 20 ans et, selon le FMI, le Japon pourrait connaître, pour la première fois depuis l'après-guerre, deux années consécutives de contraction de l'activité économique. Avec ces multiples plans de relance successifs, le Japon rajoute à son endettement bancaire astronomique, un endettement public qui est devenu le plus élevé de tous les pays industrialisés. Ce dernier représente aujourd'hui 130 % du PIB et devrait atteindre 153 % en 2003.
Au 19e siècle, dans la période ascendante du capitalisme, le solde budgétaire des finances publiques (différence entre les recettes et les dépenses) de six grands pays (Etats-Unis, Japon, Canada, France, Grande-Bretagne, Italie) n'est que ponctuellement en déficit, essentiellement pour cause de guerres. Il est par ailleurs stable et en constante amélioration entre 1870 et 1910. Le contraste est saisissant avec la période de décadence dans laquelle le déficit est quasiment permanent, excepté 4 années à la fin des années 20 et une vingtaine d'années entre 1950 et 1970, et se creuse tant pour des raisons guerrières que lors des crises économiques (voir le graphique ci-dessous).
Le poids de la dette publique en pourcentage du PIB diminue tout au long de la période ascendante. En général, ce taux ne dépasse jamais 50%. Il explose lors de l'entrée en période de décadence pour ne refluer qu'au cours de la période 1950-80, mais sans jamais redescendre au-dessous de 50%,. Il remonte ensuite au cours des années 1980-90 (voir le graphique ci-dessous).
Cette montagne de dettes qui s'accumulent, non seulement au Japon mais aussi dans les autres pays développés, constitue un véritable baril de poudre potentiellement déstabilisateur à terme. Ainsi, une grossière estimation de l'endettement mondial pour l'ensemble des agents économiques (Etats, entreprises, ménages et banques) oscille entre 200 et 300`% du produit mondial. Concrètement, cela signifie deux choses : d'une part, que le système a avancé l'équivalent monétaire de la valeur de deux à trois fois le produit mondial pour pallier à la crise de surproduction rampante et, d'autre part, qu'il faudrait travailler deux à trois années pour rien si cette dette devait être remboursée du jour au lendemain. Si un endettement massif peut aujourd'hui encore être supporté par les économies développées, il est par contre en train d'étouffer un à un les pays dits "émergents". Cet endettement phénoménal au niveau mondial est historiquement sans précédent et exprime à la fois le niveau d'impasse dans lequel le système capitaliste s'est enfoncé mais aussi sa capacité à manipuler la loi de la valeur afin d'assurer sa pérennité. Si, dans la dernière période, "en tant que puissance dominante, les Etats-Unis ont pu s'arroger le droit de faire financer leur effort d'investissernent et de soutenir une croissance de la consommation très vigoureuse" ("Après l'euphorie, la gueule de bois", Revue Internationale n° 111), aucun autre pays n'aurait pu se permettre le déficit commercial qui a accompagné la croissance des Etats-Unis. "Il en est résulté une crise classique de surproduction se matérialisant par un retournement de la courbe du profit et un ralentissement de l'activité aux USA, quelques mois avant le 11 septembre" (idem). I1 n'y a donc là rien d'extraordinaire ni de quoi spéculer sur un nouveau retour de la croissance basé sur une soi-disant nouvelle révolution technologique. Les discours théoriques autour de la "nouvelle économie", le bluff de cette dernière et les récentes fraudes comptables mettent sérieusement à mal la fiabilité des données de la comptabilité nationale - américaine en particulier - à la base des calculs du PIB. Depuis l'éclatement des affaires Enron, Andersen, etc., on a vu qu'une bonne partie de la nouvelle économie était fictive. Des centaines de milliards de dollars, qui avaient été imputés dans la comptabilité des entreprises, n'étaient que des subterfuges et se sont volatilisés. Ce cycle s'est d'ailleurs clos sur un krach boursier qui fut particulièrement sévère dans le secteur qui était justement appelé à porter le nouveau capitalisme sur les fonts baptismaux.
"Les causes directes dit renforcement de l'Etat capitaliste à notre époque traduisent toutes les difficultés dues à l'inadaptation définitive du cadre des rapports capitalistes au développement atteint par les forces productive." (La décadence du capitalisme, brochure du CCI).
On essaie de nous faire croire qu'avec la libéralisation et la mondialisation, les Etats n'ont pratiquement plus rien à dire, qu'ils ont perdu leur autonomie face aux marchés et aux organismes supranationaux comme le FMI, l'OMC, etc., mais lorsqu'on consulte les statistiques, force est de constater que malgré vingt années de "néolibéralisme", le poids économique global de l'Etat (plus précisément du secteur dit"non marchand" : dépenses de toutes les administrations publiques, y compris les dépenses de sécurité sociale) n'a guère reculé. Il continue de croître, même si c'est à un rythme moins soutenu, pour atteindre une fourchette de + 45 à 50% pour les 32 pays de l'OCDE avec une valeur basse autour de 351% pour les Etats-Unis et le Japon et une valeur haute de 60 à 70% pour les pays nordiques (voir graphique ci-après).
Oscillant autour de 10% tout au long de la phase ascendante du capitalisme, la part de l'Etat (secteur non marchand) dans la création de valeur ajoutée grimpe progressivement au cours de la phase de décadence pour avoisiner 50% en 1995 dans les pays de l'OCDE (source : Banque Mondiale, rapport sur le développement dans le monde, 1997).
Cette statistique est révélatrice du gonflement artificiel des taux de croissance dans l'époque de la décadence du capitalisme dans la mesure où la comptabilité nationale prend partiellement en compte deux fois la même chose. En effet, le prix de vente des produits marchands incorpore les impôts dont le montant sert à payer les dépenses de l'Etat, à savoir le coût des services non marchands (enseignement, sécurité sociale, personnel des services publics). L'économie bourgeoise évalue la valeur de ces services non marchands comme étant égale à la somme des salaires versés au personnel qui est chargé de les produire. Or, dans la comptabilité nationale, cette somme est rajoutée à la valeur ajoutée produite dans le secteur marchand (le seul secteur productif) alors qu'elle est déjà incluse dans le prix de vente des produits marchands (répercussion des impôts et des cotisations sociales dans le prix des produits).
Dés lors, dans la période de décadence, le PIB et le taux de croissance du PIB gonflent artificiellement dans la mesure où la part des dépenses publiques augmente avec le temps (de + 10% en 1913 à + 50% en 1995). Cette part étant restée quasi constante (10%) au cours du temps dans la phase d'ascendance. Là, si le PIB est surestimé de 10 %, les taux de croissance pendant cette période reflètent correctement la réalité du développement du secteur productif. Dans la décadence, par contre, l'explosion du secteur improductif- particulièrement entre 1960 et 1980 - vient artificiellement doper les performances du capitalisme. Pour évaluer correctement la croissance réelle dans la décadence, il faut défalquer près de 40 % du PIB actuel correspondant à la croissance de la part du secteur improductif depuis 1913 !
Quant au poids politique des Etats, il s'est bel et bien accru. Aujourd'hui, comme tout au long du 20e siècle, le capitalisme d'Etat n'a pas de couleur politique précise. Aux Etats-Unis, ce sont les républicains (la "droite") qui prennent l'initiative d'un soutien public à la relance et qui subventionnent les compagnies aériennes et les assureurs. Le pouvoir encourage d'ailleurs directement leur maintien par la loi du "chapitre II" qui autorise les sociétés à se protéger facilement de leurs créanciers. La relance budgétaire programmée par Bush a fait passer le solde fédéral d'un excédent de 2,5% du PIB en 2000 à un déficit estimé par le FMI à 1,5 % du PIB en 2002, soit une relance d'une ampleur comparable à celle des plus dispendieux Etats européens. La Banque Centrale (la Fédéral Réserve) pour sa part, très étroitement liée au pouvoir, a baissé ses taux d'intérêt au fur et à mesure que la récession se précisait afin d'aider à la relance de la machine économique : de 6,5 % à 1,75%, -2 % entre le début et la fin 2001. Cela permet, entre autres, aux ménages surendettés de souscrire davantage de prêts ou de les renégocier à la baisse. Enfin, la cohérence de cette nouvelle orientation implique une baisse du dollar permettant de rétablir la compétitivité des produits américains et de regagner ainsi des parts de marché. Au Japon, les banques ont été renflouées à deux reprises par l'Etat et certaines ont même été nationalisées. En Suisse, c'est l'Etat qui a organisé la gigantesque opération de renflouement de la compagnie aérienne nationale Swissair, etc. Même en Argentine, avec la bénédiction du FMI et de la Banque Mondiale, le gouvernement a recours a un vaste programme de travaux publics pour essayer de recréer des emplois. Si, au 19° siècle, les partis politiques instrumentalisaient l'Etat pour faire passer prioritairemcnt leurs intérêts, dans la période de décadence, ce sont les impératifs économiques et impérialistes globaux qui dictent la politique à suivre, quelle que soit la couleur du gouvernement en place. Cette analyse fondamentale, dégagée par la Gauche communiste, a été amplement confirmée tout au long du 20° siècle et est plus que jamais d'actualité aujourd'hui que les enjeux sont encore plus exacerbés.
C'est à Engels que revient d'avoir énoncé, à la fin du 19° siècle, ce qui sera l'alternative historique de la phase de décadence du capitalisme : "socialisme ou barbarie". Rosa Luxemburg en dégagera nombre d'implications politiques et théoriques et l'Internationale communiste en fera sa formule caractérisant la nouvelle période : "l'ère des guerres et des révolutions". Enfin, ce sont les Gauches communistes, en particulier la Gauche communiste de France, qui systématiseront et approfondiront la place et la signification de la guerre dans la phase ascendante et dans la décadence du capitalisme.
On peut affirmer sans conteste que, contrastant avec la phase ascendante, la décadence du capitalisme a été caractérisée par la guerre sous toutes ses formes : guerres mondiales, guerres locales permanentes, etc. A ce propos, comme petit complément historique très utile, nous ne résistons pas à la tentation de citer des extraits de la fresque de l'historien Eric Flobsbawm (1994) dans son livre L'âge des extrêmes, qui campe sous forme de bilans respectifs, les différences fondamentales entre le long 19, siècle et le "court 20' siècle" :
"Comment dégager le sens du court vingtième siècle du début de la première guerre mondiale à l'effondrement de l'URSS -de ces années qui, comme nous le vovons avec le recul, forme une période historique cohérente désormais terminée ? (...) Dans le court vingtième siècle, on (a) tué ou laissé mourir délibérément plus d'êtres humains que jamais auparavant dans l'histoire. (...) Il fut sans doute le siècle le plus meurtrier dont nous avons gardé la trace, tant pur l'échelle, la fréquence et la longueur des guerres qui l'ont occupé (et qui ont à peine cessé un instant depuis les années 1920) mais aussi par l'ampleur des plus grandes famines de l'histoire aux génocides systématiques. A la différence du "long 19' siècle" qui semblait et fut en effet une période de progrès matériel, intellectuel et moral presque ininterrompu (...) on a assisté depuis 1914 à une régression marquée de ces valeurs jusqu'alors considérées comme normales dans les pays développés. (...) Au cours du 20° siècle, les guerres ont de plus en plus visé l'économie et 1’infrastructure des Etats ainsi que leurs populations civiles. Depuis la première guerre mondiale, le nombre de victimes civiles a été bien plus important que celui des victimes militaires dans tous les pays belligérants, sauf aux Etats-Unis. (... ) En 1914, cela faisait un siècle qu'il n’y avait plus eu de grande guerre (..). La plupart des guerres mettant aux prises des grandes puissances avaient été relativement rapides. (...) la durée de la guerre se comptait en mois ou même (comme dans la guerre de 1886 entre la Prusse et l'Autriche) en semaines. Entre l871 et 1914, l'Europe n'avait pas connu de conflit amenant les armées de grandes puissances à franchir les frontières ennemies. (...) Il n'y eut aucune guerre mondiale. (...) Tout cela changea en 1914 (...) 1914 inaugure "l'ère des massacres" (...) la guerre moderne implique tous les citoyens el mobilise la plupart d'entre eux (..), elle se mene avec des armements qui requièrent un détournement de toute l'économie pour les produire et sont employés en quantités ininmaginables ; elle engendre des destructions inouïes, mais aussi domine et transforme du tout au tout la vie des pays impliqués. Or, tous ces phénomènes sont propres aux guerres du 20° siècle. (..) La guerre a-t-elle servi la croissance économique ? En lui sens, il est clair que non (...) Sur cette montée de la barbarie après 1914, il n’y a malheureusement aucun doute".
Cette "ère des massacres", inaugurée par la première guerre mondiale et contrastant avec un long 19° siècle nettement moins meurtrier, est attestée par l'importance relativement faible des dépenses militaires dans le produit mondial et sa quasi-constance tout au long de la phase ascendante du capitalisme, alors qu'elles augmentent fortement par la suite. De 2% du produit mondial en 1860, à 2,5 % en 1913, elles atteignent 7,2% en 1938 pour se situer aux environs de 8,4% dans les années 1960 et plafonner aux environs de 10% au moment du sommet de la guerre froide à la fin des années 1980. (Sources : Paul Baïroch pour le produit mondial et le SIPRI pour les dépenses militaires). L'armement a ceci de particulier que, contrairement à une machine ou à un bien de consommation, il ne peut être consommé de façon productive (il ne peut que rouiller ou détruire des forces de production). Il correspond donc à une stérilisation de capital. Aux +40 % correspondant à la croissance des dépenses improductives dans la période de décadence, il faut donc encore rajouter +6 % correspondant à l'augmentation relative des dépenses militaires... ce qui nous amène à un produit mondial surévalué de près de moitié. Voilà qui ramène les prétendues performances du capitalisme au 20° siècle à de plus justes proportions et qui contraste fortement avec cette ère de "progrès matériel, intellectuel et moral presque ininterrompu" du long 19° siècle.
Ce qui est absolument certain, c'est qu'avce le développement de la récession au niveau international, la bourgeoisie imposera une nouvelle et violente dégradation du niveau de vie de la classe ouvrière. Sous prétexte d'état de guerre et au nom des intérêts supérieurs de la nation, la bourgeoisie américaine en profite pour faire passer ses mesures d'austérité déjà prévues depuis longtemps, car rendues nécessaires par une récession qui se développait : licenciements massifs, efforts productifs accrus, mesures d'exception au nom de l'anti-terrorisme mais qui servent fondamentalement comme terrain d'essai pour le maintien de l'ordre social. Après l'effondrement du bloc de l'Est, la course aux armements s'était ralentie pendant quelques années mais très rapidement, vers le milieu des années 1990, elle est repartie. Le 11 septembre a permis de justifier le développement encore plus considérable des armements. Les dépenses militaires des Etats-Unis représentent 37 % des dépenses militaires mondiales qui sont en hausse dans tous les pays. Partout dans le monde, les taux de chômage sont de nouveau fortement orientés à la hausse alors que la bourgeoisie avait réussi à camoufler une partie de l'ampleur réelle de ce phénomène par des politiques de traitement social - c'est-à-dire la gestion de la précarité - et par des manipulations grossières des statistiques. Partout en Europe, les budgets sont révisés à la baisse et de nouvelles mesures d'austérité sont programmées. Au nom de la stabilité budgétaire, dont le prolétariat n'a que faire, la bourgeoisie européenne est en train de revoir la question des retraites (abaissement des taux et allongement de la vie active) et de nouvelles mesures sont envisagées pour faire sauter "les freins au développement de la croissance" comme disent pudiquement les experts de l'OCDE, à savoir "atténuer les rigidités" et "favoriser l'offre de travail" via une précarisation accrue et une réduction de toutes les indemnisations sociales (chômage, soins de santé, allocations diverses, etc.). Avec le krach boursier, les systèmes de retraite par capitalisation apparaissent aujourd'hui pour ce qu'ils sont : une duperie pour encore plus spolier les revenus de la classe ouvrière. Au Japon, l'Etat a planifié une restructuration dans 40% des organismes publics : 17 vont fermer et 45 autres seront privatisés. Enfin, pendant que ces nouvelles attaques viennent frapper le prolétariat au coeur du capitalisme mondial, la pauvreté se développe de façon vertigineuse à la périphérie du capitalisme. La situation des pays dits "émergents" est significative à cet égard avec la situation dans des pays comme l'Argentine, le Venezuela, le Brésil. En Argentine, le revenu moyen par habitant a été divisé par trois en trois ans. C'est une débâcle qui dépasse en ampleur celle des Etats-Unis dans les années 1930. La Turquie et la Russie sont toujours sous perfusion et suivies à la loupe.
A cette situation d'impasse économique, de chaos social et de misère croissante pour la classe ouvrière, celle-ci n'a qu'une réponse à apporter : développer massivement ses luttes sur son propre terrain de classe dans tous les pays. Aucune "alternance démocratique", aucun changement de gouvernement, aucune autre politique ne peut apporter un quelconque remède à la maladie mortelle du capitalisme. La généralisation et l'unification des combats du prolétariat mondial qui ne peuvent aller que vers le renversement du capitalisme, sont la seule alternative capable de sortir la société de cette impasse. Rarement dans l'histoire, la réalité objective n'avait aussi clairement mis en évidence que l'on ne peut plus combattre les effets de la crise capitaliste sans détruire le capitalisme lui-même. Le degré de décomposition atteint par le système, la gravité des conséquences de son existence sont tels que la question de son dépassement par un bouleversement révolutionnaire apparaît et apparaîtra de plus en plus comme la seule issue "réaliste" pour les exploités. L'avenir reste dans les mains de la classe ouvrière.
(Décembre 2002 ; Extraits du rapport sur la crise économique adopté par le XVe congrès du CCI)
Sources: Croissance du PIB (1962-2001): OCDE
Ratio solde budgétaire/PlB (en % du PIB) Paul Masson et Michael Muss : "Long term tendencies in budget déficits and Debts", document de travail du FMI 95/l28 (décembre 1995)
Alternatives Economique (Hors série) : "L'état de l'économie 2003".
Maddison : "L'économie mondiale 1820-1992, OCDE et Deux siècles de révolution industrielle", Pluriel H 8413
Nous continuons ici les "Notes sur l'histoire de la politique impérialiste des Etats-Unis depuis la seconde guerre mondiale", que nous avons commencé à publier dans le précédent numéro de la Revue internationale. La Guerre du Vietnam : des divergences sur la politique impérialiste secouent la bourgeoisie américaine
L’engagement des Etats-Unis au Vietnam suit immédiatement la défaite française en Indochine où ils vont tenter de récupérer les régions perdues pour l’Occident. La stratégie, nouvelle manifestation de l’endiguement,[1] consiste à empêcher les pays de tomber les uns après les autres sous l'influence de l’impérialisme russe, ce que le secrétaire d’Etat d’Eisenhower, Dulles, avait appelé la "théorie des dominos".[2] Le but est de transformer la séparation temporaire du Vietnam en une zone Nord et une zone Sud, créée par les accords de Genève, en une division permanente comme dans la péninsule coréenne. C’est dans ce sens que la politique américaine de détournement des accords de Genève, initiée sous le régime républicain d’Eisenhower, continue sous Kennedy qui envoie les premiers conseillers militaires au Vietnam au début des années 60. L’administration Kennedy joue un rôle capital dans la gestion du pays, autorisant même un coup d’Etat militaire et l’assassinat du président Diem en 1963. L'impatience manifestée par la Maison Blanche à l'égard du général qui reporte l'assassinat de Diem a été amplement documentée. A la suite de l'assassinat de Kennedy en 1963, Johnson poursuit l’intervention militaire américaine au Vietnam, intervention qui va devenir la plus longue guerre menée par l’Amérique.
La bourgeoisie américaine reste unie derrière cette entreprise, alors même qu’un bruyant mouvement anti-guerre, sous la houlette des gauchistes et des pacifistes, s’amplifie. Le mouvement anti-guerre, très marginal dans la politique américaine, sert de soupape de sécurité vis-à-vis des étudiants radicaux et des activistes noirs. L’offensive du Têt, lancée en janvier 1968 par le Vietnam du Nord et le FNL dans le Sud, comportant des attaques suicides contre l’ambassade américaine et le palais présidentiel à Saïgon, aboutit de fait à une défaite sanglante pour les staliniens. Cependant, sa tentative même vient démentir la propagande de longue date des militaires américains selon laquelle la guerre se déroulait très bien et que la victoire n'était qu'une question de mois. Des membres importants de la bourgeoisie commencent alors à mettre la guerre en question puisqu’il apparaît clairement qu’elle sera longue, contrairement à la recommandation faite par Eisenhower quand il a quitté ses fonctions, sur la nécessité d’éviter de s’embourber dans une guerre prolongée en Asie.
Simultanément, se profile une autre orientation stratégique pour l’impérialisme américain, contraint de s’occuper aussi du Moyen-Orient - stratégiquement important et riche en pétrole - où l'impérialisme russe progresse dans le monde arabe.
Une commission d’anciens membres éminents du parti démocrate presse alors Johnson de renoncer à ses plans de réélection et de se concentrer sur la façon de mettre fin à la guerre ; fondamentalement, c'est un coup d'Etat interne dans la bourgeoisie américaine. En mars, Johnson déclare à la télévision qu’il ne cherchera, ni n’acceptera d'être présenté par son parti pour être réélu, et qu’il consacrera toute son énergie à mettre fin à la guerre. Au même moment, reflet de divergences croissantes au sein de la bourgeoisie sur la politique impérialiste à mener, les médias américains prennent le train du mouvement anti-guerre, et celui-ci passe de phénomène marginal gauchiste au centre de la politique américaine. Par exemple, Walter Cronkite, présentateur des informations sur une des plus grandes chaînes de télévision, qui termine chacune de ses émissions par le slogan "and that's the way it is" ("et il en est ainsi"), va au Vietnam et revient en annonçant qu'il faut arrêter la guerre. La chaîne NBC démarre un programme du dimanche soir, appelé "Vietnam This Week", qui diffuse à la fin de chaque émission une séquence présentant des photos de jeunes américains de 18 et 19 ans tués cette semaine-là au Vietnam – une manouvre de propagande anti-guerre qui vise à donner un caractère "personnel" aux conséquences de la guerre.
Les difficultés de Johnson sont exacerbées par l'émergence de la crise économique ouverte et le fait que le prolétariat n'est pas idéologiquement battu ; alors qu’il avait tenté une politique de "guns and butter" (des fusils et du beurre) – faire la guerre sans qu'il soit nécessaire de faire des sacrifices matériels à l'arrière – la guerre se révèle alors trop coûteuse pour soutenir cette politique. En réponse au retour de la crise ouverte aux Etats Unis, une vague grandissante de grèves sauvages se développe de 1968 à 1971, dans lesquelles s’impliquent souvent des vétérans du Vietnam mécontents et en colère. Ces grèves causent de sérieuses difficultés politiques à la classe dominante américaine. 1968 est en fait le signal de bouleversements aux Etats-Unis avec le développement simultané de désaccords internes au sein de la bourgeoisie et du mécontentement grandissant dans le pays. Deux semaines après que Johnson ait annoncé son retrait de la course aux présidentielles, le leader des droits civiques, le pasteur Martin Luther King, qui avait rejoint le mouvement anti-guerre en 1967 et dont on disait qu'il était prêt à renoncer à la protestation non-violente, est assassiné, ce qui provoque de violentes émeutes dans 132 villes américaines. Début juin, Robert Kennedy, le plus jeune frère de John F. Kennedy, qui avait participé au cabinet de son frère comme procureur général et qui était présent à la Maison Blanche en 1963 lorsque l’administration Kennedy attendait impatiemment le résultat de la mission de l’exécution de Diem, mais qui était désormais devenu un candidat anti-guerre aux élections primaires démocrates pour la présidence, est également assassiné après avoir gagné la primaire de Californie. Il y a de violents affrontements dans les rues lors de la Convention du parti démocrate en juillet, où la gauche du parti lutte âprement contre les forces de Humphrey forcées de continuer la guerre. Nixon, le républicain conservateur, gagne les élections, en promettant qu’il a un plan secret pour mettre fin à la guerre.
Pendant ce temps, à partir d’octobre 1969, le New York Times publie le planning des manifestations pour un moratoire au Vietnam, en page 2 du quotidien, afin d'y assurer une participation massive. Les politiciens des grands courants politiques et les célébrités commencent à s’exprimer lors des rassemblements. L’administration Nixon négocie avec les staliniens vietnamiens, mais elle ne parvient pas à mettre fin à la guerre. Cependant, malgré la continuation de la guerre, des pressions s'exercent sur Nixon pour qu’il fasse des progrès rapides dans la mise en place de la détente prévue par Johnson, y compris par des visites diplomatiques à Moscou et la négociation des traités de contrôle des armements. Il y a même des analystes bourgeois, bien qu'ils n'aient évidemment pas une compréhension marxiste de la globalité de la crise du capitalisme, qui font observer que l’intérêt porté par les Américains à la détente avec Moscou et à l’apaisement temporaire de la Guerre froide est dicté par les difficultés économiques liées au début de la crise ouverte et à la réémergence du prolétariat dans la lutte de classe. Par exemple David Painter note qu’aux Etats-Unis, "la guerre avait exacerbé les difficultés économiques de longue date (...) qui nourrissaient l'inflation et sapaient de plus en plus l’équilibre de la balance des paiements américaine" (Encyclopedia of US Foreign Policy). Brzezinski parle des "difficultés économiques américaines" (op cit.) et George C. Herring observe : "En 1969, [la guerre] avait accru les problèmes économiques et politiques de façon critique et contraint à revoir des politiques qui n'avaient pas été remises en cause depuis plus de 20 ans. Les dépenses militaires massives avaient provoqué une inflation galopante qui rompait avec la prospérité d'après-guerre et suscitait un mécontentement croissant", tout cela "poussait l'administration de Richard M. Nixon à rechercher la détente avec l'Union soviétique" (Encyclopedia of American Foreign Policy).
En 1971, Nixon abandonne le système économique de Bretton Woods,[3] mis en place depuis 1944, en suspendant la convertibilité du dollar en or, ce qui amène immédiatement la libre cotation des devises internationales et, de facto, la dévaluation du dollar. En même temps, Nixon crée un impôt protectionniste de 10% sur les importations et un contrôle des prix et des salaires au niveau intérieur. Certains analystes et des journalistes bourgeois commencent même à parler d’un déclin permanent de l’impérialisme américain et de la fin du "siècle américain".
Les divisions au sein de la bourgeoisie, centrées sur le désengagement du Vietnam et la réorientation vers le Moyen-Orient, sont renforcées par les troubles continus et les difficultés au Moyen-Orient, notamment le boycott du pétrole arabe. Kissinger s’engage simultanément et sans succès dans des négociations avec les Vietnamiens et joue personnellement la "navette diplomatique" au Moyen-Orient. En matière de détente, Nixon prend l’initiative d’une ouverture vers la Chine qui a rompu idéologiquement avec Moscou, ce qui ouvre alors de nouvelles perspectives pour l’impérialisme américain. L’attitude qui avait prévalu pendant la Guerre froide consistant à refuser de reconnaître le régime de Mao et à considérer Taïwan comme le gouvernement légitime de toute la Chine, avait été maintenue grâce à toute une rhétorique idéologique anti-communiste et "en défense de la liberté" pendant les années 50 et 60 ; elle est abandonnée afin de courtiser la Chine pour qu'elle rejoigne le camp américain dans la Guerre froide, ce qui devrait permettre d'encercler militairement la Russie non seulement à l’ouest, en Europe, au sud avec la Turquie, au nord (avec les bases de missiles américains et canadiens autour du pôle), mais aussi à l’est.[4] Cette nouvelle option impérialiste ne fait que renforcer l’exigence de la classe dominante de mettre fin à la guerre au Vietnam, puisque la liquidation de cette guerre constitue une condition préalable à l’alliance de la Chine avec les Etats-Unis. En tant que puissance régionale, la Chine a de grands intérêts en jeu dans un conflit en Asie du Sud-Est et soutient, à l’époque, le Vietnam du Nord. C’est l'incapacité à accomplir ce changement d’orientation de la politique étrangère vers le Moyen-Orient et à mettre fin à la guerre afin d’amener la Chine dans le bloc de l’Ouest, qui conduit à l’incroyable bouleversement politique de la période du Watergate et au départ de Nixon (le belliqueux vice-président Agnew, l’homme de main de Nixon pour ses basses œuvres, avait déjà été contraint de démissionner sur des accusations de corruption) pour préparer une transition en bon ordre vers un président intérimaire acceptable : Gerald R. Ford.
Huit mois après la démission de Nixon, avec Ford à la Maison Blanche, Saïgon tombe aux mains des staliniens, et l’impérialisme américain se retire de l’imbroglio vietnamien. La guerre avait coûté la vie à 55 000 Américains et à au moins 3 millions de Vietnamiens. Carter entre à la Maison Blanche en 1977 et, en 1979, les Etats-Unis reconnaissent officiellement la Chine continentale qui va désormais occuper le siège de la Chine (jusqu'alors occupé par le Taiwan) au Conseil de Sécurité de l’ONU.
La période 1968-76 illustre l’incroyable instabilité politique allant de pair avec de sérieuses divergences au sein de la bourgeoisie américaine sur la politique impérialiste. En huit ans, il y eut :
- quatre présidents (Johnson, Nixon, Ford, Carter) : deux furent contraints de démissionner (Johnson et Nixon) ;
- les assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy, et une tentative d’assassinat de George Wallace, le candidat du parti populiste de droite en 1972 ;
- l’implication du FBI et de la CIA dans l’espionnage des adversaires politiques à l'intérieur du pays qui fit tomber le discrédit sur ces deux institutions et amena une législation de "réforme" pour réduire formellement leurs pouvoirs. Le fait que, sous Nixon, la clique dirigeante ait utilisé des agences de l’Etat (FBI et CIA) pour s’assurer un avantage décisif sur les autres fractions de la classe dominante, fut intolérable pour ces dernières qui se sont senties directement menacées. Ce qu’on a appelé la crise de la sécurité nationale, à la suite du 11 septembre 2001, a permis à ces agences de fonctionner une fois encore sans entrave.
Après la Guerre froide, les ajustements de la politique impérialiste américaine à la disparition d’un monde bipolaire
L’effondrement du bloc russe à la fin des années 1980 constitue une situation sans précédent. Un bloc impérialiste disparaît, non pas à la suite de sa défaite dans la guerre impérialiste, mais de son implosion sous la pression de l’impasse historique dans la lutte de classe, des pressions économiques et de l’incapacité à continuer de participer à la course aux armements avec le bloc rival. Alors que la propagande américaine célèbre sa victoire sur l’impérialisme russe et glorifie le triomphe du capitalisme démocratique, 1989 se révèle être une victoire à la Pyrrhus pour l'impérialisme américain qui voit rapidement son hégémonie remise en cause au sein même de son ancienne coalition, du fait de la disparition de la discipline qui permettait la cohésion des deux blocs. La disparition soudaine de l’affrontement entre deux pôles qui avait caractérisé l’arène impérialiste pendant 45 ans, lève la contrainte d’adhérer à une discipline de bloc à laquelle étaient auparavant soumises les puissances de deuxième et de troisième ordre : la tendance au "chacun pour soi" au sein de la décomposition du capitalisme s’impose rapidement au niveau international. Les impérialismes plus faibles, nouvellement enhardis, commencent à jouer leur propre carte, refusant désormais de soumettre leurs intérêts à ceux des Etats-Unis. La première expression de cette décomposition était déjà apparue une décennie avant, en Iran, où la révolution menée par Khomeini a été le premier exemple dans lequel un pays parvenait à rompre avec le bloc américain sans que les Etats-Unis ne parviennent à le ramener dans leur giron et sans être, en même temps, gagné par le bloc russe. Auparavant, les pays de la périphérie du capitalisme mondial avaient pu jouer un bloc contre l’autre et avaient même pu changer de camp, mais aucun n’était parvenu à se maintenir en dehors du système bipolaire. En 1989, cette tendance devient dominante sur le terrain inter-impérialiste.
Les responsables politiques américains doivent soudainement s'adapter à une nouvelle disposition des forces sur le terrain international. Les activités expansionnistes de l’Allemagne sont particulièrement alarmantes pour les Etats-Unis. La guerre du Golfe contre l’Irak qui prend comme prétexte l’invasion du Koweït par l’Irak, "agression" que les Etats-Unis ont eux-mêmes suscitée, quand l’ambassadeur américain avait dit aux irakiens que son pays n'interférerait pas dans un conflit Irak-Koweït, est le moyen utilisé par les Etats-Unis pour réaffirmer leur domination et rappeler aux nations tentées par le "chacun-pour-soi" que les Etats-Unis restent la seule superpuissance au monde et qu’ils sont prêts à user de leur puissance militaire en qualité de gendarme du monde. Contre leur volonté et sans enthousiasme, les puissances européennes, y compris celles qui avaient entretenu des relations économiques et politiques avec l’Irak, se voient obligées non seulement d’approuver formellement les projets de guerre des Etats-Unis, mais même de rallier la "coalition internationale". La guerre est un formidable succès pour l’impérialisme américain qui démontre sa supériorité militaire, son armement moderne et sa volonté d’exercer son pouvoir. Aux Etats-Unis, Bush père bénéficie d’une incroyable popularité politique, au point d’obtenir 90% d’opinions favorables dans les sondages après la guerre.
Cependant, Bush s'avère incapable de consolider le succès américain dans le Golfe. La contrainte exercée sur les puissances qui veulent jouer leur propre carte au niveau international, se révèle être un phénomène très temporaire. Les avancées de l’Allemagne dans les Balkans reprennent et s'accélèrent avec l’éclatement de la Yougoslavie et "l’épuration ethnique". L’incapacité de l’administration Bush à consolider les acquis de la guerre du Golfe et à formuler une réponse stratégique efficace dans les Balkans constitue un facteur central dans son échec aux élections en 1992. Pendant la campagne présidentielle, Clinton rencontre les dirigeants du Pentagone et leur assure qu’il autorisera les raids aériens dans les Balkans et poursuivra une politique déterminée pour établir une présence américaine sur le terrain dans cette région, politique qui avait constitué un aspect de plus en plus important de la politique impérialiste américaine au cours de la précédente décennie. Malgré les critiques des républicains, durant la campagne électorale de 2000, vis-à-vis de la politique de Clinton consistant à impliquer des troupes dans des interventions militaires sans en avoir planifié l’issue, l’invasion de l’Afghanistan effectuée par l’administration G.W. Bush, les projets d’invasion de l'Irak et l’envoi de troupes dans plusieurs pays du monde (les troupes américaines sont actuellement stationnées dans 33 pays) sont en continuité de la politique de Clinton.
Pendant le mandat de Clinton, une divergence politique significative se développe au sein de la bourgeoisie américaine au sujet de la politique asiatique, l’extrême-droite s’opposant à la stratégie de partenariat en Extrême-Orient avec la Chine plutôt qu’avec le Japon. La droite considère la Chine comme un régime communiste anachronique, risquant d’imploser, et un allié peu fiable – un ennemi potentiel, en fait. C'est ce désaccord qui constitue la toile de fond des différents scandales de la fin des années 90 et de l’impeachment de Clinton. Cependant, tous les anciens présidents encore vivants des deux partis (à l’exception de Reagan atteint de la maladie d’Alzheimer) approuvent la stratégie politique adoptée par rapport à la Chine et s’opposent à l’impeachment. La droite paye un fort tribut pour avoir échoué dans son attaque contre Clinton. Newt Gingrich[5] est rejeté de la vie politique et d’autres leaders qui avaient soutenu l’impeachment sont démis de leurs fonctions. Dans ce contexte, il est important de noter que, quand il y a des divergences importantes au sein de la bourgeoisie sur la politique impérialiste et que les enjeux sont élevés, les combattants n'hésitent pas à déstabiliser l’ordre politique.
Les récentes divergences au sein de la classe dominante américaine au sujet de l’action unilatérale en Irak
En 1992, Washington adopte consciemment une orientation très claire pour sa politique impérialiste dans la période d’après Guerre froide, à savoir une politique basée sur "l'engagement fondamental de maintenir un monde unipolaire dans lequel les Etats-Unis n'aient pas d'égal. Il ne sera permis à aucune coalition de grandes puissances d'atteindre une hégémonie sans les Etats-Unis" (prof. G. J. Ikenberry, Foreign Affairs, sept-oct. 2002). Cette politique vise à empêcher l’émergence de toute puissance en Europe ou en Asie qui puisse remettre en cause la suprématie américaine et jouer le rôle de pôle de regroupement pour la formation d’un nouveau bloc impérialiste. Cette orientation, initialement formulée dans un document de 1992 (1992 Defense Planning Guidance Policy Statement) rédigé par Rumsfeld, durant la dernière année du premier mandat Bush, établit clairement cette nouvelle grande stratégie : "Empêcher la réémergence d'un nouveau rival, sur le territoire de l'ancienne Union soviétique ou ailleurs, qui représenterait une menace du type de celle exercée auparavant par l'Union soviétique (...) Ces régions incluent l'Europe occidentale, l’Asie orientale, le territoire de l'ex-Union soviétique et l'Asie du Sud-Est (...) Les Etats-Unis doivent montrer la direction nécessaire pour établir et protéger un nouvel ordre qui tienne la promesse de convaincre ses rivaux potentiels qu'ils n'ont pas besoin d'aspirer à un rôle plus important ni d'avoir une attitude agressive pour protéger leurs intérêts légitimes. (...) Sur les questions autres que militaires, nous devons tenir suffisamment compte des intérêts des nations industrielles avancées afin de les décourager de mettre en cause notre leadership ou de chercher à renverser l'ordre économique et politique établi... Nous devons maintenir les mécanismes de dissuasion des rivaux potentiels de ne serait-ce qu'aspirer à un rôle régional ou global plus grand".
Cette politique continue sous l'administration Clinton qui entreprend un formidable programme de développement de l'armement visant à décourager les ambitions de tout rival potentiel ; c’est l’annonce de la politique de stratégie militaire nationale de 1997 (1997 National Military Strategy) : "Les Etats-Unis resteront la seule puissance globale du monde à court terme, mais opéreront dans un environnement stratégique caractérisé par la montée de puissances régionales, de défis asymétriques comprenant les armes de destruction massive, des dangers transnationaux et la probabilité d'événements incontrôlés qu'on ne peut prévoir exactement". Cette politique, reprise et poursuivie par l’actuelle administration Bush et exprimée dans le Quadrennial Defense Review Report, paru le 30 septembre 2001, moins de trois semaines après l'attaque du World Trade Center, considère comme un "intérêt national à long terme" le but "d’empêcher toute domination hostile de régions critiques, en particulier en Europe, dans le nord-est asiatique, le littoral asiatique oriental,[6] et le Moyen-Orient et le Sud-Ouest asiatique". Le Quadriennal Report défend l'idée que "une stratégie et une politique bien ciblées peuvent (...) dissuader les autres pays de se lancer dans des compétitions militaires à l'avenir". Et dans le National Security Strategy 2002, l'administration Bush affirme : "Nous serons assez forts pour dissuader des adversaires potentiels de poursuivre un effort militaire dans l'espoir de dépasser ou d'égaler la puissance des Etats-Unis". En juin 2002, dans son discours lors de la cérémonie de remise des diplômes de West Point, le président Bush a affirmé encore que "l'Amérique détient et a l'intention de garder une puissance militaire impossible à défier - rendant ainsi vaine toute course aux armements déstabilisatrice d'autres zones et limitant les rivalités au commerce et à d'autres occupations pacifiques". Tout ceci se combine pour démontrer la continuité essentielle de la politique impérialiste américaine, au-delà des divergences entre partis, depuis bien plus d'une décennie, depuis la fin de la Guerre froide. Par "continuité", nous ne voulons pas dire évidemment que la mise en œuvre de ces orientations ait été identique à tous les niveaux. Il y a eu, bien sûr, des ajustements, en particulier au niveau pratique, de cette orientation, liés aux changements du monde pendant la dernière décennie. Par exemple, la capacité de l’impérialisme américain à organiser une "coalition" internationale pour soutenir ses aventures militaires s'est trouvée confrontée à des difficultés croissantes au cours du temps, et la tendance des Etats-Unis à intervenir de plus en plus seuls, à agir unilatéralement, dans leurs efforts stratégiques pour prévenir le risque d’apparition d’un rival asiatique ou européen, a atteint des niveaux qui provoquent de sérieux débats au sein même de la classe dominante.
Ces débats sont l’expression de la reconnaissance des difficultés auxquelles est confronté l’impérialisme américain. Bien qu’elle soit incapable d’avoir une conscience "complète" du développement des forces économiques et sociales dans le monde au sens marxiste, il est clair que la bourgeoisie, et la bourgeoisie américaine en particulier, est tout à fait capable de reconnaître certains éléments clés dans l’évolution de la situation internationale. Par exemple, un article intitulé "L'impérialiste hésitant : Terrorisme, Etats en faillite et le cas de l'empire américain", de Sebastian Mallaby, note que les hommes politiques américains reconnaissent l’existence d’un "chaos" croissant sur l’arène internationale, le phénomène d’Etats "en faillite" qui sont incapables de maintenir un minimum de stabilité dans leur société et les dangers qui en découlent d’une émigration massive et incontrôlée et d’un flux de réfugiés des pays de la périphérie vers les pays centraux du capitalisme mondial. Dans ce contexte, Mallaby écrit : "La logique du néo-impérialisme contraint aussi l'administration Bush à résister. Le chaos dans le monde est trop menaçant pour qu'on l'ignore et les méthodes existantes pour traiter ce chaos qui ont été essayées, se sont avérées insuffisantes". (Foreign Affairs, mars-avril 2002). Mallaby et d'autres bourgeois américains, théoriciens de politique étrangère, mettent en avant la nécessité pour les Etats-Unis, en tant que superpuissance mondiale, d’agir pour stopper l'avancée de ce chaos, même s’ils doivent le faire seuls. Ils parlent même ouvertement d’un "nouvel impérialisme" que les Etats-Unis doivent instaurer pour bloquer les forces centrifuges qui tendent à déchirer la société dans son ensemble. Dans la situation internationale actuelle, ils reconnaissent aussi que la possibilité de faire pression sur les anciens alliés des Etats-Unis au sein d’une "coalition internationale" comme au temps de la guerre du Golfe de 1990-91, est quasiment nulle. D'où le fait que la pression, déjà identifiée dans la presse du CCI, poussant les Etats-Unis à agir unilatéralement au niveau militaire, grandit incommensurablement. La prise de conscience de la nécessité de se préparer à agir unilatéralement remonte au gouvernement Clinton, quand des membres de celui-ci ont commencé à discuter ouvertement de cette option et ont préparé le terrain à des actions unilatérales de l'impérialisme américain. (Voir par exemple le document de Madeleine Albright, "The testing of American Foreign Policy", dans Foreign Affairs, nov-déc 1998). Ainsi donc, le gouvernement Bush agit en continuité avec la politique mise en place sous Clinton : les Etats-Unis obtiennent en Afghanistan la "bénédiction" de la communauté internationale pour leurs opérations militaires, sur la base de manipulations idéologique et politique à la suite du 11 septembre, et mènent alors seuls les opérations au sol, empêchant même leur proche allié, la Grande-Bretagne, de prendre une part du gâteau. Même si la bourgeoisie est consciente de la nécessité pour les Etats-Unis d’agir unilatéralement en définitive, la question de savoir quand et jusqu’où aller dans l’action unilatérale est une question tactique sérieuse pour l’impérialisme américain. La réponse n’est pas guidée par les précédents de la Guerre froide, quand les Etats-Unis intervenaient souvent sans la consultation de l’OTAN et des autres alliés, mais pouvaient compter sur leur puissance et leur influence en tant que tête de bloc pour obtenir l’assentiment des autres (comme ce fut le cas en Corée, dans la crise des missiles de Cuba, au Vietnam, pour les missiles Pershing et Cruise au début des années 1980, etc.). La réponse à cette question aura aussi un impact important sur l’évolution ultérieure de la situation internationale. Il faut remarquer en particulier que le débat qui a eu lieu pendant l’été 2002, a d'abord commencé chez les dirigeants du parti républicain, en fait entre les spécialistes traditionnels des affaires étrangères du parti républicain. Kissinger, Baker, Eagleburger, et même Colin Powell étaient d’avis d’être prudents et ne pas agir unilatéralement trop tôt en argumentant qu’il était encore possible, et préférable, d’obtenir l’approbation de l’ONU pour déclencher les hostilités américaines contre l’Irak. Des commentateurs bourgeois aux Etats-Unis ont même évoqué la possibilité que les anciens spécialistes républicains de la politique étrangère aient parlé au nom de George Bush père quand ils ont pris position pour une répétition de la démarche employée lors de la précédente Guerre de Golfe. Les démocrates, même la gauche du parti, ont été remarquablement silencieux dans cette controverse au sein du parti au pouvoir, à l’unique exception de la brève incursion de Gore sous les projecteurs, lorsqu'il a essayé de gagner des points auprès de la gauche des démocrates en émettant l'avis selon lequel la guerre contre l’Irak serait une erreur, du fait qu'elle détournerait l’attention de la préoccupation centrale, à savoir la guerre contre le terrorisme.
La question pour nous est de savoir quelle est la signification de ces divergences au sein de la bourgeoisie de l’unique superpuissance mondiale.
D’abord, il est important de ne pas exagérer l’importance du récent débat. Les précédents historiques démontrent largement que, quand il y a des divergences sérieuses sur la politique impérialiste au sein de la bourgeoisie américaine et que les protagonistes du débat mesurent l’ampleur des enjeux, ils n'ont pas peur de poursuivre leur orientation politique, même au risque de provoquer un bouleversement politique. Il est clair que le récent débat n’a pas abouti à des conséquences politiques semblables à celles observées par exemple pendant le conflit du Vietnam. En aucun cas, ce débat n’a menacé l’unité fondamentale de la bourgeoisie américaine sur sa politique impérialiste. De plus, le désaccord ne portait pas sur la question de la guerre en Irak, sur laquelle l’accord était presque complet au sein de la classe dominante américaine. Toutes les parties étaient d’accord avec cet objectif politique, non pas en raison de ce qu’aurait fait, ou menacé de faire, Saddam Hussein, ni par désir de se venger de la défaite de Bush père, ni pour stimuler les profits pétroliers d'Exxon au sens matérialiste vulgaire, mais à cause de la nécessité de lancer à nouveau un avertissement aux puissances européennes qui voudraient jouer leur propre carte au Moyen-Orient, à l’Allemagne en particulier, avertissement ayant pour but de signifier que les Etats-Unis n’ont pas peur d’utiliser la force militaire pour maintenir leur hégémonie. Par conséquent, il n'est ni surprenant ni accidentel que ce soit l’Allemagne qui ait été la plus véhémente à s’opposer aux préparatifs de guerre américains, puisque ce sont ses intérêts impérialistes qui sont en premier lieu pris pour cible par l’offensive américaine.
Le débat au sein des cercles dirigeants américains s’est centré sur quand et sur quelles bases déchaîner la guerre et, peut-être de manière plus critique, sur le niveau jusqu'où les Américains devaient agir seuls dans la situation actuelle. La bourgeoisie américaine sait parfaitement qu’elle doit être prête à agir unilatéralement, et qu’agir unilatéralement aura des conséquences significatives pour elle sur le terrain international. Cela contribue indubitablement à isoler davantage l'impérialisme américain, à provoquer de plus grandes résistances et de plus grands antagonismes au niveau international et pousse les autres puissances à rechercher des alliances possibles pour faire face à l’agressivité américaine, tout ceci ayant un plus grand impact sur les difficultés que va rencontrer l’impérialisme américain dans la période à venir. Le moment précis que choisissent les Etats-Unis pour abandonner tout semblant de recherche de soutien international à leurs actions militaires et pour agir unilatéralement, constitue donc une décision tactique qui a des implications stratégiques importantes. En mars 2002, Kenneth M. Pollack, actuellement directeur adjoint du Conseil des Affaires étrangères et, auparavant, directeur des Affaires du Golfe au Conseil National de Sécurité pendant l'Administration Clinton, parlait ouvertement de la nécessité pour le gouvernement de déclencher rapidement la guerre contre l’Irak avant que ne disparaissent la fièvre guerrière, attisée avec un tel succès aux Etats-Unis après le 11 septembre, et la sympathie internationale créée par les attaques terroristes qui avait facilité l’accord d’autres nations avec les actions militaires américaines. Comme le dit Pollack : "Trop tarder poserait autant de problème que trop peu, parce que l'élan gagné par la victoire en Afghanistan pourrait être brisé. Aujourd'hui, le choc des attaques du 11 septembre est encore frais et le gouvernement américain comme le public sont prêts à faire des sacrifices - en même temps que le reste du monde reconnaît la colère américaine et hésiterait à se mettre du mauvais côté. Plus longtemps nous attendons pour envahir, plus difficile ce sera d'avoir un soutien international et intérieur, même si la raison de l'invasion a peu, sinon rien, à voir avec les relations de l'Irak avec le terrorisme. (...) Les Etats-Unis peuvent, en d'autres termes, se permettre d'attendre un peu avant de s'en prendre à Saddam, mais pas indéfiniment." (Foreign Affairs, mars-avril 2002). L’opposition à l’intervention militaire américaine en Irak, aussi bien dans la classe ouvrière américaine qui ne s’est pas entièrement rangée derrière cette guerre, que dans le monde chez des puissances de deuxième et troisième ordre, laisse en fait supposer que les Etats-Unis ont peut-être trop attendu avant d’attaquer l’Irak.
Il est clair que les éléments les plus prudents de l’équipe dirigeante, notamment Colin Powell qui a défendu une politique de pression diplomatique pour gagner l’approbation du Conseil de Sécurité de l’ONU sur une action militaire en Irak, étaient majoritaires dans l’administration à l'automne dernier et, comme les événements l’ont montré, leur tactique s’est avérée efficace pour obtenir un vote unanime qui a fourni aux Etats-Unis le prétexte pour entrer en guerre contre l’Irak quand ils le souhaitaient. Mais il est clair qu'en février, le résultat obtenu à l'automne s'était largement amoindri du fait que la France, l'Allemagne, la Russie et la Chine s’opposaient ouvertement aux plans de guerre américains, trois d'entre eux ayant le droit de veto au Conseil de Sécurité. Les critiques au sein de la bourgeoisie américaine exprimaient des préoccupations concernant le manque d'habileté de l'administration Bush pour manœuvrer et gagner un soutien international à la guerre (voir par exemple les récents commentaires du Sénateur Joseph Biden, le haut responsable démocrate au Comité des relations extérieures du sénat).
Les contradictions inhérentes à la situation actuelle soulèvent de très sérieux problèmes aux Etats-Unis. La décomposition et le chaos au niveau mondial rendent impossible la création de nouvelles "coalitions" au niveau international. Par conséquent, Rumsfeld et Cheney ont raison d'insister sur le fait qu’il ne sera plus jamais possible de constituer une coalition internationale à l’image de celle de 1990-91. Cependant, il est impossible d’imaginer que l’impérialisme américain permette qu’une telle situation l’entrave dans ses actions militaires pour défendre ses propres intérêts impérialistes. D’un autre côté, si les Etats-Unis mènent effectivement une intervention militaire unilatérale, quel que soit le succès obtenu à court terme, cela ne fera que les isoler un peu plus sur le plan international, leur aliénera les plus petits pays, rendra ces derniers contestataires et enclins à résister de plus en plus à la tyrannie de la superpuissance. Mais, par ailleurs, si les Etats-Unis reculent et ne mènent pas seuls la guerre dans le cadre actuel, ce sera une sérieuse démonstration de faiblesse de la part de la superpuissance qui ne fera qu’inciter les puissances plus petites à jouer leur propre carte et remettre en cause directement la domination américaine.
La question pour les révolutionnaires n’est pas de tomber dans le piège de prédire à quel moment précis la bourgeoisie américaine engagera une guerre unilatérale, en Irak dans un futur proche ou sur une autre scène plus tard, mais de comprendre clairement quelles sont les forces à l’oeuvre, la nature du débat au sein des cercles dirigeants américains, et les sérieuses implications de cette situation pour la poursuite du chaos et de l’instabilité à l'échelle internationale dans la période à venir.
JG, février 2003
1 "Endiguement", en anglais "containment", était la politique adoptée par l'impérialisme américain après la deuxième guerre mondiale d'endiguer toute extension de la zone d'influence russe.
2 La "théorie des dominos" voulait que la chute sous influence russe d'un pays dans une région disputée par les deux grands impérialismes (à l'occurrence, le sud-est asiatique) serait suivie inéluctablement par la chute des pays voisins.
3 La conférence de Bretton Woods établit le nouvel ordre monétaire et économique d'après-guerre, dominé par les Etats-Unis. Il mit en place, entre autres, le Fond Monétaire International, et le système d'échange basé sur le dollar à la place de l'étalon-or.
4 Cette politique d’encerclement de l’URSS ressemble remarquablement à l’actuelle politique envers l’Europe.
5A l'époque, le dirigeant du parti républicain dans la Chambre des représentants du Congrès américain, aujourd'hui totalement discredité.
6Selon le Pentagone, "le littoral asiatique oriental est une région qui s'étend du sud du Japon, passe par l'Australie et comprend le Golfe du Bengale".
Marx et la question juive
Dans le dernier numéro de la Revue internationale, nous avons publié un article sur le film de Polanski, Le pianiste, qui porte sur le soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943 et sur le génocide nazi des juifs d'Europe. Soixante ans après l'horreur indicible de cette campagne d'extermination, on aurait pu s'attendre à ce que l'antisémitisme soit définitivement relégué au passé - les conséquences du racisme antisémite étant si claires qu'il aurait dû être discrédité une fois pour toutes. Pourtant, ce n'est pas du tout le cas. En fait toutes les vieilles idéologies antisémites sont aussi toxiques et aussi répandues que jamais même si leur cible principale s'est déplacée de l'Europe au monde "musulman", et en particulier, au "radicalisme islamique" personnifié par Ousama Ben Laden qui, dans toutes ses prises de position, n'a jamais manqué de s'attaquer "aux croisés et aux juifs" en tant qu'ennemis de l'islam et comme cibles appropriées pour les attaques terroristes. Un exemple typique de cette version "islamique" de l'antisémitisme nous est fourni par le site Internet "Radio Islam" dont le slogan est "Race ? Une seule race humaine". Le site se dit opposé à toute forme de racisme, mais à y regarder de plus prés, il est clair que sa préoccupation principale, c'est "le racisme juif envers les non-juifs" ; en fait, il s'agit d'une archive de textes antisémites classiques, depuis les protocoles des sages du Sion, une contre façon tsariste de la fin du 19e Siècle, qui se prétend être le procès-verbal d'une réunion de la conspiration juive internationale et constituait une des bibles du parti nazi, jusqu'à Mein Kampf de Hitler et autres invectives plus récentes du leader de "Nation of Islam" aux Etats-Unis. Louis Farrakhan.
Ce genre de publications -qui prennent à l'heure actuelle de très grandes proportions- montrent que la religion est devenue aujourd'hui l'un des principaux véhicules du racisme et de la xénophobie, qui encourage les attitudes de pogrom et divise la classe ouvrière et les couches opprimées de façon générale. Et nous ne parlons pas seulement d'idées, mais de justifications idéologiques pour de vrais massacres, qu'ils impliquent les serbes orthodoxes. les catholiques croates ou les musulmans bosniaques en ex Yougoslavie, les protestants et les catholiques en Irlande du Nord, les musulmans et les chrétiens en Afrique et en Indonésie, les hindous et les musulmans en Inde, ou les juifs et les musulmans en Israël/ Palestine.
Dans deux précédents articles de cette Revue -"La résurgence de l'Islam, un symptôme de la décomposition des relations sociales capitalistes" dans la Revue n109 et "Le combat du marxisme contre la religion, la source fondamentale de la mystification religieuse est l'esclavage économique" dans la Revue n°110- nous avons montré que ce phénomène était une véritable expression de l'enfoncement dans la décomposition de la société capitaliste. Dans cet article, nous voulons nous centrer sur le problème des juifs, non seulement parce que le fameux article de Karl Marx "A propos de la question juive" a été publié il y a 160 ans, en 1843, mais aussi parce que Marx dont toute la vie a été dédiée à la cause de l'internationalisme prolétarien, est cité aujourd'hui par un théoricien de l'antisémitisme -en général de façon désapprobatrice, mais pas toujours. Le site Radio Islam est instructif à ce sujet : l'article de Marx y apparaît sur la même page que les Protocoles des Sages de Sion, même si le site publie aussi des dessins humoristiques du genre de ceux de Der Sturmer qui insultent Marx pour être juif lui-même.
Cette accusation contre Marx n'est pas nouvelle. En 1960, Dagobert Runes publiait l'article de Marx en y mettant un titre à lui : Un monde sans juifs et qui sous-entendait que Marx était le premier représentant de la "solution finale" du problème juif. Dans une histoire dcs juifs plus récente, l'intellectuel anglais d'extrême-droite, Paul Johnson, a porté des accusations similaires et n'a pas hésité à trouver une composante antisémite à l'idée même de vouloir abolir l'échange comme base de la vie sociale. Au minimum, Marx serait un juif "qui se hait lui-même" (ce qui est aujourd'hui la plupart du temps un qualificatif donné par l'ordre établi sioniste envers tous ceux d'origine juive qui portent des critiques à l'Etat d'Israël).
Contre toutes ces distorsions grotesques, le but de cet article est non seulement de défendre Marx contre ceux qui cherchent à l'utiliser contre ses propres principes, mais aussi de montrer que le travail de Marx fournit le seul point de départ pour comprendre et dépasser le problème de l'antisémitisme.
Le contexte historique de l'article de Marx sur La question juive
II est inutile de présenter ou de citer l'article de Marx en dehors de son contexte historique. Cet article, "A propos de la question juive"([1] [787]), fait partie de la lutte générale menée pour le changement politique en Allemagne semi-féodale. La question de savoir s'il fallait ou non accorder aux juifs les mêmes droits civiques qu'aux autres habitants de l'Allemagne constituait un débat spécifique dans cette lutte. En tant que rédacteur de la Rheinische Zeitung, Marx avait eu au départ l'intention de faire une réponse aux écrits antisémites et ouvertement réactionnaires d'un certain Hernies qui défendait l'idée qu'il fallait maintenir les juifs dans le ghetto et voulait préserver à l'Etat sa base chrétienne. Mais après que l'hégélien de gauche Bruno Bauer fut entré dans la bagarre avec deux articles : "La question juive" et "La capacité des juifs et des chrétiens d'aujourd'hui de se libérer", Marx estima qu'il était plus important de polémiquer avec le point de vue de Bauer qu'il considérait comme faussement radical.
Nous devons aussi rappeler que dans cette période de sa vie, Marx était en train d'accomplir une transformation politique et de passer du point de vue de la démocratie radicale au communisme. Il était en exil à Paris et était influencé par les artisans communistes français (Cf. "Comment le prolétariat a gagné Marx au conununisme", dans la Revue internationale n°69) ; c'est à la fin de 1843, dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, que Marx reconnut dans le prolétariat la classe porteuse d'une nouvelle société. En 1844, il rencontra Engels qui l'aida à comprendre l'importance des fondements économiques de la vie sociale; les manuscrits économiques et philosopiques, écrits la même année. constituent sa première tentative de compréhension de toute cette évolution dans sa véritable profondeur. En 1845, il écrivait les Thèses sur Feuerbach qui expriment sa rupture définitive avec le matérialisme unilatéral de ce dernier.
La polémique avec Bauer sur la question des droits civiques et de la démocratie, publiée dans les : Annales francos-allemandes, constitue sans aucune équivoque un moment de cette évolution.
A l'époque, Bruno Bauer était le porte parole de la "gauche" en Allemagne, bien que les germes de son évolution ultérieure vers la droite puissent déjà se percevoir dans l'attitude qu'il adopte envers la question juive sur laquelle il prend une position apparemment radicale mais qui, en fin de compte, aboutit à préconiser de ne rien faire pour changer l'état des choses existant. Selon Bauer, il était inutile de revendiquer l'émancipation politique des juifs dans un Etat chrétien : pour pouvoir réaliser une véritable émancipation, il était avant tout nécessaire, pour les juifs comme pour les chrétiens, d'abandonner leurs croyances et leur identité religieuses ; dans un Etat vraiment démocratique, il n'y aurait pas d'idéologie religieuse. En fait, s'il y avait quelque chose à faire, cela incombait beaucoup plus aux juifs qu'aux chrétiens : du point de vue des hégéliens de gauche, le christianisme constituait la dernière enveloppe religieuse au sein de laquelle s'était exprimée historiquement la lutte pour l'émancipation humaine. Ayant rejeté le message universel du christianisme, les juifs avaient encore deux degrés à franchir tandis que les chrétiens n'en avaient plus qu'un.
La transition entre ce point de vue et la position ultérieure ouvertement antisémite de Bauer n'est pas difficile à voir. Marx peut très bien l'avoir pressentie mais dans sa polémique, il commence par défendre la position selon laquelle accorder des droits civiques "normaux" aux juifs - qu'il appelle "l'émancipation politique", constituerait "un grand pas en avant" ; en fait, cela avait déjà caractérisé les précédentes révolutions bourgeoises (Cromwell avait permis aux juifs de rentrer en Angleterre et le code Napoléon accordait les droits civiques aux juifs). Cela devait faire partie de la lutte plus générale pour se débarrasser des barrières féodales et créer un Etat démocratique moderne qui n'avait que trop tardé, notamment en Allemagne.
Mais Marx était déjà conscient que la lutte pour la démocratie politique ne constituait pas le but final. L'article Sur "La question juive" semble marquer une avancée significative par rapport au texte qu'il avait écrit peu de temps auparavant, la Critique de la philosophie politique de Hegel. Dans ce dernier, Marx pousse sa pensée démocrate radicale à l'extrême, et y défend l'idée que la démocratie réelle - le suffrage universel - signifie la dissolution de l'Etat et de la société civile. Dans "La question juive", au contraire, Marx affirme qu'une émancipation purement politique - il utilisé même l'expression de "démocratie accomplie" -est loin de répondre à une véritable émancipation humaine.
C'est dans ce texte que Marx reconnaît clairement que la société civile est la société bourgeoise - une société d'individus isolés en concurrence sur le marché. C'est une société de séparation et d'aliénation (c'est le premier texte dans lequel Marx utilise ces termes) dans laquelle les puissances mises en oeuvre par les hommes eux-mêmes - pas seulement le pouvoir de l'argent mais aussi celui de l'Etat lui-même - deviennent inévitablement des forces étrangères dominant la vie humaine. Ce problème n'est pas résolu par la réalisation de la démocratie politique et des droits de l'homme. Celle-ci reste fondée sur la notion du citoyen atomisé et non sur une véritable Communauté. "Ainsi, aucun des prétendus droits de l’homme ne s'étend au-delà de l'homme égoïste, au delà de l'homme comme membre de la société civile, savoir un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé st son caprice prive, l'individu sépare de la communauté. Bien loin que l'homme ait été considéré, dans ces droits-là, comme un être générique, c'est au contraire la vie générique elle même, la société, qui apparait comme un cadre extérieur aux individus, une entrave à leur indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c'est la nécessité naturelle, le besoin et l'intérêt privé, la conservation de leur propriété et de leur personne égoïste ".
Une preuve supplémentaire du fait que l'aliénation ne disparaît pas avec la démocratie politique, soulignait Marx, était fournie par l'exemple de l'Amérique du Nord : formellement, la religion et l'Etat y étaient séparés ; pourtant c'était par excellence le pays de l'observance religieuse et des sectes.
Aussi, tandis que Bauer défend l'idée que la lutte pour l'émancipation politique des juifs comme tels est une perte de temps, Marxd éfend et soutient cette revendication : "Aussi ne disons-nous pas aux juifs, avec Baller : vous ne pouvez être politiquement émancipés, sans vous émanciper radicalement du judaïsme. Nous leur disons plutôt : c'est parce que vous pouvez être émancipés politiquement, sans vous détacher complétement et définitivement du judaisme, que l'émancipation politique elle-même n'est pas l'émancipation humaine. Si vous, juifs, vous désirez votre émancipution politiques sans vous émanciper vous-mêmes humainement, c'est que l'imperfection et la contradiction ne sont pas seulement en vous, mais ils sont inhérentes à l'essence et à la catégorie de l’émancipation politique". Concrètement, cela voulait dire que Marx acceptait la demande faite par la communauté juive locale de rédiger une pétition en faveur des libertés civiques pour les juifs. Cette démarche vis-à-vis des réformes politiques devait constituer une attitude caractéristique du mouvement ouvrier pendant la phase ascendante du capitalisme. Mais Marx regardait déjà plus loin sur le chemin de l'histoire - vers la société communiste future - même s'il ne la nomme pas encore ainsi dans "La question juive". C'est la conclusion de la première partie de sa réponse à Bauer : "C'est seulement lorsque l'homme individuel, réel, aura recouvré en lui-même le citoyen abstrait et qu'il sera devenu, lui, homme individuel, un être générique dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels ; lorsque l'homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous l'aspect de la force politique : c'est alors seulement que l'émancipation humaine sera accomplie".
Le prétendu antisémitisme de Marx
C'est la deuxième partie du texte, en réponse au deuxième article de Baller, qui a attiré contre Marx les foudres de toutes parts et dont la nouvelle vague d'antisémitisme islamique aujourd'hui fait un emploi abusif au service de sa vision obscurantiste du monde. « Quel est le culte profane du juif ? Le trafic. Quel est son dieu ? L'argent.(...) L'argent est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nl autre dieu ne doit exister. L'argent avilit tous les dieux (les hommes : il les transforme en une marchandise. L'argent est la valeur universelle de toutes choses. constituée pour soi-même. C'est pourquoi il a dépouillé le monde entier, le monde des hommes ainsi que la nature, de leur valeur originelle. L'argent, c'est l'essence aliénée du travail et de la vie de l'homme, et cette essence étrangère le domine, et il l'adore. Le dieu des juifs . s'est mondanise, il s'est changé en dieu du monde,. La lettre de change est le vrai dieu du juil… » C'est de ce passage et d'autres, dans "La question juive", dont on s'est emparé pour prouver que Marx serait un des pères fondateurs de l'antisémitisme moderne ; son article aurait donné une respectabilité au mythe raciste du parasite juif assoiffé de sang.
II est vrai que bien des formulations utilisées par Marx dans cette partie, ne pourraient pas l'être de la même façon aujourd'hui. I1 est également vrai que ni Marx ni Engels n'étaient totalement affranchis de tout préjugé bourgeois et que certaines de leurs prises de position, en particulier sur les nationalités, le reflètent. Mais en conclure que Marx et le marxisme lui-même sont indélébilement marqués par le racisme est une contre façon de sa pensée.
Toutes ces formules doivent être placées dans leur contexte historique approprié. Comme l'explique Hal Draper dans l'appendice de son livre Karl Marx’s Theorie of Revolution (Vol. 1, Monthly Review Press, 1977), l'identification entre le judaïsme et le commerce ou le capitalisme faisait partie du langage de l'époque et était reprise par nombre de penseurs radicaux et de socialistes, y compris des juifs radicaux comme Moses Hess qui influençait Marx à l'époque (et a eu en fait une influcnce sur cet article même).
Trevor Ling, historien des religions, critique l'article de Marx sous un autre angle : "Marx avait un style journalistique mordant et agrémentait ses pages de nombreuses tournures de phrases intelligentes et satiriques. La sorte d’écrits dont on vient de donner des exempIes, est vigoureusement pamphlétaire, excite les passions, mais n'a pas grand chose à offrir en terme d’analyse sociologique utile. De grandes entités superflicielles comme le « judaisme » ou le « christianisme », quand elles sont utilisées dans ce genre de contexte, ne correspondent pas à des réalités historiques : ce sont des étiquettes apposées par Marx à ses propres constructions, artificielles et mal conçuees". (Ling, Karl Marx and Religion, Macmillan Press, 1980). Pourtant quelques phrases mordantes de Marx fournissent des outils bien plus tranchants pour examiner une question en profondeur que tous les ouvrages savants des académiciens. De toutes façons, Marx n'essaie pas ici de faire une histoire de la religion juive qui ne peut être réduite à une simple justification du mercantilisme, ne serait-ce que parce qu'elle puise ses origines dans une société où les rapports marchands avaient un rôle très secondaire et que sa substance reflète aussi l'existence de divisions de classe entre les juifs eux-mêmes (par exemple, dans les diatribes des prophètes contre la corruption de la classe dominante dans l'Israël antique). Comme nous l'avons vu, ayant défendu la nécessité que la population juive ait les mêmes "droits civiques" que les autres citoyens, Marx n'utilise l'analogie verbale entre le judaïsme et les rapports marchands que pour aspirer à une société libérée des rapports marchands, ce qui est le véritable sens de sa phrase de conclusion : "L’émancipation sociale du juif, c'est l'émancipation de la société libérée du judaisme". Cela n'a rien à voir avec un quelconque plan d'élimination des juifs, malgré les insinuations répugnantes de Dagobert Rune ; cela signifie que tant que la société sera dominée par les rapports marchands, les êtres humains ne pourront pas contrôler leur propre puissance sociale et resteront étrangers les uns aux autres.
En même temps, Marx fournit une vraie base pour analyser la question juive d'un point de vue matérialiste - tâche qui a été menée à bien par d'autres marxistes plus tard, comme Kautsky et notamment, Abraham Leon[2 [788]]). Contrairement à l'interprétation idéaliste qui cherchait à expliquer la survie opiniàtre des juifs par leur conviction religieuse, Marx souligne que la survie de leur identité séparée et de leurs convictions religieuses s'expliquait par le rôle qu'ils avaient rempli dans l'histoire : "Le judaïsme s'est conservé non pas en dépit d l'histoire, mais grâce à l’histoire". Et c'est en fait profondément lié aux relations qu'ont entretenus les juifs avec le commerce : "Ne cherchons pas le secret du juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le juif réel". Et c'est ici que Marx utilise lejeu de mot entre le judaïsme en tant que religion et le judaïsme comme synonyme de marchandage et de pouvoir financier, cc qui se basait sur un fond de réalité : le rôle économique et social particulier joué par lesjuifs dans l'ancien système féodal.
Leon, dans son livre The Jewish Question, a Marxist Interpretation, fonde son étude sur ces quelques phrases limpides de "La question juive" et sur une autre, dans Le Capital, qui parle des "juifs [vivant] dans les pores de la société polonaise"([3] [789]) de façon comparable à d'autres "peuples marchands" dans l'histoire. A partir de ces quelques éléments, il développe l'idée que les juifs dans l'antiquité et dans le féodalisme, ont fonctionné comme un "peuple-classe", en grande partie attaché à des rapports de commerce et d'argent dans des sociétés qui étaient fondées, de façon prédominante, sur une économie naturelle. Dans le féodalisme en particulier, cette situation était codifiée dans les lois religieuses qui interdisaient aux chrétiens de faire de l'usure. Mais Leon a aussi montré que le lien des juifs avec l'argent n'a pas toujours été limité à l'usure. Dans les sociétés antique et féodale, les juifs étaient un peuple marchand, personnifiant les rapports de commerce qui ne dominaient pas encore l'économie mais reliaient des communautés dispersées dont la production était principalement tournée vers l'usage, tandis que la classe dominante s'appropriait et consommait directement la plus grande part du surplus. C'est cette fonction socio économique particulière (qui était évidemment une tendance générale et non une loi absolue chez tous les juifs) qui a fourni la base matérielle à la survie de la "corporation" juive au sein de la société féodale ; a contrario, là où les juifs ont développé d'autres activités comme l'agriculture, ils ont en général été très rapidement assimilés.
Mais ceci ne veut pas dire que les juifs ont été les premiers capitalistes (question qui n'est pas complètement claire dans le texte de Marx parce qu'à ce moment-là, il n'a pas encore complètement saisi la nature du capital) ; au contraire, c'est la montée du capitalisme qui a coïncidé avec une des pires phases de persécution des juifs. Contrairement au mythe sioniste selon lequel la persécution des juifs a constitué une constante de toute l'histoire - et que les juifs ne cesseront d'être persécutés que lorsqu'ils seront tous réunis dans un seul pays ([4] [790]) -Leon montre quctant qu'ils ontjoué un rôle "utile" dans les sociétés pré-capitalistes, les juifs étaient la plupart du temps tolérés et, souvent, spécifiquement protégés par les monarques qui avaient besoin de leurs qualifications et de leurs services. C'est l'émergence d'une classe marchande "autochtone" qui s'est mise à utiliser ses profits pour les investir dans la production (par exemple, le commerce de la laine anglaise, clé pour comprendre les origines de la bourgeoisie anglaise) qui a sonné l'heure du désastre pour les juifs ; ceux-ci incarnaient une forme d'économie marchande désormais dépassée et étaient considérés comme un obstacle au développement de ces nouvelles formes. C'est ce qui a poussé un nombre croissant de commerçants juifs à se consacrer à la seule forme de commerce qui leur était accessible - l'usure. Mais cette pratique a amené les juifs à entrer en conflit direct avec les principaux débiteurs de la société - d'une part les nobles, et les petits artisans et les paysans de l'autre. Il est significatif, par exemple, que les pogroms contre les juifs cri Europe occidentale eurent lieu dans la période où le féodalisme avait commencé son déclin et le capitalisme sa montée. En Angleterre, en 1189-90, les juifs d'York et d'autres villes furent massacrés et la totalité de la population juive expulsée. Les pogroms étaient souvent provoqués par les nobles qui avaient de grosses dettes envers les juifs et qui trouvaient des partisans tout prêts parmi les petits producteurs qui étaient également souvent endettés vis-à-vis des prêteurs juifs les uns et les autres espéraient bénéficier d'une annulation de leurs dettes crâce au meurtre et à l'expulsion des usuricrs, et Se saisir de leurs propriétés. L'émigration juive d'Europe occidentale vers l'Europe orientale à l'aube du développement capitaliste permettait un retour vers des régions plus traditionnelles et encore féodales où les juifs pouvaient retrouver leur propre rôle plus traditionnel ; en revanche, les juifs qui sont restés ont tendu à s'assimiler dans la société bourgeoise environnante. Notamment, une fraction juive de la classe capitaliste (personnifiée par la famille Rothschild) est le produit de cette époque : parallèlement s'est développé un prolétariat juif, bien que les ouvriers juifs, à l'Ouest comme à l'Est, aient été concentrés essentiellement dans la sphère artisanale et non dans l'industrie lourde, et que la majorité des juifs ait continué à appartenir de façon disproportionnée à la petite-bourgeoisie, souvent en tant que petits commerçants.
Ces couches -petits commerçants, artisans, prolétaires- sont jetées dans la misère la plus abjecte avec le déclin du féodalisme à l'est et l'émergence d'une infrastructure capitaliste qui contenait déjà bien des signes de son déclin. A la fin du 19° siècle, ont lieu de nouvelles vagues de persécution dans l'Empire russe, provoquant un nouvel exode des juifs vers l'ouest ce qui, de nouveau, "exporte" le problème juif dans le reste du monde, en particulier en Allemagne et en Autriche. Cette période voit se développer le mouvement sioniste qui, de la droite à la gauche, met en avant l'idée que le peuple juif ne pourra jamais être normalisé tant qu'il n'aura pas de patrie - argument dont la futilité fut, selon Léon, confirmée par l'Holocauste lui-même, puisque l'apparition d'une petite "patrie juive" en Palestine n'a en rien pu l'empêcher([5] [791]).
Leon, écrivant en plein milieu de l'Holocauste nazi, montre comment le paroxysme d'antisémitisme atteint en Europe nazie est l'expression de la décadence du capitalisme. Fuyant la persécution tsariste en Europe de l'Est et en Russie, les masses juives immigrées n'ont pas trouvé, en Europe occidentale, un havre de paix et de tranquillité mais une société capitalistc qui devait bientôt être déchirée par d'insolubles contradictions, ravagée par la guerre et la crise économique mondiale. La défaite de la révolution prolétarienne après la Première Guerre mondiale avait non seulement ouvcrt le cours à une secondc boucherie impérialiste, mais aussi à une forme de contre-révolution qui exploita à fond les vieux préjugés antisémites, utilisant le racisme anti-juif, à la fois pratiquement et idéologiquemcnt, comme base pour concourir à la liquidation de la menace prolétarienne et adapter la société à une nouvelle guerre. Comme le Parti Communiste International dans la brochure Auschwitz et le grand alibi, Léon se concentre particulièrement sur l'utilisation faite par le nazisme des convulsions de la Petite-bourgcoisie, ruinée par la crise capitaliste et proie facile pour une idéologie qui lui promettait non seulement de la libérer de ses concurrents juifs, mais encore lui permettait officiellement de faire main basse sur leurs propriétés (méme si l'Etat nazi n'a pas vraiment permis à la petite-bourgeoisie allemande d'en bénéficier et s'est approprié la part du lion pour développer et maintenir sa vaste économie de guerre).
En même temps, comme le montre Léon, une nouvelle fois, l'utilisation dc l'antisémitisme comme un socialisme d'imbécile,,,, une fausse critique du capitalisme, permit à la classe dominante d'entraîner certains secteurs de la classe ouvrière, en particulier les couches les plus marginales ou celles qui étaient écrasées par le chômage. En fait, la notion de "national"socialisme était en partie une réponse directe de la classe dominante au lien étroit qui avait été établi entre l'authentique mouvement révolutionnairc et une couche d'intellectuels ct d'ouvriers juifs qui, comme Lénine l'a souligné, gravitait naturellement vers le socialisme international en tant que seule solution à leur situation d'éléments persécutés et sans abri de la société bourgeoise. Le socialisme international était qualifié de machination de la conspiration juive mondiale et les prolétaires étaient enjoints d'agrémenter leur socialisme de patriotisme. Il faut aussi souligner que cette idéologie s'est reflétée dans l'URSS stalinienne où la campagne d'insinuations contre "les cosmopolites sans racines" servait de couverture à des sous-entendus antisémites contre l'opposition internationaliste à l'idéologie et à la pratique du "socialisme en un seul pays".
Cela montre que la persécution des juifs fonctionne aussi au niveau idéologique et a besoin d'une idéologie qui la justifie. Au Moyen Age, c'était le mythe chrétien des assassins du Christ, des empoisonneurs de puits, des meurtres rituels d'enfants chrétiens : Shylock et sa livre de chair([6] [792]). Dans la décadence du capitalisme, c'est le mythe d'une conspiration juive mondiale qui aurait fait apparaître le capitalisme comme le communisme pour imposer sa domination sur les peuples aryens.
Dans les années 1930, Trotsky notait que le déclin du capitalisme engendrait une terrible régression sur le plan idéologique :"Le fascisrne a amené à la politique les basfonds de la société. Non seulement dans les maisons paysannes, mais aussi dans les gratte-ciel des villes vivent encore aujourd’hui, à côté du XXe siécle, le Xe et le XIIe siècles. Des centaines de millions de gens utilisent le courant électique, sans cesser de croire à la force magique des gestes et des incantations. Le pape à Rome prêche à la radio sur le miracle de la transmutation de l'eau en vin. Les étoiles de cinéma se font dire la bonne aventure. Les aviateurs qui dirigent de merveilleuses mécaniques, créées par le génie de l'homme, portent des amulettes sous leur combinaison. Quelles réserves inépuisables d'obscurantisme, d'ignorance et de barbarie ! Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau. Tout ce qu'un développement sans obstacle de la société aurait dû rejeter de l'organisme national, sous la forme d'excréments de la culture, est maintenant vomi : la civilisaition capitaliste vomit une barbarie non digérée. Telle est la physiologie du national socialisme". ("Qu'est-ce que le nationalsocialisme ?" 10 mai 1933)
On retrouve tous ces éléments dans les fantasmes nazis à propos des juifs. Le nazisme n'a pas fait de secret sur sa régression idéologique - il est revenu ouvertement aux dieux pré-chrétiens. Le nazisme en fait était un mouvement occultiste qui s'est emparé du contrôle direct des moyens de gouvernement ; et comme les autres occultismes, il considérait qu'il menait une bataille contre une autre puissance satanique secrète - en l'occurrence, les juifs. Et ces mythologies qu'on peut certainement examiner en elles-mêmes, sous tous leurs aspects psychologiques, développent leur propre logique et nourrissent le monstre qui a mené aux camps de la mort.
Néanmoins, on ne peut jamais séparer cette irrationalité idéologique des contradictions du système capitaliste - ce n'est pas, comme ont tenté de le démontrer de nombreux penseurs bourgeois, l'expression d'une sorte de principe métaphysique du mal, un mystère insondable. Dans l'article sur le film de Polanski "Le pianiste" dans la Revue internationale n°113, nous avons cité la brochure du PCI (Auschwitz ou le grans alibi) à propos du froid calcul "raisonné" qui se tenait derrière l'holocauste - l'industrialisation du meurtre et l'utilisation des cadavres pour en tirer le maximum de profit. Mais il existe une autre dimension que cette brochure n'aborde pas : l'irrationalité de la guerre capitaliste elle même. Ainsi la "solution finale", sous la forme de la guerre mondiale qui lui a fourni son contexte, est provoquée par les contradictions économiques et ne renonce pas à la course au profit, mais en même temps, elle devient un facteur supplémentaire dans l'exacerbation de la ruine économique. Et si l'économie de guerre requérait l'utilisation du travail forcé, toute la machinerie des camps de concentration est aussi devenue un immense fardeau pour l'effort de guerre allemand.
La solution de la question juive
160 ans plus tard, l'essence de ce que Marx a mis en avant conune solution de la question juive, reste valable : l'abolition des rapports capitalistes et la création d'une réelle communauté humaine. Evidenunent, c'est aussi la seule solution possible à tous les problèmes nationaux qui subsistent : le capitalisme s'est avéré incapable de les résoudre. La manifestation actuelle du problème juif qui est spécifiquement liée au conflit impérialiste au Moycn-Orient, en constitue la meilleure preuve.
La "solution" mise en avant par le « mouvementde libération nationale juif », le sionisme, est devenue le nœud dit problème. La source principale du regain actuel d'antisémitisme n'est plus directement liée à la fonction particulière des juifs dans les Etats capitalistes avancés, ni au problème de l'immigration juive dans ces régions. Dans ces pays, depuis la Seconde Guerre mondiale, la cible du racisme a porté sur les vagues d'immigration en provenance des anciennes colonies ; dernièrement, dans les protestations contre les "demandeurs d'asile", c'est aux victimes des dévastations économiques, écologiques et militaires que le capitalisme en décomposition inflige à la planète, que s'adresse le racisme. L'antisémitisme "moderne" est d'abord et avant tout lié au conflit du Moyen-Orient. La politique crûment impérialiste d'Israël dans la région et le soutien sans faille que lui ont apporté les Etats-Unis ont revitalisé tous les vieux mythes sur le complot juif international. Des millions de musulmans sont convaincus par le mythe urbain selon lequel "40 000 Juifs se sont tenus éloignés des Tours jumelles le 11 septembre parce qu'on les avait avertis à l'avance de l'attaque" - "les juifs en sont les auteurs". Et cela en dépit du fait que ceux qui le proclament, sont des gens qui défendent Ben Laden et applaudissent les attaques terroristes ! ([7] [793]) Le fait que plusieurs membres dirigeants de la clique qui entoure Bush, les "néoconservateurs" qui sont aujourd'hui les avocats les plus résolus et les plus explicites du "nouveau siècle américain", soient juifs (Wollbwitz, Perle, etc.) a apporté de l’eau à ce moulin, en lui donnant parfois une tournure de gauche. En Grande Bretagne récemment, il y a eu une controverse sur le fait que Tain Dalyell, figure "anti-guerre" de la gauche du Labour Party, a ouvertement parlé de l'influence du "lobby juif" sur la politique étrangère américaine et même sur Blair, et il a été défendu contre les accusations d'antisémitisme par Paul Foot du Socialist Workers Party qui a seulement regretté qu'il ait parlé de juifs et non de sionistes. Dans la pratique réelle, la distinction entre les deux est de plus en plus obscurcie dans les discours des nationalistes et du Jihad qui dirigent la lutte armée contre Israël. Dans les années 1960 et 70, l'OLP et les gauchistes qui la soutenaient, disaient qu'ils voulaient vivre en paix avec les juifs dans une Palestine détnocratique et laïque ; mais aujourd'hui, l'idéologie de l'Intifada submerge celle du radicalisme islamique et ne cache pas qu'elle veut expulser les juifs de la région ou les exterminer complètement. Quant au trotskisme, il a depuis longtemps rejoint les rangs du pogrom nationaliste. Nous avons déjà mentionné qu'Abraham Leon avait dit que le sionisme ne pouvait rien faire pour sauver les juifs de l'Europe dévastée par la guerre ; aujourd'hui, on peut ajouter que les juifs les plus menacés de destruction physique sont ceux qui se trouvent précisément sur la terre promise du sionisme. Non seulement le sionisme a bâti une immense prison pour les Arabes palestiniens qui vivent sous le régime humiliant de l'occupation militaire et de la violence brutale ; il a aussi emprisonné les juifs d'Israël eux-mêmes dans une horrible spirale de terrorisme et de contre-terreur qu'aucun "processus de paix" impérialiste ne semble capable d'arrêter.
Le capitalisme dans sa décadence a ranimé tous les démons de haine et de destruction qui ont toujours hanté l'humanité, et il les a armés avec les armes les plus dévastatrices qu'on n'ait jamais connues. Il a permis le génocide à une échelle sans précédent dans l'histoire et il ne montre aucun signe d'apaisement ;malgré l'holocauste des juifs, malgré les cris de "Plus jamais", nous assistons non ouvertement à un virulent renouveau d'antisémitisme, mais à des carnages ethniques à une échelle comparable à celle de l'Holocauste, comme le massacre de centaines de milliers de Tutsis au Rwanda en l'espace de quelques semaines, ou les séries continuelles de nettoyage ethnique qui ont ravagé les Balkans pendant lesa nnées 1990. Ce retour du génocide est une caractéristique du capitalisme décadent dans sa phase finale - celle de sa décomposition. Ces terribles événements nous donnent un aperçu de l'avenir que l'aboutissement ultime de la décomposition nous réserve : l'autodestruction de l'humanité. Et comme pour le nazisme dans les années 1930, ces massacres s'accompagnent des idéologies les plus réactionnaires et apocalyptiques sur toute la planète - le fondamentalisme islamique, fondé sur la haine raciale et le mysticisme du suicide, en est l'expression la plus évidente, mais pas la seule : nous pouvons également parlé du fondamentalisme chrétien qui commence à avoir de l'influence aux plus hauts échelons du pouvoir dans la nation la plus puissante du monde, de l'emprise croissante de l'orthodoxie juive sur l'Etat d'Israël, du fondamentalisme hindou en Inde qui, comme son jumeau musulman au Pakistan, détient des armes nucléaires, jusqu'au renouveau "fasciste" en Europe. Et nous ne devons pas non plus ôter de la liste la religion de la démocratie ; tout comme elle l'a fait pendant l'Holocauste, la démocratie aujourd'hui, cette bannière déployée sur les tanks américains et britanniques en Afghanistan et en Irak, s'est montrée être une face de la pièce dont les religions sont l'autre, plus ouvertement irrationnelles : une feuille de vigne pour la répression totalitaire et la guerre impérialiste. Toutes ces idéologies sont l'expression d'un système social qui a atteint une impasse totale et n'offre rien d'autre à l'humanité que la destruction.
Le capitalisme dans son déclin a créé une myriade d'antagonismes nationaux qu'il s'est montré incapable de résoudre ; il n'a fait que les utiliser pour poursuivre sa route dans la guerre impérialiste. Le sionisme qui n'a su poursuivre son but en Palestine qu'en se subordonnant d'abord aux besoins de l'impérialisme britannique, puis à ceux de l'impérialisme américain, est un clair exemple de cette règle. Mais contrairement à ce que proclame l'idéologie anti-sioniste, ce n'est absolument pas un cas particulier. Tous les mouvements nationalistes ont opéré exactement de la même façon, y compris le nationalisme palestinien qui a été l'agent de différentes puissances impérialistes, petites ou grandes, depuis l'Allemagne nazie jusqu'à l'URSS, en passant par l'Irak de Saddam, sans oublier certaines puissances modernes d'Europe. Le racisme et l'oppression nationale sont des réalités de la société capitaliste, mais aucun schéma d'autodétermination nationale ni de regroupement des opprimés en une foule de mouvements "parcellaires" (les noirs, les gays, les femmes, les-juifs, les musulmans, etc.) ne constitue une réponse au racisme et à l'oppression. Tous ces mouvements se sont avérés des moyens supplémentaires pour diviser la classe ouvrière et l'empêcher de voir sa véritable identité. Ce n'est qu'en développant cette identité, à travers des luttes pratiques et théoriques, que la classe ouvrière peut surmonter toutes les divisions dans ses rangs et se constituer en une puissance capable de prendre le pouvoir au capitalisme.
Cela ne signifie pas que toutes les questions nationales, religieuses, culturelles disparaîtront automatiquement dès que la lutte de classe aura atteint un certain degré. La classe ouvrière fera la révolution bien avant de s'être débarrassée du bagage des siècles, ou plutôt au cours même du processus où elle s'en défera ; et dans la période de transition au communisme, elle devra s'affronter à une foule de problèmes ayant trait à la croyance religieuse et à l'identité ethnique et culturelle au fur et à mesure qu'elle cherchera à unir l'humanité en une communauté globale. Il est vrai que le prolétariat victorieux ne supprimera jamais par la force les expressions culturelles particulières pas plus qu'il ne mettra la religion hors la loi ; l'expérience de la révolution russe a démontré que de telles tentatives ne font que renforcer l'emprise d'idéologies dépassées. La mission de la révolution prolétarienne, comme l'argumente avec force Trotsky, c'est de jeter les fondements matériels pour faire la synthèse de tout ce qu'il y a de mieux dans les différentes traditions culturelles de l'histoire humaine - pour créer la première culture vraiment humaine. Et ainsi nous revenons à Marx de 1843 : la solution de la question juive, c'est la réelle émancipation humaine qui permettra enfin à l'homme d'abandonner la religion en extirpant les racines sociales de l'aliénation religieuse.
Amos
[1] [794] Karl Marx, (Oeuvres, Editions Gallimard, Collection "Bibliotheque de la Pléiade", Tome III "Philosophie", page 347 et suivantes.
[2] [795] Abraham Léon était un juif né en Pologne qui a grandi en Belgique dans les années 1920-30. II a commencé sa vie politique comme membre du groupe précurseur "Socialiste Sioniste" Hashomair Hatzair, mais il a rompu avec le sionisme après les procès de Moscou qui l'ont poussé vers l'Opposition trotskiste. La profondeur et la clarté de son livre montrent que pendant cette période, le trotskisme étaittoujours un courant du mouvement ouvrier ; et meme si le livre a été écrit au montent où il était en train de cesser de l'être (au début des années 1940, pendant l'occupation allemande de la Belgique), les bases marxistes continuent d'y briller. Leon fut arrêté en 1944 et mourut à Auschwitz
[3] [796] Livre III, chapitrc XIII - Karl Marx, Oeuvres, Editions Gallimard, Collection "Bibliothèque de la Pléiade". Tome II "Economie".
[4] [797] Comme Leon le met en évidence, l'idée que les problèmes des juifs remontent tous à la destruction du temple par les romains et au fait qu'il s'en serait suivi une diaspora, constitue également un mythe ; en fait il existait déjà une importante diaspora juive dans l'antiquité, avant les événements qui ont présidé à la disparition finale de l'antique "patrie", juive.
[5] [798] En réalité, le sionisme était l'une des nombreuses forces bourgeoises à s'opposer au "sauvetage" des juifs d'Europe en Ieur permettant de fuir Amérique ou ailleurs, sinon en Palestine. Le héros sioniste David Ben Gourion l'a exprimé très clairement dans une lettre à l'Exécutif sioniste datée du 17 décembre 1938 : « le destin des juifs en Allemgne n’est pas une fin mais un début. D’autres Etats antisémites apprndront d’Hitler. Des millions de juifs sont confrontés à l’annihilation, le problème des réfugiés a pris des proportions planétaires et urgentes. La Grande-Bretagne tente de distinguer la question des réfugiés de celle de la Palestine… Si les juifs ont à choisir entre les réfugiés – sauver les juifs des camps de concentration – et aider un musée national en Palestine, la pitié aura le dessus et toute l’énergie du peuple sera canalisée dans le sauvetage des juifs de différents pays. Le sioniqme sera balayé, pas seulemnt dans l’opinion publuque mondiale, en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, mais aussi dans l’opinion publique juive. Si nous permettons de faire une séparation entre le problème des réfugiés et celui de la Palestine, nous mettons en jeu l’existence du sionisme. » En 1943 qunad l’holocuste battait son plein, Itzhak Greenbaum, directeur de l’agence juive du Comité de secours, écrivait à l’executif sioniste que : « Si on me demande de donner de l’argent de l’Appel juif uni (United Jewish Appeal) pour secourir les juifs ? Je réponds « Non et je rediis non ». A mon avis, nous devons resister à cette vague qui met les activités sionistes au second plan ». De telles attitudes - qui sont parfois arrivées jusqu'à la collaboration ouverte entre le nazisme et le sionisme - démontrent la "convergence" théorique entre le sionisme ct l'antisémitisme puisque tous deux ont en commun l'idée que la haine des juifs, est une vérité éternelle.
[6] [799] Shylock est un personnage dans la pièce de Shakespeare Le marchand de Venise. Il est représenté comme l'archétype du juif usurier, qui prête de l'argent au protagoniste de la pièce en exigeantd de son client "une livre de sa chair" comme garantie.
[7] [800] Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas eu de conspiration autour du 11 septembre ; mais faire porter la faute à la catégorie fictive "Les juifs" ne sert qu'à couvrir la culpabilité d'une catégorie réelle, la bourgeoisie, et en particulier l'appareil d’Etat de la bourgeoisie américaine. Voir notre article sur cette question dans la Revue internationale n°108 : "les Tours jumelles, Pearl Harbour et le machiavelisme de la bourgeoisie".
Nous poursuivons ici la publication d’une courte étude sur l’histoire du mouvement révolutionnaire au Japon dont une première partie est parue dans la Revue internationale n°112. Le débat sur les moyens de la lutte
Les événements révolutionnaires de 1905 en Russie provoquèrent comme un tremblement de terre dans tout le mouvement ouvrier. Dès que les conseils ouvriers furent formés, dès que les ouvriers lancèrent les grèves de masse, l’aile gauche de la Social-Démocratie (avec Rosa Luxemburg dans son texte Grève de masses, Parti et syndicats, Trotsky dans son ouvrage sur 1905, Pannekoek dans plusieurs textes, notamment sur le parlementarisme) commença à tirer les leçons de ces luttes. L’insistance sur l’auto-organisation de la classe ouvrière dans les conseils, la critique du parlementarisme qui étaient mises en avant en particulier par Rosa Luxemburg et Pannekoek, n’étaient pas le résultat de lubies anarchistes mais une première tentative pour comprendre les leçons de la nouvelle situation à l’aube de la décadence du mode de production capitaliste et pour essayer d’interpréter les nouvelles formes des luttes.
En dépit de l’isolement international relatif des révolutionnaires au Japon, le débat sur les conditions et les moyens de la lutte qui se déroula aussi parmi eux, reflétait l'effervescence qui existait à l'échelle internationale dans la classe ouvrière et ses minorités révolutionnaires. De façon beaucoup plus claire qu’auparavant, deux tendances s’affrontèrent. D’un côté, la tendance autour de Kotoku qui exprimait de forts glissements anarchistes, puisque toute son insistance tournait autour de "l’action directe" : la grève générale et le syndicalisme révolutionnaire. Kotoku alla aux Etats-Unis en 1905/1906, prit connaissance des positions des IWW syndicalistes et établit des contacts avec les anarchistes russes. Le courant anarcho-syndicaliste publia le journal Hikari (La Lumière) à partir de 1905. De l’autre côté, Katayama défendait inconditionnellement la voie parlementaire au socialisme dans Shinkigen (Les Temps nouveaux). En dépit des divergences entre les deux ailes, elles fusionnèrent en 1906 pour former le Parti socialiste du Japon (Nippon Shakaito) qui, comme le proposait Katayama, devait lutter pour le socialisme "dans les limites de la Constitution". Le Parti Socialiste du Japon exista du 24 juin 1906 au 22 juillet 1907 et publia Hikari jusqu’en décembre1906.[1]
En février 1907, se tint le 1er Congrès du nouveau Parti socialiste au cours duquel plusieurs points de vues s’affrontèrent. Après avoir élu un délégué au Congrès de Stuttgart de la Deuxième Internationale, la discussion commença. Kotoku ne mâcha pas ses mots contre le travail parlementaire et revendiqua des méthodes d'action directe (chokusetsu kodo) : "Ce n’est pas par le suffrage universel et la politique parlementaire, absolument pas, que s’accomplira une vraie révolution ; pour atteindre les objectifs du socialisme, il n’y a pas d’autres moyens que l’action directe des travailleurs unis... Trois millions d’hommes qui se préparent pour les élections, cela ne sert à rien pour la révolution (car cela) ne représente pas trois millions d’hommes conscients et organisés..." Tazoe défendit la lutte sur le terrain strictement parlementaire, la majorité se prononça pour une résolution intermédiaire présentée par T.Sakai. Elle se contentait de retirer des statuts les termes "dans les limite de la Constitution". Dans le même temps, les membres avaient le libre choix de participer à des mouvements pour le droit de vote généralisé ou à des mouvements antimilitaristes et antireligieux. Les positions de Kotoku dégénérèrent vers l'anarchisme et il ne parvint pas à s'approprier la critique qui commençait à être développée par l’aile gauche de la Deuxième Internationale vis-à-vis de l’opportunisme de la Social-Démocratie, contre le parlementarisme et le syndicalisme.
Après ce débat, Kotoku qui se revendiqua de l'anarchisme à partir de 1905, agit de plus en plus comme un obstacle à la construction d’une organisation ; son point de vue empêchait surtout les éléments en recherche d'approfondir leur connaissance et leur compréhension du marxisme. Il voulait proposer la perspective de "l’action directe". Au lieu d'encourager l'approfondissement théorique des positions politiques, contribuant de la sorte à la construction de l’organisation, il était poussé vers un activisme frénétique. Dès que le Congrès fut terminé, le Parti socialiste fut interdit par la police.
Après un renouveau de grèves en 1907, il y eut un autre recul de la lutte de classe entre 1909 et 1910. Pendant ce temps, la police faisait la chasse aux révolutionnaires. Le simple fait d’être muni de drapeaux rouges était déjà considéré comme un délit. En 1910, Kotoku fut arrêté. Beaucoup de socialistes de gauche le furentégalement. En janvier 1911, Kotoku et onze autres socialistes furent condamnés à mort, sous le prétexte d’avoir voulu assassiner l’empereur. La presse socialiste fut interdite de même que les meetings, et les livres socialistes qu'on put trouver dans les librairies et bibliothèques furent brûlés. Confrontés à cette répression, beaucoup de révolutionnaires s’exilèrent ou se retirèrent de toute activité politique. La longue période de "l’hiver japonais" (fuyu) commença. Les révolutionnaires qui ne s’exilèrent pas et les intellectuels utilisèrent dorénavant une maison d’édition - Baishunsha - pour publier leurs textes mais dans des conditions d’illégalité. Afin d’échapper à la censure, les articles étaient écrits de façon ambiguë.
En Europe, la répression et l’imposition des lois anti-socialistes n’avaient pu empêcher la croissance de la Social-Démocratie (Cf. le cas du SPD ou même, avec une répression encore plus sévère, le cas du POSDR en Russie et du SdKPIL, en Pologne et Lituanie). Le mouvement ouvrier au Japon eut beaucoup de mal à se développer dans des conditions de répression et à se renforcer, de même qu’à être en mesure de former des organisations révolutionnaires fonctionnant avec un esprit de parti, c'est à dire dépassant les pratiques de cercles et le rôle prépondérant des individus qui avaient toujours un poids dominant dans le mouvement au Japon. L’anarchisme, le pacifisme et l’humanitarisme avaient toujours une grande influence. Ni au niveau programmatique, ni au niveau organisationnel, le mouvement ne put se hisser à un stade lui permettant de sécréter une aile marxiste significative. En dépit de premiers contacts avec la Deuxième internationale, il restait encore à établir des liens étroits avec elle.
Malgré ces spécificités, on doit cependant reconnaître que la classe ouvrière au Japon s’était intégrée à la classe ouvrière internationale et bien que n'ayant pas une longue expérience de lutte de classe ni les acquis programmatiques et organisationnels du mouvement révolutionnaire en Europe, elle s’affrontait quasiment aux mêmes questions et faisait montre de tendances similaires. En ce sens, l’histoire de la classe ouvrière au Japon s'apparente plus à celle de la classe aux Etats-Unis ou d’autres pays plus périphériques où une aile marxiste n’a pas réussi à s’imposer et où l’anarcho-syndicalisme jouait toujours un rôle majeur.
La classe ouvrière et la Première Guerre mondiale
Bien que le Japon ait déclaré la guerre à l’Allemagne en 1914 afin de s’emparer de ses positions coloniales (en quelques mois, le Japon conquit les avant-postes coloniaux allemands dans l’Océan pacifique et à Tsningtao (Chine), le territoire japonais ne fut jamais touché par les combats. Du fait que le centre de la guerre se situait en Europe, le Japon ne participa directement à celle-ci que lors de sa première phase. Après ses premiers succès militaires contre l’Allemagne, il s’abstint de toute nouvelle activité militaire et, d’une certaine façon, adopta une attitude de neutralité. Tandis que la classe ouvrière en Europe était confrontée à la question de la guerre de façon de plus en plus dramatique, celle du Japon était, elle, confrontée à un "boom" économique résultant de la guerre. En effet, le Japon étant devenu un grand fournisseur d’armes, il y avait une énorme demande de main-d’œuvre. Le nombre d’ouvriers d’usine doubla entre 1914 et 1919. En 1914, quelques 850 000 salariés travaillaient dans 17 000 entreprises, en 1919, 1 820 000 travaillaient dans 44 000 entreprises. Alors que les salariés masculins représentaient jusque là une faible part de la main-d’œuvre, en 1919, ils en représentaient 50%. A la fin de la guerre, il existait 450 000 mineurs. Ainsi la bourgeoisie japonaise tira de grands bénéfices de la guerre. Grâce aux débouchés gigantesques du secteur de l’armement pendant la guerre, le Japon put évoluer d’une société principalement dominée par le secteur agricole vers une société industrielle. La croissance de la production entre 1914 et 1919 fut de 78%.
De même, du fait de cette implication limitée dans la guerre du Japon, la classe ouvrière japonaise n’a pas eu à faire face à la même situation que celle d'Europe. La bourgeoisie n’eut pas à mobiliser en masse et à militariser la société comme cela fut le cas pour les puissances européennes. Cela permit aux syndicats japonais d'éviter d'avoir à créer une "union sacrée" avec le capital, comme ce fut le cas en Europe et d’être démasqués comme étant des piliers de l’ordre capitaliste. Tandis que les ouvriers en Europe étaient confrontés à la fois à la sous-alimentation et aux gigantesques massacres impérialistes causant 20 millions de morts, à la guerre de tranchées et à un terrible carnage dans les rangs de la classe ouvrière, tout cela fut épargné aux ouvriers japonais. C’est la raison pour laquelle il manqua au Japon cette impulsion constituée par la lutte contre la guerre qui radicalise le combat ouvrier, comme ce fut le cas en Europe, en Allemagne et en Russie plus particulièrement. Il n’y eut aucune fraternisation comme cela se produisit entre les soldats russes et allemands.
Un tel contraste dans la situation de différents secteurs du prolétariat mondial durant la Première guerre mondiale constitue une expression du fait que, contrairement à ce que les révolutionnaires pensaient à cette époque, les conditions de la guerre impérialiste ne sont pas les plus favorables pour le développement et la généralisation de la révolution mondiale
Les révolutionnaires en Europe qui mirent en avant une position internationaliste et des perspectives internationales peu après le début de la guerre et qui se rencontrèrent pendant l’été 1915 à Zimmerwald et plus tard à Kienthal, pouvaient se référer à la tradition révolutionnaire de la période d’avant la Première Guerre mondiale (la position des marxistes du 19e siècle, les résolutions de la Deuxième internationale aux Congrès de Stuttgart et de Bâle). A l'inverse, les socialistes du Japon devaient payer le prix de l’isolement et leur résistance internationaliste ne pouvait s’appuyer sur une tradition profonde, solidement ancrée sur le marxisme. Tout comme en 1904/1905, ce sont principalement les voix pacifistes et humanitaires contre la guerre qui se firent entendre. En effet, les révolutionnaires au Japon n'étaient pas en mesure de reprendre la perspective popularisée par l’avant-garde révolutionnaire à Zimmerwald s'appuyant sur l'analyse du fait que la Seconde internationale était morte, qu’une nouvelle Internationale devait être formée et que la guerre ne pouvait être stoppée qu’en transformant la guerre impérialiste en guerre civile.
Néanmoins, les révolutionnaires au Japon, qui étaient peu nombreux, surent prendre conscience de la responsabilité qui leur incombait. Ils firent entendre leur voix internationaliste dans les journaux qui étaient interdits,[2] ils se réunissaient secrètement et ils firent de leur mieux, malgré leurs forces limitées, pour diffuser les positions internationalistes. Si Lénine et les activités des Bolcheviks étaient à peine connus, par contre la position internationaliste des Spartakistes allemands et le combat courageux de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg reçurent beaucoup d’attention.[3]
Emeutes de la faim en août 1918
Même si le Japon avait connu un certain "boom" économique pendant et grâce à la guerre, l'entrée dans la période de décadence en 1914 était fondamentalement un phénomène à l'échelle mondiale avec des répercussions dans tous les pays, y compris ceux qui avaient été épargnés par les ravages de la Première guerre mondiale. Le capital japonais ne pouvait pas rester à l'écart de la crise permanente de surproduction, résultant de la saturation relative du marché mondial. De même, la classe ouvrière au Japon allait devoir confronter le même changement des conditions et des perspectives qui s'imposaient au prolétariat à l'échelle internationale.
Bien que les salaires aient augmenté dans tous les secteurs industriels de 20 à 30 %, à cause d'une pénurie de main d'œuvre, les prix grimpèrent entre 1914 et 1919 de 100%. Les salaires réels chutèrent globalement d’une base de 100 en 1914 à 61 en 1918. Ces augmentations des prix très importantes obligèrent la classe ouvrière à mener une série de luttes défensives.
Entre 1917 et 1918, le prix du riz doubla. Durant l’été 1918, les ouvriers commencèrent à manifester contre cette augmentation. Nous n’avons pas d’informations sur des grèves dans les usines ni sur l’extension de revendications à d’autres domaines. Apparemment des milliers d’ouvriers descendirent dans la rue. Cependant, ces manifestations ne débouchèrent pas sur une forme organisée plus marquée, ni sur aucune revendication ou objectif spécifiques. Des magasins semblent avoir été pillés. En particulier, les ouvriers agricoles et la main d’œuvre récemment prolétarisée, de même que les Burakumin (les exclus sociaux) semblent avoir joué un rôle très actif dans ces pillages. Beaucoup des maisons et d’entreprises furent mises à sac. Il semble n’y avoir eu aucune unification entre des revendications économiques et des revendications politiques. Contrairement au développement des luttes en Europe, il n’y eut aucune assemblée générale ni aucun conseil ouvrier. Après la répression du mouvement, quelques 8 000 ouvriers furent arrêtés. Plus de 100 personnes furent tuées. Le gouvernement démissionna pour des raisons tactiques. La classe ouvrière s’était soulevée spontanément mais, en même temps, le manque de maturation politique en son sein était d’une évidence dramatique.
Bien que les luttes ouvrières puissent surgir spontanément, le mouvement ne peut développer sa pleine force que s’il peut s’appuyer sur une maturation politique et organisationnelle. Sans cette maturation plus profonde, un mouvement s’effondre rapidement. Ce fut le cas au Japon : ces mouvements s’effondrèrent aussi vite qu’ils avaient surgi. Il ne semble pas non plus y avoir eu d’intervention organisée de la part d’une organisation politique. Sans l’activité obstinée des Bolcheviks et des Spartakistes, les mouvements en Russie et en Allemagne auraient capoté très vite. Au Japon, une telle intervention organisée a fait défaut de façon irrémédiable. Mais, malgré la différence des conditions en Europe et au Japon, la classe ouvrière dans ce pays allait faire un grand pas en avant.
L’écho de la Révolution russe au Japon
Lorsque, en février 1917, la classe ouvrière en Russie amorça le processus révolutionnaire et, en octobre, prit le pouvoir, ce premier soulèvement prolétarien réussi trouva également un écho au Japon. La bourgeoisie japonaise comprit immédiatement le danger que représentait la révolution en Russie. Dès avril 1918, elle fut une des premières à participer de la façon la plus déterminée à la mise sur pied d’une armée contre-révolutionnaire. Le Japon fut le dernier pays à retirer ses troupes de Sibérie en novembre 1922.
Mais alors que la nouvelle de la Révolution russe se propageait très vite de Russie vers l’Ouest, que le développement révolutionnaire en Russie avait un grand impact - en particulier en Allemagne - et menait à la déstabilisation des armées d’Europe centrale, cet écho fut très limité au Japon. Non seulement les facteurs géographiques contribuèrent à cet état de fait (plusieurs milliers de kilomètres séparaient le Japon du centre de la révolution, Pétrograd et Moscou) mais, surtout, la classe ouvrière au Japon avait été moins radicalisée pendant la guerre. Cependant, elle devait prendre part, à travers ses éléments les plus avancés, à la vague révolutionnaire de luttes internationales qui se déroula entre 1917 et 1923.
La réaction des révolutionnaires
Au début, les nouvelles de la Révolution russe se propagèrent très lentement et par fragments au Japon. Les premiers articles sur cet événement n’apparurent dans la presse socialiste qu’en mai et juin 1917. Sakai envoya un message de félicitations dans des conditions d’illégalité, message qui fut imprimé par Katayama aux Etats-Unis dans le journal des ouvriers immigrés Heimin (Commoners), dans le journal des IWW, Internationalist Socialist Review et, également; dans des journaux russes. Au Japon, Takabatake fut le premier à faire un compte rendu du rôle des soviets dans Baibunsha, mettant l’accent sur le rôle décisif des révolutionnaires. Cependant, le rôle que jouèrent les différents partis pendant la révolution n’était pas encore connu.
Le niveau d’ignorance sur les événements en Russie et sur le rôle des Bolcheviks peut être perçu à travers les premières déclarations des révolutionnaires les plus en vue. Ainsi, Arahata écrivait en février 1917 : "Aucun d’entre nous ne connaissait les noms de Kerensky, Lénine et Trotsky". Et pendant l’été 1917, Sakai parlait de Lénine comme d’un anarchiste et même encore en avril 1920, il affirmait que "le bolchevisme est en quelque sorte similaire au syndicalisme". Même l’anarchiste Osogui Sakae écrivait en 1918 que "la tactique bolchevique était celle de l’anarchisme."
Enthousiasmés par ce qui se passait en Russie, Takabatake et Yakamawa écrivirent un Manifeste (ketsugibun) en mai 1917 à Tokyo qu’ils envoyèrent au POSDR. Cependant, à cause du chaos dans les transports, il n’arriva jamais aux révolutionnaires de Russie. Comme il n’y avait pratiquement pas de contacts directs entre le milieu de révolutionnaires en exil (la plupart des éléments révolutionnaires émigrés à l’étranger vivaient, comme Katayama, aux Etats-Unis) et le centre de la révolution, le Manifeste ne fut publié que deux ans plus tard, au Congrès de fondation de l’Internationale communiste en mars 1919.
Ce message des socialistes japonais affirmait : "Depuis le début de la Révolution russe, nous avons suivi vos actions courageuses avec enthousiasme et une profonde admiration. Votre travail a eu une grande influence sur la conscience de notre peuple. Aujourd’hui, nous sommes indignés que notre gouvernement ait envoyé des troupes en Sibérie sous toutes sortes de prétextes. Cela est, sans aucun doute, un obstacle au libre développement de votre révolution. Nous regrettons profondément d’être aussi faibles pour contrer le péril qui vous menace à cause de notre gouvernement impérialiste. Nous sommes incapables de faire quoi que ce soit du fait de la persécution du gouvernement qui nous accable. Cependant, vous pouvez être assurés que le drapeau rouge flottera bientôt sur tout le Japon dans le proche avenir.
Parallèlement à cette lettre, nous vous joignons une copie de la résolution approuvée à notre réunion du 1e mai 1917.
Salutations révolutionnaires, le Comité Exécutif des Groupes Socialistes de Tokyo et Yokohama".
Résolution des socialistes japonais :
"Nous, socialistes du Japon, réunis à Tokyo le 1e mai 1917, exprimons notre profonde sympathie pour la Révolution russe que nous suivons avec admiration. Nous reconnaissons que la Révolution russe est à la fois une révolution politique de la bourgeoisie contre l’absolutisme médiéval et une révolution du prolétariat contre le capitalisme contemporain. Transformer la Révolution russe en une révolution mondiale n’est pas l’affaire des seuls socialistes russes ; c’est la responsabilité des socialistes du monde entier.
Le système capitaliste a d’ores et déjà atteint son stade de développement le plus élevé dans tous les pays et nous sommes entrés dans l’époque de l’impérialisme capitaliste pleinement développé. Afin de ne pas être trompés par les idéologues de l’impérialisme, les socialistes de tous les pays doivent défendre inébranlablement les positions de l’Internationale et toutes les forces du prolétariat international doivent être dirigées contre notre ennemi commun, le capitalisme mondial. C’est seulement ainsi que le prolétariat sera en mesure de remplir sa mission historique.
Les socialistes de Russie et de tous les autres pays doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour mettre fin à la guerre et soutenir le prolétariat des pays en guerre pour retourner leurs armes, aujourd’hui dirigées vers leurs frères de l’autre côté des tranchées, contre les classes dominantes de leur propre pays.
Nous avons confiance dans le courage des socialistes russes et de nos camarades du monde entier. Nous sommes fermement convaincus que l’esprit révolutionnaire se propagera et imprégnera tous les pays.
Le Comité Exécutif du Groupe socialiste de Tokyo." (publié dans "Premier Congrès de l’Internationale communiste", mars 1919)
Résolution du 5 mai 1917 des socialistes de Tokyo-Yokohamma
"En même temps que la Révolution russe est, pour une part, une révolution politique effectuée par la classe montante commerciale et industrielle contre la politique du despotisme médiéval, elle est également, pour une autre part, une révolution sociale menée par la classe des gens du peuple (heimin) contre le capitalisme.
C’est pourquoi, en l’occurrence, il est de la responsabilité de la Révolution russe - et au même moment, de tous les socialistes du monde entier - d’exiger résolument la fin immédiate de la guerre. La classe des gens du peuple (zheimin) de tous les pays en guerre doit être rassemblée et sa puissance de lutte réorientée de sorte à être dirigée contre la classe dominante de son propre pays. Nous avons confiance dans la lutte héroïque du Parti socialiste russe et dans les camarades de tous les pays et nous attendons avec impatience le succès de la révolution socialiste".
Ces mêmes socialistes de Tokyo envoyèrent un télégramme à Lénine et une copie à l’USPD et au SPD d’Allemagne.
"Le moment de la réorganisation sociale du monde, quand notre mouvement sera reconstitué et quand, avec les camarades de tous les pays, nous travaillerons ensemble du mieux que nous pourrons, ce moment n’est probablement pas très éloigné. Nous espérons que dans cette phase critique de trêve et dans ces moments importants, nous pourrons vous contacter. En ce qui concerne la fondation d’une Internationale des socialistes qui est prévue prochainement, si nous le pouvons, nous vous enverrons une délégation et nous sommes en train de nous y préparer. Espérant la reconnaissance de notre organisation (Baibunsha), votre soutien et beaucoup de conseils...les représentants des socialistes de Tokyo vous saluent."
Ce message montre les orientations internationalistes, les efforts vers le regroupement et le soutien à la fondation d’une nouvelle Internationale. Cependant, il est difficile de dire quelles furent les préparations précises entreprises par Baibunsha à cette époque. Tandis que ce message fut intercepté par la police secrète et ne fut probablement jamais reçu par les Bolcheviks, le SPD et l’USPD le gardèrent secret et ne le publièrent jamais.
Comme en témoignent ces déclarations, la révolution agit comme une étincelle puissante sur les révolutionnaires. En même temps, l’impact de la révolution sur l’ensemble de la classe ouvrière du pays fut certainement plus faible. Contrairement à beaucoup de pays à l’ouest de la Russie (la Finlande, l’Autriche, la Hongrie, l’Allemagne etc..) où la nouvelle du renversement du Tsar et de la prise du pouvoir par les Conseils ouvriers avait provoqué un enthousiasme énorme et une vague de solidarité irrépressible, entraînant l’intensification des luttes des ouvriers "dans leur propres pays", il n’y eut pas de réaction directe parmi les masses ouvrières du Japon. A la fin de la Première Guerre mondiale, la combativité était en augmentation - cependant pas parce que la révolution avait débuté en Russie. La raison résidait plus dans un contexte économique : le boom des exportations pendant la guerre s’était rapidement tari après l'arrêt de celle-ci. La colère des ouvriers était dirigée contre l’augmentation des prix et une vague de licenciements. En 1919, 2 400 "conflits du travail", impliquant quelques 350 000 ouvriers, furent dénombrés, avec un léger déclin du mouvement en 1920, avec 1000 conflits impliquant 130 000 ouvriers. Ce mouvement subit un recul après 1920. Les luttes ouvrières restèrent plus ou moins cantonnées au terrain économique, il n’y eut pratiquement pas de revendications politiques. C’est la raison pour laquelle il n’y eut aucun conseil ouvrier, contrairement à l’Europe, ou même aux Etats-Unis et à l’Argentine où la Révolution russe avait inspiré les ouvriers de la Côte Ouest et de Buenos Aires en radicalisant leur mouvement.
Entre 1919 et 1920, quelques 150 syndicats furent créés et tous agirent comme un obstacle à la radicalisation des ouvriers. Les syndicats ont été le fer de lance et l’arme la plus pernicieuse de la classe dominante pour contrer la combativité montante. C’est ainsi qu’en 1920, la Labour Union League, Rodo Kumiai Domei, la Fédération nationale des syndicats, fut créée. Jusqu’alors, le mouvement syndical était divisé en plus de 100 syndicats.
Au même moment, un large "mouvement de la démocratie" fut lancé avec le soutien de la bourgeoisie en 1919, mettant en avant la revendication du droit de vote généralisé et une réforme électorale. Comme dans d’autres pays européens, le parlementarisme servit de bouclier contre les luttes révolutionnaires. Ce sont surtout les étudiants japonais qui furent les principaux protagonistes de cette revendication.
Le débat sur les nouvelles méthodes de lutte
Sous l’impulsion de la Révolution russe et de la vague de luttes internationale, un processus de réflexion se produisit également parmi les révolutionnaires au Japon. Inévitablement, ce processus de réflexion fut marqué par des contradictions. D’un côté les anarcho-syndicalistes (ou ceux qui se déclaraient tels) apportèrent leur adhésion aux positions des Bolcheviks puisqu’ils étaient les seuls qui avaient accompli avec succès une révolution visant à la destruction de l’Etat. Ce courant maintenait que la politique des Bolcheviks prouvait le bien fondé de leur rejet d’une orientation purement parlementaire (Gikau-sei-saku contre Chokusetsu-kodo line)
Lors de ce débat de Février 1918, Takabatake défendit l'idée que la question des luttes économiques et politiques était très complexe. La lutte pouvait inclure les deux dimensions - l’action directe et la lutte parlementaire. Le parlementarisme et le syndicalisme n’étaient pas les seuls éléments composant le mouvement socialiste. Takabatake s’opposa aussi bien au rejet par l’anarcho-syndicalisme de la "lutte économique" qu’à l’attitude individualiste d’Osugi. Alors que Takabatake, de façon très confuse, mettait sur le même plan "l’action directe" et le mouvement de masse, son texte faisait partie d’un processus général de clarification des moyens de la lutte à l’époque. Yamakawa soulignait que l’identification d’un mouvement politique avec le parlementarisme n’était pas valable. De plus il déclara : "je pense que le syndicalisme a dégénéré à cause de raisons que je ne comprends pas suffisamment."
Malgré l’expérience limitée et le niveau de clarification théorético-programmatique également limité de ces questions, il est important de reconnaître que ces voix au Japon étaient en train de remettre en cause les vieilles méthodes syndicales et la lutte parlementaire et qu’elles étaient à la recherche de réponses à la nouvelle situation. Cela démontre que la classe ouvrière était confrontée aux mêmes questions et que les révolutionnaires au Japon étaient aussi englobés dans le même processus, tentant de se confronter à la nouvelle situation.
Au Congrès de fondation du KPD allemand, les leçons de la nouvelle époque par rapport à la question syndicale et parlementaire commencèrent à être tirées bien que de manière tâtonnante. La discussion sur les conditions de la lutte dans la nouvelle époque était d’une importance historique mondiale. De telles questions ne pouvaient être clarifiées qu'à la condition qu'existent une organisation et un cadre de discussion. Isolé internationalement, sans organisation, le milieu révolutionnaire japonais ne pouvait qu'éprouver de grandes difficultés pour pousser plus avant la clarification. C’est pourquoi, il est d’autant plus important d’être conscient de ces efforts pendant cette phase de mise en cause des anciennes méthodes syndicales et parlementaires sans tomber dans le piège de l’anarchisme.
Les tentatives de clarification et de construction d’une organisation
La Révolution en Russie, les nouvelles conditions historiques de la décadence du capitalisme, le déploiement de la vague de luttes internationales mirent au défi les révolutionnaires au Japon. Il est évident que la clarification et la recherche de réponses à ces questions ne pouvaient avancer que s’il y avait un pôle de référence marxiste. La formation d’un tel pôle se heurta à de gros obstacles parce que sa pré-condition résidait dans une claire décantation entre une aile anarchiste, hostile à toute organisation révolutionnaire et une aile qui affirmait la nécessité d’une organisation révolutionnaire mais qui, cependant, était encore incapable d’entreprendre sa construction de façon déterminée.
Le milieu politique au Japon mit longtemps à se porter à la hauteur de la tâche du moment car il était entravé dans ses avancées par une tendance à se focaliser sur le pays lui-même. Il était également marqué par la prédominance de l'esprit de cercle et de personnalités en vue qui ne s'étaient approchées du marxisme que tout récemment et qui n'étaient que faiblement déterminées à construire une organisation de combat du prolétariat.
Ainsi, parmi les personnalités les plus connues (Yamakawa, Arahata et Sakai), Yamakawa était encore convaincu en 1918 qu’il devait écrire une "critique du marxisme". Cependant, lors de l’édition de mai de la New Society, Sakai, Arahata et Yamakawa affirmèrent leur soutien au Bolchevisme. En février 1920, ils firent un compte rendu de la fondation de l'Internationale communiste dans leur journal, la New Social Review (Shin Shakai Hyoron) - qui, en septembre 1920, changea son nom en Shakaishugi - Socialisme. Au même moment, ces révolutionnaires étaient très actifs dans les cercles d’études tels que la Friday Society (Shakai shugi kenkyu - Etudes socialiste) et la Wednesday Society (Shakai mondai kenkyu - études des problèmes sociaux). Leurs activités étaient moins orientées vers la construction de l’organisation que vers la publication de journaux qui furent pour la plupart éphémères et qui n’étaient pas structurellement rattachés à une organisation. Avec cet arrière-plan de confusions et d’hésitations sur la question organisationnelle chez les révolutionnaires au Japon, l'Internationale communiste elle-même allait jouer un rôle important dans les tentatives de construction d’une organisation.
(A suivre)
DA
1) En tout, 194 membres furent déclarés ; parmi eux, 18 commerçants, 11 artisans, 8 paysans, 7 journalistes, 5 employés de bureau, 5 docteurs, 1 officier de l’Armée du salut. Il y avait peu d’ouvriers. Les femmes n’étaient pas admises puisque l’interdiction pour elles de s’organiser était encore en vigueur. De plus, la majorité des membres avait moins de 40 ans. En janvier 1907, le quotidien Nikkan Heimin Shibun fut créé. Il réussit à se vendre en dehors de la région. Il fut d’abord diffusé à 30 000 exemplaires. Contrairement à Hikari qui servait d'organe central, il n’était pas considéré comme l’organe du Parti. En avril 1907, il cessa de paraître. Alors que de premières tentatives de présenter l’histoire de la Deuxième internationale dans le journal théorique furent entreprises, journal qui diffusait à quelques 2 000 exemplaires, le journal lui-même devint rapidement le porte-parole de l’anarchisme. A la différence des grands pays industriels européens, où le poids de l’anarcho-syndicalisme allait en décroissant avec le développement de l’industrialisation et de l’organisation des ouvriers dans la social-démocratie, l’influence de l’anarchisme était dans une dynamique ascendante au Japon de même qu’aux Etats-Unis.
2) Arahata et Ogusi publièrent, d’octobre 1914 jusqu'à mars 1915, le mensuel Heimin Shinbun ; d’octobre 1915 à janvier 1916, Kindai shiso, qui étaient des voix internationalistes.
3) Dans le journal Shinshakai, une page spéciale intitulée Bankoku jiji (Notes Internationales) était dédiée à la situation internationale. Même si le nombre d’exemplaires restait faible, beaucoup de nouvelles sur la trahison du SPD et les activités des internationalistes étaient données. La publication était imprimée avec des photos de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht en tant que représentants les plus prestigieux de l’internationalisme en Allemagne. Par exemple, les articles étaient intitulés : "Clara Zetkin arrêtée - La situation dans le Parti Socialiste français après l’assassinat de Jaurès - L’attitude de Kautsky et de Liebknecht au Reichstag par rapport au 4 août 1914 sur les crédits de guerre - La division du SPD - L’attitude du va-t-en-guerre Scheidemann et le neutre Kautsky - Les grèves et les soulèvements en Italie pendant la guerre - La libération de prison de Rosa Luxemburg - Sur la situation des prisonniers en Russie - Explications sur le Manifeste de Zimmerwald - Liebknecht arrêté - La 2e Conférence Internationale des Partis Socialistes à Kienthal et l’opportunité pour la Gauche de fonder une nouvelle Internationale - La minorité anti-guerre social-démocrate arrêtée à cause de sa propagande du "Manifeste de Zimmerwald" - La situation à la Conférence de Parti du SPD - La menace de grèves des cheminots américains."
La canicule de l'été 2003 a tragiquement révélé à la face du monde comment, en Europe aussi, le développement de la pauvreté et de la précarité exposaient les populations aux ravages de catastrophes dites naturelles inconnues jusqu'à récemment dans ces régions. En effet, dans de nombreux pays européens, le taux de mortalité a fait un bond en ce mois d'août, avec un record pour la France où près de 15 000 décès sont directement imputables à la vague de chaleur. Les victimes se comptent en majorité parmi les personnes âgées, mais aussi les handicapés, les SDF morts de soif dans les rues, c'est-à-dire parmi ceux que le capitalisme condamne à une marginalisation et à une misère toujours plus grandes. Pour la bourgeoisie, il s'agit de bouches improductives, devenues inutiles à ses yeux, et qui constituent un fardeau toujours trop lourd pour elle, si bien qu'elle cherche en permanence à rogner sur les dépenses affectées à leur entretien. Loin de constituer un accident de l'histoire, un tel drame illustre crûment la situation que nous façonne le capitalisme puisque, aussi bien la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière que les dérèglements climatiques ne peuvent qu'empirer. Encore ne s'agit-il ici que d'une partie du paysage social qu'envahissent toutes les manifestations de la putréfaction du monde capitaliste transformant la vie sur terre en un enfer pour le plus grand nombre : violence, délinquance, drogue, regain du mysticisme, de l'irrationalité, de l'intolérance, du nationalisme. En dehors des deux conflits mondiaux du 20e siècle, la guerre elle-même n'a jamais été aussi omniprésente sur le globe. L'intensification des tensions entre grandes puissances qui, depuis deux ans, ne peuvent même plus être dissimulées, se trouve être le principal facteur d'un chaos mondial qui ne pourra que devenir de plus en plus sanglant.
Toutes les calamités qui accablent aujourd'hui l'humanité expriment la faillite du système qui régit la vie de la société, le système capitaliste. Mais la simultanéité croissante avec laquelle leurs manifestations se conjuguent sont à l'image de la rapidité avec laquelle le capitalisme, dans la phase ultime de sa décadence, celle de sa décomposition, entraîne l'humanité vers sa destruction.
La crise économique au coeur des contradictions du capitalisme
Pour entraver la prise de conscience de la faillite de son système, la bourgeoisie livre à une publicité abrutissante et décervelante tout ce qui constitue des expressions patentes de cette faillite. Ainsi, elle banalise toutes les calamités qui accablent la société, elle habitue les populations à accepter l'inacceptable, poussant chacun, face à des images souvent insoutenables servies par les actualités télévisées aux heures des repas, à se détourner du problème. Le drame de l'été a donné lieu, en France, à de multiples "expressions d'opinion" à travers les médias, souvent très critiques à l'encontre du gouvernement, mais toutes plus partielles ou fausses les unes que les autres, afin d'empêcher que ne se dévoile le fond du problème. Celui-ci réside dans le fait que, depuis les années 1980, la bourgeoisie de tous les pays industrialisés, de gauche comme de droite, prise à la gorge par la crise économique et contrainte de maintenir la compétitivité du capital national sur l'arène mondiale, s'est employée à effectuer, à un rythme de plus en plus soutenu, des coupes sombres dans tous les budgets sociaux, de santé en particulier. Il en a résulté un appauvrissement et une précarisation générale dont l'ampleur a été révélée brutalement par la vague de chaleur de l'été. De la même manière mais à une tout autre échelle, l'épidémie de grippe espagnole après la Première Guerre mondiale avait révélé, en fauchant plus de 20 millions de vies humaines, la profondeur d'un mal social constitué par des conditions épouvantables d'insalubrité et l'affaiblissement extrême des populations suite aux ravages de la guerre. Ainsi ces morts sont, elles aussi, imputables à la folie meurtrière du capital, au même titre que les 10 millions de tués sur les champs de bataille.
Dans ses discours, la bourgeoisie présente les calamités qui accablent l'humanité comme étant sans lien entre elles et surtout sans rapport avec le système qui régit la vie des hommes sur la planète, le capitalisme. Pour la classe dominante et les défenseurs de son système, les événements historiques sont soit le fruit du pur hasard, soit l'expression de la volonté divine, soit le simple résultat des passions ou des pensées des hommes, voire de la "nature humaine".
Pour le marxisme, c'est au contraire l'économie qui, en dernière instance, détermine les autres sphères de la société : les rapports juridiques, les formes de gouvernement, les modes de pensée. C'est cette vision matérialiste que vérifie avec éclat la situation du capitalisme depuis son entrée en décadence au début du 20e siècle sous l'effet de contradictions économiques insurmontables. Depuis cette époque et en dehors des périodes de reconstruction ayant succédé aux deux guerres mondiales, il vit en situation de crise permanente. Pendant la période de décadence du capitalisme, la guerre et le militarisme expriment, avant tout, la fuite en avant des différents pays face à l'impasse économique dans un marché mondial saturé. Ils sont devenus le mode de vie permanent du capitalisme comme en attestent les deux guerres mondiales et la chaîne ininterrompue des conflits locaux, de plus en plus destructeurs, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces deux conflits mondiaux ainsi que la phase actuelle de décomposition de la société illustrent à quel point ce système devenu caduc menace l'existence même de l'humanité. Dans sa fuite en avant, le capitalisme imprime sa marque à toutes les sphères de l'activité humaine, y inclus ses rapports avec la nature. C'est ainsi que, pour maintenir ses profits, il se livre massivement, depuis plus d'un siècle, au saccage et au pillage à grande échelle de l'environnement. Si bien qu'aujourd'hui, sous l'effet de l'accumulation de pollutions de tous ordres, le désastre écologique constitue une menace tangible pour l'écosystème de la planète lui-même. Le capitalisme étant par nature un système concurrentiel qui met en compétition au plus haut niveau les différentes nations, l'approfondissement de la crise économique signifie donc aussi l'intensification de la guerre économique entre celles-ci. Après la disparition des blocs impérialistes constitués depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le maintien d'une coordination des politiques économiques entre les différents Etats, pour encadrer la guerre commerciale, a permis d'éviter une détérioration plus importante du système des relations économiques internationales, des échanges en particulier. En agissant de la sorte, les fractions de la bourgeoisie mondiale des pays les plus développés avaient conscience de devoir éviter la répétition du scénario des années 1930. En effet, pour essayer de se protéger face à la dépression, la bourgeoisie avait alors réagi en élevant des barrières douanières qui eurent pour conséquence de réduire massivement le commerce mondial et d'aggraver la crise. Tout au long des années 1990, les décisions de l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce) ont éliminé des barrières douanières et des mesures protectionnistes, mais essentiellement celles des pays les plus faibles au bénéfice des pays les plus forts. Lorsque des accords sont conclus entre les membres de cette organisation, ils viennent sanctifier un rapport de forces entre eux et, sur cette base, définissent les règles pour la poursuite de la guerre économique. Qu'un tel accord ne puisse être obtenu, comme cela vient d'arriver à la conférence ministérielle de Cancun (10 au 14 septembre), cela ne change strictement rien aux relations ni au rapport de forces entre les pays les plus riches et les autres, contrairement à ce qu'en dit la propagande mensongère des alter-mondialistes. En effet, cette dernière présente comme une victoire remportée par les pays du Tiers-Monde le fait qu'aucun accord ne soit sorti de Cancun (1). Ce type d'argument rejoint parfaitement la mystification tiers-mondiste selon laquelle l'issue aux problèmes tragiques que pose l'agonie du capitalisme ne réside pas dans le renversement de ce système mais dans la lutte entre le Nord, les pays développés, et le Sud, les pays sous-développés. Au moment où cette propagande nauséabonde est à nouveau développée, il faut se souvenir que c'est elle qui, dans les années 1960 à 80, a servi de justification à l'enrôlement de masses paysannes dans les conflits et guérillas, en général pour le compte du bloc russe, tout aussi impérialiste que le bloc adverse américain. Un tel positionnement ne doit pas nous étonner de la part du courant altermondialiste. Depuis quelques années, son slogan, "un autre monde est possible" et ses thèses dénonçant le libéralisme et soutenant la nécessité d'un Etat plus fort se sont trouvés propulsés sur le devant de la scène, grâce aux bons offices de la bourgeoisie, afin de faire obstacle au développement de la prise de conscience par le prolétariat de la faillite du capitalisme. Ce prétendu "autre monde" n'a rien de neuf ni de social, c'est celui dans lequel nous vivons actuellement où l'Etat, quoi qu'en en dise, est et restera le pilier de la défense des intérêts de la bourgeoisie et du capitalisme.
L'Etat, fer de lance des attaques
Si la bourgeoisie ne peut pas nier ce qui constitue une évidence criante, à savoir que la crise économique constitue le fondement des attaques contre la classe ouvrière, elle essaie cependant de brouiller cette réalité en incriminant le "manque de civisme de certains patrons immoraux", la "mauvaise gestion" de certains autres... bref, en faisant tout pour que la vraie question, une fois de plus, ne soit pas posée, à savoir l'inéluctabilité de la crise économique en tant qu'expression des contradictions insurmontables du capitalisme. Néanmoins, lorsque c'est l'Etat lui-même, que le gouvernement soit de gauche ou de droite, qui est amené à assumer, au nom de toute la bourgeoisie, des attaques profondes, massives et générales comme celle sur les retraites, cela ne peut signifier qu'une chose : le capitalisme est de moins en moins capable d'assurer les nécessités vitales d'entretien de la classe qu'il exploite. Dans notre précédent numéro de la Revue internationale, nous mettions en évidence comment l'Etat dans différents pays avait pris en charge une telle politique d'attaque contre les retraites (France, Autriche, Brésil) et contre la sécurité sociale ou l'indemnisation du chômage (Allemagne, Hollande, Pologne). A présent c'est le gouvernement italien qui prévoit à son tour de s'engager dans une réforme du système des retraites, accusé pour l'occasion d'être "parmi les plus coûteux de l'Union européenne". Depuis le printemps, les réductions d'effectifs dans la fonction publique et les plans de licenciements sur tous les continents, dans tous les pays, dans tous les secteurs n'ont pas cessé. Pour l'illustrer nous pouvons citer les plus récents : - En cinq ans Philips a déjà fermé ou vendu 120 sites de production dans le monde et supprimé 50 000 emplois depuis mai 2001. Il va fermer ou vendre 50 de ses 150 sites sur lesquels se répartissent 170 000 personnes ; - Schneider Electric, qui emploie 75 000 salariés dans 130 pays va supprimer 1000 emplois en France ; - ST Microélectronics annonce la fermeture de son site de Rennes en France qui compte 600 salariés ; - 10% des employés de Cadence Design System (Californie), soit 500 personnes, sont licenciés ; - Volkswagen annonce un plan de 3 933 licenciements à Sao Bernardo do Campo (Etat de Sao Paulo, Brésil). Face aux risques de mobilisation ouvrière, le président de la firme menace de licencier sur le champ quiconque se mettra en grève ; - Matra automobiles ferme une usine en France en licenciant près de mille employés ; - Giat Industries (armement en France) annonce un plan de 3750 licenciements d'ici 2006 ; - L'entreprise manufacturière de tabac Altadis supprime près de 1700 emplois en Espagne et en France ; - La société métallurgique Eramet supprime 2000 emplois en Europe.
Face à la contraction du marché mondial, artificiellement entretenu par une montagne de dettes, les entreprises publiques ou privées se débarrassent d'une partie de leur main d'oeuvre pour maintenir leur compétitivité sur l'arène internationale. C'est l'Etat qui, en dernière instance, approuve les modalités des plans de licenciements et, dans le même temps, prend les dispositions permettant que ces dégraissages n'occasionnent pas par ailleurs de dépenses supplémentaires pour l'Etat lui-même. Ainsi, partout, des mesures sont prises pour revoir à la baisse les conditions d'indemnisation du chômage. Après les mesures prises au printemps dernier par l'Etat allemand, c'est au tour de l'Etat français de radier par milliers des ouvriers des listes du chômage, en application d'une loi adoptée quelques mois auparavant. Afin d'éviter que l'aggravation de la crise et des attaques ne favorise au sein de la classe ouvrière une remise en cause en profondeur du système, la fonction des fractions de gauche et d'extrême-gauche de la bourgeoisie est d'intoxiquer la conscience des prolétaires en proclamant que des solutions sont possibles au sein du système, notamment en redonnant à l'Etat le rôle plus central que le libéralisme lui aurait confisqué. Mais, comme on vient de le voir, c'est l'Etat lui-même, avec à sa tête des gouvernements de gauche comme de droite qui orchestre les attaques les plus massives depuis la fin des années soixante. Contrairement à la thèse d'une diminution du rôle de l'Etat dans la vie de la société et quelles que soient les apparences, celui-ci occupe une place de plus en plus prépondérante, au service de la défense des intérêts du capital national, comme l'illustrent sur un autre plan les exemples suivants : - en 1998, l'Etat japonais volait au secours d'institutions bancaires pour leur éviter la faillite ; - le 23 septembre de la même année, la Réserve fédérale américaine faisait de même en organisant le sauvetage du fonds d'arbitrage "Long Term Capital Management", au bord du dépôt de bilan ; - aujourd'hui, en France, l'Etat français n'agit pas différemment lorsqu'il se porte au secours d'Alstom (fabrication de TGV) pour le sauver. Dans tous les cas, ce sont des mesures de capitalisme d'Etat qui sont prises dans le but de maintenir à flot des entreprises, soit parce que celles-ci sont jugées stratégiques sur le plan industriel, soit parce que c'est le seul moyen d'éviter des catastrophes financières plus importantes encore. Il ne s'agit nullement de mesures sociales comme en témoigne la prévision de près de 5000 licenciements à Alstom et de 10 500 dans 15 banques au Japon qui perçoivent des fonds publics. En effet, dans ce dernier cas, si ces banques veulent continuer à bénéficier du soutien de l'Etat sans lequel elles couleraient, elles n'ont d'autre choix que d'appliquer ses directives : améliorer, par des "dégraissages", leur bilan financier menacé et fragilisé par 50 milliards de dollars de créances douteuses qui risquent de ne jamais être récupérées. Et encore, de telles estimations qui émanent de l'Etat sont, d'après des analystes indépendants, bien en deçà de la réalité (d'après BBC News du 19 septembre).
Un retour vers les conditions de vie de la classe ouvrière au 19e siècle
Pour rendre plus acceptables aux yeux des prolétaires leurs conditions de vie actuelles, il arrive que la bourgeoisie se plaise à rappeler ce qu'elles étaient aux 18e et 19e siècle. Ils s'entassaient dans de véritables taudis insalubres ; hommes, femmes, enfants subissaient des conditions de travail inhumaines, avec en particulier des journées de travail pouvant atteindre 18 heures dans certains cas. L'affaiblissement de la force de travail qui en résultait risquait de constituer une entrave à l'exploitation et donc à l'accumulation capitaliste. De même, les poches de misère qui se développaient dans les villes industrielles devenaient une source croissante d'épidémies meurtrières en premier lieu pour la classe ouvrière elle-même, mais menaçant également toute la population, petite-bourgeoisie et bourgeoisie incluses. C'est la raison pour laquelle le développement de la lutte ouvrière pour obtenir des réformes permettant une amélioration des conditions de vie coïncidait avec les intérêts généraux du capitalisme dès lors que le développement de celui-ci n'avait pas encore atteint ses limites historiques. C'est cette situation qu'illustre la citation suivante de Marx extraite de Salaires, prix et profits à propos de la lutte pour la diminution de la journée de travail : "[les économistes officiels] nous annoncèrent de grands maux (au cas où la loi des dix heures serait obtenue par les travailleurs) : l'accumulation diminuée, les prix en hausse, les marchés perdus, la production ralentie, avec réaction inévitable sur les salaires, enfin la ruine (...) Le résultat ? Une hausse des salaires en argent pour les ouvriers des fabriques, en dépit du raccourcissement de la journée de travail, une augmentation importante des bras employés, une chute continue du prix des produits, un développement merveilleux des forces productives de leur travail, une expansion inouïe des marchés pour leurs marchandises". En revanche, dès lors que, ayant cessé d'être un système progressiste, le capitalisme est entré dans une période de déclin, il a été poussé par ses propres contradictions à attaquer toujours plus profondément les conditions de vie de la classe ouvrière. Toutes les luttes de résistance que la classe ouvrière a développées au cours du 20eme siècle, bien qu'ayant effectivement freiné la violence des attaques, ont cependant été impuissantes à inverser la tendance globale à la dégradation de ses conditions de vie. Cela, seul le renversement du capitalisme sera en mesure de le permettre.
Des situations de plus en plus catastrophiques dues à la détérioration de l'environnement
Des torrents de boue qui engloutissent des habitations de fortune, des cyclones qui les démantèlent, des tremblements de terre qui disloquent des immeubles construits à bon marché, avec plus de sable que de ciment, la perte par milliers de vies humaines, complètement démunies face aux éléments naturels déchaînés du fait de la misère qui les étreint, tout cela constitue, depuis des décennies, le lot commun des contrées du Tiers-Monde à la dérive. Mais, désormais, de telles catastrophes n'épargnent plus le coeur du monde industrialisé qui, lui aussi, compte de plus en plus de démunis et où commencent nettement à se faire sentir, depuis quelques années, les effets du dérèglement climatique de la planète. Même si les différences demeurent considérables, il apparait de plus en plus clairement que c'est bien la situation du Tiers-Monde qui indique le futur des grands pays industrialisés et non pas l'inverse. Alors que l'humanité n'avait jamais été aussi près de pouvoir dominer la nature pour vivre en harmonie avec elle, grâce à l'énorme pas en avant dans le développement des forces productives qu'avait permis le capitalisme, l'Europe, le berceau du développement de ce système, est de plus en plus impuissante face aux éléments naturels, comme en témoigne la courte rétrospective suivante sur un an seulement : - Eté 2003 : la canicule a aussi été à l'origine des incendies de forêts les plus importants jamais recensés dans ces contrées et faisant de nombreux morts. Près de 20% des surfaces boisées d'un pays comme le Portugal sont parties en fumée. - Janvier 2003 : la vague de froid qui s'est abattue sur l'Europe s'est soldée par de nombreux morts, comme c'est désormais régulièrement le cas chaque fois que le thermomètre affiche moins de zéro degré en hiver : un millier en Russie, quelques dizaines en Europe de l'Ouest. Ce dernier chiffre peut sembler dérisoire au regard de certains autres, mais il mérite néanmoins d'être relevé dans la mesure où il correspond à un phénomène tout à fait nouveau. - Septembre 2002 : une gigantesque montagne d'eau descend des Cévennes (Sud-Est de la France) en dévastant tout ce qui se trouve sur son passage, transformant en marécage toute une région couvrant trois départements. Bilan : une quarantaine de morts, ponts effondrés, chemins de fer, autoroutes, lignes téléphoniques coupés. - Août 2002 : depuis les rives de la Mer Noire jusqu'aux régions de l'Allemagne de l'Est, la Bavière, la République tchèque, l'Autriche se trouvent noyées par les eaux débordées de l'Elbe, du Danube et de leurs affluents. Les inondations, conséquence de pluies interminables, ont touché les campagnes, les villes, petites et grandes : 100 000 personnes évacuées à Dresde, des quartiers entiers dévastés à Prague, à Vienne, ponts de chemins de fer détruits, complexes chimiques menacés, pertes financières pharamineuses et surtout, des morts qui se comptent par dizaines un peu partout. Tout comme les autres aspects de la décomposition de la société capitaliste, la menace qui pèse sur l'environnement souligne le fait que, plus le prolétariat tarde à faire sa révolution, plus grand est le danger que le cours vers la destruction et le chaos n'atteigne le point de non retour qui rendrait impossible la lutte pour la révolution et la construction d'une société nouvelle (cf. Revue Internationale n° 63 ; "Mensonges et vérités de l'écologie ; c'est le capitalisme qui pollue la terre").
Le chaos et la guerre sont les seules perspectives offertes par le capitalisme
Comme nous l'avons exposé à différentes reprises dans nos colonnes, la première puissance mondiale est en permanence contrainte de prendre l'initiative sur le plan militaire, là où s'exprime son écrasante supériorité par rapport à tous ses rivaux, afin de défendre face à ceux-ci un leadership mondial qui lui est de plus en plus contesté. Depuis la première guerre du Golfe, les conflits majeurs ont été le produit d'une fuite en avant de la part des Etats-Unis talonnés par cette contradiction insurmontable : chaque nouvelle offensive, tout en faisant taire momentanément la contestation du leadership américain, crée en même temps les conditions pour une relance de celle-ci en favorisant les frustrations et le développement d'un sentiment anti-américain. L'escalade qui, depuis septembre 2001, a amené les Etats-Unis (sous prétexte de guerre contre le terrorisme et les "dictateurs dangereux") à occuper militairement, sans se soucier de l'ONU et l'OTAN, l'Afghanistan et l'Irak, n'échappe pas à cette logique. Néanmoins, aucun des conflits précédents n'avait comme l'Afghanistan, mais surtout l'Irak, engendré une situation aussi difficile à gérer pour les Etats-Unis. Forte de la facilité de sa victoire militaire sur l'Irak de Saddam Hussein, la bourgeoisie américaine ne s'attendait certainement pas à des problèmes aussi importants que ceux que lui posent actuellement l'occupation et le contrôle du pays. L'enlisement militaire des Etats-Unis en Irak renvoie à un avenir pour le moins hypothétique les belles promesses de l'administration Bush sur la reconstruction et la démocratie en Irak. Les implications d'une telle situation sont multiples. Pour tenter de maintenir l'ordre et contrôler la situation, les Etats-Unis sont contraints d'augmenter les effectifs de leurs troupes d'occupation. Signe de l'impopularité de cette mission, les professionnels volontaires deviennent plus difficiles à trouver et les troupes sur place expriment ouvertement leurs états d'âme, quand ce n'est pas leur nervosité en tirant sur tout ce qui bouge, de peur de recevoir la première balle.
Avant de lancer les Etats-Unis dans cette nouvelle offensive militaire, Bush avait annoncé que la libération de ce pays allait bouleverser le paysage géopolitique de la région. C'était effectivement un objectif, non avoué évidemment, que la domination américaine sur l'Irak permette un renforcement de son influence sur toute la région, notamment en tant que moyen d'encerclement de l'Europe. Un tel scénario incluait nécessairement que les Etats-Unis soient en mesure d'imposer la "pax americana" sur tous les foyers de tensions, en particulier sur le plus explosif d'entre eux, le conflit israélo-palestinien. Bush avait d'ailleurs annoncé le règlement prochain de celui-ci. Il était tout à fait exact, comme l'a fait Bush, de considérer que l'évolution de la situation en Irak aurait une incidence sur celle des territoires occupés par Jérusalem. C'est ce que démontre aujourd'hui, à contrario des espérances de Bush, l'aggravation des affrontements dans ces territoires. L'échec actuel de la bourgeoisie américaine en Irak constitue en effet un handicap vis-à-vis de la politique de mise au pas de son turbulent allié israélien pour lui faire respecter une "feuille de route" qu'il n'a de cesse de saboter. De telles difficultés de la bourgeoisie américaine pour imposer ses exigences à Israël ne sont pas nouvelles et expliquent en partie l'échec des différents plans de paix tentés depuis 10 ans. Néanmoins, elles n'ont jamais été aussi lourdes de conséquences qu'aujourd'hui. C'est ce qu'illustre la politique à courte vue qu'un Sharon est capable d'imposer au Moyen-Orient, basée exclusivement sur la recherche de l'escalade dans la confrontation avec les palestiniens en vue de les chasser des territoires occupés. Même si, à l'image du reste du monde, il n'y a pas de paix possible dans cette région, la carte jouée par Sharon, le boucher de Sabra et Chatila (2), ne pourra qu'aboutir à des bains de sang qui ne régleront pas pour autant, pour Israël, le problème palestinien. Au contraire, celui-ci reviendra, tel un boomerang, notamment à travers une recrudescence du terrorisme encore plus incontrôlable qu'actuellement. Une telle issue ne pourra que rejaillir négativement sur les Etats-Unis qui, évidemment, ne pourront pas pour autant lâcher leur meilleur allié dans la région. Les déboires des Etats-Unis en Irak affectent leur crédit et leur autorité sur le plan international, ce dont tous leurs rivaux ne peuvent que se réjouir et qu'ils vont tenter d'exploiter. A la faveur de ces circonstances, le plus bruyant d'entre eux, la France s'est permis l'outrecuidance, par la voix de Chirac à l'assemblée générale de l'ONU, sous prétexte d'exprimer sa différence par rapport à son "grand allié de toujours", de signifier à Bush qu'il a commis une erreur en intervenant en Irak, malgré les réserves que ce projet avait suscité de la part de nombreux pays, dont la France. Plus préoccupant pour les Etats-Unis, ils n'ont pas jusqu'à aujourd'hui pu obtenir, malgré leurs appels renouvelés, qu'une autre grande puissance, en dehors de la Grande-Bretagne qui a participé dés le début à l'opération militaire, vienne renforcer à leurs côtés le contingent des troupes d'occupation en Irak. L'Espagne, qui n'est pas une grande puissance, a expédié un détachement militaire tout à fait symbolique. Seule la Pologne, qui est une puissance encore moins grande, a répondu positivement aux avances américaines l'invitant à parader au soleil dans la cour des grands. Il sera également difficile pour les Etats-Unis de trouver beaucoup de volontaires pour financer avec eux le coût de la stabilisation et de la reconstruction de l'Irak. En fait la bourgeoisie américaine se trouve dans une impasse résultant elle-même de l'impasse de la situation mondiale qui ne peut se résoudre, du fait des circonstances historiques actuelles, à travers la marche vers une nouvelle guerre mondiale. En l'absence de cette issue bourgeoise radicale à la crise mondiale actuelle, qui signifierait à coup sûr la disparition de l'humanité, cette dernière s'enfonce progressivement dans le chaos et la barbarie qui caractérisent la phase ultime actuelle de décomposition du capitalisme. La situation présente de faiblesse relative des Etats-Unis a suscité une ardeur renouvelée de ses rivaux à reprendre l'offensive. Ainsi le 20 septembre avait lieu à Berlin une rencontre entre G. Schröder, J. Chirac et T. Blair où s'est dégagé un accord des trois dirigeants sur l'idée de doter l'Europe d'un état-major opérationnel autonome, modalité qui se heurtait jusqu'alors à l'hostilité de la bourgeoisie britannique. Les quelques pas de cette dernière en direction de rivaux avérés des Etats-Unis ne sont pas étrangers au fait que la Grande-Bretagne fait aussi les frais de la mésaventure irakienne et qu'il est plus que nécessaire pour elle d'équilibrer ses alliances, à travers différents contrepoids à l'influence américaine. La déclaration de Blair au terme de cette rencontre est tout à fait éloquente : "Nous avons sur la défense européenne une position de plus en plus commune" (cité par le journal Le Monde du 23 septembre). De même, à l'occasion de l'assemblée plénière de l'ONU qui vient de se tenir au mois de septembre, les 25 membres de l'Europe Elargie ont tous voté, vraisemblablement sous l'initiative de l'Allemagne et de la France, en faveur d'un texte qui ne peut qu'accentuer l'embarras des Etats-Unis face à la politique de son allié Israël, puisqu'il condamne la décision de Sharon d'expatrier Arafat (3). A travers ce vote symbolique, ce qui est visé c'est l'image des Etats-Unis pour la ternir davantage encore. Parmi les vingt-cinq membres de l'Europe Elargie qui ont ainsi implicitement critiqué les Etats-Unis, une majorité avait, avant le déclenchement de la guerre en Irak, peu ou prou soutenu l'option américaine contre le trio France, Allemagne, Russie. Ce fait, de même que l'évolution récente de la position de la Grande-Bretagne à propos de l'état-major opérationnel autonome européen, viennent illustrer une caractéristique de la période ouverte par la disparition des blocs impérialistes, mise en évidence par le CCI suite à la guerre du Golfe : "Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les évènements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au "chacun pour soi", où les alliances entre Etats n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment." (cf. Revue Internationale n°64 ; "Militarisme et décomposition"). C'est à juste titre que les révolutionnaires ont comparé les moeurs de la bourgeoisie à celles des gangsters. Mais, alors que par le passé il existait des règles chez les uns et les autres destinées à "encadrer" leurs forfaits, celles-ci volent aujourd'hui en éclat laissant la place à des comportements sans foi ni loi. Schröder en a récemment donné une brillante illustration en déclarant être entièrement d'accord avec G. Bush suite à la rencontre qu'il venait d'avoir avec lui en marge des travaux de l'assemblée de l'ONU, alors que jusqu'à présent il était avec la France, le porte drapeau de l'anti-américanisme.
Les responsabilités de la classe ouvrière
Avec l'effondrement du bloc de l'Est et la désintégration du bloc occidental disparaissait, au début des années 1990, la menace d'un conflit nucléaire mondial qui, en anéantissant l'humanité, aurait mis un terme brutal aux contradictions du capitalisme. C'est dans un contexte différent, éliminant pour toute une période la possibilité d'un conflit mondial, que ces contradictions ont continué à s'exprimer depuis lors sous la forme d'un phénomène de plus en plus accentué de décomposition du capitalisme, imprimant sa marque à tous les aspects de la vie de la société. Cela ne peut pas constituer un motif de consolation puisque : "La décomposition mène, comme son nom l'indique, à la dislocation et à la putréfaction de la société, au néant. Laissée à sa propre logique, à ses conséquences ultimes, elle conduit l'humanité au même résultat que la guerre mondiale. Etre anéanti brutalement par une pluie de bombes thermonucléaires dans une guerre généralisée ou bien par la pollution, la radioactivité des centrales nucléaires, la famine, les épidémies et les massacres de multiples conflits guerriers (où l'arme atomique pourrait aussi être utilisée), tout cela revient, à terme, au même" (cf. Revue Internationale n°107 ; "La décomposition phase ultime de la décadence du capitalisme"). Tant que la menace de destruction de la société était représentée uniquement par la guerre impérialiste, le fait que les luttes du prolétariat soient en mesure de se maintenir comme obstacle décisif à un tel aboutissement, suffisait à barrer la route à cette destruction. En revanche, contrairement à la guerre impérialiste généralisée qui, pour pouvoir se déchaîner, requiert l'adhésion du prolétariat aux idéaux de la bourgeoisie, la décomposition n'a nul besoin de l'embrigadement de la classe ouvrière pour détruire l'humanité. En effet, de même qu'elles ne peuvent s'opposer à l'effondrement économique, les luttes du prolétariat dans ce système ne sont pas non plus en mesure de constituer un frein à la décomposition. Pour mettre fin à la menace que constitue la décomposition, les luttes ouvrières de résistance aux effets de la crise ne suffisent plus : seule la révolution communiste peut venir à bout d'une telle menace. Malgré le coup porté par l'effondrement du bloc de l'Est à la prise de conscience du prolétariat, dont les répercussions sur le niveau de la lutte de classe sont encore loin d'être dépassées, celui-ci n'a subi aucune défaite majeure et sa combativité reste pratiquement intacte. Si l'aggravation inexorable de la crise du capitalisme est à l'origine de la progression de la décomposition, elle constitue en même temps le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe ouvrière, lesquelles sont la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. En effet, la crise met à nu les causes ultimes de l'ensemble de la barbarie qui s'abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement de système, et de l'impossibilité d'en améliorer certains aspects. Néanmoins, si la lutte défensive est nécessaire, elle est en elle-même insuffisante pour jalonner le chemin qui mène à la révolution. La compréhension des moyens et des buts de son combat par le prolétariat ne peut être que le produit d'un effort conscient de sa part, au sein duquel les organisations révolutionnaires ont un rôle primordial, pour comprendre les enjeux de sa lutte, la tactique et les pièges tendus par la classe ennemie, et pour tendre vers toujours plus d'unité.
LC (3 octobre)
(1) José Bové, porte-parole de la Confédération paysanne et un des leaders français les plus en vue de l'alter-mondialisation, archi-médiatisé par la bourgeoisie française et entretenant de bonnes relations avec toutes les composantes de la gauche et de l'extrême gauche dans ce pays, déclarait le 10 septembre à la fête de l'Humanité (quotidien du Parti communiste français) qu'il fallait " faire capoter Cancun".
(2) Sharon avait conduit avec une barbarie toute particulière l'expédition punitive israélienne dans ces deux camps de réfugiés palestiniens de Beyrouth Ouest, en septembre 1982, laquelle avait fait des milliers de morts et de blessés, hommes, femmes et enfants.
(3) Les principaux rivaux européens des Etats-Unis ont su exploiter la position très inconfortable dans laquelle se trouvent les Etats-Unis dans cette affaire. En effet, bien qu'ayant critiqué publiquement cette position d'Israël, ceux-ci ne pouvaient néanmoins pas se permettre de lâcher leur allié, ce qui les a conduit à faire usage de leur droit de veto à l'ONU pour éviter à Israël d'être condamné par une résolution.
Cela fait maintenant plus de deux ans et demi que la bourgeoisie annonce la reprise et qu'elle est obligée à chaque trimestre d'en reporter l'échéance. Cela fait aussi plus de deux ans et demi que les performances économiques sont systématiquement en deçà des prévisions forçant la classe dominante à les revoir constamment à la baisse. Commencée au second semestre 2000, la récession actuelle est d'ores et déjà l'une des plus longues depuis la fin des années 60 et, si des signes de reprise se font jour outre-atlantique, c'est encore loin d'être le cas pour l'Europe et le Japon. Encore faut-il rappeler que, si les États-Unis remontent la pente, c'est essentiellement le produit d'un interventionnisme étatique parmi les plus vigoureux de ces 40 dernières années et d'une fuite en avant dans un endettement sans précédent qui fait craindre l'éclatement d'une nouvelle bulle spéculative, immobilière cette fois. Concernant l'interventionnisme étatique visant à soutenir l'activité économique, il faut noter que le gouvernement américain a laissé filer sans retenue le déficit budgétaire. De positif qu'il était en 2001, à hauteur de 130 milliards de dollars, le solde budgétaire en est arrivé à un déficit estimé à 300 milliards en 2003 (3,6% du PNB). Aujourd'hui, l'ampleur de ce déficit ainsi que ses prévisions en augmentation, compte tenu du conflit irakien et de la diminution des recettes fiscales consécutives à la baisse des impôts, inquiètent de plus en plus la classe politique et les milieux d'affaire des États-Unis. Concernant l'endettement, la baisse drastique des taux d'intérêt par la Réserve Fédérale a non seulement eu pour objectif de soutenir l'activité mais a surtout visé au maintien de la demande des ménages grâce à la renégociation de leurs prêts hypothécaires. L'allégement du poids des remboursements des emprunts immobiliers a ainsi permis un surcroît d'endettement octroyé par les banques. La dette hypothécaire des ménages américains s'est ainsi accrue de 700 milliards de dollars (plus de deux fois le déficit public !). L'accroissement de la triple dette américaine, de l'État, des ménages et extérieure explique que les États-Unis ont pu rebondir plus rapidement que les autres pays. Cependant, le rebond de ce pays ne pourra se maintenir que si son activité économique reste soutenue à moyen terme sous peine de se retrouver comme le Japon, il y a plus d'une dizaine d'années, face à l'éclatement d'une bulle spéculative immobilière et d'être en cessation de paiements face à toutes une série de créances non recouvrables. L'Europe ne peut guère se payer un tel luxe puisque ses déficits étaient déjà imposants au moment de l'éclatement de la récession et que les conséquences de cette dernière n'ont fait que les creuser un peu plus. Ainsi, l'Allemagne et la France qui représentent le coeur économique de l'Europe sont aujourd'hui désignées comme les plus mauvaises élèves de la classe avec des déficits publics s'élevant à 3,8% pour la première et 4% pour la seconde. Ces niveaux sont déjà bien au-delà du plafond fixé par le traité de Maastricht (3%) et menacent ainsi ces pays de subir les foudres de la Commission européenne et les amendes prévues à l'égard des contrevenants. Ceci restreint d'autant les capacités de l'Europe à mener une politique conséquente de relance à la mesure des enjeux. De plus, en organisant la baisse du Dollar face à l'Euro pour réduire leur déficit commercial, les États-Unis vont peser sur la relance dans une Europe qui a de plus en plus de peine à dégager des excédents à l'exportation. Il n'est pas étonnant dès lors que les pays de l'axe centre européen comme l'Allemagne, la France, la Hollande et l'Italie soient en récession et que les autres n'en soient pas loin.
Ceux qui, lors de la chute du mur de Berlin, ont cru aux discours de la bourgeoisie sur l'avènement d'une nouvelle ère de prospérité et l'ouverture du 'marché des pays de l'Est' en sont pour leurs frais. Ainsi la réunification de l'Allemagne, loin de représenter un tremplin pour la 'domination allemande', constitua et constitue toujours un lourd fardeau pour ce pays. L'Allemagne, qui était la locomotive de l'Europe, est devenue depuis la réunification le wagon de queue qui peine à suivre le rythme du train. L'inflation est basse et frise la déflation, les taux d'intérêts réels élevés dépriment encore plus l'activité et l'existence de l'Euro interdit désormais de mener des politiques de dévaluation compétitive de la monnaie nationale. Le chômage, la modération salariale et la récession ont pour effet une stagnation du marché intérieur encore jamais observée lors des précédents replis de la conjoncture dans ce pays. De même, la future intégration des pays de l'Est au sein de l'Europe pèsera encore plus sur la conjoncture économique. Tout ceci a pour conséquence inéluctable un accroissement drastique des attaques contre les conditions de travail et le niveau de vie de la classe ouvrière. Mesures d'austérité, licenciements massifs et aggravation sans précédent de l'exploitation au travail sont sur tous les agendas de la bourgeoisie partout dans le monde. Selon les statistiques officielles largement sous-estimées, le chômage est en route pour atteindre les 5 millions en Allemagne, 6,1% aux États-Unis et les 10% en France à la fin de cette année. En Europe, l'axe franco-allemand, avec le plan Raffarin et l'Agenda 2010 de Schröder, donne le ton de la politique qui est menée un peu partout : creusement du déficit budgétaire, réduction des impôts pour les hauts revenus, assouplissement du droit de licenciement, réduction des indemnités de chômage et allocations diverses, diminution du remboursement des soins de santé et recul de l'âge de la retraite. Les pensionnés font aujourd'hui particulièrement les frais de l'austérité laquelle détruit définitivement l'idée de la possible existence d'un 'repos bien mérité' après une vie de dur labeur. Ainsi, aux États-Unis, avec la faillite ou les pertes de nombreux fonds de pension suite au krach boursier, l'on assiste à une entrée massive de retraités sur le marché de l'emploi, contraints qu'ils sont de se remettre au travail pour survivre. La classe ouvrière doit faire face à une vaste offensive d'austérité à tout crin qui n'aura d'ailleurs d'autre conséquence sur le plan économique que de prolonger encore plus la récession et d'engendrer de nouvelles attaques.
Le déclin ininterrompu du taux de croissance depuis la fin des années 60 (Cf. Notre article "Les oripeaux de la 'prospérité économique' arrachés par la crise" dans la Revue internationale n°114 ainsi que le graphique ci-dessous) démasque bien l'immense bluff savamment entretenu par la bourgeoisie tout au long des années 90 sur la prétendue prospérité économique retrouvée du capitalisme grâce à la 'nouvelle' économie, la mondialisation et les recettes néo-libérales. Et pour cause, la crise n'est en rien une affaire de politique économique : si les recettes keynésiennes des années 50-60 puis néo-keynésiennes des années 70 sont arrivées à épuisement et si les recettes néo-libérales des années 80 et 90 n'ont rien pu résoudre c'est bien parce que la crise mondiale ne résulte pas fondamentalement d'une "mauvaise gestion de l'économie" mais qu'elle relève des contradictions de fond qui traversent la mécanique du capitalisme. Si la crise n'est pas une affaire de politique économique, c'est encore moins une affaire d'équipe gouvernementale. Qu'ils soient de gauche ou de droite, les gouvernements ont utilisé tour à tour toutes les recettes disponibles. Ainsi, les gouvernements américain et anglais actuels, identifiés comme les plus néo-libéraux et pro-mondialisation sur le plan économique, sont de couleurs politiques différentes et utilisent aujourd'hui les recettes les plus vigoureusement néo-keynésiennes qui soient en laissant filer leurs déficits publics. De même, à regarder de plus près les programmes d'austérité du gouvernement Schröder (social-démocrate - écologiste) et Raffarin (droite libérale), force est de constater qu'ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau et mettent en application les mêmes mesures.
Face à cette spirale de crise et d'austérité ininterrompue depuis plus de 35 ans, l'une des responsabilités majeures des révolutionnaires est de démontrer qu'elle trouve ses racines dans l'impasse historique du capitalisme, dans l'obsolescence de ce qui est au coeur de son rapport de production fondamental, le salariat (1). En effet, le salariat concentre en lui à la fois toutes les limites sociales, économiques et politiques à la production du profit capitaliste et, de par son mécanisme même, pose également les obstacles à la réalisation pleine et entière de ce dernier (2). La généralisation du salariat fut à la base de l'expansion du capitalisme au 19e siècle et, à partir de la première guerre mondiale, de l'insuffisance relative des marchés solvables eu égard aux besoins de l'accumulation. Contre toutes les fausses explications mystificatrices de la crise, il y va de la responsabilité des révolutionnaires de souligner cette impasse, de montrer en quoi le capitalisme, s'il a été un mode de production nécessaire et progressif, est aujourd'hui historiquement dépassé et mène l'humanité à sa perte. Comme pour toutes les phases de décadence des modes antérieurs de production (féodal, antique, etc.) cette impasse réside dans le fait que le rapport social de production fondamental est devenu trop étroit et ne permet plus d'impulser comme auparavant le développement des forces productives (3). Pour la société d'aujourd'hui, le salariat constitue désormais ce frein au plein développement des besoins de l'humanité. Seules l'abolition de ce rapport social et l'instauration du communisme permettront à l'humanité de se libérer des contradictions qui l'assaillent.
Or, depuis la chute du mur de Berlin, la bourgeoisie n'a eu de cesse de mener des campagnes sur 'l'inanité du communisme', 'l'utopie de la révolution' et la 'dilution de la classe ouvrière' en une masse de citoyens dont la seule forme d'action légitime serait la réforme 'démocratique' d'un capitalisme présenté désormais comme le seul horizon indépassable de l'humanité. Dans cette vaste escroquerie idéologique, c'est aux altermondialistes qu'est dévolu le monopole de la contestation. La bourgeoisie ne ménage pas sa peine pour leur donner un rôle de premier plan comme interlocuteurs privilégiés de sa propre critique : une large place est laissée dans les médias aux analyses et actions de ce courant, des invitations occasionnelles sont faites lors de sommets et autres rencontres officielles à leur plus éminents représentants, etc. Et pour cause, le fond de commerce des altermondialistes est le complément parfait à la campagne idéologique de la bourgeoisie sur 'l'utopie du communisme' puisqu'ils partent des mêmes postulats : le capitalisme serait le seul système possible et sa réforme la seule alternative. Pour ce mouvement, avec l'organisation ATTAC en tête et son conseil 'd'experts en économie', le capitalisme pourrait être humanisé pour autant que le 'bon capitalisme régulé' chasse le 'mauvais capitalisme financier'. La crise serait la conséquence de la dérégulation néo-libérale et de la mainmise du capitalisme financier imposant sa dictature des 15% comme rendement obligé au capitalisme industriel... le tout ayant été décidé dans une obscure réunion tenue en 1979 appelé 'le consensus de Washington'. L'austérité, l'instabilité financière, les récessions, etc. ne seraient que les conséquences de ce nouveau rapport de forces qui se serait établi au sein de la bourgeoisie au profit du capital usuraire. D'où les idées de 'réguler la finance', la 'faire reculer' et de 'réorienter les investissements vers la sphère productive', etc.
Dans cette ambiance de confusion générale sur les origines et les causes de la crise, il s'agit pour les révolutionnaires de rétablir une compréhension claire des bases de celle-ci et, surtout, de montrer qu'elle est le produit de la faillite historique du capitalisme. En d'autres termes, il s'agit pour eux de réaffirmer la validité du marxisme dans ce domaine. Malheureusement, à regarder les analyses de la crise proposées par les groupes du milieu politique prolétarien comme le PCInt - Programme Communiste ou le BIPR, force est de constater qu'ils sont loin d'une telle réaffirmation et notamment d'être capables de se démarquer de l'idéologie ambiante véhiculée par l'altermondialisme. Certes, ces deux groupes appartiennent incontestablement au camp prolétarien et se distinguent fondamentalement de la mouvance altermondialiste par leurs dénonciations des illusions réformistes et par la défense de la perspective de la révolution communiste. Cependant, leur propre analyse de la crise est largement empruntée au gauchisme défroqué de cette mouvance. Morceaux choisis : "Les gains issus de la spéculation sont si importants qu'ils ne sont pas seulement attractifs pour les entreprises 'classiques' mais aussi pour bien d'autres, citons entre autres, les compagnies d'assurance ou les fonds de pension dont Enron est un excellent exemple (...) La spéculation représente le moyen complémentaire, pour ne pas dire principal, pour la bourgeoisie, de s'approprier la plus-value (...) Une règle s'est imposée, fixant à 15% l'objectif minimum de rendement pour les capitaux investis dans les entreprises. Pour atteindre ou dépasser ce taux de croissance des actions, la bourgeoisie a dû accroître les conditions d'exploitation de la classe ouvrière : les rythmes de travail ont été intensifiés, les salaires réels baissés. Les licenciements collectifs ont touché des centaines de milliers de travailleurs." (BIPR in Bilan et Perspectives n°4, p. 6). On peut déjà relever que c'est une curieuse façon de poser le problème pour un groupe qui se proclame "matérialiste" et qui considère même que le CCI est "idéaliste". "Une règle s'est imposée" nous dit le BIPR. S'est-elle imposée toute seule ? Nous ne ferons pas l'injure au BIPR de lui attribuer une telle idée. C'est une classe, un gouvernement ou une organisation humaine donnée qui a imposé cette nouvelle règle ; mais pourquoi ? Parce que certains puissants de ce monde sont brusquement devenus plus rapaces et méchants que d'habitude ? Parce que les "méchants" l'on emporté sur les "bons" (ou les "moins méchants"). Ou tout simplement, comme le considère le marxisme, parce les conditions objectives de l'économie mondiale ont obligé la classe dominante à intensifier l'exploitation des prolétaires. Ce n'est malheureusement pas ainsi que ce passage pose le problème. De plus, et c'est encore plus grave, c'est un discours que l'on pourrait lire dans n'importe quel opuscule altermondialiste : c'est la spéculation financière qui est devenue la principale source du profit capitaliste (!), c'est la spéculation financière qui impose sa règle des 15% aux entreprises, c'est la spéculation financière qui est responsable de l'aggravation de l'exploitation, des licenciements massifs et de la baisse des salaires et c'est même la spéculation financière qui est à la source d'un processus de désindustrialisation et de la misère sur l'ensemble de la planète "L'accumulation des profits financiers et spéculatifs alimente un processus de désindustrialisation entraînant chômage et misère sur l'ensemble de la planète" (idem p. 7). Quant au PCInt - Programme Communiste, ce n'est guère mieux même si c'est dit en termes plus généraux et qu'il se couvre de l'autorité de Lénine : "Le capital financier, les banques deviennent en vertu du développement capitaliste les véritables acteurs de la centralisation du capital, accroissant la puissance de gigantesques monopoles. Au stade impérialiste du capitalisme, c'est le capital financier qui domine les marchés, les entreprises, toute la société, et cette domination conduit elle-même à la concentration financière jusqu'au point où "le capital financier, concentré en quelques mains et exerçant un monopole de fait, prélève des bénéfices énormes toujours croissants sur la constitution de firmes, les émissions de valeurs, les emprunts d'État, etc., affermissant la domination des oligarchies financières et frappant la société tout entière d'un tribut au profit des monopolistes" (Lénine, in L'impérialisme stade suprême du capitalisme). Le capitalisme qui naquit du minuscule capital usuraire, termine son évolution sous la forme d'un gigantesque capital usuraire" (Programme Communiste n°98, p.1). Voici à nouveau une dénonciation sans appel du capital financier parasitaire qui pourrait plaire au plus radical des altermondialistes (4). On chercherait en vain dans ces quelques extraits une quelconque démonstration que c'est bien le capitalisme comme mode de production qui a fait son temps, que c'est le capitalisme comme un tout qui est responsable des crises, des guerres et de la misère du monde. On chercherait en vain la dénonciation de l'idée centrale des altermondialistes selon laquelle ce serait le capital financier qui serait la cause des crises alors que c'est le capitalisme comme système qui est au coeur du problème. En reprenant des pans entiers de l'argumentation altermondialiste, ces deux groupes de la Gauche Communiste laissent la porte grande ouverte à l'opportunisme théorique envers les analyses gauchistes. Celles-ci présentent la crise comme la conséquence de l'instauration d'un nouveau rapport de forces qui se serait instauré au sein de la bourgeoisie entre l'oligarchie financière et le capital industriel. Les oligopoles financiers auraient pris le dessus sur le capital des entreprises au moment de la décision prise à Washington de brusquement relever les taux d'intérêt.
En réalité, il n'y a guère eu de 'triomphe des banquiers sur les industriels', c'est la bourgeoisie comme un tout qui est passée à la vitesse supérieure dans son offensive contre la classe ouvrière.
La dénonciation de la financiarisation est aujourd'hui un thème commun à tous les économistes dit 'critiques'. L'explication en vogue à l'heure actuelle parmi ces 'critiques du capitalisme' est de prétendre que le taux de profit a effectivement augmenté mais qu'il a été confisqué par l'oligarchie financière de sorte que le taux de profit industriel ne s'est pas rétabli significativement, expliquant par là l'absence de redémarrage de la croissance (cf. graphique ci-dessous).
Il est exact que depuis le début des années 80, suite à la décision prise en 1979 de faire remonter les taux d'intérêt, une part importante de la plus-value extraite n'est plus accumulée via l'autofinancement des entreprises mais est distribuée sous forme de revenus financiers. La réponse dominante à ce constat est de présenter cette croissance de la financiarisation comme une ponction sur le profit global qui l'empêcherait ainsi de s'investir productivement. La faiblesse de la croissance économique s'expliquerait donc par le parasitisme de la sphère financière, par l'hypertrophie du 'capital usuraire'. De là les 'explications' pseudo marxistes s'appuyant sur les maladresses de Lénine "le capital financier, concentré en quelques mains et exerçant un monopole de fait, prélève des bénéfices énormes toujours croissants sur la constitution de firmes, les émissions de valeurs, les emprunts d'État, etc. affermissant la domination des oligarchies financières et frappant la société tout entière d'un tribut au profit des monopolistes" selon lesquelles les profits financiers exerceraient une véritable 'ponction' sur les entreprises (le fameux return de 15%). Cette analyse est un retour à l'économie vulgaire où le capital pourrait choisir entre l'investissement productif et les placements financiers en fonction de la hauteur relative du taux de profit d'entreprise et du taux d'intérêt. Sur un plan plus théorique, ces approches de la finance comme élément parasitaire renvoient à deux théories de la valeur et du profit. L'une, marxiste, dit que la valeur existe préalablement à sa répartition et est exclusivement produite dans le procès de production à travers l'exploitation de la force de travail. Dans le Livre III du Capital, Marx précise que le taux d'intérêt est "...une partie du profit que le capitaliste actif doit payer au propriétaire du capital, au lieu de la mettre dans sa poche". En cela Marx se distingue radicalement de l'économie bourgeoise qui présente le profit comme l'addition des revenus des facteurs (revenus du facteur travail, revenus du facteur capital, revenus du facteur foncier, etc.). L'exploitation disparaît puisque chacun des facteurs est rémunéré selon sa propre contribution à la production : "pour les économistes vulgaires qui essaient de présenter le capital comme source indépendante de la valeur et de la création de valeur, cette forme est évidemment une aubaine, puisqu'elle rend méconnaissable l'origine du profit" (Marx). Le fétichisme de la finance consiste dans l'illusion que la détention d'une part de capital (une action, un Bon du Trésor, une obligation, etc.) vont, au sens propre du terme, 'produire' des intérêts. Détenir un titre c'est s'acheter un droit à recevoir une fraction de la valeur créée mais cela ne crée en soi aucune valeur. C'est le travail et exclusivement lui qui confère de la valeur à ce qui est produit. Le capital, la propriété, une action, un livret d'épargne, un stock de machines ne produisent quoi que ce soit par eux-mêmes. Ce sont les hommes qui produisent (5). Le capital 'rapporte', au sens où un chien de chasse rapporte le gibier. Il ne crée rien, mais il donne à son propriétaire le droit à une part de ce qu'à créé celui qui s'en est servi. En ce sens le capital désigne moins un objet qu'un rapport social : une partie du fruit du labeur de certains aboutit entre les mains de qui possède le capital. L'idéologie altermondialiste inverse l'ordre des choses en confondant l'extraction de la plus-value d'avec sa répartition. Le profit capitaliste tire exclusivement sa source de l'exploitation du travail, il n'existe pas de profits spéculatifs pour l'ensemble de la bourgeoisie (même si tel ou tel secteur particulier peut gagner à la spéculation) ; la Bourse ne crée pas de valeur. L'autre théorie, flirtant avec l'économie vulgaire, conçoit le profit global comme la somme d'un profit industriel d'un côté et d'un profit financier de l'autre. Le taux d'accumulation serait faible parce que le profit financier serait supérieur au profit industriel. C'est une vision héritée en droite ligne des défunts partis staliniens qui ont répandu une critique 'populaire' du capitalisme vu comme la confiscation d'un profit 'légitime' par une oligarchie parasitaire (les 200 familles, etc.). L'idée est ici la même ; elle repose sur un véritable fétichisme de la finance selon laquelle la Bourse serait un moyen de créer de la valeur au même titre que l'exploitation du travail. C'est en cela que réside toute la mystification sur la taxe Tobin, la régulation et l'humanisation du capitalisme répandue par les altermondialistes. Tout ce qui transforme une contradiction subséquente (la financiarisation) en contradiction principale porte en soi le danger d'un glissement typiquement gauchiste consistant à séparer le bon grain de l'ivraie : d'un côté le capitalisme qui investit, de l'autre celui qui spécule. Cela mène à voir la financiarisation comme une espèce de parasite sur un corps capitaliste sain. La crise ne disparaîtra pas, même après l'abolition du 'gigantesque capital usuraire' si cher à Programme Communiste. D'une certaine manière, insister sur la financiarisation du capitalisme conduit à sous-estimer la profondeur de la crise en laissant entendre qu'elle proviendrait du rôle parasite de la finance qui exigerait des taux de profit trop élevés aux entreprises les empêchant ainsi de réaliser leurs investissements productifs. Si telle était bien la racine de la crise, alors une "euthanasie des rentiers" (Keynes) suffirait à la résoudre.
Ces glissements gauchistes au niveau de l'analyse mènent à présenter un certain nombre de données économiques qui cherchent à démontrer, en citant des chiffres qui donnent le vertige, cette domination absolue de la finance, et l'énormité des ponctions qu'elle opère : "... les grandes entreprises virent leurs investissements s'orienter vers les marchés financiers, supposés plus 'porteurs' (...) Ce marché phénoménal se développe à une vitesse bien supérieure à celui de la production (...) En ce qui concerne la spéculation monétaire sur les 1300 milliards de dollars qui se déplaçaient en 1996, chaque jour entre les différentes monnaies, 5 à 8% au maximum correspondaient au paiement de marchandises ou de services vendus d'un pays à l'autre (il convient d'y ajouter les opérations de change non spéculatives). 85% de ces 1300 milliards correspondaient donc à des opérations quotidiennes purement spéculatives ! Les chiffres sont à réactualiser, gageons que les 85% sont aujourd'hui dépassés" (BIPR, Bilan et Perspectives n°4, p.6). Oui ils ont été dépassés et les montants ont atteints les 1500 milliards de dollars, soit presque la totalité de la dette du Tiers-Monde... mais ces chiffres ne font peur qu'aux ignorants car ils n'ont aucun sens ! En réalité cet argent ne fait que tourner et les sommes annoncées sont d'autant plus importantes que le carrousel va vite. Il suffit de s'imaginer une personne convertissant 100 chaque demi-heure pour spéculer entre les monnaies ; au bout de 24 heures les transactions totales se seront élevées à 4800, et si elle spéculait chaque quart d'heure les transactions totales auront doublé... mais cette somme est purement virtuelle car la personne ne possède toujours que 100 plus 5 ou moins 10 suivant son talent dans l'art de la spéculation. Malheureusement cette présentation médiatique des faits, reprise par le BIPR, crédibilise les interprétations de la crise comme un produit de l'action parasitaire de la finance. En réalité, c'est l'augmentation de la sphère financière qui s'explique par celle de la plus-value non-accumulée. C'est la crise de surproduction et donc la raréfaction des lieux d'accumulation rentables qui engendrent la rétribution de plus-value sous forme de revenus financiers, et non la finance qui s'oppose ou se substitue à l'investissement productif. La financiarisation correspond à l'augmentation d'une fraction de la plus-value qui ne trouve plus à être réinvestie avec profit (6). La distribution de revenus financiers n'est pas automatiquement incompatible avec l'accumulation basée sur l'autofinancement des entreprises. Lorsque les profits tirés de l'activité économique sont attractifs, les revenus financiers sont réinvestis et participent de manière externe à l'accumulation des entreprises. Ce qu'il faut expliquer, ce n'est pas que les profits sortent par la porte sous forme de distribution de revenus financiers, mais que ces derniers ne reviennent pas par la fenêtre pour se réinvestir productivement dans le circuit économique. Si une partie significative de ces sommes était réinvestie, cela devrait se traduire par une élévation du taux d'accumulation. Si cela ne se produit pas c'est parce qu'il y a crise de surproduction et donc raréfaction des lieux d'accumulation rentables. Le parasitisme financier est un symptôme, une conséquence des difficultés du capitalisme et non la cause à la racine de ces difficultés. La sphère financière est la vitrine de la crise parce que c'est là que surgissent les bulles boursières, les effondrements monétaires et les turbulences bancaires. Mais ces bouleversements sont la conséquence de contradictions qui ont leur origine dans la sphère productive.
Que s'est-il passé depuis une vingtaine d'années ? L'austérité et la baisse des salaires (7) ont permis de rétablir le taux de profit des entreprises mais ces profits accrus n'ont pas conduit à un relèvement du taux d'accumulation (l'investissement) et donc de la productivité du travail. La croissance est ainsi restée dépressive (Cf. graphique ci-dessous).
En bref, le freinage du coût salarial a restreint les marchés, nourri les revenus financiers et non le réinvestissement des profits. Mais pourquoi aujourd'hui y a-t-il un si faible réinvestissement alors que les profits des entreprises ont été rétablis ? Pourquoi l'accumulation ne redémarre-t-elle pas suite à la remontée du taux de profit depuis plus de vingt ans ? Marx, et Rosa Luxemburg à sa suite, nous ont enseigné que les conditions de la production (l'extraction de la plus-value) sont une chose et que les conditions de réalisation de ce surtravail cristallisé dans les marchandises produites en sont une autre. Le surtravail cristallisé dans la production ne devient de la plus-value sonnante et trébuchante, de la plus-value accumulable, que si les marchandises produites ont été vendues sur le marché. C'est cette différence fondamentale entre les conditions de la production et celles de la réalisation qui nous permet de comprendre pourquoi il n'y a pas de lien d'automatique entre le taux de profit et la croissance.
Le graphique ci-dessus résume bien l'évolution du capitalisme depuis la Seconde Guerre mondiale. L'exceptionnelle phase de prospérité après la reconstruction voit toutes les variables fondamentales du profit, de l'accumulation, de la croissance et de la productivité du travail augmenter ou fluctuer à des niveaux élevés jusqu'à la réapparition de la crise ouverte au tournant des années 1960-70. L'épuisement des gains de productivité qui commence dès les années 60 entraîne les autres variables dans une chute de concert jusqu'au début des années 80. Depuis, le capitalisme est dans une situation tout à fait inédite sur le plan économique marquée par une configuration qui associe un taux de profit élevé avec une productivité du travail, un taux d'accumulation et donc un taux de croissance médiocres. Cette divergence entre l'évolution du taux de profit et les autres variables depuis plus de 20 ans ne peut se comprendre que dans le cadre de la décadence du capitalisme. Il n'en va pas ainsi pour le BIPR qui estime aujourd'hui que le concept de décadence est à reléguer aux poubelles de l'histoire : "Quel rôle joue donc le concept de décadence sur le terrain de la critique de l'économie politique militante, c'est-à-dire de l'analyse approfondie des phénomènes et des dynamiques du capitalisme dans la période que nous vivons ? Aucun. (...) Ce n'est pas avec le concept de décadence que l'on peut expliquer les mécanismes de la crise, ni dénoncer le rapport entre la crise et la financiarisation, le rapport entre celle-ci et les politiques des super-puissances pour le contrôle de la rente financière et de ses sources" (BIPR, "Éléments de réflexion sur les crises du CCI"). Ainsi, le BIPR préfère abandonner le concept clef de décadence qui fondait ses propres positions (8) pour lui substituer les concepts en vogue dans le milieu altermondialiste de 'financiarisation' et de 'rente financière' pour 'comprendre la crise et les politiques des super-puissances'. Il en arrive même à affirmer que "...ces concepts [notamment de décadence] sont étrangers à la méthode et à l'arsenal de la critique de l'économie politique" (idem). Pourquoi le cadre de la décadence est-il indispensable pour comprendre la crise aujourd'hui ? Parce que le déclin ininterrompu des taux de croissance depuis la fin des années 60 au sein des pays de l'OCDE, avec respectivement 5,2%, 3,5%, 2,8%, 2,6% et 2,2% pour les décennies 60, 70, 80, 90 et 2000-02, confirme le retour progressif du capitalisme à sa tendance historique ouverte par la Première Guerre mondiale. La parenthèse de l'exceptionnelle phase de croissance (1950-75) est définitivement close (9). Tel un ressort cassé qui, après un ultime sursaut, retrouve sa position d'origine, le capitalisme en revient inexorablement aux rythmes de croissance qui prévalaient en 1914-50. Contrairement à ce que crient sur tous les toits nos censeurs, la théorie de la décadence du capitalisme n'est en rien un produit spécifique de la stagnation des années trente (10). Elle constitue l'essence même du matérialisme historique, le secret enfin trouvé de la succession des modes de production dans l'histoire et, à ce titre, elle donne le cadre de compréhension pour analyser l'évolution du capitalisme et, en particulier, de la période qui s'est ouverte au moment de la Première Guerre mondiale. Elle a une portée générale ; elle est valable pour toute une ère historique et ne dépend aucunement d'une période particulière ou d'une conjoncture économique momentanée. D'ailleurs, même en intégrant l'exceptionnelle phase de croissance entre 1950 et 1975, deux guerres mondiales, la dépression des années 30 et plus de trente-cinq années de crise et d'austérité présentent un bilan sans appel de la décadence du capitalisme : à peine 30 à 35 années (en comptant large) de 'prospérité' pour 55 à 60 années de guerre et/ou de crise économique (et le pire est encore à venir !). La tendance historique au frein de la croissance des forces productives par des rapports capitalistes de production devenus obsolètes constitue la règle, le cadre qui permet de comprendre l'évolution du capitalisme, y compris l'exception de la phase de prospérité d'après la seconde guerre mondiale (nous y reviendrons dans de prochains articles). Par contre, à l'image du courant réformiste qui s'est laissé berner par les performances du capitalisme de la Belle Époque, c'est l'abandon de la théorie de la décadence qui est un pur produit des années de prospérité. Par ailleurs le graphique ci-dessus nous montre clairement que le mécanisme qui est à la base de la remontée du taux de profit n'est ni un regain de la productivité du travail, ni un allégement en capital. Ceci nous permet aussi de tordre définitivement le cou aux bavardages sur la prétendue 'nouvelle révolution technologique'. Certains universitaires, émerveillés qu'ils sont par l'informatique et tombant dans le panneau des campagnes de la bourgeoisie sur la 'nouvelle économie'... confondent la fréquence de leur ordinateur avec la productivité du travail : ce n'est pas parce que le Pentium 4 tourne deux cent fois plus rapidement que la première génération de ce processeur que l'employé de bureau tapera deux cent fois plus vite à sa machine et pourra accroître sa productivité d'autant. Le graphique ci-dessus montre clairement que la productivité du travail continue sa décroissance depuis les années 60. Et pour cause, malgré des profits restaurés, le taux d'accumulation (les investissements à la base de possibles gains de productivité) n'a pas repris. La 'révolution technologique' n'existe que dans les discours des campagnes bourgeoises et dans l'imagination de ceux qui les gobent. Plus sérieusement, ce constat empirique du ralentissement de la productivité (du progrès technique et de l'organisation du travail), ininterrompu depuis les années 60, contredit l'image médiatique, bien ancrée dans les esprits, d'un changement technologique croissant, d'une nouvelle révolution industrielle qui serait aujourd'hui portée par l'informatique, les télécommunications, Internet et le multimédia. Comment expliquer la force de cette mystification qui inverse la réalité dans la tête de chacun d'entre nous ? Tout d'abord, il faut rappeler que les progrès de productivité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale étaient bien plus spectaculaires que ce qui nous est présenté à l'heure actuelle comme 'nouvelle économie'. La diffusion de l'organisation du travail en trois équipes de 8 heures, la généralisation de la chaîne mobile dans l'industrie, les rapides progrès dans le développement et la généralisation des transports de tous types (camion, train, avion, voiture, bateau), la substitution du charbon par un pétrole meilleur marché, l'invention des matières plastiques et le remplacement de matériaux coûteux par ces dernières, l'industrialisation de l'agriculture, la généralisation du raccordement à l'électricité, au gaz naturel, à l'eau courante, à la radio et au téléphone, la mécanisation de la vie domestique via le développement de l'électroménager, etc. sont bien plus spectaculaires en termes de progrès de productivité que tout ce qu'apportent les développements dans l'informatique et les télécommunications. Dès lors, les progrès de productivité du travail n'ont fait que décroître depuis les Golden Sixties. Ensuite, parce qu'une confusion est entretenue en permanence entre l'apparition de nouveaux biens de consommation et les progrès de productivité. Le flux d'innovations, la multiplication de nouveautés aussi extraordinaires soient-elles (DVD, GSM, Internet, etc.) au niveau des biens de consommation ne recouvre pas le phénomène du progrès de la productivité. Ce dernier signifie la capacité à économiser sur les ressources requises pour la production d'un bien ou d'un service. L'expression progrès technique doit toujours être entendue dans le sens de progrès des techniques de production et/ou d'organisation, du strict point de vue de la capacité à économiser sur les ressources utilisées dans la fabrication d'un bien ou la prestation d'un service. Aussi formidables soient-ils, les progrès du numérique ne se traduisent pas dans des progrès significatifs de productivité au sein du processus de production. Là est tout le bluff de la 'nouvelle économie'. Enfin, contrairement aux affirmations de nos censeurs qui nient la réalité de la décadence et la validité des apports théoriques de Rosa Luxemburg - et qui font de la baisse tendancielle du taux de profit l'alpha et l'oméga de l'évolution du capitalisme -, le cours de l'économie depuis le début des années 80 nous montre clairement que ce n'est pas parce que ce taux remonte que la croissance repart. Il y a certes un lien fort entre le taux de profit et le taux d'accumulation mais il n'est ni mécanique, ni univoque : ce sont deux variables partiellement indépendantes. Ceci contredit formellement les affirmations de ceux qui font obligatoirement dépendre la crise de surproduction de la chute du taux de profit et le retour de la croissance de sa remontée : "Cette contradiction, la production de la plus-value et sa réalisation, apparaît comme une surproduction de marchandises et donc comme cause de la saturation du marché, qui à son tour s'oppose au processus d'accumulation, ce qui met le système dans son ensemble dans l'impossibilité de contrebalancer la chute du taux de profit. En réalité, le processus est inverse. (...) C'est le cycle économique et le processus de valorisation qui rendent 'solvable' ou 'insolvable' le marché. C'est partant des lois contradictoires qui règlent le processus d'accumulation que l'on peut arriver à expliquer la 'crise' du marché" (Texte de présentation de Battaglia Comunista à la première conférence des groupes de la Gauche communiste, mai 1977). Aujourd'hui nous pouvons clairement constater que le taux de profit remonte depuis près d'une vingtaine d'années alors que la croissance reste déprimée et que la bourgeoisie n'a jamais autant parlé de déflation qu'à l'heure actuelle. Ce n'est pas parce que le capitalisme parvient à produire avec suffisamment de profit qu'il crée automatiquement, par ce mécanisme même, le marché solvable où il sera capable de transformer le surtravail cristallisé dans ses produits en plus-value sonnante et trébuchante lui permettant de réinvestir ses profits. L'importance du marché ne dépend pas automatiquement de l'évolution du taux de profit ; tout comme les autres paramètres conditionnant l'évolution du capitalisme, c'est une variable partiellement indépendante. C'est la compréhension de cette différence fondamentale entre les conditions de la production et celles de la réalisation, déjà bien mise en évidence par Marx et magistralement approfondie par Rosa Luxemburg, qui nous permet de comprendre pourquoi il n'y a pas d'automatisme entre le taux de profit et la croissance.
Décadence et orientations pour les luttes de résistance
Rejetant la décadence comme cadre de compréhension de la période actuelle et de la crise, pointant la spéculation financière comme la cause de tous les malheurs du monde, sous-estimant le développement du capitalisme d'État sur tous les plans, les deux plus importants groupes de la Gauche communiste en dehors du CCI - Programme Communiste et le BIPR - ne peuvent offrir une orientation claire et cohérente aux luttes de résistance de la classe ouvrière. Il suffit de lire les analyses qu'ils font de la politique de la bourgeoisie en matière d'austérité et les conclusions qu'ils tirent de leur analyse de la crise pour s'en rendre compte : "Courant des années 50 les économies capitalistes se remirent en route et la bourgeoisie vit enfin refleurir de manière durable ses profits. Cette expansion, qui s'est poursuivie la décennie suivante, s'est donc appuyée sur un essor du crédit et s'est faite avec l'appui des États. Elle s'est traduite indéniablement par une amélioration des conditions de vie des travailleurs (sécurité sociale, conventions collectives, relèvement des salaires...). Ces concessions faites, par la bourgeoisie, sous la pression de la classe ouvrière, se traduisirent par une baisse du taux de profit, phénomène en lui-même inéluctable, lié à la dynamique interne du capital. (...) Si au début du stade de l'impérialisme, les profits engrangés grâce à l'exploitation des colonies et de leurs peuples avaient permis aux bourgeoisies dominantes de garantir une certaine paix sociale en faisant bénéficier la classe ouvrière d'une fraction de l'extorsion de la plus-value, il n'en est plus de même aujourd'hui, la logique spéculative impliquant une remise en cause de tous les acquis sociaux arrachés lors des décennies précédentes par les travailleurs des 'pays centraux' à leur bourgeoisie" (BIPR, in Bilan et perspectives n°4, p. 5 à 7). Ici aussi, nous pouvons constater que l'abandon du cadre de la décadence ouvre toutes grandes les portes aux concessions envers les analyses gauchistes. Le BIPR préfère recopier les fables gauchistes sur les 'acquis sociaux (sécurité sociale, conventions collectives, relèvement des salaires,...)' qui auraient été des 'concessions faites par la bourgeoisie sous la pression de la classe ouvrière' et que 'la logique spéculative' actuelle remet en cause, plutôt que de s'appuyer sur les contributions théoriques léguées par les groupes de la Gauche communiste internationale (Bilan, Communisme, etc.), qui analysaient ces mesures comme des moyens mis en place par la bourgeoisie pour faire dépendre et rattacher la classe ouvrière à l'État ! En effet, dans la phase ascendante du capitalisme, le développement des forces productives et du prolétariat était insuffisant pour menacer la domination bourgeoise et permettre une révolution victorieuse à l'échelle internationale. C'est pourquoi, même si la bourgeoisie a tout fait pour saboter l'organisation du prolétariat, ce dernier a pu, au fur et à mesure de ses combats acharnés, se constituer en tant que 'classe pour soi' au sein du capitalisme au travers de ses propres organes qu'étaient les partis ouvriers et les syndicats. L'unification du prolétariat s'est réalisée au travers des luttes pour arracher au capitalisme des réformes se traduisant par des améliorations des conditions d'existence de la classe : réformes sur le terrain économique et réformes dans le domaine politique. Le prolétariat a acquis, en tant que classe, le droit de cité dans la vie politique de la société, ou, pour reprendre les termes de Marx dans la Misère de la philosophie : la classe ouvrière a conquis le droit d'exister et de s'affirmer de façon permanente dans la vie sociale en tant que 'classe pour soi', c'est-à-dire en tant que classe organisée avec ses propres lieux de rencontre quotidiens, ses idées et son programme social, ses traditions et même ses chants. Lors de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence en 1914, la classe ouvrière a démontré sa capacité à renverser la domination de la bourgeoisie en forçant celle-ci à arrêter la guerre et en développant une vague internationale de luttes révolutionnaires. Depuis ce moment, le prolétariat constitue un danger potentiel permanent pour la bourgeoisie. C'est pourquoi elle ne peut plus tolérer que sa classe ennemie puisse s'organiser de façon permanente sur son propre terrain, puisse vivre et croître au sein de ses propres organisations. L'État étend sa domination totalitaire sur tous les aspects de la vie de la société. Tout est enserré par ses tentacules omniprésents. Tout ce qui vit dans la société doit se soumettre inconditionnellement à l'État ou affronter ce dernier dans un combat à mort. Le temps où le capital pouvait tolérer l'existence d'organes prolétariens permanents est révolu. L'État chasse de la vie sociale le prolétariat organisé comme force permanente. De même, "Depuis la Première Guerre mondiale, parallèlement au développement du rôle de l'État dans l'économie, les lois régissant les rapports entre capital et travail se sont multipliées, créant un cadre strict de 'légalité' au sein duquel la lutte prolétarienne est circonscrite et réduite à l'impuissance." (extrait de notre brochure Les syndicats contre la classe ouvrière). Ce capitalisme d'État sur le plan social signifie la transformation de toute vie de la classe en ersatz sur le terrain bourgeois. L'État s'est saisi, par le biais des syndicats dans certains pays, directement dans d'autres, des différentes caisses de grèves ou d'organisations de secours et mutuelles en cas de maladie ou de licenciement qui avaient été mis en place par la classe ouvrière tout au long de la seconde moitié du 19e siècle. La bourgeoisie a retiré la solidarité politique des mains du prolétariat pour la transférer en solidarité économique aux mains de l'État. En subdivisant le salaire en une rétribution directe par le patron et une rétribution indirecte par l'État, la bourgeoisie a puissamment consolidé la mystification consistant à présenter l'État comme un organe au dessus des classes, garant de l'intérêt commun et garant de la sécurité sociale de la classe ouvrière. La bourgeoisie est parvenue à lier matériellement et idéologiquement la classe ouvrière à l'État. Tel était l'analyse de la Gauche italienne et de la Fraction belge de la Gauche communiste internationale à propos des premières caisses d'assurances chômage et de secours mutuel mis en place par l'État pendant les années 30 (11). Que dit le BIPR à la classe ouvrière ? Tout d'abord que la 'logique spéculative' serait responsable de la "remise en cause de tous les acquis sociaux" ... et revoilà le mal absolu de la 'financiarisation' ! Le BIPR oublie au passage que la crise et les attaques contre la classe ouvrière n'ont pas attendu l'apparition de 'la logique spéculative' pour pleuvoir sur le prolétariat. Le BIPR croit-il réellement, comme sa prose le sous-tend, que les lendemains chanteront pour la classe ouvrière une fois la 'logique spéculative' éradiquée ? Au contraire, cette mystification gauchiste qui prétend que la lutte contre l'austérité dépendrait de la lutte contre la logique spéculative est à combattre le plus vigoureusement possible ! Mais il y a plus grave ! C'est une grossière mystification que de faire croire au prolétariat que la sécurité sociale, les conventions collectives et même le mécanisme de relèvement des salaires via l'indexation ou l'échelle mobile seraient des 'acquis sociaux arrachés de haute lutte'. Oui, la réduction horaire de la journée de travail, l'interdiction de l'exploitation des enfants, l'interdiction du travail de nuit pour les femmes, etc. ont constitué de véritables concessions arrachées de haute lutte par la classe ouvrière en phase ascendante du capitalisme. Par contre, les prétendus 'acquis sociaux' comme la sécurité sociale ou les conventions collectives consignées dans les Pactes Sociaux pour la Reconstruction n'ont rien à voir avec la lutte de la classe ouvrière. Classe défaite, épuisée par la guerre, enivrée et mystifiée par le nationalisme, saoulée d'euphorie à la Libération, ce n'est pas elle qui, par ses luttes, aurait arraché ces 'acquis'. C'est à l'initiative même de la bourgeoisie au sein des gouvernements en exil que des Pactes Sociaux pour la Reconstruction ont été élaborés mettant en place tous ces mécanismes de capitalisme d'État. C'est la bourgeoisie qui a pris l'initiative, entre 1943 et 1945, en pleine guerre (!), de réunir toutes 'les forces vives de la nation', tous les 'partenaires sociaux', au travers de réunions tripartites composées de représentants du patronat, du gouvernement et des différents partis et syndicats, c'est-à-dire dans la plus parfaite des concordes nationales du mouvement de la Résistance, pour planifier la reconstruction des économies détruites et négocier socialement la difficile phase de reconstruction. Il n'y a pas eu de 'concessions faites par la bourgeoisie sous la pression de la classe ouvrière' dans le sens d'une bourgeoisie contrainte d'accepter un compromis face à une classe ouvrière mobilisée sur son terrain et développant une stratégie en rupture avec le capitalisme, mais des moyens mis en place de concert par toutes les composantes de la bourgeoisie (patronat, syndicat, gouvernement) pour contrôler socialement la classe ouvrière afin de réussir la reconstruction nationale (12). Faut-il rappeler que c'est aussi la bourgeoisie qui, dans l'immédiat après-guerre, a carrément créé de toutes pièces des syndicats comme la CFTC en France ou la CSC en Belgique ? Il est évident que les révolutionnaires dénoncent tout empiétement tant sur le salaire direct que sur le salaire indirect, il est évident que les révolutionnaires dénoncent les atteintes au niveau de vie lorsque la bourgeoisie réduit la sécurité sociale à une peau de chagrin, mais jamais les révolutionnaires ne peuvent défendre le principe même du mécanisme mis en place par la bourgeoisie pour relier la classe ouvrière à l'État (13) ! Les révolutionnaires doivent au contraire dénoncer les logiques idéologiques et matérielles qui sous-tendent ces mécanismes comme la prétendue 'neutralité de l'État', la 'solidarité sociale organisée par l'État', etc. Face aux enjeux posés par l'aggravation générale des contradictions du mode de production capitaliste et face aux difficultés que rencontre la classe ouvrière pour faire face à ces enjeux, il appartient aux révolutionnaires de développer l'approfondissement nécessaire pour répondre aux nouvelles questions posées par l'histoire. Mais cet approfondissement ne saurait se baser sur les analyses frelatées colportées par les secteurs d'extrême gauche de l'appareil politique de la bourgeoisie. C'est uniquement en s'appuyant sur le marxisme et sur les acquis de la Gauche communiste, notamment sur l'analyse de la décadence du capitalisme, que les révolutionnaires seront à la hauteur de leur responsabilité.
C. Mcl
(1) Puisque, comme l'écrit Marx, "Le capital suppose donc le travail salarié, le travail salarié suppose le capital. Ils sont la condition l'un de l'autre; ils se créent mutuellement." (Travail salarié et capital)
(2) Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, revenir sur ce que Marx et les théoriciens marxistes ont écrit sur les contradictions qu'engendre la généralisation du travail salarié, c'est-à-dire de la transformation de la force de travail en marchandise. Pour plus de précisions sur ces travaux des marxistes, nous renvoyons le lecteur notamment à notre brochure "La décadence du capitalisme" ainsi qu'à nos articles de la Revue internationale.
(3) "À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves." (Karl Marx, Préface de "Introduction à la critique de l'économie politique")
(4) Malheureusement, Lénine n'est pas ici d'un grand secours car son étude sur l'impérialisme, pour décisive qu'elle soit sur certains aspects de l'évolution du capitalisme et des enjeux inter-impérialistes au tournant du 19e au 20e siècle, accorde une importance démesurée au rôle du capital financier et passe à côté de processus bien plus fondamentaux à l'époque comme le développement du capitalisme d'État (cf. Revue internationale n°19 "Sur l'impérialisme" et Révolution Internationale n°3 et 4 "Capitalisme d'État et loi de la valeur"). Capitalisme d'État qui, contrairement à l'analyse de Hilferding-Lénine, restreindra drastiquement le pouvoir de la finance à partir de l'expérience de la crise de 29 pour ensuite lui réouvrir progressivement les portes d'une certaine liberté à partir des années 80. Ce qui est décisif ici, c'est que ce sont les États nations qui ont commandé le mouvement et non l'internationale fantôme de l'oligarchie financière qui aurait imposé son diktat un soir de 1979 à Washington.
(5) Il suffit, pour bien s'en convaincre, d'imaginer deux situations limites : dans l'une toutes les machines ont été détruites et seuls les hommes subsistent et dans l'autre toute l'humanité est décimée et seules les machines restent !
(6) D'ailleurs, le fait que les taux d'autofinancement des entreprises sont supérieures à 100% depuis un bon moment réduit cette thèse à néant puisque cela veut dire que les entreprises n'ont pas besoin de la finance pour financer leurs investissements.
(7) La part des salaires dans la valeur ajoutée en Europe est passée de 76% à 68% entre 1980 et 1998 et, comme les inégalités salariales se sont notablement accrues au cours de la même période, cela signifie que la diminution du salaire moyen des travailleurs est bien plus conséquente que ne le laisse entrevoir cette statistique.
(8) Citons, entre autre, le texte du BIPR présenté à la première conférence des groupes de la Gauche communiste ; extrait du paragraphe intitulé "Crise et décadence" : "Quand ceci a commencé à se manifester le système capitaliste a cessé d'être un système progressif, c'est-à-dire nécessaire au développement des forces productives, pour entrer dans une phase de décadence caractérisée par des essais de résoudre ses propres contradictions insolubles, se donnant de nouvelles formes organisatives d'un point de vie productif (...) En effet, l'intervention progressive de l'État dans l'économie doit être considérée comme le signe de l'impossibilité de résoudre les contradictions qui s'accumulent à l'intérieur des rapports de production et est donc le signe de sa décadence".
(9) Nous renvoyons le lecteur à la publication du rapport de notre 15e congrès international sur la crise économique dans le numéro précédent de cette revue qui, sans que cela n'enlève rien au caractère exceptionnel de la période 1950-75, démystifie tout d'abord les taux de croissance calculés dans la période de décadence et ensuite démystifie ceux concernant en particulier la période d'après la Seconde Guerre mondiale qui sont très nettement surestimés.
(10) * "... la théorie de la décadence, telle qu'elle découle des conceptions de Trotski, de Bilan, de la GCF et du CCI, n'est plus adaptée aujourd'hui à la compréhension du développement réel du capitalisme tout au long du 20e siècle, et notamment à compter de 1945 (...) En ce qui concerne les communistes de la première moitié du siècle, cela peut s'expliquer assez facilement : les événements qui se succèdent sur trois décennies, entre 1914 et 1945, sont tels (...) qu'ils paraissent donner du crédit à la thèse du déclin historique du capitalisme et confirmer les prévisions faites ; il était logique de ne voir dans le capitalisme qu'un système en putréfaction, à bout de souffle et décadent" (Cercle de Paris, in "Que ne pas faire ?", p.31). * "Le concept de décadence du capitalisme a surgi dans la 3e Internationale, où il a été développé en particulier par Trotsky (...) Trotsky précisa sa conception en assimilant la décadence du capitalisme à un arrêt pur et simple de la croissance des forces productives de la société (...) Cette vision semblait assez bien correspondre à la réalité de la première moitié de ce siècle (...) La vision de Trotsky fut reprise pour l'essentiel par la Gauche italienne regroupée dans Bilan avant la 2ème guerre mondiale, puis par la Gauche Communiste de France (GCF) après celle-ci." (Perspective Internationaliste, "Vers une nouvelle théorie de la décadence du capitalisme"). * "L'hypothèse d'un 'frein irréversible' des forces productives n'est que la déduction, sur le plan théorique, d'une impression générale léguée par la période qui marque l'entre deux guerres où l'accumulation capitaliste a, de manière conjoncturelle, du mal à redémarrer." (Communisme ou Civilisation, 'Dialectique des forces productives et des rapports de production dans la théorie communiste'). * "Après la Deuxième Guerre mondiale, tant les trotskistes que les communistes de gauche ré-émergèrent avec la conviction raffermie que le capitalisme était décadent et au bord de l'effondrement. Considérant la période qui venait tout juste de s'écouler, la théorie ne paraissait pas si irréaliste, le krach de 1929 avait été suivi par la dépression durant la majeure partie des années 30 et ensuite par une autre guerre catastrophique (...) Maintenant, de même que nous pouvons dire que les communistes de gauche ont défendu les vérités importantes de l'expérience de 1917-21 contre la version léniniste des trotskistes, leur objectivisme économique et la théorie mécanique des crises et de l'effondrement, qu'ils partagent avec les léninistes, les rendirent incapables de répondre à la nouvelle situation caractérisée par un 'boom' de longue durée (...) Après la Deuxième Guerre mondiale, le capitalisme entra dans une de ses périodes d'expansion les plus soutenues, avec des taux de croissance non seulement plus hauts que ceux de l'entre-deux-guerres mais même plus hauts que ceux du grand 'boom' du capitalisme classique..." (Aufheben, "Sur la décadence, théorie du déclin ou déclin de la théorie").
(11) Lire "Une autre victoire du capitalisme : l'assurance chômage obligatoire" dans Communisme n°15, juin 1938 ; ainsi que "Les syndicats ouvriers et l'État" dans le n°5 de la même revue.
(12) Des luttes sociales il y en eut pendant la guerre, mais aussi et surtout dans l'immédiat après-guerre, compte tenu des conditions de vie catastrophiques. Mais en général, à quelques exceptions notables près comme dans le Nord de l'Italie ou dans la vallée de la Ruhr, elles ne présentaient aucune menace réelle pour le capitalisme. Ces luttes étaient toutes bien encadrées, contrôlées et souvent brisées par les partis de gauche et les syndicats au nom de la nécessaire concorde nationale en vue de la reconstruction.
(13) Ce qui est proprement incroyable c'est que le BIPR range également dans la catégorie des 'acquis sociaux' les 'conventions collectives' qui sont, on ne peut plus clairement, la codification et l'imposition de la paix sociale par la bourgeoisie dans les entreprises !
Dans de précédents numéros de la Revue Internationale (1) nous avons publié un nombre important de courriers échangés avec le Marxist Labour Party en Russie. L'axe principal de cet échange portait sur nos désaccords à propos du problème de la décadence du capitalisme et de ses implications pour certaines questions-clés, en particulier celles de la nature de classe de la révolution d'Octobre et du problème de la "libération nationale".
Nous avons reçu des nouvelles d'une scission au sein du groupe ; il y aurait maintenant deux MLP, l'un se faisant appeler le MLP (Bolchevik) et l'autre - celui avec lequel nous avons mené le débat jusqu'à présent- le MLP (Bureau Sud). Dans le but de clarifier une situation plutôt confuse et de mieux comprendre la position du MLP (Bureau Sud) concernant des questions fondamentales de l'internationalisme prolétarien, nous lui avons envoyé une série de questions (pour le reste de cet article, MLP signifie MLP Bureau Sud, sauf indication contraire). Nous publions une partie de la réponse du MLP et la nôtre, une fois de plus centrées sur nos divergences sur la question nationale. Entre temps, nous avons reçu une nouvelle réponse du MLP sur cette question ; nous y reviendrons ultérieurement ainsi que sur d'autres questions, en particulier l'anti-fascisme et la nature de la Seconde guerre mondiale.
LETTRE du MLP
Camarades !
Bien que votre lettre soit adressée au "Bureau Sud du MLP", nous avons également transmis son contenu à nos camarades de l'organisation qui ne vivent pas seulement dans le Sud de la Russie. Voici notre réponse collective :
1. Considérez-vous le soutien aux luttes de libération nationale possible au 20ème siècle ?
Nous pensons qu'avant de se prononcer pour ou contre le soutien aux luttes de libération nationale au 20ème siècle, il faut bien comprendre ce qu'est une lutte de libération en tant que telle. Mais en retour, c'est difficile à faire si on n'a pas au préalable déterminé plus ou moins clairement ce qu'est une "nation".
De plus, selon nous, on devrait clarifier ce qu'était l'attitude de Marx et Engels par rapport à cette question à leur époque, ainsi que la position des bolcheviks-léninistes, aussi bien avant qu'après la révolution d'Octobre 1917. Finalement, il faudrait considérer l'évolution du point de vue de l'Internationale communiste sur ces problèmes.
2. Reconnaissez-vous un "droit à l'autodétermination des nations", ou rejetez-vous une telle formule ?
Le mouvement de libération nationale est quelque chose d'objectif. Il indique qu'un peuple ou un autre a pris le chemin de son propre développement capitaliste et que le groupe ethnique correspondant est soit sur le point de devenir une nation BOURGEOISE, soit a déjà franchi ce pas. Contrairement à ce que veut la tradition de l'Internationale communiste bolchevique qui non seulement apportait son soutien aux mouvements de libération nationale comme étant bourgeois progressifs, mais en plus s'orientait vers la création de partis communistes (!) dans des pays arriérés, partis constitués de la paysannerie sous la direction de l'intelligentsia nationale progressive/révolutionnaire, et s'engageait à lutter pour l'établissement d'un pouvoir soviétique sans la présence minimale d'un prolétariat industriel sur place (la fameuse théorie du "développement non capitaliste" ou de "l'orientation socialiste dans les pays en développement"), le MLP (à ne pas confondre avec le MLP (B) !) considère que le soutien à des mouvements de libération nationale ne fait que créer l'illusion qu'on peut résoudre les problèmes sociaux à l'intérieur de frontières nationales. En particulier, cette illusion trouve son expression dans le slogan "marxiste-léniniste" : "de la libération nationale à la libération sociale ! ".
Seule la révolution sociale mondiale est capable de résoudre les problèmes nationaux, entre autres. La participation à quelque mouvement de libération nationale que ce soit, par exemple pour la séparation étatique d'une nouvelle nation bourgeoise, n'est pas une tâche spécifique des marxistes. En même temps, nous ne sommes pas des opposants aux mouvements de libération nationale. Comme, par exemple, pour ce qui est du mouvement politique qui a surgi en faveur de la séparation de la Tchétchénie d'avec la Russie, auquel certains membres du MLP(B) participent activement. Si la majorité de la population d'une certaine nationalité, sur un territoire historique déterminé, a décidé de faire usage du "droit des nations à l'autodétermination" contre "l'expansion impérialiste", nous ne nous opposerons pas à une telle position, à deux conditions: a) si la séparation territoriale est à même de mettre fin au massacre sanglant de nombreuses victimes dans les rangs de la population travailleuse des deux bords; b) si l'indépendance étatique d'une nouvelle nation bourgeoise mène plus vite à la situation dans laquelle cette nation verra émerger et se renforcer son propre prolétariat industriel, qui lancera alors sa lutte de classe contre la bourgeoisie nationale locale, ne se faisant plus d'illusion sur toute autre "libération" que la libération sociale. Avant que les prolétaires de tous les pays puissent s'unifier, il faut tout simplement qu'il existe des prolétaires dans ces pays !
3. Considérez-vous toutes les fractions de la bourgeoisie également réactionnaires au 20ème siècle - depuis le début de la Première guerre mondiale- et si ce n'est pas le cas, quels sont vos critères ?
Ici aussi, il est nécessaire de définir d'abord ce qu'il faut entendre par "réactionnaire". Le mot "réactionnaire" signifie dans son premier sens "agissant contre le progrès" ou, plus exactement, "contrecarrant les pas en avant". Il est clair, cependant, que cette définition est très générale. Etant marxistes, nous pouvons et devons parler de cette sorte de réaction qui s'oppose au désir d'en finir avec le mode de production bourgeois-capitaliste et la société de classe (propriété privée et exploitation) comme un tout, qui empêche le genre humain d'avancer vers le communisme. En même temps, les classiques du marxisme nous ont appris à comprendre le caractère progressif du mode de production bourgeois-capitaliste en regard des modes de production le précédant et des structures socio-économiques arriérées coexistant avec lui dans le cadre de la société de classe. Ils nous ont aussi appris à distinguer les étapes progressives du développement de ce mode de production lui-même. Selon nous, toute autre démarche serait scolastique et dogmatique, mais ni historique ni dialectique ! Au 20ème siècle, la production petite-bourgeoise et paysanne faisait place à la production capitaliste à grande échelle. Du point de vue marxiste, les forces productives changent la structure sociale de la société au cours de leur développement. Ceci est objectivement progressif. Selon nous, quand on se réfère au 20ème siècle, on devrait parler non de décadence du capitalisme en soi, mais seulement du processus par lequel la forme d'Etat national du capitalisme survit à sa nécessité, c'est à dire qu'une étape bien définie de son développement est épuisée. Et on ne peut pas dire qu'avec le début de la Première Guerre mondiale, le capitalisme a sans équivoque épuisé son caractère progressif. Selon nous, ce processus ne prend cours que vers le milieu du vingtième siècle. Une manifestation évidente en est l'actuelle mondialisation et l'unification économique de l'Europe, par exemple. C'est à notre époque que le capitalisme a commencé à épuiser son caractère progressif. Le moment approche de le liquider à l'échelle internationale par la révolution sociale mondiale. (...)
REPONSE DU CCI
Les Communistes et la question nationale
Parmi les différentes questions posées par ce courrier, nous avons choisi de répondre en premier lieu à celle que nous estimons particulièrement importante à clarifier. C'est une question qui est aussi présente parmi les éléments et les groupes politiques émergents en Russie. C'est la question nationale et, en particulier, la position communiste par rapport aux luttes de libération nationale et le fameux slogan de Lénine sur le "droit des nations à l'autodétermination". Bien que dans sa réponse à notre lettre, le MLP souligne qu'il ne soutient pas les mouvements de libération nationale, parce que ceux-ci "créent l'illusion qu'on peut résoudre les problèmes sociaux à l'intérieur de frontières nationales", en même temps, il trouve certaines occasions où il ne s'y opposerait pas. C'est quand "la majorité de la population d'une certaine nationalité, sur un territoire historique déterminé, a décidé de faire usage du "droit des nations à l'autodétermination" contre "l'expansion impérialiste"�" Ces occasions sont les suivantes : dans le cas où la séparation peut mettre fin à un massacre sanglant, ou dans le cas où la création d'un nouvel Etat indépendant pourrait conduire au renforcement du prolétariat dans cette nouvelle nation et plus tard, à une lutte de classe contre la bourgeoisie nationale locale.
Ce que cela signifie concrètement pour le MLP, c'est qu'il ne "[s'oppose pas] aux mouvements de libération nationale. Comme, par exemple, pour ce qui est du mouvement politique qui a surgi en faveur de la séparation de la Tchétchénie d'avec la Russie, auquel certains membres du MLP(B) participent activement". Tout d'abord, nous trouvons très étrange que le MLP dise qu'il n'est pas contre le mouvement de libération nationale et, en même temps, qu'il n'est pas pour. Le MLP est-il indifférent ou simplement ne combat-il pas activement l'idéologie de la libération nationale qui pourtant, comme il le dit, "crée l'illusion qu'on peut résoudre les problèmes sociaux à l'intérieur de frontières nationales" ? Que veut dire le MLP quand il écrit que la participation aux mouvements de libération nationale "n'est pas une tâche spécifique des marxistes"? Et pourtant, le MLP ne s'oppose pas aux activités de membres du MLP(B) qui "participent activement" à un mouvement séparatiste tchétchène. Comment interpréter tout cela?
Selon nous, cela exprime une position hautement opportuniste sur la question des mouvements de libération nationale. Nous avons l'impression que ce flou dans les prises de position n'est rien d'autre qu'une ouverture de certains membres du MLP à la participation à de tels mouvements. En fait, la position du MLP ouvre la porte au soutien à n'importe quelle lutte de libération nationale, parce qu'il sera toujours possible de trouver un critère d'application. Il y a beaucoup d'occasions où le MLP pourrait prétendre qu'une séparation nationale pourrait mettre fin à un massacre sanglant. Par exemple, en 1947, cette position aurait logiquement poussé le MLP à soutenir la séparation de l'Inde et du Pakistan pour faire cesser les massacres entre musulmans et hindous. La querelle qui s'en est suivie à propos du Jammu-et-Cachemire entre l'Inde et le Pakistan est sans doute aussi un bon exemple de comment le "droit des nations à l'autodétermination" (à ce moment-là au nom de l'Independence Act britannique) ne peut conduire qu'à des bains de sang plus nombreux encore. Aujourd'hui, nous voyons comment les dangereux conflits et les tensions constantes entre Pakistan et Inde menacent de morts par millions cette zone très densément peuplée au travers d'un conflit nucléaire entre les deux pays - qui se rajouteraient à tous les morts du conflit autour du Cachemire (2). Cet exemple montre à quel point le critère mis en avant par le MLP pour "ne pas s'opposer" à la séparation d'un nouvel Etat est absurde et non marxiste. L'autre critère utilisé par le MLP est l'hypothèse qu'une séparation pourrait mener à un développement de l'industrie et par conséquent à un développement du prolétariat et, à terme, à l'augmentation de la lutte de classe contre la "bourgeoisie nationale locale".
Le MLP ne partage pas l'analyse d'un "déclin du capitalisme" (le passage du capitalisme d'une phase progressiste à une phase de décadence) avant le milieu du 20ème siècle. Pour ce qui est de la seconde moitié de ce siècle, il devrait alors tirer les conséquences du changement de période. Ce que ne furent pas capable de faire, dans les années 1970 en Europe, plusieurs groupes qui, bien que proches des positions prolétariennes, apportaient leur soutien "critique" au FLN vietnamien parce que, disaient-ils, celui-ci devait instaurer un nouvel Etat bourgeois qui ferait avancer l'industrialisation et développerait le prolétariat. Dès que la bourgeoisie nationale serait victorieuse, disaient-ils, le prolétariat devrait immédiatement se retourner contre celle-ci. Cette fausse application du marxisme était et est encore aujourd'hui (dans le meilleur des cas) une couverture vis-à-vis de concessions opportunistes à l'idéologie bourgeoise. Cette position est très proche de celle du trotskisme qui trouve toujours une excuse pour soutenir les prétendues luttes de libération nationale, alors qu'en fait, elles ne sont rien d'autre à notre époque qu'une couverture des conflits impérialistes qui déchirent le monde. Ces remarques préliminaires mettent en évidence la nécessité de recourir à un cadre marxiste à travers la question suivante (et qui est aussi posée par le MLP au début de sa réponse à nos questions) : quelle a été l'attitude de Marx et Engels envers les luttes de libération nationale et quelle était la position des communistes sur cette question, depuis la gauche de Zimmerwald jusqu'à l'Internationale communiste ? Finalement, quelle doit être la position des communistes sur cette question aujourd'hui?
L'Etat national
Le MLP dit fort judicieusement qu'avant de prendre position pour ou contre les luttes de libération nationale, il faut comprendre le point de vue marxiste sur la nature de ces luttes et aussi sur le concept de nation. Le concept de nation n'est pas un concept abstrait et absolu, mais peut seulement être compris dans un contexte historique. Rosa Luxemburg donne une définition de ce concept dans sa Brochure de Junius: "L'Etat national, l'unité et l'indépendance nationales, tels étaient les drapeaux idéologiques sous lesquels se sont constitués les grands Etats bourgeois du c�ur de l'Europe au siècle dernier. Le capitalisme est incompatible avec le particularisme des petits Etats, avec un émiettement politique et économique ; pour s'épanouir, il lui faut un territoire cohérent aussi grand que possible, d'un même niveau de civilisation ; sans quoi on ne pourrait élever les besoins de la société au niveau requis pour la production marchande capitaliste, ni faire fonctionner le mécanisme de la domination bourgeoise moderne. Avant d'étendre son réseau sur le globe tout entier, l'économie capitaliste a cherché à se créer un territoire d'un seul tenant dans les limites nationales d'un Etat."". C'est dans ce sens que Marx et Engels, à différentes occasions, ont défendu le soutien à certaines luttes de libération nationale. Ils n'ont jamais fait cela par principe, mais seulement dans les cas où ils pensaient que la création de nouveaux Etats pouvait conduire à un réel développement du capitalisme contre les forces féodales. La création de nouveaux Etats nationaux pouvait, à cette époque en Europe, être accomplie uniquement par des mesures révolutionnaires et jouer un rôle historiquement progressif dans la lutte de classe de la bourgeoisie contre le pouvoir féodal: "Le programme national n'a joué un rôle historique en tant qu'expression idéologique de la bourgeoisie montante, aspirant au pouvoir dans l'Etat, que jusqu'au moment où la société bourgeoise s'est tant bien que mal installée dans les grands Etats du centre de l'Europe et y a créé les instruments et les conditions indispensables de sa politique." (Rosa Luxemburg, Brochure de Junius).
La méthode qu'utilisaient Marx et Engels n'était pas basée sur un slogan abstrait mais toujours sur l'analyse de chaque cas, sur une analyse du développement politique et économique de la société. "Marx, cependant, qui n'accordait pas le moindre crédit à cette formule abstraite [au droit des nations à l'autodétermination],condamna alors les Tchèques et leurs aspirations à la liberté, car il les considérait comme une complication nuisible de la situation révolutionnaire, et sa condamnation vigoureuse était d'autant plus justifiée que, selon Marx, les Tchèques étaient une nationalité en déclin, vouée à disparaître rapidement". (Rosa Luxemburg, La question nationale et l'autonomie)
Marx et Engels n'ont pas toujours eu raison dans leurs analyses, comme Rosa Luxemburg a pu le montrer par exemple dans le cas de la Pologne. La définition d'une nation n'est pas basée sur quelque critère abstrait comme une langue et une culture communes, mais sur un contexte historique précis. Dans une société de classe, une nation n'est pas quelque chose d'homogène, mais est divisée en classes dont les intérêts, les points de vue, la culture, l'éthique, etc. sont antagoniques. La notion abstraite de "droits" des nations ne peut recouvrir que les "droits" de la bourgeoisie.
De tout ceci découle qu'il ne peut pas exister quelque chose comme la volonté uniforme d'une nation, la volonté d'autodétermination. Derrière ce slogan, il y a une concession à l'idée que, pour atteindre le socialisme, il est indispensable de passer par le stade démocratique. Derrière cela, il y a aussi l'idée qu'il doit y avoir un moyen de déterminer la "volonté" du peuple. Le MLP utilise l'expression "la majorité de la population d'une certaine nationalité". Dans cette expression, il y a deux concepts abstraits. D'abord la "volonté de la population" suppose qu'il y aurait une voie pacifique, par-dessus les réels antagonismes de classe, permettant de décider (peut-être par un référendum -comme c'était proposé par les bolcheviks) du sort des nations. Deuxièmement, l'utilisation du terme "nationalité" est très vague. S'il signifie un groupe ethnique ou culturel spécifique, la relation à l'autodétermination est très incertaine. La nation est une catégorie historique et la création de l'Etat national joue un certain rôle historique pour la bourgeoisie. L'Etat national n'est pas seulement un cadre dans lequel la bourgeoisie peut développer et défendre son économie et son système d'exploitation, c'est aussi en même temps un outil offensif contre d'autres Etats nationaux pour la conquête et la domination politiques, pour la suppression d'autres nations. Ainsi, le "droit des nations à l'autodétermination" est dans la vie réelle, un "droit" de toute bourgeoisie de supprimer les "droits" des autres nations, des autres groupes ethniques, des autres langues et des autres cultures. Le "droit des nations à l'autodétermination" n'est rien d'autre qu'une utopie abstraite qui ne fait que laisser entrer par la porte de derrière le nationalisme de la bourgeoisie.
Le débat dans la Gauche de Zimmerwald
Au sein de la Gauche de Zimmerwald - courant internationaliste qui s'est opposé le plus fermement à la Première Guerre mondiale - une discussion a vu le jour sur la question du slogan du "droit des nations à l'autodétermination". Ce slogan émanait de la Seconde Internationale : "Dans la Seconde Internationale, il jouait un rôle double : d'une part, il était supposé exprimer une protestation contre toute oppression nationale et, d'autre part, il montrait l'empressement de la social-démocratie à 'défendre la patrie'. Le slogan n'était appliqué à des questions nationales spécifiques que pour mieux éviter l'investigation de son contenu concret et des tendances de son développement". (Impérialisme et oppression nationale) (3).
Les adhérents néerlandais et polonais de la Gauche de Zimmerwald ont rejeté le slogan des bolcheviks hérité de la social-démocratie. Très tôt - déjà en 1896 à l'occasion du Congrès de Londres de la Seconde Internationale et plus tard, avec Radek et d'autres, dans le SDKPiL- Rosa Luxemburg avait critiqué ce slogan qui, pensait-elle, était une concession opportuniste. Egalement dans le Parti bolchevique, représentée par Piatakov, Bosh et Boukharine, il existait une position critique envers le slogan du "droit des nations à l'autodétermination". Ceux-ci basaient leur critique sur le fait qu'à l'époque de l'impérialisme, "la réponse à la politique impérialiste de la bourgeoisie doit être la révolution socialiste du prolétariat ; la social-démocratie ne doit pas avancer de revendications minimales dans le domaine de la politique étrangère actuelle.
1.Il est par conséquent impossible de lutter contre l'asservissement de nations autrement que par une lutte contre l'impérialisme. Donc une lutte contre l'impérialisme; donc une lutte contre le capital financier, donc une lutte contre le capitalisme en général. Contourner ce chemin de quelque façon que ce soit et avancer des tâches "partielles" de "libération des nations" dans les limites de la société capitaliste détourne les forces prolétariennes de la réelle solution au problème et les enchaîne aux forces de la bourgeoisie des groupes nationaux correspondants" (Thèses sur le droit à l'autodétermination des nations, Piatakov, Bosh, Boukharine, extrait du livre Lenin's struggle for a revolutionary International).
Lénine avait une autre réponse à cette question qui étayait toute la question de la mise en avant de revendications minimales et le lien entre la question nationale et celle de la démocratie : "Ce serait une erreur radicale de penser que le combat pour la démocratie pourrait détourner le prolétariat du chemin de la révolution socialiste, ou le lui cacher, l'éclipser, etc. Au contraire, de la même façon qu'aucune victoire du socialisme n'est possible sans pratiquer la pleine démocratie, le prolétariat ne peut se préparer à sa victoire sur la bourgeoisie sans une lutte totale, cohérente et révolutionnaire pour la démocratie" (4) Il y a dans ce passage une certaine tendance à confondre la "démocratie" avec la dictature du prolétariat, et plus particulièrement, à voir la future dictature prolétarienne sous les formes de la démocratie bourgeoise. Ceci est faux à plusieurs niveaux, en particulier la domination prolétarienne ne peut se maintenir qu'à une échelle mondiale, alors que la démocratie capitaliste adopte nécessairement une forme nationale, inséparablement liée à l'Etat national. De façon plus immédiate, il y a une confusion entre la lutte pour des revendications démocratiques -y compris les "droits des nations"- et le combat pour le pouvoir prolétarien et la destruction de l'Etat bourgeois. C'était une erreur de Lénine de reprendre le vieux slogan social-démocrate sur "le droit des nations à l'autodétermination" -qui exprimait vraiment la vision opportuniste selon laquelle le socialisme ne pouvait être atteint que par la démocratie, par la conquête pacifique du pouvoir au travers du parlement- et d'essayer de le greffer sur un programme révolutionnaire. Indirectement, cette vision apportait aussi un soutien aux arguments des Mencheviks pour qui la révolution en Russie devait passer par une période de démocratie bourgeoise avant d'être prête pour le socialisme. Lénine et les Bolcheviks tiraient des conclusions totalement différentes de cette idée, dans ce sens qu'ils soutenaient la lutte révolutionnaire et y travaillaient, alors que les Mencheviks s'opposaient à toute lutte qui, selon leur théorie, dépasserait "la réalité objective" du capitalisme. Cette idée réformiste avait encore une grande influence parmi les Bolcheviks comme le révèlent les premières réactions de la majorité des "vieux Bolcheviks" en Russie face à la révolution de février. Cette position (qui n'était pas soutenue par les couches les plus radicales du parti) était dominante dans les organes dirigeants avant que Lénine ne soit de retour à Petrograd et attaque immédiatement cet opportunisme, et elle impliquait un soutien au gouvernement de Kerensky et à son effort de guerre. Lénine a combattu plus tard ce point de vue dans ses fameuses "Thèses d'avril". Maintenant Lénine comprenait que la révolution en Russie n'était pas une révolution bourgeoise, mais le premier pas de la révolution mondiale. C'est la pratique révolutionnaire de Lénine et des Bolcheviks qui allait réfuter le dogme menchevique d'une nécessaire étape démocratique avant que la révolution socialiste soit possible. En fait, l'histoire montre (contrairement à ce que croyait Lénine en 1916, quand il défendait le "droit à l'autodétermination") que ce n'est pas seulement en Russie que les illusions dans la démocratie se sont avérées le poison le plus dangereux contre la révolution : dans presque tous les pays secoués par la révolution russe, la question de la démocratie a été l'arme principale utilisée par la bourgeoisie pour s'opposer au mouvement révolutionnaire.
Contre l'idée que tous les pays devaient nécessairement passer par un certain stade de leur mode de production pour arriver à un nouveau mode de production, Rosa Luxemburg a écrit : "C'est pourquoi, historiquement parlant, l'idée selon laquelle le prolétariat moderne en tant que classe séparée et consciente ne peut rien faire sans commencer par créer un nouvel Etat-nation équivaut à demander à la bourgeoisie de chaque pays de restaurer l'ordre féodal là où ce processus n'a pas eu lieu normalement ou pris des formes particulières comme, par exemple, en Russie. La mission historique de la bourgeoisie est la création d'un Etat "national" moderne ; mais la tâche historique du prolétariat est d'abolir cet Etat en ce qu'il est une forme politique du capitalisme dans laquelle lui-même émerge en tant que classe consciente, afin d'établir le système socialiste" (La question nationale et l'autonomie, Rosa Luxemburg, souligné par nous). Voilà ce que Rosa Luxemburg a dit de la décision du Congrès de Londres de 1896 d'adopter le "droit des nations à l'autodétermination": "on propose de passer en fraude la position nationaliste sous la bannière internationale" (5). Bien que la position de Lénine n'ait rien à voir avec le social-chauvinisme des vieux partis sociaux-démocrates qui ont fini par "défendre la patrie", ses tentatives d'intégrer le "droit à l'autodétermination" au programme révolutionnaire n'en restaient pas moins une erreur. La question nationale dans la révolution russe Il faut envisager la révolution en Russie dans un cadre mondial historique, en même temps partie et signal d'une révolution mondiale. La révolution de Février n'était pas la révolution bourgeoise nécessaire avant que puisse avoir lieu la révolution socialiste, mais la première phase de la révolution prolétarienne en Russie, où s'est établie une situation de double pouvoir pour préparer l'étape suivante, la prise du pouvoir en Octobre. C'est à peu de choses près la vision défendue par Lénine dans ses "Thèses d'avril" qui sont de fait une attaque contre la vision mécanique, nationale, opportuniste de la révolution prolétarienne. Dans la Préface de Lénine à la première édition (août 1917) de son livre L'Etat et la révolution, il développe clairement sa vision de la révolution russe en écrivant: "Enfin, nous tirerons les principaux enseignements de l'expérience des révolutions russes de 1905 et surtout de 1917. A l'heure présente (début d'août 1917) cette dernière touche visiblement au terme de la première phase de son développement ; mais, d'une façon générale, toute cette révolution ne peut être comprise que si on la considère comme un des maillons de la chaîne des révolutions prolétariennes socialistes provoquées par la guerre impérialiste". Et c'est aussi en partant de cette vision de la révolution russe comme n'exprimant rien d'autre que la dynamique d'une révolution prolétarienne mondiale que Rosa Luxemburg répétait avec une intransigeance accrue sa critique du slogan du "droit à l'autodétermination" et de son utilisation par le parti bolchevique au pouvoir : "Au lieu de viser, selon l'esprit même de la nouvelle politique internationale de classe, qu'ils représentaient par ailleurs, à grouper en une masse la plus compacte possible les forces révolutionnaires sur tout le territoire de l'empire russe, en tant que territoire de la révolution, d'opposer, en tant que commandement suprême de leur politique, la solidarité des prolétaires de toutes les nationalités à l'intérieur de l'empire russe à toutes les séparations nationalistes, les bolcheviks ont, par leur mot d'ordre nationaliste retentissant du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, jusque et y compris la séparation complète", fourni à la bourgeoisie, dans tous les pays limitrophes, le prétexte le plus commode, on pourrait même dire la bannière, pour leur politique contre-révolutionnaire. Au lieu de mettre en garde les prolétaires dans les pays limitrophes contre tout séparatisme, comme piège de la bourgeoisie, ils ont, au contraire, par leur mot d'ordre, égaré les masses, les livrant ainsi à la démagogie des classes possédantes. Ils ont, par cette revendication nationaliste, provoqué, préparé eux-mêmes, le dépècement de la Russie, et mis ainsi aux mains de leurs propres ennemis le poignard qu'ils devaient plonger au c�ur de la Révolution russe" (La révolution russe, Rosa Luxemburg).
Dans tous les cas où le slogan des Bolcheviks du "droit à l'autodétermination" a été appliqué, il a ouvert la porte à des illusions sur la démocratie et le nationalisme -mythes sacrés que la bourgeoisie elle-même a toujours foulés au pied dès qu'elle devait défendre sa survie contre la révolution prolétarienne. Face à cette dernière, les bourgeoisies nationales ont toujours bien vite mis en poche l'idée d'indépendance nationale et abandonné leurs rêves nationaux pour appeler les puissances bourgeoises étrangères rivales à les soutenir et les aider à défaire "leur propre" classe prolétarienne. En même temps, et précisément pour la même raison, toute l'histoire de "l'ère des guerres et des révolutions" (termes employés par l'Internationale communiste pour l'époque du déclin capitaliste) montre que partout où le prolétariat a eu des illusions sur la possibilité de mener une lutte commune avec la bourgeoisie, cela n'a mené qu'à des massacres du prolétariat. La Finlande et la Géorgie sont des exemples criants de la façon dont la bourgeoisie, dès qu'elle eut accédé à son "indépendance", a demandé de l'aide pour écraser le bastion prolétarien en Russie - le tout sous la bannière de l'indépendance nationale. En Finlande, des troupes allemandes ont été envoyées pour réprimer la Garde rouge finlandaise, et la révolution en Finlande s'est transformée en une terrible défaite pour le prolétariat. L'Armée rouge était obligée de rester "neutre" en vertu du traité de Brest-Litovsk et n'est pas intervenue officiellement (bien que beaucoup de Bolcheviks dans l'Armée Rouge aient aidé la Garde rouge finlandaise). La bourgeoisie finlandaise a mobilisé des paysans pauvres pour combattre "l'ennemi russe" ; beaucoup des recrues de la "Garde blanche" finlandaise étaient convaincues qu'elles affrontaient des troupes russes. En Géorgie, les Mencheviks (maintenant passés à la bourgeoisie nationale, défendant le "droit à l'autodétermination nationale") ont également appelé à l'aide l'impérialisme allemand.
Il y a eu certains changements de la part des Bolcheviks sur la question nationale au début de la révolution russe : ils voyaient plus le slogan comme une nécessité purement tactique que comme un principe politique. Cela s'est exprimé dans le fait que non seulement le slogan de "l'autodétermination" a été atténué à l'intérieur du Parti bolchevique lui-même mais aussi que le Premier Congrès de la Troisième Internationale a adopté à son égard une démarche beaucoup plus claire et s'est beaucoup plus centré sur la lutte internationale du prolétariat, sur l'indépendance de celui-ci vis-à-vis de tout mouvement national, ne le laissant jamais se subordonner à la bourgeoisie nationale. Mais avec le développement d'un l'opportunisme grandissant dans l'Internationale communiste, qui était lié à la confusion croissante entre la politique de l'IC et la politique étrangère de l'Etat soviétique dégénérant, il y a eu une véritable rechute sur la question nationale, une tendance à perdre de vue la relative clarté du Premier Congrès. Une expression de ceci a été la politique de soutien aux alliances, en Turquie et en Chine, entre les partis communistes et les bourgeoisies nationalistes, qui a conduit dans les deux cas à un massacre du prolétariat et à la décimation des communistes par leurs anciens alliés "nationaux-révolutionnaires". Au bout du compte, les erreurs de Lénine et des Bolcheviks sur ces questions se sont transformées en idéologie de défense de la guerre impérialiste, en particulier par le trotskisme. Ce qui était une erreur opportuniste de la part des Bolcheviks permet aujourd'hui à la gauche du capital d'utiliser le nom de Lénine pour défendre les guerres impérialistes. Au lieu de répéter ces erreurs, les communistes doivent fonder leurs positions sur la critique internationaliste la plus cohérente qui a été développée par la gauche marxiste, de Luxemburg à Piatakov et du KAPD à la Gauche italienne.
Olof, 15.6.03
(1) Nous renvoyons le lecteur aux autres articles de la Revue Internationale sur le MLP, en particulier les numéros 101, 104 & 111. Les camarades du MLP nous ont fait savoir que la traduction correcte du nom russe de leur groupe est Marxist Workers Party (Parti marxiste ouvrier) et non Marxist Labour Party (Parti marxiste du travail). Nous avons cependant gardé le sigle MLP, pour assurer la continuité avec nos précédentes publications.
(2) Le Pakistan réclame un référendum pour déterminer à quel pays doit revenir cette région, alors que pour l'Inde, la question est réglée.
(3) Imperialism and National Oppression, thèses présentées en 1916 par Radek, Stein-Krajewski et M. Bronski, qui appartenaient à une fraction du SDKPiL et avaient des positions similaires à celles de Luxemburg.
(4) The discussion on self-determination summed up, Lénine, 1916
(5) The Polish Question at the International Congress in London,, Rosa Luxemburg, 1896
Au cours de la plupart des cent dernières années, le Moyen-Orient a été le théâtre de guerres impérialistes.
Depuis la Deuxième Guerre mondiale, ce sont succédées trois guerres « ouvertes » entre Israël et ses voisins rivaux (1949, 1967, 1973), un état de guerre permanent entre Israël et les combattants armés palestiniens (avec les groupes terroristes organisés et les attentats suicide d'un côté, et la terreur d'Etat israélienne de l'autre), une guerre longue de huit ans entre l'Irak et l'Iran, des combats incessants entre les nationalistes kurdes et l'Etat turc, vingt ans de guerre en Afghanistan, la guerre du Golfe en 1991, et l'invasion de l'Irak en 2003, qui n'a eu comme conséquence qu'une aggravation de l'état de guerre.
Aucune autre partie du monde n'illustre plus clairement que le capitalisme ne petit survivre qu'à travers la guerre et la destruction, que tous les pays sont impérialistes (qu'ils soient petits ou grands), qu'il n'existe pas de solution à l'intérieur du système capitaliste à ses contradictions, que la guerre a développé sa propre dynamique et que les ouvriers doivent s'unir sur le terrain internationaliste et combattre tous les nationalismes.
Le but de cette brève histoire du Moyen-Orient est de montrer que la multitude de conflits régionaux et locaux qui ont affecté cette région ne peuvent être compris que dans le contexte global de l'impérialisme.
Situé entre l'Océan indien et la Méditerranée, au carrefour entre l'Asie, l'Europe et l'Afrique, le Moyen-Orient a toujours représenté nue pomme de discorde, bien avant que ses ressources pétrolières soient découvertent.
Dès le début de l'expansion de l'Europe capitaliste dans cette région, les préoccupations stratégiques globales ont dominé la politique des différentes puissances qui ne se sont jamais affrontées uniquement pour la recherche de telle ou telle matière première.
Déjà, dans sa phase préliminaire d'expansion, bien avant que la révolution industrielle ait atteint son plein essor, le capitalisme britannique s'est empress de prendre pied en Inde, d'où il a pu évincer son rival français. C'est dès le début du 19e siècle que la Grande-Bretagne est devenue la principale force, en s’employant à occuper les points d'importance stratégique sur la route des Indes. En 1839, Aden d'actuel Yémen a été occupé, et les Britanniques y ont joué le rôle de police de la côte du Golfe, où les pirates entravaient le développement du commerce.
Mais le Moyen-Orient devint également vite une cible de l'expansion du capitalisme russe. Après les heurts avec la Perse (1828) et ses guerres à répétition contre l'Empire ottoman (1828, 1855, 1877) au cours du seul 19e siècle, la Russie et la Turquie sont entrées en guerre trois fois, durant la guerre de Crimée en 1853-56, ainsi qu'à l'occasion des affrontements avec la Turquie, l'Angleterre, la France et l'Italie en Mer Noire -la Russie a cherché à se déplacer vers le Caucase, la Mer Caspienne et vers les régions appelées maintenant Kazakhstan et Tadjikistan. Son objectif global était d'avoir accès à l'Océan indien via l'Afghanistan et l'Inde.
Dans le but de parer à l'expansion russe vers cette zone, la Grande-Bretagne envahit par deux fois l'Afghanistan (1839-42 et 1878-80). Après sa victoire dans la deuxième guerre afghane, la Grande-Bretagne mit en place un régime fantoche dans ce pays ([1] [801]).
A la fin du 19e siècle, l'Angleterre et la Russie décidèrent de résoudre leur conflit sur la domination en Asie, car l'impérialisme allemand commençait à s'étendre vers les Balkans et le MoyenOrient. Ils tombèrent d'accord pour se partager la zone autour de l'Afghanistan afin d'y contenir la pénétration allemande. En même temps, la GrandeBretagne établit la "ligne Durand" en Afghanistan en 1893, qui fut conçue pour empêcher la Russie d'avoir une frontière commune avec l'Inde (Durand prit soin, malgré les objections du roi d'Afghanistan, de prolonger cette frontière vers l'Est par une étroite bande de terre, le Wakhan, qui s'étend jusqu'à la Chine à travers le massif du Pamir, de façon à bien séparer l'empire russe de l'empire des Indes, Lacoste, Dictionnaire de géopolitique, p.53). En 1907, l'Angleterre et la Russie signèrent un traité de partage des zones autour de l'Iran.
Par dessus tout, la Grande-Bretagne a remporté une importante victoire stratégique en occupant militairement l'Egypte en 1882 et en en évinçant son rival français qui avait construit le canal de Suez ouvert en 1809. Le canal de Suez devint la pierre angulaire de l'implantation britannique au Moyen-Orient et d'importance vitale pour sa domination en Inde et dans d'autres parties de l'Asie et de l'Afrique. Et c'est jusqu'en 1950 que la Grande-Bretagne (de concert avec la France) envoya des troupes pour défendre le contrôle sur le canal, en s'opposant aux Etats-Unis.
Depuis le début du 19e siècle jusqu'à la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne a pu jouer un rôle prépondérant au Moyen-Orient, mettant à l'écart ses rivaux européens, la Russie et la France.
Comme on l'a dit plus haut, en s'appropriant leurs colonies et en définissant leurs visées impérialistes, les puissances coloniales européennes ne considéraient pas comme primordiales les questions de matières premières, que ce soit le pétrole ou d'autres. Au début du 20e siècle, les ressources pétrolières du Moyen-Orient étaient de moindre un importance et les autres matières premières ne jouaient pas de rôle décisif ([2] [802]). Déjà, les considérations stratégiques et militaires jouaient un rôle dominant.
Cependant, la nature des conflits impérialistcs prit un caractère qualitativement nouveau une fois que le globe fut divisé entre les principales puissances européennes, au début du 20e siècle.
Dès que celles-ci commencèrent à s'affronter dans différentes parties du monde, après qu'elles se le furent partagé (entre la France et l'Italie en Afrique du Nord, entre la France et l'Angleterre en Egypte et à Fachoda au Soudan, entre l'Angleterre et la Russie en Asie centrale, entre la Russie et le Japon en Extrême-Orient, entre le Japon et l'Angleterre en Chine, entre les Etats-Unis et le Japon dans le Pacifique. entre l'Allemagne et la France au sujet du Maroc, etc. ), les tensions au Moyen-Orient allèrent crescendo.
Déjà au début du 20e siècle, l'Allemagne, pays arrivé trop tard sur le marché mondial et tentant désespérément de s'approprier des colonies, ne pouvait que les arracher à un autre pays déjà "installé". Ce qui signifiait que l'Allemagne pouvait essentiellement tenter d'affaiblir les positions de la seule puissance mondiale
: l'Angleterre. L'effort allemand de ce constituer une puissance militaire datait déjà de la fin du 19e siècle. Cependant, comme nous le verrons, même si l'impérialisme allemand a pu menacer et ébranler les intérêts an(Ilais dans la région, jamais il ne fut capable d'en renverser la domination. Bien que constituant un challenger et un fauteur de troubles préjudiciable aux intérêts anglais, Contrairement à l'impérialisme britannique, il n'avait pas les moyens d'imposer sa présence dans la région.
L'Allemagne essaya alors de s'étendre vers l'Est en direction des Balkans (ce n'est pas par hasard si la Première Guerre mondiale fut déclenchée, après une accélération des antagonismcs impérialistes lors de deux guerres balkaniques, en 1912-1913, à l'issue desquelles l'Empire ottoman perdit ses territoires en Europe, en faveur de la Bulgarie, de la Serbie, de la Grèce et de l'Albanie). L'Empire ottoman en décomposition devint le point de convergence des appétits impérialiates allemands au MoyenOrient.
Alors que Marx appuyait encore la revendication d'intégrité territoriale de la Turquie comme une barrière aux ambitions russes vers le Moyen-Orient, Rosa Luxemburg avait déjà compris, au début du 20e siècle, que la situation globale avait changé et que cet appui à la Turquie était réactionnaire. "Etant donnée la multitude de revendication nartionales qui déchirent l'Etat turc : arméniennes, kurdes, syriennes, arabes, grecques (et jusqu'à récemment albanaises et macédoniennes), étant donnée la pléthore de problèmes socioéconomiques dans les différentes parties de l'Empire otoman… il est clair pour tout un chacun, et en particulier depuis longtemps pour la social-démocratie allemande qu'une véritable régénération de l’Etat turc relève de la plus complète utopie et que tous les efforts déployés pour maintenir debout ces ruines pourries et en pleine décomposition ne peuvent que constituer une entreprise réactionnaire. "(Rosa Luxemburg, Brochure de Junius, chapitre 4),
Pour l'impérialisme allemand, la Turquie représentait un atout maître dans le jeu de ses ambitions ([3] [803]).
L'Allemagne appuyait la Turquie militairement (elle entraînait l'état-major turc, fournissait des armes et signa, en 1914, un traité d'alliance et de soutien mutuel en cas de guerre) ; elle devint aussi son principal fournisseur d'aide financière et technique. C'est pourquoi "la position de l'impérialisme allemand le mit en situation de conflit avec les autres Etats européens au Moyen-Orient, en particulier avec la Grande-Bretagne. La construction de lignes de chemin de fer stratégiques et le soutien de l’Allemagne au militarisme turc heurta les intérêts' les plus sensibles de la Grande-Bretagne : ils intervinrent au carrefour de l'Asie centrale, de la Perse, de l'Inde et de l'Egypte." (Ibid.) ([4] [804])
L'ambition principale de l'impérialisme allemand au moment de la construction de la ligne de chemin de fer Berlin-Bagdad était de créer un support logistique aux troupes allemandes ([5] [805]). L'effondrement de l’empire ottoman allait être d'une importance décisive pour l'éclatement des conflits impérialistes, aussi bien dans les Balkans qu'au MoyenOrient.
Jusqu'à la Première Guerre mondiale, la plus grande partie du Moyen-Orient était sous le contrôle de l'Empire ottoman. Sur le continent asiatique, la Turquie contrôlait la Syrie (qui incluait la Palestine), une partie de la péninsule arabique (qui n'avait, à cette époque, pas de frontières fixées), une partie du Caucase et de la Mésopotamie (allant aussi loin que Bassorah).
L'effondrement de l'Empire ottoman n'offrit pas d'opportunité pour la création d'une grande nation industrielle ni dans les Balkans, ni au Moyen-Orient, nation qui aurait été capable d'entrer en compétition sur le marché mondial. Au contraire, la pression de l'impérialisme conduisit à sa fragmentation et au développement d'Etats embryonnaires. De la même manière que ces mini-Etats dans les Balkans sont restés l'objet des rivalités impérialistes entre les grandes puissances tout au long du 20e siècle jusqu'à nos jours, la partie asiatique des ruines de l'Empire ottoman, le Moyen-Orient, a été et reste le théâtre de conflits impérialistes permanents.
Contrairement à l'Extrême-Orient qui, mis à part quelques conflits de moindre importance, est resté à l'écart de la Première Guerre mondiale, le Moyen-Orient, était depuis toujours un champ de bataille des affrontements entre les puissances belligérantes ([6] [806]). Déjà, à l'époque de la Première Guerre mondiale, bien avant que fussent posées les questions Palestiniennes et d'un Etat hébreu, la région était devenue un véritable champ de mines impérialiste. Comme nous le verrons, les conflits autour de la Palestine et du sionisme ont constitué des facteurs aggravants dans cette zone de conflits impérialistes entre puissances rivales.
Durant la Première Guerre mondiale, les puissances européennes essayèrent de mobiliser leurs "alliés" dans la région en vue de leurs efforts de guerre.
L'Angleterre, qui combattait l'Allemagne et la Turquie aux côtés de la Russie, essaya d'attirer la bourgeoisie arabe dans son camp, contre les dirigcants ottomans. Les Anglais encouragèrent les tentatives des tribus du Hedjaz (partie orientale de la péninsule arabique) à lutter pour leur autonomie visà-vis des Turcs et appuyèrent Shérif Hussein de La Mecque.
Déjà durant la guerre, les chefs locaux servirent de pions dans la lutte pour la domination de la région que se livrèrent les puissances europènnes. Les Anglais, dont Laurence d'Arabie qui joua un rôle important en tant qu'agent de liaison avec les rebelles arabes, utilisèrent leur soulèvement contre les Turcs. Les immigrants juifs furent aussi recrutés pour servir de chair à canon à l'impérialisme anglais. Après que l'Allemagne eut poussé la Turquie à lancer une offensive contre les positions anglaises en Egypte en février 1915, essayant par là de se saisir du canal de Suez (offensive qui s'écroula après quelques jours seulement à cause du manque de soutien logistique et de fournitures d'armement), la Turquie apparut alors comme le grand perdant de cette guerre.
Ceci eut pour conséquence d'augmenter les appétits impérialistes des puissances européennes et des dirigeants arabes locaux. Espérant profiter de l'occasion, les troupes arabes, commandées par Shérif Hussein de La Mecque livrèrent une véritable course contre l'armée anglaise en été 1917 afin de se saisir de portions de territoire turc. En octobre 1918, ces mêmes troupes entrèrent dans Damas et proclamèrent la création d'un Royaume arabe. Ainsi, après avoir jouè le rôle de chair à canon pour les intérêts impérialistes anglais en Turquie, les dirigeants arabes affichèrent leurs propres ambitions impérialistes en voulant créer un "empire pan-arabe" avec Damas comme capitale. Mais ces ambitions se heurtèrent immédiatement aux intérêts anglais et français : il n'y avait pas de place pour les appétits impérialistes arabes.
Au fur et à mesure que l'Empire ottoman s'effondrait et que la défaite germano-turque devenait évidente, la France et l'Angleterre élaboraient des plans pour se partager le Moyen-Orient, tout en cherchant à s'en évincer mutuellement.
Les Etats arabes allaient être exclus du partage du butin. Historiquement, la formation d'une grande nation arabe qui aurait regroupé les morceaux de l'Empire ottoman, était devenue impossible. Les espoirs des classes dirigeantes arabes de voir se créer une grande nation arabe étaient voués à l'échec car les requins impérialistes européens ne pouvaient tolérer de rival local.
Au printemps 1915, par un accord tenu secret, les puissances européennes, Angleterre, France, Russie, Italie et Grèce se partagèrent le Moyen-Orient. Mais un autre accord signé par l'Angleterre et la France en mai 1916 et ignoré des autres pays, stipulait que :
- l'Angleterre contrôlerait Haïfa, Acca, le désert du Néguev, le Sud de la Palestine, l'Irak, l'Arabie et la Transjordanie d'actuelle Jordanie),
- la France recevrait le Liban et la Syrie.
Après la guerre, en avril 1920, l'Angleterre reçut un mandat de la Société des Nations sur la Palestine, la Transjordanie, l'Iran, l'Irak ; la France en reçut un sur la Syrie et le Liban, et dut rendre le contrôle de Mossoul (avec ses riches puits de pétrole) à l'Angletere contre des concessions anglaises sur l'Alsace-Lorraine et la Syrie.
A cette époque, l'Allemagne, pays vaincu, et la Russie, après la Révolution d'Octobre 1917, n'allaient plus être présents sur la scène impérialiste au Moyen-Orient pour une longue période. Le nombre de rivaux dans la région baissa considérablement et l'Angleterre et la France devinrent les deux forces dominantes, l'Angleterre ayant clairement la plus forte position.
Durant la guerre et jusque dans les années 1930, les forces en présence étaient européennes, les Etats-Unis ne jouant pas encore de rôle significatif.
Pour défendre son empire colonial, qui était convoité par d'autres puissances, la Grande-Bretagne devait s'appuyer sur la Palestine, région vitale stratégiquement.
Pour l'Angleterre, la Palestine représentait le lien entre le Canal de Suez et la future Mésopotamie britannique. Aucune autre puissance, fût elle européenne ou arabe, ne pouvait s'y installer et, dès 1916, l'Angleterre avait Clairement déclaré que le contrôle de la Palestine était le but de sa politique.
Jusqu'à la Première Guerre mondiale, tant qu'existait l'Empire ottoman, la Palestine avait toujours été considérée comme faisant partie de la Syrie. Mais maintenant que l'Angleterre avait reçu un mandat sur la Palestine, les puissances impérialistes avaient créé une nouvelle "unité". Comme toutes ces nouvelles "unités" créées au cours de la décadence du capitalisme, elle était destinée à devenir un théâtre permanent de conflits et de guerres.
Les dirigeants palestiniens étaient encore plus faibles que les autres dirigeants arabes. Ne disposant ni de base industrielle ni de capitaux financiers, à cause de leur retard économique, ils n'avaient aucun potentiel économique et ne pouvaient compter que sur les moyens militaires pour défendre leurs intérêts.
En 1919 fut convoquè le premier congrès national palestinien et Amin al Hussein fut nommé mufti de Jérusalem. Les nationalistes palestiniens prirent contact avec la France afin d'ébranler la domination anglaise sur la Palestine. Un soulèvement militaire fut organisé avec le soutien de la Syrie et l'aide des forces françaises qui l'occupaient. Cependant, ce soulèvement fut rapidement écrasé par l’armée britannique.
En même temps les dirigeants palestiniens qui proclamaient leur autonomie dans un monde où il n'y avait plus de place pour un nouvel Etat-nation, étaient confrontés avec un nouveau "rival" venu de l'extérieur.
Comme l'Angleterre avait promis. dans la Déclaration Balfour en novembre 1917, un soutien à l'installation d'un foyer juif en Palestine, le nombre d'immigrants juifs ne cessait de croître. Les colons juifs entamèrent une lutte sanglante contre les dirigeants palestiniens pour assurer leur survie.
La Grande-Bretagne utilisa les colons juifs sur deux fronts. Après avoir incorporé dans les rangs de son armée le "Zion Mule Corps" en vue de combats contre son rival turc durant la guerre. l'Angleterre utilisait maintenant les nationalistes juifs à la fois contre son rival principal, la France et contre les nationalistes arabes. C'est pourquoi l'Angleterre incita les sionistes à proclamer à la Société des Nations qu'ils ne désiraient en Palestine ni protection française, ni protection internationale, mais la protection britannique.
Bien qu'étant rivales la France et l'Angleterre agirent de concert contre les nationalistes arabes quand ceux-ci réclamèrent leur indépendance. Après les avoir poussés contre les Turcs durant la guerre, ils utilisaient maintenant des moyens militaires pour écraser leurs ambitions indépendantistes. Après la proclamation par Fayçal, en octobre 1918 à Damas, d'un Empire arabe indépendant, qui devait inclure la Palestine, les troupes françaises le renversèrent en Juillet 1920, utilisant des bombardiers contre les nationalistes.
En Egypte, en mars 1918, au cours de nombreuses manifestations, des nationalistes égyptiens, des ouvriers et des paysans réclamèrent des réformes sociales. Elles furent réprimées à la fois par l'armée britannique et par l'armée Egyptienne, tuant plus de 3000 manifestants. En 1920, l'Angleterre écrasa un mouvement de protestation à Mossoul en Irak. Dans aucun des pays ou des protectorats arabes la bourgeoisie locale n'avait les moyens d'installer des Etats indépendants, libérés de l'emprise coloniale et des puissances "protectrices".
La revendication de libération nationale n'était rien d'autre qu'une demande réactionnaire. Alors que Marx et Engels avaient pu soutenir certains mouvements nationaux, à la seule condition que la formation d'Etat-nations pût accélérer la croissance de la classe ouvrière et la renforcer, celle-ci pouvant agir comme fossoyeur du capitalisme, ce que les développements guerriers de la situation au Moyen-Orient avaient montré était qu'il n'y avait pas de place pour la formation d'une nouvelle nation arabe ni palestinienne.
Comme partout ailleurs dans le monde, une fois le capitalisme entré dans sa phase de déclin, plus aucune fraction nationale du capital ne pouvait jouer de rôle progressiste.
Incapables de conquérir de nouveaux débouchés capitalistes, les rivaux ne pouvaient que réagir militairement : au Moyen-Orient, les puissances coloniales empêchèrent la formation d'une nouvelle nation arabe et les bourgeoisies arabes locales empêchèrent la création d'un nouvel Etat-nation palestinien.
Pour résumer la situation au Moyen-Orient, après l'effondrement de l'Empire ottoman et la fin de la Première Guerre mondiale, nous pouvons souligner les points suivants :
Nous pouvons voir que la situation au Moyen-Orient confirme totalement l'analyse faite par Rosa Luxemburg au cours de la Première Guerre mondiale : "L'Etat national, l'unité et l'indépendance nationales, tels étaient les drapeaux idéologiques sous lesquels ce sont cortstitués les grands Etats bourgeois du coeur de l'Europe au siècle dernier. Le capitalisme est incompatible avec le particularisme des petits Etats, avec un émiettement politique et économique ; pour s’épanouir il faut un territoire cohérent aussi grand que possible, d’un même niveau de civilisation : sans quoi on ne pourrait élever les besoins de la société au niveau requis pour la production marchande capitaliste, ni faire fonctionner le mécanisme de la domination bourgeoise moderne. Avant d'étendre son réseau sur le globe tout entier, l’économie capitaliste à cherché à se créer un territoire d’un seul tenant dans les limites nationales d’un Etat (...) Aujourd'hui, (la phrase nationale) ne sert qu'à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elle ne soit utilisées comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l’attention des masses populaires et de leur faire jouer le rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes" (Brochure de Junius).
DE
[1] [807] Engels, 10.08.1857.
[2] [808] En 1900, la consommation de pétrole sélevait à environ 20 millions de tonnes et cette demande était satisfaite par les puits américains et russes (à cette époque la principale région de production était le Golfe du Mexique). La militarisation accrue et le fait que les moteurs industriels et les locomotives n'étaient plus mus par le charbon mais par le pétrole entraîna une forte demande de celui-ci. Entre 1900 et 1910, la production de pétrole brut a plus que doublé pour atteindre 43,8 millions de tonnes. L'invention du moteur Diesel pour entrainer les locomotives et les paquebots en constitua la base technique, mais les besoins d’une économie militarisée entraina le doublement de la production de brut. Cependant, avant la guerre, cette région ne jouait qu'un rôle secondaire dans l’approvisionnement mondial en pétrole. Ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale avec la demande importante induite par le développement de l'industrie automobile, que la production pétrolière s'accrut considérablement au Moyen-Orient.
[3] [809] L'impérialisme allemand balançait entre le soutien à la Turquie ou aux colons nationalistes juifs. Si les sionistes établissaient un foyer juif en Palestine, avec le soutien allemand, cela aurait provoqué un conflit avec l'Empire ottoman. Mais l'Allemagne ne voulait pas prendre le risque de briser son alliance avec la Turquie, car elle représentait son allié le plus important dans son antagonisme global avec la Grande-Brelagne.
[4] [810] Rosa Luxemburg fut l'une des premieres à saisir les implications historiques des conditions nouvelles qu'entraînait le début de la décadence. Déjà dans son livre sur Le développement industriel de la Pologne en 1898, elle montrait que les commnistes ne pouvaient plus soutenir la formation d'une nation polonaise. Dans le texte Les 1uttes nationales en Turquie et la sociale-démocratie, en 1896 et dans La question nationale et l'autonomie de 1908, elle a montré le changement historique intervenu entre l'ascendance et la décadence, qui rendait impossible tout soutien à la Turquie.
[5] [811] Rohrbach écrivait dans son livre Le chemin fer de Bagdad : « l’Angleterre ne peut attaquer depuis l'Europe, par la terre ferme, et touchée brutalement qu'en Egypte… Mais la Turquie ne peut envisager de conquérir l’Egypte que si elle dispose d’un réseau ferré en Asie Mineure et en Syrie. Dés le début, le ligne de chemin de fer de Bagdad a été prévue comme une loigne directe entre Constantinople et les positions militaires clés de la Turquie en Asie Mineure, avec la Syrie et les provinces du Tigre et de l’Euphrate . Bien sûr, dans ce plan était inclus le projet de transport de troupe turcs vers l’Egypte »
( Paul Rohrbach, cite par Rosa Luxembourg dans La Guerre et la politique germanique).
[6] [812] Bien que le Moyen-Orient fût un théatre périphérique de la Première Guerre mondiale, sur ses 20 millions de morts, quelque 350 000 provenaient du Moyen-Orient. La Turquie. ainsi que le blocus des ports arabes par les alliés et les épidémies et la famine furent responsables de nombre de morts. 30% des Egyptiens furent enrôlés par les Anglais et les Australiens pour servir de main d'euvre.
Le 11 septembre 1973 un coup d'État militaire dirigé par le général Pinochet renversait dans un bain de sang le gouvernement de l'Unité Populaire de Salvador Allende au Chili. La répression qui s'est abattue sur la classe ouvrière fut terrible : des milliers de personnes (1), pour la plupart des ouvriers, furent systématiquement massacrés, des dizaines de milliers furent emprisonnés et torturés. A cette barbarie effroyable se sont encore ajoutées plusieurs centaines de milliers de licenciements (un ouvrier sur dix au cours de la première année de la dictature militaire). L'ordre qui régnait à Santiago (et qui s'est installé avec le soutien de la CIA) (2) n'était rien d'autre que l'ordre de la terreur capitaliste dans sa forme la plus caricaturale. A l'occasion du trentième anniversaire du renversement du gouvernement "socialiste" d'Allende toute la bourgeoisie "démocratique" a mis à profit la commémoration de cet événement pour tenter une fois encore de dévoyer la classe ouvrière de son propre terrain de lutte. Une fois encore, la classe dominante cherche à faire croire aux ouvriers que le seul combat dans lequel ils doivent s'engager, c'est celui de la défense de l'Etat démocratique contre les régimes dictatoriaux dirigés par des voyous sanguinaires. C'est bien le sens de la campagne orchestrée par les médias consistant à faire le parallèle entre le coup d'État de Pinochet le 11 septembre 1973 et l'attentat contre les Tours jumelles à New York (voir le titre du journal Le Monde du 12 septembre : "Chili 1973 : l'autre 11 septembre").
Et dans ce choeur unanime de toutes les forces démocratiques bourgeoises, on trouve au premier plan les partis de gauche et les officines gauchistes qui avaient pleinement participé, aux côtés du MIR (3) chilien, à embrigader la classe ouvrière derrière la clique d'Allende, les livrant ainsi pieds et poings liés au massacre (voir notre article dans RI nouvelle série n° 5 : "Le Chili révèle la nature profonde de la gauche et des gauchistes"). Face à cette gigantesque mystification consistant à présenter Allende comme un pionnier du "socialisme" en Amérique Latine, il appartient aux révolutionnaires de rétablir la vérité en rappelant les faits d'armes de la démocratie chilienne. Car les prolétaires ne doivent jamais oublier que c'est le "socialiste" Allende qui a envoyé son armée "populaire" pour réprimer les luttes ouvrières et a permis ensuite à la junte militaire de Pinochet de parachever le travail. Nous publions ci-dessous un article adapté du tract diffusé début novembre 1973 par "World Revolution" ainsi que le tract diffusé peu après le coup d'État par "Révolution Internationale", c'est-à-dire les groupes qui allaient constituer les sections du CCI en Grande-Bretagne et en France.
TRACT DE WORLD REVOLUTION (organe du CCI en Grande-Bretagne)
Au Chili comme au Moyen Orient, le capitalisme a montré une fois de plus que ses crises se paient du sang de la classe ouvrière. Tandis que la Junte massacrait les travailleurs et tous ceux qui se sont opposé à la loi du capital, la "gauche" du monde entier s'unissait dans un même ch�ur hystérique et mystificateur. Les résolutions parlementaires, les glapissements de "Cassandre" des partis de gauche, la fureur des trotskistes criant : "Je vous l'avais bien dit", les grandes manifestations, tout cela n'était qu'un rabâchage soigneusement préparé par la gauche officielle et les gauchistes. Leur partenaire chilien, le défunt gouvernement de l'Unité Populaire d'Allende a préparé le massacre après avoir désarmé, matériellement et idéologiquement les travailleurs chiliens pendant trois ans. En considérant la coalition d'Allende comme celle de la classe ouvrière, en l'appelant "socialiste", toute la "gauche" a essayé de cacher ou de minimiser le rôle réel d'Allende et aidé à perpétuer les mythes créés par le capitalisme d'État au Chili. La nature capitaliste du régime d'Allende Toute la politique de l'Unité Populaire consistait à renforcer le capitalisme au Chili. Cette large fraction du capitalisme d'État, qui s'est appuyée sur les syndicats (aujourd'hui devenus partout des organes capitalistes) et sur les secteurs de la petite bourgeoisie et de la technocratie s'est scindée pendant quinze ans dans les partis communiste et socialiste. Sous le nom de Front des Travailleurs, FRAP ou Unité Populaire, cette fraction voulait rendre le capital chilien arriéré compétitif sur le marché mondial. Une telle politique, appuyée sur un fort secteur d'État, était purement et simplement capitaliste. Recouvrir les rapports de production capitalistes d'un vernis de nationalisations sous "contrôle" ouvrier n'aurait rien changé à la base : les rapports de production capitalistes sont restés intacts sous Allende, et ont même été renforcés au maximum. Sur les lieux de production des secteurs public et privé, les travailleurs devaient toujours suer pour un patron, toujours vendre leur force de travail. Il fallait satisfaire les appétits insatiables de l'accumulation du capital, exacerbés par le sous-développement chronique de l'économie chilienne et une insurmontable dette extérieure, surtout dans le secteur minier (cuivre) dont l'État chilien tirait 83% de ses revenus dans l'exportation. Une fois nationalisées, les mines de cuivre devaient devenir rentables. Dès le début, la résistance des mineurs contribua à détruire ce plan capitaliste. Au lieu d'accorder crédit aux slogans réactionnaires de l'Unité Populaire :"Le travail volontaire est un devoir révolutionnaire", la classe ouvrière industrielle du Chili, particulièrement les mineurs, a continué à lutter pour l'augmentation des salaires, et a brisé les cadences par l'absentéisme et les débrayages. C'était la seule façon de compenser la chute du pouvoir d'achat pendant les années précédentes, et l'inflation galopante sous le nouveau régime qui avait atteint 300% par an à la veille du coup d'État. La résistance de la classe ouvrière à Allende a débuté en 1970. En décembre 1970, 4000 mineurs de Chuquicamata se mirent en grève réclamant des augmentations de salaires. En juillet 1971, 10 000 mineurs du charbon se mirent en grève à la mine de Lota Schwager. Dans les mines d'El Salvador, El Teniente, Chuquicamata, La Exotica, et Rio Blanco, de nouvelles grèves s'étendirent à la même époque, réclamant des augmentations de salaire. Allende déchaîne la répression contre les ouvriers La réponse d'Allende fut typiquement capitaliste : alternativement, il calomnia puis cajola les travailleurs. En novembre 1971 Castro vint au Chili pour renforcer les mesures anti-ouvrières d'Allende. Castro tempêta contre les mineurs, et les traita d'agitateurs "démagogues" ; à la mine de Chuquicamata, il déclara que "cent tonnes de moins par jour signifiait une perte de 36 millions de dollars par an". Alors que le cuivre est la principale source de devises du Chili, les mines représentent seulement 11% du produit national brut, et emploient seulement 4% de la force de travail, c'est-à-dire environ 60 000 mineurs du cuivre. Quoi qu'il en soit, l'importance numérique de ce secteur de la classe est tout à fait hors de proportion avec le poids que les mineurs représentent dans 1'économie nationale. Peu nombreux mais très puissants et conscients de l'être, les mineurs obtinrent de l'État l'échelle mobile des salaires et donnèrent le signal de l'offensive sur les salaires qui surgit dans toute la classe ouvrière chilienne en 1971. Toute la presse bourgeoise était d'accord pour affirmer que "la voie chilienne au socialisme" était une forme de "socialisme" qui a échoué. Les staliniens et les trotskistes bien sûr ont acquiescé, en conservant leurs différences talmudiques. De ces derniers, le capitalisme d'Allende a reçu un "soutien critique". Les anarchistes n'ont pas été en reste : "La seule porte de sortie pour Allende aurait été d'appeler la classe ouvrière à prendre le pouvoir pour elle-même et de devancer le coup d'État inévitable" écrivait le Libertarian Struggle (octobre 1973). Ainsi Allende n'était pas seulement "marxiste". C'était aussi un Bakounine raté. Mais ce qui est vraiment risible, c'est d'imaginer qu'un gouvernement capitaliste puisse jamais appeler les travailleurs à détruire le capitalisme ! En mai-juin 1972, les mineurs ont recommencé à se mobiliser : 20 000 se mirent en grève dans les mines d'El Teniente et Chuquicamata. Les mineurs d'El Teniente revendiquèrent une hausse des salaires de 40%. Allende plaça les provinces d'O' Higgins et de Santiago sous contrôle militaire, parce que la paralysie d'El Teniente "menaçait sérieusement l'économie". Les managers "marxistes", membres de l'Unité Populaire ont vidé des travailleurs et envoyé des briseurs de grève. 500 carabiniers attaquèrent les ouvriers avec des gaz lacrymogènes et des canons à eau. 4000 mineurs firent une marche sur Santiago pour manifester le 14 juin, la police les chargea sauvagement. Le gouvernement traita les travailleurs d'"agents du fascisme". Le PC organisa des défilés à Santiago contre les mineurs, appelant le gouvernement à faire preuve de fermeté. Le MIR, "opposition loyale" extraparlementaire à Allende, critiqua l'utilisation de la force et prit parti pour la "persuasion". Allende nomma un nouveau ministre des mines en août 1973 : le général Ronaldo Gonzalez, le directeur des munitions de l'armée. Le même mois, Allende alerta les unités armées dans les 25 provinces du Chili. C'était une mesure contre la grève des camionneurs, mais aussi contre quelques secteurs ouvriers qui étaient en grève, dans les travaux publics et les transports urbains. Pendant les derniers mois du régime d'Allende, la politique à l'ordre du jour fut celle des attaques généralisées et des meurtres contre les travailleurs et les habitants des bidonvilles, par la police, l'armée et les fascistes. A partir de ce moment, le cheval de Troie du capitalisme, l'Unité Populaire avait tenté de renforcer son électorat dans toutes sortes de "comités populaires" hiérarchisés, comme les 20 000 environ qui existaient en 1970, dans ces "comités de soutien au peuple" (JAPS) et finalement dans ces cordons industriels si vantés, que les anarchistes et trotskistes présentaient à l'époque comme des types de "soviets" ou de comités d'usine. Il est vrai que les cordons étaient dans la majorité des cas, l'�uvre spontanée des travailleurs, de même que beaucoup d'occupations d'usine, mais ils finirent par être récupérés par l'appareil politique de l'Unité Populaire. Comme un journal trotskiste l'admettait lui-même : "en septembre 1973 de tels cordons avaient surgi dans tous les faubourgs industriels de Santiago et les partis politiques de gauche poussaient à leur instauration dans tout le pays" ("Red Weekly", 5 octobre 1973). Les cordons n'étaient pas armés et n'avaient aucune indépendance par rapport au réseau des syndicats de l'Unité Populaire, des comités locaux de la police secrète etc. Leur indépendance n'aurait pu s'affirmer que si les travailleurs avaient commencé à s'organiser séparément et contre l'appareil d'Allende. Cela aurait signifié ouvrir la lutte de classe contre l'Unité Populaire, l'armée et le reste de la bourgeoisie. En décembre 1971, Allende avait déjà laissé Pinochet l'un des nouveaux dictateurs du Chili, se déchaîner dans les rues de Santiago. L'armée avait imposé des couvre-feux, la censure de la presse, et des arrestations sans mandat. En octobre 1972, l'armée (la chère "armée populaire" d'Allende) fut appelée à participer au gouvernement. Allende avouait par là l'incapacité de la coalition gouvernementale à mater et écraser la classe ouvrière. Il avait durement essayé mais avait échoué. Le travail dut être continué par l'armée sans fioritures parlementaires. Mais au moins l'Unité Populaire avait permis de désarmer les travailleurs idéologiquement : cela facilita la tâche des massacreurs le 11 septembre 1973. La gauche et l'extrême-gauche mystifient les ouvriers En réalité, Allende a pris le pouvoir en 1970 pour sauver la démocratie bourgeoise dans un Chili en crise. Après avoir renforcé le secteur d'État de façon à rentabiliser la totalité de l'économie chilienne en crise, après avoir mystifié une grande partie de la classe ouvrière avec une phraséologie "socialiste" (ce qui était impossible aux autres partis bourgeois) son rôle était terminé. Exit the King. L'aboutissement logique de cette évolution, un capitalisme totalement contrôlé par l'État, n'était pas possible au Chili qui restait dans la sphère d'influence de l'impérialisme américain et devait commercer avec un marché mondial hostile dominé par cet impérialisme. La "gauche" et tous les libéraux, humanistes, charlatans et technocrates se lamentèrent sur la chute d'Allende. Ils encouragèrent le mensonge du "socialisme" d'Allende pour tenter de mystifier la classe ouvrière. Déjà en septembre 1973, à Helsinki, les sociaux-démocrates de tous bords qui représentaient 50 nations s'étaient réunis pour "chasser" la junte chilienne. On a ressorti le slogan pourri de l'anti-fascisme, pour détourner la lutte de classe, pour cacher que les prolétaires n'ont rien à gagner en luttant et mourant pour une quelconque cause bourgeoise ou "démocratique". En France, Mitterrand et le "Programme Commun de la Gauche", tous les curés progressistes et les canailles bourgeoises ont entonné le ch�ur antifasciste. Sous couvert de l'"antifascisme" et de soutien à l'Unité Populaire, les divers secteurs de la classe dirigeante tentèrent de mobiliser les travailleurs pour leur replâtrage parlementaire. Face à cette nouvelle "brigade internationale" de la bourgeoisie, la classe ouvrière ne peut que montrer du mépris et de l'hostilité. Les fractions de l'"extrême gauche" du capitalisme d'État ont joué (évidemment !) le même rôle dans ce concert que le MIR dans celui d'Allende. Mais (quel subtil mais !) leur soutien était "critique". La question n'est pas "parlement contre lutte armée", mais capitalisme contre communisme, antagonisme entre la bourgeoisie du monde entier et les travailleurs du monde entier. Les prolétaires n'ont qu'un seul programme : l'abolition des frontières, l'abolition de l'État et du parlement, l'élimination du travail salarié et de 1a production marchande par les producteurs eux-mêmes, la libération de l'humanité tout entière amorcée par la victoire des conseils ouvriers révolutionnaires. Tout autre programme est celui de la barbarie, la barbarie et la duperie de la "voie chilienne au socialisme".
TRACT DE REVOLUTION INTERNATIONALE (organe du CCI en France)
A BAS LA "VOIE CHILIENNE" AU MASSACRE !
C'est par milliers que la racaille militaire massacre les ouvriers au Chili, Maison par maison, usine par usine on traque les prolétaires, on les arrête, on les humilie, on les tue. L'ordre règne. Et l'ordre du capital, c'est la BARBARIE. Plus horrible, plus révoltant encore, c'est que les travailleurs sont acculés, qu'ils le veuillent ou non à se battre dans un combat, où ils sont vaincus d'avance sans aucune perspective, sans qu'à aucun moment ils puissent avoir la conviction de mourir pour leurs propres intérêts. La "gauche" crie au massacre. Mais cette pègre armée, c'est le gouvernement d'Union Populaire qui l'a appelée au pouvoir. Ce que la "gauche" tait soigneusement, c'est qu'il y a dix jours, elle gouvernait encore avec ces mêmes assassins, qu'elle qualifiait "d'Armée Populaire". A ces criminels, ces tortionnaires, elle donnait l'accolade au même moment où DEJA ils commençaient à arrêter des ouvriers, perquisitionner dans les usines. Une chose doit être claire. Depuis trois ans de gouvernement de gauche, JAMAIS les ouvriers n'avaient cessé d'être trompés, exploités, réprimés. C'est la "gauche" qui a organisé l'exploitation. C'est elle qui a réprimé les mineurs en grève, les ouvriers agricoles, les affamés et sans-logis des bidonvilles. C'est elle qui a dénoncé les travailleurs en lutte comme des "provocateurs", c'est elle qui a appelé les militaires au gouvernement, Jamais l'Union Populaire n'a été autre chose qu'une façon particulière de maintenir l'ordre en trompant les travailleurs. Face à la crise qui s'approfondit à l'échelle mondiale, le capital chilien particulièrement en difficulté, devait d'abord avant de la régler à sa manière, mater le prolétariat écraser sa capacité de résistance. Et pour cela, il fallait procéder en deux temps. En premier lieu le mystifier. Cette mystification accomplie, on a amené les travail1eurs embrigadés derrière les drapeaux bourgeois de la "démocratie", pieds et poings liés au peloton d'exécution.
La gauche et 1a droite au Chili comme ailleurs, ne représentent que les deux aspects d'une même politique du Capital : écraser la classe ouvrière. On utilise les cadavres des ouvriers chiliens pour mystifier les ouvriers français La gauche et les gauchistes ne se contentent pas d'avoir amené les travailleurs au massacre. Mais de plus, ici en France, ils ont le culot d'utiliser les cadavres des prolétaires chiliens pour entamer une opération de DUPERIE à grande échelle : ils n'attendent même pas que le sang qui coule à Santiago ait séché pour appeler les ouvriers à manifester, à débrayer pour défendre la "démocratie" contre les militaires. Ce faisant, les Marchais, Mitterrand, Krivine et Cie se préparent déjà à jouer en France le même rôle que les Allende, le P.C. et le MIR gauchiste au Chili. Car en France, comme dans le monde entier, avec l'approfondissement de la crise, se posera le problème de briser le prolétariat.
En organisant la tromperie "démocratique" sur le Chili, la gauche se prépare déjà à prendre en main l'opération qui consistera a embrigader les ouvriers derrière les drapeaux des "nationalisations", de la république" et autres niaiseries, pour les clouer sur un terrain qui n'est pas le leur et les livrer à l'écrasement. Et en refusant de dénoncer la gauche, pour ce qu'elle est, les gauchistes se placent, eux aussi dans le camp du capital. La leçon Au Chili, la crise a frappé plus tôt et plus vite qu'ailleurs. Et avant même que le prolétariat ait vraiment engagé le combat, son propre combat, toutes les forces de la gauche, ce cheval de Troie de la bourgeoisie parmi les travailleurs, se sont employées à le museler pour l'empêcher d'apparaître comme force indépendante sur son propre terrain, avec son programme, qui n'est pas une quelconque réforme "démocratique", ou étatique du capital, mais la révolution sociale. Et tous ceux qui, comme les trotskistes, ont apporté la moindre caution à cette castration de la classe ouvrière, en soutenant ne serait ce que du bout des lèvres et de façon "critique" ces forces, portent aussi la responsabilité du massacre. Ces mêmes trotskistes en France prouvent qu'ils sont du même coté de la barricade que la fraction de gauche du capital, puisqu'ils polémiquent avec elle sur les moyens "tactiques" et militaires d'arriver au pouvoir et reprochent a Allende de ne pas avoir mieux embrigadé les ouvriers derrière lui !
Depuis la France en 1936 jusqu'au Chili en passant par la guerre d'Espagne, la Bolivie, l'Argentine, la même leçon s'y est dégagée des dizaines et des dizaines de fois.
Le prolétariat ne peut passer aucune alliance, ne faire aucun front avec les forces du capital, même si celles-ci se parent du drapeau de la "liberté" ou du socialisme. Toute force qui contribue à lier aussi faiblement que ce soit les ouvriers à une quelconque fraction de la classe capitaliste se situe de l'autre côté. Toute force qui entretient la moindre illusion sur la gauche du capital est un maillon d'une chaîne unique dont l'aboutissement est le carnage des ouvriers. Une seule "unité" : celle de tous les prolétaires du monde. Une seule ligne de conduite : l'autonomie totale des forces ouvrières. Un seul drapeau : la destruction de l'État bourgeois et l'extension internationale de la révolution. Un seul programme : l'abolition de l'esclavage salarié.
Quant à ceux qui seraient tentés de se laisser duper par les belles paroles, les discours creux sur la "république", les rengaines éc�urantes de l'"Unité Populaire", qu'ils regardent bien l'image horrible du Chili. Avec l'approfondissement de la crise, une seule alternative : reprise révolutionnaire ou écrasement du prolétariat !
Révolution Internationale, 18 septembre 1973
(1) Les chiffres officiels sont de 3000 morts mais les associations d'aide aux victimes parlent de plus de 10 000 morts et disparus.
(2) Il faut noter que les États-Unis ne sont pas les seuls à avoir apporté un soutien aux "gorilles" sud-américains. Ainsi, la junte qui a pris le pouvoir en Argentine quelques temps après, qui a fait pour sa part 30 000 morts et qui a coopéré activement avec celle du Chili dans le cadre de l'Opération "Condor" pour assassiner des opposants, a reçu un soutien "technique" précieux d'experts militaires français qui lui ont enseigné leur "savoir-faire" acquis pendant la Guerre d'Algérie dans le domaine de la lutte contre la "subversion".
(3) MIR : "Mouvement de la Gauche Révolutionnaire"
Nous publions ci-dessous la dernière partie d'une étude sur l'histoire du mouvement révolutionnaire au Japon dont les deux premiers volets sont parus dans les Revue internationale n°112 et 114.
L'Internationale communiste et le Japon
Bien que la classe ouvrière ait conquis le pouvoir en Russie en Octobre 1917, il a fallu beaucoup de temps avant que les révolutionnaires du Japon n'établissent un contact direct avec le centre de la révolution et le mouvement international. C'est ainsi qu'il n'y eut aucun contact entre les révolutionnaires japonais et russes en 1917 et 1918. En outre, au Congrès de fondation de l'Internationale Communiste en mars 1919, aucune délégation venant du japon n'était présente, et même si S. Katayama - établi aux Etats-Unis - avait été mandaté comme délégué de Tokyo et Yokohama, il ne put assister au Congrès. Les premier et second Congrès des Organisations Cornmunistes d'Orient eurent lieu en novembre 1918 et 1919 à Moscou, des délégués du Japon y étaient invités mais ils ne purent non plus y assister. Par contre, à la Conférence de Bakou en septembre 1920, un participant japonais provenant des Etats-Unis était présent ; il était membre des Industrial Workers of thc World (IWW) mais il n'avait aucun mandat d'aucune organisation du Japon et était venu de son propre chef.
Cet isolement prolongé vis-à-vis du reste du monde des révolutionnaires du Japon s'explique d'abord par le fait que les communications entre la Russie et le Japon étaient en grande partie interrompues à cause de la guerre civile durant laquelle l'armée japonaise - opposante des plus féroces à la révolution prolétarienne - fut impliquée jusqu'cn 1922 cri Sibérie et, ensuite, du fait de la faiblesse politique des révolutionnaires eux-mêmes. Il n'y avait aucun groupe parmi eux pouvant agir comme élément moteur en vue de la construction d'une organisation et de son intégration dans le mouvement révolutionnaire international. Ainsi l'Internationale Communiste n'avait aucun pôle de référence au Japon bien qu'elle ait toujours cherché à établir le contact.
L'absence d'une fraction capable de jeter les bases d'une nouvelle organisation, se révéla une grande faiblesse et le travail de préparation qu'accomplit une fraction pour la construction d'un parti ne peut être lui-même que le résultat d'un long processus de maturation, d'un combat difficile pour la compréhension marxiste de la question organisationnelle.
Ce n'est qu'après le début du reflux du mouvement révolutionnaire que l'Internationale Communiste, en s'appuyant sur une politique totalement opportuniste, s'est mise à oeuvrer de façon précipitée à la construction d'une organisation.
Après que la Troisième Internationale eut créé en 1920 à Shanghai un secrétariat pour l'Extrême-Orient auxquels participaient des révolutionnaires de Corée et de Chine, un contact fut établi en octobre de la même année avec l'anarchiste japonais Osugi. Le secrétariat de l'IC pour l'Extrême-Orient lui fit parvenir 2000 yens en vue de fonder une organisation au Japon.
Mais quelle crédibilité programmatique et organisationnelle pouvait avoir un anarchiste dans la construction d'un parti communiste ? Osugi lui-même demandait l'autonomie pour chaque "section nationale" et n'était d'accord que sur la fondation d'un bureau de coordination internationale. De plus, il n'avait aucun mandat de quelque groupe que ce soit mais lorsqu'il revint de Shanghai, il fonda le journal Rodo Undo deabour Movement). Les autres révolutionnaires toujours très dispersés ne montrèrent que peu de détermination dans ces années 1920-1921 pour mener à bien un tel projet. Quant à Osugi, il resta fidèle à ses principes anarchistes tout au long des événements qui se développaient en Russie et appela au renversement du gouvernement soviétique après la tragédie de Kronstadt en 1921. L'Internationale Communiste mit alors fin à tout contact avec lui et les efforts pour créer une organisation furent de ce fait un échec.
Au Japon même, à partir de la fin 1920, Yamakawa, Sakai et Arahata s'efforcèrent de regrouper des forces. C'est ainsi que Hachigatsu Domei dea Ligue d'Août) fut fondée en août 1920 ; en décembre 1920, elle se transforma en Nippon Shakai-shugi Domei (Japanese Socialist League). Différents courants venant d'horizons programmatiques et théoriques divers se regroupèrent et quelques 1000 membres s'y affilièrent. Son journal officiel s'appela Shakaishugi (Socialisme).
Dès le début, la police s'employa à réprimer l'organisation : entre août et novembre 1920, des réunions de préparation du travail furent dispersées et, le 9 décembre de la même année, la conférence de fondation prévue à Tokyo fut également dispersée par la police. Là encore, la tentative d'édifier une organisation échoua sous la forte pression policière. La dispersion et la fragmentation l'emportèrent, le processus de clarification et de regroupement ne purent faire une percée et, par contrecoup, les différents groupes continuèrent à publier différents journaux tels les Studics in Socialism - édité par Sakai et Yamakawa - Japan Labour News d'Arahata et Labour Movement d'Osugi. En mai 1921, la Socialist League fut officiellement interdite.
Le groupe Socialist League qui aurait dû jouer le rôle de pôle de regroupement, ne fut jamais en mesure d'établir une claire démarcation, d'entraîner une sélection à travers la clarification ni de poser les bases de la création d'une organisation révolutionnaire unie. Au lieu de cela, l'existence de différentes personnalités qui avaient regroupé des éléments autour d'elles et qui avaient chacune son journal, continua à dominer la scène révolutionnaire.
Le fiasco rencontré avec Osugi amena les délégués du bureau de l'IC de Shanghai à proposer à Yamakawa en avril 1921 de s'atteler à la tâche de créer un parti. Jusqu'alors, Yamakawa et Sakai qui était très proche de lui, avaient eu une attitude attentiste mais dorénavant, Yamakawa, Kondo et Sakai se tinrent à travailler à l'élaboration d'une plate forme et élaborèrent les statuts d'un "Comité Communiste provisoire". Mais ces camarades, même au printemps 1921, n'avaient pas encore l'intention de fonder un parti communiste. Le concept d’une organisation communiste comme organisation de combat qui aurait à jouer un rôle d'avant-garde dans la lutte révolutionnaire, n'était pas encore ancré dans les esprits. L'accent était seulement mis sur la diffusion des idées et sur la propagande communiste. Cependant, la volonté de ces camarades allait dans le sens d'intensifier les contacts avec ]'Internationale Communiste.
Kondo fut envoyé à Shan-liai en mai 1921 afin d'accélérer le rapprochement avec l'Internationale Communiste. Sa trajectoire politique avait été influencée par les IWW quand il était aux Etats-Unis et il avait participé au journal d'Osugi auparavant, Rondo Undo. Il exagéra les progrès effectués quand il s'entretint avec les délégués de l'IC parce qu'en réalité, très peu d'évolution était intervenue en vue de la création de l'organisation. Impressionnés par Kondo, les délégués lui promirent une aide fïnanciere et Kondo revint au Japon avec 6 500 yens mais n'utilisa pas l'argent pour construire l'organisation ([1] [814]).
A son retour à Tokyo, contrairement aux accords établis avec l'Internationale, Kondo fonda son propre groupe "Gyomin Kysanto" (Enlightened People's Communist Party) dont il devint le président en août 1921. Yakamawa et Sakai rejetèrent sa proposition de transformer le "Groupe de propaande communiste" en parti car ils n'avaient toujours pas digéré le revers de la dissolution de la Socialist League En mai 1921. Après une descente de police en décembre 1921, le groupe de Kondo fut mis hors-la-loi et dissous. Un délégué de l'IC, Grey, qui était également porteur de fonds de l’IC ainsi que d'une liste de contacts fut arrêté en même temps et les documents tombèrent aux mains de la Police : un autre revers pour l’IC dans ses efforts pour aider à la construction d'un parti.
Au moment du 3e Congrès de la Troisième Internationale durant l'été 1921, il n'y avait toujours pas de délégué du Japon ; les seuls camarades présents venaient des Etats-Unis (Gentaro était membre du Japonese Socialist Group et Unzo, des IWW). Une fois de plus, les révolutionnaires au Japon étaient coupés du débat central à Moscou concernant la situation et les méthodes de l'!C. A ce Congrès, les délégués des courants qui, plus tard, allaient se faire connaïtre comme la Gauche Communiste combattirent la tendance à l'opportunismc croissant dans l'IC.
Entre-temps, l'Internationale Communiste elle-même avait crée des comités pour le Japon, avec Radek pour coordinateur. Elle décida une campagna pour l'introduction du droit de vote généralisé, campagne qui survenait alors que le 1e Congrès de l'IC avait dénoncé le rôle dangereux de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme et qu'aux 2e et 3e Congrès, les camarades de la Gauche italienne et de la Gauche germano-hollandaise mettaient en garde contre la tentation d'utiliser le parlementarisme. Au 3e Congrès, Taguchi Unzo, membre des IWW, s'opposa aussi à cette campagne.
L'Internationale Communiste appela à une Conférence des Peuples d'ExtrêmeOrient a l'automne 1921 ; elle fut organisée directement comme conférence alternative face au sommet des puissances impérialistes réunies à Washington en novembre 1921 où ces dernières avaient projeté de se partager les zones d'influence en Extrême-Orient.
Différents groupes du Japon furent invités à assister à cette Conférence d'Extrême-Orient. Le groupe de Yamakawa et celui de Kondo, Enlightened People's Communist Party, envoyèrent des délégués : s'y joignirent deux anarchistes ainsi que d'autres éléments. A la Conférence, qui se tint finalement en janvier 1922 à Petrograd, Takase, qui s'exprimait au nom du Enlightened People's Communist Party de Kondo, déclara qu'un parti communiste avait déjà été formé. De façon patente, c'était du bluff. Par ailleurs, l'anarchiste Yoshida, impressionné par le Congrès, annonça qu'il avait été `converti' au communisme : cependant, sur le chemin même du retour au Japon, il revint sur sa déclaration et réaffirma son allégeance aux positions anarchistes.
Boukharine, à cette même Conférence, demanda que la prochaine phase des luttes ouvrières au Japon se concentre sur la construction d'un régime entièrement démocratique à la place du projet d'établissentent immédiat de la dictature du prolétariat. De plus, l'objectif principal devrait être d'abolir le système impérial. En janvier 1922, Zinoviev parlait encore du Japon comme d'une puissance impérialiste mais quelques mois plus tard, quand le Parti communiste allait être fondé, le Japon n'allait plus être considéré comme impérialiste.
Malgré les efforts des forces révolutionnaires rassemblées à Petrograd enjanvicr 1922, les révolutionnaires du Japon continuèrent à rester dispersés ([2] [815]).
Les difficultés à accomplir des progrès décisifs dans la construction d'une organisation provenaient du fait que, à cause de l'isolement et des efforts insuffisants pour établir des liens au-delà du Japon, l'Internationale Communiste connaissait à peine les différentes composantes du milieu révolutionnaires au Japon, sans compter les raisons plus sérieuses : la sous-estimation de la question organisationnelle parmi les éléments les plus responsables, leur manque d'initiative pour établir le contact dans des circonstances difficiles, tous ces facteurs ont pesé dans les échecs répétés de l'IC.
Si l'IC choisit l'anarchiste Osugi et le très individualiste et imprévisible Kondo comme "hommes deconfiance", c'est parce que les éléments les plus sérieux au lapon n'avaient pas compris la nécessité de prendre directement contact avec l'Internationale communiste. Ils laissèrent cette initiative aux anarchistes et aux éléments les moins sérieux.
Même si l'Internationale a tenté d'offrir toutes sortes d'aide aux forces révolutionnaires du Japon, elle ne pouvait pallier au manque de conviction des révolutionnaires envers la nécessité d'un parti mondial dans le pays même. La responsabilité des révolutionnaires envers leur classe n'est jamais unie responsabilité "nationale", limitée à une zone géographique où les révolutionnaires vivent mais elle doit se baser sur une démarche internationaliste.
Ainsi, l'absence de tentatives critiques pour tirer les leçons de la décadence sur la question du parlementarisme d'un point de vue marxiste fui d'autant plus dramatique que les révolutionnaires au Japon n'avaient aucun contact avec les forces de la Gauche communiste qui émergeaient au même moment. Ces difficultés à rompre l'isolement ont contribué à la confusion politique et programmatique.
Quand, à partir de 1920. la vague révolutionnaire reflua, la classe ouvriére japonaise avait combattu sans qu'ait lieu en son sein une véritable intervention des révolutionnaires. Alorsq ue l'Internationale Communiste était déjà embarquée dans un cours opportuniste, celle-ci s'employa à regrouper les révolutionnaires du Japon désireux de participer à la construction du parti. C'est dans ce contexte qu'eut lieu la fondation du Parti communiste japonais ( PCJ) le l5 juillct 1922.
La fondation du Parti communiste japonais (PCJ)
Le parti était formé de dirigeants et de membres de différents groupes qui avaient peu d'expérience organisationnelle et il ne comportait aucune aile marxiste véritable et, notamment, aucune aile marxiste sur la question organisationnelle. D'anciens dirigeants, contactés et formés par I'IC, comme Sakai, Yamakawa, Arahata le rejoignirent et avec eux les groupes qu'ils avaient dirigés jusqu'alors tel e "Wednesday Society Group" de Yamakawa et la publication Vanguard, le cercle autour du Prolétariat de Sakai, "The Enlightened People's Communist Party", des membres des syndicats formés en 1921. En 1923, il était constitué de quelques 50 membres mais le concept même d'adhésion était un problème du fait que le parti ne comptabilisait aucun membre individuel, ces derniers appartenant à l'un des différents groupes qui s'étaient réunis pour former le parti. De plus, il n'y avait ni plate-forme ni statuts, aucun organe central élu. Les membres du parti étaient surtout actifs au sein de leur groupe d'origine, les groupes autour de Yamakawa et Sakai représentant le plus grand nombre de membres.
Au lieu de s'atteler à la tâche de colismiction d'un seul corps unifié, la vic du Parti allait être "fragmentée" et très fortement influencée par ces groupes et par le poids des anciennes personnalités dirigeantes. Du fait que la clarification programmatique n'avait pas été suffisamment effectuée, aucun programme n'avait été réellement élaboré.
De plus le parti ne possédait aucune presse autonome car du fait de sa situation d'illégalité, il ne pouvait publier aucune déclaration publique. C’est pourquoi, les membres prenaient position individuellement dans différentes publications politiques. C'est seulement en avril 1923 que 3 Journaux - Vanguard The Prolétariat, Studices in Socialism - fusionnèrent en un seul journal Sekki (Red Flag) qui devait représenter l'organe du parti.
Au même moment, le parti chercha à devenir un parti de masse et Yaniakima, suivant les orientations de l'Internationale, s'orienta dans ce sens. Ce parti de masse devait englober tous "les ouvriers organisés ou non-organisés ainsi que les paysans, les couches subalternes des classes moyenness et tous les mouvements et organisations anti-capitalites ". Le PCJ reprenait donc l'orientation de l'Internationale C'ommuniste mais c'était l’expression de sa politique opportuniste. En effet, la période des partis de masse était revolue commc cela avait été explicitement analysé par le KAfD allemand à l'époque.
Un programme pour le Japon fut élaboré en novembre 1922 par une commission de l'Internationale à la tête de laquelle se trouvait Boukharine. Le projct traitait du développement économique rapide du Japon pendant la Première Guerre mondiale mais surtout, il mettait l'accent sur le fait que « le capitalisme japonais montre encore des restes de rapports féodaux du passé, le plus importnat vestige étant l’empereur (mikado) à la tête du gouvernement (…) Les résidus du féodalisme joue également un rôle dominant dans toute la structure étatique actuelle. Les organes de l’Etat sont toujours aux mains d’un bloc composé de différentes parties de al bourgeoisie commerciale et industrielle et des grands propriétaires fonciers. Cette nature semi-féodale particulière de l’Etat est surtout illustrée par le rôle prédominant de la genro (noblesse, propriétaires féodaux) dans la constitution. A partir de cet arrière plan, les forces qui s’opposent à l’Etat, proviennent non seulement de la classe ouvrière, de la paysannerie et de la petite bourgeoisie mais émergent égaelment de couches plus larges de la soit disant bourgeoisie libérale – dont les intérêts sont aussi en opposition au gouvernement actuel (…) L’achèvement de la révolution bourgeoise peut devenir le prologue, le prélude à la révolution prolétarienne, visant à la domination de la bourgeoisie et l’établissement de la dictature du prolétariat (…) La lutte entre les seigneurs féodaux et la bourgeoisie prendra très certainement un caractère révolutionnaire."(Cité dans Houston, p.60, notre traduction.)
Alors qu'à son Congrès de fondation, l'Internationale Communiste dans son Manifeste avait mis la révolution à l'ordre du jour partout, l'IC dégénérescente commençait en 1922 à assigner des tâches historiques différentes au prolétariat selon les différentes zones du le monde.
Plaçant le Japon, la Chine et l'Inde sur le même plan car il y avait toujours une forte proportion de paysans au Japon et surtout parce qu'il y avait encore un empereur et des restes féodaux, l'IC proposa que la classe ouvrière du Japon fasse alliance avec des groupes bourgeois. L'Internationale communiste mais aussi le PCJ sous-estimaient le réel développement du capitalisme d'Etat qui s'était déjà profondément implanté au Japon.
Bien que l'empereur jouât encore un rôle en que représentant politique, cela ne changeait en rien la composition de classe de la société japonaise, ni les tâches historiques auxquelles la classe ouvrière était confrontée. L'industrie privée était certainement moins développée au Japon que dans d'autres pays industriels, du fait de l'histoire du développement du capitalisme dans ce pays. Mais depuis l'expansion du mode de production capitaliste, cette spécificité du capital japonais, la proportion relativement faible de capital privé par rapport au capital étatique, était "compensée" par la croissance rapide de l'Etat. Très tôt, l'Etat a joué un rôle actif et interventionniste pour défendre les intérêts nationaux japonais. A l'arrière-plan de cette position du PCJ et de l'Internationale Communiste, il y avait une sérieuse sous-estimation du niveau de capitalisme d'Etat qui avait pris des proportions bien plus énormes et qui, jusqu'à un certain point, était plus développé au Japon que dans la plupart des autres pays occidentaux.
Même si, du fait du faible développement du secteur capitaliste privé pendant la phase ascendante du capitalisme, il n'y avait pas autant de partis bourgeois qu'en Europe et si, globalement, le parlementarisme avait moins de poids et d'influence que dans les autres pays, cela ne voulait pas dire que la classe ouvrière du Japon avait des tâches historiques différentes et qu'elle devait combattre pour un parlementarisme démocratique bourgeois.
Cette orientation du PCJ devait rencontrer une résistance en son sein. Ainsi, Yamakawa affirmait que s'il n'y avait aucune démocratie bourgeoise et que le Japon était dirigé par des cliques militaires et bureaucratiques, contrairement à l'analyse de l'Internationale, il n'y avait aucune utilité de passer par une révolution bourgeoise. En conséquence, il prit position contre la mobilisation du parti sur le terrain électoral.
La thèse fut discutée à Lille conférence du parti en mars 1923, mais aucune décision ne fut arrêtée. Sano Manabu proposa une plate-forme alternative dont l'idée principale était que la révolution Prolétarienne était également à l'ordre du jour au Japon. Il existait aussi des divergences par rapport à la revendication du droit de vote généralisé et le même Sano Manabu rejeta la participation au parlement. Yamakawa se prononça aussi contre la participation aux élections.
Etant donné que la voix de la Gauche communiste d'Europe ne pouvait être entendue au Japon, ce qui aurait pu aider à l'approfondissement de cette critique cette dernière ne put être poussée plus avant et s'enraciner sur une base programmatique.
Du fait que les luttes de la vague révolutionnaire étaient sur le déclin à la fois internationalement et au Japon lui-même, le PC fut privé du test de l'intervention dans le feu du combat. En considérant son expérience organisationnelle limitée et ses positions politiquement confuses et opportunistes, on peu présumer que le parti aurait eu les plus grandes difficultés pour agir comme une organisation de combat et jouer son rôle d'avant-garde.
La stratégie de la bourgoisie japonnaise fut semblable à celle de n'importe quelle autre classe dominante - utilisation de la répression et infiltration du PC.J. Le 5 juin 1923 le parti fut interdit, quelques 100 à 200 membres furent arrêtés, tous les membres du parti connus de la police furent jetés en prison.
Le 24 mars 1924, le parti fut totalement dissous : Arahata s'opposa à la dissolution, défendant le besoin de lutter pour maintenir son existence et Sakai soutinrent la dissolution, déclarant qu'un parti d'avant-garde illégal n'était plus nécessaire ni désirable. Selon Yamakawa, un tel parti serait séparé des ouvriers et la proie de la répression bourgeoise, les révolutionnaires marxistes se devaient de rejoindre les organisations de masse telles les syndicats et les organisations paysannes et préparer le parti prolétarien légal du futur. C’est ainsi que le premier PC, qui ne fut jamais un corps solide mais plutôt un regroupement de diverses personnalités, n'ayant aucun tissu organisationnel, ne travaillant pas avec un esprit de parti ne fut jamais en mesure d'accomplir ses taches.
Après le reflux des luttes au niveau mondial, les révolutionnaires furent confrontés à la même tache : alors que l'IC dégénérescente avait mis en avant le mot d'ordre de construction de partis de masse et la politique du front unique, augmentant de la sorte la confusion parmi les ouvriers de plus en plus épuisés et désorientés, les révolutionnaires devaient, en conséquence, s'atteler à la tâche de développer le travail de fraction.
Mais une fois de plus, les révolutionnaires au Japon eurent à faire face à de grandes difficultés Pour remplir cette tâche. Aucune fraction ne surgit de leurs rangs pour combattre la dégénérescence de l'Internationale et pour poser les bases d'un futur parti.
La contre-révolution montante au Japon.
La bourgeoisie utilisa le rapport de forces qui penchait en sa faveur pour accroitre ses attaques contre la classe ouvriére au Japon. Alors que la classe ouvrière, pendant la Première Guerre mondiale et la vague révolutionnaire qui s'ensuivit, ne s'était pas autant radicalisée qu'ailleurs et qu'elle ne prit part à ces luttes que de manière périphérique, cette dernière allait être frappée durement à son tour pendant les années 1920 par la contre-révolution montante. Après l'interdiction du parti en 1923, le gouvernement saisit l'opportunité des effets d'un tremblement de terre dévastateur qui secoua Tokyo le 1er septembre 1923, où plus de 100 000 personnes périrent et où de larges parties de la ville furent détruites, pour accroître la répression contre lu classe ouvrière. Une "police de la pensée" spéciale (Tokko) fut créée procédant dans les années qui suivirent à des arrestations massives : 4000 ouvriers arrêtés en 1928, 5000 en 1929, 14 000 en 1932. 14 000 encore en 1933.
Tandis qu'en Europe il y eut une faible et courte reprise economique au cours des années 1920, le Japon fut frappé plus tôt par la crise économique mondiale provoquant des attaques accrues contre la classe ouvrière de ce pays. Jusqu'à l'éclatement de la grande crise au Japon qui débuta en 1927, deux ans avant le krach de 1929, la production avait déjà chuté de 40% dans les principales zones industrielles. La vaIeur des exportations japonaises se réduisit de 50%a entre 1929 et 1931 .
Le capital japonais se dirigeait à nouveau vers des conquétes militaires. Le budget pour l'armement. qui aux environs de 1921 - moment le plus fort de l'intervention contre la Russie - atteignait quasiment 50% du budget de l'Etat, ne fut jamais réellement réduit après la Premiére Guerre mondiale. Contrairement à l'Europe et aux Etats-Unis, il n'y eut pas véritablement de démilitarisation. Quelque diminution qu'il y ait pu avoir dans les budgets militaires, l'argcnt sorti de là fut immédiatcmcnt réinjecté dans la modernisation de l'armement. La classe ouvrière du Japon ne put offrir qu'une faible résistance aux attaques capitalistes et au cours vers la guerre. Dans ce contexte, I'Etat se trouva en position dominante dans l'économie beaucoup plus tôt que les Etats en Europe et commença à développer un régime capitaliste d'Etat très étendu, s'engageant de façon déterminée dans un cours à des conquètes militaires.
Le niveau de vie des ouvriers qui était beaucoup plus bas qu'en Europe chuta d'autant plus : leur revenu réel baissa d'une base de 100 en 1926 à 81 en 1930 jusqu'à 69 en 1931. La famine se répandit dans les campagnes ([3] [816]). Dans cet environnement d'une classe ouvrière affaiblie, avec un capital à l'offensive, il existait que les révolutionnaires tentent de dépasser à tout prix le rapport de forces défavorable en provoquant artificiellement des luttes et en essayant de construire un parti de masse.
Le P.C.J. devient un laquais du stalinisme
A la fin de la vague révolutionnaire en 1923 et alors que le stalinisme en Russie et au sein de l'IC se renforçait, de plus en plus de partis communistes se soumirent à la domination de Moscou, devenant son instrument. Le développement du PCJ illustre de façon aveuglante cet état de fait.
L'IC tenta de construire un nouveau parti à tout prix pour défendre les intérêts russes. Après la dissolution du parti en mars 1924, l'Internationale Communiste fonda un nouveau groupe communiste en août 1925 qui se proclama nouveau parti le 4 décembre 1926 mais qui n'était rien d'autre que le perroquet de Moscou. Déjà, en 1925, l'Internationale communiste avait commencé à critiquer dans les Thèses de Shanghai les positions et le travail du précédent parti. Les orientations de l'Internationale étaient que la révolution démocratique bourgeoise, qui avait été inaugurée avcc la restauration des Meiji, devait être achevée puisque des vestiges féodaux (surtout les propriétaires terriens féodaux) et la bourgeoisie subsistaient encore. L'internationale conlmuniste mettait donc l'accent sur les vestiges féodaux tout en admettant que : « l'Etat japonnais lui-même est un élement puissant du capitalisme japonnis. Aucun pays européen n 'est encore allé aussi loin dans l'introduction du capitalisme d’Etat que le Japon où 30% de tous Les investissements dans l'industrie et dans le secteur financier sont finances par l 'Etat ».
Cependant, selon l'Internationale, l'Etat japonais devait devenir réellement démocratiquebourgeois. Yamakawa s'opposa â cette analyse, mettant en exergue l'amalgame effectué entre l' Etat et le grand capital financier. Il affirma que la bourgeoisie détenait le pouvoir au Japon depuis longtemps et que le prolétariat devait établir une alliance anti-bourgeoise avec la paysannerie, rejetant la "révolution en deux temps" comme le défendait Moscou. Yamakawa soutenait l'idée qu'une aile gauche au sein du mouvement ouvrier ou un parti paysan-ouvrier pouvait prendre la place du PCJ interdit. Yamakawa se mit à publier un journal Rono (Paysan-Ouvrier) en décembre 1927.
L'Internationale communiste poursuivit sa politique "de noyautage et de conquête des syndicats". obtenant une grande influence dans le "Nippon Rodo Hyogikai" ("Labor Union Council of Japan")- fondé en mai 1925.
Aux élections parlementaires de 1928, le PC.I défendit "un front unique" avec les autres partis « capitalistes dee gauche », dont le nombre avaient autgmenté et dont sept d'entre eux avaient fusionné pour former le "Musan taishuto" ("Parti des Masses prolétariennes").
Après une autre vague de répression en mars 1928, tous les partis de gauche furent interdits et leurs dirigeants envoyés en prison. ils furent menacés de peine de mort s'ils poursuivaient des activités politiques clandestines. Cependant. une fois que la police emprisonné les leaders de l'ancien PC, Moscou put reconstituer à nouveau le parti en novembre 1921; et mettre en place un autre comité central qui pourrait suivre à la lettre les instructions de Moscou. Le comité central et le bureau politique du PCJ furent remplacés les années suivantes en fonction des changements de politique de l'Internationale. Après chaque nouvelle vaguc de répression et arrestations, une nouvelle direction était toujours envoyée par Moscou si bien que le parti était maintenu « artificiellement » en vie ; mais en dépit de tous les efforts déployés, Moscou ne réussit jamais à accroître de façon significative les adhésions. Le PCJ était devenu un simple laquais de Moscou.
Quand. en 1928. l'Internationale communiste déclara "le socialisme en seul pays" comme étant sa politique officielle et qu'il expulsa tous les militants dee la Gauche communistc qui restaient ainsi que les forces d'opposition trotskistes, le PCJ ne fit aucune objection. Il ne considéra pas cela comme une trahison des intérêts de la classe ouvrière par l' Internationale Communiste. Le PC,I. "alimenté" depuis 5 ans par Moscou a tous les niveaux, organisationnellement et programmatiquement, défenseur totalement loyal de Moscou, ne put opposer la moindre résistance à cette situation. Déjà en 1927, un groupe arrêté du PCJ mené par Mizino Shigeo, rejeta l'internationalisme et se mit à défendre l'idée du "socialisme national".
Des problèmes de langue et la difficulté d'accès aux textes de cette période, requierent de notre part de la prudence dans l'évaluation définitive de l'attitude du PCJ, mais au moment de l'écriture de ce texte, nous n’avons pas connaissance de groupes exclus ou de scissions du PCJ comme conséquence de leur opposition à la stalinisation ou a l'idée du "socialisme dans un seul pays". C’est pourquoi on petit présumer que le PCJ ne fit aucune critique et n'opposa aucune résistance à la stalinisation. En tout état de cause, s'il y eut des voix oppositionnelles, elles n'eurent aucun contact avec l'opposition en Russie, ni avec les courants de la Gauche communiste en dehors de la Russie. Même à propos des événements qui eurent lieu en 1927 en Chine voisine et qui furent durement débattus au sein de l'Internationale et internationalement, autant que l'on sache, il n'y eut aucune voix critique provenant du Japon dénonçant la politique désastreuse de l'Internationale.
Même si le parti n'avait pas encore trahi après l'annonce du "socialisme en un seul pays" par l'Internationale Communiste, il ne fut pas en mesure de donner naissance à une quelconque résistance prolétarienne, luttant pour une position internationaliste.
Le chemin vers la guerre de l'impérialisme japonais : l'élimination des voix internationalistes par le stalinisme.
Du fait que le capital japonais avait affronté une classe ouvrière offrant moins de résistance que le prolétariat en Europe, cela lui permit de s'engager dans un cours à la guerre systematique plus tôt que ses rivaux européens. En septembre 1931, l'armée japonaise cnvahissait la Mandchourie et installait un Etat mandchou fantoche.
Tandis que le cours à la guerre s’accélérait internationalement et alors que la guerre en Espagne milieu des années 1930 représentait la répétition générale en vue des confrontations en Europe et de la Deuxième Guerre mondiale, la guerre entre le .lapon et la Chine se déroula de 1937 à 1945.
L'impérialisme japonais enclencha la spirale de la barbarie à un haut niveau avant même le début de la Deuxième Guerre mondiale. Plus de 200 000 chinois furent massacrés en quelques jours à Nankin en 1937 et au total 7 millions de personnes furent tuées lors de cette guerre.
Le groupe de la Gauche communiste qui a publié Bilan était un des rares à défendre une position internationaliste (même au prix d'une scission) pendant la guerre d' Espagne : il représente le pôle de référence pour toutes les forces révolutionnaires. Au Japon, cependant, la précieuse tradition de l'internationalisme qui avait existé lors de la guerre de 1905 entre le Japon et la Russie et pendant la Première Guerre mondiale, avait été réduite au silence par le stalinisme. Le "Nippon Kukka Shakaito" ("Japonese State Socialist Party") - qu'on peut comparer au NSDAP de Hitler en Allemagne - qui fut fondé en 1931 et le Social Démocratie Party du Japon soutinrent ouvertement le cours impérialiste à la guerre du capital japonais. Le "Shakai Taishuto" ("Social Masses Party") se rallia également aux "efforts de défense" de l'armée japonaise en octobre 1934 dans la mesure où "l'armée combattait à la fois le capitalisme et le fascisme". La direction du "Shakai Taishuto" ("Socialist Party") qualifia la guerre contre la Chine de "guerre sacrée de la nation japonaise". Le congrès des syndicats japonais, Zenso, mit les grèves ouvrières hors-la-loi en 1937.
D'un autre côté, alors que les forces de la Gauche communiste défendaient seules l'internationalisme, le PCJ stalinien et Trotsky lui-même appelèrent à la défense de la Chine contre le Japon.
En septembre 1932, le PCJ déclarait : « La guerre de l’impérialisme japonais en Mandchourie marque le début d'une nouvelle série de guerres imperialistes dirigées en priorité contre la révolution chinoise et l'URSS (...) Si les imperialistes du monde entiers s’avisaient de lencer un défi à notre patrie, l'URSS, nous leur montrerions que le prolétariat mondial se souléverait par les armes contre eux (...) Vive l'Armée rouge d'Union soviétique et vive l 'Armée rouge de la Chine soviétique ! » (Langer. Red Flag in Japan, 1968, notre traduction). Avec les mots d'ordre de "A bas la guerre impérialiste" "Bas les pattes en Chince" "Défendons la Chine révolutionnaire et l'union soviétique !", le PC.J. appela à soutenir la Russie et la Chine contre le capital japonais. Le PC.J était devenu le meilleur laquais de Moscou.
Mais Trotsky jeta aussi par-dessus bord sa propre position qu'il avait maintenue pendant la Première Guerre mondiale. Partant d'une vision totalement erronée selon laquelle "L’aventure japonaise actuelle en Mandchourie peut mener le Japon à la révolution " (1931), (Le fascisme peut-il réellement triompher ? l’Allemagne clé de la situation internationale, 26/11/1931, notre traduction) - il appela l'Union soviétique à armer la Chine : "Dans la gigantesque lutte historique entre la Chine el le Japon, le gouvernement des soviet ne peut rester neutre, il ne peut prendre la même position par rapport à la Chiite et par rapport au Japon. Il se doit de soutenir pleinement le peuple chinois.". Considérant qu'il existait encore "des guerres progressistes possibles" il déclara : "S'il y a une guerre juste en ce monde, alors c'est celle du peuple chinois contre ses oppresseurs. Toutes les organisations de la classe ouvrière, toutes les forces rpgressistes de Chine, rempliront leur devoir dans celle guerre de libération, sans abandonlier le programme et leur indépendance politique. "(30/07/1937, notre traduction)
"Dans ma déclaration à la presse bourgeoise, j'ai parlé du devoir de toutes les organisationts ouvrières de Chine de participer activement et en première ligne à la guerre contre le Japon, sans renoncer le moins du monde à leur programme et à leurs activités autonomes. Mais les Eiffelistes ([4] [817]) appellent cela du socialpatriotisme'. Cela signifie la capitulation devant Tchang-Kaï-Chek ! Cela veut dire tourner le clos aux principe de la lutte de classe (...) Dans la guerre impérialiste, le Bolchevisme militait pour le défaitisme révolutionnaire. La guerre civile espagnole et la guerre sino-japonaise sont toutes deux desguerres impérialistes. (...) Nous prenons la même position par rapport à la guerre en Chine. Le seul salut pour les ouvriers et paysans de Chine est d'agir en tant que force autonome contre les deux armées, à la fois contre la chinoise et la japonnaise. (...) C'es quatre lignes du document des Eiffelistes du 1e septembre 1937 révèlent qu 'ils sont soit des traitres soit de parfaits idiots. Mais quand la stupidité atteint de telles proportions, cela revient à de la trahison.(...) Parler de défaitisme révolutionnaire en général sans faire la distinction entre les pays opprimés et les pays oppresseurs, c'est défigurer le Bolchevisme en une lamentable caricature et mettre cette caricature au service de l’impérialisme. La Chine est un pays semi-colonial qui va être transformer sous nos yeux en pays colonial par le Japon. En ce qui concerne ce dernier, il mène unc guerre impérialiste réactionnaire. Pour ce qui est de lar Chine, elle mène une guierre de libération progressiste. (...) Le patriotisme japonais à le visage hideux et abject du banditisme international. Le patriotisme chinois est lui légitime e progressiste. Placer ces deux patriotisme sur le même plan et parler de ‘social-patriotisme’montre que vous n’avait rien lu de Lénine, que vous n’avait rien compris à l'attitude des Bolcheviks dans la guerre impérialiste et défendre cela est tout simplemet faire insulte au marxisme. (...) Nous devons insister fortement sur le fait que la 4e Internationale est aux côtés de la Chine contre le Japon." ("Sur la guerre sinojaponaise", Lettre à Diego
Toute la tradition d'une lutte impitoyable contre les deux camps impérialistes était abandonnée par Trotsky. Seuls les groupes de la Gauche communiste défendirent clairement une position internationaliste lors de cette confrontation impérialiste. Le groupe de Bilan prit la position suivante à propos de cette guerre : "L'experience a prouvé que le proletariat international, lorsqu'il fut amené par l’Internationale communiste et pur la Russie soviétique, à envisager la possibilité de révolutions bourgeoises et anti-impérialistes en Chine (en 1927), s'est, en fait, sacrifie sur l’autel du capitalisme mondial" ("Résolution de la C.E. de la fraction italienne de la Gauche communistc internationale sur le Conflit sinojaponais", nov.-déc. 1937)
« Et c'est dans cette phase historique, où les guerres nationales sont reléguées au musée des antiquités, que l'on voudrait mobiliser les ouvriers autour de 'guerre d’émancipatin nationale ' du peuple chinois »
"Qui donc soutient aujourd'hui la 'guerre d’indépendance' de la Chine (...) : La Russie, l'Angleterre, les Etats-Unis, la France. Tous les impérialismes la soutiennent (...) Et jusqu'à Trotsky qui se laisse emporter à nouveau par le courant de la guerre impérialiste et qui préconise le soutien de la ‘guerre juste’ du peuple chinois" (... )
"Des deux côtés des fronts il y a une bourgeoisie rapace, dominatrice et qui ne vise qu’à faire massacrer les prolétaires. Il est faux, archi faut de croire qu 'il existe une bourgeoisie avec laquelle es ouvriers chinois peuvent, même provisoirement, faire un ‘bout de chemin ensemble' et que seul l'impérialisme japonais doit être abattu pour permettre aux ouvriers chinois de lutter victorieusement pour la revolution. Partout l’imparialisme mène ladanse et la Chine n’est que le jouet des autres impérialistes. Pour entrevoir le chemin des batailles révolutionnaires il faut que les ouvriers chinois et japonnais trouvent le chemin de classe qui les conduira les uns vers les autres : la fraternisation devant cimenter leur assauts simultanés contre leurs propres exploiteurs (...)"
« Seules, les fractions de la Gauche communiste internationale seront oppsoées à tous les courants traîtres et opportunistes et brandiront hardiment le drapeau de la lutte pour la révolution. Seules, elles lutteront pour la transformation de la guerre impérialiste qui ensanglante l'Asie en une guerre civile des ouviers contre leurs exploiteurs : fraternisation des ouvriers chinois et japonnais ; destruction des fronts de la 'guerre nationale' ; lutte contre le Kuomintang, lte contre l’impérialisme japonnais, luute contre tous les courants qui agissent parmis les ouvriers pour la guerre impérialiste »
"Le prolétaiat international doit trouver dans cette nouvelle guerre la force d 'échapper à ses bourreaux, aux traîtres et de manifester sa solidatité avec ses frères d'Asie en déclenchant des batailles contre sa propre bourgeoisie.
A bas la guerre impérialiste de Chine Vive la guerrc civile de tous les exploité contre la bourgeoisie chinoise et l'imperialisme japonnais !"(Bilan, "A bas le carnage impérialiste en Chine ! : Contre tous les bourreaux, pour la transformation immédiate de la guerre en guerre civile oct.-nov. 1937).
Ceci représentait la tradition internationaliste de la Gauche communiste la seule véritable continuité avec les positions des révolutionnaires de la Première Guerre mondiale. Cependant, aucune force révolutionnaire au Japon ne reprit, semble-t-il, cet étendard internationaliste.
En Europe, la bourgeoisie inaugura la politique des "fronts populaires" afin d'enrôler la classe ouvrière dans la bataille impérialiste de la défense des "Etats démocratiques" contre l'Allemagne fasciste de Hitler. Afin de mobiliser les ouvriers dans la guerre, la bourgeoisie avait besoin de tromper les ouvriers par la défense de la "démocratie". Cependant, au Japon, la classe ouvrière avait en grande partie déjà été défaite.
Les appels initiaux du PCJ en vue de l'établissement d'un front unique des partis de gauche afin de défendre l'Union soviétique, furent rejetés par ces mêmes partis qui s'étaient rangés derrière les intérêts de l'Etat japonais. Le PC.J. de son côté avait choisi son camp.
Les résidus du PCJ qui, une fois de plus, avait été interdit avant même le déclenchement de la guerre sino-japonaise, appela à la défense de l'Union soviétique contre le Japon.
Pendant la guerre, ce qui restait du PCJ appela à "la destruction de 1'ordre militaro-féodal du Japon par ‘une révolution démocratique-bourgeoise’, déclarant "qu’au sein de ce processu une active coopération avec les nations capitalistes serait nécessaire. " Sur la base de tels arguments, le P.C.J. soutint les Etats-Unis et la Russie dans leur conflit contre le « Japon impérial ! »
Durant l'hiver 1945-1946, le P.C.J. se réforma pendant l'occupation américaine. Un programme fut élaboré qui, à l'instar des thèses de 1927 et 1932, prévoyait un projet de "révolution en deux temps". La tâche immédiate consistait à "dépasser le système impérial, réaliser la démocratie du Japon, une réforme agraire ".
Cette stratégie offrit la base à une coopération avec les Etats-Unis pour la démilitarisation et la démobilisation du Japon. Le commandement suprême des forces alliées et des Etats-Unis était considéré comme une partie de la bourgeoisie progressiste dont la fonction historique était d'accomplir la révolution démocratiquebourgeoise.
Comme partout ailleurs dans le monde, la classe ouvrière au sortir de la guerre était plus faible que jamais.
La reconstruction eut lieu avec une classe fortement défaite et démoralisée. Pendant des décennies, la classe dominante se fit le plaisir de présenter la classe ouvrière au Japon comme l’exemple même d'une classe docile, servile, défaite et humiliée, travaillant pendant de longues heures et recevant de très bas salaires.
Quand en 1968, après les grèves massives en Europe et particulièrement en France, la classe ouvrière mondiale réapparut sur la scène de l'histoire, mettant fn à plus de cinquante ans de contre-révolution, la classe redonna naissance à une série de petits groupes révolutionnaires dont certains purent retrouver la tradition de la Gauche Communiste. Mais au Japon, les groupes de la gauche capitaliste dominaient totalement la scène politique. De ce que nous savons aucune force ne put établir des contacts avec le milieu politique prolétarien historique, c'est-à-dire les groupes se réclamant de la tradition de la Gauche communiste.
Après la période de reconstruction, avec l'entrée en crise et la récession ouverte au Japon depuis pratiquement une décennie, ce n'est qu'une question de temps pour que la classe ouvrière au Japon ne se trouve contrainte de se défendre contre les attaques de la crise à un niveau qualitativement plus élevé. Ces confrontations de classe nécessiteront l'intervention la plus déterminée des révolutionnaires. Néanmoins, pourque les révolutionnaires puissent remplir leur tâche, les éléments politiques prolétariens qui surgiront, devront établir un lien avec le milieu politique prolétarien international et se concevoir eux-mêmes comme une partie de cette entité internationale.
Plus de cent années d'isolement politique quasi complet doivent être surmontées. Les conditions pour entreprendre cette tâche n'ont jamais été aussi favorables.
DA
[1] [818] Après son arrivée dans le port japonais de Shimonoscki, il rata son train pour Tokyo. II dut pasaer la nuit en ville - où il dépensa une partie des fonds de l’IC en se payant les services d'une prostituée et en boissons alcoolisées. pendant la nuit il tomba, ivre, aux mains de la police qui lui contisqua le reste de l'argent que la prostituée ne lui avait pas arnaqué. Parlant à un espion de la police dans sa cellule de prison, il avoua sa mission en Chine, mais il fut néanmoins relâché.
[2] [819] Au moment même où la Conférence s’ouvrait à Petrograd, le groupe autour de Yamakawa conunençait à publier un journal, Zenei de’avant-garde). A partir d'avril 1922, le groupe autour de Sakai publia Musankaikyu dee Prolétariat) et à partir de juin 1922, Rodo Kumiai deabour Union) parut également. Entre-temps, à partir de janvier 1922, l'anarchiste Osugi avait aussi fait paraître Labour Movement.
[3] [820] La famine parmi la population à la campagne était un phénomène très répandu. La journée dee travail dans l'industrie du textile tournait autour de l2 heures et plus. Dans les annécs 1930, il y avait encore une proportion de 44% de femmes travaillant dans les usines et dans les industrie, textiles, 91% de la force de travail féminine vivait dans des dortoirs, afin qu'elle soit toujours plus disponible pour l'exploitation.
[4] [821] Eiffel, nom de guerre de Paul Kirchoff (1900-1972), membre du KAPD (Parti Communiste ouvrier allemand). Après la prise du pouvoir par les nazis en 1933, il émigra en France, travailla pour la direction trotskiste allemande en exil, mais s'opposa à la politique trotskiste d'entrisme. Pendant son séjour au Mexique entre 1930 et 1940, il coopéra à la publication de Communismo, journal du "Grupo de trabajadores marxistas", cf. Revue Interrnationale n° 10. juin-août 1977.
Nous reproduisons ci-dessous une lettre en réponse à un de nos contacts, qui nous a écrit pour défendre ce que ce camarade a appelé le "bilan conseilliste de la révolution russe". Depuis la disparition du groupe hollandais Daad en Gedachte, il n'existe plus d'expression organisée du courant conseilliste au sein du milieu prolétarien. Néanmoins, la position conseilliste continue d'avoir un fort impact sur le mouvement révolutionnaire actuel. Le conseillisme prétend rejeter à la fois les positions libérales, anarchistes et social-démocrates, d'une part, et la position "léniniste", stalinienne et trotskiste d'autre part. Ce qui le rend, de prime abord, énormément attractif. Le coeur de la position conseilliste, c'est ce que l'on a appelé "l'énigme russe" qui est une question très importante pour le mouvement ouvrier actuel et à venir. Il s'agit d'élucider si la révolution russe constitue une expérience qui, envisagée de façon critique - comme l'a toujours fait le marxisme - pourra servir de base à une prochaine tentative révolutionnaire, ou bien si - comme le dit la bourgeoisie, secondée par l'anarchisme et indirectement par le conseillisme - elle serait à rejeter absolument parce que la monstruosité du stalinisme découlerait du "léninisme" (1). Répondre à cette lettre a donc un grand intérêt, à notre sens, puisque ce débat nous permet de réfuter la position conseilliste, et ainsi de contribuer à la clarification du mouvement révolutionnaire.
Cher camarade,
Ton texte commence par poser une question que nous partageons pleinement : "La compréhension de la défaite de la révolution russe est une question fondamentale pour la classe ouvrière, parce que nous vivons encore sous le poids des conséquences de l'échec du cycle révolutionnaire commencé avec la révolution russe, surtout du fait que la contre-révolution n'a pas pris la forme classique d'une restauration militaire des rapports de production capitalistes classiques mais celle d'un pouvoir, le stalinisme, qui s'auto-proclamait "communiste", assénant un coup terrible à la classe ouvrière mondiale, que la bourgeoisie utilise pour semer la confusion et la démoralisation parmi les travailleurs et pour nier le communisme comme perspective historique de l'humanité. C'est pour cela qu'il faut réaliser un bilan historique à partir de l'expérience historique de la classe ouvrière et de la méthode scientifique du marxisme, ainsi que des apports des fractions de la gauche communiste qui surent se maintenir à contre-courant pendant les 50 ans de contre-révolution. Bilan que nous pouvons transmettre aux nouvelles générations prolétariennes." Effectivement ! La contre-révolution ne s'est pas faite au nom de la "restauration du capitalisme" mais sous le drapeau du "communisme". Ce ne fut pas une armée blanche qui imposa en Russie l'ordre capitaliste mais le parti même qui avait été à l'avant-garde de la révolution. Ce dénouement a traumatisé les actuelles générations de prolétaires et de révolutionnaires les amenant à douter des capacités de leur classe et de la validité de ses traditions révolutionnaires. Lénine et Marx n'auraient-ils pas contribué, y compris involontairement, à la barbarie stalinienne ? Y a-t-il eu en Russie une authentique révolution ? N'y a-t-il pas le danger de voir les "approches politiques" détruire ce que construisent les ouvriers ? La bourgeoisie a alimenté ces craintes en menant une campagne permanente de dénigrement de la révolution russe, du bolchevisme et de Lénine, campagne qui a été renforcée par les mensonges staliniens. L'idéologie démocratique que la bourgeoisie a propagée dans d'incroyables proportions tout au long du 20e siècle a renforcé ces sentiments avec son insistance sur la souveraineté de l'individu, le "respect de toutes les opinions", le rejet du "dogmatisme" et de la "bureaucratie". Centralisation, parti de classe, dictature du prolétariat, toutes ces notions qui ont été le fruit de combats acharnés, d'énormes efforts de clarification théorique et politique, sont marqués par les stigmates infamants de la défiance. Ne parlons pas de Lénine qui est totalement rejeté et dont la contribution est soumise au plus tenace ostracisme à partir de quelques phrases sorties de leur contexte ; parmi elles, la fameuse phrase sur la "conscience importée de l'extérieur" (2) ! Les craintes et les doutes d'une part et la pression idéologique de la bourgeoisie d'autre part se combinent et portent en elles le danger de nous faire perdre le lien avec la continuité historique de notre classe, avec son programme et sa méthode scientifique sans lesquels une nouvelle révolution est impossible. Le conseillisme est l'expression de ce poids idéologique qui se concrétise par un attachement à ce qui est immédiat, local, économique, considéré comme "plus proche et contrôlable" et en un rejet viscéral de tout ce qui est politique ou centralisé, perçu comme abstrait, lointain et hostile. Tu dis qu'il faut s'approprier les "apports des fractions de la Gauche communiste qui surent marcher à contre-courant pendant les 50 ans de la contre-révolution." Nous sommes totalement d'accord ! Toutefois, le conseillisme ne fait pas partie de ces apports, au contraire, il se situe en dehors d'eux. De la même façon qu'il faut faire une distinction entre Trotsky et le trotskisme, il est nécessaire d'établir une différence entre le communisme de conseils et le conseillisme (3). Le conseillisme est l'expression extrême et dégénérée des erreurs qui commencent à être théorisées dans les années trente, dans un mouvement vivant comme l'est le communisme de conseils. Le conseillisme est une tentative ouvertement opportuniste de donner une présentation "marxiste" aux positions mille fois rabâchées par la bourgeoisie - et répétées par l'anarchisme - sur la révolution russe, la dictature du prolétariat, le Parti, la centralisation, etc. En nous référant concrètement à l'expérience russe, on voit que le conseillisme attaque deux piliers de base du marxisme : le caractère international de la révolution prolétarienne et le caractère fondamentalement politique de celle-ci. Nous allons nous centrer uniquement sur ces deux questions. Il y en aurait bien d'autres à aborder : comment se développe la conscience de classe ? Quel est le rôle du Parti et son rapport à la classe ? etc. Mais nous n'avons pas la place ici pour les traiter et, surtout, ces deux questions, sur lesquelles tu insistes particulièrement, nous paraissent cruciales pour clarifier "l'énigme russe".
Révolution mondiale ou "socialisme en un seul pays" ?
Dans certains passages de ton texte, tu insistes sur le danger de prendre comme prétexte la "révolution mondiale" pour retarder sine die la lutte pour le communisme et justifier la dictature du parti. "Il y en a qui attribuent toutes les déformations bureaucratiques de la révolution à la guerre civile et à ses ravages, à son isolement en l'absence de révolution mondiale et au caractère attardé de l'économie russe, mais cela n'explique en rien la dégénérescence interne de la révolution et pourquoi elle ne fut pas vaincue sur le champs de bataille ou si elle l'a été de l'intérieur. La seule perspective que nous donne cette explication est qu'il ne nous reste qu'à souhaiter que les prochaines révolutions aient lieu dans des pays développés et ne restent pas isolées". Quelques pages plus loin, tu affirmes : "La révolution ne peut pas se contenter de gérer le capitalisme jusqu'aux calendes grecques du triomphe mondial de la révolution, elle doit abolir les rapports capitalistes de production (travail salarié, marchandises)". Les révolutions bourgeoises furent des révolutions nationales. Le capitalisme s'est développé d'abord dans les villes et pendant longtemps a cohabité avec un monde agraire dominé par le féodalisme ; ses rapports sociaux ont pu se construire au sein d'un pays, isolé des autres. Ainsi, en Angleterre, la révolution bourgeoise a triomphé en 1640 alors que le reste du continent était dominé par le régime féodal. Mais le prolétariat peut-il suivre le même chemin ? Peut-il commencer à "abolir les rapports capitalistes de production" en un seul pays sans devoir attendre les "calendes grecques de la révolution mondiale ?" Nous sommes sûrs que tu es contre la position stalinienne du "socialisme en un seul pays", toutefois, en acceptant que le prolétariat "commence à abolir le salariat et la marchandise sans attendre la révolution mondiale", tu réintroduis par la fenêtre cette position que tu évacues par la porte. Il n'existe pas de chemin médian entre la construction mondiale du communisme et la construction du socialisme en un seul pays. Il existe une différence fondamentale entre les révolutions bourgeoises et la révolution prolétarienne : les unes sont nationales dans leurs moyens et leurs fins, par contre, la révolution prolétarienne est la première révolution mondiale de l'histoire tant dans sa fin (le communisme) que dans ses moyens (le caractère mondial de la révolution et de la construction de la nouvelle société). Tout d'abord, pourquoi "la grande industrie a-t-elle généré une classe qui dans toutes les nations est mue par le même intérêt et dans laquelle il n'existe pas de nationalité" (L'Idéologie allemande) de telle sorte que les prolétaires n'ont pas de patrie et ne peuvent perdre de fait ce qu'ils n'ont jamais eu. Ensuite, pourquoi cette même grande industrie "en créant le marché mondial, [a-t-elle] déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend étroitement de ce qui se passe chez les autres. Elle a en outre unifié dans tous les pays civilisés le développement social à tel point que, dans tous ces pays, la bourgeoisie et le prolétariat sont devenus les deux classes les plus importantes de la société, et que l'antagonisme entre ces deux classes est devenu aujourd'hui l'antagonisme fondamental de la société. La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale. Elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c'est-à-dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne." ("Principes du communisme", Engels, 1847). Contre cette position internationaliste, le stalinisme en 1926-27 a impulsé la thèse du "socialisme en un seul pays". Trotski et toutes les tendances de la Gauche communiste (y compris les communistes germano hollandais) considérèrent une telle position comme une trahison et Bilan la vit comme la mort de l'IC. De son côté, l'anarchisme raisonne au fond comme le stalinisme. Sa vision anti-centralisation lui fait rejeter la formule "socialisme en un seul pays" mais, sur la base de "l'autonomie" et de "l'autogestion", il propose le "socialisme dans un seul village", dans une "seule usine". Ces formules semblent plus "démocratiques" et plus "respectueuses de l'initiative des masses", mais elles conduisent à la même position que le stalinisme : la défense de l'exploitation capitaliste et de l'Etat bourgeois (4). C'est vrai que le moyen utilisé est différent : dans le cas du stalinisme, il s'agit de la méthode brutale d'une bureaucratie ouvertement hiérarchisée, de son côté, l'anarchisme exploite et développe les préjugés démocratiques sur la "souveraineté" et "l'autonomie" des individus "libres" et leur propose de gérer leur propre misère par le biais d'organisations locales et sectorielles. Quelle est la position du conseillisme ? Comme nous l'avons dit plus haut, il y a une évolution dans les différentes composantes de ce courant. Les Thèses sur le bolchevisme (5) adoptées par le GIK ouvrent la porte aux pires confusions (6). Toutefois, le GIK ne remettra jamais ouvertement en question la nature mondiale de la révolution prolétarienne. Malgré cela, son insistance sur son caractère "fondamentalement économique" et son rejet du parti, l'amèneront implicitement sur ce terrain marécageux. Ultérieurement, des groupes conseillistes - particulièrement dans les années 70 - théoriseront ouvertement la construction "locale et nationale" du socialisme. C'est ce que nous avons combattu dans plusieurs articles de notre Revue internationale qui polémiquent contre le tiers-mondisme et les visions autogestionnaires des différents groupes conseillistes (7). Contrairement à ce que tu laisses entendre, l'internationalisme prolétarien n'est pas un voeu pieux ou une option parmi d'autres, mais il est la réponse concrète à l'évolution historique du capitalisme. Depuis 1914, tous les révolutionnaires sont d'accord sur le fait que la seule révolution possible est la révolution socialiste, internationale et prolétarienne : "Ce n'est pas notre impatience, ce ne sont pas nos désirs, ce sont les conditions objectives réunies par la guerre impérialiste qui ont amené l'humanité tout entière dans une impasse et l'ont placée devant le dilemme : ou bien laisser encore périr des millions d'hommes et anéantir toute la civilisation européenne, ou bien transmettre le pouvoir dans tous les pays civilisés au prolétariat révolutionnaire, accomplir la révolution socialiste. C'est au prolétariat russe qu'est échu le grand honneur d'inaugurer la série de révolutions, engendrée avec une nécessité objective par la guerre impérialiste" ("Lettre d'adieu aux ouvriers suisses, avril 1917", oeuvres complètes, tome 23). Mais ce n'est pas seulement la maturité de la situation historique qui pose le problème de la révolution au niveau mondial. C'est aussi l'analyse du rapport de force entre les classes, considérée également à l'échelle mondiale. La constitution, le plus tôt possible, du Parti international du prolétariat est un élément crucial pour faire pencher le rapport de force face à l'ennemi. Plus vite se constituera l'Internationale, plus la bourgeoisie rencontrera des difficultés pour isoler les foyers révolutionnaires. Lénine a lutté pour qu'en 1917, avant la prise du pouvoir, la gauche de Zimmerwald constitue immédiatement une nouvelle Internationale : "Nous sommes obligés, nous précisément, et tout de suite, sans perdre de temps, de fonder une nouvelle Internationale révolutionnaire, prolétarienne ; mieux, nous devons reconnaître sans crainte, ouvertement, que cette Internationale a déjà été fondée et fonctionne." ("Thèses d'avril", 1917) En septembre 1917, Lénine pose la nécessité de la prise du pouvoir en se basant sur une analyse de la situation internationale du prolétariat et de la bourgeoisie : dans une lettre au Congrès bolchevique de la région nord (8 octobre 1917) il disait : "Notre révolution traverse une période critique au plus haut point. Cette crise coïncide avec la grande crise de croissance de la révolution socialiste mondiale et de la lutte que mène contre elle l'impérialisme mondial () [la prise du pouvoir] peut sauver la révolution russe et la révolution mondiale" (oeuvres complètes, tome 26). La révolution russe -après l'échec de la tentative de Kornilov- vivait un moment délicat : si les Soviets ne se lançaient pas à l'offensive (la prise du pouvoir), Kerenski et ses amis firent de nouvelles tentatives pour les paralyser et les liquider ultérieurement, afin d'en finir ainsi avec la révolution. Mais c'est cela même qui se passait à un autre niveau en Allemagne, Autriche, France et Grande Bretagne, etc. : l'agitation ouvrière pouvait être puissamment impulsée par l'exemple russe ou au contraire pouvait courir le risque de se diluer en une multitude de luttes dispersées. La prise du pouvoir en Russie fut toujours perçue comme étant une contribution à la révolution mondiale et non comme une tâche de gestion économique nationale. Plusieurs mois après octobre, Lénine s'adresse en ces termes au cours d'une conférence des comités d'usine de la zone de Moscou : "La révolution russe n'est pas autre chose que le détachement avancé de l'armée socialiste mondiale. Le succès et le triomphe de la révolution que nous avons réalisée dépendent de l'action de cette armée. Personne parmi nous n'oublie cela () Le prolétariat russe se rend compte de son isolement révolutionnaire et voit clairement que la condition indispensable et le prémisse fondamental de sa victoire est l'intervention unie des ouvriers du monde entier."
Révolution économique ou révolution politique ?
En suivant la position conseilliste, tu penses que le moteur, dès le premier jour de la révolution prolétarienne, est l'adoption de mesures économiques communistes. Tu le développes dans de nombreux passages de ton texte : "En avril 1918, Lénine a publié "Les tâches immédiates du pouvoir soviétique" où il approfondit l'idée de construire un capitalisme d'Etat sous le contrôle du parti, en développant la productivité, la comptabilité et la discipline dans le travail, en terminant ainsi avec la mentalité petite bourgeoise et l'influence anarchiste, et en proposant sans hésiter des méthodes bourgeoises : comme l'utilisation de spécialistes bourgeois, le travail aux pièces, l'adoption du taylorisme, la direction par un seul (8) Comme si les méthodes de production capitalistes étaient neutres et leur utilisation par un parti "ouvrier" garantissait leur caractère socialiste. La fin de la construction socialiste justifie les moyens." Tu poses comme alternative : "que la révolution ne peut pas se limiter à gérer le capitalisme jusqu'aux calendes grecques, jusqu'au triomphe mondial de la révolution, elle doit abolir les rapports capitalistes de production (travail salarié, marchandises)", développant "la communisation des rapports de production en calculant quel travail social serait nécessaire pour la production des biens". Le capitalisme a créé le marché mondial depuis le début du 20e siècle. Cela veut dire que la loi de la valeur s'exerce sur toute l'économie internationale et aucun pays ni groupe de pays ne peut y échapper. La prise de pouvoir dans le bastion prolétarien n'est pas synonyme de "territoire libéré". Bien au contraire, ce territoire continue à appartenir à l'ennemi car il est soumis entièrement à la loi de la valeur du capitalisme mondial (9). Le pouvoir du prolétariat est essentiellement politique et son rôle essentiel là il où il sera établi sera de servir de tête de pont à la révolution mondiale. Les deux principaux legs du capitalisme à l'histoire de l'humanité ont été la formation du prolétariat et le caractère objectivement mondial qu'il a donné aux forces productives. Ces deux legs sont sapés à la base par la théorie de la "communisation immédiate des rapports de production" : "abolir" le travail salarié et la marchandise au niveau de chaque usine, localité ou pays veut dire d'une part, éparpiller la production en un tas de petites pièces autonomes et la rendre prisonnière de la tendance à l'éclatement et au schisme que renferme le capitalisme dans sa période historique de décadence et qui se concrétise de façon dramatique par sa phase finale de décomposition (10). Par ailleurs, cela signifie diviser le prolétariat et l'attacher aux intérêts et nécessités de chaque unité de production locale, sectorielle ou nationale qui se serait "libérée" des rapports capitalistes de production. Tu dis que "la Russie en 1917 a ouvert un cycle révolutionnaire qui s'est refermé en 1937. Les ouvriers russes ont été capables de prendre le pouvoir, mais pas d'en faire usage en vue d'une transformation communiste. L'arriération, la guerre, l'effondrement économique et l'isolement international n'expliquent pas en eux-mêmes l'involution. L'explication est à trouver dans une politique qui fétichise le pouvoir et qui le sépare des transformations économiques à réaliser par les organes de la classe : assemblées et conseils où se dépassent la division entre les fonctions politiques et syndicales, la conception léniniste privilégie la question du pouvoir politique au détriment de la socialisation de l'économie et de la transformation des rapports de production. Le léninisme comme maladie bureaucratique du communisme. Si la révolution est d'abord politique, elle se limite à gérer le capitalisme en attendant la révolution mondiale, il se crée un pouvoir qui n'a pas d'autre fonction que la répression et la lutte contre la bourgeoisie, qui finit par s'auto-perpétuer à tout prix, d'abord dans la perspective de la révolution mondiale, et après pour lui-même". Ce qui te fait t'accrocher ardemment aux "mesures économiques communistes", c'est la crainte que la révolution prolétarienne ne "reste bloquée au niveau politique" devenant ainsi une coquille vide qui ne changera pas de façon significative les conditions de vie de la classe ouvrière. Les révolutions bourgeoises ont d'abord été économiques et ont achevé leur tâche en arrachant le pouvoir politique à la vieille classe féodale ou en arrivant à composer avec elle. "A chaque étape de l'évolution que parcourait la bourgeoisie correspondait pour elle un progrès politique. Classe opprimée par le despotisme féodal, association armée s'administrant elle-même dans la commune, ici, république urbaine indépendante; là, tiers état taillable et corvéable de la monarchie, puis, durant la période manufacturière, contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis l'établissement de la grande industrie et du marché mondial, s'est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l'Etat représentatif moderne." (Le Manifeste communiste). Pendant plus de trois siècles, la bourgeoisie va conquérir petit à petit une position après l'autre sur le terrain économique (le commerce, le crédit, la manufacture, la grande industrie) jusqu'à conquérir le pouvoir politique par des révolutions dont le paradigme est constitué par la révolution française de 1789. Ce schéma de son évolution historique répond à sa nature de classe exploiteuse (elle aspire à instaurer une nouvelle forme d'exploitation, le travail salarié "libre" face à la servitude féodale) et aux propres caractéristiques de son régime de production : appropriation privée et nationale de la plus value. Le prolétariat peut-il suivre le même chemin dans sa lutte pour le communisme ? Son objectif n'est pas de créer une nouvelle forme d'exploitation mais d'abolir toute exploitation. Cela veut dire qu'il ne peut pas aspirer à établir dans la vieille société un pouvoir économique qui lui permettrait au préalable de se lancer à la conquête du pouvoir politique, mais qu'il doit suivre justement le chemin inverse : prendre le pouvoir politique à l'échelle mondiale et à partir de là, construire la nouvelle société. Economie signifie soumission des hommes aux lois objectives indépendantes de leur volonté. Qui dit économie dit exploitation et aliénation. Marx n'a pas parlé d'une "économie communiste" mais de la critique de l'économie politique. Le communisme, c'est le règne de la liberté face au règne de la nécessité qui a dominé l'histoire de l'humanité sous l'exploitation et la pénurie. La principale erreur des Principes de la production et de la distribution communiste (11), texte clé du courant conseilliste, est qu'elle se propose d'établir le temps de travail comme un automatisme économique neutre et impersonnel qui régulerait la production. Marx critique cette vision dans la Critique du programme de Gotha où il souligne que la notion "à travail égal salaire égal" évolue encore dans les paramètres du droit bourgeois. Bien avant, dans Misère de la Philosophie, il avait souligné que "Dans une société à venir, où l'antagonisme des classes aurait cessé, où il n'y aurait plus de classes, l'usage ne serait plus déterminé par le minimum du temps de production; mais le temps de production sociale qu'on consacrerait aux différents objets serait déterminé par leur degré d'utilité sociale" en ajoutant que "La concurrence réalise la loi selon laquelle la valeur relative d'un produit est déterminée par le temps du travail nécessaire pour le produire. Le temps du travail servant de mesure à la valeur vénale devient ainsi la loi d'une dépréciation continuelle du travail." (Souligné par nous) (12) Dans ton texte, tu laisses entendre que le "léninisme" tomberait dans la "fétichisation" de la politique. En fait, c'est tout le mouvement ouvrier, en commençant par Marx lui-même, qui serait coupable d'une telle "faute". Ce fut Marx qui dans sa polémique avec Proudhon (livre cité précédemment) souligna que : "l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale. D'ailleurs, faut-il s'étonner qu'une société, fondée sur l'opposition des classes, aboutisse à la contradiction brutale, à un choc de corps à corps comme dernier dénouement ? Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n'y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps. Ce n'est que dans un ordre de choses où il n'y aura plus de classes et d'antagonisme de classes, que les évolutions sociales cesseront d'être des révolutions politiques. Jusque-là, à la veille de chaque remaniement général de la société, le dernier mot de la science sociale sera toujours : "Le combat ou la mort la lutte sanguinaire ou le néant. C'est ainsi que la question est invinciblement posée." (George Sand.)" (idem) Le conseillisme fonde sa défense du caractère économique de la révolution prolétarienne sur le syllogisme suivant : comme la base de l'exploitation du prolétariat est économique, pour l'abolir, il faut prendre des mesures économiques communistes. Pour répondre à ce sophisme, nous devons abandonner le terrain balisé de la logique formelle et nous situer sur le terrain solide de l'analyse historique. Dans l'évolution historique de l'humanité interviennent deux facteurs intimement liés mais qui ont chacun leur propre entité : d'une part, le développement des forces productives et la configuration des rapports de production (le facteur économique), d'autre part, la lutte de classe (le facteur politique). L'action des classes se base sûrement sur l'évolution du facteur économique mais elle n'en est pas le simple reflet, un simple ressort qui réagit aux impulsions économiques comme le chien de Pavlov. Dans l'évolution historique de l'humanité, nous notons que le facteur politique a tendance à peser chaque fois davantage (la lutte de classes) : la désintégration du vieux communisme primitif et son remplacement par les sociétés esclavagistes fut un processus essentiellement objectif, violent, le produit de nombreux siècles d'évolution. Le passage de l'esclavagisme au féodalisme surgit d'un processus progressif de désagrégation de l'ordre ancien et de recomposition du nouveau où le facteur conscient eut un poids très limité. Par contre, dans les révolutions bourgeoises, l'action des classes a un plus grand poids bien que "le mouvement de l'immense majorité se fasse au profit d'une minorité". Toutefois, comme nous l'avons dit plus haut, la bourgeoisie profite de la force motrice des énormes transformations économiques en grande partie dues à un processus objectif et inéluctable. Le poids du facteur économique est alors déterminant. Par contre, la révolution prolétarienne est le résultat final de la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie, elle demande un haut niveau de conscience et la participation active de celui-ci. Cette dimension fondamentale et prioritaire du facteur subjectif (conscience, unité, solidarité, confiance, des masses prolétariennes) veut dire que le caractère politique de la révolution prolétarienne (qui est la première révolution massive et consciente de l'histoire) est primordial. Tu es bien sûr pour une révolution prolétarienne faite avec la participation active et consciente de la grande majorité des travailleurs, où s'exprime le maximum d'unité, de solidarité, de conscience, d'héroïsme, de volonté créatrice ? Eh bien, c'est en cela que réside de fameux caractère politique de la révolution prolétarienne.
La "révolution économique" du conseillisme dans la pratique
Ton bilan de la révolution russe peut se résumer en ceci : si, au lieu de fétichiser la politique et attendre les "calendes grecques de la révolution mondiale", on avait adopté des mesures immédiates de remise des usines aux travailleurs, d'abolition dans ces dernières du travail salarié et des échanges marchands, alors il n'y aurait pas eu de "bureaucratisation" et la révolution aurait avancé. C'est une leçon qui a séduit le communisme de conseils et que le conseillisme a vulgarisée de nos jours. En tirant cette leçon, le conseillisme rompt avec la tradition du marxisme et rejoint une autre tradition : celle de l'anarchisme et de l'économisme. La formule du conseillisme n'a rien d'original : Proudhon l'a défendue et elle a été sévèrement démontée par la critique de Marx, elle fut reprise ultérieurement par les théories coopérativistes, ensuite par l'anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire et, en Russie, par l'économisme. En 1917-23, elle a resurgi avec l'austro-marxisme (13), Gramsci et sa "théorie" des Conseils d'usine (14) ; Otto Rülhe et certains théoriciens des AAUD suivirent le même chemin. En Russie, tout en développant des constatations justes, tant le groupe Centralisme démocratique que l'Opposition ouvrière de Kollontaï sont tombés dans les mêmes travers. En 1936, l'anarchisme fit des "collectivités" espagnoles la grande alternative au "communiste bureaucratique et étatique" des bolcheviks (15). Ce qu'il y a de commun à toutes ces visions - et qui est également à la base du conseillisme - c'est une conception de la classe ouvrière comme étant une simple catégorie économique et sociologique. Elles ne voient pas la classe ouvrière comme une classe historique, dotée de continuité dans sa lutte et sa conscience, mais comme une somme d'individus qui ne se mobiliseraient que pour d'étroits intérêts économiques (16). Le calcul du conseilliste est le suivant : pour que les ouvriers défendent la révolution, il faut qu'ils "aient la preuve" qu'elle donne des résultats immédiats, qu'ils touchent du doigt les fruits de la révolution. On obtient cela en leur donnant le "contrôle" des usines, en leur permettant de les gérer eux-mêmes (17). Le "contrôle de l'usine" ? Quel contrôle peut-on en avoir quand ce qu'elle produit doit se soumettre aux coûts et à la marge bénéficiaire que lui impose la concurrence sur le marché mondial ? De deux choses l'une : où on se déclare en autarcie et alors se produit une régression aux proportions incalculables qui annihilerait toute révolution, où on travaille au sein du marché mondial en étant soumis à ses lois. Le conseilliste prône "l'abolition du travail salarié" par le biais de l'élimination du salaire en lui substituant un "bon selon le temps de travail". C'est éluder la question avec des paroles sonnantes : il faut travailler une quantité d'heures déterminées et pour aussi juste que soit le bon, il y aura toujours des heures payées et d'autres qui ne le seront pas, il y a toujours plus value. Le slogan "à travail égal salaire égal" fait partie du droit bourgeois et renferme la pire des injustices, comme le soulignait Marx. Le conseilliste proclame "l'abolition de la marchandise" pour la remplacer par "la comptabilité entre usines". Nous sommes dans la même situation : il devra y avoir ajustement à la valeur d'échange imposée par la concurrence au sein du marché mondial. Le conseillisme tente de résoudre le problème de la transformation révolutionnaire de la société par "la forme et l'appellation" en éludant le fond du problème. "M. Bray ne voit pas que ce rapport égalitaire, cet idéal correctif, qu'il voudrait appliquer au monde, n'est lui-même que le reflet du monde actuel, et qu'il est par conséquent totalement impossible de reconstituer la société sur une base qui n'en est qu'une ombre embellie. A mesure que l'ombre redevient corps, on s'aperçoit que ce corps, loin d'en être la transfiguration rêvée, est le corps actuel de la société". (Misère de la philosophie). Il advient aux propositions de l'anarchisme et du conseillisme sur la "révolution économique" la même chose qu'à Mr Bray : quand l'ombre prend corps on se rend compte qu'elle n'est pas autre chose que le corps de l'actuelle société. L'anarchisme en 1936 avec ses collectivités n'a pas fait autre chose que d'imposer un régime d'exploitation extrême, au service de l'économie de guerre, le tout enjolivé par "l'autogestion", "l'abolition de l'argent" et autres balivernes. Il y a encore une conséquence beaucoup plus grave dans les positions conseillistes : elles conduisent la classe ouvrière à renoncer à sa mission historique pour le plat de lentilles de la "prise immédiate des usines". Dans ton texte tu soulignes que "classe et parti n'ont pas les mêmes intentions. Les aspirations des ouvriers allaient dans le sens de s'approprier la direction des usines et de diriger la production eux-mêmes". "S'approprier la direction des usines" veut dire que chaque secteur de la classe ouvrière prend sa part du butin récemment arraché au capitalisme et le gère à son propre bénéfice et, au mieux, se "coordonne" avec les ouvriers des autres usines. Ce qui veut dire que nous passons de la propriété des capitalistes à la propriété des individus ouvriers. Nous ne sommes pas sortis du capitalisme ! Mais pire encore, cela veut dire que la génération ouvrière qui fait la révolution doit consommer elle-même les richesses récemment enlevées au capitalisme, sans penser le moins du monde à l'avenir. Ce qui amène la classe ouvrière à renoncer à sa mission historique de construire le communisme à l'échelle mondiale en se faisant piéger par le miroir aux alouettes "d'avoir tout, tout de suite". Cette tentation de tomber dans "la répartition des usines" constitue un danger réel pour la prochaine tentative révolutionnaire. Aujourd'hui le capitalisme est entré dans sa phase terminale : la décomposition (18). Décomposition signifie chaos, désagrégation, implosion des structures économiques et sociales en une mosaïque de fragments et au niveau idéologique, c'est une perte de la vision historique, globale et unitaire que l'idéologie démocratique se charge de diaboliser systématiquement comme "totalitaire" et "bureaucratique". Les forces de la bourgeoisie pousseront résolument dans ce sens au nom du "contrôle démocratique", de "l'autogestion" et autre phraséologie. Le risque en est que la classe se voit déroutée en perdant toute perspective historique et s'enferme dans chaque usine, dans chaque localité. Ce ne sera pas seulement une défaite presque définitive mais cela signifiera que la classe ouvrière se laisse entraîner par manque de perspective historique, par l'égoïsme, l'immédiatisme et l'absence absolue de distance que distille à tout niveau l'idéologie de la bourgeoisie dans la situation actuelle de décomposition.
Les véritables leçons de la révolution russe
Le bastion prolétarien est soumis à sa naissance à une brutale et angoissante contradiction : d'une part, il vit sous le capitalisme, il est attaqué à mort par ses lois économiques, militaires et impérialistes (invasion militaire, blocus, nécessité d'échanges commerciaux dans des conditions défavorables pour survivre, etc.) ; d'autre part, il doit rompre le noeud coulant autour de son cou avec les seules armes qu'il possède : l'unité et la conscience de toute la classe prolétarienne et l'extension internationale de la révolution. Cela l'oblige à pratiquer une politique complexe et, en certaines occasions contradictoire, pour maintenir à flot la société menacée de désintégration (ravitaillement, fonctionnement minimum de l'appareil productif, la défense militaire, etc.) et simultanément, consacrer le gros de ses forces à étendre la révolution, à favoriser l'éclatement de nouveaux mouvements d'insurrection prolétarienne. Dans les premiers temps du pouvoir soviétique, les bolcheviques s'en tinrent fermement à cette politique. Dans son étude critique de la révolution russe, Rosa Luxemburg soulignait de façon convaincante : "Les destinées de la révolution en Russie dépendaient intégralement des évènements internationaux. En misant à fond sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné la preuve éclatante de leur intelligence politique, de la fermeté de leurs principes, de l'audace de leur politique." Comme le disait une Résolution du Bureau Territorial de Moscou du Parti bolchevique adoptée en février 1918 à propos de Brest-Litovsk : "Dans l'intérêt de la révolution internationale, nous accepterons le risque de perdre le pouvoir des Soviets, qui devient purement formel ; aujourd'hui comme hier, la tâche principale que nous avons est d'étendre la révolution à tous les pays." (19) Sur ce plan politique, les bolcheviks commirent toute une série d'erreurs. Toutefois, ces erreurs auraient pu être rectifiées si la force de la révolution mondiale avait suivi son cours. C'est seulement à partir de 1923, lorsque la révolution reçoit un coup mortel en Allemagne, que la tendance croissante des bolcheviks à devenir prisonniers de l'Etat du territoire russe et de cet Etat à entrer en contradiction toujours plus irréconciliable avec les intérêts du prolétariat mondial, s'impose définitivement et implacablement. Le Parti bolchevique cesse d'être ce qu'il était et devient un simple gestionnaire du capital. La critique marxiste de ces erreurs n'a rien à voir avec la critique qu'en fait le conseillisme. La "critique" conseilliste va dans le sens de l'anarchisme et de la bourgeoisie, la critique marxiste permet de renforcer les positions prolétariennes. Beaucoup d'erreurs commises par les bolcheviques étaient partagées par le reste du mouvement ouvrier international (Rosa Luxemburg, Bordiga, Pannekoek). Nous ne voulons pas "blanchir" les bolcheviks mais simplement souligner qu'il s'agissait d'un problème de toute la classe ouvrière internationale et non du produit de la "scélératesse", du "machiavélisme" et du "caractère bourgeois occulte" des bolcheviks comme le pense le conseillisme. Nous n'avons pas le temps d'aborder la critique marxiste des erreurs bolcheviks. Nous avons largement travaillé sur ces thèmes dans notre Courant. Nous voulons tout particulièrement signaler les documents suivants : · Série d'articles sur le Communisme dans la Revue internationale n° 99 et 100 ; · Brochure (en français) sur la période de transition ; · Brochure (en français) sur la révolution russe. Ces documents peuvent servir de base pour continuer la discussion. En espérant avoir contribué à un débat clair et fraternel, reçois nos salutations communistes.
Accion Proletaria / Courant Communiste International.
(1) Les conseillistes les plus extrémistes ne s'arrêtent pas à la remise en question de Lénine. Ils poursuivent dans ce chemin et ils finissent par rejeter Marx pour se jeter dans les bras de Proudhon et Bakounine. Ce qu'ils font en réalité, c'est appliquer la logique implacable de la position selon laquelle il existe une continuité entre Lénine et Staline. Voir pour cela l'article "Octobre 1917, début de la Révolution prolétarienne", dans la Revue Internationale n° 12 et 13, article fondamental pour discuter de la question russe.
(2) Notre rejet de la campagne de la bourgeoisie contre Lénine ne signifie absolument pas que nous acceptons à la lettre toutes ses positions. Au contraire, nous avons dans plusieurs textes critiqué ses erreurs et ses confusions sur l'impérialisme, le rapport entre le parti et la classe, etc. La critique fait partie de la tradition révolutionnaire (comme le disait Rosa Luxemburg, elle est aussi nécessaire que l'air qu'on respire). Mais la critique révolutionnaire se fait selon une méthode et a une orientation qui sont aux antipodes du dénigrement et de la calomnie bourgeoise ou parasitaire.
(3) Nous ne pouvons développer cette question ici. Nous te renvoyons au livre que nous avons publié en français et en anglais sur la Gauche communiste germano-hollandaise.
(4) Voir sur ce sujet l'article "Le mythe des collectivités anarchistes" publié dans la Revue internationale n° 15 et repris dans le livre 1936 : Franco et la République écrasent le prolétariat. Evidemment, nous ne pouvons pas développer cette question : face au "modèle russe", vu comme bureaucratique et autoritaire, il y aurait le "modèle" espagnol de 1936 qui serait "démocratique", "autogestionnaire" et "basé sur l'initiative autonome des masses".
(5) Nous ne pouvons pas aborder dans le cadre de cette réponse la principale affirmation des Thèses sur le Bolchevisme -la nature bourgeoise de la révolution russe. C'est un point que nous avons amplement développé dans la Revue internationale n° 12 et 13 (voir note 1) et dans la "Réponse à Lénine Philosophe de Pannekoek" dans la Revue internationale n° 25, 27, 28 et 30. En tout cas, cette théorisation a impliqué une rupture avec ce que défendirent antérieurement de nombreux membres du courant conseilliste ; en 1921, Pannekoek affirmait : "L'action des bolcheviques est incommensurablement grande pour la révolution en Europe occidentale. Par la prise du pouvoir, ils ont donné un exemple au prolétariat du monde entier. Par leur pratique, ils ont posé les grands principes du communisme : dictature du prolétariat et système des Soviets ou des Conseils" (cité dans notre livre La Gauche communiste germano hollandaise, p.143).
(6) Voir "Octobre 1917, début de la Révolution prolétarienne", publié dans la Revue Internationale n° 12 et 13.
(7) Voir "Les épigones du conseillisme à l'oeuvre" dans la Revue internationale n° 2, "Lettre à Arbetarmakt" dans la Revue internationale n° 4 et "Réponse à 'Solidarity' sur la question nationale" dans la Revue internationale n° 15, "Le danger du conseillisme" dans la Revue internationale n° 40, "Misère du conseillisme moderne" dans la Revue internationale n° 41 et le débat interne sur le conseillisme dans la Revue internationale n° 42.
(8) Il faut être clair sur le fait que nous avons toujours critiqué certaines méthodes de production proposées par Lénine et critiquées par des groupes au sein du parti comme Centralisme démocratique. Voir la série sur le Communisme publiée dans l'article traitant de ce sujet de la Revue Internationale n° 99.
(9) Le bastion prolétarien devra se procurer des aliments, des médicaments, des matières premières, des biens industriels, etc. à des prix désavantageux, sera soumis à des blocus et à des conditions plus que probables de désorganisation des transports. Ce n'est pas seulement un problème de la Russie arriérée ; comme nous le démontrons dans la brochure Octobre, début de la révolution mondiale (publiée en français), le problème serait encore plus grave dans un pays central comme l'Allemagne ou la Grande-Bretagne. A cela s'ajoute la guerre de la bourgeoisie contre le bastion prolétarien : blocus commercial, guerre militaire, sabotage, etc. De plus, la prochaine tentative révolutionnaire du prolétariat devra prendre en charge le poids des conséquences du maintien du capitalisme dans les conditions de sa décomposition historique : effondrement des infrastructures, chaos dans les communications et l'approvisionnement, effets dévastateurs d'une interminable succession de guerres régionales, de destructions écologiques.
(10) Toutes les péroraisons actuelles sur la "mondialisation" du capitalisme que partagent tant le "néolibéralisme" que son présumé antagoniste - le mouvement "anti-globalisation" - cachent le fait que le marché mondial s'est créé il y a plus d'un siècle et qu'aujourd'hui le problème qu'affronte le système est sa tendance irrémédiable à l'éclatement et à l'autodestruction brutale par le biais surtout des guerres impérialistes.
(11) Nous ne pouvons développer ici une critique détaillée des Principes. Nous te renvoyons à celle que fait notre livre déjà cité sur l'histoire de la Gauche communiste germano-hollandaise : pag.193 et suivantes.
(12) Pannekoek a formulé avec juste raison de grandes réserves à l'égard des Principes. Voir notre livre précédemment cité.
(13) Voir la Revue internationale n° 2 l'article "De l'austro-marxisme à l'austro-fascisme".
(14) Voir dans le livre "Débat sur les Conseils d'usine" la critique claire que Bordiga adresse aux spéculations de Gramsci.
(15) Voir note 4.
(16) Il n'y a aucun paradoxe au fait qu'ils fassent la même erreur que celle que fit Lénine dans Que faire ?, en tordant la barre et en disant que "les ouvriers peuvent arriver seulement à une conscience trade-unioniste". Toutefois, il y a une différence abyssale entre Lénine et les conseillistes : alors que le premier fut capable de corriger son erreur (et pas pour des raisons tactiques comme tu le dis), les conseillistes ne sont même pas capables de la reconnaître.
(17) Toute proportion gardée et sans vouloir exagérer la comparaison, les conseillistes conçoivent le rôle des ouvriers comme étant le même que celui que jouèrent les paysans au cours de la révolution française qui les libéra de certaines charges féodales sur la propriété agraire ce qui en fit des soldats enthousiastes de l'armée révolutionnaire et plus spécialement de l'armée napoléonienne. A part le fait que cette conception révèle une vision de soumission et d'inconscience du prolétariat qui contredit tous les arguments avancés sur la "participation" et "l'initiative" des masses dont nous parle le conseillisme, le plus grave est qu'il oublie qu'alors que le paysan pouvait se libérer par le biais du changement de propriété de la terre, le prolétariat ne se libèrera jamais par le biais du changement de propriété de l'usine. La révolution prolétarienne n'est pas seulement le fait purement local et juridique de libérer les ouvriers de l'oppression d'un capitaliste mais de libérer le prolétariat et toute l'humanité du joug des rapports sociaux globaux et objectifs qui lui sont imposés bien au-delà des rapports personnels ou de propriété : les rapports de production capitalistes basés sur le marché et le salariat.
(18) Voir dans la Revue internationale n° 62, les "Thèses sur la décomposition".
(19) A propos du Traité de Brest-Litovsk, tu dis qu'il a signifié "le rejet d'une guerre révolutionnaire qui, bien qu'à court terme eut signifié la perte momentanée des villes, aurait permis de développer une guerre populaire avec la constitution de milices dans les campagnes et de fusionner la révolution ouvrière avec la révolution paysanne comme le proposait la gauche bolchevique en donnant la possibilité de commencer à constituer un mode de production communiste" (p. 9). Nous ne pouvons pas développer cette question (nous te renvoyons à la brochure en français mentionnée dans la note 8). Toutefois, ta réflexion nous pose question. En premier lieu, qu'est-ce que la "révolution paysanne" ? Quelle révolution peut faire la paysannerie qui devrait fusionner avec la "révolution ouvrière" ? La paysannerie n'est pas une classe mais une catégorie sociale qui est composée de diverses classes sociales qui ont des intérêts diamétralement opposés : grands propriétaires, moyens et petits propriétaires, journaliers. Par ailleurs, comment peut-on initier "la constitution du mode de production communiste" à partir de guérillas dans les campagnes alors que les villes sont abandonnées à l'ennemi ?
Malgré l'arrestation hyper-médiatisée du "tyran sanguinaire" Saddam Hussein avec une mise en scène qui semble sortie directement d'un western de série B, l'enlisement patent des Etats-Unis en Irak de même que leur incapacité à imposer la "feuille de route" au Proche-Orient témoignent d'un affaiblissement de la première puissance impérialiste mondiale. Le projet fondamental du gouvernement américain en intervenant en Irak était de poursuivre et de développer l'encerclement stratégique de l'Europe pour contrer toute tentative d'avancée de ses principaux rivaux impérialistes, et notamment l'Allemagne, vers l'Est et la Méditerranée. L'objectif de la croisade menée au nom de l'anti-terrorisme, de la défense de la démocratie et de la lutte contre les Etats supposés détenteurs d'armes de destruction massives était de servir de couverture idéologique à la guerre en Afghanistan et en Irak, et aux menaces d'intervention contre l'Iran. Avant d'intervenir sur le sol irakien, la bourgeoisie américaine a longuement hésité, non sur la décision de la guerre elle-même mais sur la manière de la mener : les Etats-Unis devaient-ils accepter la dynamique qui les pousse à agir de plus en plus isolément ou essayer de garder autour d'eux et ménager un certain nombre d'alliés, même si ces alliances n'ont aujourd'hui plus aucune stabilité ? La stratégie de l'équipe Bush a finalement été retenue : intervenir quasiment seuls et contre tous. Malgré la démonstration de force des Etats-Unis qui ont écrasé l'Irak en trois semaines, le leadership américain n'a jamais été autant mis à mal. Six mois après la 'victoire' officielle de l'intervention, cette stratégie s'est révélée être un véritable échec. L'incapacité des Américains à sécuriser la région est criante. Le monde entier a assisté depuis lors à l'enlisement de plus en plus patent de l'armée américaine d'occupation dans le bourbier irakien. Il ne se sera pas passé un jour sans que l'armée de la coalition n'ait été la cible de commandos terroristes. Les attentats de plus en plus meurtriers se sont succédés à un rythme régulier s'étendant même au delà de l'Irak et ont gagné progressivement toute la région (Arabie saoudite, Turquie, etc.), visant d'ailleurs aussi bien des Irakiens que des membres de la "communauté internationale". L'occupation actuelle a déjà fait plus de morts côté américain que la première année de guerre au Vietnam (225 "boys" tués contre 147 en 1964). Le climat d'insécurité permanente des troupes et le retour des "body bags" ont singulièrement refroidi l'ardeur patriotique - quand même relative- de la population, y compris au coeur de "l'Amérique profonde".
L'enlisement des Etats-Unis en Irak les contraint à infléchir leur orientation politique
Lors de la guerre du Vietnam, la bourgeoisie américaine avait fini par abandonner délibérément ce pays mais elle avait gagné au change en amenant la Chine dans le bloc occidental. En Irak, rien ne compenserait un retrait américain. De plus, un tel retrait décuplerait les ambitions de tous les rivaux et adversaires des Etats-Unis, petits ou grands. Enfin, le chaos qu'ils ont suscité et qu'ils laisseraient derrière eux, causerait à coup sûr un embrasement de la région et les discréditerait définitivement dans leur rôle de gendarme du monde. L'enjeu est de taille. Le retrait américain pur et simple signifierait d'abord une cuisante et humiliante défaite. La bourgeoisie américaine est donc contrainte de rester présente militairement en Irak, tout en aménageant les modalités de sa présence. D'abord, la Maison Blanche a annoncé son désengagement partiel et progressif tout en précipitant le projet de mise en place d'un gouvernement irakien 'autonome' et 'démocratique' pour le printemps 2004 alors qu'il était initialement prévu pour 2007. De même, elle pousse désormais à la participation active des autres pays occidentaux dans les opérations de maintien de l'ordre et de 'sécurisation' du teritoire, alors qu'elle avait auparavant opposé un veto catégorique à toute immixtion des gouvernements qui s'étaient opposés à l'intervention américaine dans les affaires irakiennes. Les Etats-Unis cherchent désormais à contraindre leurs principaux adversaires impérialistes à payer eux aussi un prix financier et humain à la guerre en Irak mais pour cela, ils n'ont pas d'autre choix que de réintroduire des loups dans la bergerie, c'est-à-dire d'accepter de refaire entrer par la fenêtre les entreprises et les armées françaises et allemandes en Irak, alors qu'ils les avaient chassées par la grande porte. C'est évidemment un important aveu de faiblesse. Parallèlement à cette ré-orientation, a lieu une tentative de reprise de l'initiative internationale de la part des Etats-Unis : envoi de 3000 hommes en Afghanistan pour mener une vaste opération contre les rebelles ; en Géorgie, remplacement du président Chévarnadzé par un pro-américain (avocat ayant exercé longtemps aux Etats-Unis). C'est dans ce contexte qu'a été minutieusement préparée et organisée l'arrestation surmédiatisée de Saddam Hussein. Avec cette arrestation, qui donne le beau rôle à l'Amérique, Bush peut savourer une revanche immédiate. La ligne "dure" de l'administration Bush incarnée par Rumsfeld et Wolfowitz peut sauver la face. Cela leur permet également de reprendre l'initiative en matière diplomatique. L'administration Bush est pour un certain temps dans une position plus favorable pour pousser des Etats comme la France à accepter un gel ou un moratoire sur les dettes irakiennes. C'est elle qui peut plus librement imposer les conditions d'une participation éventuelle des entreprises allemandes ou françaises à la reconstruction en Irak. Même le Conseil intérimaire de gouvernement irakien piloté en grande partie par les Américains se trouve ainsi revalorisé aux yeux de l'opinion publique internationale. L'arrestation de Saddam Hussein s'est produite au lendemain d'un week-end marqué par les désaccords entre les nations européennes. Lors des discussions sur la Constitution pour l'Union élargie, la France et l'Allemagne ont dû faire face à l'Espagne et à la Pologne, ces deux alliés des Etats-unis en Irak, et sur qui retombe un peu de la notoriété résultant de la capture de Saddam Hussein. Ces deux pays ont profité du poids que leur donne leur soutien aux Etats-Unis pour affirmer leurs propres intérêts en Europe et pour mettre des bâtons dans les roues de l'alliance franco-allemande. Une autre petite victoire est venue à point nommé pour conforter la propagande américaine. A peine cinq jours après l'annonce de la capture de Saddam Hussein, et après de longues tractations, la Libye de Kadhafi a annoncé sa volonté de détruire ses armes de destruction massive et d'arrêter toute recherche dans ce sens. Les Etats-Unis ont ainsi pu faire valoir par conséquent au monde entier que leur persévérance, leur pression et leur détermination payent. L'arrestation de Saddam Hussein a permis incontestablement aux Etats-Unis de marquer des points en légitimant en partie leur intervention en Irak. Néanmoins, les effets bénéfiques de toutes ces petites victoires ne peuvent être que de courte durée.
La victoire américaine est relative et éphémère
Les images de la capture du Raïs sont à double tranchant. Parallèlement à la démonstration de force américaine, l'humiliation infligée au dictateur a suscité l'indignation et la colère parmi les opulations arabes. De plus, les images montrent que S. Hussein n'était absolument pas ce dictateur de l'ombre qui gouvernait secrètement la résistance irakienne. Au contraire, on le voit terré dans un trou, sans moyen de communication réel et soutenu par de rares fidèles de son village. Par conséquent, l'arrestation ne change absolument rien pour la sécurisation de l'Irak. Les cinquante morts dans les deux jours qui l'ont suivie, en sont une preuve flagrante. La France et l'Allemagne ont immédiatement contre-attaqué. Après avoir félicité le plus hypocritement du monde la Maison Blanche pour sa réussite, les médias de ces deux pays se sont efforcés de ternir l'image américaine. Une très large publicité a été faite aux attentats du lendemain. Les images humiliantes du Raïs, diffusées en boucle, ont été accompagnées de critiques acerbes, plus ou moins insidieuses, laissant entendre qu'elles constituaeint une provocation pour toutes les nations arabes. L'incapacité de Hussein de mener la guérilla depuis son trou a été soulignée le plus souvent possible. La France et l'Allemagne ne se sont pas privées de condamner la pression de l'administration Bush auprès du futur tribunal irakien pour réclamer la peine de mort à l'encontre de l'ancien dictateur comme une démarche illégale, hors des règles du droit international, tout en rediffusant massivement les images du camp de prisonniers sur la base de Guantanamo pour montrer la barbarie et l'iniquité de la justice américaine. L'arrestation de Saddam Hussein ne change donc rien. Les attentats vont continuer. L'anti-américanisme va se développer. Le renforcement ponctuel actuel de la position américaine pourrait bien, à assez court terme, se tourner en son contraire. En effet, le chaos que les Etats-Unis seront incapables d'endiguer ne pourra plus être imputé à la main d'un Saddam Hussein agissant dans l'ombre. Il risque alors d'apparaître de façon encore plus évidente comme étant le résultat de l'intervention américaine, ce que ne manqueront pas d'exploiter les bourgeoisies rivales des Etats-Unis. En tout état de cause, quelle que soit la forme que sera amenée à prendre la présence militaire américaine en Irak, quelle que soit l'implication militaire que des puissances européennes pourront éventuellement avoir dans une force de "maintien de la paix", les enjeux et les tensions guerrières entre les Etats-Unis et leurs rivales européennes ne pourront que s'accroître dramatiquement dans la région. La population irakienne ne doit pas s'attendre à bénéficier des retombées éventuelles de la reconstruction. Celle-ci sera extrêmement limitée, très certainement, aux infrastructures étatiques et routières, ainsi qu'à la remise en ordre des champs pétroliers. En Irak, la guerre va se poursuivre et s'amplifier, les attentats se multiplier. Malgré ces succès ponctuels, la bourgeoisie américaine ne peut pas remettre en cause l'usure historique de son leadership. La contestation anti-américaine ne cessera pas. Au contraire, chaque avancée américaine est un facteur de motivation, de renforcement à l'anti-américanisme. Comme nous l'écrivions dans notre numéro précédent : "En fait, la bourgeoisie américaine se trouve dans une impasse résultant elle-même de l'impasse de la situation mondiale qui ne peut se résoudre, du fait des circonstances historiques actuelles, à travers la marche vers une nouvelle guerre mondiale. En l'absence de cette issue bourgeoise radicale à la crise mondiale actuelle, qui signifierait à coup sûr la destruction de l'humanité, cette dernière s'enfonce progressivement dans le chaos et la barbarie qui caractérisent la phase ultime actuelle de décomposition du capitalisme." (Revue internationale n° 115, "Le prolétariat face à l'aggravation dramatique de toutes les contradictions du capitalisme") En Irak comme partout ailleurs, le capitalisme ne peut entraîner l'humanité que dans plus de chaos et de barbarie. La stabilité et la paix ne sont pas possibles dans cette société. La bourgeoisie voudrait précisément nous persuader du contraire. C'est le sens de vastes campagnes idéologiques comme celle lancée à Genève sur le Moyen-Orient le 1er décembre 2003. Cette "initiative", qui propose une solution complète au problème du Moyen-Orient, à la différence de la méthodes des "petits pas" de la "feuille de route", a été mise au point, même si elle n'est pas officielle, par des personnalités de premier plan, tant du côté palestinien que du côté israélien. Elle a reçu un soutien enthousiaste de plusieurs prix Nobel de la Paix, notamment l'ex-président américain Carter et l'ex-président polonais, ancien syndicaliste, Lech Walesa. Kofi Anan, Jacques Chirac, Tony Blair et même Colin Powell, bien qu'un peu timidement pour ce dernier, ont également salué cette initiative. Le message à faire entrer dans la tête des prolétaires, au moment même où jamais les guerres impérialistes n'ont été si nombreuses et si violentes à l'échelle de la planète, est clair : "la paix dans la société capitaliste est réalisable. Il suffit pour cela de regrouper toutes les personnes de bonne volonté et de peser sur les Etats capitalistes et les instances internationales". Ce que veut cacher à tout prix la bourgeoisie aux yeux des ouvriers, c'est que les guerres capitalistes sont des guerres impérialistes qui s'imposent au capitalisme moribond comme à sa classe dominante. Laissé à sa seule logique, le capitalisme en décomposition entraînera inéluctablement toute l'humanité dans la généralisation de la barbarie et des guerres.
W.
Du 12 au 15 novembre, a eu lieu à Paris le "Forum social européen", sorte de filiale européenne du Forum social mondial qui se tient depuis plusieurs années à Porto Alegre au Brésil (le FSE de 2002 s'étant tenu à Florence en Italie, et celui de 2004 devant se tenir à Londres). L'évènement a pris une ampleur considérable : quelques 40.000 participants selon les organisateurs, venus de tous les coins de l'Europe, du Portugal jusqu'aux pays de l'Europe centrale ; un programme d'environ 600 séminaires et ateliers répartis dans les locaux les plus divers (théâtres, mairies, bâtiments prestigieux de l'Etat) distribués sur quatre sites autour de Paris ; et pour conclure, une grande manifestation de 60 à 100.000 personnes dans les rues de Paris, avec les staliniens impénitents de Rifondazione Comunista d'Italie à l'avant et les anarchistes de la CNT à l'arrière. Moins affichés par les médias, deux autres "forums européens" se sont déroulés pendant la même période : l'un pour les députés, l'autre pour les syndicalistes européens. Et comme si trois "forums" ne suffisaient pas, les anarchistes ont organisé un "Forum social libertaire" dans la banlieue parisienne, simultanément à celui du FSE et se présentant ouvertement comme une "alternative" à ce dernier. "Un autre monde est possible!" C'était un des grands slogans du FSE. Il ne fait aucun doute que chez un grand nombre des manifestants du 15 novembre, surtout peut-être pour les jeunes qui se politisent, il existe un réel et pressant besoin de lutter contre le capitalisme et pour un "autre monde" que celui où nous vivons aujourd'hui, avec sa misère sans fin et ses guerres aussi horribles qu'interminables. Sans doute certains se sont sentis inspirés par ce grand rassemblement unitaire. Le problème, c'est de savoir non seulement qu'un "autre monde est possible" - et nécessaire - mais aussi et surtout de quel autre monde il s'agit, et comment il serait possible de l'édifier.
Il est difficile d'imaginer comment le FSE pourrait apporter une réponse à cette question. Vu le nombre et la variété des organisations participantes (les syndicats de cadres et de "jeunes dirigeants", les organisations chrétiennes, les trotskistes style LCR et SWP, les staliniens du PCF, jusqu'aux anarchistes d'Alternative Libertaire), on imagine mal comment une réponse cohérente - ou même une réponse tout court - pourrait en sortir. Tous avaient quelque chose à dire, d'où une grande variété de thèmes exprimés dans les tracts, débats, et slogans. Par contre, quand on regarde de plus près les idées sorties du FSE, sur le plan justement des grands thèmes, on constate que celles-ci premièrement n'ont absolument rien de nouveau, et deuxièmement n'ont absolument rien "d'anti-capitaliste". La forte mobilisation autour du FSE, la mise en avant par autant de fractions de la gauche et de l'extrême gauche d'une multitude de thèmes de la mouvance "alter-mondialiste", ont décidé le CCI à mener une intervention à la mesure de ses forces mais déterminée au sein de ce rassemblement . Sachant que les prétendus "débats" du FSE étaient largement bouclés d'avance (ce qui nous a été confirmé par plusieurs participants), nos militants venus de plusieurs pays d'Europe ont privilégié la vente de la presse (dans la plupart des langues européennes) et la participation à des discussions informelles autour du FSE, ainsi que lors de la manifestation finale. De même, nous avons été présents dans le FSL afin de mettre en avant, dans les débats, la perspective communiste contre celle de l'anarchisme .
Un monde libéré du commerce et du trafic?
"Le monde n'est pas à vendre" est un slogan en vogue, qui se décline en plusieurs versions quand il s'agit d'être "réaliste" : "la culture n'est pas à vendre" pour les artistes et les intermittents du spectacle, "la santé n'est pas à vendre" à l'attention des infirmiers et des ouvriers de la santé publique, ou encore "l'éducation n'est pas à vendre" quand il s'agit des enseignants. Qui ne serait pas touché par de tels mots d'ordre ? Qui serait prêt à vendre sa santé, ou l'éducation de ses enfants ? Cependant, quand on essaie d'observer dans la réalité ce qui se trouve derrière de tels slogans, cela commence à sentir la triche. Ainsi, on propose non pas de mettre fin à la vente du monde, mais seulement de la "limiter" : "Soustraire les services sociaux de la logique du marché". Qu'est-ce que cela veut dire, concrètement ? Nous savons tous que, tant que le capitalisme existera, tout doit se payer, même les services comme la santé et l'éducation. Ces aspects de la vie sociale que les "alter-mondialistes" prétendent vouloir "soustraire à la logique du marché" sont en fait une partie du salaire global des ouvriers, en général gérée par l'Etat. Loin d'être "soustrait à la logique du marché", le niveau du salaire ouvrier, la proportion de la production qui revient à la classe ouvrière, est au coeur même du problème du marché et de l'exploitation capitaliste. Le capital paie toujours sa main d'oeuvre le moins possible : c'est-à-dire, ce qui est nécessaire pour reproduire la force de travail ou la prochaine génération d'ouvriers. Aujourd'hui, alors que le monde s'enfonce dans une crise toujours plus profonde, chaque capital national a besoin de moins de bras, et les bras dont il a besoin, il doit les payer moins cher sous peine de se faire éliminer par ses concurrents sur le marché mondial. Dans cette situation, la classe ouvrière ne peut résister que par sa propre lutte aux diminutions de salaire - aussi "social" soit-il - et évidemment pas en faisant appel à l'Etat capitaliste en lui demandant de "soustraire" les salaires des lois du marché, ce dont celui-ci serait parfaitement incapable même s'il en avait envie. Dans la société capitaliste, le prolétariat peut, au mieux, imposer par la force de sa lutte une répartition plus en sa faveur du produit social : réduire la plus-value extorquée par la classe capitaliste à la faveur du capital variable - le salaire. Mais faire cela dans le contexte d'aujourd'hui exige en premier lieu un niveau élevé des luttes (comme on a pu le constater suite à la défaite des luttes de mai 2003 en France, avec les attaques qui pleuvaient sur le salaire social) et, en deuxième lieu, de tels gains ne pourront être que temporaires (comme on l'a vu après le mouvement de 1968 en France). Non, cette idée que "le monde" ne serait pas à vendre est une misérable tricherie. Le propre du capital, justement, c'est que tout est à vendre, et cela le mouvement ouvrier le sait depuis 1848 : "[la bourgeoisie] a dissous la liberté de la personne dans la valeur d'échange, et aux innombrables franchises garanties et bien acquises, elle a substitué une liberté unique et sans vergogne: le libre-échange (�) la bourgeoisie a dépouillé de leur sainte auréole toutes les activités jusqu'alors vénérables et considérées avec un pieux respect. Elle a changé en salariés à ses gages le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science". C'est ainsi que Marx et Engels se sont exprimés dans le Manifeste Communiste : on voit à quel point leurs analyses d'alors restent d'actualité aujourd'hui !
Un commerce équitable?
"Commerce équitable, pas le libre échange!", voilà un autre grand thème du FSE, à grands renforts de petits paysans français et de leurs produits "bio". Et, en effet, qui ne pourrait être touché par cet espoir de voir les paysans et les petits artisans du Tiers-Monde vivre décemment du fruit de leur travail ? Qui ne voudrait pas stopper le rouleau compresseur de "l'agribusiness" qui chasse les paysans de leurs terres pour les entasser par millions dans les bidonvilles de Mexico à Calcut-ta ? Mais ici aussi, comme pour la question du marché, les bons sentiments sont un mauvais guide. D'abord, le mouvement de "commerce équitable" n'est pas nouveau. Les entreprises des oeuvres dites caritatives (telle l'anglaise Oxfam, présente elle aussi au FSE bien sûr) pratiquent le "commerce équitable" de l'artisanat vendu dans leurs magasins de bienfaisance depuis plus de 40 ans, ce qui n'a absolument pas empêché des millions et des millions d'êtres humains de sombrer dans la misère en Afrique, en Asie, en Amérique Latine� De plus, ce mot d'ordre dans la bouche des altermondialistes est une double hypocrisie. Ainsi José Bové, président de la Confédération Paysanne française, a beau jouer les super-stars de l'altermondialisation en pestant contre l'agribusiness et le méchant McDo : cela n'empêche pas les militants de la Confédération Paysanne de manifester pour demander le maintien des subventions de la PAC européenne (1). Cette dernière, en baissant artificiellement les prix des produits français, est précisément un des principaux moyens de maintenir l'inéquité du commerce en faveur des uns et au désavantage, forcément, des autres. De même, pour les syndicalistes de la sidérurgie américaine qui manifestaient en 1998 à Seattle lors du sommet de l'Organisation mondiale de commerce (OMC) et dont on fait si grand cas, le "commerce équitable" signifiait imposer des tarifs sur l'importation de l'acier "étranger" produit moins cher par des ouvriers d'autres pays. En fin de compte, quand on commence à faire du commerce équitable on finit toujours dans la guerre commerciale. Dans le capitalisme, la notion "d'équité" est, de toutes façons, un leurre. Comme le disait, déjà en 1881, Engels (2) dans un article où il critiquait la notion du "salaire équitable" : "L'équité de l'économie politique ,du fait que c'est l'économie politique qui dicte les lois qui régissent l'actuelle société, cette équité se trouve toujours du même côté : celui du capital". Le comble de la supercherie dans cette histoire de "commerce équitable", c'est l'idée que la présence des manifestants "altermondialistes" à Seattle ou à Cancun lors du sommet d l'OMC aurait donné du "courage" aux négociateurs des pays du Tiers-Monde pour qu'ils résistent aux exigences des "pays riches". On ne s'étendra pas ici sur le fait que le sommet de Cancun s'est soldé par un cuisant échec pour les pays faibles, puisque les européens ne démantèleront pas leur PAC, et les américains continueront de subventionner leur agriculture à tout va, contre la pénétration de leur marché par les produits moins chers des pays pauvres. Non, ce qui est vraiment écoeurant c'est de faire croire que les dirigeants et les bureaucrates encostumés des pays du Tiers-Monde seraient présents dans ces négociations pour défendre les paysans et les pauvres. Bien au contraire ! Pour ne prendre qu'un exemple, quand un Lula brésilien dénonce les tarifs imposés par les Etats-Unis pour protéger l'industrie américaine du jus d'orange , ce n'est pas aux paysans pauvres qu'il pense mais aux énormes plantations capitalistes orangères du Brésil, où des ouvriers triment exactement comme ils triment en Floride.
Non au soutien de l'Etat bourgeois !
Le fil commun qui traverse tous ces thèmes est celui-ci : contre les "néo-libéraux" des grandes entreprises "transnationales" (les méchantes "multi-nationales" qu'on dénonçait dans les années 70), on nous propose de faire confiance à l'Etat, mieux encore de renforcer l'Etat. Les "altermondialistes" prétendent que ce sont les entreprises qui ont "confisqué" le pouvoir d'un Etat "démocratique" afin d'imposer leur loi "marchande" au monde, et que donc le but d'une "résistance citoyenne" doit être de récupérer le pouvoir de l'Etat et des "services publics". Quelle foutaise ! Jamais l'Etat n'a été aussi présent dans l'économie qu'aujourd'hui, y compris aux Etats-Unis. C'est lui qui réglemente les échanges mondiaux en fixant les taux d'intérêt, les barrières douanières, etc. Il est lui-même un acteur incontournable de l'économie nationale, avec une dépense publique qui s'élève à 30-50% du PIB selon les pays, et des déficits budgétaires toujours plus importants. Plus encore, quand les ouvriers se mettent en tête de défendre leurs conditions de vie contre les attaques capitalistes, qui trouvent-ils en premier lieu en travers de leur chemin, si ce n'est les forces policières de l'Etat ? Demander - comme le font les altermondialistes - le renforcement de l'Etat pour nous protéger des capitalistes, c'est vraiment une fumisterie monumentale : l'Etat bourgeois est là pour défendre la bourgeoisie contre les ouvriers, et non pas l'inverse (3). Ce n'est pas pour rien que cet appel au soutien de l'Etat, et en particulier à ses fractions de gauche présentées comme les meilleurs défenseurs de la "société civile" contre le "néo-libéralisme", émane du FSE. Comme dit une expression anglaise, "he who pays the piper calls the tune" (celui qui paie le musicien commande la chanson). En effet, il est tout à fait instructif de regarder qui a financé le FSE à la hauteur de 3,7 millions d'euros : - D'abord, les Conseils généraux des départements de Seine-Saint-Denis, du Val de Marne et de l'Essonne ont contribué pour plus de 600.000 euros alors que la mairie de St Denis s'est fendue de 570.000 euros à elle toute seule (4). C'est le Parti "communiste" français, ce ramassis de vieilles fripouilles staliniennes, qui essaie de se refaire une virginité politique après avoir été le complice des pires crimes commis par l'Etat stalinien en Russie, et le saboteur attitré des luttes ouvrières depuis des décennies. - Le Parti socialiste français s'est largement discrédité avec ses attaques anti-ouvrières pendant son dernier passage au gouvernement et il est vrai que l'assistance au FSE ne s'est pas privée de se moquer de Laurent Fabius (dirigeant en vue du PS) quand il a osé montré son nez dans les débats. On aurait pu imaginer que le PS verrait le FSE d'un mauvais oeil. Eh bien pas du tout ! La mairie de Paris (contrôlée par ce même PS) a contribué à hauteur de 1 million d'euros aux frais du FSE ! - Et le gouvernement français ? Un gouvernement de droite, néo-libéral à souhait, dénoncé à longueur d'affiches et d'articles par toute la gauche réunie, des anarchistes aux staliniens, a-t-il été gêné au moins de voir ce Forum attirer autant de monde ? Tout au contraire : c'est sur ordre personnel du président, Jacques Chirac, que le Ministère des Affaires Etrangères a déboursé 500.000 euros pour financer le tout. Qui paie profite ! C'est toute la bourgeoisie française, de droite comme de gauche, qui a financé libéralement le FSE et qui a fourni ses locaux. Et c'est toute la bourgeoisie, de gauche comme de droite, qui entend tirer parti du succès indéniable du FSE, sur deux plans en particulier : - Premièrement, le FSE est un moyen pour la gauche de l'appareil étatique de faire peau neuve (après avoir été décrédibilisée par des années passées au gouvernement à asséner coup après coup sur les conditions de vie de la classe ouvrière et à assumer la responsabilité de la politique impérialiste du capitalisme français). Les partis politiques n'étant plus à la mode, vu la grande méfiance qu'ils provoquent, ils se maquillent en "associations" afin de se donner un air plus "citoyen", plus "démocratique", plus "réseau" : pour le PCF, son Espace Karl Marx, pour le PS, ses Fondations Léo Lagrange et Jean Jaurès. Il faut souligner ici que ce n'est pas seulement la gauche qui a intérêt à faire oublier ses méfaits passés - ce que tout un chacun reconnaîtra sans difficulté. Toute la bourgeoisie a intérêt à ce que le front social ne soit pas dégarni, à ce que les luttes ouvrières, et même plus généralement le dégoût et le questionnement inspirés par la société capitaliste, soient dévoyés vers les vieilles recettes réformistes, leur barrant le chemin vers la conscience de la nécessité de renverser l'ordre capitaliste et d'en finir avec ses maux. - Deuxièmement, la bourgeoisie française tout entière a intérêt à voir se répandre et se renforcer l'ambiance nettement anti-américaine du FSE. Les énormes destructions des deux guerres mondiales, les terribles pertes en vies humaines et puis, surtout, le renouveau de la lutte de classe et la sortie de la contre-révolution après 1968, ont tous contribué à discréditer le nationalisme que la bourgeoisie a utilisé pour lancer les populations dans la boucherie de 1914 et ensuite, dans celle de 1939. Alors, même s'il n'existe pas de "bloc européen" et, encore moins, de "nation européenne" auxquels rattacher un patriotisme "européen" guerrier, les bourgeoisies des différents pays européens et plus particulièrement les bourgeoisies française et allemande ont tout intérêt à encourager la montée d'un sentiment anti-américain et plus vaguement "pro-européen" dans le but de présenter la défense de leurs propres intérêts impérialistes contre l'impérialisme américain comme la défense d'une vision du monde "autre", voire "altermondialiste". De même, le soutien altermondialiste à l'interdiction d'importer des OGM américains, présenté comme mesure "écologique" et "de défense de la santé publique", n'est en fait qu'un épisode de la guerre économique, destiné à laisser le temps à la recherche française de rattraper les Etats-Unis dans ce domaine (5). Les gens du "marketing" moderne n'essaient plus de nous vendre directement des produits, ils utilisent une méthode plus subtile et plus efficace: ils vendent une "vision du monde" à laquelle ils accrochent des produits censés l'incarner. Les organisateurs du FSE procèdent exactement de la même façon : ils nous proposent une "vision du monde" irréelle, où le capitalisme n'est plus capitaliste, où les nations ne sont plus impérialistes et où on peut faire un "autre monde" sans faire une révolution internationale communiste. Et au nom de cette "vision", ils proposent de nous fourguer les vieux produits frelatés que sont les partis de gauche soi-disant "socialistes" et "communistes", déguisés pour la circonstance en "réseaux citoyens". Vu que c'est la bourgeoisie française qui, à cette occasion, a avancé les fonds, c'est normal que ce soient ses partis politiques qui profitent en première ligne du FSE. Il ne faut pas croire, cependant, que l'entreprise est montée par la bourgeoisie française seule, bien loin de là. En fait, cet effort de recrédibilisation de son aile gauche, entrepris dans les "forums sociaux" mondiaux et européens, profite très largement à toute la classe bourgeoise mondiale.
Un "autre monde" libertaire?
Le "Forum social libertaire" se voulait délibérément une alternative au Forum plus "officiel" organisé par les grands partis bourgeois. On est en droit de se demander à quel point l'opposition entre les deux a été réelle : l'un au moins des principaux groupes organisateurs du FSL ("Alternative Libertaire") a pris aussi une part active dans le FSE, alors que la manifestation organisée par le FSL a rejoint, après un petit parcours "indépendant", celle du grand FSE. Ce n'est pas l'objet de cet article de rapporter exhaustivement ce qui s'est dit lors du FSL. Nous reviendrons ici seulement sur quelques thèmes principaux. Prenons d'abord le "débat" sur les "espaces auto-gérés" (squats, communes, réseaux d'échange de services, cafés "alternatifs", etc.). Si nous mettons "débat" entre guillemets, c'est parce que les animateurs ont tout fait pour le limiter à des compte-rendus descriptifs de leurs "espaces" respectifs, en évitant toute évaluation critique même venant de l'intérieur du camp anarchiste. On s'est très vite rendu compte que "l'auto-gestion" est très relative : un intervenant anglais explique qu'ils ont dû acheter leur "espace"� pour la coquette somme de 350.000 livres (environ 500.000 euros) ; un autre raconte la création d'un "espace"� sur Internet, la création comme chacun sait du DARPA (6) américain. Plus révélateur encore est le programme d'action des divers "espaces" décrits : pharmacie gratuite et "alternative" (c'est des herbes), services de conseil juridique, café, échange de services. En d'autres termes, le petit commerce associé aux services sociaux délaissés par un Etat qui coupe dans les budgets. C'est-à-dire que le summum de la radicalité anarchiste, c'est de suppléer aux services de l'Etat en faisant le travail de ce dernier gratis. Un débat sur la gratuité des services publics a pleinement révélé la vacuité de l'anarchisme "officiel" et bien-pensant. On prétend que les "services publics" peuvent porter une opposition à la société marchande en répondant gratuitement aux besoins de la population - de façon "auto-gérée" bien sûr, avec des comités de consommateurs, des collectivités locales, et des producteurs. Cela ressemble comme deux gouttes d'eau aux "comités de quartier" installés aujourd'hui par l'Etat français pour les habitants des banlieues parisiennes. Tout est posé comme si on pouvait introduire une opposition institutionnelle à la société capitaliste, à l'intérieur de la société capitaliste elle-même, en mettant en place, par exemple, la gratuité des transports. Une autre caractéristique de l'anarchisme qui est apparue très fortement dans tous les débats du FSL, est sa vision profondément élitiste et éducationniste. L'anarchisme n'a aucune idée d'un "autre monde" qui surgirait du coeur même des contradictions du monde actuel. Le passage du monde actuel au monde futur et "autre" ne pourrait donc se faire que grâce à "l'exemple" donné par les "espaces auto-gérés", au moyen d'une action éducative sur les méfaits du "productivisme" actuel. Mais, comme le disait Marx il y a déjà plus d'un siècle, si une nouvelle société doit apparaître grâce à l'éducation du peuple, la question se pose de savoir, qui va éduquer les éducateurs ? Car ceux qui se veulent les éducateurs sont eux-mêmes formés par la société dans laquelle nous vivons, et leurs idées d'un "autre monde" restent en réalité solidement ancrées dans le monde actuel. En effet, les deux forums "sociaux" ne nous ont servi, en guise d'idées nouvelles et révolutionnaires, rien d'autre que de vieilles idées qui ont déjà depuis longtemps révélé leur nature inadéquate sinon carrément contre-révolutionnaire. Ainsi, les "espaces auto-gérés" rappellent les entreprises coopératives du 19ème siècle, pour ne pas parler de tous les "collectifs ouvriers" de notre époque (de Lip en France à Triumph en Grande-Bretagne), qui soit ont fait faillite, soit sont restées de simples entreprises capitalistes, précisément parce qu'elles devaient produire et vendre dans l'économie marchande capitaliste. Elles rappellent aussi toutes les entreprises "communautaires" des années 70 (squats, comités de quartier, écoles "libres") qui se sont intégrées dans l'Etat bourgeois comme services sociaux ou éducatifs. Toutes les idées d'une transformation radicale introduites à travers la "gratuité" des services publics rappellent le réformisme gradualiste qui était déjà un leurre dans le mouvement ouvrier de 1900 et qui a fait définitivement faillite dans la boucherie de 1914 en se plaçant du côté de son Etat pour défendre ses "acquis" contre l'impérialisme "envahisseur". Ces idées rappellent la mise en place de "l'Etat Providence" par la bourgeoisie après la Seconde Guerre mondiale à des fins de rationalisation dans la gestion de la force de travail et de mystification de celle-ci (notamment en "prouvant" de la sorte que les millions de morts avaient servi à quelque chose).
Notre monde est porteur d'un monde nouveau
Il est absolument inévitable, dans le capitalisme comme dans toute société de classe, que les idées dominantes de la société soient celles de la classe dominante. S'il est possible de comprendre la nécessité, et la possibilité matérielle, d'une révolution communiste, c'est seulement parce qu'il existe dans la société capitaliste une classe sociale qui incarne ce devenir révolutionnaire : la classe ouvrière. Par contre, si nous essayons simplement "d'imaginer" ce que pourrait être une société "meilleure", sur la base de nos désirs et imaginations actuels tels qu'ils ont été formés par la société capitaliste (et sur le modèle de nos "éducateurs" anarchistes), nous ne pouvons faire autre chose que de "réinventer" le monde capitaliste actuel, en tombant soit dans le rêve réactionnaire du petit producteur qui ne voit pas plus loin que le bout de son "espace auto-géré", soit dans le délire mégalo-monstrueux d'un Etat mondial et bien-faisant à la George Monbiot (7). Pour le marxisme, au contraire, il s'agit de découvrir au sein même du monde capitaliste aujourd'hui les prémisses du monde nouveau que la révolution communiste doit faire surgir, si l'humanité ne va pas à sa perte. Comme disait le Manifeste Communiste en 1848 : "Les thèses des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux" (8). Nous pouvons distinguer trois éléments majeurs, intimement liés, de ce "mouvement historique qui s'opère sous nos yeux". Le premier, c'est la transformation déjà opérée par le capitalisme du processus productif de toute l'espèce humaine. Le moindre objet d'usage quotidien est l'oeuvre, non plus d'un artisan qui se suffit à lui-même ou d'une production locale, mais du travail commun de milliers, sinon de dizaines de milliers d'hommes et de femmes qui participent à un réseau qui recouvre l'ensemble de la planète. Permise par la révolution communiste mondiale des entraves que lui imposent les rapports capitalistes marchands de production et d'appropriation privée de ses fruits, cette destruction de tous les particularismes locaux, régionaux, et nationaux sera la base pour la constitution d'une seule communauté humaine à l'échelle planétaire. Au fur et à mesure de la transformation sociale et de l'affirmation de tous les aspects de la vie sociale de cette communauté mondiale, disparaîtront aussi les distinctions (aujourd'hui savamment entretenues par la bourgeoisie comme moyens de division de la classe ouvrière) entre ethnies, entre peuples, entre nations. On peut imaginer que les populations et les langues seront brassées jusqu'au jour où il n'existera plus d'européens, d'africains, ou d'asiatiques (et encore moins de bretons, de basques ou de catalans !), mais une seule espèce humaine dont la production intellectuelle et artistique s'exprimera dans une seule langue compréhensible de tous et infiniment plus riche, plus précise et plus harmonieuse que les langues dans lesquelles s'exprime la culture limitée et de plus en plus décomposée d'aujourd'hui (9). Le deuxième élément majeur, indissociable du premier, est l'existence au sein de la société capitaliste d'une classe qui incarne, et qui exprime à son plus haut point, cette réalité du processus productif unifié et international. Cette classe, c'est le prolétariat international. Que l'ouvrier soit sidérurgiste américain, chômeur anglais, employé de banque français, mécanicien allemand, programmeur indien ou ouvrier du bâtiment chinois, tous ont ceci en commun d'être exploités de plus en plus durement par la classe capitaliste mondiale, et de ne pouvoir se défaire de leur exploitation qu'en renversant l'ordre même du capitalisme. Il faut souligner particulièrement deux aspects de la nature même de la classe ouvrière: - D'abord, contrairement aux paysans ou aux petits artisans, le prolétariat est créé par le capitalisme qui ne peut pas se défaire de lui. Le capitalisme broie la paysannerie et les artisans, les réduit à l'état de prolétaire - ou plutôt à l'état de chômeur dans la période de décadence. Mais le capitalisme ne peut pas exister sans le prolétariat. Tant que le capitalisme existe, le prolétariat existera. Et tant que le prolétariat existera, il portera en lui le projet révolutionnaire communiste du renversement de l'ordre capitaliste et de la construction d'un autre monde. - Une autre caractéristique fondamentale de la classe ouvrière réside dans le mélange et le mouvement des populations pour répondre aux besoins de la production capitaliste. "Les ouvriers n'ont pas de patrie" comme disait le Manifeste, non seulement parce qu'ils ne possèdent pas de propriété mais parce qu'ils sont toujours à la merci du capital et de ses besoins de main d'oeuvre. La classe ouvrière est par sa nature une classe d'immigrés. Il suffit pour s'en convaincre de regarder la population de n'importe quelle ville des pays industrialisés : on y croise hommes et femmes venus du monde entier. Mais c'est le cas aussi dans les pays sous-développés : en Côte d'Ivoire beaucoup d'ouvriers agricoles sont Burkinabés, en Afrique du Sud les mineurs viennent du Zimbabwe et du Botswana aussi bien que de toute l'Afrique du Sud, dans le Golfe persique les ouvriers sont palestiniens, indiens, philippins, en Indonésie il y a des millions d'ouvriers étrangers dans les usines. Cette existence réelle de la classe ouvrière - qui préfigure le brassage des populations que nous avons évoqué ci-dessus - démontre toute la futilité de l'idéal cher aux anarchistes et aux démocrates de la défense d'une "communauté" locale ou régionale. Pour prendre un exemple : qu'est-ce que le nationalisme écossais a à offrir à la classe ouvrière en Ecosse, composée pour une partie importante d'asiatiques immigrés ? Rien, évidemment. La seule communauté réelle que peuvent espérer trouver les ouvriers qui ont été ou seront arrachés de leurs racines, est celle planétaire qu'ils pourront construire après la révolution. Le troisième élément majeur que nous voulons soulever ici tient dans une statistique : dans toutes les sociétés de classe qui ont précédé le capitalisme, 95% de la population (grosso modo) travaillait la terre, et le surplus qu'elle produisait en nourriture suffisait tout juste à faire vivre l'autre 5% (seigneurs et religieux, mais aussi artisans, marchands, etc.). Aujourd'hui, cette proportion est carrément inversée et, dans les pays les plus développés, c'est une partie toujours plus faible de la population qui est directement impliquée dans la production de biens matériels. C'est-à-dire que potentiellement, au niveau de la capacité physique du processus productif, l'humanité est arrivée à un stade d'abondance pour ainsi dire sans limites. Déjà dans le capitalisme, les capacités productives de l'espèce humaine ont créé une situation qualitativement nouvelle par rapport à toute l'histoire antérieure : alors qu'auparavant, la pénurie que subissait la grande masse de la population, ainsi que les périodes carrément de disette et de famine, étaient surtout le fruit des limites naturelles de la production (bas niveau de productivité des sols, mauvaises récoltes, etc.), sous le capitalisme la seule et unique cause de la pénurie, ce sont les rapports de production capitalistes eux-mêmes. La crise qui jette les ouvriers à la rue n'a pas pour cause une insuffisance de la production, au contraire elle est le résultat direct du fait que ce qui est produit ne peut pas être vendu (10). Plusencore, dans les pays dits "avancés", une part toujours plus grande de l'activité économique n'a strictement aucune utilité en dehors du système capitaliste lui-même : la spéculation financière et boursière en tous genres, les budgets militaires astronomiques, les objets de mode, les produits "à obsolescence incorporée" dans le simple but d'obliger leur rachat, la publicité, etc. Si on regarde plus loin, il est évident que l'utilisation des ressources terrestres est aussi dominée par le fonctionnement de plus en plus irrationnel - sauf du point de vue de la rentabilité capitaliste - de l'économie : migration quotidienne de plusieurs heures pour des millions d'êtres humains afin de se rendre à leur travail, transport de fret par route plutôt que par train pour répondre aux aléas imprévisibles d'une production anarchique, par exemple. En somme, il y a un renversement total dans le ratio entre la quantité de temps passé à produire le strict nécessaire (pour manger, pour se vêtir, pour se loger) et le temps passé à produire "au-delà du nécessaire", si on peut dire (11).
Naissance d'une communauté planétaire
Dans notre intervention - dans les manifestations, devant les lieux de travail - nous nous trouvons souvent confrontés à la question : "et alors c'est quoi, le communisme, si vous dites que ça n'a encore jamais existé" ? Et dans ces situations, en essayant de donner une définition à la fois globale et très rapide, on répond souvent : "le communisme c'est un monde sans classes, sans nations et sans argent". Bien que très sommaire (voire en négatif : un monde "sans"), cette définition néanmoins englobe des caractéristiques fondamentales d'une société communiste : - Elle sera sans classes, parce que le prolétariat ne pourra pas se libérer en devenant une nouvelle classe exploiteuse ; la réapparition d'une classe exploiteuse après la révolution signifierait en réalité la défaite de la révolution et le maintien de l'exploitation (12). La disparition des classes découle tout naturellement de l'intérêt de la classe ouvrière victorieuse elle-même à s'émanciper. Un des premiers objectifs de celle-ci sera de réduire le temps de travail, en intégrant dans le processus productif les chômeurs, les masses de sans-travail dans le Tiers-Monde, mais aussi la petite-bourgeoisie, les paysans, voire les membres de la bourgeoisie déchue. - Elle sera sans nations, parce que le processus productif a déjà largement dépassé le cadre national, et donc a rendu la nation obsolète comme cadre organisatif de la société humaine. Le capitalisme, en créant la première société humaine à l'échelle planétaire, a déjà dépassé le cadre national dans lequel lui-même est né. De même que la révolution bourgeoise a détruit tous les particularismes et frontières féodaux (les octrois, les droits spécifiques à une ville ou à une région), la révolution prolétarienne mettra fin à la dernière division de la société humaine en nations. - Elle sera sans argent, parce que la notion d'échange n'a plus de sens dans le communisme du fait de l'abondance permettant que les besoins de tous les membres de la société soient satisfaits. Si le capitalisme a créé la première société humaine ou l'échange de marchandises est devenue absolument généralisé à toute production (contrairement aux sociétés précédentes, où l'échange de marchandises ne concernait essentiellement que quelques produits de luxe, ainsi qu'un nombre très limité d'articles qu'on ne pouvait pas fabriquer sur place, comme le sel par exemple), il est aujourd'hui étranglé par l'impossibilité d'écouler sur le marché tout ce qu'on est capable de produire. Le fait même d'acheter et de vendre est devenu une entrave à la production. L'échange disparaîtra donc. Avec lui disparaîtra aussi la notion même de marchandise, y compris la première marchandise entre toutes : la force de travail salariée. Ces trois principes se heurtent directement aux lieux communs instillés par toute l'idéologie de la société bourgeoise, selon laquelle il y aurait une "nature humaine" cupide et violente qui déterminerait pour toujours les divisions entre exploiteurs et exploités, ou entre nations. Une telle idée de la "nature humaine" convient à merveille, bien sûr, à la classe dominante puisqu'elle justifie sa domination de classe et empêche la classe ouvrière d'identifier clairement le véritable responsable de la misère et des massacres qui accablent l'humanité aujourd'hui. Elle n'a rien à voir par contre avec la réalité : contrairement aux autres espèces animales, dont la "nature" (c'est-à-dire le comportement) est déterminée par leur environnement naturel, la "nature humaine" est de plus en plus déterminée, au fur et à mesure que sa domination sur la nature avance, non pas par son environnement naturel mais par son environnement social.
Les rapports transformés entre l'homme et la nature
Les trois points mentionnés ci-dessus ne sont qu'une esquisse extrêmement sommaire. Ils ont néanmoins de profondes implications pour la société communiste du futur. Il est vrai que les marxistes ont toujours résisté à la tentation d'élaborer des "recettes our l'avenir", premièrement parce que c'est le mouvement réel des grandes masses de l'humanité qui créera le communisme et, deuxièmement, parce que nous ne pouvons imaginer ce que sera une société communiste encore moins qu'un paysan du 11ème siècle ne pouvait imaginer le monde capitaliste. Ceci ne nous empêche pas, par contre, de dégager (de façon très sommaire ici, faute de place) quelques grandes lignes qui découlent de ce que nous venons de dire. Le changement le plus radical viendra probablement de la disparition de la contradiction entre l'être humain et le travail. La société capitaliste a élevé à son plus haut point la contradiction - qui a toujours existé dans les sociétés de classe - entre le travail, c'est-à-dire l'activité qu'on n'entreprend que contraint et forcé, et le loisir, c'est-à-dire le temps où on est libre (de façon très limitée) de choisir son activité (13). La contrainte vient d'une part de la pénurie imposée par les limites de la productivité du travail et, d'autre part, du fait qu'une partie du fruit du travail est accaparée par la classe exploiteuse. Dans le communisme, ces contraintes n'existent plus : pour la première fois dans l'histoire, l'être humain pourra produire en toute liberté, et la production sera entièrement axée vers la satisfaction des besoins humains. On peut même envisager que les mots "travail" et "loisir" disparaîtront du langage, puisque aucune activité ne sera entreprise sous la contrainte. La décision de produire ou de ne pas produire une chose dépendra non seulement de l'utilité de la chose en elle-même, mais aussi du degré de plaisir ou d'intérêt que pourra apporter le processus même de production. L'idée même de la "satisfaction des besoins" changera de nature. Les besoins de base (se nourrir, se vêtir, s'abriter pris dans leur sens primaire) occuperont une place proportionnellement de moins en moins importante, alors que s'affirmeront de plus en plus des besoins déterminés par l'évolution sociale de l'espèce. Ainsi on mettra fin à la distinction entre le travail "artistique" et celui qui ne l'est pas. Le capitalisme est la société qui a exacerbé à son plus haut point la contradiction entre "l'art" et le "non-art". L'immense majorité des artistes de l'histoire est restée anonyme, ce n'est qu'avec la montée du capitalisme que l'artiste commence à signer son travail, et que l'art commence à être une activité spécifique séparée de la production quotidienne. Aujourd'hui cette tendance est à son paroxysme, avec une séparation quasi-totale entre les "beaux-arts" d'un côté (incompréhensibles pour la grande majorité de la population et réservés à une petite minorité intellectuelle), et la production artistique industrialisée dans la publicité et la "culture pop" de l'autre, les deux, de toutes façons, étant réservés aux "loisirs". Tout ceci n'est que le fruit de la contradiction dans le capitalisme entre l'être humain et son travail. Avec la disparition de cette contradiction, disparaîtra aussi la contradiction entre la production "utile" et la production "artistique". La beauté, la satisfaction des sens et de l'esprit, seront des besoins aussi fondamentaux de l'être humain que le processus productif devra satisfaire (14). L'éducation aussi changera totalement de nature. Dans toute société, le but de l'éducation des jeunes est de leur permettre de prendre leur place dans la société adulte. Sous le capitalisme, "prendre sa place dans le monde adulte" veut dire prendre sa place dans un système d'exploitation brutal, où celui qui n'est pas rentable n'a, justement, aucune place. Le but de l'éducation (que les altermondialistes nous assurent ne doit pas être "à vendre") est donc surtout de fournir à la nouvelle génération des capacités qui peuvent être vendues sur le marché, et plus généralement dans cette époque de capitalisme d'Etat de faire en sorte que la nouvelle génération ait la capacité de renforcer le capital national face à ses concurrents sur le marché mondial. Il est aussi évident que le capital n'a absolument aucun intérêt à promouvoir un esprit critique envers sa propre organisation sociale. L'éducation, en somme, n'a d'autre but que de mater les jeunes esprits, et de les couler dans le moule de la société capitaliste et de ses besoins productifs; guère étonnant alors que les écoles ressemblent de plus en plus à des usines, et les professeurs à des ouvriers à la chaîne. Dans le communisme, au contraire, intégrer un jeune dans le monde adulte ne pourra se faire sans un éveil le plus large possible de tous ses sens, physiques et intellectuels. Dans un système de production complètement libéré des exigences de la rentabilité, le monde adulte s'ouvrira à l'enfant au fur et à mesure du développement de ses capacités, et le jeune adulte ne sera plus exposé à l'angoisse de quitter l'école et de se trouver jeté dans la concurrence effrénée du marché de l'emploi. De même qu'il n'y aura plus de contradiction entre "travail" et "loisir", entre "production" et "art", il n'y aura plus de contradiction entre l'école et "le monde du travail". Les mots "école", "usine", "bureau", "galerie d'art", "musée" (15) disparaîtront ou changeront complètement de sens, puisque toute l'activité humaine se fondra dans un effort harmonieux de satisfaction et de développement des besoins et des capacités physiques, intellectuelles et sensorielles de l'espèce.
La responsabilité du prolétariat
Les communistes ne sont pas des utopistes. Nous avons essayé ici de faire une esquisse très brève et nécessairement limitée de ce que devra être la nouvelle société humaine qui naîtra de la société capitaliste actuelle. en ce sens, le slogan des altermondialistes "un autre monde est possible" (voire "d'autres mondes sont possibles") n'est que pure mystification. Il n'y a qu'un seul autre monde possible : le communisme. Mais la naissance de ce nouveau monde n'a rien d'inévitable. En ceci, le capitalisme n'est pas différent des autres sociétés de classe qui l'ont précédé, où "Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte" (16). C'est-à-dire que la révolution communiste, pour nécessaire qu'elle soit, n'a rien d'inévitable. Le passage du capitalisme au monde nouveau ne pourra faire l'économie de la violence de la révolution prolétarienne comme accoucheuse inévitable (17). Mais l'alternative, dans les conditions de décomposition avancée de la société actuelle, c'est la destruction non seulement des deux classes en lutte mais de l'humanité tout entière. D'où l'immense responsabilité qui pèse sur les épaules de la classe révolutionnaire mondiale. Vu de la situation aujourd'hui, le développement de la capacité révolutionnaire du prolétariat peut sembler un rêve tellement lointain que grande est la tentation de faire "quelque chose" maintenant, quitte à se trouver aux côtés des vieilles crapules socialistes et staliniennes, c'est-à-dire de l'aile gauche de l'appareil étatique de la bourgeoisie. Mais pour les minorités révolutionnaires, le réformisme n'est pas un pis-aller, "faute de mieux", c'est la compromission mortelle avec l'ennemi de classe. Le chemin vers la révolution qui pourra créer "un autre monde" sera long et difficile, mais c'est le seul chemin qui existe.
Jens
(1) Politique agricole commune (PAC), un énorme et coûteux système de maintien artificiel des prix payés aux producteurs agricoles européens, au grand dam de leurs concurrents dans les autres pays exportateurs.
(2) Voir https://www.marxists.org/archive/marx/works/1881/05/07.htm [824] : article écrit dans le Labour Standard
(3) Il est particulièrement piquant de lire dans les pages d'Alternative Libertaire, un groupe anarchiste français, "que nous voulons la manifestation la plus importante possible pour leur faire entendre une nouvelle fois que nous ne voulons pas de l'Europe capitaliste et policière" (Alternative Libertaire n°123, novembre 2003) alors que tout le FSE est financé par l'Etat et tourne autour de la mystification du renforcement des Etats européens pour prétendument protéger les "citoyens" contre la grande industrie. Comme quoi il n'y a aucune incompatibilité dans les faits entre l'anarchisme et la défense de l'Etat !
(4) Beaucoup parmi les villes concernées étant tenus par le Parti communiste français.
(5) Comme le disait Bismarck : "J'ai toujours rencontré le mot 'Europe' dans la bouche de ces politiciens qui exigeaient quelque chose des autres puissances qu'ils n'osaient pas demander en leur nom propre " (cité dans The Economist du 3/1/04).
(6) Defence Advanced Research Projects Agency
(7) Grand ponte du mouvement alter-mondialiste, auteur d'un Manifesto for a new world.
(8) On ne pourra jamais trop souligner l'extraordinaire puissance et prescience du Manifeste Communiste qui a jeté les fondations d'une compréhension scientifique du mouvement vers le communisme. Le Manifeste lui-même fait partie de l'effort du mouvement ouvrier depuis ses débuts, et qui a continué depuis le Manifeste, pour percevoir plus profondément la nature de la révolution vers laquelle il tendait ses forces. Nous avons fait la chronique de ces efforts dans notre série "Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle", publiée dans cette Revue.
(9) "A la place de l'isolement d'autrefois des régions et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et il en va des productions de l'esprit comme de la production matérielle. Les oeuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; et de la multiplicté des littératures nationales et locales naît une littérature universelle." (Manifeste)
(10) "Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société - l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle." (Manifeste Communiste)
(11) Nous ne pouvons pas rentrer dans le détail ici, mais signalons seulement que ceci est une notion à manier avec précaution, puisque même les besoins "de base" sont déterminés socialement : les besoins en logement ou en nourriture n'étant pas les mêmes pour l'homme de Cro-Magnon et l'homme moderne, par exemple, ni satisfaits de la même manière ni avec les mêmes outils.
(12) C'est en fait l'image même de ce qui s'est passé avec la défaite de la révolution russe d'octobre 1917 : le fait que beaucoup des nouveaux dirigeants (Brejnev par exemple) ont été ouvriers ou enfants d'ouvriers a pu accréditer l'idée qu'une révolution communiste qui hisserait la classe ouvrière au pouvoir ne ferait en fait qu'installer une nouvelle classe dirigeante, "prolétarienne" en quelque sorte. C'est une idée savamment entretenue par toutes les fractions de la bourgeoisie, de droite comme de gauche, que de faire croire que l'URSS était "communiste" et que ses dirigeants étaient autre chose qu'une fraction de la bourgeoisie mondiale. Mais la réalité, c'est que la contre-révolution stalinienne a de nouveau mis au pouvoir une classe bourgeoise ; le fait que beaucoup des membres de cette nouvelle bourgeoisie étaient originaires du prolétariat ou de la paysannerie n'y change strictement rien, pas plus que quand un fils d'ouvrier devient chef d'entreprise.
(13) Il est significatif que l'origine même du mot "travail" se trouve dans le mot latin "tripalium" qui signifie un instrument de torture.
(14) Au FSL, un anarchiste a voulu, très doctement, nous faire la leçon sur la différence entre les marxistes qui privilégieraient le "homo faber" ("l'homme qui fabrique") et les anarchistes qui privilégieraient le "homo ludens" ("l'homme qui joue"). Mais ce n'est pas parce qu'on s'exprime en latin qu'une ânerie est moins une ânerie.
(15) Et, a fortiori, "prison", "geôle", "bagne", ou "camp de concentration".
(16) Manifeste Communiste
(17) Pour une vision beaucoup plus développée, voir notre série sur le communisme mentionnée ci-dessus, et en particulier la partie publiée dans la Revue Internationale n°70.
Il y a cent ans, en juillet-août 1903, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) tenait son Deuxième Congrès - pas en Russie, car c'était impossible du fait de la répression tsariste, mais en Belgique et en Angleterre. Même là, il a fallu que le Congrès change de lieu en cours de déroulement à cause de l'étroite surveillance exercée par la police "démocratique" belge. Ce Congrès est resté dans l'histoire comme celui de la scission entre les bolcheviks et mencheviks. Les historiens de la classe dominante donnent plusieurs interprétations de cette scission. Pour les uns - que nous pourrions appeler l'école de pensée d'Orlando Figes qui considère la révolution de 1917 comme un pur désastre - l'émergence du bolchevisme a évidemment été "une très mauvaise chose" (1). Pour eux, si Lénine et sa bande de fanatiques, plus proches de Netchaïev et du terrorisme russe originel que du socialisme international, n'avaient pas privé la social-démocratie de toute démocratie, si c'était le menchevisme et non le bolchevisme qui avait triomphé en 1917, nous aurions été épargnés non seulement de l'horrible guerre civile de 1918-21, non seulement de la terreur stalinienne des années 1930 et 40 qui fut l'inévitable conséquence de la cruauté bolchevique, mais selon toute probabilité, de Hitler, de la Deuxième Guerre mondiale, de la Guerre froide et, très certainement aussi, de Saddam Hussein et de la Guerre du Golfe. Le seul autre courant qui partage une telle haine anti-bolchevique, ce sont les anarchistes. Pour eux, le bolchevisme a pris en otage la vraie révolution de 1917 ; s'il n'y avait pas eu Lénine et sa vision autoritaire héritée d'un Marx, à peine moins autoritaire que lui, s'il n'y avait pas eu le parti bolchevique qui, comme tous les partis, n'a d'autre but que de s'emparer du pouvoir dans son propre intérêt, nous serions libres aujourd'hui, probablement en train de vivre dans une fédération mondiale de communautés... L'anti-bolchevisme est l'une des caractéristiques distinctives de toutes les variétés d'anarchisme ; sous la forme caricaturale dépeinte ci-dessus ou bien sous des formes bien plus sophistiquées, qui aujourd'hui se qualifient de communistes anti-léninistes, d'autonomistes, etc., toutes sont d'accord sur le fait que la dernière chose dont a besoin la classe ouvrière, c'est d'un parti politique du modèle bolchevique.
Lorsque les organisations communistes ne sont pas considérées par l'idéologie bourgeoise et son reflet anarchiste petit-bourgeois comme des conspirations diaboliques et toutes puissantes ayant porté d'énormes préjudices aux intérêts de l'humanité, elles sont vues comme des cultes risibles, impuissants, bizarres, semi-religieux que, de toutes façons, personne ne suit ; des théoriciens en chambre utopistes et coupés de la réalité ; d'incurables sectaires prêts à scissionner et à se poignarder dans le dos entre eux à la moindre occasion. Le Congrès de 1903 apporte en abondance de l'eau au moulin de ce genre d'arguments : le bolchevisme ne trouve-t-il pas son origine dans un obscur débat autour d'une simple phrase dans les statuts du parti à propos de qui est et qui n'est pas membre du parti ; pire encore, la rupture : une querelle de personnes sur qui devait ou ne devait pas faire partie du Comité de rédaction de l'Iskra, qui a provoqué la séparation finale entre bolcheviks et mencheviks. Ceci devrait constituer une preuve suffisante de la futilité et même de l'impossibilité de construire un parti révolutionnaire qui ne soit pas dominé par les factions, et ne devienne le champ de bataille d'ambitions égoïstes, ce que sont tous les partis bourgeois. Pourtant, nous persistons, avec Lénine, et nous considérons le Congrès de 1903 comme un moment très important de l'histoire de notre classe, et la scission entre bolchevisme et menchevisme comme l'expression de tendances sous-jacentes profondes au sein du mouvement ouvrier, pas seulement en Russie mais sur toute la planète.
Comme nous l'avons développé dans d'autres articles de la Revue internationale (voir celui sur la grève de masse de 1905 dans la Revue n°90), les toutes premières années du 20e siècle ont constitué une phase transitoire dans la vie du capitalisme mondial. Le mode de production bourgeois avait atteint des sommets sans précédent : il avait unifié le globe à un degré inconnu dans l'histoire de l'humanité ; il avait obtenu des niveaux de productivité et de sophistication technologique auxquels on aurait à peine rêvé dans les époques passées ; au tournant du siècle, il semblait atteindre de nouveaux sommets avec la généralisation de l'électricité, du télégraphe, de la radio, du téléphone, avec le développement de l'automobile et de l'aviation. Ces avancées technologiques étourdissantes s'accompagnaient de réalisations formidables sur le plan intellectuel - par exemple, en 1900, Freud publiait L'interprétation des rêves, en 1905, Einstein la Théorie générale de la relativité. Cependant, alors que ce qu'on appelait "La Belle Époque" semblait être à son apogée, de sombres nuages s'amoncelaient par ailleurs. Le monde était certes unifié, mais c'était dans l'intérêt des puissances impérialistes en concurrence, et il devenait de plus en plus évident que le monde était devenu trop étroit pour que ces empires continuent à s'étendre sans finir par se mesurer les uns aux autres dans des confrontations violentes. La Grande-Bretagne et l'Allemagne s'étaient déjà lancées dans la course aux armements qui présageait la guerre mondiale de 1914 ; les Etats-Unis qui s'étaient jusqu'alors contentés de s'étendre dans leurs propres territoires à l'ouest, s'étaient engagés dans les Olympiades impérialistes en 1898 avec la guerre contre l'Espagne à propos de Cuba ; en 1904, l'empire tsariste était entré en guerre avec la puissance montante du Japon. Entre-temps, le spectre de la guerre de classe avait commencé à secouer ses chaînes : de plus en plus insatisfaite des bonnes vieilles méthodes du syndicalisme et de la réforme parlementaire, ressentant dans sa chair l'incapacité croissante du capitalisme à faire des concessions économiques et politiques à ses revendications, la classe ouvrière dans de nombreux pays s'était engagée dans des mouvements de grève de masse qui avaient souvent surpris et inquiété ceux qui étaient maintenant les chefs respectables du syndicalisme. Ce mouvement a touché beaucoup de pays à la fin des années 1890 et au début des années 1900 comme l'a montré l'apport fondamental de Rosa Luxemburg dans son ouvrage Grève de masse, partis et syndicats, mais c'est en Russie, en 1905, qu'il a atteint son sommet, qu'il a donné naissance aux premiers soviets et ébranlé le régime tsariste jusque dans ses fondations. En somme, le capitalisme avait peut-être atteint son zénith, mais les signes de son déclin historique irréversible devenaient de plus en plus clairs. Le texte de Luxemburg constituait aussi une polémique directement dirigée contre les membres du parti qui étaient incapables de voir les signes d'une époque nouvelle, voulaient que le parti mette tout son poids dans la lutte syndicale et considéraient les questions politiques comme essentiellement restreintes à la sphère parlementaire. Dans les années 1890, elle avait déjà mené le combat contre les "révisionnistes" du parti - personnifiés par Édouard Bernstein et par son livre Socialisme théorique et social-démocratie pratique - qui considéraient que la longue et relativement pacifique période de développement du capitalisme était une réfutation des prévisions de Marx sur la crise catastrophique. Ils avaient donc "révisé" l'insistance de Marx sur la nécessité de renversement révolutionnaire du système. Ils concluaient que la social-démocratie devait se reconnaître pour ce qu'elle était devenue de plus en plus : un parti réformiste radical qui pouvait obtenir une amélioration ininterrompue des conditions de vie de la classe ouvrière et même un développement pacifique et harmonieux vers un ordre socialiste. A l'époque, Luxemburg avait été soutenue, avec plus ou moins de vigueur, contre cette remise en cause ouvertement opportuniste du marxisme par le centre du parti autour de Karl Kautsky qui s'en tenait au point de vue "orthodoxe", selon lequel le système capitaliste était condamné à faire l'expérience de crises économiques de plus en plus graves et la classe ouvrière devait se préparer à prendre le pouvoir en main. Mais ce centre qui voyait la "révolution" comme un processus essentiellement pacifique et même légal, se révéla rapidement incapable de comprendre l'importance de la grève de masse et de l'insurrection en Russie en 1905 - phénomènes qui annonçaient la nouvelle époque de révolution sociale dans laquelle les anciennes méthodes et structures de la période ascendante étaient non seulement insuffisantes, mais allaient s'avérer être des entraves à la lutte contre le capitalisme. Dans ses analyses, Luxemburg montrait que dans cette nouvelle époque, la tâche principale du parti n'était pas d'organiser la majorité de la classe dans ses rangs ni de gagner la majorité démocratique sur le terrain parlementaire, mais d'assumer le rôle de direction politique dans des mouvements de grève de masse largement spontanés. Anton Pannekoek développa plus avant ce point de vue pour montrer que la logique ultime de la grève de masse était la destruction de l'appareil d'État existant. La réaction des bureaucraties syndicales et du parti face à ce nouveau point de vue radical - réaction basée sur un profond conservatisme, une peur de la lutte de classe ouverte et une accommodation croissante à la société bourgeoise - présageait la scission inévitable qui allait avoir lieu dans le mouvement ouvrier pendant les événements de 1914 et 1917, lorsque la droite du parti d'abord, puis le centre finirent par rejoindre les forces de la guerre impérialiste et de la contre-révolution contre les intérêts internationalistes de la classe ouvrière.
En Russie, le mouvement ouvrier, quoique beaucoup plus jeune et moins "développé" qu'en occident, ressentait les mêmes pressions et les mêmes contradictions. Comme les révisionnistes du SPD, Strouvé, Tougan-Baranovski et d'autres propageaient une version "inoffensive" du marxisme - un marxisme "légal" qui vidait la vision mondiale du prolétariat de son contenu révolutionnaire et la réduisait à un système d'analyse économique. Dans son essence, le marxisme légal argumentait en faveur du développement du capitalisme en Russie. Cette forme d'opportunisme, acceptable par le régime tsariste, n'avait pas un grand écho chez les ouvriers russes qui étaient confrontés à des conditions de pauvreté et de répression épouvantables et ne pouvaient quasiment pas remettre à plus tard leurs revendications immédiates de défense de leurs conditions de vie alors qu'une forme extrêmement brutale d'industrialisation capitaliste s'imposait à eux. Dans ces conditions, une forme plus subtile d'opportunisme commença à s'enraciner - la tendance connue sous le nom d'"économisme". De même que les adeptes de Bernstein pour qui "Le mouvement est tout, le but n'est rien", les économistes tels que ceux qui étaient regroupés autour du journal Rabotchaïa Mysl vénéraient aussi le mouvement immédiat de la classe ; mais comme il n'y avait pas en Russie de tribune parlementaire à défendre, cet immédiatisme se restreignait essentiellement à la lutte quotidienne dans les usines. Pour les économistes, les ouvriers étaient principalement intéressés par les besoins matériels, avoir du pain. Pour ce courant, l'orientation politique se réduisait essentiellement à réaliser un régime parlementaire bourgeois et était principalement considérée comme une tâche d'opposition libérale. Comme le dit le Credo économiste écrit par E.D. Kouskova : "Pour les marxistes russes, il n'y a qu'une seule voie : participer et assister les luttes économiques du prolétariat ; et participer à l'opposition libérale". Dans cette vision extrêmement étroite et mécanique du mouvement prolétarien, la conscience de classe, si elle devait se développer à l'échelle mondiale, surgirait de toutes façons d'un accroissement des luttes économiques. Et puisque c'était l'usine, ou la localité, qui constituait le terrain principal de ces escarmouches immédiates, la meilleure forme pour y intervenir était celle du cercle local. C'était aussi une façon de s'incliner devant les faits immédiats puisque le mouvement socialiste russe avait, pendant les premières décennies de son existence, été dispersé dans une pléthore de cercles locaux, amateurs, souvent éphémères avec des relations très lâches et n'ayant entre eux que des liens très vagues. Le principal but du livre de Lénine, Que faire ?, publié en 1902 était de s'opposer à cette tendance économiste. Lénine y combat l'idée que la conscience socialiste ne surgirait que des luttes quotidiennes ; il défend qu'elle nécessite l'intervention de la classe ouvrière sur un terrain politique. Elle n'est pas simplement engendrée à partir du rapport immédiat entre l'ouvrier et son patron, mais elle est le produit de la lutte globale entre les classes - et donc du rapport plus général entre la classe ouvrière dans son ensemble et la classe dominante dans son ensemble, ainsi que du rapport entre la classe ouvrière et l'ensemble des autres classes opprimées par l'autocratie (2).
Le développement de la conscience de classe révolutionnaire requiert en particulier la construction d'un parti révolutionnaire déclaré, unifié et centralisé, un parti qui ait dépassé le stade des cercles et de l'esprit de cercle et la vision limitée, personnalisée, qui va avec. Contrairement à la vision économiste qui réduit le parti à un simple accessoire ou à être à la "queue" des luttes économiques, à peine distinct d'autres formes d'organisations ouvrières plus immédiates et générales comme les syndicats, un parti prolétarien existe avant tout pour mener le prolétariat du terrain économique au terrain politique. Pour accomplir cette tâche, le parti doit être une "organisation de révolutionnaires" et non une "organisation d'ouvriers". Alors que dans cette dernière, le seul critère de participation c'est d'être un ouvrier qui veut défendre les intérêts de classe immédiats, dans la première, il faut des "révolutionnaires professionnels" (3), des militants révolutionnaires travaillant à l'unisson, sans considération pour leurs origines sociologiques.
Évidemment, Que faire ? est connu de façon notoire pour les formulations sur la conscience qu'a utilisées Lénine - en particulier son emprunt à Kautsky de la notion selon laquelle "l'idéologie" socialiste serait le produit de l'intelligentsia des classes moyennes, ce qui mène à l'idée que la conscience de la classe ouvrière est "spontanément" bourgeoise. On a beaucoup parlé de cette erreur qui constitue une concession à une vision purement immédiatiste (elle est en quelque sorte le pendant de la vision économiste) dans laquelle on ne voit dans la classe ouvrière rien de plus que ce qu'elle est "maintenant", sur les lieux de travail, et où on perd de vue qu'elle est une classe historique dont la lutte contient aussi l'élaboration de la théorie révolutionnaire. Lénine a vite corrigé la plupart de ces erreurs - il avait déjà commencé à la faire lors du Deuxième Congrès. C'est là qu'il a admis pour la première fois avoir "tordu la barre" dans son argumentation contre les économistes, qu'il a affirmé que les ouvriers pouvaient tout à fait participer à l'élaboration de la pensée socialiste et souligné que sans l'intervention des révolutionnaires, la conscience qui surgit spontanément de la classe est constamment "dévoyée" par l'idéologie bourgeoise grâce à l'action active de la bourgeoisie. Lénine devait aller plus loin dans ces clarifications après l'expérience de la révolution de 1905 en Russie. Mais de toutes façons, le point essentiel de la critique de l'économisme reste valable : la conscience de classe ne peut qu'être la compréhension par le prolétariat de sa position historique et globale et ne peut s'épanouir sans le travail organisé des révolutionnaires. Il est aussi important de comprendre que Lénine n'a pas écrit Que faire ? en tant que simple individu mais comme représentant du courant autour du journal l'Iskra qui défendait la nécessité de mettre fin à la phase des cercles et de former un parti centralisé ayant un programme politique défini, organisé autour d'un journal combatif. Les iskristes ont participé au Deuxième Congrès en tant que tendance unifiée et les délégués qui soutenaient cette orientation constituaient clairement la majorité, à laquelle s'opposait principalement l'aile droite constituée par le groupe Rabotchié Diélo avec Martynov et Akimov qui étaient fortement influencés par l'économisme, et par les représentants d'une forme de "séparatisme" juif. - le Bund. Il est vrai, comme le relate I. Deutscher dans le premier volume de sa biographie de Trotsky, qu'il existait déjà un certain nombre de tensions et de différences entre les membres du groupe dominant de l'Iskra, mais il existait, ou semblait exister, un accord général avec la démarche défendue dans le livre de Lénine. Cet accord s'est exprimé pendant une grande partie du Congrès. Cependant, vers la fin du Congrès, non seulement le groupe autour de l'Iskra a scissionné, mais l'ensemble du parti a été secoué par la rupture historique entre bolchevisme et menchevisme qui, malgré plusieurs tentatives au cours des dix années qui suivirent, n'a jamais pu être surmontée. Dans Un pas en avant, deux pas en arrière (paru en 1904), Lénine nous présente une analyse très précise des différents courants dans le Congrès du Parti. Le Congrès avait commencé avec une division entre trois courants, le groupe autour de l'Iskra, l'aile droite des anti-iskristes, et "les éléments instables et hésitants" que Lénine qualifie de "marais" - et qu'en général on appelle centrisme dans l'histoire du mouvement ouvrier - qui ont fini par présenter les arguments de la droite ouvertement opportuniste (4) dans un nouvel emballage. De plus, du point de vue de Lénine, les caractéristiques du marais coïncidaient en grande partie avec l'influence excessive, pendant la période des cercles, des intellectuels - une couche petite-bourgeoise organiquement prédisposée à l'individualisme et à "l'anarchisme de grand seigneur" qui dédaigne la discipline collective d'une organisation prolétarienne.
Cette scission devait ensuite s'approfondir dans de profondes divergences programmatiques sur la nature de la révolution russe à venir ; en 1917, elles allaient constituer une frontière entre les classes. Cependant, elles n'ont pas commencé par le niveau programmatique le plus général, mais essentiellement sur la question d'organisation. Les principaux points à l'ordre du jour du Congrès étaient les suivants : - adoption du programme - adoption des statuts - confirmation de l'Iskra comme organe central (littéralement, cela voulait dire que l'Iskra était la publication dirigeante du parti ; il y avait en même temps un accord général sur le fait que le comité de rédaction de l'Iskra serait aussi l'organe central du parti au sens politique, puisque le comité central établi par le Congrès devait avoir en Russie un rôle principalement organisationnel). La discussion sur le programme a été quasiment ignorée par l'histoire, de façon injuste en fait. Il est sûr que le programme de 1903 reflète fortement la phase de transition dans la vie du capitalisme, entre l'ascendance et la décadence et, en particulier, l'attente d'une sorte de révolution bourgeoise en Russie (même si on n'attendait pas que la bourgeoisie y joue un rôle dirigeant). Mais il y a plus que ça dans le programme de 1903 : il était en réalité le premier programme marxiste à utiliser les termes de dictature du prolétariat - question significative dans la mesure où l'un des thèmes explicites du Congrès a été le combat contre le "démocratisme" dans le parti ainsi que dans l'ensemble du processus révolutionnaire (Plekhanov, par exemple, avait défendu l'idée qu'un gouvernement révolutionnaire ne devait avoir aucune hésitation à disperser une assemblée constituante ayant une majorité conservatrice, comme l'ont défendu les bolcheviks en 1918 - bien qu'à ce moment-là, Plekhanov fût devenu un défenseur enragé de la démocratie contre la dictature du prolétariat). La question de la "dictature" était également liée au débat sur la conscience de classe, comme avec les conseillistes dans une période plus récente. Akimov voyait précisément le danger d'une dictature du parti sur les ouvriers dans la formulation de Lénine de Que faire ? Nous avons déjà brièvement abordé cette question plus haut, mais la discussion au Congrès - en particulier la critique du point de vue de Lénine par Martynov - devra être traitée dans un autre article car, aussi surprenant que cela puisse paraître, l'intervention de Martynov est en réalité l'une des plus théoriques dans tout le Congrès et porte beaucoup de critiques correctes aux formulations de Lénine, sans jamais comprendre la question centrale à laquelle ces formulations s'adressaient. Mais ce n'est pas cette question qui a provoqué la scission au sein de la tendance de l'Iskra. Au contraire, à cette étape du déroulement, les iskristes étaient unis dans la défense du programme et de la nécessité d'un parti unifié, face aux critiques de l'aile droite, des éléments ouvertement démocratistes qui se méfiaient des termes mêmes de "dictature du prolétariat" et qui, sur le plan organisationnel, étaient favorables à l'autonomie locale contre des prises de décision centralisées. Une autre question importante abordée très tôt durant le congrès a reçu une réponse unie de la part des iskristes : la place du Bund dans le parti. Le Bund demandait des "droits exclusifs" pour les tâches d'intervention dans le prolétariat juif en Russie ; alors que toute la volonté du Congrès était de former un parti pour toute la Russie, les revendications du Bund revenaient à un projet de parti séparé pour les ouvriers juifs. Ceci fut réfuté par Martov, Trotsky et d'autres, la majorité d'entre eux venant eux-mêmes d'un milieu juif. Ils montrèrent sans détour les dangers des conceptions du Bund. Si chaque groupe national ou ethnique de Russie devait revendiquer la même chose, on aboutirait à un état de dispersion pire que la fragmentation qui prévalait avec les cercles locaux et le prolétariat serait entièrement divisé selon des critères nationaux. Evidemment, ce qui fut proposé au Bund va bien au-delà de ce qui pourrait être acceptable aujourd'hui (une "autonomie" pour le Bund au sein du Parti). Mais l'autonomie se distinguait clairement du fédéralisme : ce dernier signifiait "un parti au sein du Parti" ; l'autonomie, un corps chargé d'une sphère d'intervention particulière mais entièrement subordonné à l'autorité d'ensemble du parti. C'était donc déjà une défense claire des principes organisationnels. La division commença - même si elle ne se conclut pas- sur la question des statuts. Le sujet de discorde - la différence entre la définition par Martov de ce qu'est un membre du parti et celle de Lénine- portait sur un point de formulation qui peut paraître extrêmement subtil (et en fait ni Martov, ni Lénine n'étaient prêts à se diviser sur cette question). Mais derrière résidaient deux conceptions totalement différentes du parti, montrant qu'il n'y avait pas eu un véritable accord avec le Que faire ? au sein du groupe de l'Iskra. Rappelons les formulations. Celle de Martov dit : "Est membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie celui qui accepte son programme, soutient le parti financièrement et lui apporte une assistance personnelle régulière sous la direction d'une de ses organisations". Celle de Lénine : "Est membre du Parti celui qui accepte son programme et qui soutient le parti à la fois financièrement et par sa participation personnelle dans l'une des organisations du parti". Le débat sur ces formulations a montré la véritable profondeur des différences sur la question organisationnelle - et l'unité essentielle entre la droite ouvertement opportuniste et le "marais centriste". Il s'est centré sur la distinction entre "apporter une assistance" au parti et "y participer personnellement" - distinction entre ceux qui soutiennent simplement et sympathisent avec le Parti et ceux qui sont devenus des militants du Parti. Ainsi, à la suite de l'intervention d'Akimov sur le professeur hypothétique qui soutiendrait le Parti et à qui devait être conféré le droit de s'appeler un social-démocrate, Martov affirmait que : "Plus le titre de membre du Parti sera étendu, mieux ce sera. Nous ne pouvons que nous réjouir si chaque gréviste, chaque manifestant, répondant de ses actions, peut se proclamer membre du parti". (1903, "procès-verbal du second Congrès du POSDR"). Ces deux démarches traduisent le désir de construire un "grand" parti sur le modèle allemand ; implicitement, un parti capable de devenir une force politique sérieuse au sein plutôt que contre la société bourgeoise. La réponse de Lénine à Akimov, à Martov - et à Trotsky qui avait déjà viré vers le marais à ce moment-là - reprend l'essentiel des arguments de Que faire ? : "Mes formulations restreignent-elles ou élargissent-elles le concept de membre du parti ?...Mes formulations restreignent ce concept alors que celles de Martov l'élargissent, car ce qui distingue ce concept c'est (pour utiliser correctement sa propre expression), son 'élasticité'. Et dans la période de la vie du parti que nous traversons, c'est justement cette "élasticité" qui ouvre le plus certainement la porte à tous les éléments de confusion, d'hésitation et d'opportunisme... Sauvegarder la fermeté de la ligne du parti et la pureté de ses principes est devenu maintenant d'autant plus urgent, qu'avec la restauration de son unité, le parti va recruter des éléments instables dont le nombre va s'accroître avec la croissance du parti. Le camarade Trotsky a compris de façon très incorrecte les idées fondamentales de mon livre Que faire ? quand il parle du parti comme n'étant pas une organisation conspiratrice. Il oublie que dans mon livre, je défends toute une série d'organisations de différents types, des plus secrètes et exclusives aux plus lâches et 'larges'. Il oublie que le parti ne doit être que l'avant-garde, la direction de la grande masse de la classe ouvrière qui, dans son ensemble (ou presque dans son ensemble), travaille sous la direction et le contrôle des organisations du parti mais qui, dans son ensemble, n'appartient pas et ne doit pas appartenir au parti." (Ibid.). L'expérience de 1905 et surtout de 1917 allait donner totalement raison à Lénine sur ce point. La classe ouvrière allait créer ses propres organes de lutte dans le feu de la révolution - les comités d'usine, les soviets, les milices ouvrières - et ce sont ces organes qui regroupent l'ensemble de la classe. Mais précisément à cause de cela, le niveau de conscience dans ces organes est extrêmement hétérogène et inévitablement influencé et infiltré par l'idéologie et les agents de la classe dominante. D'où la nécessité pour la minorité des révolutionnaires conscients de s'organiser dans un parti distinct au sein de ces organes de masse, un parti qui ne soit pas sujet à des confusions et des hésitations temporaires de la classe mais soit armé d'une vision cohérente des buts historiques et des méthodes du prolétariat. Les conceptions "élastiques" des mencheviks au contraire allaient mener à un tel manque de fermeté qu'elles allaient devenir au mieux un facteur de confusion, au pire le véhicule des schémas de la contre-révolution. Il a été défendu que la conception "étroite" du parti par Lénine, son rejet du modèle large, en vogue dans la social-démocratie européenne à l'époque, était le produit de traditions et de conditions spécifiques russes : l'héritage conspiratif du groupe terroriste La Volonté du Peuple (le frère de Lénine avait appartenu à ce courant et avait été pendu à cause de sa participation à une tentative d'assassinat du Tsar) ; les conditions de répression intense qui rendait impossible l'existence d'une organisation légale. Mais il est bien plus juste de dire que la vision de Lénine du parti en tant qu'avant-garde révolutionnaire politiquement claire et déterminée correspondait à des conditions qui allaient devenir de plus en plus internationales - les conditions de la décadence du capitalisme au cours de laquelle le système allait prendre une forme de plus en plus totalitaire, mettant hors la loi toute organisation permanente de masse et faisant encore plus ressortir le caractère minoritaire des organisations communistes. En particulier, la nouvelle époque était celle dans laquelle le rôle du parti - comme Rosa Luxemburg l'a rendu clair- n'était pas d'englober et d'organiser l'ensemble de la classe mais de jouer le rôle de direction politique dans les mouvements de classe explosifs, déchaînés par la crise du capitalisme. Dans un autre article, nous verrons que Rosa Luxemburg a totalement mal compris la signification de la scission de 1903 et a soutenu les mencheviks contre Lénine. Mais au-delà de ces différences, il existait une profonde convergence qui devait devenir évidente dans le feu de la révolution elle-même.
Revenons au débat sur les statuts. A cette étape du Congrès, avant le départ du Bund et des économistes, une petite majorité s'est dégagée en faveur de la formulation de Martov. La véritable scission a eu lieu sur une question apparemment bien plus triviale : qui devait faire partie du comité de rédaction de l'Iskra. ? La réaction quasi hystérique à la proposition de Lénine de remplacer l'ancienne équipe de six (Lénine, Martov, Plekhanov, Axelrod, Potressov et Zassoulitch) par une équipe de trois (Lénine, Martov et Plekhanov) permet de mesurer le poids de l'esprit de cercle dans le Parti, de l'incapacité à saisir ce que veut dire réellement l'esprit de parti non en général mais dans son sens le plus concret. Dans Un pas en avant, deux pas en arrière, Lénine résume de façon magistrale ce qui distingue l'esprit de cercle de l'esprit de parti : "La rédaction de la nouvelle Iskra tire argument contre Alexandrov en affirmant sentencieusement que la 'confiance est une chose délicate qu'on ne saurait enfoncer de force dans les coeurs et dans les têtes'... Elle ne comprend pas qu'en mettant au premier plan la question de la confiance, - de la confiance tout court, - elle trahit une fois de plus son anarchisme de grand seigneur et son suivisme en matière d'organisation. Quand j'étais uniquement membre d'un cercle, du collège des six rédacteurs ou de l'organisation de l'Iskra, j'avais le droit, afin de justifier, par exemple, mon refus de travailler avec X, d'invoquer seulement ma défiance incontrôlée, non motivée. Devenu membre du Parti, je n'ai pas le droit d'invoquer uniquement une vague défiance, car ce serait ouvrir toute grande la porte à toutes les lubies et à toutes les extravagances des anciens cercles ; je suis obligé de motiver ma 'confiance' ou ma 'défiance' par un argument formel, c'est-à-dire de me référer à telle ou telle disposition formellement établie de notre programme, de notre tactique, de nos statuts. Mon devoir est de ne plus me borner à un ' je fais confiance' ou 'je ne fais pas confiance' incontrôlé, mais de reconnaître que je suis comptable sur mes décisions, et qu'une fraction quelconque du Parti l'est des siennes, devant l'ensemble du Parti ; je dois suivre la voie formellement prescrite pour exprimer ma 'défiance', pour faire triompher les idées et les désirs qui découlent de cette défiance. De la 'confiance' incontrôlée, propre aux cercles, nous nous sommes élevés à une conception de parti qui réclame l'observation de formes strictes et de motifs déterminés pour exprimer et vérifier la confiance." Une question centrale dans la controverse sur la composition du comité de rédaction était l'attachement sentimental de Martov envers ses amis et camarades de l'ancienne Iskra, et sa méfiance grandissante et infondée envers les véritables motivations de Lénine quand ce dernier défend les raisons pour lesquelles ils n'ont pas à être renommés dans la nouvelle équipe. Tout l'épisode démontre une incapacité choquante de la part de révolutionnaires expérimentés comme Martov et Trotsky d'aller au-delà des sentiments d'orgueil blessé ou de sympathie purement personnelle et à mettre les intérêts politiques du mouvement au-dessus des liens affinitaires. Plekhanov devait faire preuve de la même difficulté plus tard : bien que, durant le Congrès, il soit resté du côté de Lénine, par la suite il a trouvé la dénonciation par Lénine de l'attitude de Martov et Cie trop intransigeante, trop dure et il a changé de camp en cours de route ; ayant obligé Lénine à démissionner de l'équipe de l'Iskra à laquelle il avait été élu par le Congrès, il a remis l'organe du Parti aux mains des mencheviks. Tous les anciens iskristes qui avaient auparavant défendu Lénine contre la droite qui l'accusait de vouloir établir une dictature, un "état de siège" - pour utiliser les termes de Martov - dans le Parti, ne trouvaient plus maintenant de mots assez durs pour dénoncer la politique de Lénine : Robespierre, Bonaparte, autocrate, monarque absolu, etc. Toujours dans Un pas en avant, deux pas en arrière, Lénine définit de façon très éloquente ce genre de réaction et parle du "ton vexé qui perce, traînant et sans discontinuer, dans tous les écrits de tous les opportunistes contemporains en général et de notre minorité en particulier. Ils se voient persécutés, opprimés, brimés, assiégés, esquintés. Considérons en effet les procès-verbaux du Congrès de notre Parti; vous verrez que la minorité est composée de tous les aigris, de tous ceux qui un jour et pour une raison quelconque furent offensés par la social-démocratie révolutionnaire". Lénine montre aussi "une relation psychologique étroite" entre ces réponses, toutes ces grandioses déclamations contre l'autocratie et la dictature dans le parti, et l'état d'esprit opportuniste en général, y compris dans sa démarche sur des questions programmatiques plus générales : "Ce qui prédomine, ce sont de candides déclamations pathétiques contre l'autocratie et le bureaucratisme, contre l'obéissance aveugle, les ressorts et rouages, déclamations candides au point qu'il y est encore très, très difficile de démêler véritablement le côté principe du côté cooptation. Mais plus cela va, et plus les choses se compliquent : les essais d'analyse et de définition exacte du maudit 'bureaucratisme' conduisent inévitablement à l'autonomisme; les essais 'd'approfondissement' et de justification aboutissent nécessairement à la défense de l'état arriéré, au suivisme, à des phrases girondistes. Enfin, apparaît le principe de l'anarchisme, comme le seul principe vraiment déterminé et qui, par conséquent, dans la pratique, ressort avec un relief particulier (la pratique est toujours en avance sur la théorie). Mépris de la discipline - autonomisme - anarchisme, telle est l'échelle que, en matière d'organisation, notre opportunisme descend et remonte, sautant d'un degré à l'autre et se dérobant avec habileté à toute formulation précise de ses principes. C'est exactement la même gradation qui apparaît avec l'opportunisme dans les questions de programme et de tactique : mépris de l'"orthodoxie", de l'étroitesse et de l'immobilisme - 'critique' révisionniste et ministérialisme - démocratie bourgeoise". Le comportement des mencheviks pose aussi la question de la discipline dans le parti sous un autre angle. Bien que, après le départ des (semi) économistes et du Bund, ils aient été une minorité (d'où leur nom) à la fin du Congrès, ils ont fait totalement fi des décisions qu'avait prises le Congrès sur la composition du comité de rédaction de l'Iskra. Martov, par solidarité avec ses amis "évincés", refusa de faire partie du nouveau comité et plus tard, avec sa faction, a mené une politique de boycott de tous les organes centraux tant qu'ils étaient en minorité. Les mencheviks et tous ceux qui les soutenaient au niveau international ont mené une campagne de calomnies contre Lénine, l'accusant notamment de vouloir substituer un organe central tout puissant à la vie démocratique dans le parti. La réalité était très différente : en fait, Lénine défendait clairement l'autorité du vrai centre du parti, le Congrès, que les mencheviks avaient totalement ignoré. Voici comment Lénine définit la vraie question posée derrière les cris des mencheviks sur "la démocratie contre la bureaucratie" : "Le bureaucratisme contre le démocratisme, c'est bien le centralisme contre l'autonomisme; c'est le principe d'organisation de la social-démocratie révolutionnaire par rapport au principe d'organisation des opportunistes de la social-démocratie. Ce dernier tend à s'élever de la base au sommet, et c'est pourquoi il défend partout où il est possible, et autant qu'il est possible, l'autonomisme, le "démocratisme" qui va (chez ceux qui font du zèle à l'excès) jusqu'à l'anarchisme. Le premier tend à émaner du sommet, préconisant l'extension des droits et des pleins pouvoirs de l'organisme central par rapport à la partie. Dans la période de la débandade et des cercles, ce sommet, dont la social-démocratie révolutionnaire s'efforçait de faire son point de départ dans le domaine de l'organisation, était nécessairement un des cercles, le plus influent par son activité et sa fermeté révolutionnaire (en l'espèce, l'organisation de l' Iskra). A l'époque du rétablissement de l'unité véritable du Parti et de la dissolution, dans cette unité, des cercles qui ont fait leur temps, ce sommet est nécessairement le congrès du Parti, organisme suprême de ce dernier. Le congrès groupe dans la mesure du possible tous les représentants des organisations actives et, en désignant les institutions centrales (souvent de façon à satisfaire plutôt les éléments avancés que les éléments retardataires du Parti, à être du goût plutôt de l'aile révolutionnaire que de l'aile opportuniste), il en fait le sommet jusqu'au congrès suivant." Ainsi, derrière des différences "triviales" se cachaient des questions de principe fondamentales - Lénine parle d'opportunisme en matière d'organisation, et l'opportunisme existe vis-à-vis des principes. Le principe, c'est le centralisme : comme l'écrit Bordiga dans son texte de 1922, Le principe démocratique : "La démocratie ne peut pas être un principe pour nous. Le centralisme en est un indiscutablement, puisque les caractéristiques essentielles de l'organisation du parti doivent être l'unité de structure et d'action". Le centralisme exprime l'unité du prolétariat, alors que la démocratie n'est qu' "un simple mécanisme d'organisation" (Ibid.). Pour l'organisation politique du prolétariat, le centralisme ne signifie jamais domination par fatwa bureaucratique puisqu'il ne peut vivre que s'il existe une participation consciente, authentique de tous ses membres à la défense et à l'élaboration du programme et des analyses du parti ; en même temps, il doit se baser sur une confiance profonde dans les organes centraux élus par la plus haute expression de l'unité de l'organisation, le Congrès, pour mettre en oeuvre les orientations de l'organisation entre les congrès. Les procédures "démocratiques" telles que les votes et les décisions majoritaires sont évidemment utilisées au cours de tout ce processus, mais ils ne sont qu'un moyen pour une fin qui est l'homogénéisation de la conscience et la création d'une réelle unité dans l'action au sein de l'organisation. (5)
Contrairement à une idée largement répandue dans le milieu politique prolétarien aujourd'hui, la question du fonctionnement centralisé de l'organisation n'est absolument pas une question secondaire qui recouvre des questions programmatiques plus profondes, mais c'est une question programmatique en elle-même. Le BIPR, par exemple, insiste sur le fait que les récentes scissions dans le CCI n'ont pas du tout eu lieu sur des questions d'organisation. Il refuse catégoriquement de traiter de la question du fonctionnement et recherche "les véritables faiblesses programmatiques du CCI" qui ont amené aux scissions (par exemple notre analyse supposée erronée de la lutte de classe ou notre théorie de la décomposition). C'est une erreur de méthode, étrangère à la démarche de Lénine. En fait, cela nous rappelle les commentaires d'Axelrod après le Deuxième Congrès : "Avec ma pauvre intelligence, je suis incapable de comprendre ce qu'on peut vouloir dire par 'opportunisme sur les questions organisationnelles', posé comme quelque chose d'autonome, dégagé de tout lien organique avec des idées programmatiques ou tactiques". (Lettre à Kautsky, "Sur les origines et le sens de nos différences organisationnelles", 1904). Mais la lutte contre l'opportunisme organisationnel avait déjà été largement démontrée par la pratique de Marx dans la Première Internationale, en particulier contre les tentatives de Bakounine de détruire la centralisation en construisant toute une série d'organisations secrètes uniquement responsables devant lui. Au Congrès de La Haye de 1872, cette question était considérée par Marx et Engels comme plus importante à mettre à l'ordre du jour que les leçons de la Commune de Paris - qui constituaient certainement les leçons les plus vitales dans toute l'histoire des mouvements révolutionnaires du prolétariat. De même, la scission entre les bolcheviks et les mencheviks nous a laissé des leçons essentielles concernant le problème de la construction d'une organisation de révolutionnaires. Malgré toutes les différences entre les conditions auxquelles étaient confrontés les révolutionnaires en Russie au début du 20e siècle et celles qu'a connues le camp politique prolétarien qui a resurgi depuis la reprise historique à la fin des années 1960, il existe néanmoins beaucoup de points communs. Notamment, les nouveaux groupes qui surgissent dans la dernière partie du 20e siècle ont été particulièrement marqués par l'esprit de cercle. La rupture entre eux et la précédente génération de révolutionnaires et toute l'expérience de cette dernière de ce qu'est travailler dans un véritable parti prolétarien, les effets traumatisants de la contre-révolution stalinienne qui ont instillé dans la classe une profonde méfiance envers la notion même de parti politique centralisé, la puissante influence de la petite-bourgeoisie et des couches intellectuelles après 1968, faisant écho au poids disproportionné de l'intelligentsia dans le mouvement révolutionnaire de la première heure en Russie, les campagnes incessantes de la classe dominante contre l'idée même de communisme et en faveur de l'acceptation sans question de l'idéologie démocratique - tous ces facteurs ont rendu la tâche de construire des organisations prolétariennes plus difficile aujourd'hui que jamais. Le CCI a écrit plusieurs fois sur ces questions - l'exemple le plus récent dans cette revue est notre article sur le 15e Congrès du CCI (Revue internationale n°114) qui montre aussi comment ces difficultés sont exacerbées par l'atmosphère putride du capitalisme en décomposition. En particulier, les pressions de la décomposition qui tend à gangstériser l'ensemble de la société, poussent constamment à transformer les restes d'esprit de cercle en un phénomène plus pernicieux et destructeur - en clans, groupements informels, parallèlement à leur propre projet politique destructeur, basé sur des loyautés et des hostilités personnelles. Nous avons aussi noté les parallèles frappants entre les scissions dans nos rangs qui ont exprimé ces difficultés et la scission entre les bolcheviks et les mencheviks en 1903. Lorsque les éléments qui ont formé la "Fraction externe du CCI" (FECCI) ont déserté nos rangs en 1985, nous avons publié dans la Revue n°45 un article qui faisait un parallèle entre la FECCI et les mencheviks. L'article montrait notamment que la "tendance" qui allait sortir pour former la FECCI, était un groupe plus fondé sur les loyautés personnelles, de l'orgueil blessé et un sentiment déplacé de persécution que sur de véritables divergences politiques (6). De même, la soi-disant fraction interne du CCI (FICCI) qui s'est formée en 2001 a montré beaucoup de caractéristiques du menchevisme de 1903. La FICCI a son origine dans un clan qui s'accommodait bien des progrès du CCI tant qu'il était bien installé dans son organe central international. Il a, en fait, répondu par une campagne de calomnies et de dénigrements à une minorité de camarades qui avaient commencé à examiner plus en profondeur la véritable situation de l'organisation. Dès que ce clan a perdu ce qu'il considérait comme une "position de pouvoir", il a commencé immédiatement à se présenter comme le défenseur acharné et persécuté de la démocratie contre la bureaucratie usurpatrice. Ayant proclamé auparavant être le défenseur le plus vigoureux des statuts, il s'est mis sans vergogne à violer toutes les règles de l'organisation, notablement la décision du 14e Congrès qui avait élaboré une méthode cohérente pour traiter les divergences et les tensions qui étaient apparues dans l'organe central. C'est vraiment l'écho du comportement des mencheviks vis-à-vis du Congrès de 1903. Comme les mencheviks, ces deux scissions (FECCI et FICCI) se sont senties contraintes de "donner de la profondeur à leur position et de la justifier", en découvrant rapidement d'importantes divergences programmatiques avec le CCI - même si au départ, ces groupements s'étaient posés comme les véritables gardiens de la plate-forme du CCI et de ses analyses fondamentales. Ainsi la FECCI a abandonné le cadre trop lourd à porter pour elle de la décadence ; la FICCI, elle, s'est immédiatement débarrassée de notre concept de décomposition qui est en quelque sorte "impopulaire" dans le milieu prolétarien que cette bande essaie d'infiltrer. Dans ce contexte, l'incapacité du milieu prolétarien à traiter la question d'organisation comme une question politique à part entière l'a rendu tout à fait incapable de répondre adéquatement aux problèmes organisationnels auxquels est confronté le CCI, et d'autant plus vulnérable aux campagnes de séduction d'un groupe comme la FICCI qui joue un rôle purement parasitaire dans le milieu. Nous ne mentionnons pas ces expériences parce que nous voulons les mettre sur le même plan que le Congrès de 1903 - notamment nous ne nous faisons aucune illusion sur le fait que nous serions déjà le parti de classe. Il n'en reste pas moins que ceux qui ne saisissent pas les leçons du passé, sont condamnés à répéter les mêmes erreurs. Sans assimiler la pleine signification de la scission entre bolchevisme et menchevisme, il sera impossible de progresser vers la formation du parti prolétarien de la future révolution. Pas plus que les bolcheviks - que ce soit en 1903, 1914, 1917 ou à d'autres moments historiques clés - les organisations prolétariennes d'aujourd'hui et de demain ne pourront éviter les crises et les scissions. Mais si nous sommes armés par les leçons du passé, de tels moments de crise permettront, comme c'est arrivé de nombreuses fois dans l'histoire des bolcheviks, aux organisations politiques du prolétariat de sortir politiquement renforcées et revigorées, et de ce fait, plus capables de faire face aux impérieuses requêtes de l'histoire. Dans un second article, nous étudierons plus en détail le débat sur la conscience de classe du Second Congrès et la controverse entre Lénine, Trotsky et Luxemburg sur la scission dans la social-démocratie russe.
Amos
(1) Référence humoristique à la façon d'enseigner l'histoire en Grande-Bretagne, qui présentait, dans les manuels scolaires, certains événements historiques comme des "très mauvaises choses".
(2 )Ce que dit Lénine, dans Que faire ?, sur les révolutionnaires qui agissent comme "tribunes du peuple" doit être compris à la lumière de la façon dont les sociaux-démocrates de l'époque analysaient la révolution à venir - pas comme une lutte directe pour le socialisme mais comme ayant en premier lieu pour but de renverser l'autocratie et d'inaugurer une phase de "démocratie". Les bolcheviks, contrairement aux économistes et aux mencheviks ensuite, étaient convaincus que la bourgeoisie russe n'était pas capable d'accomplir cette tâche et que c'est la classe ouvrière qui devrait la réaliser. En tout état de cause, le point le plus substantiel reste : la conscience socialiste ne peut surgir sans que la classe ouvrière ne prenne conscience de sa position générale dans la société capitaliste, et ceci implique nécessairement de voir plus loin que l'usine, de considérer l'ensemble des rapports de classe au sein de la société capitaliste.
(3) Lénine a clarifié, au Congrès, que par ce terme de "révolutionnaire professionnel", il ne voulait pas dire uniquement des agents du Parti à plein temps et payés ; il utilisait au fond le terme de "professionnel" en opposition à la démarche "d'amateur" propre à la phase des cercles quand les groupes n'avaient pas de forme claire ni de plan d'action ferme, et qu'ils duraient en moyenne quelques mois avant d'être détruits par la police.
(4) Cette analyse de trois courants principaux au sein des organisations politiques du prolétariat - la droite ouvertement opportuniste, la gauche révolutionnaire, et le centre hésitant et oscillant - garde sa validité aujourd'hui, tout comme le terme de marais que Lénine applique à la tendance centriste. Ca vaut la peine d'ajouter la note que Lénine a faite à propos de ce terme dans son propre texte car il évoque tellement bien ce qui arrive fréquemment aujourd'hui quand le CCI utilise le terme de marais pour caractériser une zone mouvante de transition entre la politique du prolétariat et la politique de la bourgeoisie : "Il en est maintenant dans notre Parti qui, à entendre ce mot, sont saisis d'horreur et crient à une polémique dénuée d'esprit de camaraderie. Etrange altération du jugement sous l'influence du ton officiel ... appliqué à contre-temps ! Il n'est guère de parti politique qui, connaissant la lutte intérieure, se soit passé de ce terme dont on se sert toujours pour désigner les éléments instables, qui oscillent entre les combatants. Et les Allemands qui savent faire tenir la lutte intérieure dans un cadre parfairtement convenable ne se formalisent pas au sujet du mot "versumpft" et ne se sentent pas saisis d'horreur, ne font pas preuve d'une officielle et ridicule pruderie" (Un pas en avant deux pas en arrière). Évidemment, lorsque nous utilisons ce terme aujourd'hui, nous parlons en général d'une zone entre les organisations prolétariennes et les organisations bourgeoises, alors que Lénine parle d'un marais au sein du parti du prolétariat existant. Ces différences reflètent de vrais changements historiques dans lesquels nous n'entrerons pas ici, mais cela ne doit pas obscurcir ce qu'il y a de commun entre les deux applications de ce terme.
(5) Lénine a utilisé plus tard le terme de "centralisme démocratique" pour décrire la méthode d'organisation qu'il défendait, de même que plus tard il devait utiliser le terme de "démocratie ouvrière" pour décrire le mode d'opération des soviets. De notre point de vue, aucune de ces expressions n'est très appropriée , essentiellement parce que le terme de démocratie ("domination du peuple") implique un point de vue qui ne prend pas en compte les classes. Nous reviendrons une autre fois sur cette question. Ce qui est intéressant cependant, c'est que Lénine n'a pas utilisé ce terme en 1903, et en fait, à ce moment-là, sa cible principale était précisément l'idéologie du "démocratisme" au sein du mouvement ouvrier.
(6) Notre Texte d'orientation de 1993 sur le fonctionnement organisationnel, publié dans la Revue internationale n°109 (texte qui fait aussi une analyse du Congrès de 1903) montre de façon plus explicite en quoi la FECCI était un clan et non une vraie tendance ou fraction, alors que nos "Thèses sur le parasitisme" (Revue internationale n°94) montrent le lien organique entre les clans et le parasitisme : les clans ou les cliques qui ont été impliqués dans des scissions du CCI ont invariablement évolué en groupes parasitaires qui ne peuvent jouer qu'un rôle négatif et destructeur au sein de l'ensemble du milieu prolétarien. Cela s'est confirmé amplement par la trajectoire de la FICCI.
Le succès du Forum social européen (FSE) qui s'est déroulé en novembre dernier à Paris illustre de façon probante la montée en puissance régulière du mouvement altermondialiste au cours de la dernière décennie. Après quelques balbutiements avec une audience relativement limitée (un enfermement davantage sectoriel que géographique d'ailleurs, puisque des universitaires et "penseurs" du monde entier s'y retrouvèrent rapidement) le mouvement n'a pas tardé à prendre les marques d'un courant idéologique traditionnel : d'abord une popularité qu'il a trouvée dans le radicalisme des manifestations de Seattle fin 1999 à l'occasion du sommet de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ; puis ses "têtes" médiatiques, parmi lesquelles José Bové emporte largement la palme, et enfin ses événements marquants et incontournables : le Forum Social Mondial (FSM), qui se voulait le contre-pied du forum de Davos regroupant les grands responsables économiques du monde et qui a été organisé les trois premières fois (2001, 2002 et 2003) à Porto Alegre, ville symbole de "l'autogestion citoyenne".
aDepuis cette mise en route tonitruante, la déferlante ne cesse de grossir : les forums se régionalisent (le FSE en est l'expression, mais d'autres forums régionaux ont eu lieu, notamment en Afrique), le FSM à son tour se délocalise pour rejoindre l'Inde au début de l'année 2004, les journaux, revues, meetings, manifestations se multiplient à une vitesse ahurissante.. Il n'est guère aujourd'hui possible de se préoccuper des questions sociales sans être immédiatement confronté au raz de marée des idées altermondialistes.
Une telle montée en force soulève immédiatement une série de questions : pourquoi si rapidement, si largement et si puissamment ? Et pourquoi maintenant ?
Pour les tenants de l'altermondialisation, la réponse est simple : si leur mouvement connaît aujourd'hui un tel succès, c'est qu'il apporte une véritable réponse aux problèmes qui se posent à l'heure actuelle à l'humanité. Cela dit, il faudrait qu'ils expliquent, entre autres, pourquoi les médias (qui sont pour la plupart entre les mains de ces grandes "entreprises transnationales" qu'ils ne cessent de dénoncer) font une telle publicité à leurs faits et gestes.
C'est vrai que le succès spectaculaire du mouvement altermondialiste signifie qu'il correspond à un besoin véritable, qu'il sert des intérêts bien réels. La question est alors : QUI a véritablement besoin du mouvement altermondialiste? QUELS Intérêts sert-il réellement ? S'agit-il des intérêts des différentes catégories d'opprimés (les paysans pauvres, les femmes, les "exclus", les ouvriers, les retraités, etc.) qu'il prétend défendre ou bien des intérêts des tenants avérés de l'ordre social actuel qui font la promotion de l'altermondialisme, voire qui le financent ?
En fait, la meilleure façon de répondre à ces questions est de les confronter aux besoins présents de la bourgeoisie sur le terrain idéologique. En effet, la classe dominante est actuellement confrontée à la nécessité de rechercher le meilleur moyen de porter des coups décisifs contre la conscience de la classe ouvrière.
Le premier élément se trouve dans la crise économique, qui si elle n'est pas nouvelle puisqu'elle a commencé à la fin des années 60, atteint une telle profondeur que la bourgeoisie ne peut s'éviter de tenir un discours relativement réaliste. Le mensonge éhonté qui s'appuyait sur les taux de croissance à deux chiffres des "dragons" asiatiques (Corée du Sud, Taiwan, etc.) pour démontrer la bonne santé du capitalisme au lendemain de l'effondrement du bloc de l'Est ne tient plus : les dits dragons ne crachent plus guère de feu. Quant aux "tigres" (Thaïlande, Indonésie, etc.) censés les accompagner, ils ont cessé de rugir pour implorer la bienveillance de leurs créanciers. Le mensonge qui a tenté de prendre la relève et qui substituait aux "pays émergents" les "secteurs émergents" de l'économie sous le terme de "nouvelle économie", a tenu encore moins de temps : la rude loi de la valeur a ramené les envolées spéculatrices à la raison ; une raison bien sévère qui a laissé sur le carreau la plus grande partie des entreprises de ce secteur.
Aujourd'hui, le "contexte récessif" dont chaque bourgeoisie nationale attribue la cause aux difficultés de sa voisine, est un euphémisme qui peine à cacher la gravité de la situation économique, jusqu'au cœur du capitalisme. Mais ce discours s'accompagne aussi de celui qui rappelle sans cesse, tel une rengaine, la nécessité de "faire un effort", de se "serrer la ceinture" afin de retrouver rapidement la prospérité. Cela ne fait qu'envelopper plus ou moins bien les attaques que la bourgeoisie met en œuvre contre la classe ouvrière, des attaques plus dures, plus larges et plus rapprochées, que la gravité de la crise rend nécessaires pour la préservation des intérêts de la classe dominante.
Ces attaques ne peuvent que susciter une réaction du prolétariat, même si c'est de façon différenciée suivant les pays et les moments, et engendrer un développement des luttes. Cette situation particulière est aussi le ferment d'un début de prise de conscience de la part de certains éléments de la classe ouvrière. Il ne s'agit pas d'un développement spectaculaire de la conscience de classe. Néanmoins, il existe aujourd'hui dans le prolétariat des questionnements sur les raisons réelles des attaques portées par la bourgeoisie, sur la réalité de la situation économique, mais aussi sur les fondements réels des guerres qui se déchaînent en permanence dans le monde de même que sur les moyens de lutter efficacement contre ces calamités qui ne peuvent plus se concevoir aussi facilement comme des fatalités issues de la "nature humaine".
Ces questionnements sont encore loin d'avoir une ampleur menaçant la domination politique du capitalisme. Ils n'en constituent pas moins une préoccupation pour la bourgeoisie, pour qui il est plus facile de tuer le poussin dans l'œuf que d'attendre qu'il mûrisse. Cette préoccupation est au cœur du dispositif idéologique de l'altermondialisation, qui constitue une réaction adaptée de la bourgeoisie face au développement d'un début de prise de conscience dans la classe ouvrière. Il faut se rappeler l'idée centrale qui était mise à toutes les sauces après l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes soi-disant "socialistes" : "Le communisme est mort, vive le libéralisme ! Le temps de l'affrontement entre deux mondes est terminé, et c'est tant mieux, car il était source de guerre et de misère. Désormais, un seul monde existe, le seul monde possible, celui du capitalisme libéral et démocratique, et il est source de paix et de prospérité."
Il n'aura pas fallu longtemps pour que ce monde-là démontre sa capacité intacte à déchaîner la guerre, à répandre la misère et la barbarie, même après la disparition de "l'Empire du Mal" (suivant l'expression de l'ex président américain Reagan) qui lui faisait face. Et moins de dix ans après ce triomphe d'un seul monde possible, voilà que naît l'idée d'un "autre monde" possible, une alternative au libéralisme. La classe dominante aura de toute évidence su prendre la mesure des effets à long terme de la crise de son système sur le développement de la conscience du prolétariat et mettre en place rapidement un rideau de fumée large et opaque destiné à détourner la classe ouvrière de sa perspective pour un "autre monde" où, contrairement à celui pensé par les altermondialistes, la bourgeoisie n'occupe plus la moindre place.
Les questionnements des éléments en recherche au sein de la classe ouvrière peuvent, comme on l'a vu, se classer sans surprise en trois thèmes fondamentaux :
Ces trois questions sont au cœur des préoccupations du mouvement ouvrier depuis ses origines. En effet, c'est parce qu'elle pourra comprendre les causes profondes de la situation qu'elle vit, parce qu'elle pourra comprendre qu'une seule perspective est possible face à ces causes et qu'elle parviendra à en dégager son rôle révolutionnaire historique, que la classe ouvrière pourra s'armer pour abattre le capitalisme et mettre en chantier le communisme.
Près de deux siècles d'expérience nous montrent qu'il ne faut pas sous-estimer la capacité de la bourgeoisie à comprendre ce processus de prise de conscience et les dangers historiques qu'il renferme. C'est pour cela que l'idéologie altermondialiste, au-delà de son apparence hétéroclite, repose fondamentalement sur ces trois thèmes essentiels.
Le premier de ces thèmes, la réalité du monde actuel, fait ressortir immédiatement à quel point l'idéologie de l'altermondialisme fait intégralement partie de l'appareil mystificateur bourgeois en ce qu'elle participe pleinement aux mensonges sur la situation économique du capitalisme. Pour l'altermondialisme, comme pour toutes les idéologies gauchistes et anarchistes, la réalité de la crise historique de ce système est cachée derrière une dénonciation permanente des grands trusts. Qu'une région entière de la planète s'effondre dans le marasme économique, et c'est de la faute aux multinationales. Que la pauvreté se répande jusqu'au cœur des pays industrialisés, et c'est encore à cause des grandes entreprises avides de profit. Partout, le monde n'est que richesse infinie, dont le seul défaut est d'être accaparée par une minorité sans cœur. Dans ce schéma en apparence cohérent, il manque un élément fondamental pour qui veut comprendre l'évolution de la situation mondiale : c'est la crise, cette crise définitive qui signe la faillite du capitalisme.
Pour la bourgeoisie, il a toujours été d'une importance cruciale de cacher cette réalité qui signifie que son système n'est pas éternel, qu'elle est condamnée à quitter la scène de l'histoire. C'est pour cela que, face aux convulsions croissantes qui assaillent son économie, elle met en avant ses "contextes récessifs", ses "bouts du tunnel" à venir et ses lendemains qui ne vont plus tarder à chanter. Pourtant, depuis que ce discours nous est servi, la situation ne fait qu'empirer. Cela n'empêche nullement la bourgeoisie de donner une nouvelle jeunesse à ce mensonge en le faisant porter par le mouvement altermondialiste.
Cela n'empêche cependant pas ce dernier de proposer une alternative au système actuel. Ou plutôt plusieurs alternatives. C'est même là le deuxième thème fondamental sur lequel se base son idéologie. En effet, chaque secteur de ce mouvement porte sa propre critique du monde actuel, légèrement différent de celle des autres : tantôt teintée d'écologie, tantôt marquée par une réflexion économique, ou encore culturelle, alimentaire, sexuelle… la liste est longue. Ces différentes critiques n'en restent pas là : chacune d'entre elles se doit de proposer sa propre solution positive. C'est pour cela que le mouvement altermondialiste se donne comme mot d'ordre que "d'autres mondes sont possibles" : d'un monde sans OGM à un monde autogéré, en passant par un capitalisme d'État des plus classiques.
Le fait de mettre en avant autant d'alternatives politiques ne présente évidemment aucun danger pour la classe dominante, en ce sens qu'aucune de ces alternatives ne sort du cadre de la société capitaliste. Elles n'en représentent que des aménagements plus ou moins importants, plus ou moins utopiques, mais toujours compatibles avec la domination de la bourgeoisie. De fait, cette dernière place face à la classe ouvrière tout un éventail de "solutions" aux dysfonctionnements du système, qui constituent un rideau de fumée cachant la seule perspective capable de mettre fin à la barbarie et à la misère : le renversement de leur cause fondamentale, le capitalisme moribond.
Le troisième thème de l'altermondialisme découle alors naturellement des deux premiers : après avoir caché la vraie raison de la misère et de la barbarie, après avoir caché la seule perspective possible pour en sortir, il ne reste plus qu'à cacher la force capable d'y parvenir. Pour cela, l'altermondialisme s'ATTAChe à faire la promotion de toute une multitude de révoltes et de contestations, souvent issues de la paysannerie du tiers-monde, mais aussi de celle des pays développés, tel le mouvement animé par José Bové, ou encore de couches petites-bourgeoises partant ici ou là à l'assaut désespéré du pouvoir contre une dictature corrompue ou une république bananière. Toutes ces révoltes expriment bien entendu une réaction et un refus de la misère que la crise abat sur la grande majorité de l'humanité. Mais aucune ne renferme la moindre étincelle capable de faire exploser l'ordre capitaliste. Au contraire, ces révoltes restent enfermées dans le cadre nationaliste et n'ont aucune perspective constructive à opposer à l'ordre auquel elles s'affrontent.
Depuis plus d'un siècle et demi, le mouvement ouvrier a su montrer que la seule force capable de transformer véritablement la société est le prolétariat. Si celui-ci n'est pas la seule classe à se soulever contre la barbarie capitaliste, il détient seul la clé de son dépassement. Pour ce faire, il doit non seulement conquérir son unité internationale, mais aussi son autonomie comme classe vis-à-vis de toutes les autres classes de la société. Cela, la bourgeoisie le sait parfaitement. En mettant en avant toutes ces luttes nationalistes petites-bourgeoises, elle enferme le prolétariat dans un carcan dans lequel sa conscience et sa propre perspective ne peuvent se développer.
Ce type de mystifications répond à un danger qui n'est pas nouveau pour la bourgeoisie : le prolétariat est potentiellement capable de renverser son système depuis que celui-ci est entré dans sa phase de décadence, soit au début du 20e siècle. La classe dominante a compris ce danger depuis la Première Guerre mondiale, puis la vague révolutionnaire qui a commencé en octobre 1917 en Russie et a menacé l'ordre capitaliste pendant plusieurs années, depuis 1919 en Allemagne jusqu'en Chine en 1927. Elle n'a donc pas attendu la dernière décennie pour dresser son plan de bataille. Et de fait, la classe ouvrière a déjà subi plus d'un siècle d'attaques idéologiques fondées sur le mensonge au sujet de la vraie nature de la crise, de la perspective communiste et des potentialités de la lutte de classe. La déferlante altermondialiste n'est donc pas une première dans l'histoire de la pensée bourgeoise face au prolétariat. Cependant, une telle poussée exprime que quelque chose a changé dans l'affrontement idéologique de classe, qui a nécessité une adaptation des moyens de mystification de la classe dominante contre le prolétariat.
"On ne change pas une équipe qui gagne", ont coutume de répéter les spécialistes du sport. Sur le fond, les mystifications bourgeoises destinées à empêcher la classe ouvrière de développer sa conscience révolutionnaire sont toujours du même ordre puisqu'elles doivent faire face toujours aux mêmes besoins, comme on l'a vu plus haut. Traditionnellement, ce sont les partis de Gauche, social-démocrates et staliniens, qui ont été les véhicules de ces mystifications visant à masquer la faillite historique du mode de production capitaliste, à présenter de fausses alternatives à la classe ouvrière et à saper toute perspective aux luttes de celle-ci.
Ce sont ces partis qui ont été amplement sollicités à partir de la fin des années 60 lorsque la crise actuelle a commencé à se développer et surtout lorsque le prolétariat mondial a ressurgi sur la scène historique après quatre décennies de contre-révolution (l'immense grève de mai 1968 en France, l'automne chaud italien de 1969, etc.). Face à la montée impétueuse des luttes prolétariennes, les partis de Gauche ont commencé par mettre en avant une "alternative" de gouvernement censée répondre aux aspirations de la classe ouvrière. Un des thèmes de cette "alternative" c'était que l'État devait être beaucoup plus présent dans une économie dont les convulsions, commencées en 1967 avec la fin de la reconstruction du second après-guerre, allaient en s'accroissant. Aux dires de ces partis, les ouvriers se devaient de modérer leurs luttes, voire d'y renoncer, pour exprimer sur le terrain électoral leur volonté de changement et permettre à ces partis d'accéder au gouvernement afin d'y mener une politique favorable aux intérêts des travailleurs. Depuis cette époque, les partis de Gauche (particulièrement les partis social-démocrates, mais aussi les partis dits "communistes" comme en France) ont participé à de nombreux gouvernements afin d'y appliquer une politique non de défense des travailleurs mais de gestion de la crise et d'attaque des conditions de vie de ces derniers. De plus, l'effondrement à la fin des années 80 du bloc de l'Est et des régimes soi-disant "socialistes" a porté un coup très dur aux partis qui se revendiquaient de ces régimes, les partis "communistes" qui ont perdu la plus grande partie de l'influence qu'ils avaient auparavant dans la classe ouvrière.
Ainsi, alors que face à l'aggravation de la crise du capitalisme, la classe ouvrière est conduite à reprendre le chemin des luttes en même temps que s'ébauche en son sein une réflexion sur les enjeux de la situation actuelle de la société, les partis qui traditionnellement avaient représenté la défense du capitalisme dans les rangs ouvriers pâtissent d'un fort discrédit qui les empêche de tenir la place qu'ils avaient occupée par le passé. C'est pour cela qu'ils ne se trouvent pas, à l'heure actuelle, aux avant-postes des grandes manœuvres destinées à dévoyer le mécontentement et les interrogations de la classe ouvrière. C'est le mouvement altermondialiste qui occupe pour le moment le devant de la scène alors même qu'il reprend à son compte l'essentiel des thèmes qui avaient fait les beaux jours des partis de Gauche par le passé. C'est bien d'ailleurs pour cette dernière raison que ces mêmes partis (particulièrement les partis "communistes") grenouillent plus ou moins dans les eaux du mouvement altermondialiste, même si c'est de façon discrète et "critique" afin de permettre à ce mouvement d'apparaître comme vraiment "novateur"[1] et ne pas le discréditer d'avance. Cette convergence remarquable entre les mystifications de la "vieille Gauche" et celles de l'altermondialisme, on peut la mettre en évidence autour de quelques-uns des thèmes centraux de ce dernier courant.
Pour donner un aperçu des thèmes majeurs du courant altermondialiste nous allons nous appuyer sur les écrits d'ATTAC, qui fait figure de principal "théoricien" de ce courant.
Cette organisation, l'Association pour la taxation des transactions financières et l'aide aux citoyens, est née officiellement en juin 1998 après un bouillonnement de contacts intervenus à la suite d'un éditorial d'Ignacio Ramonet dans le mensuel français Le Monde Diplomatique de décembre 1997. Illustration du succès du mouvement altermondialiste, ATTAC comptait plus de 30000 membres à la fin 2000. Parmi ceux-ci, il y a plus de 1000 personnes morales (syndicats, associations, assemblées d'élus locaux), une centaine de députés français, une majorité de fonctionnaires, surtout enseignants, et nombre de personnalités célèbres, politiques et artistiques, organisés en 250 comités locaux.
Ce puissant organe idéologique s'est créé sur l'idée de la "taxe Tobin", qu'on doit au Prix Nobel d'économie, James Tobin, pour qui une taxation de 0,05% des transactions de change permettrait une régulation de ces transactions et éviterait les excès de la spéculation. Pour ATTAC, cette taxe permettrait surtout de récupérer des fonds qui seraient ensuite affectés au développement des pays pauvres[2].
Pourquoi une telle taxe ? Justement pour à la fois contrer et profiter (ce qui est pour le moins contradictoire : comment vouloir la disparition de ce dont on profite ?) de ces transactions de change et plus généralement financières, qui symbolisent cette mondialisation de l'économie qui, en gros, enrichit les riches et appauvrit les pauvres.
Le point de départ de l'analyse de la société actuelle faite par ATTAC est le suivant : "La mondialisation financière aggrave l'insécurité économique et les inégalités sociales. Elle contourne et rabaisse le choix des peuples, les institutions démocratiques et les États souverains en charge de l'intérêt général. Elle leur substitue des logiques strictement spéculatives exprimant les seuls intérêts des entreprises transnationales et des marchés financiers.[3]"
Quelle est d'après ATTAC l'origine de cette évolution économique ? Nous trouvons les réponses suivantes : "L'un des faits marquants de la fin du 20e siècle a été la montée en puissance de la finance dans l'économie mondiale : c'est le processus de globalisation financière, résultat du choix politique imposé par les gouvernements des pays membres du G7". L'explication du changement qui intervient à la fin du 20e siècle est donnée plus loin : "Dans le cadre du compromis "fordiste"[4], qui a fonctionné jusqu'aux années 1970, les dirigeants avaient conclu des accords avec les salariés, organisant un partage des gains de productivité au sein de l'entreprise, ce qui avait permis de préserver le partage de la valeur ajoutée. L'avènement du capitalisme actionnarial consacre la fin de ce régime. Le modèle traditionnel, qualifié de stakeholder, et qui considère l'entreprise comme une communauté d'intérêts entre ses trois partenaires a cédé la place à une nouveau modèle, appelé shareholder, donnant la primauté absolue aux intérêts des actionnaires détenteurs du capital-actions, c'est-à-dire du fonds propre des entreprises.[5]" Par ailleurs : "L'objectif prioritaire des entreprises cotées en Bourse est de "créer de la valeur actionnariale" (shareholder value), c'est-à-dire de faire monter le cours de leurs actions pour générer des plus-values, et augmenter ainsi la richesse de leurs actionnaires.[6]"
Toujours d'après les altermondialistes, le nouveau choix des gouvernements des pays du G7 ont provoqué une transformation des entreprises. Les firmes multinationales ou les grandes institutions financières, ayant cessé de tirer leur profit de la production de marchandises, "font pression sur les entreprises pour qu'elles distribuent le maximum de dividendes au détriment des investissements productifs à rendement différé". Nous n'allons pas ici multiplier les citations du mouvement altermondialiste. Celles qui se trouvent ci-dessus suffisent à mettre en évidence trois choses :
Ainsi, les "transnationales" d'aujourd'hui qui s'affranchiraient de l'autorité des États ressemblent beaucoup aux "multinationales" stigmatisées par les partis de Gauche dans les années 70 pour le même péché. En réalité, ces "multinationales" ou "transnationales" ont bien une "nationalité" qui est celle de ses actionnaires majoritaires. En fait, ces multinationales sont la plupart du temps de grandes entreprises des États les plus puissants, en premier lieu des États-Unis et elles sont des instruments, à côté des moyens militaires ou diplomatiques, de la politique impérialiste de ces États. Et lorsque tel ou tel État national (comme celui des "républiques bananières") est soumis aux dictats de telle ou telle grande "multinationale", ce n'est fondamentalement que l'expression de la domination impérialiste de cet État par la grande puissance où est basée cette multinationale.
Dans les années 70 déjà, la Gauche réclamait "plus d'État" afin de limiter le pouvoir de ces "monstres modernes" et garantir une répartition plus "équitable" des richesses produites. ATTAC et compagnie n'ont donc rien inventé dans ce domaine. De plus, et surtout, il est important ici de souligner le caractère profondément mensonger de cette idée : l'État n'a jamais été un instrument de défense des intérêts des exploités. Il est fondamentalement un instrument de préservation de l'ordre social existant et donc de défense des intérêts de la classe dominante et exploiteuse. Dans certaines circonstances, et afin de mieux pouvoir assumer son rôle, l'État peut s'opposer à tel ou tel secteur de cette dernière. C'est ce qui est advenu à l'aube du capitalisme lorsque le gouvernement anglais a établi des règles afin de limiter l'intensité de l'exploitation des ouvriers, notamment des enfants. Certains capitalistes s'en sont trouvé lésés mais une telle mesure visait à permettre que la force de travail, qui crée toute la richesse du capitalisme, ne soit pas détruite à grande échelle, et avant d'avoir atteint l'âge adulte. De même, lorsque l'État hitlérien persécutait, voire massacrait certains secteurs de la bourgeoise, (les bourgeois juifs ou les bourgeois "démocrates"), cela n'avait de toute évidence rien à voir avec une quelconque défense des intérêts des exploités.
L'État-Providence est fondamentalement un mythe destiné à faire accepter par les exploités la perpétuation de l'exploitation capitaliste et de la domination bourgeoise. Lorsque la situation économique du capitalisme s'aggrave, l'État, qu'il soit "de gauche" comme "de droite" est obligé de montrer son vrai visage : c'est l'organe qui décrète le blocage des salaires, qui exerce des coupes claires dans les "budgets sociaux", les dépenses de santé, les allocations de chômage et les pensions de retraite. Et c'est encore l'État, avec ses forces de répression, qui vient à coups de matraques, de grenades lacrymogènes, voire d'arrestations et de balles meurtrières, ramener à la raison les ouvriers qui refusent d'accepter les sacrifices qui leur sont demandés.
En fait, derrière les illusions que les altermondialistes, dans la tradition de la Gauche classique, essayent de semer à propos des "multinationales" et de l'État comme défenseur des intérêts des "opprimés", il réside l'idée qu'il pourrait exister un "bon capitalisme" qu'il s'agirait d'opposer au "mauvais capitalisme".
Une telle idée trouve une expression caricaturale et ridicule lorsque ATTAC fait la "découverte" que désormais la principale motivation des capitalistes serait de faire du profit et cela à grand renfort de bavardages sur la différence entre les "stake holders" et les "shareholders". Franchement, il y a déjà belle lurette que les capitalistes investissent pour faire du profit. C'est même ce qu'ils ont toujours fait depuis que le capitalisme existe.
Quant aux "logiques strictement spéculatives" qui seraient le fait de la "mondialisation financière", elle n'a pas attendu non plus telle ou telle réunion du G7 de ces dernières années ou l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et de son ami Ronald Reagan. La spéculation est pratiquement aussi vieille que l'économie capitaliste. Déjà au milieu du 19e siècle, Marx avait mis en évidence que lorsqu'une nouvelle crise de surproduction approche, les capitalistes ont tendance à préférer l'achat de valeurs spéculatives plutôt que de placer leur argent dans l'investissement productif. En effet, de façon très pragmatique, les bourgeois ont compris que si les marchés sont saturés, les marchandises produites grâce aux machines qu'ils ont achetées risquaient fort de ne pouvoir être vendues, interdisant ainsi tant la réalisation de la plus-value qu'elles contiennent (grâce à l'exploitation des ouvriers qui ont mis en œuvre ces machines) que même le remboursement du capital avancé. C'est pour cela d'ailleurs, notait Marx, que les crises commerciales semblaient résulter de la spéculation alors que cette dernière n'en était que le signe avant-coureur. De même, les mouvements spéculatifs auxquels on assiste aujourd'hui sont une expression de la crise générale du capitalisme, et nullement le résultat du manque de civisme de tel ou tel groupe de capitalistes.
Mais au-delà du caractère risible et stupide de "l'analyse scientifique" des "experts" de l'altermondialisation, il y a une idée que les défenseurs du capitalisme ont utilisée depuis longtemps pour empêcher la classe ouvrière de se tourner vers sa perspective révolutionnaire. Déjà, Proudhon, le socialiste petit bourgeois du milieu du 19e siècle, avait essayé de distinguer dans le capitalisme les "bons côtés" de ses "mauvais côtés". Il s'agissait pour les ouvriers de s'appuyer sur les "bons côtés" afin de mettre en œuvre une sorte de "commerce équitable" et d'autogestion de l'industrie (les coopératives).
Plus tard, tout le courant réformiste dans le mouvement ouvrier avait tenté, à l'image de son principal "théoricien", Bernstein, de mettre en avant la capacité du capitalisme (à condition qu'il y soit contraint par une pression de la classe ouvrière dans le cadre des institutions bourgeoises, tels les parlements) à satisfaire de façon croissante les intérêts des exploités. Les luttes de la classe ouvrière avaient donc comme objectif de permettre le triomphe des "bons" capitalistes contre les "mauvais" qui, par égoïsme ou par myopie, s'opposaient à cette évolution "positive" de l'économie capitaliste.
Aujourd'hui, ATTAC et ses amis nous proposent en fait de revenir au "compromis fordiste" qui prévalait avant l'arrivée des brutes du "tout finances" et qui "préservait le partage de la valeur ajoutée" entre les travailleurs et les capitalistes. Ce faisant, le courant altermondialiste apporte une contribution de choix aux mystifications bourgeoises :
En bref, les ouvriers sont appelés non pas à combattre le mode de production capitaliste, responsable de l'aggravation de leur exploitation, de leur misère et de l'ensemble de la barbarie qui se déchaîne actuellement dans le monde, mais à se mobiliser en défense d'une variante chimérique de ce système. C'est-à-dire à renoncer à la défense de leurs intérêts et à capituler devant ceux de leur ennemi mortel, la bourgeoisie.
On comprend alors pourquoi cette dernière, même si certains de ses secteurs critiquent les idées altermondialistes, affiche la plus grande indulgence envers ce mouvement et fait sa promotion.
La dénonciation ferme du mouvement altermondialiste comme d'essence fondamentalement bourgeoise, l'intervention la plus large possible afin de contrer ses idées dangereuses, sont dès lors des priorités pour tous les éléments du prolétariat qui ont conscience que le seul autre monde possible aujourd'hui est le communisme, et que celui-ci ne pourra se construire que résolument contre la bourgeoisie et l'ensemble de ses idéologies mystificatrices, dont l'altermondialisme n'est que le dernier avatar. En tant que tel, il est à combattre avec la même détermination que la Social-démocratie et le stalinisme.
Günter
[1] Il faut signaler que parmi les thèmes favoris de l'altermondialisme, il en est un qui n'appartient pas à la tradition des partis de Gauche classiques : celui de l'écologie. Il en est ainsi principalement parce que le thème de l'écologie est relativement récent alors que les partis de Gauche traditionnels basent leur idéologie sur des références plus anciennes (même si elles sont toujours d'actualité pour mystifier les ouvriers). Cela dit, cette Gauche traditionnelle a passé dans la plupart des pays une alliance stratégique avec le courant qui a fait de l'écologie son fonds de commerce principal, les Verts. C'est notamment le cas dans le principal pays européen, l'Allemagne.
[2] Il faut préciser que James Tobin lui-même s'est désolidarisé de l'utilisation qui était faite de sa recette par les altermondialistes. Contre ceux qui s'imaginent combattre le capitalisme avec les cartouches qu'il a fournies, le Prix Nobel de l'économie capitaliste n'a jamais fait mystère que, pour sa part, il était POUR le capitalisme.
[3] "Plate-forme d'ATTAC", adoptée par l'Assemblée constitutive du 3 juin 1998, in Tout sur ATTAC 2002, p. 22
[4] Ce terme fait référence aux thèses de Henry Ford I, fondateur d'une des plus grandes multinationales actuelles qui, après la Première Guerre mondiale défendait l'idée que les capitalistes avaient intérêt à verser des salaires élevés aux ouvriers afin d'élargir le marché pour les marchandises produites. A ce titre, les ouvriers de chez Ford étaient encouragés à se porter acquéreurs des voitures qu'ils avaient participé à fabriquer. Ces thèses qui pouvaient avoir un semblant de réalité pendant la période de la "prospérité", et qui avaient notamment pour avantage de faciliter la "paix sociale" dans les usines du "bon roi Henry", ont disparu comme neige au soleil lorsque la "Grande dépression" des années 30 s'est abattue sur les États-Unis et le reste du monde. NDLR.
[5] "Licenciements de convenance boursière : les règles du jeu du capitalisme actionnarial", Paris, le 2 Mai 2001, in Tout sur ATTAC 2002, pp. 132-134
[6] Tout sur ATTAC 2002, p. 137.
La fin de l'année 2003 a été marquée par un sérieux pas en avant du capitalisme mondial vers l'abîme : un pas représenté par la seconde guerre du Golfe et la création d'un bourbier militaire dans une zone stratégique du monde. Une guerre d'une importance cruciale pour les nouveaux équilibres impérialistes, avec l'intervention et l'occupation anglo-américaine de l'Irak et l'opposition à celle-ci des différentes puissances impérialistes qui prennent désormais de plus en plus des positions antagoniques à celles des Etats-Unis. Face à cette nouvelle boucherie, les principaux groupes révolutionnaires qui font partie de la Gauche communiste internationale ont, encore une fois, été capables de répondre à la propagande de la bourgeoisie par des prises de position résolument internationalistes. Face aux campagnes idéologiques de la bourgeoisie visant à déboussoler le prolétariat, ces groupes ont défendu l'ABC du marxisme. Cela ne signifie certainement pas que ces organisations défendent toutes les mêmes positions. Nous devons même dire que, de notre point de vue, l'intervention de la plupart d'entre elles a montré des faiblesses importantes, concernant en particulier la compréhension de la phase de conflits impérialistes ouverte avec l'effondrement du bloc de l'Est et la dissolution du bloc adverse, concernant également les enjeux de ces conflits. Ces différences doivent être comprises comme l'expression de l'hétérogénéité du difficile processus de maturation au sein de la classe ouvrière qui s'exprime y compris au niveau de ses avant-gardes révolutionnaires. En ce sens, tant que les principes de classe ne sont pas abandonnés, ces différences ne peuvent constituer un élément d'opposition frontale entre composantes du même camp révolutionnaire, mais justifient pleinement la nécessité d'un débat permanent entre celles-ci. Un tel débat public constitue non seulement la condition de la clarification au sein du camp révolutionnaire mais également un facteur de clarté concernant sa délimitation vis-à-vis des groupes radicaux (trotskisme, anarchisme officiel) de l'extrême gauche de l'appareil politique de la bourgeoisie. Il doit permettre aux énergies nouvelles qui surgissent de s'orienter vis-à-vis des différentes composantes du camp prolétarien.
C'est dans cet esprit que notre organisation a fait un appel aux autres organisations révolutionnaires à l'occasion du déclenchement de la deuxième guerre du Golfe, dans le but de promouvoir une initiative commune (documents, réunions publiques�) qui permettrait de "faire entendre le plus possible les positions internationalistes" (1) : "Les groupes actuels de la Gauche communiste partagent tous ces positions fondamentales au-delà des divergences pouvant exister entre eux. Le CCI est bien conscient de ces divergences et il n'a jamais tenté de les cacher. Au contraire, il s'est toujours efforcé dans sa presse de signaler les désaccords qu'il avait avec les autres groupes et de combattre les analyses qu'il estime erronées. Cela dit, conformément à l'attitude des bolcheviks en 1915 à Zimmerwald et de la Fraction italienne dans les années 30, le CCI estime qu'il est de la responsabilité des véritables communistes de présenter de la façon la plus ample possible à l'ensemble de la classe, face à la guerre impérialiste et aux campagnes bourgeoises, les positions fondamentales de l'internationalisme. Cela suppose, de notre point de vue, que les groupes de la Gauche communiste ne se contentent pas de leur propre intervention chacun dans son coin mais qu'ils s'associent pour exprimer de façon commune ce qui constitue leur position commune. Pour le CCI, une intervention commune des différents groupes de la Gauche communiste aurait un impact politique au sein de la classe qui irait bien au-delà de la somme de leurs forces respectives qui, nous le savons tous, sont bien réduites à l'heure actuelle. C'est pour cette raison que le CCI propose aux groupes qui suivent de se rencontrer pour discuter ensemble de tous les moyens possibles permettant à la Gauche communiste de parler d'une seule voix pour la défense de l'internationalisme prolétarien, sans préjuger ou remettre en cause l'intervention spécifique de chacun des groupes" (ibid). Cet appel a été envoyé : - au Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR) - au Partito Comunista Internazionale (Il Comunista, Le Prolétaire) - au Partito Comunista Internazionale (Il Partito, dit "de Florence") - au Partito Comunista Internazionale (Il Programma Comunista). Malheureusement, il a soit été rejeté à travers des réponses écrites - celles du PCI-Le Prolétaire et du BIPR - soit été ignoré. Dans le n° 113 de notre Revue Internationale, nous avons déjà rendu compte des réponses ainsi que de nos prises de positions sur celles-ci et sur le silence des autres groupes. Avec cet article, nous nous fixons deux objectifs. D'une part, mettre en évidence, à travers l'analyse des prises de position des principaux groupes prolétariens face à la guerre, qu'il existe réellement un milieu politique prolétarien, quelle que soit la conscience qu'en ont les groupes qui en font partie, qui se distingue, grâce à sa fidélité à l'internationalisme prolétarien, des différentes formations gauchistes au verbiage révolutionnaire et de toutes les organisations ouvertement bourgeoises ou interclassistes. D'autre part, nous nous centrerons sur certaines divergences que nous avons avec ces groupes, pour montrer qu'elles correspondent à des visions erronées de la part de ceux-ci tout en mettant en évidence qu'elles ne font pas pour autant obstacle à une certaine unité d'action face à la bourgeoisie mondiale. Plus encore, nous mettrons en évidence en quoi de telles divergences, aussi sincères soient-elles, sont justement utilisées par ces groupes comme des prétextes pour rejeter une telle communauté d'action.
Il existe réellement un milieu politique prolétarien quoi qu'en pensent ses différentes composantes
Dans la lettre d'appel aux groupes révolutionnaires, nous avions mis en avant les critères qui, à notre avis, représentaient une base minimale qui, au-delà des divergences pouvant exister sur d'autres questions, était suffisante pour démarquer le camp révolutionnaire de celui de la contre-révolution : "a) La guerre impérialiste n'est pas le résultat d'une politique "mauvaise" ou "criminelle" de tel ou tel gouvernement en particulier ou de tel ou tel secteur de la classe dominante ; c'est le capitalisme comme un tout qui est responsable de la guerre impérialiste. b) En ce sens, face à la guerre impérialiste, la position du prolétariat et des communistes ne saurait être en aucune façon de s'aligner, même de façon "critique", sur l'un ou l'autre des camps en présence ; concrètement, dénoncer l'offensive américaine contre l'Irak ne signifie nullement apporter le moindre soutien à ce pays et à sa bourgeoisie. c) La seule position conforme aux intérêts du prolétariat est le combat contre le capitalisme comme un tout et donc contre tous les secteurs de la bourgeoisie mondiale avec comme perspective non pas celle d'un "capitalisme pacifique" mais le renversement de ce système et l'instauration de la dictature du prolétariat. d) Le pacifisme est au mieux une illusion petite-bourgeoise tendant à détourner le prolétariat de son strict terrain de classe ; le plus souvent, il n'est qu'un instrument utilisé avec cynisme par la bourgeoisie pour entraîner les prolétaires dans la guerre impérialiste en défense des secteurs "pacifistes" et "démocratiques" de la classe dominante. En ce sens, la défense de la position internationaliste prolétarienne est inséparable d'une dénonciation sans concession du pacifisme" (ibid).
Tous les groupes à qui cet appel a été adressé ont, comme nous allons en rendre compte, satisfait, à travers leurs prises de position, à ces critères minimaux. Le PCI Programma Comunista, donne un cadre très correct à la phase actuelle en affirmant que "l'agonie d'un mode de production fondé sur la division en classes est beaucoup plus féroce qu'on ne pourrait l'imaginer. L'histoire nous l'enseigne : alors que le soubassement social est traversé par des tensions incessantes et des contradictions, les énergies des classes dominantes sont mobilisées pour la survie à tout prix - et ainsi les antagonismes s'aiguisent, la tendance à la destruction augmente, les affrontements se multiplient sur le plan commercial, politique et militaire. La société entière est parcourue, dans toutes ses couches, dans toutes ses classes, par une fièvre qui la dévore de toute part, et atteint chacun de ses organes." (2) Il Partito de Florence et Le Prolétaire contribuent aussi à donner le cadre en précisant que la guerre n'est pas provoquée par untel ou untel désigné comme le méchant, mais résulte d'un affrontement impérialiste à l'échelle mondiale : - "Le front de l'Euro, dans la mesure où il résiste, ne représente pas une force de paix, en opposition à un front belliqueux du dollar, mais un des camps dans l'affrontement général interimpérialiste vers lequel se précipite le régime du Capital." (3) - "La guerre contre l'Irak, malgré la disparité des forces, ne peut être considérée comme une guerre de type colonial, mais est à tous égards une guerre impérialiste sur les deux fronts, même si l'Etat combattu est mineur et moins développé, il est néanmoins bourgeois et expression d'une société capitaliste." (4) - "Le soi-disant 'camp de la paix', c'est-à-dire les Etats impérialistes qui jugeaient dommageable envers leurs intérêts l'attaque américaine de l'Irak, redoute que confortés par leur rapide victoire, les Etats-Unis ne cherchent à leur faire payer cher leur opposition, ne serait-ce qu'en commençant par les évincer de la région. Les sordides rivalités impérialistes qui sont la cause des oppositions entre les Etats s'étalent au grand jour. Les Américains déclarent que la France et la Russie devraient généreusement renoncer à leurs gigantesques créances sur l'Irak, tandis que de l'autre côté, on s'indigne que les contrats pour la 'reconstruction' du pays soient attribués d'office à de grandes entreprises américaines et que la commercialisation du pétrole tombe entre les mêmes mains� Quant à cette fameuse 'reconstruction' et à la prospérité promise au peuple irakien, il suffit de voir ce qu'il en est de la reconstruction de l'Afghanistan ou de la situation en ex-Yougoslavie - deux régions où les troupes occidentales sont toujours présentes - pour comprendre que pour les bourgeois des deux côtés de l'Atlantique, il ne s'agit que de reconstruire les installations nécessaires à la rentabilité de la production et d'assurer la prospérité des entreprises capitalistes." (5) Ces positions ne laissent donc aucune place à une défense, même critique, de l'un ou l'autre camp. Elles constituent au contraire, chez ces groupes, le socle de granit pour une dénonciation de tous ces pays et forces politiques qui camouflent de façon hypocrite leurs propres desseins impérialistes derrière la défense de la paix. Ainsi, pour Il Partito, "La prétendue condamnation commune, facile et à l'unisson, de la guerre [de la part des pays occidentaux, ndr] est basée sur une équivoque incontestable puisque cette aspiration a une origine et une signification différente, sinon opposée, pour les classes antagoniques. Le 'Parti européen', représentant le grand capital et la grande finance établis de ce côté de l'Atlantique, aujourd'hui toujours plus concurrents et rivaux des américains, est contre cette guerre. Ce n'est pas que les magnats de la finance descendent personnellement dans la rue pour déployer les banderoles mais ils tiennent solidement en main les commandes des puissants appareils des medias, des partis et des syndicats fidèles au régime pour orienter la fragile Opinion Publique à droite ou à gauche. Pour le Capital en fait, même si les guerres sont souvent 'injustes', elles sont quelque fois 'nécessaires'. C'est extrêmement facile de les distinguer : celles qui sont 'nécessaires' sont celles que l'on gagne, celles qui sont 'injustes' sont celles que les autres gagnent. Par exemple : pour les capitalistes européens qui se préparaient à se partager de façon horrible la Yougoslavie, les bombardements sur Belgrade (presque pires que ceux d'aujourd'hui sur l'Irak) étaient 'nécessaires' ; ceux sur Bagdad, au contraire, où ils sont en train de voir s'envoler les riches contrats pétrolifères que la nouvelle 'administration démocratique' imposée par les 'libérateurs' se dépêchera d'annuler, sont 'injustes'." (6) Pour Programma Comunista : "Pas un homme, pas un sou pour les guerres impérialistes : lutte ouverte contre sa propre bourgeoisie nationale, italienne ou états-unienne, allemande ou française, serbe ou irakienne." (7) Pour Il Partito Comunista : "Les gouvernements de France et d'Allemagne, soutenus par la Russie et la Chine, se montrent opposés à cette guerre aujourd'hui mais seulement pour défendre leurs intérêts impérialistes, menacés par l'offensive des Etats-Unis, en Irak et dans la région." (8) Pour le BIPR : "Le véritable ennemi des USA (�), c'est l'Euro, qui est en train de menacer dangereusement l'hégémonie absolue du dollar." (9) En cohérence avec tout ce qui précède la seule attitude conséquente est celle d'une lutte à mort contre le capital, quels que soient les habits sous lesquels il se présente et d'une dénonciation sans réserve du pacifisme. C'est ce qu'ont fait ces groupes et le BIPR en particulier : - "L'Europe - l'axe franco-allemand en particulier - cherche à contrarier les plans militaires américains en jouant pour l'heure la carte du pacifisme et a ainsi tendu un piège idéologique dans lequel beaucoup sont déjà tombés. Nous savons bien, les faits le démontrent, que chaque fois que s'en est fait sentir la nécessité, n'importe quel Etat européen n'a pas hésité à faire valoir ses intérêts économiques par la force des armes. Ce qui se profile aujourd'hui, c'est un nouveau nationalisme� supranational, européen, déjà sous-entendu dans beaucoup de déclarations des 'désobéissants'. La référence même à une Europe des droits de l'homme et des valeurs sociales, opposée à l'individualisme exacerbé des américains, est le présupposé d'un alignement futur sur les objectifs de la bourgeoisie européenne dans son affrontement final avec la bourgeoisie américaine." (10) - "Dans une grande partie des 'gauches' parlementaires et de leurs appendices mouvementistes (de larges secteurs du mouvement antimondialisation), on se réfère à une Europe des droits de l'homme et à des valeurs sociales, opposées à l'individualisme exacerbé des américains. On cherche ainsi à faire oublier que cette Europe est la même qui - à propos des 'valeurs sociales' - a réduit et demande de façon insistante de nouvelles coupes dans les retraites (les soi disant 'réformes' de la prévoyance) ; c'est la même qui a déjà licencié des millions de travailleurs et qui maintenant exerce sa pression pour réduire encore plus la force de travail à une marchandise de type 'jetable' avec la précarisation progressive et dévastatrice" (11) Tout ce qui précède atteste donc de l'existence d'un même camp, resté fidèle aux principes du prolétariat, celui de la Gauche communiste, et cela quelle que soit la conscience qu'en ont les différents groupes qui le composent. Il n'empêche, comme nous l'avons déjà dit, que des divergences parfois importantes existent entre le CCI et ces groupes, comme nous allons le voir. Le problème n'est pas en soi l'existence de ces divergences mais bien le fait qu'elles soient invoquées par ces groupes comme une justification à leur refus d'une réponse commune face à une situation particulièrement grave et également que, dans le même temps, ils ne fassent rien pour que les questions soient éclaircies à travers un débat public sérieux.
Des références à Lénine invoquées mal à propos pour justifier l'inaction commune
Dans le n° 113 de la Revue Internationale, nous avons donné une réponse à la critique de frontisme du Prolétaire et à celle d'idéalisme du BIPR qui expliquent ainsi le caractère prétendument erroné de beaucoup des analyses du CCI. Nous n'avons reçu aucune réponse à nos arguments à l'exception d'un article publié dans le n° 466 du Prolétaire. Pour cette organisation, le fait de vouloir passer outre le désaccord, qui nous sépare sur la question du défaitisme révolutionnaire, justifie pleinement la critique de frontisme qu'il nous adresse à propos de notre appel à une action commune. Nous devons donc, à la lumière de cet article du Prolétaire, revenir sur la question du défaitisme révolutionnaire. L'article du Prolétaire contient un élément nouveau sur lequel nous allons nous centrer : "Il n'est pas vrai que les organisations qui sont rangées dans cette catégorie sont au fond d'accord sur l'essentiel, qu'elles partagent une position commune, même sur la seule question de la guerre et de l'internationalisme. Elles s'opposent au contraire sur des questions politiques et programmatiques qui seront demain vitales pour la lutte prolétarienne et pour la révolution comme elles s'opposent dès aujourd'hui sur les orientations et les directives d'action à donner aux rares éléments en recherche de positions classistes. Dans la question de la guerre en particulier, nous avons mis l'accent sur la notion de défaitisme révolutionnaire parce que depuis Lénine, c'est elle qui caractérise la position communiste dans les guerres impérialistes. Or le CCI est précisément opposé au défaitisme révolutionnaire. Comment serait-il alors possible d'exprimer de façon commune une position commune qui au fond, lorsqu'on gratte un peu, lorsqu'on va au-delà des belles et grandes phrases sur le renversement du capitalisme et la dictature du prolétariat, n'existe pas ? Une action commune ne serait possible qu'en consentant à gommer ou à atténuer des divergences irréconciliables, c'est-à-dire, les cacher aux yeux des prolétaires à qui on veut s'adresser largement, qu'en consentant à présenter une image fausse d'une "Gauche communiste" unie sur l'essentiel aux militants d'autres pays qu'on veut atteindre, c'est-à-dire à les tromper. Camoufler ses positions - car c'est à cela que reviennent, qu'on le veuille ou non, ces propositions unitaires dans l'espoir d'obtenir quelques succès immédiats ou contingents, n'est-ce pas la définition classique de l'opportunisme ?" (12) (Souligné dans l'original) Le PCI persiste à vouloir ignorer notre argument selon lequel "Parler de 'frontisme' et de 'petit dénominateur commun', non seulement ne permet pas de faire ressortir les divergences entre internationalistes mais est facteur de confusion dans la mesure où la vraie divergence, la frontière de classe qui sépare les internationalistes de toute la bourgeoisie, de la droite à l'extrême gauche, se trouve mise sur le même plan que les divergences entre les internationalistes." (cf. Revue Internationale n° 113). De même que, par ignorance (c'est-à-dire par désinvolture s'agissant de la critique de positions politiques, ce qui n'est pas le moindre des défauts pour une organisation révolutionnaire) ou bien pour les besoins de la polémique facile, il ne rapporte pas la position du CCI sur la question du défaitisme révolutionnaire. Il se limite à dire que "le CCI est précisément opposé au défaitisme révolutionnaire", laissant ainsi le champ libre à toute interprétation de notre position, y inclus, pourquoi pas, que le CCI serait "pour la défense de la patrie" en cas d'attaques de la part d'autres puissances. Il nous revient donc ici de rappeler notre position sur cette question telle que nous l'avions développée, déjà à l'époque de la première guerre du Golfe. Dans l'article "Le Milieu politique prolétarien face à la guerre du Golfe", de 1991 (13), nous affirmions ceci : "Ce mot d'ordre a été mis en avant par Lénine au cours de la Première Guerre mondiale. Il répondait à la volonté de dénoncer les tergiversations des éléments 'centristes' qui, bien que d'accord 'en principe' pour rejeter toute participation à la guerre impérialiste, préconisaient cependant d'attendre que les ouvriers des pays 'ennemis' soient prêts à engager le combat contre celle-ci avant d'appeler ceux de 'leur' propre pays à en faire autant. A l'appui de cette position, ils avançaient l'argument que, si les prolétaires d'un pays devançaient ceux des pays ennemis, ils favoriseraient la victoire de ces derniers dans la guerre impérialiste. Face à cet 'internationalisme' conditionnel, Lénine répondait très justement que la classe ouvrière d'un pays n'avait aucun intérêt en commun avec 'sa' bourgeoisie, précisant, en particulier, que la défaite de celle-ci ne pouvait que favoriser son combat, comme on l'avait déjà vu lors de la Commune de Paris (résultant de la défaite face à la Prusse) et avec la révolution de 1905 en Russie (battue dans la guerre contre le Japon). De cette constatation, il concluait que chaque prolétariat devait 'souhaiter' la défaite de 'sa' propre bourgeoisie. Cette dernière position était déjà erronée à l'époque, puisqu'elle conduisait les révolutionnaires de chaque pays à revendiquer pour 'leur' prolétariat les conditions les plus favorables à la révolution prolétarienne, alors que c'est au niveau mondial et, dans un premier temps, dans les grands pays avancés (qui étaient tous impliqués dans la guerre) que la révolution devait avoir lieu. Cependant, chez Lénine, la faiblesse de cette position n'a jamais conduit à une remise en cause de l'internationalisme le plus intransigeant (c'est même cette intransigeance qui l'avait conduit à un tel 'dérapage'). En particulier, il ne serait jamais venu à Lénine l'idée d'apporter un soutien à la bourgeoisie du pays 'ennemi', même si, en toute logique, une telle attitude pouvait découler de ses 'souhaits'. En revanche, cette position incohérente a été par la suite utilisée à de multiples reprises par des partis bourgeois à coloration 'communiste' pour justifier leur participation à la guerre impérialiste. C'est ainsi, par exemple, que les staliniens français ont brusquement 'redécouvert', après la signature du pacte germano-russe de 1939, les vertus de 'l'internationalisme prolétarien' et du 'défaitisme révolutionnaire', vertus qu'ils avaient oubliées depuis longtemps et qu'ils ont répudiées avec la même rapidité dès que l'Allemagne est entrée en guerre contre l'URSS en 1941. C'est le même 'défaitisme révolutionnaire' que les staliniens italiens ont pu utiliser pour justifier, après 1941, leur politique à la tête de la 'résistance' contre Mussolini. Aujourd'hui, c'est au nom du même 'défaitisme révolutionnaire' que les trotskistes des pays (et ils sont nombreux) impliqués dans le combat contre Saddam Hussein justifient le soutien de ce dernier." Ainsi, ce n'est pas la démarche du CCI qui est en cause mais bien celle de ses critiques qui n'ont pas assimilé en profondeur des mots d'ordre du mouvement ouvrier lors de la première vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Une fois effectuée cette clarification sur la question du défaitisme révolutionnaire, doit-on persister à penser que les divergences que nous avons mises en évidence ne constituent pas un obstacle à une réponse commune des différents groupes face à la guerre ? Malgré les erreurs des groupes auxquels s'adressait notre appel, nous pensons que celles-ci ne remettent pas en cause leur positionnement internationaliste. En effet, ces groupes qui défendent le défaitisme révolutionnaire ne sont pas ces traîtres staliniens et trotskistes qui mettent à profit l'ambiguïté du mot d'ordre de Lénine pour légitimer la guerre. Ce sont des formations politiques prolétariennes qui, pour différentes raisons, n'ont pas été à même de "mettre les pendules à l'heure" sur un certain nombre de questions du mouvement ouvrier.
Sectarisme vis-à-vis de la Gauche communiste et opportunisme vis-à-vis du gauchisme
Le BIPR pense, rappelons le, que les divergences avec le CCI sont trop importantes pour permettre une réponse commune sur la question de la guerre. Pourtant, le passage suivant d'un tract de Battaglia Comunista, une des deux composantes du BIPR, exprime au contraire, une convergence de fond sur l'analyse de la dynamique du rapport de force entre prolétariat et bourgeoisie, question où justement, d'après le BIPR, les points de vue sont tellement éloignés : "Par certains aspects, il n'y a plus besoin pour la guerre d'embrigadement de la classe ouvrière sur les fronts : il suffit qu'elle reste à la maison, dans les usines et dans les bureaux, à travailler pour la guerre. Le problème se pose quand cette classe commence à refuser de travailler pour la guerre et devient aussitôt un obstacle sérieux au développement de la guerre même. C'est cela - et pas les manifestations, si grandes soient-elles, des citoyens pacifistes, et encore moins les veillées avec les prédications du Pape - qui est un frein à la guerre : cela peut arrêter la guerre." (souligné dans l'original) (14) Ce passage exprime l'idée tout à fait correcte selon laquelle la guerre et la lutte de classe ne sont pas deux variables indépendantes mais sont antithétiques, dans le sens où plus le prolétariat est embrigadé, plus la bourgeoisie a les mains libres pour faire ses guerres ; de la même manière, plus "la classe commence à refuser de travailler pour la guerre", plus "elle devient aussitôt un sérieux obstacle au développement de la guerre même". Cette idée, telle qu'elle est formulée ici avec les mots de Battaglia Comunista (15), est très semblable à celle qui sous-tend notre notion de cours historique, résultante historique des deux dynamiques mises en évidence ci dessus : la tendance permanente du capitalisme à aller vers la guerre et la tendance historique d'une classe ouvrière non vaincue à aller vers un affrontement décisif avec la classe ennemie. Cependant, Battaglia a toujours contesté la validité de cette position en nous accusant d'idéalisme. A ce propos, comme sur d'autres points sur lesquels Battaglia nous accuse de ne pas être en prise avec la situation actuelle et de nous réfugier dans notre "idéalisme", nous avons répondu de façon détaillée dans de nombreux articles et directement dans de nombreuses polémiques (16). Nous pourrions nous attendre de la part d'une organisation faisant preuve d'une attitude aussi pointilleuse dans l'examen de ses divergences avec le CCI à une attitude semblable vis-à-vis de tous les autres groupes. Il n'en est rien. Nous faisons référence ici à l'attitude du BIPR via son groupe sympathisant et représentant politique dans la région nord-américaine, le Internationalist Workers' Group (IWG) qui publie Internationalist Notes. En effet, ce groupe est intervenu avec des anarchistes et a tenu une réunion publique commune avec Red and Black Notes, des conseillistes et la Ontario Coalition Against Poverty (OCP) qui paraît être un groupe typiquement gauchiste et activiste. Récemment le IWG a publié une prise de position en solidarité avec des "camarades" de l'OCP emprisonnés, arrêtés pour vandalisme dans les dernières manifestations contre la guerre à Toronto. Il a aussi tenu une réunion publique commune avec des "camarades anarcho-communistes" à Québec. Si nous-mêmes sommes convaincus de la nécessité d'être présents dans les débats des groupes politiques du marais, dont les positions oscillent entre celles des révolutionnaires et celles de la bourgeoisie, afin de favoriser en leur sein l'influence de la Gauche communiste, nous avons été déconcertés, et c'est peu dire, par "la méthode" employée. En effet, celle-ci dénote une largesse en tout point opposée à la politique de rigueur affichée par le BIPR européen. Compte tenu de ces différences de méthode, et donc de principe, nous avons cru devoir adresser aussi à l'IWG l'appel à une initiative commune à travers une lettre qui disait, entre autres, ceci : "Si nous comprenons bien, le refus du BIPR est essentiellement basé sur le fait qu'il y a de trop grandes différences, du point de vue du Bureau, entre nos positions. Pour citer la lettre que nous avons reçue du Bureau : "une action unie contre la guerre ou sur tout autre problème ne peut être envisagée qu'entre des partenaires bien définis et politiquement identifiés de façon non équivoque, qui partagent des positions que tous considèrent comme essentielles." Cependant, nous avons appris sur le site Web du BIPR, et par ailleurs aussi (dernier numéro de Internationalist Notes et tracts de Red & Black), qu'Internationalist Notes au Canada a tenu une réunion commune contre la guerre avec des anarcho-communistes au Québec, et des activistes libertaires/communistes de conseil et anti-pauvreté à Toronto. Visiblement, alors qu'il y a des différences substantielles entre le CCI et le BIPR sur un certain nombre de questions, celles ci deviennent insignifiantes comparées aux différences qui existent entre la Gauche communiste et les anarchistes (même quand ils accolent le mot "communiste" à anarchisme), et les activistes contre la pauvreté, dans leur page Web, ne semblent même pas prendre une position anticapitaliste. Sur cette base, nous ne pouvons que conclure que le BIPR a deux stratégies différentes vis-à-vis de son intervention sur la guerre : une sur le continent nord-américain et une autre en Europe. Visiblement, les raisons du Bureau pour refuser une action commune avec le CCI en Europe ne sont pas applicables au Canada et en Amérique. Nous adressons donc cette lettre spécifiquement à Internationalist Notes en tant que représentant du BIPR en Amérique du Nord pour réitérer la proposition que nous avons déjà faite au BIPR dans son ensemble." (17)
Nous n'avons jamais reçu de réponse à cette lettre, ce qui, déjà en soi, exprime une démarche étrangère à la politique communiste révolutionnaire, une démarche selon laquelle on ne se positionne politiquement qu'en fonction de ses propres humeurs et face à ce qui dérange le moins (18). S'il n'y a jamais eu de réponse à cette lettre, ce n'est certainement pas par hasard mais bien parce qu'il ne pouvait y avoir de réponse cohérente possible sans autocritique. De plus, la politique menée par l'IWG dans le Nord de l'Amérique n'est certainement pas une spécificité des camarades américains mais porte la marque typique du BIPR, qui sait bien concilier sectarisme et opportunisme : sectarisme dans les relations avec la Gauche communiste, et opportunisme avec tous les autres (19).
Plus généralement, le rejet de notre appel ne se fonde pas sur l'existence de divergences bien réelles entre nos organisations, mais plutôt sur une volonté sectaire aussi bien qu'opportuniste de rester séparés les uns des autres pour pouvoir continuer tranquillement chacun dans son coin sa propre activité politique sans courir le risque d'être critiqué ou d'avoir affaire à ces infatigables "casse-pieds" du CCI. Une telle attitude de la part de ces groupes n'est ni fortuite, ni inédite. En effet, elle n'est pas sans rappeler celle de la 3e Internationale dégénérescente qui s'est fermée à la Gauche communiste - c'est-à-dire vis-à-vis du courant le plus clair et déterminé dans la définition des positions révolutionnaires - tout en "s'ouvrant" largement sur sa droite avec sa politique de fusion avec les courants centristes (les "Terzini" en Italie, l'USPD en Allemagne) et de "front unique" vis-à-vis de la Social-démocratie traître et bourreau de la révolution. Internationalisme, organe de la Gauche communiste de France (ancêtre du CCI), fait référence à cette démarche opportuniste de l'IC lorsqu'il critique dans les années 1940, la fondation en 1943, sur des bases opportunistes, du Parti communiste internationaliste d'Italie, ancêtre commun à tous les PCI bordiguistes et à Battaglia Comunista : "Il n'est pas le moins étonnant que nous assistions aujourd'hui, 23 ans après la discussion Bordiga-Lénine lors de la formation du PC d'Italie (sur cette formation du Parti) à la répétition de la même erreur. La méthode de l'IC qui fut si violemment combattue par la Fraction de gauche (de Bordiga) et dont les conséquences furent catastrophiques pour le prolétariat, est aujourd'hui reprise par la Fraction elle-même pour la construction du PC d'Italie." (20) Dans les années 1930, on assista de la part du trotskisme à la même démarche opportuniste, s'exerçant notamment à l'encontre de la Gauche italienne (21). Et lorsqu'a eu lieu une rupture au sein de cette dernière à l'occasion de la fondation du PCInt, l'attitude du nouveau parti à l'encontre de la GCF n'était pas sans rappeler celle du trotskisme. Même si à l'époque on ne pouvait pas parler de dégénérescence du PCInt nouvellement créé, contrairement au trotskisme et à l'IC avant lui, de même qu'aujourd'hui on ne peut pas parler de dégénérescence du BIPR ou des PCI, il n'en demeure pas moins que la fondation du PCInt a constitué un pas en arrière par rapport à l'activité et au niveau de clarification de la Fraction de la Gauche Italienne (avec sa revue Bilan) dans les années 1930. Cet opportunisme fut critiqué en ces termes par Internationalisme : - "Il existe, camarades, deux méthodes de regroupement : il y a celle qui a servi au premier congrès de l'IC qui a invité tous les groupes et partis se réclamant du Communisme, pour participer à la confrontation de leurs positions. Il y a celle de Trotsky qui, en 1931, "réorganisait" l'Opposition internationale et son secrétariat en prenant bien le soin d'éliminer préalablement et sans explication la Fraction italienne et d'autres groupes qui auparavant en faisaient partie (les vieux camarades se souviendront d'une lettre de protestation envoyée par la Fraction italienne à toutes les sections de l'Opposition internationale, stigmatisant cet acte arbitraire et bureaucratique de Trotsky)." (22) - "Le PCI fut créé dans les semaines fiévreuses de 1943� Non seulement on laissait de côté le travail positif que la fraction italienne avait fait durant cette longue période entre 1927-1944, mais sur bien des points, la position du nouveau parti fut en deçà de celle de la fraction abstentionniste de Bordiga de 1921. Notamment dans le front unique politique où certaines manifestations locales de propositions de Front Unique furent faites au parti stalinien, notamment sur la participation aux élections municipales et parlementaires en abandonnant la vieille position de l'abstentionnisme, notamment sur l'antifascisme où les portes du Parti furent largement ouvertes aux éléments de la Résistance, sans parler que sur la question syndicale, le parti reprenait entièrement la vieille position de l'IC, de fraction dans les syndicats, luttant pour la conquête de ceux-ci et allant même plus loin dans cette voie, pour la formation des minorités syndicales (La position et la politique de l'Opposition Syndicale Révolutionnaire). En un mot, sous le nom du Parti de la Gauche Communiste Internationale, nous avons une formation italienne de type trotskiste classique avec la défense de l'URSS en moins. Même proclamation du Parti indépendamment du cours réactionnaire, même politique pratique opportuniste, même activisme agitatif stérile des masses, même mépris pour la discussion théorique et la confrontation d'idées, aussi bien dans le Parti qu'à l'extérieur avec les autres groupes révolutionnaires." (23)
Ainsi, aujourd'hui encore, Battaglia Comunista et les PCI portent la marque de cet opportunisme originel. Néanmoins, comme nous l'avons dit plus haut, nous croyons dans la possibilité et la nécessité d'un débat entre les différentes composantes du camp révolutionnaire et nous n'abandonnerons certainement pas à cause d'un énième refus, pour aussi irresponsable qu'il puisse être.
Ezechiele (Décembre 2003)
(1) "La responsabilité des révolutionnaires face à la guerre. Proposition du CCI aux groupes révolutionnaires pour une intervention commune face à la guerre et réponse à notre appel."Revue internationale n°113.
(2) In"de guerre en guerre", Il Programma Comunista, n°3. Juillet 2003. Il est remarquable que ces lignes aient été écrites par une organisation qui pense que les conditions et les moyens de la lutte prolétarienne sont invariantes depuis 1848 et qui, à ce titre, rejette la notion de décadence du capitalisme. Nous ne pouvons que nous réjouir du fait que, cette fois-ci, la perception de la réalité ait été chez elle plus forte que le dogme de ses positions invariantes.
(3) In "contre la guerre et contre la paix du capital". Il Partito Comunista n°296, février 2003. C'est de façon tout à fait délibérée que, dans cet article, nous laissons de côté l'expression de divergences "secondaires" par rapport à la question essentielle de l'internationalisme. Nous signalons toutefois que, comme nous avons déjà eu l'occasion de le développer dans nos colonnes, il est faux de caractériser les deux camps impérialistes en présence comme étant respectivement ceux de l'Euro et du Dollar ainsi que l'ont illustré les dissensions importantes au sein de l'UE et de la zone Euro. En effet, Il Partito pense-t-il sérieusement, et contre toute évidence, que la Hollande, l'Espagne, l'Italie et le Danemark faisaient partie, à côté de l'Allemagne et de la France, d'une coalition anti-américaine ?
(4) In"La sale guerre irakienne entre l'Euro et le Dollar". Il Partito Comunista n° 297, mars-avril 2003.
(5) In"La guerre en Irak est finie� la domination capitaliste continue". Tract du Prolétaire, mai 2003.
(6) In "Le pacifisme et la lutte syndicale", Il Partito Comunista n° 297, mars-avril 2003.
(7) In "Riposte de classe à la guerre impérialiste", tract de Programma Comunista, mars 2003
(8) In "Pacifisme impérialiste", Il Partito Comunista n°296, février 2003
(9) In "Ni avec Saddam, ni avec Bush, ni avec l'Europe !", tract de Battaglia Comunista, mars 2003
(10) In "Malgré la saleté néofasciste, l'ennemi reste le capital et ses guerres", tract de Battaglia Comunista, mars 2003.
(11) In "Ni avec Saddam, ni avec Bush, ni avec l'Europe !", tract de Battaglia Comunista, mars 2003
(12) In "Nouvelles du frontisme politique : propositions unitaires à propos de la guerre". Le Prolétaire, n° 466, mars-mai 2003.
(13) Revue Internationale n° 64
(14) In : "Malgré la saleté néofasciste, l'ennemi reste le capital et ses guerres", tract de Battaglia Comunista, mars 2003.
(15) Les mots que nous aurions utilisés auraient été quelque peu différents et nous aurions parlé "du refus de la classe ouvrière à se sacrifier pour l'effort de guerre", formulation moins restrictive que celle du BIPR qui peut laisser penser que seule la production d'armement est concernée pas cet effort de guerre.
(16) Voir par exemple, parmi les plus récentes, les articles suivants : - "Polémique avec le BIPR : La lutte de la classe ouvrière dans les pays de la périphérie du capitalisme", Revue Internationale n°100 - "Discussions dans le milieu politique prolétarien : le besoin de rigueur et de sérieux", Revue Internationale n° 101 - "Débat avec le BIPR : la vision marxiste et la vision opportuniste dans la politique de la construction du parti", Revue Internationale n° 103
(17) Lettre envoyée par le CCI le 6 juin 2003.
(18) C'est une pratique "normale" chez un certain nombre de groupes bordiguistes, cohérente avec la vision qu'ils ont d'eux-mêmes, comme dépositaires "uniques" de la conscience de classe et, tous, les noyaux "uniques" du futur partis. Mais même au sein de cette composante caricaturale du milieu politique prolétarien, il existe des groupes plus responsables qui malgré eux ne peuvent ignorer qu'ils ne sont pas seuls au mode et qui répondent au courrier des autres groupes, soit par lettre soit à travers des articles de leur presse.
(19) Voir en particulier les articles : "Débat avec le BIPR : la vision marxiste et la vision opportuniste dans la politique de la construction du parti" Revue Internationale n° 103 et 105.
(20) Internationalisme n° 7, Février 1946 ; "A propos du 1e congrès du Parti communiste internationaliste d'Italie"
(21) Voir à ce sujet notre livre La Gauche communiste d'Italie, particulièrement en son sein la partie traitant des "Rapports entre la fraction de gauche du PC d'Italie et l'Opposition de gauche internationale."
(22) Internationalisme n° 10, Mai 1946 ; "Lettre à tous les groupes de la Gauche communiste internationale".
(23) Internationalisme n° 23, Juin 1947. "Problèmes actuels du mouvement ouvrier international."
Jeudi 11 mars, à sept heures du matin, les bombes ont frappé dans un quartier ouvrier de Madrid. Aussi aveuglément qu'au 11 septembre 2001, aussi aveuglément que lors des bombardements de la Seconde Guerre mondiale ou de Guernica, les bombes de la guerre capitaliste ont frappé une population civile sans défense. Les bombes ont été "larguées" sans discrimination contre hommes, femmes, enfants, jeunes, y compris contre les immigrés venus de pays "musulmans" dont les familles - comble de malheur - n'ont même pas, dans certains cas, osé venir identifier les corps par peur de se faire arrêter et expulser à cause de leur situation irrégulière.
Tout comme l'attaque contre les Twin Towers, ce massacre est un véritable acte de guerre. Il y a néanmoins une différence importante entre les deux : contrairement au 11 septembre, quand la cible était un grand symbole de la puissance du capitalisme américain - même s'il y avait aussi une intention évidente de tuer afin de renforcer l'effet d'horreur et de terreur - cette fois-ci, il ne s'agit pas d'un acte symbolique mais d'une frappe directe contre la population civile comme partie intégrante de la guerre. Le 11 septembre a été un événement d'une portée mondiale, un massacre sans précédent sur le sol américain dont les premières victimes étaient les ouvriers et les employés de bureau new-yorkais. Il a fourni un prétexte à l'Etat américain, qu'il s'est construit de toute pièce en laissant délibérément les préparatifs de l'attentat - dont il était informé - arriver à leur terme, afin d'inaugurer une nouvelle période dans le déploiement et l'utilisation de sa puissance impérialiste : pour mener leur "guerre contre le terrorisme", les Etats-Unis ont proclamé haut et fort que dorénavant ils frapperaient seuls, et partout dans le monde, dans la défense de leurs intérêts. L'attentat du 11 mars représente, non pas l'ouverture d'une nouvelle période, mais une banalisation de l'horreur. Il ne s'agit plus de chercher des effets de propagande en s'en prenant à des cibles de valeur symbolique, mais de frapper directement la population ouvrière : si des patrons et des puissants sont morts dans leurs bureaux luxueux en haut des Twin Towers, il n'y en avait pas dans les trains de banlieue d'Atocha à sept heures du matin. Il est évidemment de bon ton aujourd'hui de dénoncer les crimes du nazisme et du stalinisme.
Mais durant toute la Seconde Guerre mondiale, les puissances démocratiques ont bombardé les populations civiles - et surtout la population ouvrière - dans le but de semer la terreur, voire, vers la fin de la guerre, de dévaster les quartiers ouvriers et de mettre fin à toute possibilité de soulèvement prolétarien. Les bombardements de plus en plus massifs, jour et nuit, des villes allemandes vers la fin de la guerre, sont en eux-mêmes des condamnations sans appel de l'hypocrisie nauséabonde des déclarations gouvernementales qui fustigent chez les autres ce qu'eux-mêmes ont mis en �uvre sans hésitation (Irak, Tchétchénie, Kosovo ne sont que quelques exemples plus récents des moments dans lesquels les rivalités entre les grandes puissances ont pris la population civile pour cible). On peut dire que les terroristes qui ont frappé à Madrid sont allés à bonne école.(1) A l'issue des élections qui ont suivi l'attentat d'Atocha, le gouvernement Aznar de droite a été battu, contrairement à toutes les prévisions d'avant le 11 mars. Selon la presse, la victoire du socialiste Zapatero a été favorisée surtout par deux facteurs : une participation bien plus importante qu'auparavant des ouvriers et des jeunes, et une profonde colère contre les tentatives maladroites du gouvernement Aznar d'esquiver la question de la guerre en Irak et de tout mettre sur le dos de l'organisation terroriste basque, l'ETA. Nous avons déjà souligné, lors de l'attentat des Twin Towers, comment des réactions spontanées de solidarité et de refus de la propagande guerrière revancharde se sont exprimées dans les quartiers ouvriers de New York (2), et comment, faute de pouvoir s'exprimer de façon autonome, ces réactions de solidarité n'ont pas été suffisantes pour susciter une réaction de classe, et ont pu être détournées vers un soutien au mouvement pacifiste contre l'intervention en Irak. De même, on peut dire que, en votant contre Aznar, beaucoup ont voulu récuser les tentatives éhontées de manipulation par le gouvernement - alors que le fait même de voter représente une victoire pour la bourgeoisie qui accrédite ainsi l'idée que l'on peut "voter contre la guerre".
Pourquoi ce crime ?
Comprendre la réalité en vue de la changer est indispensable pour la classe ouvrière révolutionnaire. Il est donc de la première responsabilité des communistes d'analyser l'événement, de participer de leur mieux à l'effort de compréhension que tout le prolétariat doit mener s'il veut être capable d'opposer une réelle résistance, à la hauteur du danger qui le menace et que représente la décomposition de la société capitaliste. Si l'acte de terreur sur Madrid a effectivement été un acte de guerre, il s'agit toutefois d'une guerre d'un nouveau type, où les bombes n'affichent pas leur appartenance à un pays ou à un intérêt impérialiste particulier. La première question que nous devons poser est donc celle-ci : à qui pourrait profiter le crime d'Atocha ? On peut dire d'abord - une fois n'est pas coutume - que la bourgeoisie américaine n'y est pour rien. Si, d'un certain point de vue, le fait même de l'attentat peut donner du crédit à la thèse centrale de la propagande américaine d'une "guerre mondiale contre le terrorisme" dans laquelle tous les Etats sont impliqués, par contre, il décrédibilise complètement les affirmations de cette dernière selon lesquelles la situation en Irak s'améliore au point de pouvoir bientôt rendre le pouvoir à un Etat irakien dûment constitué. Mais surtout, l'arrivée au pouvoir de la fraction socialiste de la bourgeoisie espagnole met en danger les intérêts stratégiques des Etats-Unis. En premier lieu, si l'Espagne retire ses troupes de l'Irak, c'est un sale coup pour les Etats-Unis sur le plan non pas militaire bien sûr, mais politique, un coup important à leur prétention de diriger une "coalition des bonnes volontés" contre le terrorisme. Les socialistes espagnols représentent une aile de la bourgeoisie qui a toujours été beaucoup plus tournée vers la France et l'Allemagne, et qui entend jouer la carte de l'intégration européenne. Leur arrivée au pouvoir a immédiatement ouvert une période de tractations feutrées, dont on aurait du mal aujourd'hui à prédire de façon précise le dénouement. Ayant déclaré après sa victoire électorale que les troupes espagnoles seraient retirées de l'Irak, Zapatero a presque aussitôt fait marche arrière pour annoncer que les troupes resteraient, mais à condition de voir l'occupation en Irak passer sous le commandement de l'ONU. Ce louvoiement espagnol met en question, non seulement la participation de l'Espagne à la coalition américaine en Irak, mais aussi son rôle de cheval de Troie en Europe, ainsi que dans tout le jeu des alliances au sein même de l'Union européenne. Jusqu'ici, l'Espagne, la Pologne, et la Grande-Bretagne - chaque pays pour ses raisons propres - ont formé ensemble une coalition "pro-américaine" contre les ambitions franco-allemandes de rallier les autres pays européens à leur politique d'opposition à l'Oncle Sam. Pour la Pologne, l'envoi de troupes en Irak était destiné surtout à s'acheter les bonnes grâces américaines et un puissant soutien contre les pressions de l'Allemagne, au moment critique de l'entrée de la Pologne dans l'Union européenne. La question se pose donc (si l'Espagne quitte effectivement la coalition américaine et revient en Europe à une orientation pro-allemande, ce qui semble très probable) de savoir si la Pologne aura les reins assez solides pour continuer à s'opposer à l'Allemagne et à la France sans le soutien de son allié espagnol. Les dernières déclarations "privées" - et aussitôt démenties bien sûr - du Premier Ministre polonais, selon lesquelles les Etats-Unis l'auraient "roulé dans la farine" laissent planer un certain doute à ce propos. C'est donc un coup dur pour les Etats-Unis qui ainsi risquent fort de perdre non seulement un allié en Irak - voire deux - mais aussi et surtout, un point d'appui en Europe (3). Avec la défection de l'Espagne et de la Pologne, la capacité de la bourgeoisie américaine de jouer le gendarme du monde risque d'être grandement affaiblie. Si les Etats-Unis et la fraction Aznar sont les grands perdants de l'attentat, qui en sont les gagnants ? Ce sont, évidemment la France et l'Allemagne ainsi que la fraction "pro-socialiste" de la bourgeoisie espagnole, plus orientée vers une alliance avec ces derniers pays. Peut-on donc imaginer un coup monté, par islamistes salafistes interposés, par les services secrets français ou espagnol ? Commençons par écarter l'argument selon lequel "ces choses ne se font pas" en démocratie. Nous avons déjà (4) démontré comment les services secrets peuvent être amenés à jouer un rôle direct dans les conflits et les règlements de compte au sein de la bourgeoisie nationale. L'exemple de l'enlèvement et de l'assassinat d'Aldo Moro en Italie est particulièrement édifiant à cet égard. Présenté comme un crime commis par les terroristes des Brigades rouges gauchistes, l'assassinat d'Aldo Moro était en réalité l'oeuvre des services secrets italiens largement infiltrés au sein de ce groupe : Aldo Moro a été tué par la fraction dominante et pro-américaine de la bourgeoisie italienne parce qu'il proposait de faire participer le Parti communiste italien (à l'époque inféodé à l'URSS) au gouvernement (5). Cependant, essayer d'influencer les résultats d'une élection - c'est-à-dire les réactions d'une partie importante de la population - en plastiquant un train de banlieue est une opération d'une tout autre envergure que l'assassinat d'un seul homme pour éliminer un élément gênant au sein de la bourgeoisie. Trop d'incertitudes et d'impondérables pèsent sur la situation. En particulier, le résultat attendu (la défaite du gouvernement Aznar, son remplacement par un gouvernement socialiste) dépendait en grande partie de la réaction du gouvernement Aznar lui-même : les analystes électoraux s'accordent pour dire que le résultat des élections a été très largement influencé par l'incroyable ineptie des efforts de plus en plus désespérés du gouvernement de faire porter la responsabilité, dans les attentats, sur l'ETA. Or, on pouvait très bien envisager un résultat tout autre si Aznar avait su profiter de l'évènement pour tenter de galvaniser et rassembler l'électorat dans un combat pour la démocratie et contre la terreur. De surcroît, les risques en cas de bavure d'une telle opération sont vraiment trop importants. Quand on regarde l'incapacité de la DGSE française de mener même des opérations de petite envergure (on se rappelle le dynamitage du bateau de Greenpeace "Rainbow Warrior", ou l'échec lamentable de la tentative de récupérer Ingrid Bettancourt dans la jungle brésilienne) sans se faire repérer, on a du mal à imaginer que le gouvernement français se permettrait de mener une telle opération chez un "ami" européen.
Quelle guerre ?
Nous avons dit que l'attentat d'Atocha, tout comme l'attaque contre les Twin Towers, est un acte de guerre. Mais de quelle guerre s'agit-il ? Dans la première période de la décadence du capitalisme, les guerres impérialistes s'affichaient clairement : les grandes boucheries impérialistes de 1914 et de 1939 mettaient en lice les Etats des grandes puissances, avec tout leur arsenal national, militaire, diplomatique, idéologique. Dans la période des grands blocs impérialistes (1945-89), les blocs rivaux s'affrontaient par pions interposés, et il était déjà plus difficile d'identifier les véritables commanditaires des guerres qui se présentaient souvent comme des "mouvements de libération nationale". Avec l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition, nous avons déjà identifié plusieurs tendances qui aujourd'hui se présentent enchevêtrées dans les attentats terroristes : - "le développement du terrorisme, des prises d'otages, comme moyens de la guerre entre Etats, au détriment des 'lois' que le capitalisme s'était données par le passé pour 'réglementer' les conflits entre fractions de la classe dominante� - le développement du nihilisme, du suicide des jeunes, du désespoir� - le raz-de-marée de la drogue, qui devient aujourd'hui un phénomène de masse, participant puissamment à la corruption des Etats et des organismes financiers� - la profusion des sectes, le regain de l'esprit religieux, y compris dans certains pays avancés, le rejet d'une pensée rationnelle, cohérente, construite�" ("Thèses sur la décomposition", 1990, republiées dans la Revue Internationale n°107). Ces thèses ont été publiées en 1990, alors que l'utilisation des attentats (par exemple les attentats dans les rues de Paris en 1986-87) était surtout le fait de pays de troisième ou de quatrième ordre tels que la Syrie, la Libye, ou l'Iran : le terrorisme était en quelque sorte "la bombe atomique des pauvres". Presque quinze ans plus tard, nous voyons dans le terrorisme dit "islamiste" l'apparition d'un phénomène nouveau : la désagrégation des Etats eux-mêmes, et l'apparition de seigneurs de la guerre se servant de jeunes kamikazes, dont la seule perspective dans la vie est celle de la mort, pour avancer leurs intérêts sur l'échiquier international. Quels que soient les détails - qui restent encore obscurs - de l'attentat de Madrid, il est évident que celui-ci est étroitement lié aux événements et à l'occupation américaine en Irak. On peut imaginer que l'ambition des commanditaires de l'attentat a été de "punir" la population des "croisés" espagnols pour leur participation à l'occupation de l'Irak. Par contre la guerre en Irak aujourd'hui est loin d'être un simple mouvement de résistance à l'occupation mené par quelques irréductibles fidèles de Saddam Hussein. Au contraire, cette guerre est en train d'entrer dans une nouvelle phase, celle d'une sorte de guerre civile internationale qui fait tache d'huile dans tout le Moyen Orient. En Irak même, les affrontements sont de plus en plus fréquents non seulement entre la "résistance" et les forces américaines, mais entre les différentes forces "saddamistes", sunnites d'inspiration wahhabite (la secte dont se réclame Oussama Ben Laden), chiites, kurdes, et même turkmènes. Au Pakistan, une guerre civile larvée est en cours, avec l'attentat à la bombe contre une procession chiite (faisant quarante morts) et l'importante opération militaire que mène en ce moment l'armée pakistanaise au Waziristan sur la frontière afghane. En Afghanistan, toutes les déclarations rassurantes sur la consolidation du gouvernement Karzaï ne peuvent cacher le fait que ce gouvernement ne contrôle, et difficilement, que Kaboul et ses alentours, et que la guerre civile continue de faire rage dans toute la partie sud du pays. En Israël et Palestine, la situation va de mal en pis avec l'utilisation par le Hamas de jeunes enfants pour transporter ses bombes. En Europe même, on voit le resurgissement des conflits entre albanais et serbes au Kosovo, signe que les guerres de l'ex-Yougoslavie ne sont pas terminées, mais ont été seulement mises en veilleuse du fait de la présence massive des armées d'occupation. Ici, nous ne sommes plus en face d'une guerre impérialiste "classique", mais d'une déliquescence générale de la société en bandes armées. On peut faire une analogie avec la situation de la Chine au tournant du 19e et du 20e siècle. Si la phase de décomposition du capitalisme est caractérisée par un blocage dans le rapport de forces entre la classe réactionnaire capitaliste et la classe révolutionnaire prolétarienne, la situation de l'Empire du Milieu était, elle, caractérisée par un blocage entre d'un côté la vieille classe dominante féodale-absolutiste et sa caste mandarine, et de l'autre une bourgeoisie montante, mais trop faible, du fait des spécificités de son évolution, pour renverser le régime impérial. De ce fait, l'Empire s'est décomposé en de multiples fiefs, chacun dominé par son seigneur de la guerre, avec des conflits incessants dépourvus de toute rationalité sur le plan du développement historique. Cette tendance à la désintégration de la société capitaliste ne va absolument pas enrayer celle vers le renforcement du capitalisme d'Etat, ni encore moins transformer les Etats impérialistes en protecteurs de la société. Contrairement à ce que la classe dominante des pays développés voudrait nous faire croire - par exemple en appelant la population espagnole aux urnes "contre la terreur" ou "contre la guerre" - les grandes puissances ne sont en aucune façon des "remparts" contre le terrorisme et la décomposition sociale. Elles en sont en réalité les principales responsables. N'oublions pas que "l'Axe du Mal" d'aujourd'hui - Ben Laden et autres tristes sires du même genre - sont les "combattants de la liberté" contre "l'Empire du Mal" soviétique d'hier, financés et armés par le bloc occidental. Et ce n'est pas fini, loin de là : en Afghanistan, les Etats-Unis se sont servis des seigneurs de la guerre peu recommandables de l'Alliance du Nord, et en Irak des peshmergas kurdes. Contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire, l'Etat capitaliste se blindera de plus en plus face aux tendances guerrières extérieures et aux tendances centrifuges intérieures, et les puissances impérialistes - qu'elles soient de première ou de quatrième ou de 'nième' ordre - n'hésiteront jamais à utiliser à leur avantage les seigneurs de la guerre ou les bandes armées terroristes. La décomposition de la société capitaliste, du fait même de la domination mondiale du capitalisme et du dynamisme de ce système dans la transformation de la société, largement supérieure à celui de tous les types de société qui l'ont précédé, prend des aspects encore plus terribles que par le passé. Nous en soulignons un seul ici : l'obsession de la mort qui pèse d'un poids terrible sur les jeunes générations. Le Monde du 26 mars cite un psychologue de Gaza : "un quart des jeunes garçons de plus de douze ans n'ont qu'un seul rêve : mourir en martyr". L'article continue : "Le kamikaze est devenu une figure respectée et dans les rues de Gaza, de jeunes enfants s'affublent de fausses ceintures d'explosifs pour singer leurs aînés". Comme nous avons écrit en 1990 ("Thèses sur la décomposition") : "Il est de la plus grande importance que le prolétariat, et les révolutionnaires en son sein, prennent la pleine mesure de la menace mortelle que la décomposition représente pour l'ensemble de la société (�). Il convient de combattre avec la dernière énergie toute tendance au sein de la classe ouvrière à chercher des consolations, à se masquer l'extrême gravité de la situation mondiale". Depuis, malheureusement, cet appel est resté largement incompris, voire méprisé, parmi les maigres forces de la Gauche communiste. C'est pourquoi nous entamons dans ce numéro de la Revue une série d'articles sur les bases marxistes de notre analyse de la décomposition.
Une classe de vautours
La bourgeoisie espagnole n'a pas été directement responsable des attentats d'Atocha. Par contre, elle s'est jetée sur les cadavres des prolétaires comme une nuée de vautours. Même dans la mort, les ouvriers ont servi à la classe dominante pour nourrir sa machine de propagande pour la nation et la démocratie. Aux cris de "l'Espagne unie ne sera jamais vaincue", toute la classe bourgeoise, droite et gauche réunies, s'est servie de l'émotion provoquée par les attentats pour pousser les ouvriers dans les isoloirs que beaucoup auraient déserté dans d'autres circonstances. Indépendamment des résultats, la participation électorale particulièrement élevée est déjà une victoire pour la bourgeoisie, puisqu'elle veut dire que - au moins momentanément - une grande partie des ouvriers espagnols ont cru qu'ils pouvaient s'en remettre à l'Etat bourgeois pour les protéger contre le terrorisme, et que, pour ce faire, ils devaient défendre l'unité démocratique de la nation espagnole. Plus grave encore, et au-delà de l'unité nationale autour de la défense de la démocratie, les différentes fractions de la bourgeoisie espagnole ont voulu se servir des attentats pour gagner le soutien de la population, et de la classe ouvrière, à leurs choix stratégiques et impérialistes. En montrant du doigt, contre toute vraisemblance, le séparatisme basque comme responsable, le gouvernement Aznar a cherché à associer le prolétariat au renforcement policier de l'Etat espagnol. En dénonçant la responsabilité de l'engagement d'Aznar aux côtés de Bush, et la présence des troupes espagnoles en Irak, les socialistes ont voulu lui faire endosser un autre choix stratégique, l'alliance avec le tandem franco-allemand. La compréhension de la situation engendrée par la décomposition capitaliste devient donc d'autant plus nécessaire pour le prolétariat, s'il veut retrouver et défendre son indépendance de classe politique face à la propagande bourgeoise qui veut transformer les prolétaires en simples "citoyens" tributaires de l'Etat démocratique.
Les élections passent, la crise reste
Si la bourgeoisie a remporté une victoire lors de ces élections, elle n'a pas le moins du monde enrayé la crise économique qui frappe son système. Les attaques aujourd'hui ne sont plus seulement au niveau de telle ou telle entreprise, voire de telle ou telle industrie, mais au niveau de tout le prolétariat. Dans ce sens, les attaques contre les retraites et la sécurité sociale portées dans tous les pays européens (et également aux Etats-Unis avec la disparition des plans de retraites dans les catastrophes boursières du style Enron) créent une nouvelle situation à laquelle la classe ouvrière doit répondre. Notre compréhension de cette situation, qui est à la base de notre analyse des luttes en les plaçant dans un cadre global, est exposée dans le rapport sur la lutte de classe publié dans ce numéro. Face à la barbarie de la guerre et de la décomposition sociale capitaliste, la classe ouvrière mondiale peut et doit se hisser à la hauteur du danger qui la menace, non seulement au niveau de sa résistance immédiate aux attaques économiques, mais surtout au niveau d'une compréhension générale et politique de la menace de mort que le capitalisme fait planer sur toute l'espèce humaine. Comme le disait Rosa Luxemburg en 1915 (6) "La paix mondiale ne peut être préservée par des plans utopiques ou foncièrement réactionnaires, tels que des tribunaux internationaux de diplomates capitalistes, des conventions diplomatiques sur le 'désarmement' (�) etc. On ne pourra pas éliminer ou même enrayer l'impérialisme, le militarisme, et la guerre aussi longtemps que les classes capitalistes exerceront leur domination de classe de manière incontestée. Le seul moyen de leur résister avec succès et de préserver la paix mondiale, c'est la capacité d'action politique du prolétariat international et sa volonté révolutionnaire de jeter son poids dans la balance.",
Jens, 28/03/04
(1) Voir l'article "Les massacres et les crimes des grandes démocraties" dans la Revue Internationale n°66. Les démocrates qui dénoncent aujourd'hui les crimes de Staline faisaient moins la fine bouche pendant la Seconde Guerre mondiale lorsque "l'Oncle Jo" était leur allié précieux contre Hitler. Un autre exemple, plus près de notre époque, nous est donné par le très saint et chrétien Tony Blair, qui vient de rendre visite à ce bienfaiteur bien connu de l'humanité : Muammar Gaddhaffi. Peu importe que ce dernier soit donné comme responsable de l'attentat meurtrier de Lockerbie en Ecosse, et encore moins la nature répressive et tortionnaire de son régime. Il y a du pétrole en Libye, et une chance pour la Grande-Bretagne de prendre une position stratégique en Afrique du Nord via des accords militaires avec l'armée libyenne.
(2) Voir la Revue Internationale n°107.
(3) Cet article ne se donne pas comme but d'analyser la configuration des rivalités entre les bourgeoisies nationales de l'Union européenne. Néanmoins, on peut dire au passage que la réorientation du gouvernement espagnol porte un coup dur également aux intérêts de la Grande-Bretagne. Non seulement elle perd son allié espagnol contre la France et l'Allemagne, dans les conflits sourds qui animent les instances de l'Union, mais de surcroît son autre allié, la Pologne, se trouve également affaiblie par la défection ibérique. (4) "Comment est organisée la bourgeoisie", dans la Revue internationale n°76-77.
(5) De même, on peut rappeler l'attentat du 12 décembre 1969 contre la Banque de l'Agriculture à Milan qui a fait une quinzaine de morts. La bourgeoisie en a immédiatement fait porter la responsabilité aux anarchistes. Pour accréditer cette thèse, on a même fait se "suicider" l'anarchiste Pino Pinelli (arrêté immédiatement après) en le faisant "voler" par la fenêtre du Questura (commissariat) de Milan. En réalité, même si évidemment il n'y a aucune version officielle là-dessus, l'attentat a été réalisé par des fascistes liés aux services secrets italiens et américains.
(6) Brochure de Junius
L'évolution de la lutte de classe dans le contexte des attaques généralisées et de la décomposition avancée du capitalisme
Nous publions ci-après le rapport sur la lutte de classe présenté et ratifié lors de la réunion, à l'automne 2003, de l'organe central du CCI ([1] [830]). Confirmant les analyses de l'organisation sur la persistance du cours aux affrontements de classe (ouvert par la reprise internationale de la lutte de classe en 1968) malgré la gravité du recul subi par le prolétariat au niveau de sa conscience depuis l'effondrement du bloc de l'est, ce rapport avait comme tâche particulière d'évaluer l'impact actuel et à long terme de l'aggravation de la crise économique et des attaques capitalistes sur la classe ouvrière. Ainsi, il analyse que "Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans la lutte de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968."
Nous sommes encore loin d'être confrontés à une vague internationale de luttes massives puisque, à l'échelle internationale, la combativité est encore à l'état embryonnaire et très hétérogène. Néanmoins, il importe de souligner que l'aggravation considérable de la situation contenue de manière évidente dans les perspectives d'évolution du capitalisme, tant en ce qui concerne le démantèlement de l'Etat providence que l'accentuation de l'exploitation sous toutes ses formes ou le développement du chômage, constitue un levier certain de la prise de conscience au sein de la classe ouvrière. Le rapport insiste en particulier sur la profondeur mais aussi la lenteur de ce processus de reprise de la lutte de classe.
Depuis la rédaction de ce rapport, les caractéristiques qu'il donne de ce changement de dynamique intervenu au sein de la classe ouvrière, n'ont pas été démenties par l'évolution de la situation. Celle-ci a même illustré une tendance, signalée par le rapport, à ce que des manifestations encore isolées de la lutte de classe débordent le cadre fixé par les syndicats. La presse territoriale du CCI a rendu compte de telles luttes qui ont eu lieu à la fin de l'année 2003, en Italie dans les transports et en Grande-Bretagne à la Poste, contraignant le syndicalisme de base à entrer en action pour saboter les mobilisations ouvrières. De même, s'est maintenue une tendance, déjà mise en évidence par le CCI antérieurement à ce rapport, à ce que se dégagent des minorités en recherche de cohérence révolutionnaire. C'est un chemin très long que la classe ouvrière devra parcourir. Néanmoins, les combats qu'elle va devoir mener seront le creuset d'une réflexion qui, aiguillonnée par l'aggravation de la crise et fécondée par l'intervention des révolutionnaires, est à même de lui permettre de se réapproprier son identité de classe et sa confiance en elle-même, de renouer avec son expérience historique et de développer sa solidarité de classe.
Le rapport sur la lutte de classe pour le 15e Congrès du CCI ([2] [831]) soulignait le caractère quasi-inévitable d'une réponse de la classe ouvrière au développement qualitatif de la crise et aux attaques frappant une nouvelle génération non défaite de prolétaires, avec en toile de fond une lente mais significative récupération de la combativité. II identifiait un élargissement et Lin approfondissement, encore embryonnaire mais perceptible, de la maturation souterraine de sa conscience.
Il insistait sur l'importance, pour permettre la récupération par la classe ouvrière de son identité de classe et de sa confiance en elle-même, de la tendance à des combats plus massifs. I1 mettait en exergue le fait qu'avec l'évolution objective des contradictions du système, la cristallisation d'une conscience de classe suffisante - en particulier, en ce qui concerne la reconquête de la perspective communiste - devient la question de plus en plus décisive pour l'avenir de l'humanité. Il mettait l'accent sur l'importance historique de l'émergence d'une nouvelle génération de révolutionnaires, réaffirmant qu'un tel processus est déjà en marche depuis 1989, en depit du reflux de la combativité et dans la conscience de la classe dans son ensemble. Le rapport montrait donc les limites de ce reflux, affirmant que le cours historique à des affrontements de classe massifs s'était maintenu et que la classe ouvrière était capable de dépasser le recul qu'elle avait subi. En même temps, le rapport abordait la capacité de la classe dominante à saisir toutes les implications de cette évolution de la situation et à y faire face ; il replaçait également cette évolution dans le contexte des effets négatifs de l'aggravation de la décomposition du capitalisme. Il concluait sur l'énorme responsabilité des organisations révolutionnaires face aux efforts de la classe ouvrière pour aller de l'avant, face à une nouvelle génération de travailleurs en lutte etderévolutionnaires se dégageant dans cette situation.
Presque immédiatement après le 15e Congrès et dans la période qui a suivi la guerre en Irak, la mobilisation des ouvriers en France (parmi les plus importantes dans ce pays depuis la Deuxième Guerre mondiale) a rapidement confirmé ces perspectives. Tirant un premier bilan de ce mouvement, la Revue internationale n°114 note que ces luttes démentaient catégoriquement la thèse de la prétendue disparition de la classe ouvrière. L'article affirme que les attaques actuelles "constituent le ferment d'un lent mûrissement des conditions pour l'émergence de luttes massives qui sont nécessaires à la reconquête de l 'identité de classe prolétarienne et pour faire tomber peu à peu les illusions, notamment sur la possibilitéde réformer le système. Ce sont les actions de masse elles-mêmes qui permettront la réémergence de la conscience d'être une classe exploitée porteuse d'une autre perspective historique pour la société. Pour cela, la crise est l'alliée du prolétariat. Pour autant, le chemin que doit se frayer la classe ouvrière pour affirmer sa propre perspective révolutionnaire n’a rien d 'une autoroute, il va être terriblement long, tortueux, difficile, semé d'embûches, de chausse trappes que son ennemi ne peut manquer de dresser contre elle". Les perspectives tracées par le rapport sur la lutte de classe du 15e Congrès du CCI se sont ainsi trouvé confirmées, non seulement par le développement à l'échelle internationale d'une nouvelle génération d'éléments en recherche, mais également par les luttes ouvrières.
En conséquence, le présent rapport sur la lutte de classe se limite à une actualisation et à un examen plus précis de la signification à long terme de certains aspects des derniers combats prolétariens.
2003 : un tournant
Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans les luttes de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968. Bien sûr, les années 1990 avaient déjà vu des manifestations sporadiques mais importantes de cette combativité. Cependant, la simultanéité des mouvements en France et en Autriche, et le fait que, juste après, les syndicats allemands aient organisé la défaite des ouvriers métallurgistes à l'Est ([3] [832]) pour contrer de façon préventive la résistance prolétarienne, montrent l'évolution de la situation depuis le début du nouveau millénaire. En réalité, ces événements mettent en lumière le fait que la classe ouvrière est de plus en plus contrainte à lutter face à l'aggravation dramatique de la crise et au caractère de plus en plus massif et généralisé des attaques, et cela en dépit de son manque persistant de confiance en elle.
Ce changement affecte non seulement la combativité de la classe ouvrière mais aussi l'état d'esprit en son sein, la perspective dans laquelle s'inscrit son activité. Il existe actuellement des signes d'une perte d'illusions concernant non seulement les mystifications typiques des années 90 (la "révolution des nouvelles technologies", "l'enrichissement individuel via la Bourse", etc.), mais aussi de celles qu'avait suscité la reconstruction d'après la Deuxième Guerre mondiale, à savoir l'espoir d'une vie meilleure pour la génération suivante et d'une retraite décente pour ceux qui survivront au bagne du travail salarié.
Comme le rappelle l'article de la Revue internationale n°114, le retour massif du prolétariat sur la scène de l'histoire en 1968 et le resurgissement d'une perspective révolutionnaire constituaient non seulement une réponse aux attaques sur un plan immédiat mais surtout une réponse à l'effondrement des illusions dans un avenir meilleur que le capitalisme d'après guerre avait semblé offrir. Au contraire de ce qu'une déformation vulgaire et mécaniciste du matérialisme historique aurait pu nous faire croire, de tels tournants dans la lutte de classe, même s'ils sont déclenchés par une aggravation immédiate des conditions matérielles, sont toujours le résultat de changements sous-jacents dans la vision de l'avenir. La révolution bourgeoise en France n'a pas explosé avec l'apparition de la crise du féodalisme (qui était déjà bien installée) mais quand il est devenu clair que le système du pouvoir absolu ne pouvait plus faire face à cette crise. De la même façon, le mouvement qui allait aboutir dans la première vague révolutionnaire mondiale n'a pas commencé en août 1914, mais lorsque les illusions sur une solution militaire rapide à la guerre mondiale se sont dissipées.
C'est pourquoi, la compréhension de leur signification historique, à long terme, est la tâche principale que nous imposent les luttes récentes.
Une situation sociale qui évolue lentement
Tout tournant dans la lutte de classe n'a pas la même signification et la même portée que 1917 ou 1968. Ces dates représentent des changements du cours historique ; 2003 marque simplement le début de la fin d'une phase de reflux au sein d'un cours général à des affrontements de classe massifs. Depuis 1968, et avant 1989, le cours de la lutte de classe avait déjà été marqué par un certain nombre de reculs et de reprises. En particulier, la dynamique initiée a la fin des années 1970 avait rapidement culminé dans les grèves de masse de l'été 1980 en Pologne. L'importance de la modification de la situation avait alors contraint la bourgeoisie à changer rapidement son orientation politique et à mettre la gauche dans l'opposition afin de mieux pouvoir saboter les luttes de l'intérieur ([4] [833]). Il est également nécessaire de faire une distinction entre le changement actuel de la récupération de sacombativité par la classe ouvrière et les reprises dans les années 1970 et 80.
Plus généralement, il faut être capable de distinguer entre des situations où, pour ainsi dire, le monde se réveille Lui matin et ce n'est plus le même monde, et des changements qui ont lieu de façon presque imperceptible à première vue par le monde en général, comme la modification presque invisible qui se produit entre la marée montante et la marée descendante. L'évolution actuelle est incontestablement de la deuxième sorte. En ce sens, les mobilisations récentes contre les attaques sur le régime des retraites ne signifient en aucune manière une modification immédiate et spectaculaire de la situation, qui demanderait un déploiement rapide et fondamental des forces politiques de la bourgeoisie pour y faire face.
Nous sommes encore loin d'être confrontés à une vague internationale de luttes massives. En France, le caractère massif de la mobilisation au printemps 2003 était essentiellement circonscrit dans un secteur, celui de l'éducation. En Autriche, la mobilisation était plus large, mais fondamentalement limitée dans le temps, à quelques journées d'action principalement dans le secteur public. La grève des ouvriers de la métallurgie en Allemagne de l'Est n'était pas du tout une expression d'une combativité ouvrière immédiate, mais un piège tendu à une des parties les moins combatives de la classe (encore traumatisée par le chômage massif apparu presque du jour au lendemain après la "réunification" de l'Allemagne) pour faire passer le message général que la lutte ne paie pas. En plus, les informations sur les mouvements en France et en Autriche ont partiellement subi un black-out en Allemagne, sauf à la fin du mouvement où elles ont été utilisées pour véhiculer un message décourageant pour la lutte. Dans d'autres pays centraux pour la lutte de classe comme l'Italie, la GrandeBretagne, l'Espagne ou les pays du Benelux, il n'y a pas eu récemment de mobilisations massives. Des expressions de combativité, pouvant échapper au contrôle des grandes centrales syndicales, telles que la grève sauvage du personnel de British Airways à Heathrow, à Alcatel à Toulouse ou à Puertollano en Espagne l'été dernier (cf . Révolution internationale n°339), restent ponctuelles et isolées.
En France même, le développement insuffisant et surtout l'absence d'une combativité plus répandue ont fait que l'extension du mouvement au-delà du secteur de l'éducation n'était pas immédiatement à l'ordre du jour.
Tant à l'échelle internationale que dans chaque pays, la combativité est donc encore à l'état embryonnaire et très hétérogène. Sa manifestation la plus importante à ce jour, la lutte des enseignants en France au printemps dernier, est en première instance le résultat d'une provocation de la bourgeoisie consistant à attaquer plus lourdement ce secteur de manière à faire en sorte que la riposte contre la réforme des retraites, qui concernait toute la classe ouvrière, se polarise sur ce seul secteur ([5] [834]).
Face aux manoeuvres à grande échelle de la bourgeoisie, il faut noter la grande naïveté, voire la cécité de la classe ouvrière dans son ensemble, y inclus des groupes en recherche, et de parties du milieu politique prolétarien (fondamentalement les groupes de la Gauche communiste) et même de beaucoup de nos sympathisants. Pour le moment, la classe dominante est non seulement capable de contenir et d'isoler les premières manifestations de l'agitation ouvrière, mais elle peut, avec plus ou moins de succès (plus en Allemagne qu'en France), retourner cette volonté de combattre encore relativement faible contre le développement de la combativité générale à long terme.
Encore plus significatif que tout ce qui précède est le fait que la bourgeoisie ne soit pas encore obligée de retourner à la stratégie de la gauche dans l'opposition. En Allemagne, le pays dans lequel la bourgeoisie a la plus grande liberté de choix entre une administration de gauche et une administration de droite, à l'occasion de l'offensive "agenda 2010" contre les ouvriers, 95 % des délégués, tant du SPD que des verts, se sont prononcés en faveur d'un maintien de la gauche au gouvernement. La Grande-Bretagne qui, avec l'Allemagne, s'était trouvée dans les années 1970 et 80 à "l'avant garde" de la bourgeoisie mondiale dans la mise en place des politiques de gauche dans l'opposition les plus adaptées pour faire face à la lutte de classe, est également capable de gérer le front social avec un gouvernement de gauche.
A la différence de la situation qui prévalait à la fin des années 1990, nous ne pouvons plus aujourd'hui parler de la mise en place de gouvernements de gauche comme d'une orientation dominante de la bourgeoisie européenne. Alors qu'il y a cinq ans, la vague de victoires électorales de la gauche était aussi liée aux illusions sur la situation économique, la bourgeoisie, face à la gravité actuelle de la crise, doit avoir le souci de maintenir une certaine alternance gouvernementale et jouer ainsi la carte de la démocratie électorale ([6] [835]) . Nous devons nous rappeler, dans ce contexte, que déjà l'année dernière, la bourgeoisie allemande, tout en saluant la réélection de Schroeder, a montré qu'elle se serait aussi satisfaite d'un gouvernement conservateur avec Stoiber.
La banqueroute du système
Le fait que les premières escarmouches de la lutte de classe dans un processus long et difficile vers des luttes plus massives aienteu lieu en France et en Autriche n'est peut-être pas aussi fortuit qu'il pourrait y paraître. Si le prolétariat français est connu pour son caractère explosif, ce qui peut expliquer partiellement qu'en 1968 il se soit trouvé à la tête de la reprise internationale des combats de classe, on peut difficilement en dire autant de la classe ouvrière dans l'Autriche d'après guerre. Ce que ces deux pays ont en commun, néanmoins, c'est le fait que les attaques massives concernaient de façon centrale la question des retraites. I1 est aussi à remarquer que le gouvernement allemand qui est actuellement en train de déclencher l'attaque la plus générale en Europe de l'Ouest, procède encore de façon extrêmement prudente sur la question des retraites. A l'opposé, la France et l'Autriche sont parmi les pays où, en grande partie du fait de la faiblesse politique de la bourgeoisie, de la droite en particulier, les retraites avaient été moins attaquées qu'ailleurs. De ce fait l'augmentation du nombre d'annuités travaillées nécessaires pour partir à la retraite et la diminution des pensions y sont encore plus amèrement ressenties.
L'aggravation de la crise contraint ainsi la bourgeoisie, en retardant l'âge du départ à la retraite, à sacrifier un amortisseur social. Celui-ci lui permettait de faire accepter à la classe ouvrière les niveaux insupportables d'exploitation imposés dans les dernières décennies et de masquer l'ampleur réelle du chômage.
Face au retour massif de ce fléau à partir des années 1970, la bourgeoisie avait répondu avec des mesures capitalistes de l'Etat providence, mesures qui sont un non sens du point de vue économique et qui constituent aujourd'hui une des principales causes de l'incommensurable dette publique. Le démantèlement du Welfare State actuellement à l'œuvre ouvre la porte à un questionnement en profondeur sur les perspectives d'avenir réelles pour la société offertes par le capitalisme.
Toutes les attaques capitalistes ne suscitent pas de la même manière les réactions de défense de la classe ouvrière. Ainsi, il est plus facile d'entrer en lutte contre des diminutions de salaire ou l'allongement de la journée de travail que contre la diminution du salaire relatif qui est le résultat de l'accroissement de la productivité du travail (du fait du développement de la technologie) et donc du processus même d'accumulation du capital. C'est cette réalité que Rosa Luxembourg décrivait en ces termes : "Une réduction de salaire, qui entraîne un abaissement du niveau de vie réel des ouvriers est un attentat visible des capitalistes contre les travailleurs, une réduclion des conditions de vie réelles des ouvriers et ceux-ci y répondent aussitôt par la lutte [...] et, dans les cas favorables, ils l’empêchent. La baisse du salaire relatif s'opére sans la moindre intervention personnelle du capitaliste, et contre elle, les travailleurs n'ont pas de possibilité de lutte et de défense à l'intérieur du système salarial, c'està-dire sur le terrain de la production marchande. "([7] [836])
La montée du chômage pose le même type de difficultés à la classe ouvrière que l'intensification de l'exploitation (attaque sur le salaire relatif). En effet, l'attaque capitaliste que constitue le chômage, lorsqu'elle affecte les jeunes qui n'ont pas encore travaillé, ne comporte pas la dimension explosive des licenciements, du fait qu'elle est portée sans qu'il soit nécessaire de licencier qui que ce soit. L'existence d'un chômage massif constitue même un facteur d'inhibition des luttes immédiates de la classe ouvrière, parce qu'il représente une menace permanente pour un nombre croissant d'ouvriers encore au travail, mais aussi parce que ce phénomène social pose des questions dont laréponse ne petit éviter d'aborder la nécessité du changement de société. Toujours concernant la lutte contre la baisse du salaire relatif, Rosa Luxembourg ajoute : "La lutte contre la baisse du salaire [relatif] est la lutte contre le caractère de marchandise de la force de travail, contre !a production capitaliste toute entière. La lutte contre la chute du salaire relatif n'est plus une lutte sur le terrain de l'économie marchande, mais un assaut révolutionnaire contre cette économie, c’est le mouvement socialiste du prolétariat".
Les années 1930 révèlent comment, avec le chômage de masse, explose la paupérisation absolue. Sans la défaite qui fut préalablement infligée au prolétariat, la loi "générale, absolue de l'accumulation du capital" risquait de se transformer en son contraire, la loi de la révolution. La classe ouvrière a une mémoire historique et, avec l'approfondissement de la crise, cette mémoire commence lentement à être activée. Le chômage massif et les coupes dans les salaires aujourd'hui font resurgir le souvenir des années 30, des visions d'insécurité et de paupérisation généralisées. Le démantèlement du Welfare State viendra confirmer les prévisions marxistes.
Quand Rosa Luxemburg écrit que les ouvriers, sur le terrain de la production de biens de consommation, n'ont pas la moindre possibilité de résister à la baisse du salaire relatif, cela n'est ni du fatalisme résigné, ni le pseudo radicalisme de la dernière tendance d'Essen du KAPD, "la révolution ou rien", mais la reconnaissance que leur lutte ne peut rester dans les limites des combats de défense immédiate et doit être entreprise avec la vision politique la plus large possible. Dans les années 1980, les questions du chômage et de l'intensification de l'exploitation étaient déjà posées, mais souvent de façon restreinte et locale, restreintes par exemple à la sauvegarde de leurs emplois par les mineurs anglais. Aujourd'hui, l'avancée qualitative de la crise peut permettre que des questions comme le chômage, la pauvreté, l'exploitation soient posées de façon plus globale et politique, de même que celles des retraites, de la santé, de l'entretien des chômeurs, des conditions de vie, de la longueur d'une vie de travail, de l'avenir des générations futures. Sous une forme très embryonnaire, c'est le potentiel qui a été révélé dans les derniers mouvements en réponse aux attaques contre les retraites. Cette leçon à long terme est de loin la plus importante. Elle est d'une portée plus grande que celle du rythme avec lequel la combativité immédiate de la classe va être restaurée. En fait, comme Rosa Luxembourg l'explique, être directement confrontés aux effets dévastateurs des mécanismes objectifs du capitalisme (chômage massif, intensification de l'exploitation relative) rend de plus en plus difficile d'entrer en lutte. C'est pourquoi, même s'il en résulte un rythme ralenti et un cheminement plus tortueux des luttes, celles-ci deviennent aussi plus significatives sur le plan de la politisation.
Dépasser les schémas du passé
Du fait de l'approfondissement de la crise, le capital ne peut plus se reposer sur sa capacité à faire des concessions matérielles importantes de façon à redorer l'image des syndicats comme il l'a fait en 1995 en France ([8] [837]). En dépit des illusions actuelles des ouvriers, il existe des limites à la capacité de la bourgeoisie à utiliser la combativité naissante à travers des manoeuvres à grande échelle. Ces limites sont révélées par le fait que les syndicats sont obligés de revenir graduellement à leur rôle de saboteurs des luttes : "On revient aujourd'hui à un schéma beaucoup plus classique dans l'histoire de la lutte de classes : le gouvernement cogne, les syndicats s’y opposent et prônent l'union syndicale dans un premier temps pour embarquer massivement des ouvriers derrière eux et sous leur ‘contrôle’. Pius le gouvernenient ouvre des négociations et les syndicats se désunnissent pour mieux porter la division et la désorientation dans les rangs ouvriers. Cette méthode, qui joue sur la division syndicale, face à la montée de la lutte de classe, est la plus éprouvée par la bourgeoisie pour ‘préserver’globalement l'encadrement syndical en concentrant autant que possible le discrédit et la perte de quelques plumes sur l'un ou l'autre appareil désigné d'avance. Cela signifie aussi que les syndicats sont à nouveau soumis à l'épreuve du feu et que le développement inévitable des luttes à venir va poser à nouveau le problème pour la classe ouvrière de la confrontation avec ses ennemis pour pouvoir affirmer intérêts de classe et les besoins de son combat." ([9] [838])
Ainsi, si encore aujourd'hui la bourgeoisie n'est quasiment pas inquiétée lors de l'exécution de ses manœuvres à grande échelle contre la classe ouvrière, la détérioration de la situation économique va tendre à engendrer de façon plus fréquente des confrontations spontanées, ponctuelles, isolées entre les ouvriers et les syndicats.
La répétition d'un schéma classique de confrontation au sabotage syndical, désormais à l'ordre du jour, favorise ainsi la possibilité pour les ouvriers de se référer aux leçons du passé.
Cela ne doit pas cependant conduire à une attitude schématique basée sur le cadre et les critères des années 80 pour appréhender les luttes futures et intervenir en leur sein. Les combats actuels sont ceux d'une classe qui doit encore reconquérir, même de façon élémentaire, son identité de classe. La difficulté à reconnaître qu'on appartient à une classe sociale et le fait de ne pas réaliser qu'on a face à soi un ennemi de classe sont les deux faces de la même pièce. Bien que les ouvriers aient encore un sens élémentaire du besoin de solidarité (parce que c'est inscrit dans les fondements de la condition prolétarienne), ils ont encore à reconquérir une vision de ce qu'est vraiment la solidarité de classe.
Pour faire passer sa réforme des retraites, la bourgeoisie n'a pas eu besoin de recourir au sabotage de l'extension du mouvement par les syndicats. Le coeur de sa stratégie avait consisté à faire en sorte que les enseignants adoptent des revendications spécifiques comme objectif principal. A cette fin, ce secteur déjà lourdement affecté par les attaques antérieures, non seulement devait subir l'attaque générale sur les retraites mais il lui en a été infligé une autre supplémentaire, spécifique, le projet de décentralisation des personnels non enseignants contre laquelle il a effectivement polarisé sa mobilisation. Faire siennes des revendications centrales qui condamnent de fait une lutte à la défaite est toujours le signe d'une faiblesse essentielle de la classe ouvrière qu'elle doit dépasser pour pouvoir avancer significativement. Une exemple illustrant à contrario une telle nécessité est donné par les luttes en Pologne en 1980, où ce sont les illusions sur la démocratie occidentale qui ont permis à la revendication de "syndicats libres" d'arriver en tête de la liste de revendications présentée au gouvernement ouvrant ainsi la porte à la défaite et à la répression du mouvement.
Dans les luttes du printemps 2003 en France, c'est la perte de l'identité de classe et la perte de vue de la notion de solidarité ouvrière qui ont conduit les enseignants à accepter que leurs revendications spécifiques passent devant la question générale des attaques contre les retraites. Les révolutionnaires ne doivent pas craindre de reconnaître cette faiblesse de la classe et d'adapter leur intervention en conséquence.
Le rapport sur la lutte de classe du 15e Congrès insiste fortement sur l'importance du resurgissement de la combativité pour permettre au prolétariat d'avancer. Mais cela n'a rien de commun avec un culte ouvriériste de la combativité pour elle-même. Dans les années 30, la bourgeoisie a été capable de dévoyer la combativité ouvrière dans la voie de la guerre impérialiste. L'importance des luttes aujourd'hui, c'est qu'elles peuvent constituer le creuset du développement de la conscience de la classe ouvrière. Si l'enjeu actuel de la lutte de classe, la reconquête de l'identité de classe par le prolétariat, est très modeste en lui-même, il constitue néanmoins la clé pour la réactivation de la mémoire collective et historique du prolétariat et pour le développementde sa solidarité de classe. Celle-ci estlaseule alternative à la folle logique bourgeoise de compétition, de chacun pour soi.
La bourgeoisie, pour sa part, ne se permet pas de se faire des illusions sur le caractère secondaire de cette question. Jusqu'à maintenant, elle a fait ce qu'elle a pu pour éviter qu'éclate un mouvement qui rappellerait aux ouvriers leur appartenance à une même classe. La leçon de 2003 est que, avec l'accélération de la crise, le combat ouvrier ne peut que se développer. Ce n'est pas tant cette combativité en tant que telle qui inquiète la classe dominante, mais bien le risque que les conflits alimentent la conscience de la classe ouvrière. La bourgeoisie n'est pas moins, mais plus préoccupée par cette question que dans le passé, précisément parce que la crise est plus grave et plus globale. Sa principale préoccupation est que, chaque fois que les luttes ne peuvent être évitées, d'en limiter les effets positifs sur la confiance en soi, sur la solidarité et la réflexion dans la classe ouvrière, voire de faire en sorte que la lutte soit la source de fausses leçons. Pendant les années 1980, face aux combats ouvriers, le CCI a appris à identifier, dans chaque cas concret, quel était l'obstacle à l'avancée du mouvement et autour duquel l'affrontement avec les syndicats et la gauche devait être polarisé. C'était souvent la question de l'extension. Des motions concrètes, présentées en assemblée générale, appelant à aller vers les autres ouvriers constituaient la dynamite avec laquelle nous essayions de balayer le terrain pour favoriser l'avancement général du mouvement. Les questions centrales posées aujourd'hui - qu'est ce que la lutte de classe, ses buts, ses méthodes, qui sont ses adversaires, quels sont les obstacles que nous devons surmonter ? -semblent constituer l'antithèse de celles des années 80. Elles apparaissent plus "abstraites" car moins immédiatement réalisables, voire constituer un retour à la case départ des origines du mouvement ouvrier. Les mettre en avant exige plus de patience, une vision à plus long terme, des capacités politiques et théoriques plus profondes pour l'intervention. En réalité, les questions centrales actuelles ne sont pas plus abstraites, elles sont plus globales. Il n'y a rien d'abstrait ou de rétrograde dans le fait d'intervenir, dans une assemblée ouvrière, sur la question des revendications du mouvement ou pour dénoncer la façon dont les syndicats empêchent toute perspective réelle d'extension. Le caractère global de ces questions montre la voie à suivre. Avant 1989, le prolétariat a échoué précisément parce qu'il posait les questions de la lutte de classe de façon trop étroite. Et c'est parce que, dans la deuxième moitié des années 1990, le prolétariat a commencé à ressentir, à travers des minorités en son sein, le besoin d'une vision plus globale que la bourgeoisie, consciente du danger que cela pouvait représenter, a développé le mouvement alter-mondialiste de façon à fournir une fausse réponse à un tel questionnement.
De plus, la gauche du capital, spécialement les gauchistes, est passée maître dans l'art d'utiliser les effets de la décomposition de la société contre les luttes ouvrières. Si la crise économique favorise un questionnement qui tend à être global, la décomposition a l'effet contraire. Pendant le mouvement du printemps 2003 en France et la grève des métallos en Allemagne, nous avons vu comment les activistes des syndicats, au nom de "l'extension" ou de la "solidarité" ont cultivé la mentalité qui habite des minorités de travailleurs lorsqu'elles essaient d'imposer la lutte à d'autres travailleurs, jetant sur ces derniers la responsabilité d'une défaite du mouvement quand ils refusent d'être entraînés dans l'action.
En 1921, pendant l'Action de mars en Allemagne, les scènes tragiques des chômeurs essayant d'empêcher les ouvriers de rentrer dans les usines étaient une expression de désespoir face au reflux de la vague révolutionnaire. Les récents appels des gauchistes français à empêcher les élèves de passer leurs examens, le spectacle des syndicalistes ouest-allemands voulant empêcher les métallos est-allemands-qui ne voulaient plus faire une grève longue pour les 35 heures de reprendre le travail, sont des attaques dangereuses contre l'idée même de classe ouvrière et de solidarité. Elles sont d'autant plus dangereuses qu'elles alimentent l'impatience, l'immédiatisme et l'activisme décervelé que produit la décomposition. Nous sommes avertis : si les luttes à venir sont potentiellement un creuset pour la conscience, la bourgeoisie fait tout pour les transformer en tombeau de la réflexion prolétarienne.
Ici, nous voyons des tâches qui sont dignes de l'intervention communiste : "expliquer patiemment" (Lénine) pourquoi la solidarité ne peut être imposée mais demande une confiance mutuelle entre les différentes parties de la classe ; expliquer pourquoi la gauche, au nom de l'unité ouvrière, fait tout pour détruire l'unité ouvrière.
Les bases de notre confiance dans le prolétariat.
Toutes les composantes du milieu politique prolétarien reconnaissent l'importance de la crise dans le développement de la combativité ouvrière. Mais le CCI est le seul courant existant actuellement qui considère que la crise stimule la conscience de classe des grandes masses. Les autres groupes restreignent le rôle de la crise au fait qu'elle pousse simplement physiquement à 1a lutte. Pour les conseillistes, la crise contraint de façon plus ou moins mécanique la classe ouvrière à faire la révolution. Pour les bordiguistes, le réveil de "l'instinct" de classe porte au pouvoir le détenteur de la conscience de classe qu'est le parti. Pour le BIPR, la conscience révolutionnaire vient de l'extérieur, du parti. Au sein des groupes en recherche, les autonomistes (qui se revendiquent dit marxisme concernant la nécessité de l'autonomie du prolétariat par rapport aux autres classes) et les ouvriéristes croient que la révolution est le produit de la révolte ouvrière et d'un désir individuel d'une vie meilleure. Ces démarches incorrectes ont été renforcées par l'incapacité de ces courants à comprendre que l'échec du prolétariat à répondre à la crise de 29 avait résulté de la défaite antérieure de la vague révolutionnaire mondiale. Une des conséquences de cette lacune est la théorisation toujours en cours selon laquelle la guerre impérialiste produit des conditions plus favorables à la révolution que la crise (Cf. notre article "Pourquoi l'alternative guerre ou révolution" de la Revue internationale n°30).
A l'opposé de ces visions, le marxisme pose la question comme suit : "Le fondement scientifique du socialisme s'appuie, comme on sait, sur trois principaux résultats du développement du capitaliste : avant tout sur l’anarchie croissante de l'économie capitaliste, qui mène inévitablement à sa ruine ; deuxièmement, sur la socialisation croissunte du processus de production qui crée les amorces de l'ordre social futur, et troisièmement, sur le renforcement croissant de l'organisation et de la conscience de classe du prolétariat qui constitue le facteur actif de la prochaine révolution". ([10] [839])
En soulignant le lien entre ces trois aspects et le rôle de la crise, Rosa Luxemburg écrit :"La social démocratie fait aussi peu résulter son but final de la violence victorieuse de la minorité qzre de la supériorité numérique de la majorité ; mais de la nécessite économique et de la compréhension de cette nécessité, qui mène à la suppression du capitalisme par les masses populaires, nécessité qui se manifeste avant tout dans l'anarchie capitaliste". ([11] [840])
Alors que le réformisme (et de nos jours la gauche du capital) promet des améliorations grâce à l'intervention de l'Etat, à des lois qui protégeraient les travailleurs, la crise vient révéler que « le système salarial n'est pas un rapport légal, mais un rapport purement économique »
C'est à travers les attaques qu'elle subit que la classe comme un tout commence à comprendre la nature réelle du capitalisme. Ce point de vue marxiste ne dénie en rien l'importance du rôle des révolutionnaires et de la théorie dans ce processus. Dans la théorie marxiste, les ouvriers trouveront la confirmation et l'explication de ce dont ils font eux mêmes l'expérience.
Octobre 2003.
[1] [841] Ce texte ayant été rédigé en vue de la discussion interne au sein de l'organisation, il est susceptible de contenir certaines formulations insuffisamment explicites pour le lecteur. Nous pensons cependant que ces défauts n'empêcheront pas les lecteurs de saisir l'essentiel de l'analyse contenue dans ce rapport.
[2] [842] Faute deplace, nous n'avons paspublié ce rapport dans notre presse. En revanche, nous avons publié, dans la Revue internationale n°113, la résolution adoptée à ce congrès qui reprend la plupart des insistances du rapport.
[3] [843] Le syndicat IG Mctal avait poussé les ouvriers métallurgistes des Lander de l'Est à se mettre en grève pour l'application immédiate des 35 heures alors que leur mise en place était planifiée pour 2009. La manoeuvre de la bourgeoisie réside en ceci que non seulement les trente cinq heures constituent une attaque contre la classe ouvrière du fait de la flexibilité qu'elles introduisent, mais la mobilisation par les syndicats pour leur obtention était destinée, à ce moment-là, à faire diversion vis-à-vis de la riposte nécessaire contre les mesures d'autérité de "l'agenda 2010".
[4] [844] Cette carte de la gauche dans l'opposition a été déployée par la bourgeoisie à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Elle consiste en un partage systématique des tâches entre les différents secteurs de la bourgeoisie. I1 revient à la droite, au gouvernement, de "parler franc" et d'appliquer sans fard les attaques requises contre la classe ouvrière. Il revient à la gauche, c'est-à-dire les fractions bourgeoises qui, parleur langage et leur histoire ont pour tâche spécifique de mystifier et encadrer les ouvriers, de dévoyer, stériliser et étouffer, grâce à leur position dans l'opposition, les luttes et la prise de conscience provoquées par ces attaques au sein du prolétariat. Pour davantage d'éléments concernant la mise en place d'une telle politique par la bourgeoisie lire la résolution publiée dans la Revue internationale n°26.
[5] [845] Pour une analyse plus détaillée de ce mouvement, voir notre article "Face aux attaques massives du capital, le besoin d'une riposte massive de la classe ouvrière" dans la Revue internationale n°114.
[6] [846] Il a existé une autre raison à la présence de la droite au pouvoir, c'est que cette disposition était la mieux adaptée pour contre carrer la montée du populisme politique (lié au développement de la décomposition) dont les partis qui l'incarnent sont en général inaptes à la gestion du capital national.
[7] [847] Rosa Luxembourg, Introduction à l'économie politique (le travail salarié).
[8] [848] En décembre 1995, les syndicats avaient constitué le fer de lance d'une manoeuvre de l'ensemble de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Face à une attaque massive contre la sécurité sociale, le plan Juppé, et une autre attaque visant plus spécifiquement les retraites des cheminots qui, par sa violence, constituait une véritable provocation, les syndicats n'avaient pas eu de difficulté à faire partir massivement les ouvriers en lutte sous leur contrôle. La situation économique n'était pas alors suffisamment grave pour imposer à la bourgeoisie qu'elle maintienne de façon immédiate son attaque contre les retraites des cheminots, si bien que le retrait de cette mesure put apparaître comme une victoire de la classe ouvrière mobilisée derrière les syndicats. Dans la réalité, le plan Juppé passa intégralement mais la plus grande défaite vint du fait qu'à cette occasion la bourgeoisie était parvenue à recrédibiliser les syndicats e tque la défaite est passée pour une victoire. Pour davantage de détails, lire les articles dédiés à la dénonciation de cette manoeuvre de la bourgeoisie dans les n°84 et 85 de la Revue internationale.
[9] [849] Voir notre article consacré aux mouvements sociaux en France, "Face aux attaques massives du capital, le besoin d'une riposte massive de la classe ouvrière" dans la Revue internationale n°I14.
[10] [850] Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution ?
[11] [851] Rosa Luxemburg, idem
Dans les "Thèses sur la décomposition" (publiées pour la première fois dans la Revue internationale n°62 et republiées dans la Revue internationale n°107), de même que dans l'article "La décomposition du capitalisme" (publié dans la Revue internationale n°57), nous avons mis en évidence que le capitalisme était entré dans une nouvelle et ultime phase de sa décadence, celle de sa décomposition, caractérisée par l'aggravation et la culmination de toutes les contradictions du système. Malheureusement, cet effort de la part de notre organisation pour analyser cette évolution importante dans la vie du capitalisme, soit n'a fait que susciter l'indifférence de la part de certains groupes de la Gauche communiste, soit a rencontré une complète incompréhension, quand ce n'est pas des accusations de tout acabit comme celle d'abandonner le marxisme.
L'attitude la plus caricaturale est probablement celle du Parti communiste international (PCI, qui publie Le Prolétaire et Il Comunista). C'est ainsi que dans une brochure publiée récemment, "Le Courant communiste international : à contre-courant du marxisme et de la lutte de classe", cette organisation évoque notre analyse sur la décomposition en ces termes : "Nous ne ferons pas non plus ici la critique en règle de cette fumeuse théorie, nous contentant de signaler ses trouvailles les plus en rupture avec le marxisme et le matérialisme". Et c'est tout ce que le PCI trouve à dire sur notre analyse alors que par ailleurs il consacre 70 pages à polémiquer avec notre organisation. C'est pourtant une responsabilité de premier ordre, pour une organisation qui prétend défendre des intérêts historiques de la classe ouvrière, que de s'investir dans un effort de réflexion théorique en vue de clarifier les conditions de son combat et de critiquer les analyses de la société qu'elle juge erronées, notamment lorsque celles-ci sont défendues par d'autres organisations révolutionnaires[1]. En effet, le prolétariat et ses minorités d'avant-garde ont besoin d'un cadre global de compréhension de la situation. A défaut de quoi, ils sont condamnés à ne pouvoir donner que des réponses au coup par coup et empiriques aux événements, à être ballottés par leur succession. Pour sa part, la Communist Workers' Organisation (CWO), branche britannique du Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR) a abordé dans trois articles de ses publications[2] notre analyse sur la décomposition du capitalisme. Nous reviendrons ultérieurement sur les arguments précis mis en avant par la CWO. Notons pour le moment que la critique principale qui est faite dans ses textes à notre analyse sur la décomposition est tout simplement qu'elle se situe en dehors du marxisme.
Face à ce type de jugement (que la CWO n'est pas la seule organisation à porter), nous estimons nécessaire de mettre en évidence les racines marxistes de la notion de décomposition du capitalisme et d'en préciser et développer différents aspects et implications. C'est la raison pour laquelle nous entreprenons la rédaction d'une série d'articles intitulée "Comprendre la Décomposition" qui se situe dans la continuité de celle que nous avions réalisée il y a quelques années intitulée "Comprendre la décadence du capitalisme"[3], parce qu'en dernière instance la décomposition constitue un phénomène de la décadence, qui ne peut pas être compris en dehors d'elle.
La méthode marxiste fournit un cadre, à la fois matérialiste et historique, permettant de caractériser les différents moments de la vie du capitalisme, tant dans sa période d'ascendance que dans celle de sa décadence.
"En fait, de même que le capitalisme connaît différentes périodes dans son parcours historique -naissance, ascendance, décadence-, chacune de ces périodes contient elle aussi un certain nombre de phases distinctes et différentes. Par exemple, la période d'ascendance comporte les phases successives du libre marché, de la société par actions, du monopole, du capital financier, des conquêtes coloniales, de l'établissement du marché mondial. De même, la période de décadence a aussi son histoire : impérialisme, guerres mondiales, capitalisme d'Etat, crise permanente et, aujourd'hui, décomposition. Il s'agit là de différentes manifestations successives de la vie du capitalisme dont chacune permet de caractériser une phase particulière de celle-ci, même si ces manifestations pouvaient déjà exister auparavant ou ont pu se maintenir lors de l'entrée dans une nouvelle phase"[4]. Ainsi l'illustration la plus connue de ce phénomène concerne sans doute l'impérialisme qui, "à proprement parler débute après les années 1870, lorsque le capitalisme mondial arrive à une nouvelle configuration significative : la période où la constitution des Etats nationaux d'Europe et d'Amérique du Nord est achevée et, où, au lieu d'une Grande-Bretagne "usine du monde", nous avons plusieurs "usines" capitalistes nationales développées en concurrence pour la domination du marché mondial -en concurrence non seulement pour l'obtention des marchés intérieurs des autres mais aussi pour le marché colonial" ("Sur l'impérialisme", Revue internationale n° 19). Cependant, l'impérialisme n'acquiert "une place prépondérante dans la société, dans la politique des Etats et dans les rapports internationaux qu'avec l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence au point d'imprimer sa marque à la première phase de celle-ci, ce qui a pu conduire les révolutionnaires de cette époque à l'identifier avec la décadence elle-même"[5].
De même, la période de décadence du capitalisme comporte, dès son origine, des éléments de décomposition caractérisés par la dislocation du corps social, le pourrissement de ses structures économiques, politiques et idéologiques. Néanmoins, ce n'est qu'à un certain stade de cette décadence et dans des circonstances bien déterminées que la décomposition devient un facteur, sinon le facteur décisif de l'évolution de la société ouvrant ainsi une phase spécifique, celle de la décomposition de la société. Cette phase est l'aboutissement des phases qui l'ont précédée en se succédant au sein de la décadence comme en atteste l'histoire même de cette période.
Le premier congrès de l'Internationale communiste (mars 1919) a mis en évidence que le capitalisme était entré dans une nouvelle époque, celle de son déclin historique et il a identifié dans celle-ci les germes de la décomposition intérieure du système : "Une nouvelle époque est née : l'époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. L'époque de la révolution communiste du prolétariat." (Plate-forme de l'IC). Pour l'humanité entière est posée la menace de sa destruction si le capitalisme survit à l'épreuve de la révolution prolétarienne : "L'humanité, dont toute la culture a été dévastée, est menacée de destruction. L'ancien "ordre" capitaliste n'est plus. Il ne peut plus exister. Le résultat final des procédés capitalistes de production est le chaos." (Ibid) "Maintenant ce n'est pas seulement la paupérisation sociale, mais un appauvrissement physiologique, biologique, qui se présente à nous dans toute sa réalité hideuse." (Manifeste de l'IC aux prolétaires du monde entier). Cette nouvelle époque porte la marque, sur le plan de la vie de la société, de cet événement historique qui l'a ouverte, la Première Guerre mondiale : "Si la libre concurrence, comme régulateur de la production et de la répartition, fut remplacée dans les champs principaux de l'économie par le système des trusts et des monopoles, plusieurs dizaines d'années avant la guerre, le cours même de la guerre a arraché le rôle régulateur et directeur aux groupements économiques pour le transmettre directement au pouvoir militaire et gouvernemental." (Ibid). Ce qui est décrit ici ne constitue pas un phénomène conjoncturel, lié au caractère prétendument exceptionnel de la situation de guerre, mais bien une tendance permanente et dominante irréversible : "Si l'absolue sujétion du pouvoir politique au capital financier a conduit l'humanité à la boucherie impérialiste, cette boucherie a permis au capital financier non seulement de militariser jusqu'au bout l'Etat, mais de se militariser lui-même, de sorte qu'il ne peut plus remplir ses fonctions économiques essentielles que par le fer et par le sang. L'étatisation de la vie économique, contre laquelle protestait tant le libéralisme capitaliste, est un fait accompli. Revenir, non point à la libre concurrence, mais seulement à la domination des trusts, syndicats et autres pieuvres capitalistes, est désormais impossible. La question est uniquement de savoir quel sera désormais celui qui prendra la production étatisée : l'Etat impérialiste ou l'Etat du prolétariat victorieux." (Ibid).
Les huit décennies suivantes n'ont fait que confirmer ce tournant décisif dans la vie de la société : le développement massif du capitalisme d'Etat et de l'économie de guerre après la crise de 1929 ; la Seconde Guerre mondiale ; la reconstruction et le début d'une course nucléaire démente ; la Guerre "froide" qui a fait autant de morts que les deux guerres mondiales ; et, à partir de 1967, qui correspond à la fin de la reconstruction d'après-guerre, l'effondrement progressif de l'économie mondiale dans une crise qui dure maintenant depuis plus de 30 années accompagnée d'une spirale sans fin de convulsions guerrières. Un monde, en somme, qui n'offre d'autre perspective qu'une agonie interminable faite de destructions, de misère et de barbarie.
Une telle évolution historique ne peut que favoriser la décomposition du mode de production capitaliste sur tous les plans de la vie sociale : l'économie, la vie politique, la morale, la culture, etc. C'est ce qu'ont illustré, d'un côté, la folie irrationnelle et la sauvagerie du nazisme avec ses camps d'extermination et du stalinisme avec ses goulags ; de l'autre le cynisme et l'hypocrisie morale de leurs adversaires démocratiques avec leurs bombardements meurtriers responsables de centaines de milliers de victimes parmi la population d'Allemagne (dans la ville de Dresde notamment) ou du Japon (particulièrement les deux bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki), ces deux pays étant pourtant à ce moment-là déjà vaincus. En 1947, la Gauche communiste de France met en évidence que les tendances à la décomposition s'exprimant au sein du capitalisme sont le produit de ses contradictions insurmontables : "La bourgeoisie, elle, se trouve devant sa propre décomposition et ses manifestations. Chaque solution qu'elle tente d'apporter précipite le choc des contradictions, elle pallie au moindre mal, elle replâtre ici, et la bouche une voie d'eau, tout en sachant que la trombe ne gagne que plus de force" (Internationalisme nº 23, "Instabilité et décadence capitaliste").
Les contradictions et manifestations de la décadence du capitalisme qui, successivement, marquent les différents moments de cette décadence, ne disparaissent pas avec le temps, mais se maintiennent. La phase de décomposition qui s'ouvre dans les années 80 apparaît alors "comme celle résultant de l'accumulation de toutes ces caractéristiques d'un système moribond, celle qui parachève et chapeaute trois quarts de siècle d'agonie d'un mode de production condamné par l'histoire". Concrètement, "non seulement la nature impérialiste de tous les Etats, la menace de guerre mondiale, l'absorption de la société civile par le Moloch étatique, la crise permanente de l'économie capitaliste, se maintiennent dans la phase de décomposition, mais cette dernière se présente encore comme la conséquence ultime, la synthèse achevée, de tous ces éléments[6]". Ainsi, l'ouverture de la phase de décomposition (la Décomposition[7]) ne se produit pas comme un éclair dans un ciel d'azur, mais est la cristallisation d'un processus latent à l'œuvre dans les étapes précédentes de la décadence du capitalisme, lequel devient, à un moment donné, le facteur central de la situation. Ainsi, les éléments de décomposition qui, comme on l'a vu, ont accompagné toute la décadence du capitalisme, ne peuvent pas être mis sur le même plan, quantitativement et qualitativement, que ceux se manifestant à partir des années 1980. La Décomposition n'est pas simplement une "nouvelle phase" succédant à d'autres au sein de la période de décadence (impérialisme, guerres mondiales, capitalisme d'Etat) mais la phase terminale du système.
Ce phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société est causé par le fait que les contradictions du capitalisme ne faisant que s'aggraver, la bourgeoisie est incapable d'offrir la moindre perspective à l'ensemble de la société et le prolétariat n'est pas non plus en mesure d'affirmer de façon immédiate la sienne propre.
Dans les sociétés de classe, les individus agissent et travaillent sans contrôler réellement et consciemment leur propre vie. Mais cela ne signifie pas pour autant que la société puisse fonctionner de façon totalement aveugle, sans orientation ni perspective. En effet, "aucun mode de production ne peut vivre, se développer, se maintenir sur des bases viables, assurer la cohésion sociale, s'il n'est pas capable de présenter une perspective à l'ensemble de la société qu'il domine. Et c'est particulièrement vrai pour le capitalisme en tant que mode de production le plus dynamique de l'histoire[8]" (8). Cette tendance croissante à une absence de boussole pour guider la marche de la société constitue une différence importante entre la phase actuelle de décomposition du capitalisme et la période de la Seconde Guerre mondiale.
La seconde grande guerre constitua une manifestation terrifiante de la barbarie du système capitaliste. Mais barbarie n'est pas synonyme de décomposition. Au cœur de la barbarie de la Seconde Guerre mondiale, la société n'était pas dépourvue "d'orientation" puisqu'il existait cette capacité des Etats capitalistes à encadrer avec une main de fer toute la société et à la mobiliser pour la guerre. Sur ce plan, la période de la Guerre froide possède des caractéristiques semblables : toute la vie sociale y est encadrée par les Etats engagés dans un bras de fer sanglant entre les deux blocs. La société s'enfonçait alors dans une barbarie "organisée". Par contre, ce qui change depuis l'ouverture de la phase de décomposition, c'est que la barbarie "organisée" est remplacée par une barbarie anarchique et chaotique où dominent le chacun pour soi, l'instabilité des alliances, la gangstérisation des rapports internationaux.
Pour le marxisme, "les rapports sociaux de production changent et se transforment avec l'évolution et le développement des moyens matériels de production, des forces productrices. Les rapports de production, pris dans leur totalité, constituent ce que l'on nomme les rapports sociaux, et notamment une société parvenue à un stade d'évolution historique déterminé, une société particulière et bien caractérisée. La société antique, la société féodale, la société bourgeoise sont de tels ensembles de rapports de production, dont chacun désigne un stade particulier de l'évolution historique de l'humanité" (Marx, Travail salarié et capital). Mais également, ces rapports de production constituent le cadre au sein duquel s'exerce le moteur de leur évolution et de celui de l'humanité, la lutte de classe : "Le mode de production et d'échange économique qui domine à une époque, et l'organisation sociale qui en dérive nécessairement, constituent la base sur laquelle s'édifie l'histoire politique et intellectuelle de l'époque ; seule elle permet d'expliquer cette histoire ; par conséquent, toute l'histoire de l'humanité (depuis la dissolution de la société tribale primitive, qui possédait les terres en commun) a été l'histoire de la lutte entre les classes, entre exploiteurs et exploités, entre classes dominantes et classes opprimées ; l'histoire de cette lutte de classe représente une série d'évolutions… " (F. Engels, Préface à la réédition allemande du Manifeste de 1890)
Les liens entre, d'une part, les rapports de production et le développement des forces productives et, d'autre part, la lutte de classe n'ont jamais été conçus par le marxisme d'une manière simple et mécanique : les premiers étant déterminants et la seconde déterminée. Sur cette question, en réponse à l'Opposition de Gauche, Bilan mettait en garde contre l'interprétation matérialiste vulgaire du fait que "toute l'évolution de l'histoire peut être ramenée à la loi de l'évolution des forces productives et économiques", élément nouveau du marxisme par rapport à toutes les théories historiques qui l'ont précédé et pleinement confirmé par l'évolution de la société capitaliste. Pour une telle interprétation matérialiste vulgaire, "le mécanisme productif représente non seulement la source de la formation de classes mais il détermine automatiquement l'action et la politique des classes et des hommes les constituant ; ainsi, le problème des luttes sociales serait singulièrement simplifié ; hommes et classes ne seraient que des marionnettes actionnées par des forces économiques." ("Les principes, armes de la révolution", Bilan nº 5).
Les classes sociales n'agissent pas selon un scénario fixé à l'avance par l'évolution économique. Bilan ajoute que "l'action des classes n'est possible qu'en fonction d'une intelligence historique du rôle et des moyens appropriés à leur triomphe. Les classes doivent au mécanisme économique, et leur naissance, et leur disparition, mais, pour triompher (…) [elles] doivent pouvoir se donner une configuration politique et organique, à défaut de quoi, bien qu'élues par l'évolution des forces productives, elles risquent de rester longtemps les prisonnières de la classe ancienne qui, à son tour -pour résister- emprisonnera le cours de l'évolution économique[9]" (ibid.).
A ce stade, deux conclusions très importantes doivent être tirées.
Premièrement, tout en étant déterminant, le mécanisme économique est aussi déterminé parce que la résistance de l'ancienne classe -condamnée par l'histoire- emprisonne le cours de son évolution. L'humanité a aujourd'hui derrière elle presque un siècle de décadence du capitalisme, ce qui constitue une illustration de cette réalité. Afin d'éviter des effondrements brutaux et de pouvoir assumer les contraintes de l'économie de guerre, le capitalisme d'Etat a triché de façon permanente avec la loi de la valeur[10] tout en enfermant l'économie dans des contradictions de plus en plus insurmontables.
Loin de pouvoir résoudre les contradictions du système capitaliste, une telle fuite en avant n'a eu pour autre conséquence que de les aggraver de façon considérable. Suivant Bilan, elle a emprisonné le cours de l'évolution historique dans un nœud gordien fait de contradictions insurmontables.
En deuxième lieu, la classe révolutionnaire, tout en étant investie par l'histoire de la mission de renverser le capitalisme, n'a pu jusqu'à présent accomplir cette mission historique. La longue période des trente dernières années constitue une confirmation lumineuse de cette analyse de Bilan qui se situe dans la lignée de toutes les positions du marxisme : si le resurgissement historique du prolétariat en 1968 a réussi à entraver la capacité de la bourgeoisie à entraîner la société vers la guerre généralisée, il n'a pas pour autant réussi à orienter ses luttes défensives vers un combat offensif pour la destruction du capitalisme.
Cet échec, qui est le résultat d'une série de facteurs généraux et historiques que nous ne pouvons analyser ici[11], a été déterminant dans l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition.
Par ailleurs, si la Décomposition est le résultat des difficultés du prolétariat, elle contribue également activement, en retour, à l'aggravation de celles-ci : "les effets de la décomposition ont un impact profondément négatif sur la conscience du prolétariat, sur son sens de lui-même comme classe, puisque dans tous ses différents aspects -la mentalité de gang, le racisme, la criminalité, la drogue, etc.- ils servent à atomiser la classe, à accroître les divisions en son sein, et à la dissoudre dans une foire d'empoigne sociale généralisée[12]".
En effet :
Le passage d'un mode de production à un autre mode de production supérieur n'est pas le produit fatal de l'évolution des forces productives. Ce passage ne peut s'effectuer qu'au moyen d'une révolution qui est le produit de la capacité de la nouvelle classe dominante à renverser l'ancienne et à construire les nouveaux rapports de production.
Le marxisme défend le déterminisme historique mais cela ne signifie pas que le communisme serait le résultat inévitable et inéluctable de l'évolution du capitalisme. Une telle vision constitue une déformation matérialiste vulgaire du marxisme. En effet, pour le marxisme, le déterminisme historique signifie que :
1. Une révolution n'est possible que lorsque le mode de production précédent a épuisé toutes ses capacités à développer les forces productives : "Jamais une société n'expire, avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place, avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société." (Marx, Avant-propos de la Contribution à la critique de l'économie politique).
2. Le capitalisme ne peut pas revenir en arrière (vers le féodalisme ou d'autres modes de production précapitalistes) : soit il est remplacé à travers la révolution prolétarienne, soit il entraîne l'humanité dans sa destruction.
3. Le capitalisme constitue la dernière société de classes. La "théorie" défendue par le groupe "Socialisme ou Barbarie" ou par certaines scissions du trotskisme[14], annonçant l'avènement d'une "troisième société" ni capitaliste ni communiste, est une aberration du point de vue du marxisme qui souligne avec force que "les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du processus social de production (…) Avec ce système social, c'est donc la préhistoire de la société humaine qui se clôt." (Ibid.)
Le marxisme a toujours posé en termes d'alternative le dénouement de l'évolution historique : soit la classe révolutionnaire s'impose et ouvre la voie vers le nouveau mode de production, soit la société tombe dans l'anarchie et la barbarie. Le Manifeste communiste montre comment la lutte de classe s'est manifestée à travers "une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte".
"Contre toutes les erreurs idéalistes qui essayaient de séparer le prolétariat du communisme, Marx a défini ce dernier comme l'expression de "son mouvement réel" et a insisté sur le fait que les ouvriers "n'ont pas d'idéal à réaliser, mais à libérer les éléments de la nouvelle société dont la vieille société bourgeoise qui s'effondre est elle-même enceinte." (La guerre civile en France)[15]". La lutte de classe du prolétariat n'est pas "l'instrument" d'un "destin historique" (la réalisation du communisme). Dans l'Idéologie Allemande, Marx et Engels critiquent fortement une telle vision :
Ainsi, appliquée à l'analyse de la phase actuelle de l'évolution du capitalisme, la méthode marxiste permet de comprendre que, malgré son existence bien réelle, la Décomposition ne constitue pas un phénomène "rationnel" dans l'évolution historique. La Décomposition n'est en rien un maillon nécessaire dans la chaîne conduisant au communisme.
Au contraire, elle contient le danger d'une érosion progressive des bases matérielles de celui-ci. D'abord parce que la Décomposition signifie un lent processus d'anéantissement des forces productives jusqu'à un point où la construction du communisme devient désormais impossible : "On ne peut pas soutenir, comme le font les anarchistes par exemple, qu'une perspective socialiste resterait ouverte quand bien même les forces productives seraient en régression, en écartant toute considération relative à leur niveau. Le capitalisme représente une étape indispensable et nécessaire à l'instauration du socialisme dans la mesure où il parvient à en développer suffisamment les conditions objectives. Mais, de même qu'au stade actuel - et c'est l'objet de la présente étude - il devient un frein au développement des forces productives, de même la prolongation du capitalisme, au-delà de ce stade, doit entraîner la disparition des conditions du socialisme[16]". Ensuite, parce qu'elle érode les bases de l'unité et de l'identité de classe du prolétariat : "Le processus de désintégration apporté par un chômage massif et prolongé, en particulier parmi les jeunes, par l'éclatement des concentrations ouvrières traditionnellement combatives de la classe ouvrière dans le cœur industriel, tout cela renforce l'atomisation et la concurrence entre les ouvriers (…) La fragmentation de l'identité de classe dont nous avons été témoins durant la dernière décennie en particulier ne constitue en aucune façon une avancée mais est une claire manifestation de la décomposition qui comporte de profonds dangers pour la classe ouvrière[17]".
L'étape historique de la Décomposition porte en elle la menace d'anéantissement des conditions de la révolution communiste. En ce sens elle n'est pas différente d'autres étapes de la décadence du capitalisme où a existé aussi une telle menace mise en évidence par les révolutionnaires. Par rapport à celles-ci, il existe cependant un certain nombre de différences :
1. La guerre pouvait déboucher sur une reconstruction, alors que le processus de destruction de l'humanité, sous les effets de la Décomposition, bien que lent et sournois, est irréversible[18] ;
2. La menace de destruction était liée à l'éclatement d'une troisième guerre mondiale, alors qu'aujourd'hui, dans la Décomposition, différentes causes (les guerres locales, la destruction de l'équilibre écologique, la lente érosion des forces productives, l'effondrement progressif des infrastructures productives, la destruction graduelle des rapports sociaux) agissent de façon plus ou moins simultanée en tant que facteurs de destruction de l'humanité ;
3. La menace de destruction se présentait sous la forme brutale d'une nouvelle guerre mondiale, alors qu'aujourd'hui elle revêt désormais une allure moins visible, plus insidieuse, beaucoup plus difficile à cerner : "dans le contexte de la décomposition, la "défaite" du prolétariat peut être plus graduelle, plus insidieuse, et bien moins facile à contrecarrer" [Voir note (*) en fin d'article].
4. Le fait que la décomposition soit le facteur central de l'évolution de toute la société signifie, comme nous l'avons déjà évoqué, qu'elle a un impact direct et plus permanent sur le prolétariat à tous les niveaux : la prise de conscience, l'unité, la solidarité, etc.
Cependant, "la mise en évidence des dangers considérables que fait courir à la classe ouvrière et à l'ensemble de l'humanité le phénomène historique de la décomposition ne doit pas conduire la classe, et particulièrement ses minorités révolutionnaires, à adopter face à lui une attitude fataliste[19]". En effet :
Mais, dans la mesure où seule la révolution communiste est à même d'écarter définitivement la menace que fait peser la décomposition sur l'humanité, les luttes ouvrières de résistance aux effets de la crise ne peuvent y suffire. En effet, la conscience de la crise, en elle-même, ne peut pas résoudre les problèmes et les difficultés que le prolétariat affronte et devra de plus en plus confronter. C'est pourquoi il devra développer :
La décomposition oblige le prolétariat à affûter les armes de sa conscience, de son unité, de sa confiance en lui-même, de sa solidarité, de sa volonté et de son héroïsme, ce que Trotski appelait les facteurs subjectifs et dont il a souligné, dans son Histoire de la Révolution Russe, l'énorme importance qu'ils eurent dans cet évènement historique. Sur tous les fronts de la lutte de classe du prolétariat (Engels parlait de trois fronts : économique, politique et théorique), les révolutionnaires et les minorités les plus avancées du prolétariat devront cultiver et développer en profondeur et en extension ces qualités.
La phase de décomposition révèle que, des deux facteurs qui régissent l'évolution historique - le mécanisme économique et la lutte de classes - le premier est plus que mûr et contient le danger d'anéantissement de l'humanité. De ce fait, le deuxième facteur devient décisif. Plus que jamais, la lutte de classe du prolétariat est le moteur de l'histoire. La conscience, l'unité, la confiance, la solidarité, la volonté et l'héroïsme, qualités que le prolétariat est capable de hisser dans la lutte de classe à un niveau complètement différent et supérieur aux autres classes de l'histoire, sont les forces qui, développées au plus haut degré, lui permettront de surmonter les dangers contenus dans la Décomposition et d'ouvrir la voie à la libération communiste de l'humanité.
C. Mir
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(*) Dans un tract intitulé "Questions aux militants et sympathisants du CCI actuel" et distribué à la porte de nos réunions publiques ainsi que dans la manifestation pacifiste du 20 mars à Paris, le groupe parasitaire autoproclamé "Fraction interne du CCI" (composé de quelques ex-membres de notre organisation) commente des extraits de la résolution sur la situation internationale adoptée par notre 15e congrès international.
Premier extrait : "Bien que la décomposition du capitalisme soit le résultat de cet écart historique entre les classes, cette situation ne peut pas demeurer statique. La crise économique (…) continue à s'approfondir, mais contrairement à la période de 1968 à 1989, alors que l'issue de ces contradictions de classe ne pouvait être que la guerre ou la révolution, la nouvelle période ouvre la voie à une troisième possibilité : la destruction de l'humanité, non au travers d'une guerre apocalyptique, mais au travers d'une avance graduelle de la décomposition, qui pourrait au bout d'un temps saper la capacité du prolétariat à répondre comme une classe, et pourrait également rendre la planète inhabitable dans une spirale de guerres régionales et de catastrophes écologiques. Pour mener une guerre mondiale, la bourgeoisie devrait commencer par affronter directement et défaire les principaux bataillons de la classe ouvrière, et ensuite les mobiliser pour marcher avec enthousiasme derrière les bannières et l'idéologie de nouveaux blocs impérialistes ; dans le nouveau scénario, la classe ouvrière pourrait être battue d'une manière moins ouverte et moins directe, simplement en n'arrivant pas à répondre à la crise du système et en se laissant de plus en plus entraîner dans la spirale de la décadence." [les soulignés sont de la FICCI]
Commentaire de la FICCI : "C'est l'introduction clairement opportuniste d'une "troisième voie", opposée à la thèse classique du marxisme d'une alternative historique. Comme chez Bernstein, Kautsky et leurs épigones, l'idée même de troisième voie s'oppose à l'alternative historique, "simpliste" selon l'opportunisme, de "guerre ou révolution". Il s'agit là de l'affirmation explicite, ouverte, de la révision d'une thèse classique du mouvement ouvrier…"
Deuxième citation de notre résolution : "Ce qui a changé avec la décomposition, c'est la possible nature d'une défaite historique, qui peut ne pas venir d'un heurt frontal entre les classes principales, mais d'un lent reflux des capacités du prolétariat à se constituer en classe, auquel cas le point de non-retour serait plus difficile à discerner, comme ce serait le cas avant toute catastrophe définitive. C'est le danger mortel auquel la classe est confrontée aujourd'hui."
Commentaire de la FICCI : "Ici s'exprime la tendance opportuniste, révisionniste qui "liquide" la lutte des classes."
En fait, ce qui s'exprime dans ces lignes de la FICCI c'est la volonté délibérée de ce regroupement de nuire à notre organisation (faute de pouvoir la détruire) par tous les moyens. Effectivement, les membres de la FECCI, qui après plusieurs décennies de militantisme au sein de notre organisation ont perdu leurs convictions communistes et ont juré la perte du CCI, sont prêts aux pires bassesses pour parvenir à leurs fins : le vol, le mouchardage auprès de la police (voir à ce sujet notre article "Les méthodes policières de la FICCI", sur notre site Internet et dans notre presse territoriale) et, évidemment, le mensonge le plus éhonté. Le CCI n'a nullement "révisé" ses positions depuis que les chevaliers blancs de la FICCI ne sont plus là pour l'empêcher de "dégénérer".
C'est ainsi que le 13e congrès du CCI a adopté, avec le plein soutien des militants qui allaient plus tard former la FICCI, un rapport sur la lutte de classe où l'on peut lire : "Les dangers contenus dans la nouvelle période pour la classe ouvrière et l'avenir de ses luttes ne peuvent être sous-estimées. Si le combat de la classe ouvrière a clairement barré la voie à la guerre mondiale dans les années 1970 et 1980, il ne peut stopper ni ralentir le processus de décomposition. Pour engager une guerre mondiale, la bourgeoisie aurait dû infliger une série de défaites majeures aux bataillons centraux de la classe ouvrière. Aujourd'hui, le prolétariat est confronté à une menace à plus long terme mais non moins dangereuse d'une 'mort à petit feu' où la classe ouvrière serait toujours plus écrasée par ce processus de décomposition jusqu'à perdre sa capacité à s'affirmer en tant que classe, tandis que le capitalisme s'enfonce de catastrophe en catastrophe (guerres locales, catastrophes écologiques, famine, etc.)." (Revue internationale n° 99)
De même, dans le rapport sur la lutte de classe adopté par le 14e congrès du CCI au printemps 2001 (avec le soutien des mêmes futurs membres de la FICCI) on peut lire : "… cette évolution… a créé une situation dans laquelle les bases d'une nouvelle société pourraient être sapées sans guerre mondiale et donc sans la nécessité de mobiliser le prolétariat en faveur de la guerre. Dans le précédent scénario, c'est une guerre nucléaire mondiale qui aurait définitivement compromis la possibilité du communisme (…). Le nouveau scénario envisage la possibilité d'un glissement plus lent mais non moins mortel dans un état où le prolétariat serait fragmenté au-delà de toute réparation possible et où les bases naturelles et économiques pour la transformation sociale seraient également ruinées à travers un accroissement des conflits militaires locaux et régionaux, les catastrophes écologiques et l'effondrement social." (Revue internationale n° 107)
Quant à la résolution adoptée par ce congrès, elle évoque dans son point 13 "le danger que le processus de décomposition le plus insidieux pourrait submerger la classe sans que le capitalisme ait à lui infliger une défaite frontale" (Revue internationale n° 106).
Faut-il croire que les glorieux défenseurs du "vrai CCI" (comme ils se définissent) dormaient quand ces documents ont été adoptés ou que leur bras s'est levé machinalement pour leur apporter un soutien. Il faut alors considérer qu'ils ont dormi pendant plus de 11 ans puisque dans un rapport adopté en janvier 1990 par l'organe central du CCI (et que ces éléments avaient soutenu sans la moindre réserve) on pouvait lire : "Même si la guerre mondiale ne saurait, à l'heure actuelle, et peut être de façon définitive, constituer une menace pour la vie de l'humanité, cette menace peut très bien provenir, comme on l'a vu, de la décomposition de la société. Et cela d'autant plus que si le déchaînement de la guerre mondiale requiert l'adhésion du prolétariat aux idéaux de la bourgeoisie (…) la décomposition n'a nul besoin d'une telle adhésion pour détruire l'humanité." (Revue internationale n° 61)
[1] Pour notre part, nous avons consacré de nombreux articles de notre presse à la critique de ce que nous considérons être de telles visions erronées, à commencer par l'aberration que constitue cette "innovation" par rapport au marxisme appelée paradoxalement "l'invariance". Au nom de celle-ci, le courant bordiguiste (appartenant comme le CCI au courant de la Gauche communiste) se refuse dogmatiquement à reconnaître la réalité d'une évolution en profondeur de la société capitaliste depuis 1848, et donc l'entrée de ce système dans sa période de décadence (cf. l'article "Le rejet de la notion de décadence" dans la Revue internationale n°77 et 78).
[2] Il s'agit des articles suivants : "War and the ICC" (La guerre et le CCI) dans Revolutionary Perspectives (RP) 24, "Workers' Struggles in Argentina: Polemic with the ICC" (Luttes ouvrières en Argentine : polémique avec le CCI) dans Internationalist Communist 21 et "Imperialism's New World Order" (Le nouvel ordre mondial de l'impérialisme) dans RP 27.
[3] Voir les numéros suivants de la Revue internationale : 48, 49, 50, 54, 55 et 56.
[4] "Thèses sur la décomposition", point 3, Revue internationale nº 62 et 107.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Lorsque nous faisons référence à la Décomposition au moyen d'un nom propre, nous nous référons à la phase de la décomposition, laquelle constitue une notion distincte du phénomène de décomposition. Ce dernier, comme nous l'avons vu, accompagne tout processus de décadence, de façon plus ou moins marquée, et devient dominant dans la phase de décomposition.
[9] Nous sommes bien conscients que le fait qu'une idée ait été mise en avant par le courant de la Gauche communiste d'Italie ne lui confère pas d'emblée aux yeux du lecteur un caractère marxiste irréfutable. Cependant, il devrait faire réfléchir les camarades et sympathisants des organisations qui aujourd'hui se réclament de ce courant historique, telles que le BIPR ou les différents groupes nommés Parti communiste international.
[10] Voir l'article "Le prolétariat dans le capitalisme décadent" dans la Revue internationale n° 23
[11] Voir, entre autres, l'article "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme ?" ; Revue internationale numéros 103 et 104.
[12] ) Rapport sur la lutte de classe - le concept de cours historique dans le mouvement révolutionnaire, adopté par le 14ème Congrès du CCI ; Revue internationale nº 107.
[13] Lénine : La lutte pour le pain (discours prononcé par Lénine au C.C.E Panrusse des Soviets) Cité par Bilan n°6.
[14] Burnham et sa théorie de la nouvelle classe "managériale".
[15] "Le prolétariat dans le capitalisme décadent", Revue internationale n° 23.
[16] "L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective", Gauche communiste de France, Internationalisme nº 46 de mai 1952, republié dans la Revue internationale n° 21.
[17] Rapport sur la lutte de classe adopté par le 14ème Congrès du CCI, Revue internationale nº 107.
[18] La période de la "guerre froide" avec sa course démentielle aux armements nucléaires a marqué déjà la fin de toute possibilité de reconstruction suite au déchaînement d'une troisième guerre mondiale.
[19] "Thèses sur la décomposition", point 17, Revue internationale nº 62 et 107.
[20] Ibid
[21] Ibid
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L'explosion massive de luttes ouvrières en Mai 68 en France, suivie par les mouvements en Italie, en Grande-Bretagne, en Espagne, en Pologne et ailleurs mettait fin à la période de contre-révolution qui avait pesé si lourdement sur la classe ouvrière internationale depuis la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23. Le géant prolétarien s'est redressé sur la scène de l'histoire. Et pas seulement en Europe. Ces luttes ont eu un écho immense en Amérique latine, à commencer par le "Cordobaza" en Argentine en 1969. Entre 1969 et 1975, dans toute la région, du Chili, au Sud, jusqu'au Mexique à la frontière avec les Etats-Unis, les travailleurs ont mené un combat intransigeant contre les tentatives de la bourgeoisie de leur faire payer la crise économique. Et dans les vagues de luttes qui ont suivi, celle de 1977 à 1980 culminant dans la grève de masse en Pologne, celle de 1983 à 1989 marquée par des mouvements massifs en Belgique, au Danemark et d'importantes luttes dans de nombreux autres pays, le prolétariat d'Amérique latine a continué à lutter, même si cela n'a pas été de façon aussi spectaculaire, montrant ainsi que, quelles que soient les différences de conditions, la classe ouvrière mène un seul et même combat contre le capitalisme, qu'elle est une seule et même classe internationale.
Aujourd'hui, ces luttes en Amérique latine ressemblent à un rêve lointain. La situation sociale actuelle dans la région n'est pas marquée par des luttes massives, des manifestations et des confrontations armées entre le prolétariat et les forces de répression, mais par une instabilité sociale généralisée. Le "soulèvement" en Bolivie en octobre 2003, les manifestations de rue massives qui ont conduit cinq fois en quelques jours à un changement de présidence en Argentine en décembre 2001, la "révolution populaire" de Chavez au Venezuela, la lutte hautement médiatisée des Zapatistes au Mexique, ces événements et d'autres, similaires, ont dominé la scène sociale. Dans ce tourbillon de mécontentement populaire, de révolte sociale contre la paupérisation et la misère qui se répand, la classe ouvrière apparaît comme une couche mécontente parmi d'autres qui devrait, pour avoir une chance quelconque de se défendre contre l'aggravation de sa situation, participer et se fondre dans la révolte des autres couches opprimées et appauvries de la société. Face à ces difficultés que rencontre la lutte de classe, les révolutionnaires ne doivent pas baisser les bras mais maintenir la défense intransigeante de l'indépendance de classe du prolétariat.
"L'autonomie du prolétariat face à toutes les autres classes de la société est la condition première de l'épanouissement de sa lutte vers le but révolutionnaire. Toute les alliances, et particulièrement celles avec des fractions de la bourgeoisie, ne peuvent aboutir qu'à son désarmement devant son ennemi en lui faisant abandonner le seul terrain où il puisse tremper ses forces : son terrain de classe" (Point 9 de la Plate-forme du CCI).
Car seule la classe ouvrière est la classe révolutionnaire, seule elle porte une perspective pour toute l'humanité et alors qu'aujourd'hui elle est entourée de toutes parts par les manifestations de la décomposition sociale croissante du capitalisme moribond, qu'elle éprouve de grandes difficultés à imposer sa lutte comme classe autonome ayant des intérêts propres à défendre, plus que jamais il faut rappeler ce qu'écrivait Marx : "Il ne s'agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s'agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu'il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être." (La Sainte Famille).
La classe ouvrière en Amérique latine de 1969 à 1989
L'histoire de la lutte de classe en Amérique latine ces 35 dernières années fait partie du combat de la classe ouvrière internationale ; il a été émaillé de luttes âpres, de confrontations violentes avec l'Etat, de victoires temporaires et d'amères défaites. Les mouvements spectaculaires de la fin des années 1960 et du début des années 1970 ont ouvert la voie à des luttes plus difficiles et tortueuses, où la question de fond, comment défendre et développer l'autonomie de classe, s'est trouvé posée avec encore plus d'acuité.
La lutte des ouvriers de la ville industrielle de Cordoba en 1969 a été particulièrement importante. Elle a donné lieu à une semaine de confrontation armée entre le prolétariat et l'armée argentine, et a constitué un formidable stimulant aux luttes à travers l'Argentine, l'Amérique latine et le monde. Elle a été le début d'une vague de luttes qui a culminé en Argentine en 1975, avec la lutte des métallurgistes de Villa Constitución, le centre de production d'acier le plus important du pays. Les travailleurs de Villa Constitución ont été confrontés à la pleine puissance de l'Etat, la classe dominante souhaitant faire un exemple de l'écrasement de leur lutte. Il en est résulté un très haut niveau de confrontation entre bourgeoisie et prolétariat : "La ville a été placée sous l'occupation militaire de 4.000 hommes... Le ratissage systématique de chaque quartier et l'emprisonnement d'ouvriers (...) ne firent que provoquer la colère des ouvriers: 20.000 travailleurs de la région se sont mis en grève et ont occupé les usines. Malgré des assassinats et le bombardement de maisons ouvrières, un Comité de Lutte s'est immédiatement créé en dehors du syndicat. A quatre reprises, la direction de la lutte a été emprisonnée ; mais à chaque fois, le Comité resurgissait, plus fort qu'avant. Comme à Cordoba en 1969, des groupes d'ouvriers armés ont pris en charge la défense des quartiers ouvriers et ont mis fin aux activités des bandes paramilitaires.
L'action des ouvriers sidérurgistes et métallurgistes qui demandaient une augmentation de salaire de 70% a rapidement bénéficié de la solidarité des travailleurs d'autres entreprises du pays, à Rosario, Cordoba et Buenos Aires. Dans cette dernière ville, par exemple, les ouvriers de Propulsora, qui étaient entrés en grève par solidarité et avaient arraché toutes les augmentations de salaires qu'ils exigeaient (130.000 pesos par mois), ont décidé de donner la moitié de leur salaire aux ouvriers de Villa Constitución" ("L'Argentine six ans après Cordoba", World Revolution n°1 1975, pages 15-16).
De même, c'est en défense de leurs propres intérêts de classe que les ouvriers au Chili, au début des années 1970, ont refusé les sacrifices que leur demandait le gouvernement d'Unité Populaire d'Allende : "La résistance de la classe ouvrière à Allende a commencé en 1970. En décembre 1970, 4 000 mineurs de Chuquicamata se mettaient en grève, exigeant des salaires plus élevés. En juillet 1971, 10 000 mineurs cessaient le travail à la mine Lota Schwager. Quasiment en même temps, de nouvelles grèves se répandent dans les mines de El Salvador, El Teniente, Chuquicamata, La Exotica et Rio Blanco, demandant des augmentations de salaires... En mai-juin 1973, les mineurs se remettaient en mouvement. 10 000 d'entre eux partaient en grève dans les mines de El Teniente et Chuquicamata. Les mineurs de El Teniente exigeaient une augmentation de 40%. C'est Allende qui a placé les provinces de O'Higgins et de Santiago sous contrôle militaire, parce que la paralysie de El Teniente constituait une sérieuse menace pour l'économie" ("La chute irrésistible d'Allende", World Revolution n° 268).
Des luttes importantes se sont déroulées également dans d'autres concentrations prolétariennes significatives d'Amérique latine. Au Pérou en 1976, des grèves semi-insurrectionnelles éclataient à Lima et étaient écrasées dans le sang. Quelques mois après, les mineurs de Centramin se mettaient en grève. En Equateur, avait lieu une grève générale à Riobamba. Au Mexique avait lieu une vague de luttes en janvier de la même année. En 1978, de nouveau des grèves générales au Pérou. Et au Brésil, après 10 ans de pause, 200 000 ouvriers métallurgistes se mettaient à la tête d'une vague de grèves qui dura de mai à octobre. Au Chili, en 1976, les grèves reprenaient chez les employés du métro de Santiago et dans les mines. En Argentine, malgré la terreur imposée par la junte militaire, des grèves éclataient à nouveau en 1976, dans l'électricité, l'automobile à Cordoba avec des affrontements violents avec les forces de l'armée. En Bolivie, au Guatemala, en Uruguay, toutes ces années ont également été marquées par la lutte de classe.
Durant les années 1980, le prolétariat d'Amérique latine a aussi pleinement participé à la vague internationale de luttes commencée en 1983 en Belgique. Parmi ces luttes, les plus avancées ont été marquées par des efforts déterminés de la part des travailleurs pour étendre le mouvement. Ce fut le cas, par exemple, en 1988, de la lutte des travailleurs de l'éducation au Mexique qui se battaient pour une augmentation de salaire : "La revendication des travailleurs de l'éducation posait depuis le début la question de l'extension des luttes, parce qu'il y avait un mécontentement généralisé contre les plans d'austérité. Même si le mouvement était en train de retomber au moment où commençait le mouvement dans le secteur de l'éducation, 30 000 employés du secteur public menaient des grèves et des manifestations en dehors du contrôle syndical, les travailleurs de l'éducation eux-mêmes ont reconnu la nécessité de l'extension et de l'unité : au début du mouvement, ceux du Sud de Mexico City ont envoyé des délégations à d'autres travailleurs de l'éducation, les appelant à rejoindre la lutte, et ils sont aussi descendus dans les rues pour manifester. De même, ils ont refusé de limiter la lutte aux seuls enseignants, regroupant tous les travailleurs de l'éducation (enseignants, travailleurs administratifs et manuels) dans des assemblées massives pour contrôler la lutte." ("Mexique : luttes ouvrières et intervention révolutionnaire", World Revolution n° 124, mai 1989).
Les mêmes tendances se sont manifestées dans d'autres parties de l'Amérique latine : "Même les médias bourgeois ont parlé d'une "vague de grèves" en Amérique latine, avec des luttes ouvrières éclatant au Chili, au Pérou, au Mexique... et au Brésil ; dans le dernier cas, il y a eu de la part des travailleurs des banques, des docks, de la santé et de l'éducation, des grèves et manifestations simultanées contre un gel des salaires." ("Le difficile chemin de l'unification de la lutte de classe", World Revolution n° 124, mai 1989).
De 1969 à 1989, la classe ouvrière d'Amérique latine, avec des avancées et des reculs, avec des difficultés et des faiblesses, a montré qu'elle s'inscrivait pleinement dans la reprise historique de la lutte internationale de la classe ouvrière.
L'effondrement du mur de Berlin et le raz-de-marée de la propagande bourgeoise sur la " mort du communisme", qui l'a suivi, ont engendré un profond recul des luttes ouvrières à l'échelle internationale dont la caractéristique essentielle a été la perte de son identité de classe par le prolétariat. Sur les fractions du prolétariat des pays de la périphérie, comme en Amérique du Sud, ce recul a eu des effets d'autant plus délétères que le développement de la crise et de la décomposition sociale entraîne des masses paupérisées, opprimées et miséreuses dans des révoltes interclassistes, ce qui leur rend encore plus difficile la tâche de s'affirmer comme classe autonome et de garder des distances face aux révoltes et aux expériences de pouvoir "populaire".
Les effets nocifs de la décomposition capitaliste et les révoltes interclassistes
L'effondrement du bloc de l'Est, lui-même produit de la décomposition du capitalisme, a constitué un considérable accélérateur de celle-ci au niveau mondial, sur fond de crise économique aggravée. L'Amérique latine a été frappée de plein fouet. Des dizaines de millions de personnes ont été contraintes de se déplacer des campagnes vers les bidonvilles des principales cités, dans une recherche désespérée d'emplois inexistants alors que, dans le même temps, des millions de jeunes travailleurs étaient exclus du processus du travail salarié. Un tel phénomène, qui est à l'œuvre depuis 35 ans, a connu un aggravation brutale ces dix dernières années conduisant des masses de la population, non exploiteuse ni salariée, à crever de faim et à vivre au jour le jour en marge de la société.
En Amérique latine, 221 millions de personnes (41% de la population) vivent dans la pauvreté. Ce nombre a augmenté de 7.millions rien que pour l'an dernier (parmi ceux-ci, 6 millions ont plongé dans une pauvreté extrême) et de 21 millions depuis 1990. Actuellement, 20% de la population latino-américaine vit dans l'extrême pauvreté (Commission Economique pour l'Amérique latine et les Caraïbes - ECLAC).
L'aggravation de la décomposition sociale voit son pendant dans la croissance de l'économie informelle, des petits métiers et du commerce de rue. La pression de ce secteur varie en fonction de la puissance économique du pays. En Bolivie, en 2000, le nombre de personnes ainsi "à leur compte" a dépassé le nombre total des salariés (47,8% contre 44,5% de la population active) ; alors qu'au Mexique, le chiffre était de 21%, contre 74,4% (ECLAC).
Dans tout le continent, 128 millions de personnes, soit 33% de la population urbaine, vivent dans des taudis (ONU : les taudis gonflent une "bombe à retardement", 6 octobre 2003).
Ces millions d'êtres humains sont confrontés à une quasi-absence de système sanitaire ou d'électricité, et leurs vies sont empoisonnées par le crime, les drogues et les gangs. Les taudis de Rio sont, depuis des années, le champ de bataille de gangs rivaux, une situation dépeinte dans le film La Cité de Dieu. Les ouvriers d'Amérique latine, particulièrement ceux qui vivent dans les taudis, sont aussi confrontés aux taux de criminalité les plus élevés du monde. Le déchirement des relations familiales a aussi conduit à une croissance énorme du nombre d'enfants abandonnés dans les rues.
Des dizaines de millions de paysans éprouvent de plus en plus de difficultés à arracher au sol des moyens de subsistance misérables. Pour survivre, ils sont conduits au défrichement sauvage de certaines zones tropicales, accélérant ainsi le processus de destruction de l'environnement dont les compagnies d'exploitation forestière sont les premières responsables. Cette solution n'offrant qu'un répit temporaire du fait de l'épuisement rapide du sol, il en résulte une spirale incontrôlée de déforestation.
L'accroissement de ces couches de miséreux a eu un impact important sur la capacité du prolétariat à défendre son autonomie de classe. Cela s'est révélé clairement à la fin des années 1980, quand des révoltes de la faim ont éclaté au Venezuela, en Argentine et au Brésil. En réponse à la révolte au Venezuela, qui a fait plus de mille morts et autant de blessés, nous mettions en garde contre le danger que de telles révoltes constituent pour le prolétariat. "Le facteur vital alimentant ce tumulte social était une rage aveugle, sans aucune perspective, accumulée au cours de longues années d'attaques systématiques contre les conditions de vie et de travail de ceux qui en ont encore un ; il exprimait la frustration de millions de sans-emploi, de jeunes qui n'ont jamais travaillé et qui sont impitoyablement poussés dans le marais de la lumpénisation par une société qui, dans les pays de la périphérie du capitalisme, est incapable d'offrir à ces éléments une quelconque perspective à leur vie...
Le manque d'orientation politique prolétarienne, ouvrant une perspective prolétarienne, a signifié que ce sont cette rage et cette frustration qui ont constitué la force motrice des émeutes, des incendies de véhicules, des confrontations impuissantes avec la police et, plus tard, du pillage des magasins d'alimentation et de matériel électrique. Le mouvement qui avait commencé comme une protestation contre le "paquet" de mesures économiques s'est donc rapidement désintégré en saccages et en destructions sans aucune perspective." ("Communiqué à l'ensemble de la classe ouvrière" publié dans, Internacionalismo, organe du CCI au Venezuela, republié dans World Revolution n°124, mai 1989).
Dans les années 1990, le désespoir des couches non exploiteuses a pu être utilisé de manière croissante par des parties de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie. Au Mexique, les Zapatistes se sont montrés experts en la matière, avec leurs thèmes sur le "pouvoir populaire" et la représentation des opprimés. Au Venezuela, Chavez avait mobilisé les couches non exploiteuses, particulièrement les occupants des taudis, derrière l'idée d'une "révolution populaire" contre l'ancien régime corrompu.
Ces mouvements populaires ont eu un réel impact sur le prolétariat, en particulier au Venezuela, où subsiste le danger de voir certaines de ses parties embrigadées dans une guerre civile sanglante derrière des fractions rivales de la bourgeoisie.
L'aube du 21ème siècle n'a vu aucune diminution de l'impact destructeur du désespoir croissant des couches non exploiteuses. En décembre 2001, le prolétariat d'Argentine - un des plus anciens et des plus expérimentés de la région - a été pris dans la tourmente de la révolte populaire qui a conduit cinq présidents à accéder, puis à renoncer, au pouvoir en l'espace de quinze jours. En octobre 2003, le secteur principal du prolétariat en Bolivie, les mineurs, se sont trouvés entraînés dans une "révolte populaire" sanglante, menée par la petite-bourgeoisie et les paysans, qui a fait de nombreux morts et beaucoup de blessés, le tout au nom de la défense des réserves de gaz bolivien et de la légalisation de la production de coca !
Le fait que des parties significatives du prolétariat se retrouvent happées dans ces révoltes est de la plus grande importance, parce que cela révèle que la classe ouvrière a largement perdu son autonomie par la classe ouvrière. Au lieu de se considérer comme des prolétaires avec leurs propres intérêts, les ouvriers en Bolivie et en Argentine se sont vus comme des citoyens partageant des intérêts communs avec les couches petites-bourgeoises et non exploiteuses.
La nécessité absolue d'une clarté révolutionnaire
Avec l'aggravation de la situation, il y aura d'autres révoltes de ce type ou, comme cela a failli être le cas du Venezuela, il peut aussi y avoir des guerres civiles sanglantes, des massacres qui pourraient écraser idéologiquement et physiquement des parties importantes du prolétariat international. Face à cette sinistre perspective, il est du devoir des révolutionnaires de centrer leur intervention sur la nécessité pour le prolétariat de se battre pour défendre ses intérêts de classe spécifiques. Malheureusement, toutes les organisations révolutionnaires n'ont pas été à la hauteur de leurs responsabilités sur ce plan. Ainsi, le Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR), confronté à l'explosion de violence "populaire" en Argentine, a perdu toute boussole politique, prenant la réalité pour ce qu'elle n'était pas : "Spontanément, des prolétaires sont descendus dans la rue, attirant derrière eux des jeunes, des étudiants et des parties importantes de la petite-bourgeoisie prolétarisée qui sont paupérisées comme eux-mêmes. Ensemble, ils ont dirigé leur colère contre des sanctuaires du capitalisme : banques, bureaux, mais par-dessus tout supermarchés et magasins en général, qui ont été attaqués comme les boulangeries dans les émeutes du pain au Moyen-âge. Le gouvernement, espérant intimider les rebelles, n'a pas trouvé mieux à répondre que de déchaîner une répression sauvage, faisant des dizaines de morts et des milliers de blessés. Cela n'a pas mis fin à la révolte, mais l'a au contraire étendue au reste du pays, et lui a conféré un caractère de plus en plus classiste. Même les bâtiments gouvernementaux, monuments symboliques de l'exploitation et du pillage financier, ont été attaqués" ("Leçons d'Argentine : prise de position du BIPR : Soit le parti révolutionnaire et le socialisme, soit la pauvreté généralisée et la guerre" Internationalist Communist n°21, Automne/hiver 2002).
Plus récemment, face aux troubles sociaux en Bolivie qui ont culminé dans les massacres d'octobre 2003, Battaglia Comunista a publié un article soulignant les potentialités des "ayllu indiens" de Bolivie (conseils communaux) : "Les ayllu n'auraient pu jouer un rôle dans la stratégie révolutionnaire que s'ils avaient contrebalancé les institutions présentes par le contenu prolétarien du mouvement et dépassé leurs aspects archaïques et locaux, c'est-à-dire, seulement s'ils avaient agi comme un mécanisme efficace pour l'unité entre les Indiens, le prolétariat métis et blanc dans un front contre la bourgeoisie, au-delà de toute rivalité raciale... Les ayllu pouvaient être le point de départ de l'unification et de la mobilisation du prolétariat indien, mais en soi c'est insuffisant et trop précaire pour constituer la base d'une nouvelle société émancipée du capitalisme". Cet article de Battaglia Comunista date de novembre 2003, alors que venaient de se produire les événements sanglants d'octobre dans lesquels c'est précisément la petite-bourgeoisie indienne qui a entraîné le prolétariat, et en particulier les mineurs, dans une confrontation désespérée avec les forces armées. Une tuerie au cours duquel les ouvriers ont été sacrifiés pour que la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie indienne puissent avoir une plus grosse part du gâteau, et se tailler la "part du lion" dans la redistribution du pouvoir et des profits sur base de l'exploitation des mineurs et des travailleurs ruraux. De l'aveu même de leurs dirigeants, tel Alvero Garcia, les Indiens en tant que tels ne font aucun rêve fumeux dans lequel les ayllu seraient le point de départ d'une "autre" société.
L'enthousiasme du BIPR pour les événements en Argentine est la conclusion logique de son analyse sur la "radicalisation de la conscience" des masses non-prolétariennes dans les pays de la périphérie : "La diversité des structures sociales, le fait que l'imposition du mode de production capitaliste renverse le vieil équilibre et que le maintien de son existence est basé sur, et se traduit par la misère croissante pour des masses grandissantes de prolétarisés et de déshérités, l'oppression politique et la répression qui sont donc nécessaires pour asservir les masses, tout cela conduit à un plus grand potentiel de radicalisation de la conscience dans les pays périphériques que dans les sociétés des métropoles... Dans beaucoup de ces pays (périphériques), l'intégration idéologique et politique de l'individu dans la société capitaliste n'est pas encore le phénomène de masse qu'il est dans les pays métropolitains." ("Thèses sur les tactiques communistes pour la périphérie du capitalisme", consultables sur le site du BIPR : www.ibrp.org [751][1]. Selon ce point de vue, les manifestations populaires violentes et massives doivent être vues comme quelque chose de positif. Une "révolte stérile et sans lendemain" dans un contexte où le prolétariat est submergé par une marée d'interclassisme, cela devient, dans l'imaginaire du BIPR, la concrétisation "de potentialités pour la radicalisation de la conscience." Ce point de vue du BIPR l'a rendu impuissant à tirer les réelles leçons d'événements comme ceux de décembre 2001 en Argentine.
Dans ses "Thèses" et dans ses analyses des situations concrètes, le BIPR commet deux erreurs - et de taille - assez communément répandues dans la mouvance gauchiste et alter-mondialiste. La première erreur, c'est la vision théorique selon laquelle les mouvements de défense des intérêts nationaux, bourgeois ou petit-bourgeois, directement antagoniques à ceux du prolétariat (comme les évènements récents en Bolivie ou les soulèvements de décembre 2001 en Argentine) peuvent se transformer en luttes prolétariennes. La deuxième erreur - bêtement empirique celle-ci - c'est d'imaginer que cette transformation miraculeuse a eu lieu dans la réalité, et de prendre des mouvements dominés par la petite bourgeoisie et les slogans nationalistes pour de véritables luttes prolétariennes.
Nous avons déjà polémiqué avec le BIPR sur son analyse politique des événements en Argentine dans un article de la Revue internationale n°109 ("Argentine : seul le prolétariat sur son propre terrain peut faire reculer la bourgeoisie"). A la fin de celui-ci, nous résumions ainsi notre position : "Notre analyse ne signifie nullement que nous méprisons ou sous-estimons les luttes du prolétariat en Argentine ou dans d'autres zones où le capitalisme est plus faible. Elle signifie simplement que les révolutionnaires, en tant qu'avant garde du prolétariat, ayant une vision claire de la marche générale du mouvement prolétarien dans son ensemble, ont la responsabilité de contribuer à faire en sorte que le prolétariat et ses minorités révolutionnaires aient, dans tous les pays, une vision plus claire et plus exacte de ses forces et de ses limites, de qui sont ses alliés et de comment orienter ses combats. Contribuer à cette perspective est la tâche des révolutionnaires. Pour l'accomplir, ils doivent résister de toutes leurs forces à la tentation opportuniste de voir, par impatience, par immédiatisme et manque de confiance historique dans le prolétariat, un mouvement de classe là où - comme ce fut le cas en Argentine, il n'y a eu qu'une révolte interclassiste.".
Le BIPR a répondu à notre critique (voir "Luttes ouvrières en Argentine: polémique avec le CCI" dans Internationalist Communist n°21, Automne/hiver 2002) en réaffirmant sa position selon laquelle le prolétariat a dirigé ce mouvement et en condamnant la position du CCI : "Le CCI souligne les faiblesses dans la lutte et pointe sa nature interclassiste et hétérogène, et sa direction gauchiste bourgeoise. Il se plaint de la violence au sein de la classe, et de la domination d'idéologies bourgeoises comme le nationalisme. Pour lui, ce manque de conscience communiste fait du mouvement une 'révolte stérile et dans lendemain‘". Il est clair que le BIPR n'a pas compris notre analyse, ou plutôt, l'interprète en fonction de ce qui l'arrange. Nous laissons le soin aux lecteurs de se pencher sur ces deux articles.
Contrairement à ce point de vue, le Nucleo Comunista Internationalista - groupe qui s'est constitué en Argentine à la fin de l'année 2003 analyse et tire des leçons tout à fait différentes de ces événements. Dans le deuxième numéro de son bulletin, le NCI polémique avec le BIPR sur la nature des événements en Argentine : "... le BIPR dit de façon erronée que le prolétariat a entraîné les étudiants et d'autres couches sociales derrière lui ; c'est une grossière erreur, et il la partage avec les camarades du GCI. Le fait est que les luttes ouvrières qui se sont déroulées durant l'année 2001 ont montré l'incapacité du prolétariat d'Argentine à assumer la direction non seulement de l'ensemble de la classe ouvrière, mais aussi à se mettre à la tête, comme "dirigeant", du mouvement social descendu dans les rues pour protester, tirant derrière lui l'ensemble des couches sociales non exploiteuses. Au contraire, ce sont les couches non-prolétariennes qui ont pris la tête des événements des 19 et 20 décembre ; dès lors, nous pouvons dire que le développement de ces mouvements n'avait pas d'avenir historique, et cela s'est démontré dans l'année qui a suivi" ("Deux ans après les 19 et 20 décembre 2001", Revolucion Comunista n°2).
Parlant de l'implication de prolétaires dans les saccages, le GCI[2] dit: "s'il existait une volonté de trouver de l'argent et par-dessus tout, d'en prendre le plus possible aux entreprises, aux banques..., il y avait plus que cela : c'était une attaque généralisée contre le monde de l'argent, la propriété privée, les banques et l'Etat, contre ce monde qui est une insulte à la vie humaine. Ce n'est pas seulement une question d'expropriation, mais aussi d'affirmation du potentiel révolutionnaire, le potentiel pour la destruction d'une société qui détruit les être humains." ("A propos de la lutte prolétarienne en Argentine", Comunismo n°49). S'inscrivant en contre d'une telle vision, le NCI présente une tout autre analyse de la relation entre ces événements et le développement de la lutte de classe : "Les luttes en Argentine dans la période 2001-2002 ne sont pas un événement isolé, elles étaient le produit de tout un développement que nous pouvons scinder en trois parties :
C'est à ce moment que les ouvriers, au travail ou au chômage, ont été confrontés à la possibilité non seulement d'une réelle unité, mais aussi de semer les graines d'une organisation autonome de la classe ouvrière. Contre cela, la bourgeoisie a essayé de diviser et de dévoyer le prolétariat, et cela s'est fait avec la complicité de la nouvelle bureaucratie des piqueteros, jetant aux orties l'expérience qui avait été une arme importante dans les mains du prolétariat, comme c'était le cas avec la prétendue Assemblée Nationale des ouvriers au travail et au chômage.
Pour ces raisons, nous pensons que c'est une erreur d'identifier les luttes qui se sont développées en 2001 et 2002 avec les événements des 19 et 20 décembre 2001, car ils diffèrent l'un de l'autre, et l'un n'est pas la conséquence de l'autre.
Les événements des 19 et 20 décembre n'avaient absolument aucun caractère prolétarien, puisqu'ils n'étaient pas dirigés par le prolétariat ni par les chômeurs ; ces derniers ont plutôt cédé aux slogans et aux intérêts de la petite-bourgeoisie de Buenos-Aires, qui sont radicalement différents des buts, des objectifs du prolétariat...
Il est fondamental de dire cela, parce que dans cette période de décadence capitaliste, le prolétariat court le risque de perdre son identité de classe et sa confiance comme sujet de l'histoire et comme force décisive de la transformation sociale. C'est le résultat du recul de la conscience prolétarienne, lui-même résultant de l'explosion du bloc stalinien et du poids sur la pensée des ouvriers de la propagande capitaliste sur la défaite de la lutte de classe. En plus de cela, la bourgeoisie a inculqué l'idée qu'il n'existait plus d'antagonismes de classe, les gens étant plutôt unis ou divisés selon qu'ils ont été intégrés au marché ou exclus de celui-ci. Elle essaye donc d'effacer la rivière de sang qui sépare le prolétariat de la bourgeoisie.
Ce danger s'est vu en Argentine pendant les événements des 19 et 20 décembre 2001, où la classe a été incapable de se transformer en une force autonome luttant pour ses propres intérêts de classe, et s'est au contraire faite happer par le tourbillon de la révolte interclassiste sous la direction de couches sociales non-prolétariennes..."
Le NCI place les événements de Bolivie dans le même cadre : "Il faut d'abord saluer et soutenir totalement les ouvriers boliviens en lutte, mais il est ensuite nécessaire de clarifier le fait que la combativité de la classe n'est pas le seul critère pour déterminer le rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat, puisque la classe ouvrière de Bolivie n'a pas été capable de développer un mouvement massif et unifié qui aurait pu attirer derrière lui le reste des secteurs non exploiteurs de la société. C'est en fait le contraire qui s'est produit : ce sont les paysans et la petite-bourgeoisie qui ont conduit cette révolte.
Cela signifie que la classe ouvrière bolivienne s'est diluée dans un "mouvement populaire" interclassiste, et nous affirmons cela pour plusieurs raisons :
Les événements en Bolivie comportent une grande similitude avec ceux d'Argentine en 2001, où le prolétariat a également été submergé par les slogans de la petite-bourgeoisie. Ces "mouvements populaires" ont en fait recouvert un aspect assez réactionnaire, mettant en avant des slogans comme la reconstruction de la nation, ou l'expulsion des "gringos" et le retour des ressources naturelles à l'Etat bolivien ...
(...) Les révolutionnaires doivent parler clairement et se baser sur des faits concrets de la lutte de classe, sans illusion et sans se tromper. Il est nécessaire d'adopter une position prolétarienne révolutionnaire et, par conséquent, ce serait une sérieuse erreur de confondre ce qu'est une révolte sociale à l'horizon politique étroit avec un combat prolétarien anti-capitaliste" ("La révolte bolivienne", Revolucion Comunista n°1).
Cette analyse du NCI qui s'appuie sur des faits réels met clairement en évidence que le BIPR prend ses désirs pour la réalité quand il avance l'idée de "radicalisation de la conscience" parmi les couches non exploiteuses. La réalité concrète de la situation dans la périphérie est la destruction croissante des relations sociales, la propagation du nationalisme, du populisme et d'autres idéologies réactionnaires similaires, tout ceci ayant un impact très sérieux sur la capacité du prolétariat à défendre ses intérêts de classe.
Heureusement, cette réalité semble néanmoins ne pas passer totalement inaperçue de certaines publications du BIPR. En effet, le numéro 30 de Revolutionary Perspectives (organe de la Comunist Worker Organisation, groupe du BIPR en Grande-Bretagne) présente une image bien plus proche de la réalité des événements en Argentine et en Bolivie dans son éditorial "Les tensions impérialistes s'intensifient, la lutte de classe doit s'intensifier": "Comme dans le cas de l'Argentine, ces protestations étaient interclassistes et sans objectif social clair, et seront contenues par le capital. Nous avons vu cela dans le cas de l'Argentine, où l'agitation violente d'il y a deux ans avait ouvert la voie à l'austérité et à la paupérisation (...). Alors que l'explosion de la révolte démontre la colère et le désespoir de la population dans beaucoup de pays périphériques, de telles explosions ne peuvent trouver d'issue à la situation sociale catastrophique qui y existe. Le seul moyen d'avancer est de revenir à la lutte classe contre classe et de la lier aux luttes des ouvriers des métropoles.".
Cependant, l'article ne dénonce malheureusement pas le rôle du nationalisme ou de la petite-bourgeoisie indienne en Bolivie. Si bien que la position officielle du BIPR sur cette question demeure nécessairement celle défendue dans Battaglia Comunista selon laquelle "les ayllu pouvaient être le point de départ de l'unification et de la mobilisation du prolétariat indien". La réalité est que les ayllu ont été le point de départ pour la mobilisation des prolétaires d'origine indienne derrière la petite-bourgeoisie indienne, les paysans et les planteurs de coca dans leur lutte contre la fraction de la bourgeoisie au pouvoir.
Cette aberration de Battaglia Comunista attribuant des potentialités aux "conseils communaux indiens" dans le développement de la lutte de classe n'est pas passée inaperçue du NCI qui a jugé nécessaire d'écrire à cette organisation sur cette question. Après avoir rappelé ce que sont les "ayllu", "un système de caste dédié à maintenir les différences sociales entre la bourgeoisie, qu'elle soit blanche, métisse ou indigène, et le prolétariat", le NCI dans sa lettre (en date du 14 novembre 2003) adresse la critique suivante à Battaglia :
"A notre avis, cette position est une erreur grave, dans la mesure où elle tend à donner à cette institution traditionnelle indigène la capacité d'être le point de départ des luttes ouvrières en Bolivie, même si elles déterminent par la suite les limites de celles-ci. Nous considérons que ces appels de la part des leaders de la révolte populaire à la reconstitution du mythique ayllu ne sont rien de moins que la mise en place de différences factices entre les secteurs blancs et indigènes de la classe ouvrière, comme l'est aussi le fait d'exiger des classes dominantes une part du gâteau constitué grâce à la plus-value réalisée sur le dos du prolétariat bolivien sans distinction alors de caractère ethnique.
Mais nous croyons fermement, à l'encontre de votre déclaration, que l'"ayllu" ne pourra jamais agir comme "un accélérateur et un intégrateur dans une seule et même lutte", ayant lui-même une nature réactionnaire, l'approche "indigéniste" se basant sur une idéalisation (une falsification) de l'histoire des communautés, puisque "dans le système inca, les éléments communautaires de l'ayllu étaient intégrés dans un système de castes oppressives au service de la couche supérieure, les Incas" (Osvaldo Coggiola, L'indigénisme bolivarien). Pour cette raison, c'est une erreur grave que de considérer que l'ayllu puisse agir comme accélérateur et intégrateur des luttes, vu ce qui est dit précédemment.
Il est vrai que la rébellion bolivarienne fut dirigée par les communautés indigènes, paysannes et cultivatrices de la feuille de coca, mais là se trouve précisément son extrême fragilité et non sa force, s'agissant purement et simplement d'une rébellion populaire où les secteurs prolétariens ne jouèrent qu'un rôle secondaire et, dans cette mesure, la révolte interclassiste bolivarienne souffrit de l'absence de perspective ouvrière et révolutionnaire. A l'opposé de ce que pensent certains courants du camp dénommé trotskiste et guévariste, on ne peut en aucun cas caractériser cette révolte de "révolution", les masses indigènes et paysannes ne se donnèrent à aucun moment comme objectif le renversement du système capitaliste bolivien ; bien au contraire, comme cela a été dit antérieurement, les événements de Bolivie furent fortement marqués par le chauvinisme : défense de la dignité nationale, refus de vendre du gaz aux chiliens, opposition aux tentatives d'éradication de la culture de la feuille de coca.".
Ce rôle joué par les "ayllu" en Bolivie n'est pas sans évoquer la manière dont l'AZLN (Armée zapatiste de libération nationale) a utilisé les "organisations communales" indigènes pour mobiliser la petite-bourgeoisie indienne, les paysans et les prolétaires au Chiapas et dans d'autres régions du Mexique, dans la lutte contre la principale fraction de la bourgeoisie mexicaine (une lutte qui s'intègre aussi dans les tensions inter-impérialiste entre les Etats-Unis et certaines puissances européennes).
Ces secteurs des populations indiennes en Amérique latine qui n'ont pas été intégrés ni dans le prolétariat ni dans la bourgeoisie ont été cantonnés dans une extrême pauvreté et dans la marginalisation. Cette situation "a conduit des intellectuels et des courants politiques bourgeois et petit-bourgeois à chercher à développer des arguments qui expliqueraient pourquoi les Indiens sont un corps social qui offrirait une alternative historique et qui les impliquerait, comme chair à canon, dans les soi-disant luttes de défense ethnique. En réalité, ces luttes camouflent les intérêts de forces bourgeoises, comme on l'a vu non seulement au Chiapas, mais aussi en ex-Yougoslavie, où des questions ethniques ont été manipulées par la bourgeoisie pour fournir un prétexte formel au combat de forces impérialistes." ("Seule la révolution prolétarienne pourra émanciper les Indiens", deuxième partie, Revolucion Mundial n°64 septembre-octobre 2001, organe du CCI au Mexique)
Le rôle vital de la classe ouvrière dans les pays centraux du capitalisme
Le prolétariat est confronté à une très sérieuse dégradation de l'environnement social dans lequel il doit vivre et lutter. Sa capacité à développer sa confiance en lui est menacée par le poids croissant du désespoir de couches non exploiteuses et l'utilisation de cette situation par les forces bourgeoises et petites-bourgeoises, à leurs propres fins. Ce serait un très grave abandon de nos responsabilités révolutionnaires que de sous-estimer ce danger de quelque façon que ce soit.
Ce n'est qu'en développant son indépendance de classe et en affirmant son identité de classe, en renforçant la confiance en ses capacités à défendre ses propres intérêts que le prolétariat pourra représenter une force lui permettant de rallier derrière lui les autres couches non exploiteuses de la société.
L'histoire de la lutte prolétarienne en Amérique latine démontre que la classe ouvrière a une longue et riche expérience derrière elle. Les efforts de la part des ouvriers argentins en 2001 et 2002, de retrouver le chemin des luttes indépendantes de classe (décrits dans les citations du NCI[3]) démontrent que la combativité du prolétariat y est intacte. Cependant elle rencontre d'énormes difficultés qui sont l'expression de faiblesses de longue date du prolétariat à la périphérie du capitalisme, mais aussi de l'énorme force matérielle et idéologique du processus de la décomposition dans ces régions. Ce n'est pas par hasard si les manifestations les plus importantes de l'autonomie de classe en Amérique latine nous ramènent aux années 1960-70, en d'autres termes, avant que le processus de décomposition n'ait entamé l'identité de classe du prolétariat. Une telle situation ne fait que renforcer la responsabilité historique du prolétariat des concentrations industrielles du cœur du capitalisme, là où se trouvent ses détachements les plus avancés les plus à même de résister aux effet délétères de la décomposition. Le signal de la fin de cinquante années de contre-révolution, à la fin des années soixante, avait sonné en Europe et trouvé ensuite un écho en Amérique latine. De même, l'affirmation sur la scène sociale des bataillons les plus concentrés et les plus expérimentés politiquement de la classe ouvrière, en premier lieu ceux d'Europe occidentale, sera en mesure de faire renouer l'ensemble du prolétariat mondial avec des combats s'inscrivant à nouveau dans la perspective du renversement du capitalisme. Cela ne signifie pas que les ouvriers en Amérique latine n'ont pas un rôle vital à jouer dans la future généralisation et internationalisation des luttes. De tous les secteurs de la classe ouvrière dans la périphérie du système, ils sont certainement les plus avancés politiquement, comme en témoignent l'existence de traditions révolutionnaires dans cette partie du monde et l'apparition actuelle de nouveaux groupes à la recherche d'une clarté révolutionnaire. Ces minorités sont le sommet d'un iceberg prolétarien qui promet de couler l'insubmersible Titanic du capital.
Phil
[1] Voir la critique de ces Thèses par le CCI dans la Revue internationale n°100 : "La lutte de la classe ouvrière dans les pays de la périphérie du capitalisme".
[2] Le GCI (Groupe communiste internationaliste) est un groupe anarcho-gauchiste, fasciné entre autres par la violence en soi, sous toutes ses formes. Certaines de ses positions très "radicales" inspirées de l'anarchisme se parent de justifications théorico-historiques qui les rendent similaires aux positions de certains groupes du milieu politique prolétarien.
[3] Voir également Révolution internationale n°315 de septembre 2001.
Comme nous l'avons vu à la fin de l'article précédent de cette série (cf. Revue internationale n°115), le développement du nationalisme sioniste et sa manipulation par l'Angleterre dans sa lutte contre ses rivaux impérialistes pour la domination du Moyen-Orient à la fin de la Première Guerre mondiale, ont représenté un nouveau facteur de déstabilisation de la région. Dans cet article, nous voulons montrer comment les nationalismes sioniste et arabe ont tous deux été amenés à jouer un rôle de plus en plus important au Moyen-Orient en tant que pions dans l'équilibre complexe des forces entre les grandes puissances impérialistes et en tant qu'armes contre la menace représentée par la classe ouvrière dans la période qui a suivi la révolution russe.
La classe capitaliste a toujours cherché à utiliser et même à exagérer les différences ethniques, culturelles et religieuses au sein de la classe ouvrière afin de "diviser pour mieux régner", selon la vieille expérience des classes dominantes. Néanmoins, il est vrai que dans sa phase ascendante, le capitalisme a été capable d'intégrer à la société différents groupes ethniques et religieux à travers la prolétarisation de leurs membres et de réduire ainsi de façon substantielle les divisions raciales, ethniques et religieuses au sein de la population. Mais le sionisme moderne est profondément marqué par le fait qu'il est né à la fin de la période ascendante du capitalisme, alors que la période de formation des États nationaux arrivait à son terme, que le Lebensraum[1] pour la formation de nouvelles nations était plein et que, désormais, le capitalisme ne pouvait survivre qu'à travers la guerre et la destruction. En 1897, lorsque le Premier Congrès sioniste à Bâle revendiquait un territoire pour la nation juive, l'aile gauche de la Deuxième Internationale avait déjà commencé à rejeter la formation de nouvelles entités territoriales distinctes. En 1903, le POSDR (Parti ouvrier social-démocrate russe) refusait le maintien dans ses rangs d'une organisation juive distincte et indépendante, et exigeait que l'organisation juive -le Bund- se dissolve dans le Parti territorial de Russie. Ainsi, il a non seulement mis la question du Bund en premier point de l'ordre du jour de son Congrès, avant même le débat sur les statuts, mais il "a rejeté comme absolument inadmissible en principe toute possibilité de rapports fédérés entre le POSDR et le Bund". À cette époque, le Bund lui-même rejetait la formation d'une "nation juive" en Palestine. Avant la Première Guerre mondiale, l'aile gauche de la Deuxième Internationale rejetait donc clairement la formation d'une entité nationale juive en Palestine. À l'époque, le sionisme politique était apparu avec le développement de l'immigration juive au Moyen-Orient et particulièrement en Palestine. La première grande vague de colons juifs est arrivée de Russie en Palestine à la suite des pogroms et de la répression tsariste en 1882 ; la seconde vague de réfugiés venue de l'Europe de l'Est a déferlé après la défaite des luttes révolutionnaires de 1905 en Russie. En 1850, il y avait 12,000 juifs en Palestine, en 1882 leur nombre atteignait 35,000 et il était de 90,000 en 1914. L'Angleterre allait alors s'appliquer à utiliser les sionistes comme des alliés fiables contre ses rivaux européens, en particulier contre la France et contre la bourgeoisie arabe. L'Angleterre se trouvait en position de faire des promesses aussi bien aux sionistes qu'à la bourgeoisie panarabe naissante, mettant pleinement en pratique la stratégie du "diviser pour mieux régner", politique qu'elle a réussi à mener avec succès dans la région jusqu'avant la Seconde Guerre mondiale. Pendant la Première Guerre mondiale, les sionistes -mais également les pionniers du nationalisme panarabe- avaient reçu la promesse d'obtenir la Palestine en récompense de leur soutien à l'Angleterre dans la guerre. La déclaration de Balfour en 1917 le promettait aux sionistes alors que précisément, au même moment, T.S. Lawrence (le célèbre "Lawrence d'Arabie"), envoyé du Ministère britannique des Affaires étrangères, promettait la même chose aux chefs des tribus arabes en échange d'un arrêt des révoltes arabes contre l'Empire ottoman qui s'écroulait. Lorsque l'Angleterre reçut de la Société des Nations le "mandat sur la Palestine" en 1922, sur 650,000 habitants recensés en Palestine, 560 000 étaient musulmans ou chrétiens, 85,000 étaient juifs. Les sionistes allaient maintenant tenter d'accroître aussi vite que possible le nombre des colons juifs, en régulant leur affluence selon leurs visées impérialistes. Un "Bureau colonial" fut créé pour développer en Palestine la colonisation de la terre par les Juifs. Cependant le sionisme n'était pas qu'un instrument des intérêts britanniques au Moyen-Orient, il poursuivait également son propre projet d'expansion capitaliste, la création de son propre État juif - projet qui, dans le capitalisme décadent, ne peut se réaliser qu'aux dépens de ses rivaux locaux et est inévitablement associé à la guerre et la destruction. L'apparition du sionisme moderne constitue donc une expression typique de la décadence de ce système. C'est une idéologie qui ne peut prendre corps sans méthodes militaires ; en d'autres termes, sans guerre, sans militarisation totale, sans exclusion et sans "politique d'endiguement", le sionisme est impossible. Ainsi, en soutenant la création d'une patrie juive, les "protecteurs" anglais n'ont rien fait d'autre que donner le feu vert au nettoyage ethnique, à la déportation violente des populations locales. Cette politique est devenue une pratique permanente et largement appliquée dans tous les pays déchirés par la guerre. Elle est devenue une caractéristique classique de la décadence[2]. Bien que la politique de nettoyage ethnique et de ségrégation ne fût pas limitée aux territoires de l'ancien Empire ottoman, cette région est devenue un centre de ces pratiques meurtrières. Tout au long du 20e siècle, les Balkans ont souffert d'une série de nettoyages ethniques et de massacres - tous soutenus ou manipulés par les puissances européennes et les États-Unis. En Turquie, la classe dominante a perpétré un terrible génocide contre les Arméniens -le bain de sang commencé en 1915, dans lequel 1,500,000 Arméniens furent massacrés par les troupes turques, a continué après la Première Guerre mondiale. Dans la guerre entre la Grèce et la Turquie, de mars 1921 à octobre 1922, 1,3 million de Grecs furent expulsés de Turquie et 450,000 Turcs le furent de Grèce. Le projet sioniste de créer sa propre unité territoriale était nécessairement basé sur la ségrégation, la division, la discorde, la déportation, bref sur la terreur militaire et l'anéantissement - tout cela bien avant que l'État sioniste ne soit proclamé en 1948. En réalité, le sionisme est une forme particulière de colonisation qui n'est pas fondée sur l'exploitation de la force de travail locale, mais sur son exclusion, sur sa déportation. Les ouvriers arabes ne devaient pas faire partie de la "Communauté juive", ils en étaient rigoureusement exclus sur la base des mots d'ordre : "La terre juive, le travail juif, les marchandises juives !". Les lois mises en place par le "protectorat" britannique exigeaient que les colons juifs achètent leur terre aux propriétaires terriens arabes. Les droits de propriété étaient tous entre les mains de riches propriétaires terriens arabes pour qui la terre constituait principalement un objet de spéculation. De plus, ils acceptaient de chasser les travailleurs journaliers palestiniens et les paysans en fermage si les nouveaux propriétaires le souhaitaient. Voilà comment de nombreux paysans et travailleurs agricoles arabes ont perdu leur terre et leur travail. La création de la colonie juive ne signifiait pas seulement l'expulsion des terres mais aussi l'enfoncement dans une misère encore plus grande. Une fois qu'elle avait été vendue aux colons juifs, les sionistes interdisaient la revente de la terre aux non-juifs. Elle n'était plus seulement un morceau de propriété privée juive, une marchandise, elle était devenue une partie du territoire sioniste qui devait être défendu militairement comme une conquête. Au niveau économique, les ouvriers arabes étaient expulsés de leur travail. Le syndicat sioniste Histadrout, en étroite collaboration avec les autres organisations sionistes, fit tout pour empêcher les ouvriers arabes de vendre leur force de travail aux capitalistes juifs. Les travailleurs palestiniens étaient ainsi poussés à entrer en conflit avec les immigrés juifs qui, en nombre croissant, cherchaient, eux aussi, du travail. La mise en place d'une patrie juive, telle que celle promise par le "protectorat" britannique, ne signifiait rien d'autre que des confrontations militaires constantes entre les sionistes et la bourgeoisie arabe, la classe ouvrière et les paysans étant entraînés sur ce terrain sanglant. Quelle avait été la position de l'Internationale Communiste sur la situation impérialiste au Moyen-Orient et sur la formation d'une "patrie juive" ?
Comme l'avait affirmé Rosa Luxemburg pendant la Première Guerre mondiale : "A l'époque de cet impérialisme déchaîné, il ne peut plus y avoir de guerres nationales. Les intérêts nationaux ne sont qu'une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur ennemi mortel : l'impérialisme". (Brochure de Junius, avant-projet, adopté par le Spartakus-Bund en janvier 1916) Lorsque les ouvriers russes prirent le pouvoir en octobre 1917, les bolcheviks tentèrent de desserrer la pression exercée par la bourgeoisie et ses armées blanches sur la classe ouvrière en gagnant le soutien des "masses opprimées" des pays limitrophes avec le mot d'ordre de "l'autodétermination nationale", une position du POSDR qui avait déjà été critiquée par le courant autour de Rosa Luxemburg avant la Première Guerre mondiale (Cf. les articles de la Revue Internationale n°34, 37, 42). Mais au lieu de parvenir à affaiblir la pression de la bourgeoisie et de mettre les "masses opprimées" de leur côté, la politique des bolcheviks eut au contraire un effet désastreux. Comme l'écrit encore Rosa Luxemburg dans sa brochure La Révolution russe : "Alors que Lénine et ses camarades s'attendaient manifestement, en se faisant les champions de la liberté des nations 'jusqu'à la séparation en tant qu'État' à faire de la Finlande, de l'Ukraine, de la Pologne, de la Lituanie, des Pays baltes, des populations du Caucase, etc. autant d'alliés fidèles de la Révolution russe, nous avons assisté au spectacle inverse : ces 'nations' ont l'une après l'autre, utilisé la liberté dont on venait tout juste de leur faire cadeau pour se déclarer les ennemies mortelles de la Révolution russe, s'allier contre elle à l'impérialisme allemand et porter, sous sa protection, le drapeau de la contre-révolution en Russie même. (?) Au lieu de mettre en garde les prolétaires des pays de la périphérie contre tout séparatisme parce que c'est là un piège purement bourgeois, et d'étouffer les tendances séparatistes dans l'?uf d'une main de fer -user de la force, c'était dans ce cas-là, agir vraiment dans le sens et dans l'esprit de la dictature prolétarienne -ils ont au contraire, par leur mot d'ordre, semé la confusion dans les masses de tous les pays périphériques, les ont livrées à la démagogie des classes bourgeoises. En encourageant de la sorte le nationalisme, ils ont préparé et provoqué eux-mêmes la désagrégation de la Russie, mettant ainsi dans la main de leurs ennemis le poignard que ceux-ci allaient enfoncer dans le cœur de la Révolution russe." (in La Révolution russe, Éditions sociales). Avec le début du reflux de la vague révolutionnaire, le Deuxième Congrès de l'Internationale communiste, en juillet 1920, commençait à développer une position opportuniste sur la question nationale dans l'espoir de gagner le soutien des travailleurs et des paysans des pays coloniaux. À ce moment-là, le soutien aux prétendus mouvements "révolutionnaires" n'était pas encore "inconditionnel" mais dépendait de certains critères. Le 5e alinéa du point 11 de ces thèses insiste : "il est nécessaire de combattre énergiquement les tentatives faites par les mouvements émancipateurs qui ne sont en réalité ni communistes, ni révolutionnaires, pour arborer les couleurs communistes : l'Internationale Communiste ne doit soutenir les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, qu'à la condition que les éléments des plus purs partis communistes - et communistes en fait - soient groupés et instruits de leurs tâches particulières, c'est à dire de leur mission de combattre le mouvement bourgeois et démocratique. L'Internationale Communiste doit entrer en relations temporaires et former aussi des unions avec les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, sans toutefois jamais fusionner avec eux, et en consacrant le caractère indépendant de mouvement prolétarien même dans sa forme embryonnaire". L'alinéa suivant de ces thèses reprend : "il est nécessaire de dévoiler inlassablement aux masses laborieuses de tous les pays, et surtout des pays et des nations arriérées, la duperie organisée par les puissances impérialistes -avec l'aide des classes privilégiées- dans les pays opprimés, lesquelles font semblant d'appeler à l'existence des États politiquement indépendants qui, en réalité, sont des vassaux aux points de vue économique et militaire. Comme exemple frappant des duperies pratiquées à l'égard de la classe des travailleurs dans les pays assujettis par les efforts combinés de l'impérialisme des Alliés et de la bourgeoisie de telle ou telle nation, nous pouvons citer l'affaire des sionistes en Palestine (...). Dans la conjoncture internationale actuelle, il n'y a pas de salut pour les peuples faibles et asservis hors de la fédération des républiques soviétiques"[3]. Cependant, l'isolement de la révolution russe grandissait, l'Internationale communiste et le Parti bolchevique devenaient de plus en plus opportunistes et les critères établis au début pour déterminer à quels mouvements "révolutionnaires" apporter un soutien, étaient abandonnés. À son 4e Congrès en novembre 1922, l'Internationale communiste adopta la politique désastreuse du "Front unique", en mettant en avant que : "la tâche fondamentale, commune à tous les mouvements nationaux-révolutionnaires, consiste à réaliser l'unité nationale et l'autonomie politique". ("Thèses générales sur la question d'Orient", Fac-Similé, Maspero). Alors que la Gauche communiste, en particulier autour de Bordiga, menait une lutte implacable contre la politique du "Front unique", l'Internationale communiste déclarait : "le refus des communistes des colonies de prendre part à la lutte contre l'oppression impérialiste sous le prétexte de "défense" exclusive des intérêts de classe, est le fait d'un opportunisme du plus mauvais aloi qui ne peut que discréditer la révolution prolétarienne en Orient" (idem). Mais c'était bel et bien l'Internationale qui tombait dans l'opportunisme. Cette tendance opportuniste s'était déjà révélée au Congrès des peuples d'Orient qui s'était tenu à Bakou en septembre 1920, juste après le 2e Congrès de l'Internationale communiste. Le Congrès de Bakou s'adressait particulièrement aux minorités nationales des pays limitrophes de la République soviétique assiégée, là où l'impérialisme britannique menaçait de renforcer son influence et de créer ainsi de nouvelles bases pour mener une intervention armée contre la Russie. "Résultat d'un carnage colossal et barbare, l'impérialisme britannique est apparu comme l'unique et seul maître tout puissant de l'Europe et de l'Asie" ("Manifeste" du Congrès des Peuples d'Orient). À partir de la fausse hypothèse selon laquelle "l'impérialisme britannique, ayant battu et affaibli tous ses rivaux, est devenu le maître tout puissant de l'Europe et de l'Asie", l'Internationale communiste ne pouvait que sous-estimer le nouveau niveau des rivalités impérialistes que l'entrée du capitalisme dans sa décadence déchaînait. La Première Guerre mondiale n'avait-t-elle pas montré que tous les pays, petits ou grands, étaient devenus impérialistes ? A l'inverse, le Congrès de Bakou se focalisa sur la perspective de lutte contre l'impérialisme britannique : "L'Angleterre, dernier puissant prédateur impérialiste d'Europe, a déployé ses ailes noires sur les pays musulmans d'Orient, elle tente d'écraser les peuples d'Orient pour les réduire à l'état d'esclaves, en faire son butin. Esclavage ! Effroyable esclavage, ruine, oppression et exploitation, voilà ce que l'Angleterre est en train d'apporter aux peuples d'Orient. Défendez-vous, peuples d'Orient ! (...) Dressez-vous pour combattre l'ennemi commun, l'impérialisme britannique !" (idem). Concrètement, la politique de soutien aux mouvements "nationaux-révolutionnaires" et l'appel à un "front anti-impérialiste" signifiaient que la Russie et le Parti bolchevique de plus en plus absorbés dans l'État russe, faisaient des alliances avec des mouvements nationalistes. Déjà en 1920, Kemal Atatürk[4] avait pressé la Russie de former une alliance anti-impérialiste avec la Turquie. Peu après l'écrasement de la révolte ouvrière de Kronstadt en mars 1921 et le déclenchement de la guerre entre la Grèce et la Turquie, Moscou signa un traité d'amitié entre la Russie et la Turquie. Pour la première fois, après des guerres à répétition, un gouvernement russe soutenait l'existence de la Turquie comme État national. Les travailleurs et les paysans de Palestine furent également poussés dans l'impasse du nationalisme : "Nous considérons le mouvement nationaliste arabe comme l'une des forces essentielles qui combat le colonialisme anglais. Il est de notre devoir de tout faire pour aider ce mouvement dans sa lutte contre le colonialisme". Le Parti communiste de Palestine, fondé en 1922, appela à soutenir Mufti Hafti Amin Hussein. En 1922, ce dernier était devenu mufti de Jérusalem et Président du Conseil suprême musulman : il avait été un de ceux qui avait réclamé le plus haut et fort la création d'un État palestinien indépendant. Comme en Turquie en 1922, en Perse et en Chine en 1927, cette politique de l'Internationale communiste s'avéra être un désastre pour la classe ouvrière. En soutenant la bourgeoisie locale, l'Internationale communiste jeta la classe ouvrière dans les bras couverts de sang d'une bourgeoisie soi-disant "progressiste". En 1931, l'ampleur du rejet de l'internationalisme prolétarien peut se voir dans un appel que lança l'Internationale communiste, devenue alors un simple instrument du stalinisme en Russie : "Nous appelons tous les communistes à s'engager dans la lutte pour l'indépendance nationale et l'unité nationale, non seulement dans les étroites frontières de chaque pays arabe artificiellement créées par l'impérialisme et les intérêts des clans familiaux régnant et de la classe dominante, mais sur tout un vaste front pan islamiste pour l'unité de l'Orient dans son ensemble". La lutte au sein de l'Internationale communiste entre, d'un côté, les concessions opportunistes aux mouvements de "libération nationale" et, de l'autre, la défense de l'internationalisme prolétarien, était visible à travers l'opposition des différentes délégations juives au Congrès de Bakou. Une "délégation des Juifs des Montagnes" pouvait encore s'exprimer en termes véritablement contradictoires, en déclarant que "seule la victoire des opprimés sur les oppresseurs nous amènera au but sacré : la création d'une société communiste juive en Palestine". La délégation du Parti communiste juif (Poale Zion, précédemment lié au Bund juif) lançait l'appel "à la construction, au peuplement et à la colonisation de la Palestine selon les principes communistes". Le Bureau central des sections juives du Parti communiste de Russie s'opposa avec vigueur aux dangereuses illusions sur la construction d'une communauté juive en Palestine et à la manière dont les sionistes utilisaient le projet juif pour leurs propres buts impérialistes. Contre la division entre les travailleurs juifs et arabes, la section juive du Parti communiste de Russie souligna : "Avec l'aide des valets sionistes de l'impérialisme, la politique de la Grande-Bretagne cherche à éloigner une partie du prolétariat juif du communisme en faisant naître en elle des sentiments nationalistes et des sympathies pour le sionisme (...) Nous condamnons aussi fermement les tentatives de certains groupes socialistes juifs de gauche de combiner le communisme avec l'adhésion à l'idéologie sioniste. C'est ce que nous voyons dans le programme du soi-disant Parti communiste juif (Poale Zion). Pour nous, dans les rangs des combattants pour les droits et les intérêts de la classe ouvrière, il n'y a pas de place pour les groupes qui, d'une manière ou d'une autre, cachant les appétits nationalistes de la bourgeoisie juive derrière le masque du communisme, soutiennent l'idéologie sioniste. Ils utilisent les slogans communistes pour exercer l'influence bourgeoise sur le prolétariat. Nous remarquons que durant tout le temps que le mouvement de masse des travailleurs juifs a existé, l'idéologie sioniste a été étrangère au prolétariat juif (...) Nous disons que les masses juives ne doivent pas voir la possibilité de développement de leur économie sociale et de leur développement culturel dans la création d'un "centre national" en Palestine mais dans l'établissement de la dictature du prolétariat et la création de Républiques soviétiques socialistes dans les pays où ils vivent.". (Congrès de Bakou, septembre 1920). Mais alors que les tensions entre les colons juifs d'une part et les ouvriers et les paysans palestiniens de l'autre s'accentuaient, la dégénérescence de l'Internationale communiste qui se soumettait progressivement à l'État russe, conduisit à une séparation entre l'Internationale communiste, de plus en plus stalinisée, et la Gauche communiste sur la question de la Palestine comme sur d'autres questions. Alors que l'Internationale communiste poussait les ouvriers palestiniens à soutenir leur "propre" bourgeoisie nationale contre l'impérialisme, les communistes de gauche comprenaient les conséquences de la politique anglaise (diviser pour régner) et celles, désastreuses, de la position de l'Internationale communiste, qui conduisaient la classe ouvrière dans une impasse : "La bourgeoisie anglaise a réussi à cacher les antagonismes de classe. Les Arabes ne voient que les races, jaune ou blanche, et considèrent les Juifs comme les protégés de cette dernière" (Proletarier, mai 1925, journal du Parti communiste ouvrier allemand, le KAPD). "Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question 'palestinienne', mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolution communiste" (Bilan, n°31 -1936- Bulletin de la Fraction italienne de la Gauche Communiste, voir la Revue Internationale n°110 : "La position des internationalistes dans les années 30 ", Bilan n°30 et 31). (À suivre)
D.
[1] La nécessité d'un Lebensraum (littéralement "espace vital") a constitué la justification hitlérienne pour l'expansion vers l'Est de la "race aryenne" dans les régions occupées par les "sous-humains" slaves.
[2] Si l'on suit la "logique" du "nettoyage ethnique", les Allemands et les Celtes devraient quitter l'Europe et retourner en Inde et en Asie centrale, de là d'où ils sont partis ; les Latino-américains d'origine espagnole devraient être renvoyés dans la péninsule ibérique. Cette logique absurde n'a pas de limite : les Sud-américains devraient chasser tous les Sud-américains d'origine européenne ou autre, les Nord-américains devraient redéporter tous les esclaves africains, sans parler de la totalité de la population européenne qui est arrivée durant le 19e siècle. À vrai dire, nous devrions nous demander si l'ensemble de l'espèce humaine ne devrait pas retourner au berceau africain d'où elle a, il y a longtemps, commencé d'émigrer... ? Depuis la 2e Guerre Mondiale, il y a eu une interminable série de déplacements de populations : 3 millions d'allemands furent déplacés de l'ancienne République tchèque ; les Balkans ont été un laboratoire permanent de nettoyage ethnique ; la partition entre l'Inde et le Pakistan en 1947 a donné lieu au plus grand déplacement de populations de tous les temps dans les deux sens ; dans les années 1990, le Rwanda a été un exemple particulièrement sanglant de massacres entre Hutus et Tutsis ; en 3 mois, entre 300 000 et un million de gens furent massacrés.
[3] Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers Congrès mondiaux de l'Internationale communiste, 1919-1923, fac-similé de l'édition 1934 de la Librairie du Travail par les Éditions Maspero, 1978, pages 58 et 59.
[4] Kemal Atatürk, né à Salonique en 1881. Devenu héros militaire de la 1e Guerre mondiale, à la suite de son succès contre l'attaque alliée en Gallipoli en 1915, il a organisé le Parti national républicain turc en 1919 et renversé le dernier sultan ottoman. Plus tard, il a joué un rôle important dans la fondation de la première République turque en 1923 après la guerre contre la Grèce. Il a conservé son poste de président jusqu'à sa mort en 1938. Sous son gouvernement, l'État turc a détruit le pouvoir des écoles religieuses et entrepris un large programme "d'européanisation" y compris en remplaçant l'écriture arabe par l'écriture latine.
En 1904, l'empire russe était au bord de la révolution. La lourde machine de guerre du Tsar subissait une défaite humiliante face à un impérialisme japonais bien plus dynamique. La débâcle militaire alimentait le mécontentement de toutes les couches de la population. Dans sa brochure Grève de masse, partis et syndicats, Rosa Luxemburg raconte comment, dès l'été 1903, au moment même où le Parti social-démocrate de Russie (POSDR) tenait son célèbre Deuxième Congrès, le sud de la Russie était secoué par une "grève générale colossale". La guerre mit temporairement un terme au mouvement de classe et, pendant quelque temps, la bourgeoisie libérale a occupé le devant de la scène avec ses "banquets de protestation" contre l'autocratie, mais à la fin de 1904, le Caucase était de nouveau enflammé par des grèves ouvrières massives contre le chômage. La Russie était une poudrière et l'étincelle qui devait l'embraser, allait bientôt être allumée : ce fut le massacre du dimanche sanglant en janvier 1905, lorsque des ouvriers qui apportaient humblement au Tsar une pétition demandant que leurs conditions de vie épouvantables soient adoucies, ont été abattus par centaines par les Cosaques du "Petit Père des peuples". Le parti du prolétariat, le POSDR, comme on l'a montré dans la première partie de cet article, devait affronter cette situation au lendemain de la grave scission qui l'avait divisé en deux fractions, l'une bolchevique, l'autre menchevique. Dans sa brochure Nos tâches politiques dans laquelle Trotsky donne son aperçu du Second Congrès du POSDR où la scission a eu lieu, il parle de celle-ci comme d'un "cauchemar" qui a jeté d'anciens camarades dans des camps hostiles et qui fait que les révolutionnaires marxistes sont en train de polémiquer avec rage sur l'organisation interne du parti, ses règles de fonctionnement et la composition de ses organes centraux, alors que la classe ouvrière se trouve confrontée à la guerre, à la grève de masse et aux manifestations de rue. Il attribue carrément la responsabilité de cette situation à l'homme avec lequel il a étroitement travaillé dans le groupe d'exilés de l'Iskra mais qu'il considère maintenant comme "le chef de l'aile réactionnaire de notre parti" et le désorganisateur du POSDR - Lénine. Beaucoup d'ouvriers en Russie se plaignaient du fait que le parti semblait perdu dans des querelles internes et être incapable de répondre aux besoins pressants de l'heure ; aussi la réalité immédiate semblait conforter l'avis de Trotsky. Mais avec le recul de l'histoire, nous voyons que même s'il a commis d'importantes erreurs, c'est Lénine qui incarnait alors la vision la plus avancée du parti, la tendance révolutionnaire, et Trotsky, ainsi que d'autres militants remarquables, qui était tombé dans une vision rétrograde. En réalité, les questions organisationnelles posées par la scission n'étaient pas des questions abstraites sans rapport avec les besoins de la classe ouvrière ; elles trouvaient aussi leur origine dans les questions posées par le bouleversement politique et social grandissant en Russie. Les grèves de masse et les soulèvements ouvriers qui ont secoué la Russie en 1905, étaient les signes précurseurs d'une nouvelle époque dans l'histoire du capitalisme et de la lutte du prolétariat : la fin de la période de capitalisme ascendant et l'ouverture de sa période de décadence (voir notre article "1905 : la grève de masse ouvre la voie à la révolution prolétarienne" dans la Revue internationale n°90) qui allait nécessiter que la classe ouvrière dépasse ses formes d'organisation traditionnelles adaptées à la lutte pour des réformes au sein du système capitaliste, et découvre de nouvelles formes d'organisation capables d'unifier l'ensemble de la classe et de la préparer au renversement révolutionnaire de ce système. Pour résumer, cette transition s'est exprimée sur le plan des organisations de masse de la classe, dans le passage de la forme syndicale d'organisation à la forme du soviet qui fit sa première apparition en 1905 Mais ce profond changement dans les formes et les méthodes d'organisation de la classe a eu également des implications sur les organisations politiques de la classe. Comme nous avons essayé de le montrer dans la première partie de cet article, la question fondamentale posée au Second Congrès était la nécessité de se préparer à la période révolutionnaire à venir en rompant avec le vieux modèle social-démocrate de parti - un parti large portant l'insistance sur la "démocratie" et sur la lutte pour l'amélioration des conditions de la classe ouvrière dans la société capitaliste - et en construisant ce que Lénine appelait un parti révolutionnaire d'un type nouveau, plus étroit, plus discipliné, plus centralisé, armé du programme socialiste pour le renversement du capitalisme et composé de révolutionnaires engagés. Dans les deux articles suivants, nous allons illustrer ce point de vue en examinant les polémiques qui ont fait rage en 1904 entre Lénine d'une part, et Trotsky et Rosa Luxemburg de l'autre. Dans cette période, comme pendant la plus grande partie de sa vie politique, Lénine a dû s'affronter à un éventail complet de critiques dans le mouvement ouvrier. Non seulement les dirigeants mencheviques comme Martov, Axelrod et plus tard Plekhanov l'ont accusé d'agir au mieux comme Robespierre et au pire comme Napoléon, non seulement les dirigeants reconnus de la social-démocratie internationale comme Kautsky et Bebel se sont instinctivement rangés aux côtés des mencheviks contre ce nouveau venu relativement peu connu, mais encore ceux qui se trouvaient clairement à la gauche du mouvement international - Trotsky et Luxemburg, tous deux profondément influencés par la lame de fond de la révolution russe et qui devaient apporter des contributions essentielles à la compréhension des méthodes et des formes d'organisation adaptées à la nouvelle période, tous deux n'ont rien compris au véritable sens du combat organisationnel mené par Lénine. Contrairement à beaucoup de révolutionnaires d'aujourd'hui, Trotsky comme Luxemburg étaient d'accord sur un aspect important de la question : ils comprenaient que la question d'organisation était une question politique à part entière et un sujet qui méritait d'être débattu par les révolutionnaires. En publiant leurs critiques à Lénine, ils participaient à une confrontation des idées à l'échelle internationale, de façon profonde et significative. De plus, leurs contributions à ce débat nous ont laissé de brillants éclairs de perspicacité. Mais malgré tous ces éclairs, les arguments de ces deux militants restent fondamentalement erronés.
Dans son autobiographie Ma vie, Trotsky raconte l'arrivée en 1902, sur le lieu de son exil en Sibérie, du livre de Lénine Que faire ? et du journal l'Iskra : "Nous sûmes ainsi qu'en Europe avait été créé un journal, l'Iskra, organe marxiste ayant pour dessein de constituer une organisation centralisée des révolutionnaires de profession et de les unir dans l'action par une discipline de fer." C'est avant tout cette perspective qui a convaincu Trotsky de la nécessité de s'évader et de partir à la recherche du groupe d'exilés qui publiait ce journal. C'était une décision vraiment importante à prendre ; elle signifiait qu'il devait quitter sa femme et ses deux petites filles (même si sa femme était une camarade de parti et considérait qu'il était de son devoir de partir) et se lancer dans un voyage extrêmement risqué à travers les steppes de Russie jusqu'en Europe. Trotsky nous dit aussi que dès son arrivée à Londres où vivaient Lénine, Martov et Zassoulitch, il "était tombé amoureux de l'Iskra" et s'était immédiatement mis au travail. Le comité de rédaction de l'Iskra comptait six membres : Lénine, Martov, Zassoulitch, Plekhanov, Axelrod et Potressov. Lénine proposa rapidement que Trotsky devienne le septième membre, en partie parce que six était un nombre peu adapté quand il fallait prendre des décisions, mais surtout peut-être parce qu'il savait que la vieille génération, en particulier Zassoulitch et Axelrod, était en train de devenir un obstacle au progrès du parti, et qu'il voulait injecter de la passion révolutionnaire de la nouvelle génération. Cette proposition fut bloquée par Plekhanov qui s'y opposait, en grande partie pour des raisons personnelles. Au Second Congrès, Trotsky a été un des défenseurs les plus cohérents de la ligne de l'Iskra, la défendant de façon vigoureuse - les positions de Lénine en particulier - contre l'opposition tatillonne ou totale des bundistes, des économistes et des semi-économistes. Pourtant, à la fin du congrès, Trotsky liait son sort aux "anti-léninistes" ; en 1904, il écrivit deux des polémiques les plus vitupératrices contre Lénine, le Rapport de la délégation sibérienne et Nos tâches politiques, et il rejoignit la "nouvelle Iskra", dont se revendiquaient les mencheviks après que Plekhanov eut retourné sa veste et Lénine démissionné de l'Iskra. Tournons-nous vers les réflexions de Trotsky pour comprendre cette extraordinaire transformation. Il faut rappeler que la scission n'a pas eu lieu sur les fameuses divergences concernant les statuts du parti, mais sur la proposition de Lénine de changer la composition du comité de rédaction de l'Iskra. Dans Ma vie, Trotsky confirme que c'était cela la question cruciale. "Pourquoi me suis-je trouvé au congrès parmi les "doux"? De tous les membres de la rédaction, j'étais le plus lié avec Martov, Zassoulitch et Axelrod. Leur influence sur moi fut indiscutable. Dans la rédaction, jusqu'au Congrès, il y avait eu des nuances, mais non des dissentiments nettement exprimés. J'étais surtout éloigné de Plékhanov : après les premiers conflits qui n'avaient en somme qu'une importance secondaire, Plékhanov m'avait pris en aversion. Lénine me traitait fort bien. Mais c'était justement lui, alors, qui, sous mes yeux, attaquait une rédaction formant à mon avis un ensemble unique et portant le nom prestigieux de l'Iskra. L'idée d'une scission dans le groupe me paraissait sacrilège. Le centralisme révolutionnaire est un principe dur, autoritaire et exigeant. Souvent, à l'égard de personnes ou de groupes qui partageaient hier vos idées, il prend des formes impitoyables. Ce n'est pas par hasard que, dans le vocabulaire de Lénine, se rencontrent si fréquemment les mots: irréconciliable et implacable. C'est seulement la plus haute tension vers le but, indépendante de toutes les questions bassement personnelles, qui peut justifier une pareille inclémence. En 1903, il ne s'agissait tout au plus que d'exclure Axelrod et Zassoulitch de la rédaction de l'Iskra. A leur égard, j'étais pénétré non seulement de respect, mais d'affection. Lénine, lui aussi, les estimait hautement pour leur passé. Mais il en était arrivé à conclure qu'ils devenaient de plus en plus gênants sur la route de l'avenir. Et, en organisateur, il décida qu'il fallait les éliminer des postes de direction. C'est à quoi je ne pouvais me résigner. Tout mon être protestait contre cette impitoyable suppression d'anciens qui étaient enfin parvenus au seuil du parti. De l'indignation que j'éprouvais alors provint ma rupture avec Lénine au 2e congrès. Sa conduite me semblait inacceptable, impardonnable, révoltante. Pourtant, cette conduite était juste au point de vue politique et, par conséquent, nécessaire pour l'organisation. La rupture avec les anciens qui étaient restés figés dans l'époque préparatoire était de toutes façons inévitable. Lénine l'avait compris avant les autres. Il fit encore une tentative pour conserver Plékhanov, en le séparant de Zassoulitch et d'Axelrod. Mais cet essai, comme le montrèrent bientôt les événements, ne devait donner aucun résultat. Ainsi, ma rupture avec Lénine eut lieu en quelque sorte sur un terrain "moral", et même sur un terrain individuel. Mais ce n'était qu'en apparence. Pour le fond, nos divergences avaient un caractère politique qui ne se manifesta que dans le domaine de l'organisation. Je me considérais comme centraliste. Mais il est hors de doute qu'en cette période je ne voyais pas tout à fait à quel point un centralisme serré et impérieux serait nécessaire au parti révolutionnaire pour mener au combat contre la vieille société des millions d'hommes. Ma première jeunesse s'était écoulée dans une atmosphère crépusculaire de réaction qui dura, à Odessa, cinq ans de plus qu'ailleurs. L'adolescence de Lénine remontait à l'époque de la "Liberté du Peuple". Ceux qui étaient plus jeunes que moi de quelques années étaient déjà éduqués dans l'ambiance d'un nouveau redressement politique. Au temps du Congrès de Londres de 1903, une révolution était encore à mes yeux, pour une bonne moitié, une abstraction théorique. Le centralisme léniniste ne procédait pas encore pour moi d'une conception révolutionnaire claire et indépendamment méditée. Or, le besoin de comprendre par moi-même un problème et d'en tirer toutes les déductions indispensables fut toujours, ce me semble, l'exigence la plus impérieuse de ma vie spirituelle."
Dans un passage d'Un pas en avant, deux pas en arrière que nous avons cité dans notre article précédent sur la différence entre l'esprit de parti et l'esprit de cercle, Lénine caractérise aussi l'Iskra comme un cercle, et bien qu'il soit tout à fait vrai que, dans ce cercle, existait une tendance qui défendait de façon claire et cohérente le centralisme prolétarien, le poids des différences personnelles, de la mentalité des exilés etc. était encore très fort. Lénine était conscient de la "douceur" de Martov, de sa tendance à hésiter, à concilier, et Martov était également conscient de l'intransigeance de Lénine et ça ne le mettait pas toujours à l'aise. Comme cela n'était pas posé sur le plan politique, il en résultait des tensions et des non dits. Plekhanov, le père du marxisme russe, très proche de Lénine sur beaucoup de questions-clé jusqu'au lendemain du Congrès, tenait beaucoup à sa réputation et se rendait compte en même temps qu'il était en train d'être dépassé par une nouvelle génération (comprenant Lénine). Il répondit à "l'intrusion" de Trotsky dans le cercle de l'Iskra avec une telle hostilité que tous trouvèrent cela tout à fait indigne de lui. Et Trotsky ? Là encore, malgré son respect pour Lénine, Trotsky avait vécu dans la même maison que Martov et Zassoulitch ; il développa une amitié encore plus forte envers Axelrod à Zürich et lui a même dédié son livre Nos tâches politiques : "A mon cher maître, Pavel Bortsovich Axelrod". Dans cette mesure, comme le dit Trotsky, "[sa] rupture avec Lénine eut lieu en quelque sorte sur un terrain "moral", et même sur un terrain individuel." Il a pris le parti de Martov et Cie parce qu'ils étaient plus ses amis que Lénine, il ne pouvait supporter d'être dans le camp de Plekhanov à cause de l'antipathie ressentie par ce dernier à son égard ; plus important encore peut-être, il faisait du sentimentalisme vraiment conservateur vis-à-vis de la "vieille garde" qui avait servi le mouvement révolutionnaire en Russie pendant si longtemps. En fait, sa réaction personnelle envers Lénine à cette époque fut si forte que beaucoup furent choqués de l'âpreté et du manque de camaraderie du ton de ses polémiques contre Lénine. (Dans sa biographie de Trotsky, Deutscher mentionne que les lecteurs de l'Iskra en Russie, à l'époque où le journal était aux mains des mencheviks, s'opposèrent fortement au ton des diatribes de Trotsky contre Lénine) Mais en même temps, "pour le fond, nos divergences avaient un caractère politique qui ne se manifesta que dans le domaine de l'organisation". Cette formulation reste ambiguë laissant l'idée que "le domaine de l'organisation" est secondaire alors que la prépondérance des liens personnels et des antagonismes des anciens cercles constituait, précisément, le problème politique que Lénine posait dans sa défense de l'esprit de parti. En fait, toutes les polémiques de Trotsky en 1904 sont du même type : elles présentent quelques divergences politiques très générales, mais reviennent sans cesse sur la question des méthodes organisationnelles ou des rapports entre l'organisation révolutionnaire et la classe ouvrière dans son ensemble. Dans le Rapport de la Délégation sibérienne, Trotsky pose d'entrée de jeu la principale question organisationnelle et aussitôt révèle son incapacité à comprendre l'enjeu du Congrès puisqu'il porte l'insistance sur l'idée que "le Congrès est un enregistreur, un contrôleur mais pas un créateur". Ce qui veut dire, même si Trotsky parle du parti comme "n'étant pas la somme arithmétique des comités locaux" ou qu'il "est une totalité organique" (ibid.), que le Congrès n'est plus l'expression la plus haute et la plus concrète de l'unité du parti. Lénine dans "Un pas en avant, deux pas en arrière" écrit : "A l'époque du rétablissement de l'unité véritable du Parti et de la dissolution, dans cette unité, des cercles qui ont fait leur temps, ce sommet est nécessairement le congrès du Parti, organisme suprême de ce dernier." Ou encore : "La controverse se ramène par conséquent au dilemme : l'esprit de cercle ou l'esprit de parti ? Limitation des droits des délégués au congrès, au nom de droits ou règlements imaginaires de toutes sortes de collèges ou cercles, ou dissolution complète, non seulement verbale, mais effective, devant Ie congrès, de toutes les instances inférieures, des anciens petits groupes..." Alors que les accusations contre Lénine portaient sur sa conception du centralisme, son prétendu désir de concentrer tout le pouvoir entre les mains d'un comité central sans mandat ou même dans ses propres mains, le fait qu'il serait le Robespierre de la révolution à venir, Lénine était absolument clair sur le fait que l'instance suprême d'un parti révolutionnaire du prolétariat ne pouvait être que son congrès ; c'était le vrai centre auquel toutes les autres parties de l'organisation, que ce soit le comité central ou les sections locales, étaient subordonnées, et c'est ce que Lénine défendait contre le point de vue "démocratiste" selon lequel le congrès n'était que le lieu de rassemblement des représentants des sections locales, avec un mandat impératif, ce qui signifiait que ces représentants ne pouvaient rien faire d'autre qu'être les porte-parole de leurs sections. C'est ce qu'il a défendu contre la révolte anarchiste des mencheviks qui refusaient de se plier aux décisions du Congrès. Trotsky a raison de dire qu'au moment du Congrès il n'avait pas pleinement compris la question du centralisme. C'est également évident dans un autre thème de ses polémiques - la vieille bagarre entre l'Iskra et les économistes. Dans le Rapport de la délégation sibérienne, Trotsky utilise l'argument selon lequel beaucoup de bolcheviks sont d'anciens économistes qui ont fait volte-face et adopté l'ultra centralisme en répétant comme des perroquets les "plans" organisationnels de Lénine (pour Trotsky à ce moment-là, Lénine était le seul véritable cerveau de la majorité, les autres ne faisaient que le suivre comme des moutons, alors que la minorité (menchevique) qu'il avait rejointe, défendait le véritable esprit critique). Pourtant, cette accusation est le contraire de la réalité : alors qu' au début du congrès, ils étaient aux côtés de Lénine contre les économistes, ce sont les mencheviks qui ont repris à leur compte l'ensemble des critiques vis-à-vis de Lénine qu'avaient initialement portées Martynov, Akimov et leurs accolytes, y compris le point de vue selon lequel la vision de Lénine sur le parti préparait le terrain pour une dictature sur le prolétariat (en fait, Martynov lui-même est rentré au bercail une fois que Lénine eut démissionné de l'Iskra). De même que les économistes avaient défendu l'idée que la bourgeoisie devait assumer la révolution politique contre le Tsarisme et les sociaux-démocrates s'occuper de la lutte de classe quotidienne pour les besoins vitaux de base, en 1904, les mencheviks comme Zassoulitch et Dan parlaient de plus en plus ouvertement de la nécessité de s'allier à la bourgeoisie dans la révolution à venir. Et même Trotsky - qui allait bientôt rompre avec les mencheviks essentiellement sur cette question et formuler sa théorie de la révolution permanente selon laquelle il reviendrait au prolétariat d'assumer le rôle dirigeant même dans la révolution russe qui arrivait - en prenant le parti des mencheviks en 1903-04, prit également en charge leur défense de positions économistes. Ceci apparaît très fortement dans les deux textes : Trotsky passe beaucoup de temps à ironiser sur le temps perdu à discuter avec minutie de détails organisationnels alors que les masses en Russie sont en train de poser des questions brûlantes comme les grèves et les manifestations de masse ; comme Axelrod, il ridiculise la thèse de Lénine selon laquelle il y aurait un opportunisme sur les questions organisationnelles : "Comme notre intrépide polémiste ne se décide quand même pas à mettre Axelrod et Martov dans la catégorie des opportunistes en général (ce serait si attirant du point de vue de la clarté et de la simplicité !), il crée pour eux la rubrique "opportunisme en matière d'organisation". Cela devient le "croque-mitaine" avec lequel on fait peur aux petits enfants... Opportunisme en matière d'organisation ! Girondisme dans la question de la cooptation par les deux tiers en l'absence d'un vote motivé ! Jaurésisme en matière du droit du Comité central de fixer le lieu de l'administration de la Ligue !..." Derrière les sarcasmes, cet argument représente en réalité un glissement vers l'économisme : il minimise la position spécifique et la nécessité de l'organisation politique et de son mode de fonctionnement qui constitue une question politique qu'on ne peut éluder et noyer dans des considérations sur la lutte de classe en général. Dans la question du fonctionnement se posent des questions de principe qui, sous la pression de l'idéologie bourgeoise, peuvent être sujettes à des interprétations opportunistes.
En fait, les textes de Trotsky remettent complètement en question le travail de l'Iskra qui l'avait tant attiré auparavant - son appel à un parti centralisé avec des règles formelles de fonctionnement, son effort vital pour faire sortir le mouvement révolutionnaire du marais du terrorisme, du populisme, de l'économisme et d'autres formes d'opportunisme. Les économistes, a l'air de dire Trotsky maintenant, ont commis des fautes, mais au moins, ils avaient une pratique réelle dans la classe, alors que le centre des préoccupations de l'Iskra était de gagner l'intelligentsia au marxisme, tout en faisant de vagues "proclamations" ou en se centrant presque exclusivement sur la diffusion de la presse. Dans la période précédent le Congrès, dit Trotsky, "l'organisation oscille entre deux types : elle est conçue tantôt comme un appareil technique destiné à diffuser massivement la littérature éditée, soit sur place, soit à l'étranger, tantôt comme un "levier" révolutionnaire susceptible d'engager les masses dans un mouvement finalisé, c'est-à-dire de développer en elles les capacités préexistantes d'activité autonome. L'organisation "artisanale" des économistes était particulièrement proche de ce second type. Bonne ou mauvaise, elle contribua directement à unir et à discipliner les ouvriers dans le cadre de la lutte "économique", c'est-à-dire essentiellement gréviste". Ici Trotsky passe complètement à côté du problème central posé par cette conception : elle réduit l'organisation révolutionnaire à un organisme de type syndical. Ce n'est pas une question de bonne ou mauvaise organisation, car il est évident que la classe a besoin de développer des organisations générales pour sa lutte de défense contre le capital. Le problème est que la minorité révolutionnaire ne peut pas, par sa nature même, jouer ce rôle et en tentant de le faire, elle oubliera son rôle central, celui de direction politique dans le mouvement. Mais l'Iskra, insiste Trotsky dans son texte, à la différence des économistes, n'était pas du tout dans le mouvement. "Il est vrai que le parti se rapproche maintenant au moins du prolétariat pour la première fois. Au temps de "l'économisme", le travail était entièrement dirigé vers le prolétariat mais, principiellement, ce n'était pas encore un travail politique social-démocrate. Pendant la période de l'Iskra, le travail prit un caractère social-démocrate, mais il n'était pas dirigé directement vers le prolétariat". En d'autres termes, le principal but de l'Iskra n'était pas l'intervention dans les luttes immédiates de la classe, mais de développer des polémiques dans l'intelligentsia. Trotsky conseille donc à ses lecteurs de reconnaître les limites historiques de l'Iskra : "Il ne suffit pas de reconnaître les mérites historiques de l'Iskra, encore moins d'énumérer toutes ses affirmations malheureuse et ambiguës. Il faut aller au-delà : il faut comprendre le caractère historiquement limité du rôle joué par l'Iskra. Elle a beaucoup contribué au processus de différenciation de l'intelligentsia révolutionnaire ; mais elle a également entravé son libre développement. Les débats de salon, les polémiques littéraires, les disputes d'intellectuels autour d'une tasse de thé, tout cela elle l'a traduit en langage de programmes politiques. De façon matérialiste, elle a réalisé la multitude des sympathies théoriques et philosophiques à des intérêts de classe déterminés ; et c'est bien en employant cette méthode "sectaire" de différenciation qu'elle a conquis à la cause du prolétariat une bonne partie de l'intelligentsia ; enfin, elle a consolidé son "butin" par les résolutions diverses du 2e Congrès en matière de programme, de tactique et d'organisation." Les références de Trotsky aux "débats de salon" et aux "disputes d'intellectuels autour d'une tasse de thé" trahissent sa conversion temporaire à une vision marquée par une méfiance immédiatiste, activiste et ouvriériste vis-à-vis des tâches de l'organisation politique. En définissant l'économisme et l'Iskra comme ayant eu la même valeur et ayant tous deux constitué des moments limités de l'histoire du parti, il affaiblit le rôle décisif de l'Iskra dans la lutte pour une organisation révolutionnaire capable de jouer un rôle dirigeant dans les luttes massives de la classe - un rôle dirigeant et pas seulement d'"assistant" des mouvements de grève. C'est plus qu'une observation sur la composition sociologique de l'Iskra, plus qu'un simple flirt avec l'ouvriérisme. C'est lié à la théorie qui allait avoir une longue histoire : la notion selon laquelle l'avant-garde politique est essentiellement le représentant d'une intelligentsia qui cherche à s'imposer à la classe ouvrière. Evidemment cette théorie a trouvé son incarnation la plus haute dans la critique conseilliste du bolchevisme après la défaite de la révolution russe, mais elle avait certainement un précurseur dans le "cher maître" de Trotsky, Axelrod ; il défendait l'idée que la revendication d'un fonctionnement ultra centraliste par Lénine démontrait que le courant bolchevique était en réalité l'expression de la bourgeoisie russe, puisque cette dernière avait aussi besoin du centralisme pour mener ses tâches politiques.
La réinterprétation par Trotsky de la contribution de l'Iskra est également liée aux critiques de substitutionnisme et de jacobinisme qui compose une grande partie de son ouvrage Nos tâches politiques. Selon le point de vue de Trotsky, toute la conception politique de l'Iskra, son insistance sur les polémiques politiques contre les faux courants révolutionnaires, se fondait sur la notion d'agir au nom du prolétariat : "Mais comment s'expliquer que la méthode de la pensée "substitutive" - à la place de celle du prolétariat - pratiquée sous les formes les plus variées � pendant toute la période de l'Iskra n'ait pas (ou presque pas) suscité d'autocritique dans les rangs des "iskristes" eux-mêmes ? L'explication de ce fait, le lecteur l'a déjà trouvée dans les pages précédentes : sur tout le travail de l'Iskra a pesé la tâche de se battre pour le prolétariat, pour ses principes, pour son but final - dans le milieu de l'intelligentsia révolutionnaire." C'est dans Nos tâches politiques que Trotsky a écrit le célèbre passage "prophétique" sur le substitutionnisme : "Dans la politique interne du parti, ces méthodes conduisent, comme nous le verrons plus loin, l'organisation du parti à se "substituer" au parti, le comité central à l'organisation du parti, et finalement le dictateur à se substituer au comité central." Là comme le note Deutscher dans Le prophète armé, Trotsky semble avoir l'intuition de la future dégénérescence du parti bolchevique. Trotsky montre aussi cette perception lorsqu'il souligne le danger de substitutionnisme par rapport à l'ensemble de la classe dans la révolution future (danger dans lequel il devait lui-même tomber plus encore que Lénine à certains moments) : "Les tâches du nouveau régime seront si complexes qu'elles ne peuvent être résolues autrement que par une compétition entre différentes méthodes de construction économique et politique, à travers de longues "disputes", au moyen d'une lutte systématique non seulement entre différents courants au sein du socialisme, courants qui émergeront inévitablement dès que la dictature du prolétariat posera des dizaines et des centaines de problèmes nouveaux. Aucune organisation "dominante" forte ne sera capable de supprimer ces courants et ces controverses... Un prolétariat capable d'exercer sa dictature sur la société ne tolérera aucune dictature sur lui-même". Trotsky a aussi fait des critiques valables à l'analogie faite par Lénine dans Que faire ? entre les révolutionnaires prolétariens et les jacobins, en montrant les différences essentielles qui existent entre les révolutions bourgeoises et la révolution prolétarienne. De plus, il note qu'en polémiquant contre les économistes qui voyaient la conscience de classe comme le simple reflet ou produit de la lutte immédiate, Lénine a fait l'erreur d'avoir recours à "l'idée absurde" de Kautsky sur la conscience socialiste ayant son origine dans l'intelligentsia bourgeoise. Etant donné que sur beaucoup de ces questions, Lénine a admis "avoir tordu la barre" dans son assaut contre l'économisme et le localisme organisationnel, il n'est pas surprenant que certaines polémiques de Trotsky montrent une grande perspicacité et soient des contributions théoriques qu'on peut encore utiliser aujourd'hui. Mais ce serait une vraie erreur, comme le font les conseillistes, de traiter son point de vue hors de son contexte global. Il fait partie d'une argumentation fondamentalement erronée qui exprimait l'incapacité de Trotsky à ce moment-là à comprendre les enjeux véritables du débat. Par rapport aux intuitions de Trotsky sur le substitutionnisme en particulier, nous devons garder à l'esprit d'abord et avant tout qu'il partait de l'idée que la lutte menée par Lénine pour le centralisme correspondait non à un combat pour des principes, mais à une "volonté de pouvoir" machiavélique de sa part, et interprétait donc toutes les actions et les propositions de ce dernier lors du Congrès comme faisant partie d'une grande manoeuvre pour assurer sa dictature unique sur le parti et peut-être sur l'ensemble de la classe. La seconde faiblesse de la critique portée par Trotsky au substitutionnisme est qu'elle ne voit pas ses racines dans la pression générale de l'idéologie bourgeoise qui peut affecter le prolétariat aussi bien que la petite-bourgeoisie intellectuelle. Au contraire, il développe une analyse sociologique et ouvriériste selon laquelle la raison pour laquelle l'Iskra a failli, serait qu'elle était principalement constituée d'intellectuels et qu'elle orientait la plus grande partie de ses activités vers des intellectuels. Et, last but not least, alors que le substitutionnisme allait devenir un danger réel, en théorie comme dans la pratique avec l'isolement et le déclin de la révolution russe, à la veille de 1905 au moment de la marée montante de la lutte de classe, ce n'était pas le principal danger. Le vrai danger qui avait été dénoncé au 2e Congrès, l'obstacle principal au développement du mouvement révolutionnaire en Russie, n'était pas que le parti agisse à la place des masses ; c'était que la sous-estimation du rôle distinct du parti, intrinsèque à la vision des économistes et des mencheviks, empêche la formation d'un parti capable de jouer son rôle dans les soulèvements sociaux et politiques à venir. En ce sens, les avertissements de Trotsky sur le substitutionnisme étaient une fausse alarme. Dans une certaine mesure, on peut comparer la situation à la phase de lutte de classe qui s'est ouverte en 1968 : durant toute cette période caractérisée par une courbe ascendante de la lutte de classe et la faiblesse extrême des minorité révolutionnaires, le danger de loin le plus grand pour le mouvement de la classe n'est pas que les minorités révolutionnaires violent en quelque sorte la virginité de la classe mais que le prolétariat se lance dans des confrontations massives avec l'Etat bourgeois dans un contexte où l'organisation révolutionnaire est trop petite et trop isolée pour influencer le cours des événements. C'est pourquoi le CCI a défendu depuis le milieu des années 1980 que le plus grand danger aujourd'hui n'est pas le substitutionnisme mais le conseillisme, pas l'exagération du rôle et des capacités du parti mais sa sous-estimation ou sa négligence. Le flirt de Trotsky avec les mencheviks en 1903 a été une erreur grave et allait aboutir à une rupture entre Lénine et lui qui allait durer jusqu'à la veille de la révolution d'Octobre. Néanmoins, ce flirt allait s'avérer temporaire. A la fin de 1904, Trotsky était brouillé avec les mencheviks - principalement sur la base de leur analyse de la révolution qui se préparait : il n'a jamais pu digérer la vision selon laquelle la classe ouvrière russe était obligée de subordonner sa lutte aux besoins de la bourgeoisie libérale. Le caractère fondamentalement prolétarien de la réponse de Trotsky allait être démontré pendant les événements de 1905 au cours desquels il joua un rôle absolument crucial comme président du Soviet de Petrograd. Mais plus importantes encore peut-être sont les conclusions théoriques qu'il a tirées de cette expérience, en particulier la théorie de la révolution permanente et l'élucidation du rôle historique de la forme des soviets dans l'organisation de la classe. Trotsky a rejoint Lénine et le parti bolchevique en 1917 et a reconnu, comme nous l'avons vu, que c'est Lénine qui avait eu raison en 1903 sur la question de l'organisation. Cependant, il n'est jamais revenu à fond sur cette question et, notamment, sur les erreurs qu'il a exprimées dans les deux importantes contributions (Rapport de la délégation sibérienne et Nos tâches politiques) que nous avons examinées. Et malgré l'importance qu'il a accordée à ces problèmes d'organisation, il a continué à les sous-estimer au cours de sa vie politique ultérieure, contrairement à d'autres courants en opposition au stalinisme, comme la Gauche italienne par exemple. Avec le recul de l'histoire, l'examen des désaccords peut encore nous apprendre beaucoup non seulement sur les questions débattues mais aussi sur la façon dont la polémique entre de vrais représentants de la pensée marxiste peut donner naissance à la clarté qui transcende les contributions individuelles des penseurs eux-mêmes. Comme nous le verrons dans le prochain article, c'est aussi vrai pour le débat sur les questions d'organisation entre Lénine et Rosa Luxemburg.
Amos
Dans le précédent article de cette série, nous avons vu comment le futur bolchevik, Trotsky, n'avait pas compris la signification de la naissance du bolchevisme et avait pris le parti des mencheviks contre Lénine. Dans cet article nous allons examiner comment une autre grande figure de l'aile gauche de la social-démocratie, Rosa Luxemburg - qui, en 1918, allait écrire que "l'avenir appartient au bolchevisme" - a mis ses grands talents polémiques au service des mencheviks contre le prétendu "ultra-centralisme" personnifié par Lénine.
La réponse de Rosa Luxemburg au livre de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière, fut publiée dans la Neue Zeit (et dans la nouvelle Iskra) sous le titre "Questions d'organisation dans la social-démocratie russe". Par la suite, cet ouvrage fut publié sous le titre "Centralisme et démocratie" (1) et a servi de référence (souvent à travers une sélection de citations) aux conseillistes, aux anarchistes, aux sociaux-démocrates de gauche et autres "anti-léninistes" pendant plusieurs décennies. En fait, Rosa Luxemburg n'avait pas du tout l'intention de situer Lénine en dehors du marxisme, ni du mouvement ouvrier, aussi fortes qu'aient été ses critiques : elle les faisait dans un esprit de polémique vigoureuse mais fraternelle. L'article ne contient aucune attaque personnelle comme c'est le cas dans les textes de Trotsky dans la même période. De plus, Luxemburg commence son article en soutenant la contribution apportée par l'Iskra avant le congrès et notamment sa défense cohérente de la nécessité de dépasser la phase des cercles : "La tâche sur laquelle la social-démocratie russe peine depuis plusieurs années consiste dans la transition du type d'organisation de la phase préparatoire où, la propagande étant la principale forme d'activité, les groupes locaux et de petits cénacles se maintenant sans liaison entre eux, à l'unité d'une organisation plus vaste, telle que l'exige une action politique concertée sur tout le territoire de l'État. Mais l'autonomie parfaite et l'isolement ayant été les traits les plus accusés de la forme d'organisation désormais surannée, il était naturel que le mot d'ordre de la tendance nouvelle prônant une vaste union fût le centralisme. L'idée du centralisme a été le motif dominant de la brillante campagne menée pendant trois ans par I'lskra pour aboutir au congrès d'août 1903 qui, bien qu'il compte comme deuxième congrès du parti social-démocrate, en a été effectivement l'assemblée constituante. La même idée s'était emparée de la jeune élite de la social-démocratie en Russie". Cependant, Rosa Luxemburg n'hésite pas à prendre le parti des mencheviks dans la dispute qui a surgi pendant le deuxième congrès. Le reste du texte est donc une critique de "l'aile ultra-centraliste du parti" dirigée par Lénine. Pour expliquer cela, on peut invoquer différents facteurs : il y avait certainement des différences au niveau de la démarche et au niveau théorique entre Luxemburg et Lénine, notamment sur la question centrale de la conscience de classe sur laquelle nous reviendrons. Luxemburg s'était également déjà affrontée à Lénine sur la question nationale, ce qui pouvait l'avoir prédisposée à mettre en question sa méthode - elle trouvait que sa pensée était souvent rigide et scolastique. Ensuite, comme son texte le montre, elle commençait déjà à se pencher sur la question de la grève de masse et de la spontanéité de la classe ouvrière. L'insistance de Lénine sur les limites de cette spontanéité devait lui sembler totalement contre-productive alors qu'elle-même était en train de mener une véritable bataille dans le parti allemand pour défendre l'action spontanée des masses contre le point de vue bureaucratique et rigide de l'aile droite de la social-démocratie et des dirigeants syndicaux qui craignaient plus un soulèvement incontrôlé des masses que le capitalisme lui-même. Comme nous le verrons, certaines de ses polémiques ont tendance à projeter l'expérience du parti allemand sur la situation en Russie, ce qui l'a certainement amenée à mal interpréter la signification réelle des divergences dans le POSDR. Pour finir, il faut aussi tenir compte d'un certain conservatisme envers l'autorité. Nous avons déjà vu cela dans les réactions de Trotsky vis-à-vis de la scission. En fait, très vite les mencheviks ont mené une campagne personnalisée contre Lénine dans le but de gagner le parti allemand à leur position : "La question, c'est comment battre Lénine... Plus que tout, nous devons pousser des autorités comme Kautsky, Rosa Luxemburg contre lui" (cité par P. Nettl). Et il ne fait pas de doute que Kautsky et d'autres "chefs" allemands étaient enclins à penser que Lénine s'apparentait à un parvenu ambitieux. Lorsque Liadov s'est rendu en Allemagne pour expliquer la situation des bolcheviks, Kautsky lui dit : "Ecoutez, nous ne connaissons pas votre Lénine. Il nous est inconnu mais nous connaissons très bien Plekhanov et Axelrod. Ce n'est que grâce à eux que nous avons pu avoir quelques lumières sur la situation en Russie. Nous ne pouvons tout simplement pas accepter votre déclaration selon lesquelles Plekhanov et Axelrod se seraient tout d'un coup transformés en opportunistes" (ibid.). A ce moment-là, dans le parti allemand, Luxemburg avait principalement orienté sa polémique contre l'aile ouvertement révisionniste du parti menée par Bernstein ; peut-être avait-elle des doutes sur la direction "orthodoxe", mais elle comptait toujours sur cette dernière pour combattre la droite et il se peut que sa vision de la scission en Russie, basée non pas sur une analyse politique véritable mais sur une fausse "confiance" dans la vieille garde du POSDR, en ait été influencée. Plus tard, elle allait voir le glissement de la direction allemande elle-même dans l'opportunisme, rien moins que sur la question de la grève de masse et de la spontanéité de la classe. En tout état de cause, Luxemburg, comme Trotsky, s'est emparée des formules de Lénine dans Un pas en avant, deux pas en arrière sur le jacobinisme (le révolutionnaire social-démocrate, avait dit Lénine, est "le Jacobin lié indissolublement à l'organisation du prolétariat conscient de ses intérêts de classe".) pour argumenter que son "ultra-centralisme" constituait une régression vers une démarche dépassée de l'activité révolutionnaire, héritée d'une phase encore immature du mouvement ouvrier : "L'établissement du centralisme sur ces deux principes : la subordination aveugle de toutes les organisations jusque dans le moindre détail vis-à-vis du centre, qui seul pense, travaille et décide pour tous, et la séparation rigoureuse du noyau organisé par rapport à l'ambiance révolutionnaire comme l'entend Lénine - nous paraît donc une transposition mécanique des principes d'organisation blanquistes de cercles de conjurés, dans le mouvement socialiste des masses ouvrières". Comme Trotsky, elle rejette l'appel que fait Lénine, pour contrer l'anarchisme de grand seigneur des intellectuels, à la discipline prolétarienne de fabrique : "La discipline que Lénine a en vue est inculquée au prolétariat non seulement par l'usine, mais encore par la caserne et par le bureaucratisme actuel, bref par tout le mécanisme de l'État bourgeois centralisé." Luxemburg s'oppose à la vision de Lénine sur les rapports entre le parti et la classe dans le passage suivant - sur la signification duquel nous reviendrons ultérieurement : "En vérité la social-démocratie n'est pas liée à l'organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière. Il faut donc que le centralisme de la social-démocratie soit d'une nature essentiellement différente du centralisme blanquiste. Il ne saurait être autre chose que la concentration impérieuse de la volonté de l'avant-garde consciente et militante de la classe ouvrière vis-à-vis de ses groupes et individus. C'est, pour ainsi dire, un "auto-centralisme" de la couche dirigeante du prolétariat, c'est le règne de la majorité à l'intérieur de son propre parti".
Luxemburg revient également sur la question de l'opportunisme et de l'explication avancée par Lénine et des méthodes qu'il propose pour s'y opposer. Elle dit qu'il accorde trop d'importance aux intellectuels comme principale source des tendances opportunistes dans la social-démocratie et que, de ce fait, il n'en voit pas le danger dans le contexte historique. Elle est d'accord sur le fait que l'opportunisme peut être fort parmi les éléments académiques des partis occidentaux, mais elle le voit comme inséparable des influences du parlementarisme et de la lutte pour des réformes et, plus généralement, des conditions historiques dans lesquelles la social-démocratie travaille en Occident. Elle note aussi que l'opportunisme n'est pas nécessairement lié à la décentralisation ou à la centralisation en tant que formes d'organisation, précisément parce que ce qui le caractérise, c'est l'absence de principes. Et Rosa Luxemburg va même plus loin, mettant en évidence que dans les premières phases de son existence, confrontée à des conditions d'arriération économique et politique, la tendance opportuniste dans le parti allemand, l'aile lassallienne, était en faveur d'un ultra-centralisme en opposition à la tendance marxiste d'Eisenach - l'implication étant que dans la Russie arriérée, l'opportunisme s'identifierait plus vraisemblablement à ce même zèle ultra-centraliste. Faisant écho à une intervention de Trotsky lors du deuxième congrès, Luxemburg défend que même si des règles et des statuts précis sont tout à fait nécessaires, ils ne constituent pas une garantie contre le développement de l'opportunisme qui est le produit des conditions mêmes dans lesquelles se développe la lutte de classe : la tension entre la nécessité de lutter quotidiennement pour se défendre et les buts historiques du mouvement. Ayant ainsi posé le problème dans un contexte historique le plus large, Luxemburg se moque sans façon de l'idée de Lénine selon laquelle de "rigoureux paragraphes sur le papier" pourraient, dans la bataille contre l'opportunisme, remplacer l'absence d'une majorité révolutionnaire dans le parti. En dernière analyse, ni des organes centraux stricts, ni la meilleure constitution (statuts) du parti ne peuvent remplacer la créativité des masses quand il s'agit de maintenir un cours révolutionnaire contre les tentations de l'opportunisme. D'où la conclusion si souvent citée de son article : "...disons-le sans détours : les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur "comité central"."
Lénine a répondu à Luxemburg dans l'article "Un pas en avant, deux pas en arrière, réponse par N. Lénine à Rosa Luxemburg", écrit en septembre 1904 et soumis à la Neue Zeit. Cependant, Kautsky refusa de publier l'article et il ne parut pas avant 1930. Lénine salue l'intervention des camarades allemands dans le débat mais regrette le fait que l'article de Luxemburg "ne fasse pas connaître mon livre au lecteur mais parle d'autre chose". Comme il considère que Rosa Luxemburg a mené une polémique totalement hors sujet, il n'engage pas avec elle une discussion sur les questions générales qu'elle soulève, mais s'en tient à un rappel des principaux faits qui ont eu lieu à l'occasion de la scission. Il remercie calmement Rosa "d'expliquer l'idée profonde que la soumission servile est nuisible au parti", et souligne qu'il ne défend pas une forme particulière de centralisme mais défend simplement "les principes élémentaires de n'importe quel système de parti concevable" - la question soulevée au congrès du POSDR n'étant pas la soumission servile à un organe central, mais la domination d'une minorité, d'un cercle au sein du parti sur ce qui aurait dû être un congrès souverain. Il montre aussi que son analogie avec le jacobinisme est tout à fait valable et avait de toutes façons été souvent employée par l'Iskra et par Axelrod en particulier. Comparer les divisions dans le parti prolétarien et celles entre la droite et la gauche dans la révolution française, insiste-t-il, ne signifie pas qu'il y a une identité entre la social-démocratie et le jacobinisme. De même il rejette l'accusation selon laquelle son modèle de parti serait basé sur la fabrique capitaliste : "La camarade Luxemburg déclare que je glorifie l'influence éducatrice de l'usine. Ce n'est pas le cas. C'est mon adversaire, pas moi, qui dit que j'ai dépeint le parti comme une usine. Je l'ai bel et bien ridiculisé et ai montré avec ses propres mots qu'il mélangeait deux aspects différents de la discipline d'usine ce qui est malheureusement aussi le cas de la camarade Luxemburg". En fait, le fait que Trotsky et Luxemburg soient scandalisés par la formule "discipline de fabrique" obscurcit un élément important de vérité dans l'utilisation que fait Lénine de cette expression. Pour Lénine, l'aspect positif de ce que le prolétariat apprend à travers la "discipline" de la production à l'usine, c'est précisément la supériorité du collectif sur l'individu - la nécessité, en fait, de l'association des ouvriers et l'impossibilité que les ouvriers se défendent en tant qu'individus dispersés. C'est cet aspect de "la discipline de fabrique" qui doit se refléter non seulement dans les organisations générales de la classe ouvrière mais aussi dans ses organisations politiques, à travers le triomphe de l'esprit de parti sur l'esprit de cercle et sur l'anarchisme de grand seigneur des intellectuels. Ceci nous mène à la thèse centrale de Lénine : la critique de l'opportunisme par Rosa est bien trop abstraite et générale. Elle a évidemment raison d'identifier ses racines fondamentales dans les conditions historiques de la lutte de classe ; mais l'opportunisme prend beaucoup de formes et les formes spécifiques russes qui se sont manifestées au congrès étaient celles de la révolte anarchiste contre la centralisation, un retour par une partie de l'ancienne Iskra à un point de vue auquel elle voulait justement régler son compte au congrès, en premier lieu à la manifestation spécifiquement russe de positions à la Bernstein du type "le mouvement est tout, le but n'est rien" - l'économisme. Il est notable que Rosa reste silencieuse sur ces questions, c'est pourquoi Lénine dédie la seconde partie de son article à rendre compte succinctement de la façon dont cette rechute a eu lieu. Lénine balaie les "déclamations grandiloquentes" de Luxemburg sur l'impossibilité de combattre l'opportunisme par des règles et des règlements "en eux-mêmes" ; les statuts ne peuvent avoir une existence autonome ; néanmoins ils constituent une arme indispensable pour combattre les manifestations concrètes de l'opportunisme. "Jamais et nulle part je n'ai dit un tel non sens comme quoi les règles du parti seraient des armes en elles-mêmes". Ce que Lénine reprend à son compte en revanche, c'est la défense consciente des règles organisationnelles du parti et la nécessité de les codifier dans des statuts sans ambiguïté. Les appels abstraits à la lutte créative des masses pour dépasser le danger opportuniste ne peuvent remplacer cette tâche spécifique qui revient aux révolutionnaires.
Comme nous l'avons dit, Lénine choisit de ne pas entrer dans d'autres questions plus profondes soulevées par Rosa dans son texte : ses erreurs sur la conscience de classe et l'identification qu'elle fait entre le parti et la classe et il est nécessaire d'en parler ici brièvement. Dans les arguments de Luxemburg, les questions de la conscience de classe, du centralisme et des rapports entre le parti et la classe sont inextricablement liés. "Bien entendu, l'absence des conditions les plus nécessaires, pour la réalisation complète du centralisme dans le mouvement russe peut représenter un très grand obstacle. Il nous semble, cependant, que ce serait une grosse erreur que de penser qu'on pourrait "provisoirement" substituer le pouvoir absolu d'un comité central agissant en quelque sorte par "délégation" tacite à la domination, encore irréalisable, de la majorité des ouvriers conscients dans le parti, et remplacer le contrôle public exercé par les masses ouvrières sur les organes du parti par le contrôle inverse du comité central sur l'activité du prolétariat révolutionnaire. L'histoire même du mouvement ouvrier en Russie nous offre maintes preuves de la valeur problématique d'un semblable centralisme. Un centre tout-puissant, investi d'un droit sans limite de contrôle et d'ingérence selon l'idéal de Lénine, tomberait dans l'absurde si sa compétence était réduite aux fonctions exclusivement techniques telles que l'administration de la caisse, la répartition du travail entre les propagandistes et les agitateurs, les transports clandestins des imprimés, la diffusion des périodiques, circulaires, affiches. On ne comprendrait le but politique d'une institution munie de tels pouvoirs que si ses forces étaient consacrées à l'élaboration d'une tactique de combat uniforme et si elle assumait l'initiative d'une vaste action révolutionnaire. Mais que nous enseignent les vicissitudes par lesquelles est passé jusqu'à ce jour le mouvement socialiste en Russie ? Les revirements de tactique les plus importants et les plus féconds des dernières dix années n'ont pas été l'invention de quelques dirigeants et encore moins d'organes centraux, mais ils ont été chaque fois le produit spontané du mouvement en effervescence. Ainsi en fut-il de la première étape du mouvement vraiment prolétarien en Russie qu'on peut dater de la grève générale spontanée de Saint-Pétersbourg en 1896 et qui marqua le début de toute une ère de luttes économiques menées par les masses ouvrières. Ainsi en fut-il encore pour la deuxième phase de la lutte: celle des démonstrations de rue, dont le signal fut donné par l'agitation spontanée des étudiants de Saint Petersbourg en mars 1901. Le grand tournant suivant de la tactique qui ouvrit des horizons nouveaux fut marqué - en 1903 - par la grève générale à Rostov-sur-le-Don : encore une explosion spontanée, car la grève se transforma "d'elle-même" en manifestations politiques avec l'agitation dans la rue, des grands meetings populaires en plein air et des discours publics, que le plus enthousiaste des révolutionnaires n'aurait oser rêver quelques années plus tôt. Dans tous ces cas, notre cause a fait d'immenses progrès. L'initiative et la direction consciente des organisations social-démocrates n'y ont cependant joué qu'un rôle insignifiant. Cela ne s'explique pas par le fait que ces organisations n'étaient pas spécialement préparées à de tels événements (bien que cette circonstance ait pu aussi compter pour quelque chose) ; et encore moins par l'absence d'un appareil central tout-puissant comme le préconise Lénine. Au contraire, il est fort probable que l'existence d'un semblable centre de direction n'aurait pu qu'augmenter le désarroi des comités locaux en accentuant le contraste entre l'assaut impétueux de la masse et la position prudente de la social-démocratie. On peut affirmer d'ailleurs que ce même phénomène - le rôle insignifiant de l'initiative consciente des organes centraux dans l'élaboration de la tactique - s'observe en Allemagne aussi bien que partout. Dans ses grandes lignes, la tactique de lutte de la social-démocratie n'est, en général, pas "à inventer", elle est le résultat d'une série ininterrompue de grands actes créateurs de la lutte de classes souvent spontanée, qui cherche son chemin. L'inconscient précède le conscient et la logique du processus historique objectif précède la logique subjective de ses protagonistes.
Le rôle des organes directeurs du parti socialiste revêt dans une large mesure un caractère conservateur : comme le démontre l'expérience, chaque fois que le mouvement ouvrier conquiert un terrain nouveau, ces organes le labourent jusqu'à ses limites les plus extrêmes; mais le transforment en même temps en un bastion contre des progrès ultérieurs de plus vaste envergure". Le développement historique du programme communiste est souvent passé par la polémique entre les révolutionnaires, des débats acharnés entre différents courants au sein du mouvement. Si nous regardons le débat sur l'organisation au début du siècle, nous pouvons voir de tels va-et-vient de la dialectique. Le long passage que nous avons cité contient beaucoup de ce qui va former l'ossature de son brillant texte Grève de masse, partis et syndicats qui analyse les conditions de la lutte de classe à l'aube de la nouvelle période. Luxemburg, plus rapidement qu'aucun autre révolutionnaire de l'époque, a vu que dans cette période, le prolétariat serait contraint de développer une tactique, des méthodes et des formes organisationnelles dans le feu de la lutte de classe elle-même ; celles-ci ne pourraient être prévues d'avance ni organisées jusqu'au moindre détail par la minorité révolutionnaire pas plus que par aucun organisme préexistant. En 1904, Rosa Luxemburg avançait déjà vers ces conclusions à travers l'observation des récents mouvements de masse en Russie ; les grèves et les soulèvements de 1905 allaient lui donner définitivement raison. Conformément au diagnostic de Luxemburg, le mouvement de 1905 fut une explosion sociale générale dans laquelle la classe ouvrière passa quasiment en une nuit d'une situation où elle adressait humblement des pétitions au Tsar à une grève de masse et à une insurrection armée ; en totale cohérence aussi avec son point de vue, l'avant-garde révolutionnaire se trouva souvent à la queue du mouvement. En particulier, quand le prolétariat découvrit spontanément la forme d'organisation appropriée à l'époque de la révolution prolétarienne - les conseils ouvriers, les soviets - beaucoup de ceux qui pensaient appliquer la théorie de Lénine commencèrent par demander que ces créations imprévues de la spontanéité ouvrière, soit adoptent le programme bolchevique, soit se dissolvent, obligeant Lénine lui-même à s'emporter contre le formalisme rigide de ses camarades bolcheviques et à défendre et les soviets et le parti. Quel autre exemple pourrait-on donner de la tendance de "la direction révolutionnaire" à jouer un rôle conservateur ? Et rappelons que la bagarre menée par Luxemburg pour convaincre la social-démocratie allemande de l'importance de la spontanéité, était surtout dirigée vers l'aile droite du parti, concentrée dans la fraction parlementaire et dans la hiérarchie syndicale, qui ne pouvait même pas concevoir une lutte qui ne soit pas rigidement planifiée et dirigée par le centre du parti et des syndicats. On ne peut guère s'étonner que Luxemburg ait eu tendance à voir le centralisme de Lénine comme une variante "russe" de cette vision bureaucratique de la guerre de classe. Et cependant, exactement comme on l'a vu dans la polémique de Trotsky, malgré toute la perspicacité de Luxemburg, il y a deux défauts majeurs dans ce passage, des défauts qui confirment que sur la question de l'organisation révolutionnaire, de son rôle et de sa position dans les soulèvements massifs de la nouvelle période, c'était Lénine et non Luxemburg qui a saisi l'essentiel. Le premier défaut est lié à une phrase souvent citée de ce passage : "L'inconscient précède le conscient et la logique du processus historique objectif précède la logique subjective de ses protagonistes." C'est évidemment juste en tant que proposition historique générale ; comme le dit Marx, ce sont les hommes qui font l'histoire mais pas dans des conditions choisies par eux. Jusqu'ici, ils ont été à la merci des forces inconscientes de la nature et de l'économie qui ont dominé leur volonté consciente et ont fait que leurs plans les mieux établis ont abouti à des résultats très différents de ce qu'ils espéraient. Pour les mêmes raisons, la compréhension par l'humanité de sa position dans le monde reste sous l'emprise de l'idéologie - des mythes, des évasions et des illusions perpétuellement reproduits par ses propres divisions tant au niveau individuel que collectif. Bref, l'inconscient nécessairement précède et domine le conscient. Mais cette démarche ignore une caractéristique fondamentale de l'activité consciente de l'homme : sa capacité à prévoir, à façonner l'avenir, à soumettre les forces inconscientes à son contrôle délibéré. Et avec le prolétariat et la révolution prolétarienne, cette caractéristique humaine fondamentale peut et doit renverser la formule de Luxemburg et soumettre l'ensemble de la vie sociale à son contrôle conscient. Il est vrai que cela ne peut se réaliser pleinement que dans le communisme lorsque le prolétariat s'est dissous lui-même ; il est vrai que dans ses luttes élémentaires de défense, sa conscience n'est pas moins élémentaire. Mais cela ne change pas le fait qu'il a tendance à être de plus en plus conscient de ses buts historiques, ce qui implique le développement d'une conscience qui est capable de prévoir et modeler le futur. Cette domination du conscient sur l'inconscient ne peut pleinement s'épanouir que dans le communisme, mais la révolution constitue déjà un pas qualitatif dans sa direction. D'où le rôle absolument indispensable de l'organisation révolutionnaire qui a la tâche spécifique d'analyser les leçons du passé et de développer la capacité à prévoir, comme le disent Marx et Engels dans Le Manifeste communiste, "la marche générale du mouvement", bref de montrer la voie vers le futur. Luxemburg, piégée dans une argumentation qui rendait nécessaire l'insistance sur la domination de l'inconscient, voit le rôle de l'organisation comme essentiellement conservateur : préserver les acquis du passé, agir comme mémoire de la classe ouvrière. Mais bien que cela soit tout à fait vital, son but final n'est pas le moins du monde "conservateur" : c'est l'anticipation de la véritable direction du mouvement futur et l'influence active sur le processus qui y mène. Les exemples ne manquent pas dans l'histoire du mouvement révolutionnaire. C'est cette capacité qui a permis à Marx par exemple de voir dans les modestes escarmouches, limitées et apparemment anachroniques, des tisserands silésiens dans une Allemagne semi-féodale, l'indication de la future guerre de classe, la première évidence tangible de la nature révolutionnaire du prolétariat. Nous pouvons également citer l'intervention décisive de Lénine en avril 1917 qui, même contre des éléments conservateurs "dirigeant" son propre parti, a été capable d'annoncer et donc de préparer la confrontation révolutionnaire à venir entre la classe ouvrière russe et le gouvernement provisoire "démocratique". C'est cette tendance dans la démarche de Luxemburg à réduire la conscience à un reflet passif d'un mouvement objectif qui a amené la Gauche communiste de France - qui n'avait certainement pas peur de prendre le parti de Luxemburg contre Lénine sur d'autres questions cruciales comme l'impérialisme et la question nationale - à défendre que la démarche de Lénine sur le problème de la conscience de classe était plus précise que celle de Rosa : "La thèse de Lénine sur la "conscience socialiste injectée dans le parti" en opposition à la thèse de Rosa sur la "spontanéité" de la prise de conscience, engendrée au cours d'un mouvement partant des luttes économiques et culminant en une lutte socialiste révolutionnaire, est certainement plus précise. La thèse de la "spontanéité", avec son apparence démocratique, révèle à la racine une tendance mécaniste vers un rigoureux déterminisme économique. Elle est basée sur un rapport de cause à effet, la conscience étant simplement un effet, le résultat d'un mouvement initial, c'est-à-dire de la lutte économique des ouvriers qui la fait surgir. Dans cette vision la conscience est fondamentalement passive par rapport aux luttes économiques qui sont le facteur actif. La conception de Lénine rend à la conscience socialiste et au parti qui la matérialise leur caractère de facteur et de principe essentiellement actifs. Elle ne se détache pas de la vie et du mouvement mais est incluse dedans". (Internationalisme n°38, "Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat"). Les camarades de la GCF s'abstiennent ici de critiquer les exagérations polémiques de l'argument de Lénine - le côté kautskyste qui présente littéralement la conscience socialiste comme la création de l'intelligentsia. Malgré le fait que la plus grande partie de cet article soit occupée à rejeter la conception substitutionniste militariste du parti, la critique des erreurs de Lénine sur la conscience de classe était manifestement secondaire pour eux à ce niveau. C'est parce que la question fondamentale était d'insister sur le rôle actif de la conscience de classe contre toute tendance à la réduire à un reflet passif des luttes de résistance immédiate des ouvriers. Une autre erreur dans les remarques que fait Rosa Luxemburg sur la tendance par essence conservatrice de la direction du parti consiste dans le fait qu'elle ne situe pas celle-ci dans son contexte historique, et en fait donc un péché originel de toutes les organisations centralisées (sentiment que les anarchistes partagent complètement). Comme nous l'avons vu plus haut, Luxemburg a fort justement argumenté qu'il fallait chercher les racines de l'opportunisme dans les conditions les plus fondamentales de la vie du prolétariat au sein de la société bourgeoise. Il s'ensuit que puisque toutes les organisations politiques prolétariennes doivent agir au sein de cette société, elles sont donc sujettes à la pression perpétuelle de l'idéologie dominante, qu'il y a un "invariable" danger de conservatisme, d'adaptation opportuniste aux apparences immédiates, de résistance à faire face aux avancées requises par l'évolution du mouvement réel. Mais il est certainement insuffisant d'en rester là. Pour commencer, il faut souligner que ce danger n'est en aucun cas limité aux organes centraux et peut tout aussi bien se manifester dans des branches locales (du parti). Cela a été clairement le cas dans le SPD allemand qui, dans certaines régions (comme en Bavière), a été notoirement "perméable" aux différentes expressions du révisionnisme. Deuxièmement, la menace opportuniste, tout en étant permanente, est plus forte dans certaines conditions historiques que dans d'autres. Dans le cas de l'Internationale communiste, c'est sans aucun doute le déclin de la vague révolutionnaire et l'isolement du régime prolétarien en Russie qui ont renforcé la menace au point qu'elle a irréversiblement condamné ses partis à la dégénérescence et à la trahison. Et dans la période où Luxemburg élabore sa polémique contre Lénine, le conservatisme croissant des partis social-démocrates était précisément le reflet de conditions historiques définies : le passage du capitalisme de sa période ascendante à sa phase de décadence qui, tout en n'étant pas encore complètement achevé, révélait déjà l'inadéquation des anciennes formes d'organisations de la classe, à la fois les organisations générales (les syndicats) et les organisations politiques (le parti "de masse"). Dans ces circonstances, toute critique sérieuse des tendances conservatrices de la social-démocratie devait s'accompagner d'une nouvelle conception du parti. L'ironie ici, c'est que l'analyse par Luxemburg des nouvelles formes et méthodes de la lutte de classe préparait le terrain d'une telle conception, comme nous l'avons déjà souligné dans le premier article de cette série. C'est particulièrement vrai pour la brochure sur la grève de masse qui souligne le rôle de direction politique que le parti doit jouer au sein du mouvement de masse. En fait, la profonde hostilité qu'elle rencontra de la part du centre "orthodoxe" du parti, constitue en elle-même la preuve que les anciennes formes social-démocrates étaient liées à des méthodes de lutte devenues totalement inadaptées à la nouvelle époque. Mais c'est Lénine qui a apporté la pièce manquante du puzzle en insistant sur la nécessité d'un "parti révolutionnaire d'un type nouveau". Ce saut théorique de Lénine n'a pas du tout été pleinement élaboré, et nous ne savons que trop bien que les anciennes conceptions social-démocrates ont continué à hanter le mouvement bien plus tard dans l'époque des guerres et des révolutions. Mais il n'en reste pas moins que cette brillante intuition est née des profondeurs de la nouvelle réalité : les anciens partis de masse ne pouvaient plus, par définition, jouer le rôle d'orientation politique de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière, pas plus que les syndicats n'ont pu lui fournir son cadre organisationnel global.
A maintes reprises, la polémique de Luxemburg contre Lénine rend floue la distinction entre la direction du parti, le parti dans son ensemble et la classe dans son ensemble. En particulier, l'argument que ce sont les masses elles-mêmes (ou les "masses" au sein du parti) qui doivent mener la lutte contre le conservatisme et l'opportunisme est une généralisation qui élude le rôle indispensable, dans cette lutte, de l'avant-garde politique organisée. A la racine de cet argument se trouve la fausse identification entre le parti et la classe que nous avons évoquée plus haut : "En vérité la social-démocratie n'est pas liée à l'organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière". Il est vrai que la social-démocratie, la fraction, le groupe ou le parti politique du prolétariat, n'est pas quelque chose en dehors du mouvement de la classe, qu'elle est un produit organique du prolétariat. Mais c'est un produit particulier et unique ; toute tendance à l'identifier au "mouvement en général" est nuisible à la fois pour la minorité politique et pour le mouvement dans son ensemble. Dans certaines circonstances, l'identification erronée entre le parti et la classe peut être utilisée pour justifier les théories et la pratique substitutionnistes : cela a été une tendance marquée de la phase de déclin de la révolution en Russie, lorsque certains bolcheviks se sont mis à théoriser l'idée que la classe devait se soumettre de façon inconditionnelle aux directives du parti (en réalité du parti-Etat) parce que le parti ne pouvait que représenter les intérêts du prolétariat en toutes circonstances et toutes conditions. Mais dans la polémique de Luxemburg contre Lénine, nous voyons l'erreur symétrique, la vie et les tâches particulières de l'organisation politique sont noyées dans le mouvement de masse - précisément ce à quoi Lénine s'opposait dans sa lutte contre l'économisme et le menchevisme. En fait, l'opposition de Luxemburg à la "la séparation rigoureuse du noyau organisé par rapport à l'ambiance révolutionnaire comme l'entend Lénine", son insistance sur le fait que "il ne peut y avoir de cloisons étanches entre le noyau prolétarien conscient, solidement encadré dans le parti, et les couches ambiantes du prolétariat, déjà entraînées dans la lutte de classes" ne pouvaient, dans les circonstances de l'époque, que venir au secours de l'argument de Martov selon lequel ce serait parfait si "chaque gréviste se déclarait social-démocrate". Et comme nous l'avons vu dans le précédent article, le danger le plus important auquel étaient confrontés les révolutionnaires à l'époque n'était pas, comme le disait Trotsky, le substitutionnisme mais son jumeau anarchiste, "démocratiste" et économiste. Ainsi, Rosa Luxemburg - qui fut de façon répétée attaquée pour son "autoritarisme" au sein du SPD et de la social-démocratie polonaise, précisément à cause de sa défense de la centralisation, était, à ce moment particulier de l'histoire, influencée par le contre-offensive "démocratique" à l'égard de la défense rigoureuse de la centralisation organisationnelle par Lénine. Ainsi, Rosa qui était au c�ur de la lutte contre l'opportunisme au sein de son propre parti, devait se tromper en identifiant mal la source du danger opportuniste dans le parti russe. L'histoire n'allait pas attendre longtemps - moins d'un an en réalité - pour montrer que Lénine avait raison de voir les mencheviks comme la véritable cristallisation de l'opportunisme dans le POSDR et le bolchevisme comme l'expression de la "tendance révolutionnaire" dans le parti.
Amos
(1) En anglais sous le titre "Léninism or marxism"
Depuis 1968 et plus particulièrement depuis l'effondrement du bloc de l'Est, un nombre significatif d'éléments désireux de militer pour la révolution ont tourné le dos à l'expérience de la révolution russe et de la 3ème Internationale, pour chercher des enseignements pour la lutte et l'organisation du prolétariat dans une autre tradition, celle du "syndicalisme révolutionnaire" (terme qu'on assimile aussi parfois à "anarcho-syndicalisme") (1).
Ce courant, qui est apparu au tournant des 19e et 20e siècles et qui a joué un rôle important dans certains pays jusqu'aux années 1930, comporte comme caractéristique majeure de rejeter (ou au moins de sous-estimer de façon considérable) la nécessité pour le prolétariat de se doter d'un parti politique, tant dans ses luttes au sein du capitalisme que dans le renversement de celui-ci par la révolution, la seule forme d'organisation possible étant le syndicat. Et de fait, la démarche de ces éléments qui se tournent vers le syndicalisme révolutionnaire découle en grande partie du fait que l'idée même d'organisation politique a été largement discréditée par l'expérience du stalinisme : la répression brutale en URSS même d'abord, puis des révoltes ouvrières en Allemagne de l'Est et en Hongrie dans les années 1950 ; l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 ; le sabotage par le PCF stalinien des luttes ouvrières en France en mai 1968 ; puis de nouveau la répression des luttes en Pologne au début des années 1970, etc. Cette situation a encore empiré après la chute du mur de Berlin en 1989 avec les campagnes immondes de la bourgeoisie assimilant l'effondrement du stalinisme à la faillite du communisme et du marxisme, portant ainsi un coup de plus à toute idée de regroupement politique sur la base des principes marxistes.
Une des grandes forces du prolétariat consiste dans sa capacité de revenir sans cesse sur les défaites et les erreurs du passé, afin de les comprendre et d'en tirer des leçons pour la lutte présente et à venir. Comme disait Marx : "Les révolutions prolétariennes (...) se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives" (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). Cette partie de l'expérience du mouvement ouvrier constituée par le syndicalisme révolutionnaire ne saurait faire exception à ce besoin d'examen critique afin d'en tirer toutes les leçons. Pour ce faire, il est nécessaire de replacer les idées et l'action du syndicalisme révolutionnaire dans leur contexte historique, seule démarche qui permette d'en saisir les origines en lien avec l'histoire même du mouvement ouvrier. C'est pour cette raison que nous avons décidé d'entreprendre une série d'articles, dont celui-ci sert d'introduction, sur l'histoire du syndicalisme révolutionnaire et de l'anarcho-syndicalisme. Au sein de celle-ci, nous nous attacherons à répondre aux questions suivantes :
Notre réponse sera basée sur l'expérience concrète que la classe ouvrière a faite du syndicalisme révolutionnaire, à travers une analyse de plusieurs périodes importantes de la vie du prolétariat :
A travers cette série, nous ne visons pas à établir la chronologie détaillée des différentes organisations syndicalistes révolutionnaires, mais à mettre en évidence en quoi les principes du syndicalisme révolutionnaire se sont révélés non seulement inaptes à orienter l'action du prolétariat en vue de son émancipation, mais encore comment ils ont participé à l'entraîner, en certaines circonstances, sur le terrain de la bourgeoisie. Cette démarche historique, matérialiste, illustrera de façon significative la différence profonde existant entre l'anarchisme et le marxisme, et qui s'exprime en particulier dans la différence de leurs attitudes respectives envers les trahisons au sein du mouvement socialiste et du mouvement anarchiste. Les anarchistes se plaisent à montrer du doigt les grandes trahisons du mouvement socialiste et communiste : l'entrée dans la guerre des partis socialistes en 1914, et la contre-révolution stalinienne des années 1920-30. Ils prétendent y trouver une filiation fatale, inévitable, qui va de "l'autoritaire" Marx à Staline, en passant par Lénine - une sorte de "péché originel" en somme (démarche qui les place parfaitement au diapason avec la propagande bourgeoise sur la "mort du communisme"). Par rapport aux trahisons commises par des anarchistes, par contre, leur attitude est différente : le patriotisme anti-allemand d'un Kropotkine ou d'un James Guillaume en 1914, l'appui indéfectible qu'accorda la CGT française au gouvernement d'Union Sacrée pendant la guerre de 1914-18, l'entrée des ministres de la CNT dans les gouvernements bourgeois de la République espagnole, rien de tout ça n'est de nature à mettre en question, à leurs yeux, les "principes" éternels de l'anarchisme. Dans le mouvement marxiste, en revanche, les trahisons ont toujours été expliquées et combattues, avant et après les faits, par les courants de gauche (2). Ce combat mené par les courants de gauche ne s'est jamais limité à un simple "rappel des principes", mais a consisté en un effort à la fois pratique et théorique pour comprendre et montrer d'où vient la trahison, quelles sont les modifications en cours dans la situation historique, matérielle du capitalisme qui l'expliquent, notamment en rendant caduques des analyses et moyens de luttes jusque là adaptés au combat de la classe ouvrière. Chez les anarchistes, et chez les anarcho-syndicalistes, rien de tel. La trahison est mise sur le dos des "chefs" - ce qui n'aide en rien à comprendre pourquoi les "chefs" ont trahi. On continue d'accorder aux principes une valeur éternelle, purement morale, vidée de son contenu historique. Face à la "trahison", on ne peut donc rien faire d'autre que de réaffirmer les mêmes valeurs éternelles, et c'est bien pour cela que le mouvement anarchiste, contrairement au marxisme, n'a jamais dégagé des fractions de gauche en son sein. C'est pour cela aussi que les révolutionnaires authentiques dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire français de 1914 (Rosmer, Monatte) n'ont pas tenté de constituer un courant de gauche au sein du syndicalisme révolutionnaire mais se sont tournés vers le bolchevisme.
Comme on l'a vu plus haut, au coeur de la divergence entre le courant syndicaliste révolutionnaire et le marxisme il y a la question de la forme d'organisation que se donne la classe ouvrière en vue de mener le combat contre le capitalisme. En fait, la compréhension de cette question ne s'est pas faite du jour au lendemain. Ce n'est pas parce que le prolétariat est historiquement la classe révolutionnaire appelée à renverser le capitalisme, qu'il a fait son apparition au sein de la société capitaliste déjà prêt pour la révolution, comme Athéna est sortie toute prête de la tête de Zeus. Bien au contraire, la classe ouvrière n'a gagné en conscience politique et en capacité organisationnelle qu'à la suite d'énormes efforts et souvent d'amères défaites. Dans ce long chemin du prolétariat vers son émancipation, deux besoins fondamentaux, dès le départ, se font sentir :
Et de fait, toute l'histoire du prolétariat au cours du 19e siècle est marquée par ses efforts incessants afin de se doter des formes d'organisation les plus aptes à rendre compte de ces deux besoins fondamentaux, concrètement pour se doter d'une organisation générale en vue de rassembler tous les ouvriers en lutte et d'une organisation politique dont une des tâches essentielles consiste à donner une claire perspective à ces combats. La période qui part des débuts de la formation de la classe ouvrière jusqu'à la Commune de Paris est marquée par tout une série d'efforts et de tentatives d'organisation du prolétariat, en général fortement marqués par l'histoire spécifique du mouvement ouvrier dans chaque pays. Au cours de cette période, une des tâches essentielles de la classe ouvrière et de ses efforts d'organisation consiste encore en la nécessité de s'affirmer comme classe spécifique face aux autres classes de la société (bourgeoisie et petite bourgeoisie) avec qui elle a pu partager certains objectifs communs (comme le renversement de l'ordre féodal).
Dans ce contexte historique marqué par l'immaturité d'un prolétariat en cours de formation et sans expérience propre, les deux besoins fondamentaux de la classe ouvrière s'expriment sous la forme d'organisations qui, soit sont encore fortement tournées vers le passé (comme les sociétés de compagnonnage issues du Moyen Age), soit sont incapables de comprendre la nécessité d'une organisation générale de la classe pour mener le combat contre l'ordre capitaliste dont elles font pourtant une critique particulièrement radicale. C'est ainsi que les premières organisations politiques du prolétariat sont souvent caractérisées par une vision "sectaire" selon laquelle la révolution doit être l'oeuvre, non pas de la classe dans son ensemble, mais d'une minorité de comploteurs qui se saisiront du pouvoir par un coup d'Etat, pour le remettre ensuite au peuple. Cette tradition nous a donné de grandes figures du mouvement ouvrier comme Gracchus Babeuf et Auguste Blanqui. C'est au cours de cette période, que les socialistes utopistes (dont les plus grands noms sont Fourier et Saint-Simon en France, Owen en Angleterre) élaborent leurs plans pour une future société destinée à remplacer la société capitaliste dont ils font une dénonciation impitoyable et souvent très pertinente. Dans les premières organisations de masse de la classe ouvrière, on peut trouver parfois l'expression d'une tendance à chercher un illusoire retour au passé, parfois des intuitions du devenir de la classe qui allaient bien au-delà de ses capacités de l'époque : d'un côté, par exemple, les efforts d'organisation syndicale clandestine en Grande-Bretagne à la fin du 18e siècle (connu sous le nom du "Army of Redressors" sous le commandement du mythique Général Ludd) exprimaient souvent le désir de revenir à la production artisanale ; d'un autre côté, le but que se donne le Grand National Consolidated Union du début du 19e (3), de réunir les divers mouvements corporatistes en une grève générale révolutionnaire préfigure de manière utopique l'organisation des soviets un siècle plus tard. Très tôt, la bourgeoisie reconnaît le danger que représente pour elle l'organisation de masse des ouvriers : en France, la loi Le Chapelier interdit dès 1793, en pleine période révolutionnaire, toute forme d'association ouvrière, y compris les simples associations d'entraide économique face au chômage ou à la maladie. Au fur et à mesure de son développement, le prolétariat s'affirme en tant que classe autonome face aux autres classes de la société.
On voit dans le chartisme anglais, les embryons du parti politique de classe ainsi que la première séparation du prolétariat avec la petite bourgeoisie radicale. La vague de luttes qui se termine avec la défaite des révolutions de 1848 (et donc également du chartisme) nous a légué les principes incorporés dans le Manifeste communiste. Néanmoins, l'idée d'un véritable parti politique du prolétariat met encore du temps à émerger, puisque la Première Internationale créée dans les années 1860 réunit les caractéristiques à la fois du parti politique et de l'organisation unitaire de masse.
La Commune de Paris de 1871, suivie par le Congrès de la Haye de la Première Internationale en 1872, ont marqué un point de rupture pour le mouvement ouvrier sur le plan du développement de son organisation. La capacité des masses ouvrières à dépasser dans l'organisation qu'elles se donnent la conception et la pratique conspiratives des blanquistes avait été largement démontrée, à la fois par les succès dans les luttes économiques des ouvriers organisés dans l'Association Internationale des Travailleurs, et par le premier pouvoir de la classe ouvrière de l'histoire qu'avait constitué la Commune.
Désormais, seuls les anarchistes attachés à l'idée de "l'acte exemplaire", et notamment les fidèles de Bakounine (4), restaient des adeptes de la conspiration ultra-minoritaire comme moyen d'action. En même temps, la Commune a démontré l'absurdité de l'idée que les ouvriers pouvaient tout simplement ignorer l'activité politique (c'est-à-dire l'action revendicative vis-à-vis de l'Etat dans l'immédiat, et la prise du pouvoir politique dans la perspective révolutionnaire). Le reflux de la lutte et de la conscience de classe suite à la défaite écrasante de la Commune a fait que ces leçons n'ont pas pu être tirées dans l'immédiat. Mais les trente années qui ont suivi la Commune ont vu s'opérer une décantation dans le prolétariat autour des moyens de s'organiser : on distingue d'un côté, l'organisation syndicale pour la défense des intérêts économiques de chaque corporation(5), et de l'autre côté l'organisation en parti politique à la fois pour la défense des intérêts généraux immédiats de la classe ouvrière à travers l'action politique parlementaire (luttes pour imposer une limite légale au travail des enfants et des femmes, ou à la durée de la journée de travail, par exemple), ainsi que pour la préparation et la propagande pour le "programme maximum", c'est-à-dire le renversement du capitalisme et la transformation socialiste de la société.
Du fait que le capitalisme dans son ensemble est encore dans sa période ascendante, avec notamment une expansion sans précédent des forces productives (les trente dernières années du 19ème siècle sont témoins à la fois de cette expansion et de l'extension des rapports de production capitaliste au niveau mondial), il est encore possible pour la classe ouvrière d'arracher des réformes durables à la bourgeoisie (6). La pression sur les partis bourgeois dans le cadre parlementaire permet de faire adopter des lois favorables à la classe ouvrière et de faire reculer les "lois scélérates" d'interdiction de l'organisation de la classe en syndicats et en partis politiques. Cependant, ces "succès" de l'action des partis ouvriers au sein du capitalisme contiennent des dangers extrêmement graves pour le prolétariat. Le courant de pensée réformiste considère comme définitive cette situation qui a vu le développement de l'influence des organisations ouvrières sur la base de l'obtention de réformes réelles en faveur de la classe ouvrière, alors qu'elle n'est que temporaire. Ce courant, pour qui "le mouvement est tout et le but n'est rien" s'expriment à la fin du 19e siècle principalement soit dans les partis politiques, soit dans les syndicats, suivant les pays. Ainsi, en Allemagne, par exemple, la tentative du courant autour de Bernstein de faire officialiser une politique opportuniste d'abandon du but révolutionnaire est vivement combattue dans le parti Social-démocrate par la résistance, notamment, de la Gauche autour de Rosa Luxemburg et Anton Pannekoek. En revanche, c'est plus facilement qu'il acquiert une forte influence dans les grands appareils syndicaux. En France, où le parti socialiste est bien plus profondément marqué qu'en Allemagne par l'idéologie réformiste et opportuniste, on assiste à la situation inverse. Ainsi, le gouvernement Waldeck-Rousseau de 1899-1901 comprend en son sein un ministre socialiste - Alexandre Millerand (7).
Une telle participation ministérielle, récusée par l'ensemble de la Social-démocratie dans les congrès de la Seconde Internationale, n'est rejetée qu'avec difficulté (et pour certains avec beaucoup de regrets) par les socialistes français eux-mêmes. Ce n'est donc absolument pas le fruit du hasard si, lors de la rupture en 1914 avec les organisations ouvrières passées à l'ennemi (partis socialistes et syndicats), la Gauche internationaliste est issue du parti allemand (le groupe Spartakus autour de Luxemburg et Liebknecht), et des syndicats français (la tendance internationaliste représentée par Rosmer, Monatte, et Merrheim entre autres). De façon générale, c'est dans les fractions parlementaires des partis socialistes, et dans tout l'appareil impliqué dans le travail parlementaire, que l'opportunisme était le plus présent. C'est aussi là qu'avaient tendance à affluer les éléments carriéristes dans l'espoir de profiter de l'influence croissante du mouvement ouvrier, mais qui bien sûr n'avaient aucun intérêt dans le renversement révolutionnaire de l'ordre existant. De ce fait, il s'ensuivit au sein de la classe ouvrière une tendance à identifier le travail politique avec l'activité parlementaire, l'activité parlementaire avec l'opportunisme et le carriérisme, le carriérisme avec l'intelligentsia petite-bourgeoise des avocats et des journalistes, et enfin l'opportunisme avec la notion même de parti politique. Face au développement de l'opportunisme, la réponse que donnèrent beaucoup d'ouvriers révolutionnaires, consista à rejeter l'activité politique dans son ensemble, et à se replier, en quelque sorte, vers les syndicats. C'est ainsi que, dans la mesure où le mouvement syndicaliste révolutionnaire était un courant réellement ouvrier, il s'est fixé comme but, nous le verrons, de construire des syndicats qui seraient des organes unitaires de la classe ouvrière capables à la fois de la regrouper pour la défense de ses intérêts économiques, de la préparer pour le jour où elle devrait prendre le pouvoir au moyen de la grève générale, et de servir de structure organisationnelle à la société communiste future. Ces syndicats devaient être des syndicats de classe, libérés du carriérisme de l'intelligentsia qui cherchait à se servir du mouvement ouvrier pour se faire une place sur les bancs du Parlement, et indépendants - comme allait le souligner le congrès d'Amiens de 1906 de la CGT française - de tout parti politique. En somme, comme disait Lénine : "Dans beaucoup de pays d'Europe de l'Est, le syndicalisme révolutionnaire a été le résultat direct et inévitable de l'opportunisme, du réformisme, et du crétinisme parlementaire. Dans notre pays également, les premiers pas de "l'activité au Douma" ont énormément renforcé l'opportunisme, et ont réduit les mencheviques à un état de servilité face aux Cadets. Le syndicalisme révolutionnaire ne peut que se développer sur le sol russe en tant que réaction contre cette conduite honteuse de Sociaux-démocrates "distingués" ". (8)
En quoi consiste donc ce syndicalisme révolutionnaire dont Lénine prévoyait le développement ? Ses différentes composantes partagent d'abord une vision commune de ce que doit être un syndicat. Pour résumer cette conception, on ne peut faire mieux que de citer le préambule de la Constitution des International Workers of the World (IWW) adoptée à Chicago en 1908 : "La mission historique de la classe ouvrière est de supprimer le capitalisme. (9) L'armée des producteurs doit être organisée non seulement pour la lutte quotidienne contre les capitalistes, mais aussi pour prendre en mains la production quand le capitalisme aura été renversé. En nous organisant par industrie, nous formons la structure de la nouvelle société à l'intérieur même de l'ancienne" (10). Le syndicat donc doit être l'organe unitaire de la classe à la fois pour la lutte de défense des intérêts immédiats, pour la prise de pouvoir révolutionnaire, et pour l'organisation de la future société communiste. Selon cette vision, le parti politique est au mieux sans importance (Bill Haywood considérait que les IWW étaient "le socialisme en bleu de travail"), au pire, un vivier de bureaucrates en herbe. Cette vision du syndicalisme révolutionnaire appelle deux critiques importantes, sur lesquelles nous reviendrons plus en détail ultérieurement. La première critique concerne l'idée selon laquelle on pourrait "former la structure de la nouvelle société à l'intérieur même de l'ancienne". Penser qu'il serait possible de commencer à construire la nouvelle société au sein de l'ancienne provient de l'incompréhension profonde concernant l'antagonisme existant entre la dernière des sociétés d'exploitation, le capitalisme, et la société sans classe qu'il s'agit d'instaurer.
C'est une grave erreur qui conduit à sous-estimer la profondeur de la transformation sociale nécessaire pour opérer la transition entre ces deux formes sociales et, aussi, à sous-estimer la résistance de la classe dominante à la prise du pouvoir par la classe ouvrière. En fait, toute concession immédiatiste ou réformiste visant à vouloir s'affranchir artificiellement de ces contraintes et lois régissant la transition du capitalisme à la société sans classe fait le jeu de conceptions aussi réactionnaires que l'autogestion (en fait auto-exploitation) ou la construction du socialisme en un seul pays chère à Staline. Lorsque les anarcho-syndicalistes contemporains adressent aux bolcheviks la critique de ne pas avoir adopté, dès octobre 1917, des mesures radicales de transformation sociale, alors que le capitalisme dominait économiquement sur toute la planète, y inclus en Russie, ils démontrent en fait leur vision réformiste de la révolution et de la nouvelle société dont elle doit permettre l'avènement. A cela il n'y a en fait rien d'étonnant puisque le syndicalisme révolutionnaire revient, en fait, à prôner la reconduite par les ouvriers de la propriété privée, la propriété privée d'un capitaliste devenant alors la propriété privée d'un groupe d'ouvriers, chaque usine, chaque entreprise, gardant son autonomie par rapport aux autres. Selon cette vision, la transformation à mettre en oeuvre est si peu radicale que les mêmes ouvriers continueront de travailler dans les mêmes industries et, nécessairement, dans les mêmes conditions. La deuxième critique qui doit être portée au syndicalisme révolutionnaire, c'est de rester étranger à l'expérience révolutionnaire réelle de la classe. Pour les marxistes, la révolution russe de 1905, avec la création spontanée des conseils ouvriers, a été un moment crucial. Pour Lénine, les soviets sont "la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat". Rosa Luxemburg, Trotsky, Pannekoek, en fait toute l'aile gauche de la social-démocratie qui allait former l'Internationale Communiste, se sont penchés sur l'analyse de ces évènements, ainsi que sur d'autres comme les grandes grèves aux Pays-Bas en 1903. Ainsi, l'expérience politique de 1905 devient, à travers le combat et la propagande des courants de gauche de la Seconde Internationale, un élément vital de la conscience ouvrière, qui portera ses fruits en octobre 1917 en Russie (où le rôle des anarchistes a été minime d'ailleurs) et pendant toute la vague révolutionnaire qui a vu surgir des soviets en Finlande, Allemagne, Hongrie. Les syndicalistes "révolutionnaires", au contraire, sont restés figés dans des schémas abstraits qui, pour avoir été bâtis sur l'expérience de la lutte syndicale réformiste pendant l'ascendance du capitalisme, se sont révélés parfaitement inadéquats pour la lutte révolutionnaire dans le capitalisme décadent. Il est vrai que les anarchistes aiment prétendre que la "révolution" espagnole a été bien plus profonde que la Révolution russe en termes de changement social, mais nous verrons qu'en réalité il n'en est rien. Les syndicalistes révolutionnaires d'aujourd'hui ont poursuivi dans la même "tradition", en laissant complètement de côté de l'expérience réelle des luttes ouvrières depuis 1968. En particulier, ils ne tiennent aucun compte du fait que, d'un côté, la forme d'organisation prise par les luttes n'est pas syndicale mais celle de l'assemblée générale souveraine avec des délégués élus et révocables (11), alors que de l'autre côté l'Etat bourgeois incorpore directement les syndicats en son sein (12). Nous avons vu que les syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes partagent une vision commune du syndicat comme lieu d'organisation de la classe ouvrière. Voyons maintenant trois éléments clé de ce courant qu'on retrouve régulièrement dans les différentes organisations, et que nous examinerons en détail dans de prochains articles.
On pourrait imaginer aujourd'hui que la question de l'action directe a été résolue par l'histoire. A l'époque de la montée du syndicalisme révolutionnaire, l'action directe était mise en avant par opposition à l'action des "chefs", c'est-à-dire en général les dirigeants parlementaires des partis socialistes ou les bureaucrates syndicaux. Or, depuis l'entrée en décadence du capitalisme, non seulement les partis "socialistes" et "communistes" ont définitivement trahi le prolétariat, mais en plus les conditions mêmes de la lutte de classe font que toute action sur le terrain du Parlement ou de la conquête de "droits" politiques est devenue caduque. En ce sens, le débat entre "action directe" et "action politique" n'est plus de mise. Certains pourraient imaginer que l'histoire a réglé la question et que marxistes et anarchistes se trouveraient en train de défendre, d'un commun accord, l'action directe de la classe ouvrière dans les luttes. La réalité est tout autre. Sur la question de "l'action directe", on touche du doigt la divergence entre marxistes et anarchistes sur le rôle de la minorité révolutionnaire. Pour les marxistes, l'action de la minorité révolutionnaire est celle d'une avant-garde politique de la classe ouvrière et n'a strictement rien à voir avec l'action minoritaire héritée de "l'acte exemplaire" anarchiste, et qui se substitue à l'action de toute la classe. Les orientations que donne à sa classe l'organisation marxiste dépendent en permanence du niveau de la lutte de la classe dans son ensemble, de la capacité plus ou moins grande, à un moment donné, de l'ensemble du prolétariat à agir en tant que classe contre la bourgeoisie, de faire siens les principes et les analyses des communistes dans la lutte (de se "saisir de l'arme de la théorie", ainsi que l'exprimait Marx). L'anarcho-syndicalisme, par contre, reste infecté par la vision essentiellement morale et minoritaire des anarchistes. Pour ce courant, il n'y a pas de distinction entre "l'action directe" de la masse des ouvriers, et celle des minorités, fussent-elles petites.
L'idée de la grève générale n'est pas spécifique à l'anarcho-syndicalisme, puisqu'elle trouve sa première expression dans les écrits du socialiste utopiste Robert Owen au début du 19e siècle. Cela dit, elle est devenue une des caractéristiques majeures de la théorie syndicaliste révolutionnaire. Nous pouvons en distinguer plusieurs aspects fondamentaux (13) :
Dans les faits, aucune de ces idées n'a survécu à l'épreuve de l'expérience concrète du prolétariat lui-même. D'abord, la théorie selon laquelle la période révolutionnaire serait précédée par un développement continu de la force des syndicats s'est révélée parfaitement fausse. Ni dans la révolution russe, ni dans la révolution allemande, ceux-ci n'ont été des organes de lutte ou d'exercice du pouvoir du prolétariat. Au contraire, ils ont été, au mieux, des freins et des éléments conservateurs (par exemple le syndicat des cheminots en Russie qui s'est opposé à la révolution en 1917). En effet, dans tous les pays impliqués dans la Première Guerre mondiale, le syndicat assume pour le compte de l'Etat bourgeois un rôle d'encadrement de la classe ouvrière en vue d'assurer la production de guerre et afin d'empêcher tout développement de la résistance au massacre. Ce rôle est pris en charge sans hésitation par la direction de la CGT anarcho-syndicaliste dès l'entrée en guerre de la France. Le refus de la "politique" par le syndicalisme révolutionnaire a eu pour conséquence de désarmer complètement les ouvriers face aux questions qui se sont réellement posées à l'occasion des épisodes critiques lors de la guerre et de la révolution. Toutes les questions qui se posent entre 1914 et 1936 sont des questions politiques : quelle est la nature de la guerre qui éclate en 1914, guerre impérialiste ou guerre pour la défense des droits démocratiques contre le militarisme allemand ? Quelle attitude adopter envers la "démocratisation" des Etats absolutistes en février 1917 (Russie) et en 1918 (Allemagne) ? Quelle attitude adopter envers l'Etat démocratique en Espagne en 1936, ennemi bourgeois ou allié anti-fasciste ? Dans tous les cas, le syndicalisme révolutionnaire se révèle incapable de répondre, et finit par sombrer dans l'alliance de fait avec la bourgeoisie. L'expérience de la grève de masse en Russie 1905 a mis en question les théories énoncées jusqu'alors à la fois par les anarchistes et les sociaux-démocrates (les marxistes à l'époque). Mais il n'y a que l'aile gauche du marxisme qui s'est montrée capable de tirer les leçons de cette expérience cruciale. "La révolution russe [de 1905], cette même révolution qui constitue la première expérience historique de la grève générale, non seulement ne réhabilite pas l'anarchisme, mais encore aboutit à une liquidation historique de l'anarchisme. Ainsi la dialectique de l'histoire, le fondement de roc sur lequel s'appuie toute la doctrine du socialisme marxiste, a eu ce résultat que l'anarchisme auquel l'idée de la grève de masse était indissolublement liée, est entré en contradiction avec la pratique de la grève de masse elle-même ; en revanche, la grève de masse, combattue naguère comme contraire à l'action du prolétariat, apparaît aujourd'hui comme l'arme la plus puissante de la lutte politique pour la conquête des droits politiques. S'il est vrai que la révolution russe oblige à réviser fondamentalement l'ancien point de vue marxiste à l'égard de la grève de masse, pourtant seuls le marxisme, ses méthodes, et ses points de vue généraux remportent à cet égard la victoire sous une nouvelle forme. "La femme aimée du Maure ne peut mourir que de la main du Maure" " (Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti, et syndicats, édition La Découverte, pp 94, 96 ; la citation à la fin est une allusion à l'Othello de Shakespeare).
Faire une distinction entre l'internationalisme et l'anti-militarisme peut, à première vue, sembler n'avoir qu'un intérêt purement académique. Celui qui est contre l'armée n'est-il pas forcément pour la fraternité entre les peuples ? Ne s'agit-il pas, dans le fond, d'un même combat ? Non. Il y a entre l'un et l'autre une différence de démarche. L'internationalisme se base sur la compréhension du fait que, si le capitalisme est un système mondial, il reste néanmoins incapable de dépasser le cadre national et la concurrence de plus en plus effrénée entre les nations. En tant que tel, il engendre un mouvement visant à renverser la société capitaliste au niveau international, par une classe ouvrière unie elle aussi au niveau international. Depuis 1848, le premier mot d'ordre du mouvement ouvrier n'est pas anti-militariste, mais bien internationaliste : "Ouvriers de tous les pays, unissez-vous !". Pour la gauche marxiste révolutionnaire de la Social-démocratie d'avant 1914, il était impossible de concevoir la lutte contre le militarisme comme autre chose qu'un aspect d'une lutte bien plus large. "La Social-démocratie, conformément à sa conception de l'essence du militarisme, considère que l'abolition complète du militarisme en soi est impossible : le militarisme ne peut tomber qu'avec le capitalisme, le dernier système de société de classe le but de la propagande Social-démocrate anti-militariste n'est pas de combattre le système en tant que phénomène isolé, pas plus que son but final n'est l'abolition du militarisme en soi" (Karl Liebknecht, Militarismus und anti-militarismus, traduit par nous). L'anti-militarisme, par contre, n'est pas forcément internationaliste puisqu'il tend à prendre comme ennemi principal, non pas le capitalisme en tant que tel, mais seulement un aspect de celui-ci. Pour l'anarcho-syndicalisme de la CGT française avant 1914, la propagande anti-militariste est motivée surtout par l'expérience immédiate de l'utilisation de l'armée contre les grévistes.
Elle considérait qu'il était nécessaire à la fois de soutenir moralement les jeunes prolétaires pendant leur service militaire et de convaincre la troupe qu'elle devait refuser de se servir de ses armes contre les grévistes. C'était un but qui, en soi, n'était pas critiquable. Mais l'anarcho-syndicalisme restait incapable de comprendre le militarisme en tant que phénomène intégralement liée au capitalisme, un phénomène qui allait en s'aggravant dans la période avant 1914, où les grandes puissances impérialistes se préparaient pour la Première Guerre mondiale. Typique de cette incompréhension est l'idée que le militarisme n'est en fait qu'une excuse inventée de toutes pièces pour justifier le maintien d'une force répressive anti-ouvrière, idée exprimée par les dirigeants anarcho-syndicalistes Pouget et Pataud : "les gouvernements tenaient à conserver la guerre - car la peur de la guerre était, pour eux, le meilleur des artifices de domination. Grâce à la crainte de la guerre, habilement entretenue, ils pouvaient hérisser le pays d'armées permanentes qui, sous prétexte de protéger la frontière, ne menaçaient, en réalité, que le peuple et ne protégeaient que la classe dirigeante" (Comment nous ferons la révolution). En fait, l'anti-militarisme de la CGT ressemble au pacifisme, dans sa capacité d'exécuter un tournant à 180° lorsque la "patrie est en danger".
En 1914, les anti-militaristes de la veille découvrent du jour au lendemain que la bourgeoisie française est "moins militariste" que la bourgeoisie allemande, et qu'il faut alors défendre la "tradition révolutionnaire" de la France de 1789 contre la botte inculte des militaristes prussiens, plutôt que de "transformer la guerre impérialiste en guerre civile", pour reprendre la formule de Lénine. Evidemment, la question du militarisme ne pouvait se poser de la même façon après l'épouvantable boucherie de 1914-18, qui avait largement dépassé en horreur tout ce que les anti-militaristes d'avant 1914 avaient pu imaginer. A l'idéologie anti-militariste a succédé, en quelque sorte, celle de l'anti-fascisme, comme nous le verrons quand il s'agira de considérer le rôle de la CNT dans la guerre en Espagne pendant les années 1930. Dans les deux cas, il s'est agi de choisir un camp de la bourgeoisie plus démocratique, contre un autre plus autoritaire, dictatorial.
La distinction entre ces deux courants, entre lesquels il existait des inter-relations, n'était pas forcément évidente pour leurs contemporains. Avant 1914, par exemple, on peut même dire que la CGT française a servi en quelque sorte d'organisation phare aux courants syndicalistes révolutionnaires au sens large, de la même manière que le SPD allemand a été l'organisation phare pour les autres partis de la 2e Internationale. Néanmoins, avec le recul de l'histoire, il apparaît nécessaire de distinguer entre les positions des anarcho-syndicalistes et celles des syndicalistes révolutionnaires. Cette distinction recouvre en grande partie la différence entre les pays moins développés au niveau industriel (la France et l'Espagne), et les deux pays capitalistes les plus développés et les plus importants du 19e (Grande-Bretagne) et du 20e siècle (Etats-Unis). Elle est fortement liée à la plus grande influence qu'a eu, dans le mouvement ouvrier des pays moins développés, l'anarchisme caractéristique de la petite bourgeoisie et du petit artisanat en voie de prolétarisation, alors que le syndicalisme révolutionnaire constituait une réponse plus adaptée à la problématique d'un prolétariat fortement concentré dans la grande industrie. Examinons brièvement quatre éléments importants qui nous permettent de faire la différence entre les deux courants.
Pour ou contre la centralisation. L'anarcho-syndicalisme a toujours eu une vision fédéraliste, selon laquelle la fédération syndicale n'est qu'un regroupement de syndicats indépendants : la confédération n'a aucune autorité au niveau de chaque syndicat. Dans la CGT en particulier, cette position convenait parfaitement aux anarcho-syndicalistes qui dominaient surtout les petits syndicats car le système de prise de décision (une voix par syndicat) au niveau confédéral leur donnait un poids dans la CGT qui allait bien au-delà de leur importance numérique réelle. Le syndicalisme révolutionnaire des IWW par contre, est fondé implicitement et explicitement sur la centralisation internationale de la classe ouvrière. Ce n'est pas un hasard si l'un des slogans des IWW est : "One big union" ("Un seul grand syndicat"). Le nom même du syndicat ("Ouvriers industriels du monde") affiche clairement - même si la réalité n'a jamais été à la hauteur de l'ambition - l'intention de regrouper les ouvriers du monde entier dans une organisation unique. Les statuts des IWW, adoptés à Chicago en 1905, entérinent ainsi l'autorité de l'organe central : "Les subdivisions internationales et nationales des syndicats auront une autonomie complète en ce qui concerne leurs affaires internes respectives à une condition : le conseil exécutif général doit contrôler ces syndicats dans l'intérêt général" (14).
L'attitude envers l'action politique est assez différente parmi les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires. Même s'il y a des membres des partis socialistes dans certains syndicats de la CGT, les anarcho-syndicalistes eux-mêmes sont "anti-politiques", ne voyant dans ces partis que magouilles parlementaires ou "de chefs". La fameuse Charte adoptée par le Congrès d'Amiens de 1906 affirme la totale indépendance de la CGT par rapport aux partis ou aux "sectes" (référence aux groupes anarchistes). Ce refus de toute vision politique (comprise exclusivement sous l'angle de l'activité parlementaire de l'époque) figure parmi les raisons pour lesquelles la CGT se trouve politiquement complètement démunie devant la guerre de 1914, celle-ci ne suivant pas le schéma prévu de la grève générale sur le terrain purement "économique". Le rejet anarchiste de la "politique" n'avait pas vraiment trouvé d'écho lors de la fondation des IWW, même si ceux-ci se voulaient une organisation unitaire de la classe ouvrière et entendaient garder leur entière liberté d'action par rapport aux partis politiques. Au contraire, les fondateurs et les dirigeants les plus en vue des IWW étaient souvent membres d'un parti politique : Big Bill Haywood était non seulement secrétaire du Western Federation of Miners, mais également membre du SPA (Socialist Party of America), de même que A. Simons. Daniel De Leon, du SLP (Socialist Labor Party) joua également un rôle de premier plan dans la formation des IWW. Dans le contexte plutôt particulier des Etats-Unis, les IWW étaient souvent considérés par la bourgeoisie et par le syndicat réformiste AFL (American Federation of Labor), comme une expression syndicale du socialisme politique. Même après la scission de 1908, lors du congrès où les IWW modifièrent leur constitution de manière à bannir toute caution à l'action politique (c'est-à-dire essentiellement électorale), des membres du SPA continuèrent de jouer un rôle fondamental au sein des IWW. Haywood notamment sera élu au comité exécutif du SPA en 1911 : son élection représente d'ailleurs une victoire pour les révolutionnaires contre les réformistes au sein même du parti socialiste. De même, il serait impossible d'expliquer l'influence du syndicalisme révolutionnaire parmi les shop-stewards en Grande-Bretagne, sans mentionner le rôle joué par John MacLean et le SLP écossais. Ce n'est pas non plus un hasard si les bastions du mouvement des shop-stewards (la sidérurgie et les mines de charbon du sud du pays de Galles, le bassin industriel de la Clyde en Ecosse, la région de Sheffield en Angleterre) allaient devenir aussi des bastions du Parti Communiste dans les années qui suivirent la Révolution russe.
Enfin, le positionnement de l'un et l'autre de ces deux courants face à la guerre ne constitue pas la moindre des différences. Si on situe entre 1900 et 1940 la période d'essor du syndicalisme, on constate une différence notable entre l'anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire dans l'attitude des différents courants envers la guerre impérialiste : - L'anarcho-syndicalisme a sombré armes et bagages dans le soutien à la guerre impérialiste : la CGT en 1914 a embrigadé les ouvriers français pour la guerre, alors que la CNT espagnole en 1936-37 est devenue, à travers l'idéologie anti-fasciste et sa participation au gouvernement, un des principaux soutiens à la république bourgeoise. - Le syndicalisme révolutionnaire, par contre, est resté sur des positions internationalistes : les IWW aux Etats-Unis, les shop-stewards en Grande-Bretagne, ont été au coeur de la résistance ouvrière à la guerre. Evidemment, cette distinction doit être nuancée : ainsi, le syndicalisme révolutionnaire a connu bien des faiblesses (notamment une forte tendance à voir la question de la guerre uniquement à travers le prisme étroit de la lutte économique contre ses effets). Néanmoins, au niveau des organisations la distinction reste valable. En somme, si le syndicalisme révolutionnaire, malgré ses faiblesses, a fourni une partie des militants ouvriers les plus déterminés dans la lutte contre la guerre, l'anarcho-syndicalisme a fourni des ministres aux gouvernements d'Union Sacrée des républiques bourgeoises française et espagnole.
"Le camarade Voinov a parfaitement raison d'appeler les Sociaux-démocrates russe à apprendre de l'exemple de l'opportunisme et de celui du syndicalisme révolutionnaire. Le travail révolutionnaire dans les syndicats, mettant l'accent non pas sur la ruse parlementaire mais sur l'éducation du prolétariat, sur le ralliement aux organisations entièrement classistes, sur la lutte en-dehors du parlement, sur la capacité d'utiliser (et aussi sur la préparation des masses à utiliser avec succès) la grève générale, ainsi que les "formes de lutte de décembre" (15) dans la révolution russe - tout ceci est très clairement la tâche de la tendance bolchevique. Et l'expérience de la révolution russe rend cette tâche beaucoup plus facile pour nous, elle nous fournit une grande richesse, en termes d'orientation pratique et de données historiques, qui nous donne la possibilité d'évaluer concrètement les nouvelles méthodes de lutte, la grève de masse et l'utilisation de la force directe. Ces méthodes de lutte sont encore moins "nouvelles" pour les bolcheviques russes, ou pour le prolétariat russe. Elles sont "nouvelles" pour les opportunistes qui font de leur mieux pour éradiquer des esprits des ouvriers en occident le souvenir de la Commune et des esprits des ouvriers en Russie le souvenir de décembre 1905. Afin de renforcer ces souvenirs, de faire une étude scientifique de cette grande expérience, de diffuser ses leçons parmi les masses, ainsi que la compréhension de l'inévitabilité de sa répétition à une autre échelle - cette tâche des Sociaux-démocrates en Russie nous ouvre des perspectives infiniment plus riches que "l'anti-opportunisme" et "l'anti-parlementarisme" unilatéraux des syndicalistes révolutionnaires " (16). Pour Lénine, le syndicalisme révolutionnaire représente une réponse prolétarienne à l'opportunisme et au crétinisme parlementaire de la Social-démocratie, mais une réponse partielle et schématique, incapable de saisir dans toute sa complexité la période charnière du début du 20e siècle. Malgré les différences historiques qui ont fait surgir les différents courants syndicalistes révolutionnaires, tous ont ce défaut en commun. Comme nous le verrons dans les articles à venir, cette faiblesse leur fut fatale : au mieux, le courant syndicaliste révolutionnaire n'a pas su contribuer pleinement au développement de la vague révolutionnaire de 1917-23 ; au pire, il a sombré corps et biens dans le soutien ouvert au capitalisme impérialiste qu'il a cru pendant un temps combattre.
Jens, 04/07/04
(1) Nous verrons plus loin les différences entre le syndicalisme révolutionnaire et l'anarcho-syndicalisme. De façon brève, on peut dire déjà que l'anarcho-syndicalisme constitue une branche du syndicalisme révolutionnaire. Tous les anarcho-syndicalistes se considèrent comme syndicalistes révolutionnaires, la réciproque n'étant pas vraie.
(2) La trahison des partis socialistes en 1914 est combattue par l'aile gauche de ces partis (Rosa Luxemburg, Pannekoek, Gorter, Lénine, Trotsky) dès le début du 20ème siècle ; la trahison, dans les années 1920-30, des partis communistes (qui se portent à la tête de la contre-révolution) ainsi que la trahison du courant trotskyste lors de la deuxième guerre mondiale, sont combattues par les communistes de gauche (KAPD en Allemagne, GIK en Hollande, la gauche du PC italien autour de Bordiga, les fractions de la Gauche internationale Bilan et Internationalisme).
(3) Le Grand National Consolidated Union fut créé en 1833, avec la participation active de Robert Owen, connu pour ses écrits socialistes utopiques ; selon la presse de l'époque, il aurait encadré 800.000 ouvriers anglais (voir Preparing for power, J.T. Murphy).
(4) Les anarchistes aiment opposer le " libertaire " et " démocratique " Bakounine à " l'autoritaire " Marx. En réalité, l'aristocrate Bakounine avait un profond mépris pour le " peuple ", qui devait être dirigé, selon lui, par la main invisible de la conspiration secrète : " pour la vraie révolution, il faut non des individus placés à la tête de la foule et qui la commandent, mais des hommes cachés invisiblement au milieu d'elle, reliant invisiblement par eux-mêmes une foule avec l'autre, et donnant ainsi invisiblement une seule et même direction, un seul et même esprit et caractère au mouvement. L'organisation secrète préparatoire n'a que ce sens là, et ce n'est que pour cela qu'elle est nécessaire " (Bakounine, Les principes de la révolution). Voir la Revue Internationale n°88, " Questions d'organisation ". Pour plus de détails sur les conceptions organisationnelles de Bakounine, voir l'excellente biographie de E.H. Carr.
(5) A cette époque, les syndicats sont organisés par corporation, et l'organisation est souvent limitée, de surcroît, aux seuls ouvriers qualifiés.
(6) A titre d'exemple de la différence entre la période ascendante et la période décadente du capitalisme, signalons l'évolution de la durée de la journée de travail, qui de 16 à 17 heures au début du 19e siècle tend vers dix heures, voire huit heures dans certaines industries, au début du 20e siècle. Depuis lors, la journée de travail effective (en dehors des arnaques comme les 35 heures en France, aujourd'hui de toutes façons remises en question par la bourgeoisie) est resté obstinément bloquée autour de huit heures par jour malgré une augmentation faramineuse de la productivité. Dans certains pays comme la Grande-Bretagne, la tendance depuis vingt ans est nettement à la hausse, la journée typique de 9.00-17.00 ayant été remplacée par une journée de 09.00-18.00 voire plus.
(7) Millerand était un avocat apprécié dans le mouvement ouvrier français pour ses qualités de défenseur des syndicalistes devant les tribunaux. Protégé de Jaurès, il entra au parlement en 1885 en tant que socialiste indépendant. Mais sa participation au cabinet Waldeck-Rousseau lui vaut l'opposition des socialistes, dont il s'éloigne progressivement à partir de 1905. Ministre des Travaux Publics (1909-1910) puis de la guerre (1912-1913 et 1914-1915).
(8) Lénine, dans une préface à la brochure de Voinov (Lunacharsky) sur l'attitude du parti envers les syndicats (1907). Traduit pas nous. Dans les faits, si le syndicalisme révolutionnaire s'est développé très peu en Russie c'est parce que les ouvriers russes se sont tournés vers un parti politique marxiste véritablement révolutionnaire : le parti bolchevique.
(9) Il est à noter ici que cette idée d'une mission historique de la classe ouvrière est tout à fait dans la tradition marxiste, bien plus qu'anarchiste.
(10) Toutes les citations des IWW sont empruntées au livre de Larry Portis : IWW et syndicalisme révolutionnaire aux Etats-Unis publié par Editions Spartacus.
(11) Voir notamment nos articles sur les grèves en Pologne en 1980.
(12) Pour ceux qui en douteraient, il suffit de voir à quel point les syndicats dans les pays " démocratiques " sont financés par l'Etat. Ainsi le journal français La Tribune du 23 février 2004 indique que 2500 fonctionnaires sont payés par le Ministère de l'Education Nationale pour le travail syndical. Ce journal évoque aussi les subventions diverses aux syndicats, comme par exemple les 35 millions d'euros versés par an au titre du " fonctionnement du paritarisme ".
(13) La vision anarcho-syndicaliste de la grève générale est exposée de façon assez détaillée - quoique romancée - dans Comment nous ferons la révolution, livre écrit par Pouget et Pataud, deux dirigeants de la CGT avant 1914. Nous y reviendrons.
(14) On remarquera ici un niveau de centralisation allant bien au-delà de celui qui existait dans la 2e Internationale.
(15) C'est-à-dire les soviets
(16) Lénine, op.cit.Traduit par nous.
La classe dominante ne lésine devant aucune dépense lorsqu'il s'agit de mettre en place des spectacles visant à faire accepter leur sort aux exploités et aux opprimés. Déjà, dans la Rome antique, les Empereurs savaient qu'il fallait fournir à la plèbe du pain et du cirque ("panem et circenses") pour qu'elle accepte son sort. Et quand le pain se faisait rare, on en rajoutait un peu sur le cirque. Dans la chrétienté, les fastes de la messe avaient fondamentalement le même objectif. Mais là aussi, comme avec les jeux du cirque, il ne s'agissait pas seulement de fournir aux opprimés une petite dose de divertissement afin de leur faire oublier leur triste quotidien. Il s'agissait aussi de chanter la toute puissance et la toute bienfaisance des autorités du moment. De ce point de vue, la bourgeoisie n'a rien inventé, mais elle a développé et sophistiqué ce genre de spectacles avec tous les moyens que lui donnent tant l'expérience des anciennes classes exploiteuses que la maîtrise de la science et de la technologie que la société capitaliste a permise. Au quotidien, grâce en particulier à la télévision, le "bon peuple" a droit à toutes sortes de "reality shows", tournois sportifs et autres célébrations des fastes de la société actuelle (y compris les mariages princiers, plusieurs siècles après le renversement du pouvoir politique de l'aristocratie !). Et quand le calendrier s'y prête, alors on célèbre les grands événements historiques afin, non seulement "d'amuser le peuple" mais de lui bourrer le crâne d'un maximum de mensonges et de fausses leçons à propos de ces événements. Le 60e anniversaire du débarquement allié du 6 juin 1944 en a été un nouvel exemple ; un exemple particulièrement significatif.
Tous les journalistes qui ont couvert "l'événement" l'ont constaté : les cérémonies de 60e anniversaire du débarquement ont dépassé en faste, en participation des "personnalités", en "couverture médiatique" et en "ferveur populaire" celles du cinquantenaire. C'est un paradoxe que ces mêmes journalistes ont essayé de comprendre. Les explications ont été variées et quelques fois un peu surprenantes : c'est parce que ces cérémonies permettent de sceller l'amitié retrouvée entre la France et les États-Unis après la brouille liée à la guerre en Irak ; ou bien parce que c'était la dernière fois qu'on verrait participer les rescapés de cet épisode de l'histoire, ces vieux messieurs couverts de médailles qui, une fois dans leur vie de mineur des Appalaches, de paysan de l'Oklahoma ou de chauffeur-livreur de Londres, feraient l'objet de la gratitude universelle, seraient considérés comme des V.I.P. Les communistes ne célèbrent pas le débarquement de juin 1944, comme ils pourraient le faire pour la Commune de Paris de 1871 ou la Révolution d'octobre 1917. Cependant, il leur appartient à l'occasion de cet anniversaire et des cérémonies qu'il l'ont entouré de rappeler ce que fut vraiment cet événement, ce que fut sa signification afin d'opposer à la marée des mensonges bourgeois une petite digue au service de la petite minorité qui, aujourd'hui, peut les entendre.
Jamais avant le 6 juin 1944, l'espèce humaine, dont l'histoire est pourtant riche en guerres, n'avait réalisé une opération militaire de l'envergure du débarquement allié en Normandie. Ce sont 6939 bâtiments qui, dans la nuit du 5 au 6 juin, ont traversé la Manche dont 1213 navires de guerre, 4126 bâtiments de débarquement, 736 bâtiments de servitude et 864 navires marchands. Au dessus de cette armada,11590 appareils zèbrent le ciel : 5050 chasseurs, 5110 bombardiers, 2310 avions de transport, 2600 planeurs et 700 avions de reconnaissance. Sur le plan des effectifs, ce sont 132715 hommes qui sont débarqués le "Jour J", ainsi que 15000 américains et 7000 britanniques qui ont été parachutés la veille derrière les lignes adverses par 2395 avions. Malgré leur énormité, ces chiffres sont encore loin de représenter toute l'ampleur de l'opération militaire. Avant même le débarquement, des dragueurs de mines avaient tracé cinq immenses chenaux permettant le passage de l'armada alliée. Le débarquement lui-même ne vise qu'à établir une tête de pont permettant de débarquer des troupes et des moyens matériels en quantité bien plus considérable. C'est ainsi que, en moins d'un mois, ce sont un million et demi de soldats Alliés qui sont débarqués avec tout leur équipement, notamment des dizaines de milliers de véhicules blindés (le tank Sherman à lui seul a été construit à 150 000 exemplaires). Pour ce faire, des moyens matériels et humains ahurissants sont mobilisés. Pour que les navires puissent décharger leur cargaison ou leurs passagers, il faut aux Alliés un port en eau profonde tel que Cherbourg ou Le Havre. Mais comme ces villes ne sont pas prises d'emblée, ils créent de toutes pièces au large de deux petites localités, Arromanches et Saint-Laurent, deux ports artificiels en acheminant d'Angleterre des centaines de caissons flottants en béton qui ensuite ont été immergés pour servir de digues et de quais (opération "Mulberry"). Pendant quelques semaines, Arromanches est devenue le plus grand port du monde avant que le relais ne soit passé à Cherbourg qui est pris par les Alliés un mois après le débarquement et dont le trafic s'élève alors au double de celui du port de New York en 1939. Enfin, dès le 12 août, les Alliés peuvent commencer à utiliser PLUTO (Pipe Line Under The Ocean), un pipe line sous-marin assurant l'approvisionnement en carburant depuis l'île de Wight jusqu'à Cherbourg. Ces moyens matériels et humains démesurés sont en soi un véritable symbole de qu'est devenu le système capitaliste, un système qui engloutit en vue de la destruction des quantités ahurissantes de moyens technologiques et de travail humain. Mais au-delà de son côté démesuré, il faut rappeler que l'opération "Neptune" (nom de code désignant le débarquement en Normandie), préparait un des plus grands carnages de l'histoire (l'opération "Overlord", l'ensemble des plans militaires en Europe occidentale à la mi-1944). Le long des côtes de la Normandie on peut voir ces immenses alignements de croix blanches témoins du terrible tribut payé par toute une génération de jeunes américains, anglais, canadiens, allemands, etc. dont certains avaient à peine 16 ans. Ces cimetières militaires ne comptabilisent pas les civils, femmes, enfants, vieillards, qui ont été tués lors des affrontements et dont le nombre, dans certains cas, est presque aussi élevé que celui des soldats tombés dans les combats. La bataille de Normandie, pendant laquelle les troupes allemandes ont tenté d'empêcher les troupes Alliées de prendre pied puis de progresser en France se solde par des centaines de milliers de morts au total.
Tous ces éléments, les discours et commentaires des médias bourgeois ne les cachent en aucune façon. On a même l'impression que les commentateurs en rajoutent lorsqu'ils évoquent la terrible boucherie de cet été 1944. Cependant, c'est dans l'interprétation de ces faits que se trouve le mensonge. Les soldats qui ont débarqué le 6 juin 1944 et les jours suivants sont présentés comme les soldats de la "liberté" et de la "civilisation". C'est ce qu'on leur avait dit avant le Débarquement pour les convaincre de donner leur vie ; c'est ce qu'on a dit aux mères de tous ceux que la mort a frappés au sortir de l'enfance ; c'est ce qu'ont déclaré une nouvelle fois les politiciens qui, en nombre, ont fait le déplacement sur les plages normandes le 6 juin 2004, les Bush, Blair, Poutine, Schröder, Chirac... Et les commentateurs de rajouter : "où en serions-nous si ces soldats n'avaient pas fait ces terribles sacrifices ? Nous serions encore sous la botte du nazisme !" Tout est dit : cette boucherie, aussi effroyable qu'elle fut, était un "mal nécessaire" pour "sauver la civilisation et la démocratie". Face à ces mensonges, qui sont partagés unanimement par tous les ennemis d'hier (le chancelier allemand avait été invité aux cérémonies) et que reprennent pratiquement toutes les forces politiques, de la droite la plus réactionnaire aux trotskistes, il est indispensable de réaffirmer quelques vérités élémentaires.
La première vérité à affirmer, c'est qu'il n'y avait pas dans la Seconde Guerre mondiale un "camp de la démocratie" contre un "camp du totalitarisme", à moins de continuer à considérer que Staline était un grand champion de la démocratie. À cette époque, c'est ce que prétendaient d'ailleurs les partis dits "communistes", et les autres partis ne faisaient pas beaucoup d'efforts pour les démentir. Les véritables communistes, pour leur part, dénonçaient depuis des années le régime stalinien, fossoyeur de la révolution d'Octobre 1917 et fer de lance de la contre-révolution mondiale. En réalité, il y avait dans la Seconde Guerre mondiale, tout comme dans la Première, deux camps impérialistes qui se disputaient les marchés, les matières premières et les zones d'influence du monde. Et si l'Allemagne, comme lors de la Première Guerre mondiale, apparaissait comme la puissance agressive, "celle par qui la guerre arrive", c'est tout simplement parce qu'elle avait été la plus mal lotie dans le partage du gâteau impérialiste à la suite du traité de Versailles concluant la première boucherie impérialiste, un traité qui avait aggravé encore à son détriment le partage qui lui était déjà défavorable avant 1914 du fait du retard avec lequel elle était arrivée sur la scène impérialiste (des petits pays comme la Hollande ou la Belgique avaient un empire colonial plus vaste que celui de l'Allemagne).
La deuxième vérité est celle-ci : malgré tous les discours sur "la défense de la civilisation", ce n'est pas cette dernière qui préoccupait les dirigeants Alliés qui ont pu faire preuve, à l'occasion, d'une barbarie tout à fait comparable à celle des pays de l'Axe. Et nous ne parlons pas seulement du Goulag stalinien qui valait bien les camps nazis. Les pays "démocratiques" se sont également illustrés dans ce domaine. Nous n'allons pas ici passer en revue l'ensemble des crimes et actes de barbarie commis par les valeureux "défenseurs de la civilisation" (à ce sujet voir notamment notre article "Les massacres et les crimes des 'grandes démocraties'" dans la Revue internationale n° 66). Il nous suffit de rappeler qu'avant la Seconde Guerre mondiale, et même avant l'arrivée des nazis au pouvoir, ces pays avaient "exporté" leur "civilisation" vers les colonies non seulement par le goupillon mais aussi, et surtout par le sabre, les canonnières et les mitrailleuses, sans compter les gaz asphyxiants et la torture. Quant aux preuves indiscutables de "civilisation" dont les Alliés ont fait preuve aux cours de la Seconde Guerre mondiale, rappelons quelques un de leurs hauts faits d'arme. Les premiers qui viennent à l'esprit, ce sont évidemment les bombardements de Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945 où fut employée pour la première et unique fois de l'histoire l'arme atomique tuant en une seconde près de cent mille civils et plus de cent mille autres au terme de mois et d'années de souffrance. Mais le terrible bilan de ces bombardements n'est sont pas seulement dû au fait qu'ils ont fait appel à une arme nouvelle, encore mal connue.
C'est avec des moyens totalement "classiques" que les fers de lance de la civilisation ont massacré des populations uniquement civiles : - bombardements de Hambourg en juillet 1943 : 50 000 morts ; - bombardement de Tokyo en mars 1945 : 80 000 morts ; - bombardement de Dresde les 13 et 14 février 1945 : 250 000 morts. Ce dernier bombardement est particulièrement significatif. À Dresde il n'y avait ni concentration militaire, ni objectif économique ou industriel. Il y avait surtout des réfugiés venant des autres villes qui avaient déjà été rasées. En outre, la guerre était déjà gagnée par les Alliés. Mais pour ces derniers il fallait provoquer la terreur dans la population allemande, et particulièrement parmi les ouvriers, afin qu'il ne leur prenne pas l'idée de recommencer ce qu'ils avaient fait à la fin de la Première Guerre mondiale : des combats révolutionnaires en vue de renverser le capitalisme. Au procès de Nuremberg qui s'est tenu après la guerre ont été jugés les "criminels de guerre" nazis. En fait, ce qui leur a valu leur condamnation, ce n'est pas tant l'ampleur de leurs crimes que le fait qu'ils appartenaient au camp des vaincus. Sinon, à leur côté, il aurait fallu voir Churchill et Truman principaux "décideurs" des massacres évoqué ci-dessus. Enfin, il faut affirmer une dernière vérité face à l'argument suivant lequel l'humanité aurait connu des souffrances bien pires encore si les Alliés n'étaient pas venus libérer l'Europe. En premier lieu, la ré-écriture de l'histoire est en général un exercice vain. Bien plus féconde est la compréhension de pourquoi l'histoire a pris tel cours plutôt que tel autre. Comme dans le cas présent ("si les Alliés avaient perdu la guerre..."), cet exercice est en général effectué par ceux-là qui veulent justifier l'ordre existant qui serait finalement le "moins mauvais" ("La Démocratie est la pire forme de gouvernement à l'exception de toutes les autres", Churchill). En réalité, la victoire de la "démocratie" et de la "civilisation" lors de la Seconde Guerre mondiale n'a aucunement mis fin à la barbarie du monde capitaliste. Depuis 1945, il y a eu autant de victimes de la guerre qu'au cours des deux guerres mondiales réunies. En outre, le maintien en place d'un mode de production, le capitalisme, dont les deux guerres mondiales, de même que la crise économique des années 30 et la crise actuelle font la preuve qu'il a fait son temps, a valu à l'humanité la poursuite et aujourd'hui l'aggravation de toutes sortes de calamités particulièrement meurtrières (famines, épidémies, catastrophes "naturelles" dont on pourrait éliminer les conséquences dramatiques, etc.). Sans compter que le système capitaliste, en se perpétuant, hypothèque de plus en plus l'avenir de l'espèce humaine en détruisant de façon irréversible l'environnement et en préparant de nouvelles catastrophes naturelles, notamment climatiques, aux conséquences effrayantes. Et si le système capitaliste a pu survivre plus d'un demi-siècle après la Seconde Guerre mondiale, c'est que la "victoire de la Démocratie" a représenté une terrible défaite pour la classe ouvrière ; une défaite idéologique qui est venu parachever la contre-révolution qui s'était abattue sur elle après l'échec de la vague révolutionnaire des années 1917-1923. C'est justement et principalement parce que la bourgeoisie, avec l'aide de tous les partis politiques qui se prétendent "ouvriers" (des "socialistes" jusqu'aux trotskistes, en passant par les "communistes"), a réussi à faire croire aux ouvriers des principaux pays capitalistes, notamment ceux des grandes concentrations industrielles d'Europe occidentale, que la victoire de la Démocratie était "leur victoire" que ces derniers n'ont pas engagé des combats révolutionnaires au cours et à la fin de la Seconde Guerre mondiale, comme ils l'avaient fait lors de la Première. En d'autres termes, la "victoire" de la Démocratie, et notamment le Débarquement qu'on a tant encensé ces derniers jours, a donné un sursis au capitalisme décadent, lui permettant de poursuivre pendant plus d'un demi siècle son cours catastrophique et barbare. Voila une vérité dont aucun média ne s'est fait l'écho, évidemment. Au contraire, le zèle tout particulier avec lequel tous les puissants du monde et leurs larbins ont célébré ce "grand moment de la Liberté" est à la hauteur de l'inquiétude nouvelle que la classe dominante commence à ressentir face à la perspective d'une reprise des combats de la classe ouvrière à mesure que la crise du capitalisme fera chaque jour plus la preuve de la faillite historique de ce système et de la nécessité de le renverser. Et justement, il est un autre enseignement très important que les opérations "Neptune" et "Overlord" doivent apporter à la classe ouvrière : c'est l'immense compétence dont est capable la bourgeoisie pour faire croire à ses mensonges.
A la conférence de Téhéran qui s'est tenue entre les principaux dirigeants Alliés en décembre 1943, Churchill a déclaré à Staline : "En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu'elle devrait toujours être protégée par un rempart de mensonges". Ce n'était pas une nouveauté. Au 6e siècle avant Jésus-Christ, le stratège chinois Sunzi énonçait déjà ainsi les règles principales de l'art de la guerre : "Imposer sa volonté à l'adversaire, l'obliger à se disperser ; agir du fort au faible, et en secret, mais être renseigné en permanence sur l'adversaire ; feindre, car tout acte de guerre est fondé sur la duperie". (L'art de la guerre, Flammarion, Paris, 1972) Et pour s'assurer du succès de la plus grande opération militaire de l'histoire, "Neptune", il fallait mettre en oeuvre une des entreprises de mystification les plus vastes qui aient jamais existé. Cette entreprise avait pour nom de code "Fortitude" et elle visait a induire les dirigeants allemands en erreur au moment du débarquement. Son élaboration avait été confiée à la Section de Contrôle de Londres (LCS), un organisme secret créé par Churchill et auquel collaboraient les principaux responsables des renseignements anglais et américains. Nous n'allons pas énumérer ici l'ensemble des moyens qui ont été mis en oeuvre afin de tromper l'état-major allemand. Nous nous contenterons d'en signaler les plus significatifs. Au cours de la première moitié de 1'année 1944, l'évolution de la guerre avait permis aux dirigeants allemands de comprendre que les Alliés allaient ouvrir un front en Europe occidentale. En d'autres termes, qu'ils allaient débarquer dans cette zone. Là dessus, les Alliés savaient bien qu'il était impossible de tromper leur adversaire. Cependant, la question restait posée du moment et surtout du lieu précis de ce débarquement et l'objectif des "Moyens spéciaux" (terme utilisé par les britanniques) était de faire croire que celui-ci allait avoir lieu à une date et en un lieu autres que le 6 juin 1944 sur les plages normandes. Théoriquement, le débarquement pouvait avoir lieu en n'importe quel point de la côte entre le Golfe de Gascogne et la Norvège (c'est-à-dire plusieurs milliers de kilomètres). Cependant, dans la mesure où c'est en Angleterre que les Alliés avaient installé l'essentiel de leurs moyens militaires, il paraissait logique que le débarquement ait lieu quelque part entre la Bretagne et la Hollande. Plus précisément, Hitler était persuadé qu'il aurait lieu dans le Pas-de-Calais, là où les côtes anglaises sont les plus proches du continent, ce qui devait permettre à la chasse anglaise, dont le rayon d'action était limité, de participer aux combats. Grâce à leurs moyens d'espionnage, les Alliés avaient eu connaissance de cette conviction des dirigeants allemands et le but central de "Fortitude" était qu'ils la conservent le plus longtemps possible, y compris après le Débarquement en Normandie qui devait être interprété comme une diversion préparant le véritable Débarquement dans le Pas-de-Calais. Et le fait est que pendant plusieurs semaines, Hitler a attendu ce dernier ce qui l'a conduit à refuser d'envoyer vers la Normandie d'énormes moyens militaires basés dans le Nord de la France et en Belgique. Quand il a compris de quoi il retournait, il était trop tard : les Alliés avaient réussi à débarquer suffisamment d'hommes et de matériel pour leur permettre de remporter la bataille de Normandie et de commencer leur offensive vers Paris puis vers l'Allemagne. Les Alliés n'ont pas lésiné sur les moyens pour tromper leur adversaire. Certains des moyens employés étaient d'ailleurs assez cocasses : c'est ainsi qu'un acteur provincial dans le civil, Meyrick Edward Clifton James, a joué en mai 1944 le plus grand rôle de sa vie en étant présenté comme le maréchal Montgomery, le militaire anglais le plus prestigieux de la Seconde Guerre mondiale, à qui avait été confiée la direction opérationnelle du Débarquement. Sosie presque parfait de "Monty", soigneusement habillé et maquillé par des spécialistes, James est arrivé le 26 mai à Gibraltar avant de rejoindre Alger, ce qui avait pour objectif de faire croire que le débarquement des Alliés dans le sud de la France (qui finalement a eu lieu le 15 août en Provence) devait précéder celui du nord-ouest. (1) Il existe une foule d'autres épisodes de ce type, même si moins "folkloriques". Cependant, le moyen le plus décisif destiné à convaincre les dirigeants allemands que le débarquement aurait lieu dans le Pas-de-Calais est la constitution du FUSAG (Premier groupe d'armée des États-Unis) commandé par le général Patton, un des officiers supérieurs américains les plus en vue, et qui s'est installé dans le Sud-Est de l'Angleterre, donc face au Pas-de-Calais. La particularité de ce groupe d'armée, supposé comporter un million d'hommes, c'est qu'il était complètement fictif. Les tanks que les avions de reconnaissance allemands avaient pu photographier étaient des baudruches gonflables, les avions étaient en bois, les baraquements militaires en carton, etc. Quant aux messages radio qui partaient de ce rassemblement militaire, ils empruntaient la voix d'acteurs américains et canadiens de confiance. (2) Parmi les autres moyens employés pour renforcer la conviction allemande sur le débarquement dans le Nord de la France, certains révèlent tout le cynisme dont est capable la classe dominante. C'est ainsi que des agents de la "France libre" travaillant pour les britanniques ont été envoyés saboter des canons allemands qui défendaient cette partie de la côte. Ce qu'ils ne savaient pas, c'est qu'ils allaient être livrés à la Gestapo par ceux-là même qui leur avaient confié cette mission afin qu'ils parlent sous la torture et communiquent des informations supposées "sensibles". (3) Ce qui frappe lorsqu'on prend connaissance des "moyens spéciaux" employés par les deux camps de la Seconde Guerre mondiale, et particulier les Alliés, c'est l'incroyable machiavélisme qui a été mis en oeuvre pour tromper l'ennemi. Un des chapitres du livre de référence sur les opérations d'intoxication de la Seconde Guerre mondiale, "Bodygard of Lies" ("La Guerre secrète", en français) de Anthony Cave Brown, s'intitule d'ailleurs "Fortitude Nord, les machiavéliques stratagèmes". De fait, pendant longtemps, le gouvernement américain a tenté de cacher ces moyens (par un mémorandum du 28 août 1945, le président Truman a interdit toute divulgation d'information sur ce sujet). Les sphères dirigeantes de la classe dominante ne sont pas intéressées à ce qu'on soupçonne le degré de machiavélisme dont elles sont capables, surtout dans une période historique où la guerre est permanente. Après tout, si un stratagème n'a pas été éventé, il peut rendre de nouveaux services. Ainsi, l'attaque japonaise contre la base navale de Pearl Harbor, en décembre 1941, avait été voulue et favorisée par les dirigeants anglais et américains pour "forcer la main" à la population américaine et aux secteurs bourgeois qui étaient hostiles à l'entrée en guerre des États-Unis. Cette réalité a toujours été démentie par les autorités américaines (qui l'ont entourée jusqu'à aujourd'hui d'un "rempart de mensonges"). Si, comme c'est fortement probable, l'attaque contre les Twin Towers du 11 septembre 2001 a été voulue et favorisée par les services spécialisés de l'État américain qui ont "laissé faire" Al Qaïda, afin de préparer la guerre contre l'Irak, on comprend que le mensonge sur la réalité de Pearl Harbor continue d'être utile aujourd'hui. (4) Enfin, il est un élément que la classe ouvrière ne doit jamais perdre de vue : l'incroyable machiavélisme dont est capable la classe dominante lorsqu'elle fait la guerre, elle est parfaitement capable de l'employer contre les exploités. Et on peut même dire que c'est face au prolétariat qu'elle déploie avec le plus de sophistication tous ses talents dans l'art de la mystification: car là, l'enjeu de l'affrontement n'est plus pour la bourgeoisie une simple question de suprématie impérialiste, mais une question de vie ou de mort. En d'autres termes, dans la guerre de classe que la bourgeoisie livrera au prolétariat, enore plus que dans la guerre entre ses composantes nationales, elle "protège la vérité par un rempart de mensaonges". Les flonflons de la célébration du débarquement du 6 juin 1944 se sont tus. Mais la classe ouvrière ne doit jamais oublier les véritables leçons de cet événement : - le capitalisme décadent ne peut mettre fin aux guerres, il ne peut qu'accumuler ruines sur ruines, que semer la mort à grande échelle ; - la bourgeoisie est prête à toutes les infamies, à tous les mensonges pour préserver sa domination sur la société ; - le prolétariat ne doit jamais sous estimer l'intelligence de la classe exploiteuse, sa capacité à mettre en oeuvre les mystifications les plus sophistiquées pour conserver son pouvoir et ses privilèges.
Fabienne
(1) Dans ce registre, il faut également signaler l'opération "Chair à pâté" ("Mincemeat") destinée à faire croire à l'État-major allemand que le débarquement en Sicile de juillet 1943 n'est qu'une diversion pour un débarquement beaucoup plus important en Grèce et en Sardaigne. Pour ce faire, on a largué près des côtes espagnoles le cadavre d'un homme, le major William Martin, qui n'avait jamais existé et qui portait attachée à son poignet une serviette contenant des documents propres à accréditer la mystification préparée par les Alliés. Ces documents, avant que d'être restitués aux anglais par les autorités franquistes, avaient néanmoins été photocopiés par les services secrets allemands. L'opération "Mincemeat", jointe à d'autres manoeuvres du même type, a pleinement réussi puisque Hitler a envoyé à Athènes son plus brillant officier supérieur, Rommel lui-même, diriger des moyens militaires qui n'ont jamais servi.
(2) Il faut noter que le FUSAG était complété par la 4e armée britannique, forte de 350 000 hommes, basée en Écosse et supposée préparer un débarquement en Norvège. Elle aussi était totalement fictive, ce qui ne l'a pas empêché, dès qu'à commencé le débarquement en Normandie, de se déplacer vers le Sud pour rejoindre le FUSAG en vue d'un débarquement à venir dans le Pas-de-Calais...
(3) Cet exploit peu glorieux des "Moyens spéciaux" est rapporté de façon romancée par le journaliste et romancier américain Larry Collins (co-auteur de "Paris brûle-t-il ?") dans son roman "Fortitude". Cet épisode n'est évidemment pas le seul où s'est exprimé le cynisme des dirigeants Alliés. Dans ce domaine, il vaut la peine de rappeler le débarquement sur Dieppe du 19 août 1942. Cette opération où ont été engagés 5000 soldats canadiens et 2000 britanniques ne visait nullement à prendre position en France. Dès le départ, les dirigeants Alliés savaient qu'ils envoyaient tous ces jeunes soldats au massacre. L'opération avait comme unique objectif de tester "en réel" les moyens de défense allemands et de récolter de l'information sur les différents problèmes qu'il faudrait résoudre lors du véritable débarquement.
(4) Voir à ce sujet notre article "Pearl Harbor 1941, les 'Twin Towers' 2001, Le machiavélisme de la bourgeoisie", Revue internationale 108. A ceux qui critiquent nos articles mettant en évidence le machiavélisme de la classe dominante en affirmant que celle-ci n'est pas capable de réaliser les agissements que nous lui attribuons, nous conseillons de lire "La Guerre secrète", ou plus simplement "L'espion qui venait du froid" écrit par un ancien agent secret anglais, John Le Carré. Ce sont d'excellent remèdes contre la naïveté comme celle dont sont affligés nos détracteurs.
Tous les grands bourgeois de ce monde capitaliste nous ont invités à commémorer avec eux le soixantième anniversaire du débarquement en Normandie du 6 juin 1944. Les Bush, Schröder, Chirac, Blair, Poutine�, dans un même élan, alliés ou ennemis d'hier, dans une unité qui se voulait émouvante, nous ont invité à ne pas oublier ce qui fut, d'après eux, une épopée héroïque pour la défense de la liberté et de la démocratie ! Selon le discours idéologique dominant, cette unité affichée des alliés et des ennemis d'hier devrait nous conduire à penser qu'en réfléchissant aux "erreurs" du passé et en les corrigeant, il est alors possible de construire un monde de paix, un monde stable et maîtrisé. Ce monde de paix - ce "nouvel ordre mondial" - c'est ce qu'on nous avait déjà promis après l'effondrement du bloc de l'URSS en 1989.
Et pourtant, les années 1990 ont vu la poursuite non seulement du développement de la barbarie guerrière, mais celui d'une instabilité croissante de toute la société capitaliste. L'effondrement du bloc de l'Est, qui représentait environ un sixième de l'économie mondiale, a manifesté l'entrée de plain pied du capitalisme dans sa phase de décomposition. Les tensions impérialistes qui cessaient d'être polarisées par le face à face entre deux blocs impérialistes rivaux se partageant le monde, n'ont pas disparu pour autant. Elles ont pris la forme de la guerre de chacun contre tous, portant le déchaînement des conflits guerriers sur la planète à un niveau inégalé depuis la Seconde Guerre mondiale. La perspective de paix et de prospérité annoncée par le leader mondial américain a fait long feu et, très vite, a laissé la place au cauchemar d'une société qui s'entre-déchire, au niveau mondial, avec le risque d'entraîner l'humanité toute entière dans sa chute. La première guerre du Golfe en 1991 n'avait pas permis que soit révélé au grand jour cet aspect du "chacun contre tous", pourtant déjà dominant et déterminant, les Etats-Unis étant encore parvenus à rallier derrière eux les grandes puissances; notamment grâce à ce qui leur restait d'autorité sur leurs anciens alliés. Par contre, au Rwanda, en ex-Yougoslavie, au Zaïre, pour ne citer que ces conflits, le chacun pour soi, la défense par chacun de ses intérêts impérialistes propres au détriment de tous les autres, avait été plus explicite. Et l'entrée dans le nouveau millénaire a vu s'amplifier cette dynamique des conflits impérialistes. Après les attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis avaient solennellement annoncé qu'ils feraient la guerre au terrorisme, qu'ils libèreraient l'Afghanistan de l'arriération des talibans puis qu'ils apporteraient la prospérité et la démocratie en Irak. Le résultat aujourd'hui est une instabilité croissante et meurtrière qui se répand, non seulement en Irak mais dans toute cette zone. Phénomène nouveau, on voit que la situation tend à échapper au contrôle même de la principale puissance militaire de la planète. Les objectifs que la bourgeoisie américaine s'était donnés lui ont échappé. Aux images triomphales qui suivirent l'entrée des troupes américaines dans Bagdad, où l'on voyait ces dernières déboulonner une statue de Saddam Hussein, ont succédé les tueries quasi journalières, démontrant l'incapacité des Etats-Unis à stabiliser la situation, et laissant la population de ce pays dans des conditions de survie effroyables.
La lutte acharnée entre seigneurs de la guerre, plus ou moins inféodés à des puissances régionales ou mondiales, et qui domine déjà en Irak et en Afghanistan, commence à s'étendre en Arabie saoudite, avec une vague d'attentats contre les étrangers, les installations pétrolières et le gouvernement. L'instabilité dans ce pays menace la principale source du pétrole au monde (25% des réserves mondiales), faisant planer un risque supplémentaire sur une situation économique déjà dépressionniste : celui d'une flambée des prix pétroliers, pourtant actuellement au-dessus des 40 dollars le baril. Dans une telle dynamique, les grandes puissances elles-mêmes perdent de plus en plus la capacité d'orienter, comme elles le voudraient, la marche de l'ensemble de la société et ne sont évidemment pas en mesure de lui donner la moindre perspective. Le c�ur de l'Europe n'est pas épargné par l'irruption du chaos comme l'ont illustré les attentats du 11 mars 2004 en Espagne. Tout cela manifeste "l'entrée du monde dans une période d'instabilité jamais vue par le passé" (Introduction aux "Thèses sur la Décomposition", 1990, Revue Internationale n°107) et qui s'accélère aujourd'hui. En fait, ce que déjà la guerre du Golfe nous avait montré c'est que, dès le début de 1991, "face à la tendance au chaos généralisé propre à la phase de décomposition, et à laquelle l'effondrement du bloc de l'Est a donné un coup d'accélérateur considérable, il n'y a pas d'autre issue pour le capitalisme, dans sa tentative de maintenir en place les différentes parties d'un corps qui tend à se disloquer, que l'imposition du corset de fer que constitue la force des armes. En ce sens, les moyens mêmes qu'il utilise pour tenter de contenir un chaos de plus en plus sanglant sont un facteur d'aggravation considérable de la barbarie guerrière dans laquelle est plongé le capitalisme." ("Militarisme et Décomposition", Revue Internationale n° 64.)
L'administration Bush est-elle la cause profonde du désastre irakien ?
Les manifestants anti-Bush, les poncifs des puissances comme la France et l'Allemagne à l'ONU, voire les cris de désespoir de certaines fractions de la bourgeoisie aux Etats-Unis, envisagent tous de pouvoir inverser cette tendance et de retrouver une stabilité dans le monde grâce à des gouvernants moins cupides, moins cyniques, plus généreux et plus intelligents.
La bourgeoisie voudrait effectivement nous faire croire que la paix et la stabilité dépendent de ceux qui nous gouvernent. Dans ce sens, l'argument privilégié des différentes bourgeoisies qui se sont opposées à la guerre en Irak - parce qu'elles n'y avaient aucun intérêt, tout au contraire - était de dire que si Bush avait respecté le "droit international", s'il avait respecté la légitimité de l'ONU, l'Irak ne serait pas le bourbier sanglant qu'il est aujourd'hui devenu et les Etats-Unis ne seraient pas dans cette impasse. Au sein de la bourgeoisie américaine, qui était globalement en faveur de cette guerre, de plus en plus de voix se font entendre pour dire que la situation actuelle est le produit de l'incompétence et du manque d'intelligence de Bush et de son administration qui s'avèrent incapables de stabiliser l'Irak. En fait, ces deux types d'arguments sont faux. Ils n'ont d'autre objectif, de la part de la bourgeoisie, que le besoin de mystifier et de s'auto-mystifier. Cette situation d'instabilité anarchique qui se répand, est le pur produit de la situation historique dans laquelle se trouve plongée la société capitaliste aujourd'hui. Elle ne relève pas de la plus ou moins grande compétence d'une personne, pas plus que de sa personnalité propre. En effet : "Pour ce qui concerne la politique internationale des Etats-Unis, l'étalage et l'emploi de la force armée non seulement fait partie depuis longtemps de ses méthodes, mais elle constitue maintenant le principal instrument de défense de ses intérêts impérialistes, comme le CCI l'a mis en évidence depuis 1990, avant même la guerre du Golfe. Face à un monde dominé par le "chacun pour soi", où notamment les anciens vassaux du gendarme américain aspirent à se dégager le plus possible de la pesante tutelle de ce gendarme qu'ils avaient dû supporter face à la menace du bloc adverse, le seul moyen décisif pour les Etats-Unis d'imposer leur autorité est de s'appuyer sur l'instrument pour lesquels ils disposent d'une supériorité écrasante sur tous les autres Etats : la force militaire.
Ce faisant, les Etats-Unis sont pris dans une contradiction : - d'une part, s'ils renoncent à la mise en �uvre ou à l'étalage de leur supériorité militaire, cela ne peut qu'encourager les pays qui contestent leur autorité à aller encore plus loin dans cette contestation ; - d'autre part, lorsqu'ils font usage de la force brute, même et surtout quand ce moyen aboutit momentanément à faire ravaler les velléités de leurs opposants, cela ne peut que pousser ces derniers à saisir la moindre occasion pour prendre leur revanche et tenter de se dégager de l'emprise américaine (�)" (Résolution sur la situation internationale du 12e Congrès du CCI, Revue Internationale n°90, 1997).
Invoquer l'incompétence de tel ou tel chef d'Etat comme étant la cause des guerres, permet à la bourgeoisie de masquer la réalité, de cacher l'effroyable responsabilité que porte le capitalisme décadent et avec lui l'ensemble de la classe bourgeoise mondiale. En effet, une telle logique permet d'absoudre ce système de tous ses crimes en trouvant pour ceux-ci des boucs émissaires : la folie d'Hitler ou son déséquilibre seraient la cause de la Seconde Guerre mondiale ; de même l'inhumanité et l'incompétence de Bush seraient la cause de la guerre et des horreurs actuelles en Irak. Or, dans ces deux cas significatifs, ces hommes, avec leur tempérament et leurs spécificités, correspondent aux besoins de la classe qui les a portés au pouvoir. Dans ces deux cas, ils n'ont fait qu'appliquer la politique voulue par leur classe, de défense des intérêts du capital national. Hitler avait été soutenu par l'ensemble de la bourgeoisie allemande parce qu'il se montrait capable de préparer la guerre rendue inévitable par la crise du capitalisme et par la défaite de la vague révolutionnaire qui a suivi Octobre 1917. Le programme de réarmement allemand des années 1930, suivi par la guerre mondiale contre l'URSS et les alliés était une entreprise à la fois inévitable de par la situation de l'Allemagne après le Traité de Versailles de 1919, et vouée à l'échec. Elle était, en ce sens, profondément irrationnelle. Le déséquilibre d'un Hitler - ou plutôt le fait de mettre un tel déséquilibré à la tête de l'Etat - n'était rien d'autre que l'expression même de l'irrationalité de la guerre dans laquelle se lançait la bourgeoisie allemande. Il en est de même pour Bush et son administration. Ils mènent la seule politique qui aujourd'hui soit possible, du point de vue capitaliste, pour défendre les intérêts impérialistes américains, leur leadership mondial, à savoir celle de la guerre, de la fuite en avant dans le militarisme. L'incompétence de l'administration Bush, notamment du fait de l'influence qu'a pu exercer en son sein une fraction va-t-en guerre et jusqu'au-boutiste représentée entre autres par les Rumsfeld et Wolsfovitch, son incapacité à agir sur la base d'une vision à long terme, sont révélatrices du fait que la politique étrangère de la Maison Blanche est à la fois la seule possible, et vouée à l'échec. Le fait que Colin Powell, appartenant lui aussi à la même administration qui sait comment conduire une guerre, ait fait des mises en garde qui n'ont pas été écoutées quant à l'impréparation du conflit dans lequel les Etats-Unis s'engageaient, est une confirmation supplémentaire de cette tendance à l'irrationnel. C'est l'ensemble de la bourgeoisie américaine qui soutient une politique militariste, parce que c'est la seule possible pour la défense de ses intérêts impérialistes. Et, de fait, les divergences au sein de la bourgeoisie américaine, devant la catastrophe que représente l'Irak pour la crédibilité des Etats-Unis et pour le maintien de leur leadership mondial, portent uniquement sur des questions tactiques mais, en aucun cas, sur une condamnation de la guerre elle-même. Cela est tellement vrai que John Kerry, qui se présente comme adversaire démocrate de Bush aux prochaines élections présidentielles, n'a aucune politique alternative à proposer sinon de renforcer les effectifs militaires américains en Irak. Si les politiques à mener et leur succès dépendaient des seules qualités de ceux qui gouvernent, par exemple de leur intelligence, comment expliquer alors que la politique impérialiste d'un Reagan, qui à priori n'était pas moins désavantagé que Bush, ait pu remporter les succès que l'on sait contre l'impérialisme russe, en Afghanistan notamment ? La raison se trouve en fait au niveau de conditions différentes dans la situation : le fait de se trouver à la tête de l'un des deux blocs impérialistes rivaux qui dominaient le monde, au sein desquels existait une discipline vis-à-vis de la tête de bloc, conférait aux Etats-Unis une autorité bien supérieure. Quant aux "défenseurs de la paix" en Irak, les Schröder, les Chirac, leur attitude vis-à-vis de ce conflit n'a rien à voir avecde plus grandes qualités humaines ou politiques chez eux que chez leur rival Bush, et s'explique par le fait que cette guerre menaçait directement leurs intérêts impérialistes respectifs. Pour l'Allemagne, l'installation des Etats-Unis en Irak fait obstacle à ses perspectives d'avancée vers cette partie du monde, vers laquelle elle a traditionnellement orienté ses efforts d'expansion. Pour la France, elle lui ôte l'influence qui lui restait dans ce pays, de par son soutien plus ou moins dissimulé à Saddam Hussein. En finir avec la guerre ne relève pas en premier lieu des capacités propres des hommes politiques influents dans l'appareil d'Etat, ni en aucune façon de leur bonne ou mauvaise volonté, mais de la lutte de classe. La politique de la bourgeoisie est uniquement et implacablement déterminée, dans chaque pays, par la défense du capital national. A cette fin, elle porte au pouvoir les hommes qui apparaissent les plus à même de répondre à ces nécessités. Et si Kerry devait remplacer Bush à la présidence américaine, ce serait pour tenter de donner un souffle nouveau à une politique qui resterait fondamentalement la même. Pour un monde sans guerres, il ne s'agit pas de changer les gouvernements, mais de détruire le capitalisme. Ainsi, ni le transfert prévu de la souveraineté aux mains d'un gouvernement autochtone en Irak, ni le vote unanime de la résolution de l'ONU en faveur des modalités qui doivent accompagner ce transfert ne peuvent annoncer un avenir de plus grande stabilité. Et le projet de Grand Moyen-Orient non plus. Encore moins la célébration en grande pompe du débarquement du 6 juin 1944 et les déclarations de bonnes intentions qui l'accompagnent.
L'Europe : un antidote au désordre mondial ?
L'Europe pourrait-elle constituer un anti-dote à ce désordre et à cette anarchie ou au moins en limiter l'extension ? La France et l'Allemagne, on l'a vu lors de l'élargissement de l'Union, le 1er mai 2004, et encore lors des dernières élections européennes, se sont plu à présenter la construction de l'Europe comme un facteur de paix et de stabilité dans le monde. Si celle-ci parvenait à une unité politique, ce serait une garantie de paix nous dit-on. C'est un mensonge. En supposant que tous les Etats d'Europe s'entendent pour marcher d'un même pas, un bloc européen serait également un facteur de conflits mondiaux, puisque rival des Etats-Unis. Le projet de constitution de l'Europe ne fait d'ailleurs qu'exprimer en des termes sibyllins la volonté de certains Etats de pouvoir jouer, au moyen de l'Europe, un rôle sur l'arène impérialiste mondiale : "Les Etats membres appuient activement et sans réserve la politique étrangère et de sécurité commune de l'Union, dans un esprit de loyauté et de solidarité mutuelle et s'abstiennent de toute action contraire aux intérêts de l'Union ou susceptible de nuire à son efficacité�" (Chapitre I-15) Une telle orientation ne peut que constituer une menace vis-à-vis du leadership américain, et c'est bien pour cette raison que les Etats-Unis mettent des bâtons dans les roues de la construction d'une quelconque unité européenne, par exemple en soutenant la candidature turque à l'entrée dans l'Union. Néanmoins, l'unité européenne n'existe qu'au niveau de la propagande. Pour se rendre compte de l'absurdité que représente la notion de "bloc européen", il suffit de regarder en face la réalité de l'Union européenne : le budget européen s'élève à un minuscule 4% du PNB de l'UE, dont la plus grande partie est destinée, non pas à l'effort militaire mais à la Politique Agricole Commune ; il n'y a aucune force militaire sous commandement européen capable de rivaliser avec l'OTAN ou l'armée américaine. Il n'existe pas non plus de super-puissance militaire au sein de l'UE capable d'imposer sa volonté aux autres (une manifestation de cet état de fait a été la cacophonie régnant autour de l'adoption de la Constitution européenne) (1).
De surcroît, la politique d'une des principales puissances membre de l'UE, la Grande Bretagne, consiste à poursuivre l'objectif (le même depuis 400 ans) visant à diviser les puissances européennes, ses "partenaires" de l'UE. Dans ces conditions, toute alliance européenne ne peut être autre chose qu'un accord temporaire et forcément instable. Les guerres en Yougoslavie et en Irak ont mis en lumière l'éclatement de l'unité politique de l'Europe dès que les intérêts impérialistes des différentes bourgeoisies qui la composent sont en jeu. Et si actuellement des pays comme l'Espagne ou même la Pologne et d'autres du centre de l'Europe se tournent actuellement vers l'Allemagne ou tendent à le faire, il ne s'agit que d'une tendance limitée dans le temps, comme l'ont été avant elle et depuis 1990 d'autres du même type, en particulier les différents épisodes du rapprochement/éloignement au sein du couple franco-allemand. Ainsi, dans un cas comme dans l'autre, tendance vers l'unité politique ou désunion ouverte, l'exacerbation des tensions entre pays européens ne peut être surmontée. Dans le contexte de faillite du capitalisme et de décomposition de la société bourgeoise, la réalité nous montre que la seule politique possible de chaque grande puissance est d'essayer de mettre les autres en difficulté pour pouvoir s'imposer elle-même. C'est la loi du capitalisme. Ainsi, cette instabilité, cette anarchie croissante et ce chaos qui se répandent ne sont pas la spécificité de telle ou telle zone exotique et arriérée mais bien le produit du capitalisme dans sa phase actuelle, irréversible, de décomposition. Et comme le capitalisme domine la planète, c'est la planète entière qui est de plus en plus soumise au chaos.
Quelle perspective pour l'avenir de l'humanité ?
Seul le prolétariat mondial porte en lui une perspective car il n'est pas seulement la classe exploitée mais surtout la classe révolutionnaire de cette société, c'est-à-dire la classe qui est porteuse d'autres rapports sociaux débarrassés de l'exploitation, de la guerre, de la misère. Condensant en lui toutes les misères, toutes les injustices et toute l'exploitation, il détient potentiellement la force de renverser le capitalisme et d'instaurer le véritable communisme. Mais, pour se hisser à la hauteur de cet enjeu historique, il doit comprendre notamment que la guerre est un pur produit du capitalisme en faillite ; que la bourgeoisie est une classe cynique d'exploiteurs et de menteurs, qui redoute au plus haut point que son ennemi de classe, le prolétariat, ne perçoive la réalité telle qu'elle est, et non telle qu'elle lui est présentée par ses exploiteurs. Seul le développement de la lutte de classe, pour la défense de ses conditions de vie, jusqu'au renversement du capitalisme, pourra permettre au prolétariat de freiner le bras meurtrier de la bourgeoisie. Souvenons-nous en effet que c'est par la lutte de classe que la génération des prolétaires du début du 20e siècle avait mis fin à la Première Guerre mondiale. Le prolétariat a devant lui une grande responsabilité historique. Le développement de sa conscience des enjeux ainsi que de son unité dans la lutte, sera un élément déterminant. L'avenir de l'humanité tout entière en dépend.
G 15/06/04
(1) La constitution est elle-même un échec pour les "fédéralistes" qui espèrent voir une plus grande unité européenne, en écartant toute notion d'un véritable "gouvernement européen" en faveur d'une continuation du panier de crabes inter-gouvernemental existant.
Dans le premier article de cette série nous commencerons donc par rappeler, contre ceux qui affirment que le concept et que le terme même de décadence seraient absents ou sans valeur scientifique chez Marx et Engels, que cette théorie n'est autre que le coeur même de la conception du matérialisme historique. Nous montrerons que ce cadre théorique, ainsi que le terme de "décadence', est bel et bien amplement présent chez Marx et Engels tout au long de leur oeuvre. Derrière la critique ou l'abandon de la notion de décadence, ce qui est en jeu, c'est le rejet de ce qui constitue le coeur même du marxisme. Que la vision du monde actuel en décadence soit réfutée par les forces de la bourgeoisie, c'est tout à fait normal. Le problème, c'est que face à cet effort pour mettre en évidence les enjeux face auxquels la décadence de ce système place la classe ouvrière et l'humanité, on se heurte à des courants qui se prétendent marxistes tout en rejetant les outils que nous fournit la méthode marxiste pour appréhender la réalité (1).
La théorie de la décadence dans l'oeuvre des fondateurs du matérialisme historique
Contrairement à ce qui est généralement énoncé, les découvertes principales des travaux de Marx et Engels ne résident ni dans l'existence des classes, ni dans la lutte des classes, ni dans la loi de la valeur-travail ou de la plus-value. Tous ces concepts, des historiens et économistes les avaient déjà dégagés lorsque la bourgeoisie était encore une classe révolutionnaire en butte à la résistance féodale. Le caractère fondamentalement novateur des travaux de Marx et Engels réside dans la mise en évidence du caractère historique de la division en classes, de la dynamique à la base de la succession des modes de production et donc du caractère transitoire du mode de production capitaliste et de la nécessaire dictature du prolétariat comme phase intermédiaire vers une société sans classes. Autrement dit, ce qui constitue le cœur de leurs découvertes n'est autre que le matérialisme historique : "Or, en ce qui me concerne, ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert ni l'existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles. Bien longtemps avant moi, des historiens bourgeois avaient retracé l'évolution historique de cette lutte des classes, et des économistes bourgeois en avaient mis en évidence l'anatomie économique. Le nouveau de mon travail a consisté à démontrer : 1) que l'existence des classes est exclusivement liée à des phases historiques déterminées du développement de la production ; 2) que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3) que cette dictature elle-même ne représente qu'une transition vers l'abolition de toutes les classes et vers une société sans classes" (Lettre de Marx du 5 mai 1852 à J. Weydemeyer, La Pléiade-politique, tome I : 1680).
D'après nos censeurs, la notion de décadence n'a rien de marxiste et elle serait même absente de l'œuvre de Marx et Engels. Une simple lecture de leurs principaux écrits montre au contraire que cette notion est au cœur même du matérialisme historique. A tel point que, lorsqu'ils nous indiquent dans l'Anti-Dühring (2) (1877) ce qu'il y a d'essentiel et de commun entre la vision de l'histoire de Fourier et le matérialisme historique, c'est bien aux notions d'ascendance et de décadence d'un mode de production, valables pour toute l'histoire de l'humanité, auxquels Marx et Engels se réfèrent : "Mais là où Fourier apparaît le plus grand, c'est dans sa conception de l'histoire de la société. (...) Fourier manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel. Avec une égale dialectique, il fait ressortir que, contrairement au bavardage sur la perfectibilité de l'homme, toute phase historique a sa branche ascendante, mais aussi sa branche descendante, et il applique aussi cette conception à l'avenir de l'humanité dans son ensemble." (Editions Sociales 1973 : 297-298).
C'est peut-être dans le passage des Principes d'une critique de l'économie politique cité dans l'introduction ci-dessus que Marx donne la définition la plus claire de ce que recouvre une phase de décadence. Phase qu'il identifie à une étape particulière dans la vie d'un mode de production - "Au delà d'un certain point" - où les rapports sociaux de production deviennent un obstacle pour le développement des forces productives - "le système capitaliste devient un obstacle pour l'expansion des forces productives du travail". Au-delà de ce point atteint par le développement économique, la persistance des rapports sociaux de production - salariat, servage, esclavage - constitue un obstacle irrémédiable pour le développement des forces productives, tel est le mécanisme fondateur de l'évolution de tous les modes de production : "Arrivé à ce point, le capital, ou plus exactement le travail salarié, entre dans le même rapport avec le développement de la richesse sociale et des forces productives que le système des corporations, le servage, l'esclavage, et il est nécessairement rejeté comme une entrave". Marx en définit même très précisément les caractéristiques : "C'est par des conflits aigus, des crises, des convulsions que se traduit l'incompatibilité croissante entre le développement créateur de la société et les rapports de production établis". Cette définition théorique générale de la décadence sera utilisée par Marx et Engels comme "véritable concept scientifiquement opérationnel" dans l'analyse concrète de l'évolution des modes de production.
Le concept de décadence dans l'analyse des modes antérieurs de production
Ayant consacré une bonne partie de leurs énergies à décrypter les mécanismes et contradictions du capitalisme, il est logique que Marx et Engels se soient penchés de façon substantielle sur sa naissance au sein des entrailles du féodalisme. Ainsi, Engels rédige en 1884 un complément à son étude sur La guerre des paysans en Allemagne, qui a pour objet de donner le cadre historique global de la période dans laquelle s'insèrent les événements qu'il analyse. Il intitulera ce complément très explicitement : La décadence de la féodalité et l'essor de la bourgeoisie dont voici quelques extraits on ne peut plus significatifs : "Tandis que les luttes sauvages de la noblesse féodale régnante emplissaient le Moyen Age de leur fracas, dans toute l'Europe de l'Ouest le travail silencieux des classes opprimées avait miné le système féodal ; il avait créé des conditions dans lesquelles il restait de moins en moins de place aux seigneurs féodaux. (...) Tandis que la noblesse devenait de plus en plus superflue et gênait toujours plus l'évolution, les bourgeois des villes, eux, devenaient la classe qui personnifiait la progression de la production et du commerce, de la culture et des institutions politiques et sociales. Tous ces progrès de la production et de l'échange étaient, en fait, pour nos conceptions actuelles, de nature très limitée. La production restait liée à la forme du pur artisanat corporatif, elle gardait donc encore elle-même un caractère féodal ; le commerce ne dépassait pas les eaux européennes et n'allait pas plus loin que les villes de la côte du Levant, où il se procurait, par échange, les produits d'Extrême-Orient. Mais tout mesquins et limités que restassent les métiers et avec eux les bourgeois qui les pratiquaient, ils suffirent à bouleverser la société féodale et restèrent tout au moins dans le mouvement tandis que la noblesse stagnait. (...) Au XVè siècle, la féodalité était donc en pleine décadence dans toute l'Europe occidentale (...) Mais partout - dans les villes comme à la campagne - s'étaient accrus les éléments de la population qui réclamaient avant tout que cessassent l'éternel et absurde guerroiement, ces querelles entre seigneurs féodaux qui rendaient permanente la guerre intérieure, même lorsque l'ennemi extérieur était dans le pays... (...) Nous avons vu comment, sur le plan économique, la noblesse féodale commença à devenir superflue, voire même gênante dans la société de la fin du Moyen Age ; comment aussi, sur le plan politique, elle était déjà une entrave au développement des villes et de l'Etat national, possible à cet époque sous la forme monarchique seulement. Elle avait été maintenue malgré tout par cette circonstance qu'elle avait jusque là le monopole du maniement des armes, que sans elle on ne pouvait faire de guerre ni livrer de bataille. Cela devait changer aussi ; le dernier pas allait être fait pour prouver à la noblesse féodale que la période de la société et de l'Etat qu'elle dominait touchait à son terme, que, dans sa qualité de chevalier, même sur le champ de bataille, on ne pouvait plus l'utiliser." (Engels, Editions Sociales 1974 : 173-185).
Ces longs développements d'Engels sont particulièrement intéressants en ce sens qu'ils nous restituent à la fois le processus de "décadence de la féodalité" et, au sein même de celle-ci, de "l'essor de la bourgeoisie" ainsi que celui de la transition au capitalisme. En quelques phrases, il nous énonce les quatre principales caractéristiques de toute période de décadence d'un mode de production et de transition à un autre :
(a) La lente et progressive émergence d'une nouvelle classe révolutionnaire porteuse de nouveaux rapports sociaux de production au sein même de l'ancienne société en décadence : "Tandis que la noblesse devenait de plus en plus superflue et gênait toujours plus l'évolution, les bourgeois des villes, eux, devenaient la classe qui personnifiait la progression de la production et du commerce, de la culture et des institutions politiques et sociales". La bourgeoisie représentait le renouveau et la noblesse de l'Ancien Régime ; ce n'est qu'une fois son pouvoir économique quelque peu consolidé au sein du mode de production féodal et, s'appuyant sur lui, que la bourgeoisie se sentira assez forte pour disputer le pouvoir à l'aristocratie. Signalons au passage que ceci vient formellement démentir la version bordiguiste de l'histoire qui nous présente une vision particulièrement déformée du matérialisme historique en postulant que chaque mode de production ne connaîtrait qu'un mouvement, perpétuellement ascendant, que seul un événement brutal (une révolution ? une crise ?) ferait brusquement chuter, presque verticalement. A l'issue de cette catastrophe "salvatrice", un nouveau régime social surgirait au fond de l'abîme : "La vision marxiste peut se représenter en autant de branches, de courbes toutes ascendantes jusqu'à ses sommets auxquelles succède une violente chute brusque, presque verticale, et, au fond, un nouveau régime social surgit ; on a une autre branche historique d'ascension" (Bordiga, réunion de Rome 1951, publié dans Invariance n°4) (3).
(b) La dialectique de l'ancien et du nouveau au niveau de l'infrastructure : "Tous ces progrès de la production et de l'échange étaient, en fait, pour nos conceptions actuelles, de nature très limitée. La production restait liée à la forme du pur artisanat corporatif, elle gardait donc encore elle-même un caractère féodal ; le commerce ne dépassait pas les eaux européennes et n'allait pas plus loin que les villes de la côte du Levant, où il se procurait, par échange, les produits d'Extrême-Orient. Mais tout mesquins et limités que restassent les métiers et avec eux les bourgeois qui les pratiquaient, ils suffirent à bouleverser la société féodale et restèrent tout au moins dans le mouvement tandis que la noblesse stagnait. (...) Au XVè siècle, la féodalité était donc en pleine décadence dans toute l'Europe occidentale". Quel que soit le caractère encore limité ("mesquin") des progrès matériels de la bourgeoisie, ceux-ci suffisaient à bouleverser une société féodale "stagnante" et "en pleine décadence dans toute l'Europe occidentale" nous dit Engels. Ceci vient également formellement démentir cette autre version totalement farfelue et inventée de toute pièce selon laquelle le féodalisme serait mort seulement parce qu'il avait face à lui un mode de production plus efficace le surpassant dans une course de vitesse : - "Nous avons vu, au cours des pages qui précèdent, qu'il y a plusieurs manières pour un mode de production donné de disparaître. (...) Il peut aussi être battu en brèche en son propre sein par une forme de production montante jusqu'à ce que le mouvement qualitatif se transforme en saut qualitatif et que la nouvelle forme renverse l'ancienne. C'est le cas du féodalisme qui donne naissance au mode de production capitaliste" (RIMC (4) ) ; - "Le féodalisme a disparu à cause du succès de l'économie de marché. Contrairement à l'esclavage, il n'a pas disparu à cause d'un manque de productivité. Au contraire : la naissance et le développement de la production capitaliste a été rendu possible par l'augmentation de la productivité de l'agriculture féodale, qui a rendu des masses de paysans superflus de sorte qu'ils ont pu devenir des prolétaires, et créer suffisamment de plus-value pour nourrir la population croissante des villes. Le capitalisme a dépassé le féodalisme, non parce que la productivité de ce dernier serait devenue stagnante, mais parce qu'elle était inférieure à la productivité de la production capitaliste." (Perspectives Internationalistes, "16 thèses sur l'histoire et l'état de l'économie capitaliste" (5)). Marx, par contre, parle clairement "d'un régime corporatif avec les entraves qu'il mettait au libre développement de la production" et d'un "pouvoir seigneurial avec ses prérogatives révoltantes" : "Quant aux capitalistes entrepreneurs, ces nouveaux potentats avaient non seulement à déplacer les maîtres des métiers, mais aussi les détenteurs féodaux des sources de la richesse. Leur avènement se présente de ce côté-là comme le résultat d'une lutte victorieuse contre le pouvoir seigneurial, avec ses prérogatives révoltantes, et contre le régime corporatif avec les entraves qu'il mettait au libre développement de la production et à la libre exploitation de l'homme par l'homme" (Marx, Le Capital, Editions Sociales 1969, Livre premier, Tome III : 155). L'analyse des fondateurs du matérialisme historique, amplement confirmée sur le plan empirique par les études historiques (6), est à 180° des élucubrations des pourfendeurs de la théorie de la décadence. L'analyse de la décadence du féodalisme et de la transition au capitalisme est d'ailleurs déjà clairement énoncée dans le Manifeste Communiste où Marx nous dit que : "La société bourgeoise moderne, (qui) est issue des ruines de la société féodale (...). Ils (le commerce mondial, les marchés coloniaux) hâtèrent le développement de l'élément révolutionnaire au sein d'une société féodale en décomposition. L'ancien mode de production, féodal ou corporatif, ne suffisait plus aux besoins qui augmentaient en même temps que les nouveaux marchés. (...) Nous l'avons vu : les moyens de production et d'échange qui servirent de base à la formation de la bourgeoisie furent créés dans la société féodale. A un certain stade du développement de ces moyens de production et d'échange, les conditions dans lesquelles la société féodale produisait et commerçait, l'organisation féodale de l'agriculture et de la manufacture, en un mot, les rapports féodaux de propriété, cessèrent de correspondre aux forces productives en pleine croissance. Ils entravaient la production au lieu de la faire avancer. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Ces chaînes, il fallait les briser : elles furent brisées" (Marx, La Pléiade-économie, tome I : 162, 166). Pour qui sait lire, Marx est très clair, il parle bien d'une "société féodale en décomposition". Pourquoi le féodalisme est-il en décadence ? Parce que "les rapports féodaux de propriété cessèrent de correspondre aux forces productives en pleine croissance. Ils entravaient la production au lieu de la faire avancer". C'est au sein de cette féodalité en ruine que la transition au capitalisme va commencer : "La société bourgeoise moderne, qui est issue des ruines de la société féodale". Marx développera encore cette analyse dans les Principes d'une critique de l'économie politique (Ebauche, 1857-58) : "C'est seulement aux temps de l'effondrement de la féodalité, alors que les luttes y sont encore intestines - ainsi en Angleterre au XIVè et dans la première moitié du XVè siècle -, que l'on peut situer l'âge d'or du travail en train de s'émanciper." (La Pléiade-économie, tome II : 354). Pour caractériser la décadence féodale qui s'étale du début du XIVè siècle jusqu'au XVIIIè, Marx et Engels emploient de multiples termes qui ne souffrent d'aucune ambiguïté pour qui dispose d'un minimum d'honnêteté politique : "Féodalité en pleine décadence dans toute l'Europe occidentale", "noblesse en stagnation", "société féodale en ruine", "société féodale en décomposition", "les rapports féodaux entravaient la production" et "l'effondrement de la féodalité, le régime corporatif avec les entraves qu'il mettait au libre développement de la production (7). (c) Le développement des conflits entre différentes fractions de la classe dominante : "Tandis que les luttes sauvages de la noblesse féodale régnante emplissaient le Moyen Age de leur fracas (...) l'éternel et absurde guerroiement, ces querelles entre seigneurs féodaux qui rendaient permanente la guerre intérieure, même lorsque l'ennemi extérieur était dans le pays". Ce qu'elle ne pouvait plus se procurer par sa domination économico-politique sur la paysannerie, la noblesse féodale essaya de se le procurer par la violence. Confrontée aux difficultés croissantes à extraire suffisamment de surtravail par la rente féodale, la noblesse va s'entre-déchirer dans d'interminables conflits qui n'auront d'autres conséquences que de la ruiner encore un peu plus et de ruiner la société tout entière. La Guerre de Cent ans qui a divisé la population européenne par deux et les guerres monarchiques incessantes en sont les exemples les plus marquants. (d) Le développement des luttes de la classe exploitée : "...dans toute l'Europe de l'Ouest, le travail silencieux des classes opprimées avait miné le système féodal ; il avait créé des conditions dans lesquelles il restait de moins en moins de place aux seigneurs féodaux". Dans le domaine des rapports sociaux, la décadence d'un mode de production se manifeste par un développement quantitatif et qualitatif des luttes entre classes antagoniques : lutte de la classe exploitée, qui ressent d'autant plus sa misère que l'exploitation est portée à son comble par la classe exploiteuse aux abois ; luttes de la classe porteuse de la nouvelle société qui se heurte aux forces de l'ancien ordre social (dans les sociétés passées, il s'est toujours agi d'une nouvelle classe exploiteuse, dans le capitalisme, le prolétariat est à la fois classe exploitée et classe révolutionnaire).
Ces longues citations sur la fin du mode de production féodal et la transition au capitalisme démontrent déjà amplement que le concept de décadence est non seulement théoriquement défini par Marx et Engels mais qu'il leur sert bel et bien de véritable concept scientifique opérationnel pour décrypter la dynamique de succession des modes de production qu'ils ont pu identifier de leur vivant. C'est donc tout logiquement aussi qu'ils utilisent ce concept lorsqu'ils étudient les sociétés primitives, asiatiques ou antiques. Ainsi, lorsqu'ils analysent l'évolution du MODE DE PRODUCTION ESCLAVAGISTE, Marx et Engels mettent en évidence, dès L'idéologie allemande (1845-46), les caractéristiques générales de la période de décadence antique :"Les derniers siècles de l'Empire romain en déclin et la conquête des barbares eux-mêmes anéantirent une masse de forces productives : l'agriculture avait décliné, l'industrie était tombée en décadence par manque de débouchés, le commerce était en sommeil ou interrompu par la violence, la population, tant rurale qu'urbaine, avait diminué." (Editions Sociales 1982 : 74-75). De même, dans l'analyse des SOCIETES PRIMITIVES, nous retrouvons le cœur même de la définition de Marx et Engels de la décadence d'un mode de production : "L'histoire de la décadence des sociétés primitives (...) est encore à faire. Jusqu'ici on n'a fourni que de maigres ébauches (...). Deuxièmement, (que) les causes de leur décadence dérivent de données économiques qui les empêchaient de dépasser un certain degré de développement..." (Premier brouillon de la lettre de Marx à Vera Zassoulitch (1881), La Pléiade-économie, tome II : 1568). Enfin, pour les sociétés du MODE DE PRODUCTION ASIATIQUE (8) voici ce qu'en dit Marx dans "Le Capital" lorsqu'il compare la stagnation des sociétés asiatiques avec la transition au capitalisme en Europe : "Dans tous les systèmes de production pré-capitalistes, l'usure ne fait œuvre révolutionnaire qu'en détruisant et dissolvant les formes de propriété, qui se reproduisaient sans cesse sous la même forme et sur la base desquelles reposait solidement la structure politique. Dans les formes asiatiques de production, il arrive que l'usure continue longtemps sa fonction sans provoquer autre chose que décadence économique et corruption politique. C'est seulement là où sont réunies les autres conditions du système de production capitaliste et quand elles le sont, que l'usure apparaît comme l'un des moyens qui contribuent à faire naître le nouveau mode de production, d'une part en ruinant les seigneurs féodaux et les petits producteurs, et en centralisant les conditions de travail de façon à en faire du capital, d'autre part" (Marx, Le Capital, Editions Sociales 1970, Livre 3ème, Tome II : 256).
L'approche de la décadence du capitalisme chez Marx et Engels
Certains esprits chagrins, qui savent pertinemment bien que Marx et Engels ont abondamment utilisés le concept de décadence pour les modes de production antérieurs au capitalisme, prétendent cependant que : "Marx s'est limité à donner du capitalisme une définition progressiste seulement pour la phase historique dans laquelle il a éliminé le monde économique de la féodalité engendrant une vigoureuse période de développement des forces productives qui étaient inhibées par la forme économique précédente, mais il ne s'est pas plus avancé dans une définition de la décadence si ce n'est ponctuellement dans la fameuse introduction à " la critique de l'économie politique"..." (Prometeo n°8, décembre 2003). Rien n'est plus faux ! Durant toute leur existence Marx et Engels ont analysé l'évolution du capitalisme et constamment essayé de déterminer les critères et le moment de son entrée en décadence.
Ainsi, dès le Manifeste Communiste, ils pensent qu'il a accompli sa mission historique et que les temps sont mûrs pour le passage au communisme : "Les forces productives dont elle dispose ne jouent plus en faveur de la propriété bourgeoise ; elles sont, au contraire, devenues trop puissantes pour les institutions bourgeoises qui ne font plus que les entraver (...). Les institutions bourgeoises sont devenues trop étroites pour contenir la richesse qu'elles ont créée. (...) La société ne peut plus vivre sous la bourgeoisie ; c'est-à-dire que l'existence de la bourgeoisie et l'existence de la société sont devenues incompatibles." (Marx, La Pléiade-économie, tome I : 167, 173) (9). L'on sait que Marx et Engels reconnaîtront plus tard avoir posé un diagnostic prématuré. Ainsi, dès la fin de l'année 1850, Marx écrivait dans la "Neue Rheinische Zeitung" : "En présence de cette prospérité générale où les forces productives de la société bourgeoise s'épanouissent avec toute la luxuriance somme toute possible dans le cadre bourgeois, il ne saurait être question d'une véritable révolution". Et, dans une très intéressante lettre à Engels du 8 octobre 1858, Marx précisera les critères qualitatifs à retenir pour déterminer le moment du passage à la phase de décadence du capitalisme, à savoir la création du "marché mondial, du moins dans ses grandes lignes, ainsi qu'une production conditionnée par le marché mondial". A son avis, ces deux critères sont rencontrés pour l'Europe - en 1858 il pense que la révolution socialiste est mûre sur le continent -, mais pas encore pour le reste du globe qu'il estime encore être dans sa phase ascendante : "La véritable mission de la société bourgeoise, c'est de créer le marché mondial, du moins dans ses grandes lignes, ainsi qu'une production conditionnée par le marché mondial. Comme le monde est rond cette mission semble achevée depuis la colonisation de la Californie et de l'Australie et l'ouverture du Japon et de la Chine. Pour nous la question difficile est celle-ci : sur le continent (européen), la révolution est imminente et prendra tout de suite un caractère socialiste, mais ne sera-t-elle pas forcément étouffée dans ce petit coin, puisque, sur un terrain beaucoup plus grand, le mouvement de la société bourgeoise est encore dans sa phase ascendante ?". Dans le Capital (cf. infra) Marx dira que "Par là le capitalisme prouve simplement, une fois de plus, qu'il entre dans sa période sénile et qu'il se survit de plus en plus". En 1881 encore, Marx, dans le second brouillon de lettre à Vera Zassoulitch, pensait que le capitalisme était rentré dans sa phase de décadence en Occident : "Le système capitaliste a dépassé son apogée à l'Ouest, approchant du moment où il ne sera plus qu'un système social régressif" (Shanin 1983, Late Marx and the Russian Road, Marx and " The Peripheries of Capitalism". Routledge and Kegan Paul : 103). A nouveau, pour qui sait lire et dispose d'un minimum d'honnêteté politique, les termes utilisés par Marx pour parler de la décadence du capitalisme sont sans ambiguïtés : période de sénilité, système social régressif, entrave au développement des forces productives, système qui se survit de plus en plus, etc. Enfin, Engels conclura cette quête en 1895 : "L'histoire nous a donné tort, à nous comme à tous ceux qui pensaient de façon analogue. Elle a montré clairement que l'état du développement économique sur le continent était alors bien loin encore d'être mûr pour l'élimination de la production capitaliste ; elle l'a prouvé par la révolution économique qui, depuis 1848, a gagné tout le continent... (...) cela prouve une fois pour toutes combien il était impossible en 1848 de faire la conquête de la transformation sociale par un simple coup de main." (Engels, La Pléiade-politique, tome I : 1129). Par les écrits même de Marx et Engels "cela prouve une fois pour toutes" les âneries répétées à longueur de pages par des éléments parasitaires sur la possibilité de la révolution communiste dès 1848 : "Nous avons à plusieurs reprises défendu la thèse qu'à partir de 1848, le communisme est possible." (Robin Goodfellow, "Le communisme comme nécessité historique, 01/02/2004 (10)). Aneries malheureusement largement partagées par les bordiguistes du PCI, qui, dans une très mauvaise polémique, nous reprochent d'affirmer - comme Marx et Engels - que "les conditions de son renversement n'existent pas au moment de l'apogée d'une forme sociale" pour déclarer "Voilà jeté à la poubelle un siècle d'existence et de lutte du prolétariat et de son parti (...) Du coup ni la naissance de la théorie communiste, ni le sens et les enseignements des révolutions du XIXè siècle ne peuvent être comprises..." (Brochure n°29 du PCI : "Le Courant Communiste International : à contre-courant du marxisme et de la lutte de classe" : 7). Pourquoi cet argument est-il totalement inepte ? Parce qu'au moment où Marx et Engels écrivaient le Manifeste Communiste, il y avait bien des ralentissements périodiques de la croissance par des crises cycliques et qu'au cours de ces crises, ils pouvaient déjà y analyser toutes les manifestations des contradictions fondamentales du capitalisme. Mais ces "révoltes des forces productives contre les rapports modernes de production" n'étaient que des révoltes de jeunesse. L'aboutissement de ces explosions régulières n'était autre que le renforcement du système qui, dans une vigoureuse ascension, se débarrassait de ses habits d'enfance et des dernières contraintes féodales qu'il trouvait sur son chemin. En 1850, seulement 10 % de la population mondiale est intégrée aux rapports de production capitalistes. Le système du salariat a tout un avenir devant lui. Marx et Engels ont eu la géniale perspicacité de dégager dans les crises de croissance du capitalisme l'essence de toutes ses crises et d'annoncer ainsi à l'histoire future les fondements de ses convulsions les plus profondes. S'ils ont pu le faire, c'est parce que, dès sa naissance, une forme sociale porte en elle en germe toutes les contradictions qui l'amèneront à sa mort. Mais tant que ces contradictions ne sont pas développées au point d'entraver de façon permanente sa croissance, elles constituent le moteur même de cette croissance. Les ralentissements que connaît par à-coups l'économie capitaliste au XIXè siècle n'ont rien à voir avec ces entraves permanentes et croissantes. Ainsi, prolongeant l'intuition de Marx sur le moment de l'entrée en décadence du capitalisme par "la création du marché mondial dans ses grandes lignes" ainsi " qu'une production conditionnée par le marché mondial" (Marx), Rosa Luxemburg en dégagera clairement la dynamique et le moment : "... Les crises telles que nous les avons connues jusqu'à présent (revêtent) elles aussi en quelque sorte le caractère de crises juvéniles. Nous n'en sommes pas parvenus pour autant au degré d'élaboration et d'épuisement du marché mondial qui pourrait provoquer l'assaut fatal et périodique des forces productives contre les barrières des marchés, assaut qui constituerait le type même de la crise de sénilité du capitalisme... Une fois le marché mondial élaboré et constitué dans ses grandes lignes et tel qu'il ne peut plus s'agrandir au moyen de brusques poussées expansionnistes, la productivité du travail continuera à s'accroître d'une manière irrésistible ; c'est alors que débutera, à plus ou moins brève échéance, l'assaut périodique des forces de production contre les barrières qui endiguent les échanges, assaut que sa répétition même rendra de plus en plus rude et impérieux".
La notion de décadence dans Le Capital de Marx
Nous avons vu ci-dessus que Marx et Engels ont abondamment utilisé la notion de décadence dans leurs principaux écrits sur le matérialisme historique et la critique de l'économie politique (L'idéologie allemande, le Manifeste, l'Anti-Duhring, les Principes d'une critique de l'économie politique, la postface à La guerre des paysans en Allemagne) mais également dans plusieurs lettres de leurs correspondances, diverses préfaces, etc. Qu'en est-il dans ce qui est considéré comme l'œuvre maîtresse de Marx par le BIPR car, pour ce dernier, le terme de décadence "...lui-même n'apparaît jamais dans les trois volumes qui composent le Capital"(11)! Apparemment le BIPR n'a pas bien lu Le Capital car dans toutes les parties où Marx aborde, soit la naissance du capitalisme, soit sa fin, la notion de décadence est bel et bien présente ! Ainsi, Marx confirmera son analyse de la décadence du féodalisme et, au sein de cette dernière, de la transition au capitalisme dans les pages même du Capital : "La structure économique capitaliste est sortie des entrailles de l'ordre économique féodal. La dissolution de l'un a dégagé les éléments constitutifs de l'autre. (...) Bien que les premières ébauches de la production capitaliste aient été faites de bonne heure dans quelques villes de la Méditerranée, l'ère capitaliste ne date que du XVIè siècle. Partout où elle éclôt, l'abolition du servage est depuis longtemps un fait accompli, et le régime des villes souveraines, cette gloire du Moyen Age, est déjà en pleine décadence . (...) La révolution qui allait jeter les premiers fondements du régime capitaliste eut son prélude dans le dernier tiers du XVè siècle et au commencement du XVIè." (Marx, La Pléiade-économie, tome I : 1169-1170, 1173). De même, lorsque Marx aborde les contradictions insurmontables dans lesquelles le capitalisme s'enfonce et lorsqu'il envisage son dépassement par le communisme, il parle bel et bien de "l'entrée du capitalisme dans une période sénile où il se survit de plus en plus" : "Ici le système de production capitaliste tombe dans une nouvelle contradiction. Sa mission historique est de faire s'épanouir, de faire avancer radicalement, en progression géométrique, la productivité du travail humain. Il est infidèle à sa vocation dès qu'il met, comme ici, obstacle au développement de la productivité. Par là il prouve simplement, une fois de plus, qu'il entre dans sa période sénile et qu'il se survit de plus en plus" (Marx, Le Capital, Editions Sociales 1974, Livre 3ème, Tome I : 274). Notons au passage que Marx envisage la période de sénilité du capitalisme comme une phase où il se survit de plus en plus, où il met un obstacle au développement de la productivité. Ceci vient encore une fois démentir cette autre théorie inventée de toute pièce par le groupe "Perspective Internationaliste" selon laquelle la décadence du capitalisme (mais aussi celle du féodalisme, cf. ci-dessus) se caractériserait par un plein développement des forces productives et de la productivité du travail (12)! Enfin, dans un autre passage du Capital où Marx rappelle le processus général de la succession des formes historiques de production : "Mais toute forme historique définie de ce procès (de travail) continue à développer les bases matérielles et les formes sociales de celui-ci. Lorsqu'elle est parvenue à un certain degré de maturité, cette forme historique donnée est dépouillée pour faire place à une forme supérieure. On voit que le moment d'une crise de ce genre est venu, lorsque s'approfondissent la contradiction et l'opposition entre les rapports de distribution, partant l'aspect historique défini des rapports de production correspondants et les forces productives, la capacité de production et le développement de leurs agents. Le développement matériel de la production et sa forme sociale entrent alors en conflit" (Marx, Le Capital, Editions Sociales 1974, Livre 3ème, Tome III : 258). Il reprend la définition qu'il en a donnée dans la Critique de l'économie politique que nous allons maintenant examiner. Signalons simplement, avant cela, que ce qui est vrai pour Le Capital est aussi vrai pour les multiples travaux préparatoires à sa rédaction où la notion de décadence y est également largement présente (13) pour s'en convaincre, le meilleur conseil que nous pourrions donner au BIPR est de relire sa propre bible... ou de retourner sur les bancs de l'école pour apprendre à lire.
La notion de décadence définie par Marx dans la Critique de l'économie politique
Voici comment Marx expose de façon synthétique les principaux résultats de ses recherches en 1859 dans la " Critique de l'économie politique" : "Voici, en peu de mots, le résultat général auquel j'arrivai et qui, une fois obtenu, me servit de fil conducteur dans mes études. Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuel. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juridique. Hier, encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale. Le changement dans les fondations économiques s'accompagne d'un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. Quand on considère ces bouleversements, il faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a le bouleversement matériel des conditions de production économique. On doit le constater dans l'esprit de rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu'au bout. On ne juge pas un individu sur l'idée qu'il a de lui-même. On ne juge pas une époque de révolution d'après la conscience qu'elle a d'elle-même. Cette conscience s'expliquera plutôt par les contrariétés de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives sociales et les rapports de production. Jamais une société n'expire, avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place, avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se propose jamais que les tâches qu'elle peut remplir : à mieux considérer les choses, on verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa réalisation sont déjà formées, ou sont en voie de se créer. Réduits à leurs grandes lignes, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne apparaissent comme des époques progressives de la formation économique de la société. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès social de la production. Il n'est pas question ici d'un antagonisme individuel ; nous l'entendons bien plutôt comme le produit des conditions sociales de l'existence des individus ; mais les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent dans le même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système social c'est la préhistoire de la société humaine qui se clôt" (Marx, La Pléiade-économie, tome I : 272-274).
Nos censeurs ont la malhonnête habitude d'esquiver la question de la décadence en transformant et ré-interprétant systématiquement les écrits de Marx et Engels. C'est particulièrement le cas de cet extrait de la Critique de l'économie politique où ils pensent, à tort nous l'avons vu, que ce serait le seul endroit où Marx parlerait de décadence ! Ainsi, pour le BIPR, Marx, dans ce passage, ne parlerait pas de deux phases bien distinctes dans l'évolution historique du mode de production capitaliste mais du phénomène récurrent de la crise économique : "Il en est de même pour ce qui pousse les défenseurs de cette analyse (de la décadence) à citer l'autre phrase de Marx selon laquelle, à un certain niveau de développement du capitalisme, les forces productives entrent en contradiction avec les rapports de production, développant ainsi le processus de décadence. A part le fait que l'expression en question se rapporte au phénomène de la crise générale et à la rupture du rapport entre la structure économique et les superstructures idéologiques qui peuvent générer des épisodes de classe dans le sens révolutionnaire et non à la question en discussion" (Prometeo n°8, décembre 2003).
En elle-même, la citation de Marx ne souffre d'aucune ambiguïté. Elle est claire, limpide et s'inscrit dans la même logique que toutes les autres relevées dans cet article. Depuis sa lettre à J. Wedemeyer, l'on sait combien Marx considérait le matérialisme historique comme son véritable apport théorique et, lorsqu'il résume ici "en peu de mots, le résultat général auquel j'arrivai et qui, une fois obtenu, me servit de fil conducteur dans mes études", c'est bien à propos de l'évolution des modes de production qu'il parle, de leurs dynamiques et contradictions qui s'articulent autour de la relation dialectique entre les rapports sociaux de production et les forces productives. Marx synthétise en quelques phrases tout l'arc historique de l'évolution humaine "Réduits à leurs grandes lignes, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne apparaissent comme des époques progressives de la formation économique de la société. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès social de la production. (...) Avec ce système social c'est la préhistoire de la société humaine qui se clôt". Nulle part, comme le prétend le BIPR, Marx n'évoque les cycles récurrents des crises, les collisions périodiques entre les forces productives et les rapports sociaux de production ou les grandes périodes de l'évolution du taux de profit ; Marx se situe ici à une autre échelle, à l'échelle des grandes phases de l'évolution des modes de production, à l'échelle des "ères" historiques. Dans cet extrait, comme dans tous ceux que nous avons cité, Marx définit bel et bien deux grandes phases dans l'évolution historique d'un mode de production : une phase ascendante où les rapports sociaux de production impulsent et favorisent le développement des forces productives, "les rapports de propriété.... Hier, encore formes de développement des forces productives", puis, "A un certain degré de leur développement" advient une phase décadente où "les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants", c'est-à-dire, où les rapports sociaux de production n'aiguillonnent plus les forces productives mais "se changent en de lourdes entraves". Marx précise bien que ce retournement a lieu à un moment précis "A un certain degré de développement" et ne parle pas du tout de "collisions récurrentes et toujours croissantes" selon l'interprétation abusive du BIPR. D'ailleurs, Marx emploie à plusieurs reprises dans Le Capital des formulations identiques à celle de sa Critique de l'économie politique et, lorsqu'il fait référence au caractère historiquement limité du capitalisme, il parle bien de deux phases bien distinctes dans son évolution : "...dans le développement des forces productives le mode de production capitaliste trouve une limite qui n'a rien à voir avec la production de la richesse en soi ; et cette limitation bien particulière témoigne du caractère limité et purement historique, transitoire, du système de production capitaliste. Elle témoigne qu'il n'est pas un mode absolu de production de la richesse, qu'au contraire il entre en conflit avec le développement de celle-ci à une certaine étape de l'évolution" (Editions Sociales, 1974, livre III°, tome 1 : 255) ou "Par là le capitalisme prouve simplement, une fois de plus, qu'il entre dans sa période sénile et qu'il se survit de plus en plus" (op. cité, supra). Que le BIPR ait quelques difficultés de lecture pour comprendre la Critique de l'économie politique de Marx, on peut lui pardonner, tout le monde peut faire des erreurs ; mais lorsque cela se répète, même pour les citations de ce qu'il considère être sa Bible (Le Capital), cela montre qu'il ne s'agit plus d'une défaillance ponctuelle. Nos censeurs parasitaires, eux, se plaisent en dissections syntaxiques en long en large... et en travers. En effet, pour RIMC, "Le CCI prend la peine de souligner le membre de phrase " Alors commence", sans doute pour mettre l'accent, en bon gradualiste qu'il est, sur le caractère progressif du mouvement qu'il pense ainsi désigner. Or, on pourrait tout aussi bien souligner le mot " révolution sociale", qui précisément signifie le contraire, une révolution étant le bouleversement violent de l'ordre existant, autrement dit, une rupture qualitative brutale dans l'ordonnance des choses et des événements" (RIMC, "Dialectique...", op. cité). Or, pour qui sait lire, Marx parle de l'ouverture d'une "ère de révolution sociale" (une "ère" est une époque où s'établit un nouvel ordre des choses) et il se situe dans le changement et la durée puisqu'il nous dit que ce "changement dans les fondations économiques s'accompagne d'un bouleversement plus ou moins rapide". Adieu la "violente chute brusque, presque verticale, et, au fond, un nouveau régime social surgit" de Bordiga reprise par RIMC ! Marx ne confond pas, comme ces derniers, le "changement dans les fondations économiques" et la révolution politique. Le premier est lent à se dégager au sein de l'ancienne société, la seconde est plus brève, plus circonscrite dans le temps, mais, en général, s'étale aussi sur une certaine période car le renversement du pouvoir politique d'une ancienne classe dominante par une nouvelle ne se fait que rarement du jour au lendemain après un premier essai. L'avènement politique d'une nouvelle classe dominante se fait bien souvent au travers de maintes tentatives avortées, d'échecs prématurés, voire de restaurations momentanées après de brèves victoires.
La signification politique des critiques de nos censeurs
Concernant les groupuscules parasites dont la fonction essentielle est d'embrouiller la clarté politique, d'opposer Marx à la Gauche Communiste et ainsi de répandre un écran de fumée entre les nouveaux éléments en recherche et les groupes révolutionnaires, les choses sont entendues. Notre simple rappel de la notion centrale de décadence dans l'œuvre de Marx et Engels anéantit toutes leurs allégations récurrentes prétendant que c'est une "théorie totalement déviationniste par rapport au programme communiste (...) une telle méthode d'analyse n'a rien à voir avec la théorie communiste (...) du point de vue du matérialisme historique le concept de décadence n'a aucune cohérence. Il ne fait pas partie de l'arsenal théorique du programme communiste. Et en tant que tel il doit être rejeté.. (...) Nul doute que le CCI utilise cette citation (premier brouillon de lettre de Marx à V. Zassoulitch) car elle contient deux fois le mot " décadence', ce qui est rare chez Marx, pour lequel ce terme n'a jamais eu de valeur de concept scientifique" (RIMC, "Dialectique...", op. cité) et les range au rayon des affirmations totalement farfelues. Enoncées par pur souci anti-CCI maladif et parasitaire, l'unique point commun de ces allégations est d'exclure l'origine du concept de décadence chez Marx et Engels. Mais, lorsqu'il s'agit de fonder son analyse, chacun y va de sa petite idée selon de vagues et très imprécises notions d'histoire du mouvement révolutionnaire ! Ainsi, pour Aufheben (14),"La théorie du déclin capitaliste est apparue pour la première fois dans la deuxième internationale" ; alors que d'après RIMC (Dialectique..., op. cité supra) elle serait née après la première guerre mondiale : "Le but de ce travail est d'effectuer une critique globale et définitive du concept de "décadence" qui empoisonne la théorie communiste comme une de ses déviations majeures nées dans le premier après-guerre, et qui empêche tout travail scientifique de restauration de la théorie communiste par son caractère foncièrement idéologique" et, enfin, pour Perspective Internationaliste (Vers une nouvelle théorie de la décadence du capitalisme), ce serait Trotsky qui serait l'inventeur de ce concept "Le concept de décadence du capitalisme a surgi dans la IIIè Internationale, où il a été développé en particulier par Trotsky"... comprenne qui pourra ! S'il y a bien une chose que le lecteur aura pu clairement constater à l'issue de cet examen d'extraits significatifs de l'œuvre de Marx et Engels, c'est que la notion de décadence y trouve sa véritable origine. Non seulement cette notion est bel et bien au cœur du matérialisme historique et très précisément définie sur un plan théorique et conceptuel, mais elle est également utilisée comme outil scientifique opérationnel dans l'analyse concrète de l'évolution des différents modes de production. Et si tant d'organisations du mouvement ouvrier ont développé cette notion de décadence comme le reconnaissent involontairement les écrits de ces groupuscules parasitaires, c'est bien parce que cette notion est au cœur du marxisme ! Les bordiguistes du PCI n'ont jamais accepté l'analyse de la décadence développée par la Gauche Communiste d'Italie en exil entre 1928 et 1945 (15) malgré la revendication de leur filiation historique avec cette dernière. Son acte de naissance en 1952 fut justement le rejet de ce concept (16) : alors que Battaglia Communista (17) maintenait les principaux acquis de la Gauche Communiste d'Italie, les éléments autour de Bordiga vont s'en écarter pour fonder le PCI (Parti Communiste International). Malgré son importante régression théorique, le PCI est néanmoins toujours resté dans le camp internationaliste de la Gauche Communiste. Il est toujours profondément resté ancré au matérialisme historique et, à ce titre, quelqu'en soit son niveau de conscience, il a toujours défendu la toile de fond des grandes lignes de l'analyse de la décadence ! Pour preuve, il suffit de citer ses propres positions de base qui apparaissent au dos de toutes ses publications : "Les guerres impérialistes mondiales démontrent que la crise de désagrégation du capitalisme est inévitable du fait que celui-ci est entré définitivement dans la période où son expansion n'exalte plus historiquement l'accroissement des forces productives, mais lie leur accumulation à des destructions répétées et croissantes" (sur le fond, et pour l'essentiel, le CCI ne dit pas autre chose !) (18). L'on pourrait citer de nombreux passages analogues de ses propres textes où, parfois, il n'hésite pas à reconnaître implicitement ou explicitement la notion même de "décadence du capitalisme" : "Il est vrai que si nous insistons sur la nature cyclique des crises et des catastrophes du capitalisme mondial, cela n'enlève rien à la définition générale de son stade actuel, un stade de décadence dans lequel " les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres, mais ont même commencé à pourrir" comme dit Trotsky." (Programme Communiste n°81 : 15), alors qu'aujourd'hui, dans sa brochure critique de nos positions, il s'essaie sur plusieurs pages à une (très mauvaise) critique de la décadence... sans réaliser qu'il contredit à nouveau ses propres affirmations : "Puisque depuis 1914, la révolution, et seulement elle, est devenue partout et toujours à l'ordre du jour partout, c'est-à-dire que les conditions objectives sont partout présentes, il n'est possible d'expliquer l'absence de cette révolution qu'en ayant recours aux facteurs subjectifs : ce qui manque pour que la révolution éclate, c'est seulement la conscience du prolétariat. Il y a là comme un écho déformé des positions fausses du grand Trotski à la fin des années trente. Trotski lui aussi pensait alors que les forces productives avaient atteint le maximum possible sous le régime capitaliste et que par conséquent toutes les conditions objectives pour la révolution étaient mûres (et qu'elles commençaient même à " pourrir" ) ; le seul obstacle se trouvait donc au niveau des conditions subjectives..." (brochure n°29 du PCI : 9). Mystère de l'invariance !
Quant au groupe Battaglia Communista, force est de constater, malgré l'affirmation de sa continuité politique avec les positions de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (19), qu'il effectue un retour à ses origines bordiguistes. Après avoir rejeté les positions de Bordiga en 1952 et s'être rapproprié certaines leçons de la Gauche Italienne en exil, aujourd'hui, son abandon explicite de la théorie de la décadence telle que développée justement par la Fraction (20) ramène Battaglia Communista aux côtés des bordiguistes du Parti Communiste International (Programme Communiste). C'est un retour aux sources où, tant dans sa plate-forme constitutive de 1946 que dans celle de 1952, la notion de décadence est absente. Le flou politique de ces deux documents programmatiques sur le cadre de compréhension de la période ouverte par la Première Guerre mondiale à toujours constitué la matrice des faiblesses et des oscillations de BC dans la défense des positions de classe.
Enfin, cet examen nous a également permis de constater que les écrits des pères fondateurs du marxisme sont très loin des différentes versions déformées du matérialisme historique défendues par tous nos censeurs. Nous attendons d'ailleurs de la part de ces derniers qu'ils nous démontrent à l'aide des écrits de Marx et Engels, comme nous l'avons fait dans cet article à propos de la notion de décadence, la validité de leur propre vision de la succession des modes de production ! En attendant, leurs prétentions toutes matamoresques à être des experts "es-marxisme" nous feront doucement sourire car, connaissant les écrits de Marx et Engels, nous sommes assurés de ne jamais perdre notre bonne humeur.
Quand la flagornerie tient lieu de ligne politique
A longueur de pages la Ficci (21) prétend lutter contre une prétendue dégénérescence de notre organisation dont l'objet serait notre analyse du rapport de force entre les classes, notre orientation d'intervention dans la lutte de classe, notre théorie de la décomposition du capitalisme, notre attitude dans la méthode de regroupement des forces révolutionnaires, notre fonctionnement interne, etc. Plus, elle affirme même que le CCI serait agonisant, sinon presque mort, et que ce serait le BIPR qui représenterait le pôle de clarification et de regroupement : "avec l'ouverture du cours opportuniste, sectaire et défaitiste que vit maintenant le CCI officiel, le BIPR se retrouve au centre de la dynamique vers la construction du parti". Cette déclaration d'amour s'accompagne même d'un alignement politique pur et simple sur les positions du BIPR : "Nous sommes conscients que des divergences existent avec cette organisation et nous-mêmes, en particulier sur les questions de méthode d'analyse plus que sur les positions politiques" (Bulletin n°23 : 7). D'un trait de plume, voilà la Ficci, vaillant défenseur de l'orthodoxie de la plate-forme du CCI, qui élimine toutes des divergences politiques importantes entre le CCI et le BIPR. Mais il y a plus significatif encore ! Alors que ce qui est au cœur même de la plate-forme du CCI - la décadence - fait l'objet, d'une remise en question à peine voilée de la part du BIPR depuis plus de deux ans (22) et d'une critique très malhonnête par le PCI (Programme Communiste), la Ficci n'a rien trouvé de mieux que de se taire dans toutes les langues et de regretter même que nous prenions la défense du cadre d'analyse de la décadence contre les dérives du PCI et du BIPR : "voilà qu'ils mettent en cause le caractère prolétarien de cette organisation ainsi que du BIPR et les rejettent toutes les deux, en tous cas, à la marge du camp prolétarien ! (Revue internationale n° 115)" (Présentation du Bulletin n°22) ! Jusqu'à aujourd'hui, la Ficci est parvenue à écrire pas moins de quatre articles sur le sujet de la décadence du capitalisme (bulletin n°19, 20, 22 et 24). Ces articles sont pompeusement intitulés "Débat au sein du camp prolétarien", mais le lecteur n'y trouvera pas la moindre évocation de l'abandon du concept de décadence par le BIPR ! Il y trouvera par contre l'habituelle diatribe contre notre organisation prétendant de façon ridicule que ce serait nous qui abandonnerions la théorie de la décadence ! Pas un mot donc sur le BIPR qui remet explicitement en question la théorie de la décadence et, par contre, écrits saugrenus sur le CCI qui défend cette analyse de façon intransigeante ! Quatre mois après la publication par le BIPR d'un nouvel et long article expliquant pourquoi il remet en question la théorie de la décadence telle qu'élaborée par la Gauche Communiste (Prometeo N°8, décembre 2003), la Ficci, dans la présentation de son bulletin n°24 d'avril 2004, ne trouve rien de mieux, en une seule ligne, que d'applaudir des deux mains à cette "contribution fondamentale" "Nous saluons ce travail des camarades du PCI qui marque leur souci de clarifier la question. Nous aurons sans doute l'occasion d'y revenir". L'article du BIPR n'y est évidemment pas vu pour ce qu'il est réellement - un grave recul sur le plan programmatique - mais est encensé comme une contribution qui serait écrite pour combattre notre prétendue dérive politique : "La crise dans laquelle s'enfonce de plus en plus le CCI incite les groupes du camp prolétarien à revenir sur cette question de la décadence ; ce qui est une implication de ceux-ci dans le combat contre la dérive opportuniste d'un groupe du milieu politique prolétarien et constitue leur participation au combat pour tenter de sauver ce qui peut l'être du désastre de la dérive opportuniste de notre organisation. Nous saluons cet effort...". Quand la flagornerie tient lieu de ligne politique, ce n'est plus de l'opportunisme, c'est bassement lécher le cul de ceux que l'on flatte ! En effet, pour couvrir ses comportements de voyous et de mouchards d'un pseudo-vernis politique, la Ficci s'est rapidement "découvert" d'importantes divergences avec le CCI notamment en se débarrassant de notre analyse de la décomposition du capitalisme (23). La Ficci se devait d'éliminer ce qui est politiquement le plus "impopulaire' parmi les groupes du milieu révolutionnaire afin de pouvoir mieux les approcher et se faire reconnaître par eux. Elle commence ainsi à faire des exercices de génuflexions envers ceux qu'elle "flatte"... mais qui, eux, ne sont pas tout à fait dupes : "Si nous n'excluons pas que des individus puissent sortir du CCI pour rejoindre nos rangs, il est tout aussi impossible de s'attendre à voir surgir en son sein des groupes ou fractions qui, dans le débat avec leur propre organisation, arriveraient en bloc à développer des positions convergentes avec les nôtres... Un tel résultat ne peut venir en effet que d'une remise en cause complète, mieux, d'une rupture avec les positions pratiques, politiques et programmatiques générales de celui-ci et non pas de leur simple modification ou amélioration..." (Brochure n°29 du PCI : 4). On ne peut mieux dire ! Après s'être débarrassée de la théorie de la décomposition, la Ficci est aujourd'hui prête à réduire toutes les divergences politiques entre le CCI et le BIPR à quelques menues questions de "méthode d'analyse" et, demain, elle sera prête à jeter la théorie de la décadence aux orties pour pouvoir séduire les groupes hostiles à ces deux concepts afin de pouvoir continuer son sale boulot consistant à essayer d'isoler le CCI du reste des groupes du milieu politique prolétarien.
C. Mcl.
(1) Dans l'article "La crise économique signe la faillite des rapports sociaux de production capitalistes" de la Revue Internationale n°115, nous avons déjà eu l'occasion de montrer que le refus du BIPR et du PCI (Programme Communiste) de s'appuyer sur le cadre d'analyse de la décadence du capitalisme est à la racine de leurs glissements gauchistes et altermondialiste dans l'analyse marxiste de la crise et de l'encadrement social de la classe ouvrière.
(2) A ceux qui voudraient opposer Marx à Engels, signalons "Une remarque en passant : les bases et le développement des conceptions exposées dans ce livre étant dus pour la part de beaucoup la plus grande à Marx, et à moi seulement dans la plus faible mesure, il allait de soi entre nous que mon exposé ne fût point écrit sans qu'il le connût. Je lui ai lu tout le manuscrit avant l'impression et c'est lui qui, dans la partie sur l'économie, a rédigé le dixième chapitre..." (Préface de Engels du 23 septembre 1885 à la seconde édition, Editions Sociales 1973 : 38)
(3 ) Pour une critique de la conception bordiguiste de l'évolution historique, nous renvoyons le lecteur à notre article dans la Revue Internationale n°54, pages 14 à 19).
(4) "Dialectique des forces productives et des rapports de production dans la théorie communiste" publié dans la Revue Internationale du Mouvement Communiste, écrit en commun par Communisme ou Civilisation, Communismo et L'Union prolétarienne et disponible à l'adresse suivante : https://membres.lycos.fr/rgood/formprod.htm [858].
(5) https://users.skynet.be/ippi/4discus1tex.htm [859]
(6) Lire avec grand intérêt le livre de Guy Bois, La grande dépression médiévale XIVè et XVè siècle, PUF.
(7) Le simple rappel des analyses de Marx et Engels se suffit déjà à lui-même pour répondre aux insondables âneries historiques débitées par des groupes parasites comme Perspectives Internationalistes, Robin Goodfellow (ex-Communisme ou Civilisation et RIMC), etc., qui en arrivent à affirmer l'exact opposé des fondateurs du matérialisme historique et des données historiques incontestables. Nous nous réservons cependant l'occasion de revenir encore plus amplement sur leurs divagations dans les articles suivants car, malheureusement, ils parviennent à influencer négativement de jeunes éléments encore peu assurés des positions marxistes.
(8 ) Ce type de mode de production a été identifié par Marx en Asie, d'où son nom, mais il ne se limite nullement à cette aire géographique. Historiquement, il correspond aux sociétés mégalithiques ou égyptiennes, etc. que l'on rencontre entre l'an 4000 et l'an 500 avant J.C. et qui sont l'aboutissement du lent processus de division en classes de la société. Les différenciations sociales qui se sont développées à partir de l'apparition du stockage et de l'émergence de la richesse matérielle ont abouti à un pouvoir politique constitué en Etat sous la forme d'une société royale. L'esclavage pouvait y exister - même de façon considérable (dépendants, serviteurs, ouvriers pour les grands travaux, etc.) -, mais il ne se rencontrait que fort rarement dans la production agricole, il ne constituait pas encore le mode de production dominant. Marx en a donné une claire définition dans le Capital : "Si les producteurs directs n'ont pas affaire à des propriétaires particuliers, mais directement à l'Etat, comme en Asie, où le propriétaire est en même temps un souverain, la rente coïncide avec l'impôt ou plutôt il n'existe pas alors d'impôt qui se différencie de cette forme de rente foncière. Dans ces conditions, le rapport de dépendance économique et politique n'a pas besoin de revêtir un caractère plus dur que la sujétion à l'Etat qui est le lot de tous. C'est l'Etat qui est ici le propriétaire foncier souverain et la souveraineté n'est que la concentration à l'échelle nationale de la propriété foncière" (Marx, Le Capital, Editions Sociales - 1974, livre III°, tome 3 : 172). Toutes ces sociétés disparaîtront, pour la plupart d'entre elles, entre 1000 et 500 avant J.C. Leurs décadences se manifestent par des révoltes paysannes récurrentes, par un développement gigantesque des dépenses étatiques improductives et par d'incessantes guerres entre sociétés royales cherchant par le pillage de richesses une solution aux blocages productifs internes. Les conflits politiques et rivalités intestines au sein de la caste dominante épuisent les ressources de ces sociétés dans des conflits sans fin et les limites d'expansion géographique des empires attestent que le maximum du développement, compatible avec les rapports de production, a été atteint.
(9) Ces mêmes esprits chagrins, pour limiter la signification de cette sentence du Manifeste, se plaisent à affirmer que cet extrait ferait référence non pas au processus général du passage d'un mode de production à un autre mais au retour périodique des crises conjoncturelles de surproduction ouvrant une possible issue révolutionnaire. Rien n'est plus faux, le contexte de l'extrait est sans ambiguïté, il vient juste après le rappel par Marx du processus historique de transition entre le féodalisme et le capitalisme. De plus, affirmer cela, c'est se méprendre sur l'objectif du Manifeste qui est entièrement tendu vers la démonstration du caractère transitoire des modes de production et donc du capitalisme et ne vise pas, comme cela sera le cas pour "Le Capital", à détailler le fonctionnement du capitalisme et de ses crises périodiques.
(10) Ou encore, la théorie de la décadence renverrait "...toute la théorie communiste dans les limbes de l'idéologie et de l'utopie puisqu'elle aurait été posée en dehors de toute base matérielle (en phase ascendante, ndlr). L'humanité se serait posé des problèmes qu'elle ne pouvait pas résoudre pratiquement. Dans ces conditions, pourquoi se revendiquer des positions de Marx et d'Engels ? Il faudrait leur appliquer la même critique que celle qu'ils faisaient aux socialistes utopiques. Le socialisme scientifique ne serait pas une rupture avec le socialisme utopique mais un nouvel épisode de celui-ci" (Robin Goodfellow, https://membres.lycos.fr/resdisint [860]).
(11) "Quel rôle joue donc le concept de décadence sur le terrain de la critique de l'économie politique militante, c'est-à-dire de l'analyse approfondie des phénomènes et des dynamiques du capitalisme dans la période que nous vivons ? Aucun. Au point que le mot lui-même n'apparaît jamais dans les trois volumes qui composent le Capital. Ce n'est pas avec le concept de décadence que l'on peut expliquer les mécanismes de la crise" (Eléments de réflexion sur les crises du CCI publié dans la revue centrale en anglais du BIPR : Internationalist Communist n°21).
(12) "Ainsi, la propension du capital à accroître la productivité et, par là, à développer les forces productives, ne décroît pas dans sa phase de décadence... (...) L'existence du capitalisme dans sa phase de décadence, liée à la production de plus-value extraite du travail vivant mais confrontée au fait que la masse de plus-value tend à diminuer au fur et à mesure que le niveau de surtravail augmente, le contraint à accélérer le développement des forces productives à un rythme de plus en plus frénétique" (Perspective Internationaliste, "Valeur, décadence et technologie, 12 thèses", https://users.skynet.be/ippi/3thdecad.htm [861]).
(13) "Les rapports de domination et de servitude (...) constituent un ferment nécessaire du développement et du déclin de tous les rapports de propriété et de production originels, tout comme ils expriment leur caractère borné. Au demeurant, ils sont reproduits dans le capital - sous une forme médiatisée - et ils constituent ainsi également un ferment de sa dissolution et sont l'emblème de son propre caractère borné" (Grundrisse, Editions Sociales, 1980, tome I : 438), ou, un peu plus loin : "D'un point de vie idéel, la dissolution d'une forme de conscience donnée suffirait à tuer une époque entière. D'un point de vue réel, cette limite de la conscience correspond à un degré déterminé de développement des forces productives matérielles et donc de la richesse. A vrai dire, le développement ne s'est pas produit sur l'ancienne base, mais il y a eu développement de cette base elle-même. Le développement maximum de cette base elle-même (...) est le point où elle a elle-même été élaborée jusqu'à prendre la forme dans laquelle elle est compatible avec le développement maximum des forces productives, et donc aussi avec le développement le plus riche des individus. Dès que ce point est atteint, la suite du développement apparaît comme un déclin, et le nouveau développement commence sur une nouvelle base." (Grundrisse, Editions Sociales, 1980, tome II : 33). Et encore, en 1857, dans "L'introduction générale à la critique de l'économie politique" (La Pléiade, tome I : 260), parlant de l'évolution historique des modes de production et de leur capacité à se comprendre et se critiquer, Marx nous dit que : "La prétendue évolution historique repose en général sur le fait que la dernière formation sociale considère les formes passées comme autant d'étapes vers elle-même, et qu'elle les conçoit toujours d'un point de vue partial. En effet, elle est rarement capable - et seulement dans des conditions bien déterminées - de faire sa propre critique. Nous ne pensons naturellement pas, ici, aux périodes historiques qui se considèrent elles-mêmes comme une ère de décadence".
(14) "Sur la décadence. Théorie du déclin ou déclin de la théorie" est un texte du groupe anglais Aufheben. Sa traduction française est disponible à l'adresse suivante : https://www.geocities.com/Paris/Opera/3542/TC15-3.html [862].
(15) Lire notre brochure sur "La Gauche Communiste d'Italie".
(16) Lire les quelques considérations critiques de Bordiga sur la théorie de la décadence écrite en 1951 : "La doctrine du diable au corps" republiée dans Le Prolétaire n°464 (journal du PCI en français), "Le renversement de la praxis dans la théorie marxiste" republiée dans Programme Communiste n°56 (revue théorique du PCI en français) ainsi que le compte-rendu de la réunion de Rome en 1951 publié dans Invariance n°4.
(17) BC (Battaglia Communista) est l'une des deux organisations mères, avec la CWO (Communist Workers Organisation), qui forment aujourd'hui le BIPR.
(18 )Dans une récente brochure, entièrement consacrée à la critique de nos positions (brochure n°29, du PCI (Le Prolétaire) : "Le Courant Communiste International : à contre-courant du marxisme et de la lutte de classe" ), le PCI, emporté par sa prose, n'hésite pas à contredire ses propres positions de base en affirmant : "Le CCI voit tout une série de phénomènes comme (...) la nécessité pour le capital de s'auto-détruire périodiquement comme condition d'une nouvelle phase d'accumulation (...). Pour le CCI ces phénomènes prétendus nouveaux sont interprétés comme des manifestations de la décadence (...) et non pas comme l'expression du développement et du renforcement du mode de production capitaliste" (page 8). Le PCI peut-il nous dire si oui ou non, comme l'indique ses positions de base : "Les guerres impérialistes mondiales démontrent que la crise de désagrégation du capitalisme est inévitable du fait que celui-ci est entré définitivement dans la période où son expansion n'exalte plus historiquement l'accroissement des forces productives, mais lie leur accumulation à des destructions répétées et croissantes" ou si, comme il l'affirme dans sa polémique contre nos positions, "la nécessité pour le capital de s'auto-détruire périodiquement" ne sont pas "des manifestations de la décadence" mais "l'expression du développement et du renforcement du mode de production capitaliste" ! Apparemment l'argumentation et l'invariance programmatique sont à géométrie fort variable en fonction du moment !
(19) "En conclusion, si ce n'est pas l'émigration politique, laquelle a porté exclusivement tout le poids du travail de la Fraction de gauche qui a eu l'initiative de la constitution du Parti Communiste Internationaliste en 1943, c'est pourtant sur les bases qu'elle a défendues de 1927 à la guerre que cette fondation s'est effectuée" (Introduction à la plate-forme politique du PCI, publication de la Gauche Communiste Internationale, 1946 : 12).
(20) "IV. L'enjeu historique dans le capitalisme décadent. Depuis l'ouverture de la phase impérialiste du capitalisme au début du siècle actuel, l'évolution oscille entre la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne. A l'époque de la croissance du capitalisme, les guerres frayaient la voie à l'expansion des forces productives par la destruction des rapports surannés de production. Dans la phase de décadence capitaliste, les guerres n'ont d'autre fonction que d'opérer la destruction de l'excédent des richesses..." (Résolution sur la constitution du "Bureau International des Fractions de la Gauche Communiste', Octobre n 1, février 1938 : 4 et 5). "La guerre de 1914-18 a marqué le terme extrême de la phase d'expansion du régime capitaliste (...) Dans l'ultime phase du capitalisme, celle de son déclin, c'est l'enjeu fondamental de la lutte des classes qui règle l'évolution historique." ("Manifeste du Bureau International des Fractions de la Gauche Communiste", Octobre n°3, avril 1938)
(21 ) Une soi-disant "Fraction Interne", auto-proclamée, de notre organisation qui regroupe quelques ex-membres que nous avons dû exclure pour leur comportement de mouchards, (venant après des vols d'argents et de matériel ainsi que des calomnies envers notre organisation - lire à ce propos notre prise de position "Les méthodes policières de la FICCI" sur notre site Internet). (22) Pour notre part, c'est dès octobre 2002 que nous avons réagi à la parution des premiers éléments (en mars 2002) indiquant un abandon de la notion de décadence par le BIPR (cf. notre Revue Internationale n° 111 : 9), puis, un an après, au travers d'une critique substantielle dans le n° 115. (23) Analyse que ces éléments partageaient lorsqu'ils étaient encore membre du CCI (cf. lire notre article Comprendre la décomposition du capitalisme dans le numéro 117 de la Revue Internationale.
Les deux premiers articles de cette série sur les conflits impérialistes au Moyen-Orient mettaient en évidence la manipulation par les grandes puissances, la Grand-Bretagne en particulier, des nationalismes sioniste et arabe en vue de dominer la région, mais également ceux-ci furent utilisés comme arme contre la menace repésentée par la classe ouvière dans la période qui a suivi la révolution russe. Cet article poursuit l'étude des rivalités impérialistes dans cette région dans la période qui précède la Seconde Guerre mondiale et durant la guerre elle-même en mettant en évidence le cynisme sans nom de la politique impérialiste de toutes les fractions de la bourgeoisie.
Les nationalistes sionistes et arabes ont choisi leur camp dans la guerre impérialiste
Les paysans et les ouvriers palestiniens, aussi bien que les ouvriers juifs, furent placés devant la fausse alternative de prendre position pour une fraction ou une autre de la bourgeoisie (palestinienne ou juive). Cette fausse alternative signifiait l'enrôlement des ouvriers sur le terrain des confrontations militaires uniquement dans l'intérêt de la bourgeoisie. Dans les années 1920, de violents affrontements entre Juifs et Arabes mais également entre les Arabes et les forces d'occupation britannique, ont eu lieu.
Ces affrontements se sont intensifiés après la crise économique mondiale de 1929. L'un des facteurs responsables de cette intensification a été l'augmentation des réfugiés juifs fuyant les effets de la crise économique mondiale et la répression déclenchée contre eux par les nazis et par le stalinisme. Entre 1920 et 1930, le nombre des immigrés a doublé. Entre 1933 et 1939, 200 000 nouveaux immigrés sont arrivés en Palestine et en 1939, les Juifs représentaient 30 % de la population. Au niveau historique et international, les conflits impérialistes s'aiguisaient à l'échelle mondiale. La Palestine et l'ensemble des pays du Moyen-Orient étaient directement affectés par le réalignement des forces sur l'arène mondiale dans les années 1930. D'une part, la défaite catastrophique du prolétariat (la victoire du stalinisme contre-révolutionnaire en Russie, du fascisme en Italie et du nazisme en Allemagne, l'embrigadement des ouvriers sous la bannière de l'anti-fascisme et duFront unique en France et en Espagne en 1936) avait rendu quasiment totalement impossible, aussi bien pour les ouvriers juifs que pour les ouvriers arabes, d'opposer un front de classe internationaliste aux luttes de plus en plus sanglantes qui opposaient les bourgeoisies juive et palestinienne. La défaite mondiale de la classe ouvrière avait laissé les mains libres à la bourgeoisie, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle guerre généralisée.En même temps, le nombre croissant de Juifs fuyant la répression et les pogroms en Europe aiguisait les conflits entre les Arabes et les Juifs en Palestine.
D'autre part, les rivalités impérialistes traditionnelles dans la région (entre Français et Anglais) s'estompaient alors que d'autres bandits, nouveaux et encore plus dangereux, faisaient irruption dans cette zone. L'Italie, déjà présente en Libye, à la suite de la guerre menée en 1911 contre la Turquie, avait envahi l'Abyssinie (l'actuelle Ethiopie) en 1936, et menaçait d'encercler l'Egypte et le stratégique canal de Suez. L'Allemagne, membre le plus puissant de l'Axe fasciste, travaillait de façon souterraine pour étendre son influence, en offrant son soutien aux ambitions des impérialistes et des nationalistes locaux, en particulier en Turquie, en Irak et en Iran (1). Le cours historique à la guerre généralisée était en train d'engloutir le Moyen-Orient. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, les sionistes avaient réclamé l'armement généralisé des Juifs. En réalité, cet armement avait déjà commencé en secret. Le Hagan, organisation sioniste "d'autodéfense" fondée pendant la Première Guerre mondiale, était devenu une véritable unité militaire. En 1935, un groupe terroriste indépendant - Irun Zwai Leumi, connu sous le nom de Ezel - composé de 3 à 5000 hommes, fut fondé. La "conscription" générale dans la communauté juive fut établie ; tous les jeunes, hommes et femmes âgés de 17 à18 ans, devaient faire ce service militaire clandestin. Pour sa part, la bourgeoisie palestinienne recevait le soutien armé des pays voisins. En 1936, il y eut une autre escalade de la lutte entre nationalistes sionistes et arabes. En avril, la bourgeoisie palestinienne appela à une grève générale contre les dirigeants britanniques qu'ils voulaient forcer à abandonner leur position pro-sioniste. Les nationalistes arabes, Amin Hussein à leur tête, appelèrent les ouvriers et les paysans à soutenir leur lutte contre les Juifs et les Anglais. La grève générale dura jusqu'en octobre 1936 et ne prit fin qu'après un appel des pays voisins, la Cisjordanie, l'Arabie Saoudite et l'Irak, qui avaient commencé à armer la guérilla palestinienne. Les affrontements violents ont continué jusqu'en 1938. Les "protecteurs" britanniques mobilisèrent 25 000 hommes de leurs troupes pour défendre leur position stratégique en Palestine.
En 1937, devant l'aggravation de la situation, la bourgeoisie anglaise proposa de diviser la Palestine en deux parties (rapport de la Commission Peel). Les Juifs devaient recevoir la fertile région Nord de la Palestine, les Palestiniens celle du Sud-Est, moins fertile et la ville de Jérusalem aurait été sous contrôle d'un mandat international et reliée à la Méditerranée par un couloir. Le plan de la Commission Peel fut rejeté par les nationalistes juifs et palestiniens. Une branche des sionistes exigea une indépendance totale vis à vis des Anglais, continua à s'armer et intensifia sa guérilla contre les forces d'occupation britannique. En soumettant un plan divisant la Palestine en deux, la Grande-Bretagne espérait maintenir sa domination sur cette partie stratégique et vitale du monde où avait également lieu une vive accélération des tensions impérialistes, notamment avec l'Allemagne et l'Italie qui tentaient de pénétrer dans la région. Alors que le Front populaire français avait accordé l'indépendance à la Syrie en 1936 - indépendance qui ne devait devenir effective que 3 ans plus tard-, en 1939, la France déclarait à nouveau que la Syrie était sous "protectorat" français.
Ce nouvel alignement des forces impérialistes représentait une réelle source de difficultés pour la bourgeoisie anglaise qui avait maintenant tout intérêt à calmer la situation en Palestine et à veiller à ce qu'aucun des groupes en conflit ne recherche l'appui des impérialismes rivaux de la Grande Bretagne. Mais comme le conflit entre les immigrants juifs et les Arabes se faisait de plus en plus âpre, les partisans de l'ancienne politique de "diviser pour mieux régner" révisèrent leur copie. La Grande-Bretagne devait essayer de "neutraliser" les nationalistes arabes et forcer les sionistes à restreindre leur revendication d'une "patrie" pour les Juifs. Elle adopta un Livre Blanc qui déclarait que les territoires occupés par les Juifs constituait leur "patrie" et qu'après une période de 5 ans durant laquelle l'immigration juive ne devait pas excéder 75 000 personnes par an, elle devait cesser complètement - au moment même où les Juifs se faisaient massacrer par millions en Europe� En même temps, l'achat de terres par les Juifs devait être limité. Ces déclarations avaient pour but de réfréner les protestations des Arabes et d'empêcher ceux-ci de se tourner vers les ennemis de l'Angleterre. Vu la violence croissante entre Sionistes et Arabes, c'est uniquement à cause de l'apparition d'un autre conflit "prépondérant" - la confrontation entre l'Allemagne, l'Italie et leurs ennemis, c'est-à-dire la formation de l'Axe en Europe- que fut différée l'escalade du conflit entre nationalistes sionistes et arabes et qu'il passa au second plan pendant une décennie. L'imminence de la guerre mondiale allait de nouveau pousser les nationalistes des deux bords, la bourgeoisie arabe et les Sionistes, à choisir leur camp impérialiste. Avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, les Sionistes décidèrent de se mettre du côté de l'Angleterre et prirent position contre l'impérialisme allemand. Ils mirent en veilleuse leur revendication d'un véritable Etat juif tant que la Grande-Bretagne serait sous la menace des attaques allemandes. La guerre porta la division au sein de la bourgeoisie arabe, certaines fractions prenant parti pour l'Angleterre, d'autres pour l'Allemagne.
Le rôle du Moyen-Orient dans la Seconde Guerre mondiale
Même si les principaux champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale se situaient en Europe et en Extrême-Orient, le Moyen-Orient a joué un rôle crucial dans les projets stratégiques à long terme de l'Angleterre comme de l'Allemagne. Pour l'Angleterre, défendre ses positions au Moyen-Orient restait une question de vie ou de mort pour maintenir son empire colonial, car si elle perdait l'Egypte, l'Inde courait le risque de tomber entre les mains de l'Allemagne et du Japon. Juste avant la tentative d'invasion allemande en 1941, l'Angleterre avait même mobilisé 250 000 hommes pour la défense du canal de Suez. Les projets militaires allemands au Moyen-Orient connurent plusieurs revirements. Pendant un moment au moins, au début de la guerre, la stratégie de l'Allemagne avait été de passer un accord secret avec la Russie concernant la partie orientale de l'Anatolie, accord similaire à celui passé secrètement entre Staline et Hitler sur la Pologne (la Russie et l'Allemagne s'étaient entendues pour se partager la Pologne). En novembre 1940, Ribbentrop, ministre allemand des Affaires étrangères, suggéra à Staline que la Russie et l'Allemagne se partagent leurs zones d'intérêt à la frontière iranienne et le long des flancs Nord et Sud-Est de l'Anatolie. Mais l'invasion de la Russie par l'Allemagne pendant l'été 1941 mit fin à ces plans. L'un des objectifs militaires à long terme de l'Allemagne, tel qu'il avait été élaboré dans les quartiers généraux de la Reichswehr en 1941, était qu'une fois la défaite russe assurée, l'Allemagne chasserait l'Angleterre du Moyen-Orient et de l'Inde. Immédiatement après la défaite attendue de la Russie, la Reichswehr avait planifié une offensive générale pour occuper l'Irak, afin d'avoir accès au pétrole irakien et de menacer les positions britanniques au Moyen-Orient et en Inde. Cependant, l'Allemagne ne pouvait déclencher une telle offensive seule. Pour pouvoir atteindre l'Irak, l'Allemagne devait encore surmonter certains obstacles ; elle devait gagner la Turquie qui hésitait entre l'Angleterre et l'Allemagne. Les troupes allemandes devaient aussi passer par la Syrie (toujours sous occupation française) et le Liban. Cela signifiait que l'Allemagne devait d'abord obtenir l'accord du régime de Vichy avant que son armée ne puisse traverser ces deux pays. Elle devait également compter sur l'aide de ses alliés plus faibles, à savoir l'Italie dont les réserves militaires étaient insuffisantes pour affronter l'Angleterre.
Tant que le plan militaire de l'Allemagne devait donner la priorité à la mobilisation de ses troupes en Russie, il ne lui était pas possible de déployer davantage de forces en Méditerranée. A contre-c�ur, après que les Anglais eurent défait les troupes italiennes en Libye en 1940-41, l'Africa-Korps allemand, sous le commandement de Rommel, intervint en 1942 pour tenter de chasser l'armée britannique d'Egypte et de conquérir le canal de Suez. Mais l'Allemagne n'avait pas les moyens de maintenir un autre front en Afrique et au Moyen-Orient, du moins tant que son offensive en Russie n'était pas achevée. Au même moment, le capital allemand était confronté à d'insurmontables contradictions. D'un côté, il poursuivait l'Endlösung (l'Holocauste : le programme de déportation et d'extermination de tous les Juifs), ce qui voulait dire que le capital allemand en forçant les Juifs à fuir, envoyait nombre d'entre eux en Palestine. La politique nazie a ainsi largement contribué à augmenter le nombre de réfugiés juifs arrivant en Palestine : une situation qui a mis les intérêts du capital allemand en contradiction avec ceux de la Palestine et de la bourgeoisie arabe. Par ailleurs, l'impérialisme allemand devait chercher à se faire des alliés au sein de la bourgeoisie arabe pour combattre les Anglais. C'est pour cette raison que les responsables nazis ont appuyé l'appel à l'unité nationale lancé par la bourgeoisie arabe et apporté leur soutien au refus d'une patrie pour les Juifs (2).
Dans plusieurs pays, l'impérialisme allemand a cherché à mettre de son côté des fractions de la bourgeoisie arabe. En avril 1941, une partie de l'armée irakienne renversa le gouvernement pour former, sous la direction de Rachid Ali-al-Kailani, un gouvernement de défense nationale. Ce gouvernement déporta tous ceux qui étaient considérés comme pro-anglais. Les nationalistes palestiniens qui s'étaient exilés en Irak, formèrent des brigades de volontaires sous le commandement d'al-Hussein et ces unités participèrent au combat mené contre les Anglais. Quand l'armée britannique intervint contre le gouvernement pro-allemand en Irak, l'Allemagne envoya deux escadrilles d'avions militaires. Cependant, ne disposant pas de la logistique adéquate pour soutenir ses troupes à une telle distance, l'Allemagne dut rappeler ses escadrilles, à la grande déception du gouvernement irakien pro-allemand. De son côté, l'Angleterre n'avait pas seulement mobilisé ses propres troupes, elle utilisait également l'unité spéciale sioniste contre l'Allemagne. La Grande-Bretagne relâcha de prison le terroriste David Raziel, un des chefs de l'organisation sioniste Irgun Zvai Leumi et lui confia une mission spéciale : son unité devait faire sauter les champs de pétrole en Irak et assassiner les membres du gouvernement pro-allemand. En fait, une escadrille de bombardiers allemands descendit l'avion anglais dans lequel se trouvait le terroriste sioniste. Cet incident - bien que n'ayant pas une grande signification militaire - révèle cependant pour quels intérêts fondamentaux la Grande-Bretagne, superpuissance du moment en déclin, et l'Allemagne, son challenger, se battaient et les limites auxquelles ils se heurtaient mais aussi sur quels alliés l'un et l'autre pouvaient compter dans la région. Amin al Hussein, le mufti de Jérusalem qui avait fui en Irak et Ali al Kailani, chef du gouvernement pro-allemand, durent s'enfuir d'Irak. Via la Turquie et l'Italie, ils rejoignirent Berlin où ils restèrent en exil. Les nationalistes palestiniens et irakiens bénéficiaient ainsi de la protection et de l'exil offerts par les nazis ! En même temps, les fractions pro-allemandes de la bourgeoisie arabe ne se mettaient du côté de l'impérialisme allemand qu'aussi longtemps qu'il était à l'offensive. En 1943, à la suite de sa défaite à el-Alamein et à Stalingrad, dès que le vent se mit à tourner contre l'impérialisme allemand, les parties pro-allemandes de la bourgeoisie arabe soit ont changé de camp, soit furent délogées par les parties pro-anglaises de la bourgeoisie locale. La défaite des Allemands a aussi contraint les Sionistes à revoir leur tactique. Alors qu'ils avaient soutenu l'Angleterre tant que sa puissance coloniale était sous la menace nazie, ils reprirent alors leur campagne de terreur, qui devait durer jusqu'en 1948, contre les Anglais en Palestine. Parmi les terroristes sionistes, Menahem Begin a été une figure de proue (devenu plus tard Premier ministre d'Israël, il a reçu avec Yasser Arafat le Prix Nobel de la paix).
Parmi d'autres, le ministre anglais Lord Moyne fut assassiné au Caire par les Sionistes. Afin de gagner la sympathie des Arabes et de les empêcher de se rapprocher davantage de leur rival impérialiste allemand, les Anglais mirent en place un blocus maritime de la Palestine afin de ralentir l'afflux de réfugiés juifs. La volonté de la démocratie occidentale de réguler les flux de réfugiés avait pour but de servir ses propres intérêts impérialistes. Les Juifs auraient pu se sentir soulagés d'avoir échappé à la mort dans les camps de concentration nazis, mais la bourgeoisie britannique ne voulait pas les laisser s'établir en Palestine parce qu'à ce moment là, leur arrivée en Palestine contrariait les plans de l'impérialisme anglais. (3) La ressemblance entre la situation de la Première Guerre mondiale et celle de la Seconde Guerre mondiale est frappante. Toutes les fractions impérialistes locales en présence durent choisir entre un camp impérialiste ou un autre. Mise au défi par l'Allemagne, l'Angleterre défendit son pouvoir bec et ongles. Cependant, l'Allemagne était placée devant d'insurmontables obstacles dans cette région : ses capacités militaires plus faibles (être obligée d'intervenir à de si grandes distances épuisait ses ressources militaires et logistiques), l'absence d'alliés forts et fiables. L'Allemagne n'avait ni récompense à offrir à ses alliés, ni même les moyens militaires pour obliger un pays à rentrer dans son bloc ou pour lui offrir de le protéger contre l'autre bloc. Elle ne pouvait que jouer un rôle de " concurrent " vis-à-vis de l'Angleterre, encore puissance dominante à cette époque. Incapable de tenir une position stratégique solide, à elle seule, ou de garder fermement un pays dans son orbite, l'Allemagne ne pouvait faire plus que saper les positions anglaises.
L'ordre impérialiste mondial remanié au Moyen-Orient
En même temps, l'équilibre des forces chez les "Alliés" allait changer le cours de la Seconde Guerre mondiale. Les Etats-Unis consolidaient leurs positions aux dépens de l'Angleterre qui, saignée à blanc par la guerre et au bord de la banqueroute, devenait débitrice des Américains. Ainsi, comme à l'issue de n'importe quelle guerre, la hiérarchie impérialiste était bouleversée. Finalement, à partir de 1942, les organisations sionistes se tournèrent vers les Etats-Unis pour obtenir de ceux-ci un soutien à leur projet de création d'une patrie juive en Palestine. En novembre, le Conseil d'Urgence juif, réuni à New-York, rejeta le Livre Blanc britannique de 1936. L'exigence première était la transformation de la Palestine en Etat sioniste indépendant, ce qui allait directement à l'encontre des intérêts de l'Angleterre. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, c'était surtout les puissances européennes occidentales qui s'affrontaient au Moyen-Orient (l'Angleterre, la France, l'Italie, l'Allemagne). Alors que la France et l'Angleterre avaient été les principaux bénéficiaires de la chute de l'Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, ces deux pays se retrouvaient maintenant "coiffés" par les impérialismes américain et russe qui visaient tous deux à amoindrir l'influence coloniale française et britannique. La Russie mit tout en �uvre pour offrir son soutien à toute puissance intéressée à l'affaiblissement de la position anglaise. Elle fournissait des armes à la guérilla sioniste via la Tchécoslovaquie. Les Etats-Unis donnaient aussi des armes et de l'argent aux Sionistes - même si ces derniers combattaient leurs alliés de guerre britanniques. Après que l'Extrême-Orient fut devenu un deuxième front de la guerre, pendant la Deuxième Guerre mondiale tandis que le Moyen-Orient était resté encore périphérique dans les confrontations impérialistes mondiales, le début de la Guerre froide devait mettre le Moyen-Orient au centre des rivalités impérialistes. Alors que la Guerre de Corée (1950-53) constitua la première des grandes confrontations entre le bloc de l'Est et celui de l'Ouest, la formation de l'Etat d'Israël, le 15 mai 1948, devait ouvrir un autre théâtre de guerre qui allait rester au coeur des confrontations Est-Ouest pendant des décennies. La première moitié du 20e siècle au Moyen-Orient a montré que la libération nationale est devenue impossible et que toutes les fractions des bourgeoisies locales sont impliquées dans les conflits globaux que se livrent entre eux les rivaux impérialistes plus puissants. Plus que jamais, le prolétariat n'avait pas à choisir entre un camp impérialiste et un autre. La formation de l'Etat d'Israël en 1948 a marqué l'ouverture d'une autre période d'affrontements sanglants pendant plus d'un demi-siècle. Plus de cent années de conflits au Moyen-Orient ont irréfutablement illustré que le le système capitaliste en déclin n'a rien d'autre à offrir que la guerre et l'extermination.
DE
(1) Le Shah d'Iran (père de celui renversé par Khomeiny) a été destitué en 1941 par la Grande-Bretagne à cause de sa supposée sympathie pour les nazis.
(2) Pendant la Première Guerre mondiale déjà, pour des raisons stratégiques, l'impérialisme allemand avait encouragé l'idée d'un Jihad arabe contre l'Angleterre, en espérant que cela affaiblirait la domination britannique au Moyen-Orient - même si cela créait une contradiction insurmontable car tout Jihad arabe se serait nécesairement tourné contre l'impérialisme turc, l'allié de l'Allemagne dans la région.
(3) Par exemple, la Grande-Bretagne empêcha l'entrée d'un bateau ayant à bord plus de 5000 réfugiés juifs, dans les ports palestiniens, parce que c'était contre les intérêts impérialistes britanniques. Dans son odyssée, ce bateau avec tous ses passagers, a été renvoyé vers la mer Noire où il a été coulé par l'armée russe et plus de 5000 juifs furent noyés. En 1939, le St Louis, bateau à vapeur du Hapag-Lloyd, en route pour Cuba avec 930 réfugiés juifs à bord, s'est vu refoulé arrivant dans les eaux cubaines. L'accès au port de Miami lui fut refusé par les gardes-côtes américains (cela malgré les appels de nombreuses "personnalités"). Finalement, le bateau a été renvoyé en Europe où pratiquement tous les réfugiés juifs furent massacrés dans l'holocauste. Même après la Seconde Guerre mondiale, le bateau Exodus, avec 4500 réfugiés à son bord, a tenté de briser le blocus mis en place par les bateaux anglais autour des ports de la Palestine. Les forces d'occupation anglaises refusèrent au bateau l'accès à Haïfa. L'organisation terroriste juive, le Haganah, voulait utiliser l'Exodus, comme moyen de forcer le blocus anglais : tous les passagers furent déportés à Hambourg par les Anglais. Le cynisme de la bourgeoisie occidentale envers le sort des Juifs a été dénoncé par le PCI-Le Prolétaire, dans son texte Auschwitz ou le Grand Alibi.
L’évolution récente du capitalisme plonge le monde dans "un effroi sans fin", dans une succession folle d’attentats, d'enlèvements, de prises d’otages, de bombardements, de tueries. En Irak, cela atteint des sommets à un niveau à peine imaginable il y a quelques années. Mais le reste du monde, dans ses zones les plus stratégiques en particulier, n'est pas épargné pour autant. La tuerie féroce de Beslan en Ossétie du Nord, en Russie, en constitue un horrible témoignage. La gravité de la situation est telle qu’à l’heure actuelle parler de chaos n’est pas réservé à "quelques catastrophistes" mais est devenu un sujet de plus en plus présent dans les médias et les milieux politiques.
Le massacre de Beslan nous montre la profondeur de la barbarie dans laquelle s'enfonce la société capitaliste : des enfants pris comme otages et soumis à des sévices horribles par des terroristes tchétchènes montrant un mépris ahurissant envers leurs semblables. Les agissements des terroristes ne sont pas l’expression d’une haine envers une institution ou un gouvernement mais sont dirigés contre des êtres humains ayant le malheur de ne pas appartenir à la même clique nationaliste qu'eux. En face, l’Etat russe quant à lui n'hésite devant aucun massacre de civils, quels qu'ils soient, pour défendre son autorité. Le résultat de cet engrenage, nous le connaissons : la déstabilisation de toutes les régions russes du Caucase, le déclenchement de tout une série d’affrontements ethniques ou religieux, l’organisation dans chaque république de bandes dont le but proclamé est la persécution des ethnies rivales.
En Irak c’est la guerre de tous contre tous. Les médias et certains groupes gauchistes parlent d’une résistance "nationale" ([1] [863]). C’est faux. Il n’y a pas de "lutte de libération nationale contre l’occupant américain". Ce qui existe, c’est une floraison de groupes de toutes sortes constitués sur des bases de clan, de localité, d’obédience religieuse, d’ethnie… qui s’entredéchirent et portent en même temps des coups à l’occupant. Chaque groupe religieux est divisé en de nombreuses cliques qui s’opposent les unes aux autres. Les attaques récentes contre les ressortissants de pays non impliqués dans la guerre, contre des journalistes, mettent encore plus en évidence le caractère aveugle et anarchique de cette guerre. C’est la confusion la plus complète où est prise en otage toute la population privée de travail, d’électricité, d’eau potable, victime des affrontements aveugles entre les uns et les autres et soumise à une terreur encore plus cruelle que du temps de Saddam.
Des facteurs locaux, immédiats, partiels ne peuvent pas permettre de comprendre cette situation. Seul un cadre historique et mondial permet d’en cerner la nature, les racines et les perspectives. Nous avons régulièrement contribué à l’élaboration d’un tel cadre et nous nous bornerons ici à en rappeler les éléments clé.
Le terrorisme devient un facteur crucial de l’évolution impérialiste
Au lendemain de la chute de l’ancien bloc de l’Est (1989) et devant les promesses ronflantes d’un "nouvel ordre mondial" faites par le père de l’actuel Bush, nous avions annoncé la perspective contraire, celle d’un nouveau désordre mondial. Dans un texte d’orientation publié en 1990 ([2] [864]), nous développions l’analyse selon laquelle "la fin des blocs ouvre les portes à une forme encore plus sauvage, aberrante et chaotique de l’impérialisme", caractérisée par des "conflits plus violents et plus nombreux, notamment dans des zones où le prolétariat est plus faible". Cette tendance, qui n’a cessé de se confirmer au cours des quinze dernières années, n’était pas la conséquence mécanique de la disparition du "système de blocs" mais un des résultats de l’entrée du capitalisme dans sa phase terminale de décadence caractérisée par la tendance à sa décomposition généralisée ([3] [865]). Au niveau de la guerre, la marque la plus saillante imprimée par la décomposition est le chaos. Il s'exprime d'une part à travers la prolifération de foyers de tensions impérialistes débouchant sur des conflits ouverts ([4] [866]) avec l'existence en leur sein d’intérêts impérialistes multiples et contraires ; d'autre part à travers l’instabilité croissante des alliances impérialistes et, de ce fait, l’incapacité des grandes puissances à stabiliser la situation, même temporairement ([5] [867]).
C’est en nous basant sur un tel cadre d'analyse que nous avions annoncé, lors de la première guerre du Golfe, que "seule la force militaire sera capable de maintenir un minimum de stabilité dans un monde menacé par un chaos montant" (id.) et que, dans ce monde "de désordre assassin, de chaos sanglant, le gendarme américain essayera de faire régner un minimum d’ordre en déployant de façon de plus en plus massive son potentiel militaire" (id.).
Cependant, dans les conditions historiques actuelles, l’usage de la force militaire n’a d’autre résultat que d’étendre les conflits en les rendant de plus en plus incontrôlables. C’est ce qu'illustre l’échec des Etats-Unis dans la guerre en Irak où ils se trouvent piégés dans un bourbier sans issue. Ces difficultés importantes de la première puissance mondiale portent atteinte à leur autorité de gendarme du monde et ne font que stimuler les agissements et surenchères de tous les impérialismes, grands et petits, même de ceux –comme les bandes tchétchènes ou irakiennes ou Al-Qaeda - qui n’ont pas d'Etat et n’aspirent pas à en conquérir un. L’échiquier des rapports internationaux ressemble à une énorme foire d’empoigne où tous s’affrontent sans pitié, transformant en cauchemar la vie de vastes couches de la population mondiale.
Le chaos, de même que le délitement généralisé des rapports sociaux, expliquent l'importance que prend le terrorisme aujourd’hui comme arme de la guerre entre impérialismes rivaux ([6] [868]). Dans les années 1980, le terrorisme était "la bombe des pauvres", une arme des Etats les plus faibles pour se faire entendre dans le concert impérialiste mondial (Syrie, Iran, Libye…). Dans les années 1990, il est devenu une arme de la concurrence impérialiste entre grandes puissances avec leurs services secrets commanditant de façon plus ou moins directe des actes perpétrés par des bandes de proscrits (IRA, ETA, etc.). Avec les attentats de 1999 en Russie et celui des Twin Towers en 2001, nous voyons que "ce sont les attaques terroristes aveugles, avec leurs commandos de kamikazes fanatisés, frappant directement les populations civiles qui sont utilisées par les grandes puissances pour justifier le déchaînement de la barbarie impérialiste" ([7] [869]). De plus en plus, il existe la tendance à ce que certaines de ces bandes de proscrits, notamment tchétchènes ou islamistes de tous poils, se déclarent "indépendants" de leurs anciens patrons ([8] [870]) et essaient de jouer leur propre carte sur l'échiquier impérialiste.
Cela constitue l’aveu le plus éclatant du chaos qui règne dans les rapports impérialistes et de l'incapacité des grandes puissances, devenues des apprentis- sorciers, à le contrôler. Malgré leurs prétentions mégalomanes, ces petits Seigneurs de la Guerre ne peuvent néanmoins pas jouer un rôle totalement indépendant car ils sont infiltrés par les services secrets des grandes puissances qui tentent, chacune, de les utiliser à leur service, ce qui est la source d'une confusion inédite sur le plan des rivalités impérialistes.
L’Asie centrale, épicentre du chaos mondial
La région d’Asie Centrale, dont les points cardinaux sont l’Afghanistan à l’Est, l’Arabie Saoudite au Sud, le Caucase et la Turquie au Nord et la rive orientale de la Méditerranée (Syrie, Palestine etc.) à l’Ouest, constitue le cœur stratégique de la planète car renfermant les réserves les plus importantes en sources d’énergie et située au carrefour des routes terrestres et maritimes de l’expansion impérialiste.
Les Etats de cette région sont soumis à une tendance à l’éclatement, à la guerre civile entre toutes les fractions de la bourgeoisie. L’épicentre en est l'Irak d'où les ondes de choc se propagent dans toutes les directions : attentats à répétition en Arabie Saoudite, qui constituent la pointe de l’iceberg d’une lutte acharnée pour le pouvoir ; guerre ouverte en Israël et Palestine ; guerre en Afghanistan ; déstabilisation du Caucase en Russie ; attentats et affrontements au Pakistan ; attentats en Turquie ; situation critique en Iran et Syrie ([9] [871]). C’est un fait que nous avions noté dans l’éditorial de la Revue Internationale n° 117 à propos de la situation en Irak, situation qui continue à s’aggraver à l’heure actuelle : "La guerre en Irak (…) est en train d'entrer dans une nouvelle phase, celle d'une sorte de guerre civile internationale qui fait tache d'huile dans tout le Moyen Orient. En Irak même, les affrontements sont de plus en plus fréquents non seulement entre la "résistance" et les forces américaines, mais entre les différentes forces "saddamistes", sunnites d'inspiration wahhabite (la secte dont se réclame Oussama Ben Laden), chiites, kurdes, et même turkmènes. Au Pakistan, une guerre civile larvée est en cours, avec l'attentat à la bombe contre une procession chiite (faisant quarante morts) et l'importante opération militaire que mène en ce moment l'armée pakistanaise au Waziristan sur la frontière afghane. En Afghanistan, toutes les déclarations rassurantes sur la consolidation du gouvernement Karzaï ne peuvent cacher le fait que ce gouvernement ne contrôle, et difficilement, que Kaboul et ses alentours, et que la guerre civile continue de faire rage dans toute la partie sud du pays. En Israël et Palestine, la situation va de mal en pis avec l'utilisation par le Hamas de jeunes enfants pour transporter ses bombes".
Un tel phénomène s'était déjà manifesté dans de nombreux pays d’Afrique (Congo, Somalie, Libéria etc.) qui ont sombré dans des guerres civiles sans issue mais le fait qu’il apparaisse brutalement dans la région qui constitue le cœur stratégique du monde a des répercussions très graves dont les effets vont être prédominants dans la situation mondiale.
Au niveau stratégique, ce sont les besoins "naturels" d’expansion vers l’Asie de l’impérialisme allemand qui se trouvent ainsi en partie barrés. Les intérêts d’une grande puissance comme la Grande-Bretagne se trouvent également menacés par la déstabilisation de l’Asie centrale. Le chaos actuel est comme une bombe à fragmentation dont les éclats atteignent la Russie (comme on peut le voir avec la situation dans le Caucase dont la tragédie de Beslan n’est qu’une manifestation), la Turquie, l’Inde et le Pakistan et finira peut-être aussi par toucher d’autres régions plus lointaines : l’Europe de l’Est, la Chine, l’Afrique du Nord. Enfin, cette région étant la réserve énergétique de la planète, sa déstabilisation ne peut qu’entraîner de graves conséquences sur la situation économique de nombreux Etats industriels comme on peut le voir actuellement avec l’emballement du prix du pétrole. Mais, ce qui constitue le fait le plus saillant de la situation actuelle, c’est l’incapacité croissante des grandes puissances à arrêter, même de façon momentanée, ce processus de déstabilisation. Cela est vrai pour les Etats-Unis eux-mêmes dont la "guerre contre le terrorisme" s’est révélée être un puissant moyen d’étendre partout le terrorisme et les conflits guerriers. Pour leur part, les appels mielleux de leurs rivaux (Allemagne, France etc.) à l’établissement d’un ordre mondial "multilatéral" fondé sur le "droit international" et "les organismes internationaux de coopération" sont des mystifications destinées à semer la confusion dans la tête des prolétaires concernant les intentions réelles de la bourgeoisie de ces pays. Par ailleurs, ces peaux de banane glissées sous les pieds du mammouth américain sont un des moyens dont disposent des pays qui lui sont militairement très inférieurs pour s'opposer à son hégémonie.
Les Etats-Unis sont, comme on vient de le voir, confrontés à un "trou noir" qui non seulement menace d’engloutir une bonne partie de leurs troupes mais aussi qui constitue, de façon croissante, une atteinte à leur prestige et un affaiblissement de leur autorité.
Le capitalisme mondial est coincé dans une contradiction insurmontable : alors que la force brute du militarisme, mise en œuvre par la première puissance mondiale, constitue le seul moyen de contenir quelque peu le chaos régnant, son usage répété finit par être non seulement incapable d’en arrêter le développement mais devient elle-même l’agent majeur de l’expansion de ce chaos.
Seul le prolétariat est en mesure d'offrir une autre perspective
De plus, bien que l’armée américaine soit – de loin – la force la plus puissante de la planète, la démoralisation se fait ressentir au sein des troupes et les effectifs disponibles pour les remplacer sont de plus en plus limités. En effet, le monde n’est plus dans la situation qui prévalait au moment de la Deuxième Guerre mondiale quand le prolétariat était embrigadé – après la défaite de la première vague révolutionnaire - et pouvait constituer une réserve de chair à canon pratiquement inépuisable.
Aujourd’hui, le prolétariat n’est pas battu et même l’Etat le plus puissant du monde n’a pas la marge de manœuvre suffisante pour enrôler les prolétaires par millions. L’état du rapport de force entre les classes dans la situation historique est donc un élément clef dans l’évolution de la société.
Aucune force, sinon le prolétariat n'est capable de mettre un terme à cet enlisement sans fin du capitalisme dans la barbarie. Il est la seule force capable d’offrir une autre perspective à l’humanité. Le développement de minorités révolutionnaires dans le monde est la manifestation d’une maturation souterraine de la conscience dans la classe ouvrière. Elles sont la partie visible des efforts du prolétariat pour apporter sa réponse de classe à la situation. Le chemin est difficile et les obstacles ne manquent pas. Un de ces obstacles, ce sont les illusions sur les fausses "solutions" que préconisent les différentes fractions de la bourgeoisie. Si beaucoup d’ouvriers, se méfiant des politiques guerrières éhontées d’un Bush, réalisent que la "guerre contre le terrorisme" ne fait que favoriser les conflits et les actes terroristes, il leur est plus difficile de faire la clarté sur les mystifications pacifistes qui servent d’arguments aux rivaux de Bush, les Schröder, les Chirac ou Zapatero et, encore plus, aux valets de la bourgeoisie qui mettent toute leur ardeur à défendre ces thèmes, en se montrant plus radicaux, comme le font les cliques de la gauche du capital, les altermondialistes et les gauchistes. Il n’y a aucune illusion à avoir : toutes ces fractions de la bourgeoisie sont des rouages de l’engrenage mortel qui entraîne la société tout entière vers l’abîme.
Toute l’histoire du dernier siècle confirme l’analyse déjà formulée par le Premier Congrès de l’Internationale Communiste : "L'humanité, dont toute la culture a été dévastée, est menacée de destruction (...) L'ancien "ordre" capitaliste n'est plus. Il ne peut plus exister. Le résultat final des procédés capitalistes de production est le chaos" ([10] [872]). Et ce chaos ne peut être vaincu que par la plus grande classe productrice, la classe ouvrière. C'est elle qui doit instituer l'ordre véritable, l'ordre communiste. Elle doit briser la domination du capital, rendre les guerres impossibles, effacer les frontières entre les Etats, transformer le monde en une vaste communauté travaillant pour elle-même, réaliser la solidarité fraternelle et la libération des peuples.
Pour se hisser à la hauteur de cette tâche de titan, le prolétariat doit développer de façon patiente et tenace sa solidarité de classe. Le capitalisme agonisant veut nous habituer à l’horreur, à considérer comme "normale" la barbarie dont il est responsable. Les prolétaires doivent réagir en manifestant leur indignation devant ce cynisme et leur solidarité avec les victimes de ces conflits sans fin, des massacres perpétrés par toutes les bandes capitalistes. Le dégoût et le rejet de ce que le capitalisme dans sa décomposition fait vivre à la société, la solidarité entre membres d’une classe qui n’ont que des intérêts communs, sont des facteurs essentiels de la prise de conscience qu’une autre perspective est possible et qu’une classe ouvrière unie a la force de l’imposer.
Mir (26-9-04)
[1] [873] Les parasites du GCI ont le culot de parler de "lutte de classe"
[2] [874] Militarisme et Décomposition, Revue Internationale nº 64
[3] [875] Voir les Thèses sur la Décomposition (Revue Internationale nº 62) et aussi "Les racines marxistes de la notion de décomposition" (Revue Internationale nº 117).
[4] [876] Selon des statistiques de l’ONU, à l’heure actuelle il y a 41 guerres régionales dans le monde
[5] [877] L’impossibilité d’imposer un règlement du contentieux Israël – Palestine, laissant comme seule perspective une aggravation sans fin des affrontements, en est une illustration criante.
[6] [878] Nous avons analysé son évolution dans l’article "Le terrorisme arme et justification de la guerre", Revue Internationale nº 112
[7] [879] Voir la Revue Internationale nº 108 l’article "Pearl Harbour 1941, Twin Towers 2001"
[8] [880] Il faut rappeler que ces Seigneurs de la Guerre étaient dans les années 80 des fidèles serviteurs des grandes puissances : d’un côté, Bin Laden travaillait pour les américains en Afghanistan, tandis que Balaiev, le commanditaire probable du côté tchétchène du carnage de Beslan, était un ancien officier de l’armée soviétique.
[9] [881] Même l’Etat le plus fort de la région , Israël, n'est pas épargné par ces tendances, même si celles-ci s'y manifestent sous une forme beaucoup plus atténuée. Ainsi on y voit les secteurs les plus radicaux de la droite appeler, en réponse aux plans de Sharon de démantèlement des colonies juives à Gaza, à la désertion de l’armée et de la police.
[10] [882] Plateforme de l’Internationale Communiste approuvée par le premier congrès tenu en mars 1919.
Lors de sa réunion plénière de l'automne 2003, l'organe central du CCI a mis en relief l'existence d'un tournant dans l'évolution de la lutte de classe internationale :
"Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans la lutte de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968." Cependant, le rapport adopté par cette réunion plénière constatait que "Tant à l'échelle internationale que dans chaque pays, la combativité est (…) encore à l'état embryonnaire et très hétérogène" et il poursuivait en affirmant que : "Plus généralement, il faut être capable de distinguer entre des situations où, pour ainsi dire, le monde se réveille un matin et ce n'est plus le même monde, et des changements qui ont lieu de façon presque imperceptible à première vue par le monde en général, comme la modification presque invisible qui se produit entre la marée montante et la marée descendante. L'évolution actuelle est incontestablement de la deuxième sorte. En ce sens, les mobilisations récentes contre les attaques sur le régime des retraites ne signifient en aucune manière une modification immédiate et spectaculaire de la situation..."
Huit mois après que ces perspectives aient été adoptées par notre organisation, il est nécessaire de se demander dans quelle mesure elles se sont vérifiées. C'est l'objet de la présente résolution.
1) S'il est une chose dont on peut constater la confirmation, c'est bien l'absence d'une "modification immédiate et spectaculaire de la situation" puisque depuis les luttes du printemps 2003 dans divers pays d'Europe, et particulièrement en France, il n'y a pas eu de mouvement massif ou marquant de la lutte de classe. De ce fait, il n'existe pas d'élément décisif permettant de confirmer l'idée que les luttes de l'année 2003 constituent effectivement un tournant dans l'évolution du rapport de forces entre les classes. En ce sens, ce n'est pas sur l'observation de la situation des luttes ouvrières au cours de la dernière année que nous pouvons fonder la conviction de la validité de notre analyse mais bien de l'examen de l'ensemble des éléments de la situation historique qui déterminent la phase présente de la lutte de classe. Un tel examen se base en fait sur le rappel du cadre d'analyse que nous nous sommes donné de la période historique actuelle.
2) Dans le cadre de cette résolution, ce n'est que de façon nécessairement résumée qu'on peut présenter les éléments déterminants de la situation de la lutte de classe :
• L'ensemble de la situation mondiale à partir de la fin des années 1960 est marqué par la sortie de la contre-révolution qui s'était abattue sur le prolétariat au cours des années 1920. La reprise historique des luttes ouvrières, marquée notamment par la grève générale de mai 68 en France, "l'automne chaud italien" de 69, le "Cordobazo" en Argentine la même année, les grèves de l'hiver 70-71 en Pologne, etc., ouvrait un cours aux affrontements de classe : face à l'aggravation de la crise économique, la bourgeoisie était incapable de mettre en œuvre sa réponse "classique", la guerre mondiale, du fait que la classe exploitée avait cessé de marcher derrière les drapeaux de ses exploiteurs.
• Ce cours historique aux affrontements de classe, et non à la guerre mondiale, s’est maintenu dans la mesure où le prolétariat n'a pas subi de défaite directe, ni de défaite idéologique profonde conduisant à un embrigadement derrière des drapeaux bourgeois comme la démocratie ou l'antifascisme.
• Cependant cette reprise historique a rencontré tout une série de difficultés, notamment au cours des années 1980, du fait évidemment des manœuvres déployées par la bourgeoisie face à la classe ouvrière mais aussi du fait de la rupture organique subie par l’avant-garde communiste suite à la contre-révolution (absence et retard dans le surgissement du parti de classe, carence dans la politisation des luttes). Un des facteurs croissants des difficultés rencontrées par la classe ouvrière est l’aggravation de la décomposition de la société capitaliste moribonde.
• C’est justement la manifestation la plus spectaculaire de cette décomposition, l’effondrement des régimes dits "socialistes" et du bloc de l’Est à la fin des années 1980, qui est à l’origine d’un recul important de la conscience dans l'ensemble de la classe du fait de l'impact des campagnes sur la "mort du communisme"qu’il a permises.
• Ce recul de la classe a encore été aggravé au début des années 1990 par toute une série d'événements qui ont accentué le sentiment d'impuissance de la classe ouvrière :
- la crise et la guerre du Golfe en 1990-91 ;
- la guerre en Yougoslavie à partir de 1991 ;
- de multiples autres guerres et massacres dans beaucoup d'autres lieux (Kosovo, Ruanda, Timor, etc.) avec la participation fréquente des grandes puissances au nom des "principes humanitaires".
• L’emploi massif des thèmes humanitaires (comme par exemple au Kosovo en 1999) exploitant les manifestations les plus barbares de la décomposition (comme "la purification ethnique") a justement constitué un facteur supplémentaire de désarroi pour la classe ouvrière, notamment celle des pays les plus avancés, invitée à applaudir les aventures militaires de ses gouvernants.
• Les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont permis à la bourgeoisie des pays avancés de répandre une nouvelle couche de mystifications sur le thème de la "menace terroriste", du "nécessaire combat" contre cette menace, mystifications permettant notamment de justifier la guerre en Afghanistan fin 2001 et la guerre en Irak de 2003.
• Par ailleurs, ce qui aurait pu constituer après 1989 un antidote aux campagnes sur la "faillite du communisme" et la "supériorité du capitalisme libéral", l’aggravation inéluctable de la crise économique, a connu un répit au cours des années 1990 (concrétisé par un certain recul du chômage) ; de ce fait, les illusions créées par ces campagnes se sont maintenues tout au long de ces années avec l’aide aussi de celles déployées autour des "success stories" des "dragons" et des "tigres" asiatiques et autour de la "révolution des nouvelles technologies".
• Enfin, l’arrivée des partis de gauche au gouvernement dans la grande majorité des pays européens, dans la seconde moitié des années 1990, arrivée qui était permise tant par le recul de la conscience et de la combativité de la classe ouvrière que par la relative accalmie dans l’aggravation de la crise économique, a permis à la classe dominante (et c’était son objectif essentiel) de poursuivre une série d’attaques économiques contre la classe ouvrière tout en s'évitant les mobilisations massives de celle-ci, mobilisations qui sont une des conditions de la reprise de sa confiance en soi.
3) C’est à partir de l’ensemble de ces éléments qu’on peut fonder l’existence véritable d’un tournant dans le rapport de forces entre les classes. Cela dit, on peut se faire une première idée de ce tournant par la simple observation et comparaison des situations qui ont prévalu lors de deux moments importants de la lutte de classe au cours de la dernière décennie, dans un des pays qui depuis 1968 (mais aussi au cours du 19e siècle déjà) a représenté une sorte de "laboratoire" de la lutte de classe et des manœuvres bourgeoises destinées à la contrer, la France. Ces deux moments importants sont les luttes de l’automne 1995, principalement dans le secteur des transports, contre le "plan Juppé" de réforme de la Sécurité sociale et dernièrement les grèves du printemps 2003 dans le secteur public contre la réforme des retraites imposant dans ce secteur une plus longue durée des années de travail et une baisse des pensions.
Comme le CCI l’avait déjà souligné à l’époque, les luttes de 1995 faisaient suite à une manœuvre élaborée par les différents secteurs de la bourgeoisie visant fondamentalement, dans une période où la situation économique n’imposait pas des attaques violentes immédiates, à redorer le blason des syndicats afin de leur permettre de mieux encadrer, et saboter, les luttes à venir du prolétariat.
En revanche, les grèves du printemps 2003 font suite à une attaque massive contre la classe ouvrière rendue nécessaire pour faire face à l’aggravation de la crise capitaliste. Dans ces luttes, les syndicats n’interviennent pas pour redorer leur blason mais pour saboter au mieux le mouvement et permettre qu’il s’achève par une défaite cuisante de la classe ouvrière.
Cependant, malgré leurs différences, il existe des caractéristiques communes à ces deux épisodes de la lutte de classe : l’attaque principale qui affecte tous les secteurs ou de vastes secteurs de la classe ouvrière (en 1995 le "plan Juppé" de réforme de la Sécurité sociale, en 2003 la réforme des retraites du secteur public) est accompagnée d'un attaque spécifique contre un secteur particulier (en 1995 la réforme du régime des retraites des cheminots, en 2003 la "décentralisation" de toute une série de personnels de l’éducation nationale) qui, du fait qu’il manifeste une combativité plus importante et massive, apparaît comme le fer de lance du mouvement. Après plusieurs semaines de grève les "concessions" qui sont faites par rapport à ces attaques spécifiques vont permettre de faire reprendre le travail plus facilement dans les secteurs concernés ce qui favorisera la reprise générale puisque "l’avant-garde" elle-même cesse la lutte. En décembre 1995, c'est l’abandon du projet de réforme du régime de retraite des cheminots qui les avait conduits à cesser le mouvement ; en 2003, le "recul" du gouvernement sur les mesures de "décentralisation" de certains personnels des établissements scolaires a contribué à la reprise du travail dans le secteur de l'éducation.
Cela dit, ce n'est absolument pas dans la même ambiance que se fait la reprise du travail lors des deux épisodes :
- en décembre 1995, bien que le gouvernement ait maintenu le "plan Juppé" (qui avait d'ailleurs reçu le soutien d'un des principaux syndicats, la CFDT) c'est un sentiment de "victoire" qui prévaut : sur une question au moins, le régime de retraite des cheminots, le gouvernement a purement et simplement retiré son projet ;
- à la fin du printemps 2003, en revanche, les quelques concessions accordées sur la question du statut de certaines catégories du personnel de l'éducation nationale ne sont nulle part ressenties comme une victoire (d'autant plus que les bataillons les plus nombreux, les enseignants, nétaient pas directement concernés par ces mesures et leur retrait), mais tout simplement comme le fait que le gouvernement ne voudra rien lâcher d'autre, et le sentiment de défaite est encore aggravé par l'annonce de la part des autorités que les journées de grève seraient intégralement retranchées du salaire, contrairement à ce qui s'était passé auparavant dans le secteur public.
Si l'on essaie d'établir un bilan global de ces deux épisodes de la lutte de classe on peut faire ressortir les points suivants :
- en 1995, le sentiment de victoire fortement répandu dans la classe ouvrière favorise de façon notable la recrédibilisation des syndicats (phénomène qui n'est pas limité à la France mais concerne la plupart des pays d'Europe, notamment la Belgique et l'Allemagne où on avait assisté à des manœuvres bourgeoises semblables à celles mise en œuvre en France, comme nous l'avions relevé dans notre presse) ;
- en 2003, le fort sentiment de défaite qui résulte des grèves du printemps (en France mais également dans d'autres pays comme l'Autriche) ne provoque pas de discrédit majeur des syndicats qui ont réussi à ne pas se démasquer et qui, dans certaines circonstances, sont même apparus comme plus "combatifs que la base". Cependant, ce sentiment de défaite annonce le début d'un processus où les syndicats vont perdre des plumes, où la multiplication de leurs manœuvres permettra de mettre en évidence que sous leur conduite, la lutte est toujours défaite et que leur jeu va toujours dans le sens de cette défaite.
En ce sens, les perspectives pour le développement des luttes et de la conscience du prolétariat sont bien meilleures après 2003 qu'après 1995, puisque :
- le pire pour la classe ouvrière n'est pas une défaite franche mais le sentiment de victoire après une défaite masquée (mais réelle) : c'est ce sentiment de "victoire" (contre le fascisme et dans la défense de la "patrie socialiste") qui a constitué le poison le plus efficace pour plonger et maintenir le prolétariat dans la contre-révolution pendant quatre décennies au milieu du 20e siècle ;
- le principal instrument de contrôle de la classe ouvrière et de sabotage de ses luttes, le syndicat, est entré dans une trajectoire d'affaiblissement.
4) Si l'existence d'un tournant dans les luttes et la conscience de la classe ouvrière peut être constatée de façon empirique, à travers le simple examen des différences entre la situation de 2003 et celle de 1995, la question se pose : pourquoi ce tournant a-t-il lieu maintenant et non pas il y a cinq ans par exemple ?
A cette question on peut déjà apporter une réponse simple : pour les mêmes raisons que le mouvement inter-mondialiste débutait à peine il y a cinq ans alors qu'aujourd'hui il est devenu une véritable institution dont les manifestations mobilisent des centaines de milliers de personnes ainsi que l'attention de tous les médias.
Plus concrètement et précisément on peut apporter les éléments de réponse suivants :
• Après l'énorme impact des campagnes sur "la mort du communisme" à partir de la fin des années 80, un impact qui était à la mesure de l'importance énorme de l'événement constitué par l'effondrement interne de ces régimes qui s'étaient présentés (et avaient été présentés) pendant plus d'un demi-siècle comme "socialistes", "ouvriers", "anti-capitalistes", il fallait un certain temps, en l'occurrence une bonne décennie, pour que s'évaporent les brumes, le désarroi résultant de ces campagnes, que s'amenuise l'impact de leurs "arguments". Il avait fallu quatre décennies pour que le prolétariat mondial puisse sortir de la contre-révolution, il aura fallu un bon quart de cette durée pour qu'il se relève des coups qu'il a reçus avec la mort du fer de lance de cette même contre-révolution, le stalinisme, dont le "cadavre pourrissant a continué d'empoisonner l'atmosphère qu'il respire" (comme nous l'avions écrit en 1989).
• Il fallait notamment que soit totalement évacué l'impact de l'idée, promue avec éclat par Bush père, que l'effondrement des régimes "socialistes" et du bloc de l'Est permettait l'éclosion d'un "nouvel ordre mondial". Cette idée a été brutalement affectée dès 1990-91 par la crise et la guerre du Golfe puis par la guerre en Yougoslavie qui s'est prolongée jusqu'en 1999 avec l'offensive sur le Kosovo. Après cela, il y a eu les attentats du 11 septembre et maintenant la guerre en Irak, en même temps que la situation ne cesse de se dégrader en Israël-Palestine. Jour après jour il devient plus évident que la classe dominante ne peut pas plus mettre un terme à ses affrontements impérialistes et au chaos mondial qu'à la crise économique qui en constitue la toile de fond.
• Justement, la dernière période, principalement depuis l'entrée dans le 21e siècle, a remis à l'ordre du jour l'évidence de la crise économique du capitalisme, après les illusions des années 1990 sur la "reprise", les "dragons" et sur la "révolution des nouvelles technologies". En même temps, ce nouveau pas franchi par la crise du capitalisme a conduit la classe dominante à intensifier la violence de ses attaques économiques contre la classe ouvrière, à généraliser ces attaques.
• Cependant, la violence et le caractère de plus en plus systématique des attaques contre la classe ouvrière n’a pas provoqué de sa part jusqu’à présent de riposte massive ou spectaculaire, ou même de riposte d’une ampleur comparable à celles de 2003. En d’autres termes, pourquoi le "tournant" de 2003 s’est-il pas manifesté sous la forme d’une "inflexion" et non d’un surgissement explosif (comme par exemple celui que nous avions vu en 68 et au cours des années suivantes) ?
5) À cette question il existe plusieurs niveaux de réponse.
En premier lieu, comme nous l’avons souvent mis en évidence, c’est de façon lente que s’est opéré le développement de la reprise historique du prolétariat : par exemple, entre le premier événement majeur de cette reprise historique, la grève générale de mai 68 en France et son point culminant, à ce jour, les grèves en Pologne de l’été 1980, il s’est écoulé plus de 12 années. De même, entre la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et les grèves du printemps 2003, il s’est écoulé 13 ans et demi, c’est-à-dire plus longtemps qu’entre le début de la première révolution en Russie, en janvier 1905 et la révolution d’Octobre 1917.
Le CCI a déjà analysé les causes de la lenteur avec laquelle s’est opéré ce développement si on le compare avec celui qui a précédé la révolution de 1917 : aujourd’hui la lutte de classe surgit à partir de la crise économique du capitalisme et non de la guerre impérialiste, une crise dont la bourgeoisie est capable, elle l’a amplement démontré, de ralentir le rythme.
Le CCI a également mis en évidence d’autres facteurs ayant contribué à ralentir le rythme du développement de la lutte et de la conscience du prolétariat, des facteurs liés à la rupture organique résultant de la contre-révolution (et qui ont retardé la constitution du parti) et à la décomposition du capitalisme, notamment des tendances au désespoir, à la fuite et au repli sur soi qui ont affecté le prolétariat.
Par ailleurs, pour comprendre la lenteur de ce processus il faut également prendre en compte l’impact de la crise elle-même : notamment le fait qu’elle se manifeste par une montée du chômage qui constitue un facteur important d'inhibition de la classe ouvrière, en particulier dans ses nouvelles générations qui, traditionnellement, sont les plus combatives mais qui aujourd’hui sont souvent plongées dans le chômage avant même d’avoir pu faire l’expérience du travail associé et de la solidarité entre travailleurs. Lorsque la mise au chômage prend la forme de licenciements massifs, elle contient encore une charge explosive, même si celle-ci peut difficilement s’exprimer sous la forme classique de la grève qui, dans le cas des fermetures d’entreprises, est inefficace par définition. Mais lorsque la montée du chômage résulte tout simplement du non remplacement des départs à la retraite, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, les ouvriers qui n’arrivent pas à trouver un emploi sont souvent désemparés.
Le CCI a souvent mis en évidence le fait que la montée inéluctable du chômage constitue une des manifestations les plus probantes de la faillite définitive du mode de production capitaliste, donc une des fonctions historiques essentielles était d’avoir étendu au monde entier et de façon massive le travail salarié. Cependant, de façon immédiate, le chômage est principalement un facteur de démoralisation de la classe ouvrière, d’inhibition de ses luttes. Ce n’est que dans une étape beaucoup plus avancée du mouvement de la classe que le caractère subversif de ce phénomène pourra devenir un facteur de développement de sa lutte et de sa conscience, en fait lorsque la perspective du renversement du capitalisme aura fait sa réapparition, sinon massive, au moins significative dans les rangs du prolétariat.
6) Et c’est justement là que réside une des causes du rythme lent du développement des luttes ouvrières aujourd’hui, la faiblesse relative des réponses que la classe oppose aux attaques croissantes du capitalisme : le sentiment, encore très confus mais qui ne demande qu’à se développer dans la période qui est devant nous, qu’il n’existe pas de solution aux contradictions qui assaillent le capitalisme aujourd’hui, que ce soit au plan de son économie ou des autres manifestations de sa crise historique, comme la permanence des affrontements guerriers, la montée du chaos et de la barbarie dont chaque jour qui passe démontre un peu plus clairement le caractère irrésistible.
Ce phénomène d’hésitation du prolétariat devant l’ampleur de sa tâche a déjà été mis en évidence par Marx et le marxisme depuis le milieu du 19e siècle (notamment dans "Le 18 brumaire de Louis Bonaparte"). C’est ce phénomène qui explique en partie le paradoxe de la situation présente : d’une part les luttes peinent à prendre de l’ampleur malgré la violence des attaques que subit la classe ouvrière. D’autre part, on voit se confirmer le développement, au sein de la classe, d’une réflexion en profondeur, bien que grandement souterraine aujourd’hui, dont une manifestation qui ne se dément pas est l’apparition de tout une série d’éléments et de groupes, souvent jeunes, qui se tournent vers les positions de la Gauche communiste.
Dans ce contexte, il importe de se prononcer clairement sur la portée de deux aspects de la situation présente qui participent de la passivité relative du prolétariat :
- l’impact des défaites qu’il a subies au cours de la dernière période et dont la bourgeoisie a tout fait, notamment à travers des déclarations arrogantes, pour qu’elles entraînent la plus grande démoralisation possible ;
- le chantage systématique qui est fait à la "délocalisation" pour faire accepter aux ouvriers des pays les plus développés des sacrifices considérables.
Pendant toute une période, ces éléments vont jouer en faveur de la "paix sociale" au bénéfice de la bourgeoisie, et celle-ci ne se gênera pas pour exploiter au maximum ce "filon". Cependant, lorsque l’heure des luttes massives aura sonné, parce que les masses ouvrières ne pourront faire autrement, face à l’ampleur des attaques, alors l'acumulation des humiliations subies par les ouvriers, l’énorme sentiment d’impuissance et de démoralisation, tout le "chacun pour soi" qui aura pesé pendant des années se convertira en son contraire : la volonté de ne plus subir, la recherche décidée de la solidarité de classe, entre secteurs, entre régions et entre pays, l’accession à une perspective nouvelle, celle de l’unité mondiale du prolétariat en vue du renversement du capitalisme.
CCI (Juin 04)
Nous publions ci-dessous des extraits d’un long article des camarades du Núcleo Comunista Internacional d’Argentine consacré à une analyse approfondie du mouvement piquetero, à dénoncer son caractère anti-ouvrier et à combattre les mensonges avec lesquels les groupes gauchistes de tout poil "se sont consacrés à tromper le prolétariat avec de fausses attentes, lui faisant croire que les objectifs et les moyens du mouvement piquetero contribuaient au progrès de sa lutte".
Un groupe de tendance anarchiste comme le GCI, avec son langage pseudo marxiste, s’apprête à apporter son inestimable contribution à cette tâche consistant à tromper, falsifier et empêcher que le prolétariat ne tire les véritables leçons et ne s’arme contre les pièges tendus par son ennemi de classe. C'est ce que dénoncent très bien les camarades du NCI.
Il se peut que beaucoup considèrent que ces mouvements de chômeurs ont débuté au cours de ces 5 ou 6 dernières années quand la misère, le chômage et la famine se sont abattus dans les grands ensembles du Gran Buenos Aires, Rosario, Cordoba, etc. Ce n’est pas le cas : les courants piqueteros prennent leur origine, au cours des années 90, dans les mouvements appelés "Manzaneras", que dirigeait l’épouse du gouverneur de la province de Buenos Aire de l’époque, Eduardo Duhalde, et qui avaient une double fonction : d’une part le contrôle social et politique, le développement de la capacité de mobilisation des larges couches désespérées en faveur de la fraction bourgeoise que représentait Duhalde et, d’autre part, la prise en charge de la distribution de nourriture aux chômeurs (un œuf et un demi-litre de lait quotidiens), puisqu’il n’y avait pas alors de programmes pour les chômeurs, ni aides, etc. Mais au fur et à mesure de la croissance exponentielle du chômage et des protestations des chômeurs, les manzaneras commencèrent à disparaître de la scène. Il y avait une place vacante, qu’il était important d’occuper, et qu’occupèrent une ribambelle d’organisations pour la plupart dirigées par l’Église catholique, les courants politiques gauchistes, etc. Plus tard est entré en scène le Parti Communiste Révolutionnaire maoïste avec son "Courant Classiste et Combatif", les trotskistes du Parti Ouvrier qui ont formé leur propre appareil de chômeurs, le Pôle Ouvrier, et par la suite les autres courants.
Ces premières organisations reçurent leur baptême du feu à Buenos Aires, de façon massive, avec les barrages routiers sur la stratégique Route n° 3 qui relie Buenos Aires à l’extrême sud du pays, la Patagonie, avec la revendication de plus d’allocations pour les chômeurs, lesquelles étaient contrôlées et gérées par des conseils consultatifs qui comprenaient la municipalité, les courants piqueteros, l’Église, c’est-à-dire par l’État bourgeois.
C’est ainsi que les "Plans Travailler" ainsi que les différentes allocations permirent à la bourgeoisie d’exercer un contrôle social et politique sur les chômeurs à travers les différentes organisations piqueteras, qu’elles soient de type péroniste, trotskiste, guévariste, stalinien ou syndical à travers la C.T.A. Ensuite, ces courants ont commencé à se propager dans les quartiers ouvriers durement touchés par le chômage, la famine et la marginalisation, et ils ont commencé à tisser leur structure, tout cela avec l’argent de l’État bourgeois.
Pour qu’ils puissent bénéficier des aides et des colis de nourriture (5 kg) on exigeait des adhérents qu’ils se mobilisent derrière les drapeaux de l’organisation, qu’ils participent à ses actions politiques si celle-ci avait une structure politique, qu’ils lèvent la main et votent en faveur des propositions du groupe auquel elle "appartenait", tout cela sous peine de perdre le droit aux subsides, c’est-à-dire les misérables 150 pesos (ou 50 dollars).
Mais la liste des obligations des chômeurs envers le mouvement ne s’arrêtait pas là. Ces derniers avaient tout une série d’obligations auprès des organisations de chômeurs et leur réalisation était consignée dans un cahier où celui qui obtient le meilleur score –en participant aux réunions, aux marches, en donnant son accord à la position officielle, ne courait pas le risque de perdre ses prestations- en revanche pour qui exprimait des opinions non conformes, le score s’amenuisait jusqu’à perdre le bénéfice du plan.
Mais de plus, les organisations soutiraient aux chômeurs un pourcentage ou une somme fixe d’argent à titre de "cotisation", cet argent étant destiné à verser des revenus aux mouvements, à payer des locaux pour le fonctionnement des mouvements de chômeurs et des groupes politiques auxquels ils étaient rattachés, etc.
Le paiement de cette cotisation était obligatoire et à ce titre, les "référents" de chaque organisation locale de quartier des divers mouvements de chômeurs les accompagnaient à la banque même où, après avoir reçu leur allocation, ils devaient payer leur cotisation.
En 2001, avant les journées interclassistes du 19 et du 20 décembre, l’assemblée piquetera était dominée par le Pôle Ouvrier, le Courant maoïste Classe et Combat, et la Fédération Terres, Logement et Habitat.
Les positions soutenues dans ces assemblées et dans les suivantes montrent clairement quelle est la nature des divers groupes piqueteros, comme instruments au service de l’État bourgeois. Cette nature n’a pas changé après la rupture entre le Pôle Ouvrier et les autres courants, donnant naissance au Bloc piquetero.
Le rôle attribué aux chômeurs ou au "sujet piquetero" comme aime à le désigner le Parti Ouvrier dans son hebdomadaire Presse Ouvrière, lorsqu’il parle de l’objectif du mouvement piquetero, est de "devenir un mouvement de masse", sous entendu de la masse des chômeurs, des ouvriers actifs et de toutes les classes moyennes poussées vers la classe ouvrière et celle des dépossédés, c’est-à-dire que la classe ouvrière doit s’intégrer dans un vaste front inter classes et doit lutter, non sur son propre terrain mais dans un camp qui lui est totalement étranger.
Ce qui démontre la justesse de la position du CCI, telle que nous la défendîmes alors, quand il qualifiait les événements du 19 et 20 décembre comme une révolte interclassiste.
Le Parti Ouvrier (PO) dans un paragraphe on ne peut plus sobre d’une résolution de son 13ème Congrès affirme sans la moindre honte :
"Celui qui contrôle la nourriture des masses contrôle les masses…". En d’autres termes, malgré ses déclamations pour empêcher la bourgeoisie de contrôler les masses en contrôlant la nourriture, le PO a en réalité la même attitude que la bourgeoisie : le contrôle des plans sociaux, celui des colis alimentaires afin de pouvoir ainsi contrôler les chômeurs. Cette attitude n’est pas le propre du PO mais de l’ensemble et de la totalité des courants, groupes et regroupements piqueteros.
Ces quelques exemples démontrent que les mouvements de chômeurs qui ont occupé les mass média, que ce soit au plan national ou international, et qui amenèrent l’imaginaire de la petite bourgeoisie radicalisée à croire aux prémisses d’"une révolution", en l’existence de "conseils ouvriers", etc., sont une supercherie totale.
Si l’on considère, comme le PO, que le mouvement piquetero est le fait le plus significatif du mouvement ouvrier depuis le Cordobazo [soulèvement des ouvriers de Córdoba en 1969, NDLR], on discrédite ce dernier ainsi que les luttes de caractère ouvrier qui se déroulèrent à cette période ; il ne s’agissait pas d’une rébellion populaire ou de style inter classiste, bien au contraire ce furent des combats ouvriers qui développèrent des comités ouvriers qui se chargèrent des fonctions les plus diverses, en tant que comités de défense, de solidarité, etc.
Un contradicteur pourra nous critiquer en disant que nous avons bien rendu compte de la position des directions des mouvements et organisations piqueteras, mais que ce qui compte c’est la dynamique du processus ou du phénomène piquetero, ses luttes, ses mobilisations, ses initiatives.
La réponse est simple, à ceux qui nous font cette objection, nous devons répondre de la même façon que nous le fîmes au BIPR, avec la critique faite dans Revolución Comunista n° 2 [journal du NCI] à ses positions concernant l’"argentinazo" du 19 et 20 décembre : les positions adoptées par ce courant sont de simples désirs de type idéaliste.
Les organisations piqueteras sont qui les dirigent, leurs chefs, rien de plus. Le reste, les piqueteros au visage caché occupés à brûler des pneus sont prisonniers de leurs 150 pesos mensuels et des 5 kg de nourriture que l’État bourgeois leur octroie via les organisations.
Et comme il a été dit plus haut, tout cela doit être fait sous peine de perdre les droits en question. En résumé les mouvements piqueteros ne signifient nullement un développement de la conscience mais bien au contraire la régression de la conscience ouvrière, puisque ces organisations impriment une idéologie étrangère à la classe ouvrière, comme l’exprime la formule citée plus haut : qui gère la nourriture gère la conscience, mettant en évidence le fait que le PO adopte le point de vue de la bourgeoisie, avec sa logique perverse qui ne peut mener qu’à la défaite de la classe ouvrière et des chômeurs. Car tel est le rôle du gauchisme : LA DÉFAITE DE LA CLASSE OUVRIÈRE ET LA PERTE DE SON AUTONOMIE DE CLASSE, quelles que soient les consignes "révolutionnaires" qu’il puisse exhiber.
Les inexactitudes, les demi-vérités, et les mystifications n’aident pas le prolétariat mondial, bien au contraire, elles aggravent davantage les erreurs et les limitations des futures luttes. C’est ce que fait le GCI lorsque il écrit dans sa revue Communisme (n°49, 50,51) que c’est : "la première fois dans l’histoire de l’Argentine que la violence révolutionnaire du prolétariat parvient à renverser le gouvernement", et il poursuit "la distribution entre les prolétaires de marchandises expropriées, et les repas "populaires" préparés avec le produit des récupérations… Affrontements avec la police et autres troupes de choc de l’État, comme les bandes mercenaires péronistes, spécialement le jour de la venue au pouvoir présidentiel de Duhalde…"
Le GCI, avec son attitude et ses mensonges sème la confusion dans la classe ouvrière mondiale, l’empêchant de tirer les nécessaires leçons des événements de 2001.
Tout d’abord ce n’est nullement la "violence révolutionnaire" qui renversa le gouvernement De La Rua. Au contraire, ce gouvernement bourgeois tomba à cause des conflits et des luttes internes au sein de la bourgeoisie. Il n’y pas eu non plus distribution "des biens expropriés", les pillages ne furent pas ce que prétend le GCI "une attaque généralisée de la propriété privée et de l’État", c’était le fait de personnes désespérées, affamées, qui ne pensèrent jamais, ne serait-ce qu'accessoirement, attaquer la propriété privée, mais simplement calmer la faim pendant un jour ou deux.
Ainsi, la falsification des faits se poursuit quand le GCI parle des affrontements lors de l’avènement de Duhalde comme d’une lutte du "mouvement" prolétaire contre les milices péronistes. C’est faux, c’est un mensonge. L’affrontement qui s'est produit le jour de l'accession de Duhalde à la première magistrature nationale, s'est déroulé entre appareils de l’État bourgeois : d’un coté les péronistes, de l’autre les gauchistes du MST, du PCA, et autres groupes trotskistes et guévaristes mineurs ; mais la classe ouvrière était absente ce jour là.
On peut penser un instant que, peut-être, ces "erreurs" du GCI sont dues à un excès d’enthousiasme révolutionnaire, en toute bonne fois. Mais en poursuivant la lecture de cette revue, il est facile d’observer que ce n’est pas le cas ; la seule chose que fait le GCI, c’est de jouer un rôle de confusion qui ne profite qu’à la bourgeoisie. Le GCI ment à la classe ouvrière mondiale et alimente la mystification piquetera, en disant : "l’affirmation du prolétariat n’aurait pas été possible en Argentine sans le mouvement piquetero, fer de lance de l’associationnisme prolétarien de la dernière décennie" et "en Argentine, le développement de cette force de classe se révèle en quelques mois si puissante que les prolétaires qui ont encore du travail s’y joignent. Pendant les dernières années toute grande lutte se coordonne et s’articule aux piquets, aux assemblées et structures de coordination des piqueteros." Il serait préoccupant que de telles affirmations proviennent du milieu politique prolétarien, en revanche, elles ne nous étonnent pas de la part du GCI, un groupe semi anarchiste qui revendique l’idéologie petite bourgeoise et raciste de Bakounine. Mais ce qui nous préoccupe, ce sont les mensonges que cette presse met dans l’esprit de ces lecteurs
Le mouvement piquetero, comme nous le disions plus haut, (excepté en Patagonie et au nord de Salta) est l’héritier des Manzaneras, et le supposé associationnisme que généraient les piquets, n’est rien d’autre que l’obligation qui est faite à chaque bénéficiaire du "Plan Travailler", ou des autres aides, de tout faire pour ne pas perdre ces subsides misérables que l’État bourgeois lui octroie. Il n’existe entre eux aucune solidarité, bien au contraire, ils sont tous contre tous, chacun recherchant un petit avantage au détriment et au prix de la famine d’un autre.
C'est pour cela qu'on ne peut qualifier le piquet, en aucune façon, comme le fait le plus significatif de la classe ouvrière et on ne peut mentir effrontément au sujet de la "coordination" des ouvriers chargés des piquets. Le GCI continue de mentir en disant que : "l’associationnisme généralisé du prolétariat en Argentine est sans aucun doute une affirmation naissante de cette autonomisation du prolétariat… L’action directe, l’organisation en force contre la légalité bourgeoise, l’action sans médiation intermédiaire, l’attaque contre la propriété privée… sont de formidables affirmations de cette tendance du prolétariat à se constituer en force destructrice de tout l’ordre établi…"
Ces affirmations sont, sans le moindre doute, la preuve claire d’une tentative délibérée d’escroquer la classe ouvrière mondiale pour l’empêcher de tirer les leçons et enseignements nécessaires. C’est en définitive un grand service que rend le GCI à la bourgeoisie et à la classe dominante. On ne peut escroquer la classe ouvrière en tentant de redessiner et transformer le sens des faits, des actions et des mots d'ordre ; le slogan "qu’ils partent tous" n’est pas une affirmation révolutionnaire, mais plutôt une affirmation pour qu’ils restent tous, c’est la recherche d’un "gouvernement bourgeois honnête".
Mais il faut se poser la question de savoir ce que recouvre pour le GCI le mot ‘prolétaire’. Pour ce groupe, le prolétariat ne se définit pas selon le rôle qu’il joue dans la production capitaliste : c’est-à-dire, si les prolétaires sont les maîtres des moyens de production ou s'ils vendent leur force de travail. Pour le GCI, le prolétariat est une catégorie qui comprend aussi bien les chômeurs (qui font partie de la classe ouvrière) que le lumpen et autres couches et catégories non exploiteuses, comme on peut le voir dans sa publication Communisme n°50.
La position du GCI, d’inclure le lumpen dans le prolétariat, n’est ni plus ni moins qu’une tentative de faire passer de façon détournée l'idée qu’un nouveau sujet social révolutionnaire s’est constitué, et aussi de soustraire les chômeurs à leur appartenance à la classe ouvrière. Bien qu’il s'en défende, le GCI a, à bien des égards, des positions semblables à celles adoptées par le gauchisme argentin, comme le Parti Ouvrier, quand il crée une sous-catégorie d’ouvriers, les "ouvriers piqueteros". Et cela se voit quand le GCI tente d’expliquer sa vision (semi-anarchiste et guerrilleriste qui n’a rien à voir avec le marxisme) sur ce sujet prolétaire et dit à propos des membres du lumpen qu’ils sont "les éléments les plus décidés à s’opposer à la propriété privée" car ils sont les éléments les plus désespérés.
La question à se poser est la suivante : le lumpen prolétariat est-il une couche sociale différente du prolétariat ? Pour le GCI elle ne l’est pas, c’est plutôt le secteur le plus attaqué du prolétariat. Ici le GCI assimile de façon évidente le lumpen avec les chômeurs ce qui est radicalement faux. Cela n'empêche absolument pas la bourgeoisie d'essayer d'utiliser le chômage pour que les détachements ouvriers privés de travail se démoralisent du fait de leur isolement, parvenant ainsi à les lumpeniser pour qu’ils perdent leur conscience de classe. Mais il y une grande différence entre cela et la position soutenue par le GCI, étant donné que l'idée que le lumpen est le secteur le plus désespéré du prolétariat et que ce désespoir mène à "ne pas respecter la propriété privée", est absolument fausse.
Les éléments du lumpen sont pleinement intégrés dans la société capitaliste du "sauve qui peut", du "chacun pour soi", et son "non respect de la propriété privée" est la manifestation du désespoir de cette couche sociale.
Il convient d’affirmer ici que le GCI proclame de façon détournée la fin du prolétariat, se faisant ainsi l’écho des idéologies et théories propagées par la bourgeoisie dans les années 90, lorsqu’il proclame que ces couches sociales sans avenir font partie du prolétariat, et en niant à la classe ouvrière son caractère d’unique classe sociale révolutionnaire à notre époque et qu’elle soit l’unique classe qui ait une perspective communiste et de destruction du système d’exploitation imposé par le capitalisme.
C'est faux que la révolte de 2001 ait eu un caractère prolétarien et révolutionnaire ; c'est faux que le prolétariat ait défié la propriété privée. Les structures associatives auxquelles se réfère le GCI font partie intégrante de l’appareil d’État, pour diviser, pour désunir la classe ouvrière, puisque les groupes piqueteros, quelles que soient leurs structures, n’ont jamais envisagé ni se sont donné pour objectif de détruire la propriété privée, ni proposé une perspective communiste.
En réalité, le GCI est partie intégrante de tout le tapage médiatique sur les piquets et les groupes piqueteros, mystifiant, divisant, et désunissant la classe ouvrière et niant le caractère révolutionnaire du prolétariat. Pour ce faire, il agite des thèmes à propos lesquels il essaie de maintenir une apparence marxiste, mais qui ne sont qu’une déformation de l’idéologie bourgeoise.
De plus, le GCI lance une violente attaque contre le CCI et la position que celui-ci a défendue concernant les événements de 2001. Nous considérons fermement que la position du CCI fut la seule qui tira correctement les leçons et l’enseignement de la révolte populaire d’Argentine en 2001, tandis que le BIPR se basait purement et simplement sur le fétiche des nouvelles "avant-gardes" et des "masses radicalisées des nations périphériques".
Le GCI (comme la fraction interne du CCI) adopta une position de type petit bourgeois, non prolétarienne et nettement colorée d’anarchisme.
Notre petit groupe tira des leçons sur la révolte interclassiste argentine qui étaient les mêmes que celles de nos camarades du CCI sans s’aveugler par l’impressionnisme tiers-mondiste du BIPR, ni l’"action révolutionnaire prolétarienne" du lumpen telle que la pose le GCI.
Assimiler la rébellion interclassiste argentine et les couches qui sont intervenues en son sein avec la révolution russe de 1917 est un non sens total. Que vient faire la référence à Kerensky dans les analyses du soulèvement de 2001 ? La réponse est RIEN. L’analogie faite par le GCI est évidemment intéressée. Elle n’est pas le fait de simples erreurs ou d’une analyse hâtive ou de visions idéalistes. C’est au contraire, purement et simplement, le produit de son option idéologique qui s’éloigne de la dialectique matérialiste et du matérialisme historique, et qui embrasse des positions anarchistes dans un mélange difficile à digérer. En d'autres termes, en utilisant des termes superficiels, il adopte l’idéologie petite bourgeoise des couches moyennes désespérées et sans avenir.
Il vaut la peine d'évoquer ici des positions de la FICCI. Ce groupe, en dépit de ses affirmations où il se proclame le "vrai CCI", le "seul continuateur du programme révolutionnaire du CCI", démontre de façon claire son caractère de suiviste du BIPR et des analyses erronées de ce dernier concernant l'Argentine. (…) La lecture de la réponse que ce groupe a apportée à une note publiée dans Revolucion Comunista [journal du NCI] donne une idée claire de ses positions.
Ces deux longues citations de la publication de la FICCI démontrent clairement les mêmes erreurs que celles commises par le BIPR, derrière lequel la FICCI pratique un suivisme sans principes, de même que celles du GCI. Le point de convergence consiste à considérer que la révolte populaire en Argentine était une lutte ouvrière. Rien n'est plus faux.
C'est vrai que la position du CCI, comme de notre petit groupe, est différente de celle des autres courants communistes, particulièrement du BIPR. Mais il ne s'agit pas là, comme le prétend faussement la FICCI, d'une position défaitiste. Tout au contraire. Nous n'arrêtons pas de répéter jusqu'à l'épuisement qu'il est nécessaire de tirer des luttes toutes les leçons et expériences afin de ne pas commettre des erreurs ou de tomber dans l'impressionnisme, comme il arrivé apparemment à ces groupes à propos de l'expérience "piquetera". Dire qu'il n'y a pas eu de lutte ouvrière en Argentine le 19 décembre 2001 n'implique nullement qu'on soit un déserteur de la lutte de classe comme l'affirme la FICCI. Cette position est typique des petits bourgeois désespérés qui essaient à tout prix de voir des luttes ouvrières là où il n'y en a pas en réalité.
Les nations les plus industrialisées se trouvent dans des conditions plus favorables pour les luttes ouvrières révolutionnaires… que les nations de la périphérie. Les conditions pour une révolution prolétarienne, comprise comme une rupture avec la classe dominante, seront plus favorables dans les pays où la bourgeoisie est la plus forte, où les forces productives ont atteint un haut degré de développement (…)
A l'image du GCI, la FICCI n'a fait que développer une politique de calomnies et injures contre le CCI. Et une telle démarche l'a conduite à nier l'indiscutable, à accepter l'inacceptable, en premier lieu que la lutte de 2001 en Argentine était une lutte ouvrière, de même qu'à présenter de façon mystifiée comme des organes de la classe les mouvements de chômeurs, les "piquetes", etc. quand la pratique concrète de la lutte de classe avait démontré le contraire.
Les courants piqueteros qui, dans leur ensemble, encadrent environ 200 000 travailleurs sans emploi, ne sont pas des syndicats au sens strict du terme, mais en ont l’aspect : paiement de cotisations, obéissance aveugle au courant qui gère le plan, ou effectue la remise des colis de nourriture, et fondamentalement son caractère permanent. Peu importe qu’il soient dirigés par des partis gauchistes ou par la CTA (Centrale des Travailleurs Argentins) dans le cas du FTV, c’est ainsi qu'à partir des luttes initiales des chômeurs en 1996-97 en Patagonie où ces derniers s’organisèrent en comités, en assemblées, etc. les partis gauchistes ont réussi à s’infiltrer, en tant qu’organes du capital et sont parvenus à stériliser la lutte des travailleurs chômeurs ou en activité.
Un contradicteur pourrait dire : "Ces courants ne pourraient ils pas se régénérer par l’action de la base ? Les chômeurs doivent ils abandonner la lutte ?" La réponse est simplement NON. Les organisations piqueteras, qu’elles soient les appendices d’un parti gauchiste, "indépendantes", ou le bras d’une centrale ouvrière, comme c’est le cas pour la CTA avec le FTV que dirige "l’officialiste" D’Elia, sont irrécupérables. Elles fonctionnent pour le capital, elles sont des appareils de la bourgeoisie, ayant pour objectif de diviser et de disperser les luttes, de les stériliser afin de transformer les chômeurs en partie du paysage urbain, sans perspective révolutionnaire, et les isoler de leur classe.
De même, il n’est pas question pour les travailleurs au chômage d'abandonner la lutte ; ils doivent tout au contraire la redoubler, mais il faut abandonner l’idée que les chômeurs puissent un jour obtenir satisfaction à leurs revendications ou des réformes à l’intérieur de ce système, c’est pourquoi les chômeurs doivent lutter au coude à coude avec les travailleurs en activité contre ce système. Mais il est nécessaire pour cela qu'ils sortent de leur isolement, non seulement vis-à-vis des travailleurs en activité mais aussi entre les chômeurs eux-mêmes ; isolement qu'à travers les partis gauchistes et les courants piqueteros la bourgeoisie a habilement établi au sein des mêmes groupements ou avec d’autres groupements, dans la mesure où ils ont introduit la division entre les chômeurs en générant l’idée que le voisin ou le camarade de quartier est un adversaire potentiel et un ennemi qui peut le priver de son allocation ou de sa nourriture.
Il faut détruire ce piège, il est nécessaire que les chômeurs rompent l'isolement que le capitalisme leur a imposé, en se joignant à l’ensemble de la classe dont ils font partie. Mais il faut pour cela un grand changement dans la manière de s’organiser : non à travers des organes permanents, mais à la manière des ouvriers de Patagonie en 1997, ou de ceux du nord de Salta, où l’unité entre la classe et les organismes de lutte se fit au sein des comités, des assemblées générales avec des mandats révocables, même s'ils ont été ultérieurement encadrés par les partis gauchistes.
Mais également, ces expériences de lutte sont valables, puisque les chômeurs doivent lutter contre le niveau misérable des allocations qui leur sont versées, contre l’augmentation des tarifs publics, etc., ce qui, d’une certaine manière est la même lutte que celle que mènent les travailleurs en activité pour les salaires ; ils doivent participer comme appui des luttes de classe et transformer leurs luttes en partie intégrante d’une lutte générale contre le capital.
Les courants piqueteros ont créé le terme "piquetero" pour établir un distinction non seulement avec les actifs, mais aussi avec les chômeurs qui ne sont pas encadrés dans leurs organisations. Ces courants, en établissant des catégories sociales ou de nouveaux sujets sociaux comme ‘ouvrier piquetero’, ‘chômeur piquetero’, tentent de diviser et d’exclure des millions de travailleurs actifs et chômeurs, situation qui bénéficie à la classe dominante : la bourgeoisie.
Les piqueteros, comme à une époque les zapatistes, furent et sont des instruments au service du capital. La 'mode' des passe-montagne, les pneus enflammés au milieu d’une autoroute, ne sont que du ‘marketing’ du capitalisme, pour dire deux choses à la classe dans son ensemble : d'une part qu’il existe des millions de chômeurs prêts à occuper pour un salaire moindre le poste de travail des actifs, et paralyser ainsi le développement de la lutte de classe ; d’autre part, avec les programmes affichés par les divers courants piqueteros, des allocations de 150 dollars, des colis alimentaires en plus grand nombre, du travail authentique dans les usines capitalistes, qu’il n’y a aucune issue en dehors de ce système, même lorsque ces courants se revendiquent d'un gouvernement ouvrier et populaire.
Il est donc nécessaire pour les chômeurs de détruire le piège tendu par la bourgeoisie, et ils y parviendront en détruisant les organisations piqueteras, en les abandonnant, puisque celles-ci, de même que les syndicats et les partis gauchistes sont partie intégrante du capital. Les chômeurs sont des travailleurs au chômage et non, comme les présente le gauchisme, des "piqueteros". Cette dénomination a pour but de diviser les ouvriers au chômage, de les isoler de l’ensemble de la classe ouvrière, et de les transformer en une caste, comme il ressort des positions de la gauche du capital.
Les travailleurs en activité et au chômage doivent tendre vers l’unité de classe, puisque les deux secteurs appartiennent à la même classe sociale : la CLASSE OUVRIÈRE, et qu'aucune solution ne viendra dans ce système puisqu'il est lui-même en faillite, que seule la révolution prolétarienne, en détruisant ce système, pourra en finir avec la misère, la famine, la marginalisation. C’est là la tâche à accomplir.
Buenos Aires, le 16 juin 2004.
L'abandon par Battaglia Comunista du concept marxiste de décadence d'un mode de production (1e partie)
Dans le précédent numéro de la Revue Internationale (n° 118), nous avons longuement rappelé comment Marx et Engels ont défini les notions d’ascendance et de décadence d’un mode de production à l’aide de nombreux passages puisés dans leurs principaux écrits. Nous avons vu que la théorie de la décadence constitue l’essence même du matérialisme historique dans l’analyse de la succession des modes de production. Dans un prochain article nous rappellerons qu’à ce titre, cette notion s'est retrouvée au centre des programmes politiques des 2e et 3e Internationales ainsi que des gauches marxistes qui s’en sont dégagées et dont les groupes actuels de la Gauche Communiste se revendiquent.
Si nous avons commencé la publication d’une nouvelle série d’articles ([1] [883]) intitulée "La théorie de la décadence au cœur du matérialisme historique" c’est pour répondre à certains questionnements légitimes à son sujet mais aussi, et avant tout, pour répliquer aux confusions qui sont répandues à son propos par tous ceux qui, succombant à la pression de l’idéologie bourgeoise, abandonnent cet acquis de base du marxisme. L’article publié par Battaglia Comunista et pudiquement intitulé "Pour une définition du concept de décadence" ([2] [884]) en est un exemple significatif. Nous avons déjà eu l’occasion d’en critiquer certaines idées essentielles ([3] [885]). Cependant, la publicité faite autour de cet article, sa traduction en trois langues, son utilisation pour ouvrir une discussion sur la décadence au sein du BIPR et l’introduction qu’en a faite la CWO ([4] [886]) dans sa revue ([5] [887]) nous amènent à y revenir pour y répondre plus amplement.
Selon Battaglia, c'est à double titre qu'il était nécessaire de "définir la notion de décadence" :
- Afin, d'une part, de lever des ambiguïtés que contient l'acception actuelle de la notion de décadence du capitalisme, la plus importante d’entre elles consistant en "une vision fataliste et attentiste de la mort du capitalisme" ;
- d'autre part, pour établir que, tant que le prolétariat n'a pas renversé le capitalisme, "le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions, sans pour cela créer les conditions de sa propre destruction". Ainsi cela n'aurait "aucun sens de parler de décadence quand on se réfère à la capacité de survivre du mode de production" (Internationalist Communist n° 21).;
Nous récusons l'idée qu'il existe une ambiguïté dans le marxisme qui conduirait à une vision fataliste de la mort du capitalisme et qui amènerait à penser que, acculé par des contradictions de plus en plus insurmontables, ce système se retirerait de lui-même de la scène de l'histoire. En effet, à l'inverse de cette vision, pour le marxisme, l'absence d'une "transformation révolutionnaire de la société tout entière", aboutit dans "la ruine des diverses classes en lutte" (Manifeste communiste), c'est-à-dire à la disparition de la société même. Comme nous allons le démontrer, une telle ambiguïté n'existe que dans l'esprit de Battaglia. Il faut noter que, de façon involontaire, Battaglia se fait le porte-parole des thèmes de l'idéologie bourgeoise qui prétendent que la vision marxiste est "fataliste" et qui mettent en avant "la volonté des hommes" dans le déroulement de l'histoire. Pour sa part, Battaglia ne met pas en cause le marxisme. Au contraire, c'est au nom du marxisme (en fait, SON "marxisme" à elle) qu'elle s'applique à réfuter comme "fataliste" une conception qui, en réalité, est au cœur même du marxisme, comme nous l'avons vu dans l'article précédent (Revue Internationale n° 118). Ce n'est pas la première fois, ni la dernière, qu'un marxisme fictif est mis à contribution pour "réfuter" le marxisme réel.
Concernant la seconde raison invoquée par Battaglia pour définir la notion de décadence, elle se situe à l'opposé même du marxisme selon lequel, lorsque le capitalisme "entre dans sa période sénile ... il se survit de plus en plus", il devient un "système social régressif", "obstacle pour l’expansion des forces productives" (Le Capital et autres textes de Marx).
Son erreur de méthode conduit Battaglia aux pires banalités : "Même dans sa phase progressiste (...) les crises et les guerres se sont ponctuellement manifestées tout comme les attaques contre les conditions de la force de travail". Ainsi, cette ereur lui fait reprendre à son compte, une nouvelle fois, des poncifs de la bourgeoisie qui, arguant du fait qu'il y a toujours eu des guerres et de la misère, banalisent la spécificité que constitue l'envolée de ces fléaux au cours du 20e siècle qui fut, sans conteste, le plus barbare que l'humanité ait jamais connu. Dans la foulée, Battaglia en vient à rejeter les manifestations essentielles de la décadence du capitalisme.
Nous poursuivrons la critique de la vision de Battaglia dans la suite de cet article (à paraître dans le prochain numéro de la Revue Internationale). en particulier l'idée qu'il n’y aurait plus deux phases fondamentales dans l’évolution du mode de production capitaliste mais des périodes successives d’ascendance et de décadence qui suivraient les grandes phases de l’évolution du taux de profit.
Nous verrons que cette démarche conduit à accorder aux guerres de la période de décadence, qui sont des expressions de la crise mortelle de ce système et dont la prolifération et l'intensification constituent des menaces croissantes pour la survie de l'humanité, une fonction de "régulation des rapports entre les sections du capital international".
L'erreur de compréhension de la réalité que commet Battaglia est un facteur important de sous estimation de la gravité de la situation mondiale. Elle met de plus en plus cette organisation en porte à faux avec la situation, ce qui ne peut que compromettre sa capacité à comprendre le monde qu'elle doit analyser en vue d'intervenir dans la classe ouvrière, de même qu'elle affaiblit l'impact de cette intervention par l'emploi d'arguments boîteux et peu convaincants.
Marx et Engels ont-ils développé une vision fataliste de la décadence ?
Battaglia commence son article en prétendant que le concept de décadence contient des ambiguïtés et que la première d’entre elles consisterait en une vision fataliste et attentiste de la mort du capitalisme : "L'ambiguïté réside dans le fait que l'idée de décadence ou de déclin progressif du mode de production capitaliste, provient d'une sorte de processus d'autodestruction inéluctable dépendant de son essence propre (...) de la disparition et de la destruction de la forme économique capitaliste qui serait un événement historiquement daté, économiquement inéluctable et socialement prédéterminé. Outre une approche infantile et idéaliste, cela finit par avoir des répercussions négatives sur le plan politique, générant l’hypothèse que pour voir la mort du capitalisme, il suffit de s’asseoir sur la berge, ou, au mieux, d’intervenir dans une situation de crise, et seulement celle-ci, les instruments subjectifs de la lutte de classe sont perçus comme le dernier coup de pouce d’un processus irréversible. Rien n’est plus faux". Affirmons d’emblée que cette ambiguïté n’existe que dans la tête de Battaglia. Il n’y a nul fatalisme chez Marx et Engels qui les premiers ont développé et amplement utilisé cette notion de décadence. Pour les fondateurs du marxisme, la succession des modes de production n’obéit à aucun mécanisme inéluctable et autonome ; c'est la lutte des classes qui constitue le moteur de l’histoire et qui tranche les contradictions socio-économiques. Pour paraphraser Marx, bien que se déroulant dans des conditions déterminées, ce sont les hommes qui font l’histoire : "Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé" (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, La Pléiade 1994 [1852], Oeuvres IV, Politique I : 437) ou, comme le dit Rosa Luxemburg, "Le socialisme scientifique nous a appris à comprendre les lois objectives du développement historique. Les hommes ne font pas leur histoire de toutes pièces. Mais ils la font eux-mêmes. Le prolétariat dépend dans son action du degré de développement sociale de l’époque, mais l’évolution sociale ne se fait pas non plus en dehors du prolétariat, celui-ci est son impulsion et sa cause, tout autant que son produit et sa conséquence. Son action fait partie de l’histoire tout en contribuant à la déterminer. Et si nous pouvons aussi peu nous détacher de l’évolution historique que l’homme de son ombre, nous pouvons cependant bien l’accélérer ou la retarder." (La crise de la social-démocratie, La Taupe 1970 [1915] : 67).
Une ancienne classe dominante n’abdique jamais de son pouvoir. C'est par les armes et la répression qu'elle le défendra jusqu'au bout. La notion de décadence ne contient donc aucune ambiguïté consistant en l'idée d'un "processus d’autodestruction inéluctable". Quel que soit l’état de déliquescence d’un mode de production sur les plans économiques, sociaux et politiques, si de nouvelles forces sociales n’ont pas eu l’occasion d’émerger dans les entrailles de l’ancienne société et si elles n’ont pas eu l’occasion de développer une force suffisante pour renverser l’ancienne classe dominante, il n’y a pas de mort de l’ancienne société et d’établissement de la nouvelle. Le pouvoir de la classe dominante et l'attachement de celle-ci à ses privilèges sont de puissants facteurs de conservation d'une forme sociale. La décadence d’un mode de production crée la possibilité et la nécessité de son renversement mais pas l'éclosion automatique de la nouvelle société.
Il n’y a donc aucune "ambiguïté fataliste et attentiste" dans l’analyse marxiste de la succession des modes de production comme le laisse entendre Battaglia. Marx précise même que, lorsque l’issue de la lutte de classe ne parvient pas à faire émerger et à trancher en faveur d’une nouvelle classe porteuse de nouveaux rapports sociaux de production, la période de décadence d’un mode de production peut se muer en une phase de décomposition généralisée. Cette possible indétermination historique est développée dès le début du Manifeste Communiste par Marx qui, après avoir affirmé que "L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte de classe", poursuit par un "soit ... soit" qui illustre l'alternative possible de l'aboutissement ou du non aboutissement des contradictions de classe : "Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des diverses classes en lutte." (Marx, La Pléiade, Oeuvres, Economie I : 161). De nombreux exemples dans l’histoire des civilisations attestent de telles périodes de blocage du rapport de force entre les classes qui condamnent ces sociétés à connaître "la ruine des diverses classes en lutte" et donc à végéter, à s’effondrer ou même à retourner à des stades antérieurs de leur développement.
Totalement ridicules sont donc les anathèmes de Battaglia suivant lesquels les concepts de décomposition et de décadence seraient "étrangers à la méthode et à l’arsenal de la critique de l’économie politique" (Internationalist Communist n° 21). Les militants de cette organisation feraient mieux de relire leurs classiques, à commencer par le Manifeste Communiste et le Capital où ces deux notions sont largement présentes (Cf. Revue Internationale n° 118). Une autre question sont les incompréhensions ou les déviations opportunistes que certains éléments ou groupes ont pu développer autour de la notion de décadence. Assurément, la vision fataliste-attentiste en est une parmi celles-ci. Mais la méthode consistant à discréditer la notion de décadence en lui attribuant les erreurs que les uns et les autres ont pu commettre en son nom est de la même eau que celle qui discrédite, comme le font les anarchistes, les notions de parti ou de dictature du prolétariat à partir d’un rejet du stalinisme. Une autre question également est l’impatience ou l’optimisme bien connu dont bon nombre de révolutionnaires, à commencer par Marx lui-même, ont souvent fait preuve. Que de fois le capitalisme n’a-t-il pas été laissé pour mort avant la lettre dans les textes du mouvement ouvrier ! Ce fut notamment le cas pour l’Internationale Communiste et ses partis affiliés dont le Parti communiste d’Italie ne fut pas exempt, n’en déplaise aux bordiguistes : "La crise du capitalisme est toujours ouverte et elle s’aggravera inévitablement jusqu’à sa fin." (Thèses de Lyon, 1926) ([6] [888]). Ce petit pêché bien compréhensible, mais dont il faut se garder au maximum, ne devient dommageable que si les révolutionnaires se montrent incapables de reconnaître leur erreur lors de l’inversion du rapport de forces entre les classes.
Une conception du matérialisme historique à l'opposé même du marxisme
Dans son combat contre le ‘fatalisme’ prétendument intrinsèque à la notion marxiste de décadence, Battaglia nous dévoile, ce faisant, sa vision propre du matérialisme historique : "L’aspect contradictoire de la forme capitaliste, les crises économiques qui en dérivent, le renouvellement du processus d’accumulation qui est momentanément interrompu par les crises mais qui reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires, ne mettent pas automatiquement en cause sa disparition. Ou bien c’est le facteur subjectif qui intervient, dont la lutte de classe est l’axe matériel et historique, et les crises la prémisse économique déterminante, ou bien, le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions, sans pour cela créer les conditions de sa propre destruction". Pour Battaglia, tant que la lutte de classe ne l’aura pas abattu, le capitalisme "reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires" et ainsi "le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions". Battaglia est ici à 180° de la vision développée par Marx de la décadence d’un mode de production et de la décadence du capitalisme en particulier : "Au-delà d’un certain point, le développement des forces productives devient une barrière pour le capital ; en d’autres termes, le système capitaliste devient un obstacle pour l’expansion des forces productives du travail" (Principes d’une critique de l’économie politique, La Pléiade - Economie, tome II : 272-273). En 1881, dans le second brouillon de lettre à Vera Zassoulitch, Marx estimait que : "Le système capitaliste a dépassé son apogée à l’Ouest, approchant du moment où il ne sera plus qu’un système social régressif" (Marx-Engels Werke, Dietz-Verlag, Berlin, 1978, tome 19 : 398) et, dans le Capital, il nous dira que le capitalisme "...entre dans sa période sénile et qu’il se survit de plus en plus" (Marx, Le Capital, Editions Sociales, Livre 3ème, Tome I : 274). Les termes utilisés par Marx pour parler de la décadence du capitalisme sont sans ambiguïtés : "période de sénilité", "système social régressif", "obstacle pour l’expansion des forces productives", etc. A tel point que Marx et Battaglia utilisent chacun les même termes mais pour dire l’exact opposé à propos de la décadence ! Ainsi, pour Marx, lorsque le capitalisme "entre dans sa période sénile ... il se survit de plus en plus" alors que pour Battaglia la "décadence ... n’a aucun sens quand on se réfère à la capacité de survivre du mode de production" (Internationalist Communist n° 21).
Ces quelques rappels de la définition marxiste de la décadence permettront au lecteur de juger par lui-même de la différence entre la vision matérialiste et historique de la décadence du capitalisme développée par Marx et la vision propre à Battaglia pour qui, certes, le capitalisme connaît des crises et des contradictions croissantes ([7] [889]) mais qui, à chaque fois, dans un éternel recommencement (sauf intervention de la lutte de classe) "reçoit de nouvelles forces" et "se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions". Il est vrai que Battaglia a quelques excuses à faire valoir puisqu’elle ignorait que Marx avait parlé de la décadence dans le Capital : "Au point que le mot de décadence lui-même n’apparaît jamais dans les trois volumes qui composent le Capital" (Internationalist Communist n° 21) et qu’elle est même convaincue que Marx n'évoque la notion de décadence qu’à un seul endroit dans toute son oeuvre : "Marx s’est limité à donner du capitalisme une définition progressiste seulement pour la phase historique dans laquelle il a éliminé le monde économique de la féodalité engendrant une vigoureuse période de développement des forces productives qui étaient inhibées par la forme économique précédente, mais il ne s’est pas plus avancé dans une définition de la décadence si ce n’est ponctuellement dans la fameuse introduction à la Critique de l’économie politique". Dès lors, nous pensons que, au lieu de continuer à lancer de grands anathèmes excommunicateurs à propos des notions de décadence et de décomposition, prétendument étrangères au marxisme, Battaglia ferait mieux de méditer ce que Marx avait dit à Weitling : "L'ignorance n'est pas un argument" ; et, ce faisant, de bien relire ses classiques, en particulier, ce qu’elle considère comme sa Bible, Le Capital ([8] [890]) (pour de nombreuses autres citations de Marx concernant le concept de décadence, nous renvoyons le lecteur à notre article dans la Revue Internationale n°118).
La réduction de la méthode marxiste à l'étude de certains mécanismes économiques
Le processus de décadence défini par Marx va bien au-delà d’une simple "explication économique cohérente" : il constitue, d’abord et avant tout, l’aveu que les rapports sociaux de production (salariat, servage, esclavage, tribu, etc.) à la base des différents modes de production (capitalisme, féodalité, esclavagisme, mode asiatique, etc.) sont devenus historiquement obsolètes. L’avènement d’une période de décadence signifie que le fondement même d’un mode de production est entré en crise. En effet, ce qui constitue le secret, le fondement caché, d'un mode de production c'est "cette forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non payé est extorqué aux producteurs directs" (Marx livre III tome 3 : 172). Cette forme est "la base de toute forme de communauté économique", c'est en elle "qu'il faut rechercher le secret le plus profond, le fondement caché de tout l'édifice social". Marx ne peut être plus explicite : "Les différentes formes économiques revêtues par la société, l'esclavage et le salariat, par exemple, ne se distinguent que par le mode dont ce surtravail est imposé et extorqué au producteur immédiat, à l'ouvrier" (Marx livre I tome 1 [1867] : 214-15). Les rapports sociaux de production recouvrent donc bien plus que de simples ‘mécanismes économiques’ : ce sont avant tout des rapports sociaux entre classes puisqu’ils matérialisent les différentes formes historiques prises par l’extorsion du surtravail (le salariat, l’esclavage, le servage, le tribut, etc.). Dès lors, l’avènement de la décadence d’un mode de production signale que ce sont ces rapports spécifiques entre classes qui entrent en crise, qui sont devenus historiquement inadaptés. Nous voilà au cœur même du matérialisme historique, dans un monde totalement inconnu de Battaglia, obnubilée qu’elle est par son obsession d’une "explication économique cohérente".
En effet, pour Battaglia : "La théorie évolutionniste suivant laquelle le capitalisme se caractérise par une phase progressiste et décadente ne vaut rien si l’on n’en donne pas une explication économique cohérente (...) La recherche sur la décadence conduit soit à identifier les mécanismes qui président au ralentissement du processus de valorisation du capital avec toutes les conséquences que cela comporte, soit à demeurer dans une fausse perspective, vainement prophétique... (...) Mais l’énumération des phénomènes économiques et sociaux une fois identifiés et décrits, ne peut être considérée elle-même comme la démonstration de la phase de décadence du capitalisme ; en effet, ces phénomènes n’en sont que les effets et la cause première qui les impose, réside dans la loi de la crise des profits"... laissant sous-entendre, d’une part, qu’il n’existerait aujourd’hui aucune explication économique cohérente de la décadence et décrétant, d’autre part, que les phénomènes classiquement identifiés pour caractériser la décadence d’un mode de production ne seraient d’aucune pertinence (cf. infra). (Souligné par nous)
Avant de faire référence à une explication économique particulière, la notion de décadence signale que les rapports sociaux de production sont devenus trop étroits pour continuer à impulser le développement des forces productives et que cette collision entre les rapports sociaux de production et les forces productives affecte l’ensemble de la société dans tous ses aspects. En effet, l’analyse marxiste de la décadence ne se réfère pas à un niveau économique, quantitatif quelconque, déterminé en dehors des mécanismes socio-politiques. Elle se réfère au contraire au niveau qualitatif de la relation qui lie les rapports de production eux-mêmes au développement des forces productives : "A un certain degré de leur développement les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors ... Alors commence une ère de révolution sociale". C'est l'apparition de cette ‘collision’ de façon définitive, irrémédiable, et non un blocage du développement des forces productives, qui ouvre l'ère de décadence de l'ancienne société. Marx précise bien le critère "Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves". La phrase de Marx doit donc, si on veut être rigoureux, être comprise dans le sens que jamais une société n'expire avant que le développement des forces productives n'ait commencé à être définitivement freiné par les rapports de production existants. La décadence se définit comme un ensemble de dysfonctionnements aux effets cumulatifs à partir du moment où le système a épuisé l'essentiel de ses possibilités de développement. Dans la vision marxiste, la période de décadence d'une société n’est pas synonyme d'arrêt total et permanent de la croissance des forces productives mais est caractérisée par les bouleversements tant qualitatifs que quantitatifs induits par cette collision désormais permanente entre des rapports de production devenus obsolètes et le développement des forces productives.
N’en déplaise à Battaglia, lorsque Marx tentera à plusieurs reprises de déterminer les critères et le moment de l’entrée en décadence du capitalisme, il n’avancera aucune explication économique précise, tout au plus l’un ou l’autre critère général en cohérence avec son analyse des crises ; il procédera plutôt par comparaisons et analogies historiques (cf. notre précédant article dans le n° 118 de cette Revue). Marx n’a pas eu besoin des statistiques de la comptabilité nationale ou des reconstitutions économiques du taux de profit utilisées par Battaglia ([9] [891]) pour se prononcer sur l’état de maturité ou d’obsolescence du capitalisme. Il en va de même pour les autres modes de production, Marx et Engels ne s’avanceront guère à analyser des mécanismes économiques précis expliquant leur entrée en décadence. Ils identifieront par contre des tournants historiques en leur sein à partir de critères qualitatifs inéquivoques : l’apparition d’un processus global de frein dans le développement de leurs forces productives, un développement qualitatif des conflits au sein de la classe dominante et entre cette dernière et les classes exploitées, une hypertrophie de l’appareil d’Etat, l’avènement d’une nouvelle classe révolutionnaire porteuse de nouveaux rapports sociaux de production impulsant une période de transition annonciatrice de bouleversements révolutionnaires, etc. ([10] [892])
Telle sera également la méthode suivie par l’Internationale communiste : elle n’a pas attendu d’accorder toutes ses composantes sur une "explication économique cohérente" pour identifier l’ouverture de la période de décadence du capitalisme avec l’éclatement de la Première Guerre Mondiale ([11] [893]). Elle sut percevoir dans cette dernière et dans le surgissement d’une série de critères qualitatifs sur tous les plans (économiques, sociaux et politiques) que le capitalisme avait achevé sa mission historique. Si l’ensemble du mouvement communiste s’accordait sur ce diagnostic général, il existait cependant de grandes divergences quant à son explication économique et ses conséquences politiques. Les explications économiques oscillaient entre celles avancées par Rosa Luxemburg sur la base de la saturation mondiale des marchés ([12] [894]), et celles de Lénine s’appuyant sur son analyse développée dans L'Impérialisme stade suprême du capitalisme ([13] [895]). Tous cependant, Lénine en premier, étaient profondément convaincus que "l’époque de la bourgeoisie progressive" était révolue et que l’on était entré dans "l’époque de la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps" ([14] [896]). L’hétérogénéité dans l’analyse des causes économiques était d’ailleurs telle que Lénine, bien que profondément convaincu de l’entrée en décadence du mode de production capitaliste, défendait cependant l’idée que "Dans l’ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu’auparavant" ([15] [897]) alors que Trotsky, sur les mêmes bases théoriques que Lénine, conclura un peu plus tard à l’arrêt du développement des forces productives et que la Gauche Italienne pour sa part considérait que "La guerre de 1914-18 a marqué le terme extrême de la phase d’expansion du régime capitaliste (...) Dans l’ultime phase du capitalisme, celle de son déclin, c’est l’enjeu fondamental de la lutte des classes qui règle l’évolution historique..." (Manifeste du Bureau International des Fractions de la Gauche Communiste, Octobre n° 3, avril 1938).
Apparemment, il peut sembler peu logique d’identifier la décadence d’un mode de production à partir de ses manifestations et non à partir de l'étude de ses soubassements économiques comme le voudrait Battaglia puisque les premières ne sont, ‘en dernière instance’, que le produit de ces derniers. C'est cependant dans cet ordre que les révolutionnaires du passé, y compris Marx et Engels, ont procédé, non parce qu’il est en général plus facile de reconnaître les manifestations superstructurelles d'une phase de décadence, mais parce que historiquement ses premières manifestations éclatent dans ce domaine. Avant d’être un phénomène se manifestant sur le plan économique et quantitatif comme un frein au développement des forces productives, la décadence du capitalisme apparaît avant tout comme un phénomène qualitatif se traduisant d’abord sur les plans sociaux, politiques et idéologiques par l’exacerbation des conflits au sein de la classe dominante aboutissant au premier conflit mondial ; par la prise en main de l’économie par l’Etat pour les besoins de la guerre ; par la trahison de la Social-Démocratie et le passage des syndicats dans le camp du capital ; par l’irruption d’un prolétariat désormais capable de mettre à bas la domination de la bourgeoisie et par la mise en place des premières mesures de contrôle social de la classe ouvrière. C’est sur la base de toutes ces caractéristiques que les révolutionnaires du début du siècle identifièrent le début de la décadence du capitalisme ([16] [898]). D’ailleurs, Marx n’a pas attendu d’avoir écrit ‘les explications économiques cohérentes’ du Capital avant de prononcer sa sentence sur le caractère historiquement obsolète du capitalisme dans le Manifeste Communiste (même si, en 1848, il était bien loin d'avoir exprimé toutes ses potentialisés) : "Les forces productives dont elle dispose ne jouent plus en faveur de la propriété bourgeoise ; elles sont, au contraire, devenues trop puissantes pour les institutions bourgeoises qui ne font plus que les entraver (...). Les institutions bourgeoises sont devenues trop étroites pour contenir la richesse qu’elles ont créée. (...) La société ne peut plus vivre sous la bourgeoisie ; c’est-à-dire que l’existence de la bourgeoisie et l’existence de la société sont devenues incompatibles." (Marx, La Pléiade-économie, tome I : 167, 173).
Pour définir la décadence d’un mode de production, Battaglia se refuse donc obstinément à adopter la méthode suivie par tous nos illustres prédécesseurs, à commencer par Marx et Engels eux-mêmes. Pensant vraisemblablement être plus marxiste que Marx lui-même, Battaglia croit afficher son credo matérialiste en répétant à n’en plus finir qu’il faut absolument donner une définition économique de la décadence sous peine de disqualification totale de ce concept. Ce faisant, Battaglia ne démontre là que son matérialisme vulgaire le plus plat car comme l’expliquait Engels dans une lettre du 21 septembre 1890 à J. Block : "D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi-même n’avons jamais affirmé davantage. Si ensuite, quelqu’un [comme le fait le BIPR, ndlr] torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure - les formes politiques de la lutte des classes et ses résultats -, les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards. (...) Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique, serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré. (...) C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. (...) Mais, malheureusement, il n’arrive que trop fréquemment que l’on [le BIPR, ndlr] croie avoir parfaitement compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans difficulté, dès qu’on s’en est approprié les principes essentiels, et cela n’est pas toujours exact.". Que ce soit pour la définition de la décadence, l’explication des causes des guerres, l’analyse du rapport de force entre les classes ou la compréhension du processus de mondialisation du capital, ce penchant envers le matérialisme vulgaire est une véritable marque de fabrique signée Battaglia ([17] [899]). De plus, en passant, lorsque Battaglia laisse entendre qu’il faudrait une "explication économique cohérente" de la décadence du capitalisme, il fait injure aux générations de révolutionnaires qui en ont déjà proposé une, que ce soit Rosa Luxemburg, la Fraction italienne ([18] [900]), le CCI ou la CWO elle-même dans sa première brochure intitulée "Les fondements économiques de la décadence" ! Le propre de la méthode marxiste est de partir des acquis précédents du mouvement ouvrier pour les approfondir, les critiquer ou en proposer d’autres... Mais la méthode marxiste n’est pas le point fort de Battaglia qui, croyant que le monde et la cohérence révolutionnaire sont nés avec elle, préfère réinventer le fil à couper le beurre.
Le rejet par Battaglia des manifestations majeures de la décadence
Après avoir jeté la suspicion sur le concept de décadence (son prétendu "fatalisme"), après avoir affirmé péremptoirement qu’il n’existerait pas de définition économique cohérente de la décadence et que, sans cette dernière, ce concept serait sans valeur, après avoir rejeté la méthode marxiste pour la redéfinir, Battaglia va en rejeter ses manifestations essentielles : "Ainsi, il n’est absolument pas suffisant de se référer au fait que, dans la phase de décadence, les crises économiques et les guerres aussi bien que les attaques contre la force de travail, se produisent à un rythme accéléré et dévastateur. Même dans sa phase progressiste (...) les crises et les guerres se sont ponctuellement manifestées tout comme les attaques contre les conditions de la force de travail. On peut citer l’exemple des guerres entre les grandes puissances coloniales de la fin du dix-huitième siècle, tout au long du dix-neuvième siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale. L’on pourrait continuer avec l’énumération des attaques sociales, souvent même militaires, des révoltes et des insurrections de classe qui se sont déroulées dans cette même période. Invoquer les crises et les guerres pour parler de la décadence ne tient pas, il y en a toujours eu !
C’est avec une incroyable désinvolture par rapport à la réalité, à l’histoire et au marxisme, que Battaglia, par une simple affirmation non démontrée, se permet de jeter par la fenêtre tous les acquis théoriques des organisations passées du mouvement ouvrier. Que nous dit Battaglia ? Que les crises, les guerres et les luttes sociales ont existé de tout temps - ce qui est le comble de l’évidence - mais elle tire de cette évidence la preuve (?) que l’on ne pourrait dès lors déceler aucune rupture qualitative dans l’histoire du capitalisme - ce qui est le comble de la myopie - ! :
En niant toute rupture qualitative dans le développement d’un mode de production, Battaglia rejette l’analyse de Marx et Engels selon laquelle chaque mode de production connaît bien deux phases qualitativement différentes dans leur existence. Pour qui sait lire, Marx et Engels emploient des termes sans ambiguïté attestant qu’ils considèrent bien deux périodes historiques distinctes au sein d’un mode de production (cf. Revue Internationale n°118) : "Lorsqu’une forme historique est parvenue à un certain degré de maturité", "A un certain stade du développement de ces moyens de production et d’échange", "le système capitaliste a dépassé son apogée à l’Ouest, approchant du moment où il ne sera plus qu’un système social régressif", "le capitalisme prouve qu’il entre dans sa période sénile", "A un certains degré de leur développement, les forces productives...", "toute phase historique a sa branche ascendante, mais aussi sa branche descendante", etc. Nous avons également vu dans le premier article de cette série que Marx et Engels ont à chaque fois identifié une phase de décadence pour chacun des modes de production qu’ils ont pu définir (communisme primitif, mode asiatique de production, esclavagisme, féodalisme et capitalisme) et qu’ils considèrent cette phase comme étant bien de nature qualitativement différente de la précédente. Ainsi, Engels, dans un magistral article sur le mode de production féodal, intitulé "La décadence de la féodalité et l’essor de la bourgeoisie", a démontré toute la puissance du matérialisme historique en définissant la décadence féodale par ses grandes manifestations : stagnation dans la croissance des forces productives, hypertrophie de l’Etat (monarchique), développement qualitatif des conflits au sein de la classe dominante et entre cette dernière et les classes exploitées, avènement d’une transition entre les anciens et les nouveaux rapports sociaux de production, etc. Il en va de même pour la définition de la décadence du capitalisme donnée par Marx, à savoir une période dans laquelle "c’est par des conflits aigus, des crises, des convulsions que se traduit l’incompatibilité croissante entre le développement créateur de la société et les rapports de production établis", et ces conflits, crises et convulsions il les considère bien de nature qualitativement différente par rapport à la période ascendante puisqu’il utilise les termes explicites de "système social régressif", de "période sénile", etc.
De plus, il suffit de posséder un minimum de connaissances historiques pour comprendre l'absurdité de l’affirmation de Battaglia sur la continuité (ou l’absence de rupture qualitative) dans la manifestation des crises, des guerres et des luttes sociales.
1) Tout au long de la phase ascendante du capitalisme, les crises économiques ont bien connu une ampleur croissante, tant en étendue qu’en profondeur. Mais il faut avoir le culot de Battaglia (on sait que culot et ignorance vont souvent de pair) pour soutenir que la grande crise des années 1930 est à placer dans la continuité de l’aggravation des crises au 19e siècle ! D’une part déjà, Battaglia oublie tout simplement de rappeler ce que les révolutionnaires avaient analysé à l’époque, à savoir la relative atténuation des crises lors des vingt dernières années (1894-1914) de la phase ascendante du capitalisme (atténuation à la faveur de laquelle le réformisme va prospérer) : "Les deux dizaines d’années qui avaient précédé la guerre (1914-18) furent une époque d’ascension capitaliste particulièrement puissante. Les périodes de prospérité se distinguent par leur durée et par leur intensité, les périodes de dépression ou de crise, au contraire, par leur brièveté..." (Congrès de l’IC [1919-23] : 85), ce qui met déjà à mal la "théorie" "battagliesque" de la continuité progressive dans l’aggravation des crises économiques. D’autre part, il faut être d’une mauvaise foi incroyable pour ne pas voir que la crise des années 1930 est sans commune mesure avec toutes les crises du 19e siècle tant par sa durée (une dizaine d’années), sa profondeur (division par deux de la production industrielle, etc.) que par son étendue (plus internationale que jamais). Plus fondamentalement encore, alors que les crises en phase ascendante se résolvaient dans un élargissement de la production et du marché mondial, la crise des années 1930 ne sera jamais surmontée et aboutira dans la Seconde Guerre mondiale. Battaglia confond les battements de coeur d’un organisme en pleine croissance avec les râles d’un organisme à l’agonie. Quant à la crise actuelle, elle dure depuis plus d’une trentaine d’années et le pire est encore devant nous !
2) En ce qui concerne les conflits sociaux l’on a bien constaté un accroissement des tensions entre classes sociales tout au long de la phase ascendante du capitalisme jusqu’à culminer dans des grèves générales politiques (pour le suffrage universel et la journée des 8 heures) et de masse (1905 en Russie). Mais il faut être bien aveugle pour ne pas voir que les mouvements révolutionnaires entre 1917 et 1923 sont d’une tout autre ampleur. Nous n’avons plus affaire à des insurrections ou mouvements locaux ou nationaux mais à une vague d’ampleur internationale dont la durée est sans commune mesure avec les mouvements ponctuels au 19e siècle. Qualitativement également, ils ne sont plus essentiellement revendicatifs, comme avant la Grande Guerre, mais insurrectionnels et s’assignent pour tâche, non la réforme sociale, mais la prise de pouvoir.
3) Enfin, quant aux guerres, le contraste est encore plus saisissant. Au 19e siècle, la guerre a, en général, la fonction d'assurer à chaque nation capitaliste une unité (guerre d'unification nationale) et/ou une extension territoriale (guerres coloniales) nécessaire à son développement. En ce sens, malgré les calamités qu'elle entraîne, la guerre est un moment de la marche progressiste du capital ; tant qu'elle permet un développement de celui-ci, ce sont des frais nécessaires à l'élargissement du marché et donc de la production. C'est pourquoi Marx parlait de guerres progressistes pour certaines d'entre elles. Les guerres sont alors : a) limitées à 2 ou 3 pays généralement limitrophes ; b) elles sont de courtes durées ; c) elles provoquent peu de dégâts ; d) elles sont le fait de corps spécialisés et mobilisent peu l'ensemble de l'économie et de la population ; e) elles sont déclenchées dans un but rationnel de gain économique. Elles déterminent, tant pour les vaincus que pour les vainqueurs, un nouvel essor. La guerre franco-prussienne est typique de ce genre de guerre : elle constitue une étape décisive dans la formation de la nation allemande, c'est-à-dire la création des bases pour un formidable développement des forces productives et la constitution du secteur le plus important du prolétariat industriel d'Europe. En même temps, cette guerre dure moins d'un an, n'est pas très meurtrière et ne constitue pas, pour le pays vaincu, un réel handicap. En période ascendante, les guerres se manifestent essentiellement en phase d'expansion du capitalisme comme produit de la dynamique d'un système en expansion : (a) 1790-1815 : guerres de la Révolution française et guerres de l'Empire napoléonien ; (b) 1850-1873 : guerres de Crimée, de Sécession, d'unification nationale (Allemagne et Italie), du Mexique et franco-prussienne (1870) ; (c) 1895-1913 : guerres hispano-américaine, russo-japonaise, balkaniques. En 1914, cela faisait un siècle qu'il n'y avait plus eu de grande guerre. La plupart des guerres mettant aux prises des grandes puissances avaient été relativement rapides. La durée de la guerre se comptait en mois ou même (comme dans la guerre de 1866 entre la Prusse et l'Autriche) en semaines. Entre 1871 et 1914, l'Europe n'avait pas connu de conflit amenant les armées des grandes puissances à franchir les frontières ennemies. Il n'y eut aucune guerre mondiale. Entre 1815 et 1914, aucune grande puissance n'en avait combattu une autre hors de sa région immédiate. Tout cela changea en 1914 avec l'inauguration de l'ère des massacres ([19] [901]).
En période de décadence, par contre, les guerres se manifestent comme produit de la dynamique d'un système engagé dans une impasse. Dans une période où il n'est plus question de formation d'unités nationales ou d'indépendance réelles, toute guerre prend un caractère inter-impérialiste.
Les guerres entre grandes puissances, par nature : a) tendent à se généraliser au monde entier car trouvant leurs racines dans la contraction permanente du marché mondial face aux nécessités de l'accumulation ; b) elles sont de longue durée ; c) elles provoquent d'énormes destructions ; d) elles mobilisent l'ensemble de l'économie mondiale et de la population des pays belligérants ; e) elles perdent, du point de vue du développement du capital global toute fonction économique progressiste, devenant purement irrationnelles. Elles ne relèvent plus du développement des forces productives mais de leur destruction. Elles ne sont plus des moments de l'expansion du mode de production mais des moments de convulsion d'un système agonisant. Alors que par le passé un vainqueur émergeait et que l'issue de la guerre ne préjugeait pas du développement futur des protagonistes, dans les deux guerres mondiales ni les vainqueurs, ni les vaincus, n'en sortent renforcés mais affaiblis, au profit d'un troisième larron, les Etats-Unis. Les vainqueurs n'ont pu faire payer leurs frais de guerre aux vaincus (comme la forte rançon en Francs Or payée à l'Allemagne par la France suite à la guerre franco-prussienne). Ceci illustre que dans la période de décadence, le développement des uns se fait de plus en plus sur la ruine des autres.
Autrefois, la force militaire venait appuyer et garantir les positions économiques acquises ou à acquérir ; aujourd'hui, l'économie sert de plus en plus d'auxiliaire à la stratégie militaire. La division du monde en impérialismes rivaux et leurs affrontements militaires sont devenus des données permanentes, le mode de vie même du capitalisme. C’est ce qu’avaient bien analysé nos ancêtres politiques de la Gauche Italienne (1928-45) et que rejette aujourd’hui Battaglia malgré sa prétention à s’en revendiquer : "Depuis l'ouverture de la phase impérialiste du capitalisme au début du siècle actuel, l'évolution oscille entre la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne. A l'époque de la croissance du capitalisme, les guerres frayaient la voie à l'expansion des forces productives par la destruction des rapports surannés de production. Dans la phase de décadence capitaliste, les guerres n'ont d'autre fonction que d'opérer la destruction de l'excédent des richesses..." (Résolution sur la constitution du "Bureau International des Fractions de la Gauche Communiste", Octobre n° 1, février 1938, p. 5).
Tout cela les révolutionnaires du siècle passé l’ont magistralement analysé ([20] [902]), ce que feint d’ignorer Battaglia rendant complètement ridicule sa question "Et puis, selon cette thèse quand serait-on passé de la phase progressiste à la phase décadente ? A la fin du dix-neuvième siècle ? Après la Première Guerre mondiale ? Après la Deuxième Guerre ?" sachant pertinemment que pour l’ensemble du mouvement communiste, y compris pour son organisation sœur (la CWO), c’est la Première Guerre mondiale qui signe l’ouverture de la décadence du capitalisme : "Au moment de la création de l’IC en 1919, il semblait que l’époque de la révolution fut atteinte, ce que décréta sa conférence de fondation" (Revolutionary Perspectives n° 32).
Nous avons cherché à démontrer, dans cette première partie, qu'il n'existe aucun fatalisme dans la vision marxiste de la décadence du capitalisme et que l'histoire du capitalisme n'est pas une éternelle répétition. Nous poursuivrons, dans la seconde partie de l'article, la critique de la méthode de Battaglia et surtout nous mettrons en évidence les implications de l'abandon de la notion de décadence, sur le plan politique de la lutte du prolétariat.
C. Mcl.
[1] [903] Lire à ce sujet la série précédente de huit articles intitulée "Comprendre la décadence" dans la Revue Internationale n°48, 49, 50, 54, 55, 56, 58 et 60.
[2] [904] Paru dans Prometeo n°8, série VI (décembre 2003). Il est disponible en français sur le site Web du BIPR - https://www.ibrp.org/ [905] - et en anglais dans Revolutionary Perspectives n°32, série 3, été 2004 et dans Internationalist Communist n°21.
[3] [906] Voir les numéros 111 (page 9), 115 (pages 7 à 13) et surtout 118 (pages 6 à 16) de la Revue Internationale.
[4] [907] La Communist Workers’ Organisation et Battaglia Comunista ont constitué ensemble le BIPR (Bureau International pour le Parti Révolutionnaire).
[5] [908] Voici ce qu’écrit la CWO en introduction à l’article de Battaglia Comunista : "Nous publions ci-dessous un texte d’un camarade de Battaglia Comunista qui est une contribution au débat sur la décadence du capitalisme. La notion de décadence fait partie de l’analyse de Marx des modes de production. La plus claire expression de cela est donnée dans la fameuse préface à la ‘Critique de l’économie politique’ dans laquelle Marx énonce "A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juridique. Hier, encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale". Au moment de la création de l’IC en 1919, il semblait que l’époque de la révolution fut atteinte, ce que décréta sa conférence de fondation. 85 années plus tard, cela apparaît pour le moins discutable. Au cours du 20e siècle, les rapports de propriété capitaliste ont, malgré les destructions et les souffrances sans précédent causées par les deux guerres mondiales, permis de développer les forces productives à des niveaux jamais vus auparavant et ont amené des centaines et des centaines de millions de nouveaux travailleurs dans les rangs du prolétariat. Peut-on soutenir que dans ces circonstances ces rapports ont constitué une entrave aux forces productives dans le sens donné par Marx ? La CWO a précédemment soutenu que ce n’était pas l’absence de développement des forces productives, mais les frais généraux associés à cette croissance qui doivent être considérés lorsque l’on évalue la décadence. Un tel argument, bien qu’il reconnaît la croissance massive des forces productives, ouvre la porte à un jugement subjectif des frais généraux qui ont permis à cette croissance de se produire. Le texte ci-dessous argumente en vue d’une approche scientifique de la question à savoir une définition économique de la décadence. Nous espérons publier d’autres textes dans cette revue dans le futur" (Revolutionary Perspectives n° 32, série 3, été 2004, page 22, c’est nous qui soulignons). Nous reviendrons ultérieurement dans notre série d’articles sur les arguments avancés par la CWO pour récuser la notion de décadence telle que l'a définie Marx : la dynamique du développement des forces productives, l’accroissement numérique de la classe ouvrière et la signification des deux guerres mondiales. La publication de cette introduction suffit pour le moment pour informer nos lecteurs du sens de l’évolution des positions de la CWO qui s’était, par le passé, toujours centralement revendiquée de la définition marxiste de la décadence. Ainsi, la première brochure publiée par la CWO avait justement pour titre "Les fondements économiques de la décadence du capitalisme"... doit-on comprendre aujourd’hui que les fondements économiques de sa brochure n’étaient pas scientifiques ?
[6] [909] Thèses publiées en 1926 à Paris par l’Imprimerie spéciale de la Librairie du travail sous le titre Plate-forme de la Gauche. Une autre traduction est disponible aux Editions Programme Communiste : "La crise du capitalisme reste ouverte et son aggravation définitive est inéluctable", publiée dans le recueil n°7 de textes du Parti Communiste International et intitulé "Défense de la continuité du Programme Communiste" (page 119).
[7] [910] Signalons au lecteur que de cela même Battaglia en doute ! Apparemment elle n’est guère convaincue que le capitalisme connaisse des crises et des contradictions croissantes : "On peut aussi considérer comme un phénomène de la "décadence" le raccourcissement des phases d’ascension de l’accumulation, mais l’expérience du dernier cycle montre que cette brièveté de la phase d’ascension n’entraîne pas nécessairement l’accélération du cycle complet "accumulation-crise-guerre-nouvelle accumulation" " (Internationalist Communist n° 21).
[8] [911] Dans Internationalist Communist n°21, le BIPR disait "... diffuser à l’échelle internationale (...) un document / manifeste qui veut être, au-delà du rappel à l’urgence du parti international, une invitation au sérieux de la part de tous ceux qui se prétendent avant-garde de la classe" ... si le BIPR veut être un tant soit peu sérieux, qu’il commence par assimiler les bases du matérialisme historique et à polémiquer sur de véritables arguments politiques au lieu de dialoguer avec lui-même contre des anathèmes qui relèvent de son imagination, dans sa dérive mégalomaniaque et typiquement bordiguiste où il se prend pour le seul détenteur de la vérité marxiste et le seul pôle de regroupement révolutionnaire au monde.
[9] [912] "En termes simples, le concept de décadence s’appuie seulement sur les difficultés progressives que rencontre le processus de valorisation du capital... (...) Les difficultés toujours croissantes du processus de valorisation du capital ont comme présupposé la baisse tendancielle du taux moyen de profit. (...) Déjà, à partir de la fin des années 60, selon les statistiques émises par les organismes économiques internationaux comme le FMI, la Banque Mondiale et même le MIT, les recherches des économistes de l’aire marxiste comme Ochoa et Mosley, le taux de profit aux USA était inférieur de 35% par rapport à celui des années 50..."
[10] [913] Pour plus de détails, nous renvoyons également le lecteur à notre précédant article dans le numéro 118 de cette revue.
[11] [914] "II. La période de décadence du capitalisme. Après avoir analysé la situation économique mondiale, le troisième congrès put constater avec la plus complète précision que le capitalisme, après avoir accompli sa mission de développer les forces productrices, est tombé dans la contradiction la plus irréductible avec les besoins non seulement de l’évolution historique actuelle, mais aussi avec les conditions d’existence humaine les plus élémentaires. Cette contradiction fondamentale se refléta particulièrement dans la dernière guerre impérialiste et fut encore aggravée par cette guerre qui ébranla, de la manière la plus profonde, le régime de la production et de la circulation. Le capitalisme qui se survit ainsi à lui-même, est entré dans la phase où l’action destructrice de ses forces déchaînées ruine et paralyse les conquêtes économiques créatrices déjà réalisées par le prolétariat dans les liens de l’esclavage capitaliste. (...) Ce que le capitalisme traverse aujourd’hui n’est autre que son agonie." (Manifestes, thèses et résolutions des Quatre Premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste 1919-23, Maspero, p.155).
[12] [915] "Le déclin historique du capitalisme commence lorsqu'il y a une relative saturation des marchés pré-capitalistes, puisque le capitalisme est le premier mode de production qui est incapable d'exister par lui-même, qui a besoin d'autres systèmes économiques pour lui servir de médiation et de sol nourricier. Bien qu'il tende à devenir universel, et donc à cause de cette tendance, il doit être brisé, parce qu'il est par essence incapable de devenir une forme de production universelle" (L'Accumulation du capital).
[13] [916] "De tout ce qui a été dit plus haut de l'impérialisme, il ressort qu'on doit le caractériser comme un capitalisme de transition ou, plus exactement, comme un capitalisme agonisant. (...) le parasitisme et la putréfaction caractérisent le stade historique suprême du capitalisme c'est-à-dire l'impérialisme. (...) L'impérialisme est le prélude de la révolution sociale du prolétariat. Cela s'est confirmé, depuis 1917, à l'échelle mondiale."
[14] [917] "Les sociaux-démocrates russes (Plekhanov en tête) invoquent la tactique de Marx dans la guerre de 1870 ; les social-chauvins allemands (genre Lensch, David et Cie) invoquent les déclarations d’Engels en 1891 sur la nécessité pour les socialistes allemands de défendre la patrie en cas de guerre contre la Russie et la France réunies... Toutes ces références déforment d’une façon révoltante les conceptions de Marx et Engels par complaisance envers la bourgeoisie et les opportunistes... Invoquer aujourd’hui l’attitude de Marx à l’égard des guerres de l’époque de la bourgeoisie progressiste et oublier les paroles de Marx : 'Les ouvriers n’ont pas de patrie', paroles qui se rapportent justement à l’époque de la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps, à l’époque de la révolution socialiste, c’est déformer cyniquement la pensée de Marx et substituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois." (Lénine 1915, tome 21 : 319-20).
[15] [918] "... ce serait une erreur de croire que cette tendance à la putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme ; non, telles branches d’industrie, telles couches de la bourgeoisie, tels pays manifestent à l’époque de l’impérialisme, avec une force plus ou moins grande, tantôt l’une, tantôt l’autre de ces tendances. Dans l’ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu’auparavant, mais ce développement devient généralement plus inégal, l’inégalité de développement se manifestant en particulier par la putréfaction des pays les plus riches en capital (Angleterre)." (L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1960 [1916] : 324).
[16] [919] "Ce sont donc principalement des facteurs politiques, une fois que le capitalisme est entré en décadence, qu’il a fait la preuve qu’il arrivait à une impasse historique, qui déterminent le moment du déclenchement de la guerre" (Revue Internationale n°67, p.24-25 : rapport sur la situation internationale pour notre 9ème Congrès International).
[17] [920] Sur toutes ces questions, nous renvoyons le lecteur à toutes nos contributions critiques sur les positions politiques de Battaglia Comunista dans cette revue : n°36 "Les années 80 ne sont pas les années 30" ; n°41 "Quelle méthode pour comprendre la lutte de classe"; n°50 "Réponse à Battaglia sur le cours historique" ; n°79 "La conception du BIPR de la décadence du capitalisme et la question de la guerre" ; n°82 "Réponse au BIPR : la nature de la guerre impérialiste" ; n°83 "Réponse au BIPR : Les théories sur la crise historique du capitalisme" ; n°86 : "Derrière la "mondialisation’ de l’économie, l’aggravation de la crise du capitalisme" ; n°108 "Polémique avec le BIPR : La guerre en Afghanistan, stratégie ou profits pétroliers ?"
[18] [921] "Crises et cycles dans l’économie du capitalisme agonisant" publié dans Bilan n°10 et 11 en 1934 et republié dans la Revue Internationale n°102 et 103.
[19] [922] C’est ce qu’avait prédit Engels dès la fin du XIXè siècle : "Friedrich Engels a dit un jour "La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie". Mais que signifie donc une "rechute dans la barbarie" au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd’hui ? Jusqu’ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d’oeil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l'impérialisme aboutit à l'anéantissement de la civilisation, sporadiquement pendant la durée d'une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. C'est exactement ce que F. Engels avait prédit, une génération avant nous, voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien, victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre. C'est là un dilemme de l'histoire du monde, un ou bien - ou bien encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Celui-ci doit résolument jeter dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l'avenir de la civilisation et de l'humanité en dépendent." (Luxemburg [1915] : 68).
[20] [923] "Une nouvelle époque est née. Epoque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. Epoque de la révolution communiste du prolétariat" (Plate-forme de l’IC, p.19). "Le communisme doit prendre pour point de départ l’étude théorique de notre époque (apogée du capitalisme, tendances de l’impérialisme à sa propre négation et à sa propre destruction...)" (Le IIème congrès, sur le parlementarisme, p.66). "La IIIè Internationale s’est constituée à la fin du carnage impérialiste de 1914-18, au cours duquel la bourgeoisie des différents pays a sacrifié 20 millions de vies. Souviens-toi de la guerre impérialiste ! Voilà la première parole que l’Internationale communiste adresse à chaque travailleur, quelles que soient son origine et la langue qu’il parle. Souviens-toi que, du fait de l’existence du régime capitaliste, une poignée d’impérialistes a eu, pendant quatre longues années, la possibilité de contraindre les travailleurs de partout à s’entr’égorger ! Souviens-toi que la guerre bourgeoise a plongé l’Europe et le monde entier dans la famine et le dénuement ! Souviens-toi que sans le renversement du capitalisme, la répétition de ces guerres criminelles est non seulement possible, mais inévitable ! (...) L’internationale communiste considère la dictature du prolétariat comme l’unique moyen disponible pour arracher l’humanité aux horreurs du capitalisme." (Statuts de l’IC, 4 premiers congrès, p37).
Le surgissement international des luttes ouvrières à partir de 1968 a mis fin à la longue période de contre-révolution qu'avait subie le prolétariat à la suite de la défaite des assauts révolutionnaires de 1917-23. Une des expressions les plus claires de ce changement a été la réapparition de tout une série de groupes prolétariens et de cercles qui, malgré leur inexpérience et des confusions énormes, ont essayé de renouer les liens qui avaient été rompus avec le mouvement communiste du passé. Pendant les années 1970, quand l’optimisme immédiat (et même immédiatiste) engendré par la reprise de la lutte de classe était encore très vivant, des courants politiques prolétariens ont vu le jour comme le CCI ou ont connu une phase de croissance accélérée et même spectaculaire, comme le PCI bordiguiste. Toutefois, la construction d’une organisation communiste – comme l’avancée de la lutte de classe dans son ensemble – s’est avéré être un processus beaucoup plus difficile et pénible que beaucoup de ceux de la "génération de 1968" se l'étaient imaginé et, au sein de cette génération de militants ou d’ex-militants, rares ont été ceux qui ne sont pas passés d’un optimisme facile à un pessimisme tout aussi superficiel. Ces derniers, arrivant à la conclusion que la période de contre-révolution n’aurait jamais de fin ou, se trouvant déçus par la classe ouvrière, abandonnèrent la lutte révolutionnaire.
Ce n’est pas le lieu d'entrer dans le détail des raisons des grandes difficultés et des crises apparemment sans fin qu’ont rencontrées les organisations révolutionnaires pendant les deux dernières décennies. Parmi ces difficultés, il faut ranger la retombée idéologique de l’effondrement du bloc de l’Est, le reflux de la lutte de classe qui s’en est suivi, les effets pernicieux de l'avancée de la décomposition capitaliste – toutes questions qui demanderaient un développement beaucoup plus en profondeur que ce que nous pouvons faire ici. Mais, tout en étant lui aussi confronté à de telles difficultés, le CCI a maintenu ce qu’il affirmait déjà dans les années 1970, à savoir que la classe ouvrière n’a pas subi de défaite historique fondamentale et que, malgré un recul significatif de la conscience au sein de la classe ouvrière, il s'est opéré un processus de "maturation souterraine" de cette conscience s’exprimant clairement à travers la réapparition de toute une nouvelle génération d’éléments cherchant à se réapproprier l’essentiel du programme communiste.
Le CCI a écrit de nombreux articles dans sa presse territoriale sur l’évolution de ces éléments se situant dans cette zone intermédiaire entre les positions de la bourgeoisie et celles de la classe ouvrière. Une telle évolution constitue sans aucun doute un processus extrêmement hétérogène qui est entravé par toute une série de pièges idéologiques, en particulier celui de l’anarchisme et les différentes formes d’idéologie d’un "monde alternatif". Cependant elle est largement répandue et a des ramifications sur l'ensemble de la planète. Dans le même temps, nous avons assisté à l’émergence de groupes et de cercles de discussion qui, dès le début, se définissent comme sympathisants des positions de la Gauche communiste.
Dans ce contexte général, une évolution particulièrement significative a été constituée par l’apparition de cette nouvelle génération dans les deux pays qui – justement parce que la révolution y avait atteint son point culminant – ont fait l’expérience du sommet même de la contre-révolution : la Russie et l’Allemagne. Nos sections en Allemagne et en Suisse ont été particulièrement actives et sont intervenues dans ce nouveau milieu allemand, comme en témoigne le grand nombre d’articles que notre presse territoriale en allemand y a dédiés (certains de ces articles ont été également publiés en anglais, français et dans d’autres langues.
Dans le même temps, le CCI a fourni un effort significatif pour suivre et participer au développement du milieu politique en Russie. Depuis la conférence de Moscou sur l'héritage de Trotsky en 1997, à laquelle nous avons consacré un article dans la Revue Internationale n°92, nous avons publié, comme le savent les lecteurs de notre presse, de nombreux articles concernant les nouveaux groupes en Russie : débats avec le Bureau Sud du Marxist Labour Party sur la décadence du capitalisme et la question nationale ; débats sur des questions semblables avec l’Union Communiste Internationale ; reproduction des prises de position internationalistes contre la guerre en Tchétchénie faites par les anarcho-syndicalistes révolutionnaires de Moscou (KRAS) et par le Groupe des Collectivistes Prolétariens révolutionnaires (GPRC) ; compte-rendu de la réunion publique du CCI tenue à Moscou en octobre 2002 pour présenter la publication en russe de notre brochure sur la décadence (voir par exemple les numéros 101, 104, 111, 112, 115 de la Revue Internationale ; la plupart de ces articles sont disponibles sur notre site Web). Plus récemment, comme nous l’avons rapporté dans la Revue Internationale 118 (seulement en langue anglaise parue plus tard que l'édition française), nous avons participé à mettre en place un forum de discussion sur Internet avec quelques-uns des éléments internationalistes en Russie (KRAS, GPRC et plus récemment l’UCI), avec l’objectif d’élargir et d’approfondir les débats clefs qui animent ce milieu.
En juin 2004, nous avons continué ce travail en envoyant une délégation du CCI participer à la conférence convoquée par la Bibliothèque Victor Serge et le Centre d’études et de Recherche Praxis qui, dans leur circulaire, avaient défini comme suit les thèmes et objectifs de la réunion :
"… discuter le caractère, les buts et les expériences historique du socialisme démocratique et libertaire en tant qu’ensemble d’idées et de mouvements sociaux (…) :
- Socialisme et Démocratie (…)
- Socialisme et Liberté (…)
- Le caractère international du socialisme démocratique et libertaire (…)
- Les acteurs des transformations socialistes (…)
- L’éducation socialiste (…). "
Il va sans dire que nous avons de nombreuses divergences fondamentales avec les idées "démocratiques" et "libertaires" citées dans cette circulaire et avec le groupe Praxis ; nous en avons d’ailleurs déjà mentionnées quelques-unes dans notre description de la réunion publique d’octobre 2002, notamment en ce qui concerne la guerre en Tchétchénie. Cependant, l’expérience nous a montré que ce groupe a été tout à fait capable d’offrir un forum pour un débat ouvert aux éléments en recherche qui surgissent en Russie, et la conférence de juin en a constitué un bon exemple. Non seulement parce que bon nombre de thèmes clefs annoncés dans la circulaire concernaient vraiment les problèmes auxquels sont confrontés les révolutionnaires, mais encore parce que, à l'image des conférences précédentes, celle-ci a attiré un large éventail de participants. Ainsi, à côté d’un certain nombre d’éléments académistes russes et "occidentaux", mettant en avant des variantes de l’idéologie démocratique allant de la social-démocratie au trotskisme et au "mondialisme alternatif", il y avait aussi plusieurs représentants du milieu authentiquement internationaliste qui se développe en Russie aujourd’hui.
Le CCI a soumis trois textes à la conférence visant à apporter une réponse communiste aux questions posées dans la circulaire d'appel, sur les questions suivantes : la réelle signification de l’internationalisme prolétarien, le mythe de la démocratie et l’alternative prolétarienne des conseils ouvriers, le caractère réactionnaire de tous les syndicats dans cette époque de l’histoire (en ligne sur notre site). Nous n’avons pas été surpris de constater que les débats à cette conférence tendaient à mettre en évidence la ligne de démarcation entre, d'une part, ceux pour qui internationalisme signifie solidarité de classe par-dessus et contre toutes les divisions nationales et, d'autre part, ceux pour qui cela veut dire "amitié entre nations" ou soutien aux "mouvements de libération nationale". Nous n’avons pas été surpris non plus par le fait que cette division coïncide également avec le fossé qui sépare ceux pour qui le renversement révolutionnaire et mondial du capitalisme est la seule marche progressiste pour l’humanité, dans cette période, et ceux qui peuvent encore voir quelque chose de bénéfique dans toutes sortes de mouvements partiels et de luttes pour des "réformes" au sein du système.
Il subsiste, en même temps, comme cela a été confirmé par les nombreuses discussions qui ont eu lieu en marge de la conférence formelle, des désaccords majeurs parmi les internationalistes eux-mêmes : sur la question de la décadence du capitalisme ; sur la nature de la révolution d’octobre ; sur la question organisationnelle et même sur la méthode fondamentale du marxisme.
Certaines de ces questions vont être débattues sur le Forum évoqué précédemment, monté en commun avec le KRAS et le GPRC, puisque des textes relatifs à la révolution russe ont commencé à y être publiés par les trois organisations. Dans ce numéro de la Revue Internationale nous reproduisons la réponse synthétique que nous faisons aux contributions du KRAS (sur la révolution d’octobre) et du GPRC (sur l'idée que l’informatisation est une condition nécessaire de la révolution prolétarienne).
Une courte série d'articles sur "La naissance du Bolchevisme" en 1903-1904 s'est terminée dans le précédent numéro de cette Revue. Cent ans plus tard, il est encore possible de faire de fructueuses comparaisons entre la situation à laquelle étaient confrontés les révolutionnaires russes au temps de Lénine et celle à laquelle est confronté le milieu politique actuel en Russie. Les tâches de l’heure restent fondamentalement les mêmes : s'approprier (ou se ré-approprier) les positions marxistes et la nécessité de construire une organisation de révolutionnaires ayant surmonté l’extrême dispersion des groupes et cercles existants. Le contexte social général est aussi comparable, en ceci que nous pouvons discerner à l’horizon (même si c’est un horizon plus lointain qu’en 1903) de grands conflits sociaux et des grèves de masse qui seront certainement aussi significatives historiquement que celles de 1905 en Russie. Cela signifie que les révolutionnaires aujourd’hui n’ont pas un temps infini à leur disposition pour ce travail de construction d’une organisation capable d’intervenir dans de tels mouvements et d’avoir une influence sur eux. Une chose, cependant, a évolué depuis les premières années du 20ème siècle, c’est que la construction d’une telle organisation n’aura pas lieu dans chaque pays séparément, dans un isolement relatif par rapport au mouvement communiste international puisque la question a déjà été posée au niveau international. Les questions auxquelles sont confrontés les révolutionnaires en Russie sont pour l’essentiel les mêmes que celles posées aux révolutionnaires dans tous les pays ; et c’est précisément pourquoi les débats dont nous parlons dans cet article ont besoin d’être abordés non seulement dans le cadre général des principes internationalistes, mais aussi dans un sens concrètement international. Nous encourageons donc activement tous ceux qui – en Russie et ailleurs – sont d’accord avec le cadre de base du forum de discussion internationaliste à commencer à envoyer leurs propres contributions sur le site et à participer aux futures conférences organisées par le milieu russe.
CCI (Août 2004)
Nous reproduisons ci-dessous l'appel à participer au forum, publié en anglais, russe et allemand sur le site russia.internationalist-forum.org.
Depuis quelques années en Russie, des éléments, isolés ou appartenant à des groupes organisés, sont engagés dans une réflexion, à la recherche d'une cohérence politique révolutionnaire.
Pendant toute la période de la dictature du capitalisme d'Etat, le mouvement prolétarien en Russie s'est trouvé isolé, pendant des décennies, du mouvement international de la lutte de classe, ce qui a non seulement ralenti et troublé son développement mais également a créé beaucoup de confusion idéologique parmi les travailleurs en Russie. Le prolétariat en Russie doit revenir au mouvement ouvrier international. Les forces internationalistes du mouvement ouvrier en Russie devraient parvenir à mieux connaître et comprendre les positions et l'expérience de leurs semblables et camarades dans les autres parties du monde et dans les différentes régions de l'ancienne Union Soviétique elle-même. Cela contribuera certainement à la clarification de leurs propres positions. C'est en ayant conscience de ces nécessités que cette initiative de forum de discussion a été prise en vue d'offrir un cadre de clarification.
Quel est le but d'un forum de discussion ?
Entreprendre une discussion systématique en vue de clarifier, parmi les questions qui se sont avérées cruciales pour le mouvement ouvrier et qui continueront à l'être dans les futures confrontations entre les classes : l'internationalisme, les raisons de la défaite de la vague révolutionnaire mondiale, la dégénérescence de la révolution russe, le capitalisme d'Etat, la libération nationale, le rôle des syndicats, etc. Son objectif est de rassembler et de faire connaître des contributions sur ces questions, qui développent des approches différentes s'étant déjà exprimées au sein du mouvement ouvrier tout autant que des différences de points de vue, des désaccords ou des questionnements qui peuvent exister parmi les participants au forum. Le forum est donc un lieu ouvert à la discussion et à la confrontation d'idées politiques, avec pour seule fin la clarification au moyen d'arguments politiques selon la méthode prolétarienne qui exclut toute approche en contradiction avec le but désintéressé de l'émancipation de la classe ouvrière. En particulier, ce forum n'est pas un "terrain de chasse" pour un recrutement sans principe comme cela se pratique habituellement dans des organisations qui se situent à l'extrême gauche de l'appareil politique de la bourgeoisie (trotskistes, etc.).
Quels courants ou positionnements politiques, peuvent-ils s'exprimer dans le forum ?
Tous les débats au sein du forum sont conçus comme publics et seront donc publiés via Internet ou une revue. Toute contribution aux débats du forum est bienvenue. Néanmoins, de façon à préserver la nature prolétarienne du forum, il est nécessaire que chaque participant rejette les positions ouvertement bourgeoises suivantes :
· Participation au gouvernement de quelque pays que ce soit, pour quelque raison que ce soit ;
· Soumission des intérêts du prolétariat à ceux de la "nation", exaltation du nationalisme et du patriotisme ;
· Lutte pour des réformes au sein du système capitaliste au lieu de la lutte ayant pour but de le renverser à l'échelle mondiale :
· Appel à défendre l'URSS, avant son effondrement, dans l'arène impérialiste mondiale ;
· Défense de la nature socialiste ou "ouvrière dégénérée" des régimes staliniens tels qu'ils ont été mis en place après la défaite de la révolution ou, par la suite, dans des pays comme la Chine ou ceux d'Europe de l'Est ;
· Soutien, même critique, de tout parti qui fonde son activité sur une des positions citées plus haut.
Il découle de ces critères que tout élément ou organisation qui se reconnaît dans l'héritage de Staline, de la social-démocratie, du trotskisme ou des différentes variantes réformistes de l'anarchisme, ne peut contribuer à la vie du forum. Une distinction est néanmoins à opérer entre le fait de se revendiquer de l'un de ces courants bourgeois, ce qui rend effectivement impossible la participation au forum, et la situation où des éléments affichent leur volonté de s'engager dans un processus de rupture avec eux, tout en partageant certaines de leurs positions voire leur logique. Ces derniers éléments avec leur questionnement sont les bienvenus.
Quels textes sont publiables dans le forum ?
Le développement d'un débat ouvert et sans ostracisme au sein du camp prolétarien a pour condition la possibilité inaliénable de la libre expression et de la critique. Toute contribution satisfaisant aux critères du paragraphe précédent, qu'elle émane d'un groupe ou d'un individu, est donc susceptible d'être publiée. Néanmoins elle ne le sera effectivement qu'aux conditions suivantes :
- qu'elle s'inscrive dans le sujet en cours de discussion ;
- qu'elle ne fasse pas double emploi avec une autre contribution publiable (ce qui risque de se produire si un nombre significatif d'éléments n'appartenant pas à un groupe politique participent au forum) ;
- qu'elle fasse siennes, quelle que soit l'âpreté de la polémique, les règles élémentaires de respect mutuel entre camarades partageant un même combat et un même idéal, celui de l'émancipation du prolétariat et, avec elle, celle de l'humanité tout entière ;
C'est aux organisateurs du forum qu'il revient de décider du contenu de chaque parution en fonction du sujet en discussion, de même que de l'enchaînement des sujets en discussion.
Quelles perspectives pour le forum ?
Il n'existe pas, pour le forum en tant que tel, de perspectives différentes de celle ayant présidé à sa création : le débat ouvert en vue de la clarification politique.
Aussi longtemps qu'il sera le siège d'une discussion politique ouverte, il aura sa raison d'être, et l'on peut espérer que son rayonnement et la richesse de ses débats iront en s'amplifiant. Néanmoins différentes circonstances peuvent conduire à l'extinction de toute vie en son sein. Il ne serait alors plus d'aucune utilité pour le prolétariat et sa dissolution serait la meilleure prévention contre sa récupération.
Le forum n'est pas l'embryon d'une future organisation politique du prolétariat. La clarification des points de vue en présence peut amener à ce que certains de ses participants s'orientent vers les positions de courants historiques du prolétariat et rejoignent des organisations qui s'y rattachent. Néanmoins, un tel processus ne constitue pas par nature, ni ne doit constituer, une remise en cause de l'activité du forum en vue de la transformer progressivement en une activité d'organisation politique avec l'élaboration d'une plate-forme politique limitant ce qui constitue sa raison d'être, à savoir l'ouverture de ses débats.
On ne peut pas exclure que, face à des évènements majeurs de la situation (comme par exemple le déclenchement d'une guerre), certains membres du forum soient amenés à prendre position publiquement en tant que tel. Cela ne ferait alors que concrétiser une préoccupation croissante commune au sein du forum pour la défense des intérêts historiques du prolétariat pour laquelle, en certaines circonstances, une prise de position commune des internationalistes peut s'avérer d'un apport certain. Il convient néanmoins de garder à l'esprit que de telles circonstances ne peuvent constituer la règle, faute de quoi il existe le risque de faire tendre l'activité du forum vers celle d'une organisation politique. Les éléments du forum qui éprouvent le besoin, tout à fait légitime, d'une intervention plus fréquente en direction de la classe ouvrière peuvent très bien pour cela renforcer en tant que sympathisants, ou membres, l'activité des organisations politiques du prolétariat déjà existantes.
(Mai / juin 2004)
PRESENTATION DU TEXTE DU GPRC
"Pourquoi, 80 ans après la révolution d’octobre, le capitalisme domine-t-il encore le monde ?" ([1] [924]) Pour répondre à cette question, il faut, selon le GPRC utiliser la méthode du matérialisme historique et se poser cette autre question : "Le niveau de développement des forces productives de l’humanité (en particulier dans les pays les plus développés) était-il suffisamment avancé au 19e siècle et dans la première moitié du 20e siècle pour permettre aux prolétaires d’organiser la prise en mains par la société tout entière de la production, la distribution et l’échange ".
En d’autres termes, le processus de la production capitaliste avait-il suffisamment "discipliné, unifié et organisé" la classe ouvrière avant le début du 20e siècle pour la rendre capable non seulement d’exproprier les expropriateurs, de leur soustraire les moyens de production, mais également de "prendre ceux-ci en main, d’organiser la domination sur l’économie sans perdre le contrôle sur ceux qui dirigent, sans les laisser devenir de nouveaux exploiteurs."
Il nous invite à comprendre les caractéristiques de la classe ouvrière du 19e siècle et de la première moitié du 20e, qui lui sont imprimées par le processus de production. Elle "pratique le travail associé" mais "pour pouvoir diriger le processus de travail dans l'entreprise comme un tout, quelqu'un doit être au dessus des travailleurs et les diriger". En d’autres termes, "bien que les rapports entre travailleurs dans le processus d'organisation du travail prennent place au sein d'une économie dominée par le machinisme, ce dernier ne domine pas les relations des travailleurs entre eux". De tels rapports sont caractérisées d'abord et avant tout, "non par l'existence de contacts entre ouvriers, mais par l'isolement de ceux-ci (…) La manufacture, et ensuite l'industrie basée sur le machinisme, impliquent la coopération entre ouvriers au sein du processus de travail, mais n'unissent pas pour autant les ouvriers dans un tout collectif (…) Et des ouvriers qui ne sont pas unis au sein d'un collectif ne peuvent pas élaborer ensemble des décisions leur permettant d’avoir le contrôle sur le processus de production. Peut-être le pourraient-ils si seulement ils avaient la possibilité de contrôler leurs dirigeants, de les élire et d'en changer et si ces élections n'étaient pas seulement un apparat derrière lequel se cache la manipulation des leaders sur les subordonnés."
"Le prolétariat industriel au 19e et 20e siècle était incapable de s'auto organiser dans toutes les structures de la société sans médiateurs et chefs ; cette incapacité a conduit au développement d'une bureaucratie ouvrière de syndicats réformistes (sociaux-démocrates, staliniens, anarchistes, etc.). Le même facteur explique presque toujours pourquoi les prolétaires ont laissé cette bureaucratie les trahir."
Pour le GPRC, le problème de base qui se pose est le suivant : "Plus il y a de personnes dans un groupe, et plus il leur est difficile de communiquer entre elles (...). Pour dépasser cet obstacle, des moyens techniques sont nécessaires permettant à de très nombreuses personnes de recevoir la même information, de se l'échanger et de prendre des décisions communes en aussi peu de temps qu'il faut à quelques personnes pour faire la même chose sans aucun moyen technique. Au 19e siècle, et dans la première moitié du 20e, le développement des forces productives n'avait pas encore donné de tels moyens aux personnes. Mais, sans ces moyens, le contrôle du pouvoir et le gouvernement des ouvriers par les ouvriers eux-mêmes n’est possible qu'à l'échelle de très petites entreprises."
Le GPRC cite Lénine dans l’Etat et la révolution: "Les ouvriers, après avoir conquis le pouvoir politique, briseront le vieil appareil bureaucratique, le démoliront jusqu'en ses fondements, n'en laisseront pas pierre sur pierre et le remplaceront par un nouvel appareil comprenant ces mêmes ouvriers et employés. Pour empêcher ceux-ci de devenir des bureaucrates, on prendra aussitôt des mesures minutieusement étudiées par Marx et Engels : 1. électivité, mais aussi révocabilité à tout moment; 2. un salaire qui ne sera pas supérieur à celui d'un ouvrier; 3. adoption immédiate de mesures afin que tous remplissent des fonctions de contrôle et de surveillance, que tous deviennent pour un temps "bureaucrates" et que, de ce fait, personne ne puisse devenir "bureaucrate"". Mais pour le GPRC, bien que ces mesures soient valables, elles ne pouvaient qu'être sans effet dans les conditions de développement des forces productives au moment de la révolution russe. Cela change avec la deuxième moitié du 20e siècle du fait du niveau qualitativement nouveau de développement des forces productives permettant notamment l’informatisation de la production : rapidité de traitement d’un volume important d’informations en provenance de la grande masse des ouvriers ; répercussion à chacun d’entre eux de l’analyse des informations traitées ; itération d’un tel processus autant de fois que nécessaire pour aboutir finalement à la synthèse des opinions individuelles et pouvoir élaborer la décision finale.
"L’ordinateur est ce qui peut unir dans un tout collectif les travailleurs pratiquant le travail associé". Plus leur travail est informatisé, plus ils peuvent prendre des décisions collectives et plus il leur est facile de contrôler les dirigeants qui demeurent nécessaires pour coordonner les actes et décisions, dans le cas où le collectif ne peut pas le faire par lui-même.
"Quand l’humanité entrera de nouveau dans une période de grandes confrontations sociales, similaires à celles de la première moitié du 20e siècle, beaucoup de choses se répéteront, la duplicité de nombreux dirigeants ouvriers et d’organisations va tirer profit de la confiance des ouvriers à leur égard. Les causes objectives de ce phénomène il y a 70 ou 80 ans sont encore présentes aujourd’hui, et elles ne peuvent être compensées par aucune étude des leçons de l’histoire."
"L’informatisation en elle-même ne peut créer le socialisme. La révolution prolétarienne mondiale est nécessaire à la transition de l’humanité au socialisme. Mais la révolution ne peut devenir mondiale et socialiste qu’à l’époque des ordinateurs et de l’informatisation. Telle est la dialectique de la transition au socialisme."
REPONSE DU CCI
C'est une question vitale à laquelle se propose de répondre la GPRC "Pourquoi, 80 ans après la révolution d’octobre, le capital domine-t-il encore le monde ?". Et pour y répondre, il n’est pas d’autre méthode que celle du matérialisme historique ([2] [925]).
En effet, la révolution prolétarienne ayant pour but de remplacer des rapports de production basés sur la pénurie par des rapports de production basés sur l'abondance, il est nécessaire que le capitalisme ait suffisamment développé les forces productives pour créer les conditions matérielles d’une telle transformation de la société. Il s’agit de la première condition de la victoire de la révolution prolétarienne, la deuxième étant donnée par le développement d’une crise ouverte de la société bourgeoise faisant la preuve évidente que les rapports de production capitalistes doivent être remplacés par d’autres rapports de production.
Les révolutionnaires ont toujours porté la plus grande attention à l'évolution de la vie du capitalisme afin d'évaluer si le niveau atteint par le développement des forces productives et si les contradictions insurmontables qui en découlent pour le système permettaient la victoire de la révolution communiste. En 1852, Marx et Engels avaient reconnu que les conditions de la révolution prolétarienne n’étaient pas mûres lors des surgissements révolutionnaires de 1848 et que le capitalisme devait encore connaître tout un développement pour qu’elles le deviennent. En 1864, lorsqu’ils participèrent à la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs, ils pensèrent que l’heure de la révolution avait sonné, mais avant même la Commune de Paris de 1871, ils s’étaient rendu compte que le prolétariat n’était pas encore prêt car le capitalisme disposait encore devant lui de tout un potentiel de développement de son économie.
Ainsi, les deux révolutions qui s’étaient produites jusqu’à ce moment-là, 1848 et la Commune, avaient échoué parce que les conditions matérielles de la victoire du prolétariat n’existaient pas. C’est au cours de la période suivante, celle qui connaît le développement du capitalisme le plus puissant de son histoire, que ces conditions allaient éclore. A la fin du 19e siècle, l’ensemble du monde non capitaliste a été partagé entre les vieilles nations bourgeoises. Désormais l’accès pour chacune d’elles à de nouveaux débouchés et à de nouveaux territoires la conduit à se heurter au pré carré de ses rivales. En même temps que se multiplient les tensions impliquant en sous-main les grandes puissances, on assiste à un accroissement considérable des armements de ces puissances. Cette montée des tensions impérialistes et du militarisme prépare les conditions de l’éclatement de la Première Guerre mondiale et, avec elle, les conditions de la crise révolutionnaire de la société. La première boucherie impérialiste mondiale de 1914-18, de même que la vague révolutionnaire mondiale qui, en 1917, a surgi en réaction à une telle barbarie, démontraient que les conditions objectives de la révolution existaient désormais. Pour l'avant garde prolétarienne, lors de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23, la Première Guerre mondiale avait signé la faillite historique du capitalisme et l’entrée dans sa phase de décadence, signifiant ainsi clairement que la seule alternative désormais possible pour la société devenait "socialisme ou barbarie".
Malgré l'évidence du tournant ainsi opéré dans la situation mondiale, le GPRC quant à lui pense que, à cette époque, le système capitaliste a encore un rôle progressiste à jouer pour la maturation des conditions de la révolution. Pour lui, il était encore nécessaire qu'il permettre l'invention de l'ordinateur et la généralisation de son utilisation, seules à même de contrecarrer cette tendance des dirigeants à trahir les ouvriers qui, selon lui, avait été responsable de l'échec de la révolution russe. Grâce à ce formidable progrès technologique, qui permet de "synthétiser" l'opinion d'un nombre considérable d'ouvriers, ceux-ci vont enfin pouvoir se passer de représentants, de dirigeants pour prendre des décisions, nous dit le GPRC. Avant même de s'attarder sur cette analyse singulière de l'échec de la révolution russe, il faut pointer un problème de méthode relevant justement d'une application inadaptée du matérialisme historique.
Pus de 80 années écoulées depuis l'échec de la vague révolutionnaire mondiale ont démontré que, non seulement le prolongement de l'agonie du capitalisme n'avait en rien créé de meilleures conditions matérielles pour la révolution mais, au contraire, que les bases matérielles pour une telle société n'avaient fait que se fragiliser, comme vient l'illustrer la situation présente de chaos et de décomposition généralisée à toute la planète. Le prolétariat révolutionnaire pourra mettre pleinement à profit, au service de la révolution et à celui de libération de l'espèce humaine, bon nombre des inventions effectuées sous le capitalisme, y compris celles réalisées dans sa phase décadente. Il en va ainsi de l'ordinateur et d'autres encore. Néanmoins, pour importantes qu'aient été de telles découvertes, leur existence ne doit pas occulter la dynamique réelle du capitalisme décadent conduisant à la ruine de la civilisation. Si la première vague révolutionnaire mondiale était parvenue à vaincre la bourgeoisie à l'échelle mondiale, non seulement cela aurait épargné à l'humanité la pire ère de barbarie qu'elle ait jamais connue dans l'histoire mais, en outre, il est tout aussi certain que des inventions permettant à l'homme de s'émanciper du règne de la nécessité auraient déjà vu le jour, à côté desquelles l'ordinateur actuel ferait figure d'outil préhistorique.
L'expérience vivante de la révolution prise dans toute son étendue, vient démentir la thèse du GPRC sur la tendance inéluctable à la trahison des chefs. Dans la phase montante de celle-ci, les conseils ouvriers, à travers leur système de délégués élus et révocables, démontrèrent qu'ils étaient l'organe par excellence permettant au prolétariat de développer sa lutte à la fois sur un plan économique et sur un plan politique, qu'ils constituaient réellement "la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat". Le mouvement a fait surgir en son sein des chefs prolétariens exprimant et défendant au mieux, avec courage et abnégation, les intérêts généraux du prolétariat. Quant au parti, il n'a fait rien de moins que de se porter à l'avant-garde de la révolution, de la guider vers la victoire en Russie tout en oeuvrant de son mieux à l'extension de la révolution mondiale et en particulier, là où elle était déterminante, en Allemagne.
La vague révolutionnaire mondiale reflua à travers un ensemble de défaites majeures du prolétariat dont la moindre ne fut pas l’écrasement de l’insurrection de janvier 1919 à Berlin. Isolée, épuisée par la guerre civile, la révolution russe ne pouvait que dépérir et c’est ce qu’il advint effectivement avec l'extinction du pouvoir des conseils ouvriers et de toute vie prolétarienne en leur sein, la bureaucratisation et la montée du stalinisme en Russie même, et tout spécialement au sein du parti bolchevique au pouvoir. Dans ce cours contre-révolutionnaire, des révolutionnaires de la veille trahirent en alimentant les rangs du stalinisme, des ouvriers placés à des postes de responsabilité au sein de l'Etat devinrent de serviles défenseurs des intérêts de la bureaucratie ou même carrément des membres de celle-ci.
Les trahisons de la cause du prolétariat par des chefs prolétariens, par des organisations jusque là prolétariennes, ne constituent pas une spécificité de la période de reflux de la vague révolutionnaire mondiale mais une donnée du combat historique de la classe ouvrière. Elles sont les conséquences d’un opportunisme croissant vis-à-vis de l’idéologie de la classe dominante et, pour finir, de la capitulation complète face à celle-ci. Néanmoins, face à l'opportunisme, une telle issue n’est pas fatale et ne dépend pas de la possibilité ou non qu'a le prolétariat d'utiliser des ordinateurs. Elle dépend du rapport de forces général entre les classes comme l’illustrent, dans des sens différents, la montée de la vague révolutionnaire et son reflux. Mais elle dépend aussi du combat politique intransigeant que les révolutionnaires sont à même de mener contre toutes les manifestations des concessions à l'idéologie bourgeoise.
Les tâches auxquelles le prolétariat et, en son sein, ses minorités révolutionnaires, se sont trouvé confrontés au début du siècle étaient titanesques. En même temps qu'ils devaient combattre l'opportunisme croissant au sein de la Seconde Internationale, dont il a résulté le passage dans le camp de la bourgeoisie de la plupart des partis la constituant au moment décisif de la guerre impérialiste mondiale, les révolutionnaires demeurés fidèles au marxisme et au combat historique du prolétariat devaient comprendre et faire comprendre à leur classe, rien de moins que les implications pour la lutte de classe du changement de période, avec l'entrée du capitalisme dans sa décadence. Si la vague révolutionnaire a été défaite, c'est en grande partie dû au fait que la classe ouvrière n'avait pas alors suffisamment largement et profondément été capable de prendre conscience que ses anciens partis passés à l'ennemi étaient désormais devenus le fer de lance de la réaction contre la révolution, que les syndicats étaient devenus des organes de l'Etat capitaliste dans les rangs ouvriers, et aussi parce le parti mondial de la révolution, l'Internationale communiste, n'a vu le jour que trop tardivement. Ce sont donc les conditions subjectives de la révolution qui n'étaient pas mûres, et non pas les conditions objectives. D'où l'importance du combat politique, encore aujourd'hui, pour la généralisation des leçons tirées par des générations de révolutionnaires de ce qui demeure la plus grande expérience du prolétariat.
Et justement, le poids de la hiérarchie sur le cerveau des vivants ne peut être combattu en dehors de la lutte pour l’abolition des classes et ne pourra disparaître totalement qu’avec l’instauration d’une société communiste. En effet, la division du travail n’est pas une caractéristique en propre des sociétés de classe. Elle a existé dans les sociétés de communisme primitif et elle existera dans la société communiste évoluée. Ce n’est pas la division du travail qui engendre la hiérarchie, par contre la société de classe imprime à la division du travail son caractère hiérarchisé, en tant que moyen de division des exploités et de domination sur la société. Le problème de la contribution du GPRC c'est justement que, polarisée sur les questions de hiérarchie prises en soi, en dehors de toute considération d’antagonisme entre les classes, elle se situe tout à fait en dehors du champ du combat politique.
En fait, le GPRC est désespérément à la recherche d’une solution purement technique à un problème qui est fondamentalement politique et auquel l’expérience vivante de la classe ouvrière avait déjà apporté la solution, avant même la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23, avec le premier surgissement des soviets en 1905. Les discussions dans les assemblées n'ont pas pour vocation de dégager "démocratiquement" une opinion moyenne qui soit la synthèse de toutes les opinions individuelles des ouvriers. Elles sont au contraire le moyen incontournable du débat et du combat politique, permettant la clarification des masses encore sous l’influence des fractions de gauche et d'extrême gauche de la bourgeoisie. Pour prendre des décisions, élire des délégués, chacun ne se détermine pas seul face à son ordinateur, mais à main levée, dans les assemblées face à ses camarades de combat. C'est sur le même mode que fonctionnent et vivent les assemblées matérialisant les différents niveaux de centralisation de la lutte, jusqu'au plus haut d'entre eux. La recette du GPRC est l'antithèse de ce type d'organisation unitaire de la classe ouvrière et ne peut que conduire à la négation des valeurs que le prolétariat devra développer dans sa lutte : la confiance dans ses camarades de combat dont le délégué élu est à priori particulièrement digne ; l'activité créatrice à travers la discussion collective et contradictoire. En fait, le GPRC confond deux notions : la conscience et la connaissance. Pour que les ouvriers prennent conscience, ils ont besoin d'un certain nombre de connaissances : en particulier, ils doivent connaître le monde dans lequel ils mènent leur combat, l'ennemi qu'ils combattent et ses nombreux visages (bourgeoisie officielle, Etat, forces de répression, mais aussi syndicats et partis de gauche), les buts et les moyens de ce combat. Cependant, la conscience est loin de se réduire à la connaissance : la plupart du temps, un spécialiste universitaire en histoire, économie ou sociologie connaît sur ces sujets beaucoup plus de choses qu'un ouvrier conscient révolutionnaire. Cependant, ses préjugés de classe, son adhésion aux idéaux de la classe dominante, lui interdisent de mettre cette connaissance au service d'une réelle conscience. De même, ce qui permet aux ouvriers de prendre conscience, ce n'est pas un surcroît de connaissances, mais avant tout leur capacité à se dégager de l'emprise de l'idéologie dominante. Et cette capacité ne s'acquiert pas devant un écran d'ordinateur affichant toutes les statistiques du monde, toutes les synthèses possibles et imaginables. Elle s'acquiert par l'expérience de classe, présente et passée, par l'action et le débat collectifs. Toutes choses pour lesquelles la contribution spécifique de l'ordinateur est minime, en tout cas bien moindre que la presse dont disposait déjà la classe ouvrière au 19e siècle.
Le GPRC affirme qu’il est inutile de recourir aux leçons de l'histoire pour comprendre la défaite de la révolution russe. Ce serait la pire des choses si le prolétariat devait renoncer aux leçons essentielles que nous a léguées la révolution russe ([3] [926]), notamment concernant les conditions de sa dégénérescence, dans la mesure où celles-ci constituent une contribution essentielle à la capacité de la prochaine vague révolutionnaire à vaincre le capitalisme :
- Isolée dans un bastion prolétarien la révolution est vouée à terme à périr ;
- L'Etat de la période de transition, ou semi-Etat, qui surgit inévitablement après le renversement de la bourgeoisie, a une fonction essentiellement conservatrice de garant de la cohésion de la société, au sein de laquelle il existe encore des antagonismes de classes ([4] [927]). Ainsi il n’est pas l’émanation du prolétariat et, de ce fait, ne peut constituer l'instrument de la marche en avant vers le communisme, ce rôle continuant de revenir en exclusivité à la classe ouvrière organisée en conseils ouvriers et à son parti d'avant-garde. De plus, dans les périodes de reflux de la lutte de classe, cet Etat tend à exprimer pleinement sa nature réactionnaire intrinsèque contre les intérêts de la révolution ;
- C'est la raison pour laquelle, l'identification des conseils ouvriers avec l'Etat ne peut que conduire à la perte de l'autonomie de classe du prolétariat ;
- De même, l'identification du parti avec l'Etat ne peut que le conduire à la corruption de sa fonction d’avant garde politique du prolétariat en devenant le gestionnaire de cet Etat. C'est une telle situation concernant le parti bolchevique qui l'a conduit à prendre l'initiative de la répression de Kronstadt, une tragédie pour le prolétariat, et à progressivement incarner la contre-révolution montante.
CCI (octobre 2004)
[1] [928] Le texte du GPRC est publié en russe et en anglais sur le site du forum russia.internationalist-forum.org
[2] [929] Pour notre part, nous avons déjà dédié à cette question un article intitulé "A l'aube du 21e siècle, pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme ?" paru dans les numéros 103 et 104 de la Revue Internationale.
[3] [930] Une des expressions les plus importantes de la réaction prolétarienne à la contre-révolution fut la publication de la revue Bilan, organe de la Gauche communiste d'Italie, dans les années 1930 dont l'activité principale a justement été de tirer les enseignements de la première vague révolutionnaire mondiale. Les positions programmatiques du CCI sont en grande partie le produit de ce travail. Par ailleurs le CCI a dédié de nombreux articles de sa Revue Internationale à la révolution russe, notamment dans les numéros 71, 72, 75, 89, 90, 91 et 92.
[4] [931] Voir notre brochure l'Etat dans la période de transition.
L'objet du texte du Kras ([1] [932]) est essentiellement de mettre en évidence les raisons de la défaite de la révolution russe : "La Révolution russe de 1917-1921 reste pour la plupart des "gauches" une "révolution inconnue", ainsi qu'elle a été caractérisée par l’anarchiste en exil, Voline, il y a 60 ans. La raison principale de cette situation n'est pas un manque d'information la concernant, mais bien le nombre important de mythes construits autour d'elle. La plupart de ces mythes sont le résultat d’une confusion entre la Révolution russe et les activités du parti bolchevique. Il n'est pas possible de s'en libérer sans comprendre le rôle réel des bolcheviks dans les évènements à cette époque (…) Un mythe largement répandu dit que le parti bolchevique n’était pas seulement un parti comme tous les autres, mais l’avant-garde de la classe ouvrière (…) Toutes les illusions sur le caractère "prolétarien" des bolcheviks sont démenties par la réalité de leur opposition systématique aux grèves ouvrières dès 1918 et de l'écrasement des ouvriers de Kronstadt en 1921 par les canons de l’armée rouge. Il ne s'agissait pas d'un "malentendu tragique", mais de la répression par le fer de la base ouvrière, "ignorante". Les chefs bolcheviques ont poursuivi des intérêts concrets et ils ont réalisé une politique concrète. (…) Leur vision de l’Etat comme tel, de la domination sur les masses, significative d'individus dépourvus de sentiment d’égalité, pour lesquels l’égoïsme est dominant, pour lesquels la masse n’est pas plus qu’une matière première sans volonté propre, sans initiative et sans conscience, incapable de réaliser l'autogestion sociale. C’est le trait fondamental de la psychologie du bolchevisme. C'est typique du caractère dominateur. Archinoff appelle cette nouvelle couche "une nouvelle caste", "la quatrième caste". Bon gré mal gré, avec de telles visions, les bolcheviks n’ont pas pu réaliser autre chose qu’une révolution bourgeoise... (…) Essayons d’abord de discerner quelle révolution était à l’ordre du jour en Russie 1917 (…) La social-démocratie (y inclus celle du type bolchevique) a toujours surestimé le degré du développement du capitalisme et le degré de "l’européanisation" de la Russie. (…) Dans la réalité, la Russie était plutôt un pays du "tiers-monde" pour employer un terme actuel. (…) Les bolcheviks sont devenus des acteurs d’une révolution bourgeoise sans bourgeoisie, de l’industrialisation capitaliste sans les capitalistes privés (…) Arrivés au pouvoir, les bolcheviks ont joué le rôle d’un "parti de l’ordre" qui n’a pas cherché à développer le caractère social de la révolution. Le programme du gouvernement bolchevique n’a aucun contenu socialiste…"
Certains autres arguments développés dans le texte du KRAS, que nous n'allons pas reproduire ici dans sa totalité, seront rapportés au sein de notre réponse. En résumé, les éléments essentiels de sa thèse sont les suivants :
- Le parti bolchevique se situe dans la continuité de la vieille social-démocratie et constitue un parti de caractère bourgeois, contre la classe ouvrière ;
- La Révolution russe était une révolution bourgeoise, parce que rien d’autre n’était à l’ordre du jour en Russie 1917 ;
- Les mesures économiques après Octobre 1917 et la politique du parti bolchevique ne constituaient pas une vraie politique socialiste, parce qu’elles n’ont pas réalisé la vraie autogestion dans les mains de la classe ouvrière.
Une discussion "historique", avec des fautes "historiques" de méthode
Le manque flagrant d'un cadre international pour appréhender la situation en Russie, considérée à part du reste du monde, est en fait le point commun à la démarche d'un grand nombre des critiques, radicales en apparence, adressées aux bolcheviks. C'est une erreur de méthode qui ignore ce qui dans son essence même distingue l'existence du prolétariat de celle de la bourgeoisie. En effet, le capitalisme étant un mode de production qui domine toute la planète, son dépassement ne peut être réalisé qu'à l’échelle mondiale par la classe internationale qu'est le prolétariat, contrairement à la bourgeoisie dont l'existence est inséparable du cadre de la nation. Ainsi, la Révolution russe n’était pas l'affaire en propre du prolétariat russe, mais la réponse du prolétariat dans son ensemble aux contradictions du capitalisme mondial à cette époque, dont en particulier le premier acte de la faillite de ce système qui menace l'existence même de la civilisation, la Première Guerre mondiale. La révolution russe a constitué le poste avancé de la vague révolutionnaire internationale entre 1917 et 1923 et c'est donc à juste titre que, d'emblée la dictature du prolétariat en Russie se tourne vers le prolétariat international et en particulier le prolétariat allemand qui détient entre ses mains le sort de la révolution mondiale.
Ce n'est qu'après la prise du pouvoir politique à l'échelle mondiale par la classe ouvrière que peut s'opérer une transformation des rapports de production. Contrairement aux périodes de transition du passé, celle qui va du capitalisme au communisme ne sera pas le résultat d'un processus nécessaire, indépendant de la volonté des hommes, mais, au contraire, dépendra de l'action consciente d'une classe qui utilisera sa puissance politique pour extirper progressivement de la société les différentes composantes du capitalisme : propriété privée, marché, salariat, loi de la valeur, etc. Mais une telle politique économique ne pourra réellement être mise en oeuvre que quand le prolétariat aura battu militairement la bourgeoisie. Tant qu'un tel résultat ne sera pas atteint de façon définitive, les exigences de la guerre civile mondiale passeront avant celles de la transformation des rapports de production là où le prolétariat aura déjà établi son pouvoir, et cela quel que soit le développement économique de cette zone.
Il n'y a donc aucune illusion à se faire sur les réalisations sociales immédiates possibles au lendemain de la révolution, en particulier alors qu'elle n'a pas encore réussi à s'étendre à un ensemble de pays significatifs pour le rapport de force entre les classes à l'échelle internationale. Même si des mesures telles que l'expropriation des capitalistes privés, l'égalisation des rétributions, l'assistance aux plus défavorisés, la libre disposition de certains biens de consommation, une réduction importante du temps de travail permettant en particulier aux ouvriers de s'impliquer dans la conduite de la révolution doivent être prises, si possible immédiatement après la révolution, elles ne sont, en soi, nullement des mesures de socialisation et elles peuvent être parfaitement récupérées par le capitalisme.
La thèse du KRAS n'est pas défendue exclusivement par les courants qui se réclament de l’anarchisme. Elle est en effet très proche de la position du courant conseilliste, formulée notamment en 1934 par le groupe GIK (Gruppe Internationaler Kommunisten) dans ses célèbres Thèses sur le bolchevisme. Une critique du même type était également exprimée en grande partie par le groupe de "l’Opposition ouvrière" en Russie. Ce groupe a critiqué en premier lieu l'absence d’autogestion dans les usines en Russie immédiatement après la révolution. Ce n’est pas par hasard si, focalisés sur l'illusion qu'il était immédiatement possible de mettre en place des mesures socialistes dans la production, qui auraient à leur yeux constitué la vraie "preuve du socialisme", des représentants de l’"Opposition ouvrière" comme Alexandra Kollontaï se sont trouvés, à la fin des années vingt, dans le camp du stalinisme. En effet, l’illusion du "socialisme dans une usine" et le mot d’ordre contre-révolutionnaire du stalinisme, le "socialisme dans un seul pays", sont sous-tendus par une logique commune. Dans l'un et l'autre cas, il ne s'agit de rien d'autre que de la perpétuation, sous un autre nom voire sous une autre forme, des rapports d'exploitation qui ne peuvent être abolis tant que ne l'a pas été la domination du capital à l'échelle mondiale.
Ainsi les questions soulevées par le texte du KRAS ne sont pas nouvelles, mais appartiennent à l'histoire même du mouvement ouvrier. L'incapacité du GIK ou de l'Opposition ouvrière à aborder les évènements de Russie dans un cadre international leur ont valu de s'orienter vers une voie de garage ne permettant pas que de réelles leçons soient tirées et conduisant au découragement de ses membres. Le conseillisme est finalement tombé dans la méthode du fatalisme : si la révolution russe a fini par être défaite, c'est parce qu'elle était condamnée à l’échec dès le début. De là à dire qu’une révolution prolétarienne n’était pas du tout possible à l’époque, mais seulement une révolution bourgeoise, il n'y a qu'un pas qui a été franchi. Les Thèses sur le bolchevisme du GIK constituent d'une certaine manière une réécriture de l’histoire et des conditions de l'époque fournissant une "explication" de la défaite de la révolution russe présentée a posteriori comme une aventure sans possibilité de succès.
C'est avec une démarche tout à fait opposée à celle du conseillisme ([2] [933]) que Rosa Luxemburg, dans la conclusion de sa brochure La révolution russe dédiée à la critique de certains aspects de la politique des bolcheviks, résume de façon lumineuse la nature des problèmes auxquels ceux-ci étaient confrontés : "En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c'est dans ce sens que l'avenir appartient partout au "bolchevisme"."
La difficulté à poser le problème au niveau historique et mondial
De même qu'il existe un cadre géographique spécifique au surgissement de chaque type de révolution (la nation pour la bourgeoisie et le monde pour le prolétariat), celle-ci ne constitue pas non plus une possibilité de l'histoire à tout moment, mais est déterminée par des facteurs historiques, au premier rang desquels se trouvent la dynamique du mode de production dominant et le niveau des contradictions qui l'assaillent. La fonction historique des révolutions a toujours été de briser les chaînes du vieux mode de production devenu un obstacle au développement des forces productives et, de ce fait, un facteur de crise de la société. Cela a été le cas des grandes révolutions bourgeoises contre le féodalisme, par exemple en Angleterre au 17e siècle ou en France à la fin du 18e, mais également de la Révolution prolétarienne en Russie 1917 contre le capitalisme. Plus précisément, tout mode de production connaît une phase ascendante, pendant laquelle il est capable de pousser en avant le développement des forces productives et de faire ainsi accomplir des pas en avant à la société. Mais il connaît également une phase de décadence qui lui succède pendant laquelle il constitue un frein à ces mêmes forces productives, impliquant ainsi une stagnation pour la société. Le capitalisme a été le premier mode de production dans l'histoire à avoir été capable de conquérir tout le globe et de construire le marché mondial dans sa phase ascendante. Une fois cette tâche accomplie, au début du 20e siècle, s'ouvre pour lui une nouvelle époque caractérisée par le développement sans précédent des rivalités entre grandes puissances, pour le repartage du marché mondial. La Première Guerre mondiale, en tant que manifestation majeure de ce phénomène signe l'entrée brutale et de plain pied du capitalisme dans sa phase de décadence. Un tel changement dans la vie de la société n'est pas sans conséquence concernant la fonction de la classe dominante d'un système devenu décadent et dont la perpétuation représente une menace croissante pour l'existence de l'humanité. C'est ainsi qu'elle devient désormais une classe réactionnaire, en quelque partie du monde que ce soit, y inclus en Russie !
Le KRAS ne se positionne pas clairement sur le contexte historique et international de la révolution russe dont dépend la possibilité même de la révolution prolétarienne. Il existe des ambiguïtés dans son argumentation. En effet, alors que, d'un côté, sa critique des bolcheviks ne quitte pas le cadre russe, on trouve dans le même article du KRAS des passages qui donnent un autre éclairage, plus juste, au problème : "N’oublions pas non plus la situation sociale internationale. Le capitalisme mondial se trouvait dans une situation historique très spécifique à la charnière entre une période d’industrialisation primaire (frühindustrielle Stufe) et une nouvelle étape "tayloriste-fordiste" de l’industrialisme capitaliste (…) Il était encore possible d’éliminer l’industrialisme capitaliste mondial avant qu’il ne commence à détruire les bases de la vie humaine et à atomiser la société".
Derrière ce passage, il y a l'idée juste que la Première Guerre mondiale et la révolution russe avaient pris place dans une période de l'histoire caractérisée par un profond changement de la vie du capitalisme comme un tout. Pourquoi alors ne pas en tirer les conséquences pour l'analyse de révolution en Russie en cessant de la considérer comme une affaire spécifiquement russe ? Pour enfin comprendre qu'avec ce changement de la vie du capitalisme, ce qui venait à l'ordre du jour, c'était le renversement du capitalisme à l'échelle mondiale ! Les conseillistes et "l’Opposition ouvrière", malgré leur fidélité à la cause du prolétariat, ont échoué à comprendre cela. D'autres, les mencheviks, avec des motivations tout à fait différentes se sont appuyés sur la même méthode pour condamner la révolution prolétarienne en Russie, au nom du poids énorme qu'y représentait la paysannerie ou du fait qu'elle était insuffisamment industrialisée. Déclarant qu'elle n'était pas encore mûre pour un tel pas en avant de l'histoire, il ne restait plus qu'à remettre le pouvoir aux mains de la bourgeoisie et à défendre le capitalisme. Nous ne comparons pas le KRAS aux mencheviks mais nous voulons mettre en évidence le danger des défauts d'une méthode qu'il partage avec les conseilliste et l'Opposition ouvrière. Une telle méthode conduirait aujourd’hui, en 2004, à dire que la révolution prolétarienne n'est possible dans aucun pays du tiers-monde. Ce serait évidemment une absurdité : le capitalisme est un système global qui, n'étant jamais parvenu à développer industriellement tout une partie du monde durant sa phase ascendante, n'a évidemment plus aucune chance d'y parvenir depuis qu'il est entré en décadence.
Non, la Révolution russe n’était en rien un évènement exclusivement russe mais bien le premier assaut de la classe ouvrière mondiale contre le système barbare responsable de la Première Guerre mondiale.
Le KRAS doit se décider : révolution bourgeoise ou révolution prolétarienne
"Essayons d’abord de constater quelle révolution était à l’ordre du jour en Russie 1917". Nous sommes absolument d’accord avec cette façon dont le KRAS, à un endroit de son texte, pose la question de la révolution russe. Le problème est qu'il ne se tient pas à cette méthode.
A plusieurs reprises il affirme que, du fait du développement économique insuffisant en Russie, la tâche des bolcheviks était limitée à la réalisation d’une révolution bourgeoise. Ce qui est un non sens envisagé sous l'angle historique du fait que le capitalisme est devenu partout un système décadent. En revanche, d’autres passages de son texte sont en contradiction avec une telle affirmation, mettant clairement en évidence que c'est la révolution prolétarienne qui est en marche en Russie : "Néanmoins on ne peut pas comprendre la Révolution russe seulement comme une révolution bourgeoise. Les masses ont rejeté le capitalisme et elles l’ont combattu de façon véhémente – y inclus le capitalisme d’Etat des bolcheviques. (…) De leurs efforts et désirs il a résulté la forme que la révolution mondiale sociale a dû trouver en Russie. La combinaison d’une révolution des ouvriers prolétariens dans les villes avec la révolution des paysans communaux (Gemeindebauern) à la campagne. (...) Les évènements d’octobre 1917, à travers lesquels le Conseil de Petrograd a fait tomber le gouvernement provisoire bourgeois, étaient le résultat du développement du mouvement des masses après février et en rien une conspiration bolchevique. Les léninistes ont simplement utilisé cette atmosphère révolutionnaire parmi les ouvriers et les paysans.". Absolument d’accord : les évènements d’octobre 1917, dans lesquels le conseil de Petrograd a fait tomber le gouvernement provisoire bourgeois, ont été le résultat du développement du mouvement des masses après le mois de février et non pas du tout une conspiration bolchevique.
Mais, incapable de pousser jusqu'à son terme de façon conséquente la démarche qu'il a proposée, "comprendre quelle révolution est véritablement à l'ordre du jour", le KRAS s'arrête à mi-chemin, en soutenant la thèse de deux révolutions parallèles de nature différente, l’une (bourgeoise) apparemment justifiée par le sous-développement de la Russie et incarnée par les bolcheviks et l’autre ("d’en bas"), apparemment motivée par le rejet du capitalisme, mise en mouvement par les masses : "... parallèlement à cette révolution "bourgeoise" (politique) qui tourne autour du pouvoir d’état, se développe une autre révolution d’en bas. Les mots d’ordre de l’autocontrôle du travail et de la socialisation de la terre se développent et deviennent toujours plus populaires, les masses laborieuses ont commencé de le réaliser d’en bas d’une manière révolutionnaire. Des nouveaux mouvements sociaux se sont développés : Conseils d’ouvriers et conseils de paysans..."
La simultanéité d'une révolution bourgeoise et d'une révolution prolétarienne est une contradiction du point de vue de la maturation des conditions qui les sous-tendent respectivement, l'ascendance du mode de production capitaliste pour la première, sa décadence pour la seconde. Or, la guerre mondiale qui à ce moment là fait rage, constitue l'illustration éclatante de la faillite historique de ce mode de production, de sa décadence et le renversement de la bourgeoisie en Russie par le prolétariat est en premier lieu la conséquence de la participation directe de cette dernière à la boucherie mondiale.
Une fois établie la nature prolétarienne de la Révolution russe de 1917 se pose la question de la nature de classe du parti bolchevique et du rôle joué par ce parti dans le processus qui a vu la mort de la Révolution et la victoire de la contre-révolution.
La nature de classe du parti bolchevique
La dégénérescence de la révolution et du parti bolchevique se transformant en fer de la lance de la contre-révolution a été favorisée par des erreurs commises par le parti bolchevique qui, cependant, dans bien des cas ne lui étaient pas spécifiques mais correspondaient à une immaturité du mouvement ouvrier comme un tout.
Ainsi, il est vrai que Lénine et les bolcheviks avaient l'idée fausse, et relevant du schématisme bourgeois, que la prise du pouvoir politique par le prolétariat consistait dans la prise du pouvoir par son parti. Mais c'était là l'idée partagée par l'ensemble des courants de la Seconde Internationale, y compris ceux de la gauche. C'est justement l'expérience de la révolution en Russie, et de sa dégénérescence, qui a permis de comprendre que le schéma de la révolution prolétarienne était, dans ce domaine, fondamentalement différent de celui de la révolution bourgeoise. Jusqu'à la fin de sa vie, en janvier 1919, Rosa Luxemburg, par exemple, dont pourtant les divergences avec les bolcheviks sur les questions d'organisation sont restées célèbres, a conservé une telle vision fausse : "Si Spartakus s'empare du pouvoir, ce sera sous la forme de la volonté claire, indubitable de la grande majorité des masses prolétariennes." (Discours sur le Programme, congrès de fondation du P.C d'Allemagne, décembre 1918) Faut-il en conclure que Rosa Luxemburg elle-même était une "jacobine bourgeoise", comme les anarchistes et les conseillistes ont coutume de qualifier Lénine ? Mais alors, de quelle "révolution bourgeoise", elle et les spartakistes, auraient-ils été les protagonistes dans l'Allemagne industrielle de 1919 ?
La victoire de la contre-révolution en Russie ayant résulté en premier lieu de la défaite de la vague révolutionnaire mondiale et de l'isolement du bastion prolétarien en Russie, ce serait une erreur de méthode que d'en attribuer la responsabilité première à des conceptions fausses au sein du mouvement ouvrier. Si la révolution mondiale s'était étendue, ces conceptions auraient pu être dépassées dans le cours de la marche en avant du prolétariat international vers la révolution, à la fois sur un plan pratique et sur un plan théorique, en passant au crible de la critique ce qui avait été accompli.
La dégénérescence du parti bolchevik est la conséquence d'une conception fausse de son rôle vis-à-vis de l'Etat, qui l'a amené à identifier sa fonction d'avant-garde du prolétariat à celle de principal gestionnaire de cette institution. C'est cette situation qui l'a placé dans un antagonisme croissant avec le prolétariat et qui explique l'écrasement de Kronstadt, qu'il a dirigé et justifié politiquement ([3] [934]).
Comprendre le processus de dégénérescence et les erreurs commises par les bolcheviks n'est pas un moyen de les excuser, mais fait justement partie de cet effort de clarification indispensable au sein du prolétariat dont dépend l'issue des combats futurs de la classe ouvrière. Au contraire, affirmer comme le fait le KRAS que, dès le début, le parti bolchevik était un parti bourgeois est un procédé très simpliste et commode à la fois permettant certainement d'éviter d'avoir à se poser bon nombre de questions ou de remettre en cause des préjugés, mais certainement pas d'appréhender le processus vivant de la lutte de classe.
CCI (octobre 2004)
[1] [935] Le texte est publié en russe et en allemand sur le site du forum https://russia.internationalist-forum.org/tiki-index.php?page=RUSSISCHE+... [936]. Les citations reproduites ont été traduites par nous. Tout écart par rapport au sens réel de l'original, s'il en existe, n'est pas intentionnel.
[2] [937] Nous ne pouvons pas, dans le cadre de ce texte, développer à nouveau la critique du conseillisme classique. Pour une telle critique, nous renvoyons le lecteur aux numéros 37, 38, 39 et 40 de la Revue Internationale de même qu'à notre brochure "Russie 1917 : Début de la révolution mondiale".
[3] [938] Le CCI a dédié déjà plusieurs articles à ce sujet, dont "Comprendre Kronstadt" dans la Revue Internationale N° 104
Quel est le moyen de lutte le plus efficace quand son "propre" travail ou "son" usine ne sont plus considérés comme rentables ? L’arme de la grève ne perd-elle pas de son efficacité quand, de toutes façons, le capitaliste a l'intention de fermer l’usine ou quand des entreprises entières sont au bord de la faillite ? Aujourd'hui, ces questions se posent tout à fait concrètement, pas seulement chez Opel, Karstadt ou Volkswagen, mais partout où il faut "sauver" ou fermer des usines et des compagnies à cause de la crise économique du capitalisme. Et de nos jours, ça se produit partout. Pas seulement en Allemagne, mais en Amérique et aussi en Chine. Pas seulement dans l’industrie, mais aussi dans les hôpitaux ou les services publics.
Il faut lutter – mais comment ?
Au milieu des années 1980 déjà, de grandes luttes ont eu lieu contre des licenciements massifs. Par exemple, à Krupp Rheinhausen ou dans les mines en Grande Bretagne. A l'époque, des branches industrielles entières comme les mines, les aciéries, les chantiers navals, ont quasiment été fermées.
Mais aujourd’hui, le chômage et les fermetures d’usine sont devenus omniprésents. Au départ, cela a provoqué un vaste sentiment d'intimidation. Pour la plupart les licenciements ont été acceptés sans résistance. Cependant, la lutte de cet été chez Daimler-Chrysler a été un signe de quelque chose de nouveau. Là, les employés ont réagi spectaculairement aux tentatives de chantage des patrons. Les actions de solidarité, des employés de Brême en particulier, avec leurs collègues des usines de Stuttgart-Sindelfingen qui subissaient l'attaque, ont montré que les ouvriers combattent les tentatives de les monter les uns contre les autres.
Et aujourd'hui, les grèves dans la Compagnie Opel, surtout dans l'usine de Bochum, en réponse aux annonces de licenciements massifs, montrent à nouveau la détermination de ne pas accepter passivement les réductions massives d’emplois.
Néanmoins, dans ces circonstances, il faut poser la question de la possibilité et des buts de la lutte. Nous savons que les luttes chez Daimler-Chrysler, comme celles, dans les années 1980, chez Krupp-Rheinhausen ou les mineurs anglais, se sont terminées par des défaites. On a fait l’expérience répétée – aujourd’hui aussi – de la façon dont les syndicats et les conseils d’usine sont capables d'adopter le langage de la lutte dès que les ouvriers résistent, tout en déclarant qu’il n’y a aucune alternative sinon celle de se soumettre à la logique du capitalisme. Ce qui est en jeu, disent-ils, c’est d’éviter le pire. Ils veulent "sauver" la compagnie, disent-ils, et donc faire passer les licenciements nécessaires de la manière la plus "sociale" possible. Ainsi, l'accord adopté par la chaîne de magasins de Karstadt-Quelle, qui comprenait la suppression de 5 500 emplois, la vente de 77 magasins et une énorme réduction de salaire ("économisant" 760 millions d’Euros jusqu’en 2007), a été présenté par le syndicat Verdi comme une victoire pour les travailleurs.
Depuis au moins deux siècles, le travail salarié et le capital sont en lutte sur les salaires et les conditions de travail,c'est-à-dire sur le degré d’exploitation de la force de travail par le capital. Si les exploités n’avaient pas lutté sans relâche, une génération après l’autre, les ouvriers d’aujourd’hui ne seraient guère mieux que des esclaves, taillables et corvéables à merci, ou même exploités à mort.
En plus, par rapport au degré d’exploitation qui existait déjà pour les esclaves et les serfs des temps anciens, l’économie moderne pose un autre problème qui n’est apparu que là où dominent l’économie de marché et la force de travail. C'est la question : que faire quand les détenteurs des moyens de production ne sont plus en mesure d’exploiter de façon rentable la force de travail des ouvriers ? Tout au long de l’histoire du capitalisme, la question s’est toujours posée directement aux chômeurs. Mais aujourd’hui alors qu'avec la crise de surproduction chronique sur le marché mondial, la faillite du mode de production capitaliste apparaît de plus en plus, cela devient une question de vie ou de mort pour tous les ouvriers.
La perspective de la classe ouvrière contre la perspective du capital
Les employeurs, les politiciens mais aussi les syndicats et les conseils d’usine – tous ceux qui sont impliqués dans la gestion de l’usine, de l'entreprise ou de l’Etat – considèrent que les ouvriers et les employés appartiennent à l'entreprise où ils travaillent et que leur bien-être dépend de manière inséparable des intérêts de l’employeur. De ce point de vue, il est évidemment toujours nuisible que des "membres de l'entreprise" s’opposent aux intérêts de celle-ci en termes de profit. Après tout, la compagnie n’existe que pour faire des profits. Suivant cette logique, le président du conseil général d’usine d’Opel, Klaus Franz, a déclaré catégoriquement, dès le début, "nous savons que les licenciements ne peuvent être évités". C’est la logique du capitalisme. Mais ce n’est pas le seul point de vue d'où on peut considérer la situation. Si on aborde les choses, non comme le problème d’Opel ou de Karstadt, ou de l’Allemagne, mais comme un problème de la société dans son ensemble, il en ressort une toute autre perspective. Si on considère le monde non du point de vue d’une usine ou d'une entreprise particulière, mais du point de vue de la société, du point de vue du bien-être humain, on voit que les victimes n'appartiennent pas à Opel ou Karstadt, mais à une classe sociale de travailleurs salariés et que c'est elle la principale victime de la crise du capitalisme. Vu sous cet angle, il est clair que la vendeuse de Karstadt à Herne, l' ouvrier à la chaîne chez Opel à Bochum, mais aussi les chômeurs d’Allemagne de l’Est ou les ouvriers du bâtiment venus de l’Ukraine et travaillant au noir qui sont presque réduits en esclavage, partagent un destin et des intérêts communs – non pas avec leurs exploiteurs, mais les uns avec les autres.
Du côté du capital, on sait que que cet autre point de vue existe. Et c’est justement celui-ci que craint la bourgeoisie. La classe dominante le sait,. tant que les ouvriers chez Opel ou chez Volkswagen ne voient le problème que du point de vue d’Opel ou de VW, ils finissent par "revenir à la raison". Mais quand les ouvriers découvrent leur propre perspective, quand ils découvrent leurs intérêts communs, ce sont des perspectives de lutte complètement différentes qui se font jour.
Du point de vue de la société dans son ensemble
C’est pourquoi les représentants du capital tentent sans cesse de nous persuader que les catastrophes causées par leur système économique sont le résultat des "inadaptations" et des "spécificités" de chaque entreprise ou de chaque pays. Ainsi, ils disent que les problèmes chez Karstadt sont le résultat d’une mauvaise stratégie de vente. Opel, pour sa part, est supposé avoir échoué en ne suivant pas l’exemple de Daimler-Chrysler ou de Toyota qui ont connu des succès avec le développement d'une nouvelle gamme attrayante et souvent diesel. On prétend aussi que si 10 000 suppressions d'emplois sur les 12 000 que General Motors a prévues en Europe, ont lieu en Allemagne, c'est que la bourgeoisie américaine cherche en quelque sorte à se vender de la politique de ce pays vis à vis de l’Irak ! Comme si Daimler-Chrysler n’avait pas exercé un même chantage sur ses employés il y a quelques mois seulement ! Comme si les compagnies allemandes, par exemple Karstadt-Quelle, ne licencie pas aussi impitoyablement ses ouvriers ! La réalité elle-même s’inscrit en faux contre de tels arguments. Le 14 octobre, non seulement la suppression de milliers d’emplois chez Karstadt était décidée et la même chose annoncée chez Opel, mais était révélée également la perspective de réduction d’emplois dans la chaîne de super-marchés Spar. Le même jour, filtrait l’annonce d’un nouveau plan de "sauvetage" du consortium hollandais Phillips.
Quand, le "jeudi noir" du 14 octobre, il a été annoncé qu’en tout, 15 500 emplois seraient supprimés chez Karstadt-Quelle et chez Opel dans les trois prochaines années, les "partenaires qui négocient", les politiciens et les "commentateurs" se sont dépêchés de séparer soigneusement les deux cas.
On pourrait s'attendre à ce que là où les employés des deux entreprise font face exactement à la même situation, la ressemblance entre les situations et les intérêts menacés des ouvriers serait ce qui domine. Mais c’est exactement le contraire qui est présenté. Dès que le négociateur en chef pour le syndicat Verdi, Wiethold, eut annoncé, le jeudi après-midi, presque joyeusement, le "sauvetage" de Karstadt, les media ont immédiatement fait passer le message : maintenant que le futur de Karstadt est assuré, Opel reste le seul souci. Alors que la main d’œuvre du département des chaînes de magasin est ainsi supposée retourner au travail avec "soulagement", il n’y aurait que la force de travail d’Opel qui, paraît-il, devrait se faire du souci pour son avenir.
Mais la seule différence entre les situations des employés des deux entreprises, c’est que les attaques terribles qui ont déjà été décidées chez Karstadt-Quelle –licenciements massifs, fermetures partielles, chantage massif sur les ouvriers – sont encore en prévision chez Opel. On demande aux ouvriers des deux entreprises d'accepter des réductions de salaire d’un total d’environ 1,2 milliard Euros, ce qui leur fera perdre en partie leurs moyens d’existence, de façon à sauver les profits – pas les emplois !
L’affirmation selon laquelle la situation des employés de Karstadt est fondamentalement différente de celle de ceux d’Opel est complètement sans fondement. Pour les ouvriers de Karstadt, de toutes façons, rien n'a été "sauvé". Verdi parle "d’un sauvetage de l’emploi qui mérite son nom" et d’un "succès pour les employés" parce que des "garanties d’emplois" ont été données et la convention collective sauvée. C’est ça que ça donne quand on présente les défaites de la classe ouvrière comme des victoires. Quelle valeur peuvent avoir "les garanties d’emplois", les conventions collectives et les autres promesses quand même des entreprises se battent pour survivre ? En réalité, les victimes du "sauvetage" de Karstadt sont toujours exactement dans la même situation que les ouvriers de chez Opel, mais aussi ceux de Volkswagen, Daimler-Chrysler, Siemens ou du secteur public.
Les négociations chez Karstadt se sont conclues en vitesse parce qu’on savait que General Motors allait annoncer son plan de sauvetage pour l’Europe le 14 octobre. Jusque là, la classe dominante avait toujours comme règle tacite de ne jamais attaquer en même temps plusieurs gros secteurs de la classe ouvrière, de façon à ne pas encourager l’apparition d’un sentiment de solidarité ouvrière. Mais aujourd’hui, l’accentuation de la crise du capitalisme mondial limite la capacité d'étaler les attaques. Dans ces conditions, la bourgeoisie espérait au moins que le jour où arriveraient les mauvaises nouvelles de Detroit, Karstadt puisse être présenté comme un "succès".
Les moyens de la solidarité dans la lutte
Les licenciements massifs, la menace de faillite ne signifient pas que l’arme de la grève est devenue superflue. Les arrêts de travail chez Mercedes ou chez Opel sont un signal important, un appel à la lutte.
Néanmoins, il est malheureusement vrai que dans de telles situations, la grève en tant que moyen d’intimidation de l’adversaire perd beaucoup de son efficacité. La lutte des chômeurs, par exemple, est obligée de se passer de cette arme. Mais aussi là où les employeurs ont l’intention de se séparer de ceux qu’ils exploitent, la grève perd une bonne partie de son pouvoir de menace.
Les moyens dont nous avons besoin face au niveau actuel des attaques du capital, c'est la grève de masse de tous les ouvriers. Une telle action défensive de l'ensemble de la classe ouvrière donnerait la confiance en elle-même dont la classe a besoin pour contrer l’arrogance de la classe dominante. De plus, de telles mobilisations massives pourraient changer le climat social, en mettant en avant que les besoins humains doivent devenir la ligne directrice de la société.
Cette mise en question du capitalisme ferait croître en retour la détermination des ouvriers et des chômeurs à défendre leurs intérêts ici et maintenant.
Bien sûr, de telles actions, massives, communes, ne sont pas encore possibles. Mais cela ne veut en aucun cas dire qu’on ne peut pas lutter et obtenir quelque chose maintenant déjà. Mais il faut reconnaître que la grève n’est pas la seule arme de la lutte de classe. Tout ce qui, aujourd’hui déjà, fait avancer la reconnaissance des intérêts communs de tous les travailleurs et fait revivre la tradition de la solidarité ouvrière, effraie la classe dominante, la rend moins sûre d'elle dans ses attaques, l'oblige à faire plus de concessions, au moins temporaires.
En 1987, les ouvriers de chez Krupp-Rheinhausen, menacés par la fermeture de l’usine, ont ouvert leurs assemblées quotidiennes à la population, aux ouvriers des autres usines et aux chômeurs. Aujourd’hui, la gravité de la situation rend encore plus inacceptable le fait que les ouvriers d’Opel, Karstadt, Spar ou Siemens ne se réunissent pas pour discuter de leur situation commune. Pendant la grève de masse en 1980 en Pologne, dans chaque ville, les ouvriers se réunissaient dans la plus grande usine de la ville. Ils établissaient leurs revendications communes et prenaient leur lutte en main.
La lutte chez Mercedes a déjà démontré, ce que les attaques chez Opel ou Karstadt ont confirmé, qu’il y avait un grand sentiment de solidarité dans la population ouvrière avec ceux qui subissaient les attaques. Dans de telles circonstances, les manifestations dans les villes peuvent devenir un moyen de faire sortir les ouvriers des autres usines et de mobiliser les chômeurs, de développer une solidarité entre tous.
La lutte chez Mercedes a aussi montré que les ouvriers commencent à comprendre que, face au licenciements massifs, ils ne peuvent pas se permettre de se laisser diviser. Les capitalistes eux-mêmes doivent réaliser qu’ils ne peuvent plus essayer de diviser les ouvriers d’une manière aussi grossière qu’ils l’ont fait l’été dernier entre Stuttgart et Brême. Le conseil général d’usine d’Opel, face aux attaques, a annoncé que ce qui était prioritaire, c’était l’unité des différentes usines de General Motors. Mais qu’est ce que cela veut dire quand les sociaux-démocrates et les syndicalistes parlent de solidarité ? Puisque ces institutions font partie de la société capitaliste, "l’unité" dans leur bouche ne peut que signifier que les différentes usines, alors qu’elles sont en concurrence les unes avec les autres, essaient de se mettre d’accord sur les prix. Le président du conseil d’usine chez Opel a ainsi déclaré qu’il rencontrerait son collègue suédois de Saab, pour discuter quelle offre ferait chacune des usines (l’une contre l’autre) pour les nouveaux modèles GM. Les conseils d’usine, comme les syndicats, font eux-mêmes partie de la lutte concurrentielle capitaliste.
La lutte en commun des ouvriers ne peut être menée que par les ouvriers eux-mêmes.
La nécessité de la remise en question politique du capitalisme
Face à la profondeur de la crise du capitalismeaujourd'hui, les ouvriers doivent aussi dépasser leur manque de goût pour les questions politiques. Nous ne parlons pas ici de la politique bourgeoise, mais du fait que les travailleurs doivent traiter des problèmes de la société dans son ensemble et de la question du pouvoir.
Les licenciements massifs d’aujourd’hui nous mettent face à la réalité d’une société dans laquelle nous ne sommes pas des "collaborateurs" dans telle ou telle entreprise , mais des objets d’exploitation, "des facteurs de coût" qui peuvent être mis de côté sans pitié. Ces attaques font voir clairement ce que veut dire que les moyens de production n’appartiennent pas à la société dans son ensemble, et ne servent pas du tout à la satisfaction des besoins de la société. Au contraire, ils appartiennent à une étroite minorité. Et surtout, ils sont soumis aux lois aveugles et de plus en plus destructrices de la concurrence et du marché, qui plongent une partie sans cesse croissante de l’humanité dans la paupérisation et une insécurité insupportable. Des lois qui sapent les règles les plus élémentaires de la solidarité humaine sans laquelle, à long terme, aucune société n’est possible. Les ouvriers qui produisent presque tous les biens et les services dont l’humanité a besoin pour vivre, commencent lentement à prendre conscience qu’ils n’ont rien à dire dans cet ordre social.
La crise chez Karstadt ou chez Opel n’est pas le résultat d’une mauvaise gestion mais elle est l’expression d’une crise de surproduction chronique, destructrice et de longue durée et qui se développe de décennie en décennie. Cette crise conduit à la diminution du pouvoir d’achat de la population ouvrière, ce qui à son tour atteint de plus en plus durement la vente au détail, l’industrie automobile, toute l’industrie. La concurrence accrue oblige les capitalistes à réduire leurs coûts, ce qui en conséquence réduit le pouvoir d’achat des masses et accentue la crise.
Il n’y aucune façon de sortir de ce cercle vicieux au sein du capitalisme.
Le Courant communiste international, 15/10/2004
A la lecture du n° 27 du Bulletin de la soi-disant Fraction interne du CCI, la section italienne du CCI a appris qu'elle était engagée dans une lutte à l'intérieur de l'organisation pour « s'opposer à la 'liquidation' du CCI ». Cette affirmation qui apparaît dans le titre de l'article dédié à notre section, ainsi que l'ensemble de l'article, est totalement fausse. L'article, construit sur l'invention de divergences concernant l'analyse de l'actualité (l'état de la lutte de classe et le cadre de l'impérialisme mondial) entre la section italienne et l'organisation, ou plus précisément, entre notre section et l'"actuelle direction liquidationniste du CCI", ne constitue que la énième tentative de la part de la FICCI de créer artificiellement des fractures à l'intérieur de notre organisation. Nous dénonçons également les attitudes qui passent de l'adulation faussement "fraternelle", à la culpabilisation et aux tentatives de "chantage" pour faire croire aux lecteurs non avertis de ce comportement parasitaire et destructeur qu'il existerait réellement une lutte entre les militants à l'intérieur de notre organisation et une censure consistant à interdire toute possibilité de s'exprimer librement sur la dynamique de l'organisation et sur ses analyses.
Si la FICCI est amenée à adopter cette attitude, cela est dû au fait qu'elle ne sait plus que faire dans sa tentative désespérée de défendre une aventure sans issue. Pour notre part, nous, section du CCI en Italie, n'avons et n'aurons jamais rien à faire avec les voleurs, les falsificateurs, les mouchards de la FICCI.
2 octobre 2004 - La section italienne du CCI
Sur fond de massacres dans les différents conflits de la planète, en Irak en premier lieu, deux élections mondialement médiatisées, aux Etats-Unis et en Ukraine, ont tenu la une de l'actualité durant de nombreuses semaines. L'une comme l'autre, au même titre que n'importe quelle élection, ne pouvait en rien déboucher sur une solution à la misère et à la barbarie croissante dans laquelle le capitalisme en crise plonge les prolétaires et les masses exploitées. Mais l'une et l'autre constituent aussi, à leur manière, des illustrations de l'impasse dans laquelle se trouve le capitalisme mondial. En effet, la réélection de Bush ne vient pas consacrer la bonne santé de la première puissance mondiale sortie victorieuse de la guerre froide mais, au contraire, a mis en lumière la manière dont se reflètent sur le plan intérieur les difficultés de l'impérialisme américain. Quinze ans après l'effondrement du bloc de l'Est, les élections en Ukraine constituent un moment de la lutte d'influence que se mènent différentes puissances impérialistes pour le contrôle de la région, ouvrant ainsi la voie à une irruption du chaos sur les territoires de l'ancienne URSS.
ELECTIONS AUX ETATS-UNIS
Plus approchait le jour du scrutin et plus les commentateurs qui, aux Etats-Unis et dans beaucoup de pays, avaient majoritairement pris fait et cause pour Kerry, annonçaient un résultat très serré. Jusqu'au dernier moment, dans un suspense presque pathétique, l'espoir du monde s'était trouvé médiatiquement suspendu à la défaite de Bush qui personnifiait la guerre impopulaire en Irak. Rien de tangible pourtant ne venait fonder un tel espoir puisque, sur la question de la guerre, les programmes de Bush et de Kerry étaient identiques sur le fond. On trouve d’ailleurs chez ce dernier les mêmes accents hystériques ultra-patriotards que chez son concurrent : "Pour nous, le drapeau américain est le plus puissant symbole de ce que nous sommes et de ce en quoi nous croyons. Il représente notre force, notre diversité, notre amour du pays. Tout ce que fait l’Amérique est grand et bon. Ce drapeau n’appartient pas à un président, à une idéologie, à un parti, il appartient au peuple américain." (Kerry s'exprimant à la convention démocrate du mois de juillet). En fait, les désaccords les plus patents opposant les deux hommes portaient sur des questions comme l’avortement, l’homosexualité, l’environnement ou la bioéthique, permettant de coller sur l’un l’estampille "conservateur", et sur l’autre l’étiquette "progressiste". Qu'à cela ne tienne, il est toujours bon pour la bourgeoisie de donner le maximum d'emphase à une consultation électorale pour mystifier les exploités. Cependant, les clameurs médiatiques anti-Bush recouvraient en réalité, selon les pays, les intérêts non seulement différents mais encore antagoniques des différentes fractions nationales de la bourgeoisie mondiale.
Pour des pays comme la France ou l'Allemagne, particulièrement hostiles depuis le début à une intervention américaine en Irak qui venait clairement contrarier leurs propres intérêts impérialistes, un positionnement contre Bush lors de ces élections se situait naturellement dans la continuation des campagnes idéologiques antiaméricaines antérieures. En présentant le président américain comme le responsable de l'aggravation du désordre mondial, de telles campagnes étaient destinées à masquer la responsabilité du système en crise dans le développement de la barbarie guerrière et à dissimuler la propre nature impérialiste de ces bourgeoisies. Le désir que ces dernières exprimaient de voir Bush battu à ces élections, n'était en fait que pure hypocrisie, celui-ci étant leur "meilleur ennemi". En effet, plus que quiconque, il incarne tout ce que la propagande bourgeoise a invoqué comme fausses raisons à l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis : ses liens familiaux avec l'industrie pétrolière texane sensée tirer profit de cette guerre (sic!) ; ses liens familiaux avec l'industrie d'armement ; son appartenance, au sein du parti républicain, au camp des faucons ; son "intégrisme" religieux, son "incompétence". En d'autres termes, rien de tel qu'un Bush comme président pour diaboliser les Etats-Unis. C'est pourquoi, en dépit de la coloration anti-Bush de leurs prises de position, la réélection de Bush a été une aubaine pour les principaux rivaux impérialistes des Etats-Unis.
C'est aussi pour ces raisons que, après une longue période d'indécision, la bourgeoisie américaine s'est majoritairement décidée à soutenir Kerry. Si, malgré les nombreux défauts de ce dernier, s'étant manifestés notamment par des prises de positions contradictoires sur la guerre en Irak, l'opinion dominante au sein de la bourgeoisie américaine avait finalement porté son choix sur lui, c'est parce qu'elle pensait qu'il se trouvait le mieux placé pour restaurer la crédibilité américaine sur l'arène internationale et pour tenter de trouver une issue à l'impasse irakienne. De plus, Kerry était mieux à même de convaincre la population américaine d'accepter de nouvelles excursions militaires sur d'autres théâtres de guerre.
C'est pour cet ensemble de raisons qu'il avait reçu le soutien de généraux et amiraux de haut rang à la retraite alors que Bush s'était trouvé lâché par des hautes personnalités de son propre parti, le critiquant précisément sur sa gestion de la crise irakienne, et cela seulement cinq semaines avant la date du scrutin. Kerry a également bénéficié du soutien des médias, en particulier à travers la couverture qu'ils ont faite des débats l'opposant à Bush, en trouvant les arguments permettant de conclure que, à chaque fois, il avait eu le dessus face à son adversaire. Enfin les médias ont su relayer, en leur donnant toute l'ampleur et le relief nécessaires, un certain nombre d'histoires et d'affaires à même de compromettre davantage encore l'image de Bush, notamment des fuites venant de membres de l'administration mettant en évidence des erreurs et méfaits de l'administration Bush, concernant en particulier la guerre en Irak. C'est ainsi qu'ont été divulguées des tentatives de l'administration visant à réaliser secrètement des modifications du code de la justice militaire contrevenant aux dispositions de la convention de Genève. Une source anonyme au sein de la CIA a rapporté qu'il y avait eu une large opposition au sein de l'agence de renseignements contre cette violation des principes démocratiques. Une autre histoire "regrettable" concerne la disparition de 380 tonnes d'explosifs en Irak que les troupes américaines n'avaient pas été capables de mettre en sécurité et qui sont probablement tombées entre de mauvaises mains pour être utilisées contre les forces américaines. Une semaine seulement avant l'élection, des sources du FBI ont laissé échapper des détails d'une enquête criminelle concernant le traitement préférentiel dont a bénéficié l'entreprise Halliburton (dont le vice président Cheney était directeur général avant les élections de 2000) dans l'obtention de contrats lucratifs en Afghanistan et en Irak, passés de gré à gré. Les médias ont également présenté sous un jour plutôt sympathique l'action de 19 soldats américains ayant refusé la mission, qu'ils ont qualifiée de suicide, consistant à convoyer du carburant en Irak au moyen de camions ni blindés ni escortés. Au lieu d'être dépeints comme des mutins et des lâches, ces soldats ont été présentés par les médias comme braves et honorables mais n'en pouvant plus d'être sous-ravitaillés et sous-armés, description correspondant exactement à la situation que la campagne électorale de Kerry dénonçait depuis des semaines.
C'est pourquoi la défaite de Kerry, qui intervient en dépit des appuis de premier ordre dont il a bénéficié et a contrario des aspirations de secteurs dominants de la bourgeoisie américaine, est significative de difficultés de la classe dominante sur le plan intérieur, lesquelles sont en partie le reflet de l'impasse de l'impérialisme américain dans le monde.
Comme nous l'avons très souvent développé dans nos colonnes, la crise du leadership mondial américain contraint la bourgeoisie de ce pays à prendre en permanence l'initiative sur le terrain militaire, seul moyen pour elle de contenir les velléités de remise en cause de son hégémonie par ses rivaux directs. Mais en retour, comme l'illustre le bourbier Irakien, une telle politique ne fait qu'alimenter partout dans le monde l'hostilité à l'égard de la première puissance mondiale et participe ainsi d'accroître son isolement. Ne pouvant faire marche arrière en Irak, sous peine d'un affaiblissement considérable de son autorité mondiale, elle s'enferre dans des contradictions difficilement gérables. En plus d'un gouffre financier, l'Irak constitue en effet le point d'appui permanent aux critiques de ses principaux rivaux impérialistes et une source de mécontentement croissant au sein de la population américaine. Aujourd'hui, tous les bénéfices idéologiques, tant sur le plan intérieur qu'au niveau international qu'elle avait su tirer des attentats du 11 septembre, mis en scène avec la complicité de hautes sphères au sein de l'appareil d'Etat américain (1) pour servir de prétexte à l'intervention en Afghanistan et en Irak, sont épuisés. Les hésitations et dissensions qui se sont manifestées au sein de la bourgeoisie américaine pour choisir le candidat le plus approprié expriment, non pas la tentation pour une autre option impérialiste moins agressive, mais bien la difficulté à poursuivre la mise en œuvre de la seule possible.
La venue trop tardive d'une orientation pro Kerry de la part de la bourgeoisie américaine a affaibli la capacité de celle-ci à manipuler le résultat électoral en ce sens. Et cela d'autant plus qu'il existe dans ce pays une aile droite chrétienne fondamentaliste, avec un poids électoral important, qui est par nature très peu influençable par les campagnes idéologiques contre Bush. En fait, ces fondamentalistes encadrés par le clergé local et dont l'apparition avait été suscitée à l'origine pour servir de base d'appui aux républicains durant les années Reagan, se caractérisent par un conservatisme social anachronique. Très présents dans beaucoup des régions les moins peuplées et dans les Etats ruraux, ils ont basé leur vote sur des questions comme le mariage homosexuel et l'avortement. Ainsi, comme le notait avec incrédulité un commentateur de CNN le soir de l'élection, en dépit du fait qu'un Etat industriel comme l'Ohio, mais présentant également des parties plus arriérées, a perdu 250 000 emplois, qu'il y a une guerre désastreuse en Irak et que Kerry a gagné trois débats en face-à-face avec Bush, le conservatisme social de l'Ohio a fait gagner l'élection au président sortant.
Cet essor du fanatisme religieux, aux Etats-Unis comme partout dans le monde, qui constitue dans la période actuelle une réponse au développement du chaos et à la perte d'espoir dans le futur caractérisant la décomposition sociale, n'est pas sans poser de sérieuses difficultés à la classe dominante car il amenuise sa capacité de contrôle de son propre jeu électoral. C'est d'autant plus problématique pour elle que la réélection de Bush tend à légitimer des pratiques en vigueur à la tête de l'exécutif américain qui sont à même de porter préjudice au fonctionnement et au crédit de l'Etat démocratique puisque des membres de l'équipe présidentielle, à commencer par Cheney, sont accusés de confondre leurs intérêts particuliers avec ceux de l'Etat. En effet, après qu'il ait été reproché à Cheney de prendre directement ses ordres de Enron au début de l'année 2001, ce sont ses liens avec Halliburton qui ont ensuite été et sont encore sur la sellette, entreprise dont il avait démissionné de la fonction de PDG pour devenir vice-président. En effet, il n'a depuis lors cessé d'être grassement rémunéré à des titres divers par cette entreprise qui fabrique des équipements militaires et intervient en Irak pour des contrats de reconstruction et aurait par ailleurs bénéficié de favoritisme concernant des prises de commandes directement en lien avec la guerre en Irak. Pour ne pas arranger les choses, c'est en général de façon arrogante et péremptoire que Cheney a renvoyé ses accusateurs dans leurs buts. Ce n'est évidemment pas la collusion entre des membres de l'administration Bush et l'industrie de l'armement ou du pétrole qui explique en quoi que ce soit la guerre du Golfe, pas plus que les marchands de canons Krupp et Schneider n'avaient été à l'origine de la Première Guerre mondiale. Une telle mystification, en général véhiculée par les fractions de gauche de la bourgeoisie, avait eu pour fonction durant les élections américaines de participer à discréditer l'administration Bush. Bien que son impact n'ait pas été suffisant pour contribuer à la défaite de Bush, cet épisode démontre néanmoins la vigueur des réactions que sont à même de susciter de la part de fractions de la bourgeoisie des comportements préjudiciable à l'intérêt du capital national comme un tout. C'est ce qu'avait déjà illustré, à une tout autre échelle cependant et dans un contexte différent, le scandale du Watergate qui avait valu à Nixon d'être chassé du pouvoir. Sa politique internationale tendait alors aussi à déplaire de plus en plus à la bourgeoisie puisque, en tardant à conclure rapidement la guerre du VietNam, elle retardait d'autant l'établissement de la nouvelle alliance avec la Chine contre le bloc de l'Est dont il avait pourtant lui-même jeté les bases. Mais surtout, la clique dirigeante avait utilisé des agences de l’Etat (FBI et CIA) pour s’assurer un avantage décisif sur les autres fractions de la classe dominante ; ce que ces dernières, se sentant directement menacées, ont considéré comme intolérable (2).
Si nous ne savons pas comment la bourgeoisie américaine solutionnera les problèmes auxquels elle est confrontée, il est une chose qui est certaine, c'est que, pas plus que l'élection d'un gouvernement de gauche ou de droite, cela ne sera en aucune façon à même de contribuer à la paix dans la monde
ELECTIONS EN UKRAINE
Après la "révolution des roses" en Géorgie l'année dernière où la "volonté populaire" avait démocratiquement mis un terme à la présence au pouvoir du régime corrompu de Tchévarnadzé, sons contrôle de Moscou, c'est au tour du gouvernement en Ukraine, tout aussi corrompu et dans l'orbite de Moscou, d'être sur le point de subir un sort analogue face à une autre "mobilisation populaire" appelée cette fois la "révolution orange". Bien que cet évènement ait été une nouvelle fois l'occasion pour les médias d'abrutir la classe ouvrière de tous les pays en faisant la part belle aux clameurs démocratiques : "Les gens n'ont plus peur", "nous pourrons parler librement", "les gens qui se croyaient intouchables ne le sont plus", on est quand même loin des campagnes ignobles sur la mort du communisme qui avaient ponctué les différentes étapes de l'effondrement du stalinisme (3). Et pour cause, ce n'est pas au nom d'un prétendu communisme que de nouveaux dictateurs ont défendu le capital national à la tête de l'Etat, et là où de tels dictateurs ont été remplacés par des équipes plus démocratiques, comme en Géorgie, la situation de la population n'en a pas été modifiée pour autant, si ce n'est que, comme partout ailleurs, elle a continué à s'aggraver.
Par ailleurs, les enjeux impérialistes sont tellement explicitement présents qu'il est difficile aux médias de ne pas en tenir compte, d'autant plus que, d'un pays à l'autre, les intérêts diffèrent et qu'il est de bon ton de discréditer ses rivaux en parlant le langage de la vérité à leur propos : "Les droits de l'homme ont toujours été à géométrie variable : on en parle à Kiev ou en Géorgie, nettement moins en Ouzbékistan ou en Arabie Saoudite ! Cela n'enlève rien à la fraude électorale et au souci démocratique exprimé par les Ukrainiens. Justement, le problème de la Russie, c'est qu'elle s'appuie sur des régimes impopulaires, corrompus et autoritaires. Et que les Etats-Unis ont beau jeu d'y défendre la démocratie... avec des arrière-pensées stratégiques. On l'a vu en 2003 avec la révolution des roses en Géorgie. Un gouvernement très proaméricain s'y est installé et je ne suis pas certain que la corruption ait beaucoup reculé." (Gérard Chaliand, expert français en géopolitique, dans un interview intitulé "Une stratégie américaine de refoulement de la Russie" reproduit dans Libération du 6 décembre). Pour maintenir son emprise sur des pays voisins, la Russie ne dispose que des moyens à la mesure de sa puissance : parrainer des équipes qui ne peuvent s'imposer que par la fraude électorale, le crime (tentative d'empoisonnement du candidat réformateur Viktor Iouchtchenko) alors que ses rivaux, les Etats-Unis en premier, qui n'ont aucune répugnance à utiliser les même méthodes mais savent le faire plus discrètement, disposent par ailleurs des moyens de parrainer et soutenir des équipes démocratiques. Cette réalité concernant l'Ukraine, la Russie ne la conteste pas dans le fond tout en la présentant sous un jour beaucoup plus favorable à sa propre image : "Cette élection a d'ailleurs bien montré la popularité de la Russie : 40 % des Ukrainiens ont tout de même voté pour un oligarque deux fois condamné... qui n'avait vraiment pour qualité que d'être "le candidat russe" " (Serguei Markov, un des principaux conseillers en communication russes qui ont soutenu la campagne de Victor Ianoukovitch, dans Libération du 8 décembre).
Ce qui se joue en ce moment en Ukraine s'inscrit pleinement dans la dynamique qui avait été ouverte avec l'effondrement du bloc de l'Est. Dès le début de 1990, différents pays baltes s'étaient prononcés pour l'indépendance. Bien plus grave encore pour l'empire soviétique, le 16 juillet 1990, l'Ukraine, deuxième république de l'URSS, qui était liée à la Russie depuis des siècles, proclamait sa souveraineté. Elle allait être suivie par la Biélorussie, puis par l'ensemble des républiques du Caucase et d'Asie centrale. Gorbatchev avait alors tenté de sauver les meubles en proposant l'adoption d'un traité de l'Union qui maintiendrait un minimum d'unité politique entre les différentes composantes de l'URSS. Le 21 décembre, suite à l'échec d'une tentative de coup d'Etat s'opposant à la remise en cause de l'URSS, est constituée la Communauté des Etats Indépendants (CEI), aux structures très vagues, regroupant un certain nombre des anciennes composantes de l'URSS, laquelle est dissoute 4 jours après. Depuis lors, la Russie n'a fait que perdre de l'influence sur les pays de l'ancien glacis "soviétique" : en Europe centrale et orientale, tous les Etats qui étaient membres du pacte de Varsovie ont adhéré à l'OTAN, de même que les Etats baltes. Dans le Caucase et en Asie centrale, la Russie enregistre également une forte perte d'influence. Pire encore, c'est sa cohésion interne même qui se trouve menacée. Pour éviter le dépeçage d'une partie de son territoire que menacent les velléités d'indépendance des républiques caucasiennes, Moscou n'a d'autre choix que de répondre par la guerre à outrance en Tchétchénie.
Aujourd'hui, l'alignement impérialiste de l'Ukraine constitue pour Moscou un enjeu politique, économique et stratégique majeur. En effet, ce pays est une puissance nucléaire de 48 millions d'habitants ayant près de 1600 kms de frontière commune avec la Russie. De plus, "sans coopération économique étroite avec l'Ukraine, la Russie perdrait 2 à 3 points de sa croissance. L'Ukraine, ce sont les ports par lesquels passent nos marchandises, les gazoducs par lesquels transitent notre gaz, et beaucoup de projets de haute technologie (…) c'est le pays où se trouve la principale base navale russe sur la Mer Noire, à Sébastopol." (Serguei Markov, ibid). Avec la perte de son influence sur un tel voisin, la position de la Russie dans la région se trouvera considérablement affaiblie, d'autant plus que celle de rivaux comme les Etats-Unis se trouvera, elle, encore renforcée.
Le recul de l'influence de la Russie a jusqu'alors surtout profité aux Etats-Unis puisque c'est un gouvernement proaméricain qui est au pouvoir en Géorgie, pays dans lequel sont stationnées des troupes américaines qui viennent renforcer la présence militaire américaine au Kirghizistan et en Ouzbékistan, au nord de l'Afghanistan. Même s'il existe d'autres candidats désireux de placer des pions en Ukraine et dans la région, l'Allemagne en premier lieu, ce sont néanmoins actuellement les Etats-Unis qui sont à nouveau les mieux placés pour se tailler la part du lion, notamment grâce à la collaboration avec la Pologne, un de leurs meilleurs alliés en Europe de l'Est, ayant une influence historique en Ukraine. Poutine ne s'y est pas trompé lorsque, à l'occasion d'un discours prononcé à New Delhi le 5 décembre, il accuse les Etats-Unis de vouloir "remodeler la diversité de la civilisation, en suivant les principes d'un monde unipolaire égal à une caserne" et de vouloir imposer "une dictature dans les affaires internationales agrémentée d'une belle phraséologie pseudo-démocratique". Il ne s'est pas non plus gêné pour rappeler au premier ministre irakien à Moscou le 7 décembre que les Etats-Unis étaient mal placés pour faire des leçons de démocratie en précisant, à propos des futures élections en Irak, qu'il n'imaginait pas "comment on peut organiser des élections dans les conditions d'une occupation totale par des troupes étrangères".
Quiconque à part la Russie veut prétendre jouer un rôle en Ukraine est contraint de surfer sur la "vague orange" de l'équipe du réformateur Viktor Iouchtchenko, dont une partie est acquise à la Pologne et aux Etats-Unis. C'est la raison pour laquelle aujourd'hui, les principaux rivaux de la guerre en Irak, les Etats-Unis d'une part et la France et l'Allemagne d'autre part, soutiennent ensemble les réformistes ; dans le même temps, les alliés d'hier, d'une part la Russie, d'autre part la France et l'Allemagne défendent des camps opposés à ces élections.
L'offensive politique américaine en Ukraine fait partie de l'offensive générale que ce pays doit mener sur tous les fronts, militaires, politiques et diplomatiques en vue de défendre son leadership mondial et, dans ce cadre, elle a des objectifs bien déterminés. En premier lieu, elle s'inscrit dans une stratégie d'encerclement de l'Europe visant à bloquer les visées expansionnistes de l'Allemagne pour qui l'est de l'Europe constitue l'axe "naturel" de son expansion impérialiste, comme l'ont illustré les deux guerres mondiales. En deuxième lieu, elle vise spécifiquement la Russie pour la punir de son attitude durant la guerre du Golfe, d'opposition radicale aux intérêts américains, en compagnie de la France et de l'Allemagne. Il est certain que sans la Russie et sa détermination, la France et l'Allemagne auraient été moins téméraires dans l'expression de leur opposition à la politique américaine. Afin qu'une telle mésaventure ne se reproduise pas ou, pour le moins, ait beaucoup moins d'effet, il s'agit pour les Etats-Unis d'ôter à ce pays qui demeure néanmoins un allié potentiel par rapport à un ensemble de questions (Poutine n'a-t-il pas soutenu la candidature de Bush ?), les derniers atouts qui lui permettaient de faire des incursions dans la cour des grands et de restreindre clairement son statut à celui de puissance nucléaire régionale, comme l'Inde par exemple.
Ce qui se joue à l'heure actuelle sur les territoires de l'ancienne URSS ne peut être compris comme le simple transfert, entre une puissance et une autre, de l'influence sur un pays. En effet, on ne sait pas jusqu'à quel point la Russie est déterminée à résister pour maintenir sous sa domination ne serait-ce qu'une partie orientale de l'Ukraine. Peut-elle abandonner la Crimée et Sébastopol sans que cela ait des répercussions majeures sur la stabilité politique de son régime ? Ce revers majeur ne constituerait-il pas le signal pour un embrasement des revendications indépendantistes des républiques en Russie même ? De plus, ce ne sont pas deux larrons qui se disputent une zone d'influence majeure, mais trois en réalité, dans la mesure où il n'est évidemment pas dans les plans de l'Allemagne de rester sagement dans l'ombre des Etats-Unis. Par ailleurs, on sait également que le développement de l'instabilité sur les territoires de l'ex-URSS ne pourra qu'éveiller les appétits impérialistes de puissances régionales (en l'occurrence ici l'Iran et la Turquie) qui y voient aussi l'occasion de retirer des marrons du feu. Il n'existe pas un scénario permettant de répondre à ces questions, mais une variété qui, néanmoins, ont tous ceci en commun que, depuis l'effondrement du bloc de l'Est et le règne du chacun pour soi sur le plan impérialiste, c'est toujours le chaos dont il est résulté des tensions entre grandes puissances.
De même, quel que soit le motif idéologique avancé par la bourgeoisie pour affirmer ses prétentions impérialistes, celui-ci n'est toujours qu'un prétexte, la seule explication à l'aggravation des tensions et à la multiplication des conflits étant l'enfoncement irrémédiable du capitalisme dans une crise sans fin. C'est pourquoi la solution à ceux-ci n'est ni l'instauration de la démocratie, ni la recherche de l'indépendance nationale, ni l'abandon par les Etats-Unis en propre de leur volonté hégémonique, ni aucune réforme du capitalisme quelle qu'elle soit, mais bien la destruction de celui-ci à l'échelle mondiale.
LC (20-12-04)
(1) En fait, nous avons donné le cadre permettant de retenir une telle hypothèse immédiatement après l'attentat contre les tours jumelles. Par la suite, nous avons développé une solide argumentation à l'appui de cette thèse (voir nos articles "A New York, comme partout ailleurs, le capitalisme sème la mort – A qui profite le crime ?" dans la Revue Internationale n° 107 et "Pearl Harbor 1941, les Twin Towers 2001 : Le machiavélisme de la bourgeoisie" dans la Revue Internationale n° 108). Celle-ci est aujourd'hui largement confirmée par des publications que l'on ne peut par ailleurs pas soupçonner d'entretenir des sympathies avec les positions révolutionnaires. Voir en particulier à ce sujet le livre The New Pearl Harbor ; Disturbing Questions about the Bush administration.and 9/11 de David Ray Griffin..
(2) Lire nos articles "Notes sur l'histoire de la politique impérialiste des Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale" dans les numéros 113 et 114 de la Revue Internationale.
(3) Lire notre article "Le prolétariat mondial face à l'effondrement du bloc de l'Est et à la faillite du stalinisme", dans la Revue Internationale n° 99
Il y a 100 ans, le prolétariat engageait en Russie le premier mouvement révolutionnaire du 20e siècle, connu sous le nom de Révolution russe de 1905. Parce qu'il n'a pas été victorieux comme ce fut le cas, 12 ans plus tard, de la révolution d'Octobre, ce mouvement est aujourd'hui quasiment tombé dans l'oubli. C'est aussi pour cela qu'il n'a pas fait l'objet de campagnes de dénigrement et de calomnies comme ce fut le cas pour la révolution russe de 1917, en particulier au lendemain de l'effondrement du mur de Berlin, à l’automne 1989. Cependant, la Révolution de 1905 a apporté toute une série de leçons, de clarifications et de réponses aux questions qui se posaient au mouvement ouvrier à l'époque sans lesquelles la Révolution de 1917 n'aurait certainement pas pu l'emporter. Et bien que ces événements aient eu lieu il y a un siècle, 1905 est beaucoup plus proche de nous politiquement qu'on ne pourrait le croire et il est nécessaire, pour les générations de révolutionnaires d'aujourd'hui et de demain, de se réapproprier les enseignements fondamentaux de cette première révolution en Russie.
Les événements de 1905 se situent à l'aube de la phase de déclin du capitalisme, déclin qui leur imprime déjà sa marque, même si, à l'époque, seule une infime minorité de révolutionnaires est capable d'en entrevoir la signification au sein du profond changement qui est en train de s'opérer dans la société et dans les conditions de la lutte du prolétariat. Au cours de ces évènements, on voit la classe ouvrière développer des mouvements massifs, par-delà les usines, les secteurs, les professions, sans revendication unique, sans distinction claire entre l'économique et le politique comme c'était le cas auparavant entre lutte syndicale et lutte parlementaire, sans consigne précise de la part des partis ou des syndicats. La dynamique de ces mouvements aboutit, pour la première fois, à la création par le prolétariat d'organes, les soviets (ou conseils ouvriers), qui deviendront, dans la Russie 1917 et dans toute la vague révolutionnaire qui a secoué l'Europe à sa suite, la forme d'organisation et de pouvoir du prolétariat révolutionnaire.
En 1905, le mouvement ouvrier considérait encore que c'était la révolution bourgeoise qui était à l'ordre du jour en Russie puisque la bourgeoisie russe ne détenait pas le pouvoir politique mais subissait toujours le joug féodal du tsarisme. Mais le rôle dirigeant assumé par la classe ouvrière dans les événements allait mettre à bas ce point de vue. L'orientation réactionnaire qu'avait commencé à prendre, avec le changement de période historique en train de s'opérer, la lutte parlementaire et syndicale, était loin d'être clarifiée et ne le sera que bien plus tard. Mais le rôle totalement secondaire ou nul que les syndicats et le Parlement vont jouer dans le mouvement en Russie, en constituait la première manifestation significative. La capacité de la classe ouvrière à prendre en main son avenir et à s'organiser par elle-même venait mettre en question la vision de la social-démocratie allemande et du mouvement ouvrier international sur les tâches du parti, sa fonction d'organisation et d'encadrement de la classe ouvrière, et jeter une lumière nouvelle sur les responsabilités de l'avant-garde politique de la classe ouvrière. Beaucoup d'éléments de ce qui allait constituer des positions décisives du mouvement ouvrier dans la phase de décadence du capitalisme étaient déjà présents en 1905.
La Révolution de 1905 a fait l'objet de nombreux écrits dans le mouvement ouvrier à cette époque et les questions qu'elles soulevait ont été âprement débattues. Nous nous concentrerons, dans le cadre d'une courte série de trois articles, sur certaines leçons qui nous paraissent centrales aujourd'hui pour le mouvement ouvrier et toujours d'actualité : la nature révolutionnaire de la classe ouvrière et sa capacité historique intrinsèque à s'affronter au capitalisme et à donner une nouvelle perspective à la société ; la nature des soviets, "la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat" comme l'a compris Lénine ; la capacité de la classe ouvrière d'apprendre de ses expériences, de tirer des leçons de ses défaites, la continuité de son combat historique et la maturation des conditions de la révolution. Pour ce faire, nous reviendrons très brièvement sur les événements de 1905, en nous référant à ceux qui, comme Trotsky, Lénine, Rosa Luxemburg, en furent les témoins et les protagonistes à l’époque et qui ont été capables, dans leurs écrits, non seulement d'en tirer les grandes leçons politiques mais aussi de restituer l’intense émotion suscitée par la force de la lutte pendant tous ces mois (1).
La Révolution russe de 1905 constitue une illustration particulièrement claire de ce que le marxisme entend par la nature fondamentalement révolutionnaire de la classe ouvrière. La capacité du prolétariat russe à passer d'une situation où il est idéologiquement dominé par les valeurs de la société à une position où, à travers un mouvement massif de luttes, il prend confiance en lui-même, développe sa solidarité, découvre sa force historique jusqu'à créer les organes lui permettant de prendre en main son avenir, est l'exemple vivant de la force matérielle que constitue la conscience de classe du prolétariat quand il entre en mouvement. Dans les années qui ont précédé 68, la bourgeoisie occidentale nous expliquait que le prolétariat s'était "embourgeoisé", qu'il n'y avait plus rien à en attendre. Les événements de 1968 en France et toute la vague internationale de lutte qui les ont suivis, lui ont apporté un cinglant démenti. Ils ont mis fin à la plus longue période de contre-révolution de l'histoire qui avait été ouverte par la défaite de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Depuis la chute du mur de Berlin, la bourgeoisie n'a de cesse de proclamer que le communisme est mort et que la classe ouvrière a disparu ; et les difficultés rencontrées par celle-ci semblent lui donner raison. La bourgeoisie est toujours intéressée à enterrer son propre fossoyeur historique. Mais la classe ouvrière existe toujours - il n'y a pas de capitalisme sans classe ouvrière, et les événements de 1905 en Russie nous rappellent comment celle-ci peut passer d'une situation de soumission et de confusion idéologique sous le joug du capitalisme à une situation où elle devient le sujet de l'histoire, porteuse de tous les espoirs, parce qu'elle porte, dans son être même, l'avenir de l'humanité.
Avant de nous pencher sur la dynamique de la Révolution russe de 1905, il faut rappeler brièvement quel était le contexte international et historique dans lequel la révolution a pris son élan. Les dernières décennies du 19e siècle ont été caractérisées par un développement économique particulièrement prononcé dans toute l’Europe. Ce sont des années durant lesquelles le capitalisme se développait avec le plus de dynamisme ; les pays avancés du point de vue capitaliste étaient à la recherche d’une expansion dans les régions arriérées, soit pour trouver de la main d’œuvre et des matières premières au moindre coût, soit pour créer des nouveaux marchés pour leurs marchandises. C’est dans ce contexte que la Russie tsariste, pays dont l’économie était encore marquée par une forte arriération, devient le lieu idéal pour l’exportation de capitaux importants visant à installer des industries de moyenne et grande dimensions. En l’espace de quelques décennies, il y eut une transformation profonde de l’économie, "les chemins de fer étant le puissant instrument de l’industrialisation du pays" (2). Les données sur l’industrialisation de la Russie, dont Trotsky fait état, comparées à celles des autres pays à structure industrielle plus solide, comme l’Allemagne et la Belgique à l’époque, montrent que si le nombre d’ouvriers était encore relativement modeste par rapport à une population très importante (1,9 million contre 1,56 en Allemagne et 600 000 dans la petite Belgique), la Russie avait cependant une structure industrielle de type moderne qui n’avait rien à envier aux autres puissances du monde. Créée à partir de rien, grâce à des capitaux en majorité étrangers, l’industrie capitaliste en Russie ne s’est pas constituée sous l’effet d’une dynamique interne mais grâce à une véritable transplantation de technologies et de capitaux venant de l’extérieur. Les données de Trotsky montrent comment la main-d’œuvre en Russie était beaucoup plus concentrée que dans les autres pays, puisqu’elle se répartissait principalement entre les grandes et moyennes entreprises (38,5 % dans les entreprises à plus de 1000 ouvriers et 49,5 % dans des entreprises à effectifs compris entre 51 et 1000 ouvriers, alors qu’en Allemagne, ces chiffres étaient respectivement de 10 et 46 %). Ce sont ces données structurelles de l’économie qui expliquent la vitalité révolutionnaire d’un prolétariat par ailleurs noyé dans un pays profondément arriéré et dans lequel prévalait l’économie paysanne.
De plus, les événements de 1905 ne surgissent pas du néant, mais sont le produit d’une accumulation d’expériences successives qui ont ébranlé la Russie à partir de la fin du 19e siècle. Comme le rapporte Rosa Luxemburg, "…cette grève de janvier à Saint-Pétersbourg était la conséquence immédiate de la gigantesque grève générale qui avait éclaté peu auparavant, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou, et tint longtemps toute la Russie en haleine. Or, les événements de décembre à Bakou n’étaient qu’un dernier et puissant écho des grandes grèves qui, en 1903 et 1904, tels des tremblements de terre périodiques, ébranlèrent tout le sud de la Russie, et dont le prologue fut la grève de Batoum dans le Caucase, en mars 1902. Au fond, cette première série de grèves, dans la chaîne continue des éruptions révolutionnaires actuelles, n’est elle-même distante que de cinq ou six ans de la grève générale des ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg en 1896 et 1897".(3)
Le 9 (22) janvier 2005, c'est l’anniversaire de ce qu’on a appelé "le dimanche sanglant", qui a marqué le début d’une série d’événements dans la vieille Russie tsariste qui se sont déroulés pendant toute l’année 1905 et se sont terminés par la répression sanglante de l'insurrection de Moscou en décembre. L’activité de la classe a été pratiquement incessante pendant toute une année, même si les formes de lutte n’ont pas toujours été les mêmes et si les luttes n’ont pas toujours eu la même intensité. Il y a eu trois moments significatifs durant cette année de révolution : janvier, octobre et décembre.
En janvier 1905, deux ouvriers des usines Poutilov à Pétersbourg sont licenciés. Un mouvement de grèves de solidarité se déclenche, une pétition pour les libertés politiques, le droit à l'éducation, la journée de 8 heures, contre les impôts, etc. est élaborée pour être apportée au tsar dans une manifestation massive. C'est la répression de cette manifestation qui va être le point de départ de l'embrasement révolutionnaire du pays pendant un an. Ainsi, le processus révolutionnaire en Russie a démarré de façon singulière. "Des milliers d’ouvriers non pas des social-démocrates, mais des croyants, de fidèles sujets du tsar, conduits par le pope Gapone, s'acheminent de tous les points de la ville vers le centre de la capitale, vers la place du Palais d’Hiver, pour remettre une pétition au tsar. Les ouvriers marchent avec des icônes et Gapone, leur chef du moment, avait écrit au tsar pour l'assurer qu’il se portait garant de sa sécurité personnelle et le prier de se présenter devant le peuple" (4). Le pope Gapone avait été l’animateur, en avril 1904, d’une "Assemblée des ouvriers russes d’usine et de bureaux de la ville de Pétersbourg", autorisée par le gouvernement et de connivence avec le policier Zoubatov (5). Comme le dit Lénine, cette organisation, de façon tout à fait semblable à ce qui se passe aujourd’hui avec d’autres moyens, avait le rôle de contenir et d’encadrer le mouvement ouvrier de l’époque. Mais, la pression qui s’exerçait au sein du prolétariat était déjà arrivée à un point critique. "Et voilà que le mouvement zoubatoviste franchit les limites imposées et que, suscité par la police dans son intérêt, dans le but de soutenir l’autocratie et de corrompre la conscience politique des ouvriers, il se retourne contre l’autocratie et aboutit à une explosion de la lutte de classe du prolétariat." (6). Tout se noue lorsque, arrivés au Palais d’Hiver pour déposer leur requête au tsar, les ouvriers se font attaquer par la troupe qui "charge la foule à l'arme blanche ; ils tirent sur les ouvriers désarmés qui supplient à genoux les cosaques de leur permettre d'approcher le tsar. D'après les rapports de police, il y eut ce jour-là plus d'un millier de morts et de deux mille blessés. L’indignation des ouvriers fut indescriptible." (7) C’est cette indignation profonde des ouvriers pétersbourgeois à l’égard de celui qu’ils appelaient "Petit Père" et qui avait répondu par les armes à leur supplique, outrageant ainsi violemment ceux qui s’en remettaient à lui, qui déchaîne les luttes révolutionnaires de janvier. La classe ouvrière qui avait commencé par adresser sa supplique, derrière le pope Gapone et les icônes de l’église, au "Petit Père des peuples", montre une force imprévue avec l’élan de la révolution. Un changement très rapide dans l’état d’esprit du prolétariat se produit dans cette période ; il est l’expression typique du processus révolutionnaire au cours duquel les prolétaires, malgré toutes leurs croyances et toutes leurs peurs, découvrent et prennent conscience que leur union fait leur force. "D’un bout à l’autre du pays passa un flot grandiose de grèves qui secouèrent le corps de la nation. D’après un calcul approximatif, la grève s’étendit à cent vingt-deux villes et localités, à plusieurs mines du Donetz et à dix compagnies de chemin de fer. Les masses prolétariennes furent remuées jusqu’en leurs profondeurs. Le mouvement entraînait environ un million d’âmes. Sans plan déterminé, fréquemment même sans formuler aucune exigence, s’interrompant et recommençant, guidée par le seul instinct de solidarité, la grève régna dans le pays environ deux mois" (8). Ce fait d’entrer en grève sans revendication spécifique à mettre en avant, par solidarité, parce que, "une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d'acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale" (9) est à la fois expression et facteur actif de la maturation, au sein du prolétariat russe de l’époque, de la conscience d’être une classe et de la nécessité de se confronter en tant que telle à son ennemi de classe.
La grève générale de janvier est suivie d'une période de luttes constantes, surgissant et disparaissant à travers le pays, pour des revendications économiques. Cette période est moins spectaculaire mais tout aussi importante. "Les divers courants souterrains du processus révolutionnaire s'entrecroisent, se font obstacle mutuellement, avivent les contradictions internes… le grand orage du printemps et de l'été suivant et les grèves économiques (…) jouèrent un rôle irremplaçable." Bien qu'il n'y ait "aucune nouvelle sensationnelle du front russe","en réalité la révolution poursuit sans trêve jour apès jour, heure après heure, son immense travail souterrain, minant les profondeurs de l'empire tout entier."(Ibid). Des affrontements sanglants ont lieu à Varsovie. Des barricades sont dressées à Lodz. Les matelots du cuirassé Potemkine dans la Mer noire se révoltent. Toute cette période prépare le deuxième temps fort de la révolution.
"Cette seconde grande action révolutionnaire du prolétariat revêt un caractère sensiblement différent de la première grève de janvier. La conscience politique y joue un rôle beaucoup plus important. Certes, l'occasion qui déclencha la grève de masse fut ici encore accessoire et apparemment fortuite : il s'agit du conflit entre les cheminots et l’administration, à propos de la Caisse des Retraites. Mais le soulèvement général du prolétariat industriel qui suivit, est soutenu par une pensée politique claire. Le prologue de la grève de janvier avait été une supplique adressée au tsar afin d'obtenir la liberté politique ; le mot d’ordre de la grève d’octobre était : "Finissons en avec la comédie constitutionnelle du tsarisme !". Et grâce au succès immédiat de la grève générale qui se traduisit par le manifeste tsariste du 30 octobre, le mouvement ne reflue pas de lui même comme en janvier, pour revenir au début de la lutte économique mais déborde vers l'extérieur, exerçant avec ardeur la liberté politique nouvellement conquise. Des manifestations, des réunions, une presse toute jeune, des discussions publiques, des massacres sanglants pour terminer les réjouissances, suivis de nouvelles grèves de masse et de nouvelles manifestations."(ibid.)
Un changement qualitatif se produit en ce mois d’octobre exprimé par la constitution du soviet de Pétersbourg qui fera date dans l’histoire du mouvement ouvrier international. A l'issue de l'extension de la grève des typographes aux chemins de fer et aux télégraphes, les ouvriers prennent en assemblée générale la décision de former le soviet qui deviendra le centre névralgique de la révolution : "Le Conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait être un confluent de tous les courants révolutionnaires à l’intérieur du prolétariat ; elle devait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique." (10). Dans beaucoup d'autres villes, à leur tour, se forment des soviets.
Le surgissement des premiers soviets passe inaperçu pour une grande partie du mouvement ouvrier international. Rosa Luxemburg qui a si magistralement analysé les nouvelles caractéristiques prises par la lutte du prolétariat à l'aube de la nouvelle période historique, la grève de masse, en s'appuyant sur la révolution de 1905, continue de considérer les syndicats comme les formes d'organisation de la classe (11). Ce sont les Bolcheviks (et non de façon immédiate) et Trotsky qui comprennent le pas en avant que constitue pour le mouvement ouvrier la formation de ces organes en tant qu'organes de prise du pouvoir. Nous ne développerons pas cette question ici car nous y consacrerons un autre article (12). Nous indiquerons seulement que c'est justement parce que le capitalisme entrait dans sa phase de déclin que la classe ouvrière se trouvait confrontée, dès lors, directement à la tâche de renversement du capitalisme ; ainsi, après 10 mois de luttes, d'agitation socialiste, de maturation de la conscience, de transformation du rapport de forces entre les classes, elle aboutissait "naturellement" à créer les organes de son pouvoir.
"Pour l'essentiel, les soviets étaient tout simplement des comités de grève, tels qu'il s'en constitue toujours pendant les grèves sauvages. En Russie, les grèves éclatant dans les grandes usines et gagnant très vite les villes et les provinces, les ouvriers devaient se tenir en contact de façon permanente. Ils se réunissaient et discutaient dans les ateliers, (…) ils envoyaient des délégués aux autres usines (…) Mais ces tâches revêtaient, en l'occurrence, une toute autre ampleur que dans les grèves courantes. Les ouvriers avaient en effet à s'affranchir de la lourde oppression tsariste et n'ignoraient pas que les fondements mêmes de la société russe se transformaient sous leur action. Il n'était pas seulement question de salaires, mais aussi de l'ensemble des problèmes liés à la société globale. Il leur fallait découvrir, eux-mêmes, leur voie sûre dans divers domaines et trancher des questions politiques. Lorsque la grève, s'intensifiant, se fut propagée au pays tout entier, qu'elle eut stoppé net l'industrie et les moyens de transport et paralysé les autorités, les soviets se trouvèrent devant des problèmes nouveaux. Ils devaient organiser la vie sociale, veiller tant au maintien de l'ordre qu'au bon fonctionnement des services publics indispensables, bref remplir des fonctions qui sont ordinairement celles des gouvernements. Ce qu'ils décidaient, les ouvriers l'exécutaient". (13)
"Le rêve de la Constitution est suivi d'un réveil brutal. Et l'agitation sourde finit par déclencher en décembre la troisième grève générale de masse qui s'étend à l’Empire tout entier. Cette fois, le cours et l’issue en sont tout autres que dans les deux cas précédents. L’action politique ne cède pas la place à l'action économique comme en janvier, mais elle n’obtient pas non plus une victoire rapide, comme en octobre. La camarilla tsariste ne renouvelle pas ses essais d'instaurer une liberté politique véritable, et l’action révolutionnaire se heurte ainsi pour la première fois dans toute son étendue à ce mur inébranlable : la force matérielle de l’absolutisme."(14) La bourgeoisie capitaliste effrayée par le mouvement du prolétariat s'est rangée derrière le tsar. Le gouvernement n'a pas appliqué les lois libérales qu'il venait d'accorder. Les dirigeants du soviet de Petrograd sont arrêtés. Mais la lutte continue à Moscou : "La révolution de 1905 atteignit son point culminant lors de l'insurrection de décembre à Moscou. Un petit nombre d’insurgés, ouvriers organisés et armés – ils n'étaient guère plus de huit mille – résista pendant neuf jours au gouvernement du tsar. Celui-ci ne pouvait se fier à la garnison de Moscou, mais devait au contraire la tenir enfermée et ce n'est qu'avec l'arrivée du régiment de Sémionovski, appelé à Pétersbourg, qu'il put réprimer le soulèvement." (15)
Les éléments essentiels de l’histoire étant retracés, nous voulons ici souligner un premier point : la révolution de 1905 a un protagoniste fondamental, le prolétariat russe, et toute sa dynamique suit strictement la logique de cette classe. Alors que tout le mouvement ouvrier international s'attendait à une révolution bourgeoise en Russie et estimait que la tâche centrale de la classe ouvrière - comme cela avait été le cas lors des révolutions de 1789 et 1848 - était de participer au renversement de l'Etat féodal et de pousser à l'instauration de libertés bourgeoises, non seulement c'est la grève de masse de la classe ouvrière qui anime toute l'année 1905, mais sa dynamique l'amène à créer des organes de pouvoir ouvrier. Lénine lui même est assez clair sur cela quand il rappelle qu’à part son caractère "démocratique bourgeois" dû à son "contenu social", "La révolution russe était en même temps une révolution prolétarienne non seulement parce que le prolétariat y était la force dirigeante, l’avant-garde du mouvement, mais aussi parce que l'instrument spécifique du prolétariat, la grève, constituait le levier principal permettant de mettre en branle des masses et le fait le plus caractéristique de la vague montante des événements décisifs"(ibid). Mais quand Lénine parle de grève, nous ne devons pas y voir des actions de 4, 8 ou 24 heures du type de ce que nous proposent les syndicats aujourd'hui dans tous les pays du monde. En fait, avec 1905 se développe ce qu’on a appelé ensuite la grève de masse, cet "océan de phénomènes" – comme l’a caractérisé Rosa Luxemburg – c'est-à-dire l'extension et l'auto-organisation spontanées de la lutte du prolétariat qui vont caractériser tous les grands moments de lutte du 20e siècle. "A l'époque, l'aile droite de la 2e Internationale, majoritaire, surprise par la violence des événements ne comprend rien à ce qui vient de se passer sous ses yeux, mais manifeste bruyamment sa réprobation et sa répugnance face au développement de la lutte de classe, annonçant ainsi le processus qui va l'amener rapidement à passer dans le camp de l'ennemi de classe." (16) L'aile gauche dont les Bolcheviks, Rosa Luxemburg, Pannekoek, y verra la confirmation de ses positions (contre le révisionnisme à la Bernstein (17) et le crétinisme parlementaire) mais devra s'atteler à un travail théorique approfondi pour comprendre pleinement le changement des conditions de vie du capitalisme - la phase de l'impérialisme et de la décadence - qui déterminait le changement dans les buts et les moyens de la lutte de classe. Mais déjà, Luxemburg en dessinait les prémices : "La grève de masse apparaît ainsi non pas comme un produit spécifiquement russe de l'absolutisme, mais comme une forme universelle de la lutte de classe prolétarienne déterminée par le stade actuel du développement capitaliste et des rapports de classe (…) la révolution russe actuelle éclate à un point de l'évolution historique situé déjà sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste." (18)
La grève de masse n'est pas un simple mouvement des masses, un genre de révolte populaire englobant "tous les opprimés" et qui serait, par essence, positive comme les idéologies gauchistes et anarchistes aujourd'hui veulent nous le faire accroire. En 1905, Pannekoek écrivait : "Si l'on prend la masse dans son sens tout à fait général, l'ensemble du peuple, il apparaît que, dans la mesure où se neutralisent réciproquement les conceptions et volontés divergentes des uns et des autres, il ne reste apparemment rien d'autre qu'une masse sans volonté, fantasque, adonnée au désordre, versatile, passive, oscillant de ci de là entre diverses impulsions, entre des mouvements incontrôlés et une indifférence apathique - bref, comme on le sait, le tableau que les écrivains libéraux peignent le plus volontiers du peuple (…) Ils ne connaissent pas les classes. A l'opposé, c'est la force de la doctrine socialiste que d'avoir apporté un principe d'ordre et un système d'interprétation de l'infinie variété des individualités humaines, en introduisant le principe de la division de la société en classes (…) Que l'on identifie dans les mouvements de masse historiques les différentes classes, et l'on voit aussitôt émerger d'un impénétrable brouillard une image claire du combat entre les classes, avec ses phases successives d'attaque, de retraite, de défense, de victoire et de défaite." (19)
Alors que la bourgeoisie et, avec elle, les opportunistes dans le mouvement ouvrier se détournaient avec dégoût du mouvement "incompréhensible" de 1905 en Russie, la gauche révolutionnaire allait tirer les leçons de la nouvelle situation : "…les actions de masse sont une conséquence naturelle du développement du capitalisme moderne en impérialisme, elles sont sans cesse davantage la forme de combat qui s'impose à lui." "Autrefois, il fallait que les soulèvements populaires l'emportent sur toute la ligne, ou, s'ils n'avaient pas la force de le faire, ils échouaient totalement. Nos actions de masse [du prolétariat] ne peuvent pas échouer ; même si nous n'atteignons pas le but que nous nous sommes assigné, ces actions ne sont pas vaines car même des retraites temporaires contribuent à la victoire future". (20)
La grève de masse n’est pas non plus une recette toute prête comme la "grève générale" prônée par les anarchistes (21), mais le mode d'expression de la classe ouvrière, une façon de regrouper ses forces pour développer sa lutte révolutionnaire. "En un mot : la grève de masse comme la révolution russe nous en offre le modèle, n’est pas un moyen ingénieux, inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la forme de manifestation de la lutte prolétarienne dans la révolution" (22). La grève de masse est quelque chose dont aujourd’hui nous n’avons pas une idée directe et concrète sinon, pour ceux qui sont moins jeunes, à travers ce qu’a représenté la lutte des ouvriers polonais en 1980. (23) Référons-nous donc encore à Luxemburg qui en donne un cadre solide et lucide : "les grèves en masse - depuis la première grande grève revendicative des ouvriers du textile à Saint-Pétersbourg en 1896-1897 jusqu’à la dernière grande grève de décembre 1905 - sont passées insensiblement du domaine des revendications économiques à celui de la politique, si bien qu’il est presque impossible de tracer des frontières entre les unes et les autres. Mais chacune des grandes grèves de masse retrace pour ainsi dire en miniature, l’histoire générale des grèves en Russie, commençant par un conflit syndical, purement revendicatif ou du moins partiel, parcourant ensuite tous les degrés jusqu’à la manifestation politique. (…) La grève de masse de janvier 1905 a débuté par un conflit à l'intérieur des usines Poutilov, la grève d’octobre par les revendications des cheminots pour leur caisse de retraite, la grève de décembre enfin, par la lutte des employés des postes et du télégraphe pour le droit de coalition. Le progrès du mouvement ne se manifeste pas par le fait que l'élément économique disparaît, mais plutôt par la rapidité avec laquelle on parcourt toutes les étapes jusqu'à la manifestation politique, et par la position plus ou moins extrême du point final atteint par la grève en masse.(…) Le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s’exclure réciproquement (…) constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie". (24) Rosa Luxemburg aborde ici un aspect central de la lutte révolutionnaire du prolétariat : l’unité inséparable de la lutte économique et de la lutte politique. A l’inverse de ceux qui, à l'époque, affirment que la lutte politique représente le dépassement, la partie noble pour ainsi dire, de la lutte du prolétariat dans ses confrontations avec la bourgeoise, Luxemburg explique au contraire clairement comment la lutte économique se développe du terrain économique au terrain politique pour ensuite revenir avec une force accrue sur le terrain de la lutte revendicative. Tout cela est particulièrement clair quand on relit les textes sur la révolution de 1905 et concernant le printemps et l’été. De fait, on voit comment le prolétariat qui avait commencé avec une manifestation politique revendiquant des droits démocratiques lors du dimanche sanglant, à un niveau extrêmement humble, non seulement n’a pas reculé après la forte répression mais en est sorti avec une énergie renouvelée et renforcée et est monté à l’assaut pour la défense de ses conditions de vie et de travail. C’est ainsi que dans les mois qui ont suivi, il y a eu une multiplication des luttes, "ici, on lutte pour la journée de 8 heures, là, contre le travail aux pièces ; ici, on emmène sur des charrettes à bras les maîtres brutaux après les avoir ligotés dans un sac ; ailleurs, on combat l’infâme système des amendes ; partout on lutte pour de meilleurs salaires, ici et là, pour la suppression du travail à domicile".(ibid) Cette période a été aussi d’une grande importance parce que, comme le souligne encore Rosa Luxemburg, elle a donné au prolétariat la possibilité d’intérioriser, a posteriori, tous les enseignements du prologue de janvier et de se clarifier les idées pour le futur. Effectivement, "les ouvriers brusquement électrisés par l'action politique réagissent immédiatement dans le domaine qui leur est le plus proche : ils se soulèvent contre leur condition d'esclavage économique. Le geste de révolte qu'est la lutte politique leur fait sentir avec une intensité insoupçonnée le poids de leurs chaînes économiques."(Ibid)
Un aspect qui est particulièrement important dans le processus révolutionnaire dans la Russie de 1905, c’est son caractère fortement spontané. Les luttes surgissent, se développent et se renforcent, donnant naissance à de nouveaux instruments de lutte tels que la grève de masse et les soviets, sans que les partis révolutionnaires de l’époque ne réussissent à être dans le coup ou même à comprendre complètement sur le moment les implications de ce qui se passe. La force du prolétariat dans le mouvement sur le terrain de ses propres intérêts de classe est formidable et contient en elle même une créativité impensable. C’est Lénine lui même qui le reconnaît un an après en faisant le bilan de la révolution de 1905 : "De la grève et des manifestations, l’on passe à la construction de barricades isolées. Des barricades isolées, à la construction de barricades en masse et aux batailles de rue contre la troupe. Par dessus la tête des organisations, la lutte prolétarienne de masse est passée de la grève à l’insurrection. Là est la grande acquisition historique de la révolution russe, acquisition due aux événements de décembre 1905 et faite, comme les précédentes, au prix de sacrifices immenses. De la grève politique générale le mouvement s’est élevé à un degré supérieur. Il a forcé la réaction à aller jusqu’au bout dans sa résistance : c’est ainsi qu’il a formidablement rapproché le moment où la révolution elle aussi ira jusqu’au bout dans l’emploi de ses moyens d’offensive. La réaction ne peut aller au delà du bombardement des barricades, des maisons et de la foule. La révolution, elle, peut aller au delà des groupes de combat de Moscou, elle a du champ et quel champ en étendue et en profondeur ! (…) Le changement des conditions objectives de la lutte qui imposait la nécessité de passer de la grève à l’insurrection, fut ressenti par le prolétariat bien avant que par ses dirigeants. La pratique, comme toujours, a pris le pas sur la théorie." (25)
Ce passage de Lénine est particulièrement important aujourd’hui dans la mesure où nombre de doutes présents chez les éléments politisés et jusqu’à un certain point, à l’intérieur des organisations prolétariennes, sont liés à l’idée que le prolétariat ne réussira jamais à émerger de l’apathie dans laquelle il semble parfois être tombé. Ce qui s’est passé en 1905 en est le démenti le plus éclatant et l’émerveillement que nous éprouvons lorsque nous voyons ce caractère spontané de la lutte de classe n’est que l’expression d’une sous-estimation des processus qui se déroulent en profondeur dans la classe, de cette maturation souterraine de la conscience dont parlait déjà Marx, quand il se référait à "la vieille taupe". La confiance dans la classe ouvrière, dans sa capacité à donner une réponse politique aux problèmes qui affectent la société, est une question primordiale à l’époque actuelle. Après l’écroulement du mur de Berlin et la campagne de la bourgeoisie qui s’en est suivi sur la faillite du communisme faussement identifié à l’infâme régime stalinien, la classe ouvrière éprouve des difficultés à se reconnaître en tant que classe et, par conséquent, à se reconnaître dans un projet, dans une perspective, dans un idéal pour lequel combattre. Le manque de perspective produit automatiquement une chute de la combativité, un affaiblissement de la conviction qu’il est nécessaire de se battre, parce qu’on ne lutte pas pour rien mais seulement si on a un objectif à atteindre. C’est pour cela qu’aujourd’hui, le manque de clarté sur la perspective et le manque de confiance en elle-même de la classe ouvrière sont fortement liés entre eux. Mais c'est fondamentalement dans la pratique qu'une telle situation peut être dépassée, à travers l’expérience directe par la classe ouvrière de ses possibilités et de la nécessité de lutter pour une perspective. C'est ce qui s’est produit justement en Russie en 1905 quand "en quelques mois, les choses changèrent du tout au tout. Les centaines de sociaux-démocrates révolutionnaires furent "subitement" des milliers, et ces milliers devinrent les chefs de deux à trois millions de prolétaires. La lutte prolétarienne suscita une grande effervescence, et même en partie un mouvement révolutionnaire, au plus profond de la masse des cinquante à cent millions de paysans ; le mouvement paysan eut une répercussion dans l'armée et entraîna des révoltes militaires, des engagements armés entre les troupes." (26) Cela ne constituait pas une nécessité seulement pour le prolétariat en Russie, mais pour le prolétariat mondial, y inclus le plus développé, le prolétariat allemand :
"Dans la révolution, où la masse elle même paraît sur la scène politique, la conscience de classe devient concrète et active. Aussi une année de révolution a-t-elle donné au prolétariat russe cette "éducation" que trente ans de luttes parlementaires et syndicales ne peuvent donner artificiellement au prolétariat allemand. (…) Mais, inversement, il est non moins certain qu'en Allemagne, dans une période d’ actions politiques énergiques, un instinct de classe vivant révolutionnaire, avide d’agir, s’emparera des couches les plus larges et les plus profondes du prolétariat ; cela se fera d'autant plus rapidement et avec d'autant plus de force que l'influence éducatrice de la social-démocratie aura été plus puissante". (27) On peut dire aujourd’hui, en paraphrasant Rosa Luxemburg, qu’il est tout aussi vrai qu’actuellement, dans le monde, dans une période de crise économique profonde et devant l’incapacité patente de la bourgeoisie à faire face à la faillite de tout le système capitaliste, un sentiment révolutionnaire actif et vivant s’emparera des secteurs les plus mûrs du prolétariat mondial et il le fera en particulier dans les pays à capitalisme avancé dans lesquels l’expérience de la classe a été la plus riche et la plus enracinée et dans lesquels sont plus présentes les forces révolutionnaires encore faibles. Cette confiance que nous exprimons aujourd’hui dans la classe ouvrière, n’est pas un acte de foi, ni ne correspond à une attitude de confiance aveugle, mystique, mais elle est fondée justement sur l’histoire de cette classe et sur sa capacité de reprise, parfois surprenante, dans une situation de torpeur apparente, parce que, comme nous avons essayé de le montrer, s’il est vrai que les dynamiques à travers lesquelles se produisent les processus de maturation de sa conscience sont souvent obscurs et difficiles à comprendre, il est tout à fait certain que cette classe est historiquement contrainte, de par sa place dans la société de classe exploitée et de classe révolutionnaire en même temps, de se dresser contre la classe qui l’opprime, la bourgeoisie et dans l'expérience de ce combat, elle retrouvera la confiance en elle-même qui lui fait défaut aujourd'hui : "Auparavant, nous avions un masse impuissante, docile, d'une inertie de cadavre face à la force dominante qui, elle, est bien organisée et sait ce qu'elle veut, qui manipule la masse à son gré ; et voilà que cette masse se transforme en humanité organisée, capable de déterminer son propre sort en exerçant sa volonté consciente, capable de faire face crânement à la vieille puissance dominante. Elle était passive ; elle devient une masse active, un organisme doté de sa vie propre, cimentée et structurée par elle-même, dotée de sa propre consicence, de ses propres organes" (28).
De pair avec le développement de la confiance de la classe ouvrière en elle-même, apparaît nécessairement un autre élément crucial de la lutte du prolétariat : la solidarité dans ses rangs. La classe ouvrière est la seule classe qui est vraiment solidaire par essence parce qu'il n'existe en son sein aucun intérêt économique divergent - contrairement à la bourgeoisie, classe de la concurrence et dont la solidarité ne s'exprime au plus haut degré que dans les limites nationales ou bien contre son ennemi historique, le prolétariat. La concurrence au sein du prolétariat lui est imposée par le capitalisme, mais la société qu'il porte dans ses flancs et dans son être est une société qui met fin à toutes les divisions, une véritable communauté humaine. La solidarité prolétarienne est une arme fondamentale de la lutte du prolétariat ; elle était à l'origine du grandiose bouleversement de l'année 1905 en Russie : "l’étincelle qui a provoqué l’incendie a été un conflit commun entre capital et travail : la grève dans une usine. Il est intéressant de noter cependant que la grève des 12 000 ouvriers de Poutilov, déclenchée le lundi 3 janvier, a été d’abord une grève proclamée au nom de la solidarité prolétarienne. La cause en a été le licenciement de 4 ouvriers. "Quand la demande de réintégration a été rejetée – écrit un camarade de Pétersbourg le 7 janvier – l’usine s’est arrêtée d’un seul coup, à l’unanimité totale"." (29)
Ce n'est pas un hasard si, aujourd'hui, la bourgeoisie s'efforce de galvauder la notion de solidarité qu'elle présente sous une forme "humanitaire" ou encore à la sauce de "l'économie solidaire", un des gadgets du nouveau "mouvement" altermondialiste qui s'efforce de dévoyer la prise de conscience qui s'effectue peu à peu dans les profondeurs de la société sur l'impasse que représente le capitalisme pour l'humanité. Si la classe ouvrière dans son ensemble n'est pas encore consciente aujourd'hui de la puissance de sa solidarité, la bourgeoisie, elle, n'a pas oublié les leçons que le prolétariat lui a infligées dans l'histoire.
1905 a été un événement grandiose du mouvement ouvrier, surgi des tréfonds de l'âme révolutionnaire du prolétariat, qui a montré la puissance créatrice de la classe révolutionnaire. Aujourd'hui et malgré tous les coups que la bourgeoisie agonisante lui a portés, le prolétariat conserve, intactes, ses capacités. Il revient aux révolutionnaires de permettre à leur classe de se réapproprier les grandes expériences de son histoire passée et de préparer inlassablement le terrain théorique et politique pour le développement de la lutte et de la conscience de classe aujourd'hui et demain.
"Dans la tempête révolutionnaire, le prolétaire, le père de famille prudent, soucieux de s'assurer un subside, se transforme en "révolutionnaire romantique" pour qui le bien suprême lui-même - la vie - et à plus forte raison le bien-être matériel n'ont que peu de valeur en comparaison de l'idéal de la lutte. S'il est donc vrai que c'est à la période révolutionnaire que revient la direction de la grève au sens de l'initiative de son déclenchement et de la prise en charge des frais, il n'en est pas moins vrai qu'en un tout autre sens la direction dans les grèves de masse revient à la social-démocratie et à ses organismes directeurs. (…) La social-démocratie est appelée, dans une période révolutionnaire, à en prendre la direction politique. La tâche la plus importante de "direction" dans la période de grève de masse, consiste à donner le mot d'ordre de la lutte, à l'orienter, à régler la tactique de la lutte politique de telle manière qu'à chaque phase et à chaque instant du combat, soit réalisée et mise en activité la totalité de la puissance du prolétariat déjà engagée et lancée dans la bataille" (30). Pendant l'année 1905, bien souvent les révolutionnaires (appelés à l'époque les sociaux-démocrates) ont été surpris, devancés, dépassés par l'impétuosité du mouvement, sa nouveauté, son imagination créative et n'ont pas toujours su donner les mots d'ordre dont parle Luxemburg, "à chaque phase, à chaque instant" et ont même commis des erreurs importantes. Cependant, le travail révolutionnaire de fond qu'ils ont mené avant et pendant le mouvement, l'agitation socialiste, la participation active à la lutte de leur classe ont été des facteurs indispensables dans la révolution de 1905 ; leur capacité, ensuite, de tirer les leçons de ces événements a préparé le terrain de la victoire de 1917.
Ezechiele (5-12-04)
(1) Nous ne pouvons, dans le cadre de ces articles, restituer toute la richesse des événements ni l'ensemble des questions et nous renvoyons le lecteur aux documents historiques eux-mêmes. De même, nous laisserons de côté un certain nombre de points comme la discussion sur les tâches bourgeoises (selon les Mencheviks), la nature "démocratico-bourgeoise"(selon les Bolcheviks) de la révolution russe ou "la théorie de la révolution permanente" (selon Trotsky) qui tous, peu ou prou, tendaient encore à envisager les tâches du prolétariat dans le cadre national imposé par la période ascendante du capitalisme. De même, nous ne pourrons pas aborder la discussion dans la social-démocratie allemande sur la grève de masse, notamment entre Kautsky et Rosa Luxemburg.
(2) L. Trotsky, 1905.
(3) R. Luxemburg : Grève de masse, Parti et Syndicats, 1906.
(4) Lénine : Rapport sur la révolution de 1905, 9 (22) janvier 1917.
(5) Zoubatov était un policier qui avait fondé, en accord avec le gouvernement, des associations ouvrières qui avaient pour but de maintenir les conflits dans un cadre strictement économique et de les détourner ainsi de la mise en cause du gouvernement.
(6) Lénine : "La grève de Pétersbourg", dans Grève économique et grève politique.
(7) Lénine : "Rapport sur la révolution de 1905", idem..
(8) L. Trotsky : 1905
(9) R. Luxemburg : Grève de masse, Parti et syndicats.
(10) L. Trotsky : 1905
(11) Voir notre article "Notes sur la grève de masse" dans la Revue internationale n°27, 4e trimestre 1981.
(12) Voir aussi notre article "Révolution de 1905 : enseignements fondamentaux pour le prolétariat" dans la Revue internationale n°43, 4e trimestre 1985.
(13) Anton Pannekoek : Les conseils ouvriers (rédigé en 1941-42).
(14) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.
(15) Lénine : "Rapport sur la révolution de 1905".
(16) Voir notre article "Les conditions historiques de la généralisation de la lutte de la classe ouvrière" dans la Revue internationale n°26, 3e trimestre 1981.
(17) Bernstein était, dans la social-démocratie allemande, le promoteur de l'idée d'une transition pacifique au socialisme. Son courant est connu sous le terme de révisionnisme. Rosa Luxemburg le combat comme l'expression d'une dangereuse déviation opportuniste qui affecte le parti, dans sa brochure Réforme sociale ou révolution.
(18) R. Luxemburg : Grève de masse, Parti et syndicats.
(19) "Marxisme et téléologie", publié dans la Neue Zeit en 1905, cité dans "Action de masse et révolution" (1912).
(20) Pannekoek "Action de masse et révolution", Neue Zeit en 1912
(21) D'ailleurs les anarchistes n'ont joué aucun rôle en 1905. L'article dans cette Revue sur la CGT en France souligne que 1905 ne trouve aucun écho chez les anarcho-syndicalistes. Comme le met en lumière Rosa Luxemburg, dès l'entrée, dans sa brochure Grève de masse, parti et syndicats, "l'anarchisme est absolument inexistant dans la révolution russe comme tendance politique sérieuse". "La révolution russe, cette même révolution qui constitue la première expérience historique de la grève générale, non seulement ne réhabilite pas l'anarchisme, mais encore aboutit à une liquidation historique de l'anarchisme."
(22) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.
(23) Voir notre brochure sur la Pologne 80.
(24) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.
(25) Lénine : "Les enseignements de l’insurrection de Moscou", 1906.
(26) Lénine : "Rapport sur la révolution de 1905."
(27) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.
(28) Pannekoek "Action de masse et révolution", Neue Zeit en 1912.
(29) Lénine : "Grève économique et grève politique"
(30) Grève de masse, parti et syndicats.
L'abandon par Battaglia Comunista du concept marxiste de décadence d'un mode de production (2e partie)
Dans la première partie de cet article (Revue Internationale n° 119) nous avons rappelé que, pour le marxisme et contrairement à la vision développée par Battaglia Comunista (1), la décadence du capitalisme n’est pas une éternelle répétition de ses contradictions à une échelle croissante mais pose bien la question de sa survie en tant que mode de production selon les propres termes utilisés par Marx et Engels. En rejetant le concept de décadence tel qu'il a été défini par les fondateurs du marxisme et repris à leur compte par les organisations du mouvement ouvrier, dont certaines l'ont approfondi, Battaglia tourne le dos à la compréhension du matérialisme historique qui nous enseigne que les conditions de dépassement des modes de production supposent qu’ils rentrent dans une phase de "sénilité" (Marx) où "leurs rapports de production devenus obsolètes constituent un obstacle au développement des forces productives" (Marx). Il n’y a nul "fatalisme" intrinsèque dans l’idée même "d’autodestruction" du capitalisme comme le prétend Battaglia car, si la décadence d’un mode de production est la condition indispensable pour "une transformation révolutionnaire de la société tout entière" (Marx, Manifeste Communiste), c’est la lutte des classes qui, en dernière instance, tranche les contradictions socio-économiques. Si cette dernière en est incapable, s’il y a un blocage du rapport de force entre les classes, la société s’enfonce alors dans une phase de décomposition, dans "la ruine des diverses classes en lutte" nous dit encore Marx au tout début du Manifeste Communiste. Nul automatisme et fatalisme donc dans la succession des modes de production qui amènerait à penser que, acculé par des contradictions de plus en plus insurmontables, le capitalisme se retirerait de lui-même de la scène de l’histoire.
Ainsi, après avoir jeté la suspicion sur le concept marxiste de décadence (fatalisme), après avoir affirmé péremptoirement qu’il n’existerait pas de définition économique cohérente de la décadence et que, sans cette dernière, ce concept serait sans valeur, après avoir rejeté la méthode marxiste pour la redéfinir, nous avons vu que Battaglia en rejetait les manifestations essentielles. Dans cette seconde partie de notre critique nous allons : (a) relever les zigzags incroyables et permanents de cette organisation dans la reconnaissance du concept de décadence ; (b) poursuivre l’examen des erreurs méthodologiques d’analyse qui font revenir ce groupe à la démarche des socialistes pré-marxistes ; (c) rappeler les bases marxistes conditionnant une révolution victorieuse ; (d) et enfin, examiner les implications de l’abandon de la notion de décadence sur le plan politique de la lutte du prolétariat.
Lors des discussions autour de l’adoption de sa plate-forme politique à sa première Conférence Nationale en 1945, le Comité Central du "Parti" reconstitué charge l’un de ses membres Stefanini (senior), ancien militant en vue de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) de présenter un rapport politique sur la question syndicale dans lequel il "réaffirme sa conception que le syndicat dans la phase de décadence du capitalisme est nécessairement lié à l’Etat bourgeois" (Compte-rendu de la première Conférence Nationale du PCInt). Ce rapport présenté au troisième jour du Congrès était contradictoire avec la plate-forme discutée et votée la veille (2). De surcroît, dans la discussion, plusieurs militants appuient cette position développée par Stefanini au nom du Comité Central alors que ce dernier, à l’issue de la discussion, appelle néanmoins le Congrès à réaffirmer la position développée dans la Plate-forme (3) et estime devoir présenter et faire voter une motion en fin de Congrès qui en appelle à "la reconstruction de la CGIL" et à "la conquête des organes dirigeants du syndicat" (idem, Motion du Comité Central sur la question syndicale).
De plus, malgré sa revendication explicite de continuité politique et organisationnelle avec la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) (4) et malgré la présence de membres de cette Fraction à la direction du "Parti" reconstitué, la Plate-forme votée à ce Congrès de fondation n’évoque même pas ce qui constituait le ciment et la cohérence politique des positions de la Fraction, à savoir l’analyse de la décadence du capitalisme. Enfin, le "Parti" nomme un Bureau International pour coordonner ses extensions organisationnelles à l’étranger qui, quant à elles, cacophonie oblige, continuent de défendre dans leurs publications l’analyse de la décadence du capitalisme (5) ! Autant dire qu’avec une telle méthode de regroupement à sa fondation, c’était à peu près sur toutes les questions politiques adoptées qu’il y avait une véritable hétérogénéité programmatique. La lecture du compte-rendu de ce Congrès est édifiante sur la profonde confusion politique qui y régnait (6) !
Sur de telles bases politiques confuses, il n’est dès lors pas surprenant que, tel un monstre du Loch Ness, la notion de décadence réapparaisse à l’une ou l’autre occasion et notamment lors de la Conférence syndicale du PCInt en 1947 où il est affirmé, en contradiction avec la Plate-forme votée en 1945, que "Dans l’actuelle phase de décadence de la société capitaliste, le syndicat est appelé à être un instrument essentiel de la politique de conservation et par conséquent à assumer de précises fonctions d’organismes d’Etat" (7). Ce cocktail détonant à la fondation du PCInt ne résistera pas très longtemps à l’épreuve du temps ; après de nombreux départs individuels et de petits groupes, il va se scinder en deux branches en 1952, l’une autour de Bordiga (Programme Communiste), campant sur ses positions politiques des années 1920, l’autre, autour de Damen (qui conservera la publication Battaglia Comunista), se revendiquant de façon plus explicite des apports politiques de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) (8). C’est au moment de cette scission que Bordiga développera quelques considérations critiques à propos de la décadence (9). Cependant, malgré la réappropriation de certaines positions de la Fraction l’analyse de la décadence ne se retrouvera toujours pas dans la nouvelle plate-forme politique de Battaglia après la scission de 1952.
Plus tard, dans son effort de regroupement des forces révolutionnaires, dans le cadre de la dynamique ouverte par les Conférences Internationales des Groupes de la Gauche Communiste entre 1976 et 1980 (10) et de discussion avec notre organisation, Battaglia fera finalement sienne l’analyse sur la décadence du capitalisme. Battaglia publiera deux longues études sur la décadence dans ses numéros du premier semestre 1978 et de mars 1979 (11) ainsi que dans ses textes de contribution pour les deux premières Conférences des Groupes de la Gauche Communiste (12). Nous verrons ainsi apparaître dans les positions de base qui caractérisent Battaglia, publiées au dos de ses publications, un nouveau point programmatique marquant l’adoption principielle du cadre d’analyse de la décadence : "L’accroissement des conflits inter-impérialistes, les luttes commerciales, la spéculation, les guerres locales généralisées, signent le processus de décadence du capitalisme. La crise structurelle du système pousse le capital au-delà de ses limites "normales", vers sa solution sur le plan de la guerre impérialiste". Après la mort de Damen senior en octobre 1979, le fondateur du PCInt et l’initiateur du cycle des Conférences, ce point sur la décadence disparaîtra de ses positions de base à partir du Prometeo n°3 de décembre 1979, c’est-à-dire juste à la veille de notre exclusion par Battaglia lors de la tenue de la 3e conférence en mai 1980. Il est d’ailleurs significatif que l’analyse de la décadence du capitalisme, qui était centralement présente dans les contributions de Battaglia pour les deux premières Conférences, disparaîtra totalement dans ses contributions pour la troisième dans lesquelles nous voyons apparaître une analyse préfigurant la position actuelle... tout cela dans la discrétion la plus complète et sans explication aucune, ni par rapport à ses lecteurs, ni par rapport aux autres groupes du milieu politique prolétarien ! Pour être complet, signalons également que Battaglia propose aujourd’hui d’abandonner ce qu’il continuait encore d’affirmer dans la plate-forme de 1997 du BIPR, à savoir l’existence d’une rupture qualitative au tournant de la Première Guerre mondiale entre deux périodes historiques fondamentales et distinctes dans l’évolution du mode de production capitaliste même s’il n’utilisait plus et ne l’expliquait plus par les concepts marxistes d’ascendance et de décadence d’un mode de production (13).
Après ces multiples zigzags politiques, Battaglia a le culot de se plaindre en disant être "fatigué de discuter de rien quand nous avons à travailler pour chercher à comprendre ce qui arrive dans le monde" (14). Comment en effet ne pas être fatigué lorsque l’on change régulièrement de paire de lunettes et qu’on ne sait jamais laquelle chausser pour bien "comprendre ce monde dans lequel nous vivons" ? Aujourd’hui, tout un chacun peut constater que Battaglia a délibérément choisi des verres de presbyte pour sa myopie.
A ce stade, le lecteur aura pu constater qu’à défaut d’être expert es marxisme comme elle le prétend, Battaglia est plutôt doué pour surfer sur l’opportunité du moment et être le champion en retournement de veste... Mais ce n’est pas fini (!), le comble nous est donné par ses zigzags tout récents. En effet, pour qui lit la prose de Battaglia, il est manifeste que cette organisation voulait définitivement se débarrasser d’une notion qu’elle considère, selon ses propres termes dans une prise de position datant de février 2002 et publiée dans Internationalist Communist n° 21 (15), être un "concept aussi universel que confus (...) étranger à la méthode et à l’arsenal de la critique de l’économie politique" qui ne joue "aucun rôle sur le terrain de l’économie politique militante, de l’analyse approfondie des phénomènes et des dynamiques du capitalisme", qui est "hors du matérialisme historique" et qui, de surcroît, n’apparaîtrait "jamais dans les trois volumes qui composent le Capital" (16). Mais alors, pourquoi diable Battaglia ressent-elle deux années après (Prometeo n° 8 de décembre 2003) le besoin de lancer un grand débat dans le BIPR sur un concept "confus", qui "ne peut expliquer les mécanismes de la crise", qui serait "étranger à la critique de l’économie politique", qui n’apparaîtrait qu’incidemment chez Marx et qui serait absent de son oeuvre maîtresse ? Enième retournement de veste... Battaglia se serait-elle tout un coup souvenue que la première brochure écrite par son organisation soeur (la CWO) s’intitulait justement "Les fondements économiques de la décadence", organisation soeur qui considère, à juste titre, que la "décadence fait partie de l’analyse de Marx des modes de production" et fut au coeur de la création de la IIIe internationale : "Au moment de la création de l’IC en 1919, il semblait que l’époque de la révolution fut atteinte, ce que décréta sa conférence de fondation" (Revolutionary Perspectives n° 32)... Battaglia se rendrait-elle compte aujourd’hui qu’il lui est bien difficile d’évacuer aussi facilement un acquis aussi central du mouvement ouvrier que la notion marxiste de décadence d’un mode de production ?
Dès lors, il ne faut guère s’étonner que Battaglia, dans sa contribution d’ouverture au débat, n’ait rien à dire sur la définition et l’analyse de la décadence des modes de production développées par Marx et Engels ni sur leurs tentatives d’en définir les circonstances et le moment pour le capitalisme. De même, Battaglia feint superbement d’ignorer la position constitutive de l’IC analysant la Première Guerre mondiale comme le signal inéquivoque de l’ouverture de la période de décadence du capitalisme. Battaglia qui se réclame pourtant politiquement de la Fraction de Gauche Italienne (1928-45) se tait également dans toutes les langues sur le fait qu’elle a fait de la décadence le cadre de sa plate-forme politique. Alors, au lieu de se prononcer sur le patrimoine légué par les fondateurs du marxisme et approfondi par des générations de révolutionnaires, Battaglia préfère jeter des anathèmes (fatalisme) et répandre la confusion sur la définition de la décadence... pour finalement nous annoncer un débat au sein du BIPR ainsi qu’une "grande recherche" de son cru : "...le but de notre recherche sera de vérifier si le capitalisme a épuisé sa poussée de développement des forces productives et si cela est vrai, quand, dans quelle mesure et surtout pourquoi". En effet, lorsque l’on veut abandonner un acquis historique du marxisme, il est plus facile d’écrire sur une page blanche que de devoir se prononcer sur les acquis programmatiques du mouvement ouvrier. Telle était déjà la démarche des réformistes à la fin du 19e siècle. Pour notre part, nous attendons les résultats de cette "recherche" avec une grande impatience et nous nous ferons fort de les confronter à la théorie marxiste et à la réalité de l’évolution historique et actuelle du capitalisme... Cela dit, nous pouvons noter que les arguments qui sont d’ores et déjà utilisés nous montrent une direction qui n’augure rien de bon !
Pour Battaglia, à l’image des socialistes utopiques, la révolution n’est le produit d’aucune nécessité historique trouvant ses racines dans l’impasse de la décadence du capitalisme comme nous l’ont enseigné Marx, Engels et Rosa Luxemburg : "L’universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son auto-destruction" (Marx, op. cité) ; "La science économique... est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales qui viennent de se faire jour sont des conséquences nécessaires du mode de production existant, mais aussi, en même temps, des signes de sa désagrégation commençante, et de découvrir à l'intérieur de la forme de mouvement économique qui se désagrège les éléments de la nouvelle organisation future de la production et de l'échange qui éliminera ces anomalies." (Engels, Anti-Dürhing, Editions Sociales 1973 [1877] : 179) ; "Pour le socialisme scientifique la nécessité historique de la révolution socialiste est surtout démontrée par l’anarchie croissante du système capitaliste qui enferme celui-ci dans une impasse" (Rosa Luxemburg, op. cité : 20). Pour le marxisme, si "l’autodestruction", la "désagrégation", "l’impasse" de la décadence du capitalisme sont une condition indispensable au dépassement de ce mode de production, elles n’impliquent aucunement sa disparition automatique car : "Ce qui pourra l’abattre, c’est uniquement le coup de marteau de la révolution, c’est-à-dire la conquête du pouvoir politique par le prolétariat" (Rosa Luxemburg, op. cité : 44). "L’autodestruction" (Marx), la "désagrégation" (Engels), "l’impasse" (Luxemburg) de la décadence du capitalisme créent les conditions de la révolution, elles en constituent le fondement de granit sans lesquels "il s’agit d’un fondement idéaliste du socialisme, excluant la nécessité historique : le socialisme ne s’appuie plus sur le développement matériel de la société (...) en ce cas, le socialisme cesse d’être une nécessité historique ; il est alors tout ce que l’on veut sauf le résultat du développement matériel de la société" (Rosa Luxemburg, op. cité : 21-22). Tout comme les siècles de décadence romaine et féodale ont été nécessaires pour qu’émergent les conditions objectives et subjectives nécessaires à l’avènement d’un nouveau mode de production, l’impasse de la décadence du capitalisme est ce qui constitue pour le prolétariat la preuve du caractère historiquement rétrograde de ce mode de production car, contrairement à ce que pense Battaglia, "Le socialisme ne découle pas automatiquement et en toutes circonstances de la lutte quotidienne de la classe ouvrière. Il naîtra de l’exaspération des contradictions internes de l’économie capitaliste et de la prise de conscience de la classe ouvrière, qui comprendra la nécessité de les abolir au moyen de la révolution sociale" (Rosa Luxemburg, op.cité : 47-48).
Le marxisme ne dit pas que la révolution est inéluctable. Il ne nie pas la volonté comme facteur de l’histoire, mais il démontre qu’elle ne suffit pas, qu’elle se réalise dans un cadre matériel produit d’une évolution, d’une dynamique historique dont elle doit tenir compte pour être efficace. L’importance donnée par le marxisme à la compréhension des "conditions réelles", des "conditions objectives" n’est pas la négation de la conscience et de la volonté, mais au contraire la seule affirmation conséquente de celles-ci. Dès lors, si le capitalisme "se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions" (Battaglia) où se trouvent les fondements objectifs du socialisme ? Car, comme nous le rappelle Rosa Luxemburg : "Pour Marx, la rébellion des ouvriers, la lutte des classes et c’est là ce qui assure leur force victorieuse sont les reflets idéologiques de la nécessité historique objective du socialisme, qui résulte elle-même de l’impossibilité économique objective du capitalisme à un certain stade de son développement. Bien entendu, cela ne signifie pas que le processus historique doive nécessairement (ou même puisse) être mené jusqu’à son terme, jusqu’à la limite de l’impossibilité économique du capitalisme. La tendance objective du développement capitaliste suffit à provoquer, avant même qu’il ait atteint cette limite, l’exaspération des antagonismes sociaux et politiques et une situation si insoutenable que le système doit s’effondrer. Mais ces conflits sociaux ou politiques ne sont en dernier ressort que le résultat de l’impossibilité économique du capitalisme, et il s’exaspèrent dans la mesure où cette impossibilité devient sensible. Supposons au contraire avec les "experts" (comme Battaglia, ndlr) la possibilité d’une croissance illimitée de l’accumulation : le socialisme perd alors le fondement de granit de la nécessité historique objective, et nous nous enfonçons dans les brumes des systèmes et des écoles pré-marxistes qui prétendaient faire découler le socialisme de l’injustice et de la noirceur du monde actuel ainsi que de la volonté révolutionnaire des classes laborieuses (...)...à mesure que le capital avance, il exaspère les antagonismes de classe et l’anarchie économique et politique internationale à tel point qu’il provoquera contre sa domination la rébellion du prolétariat international bien avant que l’évolution économique ait abouti à sa dernière conséquence : la domination absolue et exclusive de la production capitaliste dans le monde" (L’Accumulation du capital, tome II, Critique des critiques : 165, Ed. Maspéro, 1967).
Ce n’est pas parce que l’immense majorité des hommes est exploitée que le socialisme est aujourd’hui une nécessité historique à l’ordre du jour. L’exploitation régnait déjà sous l’esclavagisme, sous le féodalisme et sous le capitalisme du 19e siècle sans que pour cela le socialisme eût alors la moindre chance d’être réalisé. Pour que le socialisme puisse devenir une réalité, il faut non seulement que les moyens pour son instauration (classe ouvrière et moyens de production) soient suffisamment développés, mais encore que le système qu’il est appelé à dépasser, le capitalisme, ait cessé d’être un système indispensable au développement des forces productives pour en devenir une entrave croissante, c’est-à-dire qu’il soit entré dans sa phase de décadence : "La plus grande conquête de la lutte de classe prolétarienne au cours de son développement a été la découverte que la réalisation du socialisme trouve un appui dans les fondements économiques de la société capitaliste. Jusque là le socialisme était un "idéal", l’objet de rêves millénaires de l’humanité ; il est devenu une nécessité historique" (Rosa Luxemburg, Réforme ou Révolution, Maspéro 1971 : 53). L’inévitable erreur des utopistes résidait dans leur vue de la marche de l’histoire. Pour les uns comme pour les autres, celle-ci pouvait dépendre du bon vouloir de certains groupes d’individus : Babeuf ou Blanqui attendaient de quelques travailleurs décidés la solution ; Saint Simon, Fourier ou Owen s’adressaient même à la bienveillance de la bourgeoisie pour la réalisation de leurs projets. L’apparition du prolétariat comme classe autonome pendant la révolution de 1848 devait montrer que c’est une classe qui devra réaliser le socialisme. Elle confirmait la thèse que Marx énonçait déjà dans le Manifeste Communiste : depuis la division de la société en classes, l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes. L’évolution des sociétés ne peut dès lors se comprendre qu’en fonction du cadre qui détermine ces luttes, c’est-à-dire dans l’évolution des rapports sociaux qui lient les hommes et les divisent en classes dans la production de leurs moyens d’existence : les rapports sociaux de production. Savoir si le socialisme est possible, c’est donc déterminer si ces rapports sociaux de production sont devenus une entrave au développement des forces productives imposant la nécessité du dépassement du capitalisme par le socialisme. Pour Battaglia, par contre, quel que soit le contexte historique global de la période historique dans laquelle évolue le capitalisme, "L’aspect contradictoire de la forme capitaliste, les crises économiques qui en dérivent, le renouvellement du processus d’accumulation qui est momentanément interrompu par les crises mais qui reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires, ne mettent pas automatiquement en cause sa disparition. Ou bien c’est le facteur subjectif qui intervient, dont la lutte de classe est l’axe matériel et historique, et les crises la prémisse économique déterminante, ou bien le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions, sans pour cela créer les conditions de sa propre destruction" ; dans la vision de Battaglia, la lutte de classe, conjuguée à un épisode de crise économique, suffirait à ouvrir la voie possible à une issue révolutionnaire : "En dépit des incontestables succès remportés par la bourgeoisie sur la limitation et la gestion des contradictions de son système économique, celles-ci ne sont pas éliminables et nous marxistes nous savons que ce jeu ne peut durer éternellement. L’explosion finale, toutefois, n’amènera pas nécessairement une victoire révolutionnaire. Dans l’ère impérialiste, en fait, la guerre globale peut représenter pour le capitalisme une voie momentanée de la résolution de ses contradictions. Cependant, avant que ceci n’arrive, il est possible que la domination politique et idéologique de la bourgeoisie sur la classe puisse se relâcher ; en d’autres termes, il est possible que le prolétariat retourne d’une façon imprévue et en masse sur le terrain de la lutte de classe et les révolutionnaires doivent être prêts à ce rendez-vous. Quand la classe ouvrière reprendra l’initiative et commencera à utiliser la force contre les attaques du capital, les organisations politiques révolutionnaires devront se trouver, du point de vue politique et de l’organisation, en une telle position qu’elles pourront guider et organiser la lutte contre les forces de la gauche bourgeoise" (Plate-forme du BIPR, 1997). Pour Battaglia, nul besoin de déterminer si les rapports sociaux de production sont devenus historiquement obsolètes, nul besoin de l’avènement d’une période de décadence... car le système "reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires" et, après chaque crise, "le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes les contradictions".
Que Marx ait pu dire que "toute cette merde d’économie politique finit quand même dans la lutte de classe" alors qu’il a passé l’essentiel de sa vie à procéder à la critique de l’économie politique montre que si c’était bien la lutte de classe qui constituait pour lui le facteur décisif, le moteur de l’histoire, il accordait néanmoins beaucoup d’attention à son soubassement objectif, au contexte économique, social et politique dans laquelle elle se déroule. Le répéter après lui, comme le fait Battaglia, c’est enfoncer des portes ouvertes car personne, de Marx lui-même au CCI, n’a prétendu qu’un seul de ces deux facteurs (crise économique ou combats de classe) suffisait pour renverser le capitalisme. Par contre, ce que Battaglia ne comprend pas c’est que, ensemble, ces deux facteurs sont insuffisants ! En effet, des périodes de crises économiques conjuguées à des conflits de classes ont existé depuis les premiers temps du capitalisme sans pour autant ouvrir la possibilité objective de renverser le mode de production capitaliste. Ce que nous apporte Marx avec le matérialisme historique c’est que trois conditions au moins sont indispensables : un épisode de crise, des conflits de classe mais également l’avènement de la décadence du mode de production (en l’occurrence ici le capitalisme). C’est ce que les fondateurs du marxisme ont bien compris lorsqu’après avoir pensé à plusieurs reprises que le capitalisme avait fait son temps, ils étaient revenus à chaque fois sur leur diagnostic (pour un bref historique de l’analyse de Marx-Engels concernant les conditions et le moment de l’avènement de la décadence du capitalisme nous renvoyons le lecteur au n°118 de la Revue Internationale). Engels conclura cette quête dans son introduction de 1895 à l’ouvrage de Marx sur Les luttes de classes en France lorsqu’il nous dit que : "L’histoire nous a donné tort, à nous comme à tous ceux qui pensaient de façon analogue. Elle a montré clairement que l’état du développement économique sur le continent était alors bien loin encore d’être mûr pour l’élimination de la production capitaliste ; elle l’a prouvé par la révolution économique qui, depuis 1848, a gagné tout le continent (...) cela prouve une fois pour toutes combien il était impossible en 1848 de faire la conquête de la transformation sociale par un simple coup de main." (Ed. La Pléiade-Oeuvres politique, tome I : 1129).
Mais ce n’est pas tout, car ce que Battaglia n’a jamais compris, c’est qu’une quatrième condition est requise pour que s’ouvre une période favorable à l’éclatement de mouvements insurrectionnels victorieux : l’ouverture d’un cours historique aux affrontements de classe. En effet, dans les années 1930, les trois conditions minimales étaient bien présentes (crise économique, conflits sociaux et période de décadence) mais placées au sein d’un cours historique allant vers la guerre impérialiste. Tel fut l’un des apports politiques majeurs de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-1945). En cohérence avec l’analyse de l’Internationale communiste qui définissait la période ouverte par la première guerre mondiale comme "l’ère des guerres et des révolutions", c’est elle qui a développé cette analyse du cours historique aux affrontements de classe ou à la guerre. La Gauche Communiste de France (1942-1952) et ensuite le CCI l’ont reprise et développée mais n’en sont pas les géniteurs comme le prétend mensongèrement Battaglia : "La conception schématique des périodes historiques, qui historiquement appartient au courant original de la Gauche Communiste française qui fut ensuite à l’origine du CCI, caractérise les périodes historiques comme révolutionnaires ou contre-révolutionnaires sur la base de considérations abstraites sur la condition de la classe ouvrière" (Internationalist Communist n°21). Cette falsification dans le certificat de naissance permet à Battaglia, outre de malhonnêtement jeter le discrédit sur nos ancêtres politiques, de se revendiquer de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) sans trop devoir se prononcer sur cet apport théorique essentiel de leurs ancêtres.
"La capitalisme, oui ou non, a-t-il fait son temps ? Est-il en mesure de développer dans le monde les forces productives et de faire progresser l’humanité ? Cette question est fondamentale. Elle a une importance décisive pour le prolétariat." (Trotsky, Europe et Amériques, 1924, Ed. Anthropos). Effectivement, cette question est fondamentale, décisive pour le prolétariat comme le dit Trotsky car, déterminer si un mode de production est encore en phase ascendante ou est en décadence, c’est rien de moins que de savoir s’il est encore progressiste pour le développement de l’humanité ou s’il a historiquement fait son temps. Savoir si le capitalisme a encore quelque chose à offrir au monde ou s’il est devenu obsolète implique des conséquences radicalement différentes quant aux positions et à la stratégie du prolétariat. Trotsky en était bien conscient lorsqu’il poursuivait sa réflexion concernant l’analyse de la révolution russe : "S’il s’avérait que le capitalisme est encore capable de remplir une mission de progrès, de rendre les peuples plus riches, leur travail plus productif, cela signifierait que nous, parti communiste de l’URSS, nous nous sommes hâtés de chanter son De Profundis ; en d’autres termes, que nous avons pris trop tôt le pouvoir pour essayer de réaliser le socialisme. Car, comme l’expliquait Marx, aucun régime social ne disparaît avant d’avoir épuisé toutes ses possibilités latentes" (ibid). Que ceux qui abandonnent la théorie de la décadence méditent ces paroles de Trotsky car sinon ils finiront par devoir conclure que les Mencheviks avaient raison, que c’était bien la révolution bourgeoise qui était à l’ordre du jour en Russie et non la révolution prolétarienne, que la fondation de l’Internationale communiste n’était basée que sur une illusion, que les méthodes de lutte qui avaient cours au 19e siècle sont toujours d’actualité, etc. Trotsky, en marxiste conséquent, répond sans hésiter dans la suite de cette citation : "Mais la guerre de 1914 n’a pas été un phénomène fortuit. Cela a été le soulèvement aveugle des forces de production contre les formes capitalistes, y compris celle de l’Etat national. Les forces de production créées par le capitalisme ne pouvaient plus tenir dans le cadre des formes sociales du capitalisme" (ibid). Ce diagnostic sur la fin du rôle historiquement progressiste du capitalisme et la signification de la Première Guerre mondiale comme marquant le passage entre sa phase ascendante et décadente, c’est ce que tous les révolutionnaires de l’époque partageaient, y compris Lénine : "De libérateur des nations que fut le capitalisme dans la lutte contre le régime féodal, le capitalisme impérialiste est devenu le plus grand oppresseur des nations. Ancien facteur de progrès, le capitalisme est devenu réactionnaire; il a développé les forces productives au point que l'humanité n'a plus qu'à passer au socialisme, ou bien à subir durant des années, et même des dizaines d'années, la lutte armée des "grandes" puissances pour le maintien artificiel du capitalisme à l'aide de colonies, de monopoles, de privilèges et d'oppressions nationales de toute nature." (Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1918 – "La guerre actuelle est une guerre impérialiste").
En effet, si le capitalisme "se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions" (Battaglia), non seulement on tourne le dos aux fondements matérialistes, marxistes de la possibilité de la révolution comme nous l’avons vu ci-dessus mais on ne peut comprendre pourquoi des centaines de millions d’hommes décideraient un jour de risquer leur vie dans une guerre civile pour remplacer ce système par un autre car, comme le dit Engels : "Tant qu’un mode de production se trouve sur la branche ascendante de son évolution, il est acclamé même de ceux qui sont désavantagés par le mode de répartition correspondant. Ainsi des ouvriers anglais lors de l'apparition de la grande industrie. Aussi longtemps même que ce mode de production reste normal pour la société, dans l'ensemble on est satisfait de la répartition et les protestations qui s'élèvent à ce moment dans le sein de la classe dominante elle-même (Saint-Simon, Fourier, Owen) ne trouvent au début absolument aucun écho dans la masse exploitée." (Anti-Dühring, partie II, "Objet et méthode"). Alors que, lorsque le capitalisme rentre dans sa phase de décadence, nous avons là les bases matérielles et (potentiellement) subjectives pour que le prolétariat trouve les conditions et les raisons de passer à l’insurrection. Ainsi, Engels dans la suite de la citation dira : C'est seulement lorsque le mode de production en question a parcouru une bonne partie de sa branche descendante, qu'il s'est à demi survécu à lui-même, que les conditions de son existence ont en grande partie disparu et que son successeur frappe déjà à la porte, (...) La tâche de la science économique (...) est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales qui viennent de se faire jour sont des conséquences nécessaires du mode de production existant, mais aussi, en même temps, des signes de sa désagrégation commençante, et de découvrir à l'intérieur de la forme de mouvement économique qui se désagrège les éléments de la nouvelle organisation future de la production et de l'échange qui éliminera ces anomalies." (Engels, l’Anti-Dühring, Editions Sociales : 179). Voilà ce que Battaglia, en abandonnant le concept de décadence, commence à oublier de faire : sa "science économique" ne sert plus à montrer "les anomalies sociales"’, les "signes de la désagrégation commençante" du capitalisme comme nous exhortaient à le faire les fondateurs du marxisme mais sert à nous refourguer la prose gauchiste et altermondialiste sur les capacités de survie du capitalisme au travers de la financiarisation du système, de la recomposition du prolétariat, de la tarte à la crème des "transformations fondamentales du capitalisme" suite à la soi-disant "troisième révolution industrielle" basée sur le "microprocesseur" et les nouvelles technologies, etc. : "La longue résistance du capital occidental à la crise du cycle d’accumulation (ou à l’actualisation de la tendance à la chute tendancielle du taux de profit) a évité jusqu’à maintenant l’effondrement vertical qui a frappé au contraire le capitalisme d’Etat de l’empire soviétique. Une telle résistance a été rendue possible par quatre facteurs fondamentaux : (1) la sophistication des contrôles financiers au niveau international ; (2) une restructuration en profondeur de l’appareil productif qui a comporté une augmentation vertigineuse de la productivité (...) ; (3) la démolition conséquente de la composition de classe précédente, avec la disparition de tâches et de rôles désormais dépassés et l’apparition de nouvelles tâches, de nouveaux rôles et de nouvelles figures prolétariennes (...) ; (4) La restructuration de l’appareil productif est arrivée en même temps que ce que nous pouvons définir comme la troisième révolution industrielle vécue par le capitalisme. (...) La troisième révolution industrielle est marquée par le microprocesseur..." (Prometeo n° 8, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives").
De plus, lorsque Battaglia défendait le concept de décadence, elle affirmait très clairement que les "deux guerres mondiales et la crise sont la preuve historique de ce que signifie sur le plan de la lutte de la classe la permanence ultérieure d’un système économique décadent comme le système capitaliste" (17). Après avoir abandonné ce concept, elle pense maintenant que "la solution guerrière apparaît comme le principal moyen pour résoudre les problèmes de valorisation du capital" et que les guerres ont une fonction de "régulation des rapports entre les sections du capital international" ou, comme il est dit dans la plate-forme du BIPR de 1997 : "la guerre globale peut représenter pour le capitalisme une voie momentanée de la résolution de ses contradictions".
Alors qu’à son 4e Congrès, dans ses Thèses sur le syndicat aujourd’hui et l’action communiste (18), Battaglia était encore capable de mettre en exergue la citation suivante de sa Conférence syndicale en 1947 : "Dans l’actuelle phase de décadence de la société capitaliste, le syndicat est appelé à être un instrument essentiel de la politique de conservation et par conséquent à assumer de précises fonctions d’organisme d’État",aujourd'hui, son analyse est différente. Le syndicat continuerait à jouer un rôle de défense des intérêts immédiats de la classe ouvrière lorsque la courbe pluri-décennale du taux de profit est à la hausse : "Tout ce que les luttes syndicales elles-mêmes ont conquis sur le terrain du réformisme, c’est-à-dire sur le terrain de la médiation syndicale et institutionnelle, dans le domaine de la santé, de la prévoyance et de l’assistance, de l’école, dans la phase ascendante du cycle (années 50 et en partie 70)..." et un rôle contre-révolutionnaire lorsque cette courbe est orientée vers le bas. "Le syndicat, depuis toujours instrument de médiation entre capital et travail en ce qui concerne le prix et les conditions de vente de la force de travail, a modifié non pas la substance, mais le sens de la médiation : ce ne sont plus les intérêts ouvriers qui sont représentés et défendu dans le capital, mais les intérêts du capital qui sont défendus et masqués dans la classe ouvrière. Cela parce que, spécialement dans la période de la crise du cycle d’accumulation, la pourtant simple défense des intérêts immédiats des ouvriers contre les attaques du capital met directement en question la stabilité et la survie du rapport capitaliste" (citations extraites de Prometeo n° 8, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives"). Les syndicats auraient donc une double fonction selon l’orientation de la courbe du taux de profit... Ah ! Matérialisme vulgaire, quand tu nous tiens !
Même la nature des partis staliniens et de la social-démocratie est reconsidérée ! Ils sont maintenant présentés comme des partis ayant défendu les intérêts immédiats des ouvriers (!!) puisque ayant "joué le rôle de médiateurs des intérêts immédiats du prolétariat au sein des démocraties occidentales, de façon cohérente avec le rôle classique de la social-démocratie", alors qu’après la chute du mur de Berlin" la faillite du 'socialisme réel' les a conduits au maintien de leur rôle de partis nationaux mais aussi à l’abandon de la classe en tant qu’objet de la médiation démocratique. (...) Il reste le fait que la classe ouvrière se trouve aujourd’hui privée aussi des instruments de la médiation politique au sein des institutions bourgeoises et donc complètement abandonnée aux attaques toujours plus violentes du capital" (Prometeo n° 8, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives"). On croît rêver, ne voilà-t-il pas que Battaglia se met à pleurer sur la disparition d’un supposé rôle de défenseurs des intérêts immédiats des ouvriers au sein des institutions bourgeoises qu’auraient représenté les staliniens et la social-démocratie !
De même, au lieu de comprendre la naissance du système de Sécurité sociale à la fin de la Seconde Guerre mondiale comme une politique de capitalisme d’Etat particulièrement pernicieuse consistant à transformer la solidarité au sein de la classe ouvrière en dépendance économique envers l’Etat, Battaglia voit ce système comme une conquête ouvrière, une véritable réforme sociale : "Courant des années 50 les économies capitalistes se remirent en route (...) Cela s’est traduit indéniablement par une amélioration des conditions de vie des travailleurs (Sécurité sociale, conventions collectives, relèvement des salaires...). Ces concessions faites, par la bourgeoisie, sous la pression de la classe ouvrière..." (BIPR, in Bilan et perspectives n°4 : 5 à 7). Plus grave, Battaglia considère même que les "conventions collectives’, ces accords permettant aux syndicats de faire la police dans les usines, sont à ranger dans les "acquis sociaux arrachés de haute lutte".
Nous n’avons pas la place ici de détailler toutes les régressions politiques de Battaglia consécutives à l’abandon définitif du cadre conceptuel de la décadence du capitalisme pour l’élaboration des positions de classe, régressions sur lesquelles nous reviendrons dans d’autres articles. Nous voulions juste l’illustrer par quelques exemples pour que le lecteur comprenne bien qu’entre cet abandon et la défense ouverte de positions typiquement gauchistes, le chemin est très court, terriblement court ! Après cela, lorsque Battaglia nous serine à longueur de pages qu’il est nécessaire de comprendre les nouvelles évolutions du monde et que nous en serions incapable (19), elle ne voit pas qu’en abandonnant le cadre d’analyse de la décadence du capitalisme, c’est la même démarche que celle du réformisme à la fin du 19ème siècle qu’elle emprunte : c’était aussi au nom de la "compréhension des nouvelles réalités à la fin du 19ème siècle" que les Bernstein et Cie justifiaient leur révision du marxisme. En abandonnant définitivement la théorie de la décadence, Battaglia croit avoir fait un grand pas en avant dans la compréhension "des nouvelles réalités de ce monde". En fait elle est en train de retourner au 19e siècle. Si "comprendre les nouvelles réalités du monde" signifie troquer les lunettes marxistes de la décadence pour celles du gauchisme... non merci ! On mesure ici combien l’absence récurrente de la notion de décadence dans ses plate-formes successives (à l’exception de son intégration principielle dans ses positions de base au temps des Conférences Internationales des Groupes de la Gauche Communiste) est la matrice de tous les errements opportunistes de Battaglia depuis ses origines.
Derrière des prétentions toutes théoriques, les critiques de Battaglia Comunista au concept de décadence ne sont finalement que des redites de celles déjà énoncées par Bordiga il y a une cinquantaine d’années. En ce sens, Battaglia en revient à sa matrice bordiguiste des origines. En effet, la critique du prétendu "fatalisme" intrinsèque à la théorie de la décadence, Bordiga l’avait déjà énoncée lors de la réunion de Rome en 1951 : "L’affirmation courante que le capitalisme est dans sa branche descendante et ne peut remonter contient deux erreurs : l’une fataliste, l’autre gradualiste". Quant à l’autre critique de Battaglia envers la théorie de la décadence selon laquelle le capitalisme "reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires" et qu’ainsi "le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions", Bordiga l’avait déjà énoncée dans cette même réunion de Rome, il y a plus de 50 ans : "La vision marxiste peut se représenter en autant de branches de courbes toutes ascendantes jusqu’à leur sommet..." et dans son Dialogue avec les morts : "... le capitalisme croît sans arrêt au-delà de toute limite...". Cependant, nous avons vu que telle n’est pas la vision du marxisme, ni de Marx : "L’universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son auto-destruction" (Principes d’une critique de l’économie politique Ebauche 1857-1858 – (20), La Pléiade-Economie, tome II : 260-261), ni pour Engels : "Le mode de production capitaliste (...) par son évolution propre, tend vers le point où il se rend lui même impossible." (Anti-Dühring, partie II, "Objet et méthode") (21).
Ce qu’affirme le marxisme, ce n’est pas que le triomphe de la révolution communiste est inévitable suite aux contradictions mortelles qui l’amène au "point où il se rend lui-même impossible" (Engels) et le "pousse à son auto-destruction" (Marx), mais que, si le prolétariat n’est pas à la hauteur de sa mission historique, l’avenir n’est pas à un capitalisme qui "se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions" et qui "croît sans arrêt au-delà de toute limite" comme le prétendent Battaglia et Bordiga. Au contraire, l’avenir du capitalisme est à la barbarie, la vraie : celle qui ne cesse de se développer depuis 1914, des boucheries de Verdun aux génocides rwandais ou cambodgien en passant par l’Holocauste, le Goulag et Hiroshima. Comprendre ce que signifie l’alternative Socialisme ou Barbarie, c’est cela comprendre la décadence du capitalisme.
Dans l’article ci-dessus ainsi que dans sa première partie (Revue Internationale n°119) nous avons examiné en détail en quoi Battaglia Comunista, sous le couvert d’en "redéfinir le concept", abandonnait la notion marxiste de décadence qui est au coeur de l’analyse du matérialisme historique dans l’évolution des modes de production dans l’histoire. Nous y avons également montré la méthode typiquement parasitaire utilisée par la FICCI consistant à user de flagornerie pour s’accorder les faveurs du BIPR. Ne voilà-t-il pas que la FICCI en remet une épaisse couche dans son bulletin n° 26 ("Commentaires à propos d’un article du BIPR : Effondrement automatique ou révolution prolétarienne"). Ainsi, l’article de Battaglia y est salué chaleureusement "Nous voulons saluer et souligner l’importance de la publication de cet article..." et n’est pas vu pour ce qu’il est : une grave dérive opportuniste consistant à s’écarter du matérialisme historique dans la compréhension des conditions politiques, sociales et économiques de la succession des modes de production. La FICCI ose même affirmer, avec le malhonnête aplomb qui la caractérise, que Battaglia dans son article "... reconnaît explicitement l’existence d’une phase ascendante et d’une autre, décadente, dans le capitalisme". Pour notre part, ne prenant pas nos lecteurs pour des imbéciles décervelés comme le fait la FICCI, nous leur laissons le soin de juger de la validité de cette affirmation au regard de nos deux articles critiques (22).
Evidemment, méthode du parasitisme oblige, le petit couplet laudatif en direction de Battaglia se devait d’être accompagné par le coup de pied de l’âne envers le CCI : nous sommes maintenant accusés de développer une "nouvelle théorie sur l’effondrement automatique du capitalisme" (Bulletin Communiste n° 26, "Commentaires...") relayant ainsi la critique de fatalisme de Battaglia envers le concept marxiste de décadence et, par ricochet, son rejet du concept marxiste de décomposition : "Nous ne pouvons terminer ce rapide survol des théories de "l’effondrement" sans évoquer la théorie sur la décomposition sociale que défend l’actuel CCI (...) nous voulons juste attirer l’attention sur comment cette théorie (...) est devenue chaque fois plus une théorie aux caractéristiques analogues à celles des théories de l’effondrement du passé (...) Et il est certain, comme le signale le BIPR, que tant la théorie de "l’effondrement" que celle de la "décomposition" finissent "par avoir des répercussions négatives sur le plan politique, générant l’hypothèse que pour voir la mort du capitalisme, il suffit de s’asseoir sur la berge"" (Bulletin Communiste n° 26, idem). Et la FICCI de réitérer "ad nauseam" que le CCI "se refuse à répondre à la question fondamentale que nous posons : l’introduction "officielle" par le 15ème congrès du CCI d’une troisième voie se substituant à l’alternative historique "guerre ou révolution" est-elle oui ou non une révision du marxisme ?" (Bulletin Communiste n° 26, "La vérité se lit parfois dans les détails’). Précisons qu’à son 15e congrès, sur le fond, le CCI n’a fait que réaffirmer ce que le marxisme a toujours défendu depuis le Manifeste Communiste à savoir que "une transformation révolutionnaire de la société toute entière" (Marx) n’avait rien d’inéluctable car, disait-il, si les classes en lutte ne trouvaient pas les forces nécessaires pour trancher les contradictions socio-économiques, la société s’enfoncerait alors dans une phase où c’est la "ruine des diverses classes en lutte" (Marx). Marx ne défendait pas là une fantasmagorique "troisième voie" ; il était tout simplement conséquent avec le matérialisme historique qui réfute la vision fataliste selon laquelle les contradictions sociales se résoudraient "automatiquement" par la victoire d’une des deux classes fondamentales en lutte. En effet, pour la FICCI, nous refuserions de reconnaître que "l’impasse historique ne pouvait qu’être momentanée" (Bulletin Communiste n° 26, "Commentaire..."). Effectivement, avec Marx nous refusons de n’envisager unilatéralement qu’une "impasse historique momentanée" et avec lui, nous pensons qu’un blocage du rapport de forces entre les classes peut aussi perdurer et aboutir à "la ruine des diverses classes en lutte". Dès lors, pour paraphraser la FICCI, nous lui retournons sa question : l’introduction par la FICCI de l’idée que "l’impasse historique ne peut être que momentanée" est-elle oui ou non une révision du marxisme ?
En réalité, dans sa dynamique parasitaire et destructrice du milieu politique prolétarien, la FICCI ne cherche pas à "débattre" comme elle le prétend, mais elle utilise n’importe quoi pour attester son délire d’une prétendue "dégénérescence du CCI" et, chemin faisant, elle ne fait que dévoiler son ignorance des bases élémentaires du matérialisme historique. Comme dans la fable, elle ne s’aperçoit guère qu’elle enfourche ce dont elle accuse les autres à tort et à travers : l’automatisme et le fatalisme dans la résolution des contradictions historiques entre les classes.
Dans notre article de la Revue Internationale n° 118, nous avons montré, en nous appuyant sur de nombreuses citations issues de toute leur oeuvre, y compris Le Manifeste et Le Capital, que le concept de décadence d’un mode de production trouvait sa véritable origine chez Marx et Engels. Dans sa croisade contre notre organisation, la FICCI n’hésite pas à abonder dans l’argumentaire des groupuscules académistes et parasites consistant à prétendre que le concept de décadence trouve ses origines ailleurs que dans les travaux des fondateurs du marxisme. En effet, pour la FICCI (Bulletin Communiste n° 24, avril 2004), la théorie de la décadence naîtrait à la fin du 19e siècle "nous avons présenté l'origine de la notion de décadence autour des débats sur l'impérialisme et l'alternative historique de guerre ou révolution qui ont eu lieu à la fin du 19e siècle face aux profondes transformations vécues alors par le capitalisme" venant apporter une pierre à la même idée défendue par Battaglia (Internationalist Communist n° 21) selon laquelle le concept de décadence est "aussi universel que confus, (...) étranger à la méthode et à l’arsenal de la critique de l’économie politique" qui ne joue "aucun rôle sur le terrain de l’économie politique militante, de l’analyse approfondie des phénomènes et des dynamiques du capitalisme", qui est "hors du matérialisme historique" et qui, de surcroît, n’apparaîtrait "jamais dans les trois volumes qui composent le Capital" ou encore que Marx n’évoquerait la notion de décadence qu’à un seul endroit dans toute son oeuvre : "Marx s’est limité à donner du capitalisme une définition progressiste seulement pour la phase historique dans laquelle il a éliminé le monde économique de la féodalité engendrant une vigoureuse période de développement des forces productives qui étaient inhibées par la forme économique précédente, mais il ne s’est pas plus avancé dans une définition de la décadence si ce n’est ponctuellement dans la fameuse Introduction à la critique de l’économie politique". Entre la flagornerie et la prostitution, le pas est vite franchi. La FICCI, qui a le culot de se présenter comme un grand défenseur de la théorie de la décadence, l’a franchi.
C. Mcl.
(1) En particulier dans les deux articles suivants : Prometeo n°8, série VI (décembre 2003) "Pour une définition du concept de décadence" écrit par Damen junior (il est disponible en français sur le site Web du BIPR https://www.ibrp.org/ [905] en anglais dans Revolutionary Perspectives n°32, série 3, été 2004) et dans Internationalist Communist n°21, "Eléments de réflexion sur les crises du CCI" écrit par Stefanini junior également disponible sur les pages françaises du site Web du BIPR.
(2) "Le travail au sein des organisations économiques syndicales des travailleurs, en vue de leur développement et de leur renforcement, est une des premières tâches politiques du Parti. (…) Le Parti aspire à la reconstruction d’une Confédération syndicale unitaire… (…) les communistes proclament de la façon la plus ouverte que la fonction du syndicat ne se complète et ne s’épanouit que lorsqu’à sa direction se trouve le parti politique de classe du prolétariat" (Point 12 de la Plate-forme politique du Parti Communiste Internationaliste, 1946).
(3) "La Conférence, après une ample discussion du problème syndical, soumet à l’approbation générale le point 12 de la Plate-forme politique du Parti et donne mandat au Comité Central d’élaborer un programme syndical conforme à cette orientation" (Compte-rendu de la première Conférence Nationale du PCInt).
(4) "En conclusion, si ce n’est pas l’émigration politique, laquelle a porté exclusivement tout le poids du travail de la Fraction de gauche qui a eu l’initiative de la constitution du Parti Communiste Internationaliste en 1943, c’est pourtant sur les bases qu’elle a défendues de 1927 à la guerre que cette fondation s’est effectuée" (Introduction à la plate-forme politique du PCInt, publication de la Gauche Communiste Internationale, 1946, p. 12).
(5) Lire, par exemple, l’intéressante étude sur "L’accumulation décadente" dans L’Internationaliste (1946), le bulletin mensuel de la Fraction belge de la Gauche Communiste Internationale ou sa première brochure intitulée Entre deux mondes publiée en décembre 1946 : "La lutte est entre deux mondes : le monde capitaliste décadent et le monde prolétarien en puissance (...) Depuis la crise de 1913, le capitalisme est entré dans sa phase de décadence".
(6) Pourquoi une telle hétérogénéité et cacophonie politique ? En réalité, la fondation du Parti Communiste Internationaliste s’est réalisée lors de sa première Convention à Turin en 1943 puis lors de sa première Conférence Nationale en 1945 avec l’adoption de sa Plate-forme politique. C’est un regroupement hétéroclite de camarades et noyaux aux horizons et positions divers allant des groupes du Nord de l’Italie influencés par les positions de la Fraction (1928-45) à des militants issus de la dissolution prématurée en 1945 de cette dernière, aux groupes du Sud de l’Italie avec Bordiga qui pensaient encore possible le redressement des Partis Communistes et restaient confus sur la nature de l’URSS, en passant par des éléments de la minorité exclue de la Fraction en 1936 pour sa participation dans les milices républicaines pendant la guerre d’Espagne et la tendance Vercesi qui a participé au Comité Antifasciste de Bruxelles. Sur une base organisationnelle et politique aussi hétérogène, c’est le plus petit dénominateur commun qui a été choisi... Il ne fallait donc guère s’attendre à une clarté programmatique à toute épreuve, en particulier sur la question de la décadence.
(7) Disponible en français sur le site Web du BIPR : Thèses sur le syndicat aujourd’hui et l’action des communistes. De telles contradictions avec le point 12 de sa plate-forme de 1945 sur la politique syndicale se retrouvent également dans le rapport présenté par la Commission Exécutive du "Parti" sur L’évolution du syndicat et les tâches de la Fraction Syndicale Communiste Internationaliste (publié dans Battaglia Comunista n° 6, année 1948 et disponible en français dans Bilan & Perspectives n° 5, novembre 2003).
(8) Pour plus de détails sur l’histoire de la fondation du Parti Communiste Internationaliste et de sa scission entre le Parti Communiste International (Programme Communiste) et le Parti Communiste Internationaliste (Battaglia Comunista), lire notre brochure sur l’histoire de la Gauche Communiste d’Italie ainsi que nos Revues Internationales n° 8 (Les ambiguïtés sur les "Partisans" dans la constitution du PCInt en Italie 1943) ; n° 14 (Une caricature de parti, le parti bordiguiste) ; n° 32 (Problèmes actuels du milieu révolutionnaire) ; n° 33 (Contre la conception du chef génial) ; n° 34 (Réponse à Battaglia et Contre la conception de la discipline du PCInt) ; n° 36 (Sur le 2ème congrès du PCInt) ; n° 90 (A l’origine du CCI et du BIPR) ; n° 91 (La formation du PCInt) ; n° 95 (Parmi les ombres du bordiguisme et de ses épigones) ; n° 103 (La vision marxiste et la vision opportuniste dans la politique de la construction du parti 1) ; n°105 (idem 2).
(9) La doctrine du diable au corps (1951), republié dans Le Prolétaire n° 464 (journal du PCI en français), Le renversement de la praxis dans la théorie marxiste republié dans Programme Communiste n° 56 (revue théorique du PCI en français) ainsi que le compte-rendu de la réunion de Rome en 1951 publié dans Invariance n°4.
(10) Trois Conférences se sont tenues, la première en avril-mai 1977, la deuxième en novembre 1978 et la troisième en mai 1980. A la fin de cette dernière, Battaglia a avancé un critère supplémentaire de participation afin, selon ses propres dires, d’éliminer notre organisation. Seules deux organisations (Battaglia et la CWO) sur les cinq participantes (BC, CWO, CCI, NCI, l’Eveil + le GCI comme groupe observateur) accepteront ce critère supplémentaire qui n’a donc pas été formellement adopté par la majorité de la Conférence. Au-delà de cette question formelle, cette esquive face à la confrontation signifiait la fin du cycle de clarification politique. La quatrième conférence, à la seule initiative de BC et de la CWO, ne rassemblera qu’eux-mêmes et une obscure organisation d’étudiants maoïstes iraniens (le SUCM) qui disparaîtra d’ailleurs peu après. Le lecteur peut se référer aux compte-rendus de ces Conférences ainsi qu’à nos commentaires dans nos Revue Internationale n° 10 (première conférence), n° 16 et n° 17 (deuxième conférence), n° 22 (troisième conférence) ainsi que les n° 40 et n° 41 pour des commentaires sur la 4ème conférence.
(11) "Maintenant que la crise du capitalisme a atteint une dimension et une profondeur qui confirment son caractère structurel, se pose à nouveau la nécessité d’une compréhension correcte de la phase historique que nous vivons en tant que phase de décadence du système capitaliste..." (Notes sur la décadence - 1, Prometeo n° 1, série IV, 1er semestre 1978, page 1) ; "L’affirmation de la domination du capital monopolistique signe le début de la décadence de la société bourgeoise. Le capitalisme, une fois arrivé à sa phase de monopole, n’a plus aucune fonction progressive ; ceci ne signifie pas qu’il empêche tout développement ultérieur des forces productives mais que la condition du développement des forces productives à l’intérieur des rapports de production bourgeois est donné à travers une continuelle dégradation de la vie de la majorité de l’humanité vers la barbarie" (Notes sur la décadence - 2, Prometeo n° 2, série IV, mars 1979, page 24).
(12) Citons les textes de présentation de Battaglia lors de la première et de la deuxième Conférence : "Crise et décadence" : "Quand ceci a commencé à se manifester, le système capitaliste a cessé d’être un système progressif, c’est-à-dire nécessaire au développement des forces productives, pour entrer dans une phase de décadence caractérisée par des essais de résoudre ses propres contradictions insolubles, se donnant de nouvelles formes organisatives d’un point de vie productif (...) En effet, l’intervention progressive de l’Etat dans l’économie doit être considérée comme le signe de l’impossibilité de résoudre les contradictions qui s’accumulent à l’intérieur des rapports de production et est donc le signe de sa décadence" (première conférence) ; "Monopole et décadence" : "C’est précisément en cette phase historique que le capitalisme entre dans sa phase de décadence (...) Deux guerres mondiales et cette crise sont la preuve historique de ce que signifie sur le plan de la lutte de classe la permanence ultérieure d’un système économique décadent comme le système capitaliste" (deuxième conférence).
(13) "La Première Guerre mondiale, résultat de la compétition entre les Etats impérialistes, marqua un tournant décisif dans les développements capitalistes. (...) On était donc entré dans une nouvelle ère historique, celle de l’impérialisme dans laquelle chaque Etat fait partie d’un système économique global et ne peut échapper aux lois économiques qui le régissent dans son ensemble. (...) L’époque historique où les luttes de libération nationale pouvaient représenter un élément de progrès au sein du monde capitaliste est finie depuis de nombreuses décennies (avec la Première Guerre impérialiste en 1914). (...) Avec la fondation de la Troisième Internationale, l’ère de la révolution prolétarienne mondiale fut proclamée et ceci marqua la victoire des principes marxistes ; à partir de ce moment, l’activité des communistes devait en fait se diriger exclusivement vers le renversement de la société bourgeoise pour créer les conditions de la construction d’une nouvelle société".
(14) Dans "Réponse aux accusations stupides d’une organisation en voie de désintégration", disponible sur le site Web du BIPR.
(15) Disponible en français à l’adresse : https://www.internazionalisti.it/BIPR/francia/crises_du_cci.htm [940]
(16) Nous avons vu dans le numéro 118 de cette revue que Battaglia a très mal lu le Capital où la notion de décadence y apparaît clairement à plusieurs reprises. Mais peut-être faut-il tout simplement faire le navrant constat que Battaglia s’essaie à quelques lamentables effets de manches cherchant abusivement à se couvrir de l’autorité de nos "Maîtres" auprès de jeunes éléments en recherche des positions de classe. Dans ce premier article de notre série nous avons commenté plus d’une vingtaine de citations réparties dans toute l’oeuvre de Marx et Engels, de l’Idéologie allemande au Capital en passant par le Manifeste, l’Anti-Duhring, etc. et republié un large extrait d’une étude spécifique de Engels intitulé "La décadence de la féodalité et l’essor de la bourgeoisie".
(17) Texte de présentation de Battaglia à la deuxième conférence des Groupes de la Gauche Communiste.
(18) Disponible en français à l’adresse https://www.internazionalisti.it/BIPR/francia/syndicat_aujourd.htm [941]
(19) "[Le CCI]...une organisation dont les bases méthodologiques et politiques situées hors du matérialisme historique et impuissante à expliquer la succession des événements du 'monde moderne’..." (Internationalist Communist n° 21).
(20) Mieux connu sous l’appellation de Grundrisse.
(21) Au sein de cette série d’articles en défense du matérialisme historique dans l’analyse de l’évolution des modes de production, nous avons étayé nos analyses en nous appuyant sur les textes fondamentaux du marxisme dont nous avons extrait de nombreuses citations. Nous réitérons ici notre invitation à tous les pourfendeurs de la théorie de la décadence à mettre en évidence, comme nous l’avons abondamment fait, de passages des oeuvres des pères fondateurs qui attesteraient leurs visions toutes particulières du matérialisme historique.
(22) En réalité, la FICCI sait pertinemment que Battaglia, sous le couvert d’en redéfinir la notion, est en train d’abandonner le concept marxiste de décadence. Son soutien et sa flagornerie envers le BIPR n’est là que pour rechercher une légitimité politique auprès des groupes de la Gauche Communiste qui ne défendent pas ou plus la théorie de la décadence en vue de masquer ses pratiques de voyous, de voleurs et de mouchards.
Comme nous l’avons déjà mis en évidence à plusieurs reprises dans notre presse (1), la période actuelle est celle d’un tournant dans l’évolution des rapports de force entre les classes en faveur du prolétariat après tout une période de recul dans la combativité et la conscience de ce dernier résultant des immenses campagnes idéologiques qui avaient accompagné l’effondrement des régimes soi-disant "socialistes" à la fin des années 80. Une des manifestations de ce tournant est "le développement, au sein de la classe, d’une réflexion en profondeur, bien que grandement souterraine aujourd’hui, dont une manifestation qui ne se dément pas est l’apparition de tout une série d’éléments et de groupes, souvent jeunes, qui se tournent vers les positions de la Gauche communiste" (2). Cette apparition d’éléments qui se tournent vers les positions communistes est évidemment un phénomène d’une importance capitale puisqu’il constitue une des conditions de la constitution du futur parti révolutionnaire mondial. Il appartient par conséquent aux organisations de la Gauche communiste d’apporter la plus grande attention au surgissement de ces nouvelles forces afin de les féconder, de les faire bénéficier de leur expérience et de les intégrer dans une activité militante organisée. C’est une tâche particulièrement difficile et délicate et qui a fait déjà l’objet de nombreuses réflexions et discussions dans le mouvement ouvrier. Marx et Engels parmi les premiers ont consacré à cette question de nombreux efforts, notamment au sein de la première organisation internationale dont s’est dotée la classe ouvrière, l’Association Internationale des Travailleurs (AIT ou Première Internationale). Plus près de nous, c’est un des mérites de Lénine et des bolcheviks, à partir du congrès de 1903 du POSDR (3), d’avoir pris à bras le corps cette question et de lui apporter des réponses qui ont permis au parti bolchevique d’être à la hauteur de ses responsabilités lors de la révolution d’Octobre 1917. C’est une tâche que le CCI a toujours prise très au sérieux, notamment en s’inspirant de l’expérience de ces grands noms du mouvement ouvrier et des organisations dans lesquelles ils militaient. C’est une des raisons pour lesquelles, face à la tendance au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires, nous revenons sur cette question en y consacrant une série d’articles de notre Revue internationale. Plus précisément, nous pensons qu’il est nécessaire d’illustrer une nouvelle fois, à travers des expériences récentes, la différence qui existe entre "La vision marxiste et la vision opportuniste de la construction du parti" (suivant le titre d’un article que nous avons publié dans la Revue internationale 103 et 105). C’est pour cela que nous consacrons le premier article de cette série à la plus récente de ces expériences, le surgissement en Argentine d’un petit groupe de révolutionnaires constituant le "Núcleo Comunista Internacional" (NCI) ou, justement, ces deux visions se sont confrontées une nouvelle fois.
Le NCI (4) a été une des cibles de la furieuse offensive déchaînée par la "Triple alliance" de l’opportunisme (le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire - BIPR), des parasites (la soi-disant "Fraction" interne du CCI - FICCI) et d’un étrange aventurier mégalomane à la fois fondateur, dirigeant suprême et unique membre d’un "Cercle de communisteS internationalisteS" d’Argentine qui comme un vulgaire imposteur s’est octroyé la "continuité" du NCI et a prétendu l’avoir détruit pour toujours (5).
Nous allons analyser dans cet article comment a surgi le NCI, comment il a pris contact avec le CCI, quelle a été l’évolution de ses rapports avec notre organisation, quelles leçons l’on peut tirer de cette expérience ; nous dégagerons aussi quelles perspectives de travail se dessinent à présent que nous avons démasqué le grotesque imposteur qui est parvenu à se faire épauler par l’opportunisme du BIPR, lequel a tenté de profiter de ses manœuvres pour attaquer le CCI, au risque de détruire en passant le NCI.
Cette analyse poursuit un double objectif : en premier lieu, revendiquer la lutte de quelques militants qui expriment une contribution du prolétariat en Argentine à la lutte générale du prolétariat mondial. Ensuite, tirer quelques enseignements du processus de recherche d’une cohérence communiste internationaliste, mettant en évidence les obstacles et difficultés qui se dressent sur ce chemin mais aussi les éléments de force sur lesquels nous nous appuyons.
Dans une lettre expliquant la trajectoire politique du groupe et de ses membres (du 12-11-03), le NCI se présente comme "un petit groupe de camarades provenant d’expériences politiques diverses, d’actions variées dans le mouvement de masses et de différentes responsabilités politiques. Mais nous avons tous le même tronc commun, le Parti communiste d’Argentine (…). Certains d’entre nous, par la suite, s’incorporèrent au cours des années 90 au Parti ouvrier et au Parti des travailleurs pour le socialisme [deux organisations trotskistes, NDLR], et d’autres encore se réfugièrent dans le syndicalisme. Le premier noyau surgit réellement d’une rupture avec une petite fraction du PTS, la LOI ; après quelques discussions au cours de l’année 2000 et début 2001 (janvier-février), nous prîmes la décision de ne pas nous fusionner avec ce courant trotskiste à cause de divergences de principes". A partir de cette date se développa un difficile processus qui conduisit ces camarades à évoluer "à partir d’Internet, vers la connaissance de vos positions et celles d’autres courants du milieu dit de la Gauche communiste, à nous communiquer des documents et à lire chacun d’entre eux, principalement ceux du BIPR et du CCI, ceci vers la fin de l’année 2002".
L’étude des positions des courants de la Gauche communiste poussa les camarades à se décanter au cours de 2003 vers les positions du CCI : "Ce qui nous rapprocha le plus du CCI, ce ne fut pas seulement vos bases programmatiques, mais aussi, parmi tous les documents que nous avons lus sur vos pages Web, les débats plus particuliers avec les camarades russes, la question du cours historique, la théorie de la décadence du capitalisme, les positions concernant la question du parti et ses rapports avec la classe, l’analyse de la situation en Argentine, le débat avec le BIPR sur la question du parti".
Cette assimilation conduisit le groupe à adopter des positions programmatiques très proches de la Plate-forme du CCI, à créer une publication (Revolucion comunista, dont quatre numéros furent publiés entre octobre 2003 et mars 2004) et à prendre contact avec le CCI en octobre 2003.
Un double processus s’est alors développé : d’un côté des discussions plus ou moins systématiques des positions du CCI et, de l’autre, une intervention dans le prolétariat en Argentine centrée sur les questions plus brûlantes : les événements de décembre 2001 en Argentine constituaient-ils une avancée de la lutte prolétarienne ou étaient-ils une révolte sans perspective ? Dans un article publié dans le n° 2 de Revolucion comunista, pour le second anniversaire de ces événements, il est affirmé clairement : "cette note a pour objectif principal de dévoiler les erreurs que les divers courants ont propagées dans les colonnes de leur presse, leurs tracts, brochures, etc., et qui caractérisent toutes les événements d’il y a deux ans en Argentine comme étant quelque chose qu’ils n’étaient pas, c’est-à-dire une lutte prolétarienne".
Par le biais d’Internet, nous avons mené un débat sur la question syndicale qui a permis de clarifier et dépasser des restes de la vision gauchiste persistant dans le Nucleo consistant à "travailler dans les syndicats pour opposer la base à la direction". La discussion fut fraternelle et sincère, et les critiques que nous avons alors formulées n’ont à aucun moment été perçues comme une "persécution" ou des "anathèmes". (6)
En décembre 2003, le NCI lança un Appel au milieu politique pour la réalisation de Conférences internationales, "avec comme objectif précis de créer un pôle de liaison et d’information où les diverses organisations auraient débattu sur un plan programmatique de leurs divergences politiques et qui aurait permis de réaliser des actions unies contre les ennemis de la classe ouvrière, contre la bourgeoisie, soit par la publication en commun de documents publics, soit en organisant des réunions publiques pour les éléments les plus avancés du prolétariat, soulignant ce qui nous unit et ce qui nous divise, et autres initiatives qui pourraient apparaître".
Pour le CCI, il était évident que cet Appel devait s’affronter au sectarisme et à l’irresponsabilité dominants dans la majorité des groupes de la Gauche communiste. Nous avons cependant soutenu une telle initiative dans la mesure où elle se basait sur une ouverture à la discussion et à la confrontation de positions, et qu’elle affirmait une volonté de mener des actions communes contre l’ennemi capitaliste : "Nous saluons votre proposition de tenir une nouvelle conférence des groupes de la Gauche communiste (un ‘nouveau Zimmerwald’, pour employer votre expression). Pour sa part, le CCI a toujours défendu cette perspective et a participé avec enthousiasme aux trois conférences qui se tinrent fin 1970 et début 80. Malheureusement, comme vous devez certainement le savoir, le reste des groupes de la Gauche communiste estime que de telles conférences ne sont pas à l’ordre du jour étant donné l’importance des divergences entre les divers groupes de la Gauche communiste. Ce n’est pas notre opinion, mais comme dit le proverbe : "Il suffit pour divorcer qu’un seul le veuille mais il faut être deux pour pouvoir se marier". Il est bien évident que, dans la période actuelle, la question du ‘mariage’ (c’est-à-dire le regroupement au sein d’une même organisation) ne se pose pas entre les différents courants de la Gauche communiste".
C’est dans ce cadre général que nous avons mis en avant une orientation qui doit guider le travail des petits groupes qui surgissent dans plusieurs pays sur des positions de classe ou dans un processus de rapprochement de celles-ci : "Cela ne veut pas dire que des ‘mariages’ soient impossibles dans la période actuelle. En réalité, s’il existe un accord programmatique commun entre deux organisations autour d’une même plate-forme, non seulement il est possible qu’elles se regroupent mais c’est une nécessité : le sectarisme qui touche beaucoup de groupes de la Gauche communiste (et qui provoque par exemple la dispersion des groupes bordiguistes en une multitude de chapelles dont il est difficile de comprendre les désaccords programmatiques) est le tribut que continue à payer la Gauche communiste à la terrible contre-révolution qui a frappé la classe ouvrière au cours des années 20" (Lettre du 25-11-03).
Mis à part le CCI, seuls répondirent à l’appel (7) le Parti Communiste International (Il Partito dit de Florence) et le BIPR. Ces deux réponses étaient toutes deux clairement négatives.
Dans sa réponse, le BIPR déclare péremptoirement : "Nous sommes avant tout surpris que 23 ans après la fin du cycle de Conférences internationales de la Gauche communiste (qui fut convoquée à l’origine par le PC internationaliste d’Italie), qui démontra ce que nous développerons plus loin, soit avancée avec une ingénuité identique cette proposition alors que la situation est complètement différente".
Mais comment ces intrus peuvent-ils oser proposer ce que le BIPR avait déjà "résolu" (8) il y a 23 ans ? Le mépris transcendantal (que Marx avait déjà discerné chez Proudhon (9)) que manifeste le BIPR face aux premiers efforts d’éléments de la classe est véritablement décourageant (10) ! Heureusement que cela vient du "seul pôle valable de regroupement", comme le proclament en toutes occasions ses adulateurs intéressés de la FICCI !
Le PCI (Le Prolétaire), quant à lui, met en avant (face à un groupe qui vient d’apparaître !) tous les désaccords possibles, en commençant par la question du parti, avec une argumentation si faiblarde qu’elle en frise le ridicule : "Ce qui saute peut-être aux yeux au premier abord est la conception du parti ; nous, notre parti, considérons que nous sommes les continuateurs du parti historique créé par Marx et Engels et qui jamais n’a cessé d’exister depuis lors malgré les époques difficiles qu’il a traversées, que le flambeau de la doctrine marxiste s’est toujours maintenu allumé grâce à des organisations comme la Gauche communiste d’Italie ou le Parti bolchevique russe". Maintenir flamboyante la torche de la doctrine marxiste est précisément au cœur même de l’existence du NCI. Mais toutes les raisons sont valables pour éviter la confrontation politique !
Comme on peut le voir à travers ces deux réponses, la perspective pour les nouveaux groupes que secrète actuellement le prolétariat serait très sombre si seules existaient dans le camp de la Gauche communiste les organisations qui ont écrit ces réponses. Ces deux organisations regardent les nouveaux groupes du haut de leurs remparts sectaires, leur offrant comme unique solution d’accepter en bloc le "regroupement international" du BIPR ou de s’intégrer militant par militant au PCI. Ces positions sont à des années-lumière de celles qu’adoptèrent Marx, Engels, Lénine, la Troisième internationale et la Fraction italienne de la Gauche communiste (11).
Il n’est donc en rien surprenant que les camarades du NCI, après l’échec de l’Appel, décident de se rapprocher du CCI, ce qui provoqua l’envoi d’une délégation à Buenos Aires en avril 2004 qui mena de nombreuses discussions avec les membres du NCI, sur des sujets tels que les syndicats, la décadence du capitalisme, le fonctionnement des organisations révolutionnaires, le rôle des statuts, l’unité entre les trois composantes du programme politique du prolétariat : les positions politiques, le fonctionnement et les comportements. Nous avons proposé alors une réunion générale qui a décidé la mise en place de discussions régulières sur la décomposition du capitalisme, la décadence de ce système, les Statuts, sur des textes concernant l’organisation et le fonctionnement des organisations révolutionnaires, etc., dans la perspective de l’intégration au CCI : "En lien avec le voyage internationaliste du CCI, les membres du noyau ont considéré à l’unanimité que cette visite a dépassé de loin ce que nous en attendions, non seulement par les accords auxquels nous sommes parvenus mais par l’importante avancée que cette visite nous a permis de réaliser. (…) Ainsi, si notre objectif était bien l’intégration au CCI, cette visite nous a permis de mieux connaître concrètement ce courant international et son programme mais aussi de mieux connaître sa conduite internationaliste" (Résolution du NCI, 23-04-04).
Après la visite de notre délégation, le groupe accepta de collaborer à la presse du CCI par l’écriture d’articles sur la situation en Argentine. Ces contributions ont été très positives, en particulier un article dénonçant la mystification du mouvement "piquetero" qui a été très utile pour démasquer les mythes "révolutionnaristes" propagés par les gauchistes et les groupes "altermondialistes" (12).
Parmi les sujets débattus avec le NCI, il faut souligner le débat sur les comportements qui doivent exister au sein d’une organisation prolétarienne et qui sont inspirés par la nature de la future société pour laquelle elle combat. La fin justifie-t-elle les moyens ? Peut-on réaliser le communisme, une société de liberté et de communauté entre les êtres humains tout en pratiquant la calomnie, la délation, la manipulation, le vol, etc., pratiques qui détruisent à la racine la moindre sociabilité ? Le militant communiste doit-il contribuer généreusement en apportant le meilleur de lui-même à la cause de l’émancipation de l’humanité ou, au contraire, peut-on contribuer à cette cause en recherchant une valorisation personnelle, un pouvoir, en utilisant les autres comme des pions pour servir des objectifs particuliers ?
Ces discussions provoquèrent un débat de fond au sein du NCI sur la question des comportements de la FICCI, qui aboutit à l’élaboration d’une prise de position, le 22 mai 2004, qui condamnait cette bande de voyous grâce "à la lecture des publications du CCI comme de la Fraction interne du CCI, considérant que celle-ci avait adopté une conduite étrangère à la classe ouvrière et à la Gauche communiste" (13).
Mais un problème commençait à se manifester malgré ces avancées. Lors d’une lettre de bilan après un voyage, nous avions signalé "qu’une organisation communiste ne peut exister sans fonctionnement collectif et unitaire. Les réunions régulières, menées à leur terme avec rigueur et modestie, sans objectifs démesurés mais avec ténacité et rigueur intellectuelle, sont la base de cette vie collective, unitaire et solidaire. Il est évident que le collectif ne s’oppose pas au développement de l’initiative et de la contribution individuelles. La vision bourgeoise du "collectif" est celle d’une addition de clones où tout esprit d’initiative et de contribution individuelles est systématiquement écrasé. Cette vision faussée a été développée symétriquement et de façon complémentaire tant par les idéologues libéraux et libertaires que par leurs prétendus contraires staliniens. La vision que développe le marxisme, quant à elle, est celle d’un cadre collectif qui favorise et développe l’initiative, la responsabilité et la contribution individuelles. Il faut que chacun apporte le meilleur de lui-même, en accord avec ce que disait Marx dans sa Critique du programme de Gotha, "de chacun selon ses moyens "".
Un des membres du noyau, B., avait une pratique en opposition totale avec cette orientation. En premier lieu, il monopolisait exclusivement les moyens informatiques liés à Internet, la correspondance et les contacts avec l’extérieur, la rédaction de la plupart des textes, en profitant de la confiance que lui accordaient les autres membres du noyau. En second lieu, et en opposition aux orientations décidées lors du voyage d’avril, il développait une pratique organisationnelle qui consistait à éviter autant que possible les réunions générales du groupe au cours desquelles chacun des militants aurait pu s’exprimer, décider des orientations et contrôler collectivement les activités. En lieu et place de ces réunions, il se réunissait séparément avec un ou deux camarades au maximum, ce qui lui permettait de contrôler toutes les activités. C’est là une pratique typique des groupes bourgeois où le "responsable", le "commissaire politique", se réunit avec chacun des membres de façon séparée pour les maintenir divisés et ignorants de toutes les questions en cours. Ceci créait une situation, comme nous l’ont confirmé les camarades du NCI par la suite, où eux-mêmes ne savaient pas réellement qui était membre du groupe et quelles tâches étaient confiées par Monsieur B. à des personnes qu’eux-mêmes ne connaissaient même pas (14).
Un autre élément de la politique de cet individu était d’éviter le développement de toute discussion sérieuse au cours des rares réunions plus ou moins générales. Les camarades ont exprimé leur malaise face aux interventions de Monsieur B. qui interrompait les discussions sous prétexte de devoir passer rapidement à "autre chose". Pour vider au maximum de contenu ces rares réunions plénières, B. favorisait le plus grand informalisme : réduire les réunions à des repas auxquels participaient des gens, famille et autres, qui ne faisaient pas partie du groupe.
Cette pratique organisationnelle est radicalement étrangère au prolétariat et est typique des groupes bourgeois, particulièrement de gauche ou d’extrême gauche. Elle a deux objectifs : d’un côté, maintenir la majorité des camarades dans un état de sous-développement politique, en les privant systématiquement des moyens qui leurs auraient servi à développer leurs propres critères ; de l’autre, et en lien avec ce qui précède, en faire une masse de manœuvre de la politique du "grand leader". Monsieur B. se proposait en réalité d’utiliser ses "camarades (15) comme tremplin pour devenir une "personnalité" au sein du milieu politique prolétarien.
Les plans de cet individu furent contrariés par deux facteurs que son arrogance et sa présomption l’empêchaient de prévoir : la fermeté et la cohérence organisationnelle du CCI d’un côté, et de l’autre, le fait que les autres camarades, malgré les moyens limités dont ils disposaient et les manœuvres obscures de B., développaient réellement un effort de réflexion qui les conduisait à une indépendance politique.
Fin juillet, Monsieur B. tenta une manœuvre audacieuse : il demanda l’intégration immédiate au CCI. Il imposa cette exigence malgré la résistance des autres camarades qui, même s’ils se donnaient aussi comme objectif l’adhésion au CCI, ressentaient la nécessité de réaliser tout un travail en profondeur de clarification et d’assimilation : le militantisme communiste ne peut se baser que sur de solides ciments.
Ceci mit B. dans une situation délicate : ses "camarades" risquaient de devenir des éléments conscients de la classe et cesser d’être les pions de son jeu ambitieux pour devenir un "chef" international. Il insista auprès de la délégation du CCI qui les visita en Argentine fin août pour qu’elle fasse immédiatement une déclaration d’intégration du NCI au CCI. Le CCI rejeta cette exigence. Nous rejetons fermement la politique d’intégrations précipitées et immatures qui peuvent contenir le risque de la destruction de militants. Lors de notre bilan de ce voyage, nous écrivions : "Vous nous aviez posé la question de votre intégration avant notre voyage. Nous l’avons bien entendu accueillie avec l’enthousiasme naturel que ressentent des combattants de la cause prolétarienne quand d’autres camarades veulent rejoindre leur combat. (…) Cependant, il faut être clairs sur le fait que nous ne posons pas la question de l’intégration de nouveaux éléments ou la formation de nouvelles sections dans les mêmes termes qu’une entreprise commerciale qui veut s’implanter à tout prix sur un nouveau marché ou qu’un groupe gauchiste qui tente de recruter de nouveaux adeptes au projet politique qu’il se donne au sein du capitalisme d’État [mais comme] un problème général du prolétariat international qui doit s’aborder d’après des critères historiques et globaux. (…) L’orientation centrale que nous avions donnée à notre délégation à cette occasion fut de discuter en profondeur avec vous de ce qu’implique le militantisme communiste et tout ce que signifie la construction d’une organisation communiste unitaire et centralisée. [Ceci] n’est pas qu’une question technique mais requiert un effort collectif persévérant et tenace. Il ne pourra donc jamais fructifier s’il ne s’appuie que sur des impulsions momentanées (…) quant à nous, nous avons la volonté de former des militants avec leurs propres critères, capables d’assumer quels que soient leurs dons intellectuels ou personnels la tâche de participer collectivement à la construction et à la défense de l’organisation internationale".
Ceci ne rentrait pas dans les plans de Monsieur B. Donc "il est fort probable qu'il avait déjà pris contact en sous-main avec la FICCI, tout en continuant à nous duper jusqu'à vouloir précipiter l'intégration du NCI au CCI" (Des internationalistes en Argentine - Présentation de la Déclaration du NCI). Cet individu retourna sa veste du jour au lendemain sans même avoir l’honnêteté de poser ses "désaccords". La raison en est simple, c’est que ne recherchant en rien la clarification mais uniquement sa réussite personnelle en tant que "petit chef international", et se rendant compte qu’il ne trouverait pas dans le CCI la satisfaction de ses prétentions, il tenta de la trouver en meilleure compagnie.
Il n’hésita pas à recourir à l’intrigue et à la duplicité pour fabriquer son petit "effet à sensation". Il donna vie du jour au lendemain à un fantomatique "Cercle des communistes internationalistes" dont il était le seul membre, en ayant le culot d’y "intégrer" les membres du NCI – sans même que ceux-ci ne connaissent son existence – et de "très proches contacts". Ce "Cercle" se proposait de faire disparaître le NCI en utilisant une méthode déjà utilisée par Staline, consistant à se présenter comme son véritable et unique continuateur (16).
Ces manœuvres, encouragées comme nous l’avons dit par l’union écœurante de l’opportunisme du BIPR et des parasites de la FICCI (17), furent démasquées et réduites à néant par notre combat, auquel s’est joint le NCI. Les camarades du NCI avaient été isolés par les manœuvres de Monsieur B., mais nous avions pu reprendre contact avec eux malgré le peu de moyens pour y parvenir. "Nous avons appris à travers nos appels téléphoniques (démarche qui, selon les termes mêmes employés par Monsieur B., révélerait "les méthodologies nauséabondes du CCI"), que les autres camarades du NCI n'étaient absolument pas informés de l'existence de ce "Circulo" censé les représenter ! Ils ne connaissaient pas l'existence de ses "Déclarations" nauséabondes contre le CCI qui, comme elles le répètent avec insistance, auraient été adoptées... "collectivement" à "l'unanimité" et après "consultation" de tous les membres du NCI ! Ce qui est un pur mensonge." (Présentation de la Déclaration du NCI).
Le contact une fois rétabli, nous avons organisé un voyage d’urgence pour discuter avec les camarades du NCI et établir des perspectives de travail. L’accueil des camarades fut chaleureux et fraternel. Pendant notre séjour, les camarades du NCI prirent la décision d’envoyer par courrier postal leur Déclaration du 27 octobre à toutes les sections du BIPR et aux groupes de la Gauche communiste afin de rétablir la vérité : contrairement aux fausses informations colportées par le BIPR (dans sa presse en italien particulièrement), le NCI n’a pas rompu avec le CCI !
Les membres du NCI demandèrent à plusieurs reprises par téléphone à Monsieur B. qu’il vienne s’expliquer avec le NCI et la délégation du CCI. Ce Monsieur refusa toute rencontre. Ce comportement révèle la lâcheté de cet individu : acculé au pied du mur, il préfère comme un lapin creuser un terrier pour se cacher.
Malgré le coup reçu par la révélation des mensonges et manœuvres réalisés en leur nom et à leur insu par ce sinistre personnage, les camarades du NCI ont cependant exprimé la volonté de poursuivre l’activité politique, à la mesure de leurs forces. Grâce à l’accueil fraternel que leur a fait le NCI et à son implication politique, le CCI a pu tenir une deuxième réunion publique à Buenos Aires le 5 novembre sur un sujet choisi par les camarades du NCI (18).
Malgré les terribles difficultés matérielles qu’ils connaissent au quotidien, ces camarades ont réaffirmé auprès de notre délégation leur volonté de s’impliquer dans une activité militante et en particulier de poursuivre la discussion avec le CCI. Les camarades au chômage veulent fermement trouver du travail non seulement pour pouvoir survivre et nourrir leurs enfants, mais aussi pour sortir du sous-développement politique dans lequel les a maintenus Monsieur B. (ils ont notamment exprimé la volonté de contribuer à l’achat d’un ordinateur). Par leur rupture avec Monsieur B. et ses méthodes bourgeoises, les camarades du NCI se sont comportés en véritables militants de la classe ouvrière.
L’expérience du NCI est riche en leçons. En premier lieu, elle a démontré par l’adoption de positions programmatiques très proches de celles du CCI l’unité du prolétariat mondial et de son avant-garde. La classe ouvrière défend les mêmes positions dans tous les pays quel que soit leur niveau de développement économique, leur position impérialiste ou leur régime politique. Les camarades ont pu dans ce cadre unitaire international faire des apports d’intérêt général pour tout le prolétariat (nature du mouvement piquetero, nature des révoltes sociales en Argentine ou en Bolivie…) et s’inscrire dans le combat international pour la défense des principes du prolétariat : dénonciation claire de la bande de voyous qui se fait appeler FICCI, Déclaration en défense du NCI et des principes prolétariens de comportement…
En deuxième lieu, cette expérience a mis en relief la menace que représentent des "gourous" comme obstacle à l’évolution des groupes et des camarades en recherche des positions de classe. Ce phénomène n’est pas particulier à l’Argentine (19), il s’agit d’un phénomène international que nous avons pu constater fréquemment : l’existence d’éléments, souvent brillants, qui considèrent les groupes comme leur "propriété privée", qui par méfiance envers les réelles capacités de la classe ou par pure soif de valorisation personnelle tentent de soumettre les autres camarades à leur contrôle personnel, les condamnant au blocage de leur évolution et entretiennent leur sous-développement politique. Dans un premier temps, de tels éléments peuvent jouer un rôle d’impulsion dans une dynamique de rapprochement vers des positions révolutionnaires, ne serait-ce que pour se porter à la tête d’une démarche et d’une réflexion conduites par d’autres camarades. Mais en général, de tels éléments (à moins qu’ils ne remettent en cause radicalement leur démarche passée) ne vont pas jusqu’au terme d’une telle évolution qui impliquerait la perte de leur statut de "gourou". Une autre des conséquences de ce phénomène est que ces groupes subissent rapidement une hémorragie d’éléments (20) qui, face au climat créé par le subjectivisme permanent et de soumission aux diktats du gourou, se démoralisent et rompent avec toute activité politique, constatant avec amertume que les positions politiques peuvent être plus ou moins intéressantes mais que les pratiques organisationnelles, les rapports humains, les conduites personnelles ne rompent en rien avec l’univers oppresseur qui règne sur les groupes de gauche ou gauchistes.
En troisième lieu, elle a aussi démontré quelque chose de bien plus important, c’est qu’on peut lutter contre ce danger, qu’on peut le vaincre. Aujourd’hui, non sans difficultés, les camarades ont entamé un processus de clarification, de renforcement de la confiance en soi, de développement collectif de leurs capacités en vue d’une future intégration au CCI. Indépendamment de ce que seront les résultats finaux de cette lutte, le combat du NCI a été la démonstration que malgré leurs faibles moyens réduits pratiquement au néant par le gourou, des camarades peuvent s’organiser et combattre de façon conséquente pour la cause prolétarienne.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, grâce à la participation active des camarades, un milieu pour le débat prolétarien autour des réunions publiques du CCI se développe en Argentine. Il sera très utile pour la clarification et la détermination militante des éléments prolétariens qui surgissent dans ce pays et d’autres de cette partie du monde
C.Mir (3-12-04)
(1) Voir notamment dans la Revue internationale n° 119, "Résolution sur l’évolution de la lutte de classe"
(2) Ibid.
(3) Voir à ce sujet notre série d’articles "1903-1904 : la naissance du bolchevisme" dans les n° 116 à 118 de la Revue internationale.
(4) "Núcleo Comunista Internacional", groupe formé par des militants en Argentine. Pour plus d’information, lire "Le NCI existe et n’a pas rompu avec le CCI" (sur notre site Internet en français et en espagnol), "Présentation d’une déclaration du NCI" (en français et en espagnol, sur notre site Internet et dans notre presse écrite).
(5) Lire entre autres, "Le Cercle des communistes internationalistes, imposture ou réalité ?", sur notre site Internet.
(6) Nous pouvons citer comme exemple de ces restes l’utilisation du terme "bureaucratie syndicale" qui tend à occulter que c’est tout le syndicat, en tant qu’organisation, de sa base à son sommet, qui est un fidèle serviteur du capital et un ennemi des travailleurs. Dans le même sens, la conception des syndicats comme "médiation" entre le capital et le travail permettrait de les considérer comme des organes neutres entre les deux classes fondamentales, la bourgeoisie et le prolétariat.
(7) Des copies de ces réponses nous ont été communiquées par le NCI.
(8) La façon de "résoudre" la dynamique des conférences internationales consista en la briser par une manœuvre sectaire (voir la Revue internationale no 22).
(9) Lire sa célèbre polémique "Misère de la philosophie".
(10) Imaginons-nous un instant Marx et Engels répondre aux ouvriers français et anglais qui avaient convoqué le meeting qui donna naissance à la Première internationale en 1864, qu’ils avaient, pour leur part, déjà réglé la question en 1848 ?
(11) Dans une lettre que nous avons envoyée aux camarades pour tirer le bilan de l’Appel, nous expliquons en détail les méthodes de regroupement et de débats qu’utilisèrent les révolutionnaires tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier, en montrant comment se forgèrent les diverses organisations internationales du prolétariat.
(12) Voir l’article sur le mouvement piquetero dans la presse territoriale du CCI et la Revue internationale 119.
(13) Cette condamnation a été publiée dans Révolution internationale no 350 et dans Acción proletaria no 179.
(14) Ceci explique un fait apparemment contradictoire sur les origines du NCI. Pour les camarades actuels du NCI, celui-ci se constitua réellement le 23 avril 2004, c’est-à-dire après le voyage de prise de contact du CCI. Le mode de fonctionnement qu’avait réussi à imposer jusque là Monsieur B. et la dispersion comme la méconnaissance mutuelles qui existaient entre ses différents membres était bien plus, pendant la première étape de formation du NCI, typiques d’un cercle informel de discussion. C’est après notre premier voyage, au cours duquel nous avions insisté et convaincu de la nécessité de réunions régulières, que le NCI commença à prendre une forme consciente pour chacun de ses membres.
(15) Il exprimait à leur égard un mépris particulièrement révoltant : "Monsieur B. méprisait profondément les autres membres du NCI. Ces derniers sont des ouvriers qui vivent dans la misère alors que lui-même exerce une profession libérale et se vantait d’être le seul membre du NCI qui ‘pouvait s’offrir un voyage en Europe’" (lire notre article "Le NCI n’a pas rompu avec le CCI", dans notre presse en français et en espagnol).
(16) Tous les avatars de ce "Cercle" dont la ridicule résonance internationale n’est due qu’à ses protecteurs que sont la FICCI et le BIPR, sont démasqués dans trois documents disponibles sur notre site Web en espagnol et en français : "Le Cercle des communistes internationalistes : une étrange apparition", "Le Cercle des communistes internationalistes : une nouvelle étrange apparition" et "Le Cercle des communistes internationalistes : imposture ou réalité ?".
(17) Notre site Web a publié tout une série de documents, notamment plusieurs lettres au BIPR, mettant en évidence la dérive lamentable de cette organisation. En effet, dès que Monsieur B. a constitué son "Circulo", dans le dos des autres membres du NCI, le BIPR s'est empressé de lui donner une audience. D'abord en publiant une traduction en italien d'un document du "Circulo" sur la répression d'une lutte ouvrière en Patagonie (alors qu'il n'avait jamais publié le moindre document du NCI), ensuite en publiant en trois langues (français, espagnol et anglais mais non en italien ) une déclaration (du 12 octobre) du "Circulo" ("Contre la méthodologie nauséabonde du CCI") qui est une collection de mensonges éhontés et de calomnies contre notre organisation. Après trois semaines et trois lettres du CCI lui en faisant la demande, le BIPR a enfin mis sur son site Web un court communiqué du CCI démentant les accusations du "Circulo". Depuis, la preuve a été apportée du caractère totalement mensonger et calomnieux de affirmations de Monsieur B. de même que de l'imposture de son "Circulo". Cependant, à ce jour, le BIPR (s'il a retiré discrètement de son site les œuvres de cet individu) n'a pas fait la moindre déclaration pour rétablir la vérité. Cela vaut la peine de souligner une chose : c'est lorsqu'il a compris qu'avec le CCI il ne pourrait pas développer ses manœuvres de petit aventurier que Monsieur B. s'est soudainement découvert une passion pour la FICCI et le BIPR, ainsi que pour les positions de ce dernier. Une telle conversion, encore plus soudaine que celle de Saint Paul sur le chemin de Damas, n'a pas mis la puce à l'oreille du BIPR qui s'est empressé de se faire le porte voix de ce Monsieur. Il faudra un jour que le BIPR se demande pourquoi, à plusieurs reprises, des éléments qui ont fait la preuve de leur incapacité à s'intégrer dans la Gauche communiste, se sont tournés vers le BIPR après l'échec de leur "approche" vers le CCI. Nous reviendrons sur cette question dans un prochain article de notre Revue.
(18) Voir notre site Web en espagnol et en français ainsi que notre presse territoriale.
(19) Dans le cas de Monsieur B., il faut reconnaître que certains niveaux atteints dans l’esprit retors et la mauvaise foi frisent la pathologie.
(20) C'est ce qui explique en partie le fait que des éléments qui étaient présents dans le groupe en Argentine lorsqu'il a contacté le CCI l'ont, par la suite, quitté par découragement avant même que n'ait lieu la première rencontre avec le CCI.
"En Europe occidentale, le syndicalisme révolutionnaire est apparu dans de nombreux pays comme le résultat direct et inévitable de l'opportunisme, du réformisme, du crétinisme parlementaire. Chez nous également, les premiers pas de "l'activité parlementaire" ont renforcé à l'extrême mesure l'opportunisme, et ont conduit les mencheviks à ramper devant les Cadets (…) Le syndicalisme révolutionnaire ne peut manquer de se développer sur le sol russe en réaction contre cette conduite honteuse de social-démocrates 'en vue'".[1] Ces mots de Lénine, que nous avons cités dans l'article précédent de cette série, s'appliquent très bien à la situation en France au début du 20ème siècle. Pour beaucoup de militants, dégoûtés par « l'opportunisme, le réformisme, et le crétinisme parlementaire », la Confédération Générale du Travail (CGT) française est en quelque sorte l'organisation phare du nouveau syndicalisme « révolutionnaire », qui « se suffit à lui-même » (selon les termes de Pierre Monatte[2]). Mais, si le développement du « syndicalisme révolutionnaire » est un phénomène international au sein du prolétariat à cette époque, la spécificité de la situation politique et sociale en France a permis à l'anarchisme de jouer un rôle particulièrement important dans le développement de la CGT. Ce conjonction entre une véritable réaction prolétarienne à l'opportunisme de la 2ème Internationale et des vieux syndicats d'une part, et l'influence des idées anarchistes typiques de la petite bourgeoisie artisanale d'autre part, est à l'origine de ce qu'on appelle depuis l'anarcho-syndicalisme.
Le rôle joué par la CGT en tant qu'exemple concret des idées anarcho-syndicalistes a été éclipsé depuis lors par celui joué lors de la prétendue révolution espagnole par la Confederación Nacional de Trabajadores (CNT) qui peut être considérée, en quelque sorte, comme le véritable prototype de l'organisation anarcho-syndicaliste.[3] Cela n'empêche que la CGT, fondée quinze ans avant la CNT espagnole, a été largement influencée, sinon dominée par le courant anarcho-syndicaliste pendant la période qui précède 1914. Dans ce sens, l'expérience des luttes menées par la CGT pendant cette période, et surtout sa réaction quand éclate la première grande boucherie impérialiste en 1914, constituent la première épreuve théorique et pratique de l'anarcho-syndicalisme. C'est pourquoi dans cet article (le deuxième dans la série entamée dans le numéro précédent de cette Revue), nous nous pencherons sur la période qui va de la fondation de la CGT au congrès de Limoges en 1895, à la trahison catastrophique de 1914 qui a vu la quasi-totalité des syndicats dans les pays belligérants sombrer dans un soutien indéfectible à l'effort de guerre de l'Etat bourgeois.
Pourquoi parlons-nous de « l'anarcho-syndicalisme » de la CGT ? Rappelons que dans l'article introductif de cette série (voir la Revue internationale n°118), nous avons distingué plusieurs différences importantes entre le syndicalisme révolutionnaire proprement dit et l'anarcho-syndicalisme :
- Sur la question de l'internationalisme : les deux principales organisations dominées par l'anarcho-syndicalisme ( la CGT française et la CNT espagnole) vont sombrer dans la défense de l'Union sacrée en 1914 et 1936 respectivement, alors que les syndicalistes révolutionnaires (notamment des IWW,[4] durement réprimés à cause justement de leur opposition internationaliste à la guerre de 1914) restent – malgré leurs faiblesses – sur le terrain de classe. En ce qui concerne la CGT en particulier, comme nous allons voir, son opposition au militarisme et à la guerre avant 1914 s'apparente plus au pacifisme qu'à l'internationalisme prolétarien pour lequel « les ouvriers n'ont pas de patrie » : les anarcho-syndicalistes de la CGT allaient « découvrir » en 1914 que les prolétaires français devaient, malgré tout, défendre la patrie de la Révolution française de 1789 contre le joug du militarisme prussien.
- Sur le plan de l'action politique, le syndicalisme révolutionnaire reste ouvert à l'activité des organisations politiques (Socialit Party of America et Socialist Labor Party aux Etats-Unis ; SLP puis – après la guerre de 1914-18 – l'Internationale Communiste en Grande-Bretagne).
- Sur le plan de la centralisation, l'anarcho-syndicalisme a une vision de principe qui est fédéraliste : chaque syndicat reste indépendant des autres, alors que le syndicalisme révolutionnaire est en faveur d'une unité politique et organisationnelle croissante de la classe.
Cette distinction n'était pas du tout évidente pour le protagonistes de l'époque : ils partageaient, jusqu'à un certain point, un même langage et des idées similaires. Cependant, chez les uns et les autres les mêmes mots ne recouvraient pas une identité des idées, ni de la pratique. De surcroît, il n'y avait pas – contrairement au mouvement socialiste – une Internationale où les divergences pouvaient s'affronter et se clarifier. De façon sommaire, on peut dire que si le mouvement vers le syndicalisme révolutionnaire représente un véritable effort au sein du prolétariat, visant à trouver une réponse à l'opportunisme des partis socialistes et des syndicats, l'anarcho-syndicalisme représente l'influence de l'anarchisme au sein de ce mouvement. Ce n'est pas un accident si cette influence de l'anarchisme est plus forte dans les deux pays moins développés sur le plan industriel, et plus marqués par le poids du petit artisanat et de la paysannerie : la France et l'Espagne. Il nous est évidemment impossible, dans l'espace d'un article, de rendre compte de manière détaillée de l'histoire de cette période complexe et mouvementée, et il faut toujours se garder du danger du schématisme. Cela dit, la distinction reste valable dans ses grandes lignes, et notre propos dans cet article sera d'examiner si oui ou non les principes de l'anarcho-syndicalisme, tels qu'ils se sont exprimés dans la CGT avant 1914, se sont révélés adéquats face aux évènements.[5]
Pendant cette période qui va de la fin du 19e siècle à la guerre de 1914, le mouvement ouvrier est profondément marqué par la Commune de Paris et l'influence de l'Association internationale des Travailleurs (AIT). L'expérience de la Commune, première tentative de prise de pouvoir par la classe ouvrière, noyée dans le sang par le gouvernement versaillais en 1871, a légué aux ouvriers français une grande méfiance envers l'Etat bourgeois. Quant à l'AIT, la CGT s'en réclame explicitement, comme par exemple dans ce texte d'Emile Pouget :[6] « Le Parti du Travail a, pour expression organique, la Confédération générale du Travail (…) en ligne directe, le Parti du Travail émane de l'Association internationale des Travailleurs, dont il est le prolongement historique ».[7] Plus spécifiquement, pour Pouget, un des principaux propagandistes de la CGT, la Confédération se réclame des fédéralistes (c'est-à-dire les alliés de Bakounine) dans l'AIT, ainsi que du slogan : « l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes », contre les « autoritaires » alliés de Marx. L'ironie inhérente à cette affiliation échappe complètement à Pouget, comme à tous les anarchistes depuis lors. La fameuse expression que nous venons de citer ne vient pas de l'anarchiste Bakounine, mais du premier considérant des statuts de l'AIT écrit par nul autre que l'affreux autoritaire Karl Marx plusieurs années avant que Bakounine n'adhère à l'Internationale. Par contre, ce dernier, que les anarchistes de la CGT prennent comme référence, préfère la dictature secrète de l'organisation révolutionnaire qui doit être un « quartier général de la révolution » :[8] « Puisque nous rejetons tout pouvoir, par quel pouvoir, ou plutôt par quelle force allons-nous diriger la révolution du peuple ? Une force invisible – reconnue par personne, imposée par personne – grâce à laquelle la dictature collective de notre organisation sera d'autant plus puissante qu'elle reste invisible et inconnue… ».[9] Il faut insister ici sur la différence entre la vision marxiste de l'organisation de la classe et celle de l'anarchiste Bakounine : c'est la différence entre une organisation ouverte, une organisation de la force prolétarienne par la masse des prolétaires eux-mêmes, et la vision du « peuple » amorphe, qui doit être guidé par la main invisible d'une « dictature secrète » de révolutionnaires.
La toile de fond historique du développement de l'anarcho-syndicalisme en France est une période bien particulière. Les années qui vont du début du 20e siècle à 1914 constituent une période charnière dans laquelle le capitalisme à son apogée sombre dans l'épouvantable massacre de la Première Guerre mondiale, qui est la marque de l'entrée dans la décadence du système capitaliste. Depuis l'incident de Fachoda en 1898 (où les troupes françaises et britanniques, en compétition pour la domination de l'Afrique, se trouvent face à face au Soudan), à celui d'Agadir en 1911 (avec l'envoi à Agadir de la canonnière Panther par l'Allemagne qui tente de profiter des difficultés françaises au Maroc), et aux guerres des Balkans en 1912 et 1913, les alertes à la guerre généralisée en Europe se font de plus en plus insistantes et angoissantes. Quand la guerre éclate en 1914, ce n'est une réelle surprise pour personne : ni pour la bourgeoisie, qui s'engage depuis des années dans une course effrénée aux armements, ni pour le mouvement ouvrier international (résolutions des congrès de Stuttgart et de Bâle de la 2e Internationale, ainsi que des congrès de la CGT contre la menace de guerre).
La guerre impérialiste généralisée, c'est la concurrence capitaliste hissée à un niveau supérieur. Elle exige l'organisation de toutes les forces de la nation pour être menée à bien. La bourgeoisie est obligée de modifier fondamentalement son organisation sociale : c'est l'Etat qui doit prendre le contrôle de toutes les ressources économiques et sociales de la nation et diriger cette lutte à mort contre l'impérialisme ennemi (nationalisations des industries clés, réglementation de l'industrie, etc.). Il faut organiser la main d'œuvre pour faire fonctionner l'industrie de guerre. Il faut que les ouvriers soient prêts à accepter les sacrifices qui sont la conséquence de ces efforts. A cette fin, il faut embrigader la classe ouvrière dans la défense de la nation et l'Union sacrée. En conséquence, l'appareil de contrôle social se développe énormément et intègre aussi les organisations syndicales. Ce développement du capitalisme d'Etat, qui est une des caractéristiques fondamentales de sa période de décadence, constitue alors une mutation qualitative de la société capitaliste.
La bourgeoisie, bien évidemment, ne comprend pas que le changement d'époque qui se produit au grand jour avec la guerre de 1914 est un moment fatidique pour son système. Par contre, elle comprend très bien – en particulier la bourgeoisie française qui a fait l'expérience de la Commune– qu'il faut à la fois mater et amadouer les organisations ouvrières avant de pouvoir se lancer dans des aventures militaires. Les années qui précèdent 1914 voient donc la préparation de l'intégration des syndicats dans l'Etat.
La période d'avant guerre est présentée comme étant celle d'une montée en puissance du mouvement prolétarien, mais celle-ci n'est qu'apparente. Les réformes votées au parlement, censées améliorer la condition ouvrière, visent à attacher les ouvriers au char de l'Etat, en particulier en faisant participer les syndicats à la gestion de celui-ci.
Suite à la défaite de la Commune, il existe une très grande méfiance du côté des ouvriers vis-à-vis de toute tentative d'immixtion de l'Etat dans leurs affaires. Ainsi, le premier congrès des chambres syndicales à se tenir depuis 1871 (le congrès de Paris de 1876) refuse l'offre d'une subvention gouvernementale de 100.000 francs ; le délégué Calvinhac déclare : « Oh ! Apprenons à nous passer de cet élément à l'égal de la bourgeoisie dont le gouvernementalisme est un idéal. Il est notre ennemi. Dans nos affaires il ne peut arriver que pour réglementer, et soyez sûrs que la réglementation, il le fera toujours au profit des dirigeants. Demandons seulement la liberté complète, et nous trouverons la réalisation de nos rêves quand nous serons bien décidés à faire nos affaires nous-mêmes » (cité dans L'histoire des bourses de travail de Pelloutier, p. 86).
En principe, cette position aurait dû trouver un soutien indéfectible de la part des anarchistes, farouchement opposés à toute action « politique » (c'est-à-dire, dans leur conception, parlementaire ou municipale). Et pourtant, la réalité est beaucoup plus nuancée. Ainsi, la première des Bourses de Travail,[10] dans le développement desquelles Fernand Pelloutier[11] et les anarcho-syndicalistes allaient jouer un rôle important et dont la Fédération allait être un élément constituant de la CGT, est fondée à Paris en 1886 à la suite d'un rapport en sa faveur non pas des organisations ouvrières, mais du Conseil municipal (rapport Mesureur du 5 novembre 1886). Pendant toute leur existence, et jusqu'à ce que les Bourses se fondent entièrement dans la CGT, le rapport entre ces dernières et les municipalités a été assez mouvementé : elles pouvaient être soutenues, même subventionnées par l'Etat à certains moments, réprimées à d'autres (la Bourse du Travail de Paris est fermée par l'armée en 1893 par exemple). Georges Yvetot[12] (le successeur de Pelloutier après la mort de celui-ci) va même avouer que son salaire de secrétaire de la Fédération nationale des Bourses est en partie payé par des subventions de l'Etat.
Cette attitude ambiguë dans l'attitude des anarcho-syndicalistes vis-à-vis de l'État se retrouve de façon encore plus visible lors du débat au sein de la CGT sur l'attitude à adopter par rapport à la nouvelle loi, votée par le Parlement en 1910, sur la « Retraite ouvrière et paysanne » (ROP). Deux tendances se font jour : l'une qui récuse la ROP à cause d'une opposition de principe à toute immixtion de l'Etat dans les affaires de la classe ouvrière, y compris au niveau des retraites ; l'autre qui cherche à gagner une réforme immédiate en s'accommodant avec l'Etat. La difficulté qu'éprouve la CGT à se positionner par rapport à cette loi préfigure la débandade de 1914. Pour beaucoup de militants de la CGT, la trahison trouve son symbole, non pas tant dans l'appel à défendre la France aux traditions révolutionnaires, que dans la participation du « révolutionnaire » Jouhaux,[13] et même, malgré ses doutes, de l'internationaliste Merrheim,[14] au « Comité permanent pour l'étude et la prévention du chômage » mis en place par le gouvernement français pour remédier à la désorganisation économique qui résulte dans un premier temps de la mobilisation de l'industrie française pour la guerre.
Comment la CGT est-elle passée d'une défense farouche de son indépendance vis-à-vis de l'Etat à la participation aux tentatives de ce même Etat bourgeois d'entraîner les ouvriers dans la guerre impérialiste, alors que les principes de l'anarcho-syndicalisme avaient tant d'influence en son sein ?
Si la CGT a été considérée comme une « organisation phare » des syndicalistes révolutionnaires, il importe de souligner qu'elle n'est pas « syndicaliste révolutionnaire » ni même « anarcho-syndicaliste » en tant que telle. Alors qu'en Espagne, la CNT est étroitement liée à la FAI (Federación Anarquista Ibérica) et fait concurrence au Parti Socialiste et à son syndicat, l'Unión General de Trabajadores (UGT), en France la CGT est la seule organisation qui rassemble plusieurs centaines de fédérations syndicales. Parmi ces syndicats, certains sont carrément réformistes (comme le syndicat du livre dirigé par Auguste Keufer, qui sera le premier trésorier de la CGT, ou le syndicat des cheminots), ou fortement influencés par les militants révolutionnaires « guesdistes »[15] du Parti Ouvrier Français (ou de la SFIO[16] à partir de l'unification des partis socialistes français en 1905). Il existe également des syndicats importants, comme le « vieux syndicat » réformiste des mineurs, dirigé par Emile Basly, qui ne sont pas dans la Confédération.
Les anarchistes n'ont d'ailleurs joué qu'un rôle réduit dans le réveil du mouvement ouvrier en France après la défaite de la Commune. Pour commencer, il existe une méfiance marquée au sein de la classe ouvrière envers tout ce qui ressemble de près ou de loin à la politique prétendument « utopiste », comme on peut voir dans le rapport du comité d'initiative du congrès ouvrier de 1876 : « Nous avons voulu que le congrès soit exclusivement ouvrier (…) Il ne faut pas oublier, tous les systèmes, toutes les utopies qu'on a reprochées aux travailleurs ne sont jamais venus d'eux. Tous émanaient de bourgeois, bien intentionnés sans doute, mais qui allaient chercher les remèdes à nos maux dans des idées et des élucubrations, au lieu de prendre conseil de nos besoins et de la réalité » (cité dans L'histoire des Bourses du Travail, p. 77). C'est sans doute ce peu de radicalisme de la classe ouvrière qui pousse les anarchistes (hormis quelques exceptions comme Pelloutier) à abandonner les organisations ouvrières pour se tourner vers la propagande de « l'acte exemplaire » : attentats, attaques de banques et assassinats (dont l'anarchiste Ravachol nous donne un exemple classique[17]).
Pendant les vingt années qui suivent le congrès de 1876, ce ne sont pas les anarchistes mais les socialistes, en particulier les militants du Parti ouvrier français (POF) de Jules Guesde, qui jouent le rôle politique le plus important au sein du mouvement ouvrier. Les congrès ouvriers de Lyon et Marseille voient la victoire des thèses révolutionnaires du POF contre les tendances « pro-gouvernement » prônées par Barberet, et en 1886 c'est encore le POF qui propose et met sur pied une Fédération nationale des Syndicats (FNS). Notre propos ici n'est pas de chanter les louanges de Guesde et du POF. La rigidité de Guesde – liée à une piètre compréhension de ce qu'est le mouvement ouvrier et à un fort opportunisme – a fait que le POF a voulu limiter le rôle de la FNS au soutien des campagnes parlementaires du parti. D'ailleurs, c'est contre la volonté des dirigeants du POF que des militants du parti soutiennent des résolutions, aux congrès de Bouscat, Calais, et Marseille (1888/89/90) qui affirment que « la grève générale, c'est-à-dire la cessation complète de tout travail, ou la révolution, peut entraîner les travailleurs vers leur émancipation ». Il est donc clair que le resurgissement du mouvement ouvrier en France après la Commune doit bien plus aux marxistes, avec toutes leurs faiblesses, qu'aux anarchistes. Un autre exemple qui va dans le même sens (sans pour autant diminuer en rien la valeur du travail acharné de l'anarchiste Fernand Pelloutier) est la création de la Fédération nationale des Bourses du Travail : celle-ci doit aussi beaucoup aux socialistes – entre autres, les deux premiers secrétaires de la FNB sont des membres du Comité révolutionnaire central animé par Edouard Vaillant.[18]
Jusqu'en 1894, et à l'assassinat du président de la République Sadi Carnot par l'anarchiste Caserio, les militants anarchistes se sont peu préoccupés du syndicalisme, et beaucoup plus de la « propagande par le fait », cette dernière étant approuvée par le Congrès international anarchiste de Londres en 1881. Pelloutier lui-même le reconnaît plus ou moins explicitement dans sa fameuse Lettre aux anarchistes[19] de 1899 : « Nous avons jusqu'ici, nous anarchistes, mené ce que j'appellerai la propagande pratique (…) sans l'ombre d'une unité de vue. La plupart d'entre nous ont papillonné de méthode en méthode, sans grande réflexion préalable et sans esprit de suite, au hasard des circonstances. Tel qui la veille avait traité d'art, conférenciait aujourd'hui sur l'action économique et méditait pour le lendemain une campagne antimilitariste. Très peu, après s'être tracé systématiquement une règle de conduite, surent s'y tenir et, par la continuité de l'effort, obtenir dans une direction déterminée le maximum de résultats sensibles et présents. Aussi, à notre propagande par l'écriture, qui est merveilleuse et dont nulle collectivité – si ce n'est la collectivité chrétienne à l'aube de notre ère – n'offre un pareil modèle, ne pouvons-nous opposer qu'une propagande agie des plus médiocres (…)
Je ne propose (…) ni une méthode nouvelle ni un assentiment unanime à cette méthode. Je crois seulement, en premier lieu, que, pour hâter la «révolution sociale» et faire que le prolétariat soit en état d'en tirer tout le profit désirable, nous devons, non seulement prêcher aux quatre coins de l'horizon le gouvernement de soi par soi-même, mais encore prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu'un tel gouvernement est possible, et aussi l'armer, en l'instruisant de la nécessité de la révolution, contre les suggestions énervantes du capitalisme (…)
Les syndicats ont depuis quelques années une ambition très haute et très noble. Ils croient avoir une mission sociale à remplir et, au lieu de se considérer soit comme de purs instruments de résistance à la dépression économique, soit comme de simples cadres de l'armée révolutionnaire, ils prétendent, en outre, semer dans la société capitaliste le germe de groupes libres de producteurs par qui semble devoir se réaliser notre conception communiste et anarchiste. Devons-nous donc, en nous abstenant de coopérer à leur tâche, courir le risque qu'un jour les difficultés ne les découragent et qu'ils ne se rejettent dans les bras de la politique ? ».
La même préoccupation est exprimée de manière beaucoup plus crue par Emile Pouget dans son Père peinard de 1897 : « S'il y un groupement où les anarchos doivent se fourrer, c'est évidemment la chambre syndicale (…) on a eu le sacré tort de se restreindre aux groupes d'affinités ».[20]
Ces passages sont révélateurs de la différence profonde entre anarchisme et marxisme. Pour les marxistes, il n'y a aucune séparation entre la classe ouvrière et les communistes. Ceux-ci font partie du prolétariat, et expriment les intérêts du prolétariat en tant que classe distincte de la société. Comme l'exprimait déjà en 1848 le Manifeste Communiste : « Les communistes (...)n'ont point d'intérêts qui les séparent de l'ensemble du prolétariat. Ils n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier (…) Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux ». Le communisme[21] est indissociable de l'existence du prolétariat dans le capitalisme : d'abord parce que le communisme ne devient une possibilité matérielle qu'à partir du moment où le capitalisme a unifié la planète dans un seul marché mondial ; ensuite parce que le capitalisme a créé une classe révolutionnaire seule capable de renverser le vieil ordre et de bâtir une société nouvelle sur la base du travail associé à l'échelle mondiale.
Pour les anarchistes, ce qui compte, c'est leurs idées, celles-ci n'ayant aucun ancrage dans une classe particulière. Pour eux, le prolétariat n'est utile que dans la mesure où les anarchistes peuvent « réaliser » leurs idées à travers lui et avoir une influence sur son action, mais si le prolétariat semble momentanément endormi, alors n'importe quel autre groupement fera aussi bien l'affaire : les paysans bien sûr, mais aussi les petits artisans, les étudiants, les « nations opprimées », les femmes, les minorités… ou tout simplement « le peuple » de façon générale, qu'il s'agit de galvaniser grâce à « l'acte exemplaire ».
La vision anarchiste du prolétariat comme simple « moyen » faisait que beaucoup parmi les anarchistes voyaient la montée du syndicalisme révolutionnaire d'un œil plutôt méfiant. Ainsi, au Congrès international anarchiste d'Amsterdam en 1907, Errico Malatesta répond à l'intervention de Monatte, qui théorise le syndicalisme révolutionnaire, en disant : « Le mouvement ouvrier pour moi n'est qu'un moyen – le meilleur moyen de tous les moyens qui nous sont offerts (…) Les syndicalistes tendent à faire du moyen une fin (…) c'est ainsi que le syndicalisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de menacer l'anarchisme dans son existence même (…) Or même s'il se corse de l'épithète bien inutile de révolutionnaire, le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible – et encore ! – que l'amélioration des conditions du travail (…) Je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D'abord pour y faire de la propagande anarchiste ; ensuite parce que c'est le seul moyen pour nous d'avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en mains la direction de la production ».[22]
Le retour des anarchistes vers les syndicats ouvriers, et donc le développement de ce qu'on appellera l'anarcho-syndicalisme, correspond, dans le temps, au développement d'une insatisfaction grandissante dans les rangs ouvriers vis-à-vis de l'opportunisme parlementaire des partis socialistes, et de l'incapacité de ces derniers d'œuvrer à une unification effective des organisations syndicales dans la lutte des classes. C'est ainsi que, des rangs mêmes de la FNS jusqu'alors parrainée par le POF de Guesde, surgit le désir de créer une véritable organisation unitaire qui agira indépendamment d'une tutelle de parti : la CGT est créée au congrès de Limoges en 1895. Au fil des années, l'influence anarcho-syndicaliste va en grandissant : en 1901 Victor Griffuelhes[23] devient secrétaire de la CGT alors que Emile Pouget est secrétaire adjoint du nouvel hebdomadaire de la CGT, La Voix du peuple. Les deux autres principaux journaux de la CGT seront La Vie ouvrière, lancé par Monatte en 1909, et La Bataille syndicaliste lancée avec beaucoup de mal et un succès plus limité par Griffuelhes en 1911. Nous pouvons donc dire que l'anarcho-syndicalisme jouissait d'une influence prépondérante au sein des instances dirigeantes de la CGT.
Voyons maintenant, en théorie et en pratique, l'anarcho-syndicalisme à l'œuvre dans et à travers l'histoire de la CGT.
Les anarcho-syndicalistes dans la CGT se veulent surtout les partisans de l'action, considérée comme le contraire des élucubrations théoriques. Ainsi Emile Pouget dans Le Parti du travail : « Ce qui différencie le syndicalisme des diverses écoles socialistes – et fait sa supériorité – c'est sa sobriété doctrinale. Dans les syndicats, on philosophe peu. On fait mieux : on agit ! Là, sur le champ neutre qu'est le terrain économique, les éléments qui affluent, imprégnés des enseignements de telle ou telle école (philosophique, politique, religieuse, etc.), perdent au frottement leur rugosité particulière, pour ne conserver que les principes communs à tous : la volonté d'amélioration et d'émancipation intégrale ». Pierre Monatte intervient dans le même sens au congrès anarchiste d'Amsterdam : « Mon désir n'est pas tant de vous donner un exposé théorique du syndicalisme révolutionnaire que de vous le montrer à l'œuvre et, ainsi de faire parler les faits. Le syndicalisme révolutionnaire, à la différence du socialisme et de l'anarchisme qui l'ont précédé dans la carrière, s'est affirmé moins par des théories que par des actes, et c'est dans l'action plus que dans les livres qu'on doit aller chercher ».[24]
Dans sa brochure Le syndicalisme révolutionnaire, Victor Griffuelhes nous résume une vision de l'action syndicale : « le syndicalisme proclame le devoir de l'ouvrier d'agir lui-même, de lutter lui-même, de combattre lui-même, seules conditions susceptibles de lui permettre de réaliser sa totale libération. De même que le paysan ne récolte le grain de son travail qu'au prix de son travail fait de luttes personnelles, le prolétaire ne jouira de droits qu'au prix de son travail fait d'efforts personnels (…) Le syndicalisme, répétons-le, est le mouvement, l'action de la classe ouvrière ; il n'est pas la classe ouvrière elle-même. C'est-à-dire que le producteur en s'organisant avec des producteurs comme lui, en vue de lutter contre un ennemi commun : le patronat, en combattant par le syndicat et dans le syndicat pour la conquête des améliorations, crée l'action et forme le mouvement ouvrier (…)
[Pour le Parti socialiste] le Syndicat est l'organe qui balbutie les aspirations des ouvriers, c'est le Parti qui les formule, les traduit, et les défend. Car pour le Parti, la vie économique se concentre dans le Parlement ; c'est vers lui que tout doit converger, c'est de lui que tout doit partir (…)
Puisque le syndicalisme est le mouvement de la classe ouvrière (…) c'est-à-dire que les groupements issus d'elle ne peuvent comprendre que des salariés (…) de ce fait, ces groupements excluent des individus jouissant d'une situation économique différente de celle du travailleur ».
Dans son intervention au congrès d'Amsterdam, Pierre Monatte considère que le syndicat fait disparaître les désaccords politiques au sein de la classe ouvrière : « Au syndicat, les divergences d'opinion, souvent si subtiles, si artificielles, passent au second plan ; moyennant quoi, l'entente est possible. Dans la vie pratique, les intérêts priment sur les idées : or toutes les querelles entre les écoles et les sectes ne feront pas que les ouvriers, du fait même qu'ils sont pareillement assujettis aux lois du salariat, n'aient des intérêts identiques. Et voilà le secret de l'entente qui s'est établie entre eux, qui fait la force du syndicalisme et qui lui a permis, l'année dernière, au Congrès d'Amiens [en 1906, ndlr], d'affirmer fièrement qu'il se suffisait à lui-même ».[25] Il est à noter que Monatte met ici les groupes anarchistes dans le même sac que les socialistes.
Qu'est-ce qui ressort de ces quelques citations ? Il y a quatre idées clés que nous voulons souligner ici.
Le syndicat ne reconnaît pas de tendances politiques, il est politiquement « neutre ». C'est une idée que l'on retrouve à répétition dans les textes des anarcho-syndicalistes de la CGT : que les partis politiques ne représentent que « les chamailleries des écoles ou des sectes rivales », et que le travail syndical, l'association des ouvriers dans la lutte syndicale, eux, ne connaissent pas de luttes de tendance – autrement dit, « politiques ». Or, cette idée ne correspond nullement à la réalité. Il n'y a aucune automatisme dans la lutte ouvrière, qui est nécessairement faite de décisions, et d'une action en fonction de ces décisions : ces décisions sont des actes politiques. Ceci est encore plus vrai pour la lutte ouvrière que pour les luttes des autres classes révolutionnaires dans l'histoire. Puisque la révolution prolétarienne doit être l'acte conscient de la grande masse de la classe ouvrière, la prise de décision doit faire constamment appel à la capacité de réflexion, de débat, de la classe ouvrière, tout autant qu'à sa capacité d'action : les deux sont indissociables. L'histoire de la CGT elle-même a été témoin de luttes incessantes entre différentes tendances. Il y a eu d'abord la lutte contre les socialistes qui voulaient rapprocher la CGT de la SFIO, qui s'est soldée par la défaite de ces derniers au congrès d'Amiens . D'ailleurs, pour s'assurer de l'indépendance du syndicat par rapport au parti, les anarcho-syndicalistes n'ont pas hésité à s'allier avec les réformistes, qui insistaient non seulement sur l'indépendance du syndicat vis-à-vis du parti, mais aussi sur l'autonomie de chaque syndicat, de façon à pouvoir maintenir la politique réformiste au sein des fédérations où ils étaient dominants. Il y eut ensuite des luttes entre réformistes et révolutionnaires autour de la succession de Griffuelhes, démissionnaire en 1909 et remplacé par le réformiste Niel, lui-même remplacé quelques mois plus tard par le candidat révolutionnaire Jouhaux, celui-là même qui porte une lourde responsabilité pour la trahison de 1914.
La politique, c'est le parlement. Cette idée, si elle doit beaucoup à l'incurable crétinisme parlementaire (pour reprendre l'expression de Lénine) des socialistes français, n'a strictement rien à voir avec le marxisme. Déjà en 1872, Marx et Engels ont tiré cette leçon de la Commune de Paris, « qui, pendant deux mois, mit pour la première fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique » : « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte » (Préface à l'édition allemande de 1872 du Manifeste Communiste). Dans la Deuxième Internationale, le début du 20e siècle est caractérisé par une lutte politique au sein des partis socialistes et des syndicats, entre d'un côté les réformistes qui veulent intégrer le mouvement ouvrier dans la société capitaliste, et de l'autre, la gauche qui défend sa finalité révolutionnaire, en s'appuyant sur les nouvelles leçons issues de l'expérience des grèves de masse de 1903 en Hollande et de 1905 en Russie.
On doit interdire la présence de non-ouvriers dans la lutte. Cette idée est également reprise par Pouget (Le Parti du Travail) : « cette œuvre de réorganisation sociale ne peut s'élaborer et se mener à bien que dans un milieu indemne de toute contamination bourgeoise (…) [le Parti du Travail est] le seul organisme qui, en vertu de sa constitution même, élimine de son sein toutes les scories sociales ». Cette notion est une véritable foutaise : l'histoire est remplie d'exemples d'ouvriers qui ont trahi leur classe (à commencer par plusieurs dirigeants anarcho-syndicalistes de la CGT), ainsi que de ceux qui n'étant pas ouvriers eux-mêmes sont restés fidèles au prolétariat et ont payé cette fidélité de leurs vies : l'avocat Karl Liebknecht et l'intellectuelle Rosa Luxemburg pour n'en nommer que deux.
C'est l'action, et non pas la « philosophie », qui est l'essence de la lutte. Relevons d'abord le fait que les marxistes n'ont pas attendu les anarchistes pour insister sur le fait que « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer ».[26] Ce qui caractérise l'anarcho-syndicalisme n'est pas le fait « d'agir », mais l'idée que l'action n'a pas besoin de s'appuyer sur une réflexion théorique ; qu'il suffirait, en quelque sorte, d'éliminer des organisations ouvrières les éléments « étrangers » pour que jaillisse une « action » adéquate. Cette idéologie est résumée dans un des slogans typiques du syndicalisme révolutionnaire : « l'action directe ».
Voici comment Pouget décrit « Les méthodes d'action syndicale » dans Le Parti du travail : « [celles-ci] ne sont pas l'expression du consentement des majorités se manifestant par le procédé empirique du suffrage universel : elles s'inspirent des moyens grâce auxquels, dans la nature, se manifeste et se développe la vie, en ses nombreuses formes et aspects. De même que la vie est d'abord apparue par un point, une cellule ; de même qu'au cours du temps, c'est toujours une cellule qui est élément de fermentation ; de même, dans le milieu syndicaliste, le branle est donné par des minorités conscientes qui, par leur exemple, par leur élan (et non par injonctions autoritaires) attirent dans leur rayonnement et entraînent à l'action la masse plus frigide » (op. cit. p. 227).
On voit pointer ici la vieille rengaine anarchiste : l'activité révolutionnaire se fait grâce à l'acte exemplaire de la « minorité consciente », la masse de la classe ouvrière se trouvant reléguée à un statut de mouton. C'est encore plus clair dans le livre de Pouget sur la CGT : « si le mécanisme démocratique était pratiqué par les organisations ouvrières, le non-vouloir de la majorité inconsciente et non syndiquée paralyserait toute action. Mais la minorité n'est pas disposée à abdiquer ses revendications et ses aspirations devant l'inertie d'une masse que l'esprit de révolte n'a pas animée et vivifiée encore. Par conséquent, il y a, pour la minorité consciente, l'obligation d'agir, sans tenir compte de la masse réfractaire, et ce, sous peine d'être forcée de plier l'échine, tout comme les inconscients » (op. cit. p165). Il est vrai, bien sûr, que la classe ouvrière n'est pas homogène dans sa prise de conscience : il y a toujours des éléments de la classe qui voient plus loin que leurs camarades. C'est bien pour cela que les communistes insistent sur la nécessité d'organiser, de regrouper la minorité d'avant-garde dans une organisation politique capable d'intervenir dans les luttes, de participer au développement de la conscience de l'ensemble de la classe, et ainsi de faire en sorte que l'ensemble de la classe ouvrière soit à même d'agir de façon consciente et unifiée, en somme de faire en sorte que « l'émancipation de la classe ouvrière » soit vraiment « l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes ». Mais cette capacité de « voir plus loin » ne vient pas d'un « esprit de révolte » individuel qui surgit on ne sait d'où ni comment : elle est inscrite dans l'être même de la classe ouvrière en tant que classe historique et internationale, la seule classe dans la société capitaliste qui est obligée de se hisser à une compréhension de la nature du capitalisme et de sa propre nature de fossoyeur de la vieille société. Une réflexion approfondie sur l'action ouvrière, afin de tirer les leçons de ses victoires et – bien plus souvent – de ses défaites, fait évidemment partie de cette compréhension, mais elle n'est pas sa seule composante : la classe qui va entreprendre la révolution la plus radicale que l'humanité ait jamais connue, la destruction de la domination des classes et son remplacement par la première société mondiale et sans classes, a besoin d'une conscience d'elle-même et de sa mission historique qui va bien au-delà de l'expérience immédiate.
Cette vision est à des années-lumière du mépris pour la « masse réfractaire » affiché par l'anarchiste Pouget : « Qui pourrait récriminer contre l'initiative désintéressée de la minorité ? Ce ne sont pas les inconscients, que les militants n'ont guère considérés que comme des zéros humains, n'ayant que la valeur numérique d'un zéro ajouté à un nombre, s'il est placé à sa droite » (op. cit. p. 166). La « théorie » anarchiste de l'action directe descend donc en droite ligne de la vision bakouniniste des masses comme force élémentaire, mais surtout pas consciente, et ayant en conséquence besoin de ce « quartier général secret » pour diriger leur « révolte ».
D'autres militants mettent l'accent plutôt sur l'action indépendante des ouvriers eux-mêmes : ainsi Griffuelhes écrit que « le salarié, maître à toute heure et à toute minute de son action, l'exerçant à l'heure jugée bonne par lui, l'intensifiant ou la réduisant au gré de sa volonté, ou sous l'influence de ses mesures et de ses moyens, n'abandonnant jamais à quiconque le droit de se décider à sa place et pour lui, gardant comme un bien inestimable la possibilité et la faculté de dire à tout moment le mot qui active ou celui qui clôture, s'inspire de cette conception si ancienne et si décriée dénommée : action directe ; cette action directe qui n'est que la forme d'agir et de combattre propre au syndicalisme ». Ailleurs, Griffuelhes compare l'action directe à un « outil » que l'ouvrier doit apprendre à manier. Cette vision de l'action ouvrière, si elle n'affiche pas le mépris hautain d'un Pouget pour les « zéros humains », est néanmoins loin d'être satisfaisante. D'abord, il y a une nette tendance individualiste chez Griffuelhes, de voir l'action de la classe comme le simple somme des actes individuels de chaque ouvrier. En conséquence, et de façon logique, il n'y a aucune compréhension du fait qu'il existe un rapport de forces non pas entre des individus mais entre les classes sociales. La possibilité de mener une lutte d'envergure – et à plus forte raison encore la révolution – avec succès dépend, non pas du simple apprentissage de l'usage d'un « outil », mais d'un rapport de forces plus global entre bourgeoisie et prolétariat. Ce que Griffuelhes, et le syndicalisme révolutionnaire en général, ne voient absolument pas, c'est que le début du 20e siècle est une période charnière, où le contexte historique de la lutte ouvrière est bouleversé de fond en comble. A l'apogée du capitalisme, entre 1870 et 1900, il était encore possible pour les ouvriers de remporter des victoires durables corporation par corporation, voire usine par usine, d'un côté parce que l'expansion sans précédent du capitalisme le permettait, et de l'autre parce que l'organisation de la classe dominante elle-même n'avait pas encore pris la forme du capitalisme d'Etat.[27] C'est dans cette période, qui a permis un développement de plus en plus important des organisations syndicales sur la base des luttes revendicatives, que les militants de la CGT ont acquis leur expérience. Le syndicalisme révolutionnaire, fortement influencé par l'anarchisme dans le cas de la CGT, est une théorisation des conditions et de l'expérience d'une période déjà révolue, qui est inappropriée dans la nouvelle période qui s'ouvre, dans laquelle le prolétariat va se trouver confronté au choix entre guerre et révolution, et va devoir se battre sur un terrain qui va bien au-delà de la lutte revendicative.
Dans cette nouvelle période de la vie du capitalisme, celle de sa décadence, la réalité est différente. D'abord, ce n'est pas le prolétariat qui peut décider de lutter pour telle ou telle amélioration, au contraire : 99 fois sur 100, les ouvriers entrent en lutte pour se défendre face à une attaque (licenciements, baisses de salaire, fermetures d'usine, attaques sur le salaire social). Ensuite, le prolétariat n'a pas en face de lui une matière brute sur laquelle il peut travailler comme avec un outil. Bien au contraire, la classe ennemie bourgeoise va autant que possible prendre l'initiative, tout faire pour se battre sur son terrain, avec ses outils que sont la provocation, la violence, la fourberie, les promesses mensongères, etc. L'action directe ne fournit aucun antidote magique qui permette au prolétariat de s'immuniser contre de tels moyens. Ce qui est indispensable par contre, pour mener la lutte de classe à bien, c'est une compréhension politique de l'ensemble de l'environnement qui détermine les conditions de la lutte de classe : quelle est la situation du capitalisme, de la lutte de classe au niveau mondial, comment les changements dans le contexte où le prolétariat développe sa lutte déterminent les changements dans les moyens de la lutte. Développer cette compréhension, qui est la tâche qui incombe spécifiquement à la minorité révolutionnaire de la classe, était d'autant plus nécessaire dans la période qui va voir, non pas la montée plus ou moins linéaire du développement syndical mais au contraire une offensive bourgeoise qui ne recule devant rien pour mater le prolétariat, corrompre ses organisations, et entraîner la classe dans la guerre impérialiste. Cette tâche, l'anarcho-syndicalisme de la CGT a été absolument incapable de la mener à bien.
La raison fondamentale de cette incapacité, c'est que malgré l'accent mis sur l'importance de l'expérience ouvrière par les anarcho-syndicalistes que nous avons cités, la théorie de l'action directe limite cette expérience aux leçons immédiates que peut tirer chaque ouvrier ou chaque groupe d'ouvriers de sa propre expérience. Ainsi, ils ont été parfaitement incapables de tirer les leçons de ce qui fut sans aucun doute l'expérience de lutte la plus importante de l'époque : la révolution russe de 1905. Ce n'est pas le lieu ici de développer la façon dont les marxistes se sont penchés sur cette immense expérience pour en tirer le maximum d'enseignements pour la lutte ouvrière. On peut affirmer, par contre, que la CGT n'y a quasiment prêté aucune attention, et quand les anarcho-syndicalistes la remarquent, c'est pour tout comprendre à l'envers. Ainsi, dans Comment nous ferons la révolution, Pouget et Pataud[28] ne se réfèrent à 1905 que pour parler du rôle joué par… les syndicats jaunes : « chaque fois que la bourgeoisie (…) avait favorisé l'éclosion de groupements ouvriers, avec l'espoir de les tenir en laisse et d'en user comme instruments, elle avait eu des déboires. Le plus typique des exemples fut la constitution, en Russie, sous l'influence de la police et la direction du pope Gapone, de syndicats jaunes qui évoluèrent vite du conservatisme à la lutte de classes. Ce furent ces syndicats qui, en janvier 1905, prirent l'initiative de la manifestation au Palais d'Hiver, à Petersbourg – point de départ de la révolution qui, sans parvenir à abattre le tsarisme, réussit à atténuer l'autocratie ». A en croire ces lignes, c'est grâce aux syndicats jaunes que la grève a été lancée. En réalité, la manifestation menée par le pope Gapone était venue humblement réclamer au « petit père », le Tsar, une amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière : c'est la réponse brutale de la troupe qui a provoqué le démarrage d'un soulèvement spontané dans lequel le rôle principal dans la dynamique et l'organisation de l'action ouvrière, fut joué non pas par les syndicats mais par un nouvel organisme, le soviet (conseil ouvrier).
La notion de la grève générale, comme nous l'avons déjà vu, ne vient pas en tant que telle des anarcho-syndicalistes puisqu'elle existe déjà aux débuts du mouvement ouvrier [29] et a été mise en avant par la FNS guesdiste avant la création de la CGT. En soi, la grève générale peut apparaître comme étant une extrapolation naturelle d'une situation où les luttes se développent petit à petit (quoi de plus logique que de supposer que les ouvriers deviennent de plus en plus conscients), les grèves vont en s'amplifiant, pour aboutir à une grève générale de toute la classe ouvrière ? Et, en effet, c'est la vision de la CGT exprimée par Griffuelhes : « La grève générale (…) est l'aboutissant logique de l'action constante du prolétariat en mal d'émancipation ; elle est la multiplication des luttes soutenues contre le patronat. Elle implique comme acte final un sens très développé de la lutte et une pratique supérieure de l'action. Elle est une étape de l'évolution marquée et précipitée par des soubresauts, qui (…) seront des grèves générales corporatives.
Ces dernières constituent la gymnastique nécessaire, de même que les grandes manœuvres sont la gymnastique de la guerre ». [30]
Autre aboutissement logique du raisonnement des syndicalistes révolutionnaires, c'est que la grève devenue générale ne pourrait être autre chose que le mouvement révolutionnaire. Griffuelhes cite la Voix du Peuple du 8 mai 1904 : « la grève générale ne peut être que la Révolution elle-même, car, comprise autrement, elle ne serait qu'une nouvelle duperie. Des grèves générales corporatives ou régionales la précéderont et la prépareront » (idem).
Les syndicalistes révolutionnaires n'ont pas dit que des choses fausses sur la montée de la lutte vers l'action révolutionnaire, bien sûr.[31] Mais il faut se rendre à l'évidence que la perspective syndicaliste d'une montée quasi-linéaire du développement des luttes ouvrières vers la prise de pouvoir par la minorité agissante regroupée dans les syndicats ne correspond pas à la réalité historique. Et ce n'est pas par hasard. Même si on laisse de côté le fait que – dans la réalité – les syndicats sont passés du côté de la bourgeoisie et se sont montrés les pires ennemis de la classe ouvrière lors de ses tentatives révolutionnaires (Russie 1917 et Allemagne 1919), il y a une contradiction fondamentale entre syndicats et pouvoir révolutionnaire. Les syndicats existent dans la société capitaliste et sont inévitablement marqués par le combat au sein du capitalisme, alors que la révolution se dresse contre la société capitaliste. En particulier, les syndicats sont organisés par métier ou par industrie, et dans la vision anarcho-syndicaliste chaque syndicat garde jalousement ses prérogatives de s'organiser à sa façon et pour défendre les intérêts spécifiques du métier. Il y a donc une incohérence évidente dans l'idée que le syndicat permet à tous les ouvriers de se réunir indépendamment de leur adhésion politique, et de penser à ce titre que le syndicat permet de réunir l'ensemble de la classe alors qu'en même temps, les syndicats maintiennent la division des ouvriers selon leur métier ou leur industrie.
La révolution par contre n'est pas seulement le fait des minorités les plus avancées, elle met en branle toute la classe ouvrière y compris ses fractions jusque-là les plus attardées au niveau de la conscience. Elle doit permettre à tous les ouvriers de voir et d'agir au-delà des divisions qui leur sont imposées par l'organisation de l'économie capitaliste ; elle doit trouver les moyens organisationnels qui permettent à toutes les parties de la classe de s'exprimer, de décider, et d'agir, des plus avancées au plus attardées. Le pouvoir ouvrier révolutionnaire est donc tout autre chose que l'organisation syndicale. Trotsky, élu président du soviet de Petrograd en 1905, l'exprimait ainsi :
« Le conseil organisait les masses, dirigeait les grèves politiques et les manifestations, armait les ouvriers...
Mais d'autres organisations révolutionnaires l'avaient déjà fait avant lui, le faisaient en même temps que lui et continuèrent à le faire après sa dissolution. La différence, c'est qu'il était, ou du moins aspirait à devenir, un organe de pouvoir (...)
Si le conseil a conduit à la victoire diverses grèves, s'il a réglé avec succès divers conflits entre ouvriers et patrons, ce n'est absolument pas qu'il existât tout exprès dans ce but au contraire, là où existait un syndicat puissant, celui-ci se montra bien plus à même que le conseil de diriger la lutte syndicale ; L'intervention du conseil n'avait du poids qu'en raison de l'autorité universelle dont il jouissait. Et cette autorité était due au fait qu'il accomplissait ses tâches fondamentales, les tâches de la révolution, qui allaient bien au-delà des limites de chaque métier et de chaque ville et assignaient au prolétariat comme classe une place dans les premiers rangs des combattants ».[32]
Ces lignes sont écrites à une époque où les syndicats pouvaient encore être considérés comme des organes de la classe ouvrière : les leçons qu'elles tirent de l'expérience sont encore plus valables aujourd'hui. Si nous examinons le mouvement le plus important que la classe ouvrière ait connu depuis la fin de la contre-révolution en 1968 – la grève de masse en Pologne en 1980 – nous constatons immédiatement que les ouvriers, loin de se servir de la forme « syndicat jaune » (les syndicats en Pologne étant entièrement inféodés à l'Etat stalinien), ont adopté une tout autre forme d'organisation, une forme qui préfigure les soviets révolutionnaires : l'assemblée de délégués élus et révocables.[33]
La théorie de la grève générale des anarcho-syndicalistes de la CGT sera mise à l'épreuve quand la Confédération décide de lancer une grande campagne pour réduire la journée de travail au moyen de la grève générale.[34] La CGT appelle les travailleurs, à partir du 1er mai 1906,[35] d'imposer eux-mêmes la nouvelle journée en cessant le travail à la fin des huit heures. L'adhésion à la CGT reste très minoritaire : sur un total de 13 millions d'ouvriers potentiellement « syndicables » en 1912,[36] la CGT n'en regroupe que 108.000 en 1902, chiffre qui monte jusqu'à 331.000 en 1910.[37] Ce sera donc une véritable épreuve de vérité pour la vision anarcho-syndicaliste : la minorité, par son exemple, devant entraîner toute la classe ouvrière dans une confrontation générale avec la bourgeoisie grâce au moyen – si simple en apparence – de la cessation du travail à l'heure décidée par l'ouvrier et non pas par le patron. A partir de 1905, la CGT crée une commission spéciale chargée de la propagande, qui va multiplier tracts, brochures, journaux, et réunions de propagande (plus de 250 réunions seulement à Paris !).
Toute cette préparation est sérieusement bousculée par un évènement inattendu : la terrible catastrophe de Courrières, le 10 mars 1906, quand plus de 1.200 mineurs sont tués par une énorme explosion souterraine. Très vite, la colère monte, et le 16 mars il y a 40.000 mineurs engagés dans une grève qui n'a été ni prévue, ni voulue, que ce soit par le « vieux syndicat » réformiste d'Emile Basly, ou par le « jeune syndicat » révolutionnaire dirigé par Benoît Broutchoux.[38] La situation sociale est explosive : alors que les mineurs reprennent le travail après une âpre lutte, marquée par des confrontations violente avec la troupe, d'autres secteurs rentrent en lutte – en avril 200.000 ouvriers sont en grève. Dans un climat de quasi-guerre civile, le Ministre de l'Intérieur Clemenceau prépare le 1er mai avec un mélange de provocation et de répression, y compris l'arrestation de Griffuelhes et de Lévy, le trésorier de la CGT. La grève rencontre peu de succès en province, les quelques 250.000 grévistes parisiens se trouvent isolés et obligés de reprendre le travail après deux semaines sans avoir atteint leur but. A la lecture des évènements, on sent clairement que la CGT est en fait bien peu préparée à mener une grève dans laquelle ni le gouvernement ni les ouvriers n'agissent comme prévu. En fin de compte, la grève de 1906 confirme en négatif ce que le 1905 russe avait démontré en positif : « C'est que la grève de masse n'est ni 'fabriquée' artificiellement ni 'décidée', ou 'propagée', dans un éther immatériel et abstrait, mais qu'elle est un phénomène historique résultant, à un certain moment, d'une situation sociale à partir d'une nécessité historique.
Ce n'est donc pas par des spéculations abstraites sur la possibilité ou l'impossibilité, sur l'utilité ou le danger de la grève de masse, c'est par l'étude des facteurs et de la situation sociale qui provoquent la grève de masse dans la phase actuelle de la lutte des classes, qu'on résoudra le problème ; ce problème, on ne le comprendra pas et on ne pourra pas le discuter à partir d'une appréciation subjective de la grève générale en considérant ce qui est souhaitable ou non, mais à partir d'un examen objectif des origines de la grève de masse, et en se demandant si elle est historiquement nécessaire ».[39]
Comble de l'ironie, le Congrès d'Amiens de juin 1906 d'une CGT censée permettre aux ouvriers d'apprendre de leurs expériences et d'ignorer la politique ne discute pas du tout de l'expérience du mois précédent, mais passe le plus clair de son temps à discuter de la question éminemment politique de la relation entre la Confédération et la SFIO !
Nous avons déjà dit que la guerre de 1914 n'était une surprise pour personne : ni pour la bourgeoisie des grandes puissances impérialistes, qui s'y préparait par une course frénétique aux armements, ni pour les organisations ouvrières. Tout comme les partis socialistes de la Deuxième Internationale à leurs congrès de Bâle et de Stuttgart, la CGT a adopté plusieurs résolutions d'opposition à la guerre, notamment au congrès de Marseille en 1908 qui « déclare qu'il faut, au point de vue international, faire l'instruction des travailleurs afin qu'en cas de guerre entre puissances, les travailleurs répondent à la déclaration de la guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire ».[40] Et pourtant, quand la guerre commence, la Bataille syndicaliste de Griffuelhes se réclame de Bakounine pour appeler à « Sauver la France d'un esclavage de cinquante ans (…) En faisant du patriotisme, nous sauverons la liberté universelle », alors que Jouhaux, secrétaire autrefois « révolutionnaire » de la CGT déclare à l'enterrement de Jaurès que « ce n'est pas la haine du peuple allemand qui nous poussera sur les champs de bataille, c'est la haine de l'impérialisme allemand ! ».[41] La trahison de la CGT anarcho-syndicaliste est donc tout aussi abjecte que celle des socialistes qu'elle fustigeait auparavant, et l'ancien anarchiste Jouhaux peut même dire de Jaurès qu'il « était notre doctrine vivante ».[42]
Comment la CGT en est-elle arrivée là ? En réalité, et malgré ses appels à l'internationalisme, la CGT est plus anti-militariste qu'internationaliste, c'est-à-dire qu'elle voit le problème beaucoup plus du point de vue de l'expérience immédiate des ouvriers face à une armée que la bourgeoisie française n'hésite pas à utiliser pour briser les grèves : sa problématique est française, nationale, et la guerre est considérée comme « un dérivatif aux réclamations ascendantes du prolétariat ».[43] Sous des apparences révolutionnaires, l'anti-militarisme de la CGT est en fait beaucoup plus proche du pacifisme, comme on peut voir dans la déclaration du Congrès d'Amiens de 1906 : « On veut mettre le peuple dans l'obligation de marcher, prétextant d'honneur national, de guerre inévitable, parce que défensive (…) la classe ouvrière veut la paix à tout prix ».[44] Ainsi, on crée un amalgame – typique de l'anarchisme d'ailleurs – entre la classe ouvrière et « le peuple », et en voulant « la paix à tout prix », on se prépare à se jeter dans les bras d'un gouvernement qui prétend chercher la paix de bonne foi : c'est ainsi que le pacifisme devient le pire partisan de la guerre, quand il s'agit de se défendre contre le militarisme adverse.[45]
La lecture du livre de Pouget et Pataud (Comment nous ferons la révolution), que nous avons déjà cité, est très instructive à cet égard, dans le sens que celui-ci décrit une révolution purement nationale. Les deux auteurs anarcho-syndicalistes n'ont pas attendu Staline pour envisager la construction de « l'anarchisme dans un seul pays » : la révolution ayant réussi en France, tout un passage du livre est consacré à la description du système de commerce extérieur qui continue de s'opérer selon le mode commercial, alors qu'à l'intérieur des frontières nationales, on produit selon un mode communiste. Alors que pour les marxistes, l'affirmation que « les travailleurs n'ont pas de patrie » n'est pas un principe moral, mais l'expression de l'être même du prolétariat tant que le capitalisme n'a pas été abattu à l'échelle planétaire, pour les anarchistes ce n'est qu'un vœu pieu. Cette vision nationale de la révolution est fortement liée à l'histoire française et à une tendance parmi beaucoup d'anarchistes, voire de socialistes français, de se considérer comme les héritiers de la révolution bourgeoise de 1789 : il n'est donc guère étonnant que Pouget et Pataud s'inspirent, non pas de l'expérience russe de 1905, mais surtout de l'expérience française de 1789, des armées révolutionnaires de 1792, et de la lutte du « peuple » français contre l'envahisseur allemand et réactionnaire. Dans ce livre d'anticipation, le contraste est frappant entre la stratégie imaginée du régime révolutionnaire victorieux en France et la stratégie réelle qui sera celle des bolcheviks après la prise de pouvoir en 1917. Pour les bolcheviks, la tâche essentielle est de faire de la propagande à l'étranger (par exemple, dès les premiers jours de la révolution, par la publication par radio des traités secrets de la diplomatie russe), et de gagner du temps pour permettre autant que possible la fraternisation avec les troupes allemandes sur le front. Le nouveau pouvoir syndical en France, par contre, ne se préoccupe guère de ce qui se passe en dehors des frontières, et se prépare à repousser l'invasion des armées capitalistes, non pas par la fraternisation et la propagande, mais par la menace d'abord, suivie par l'utilisation de l'équivalent (pour un livre de science-fiction du début du 20e siècle) des armes nucléaires et bactériologiques.
Ce manque d'intérêt pour ce qui se passait hors de l'hexagone n'était pas seulement le fait d'un livre d'anticipation sociale, il se retrouvait aussi dans le peu d'enthousiasme de la CGT pour les liaisons internationales. La CGT adhère au secrétariat international des syndicats, mais ne le prend guère au sérieux : ainsi, quand Griffuelhes est délégué au congrès syndical de 1902 à Stuttgart, il est incapable de suivre les débats qui se tiennent pour l'essentiel en allemand, ni même de savoir si la motion qu'il a déposée a été traduite. En 1905, la CGT veut proposer aux syndicats allemands d'organiser des manifestations contre le danger de guerre face à la crise marocaine. Mais les Allemands insistant pour que toute action soit menée conjointement avec les partis socialistes allemands et français, ce qui va à l'encontre de la doctrine syndicaliste, la CGT abandonne son initiative. Peu avant la guerre, il y a une tentative à Londres de constituer une internationale syndicaliste révolutionnaire, mais la CGT n'envoie pas de délégué.
La banqueroute de la CGT, la trahison de ses principes et de la classe ouvrière et sa participation à l'Union Sacrée en 1914, n'étaient pas moins abjectes que la trahison des syndicats allemands ou anglais, et nous ne la retracerons pas ici. L'anarcho-syndicalisme français, pas plus que le syndicalisme allemand lié au parti socialiste ou le syndicalisme anglais qui, lui, vient de créer son propre parti,[46] n'a su rester fidèle à ses principes et combattre la guerre que tous voyaient venir. Au sein de la CGT, néanmoins, a surgi avec énormément de difficulté face à la répression, une petite minorité internationaliste, dont Pierre Monatte est un des principaux membres. Ce qui est significatif, par contre, c'est que lorsque Monatte démissionne du Comité confédéral en décembre 1914[47] pour protester contre l'attitude de la CGT dans la guerre, il cite parmi ses raisons le refus de la CGT de répondre à l'appel des partis socialistes des pays neutres à une conférence de paix à Copenhague. Il appelle la CGT à suivre l'exemple donné par Keir Hardie[48] en Grande-Bretagne et par Liebknecht en Allemagne.[49] C'est-à-dire que Monatte ne trouve nulle part en 1914 une référence syndicaliste révolutionnaire internationaliste sur laquelle il peut s'appuyer. Il est obligé de s'associer, en ce début de la guerre pour l'essentiel à des socialistes centristes.
L'anarcho-syndicalisme a failli doublement face à sa première grande épreuve : le syndicat a sombré dans l'Union Sacrée patriotarde. Pour la première fois, mais pas la dernière, ce sont les anarchistes anti-militaristes de la veille qui ont poussé la classe ouvrière dans la boucherie des tranchées. Quant à la minorité internationaliste, elle ne trouve aucun appui dans le mouvement anarchiste ou anarcho-syndicaliste international. Dans un premier temps, elle doit se tourner vers les socialistes centristes des pays « neutres » ; par la suite, elle s'alliera à l'internationalisme révolutionnaire qui s'exprime dans les gauches des partis socialistes, et qui va émerger dans les conférences de Zimmerwald et plus encore de Kienthal, pour s'acheminer vers la création de l'Internationale communiste.
Jens, 30/09/2004
[1] Lénine, "Préface à la brochure de Voïnov (Lunatcharski) sur l'attitude du parti envers les syndicats" (1907). Oeuvres T.13, p. 175.
[2] Pierre Monatte : né en 1860, il débute dans la vie politique comme dreyfusard et socialiste, pour devenir ensuite syndicaliste. Il se définit lui-même comme anarchiste, mais appartient plutôt à la nouvelle génération de syndicalistes révolutionnaires. Il fonde le journal La vie ouvrière en 1909. Internationaliste en 1914, il participe au travail de regroupement lancé par la conférence de Zimmerwald et rejoint le Parti communiste, pour en être exclu en 1924 pendant le processus de dégénérescence de l'Internationale communiste, suite à l'isolement et la défaite de la Révolution russe.
[3] Nous traiterons l'histoire de la CNT dans un article ultérieur de cette série.
[4] Industrial Workers of the World.
[5] Pour la chronologie, nous renvoyons le lecteur intéressé à L'histoire des Bourses du travail de Fernand Pelloutier (éditions Gramma), à L'histoire de la CGT de Michel Dreyfus (éditions Complexe), ainsi qu'au travail remarquable d'Alfred Rosmer (lui-même membre de la CGT est très lié avec Monatte) Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale (éditions d'Avron).
[6] Émile Pouget: né en 1860, contemporain de Monatte, Pouget travaille d'abord comme employé de magasin et participe en 1879 à la fondation du syndicat des employés. Proche des bakouninistes, il est arrêté en 1883 suite à une manifestation et condamné à 8 ans de prison (il est libéré après trois ans). Il devient journaliste et fonde Le père peinard, journal qui se fait connaître pour son langage très « populo ». Il devient secrétaire à la rédaction du journal de la CGT, La voix du peuple. Il est donc, en quelque sorte, responsable des prises de position officielles du syndicat. Il quitte la CGT pour la vie privée en 1909, devient patriote lors de la guerre et contribue à travers des articles patriotards à la propagande bourgeoise pendant cette période.
[7] Voir La Confédération générale du Travail d'Émile Pouget (réédité par la CNT région parisienne).
[8] Le Programme de la fraternité internationale de 1869.
[9] Bakounine, Lettre à Netchaïev, 2 juin 1870 (traduit de l'anglais par nous).
[10] Les Bourses du Travail tirent une partie de leur inspiration des anciennes traditions de compagnonnage et se donnent comme but d'aider les ouvriers à la fois à trouver du travail, à s'instruire et à s'organiser. On y trouve des bibliothèques, des salles de réunion pour les organisations syndicales, des informations sur les offres d'embauche, et aussi sur les luttes en cours de façon à ce que les ouvriers ne deviennent pas des « jaunes » sans le savoir. Ils organisent aussi le viaticum, un système d'aide aux ouvriers en voyage à la recherche de travail. En 1902, la Fédération nationale des Bourses du Travail (FNB) fusionne avec la CGT au congrès de Montpellier alors que, avec le développement de la grande industrie, le travail artisanal décline. La Bourse en tant qu'organisation séparée du syndicat voit décliner de plus en plus son rôle, et la double structuration de la CGT (Bourses et syndicats) disparaît en 1914.
[11] Fernand Pelloutier (1867-1901) : Issu d'une famille monarchiste, Pelloutier révèle très jeune un grand talent de journaliste ainsi qu'un esprit critique développé. En 1892, il adhère au Parti Ouvrier Français et crée sa première section à Saint Nazaire. Il écrit, avec Aristide Briand, une brochure intitulée De la révolution par la grève générale, qui envisage le triomphe des ouvriers de façon non-violente, par simple asphyxie des dirigeants. Mais Pelloutier sera vite gagné aux idées anarchistes et, revenu à Paris, se plonge dans l'activité de propagande. Elu secrétaire de la Fédération nationale des Bourses de Travail en 1895, il critique durement « les gesticulations irresponsables de la secte ravacholienne » ainsi que les discussions « byzantines » des groupuscules anarchistes. Tout le reste de sa vie, il travaille sans relâche et, avec un dévouement pour la cause prolétarienne qui force notre admiration, au développement de la FNB. Il meurt prématurément d'une longue et douloureuse maladie, en 1901.
[12] Georges Yvetot (1868-1942) : Typographe, anarchiste, il succède à Pelloutier comme secrétaire de la FNB de 1901 à 1918. Il joue un rôle dans le mouvement anti-militariste avant 1914, mais disparaît de la scène à la déclaration de guerre, au grand dégoût de Merrheim (lettre de Merrheim à Monatte, décembre 1914 : « Yvetot est à Étretat et ne donne jamais de ses nouvelles. C'est écœurant, je t'assure ! Et quelle lâcheté ! »).
[13] Léon Jouhaux (1879-1954) : Né à Paris, fils d'un ouvrier communard, Jouhaux travaille d'abord dans une manufacture d'allumettes à Aubervilliers, et adhère au syndicat. Lié à l'anarchisme, il entre au Comité national de la CGT comme représentant de la Bourse de Travail d'Angers en 1905. Considéré comme le « porte-parole » de Griffuelhes, il est le candidat de la mouvance révolutionnaire à l'élection du nouveau secrétaire de la CGT, après la démission de ce dernier en 1909. En 1914, il accepte le titre de « commissaire à la nation » sur la demande de Jules Guesde, entré au gouvernement. Jouhaux restera à la tête de la CGT jusqu'en 1947.
[14] Alphonse Merrheim (1871-1925) : Fils d'ouvrier, lui-même chaudronnier. Il est guesdiste, puis allemaniste, avant de devenir syndicaliste révolutionnaire. Il s'installe à Paris en 1904, et devient secrétaire de la Fédération des métaux, ce qui fait de lui un des principaux dirigeants de la CGT. Hostile à l'Union Sacrée, il ne suit pas Monatte en démissionnant, estimant qu'il doit continuer de se battre pour les idées internationalistes au sein du comité confédéral. Bien qu'il participe au mouvement de Zimmerwald, il finit par s'écarter des révolutionnaires à partir de 1916, pour soutenir Jouhaux contre les révolutionnaires en 1918.
[15] Jules Guesde (1845-1922) prend parti pour la Commune et se réfugie en Suisse et en Italie, passant d'un républicanisme radical à l'anarchisme et ensuite au socialisme. Rentré en France, il fonde le journal L'Egalité et rentre en contact avec Marx, qui rédigera les « considérants » (préambule théorique) du Parti ouvrier français fondé en novembre 1880. Guesde se présente dans la politique française comme le défenseur de la « ligne révolutionnaire » et marxiste, au point d'être le seul député de la SFIO au parlement à voter contre la loi sur la Retraite ouvrière et paysanne. Cette prétention n'était guère justifiée, comme on peut le voir dans une lettre qu'écrit Engels à Bernstein le 25 octobre 1881 : « Certes, Guesde est venu ici quand il s'est agi d'élaborer le projet de programme pour le Parti ouvrier français. En présence de Lafargue et de moi-même, Marx lui a dicté les considérants de ce programme, Guesde tenant la plume (…) Le contenu suivant de ce programme fut ensuite discuté : certains points nous les avons introduits ou écartés, mais combien peu Guesde était le porte-parole de Marx ressort du fait qu'il y a introduit sa théorie insensée du 'minimum de salaire'. Comme nous n'en avions pas la responsabilité, mais les français, nous avons fini par le laisser faire (…) [Nous] avons la même attitude vis-à-vis des français que vis-à-vis des autres mouvements nationaux. Nous sommes en relation constante avec eux, pour autant que cela en vaille la peine et quand l'occasion se présente, mais toute tentative d'influencer les gens contre leur volonté ne pourrait que nous nuire et ruiner la vieille confiance qui date du temps de l'Internationale » (cité dans Le mouvement ouvrier français, Tome II, éditions Maspero). Jules Guesde finira par rallier l'Union Sacrée en 1914.
[16] Section française de l'Internationale ouvrière (c'est-à-dire la Deuxième Internationale).
[17] François Koenigstein, dit Ravachol (1859-1892). Ouvrier teinturier, devenu antireligieux, puis anarchiste par révolte contre l'injustice de la société. Refusant son sort, il décide de voler. Le 18 juin 1891, à Chambles, il vole un vieil ermite très riche ; ce dernier se rebiffe et Ravachol le tue. Il se rend à Paris après avoir fait croire à son suicide. Révolté par le jugement qui frappe les anarchistes, Decamps et Dardare, il décide de les venger. Aidé par des compagnons, il vole de la dynamite sur un chantier. Le 11 mars 1892, il fait sauter le domicile du juge Benoît. Il sera arrêté suite à une conversation indiscrète tenue dans un restaurant. Il accueille sa condamnation à mort au cri de "Vive l'anarchie". Il est guillotiné à Montbrison le 11 juillet 1892.
[18] Médecin, blanquiste sous l'Empire, exilé à Londres après la Commune, durant laquelle il a été Délégué à l'Enseignement. Fait partie du Conseil Général de la Première Internationale, qu'il quitte après son congrès de La Haye (1872). Fonde à son retour en France le Comité Révolutionnaire Central, qui sera une composante essentielle de la gauche socialiste de la fin du XIX° siècle, notamment lors de l'affaire Millerand (voir l'article précédent de cette série). Il se rallie à l'Union Sacrée en 1914.
[19] Voir https://kropot.free.fr/Pelloutier-Lettre.htm [943]
[20] Cité dans la présentation de Comment nous ferons la révolution, éditions Syllepse.
[21] Nous parlons ici du communisme en tant que possibilité matériellement réalisable, et non pas dans le sens beaucoup plus limité des « rêves » des classes opprimées des sociétés antérieures au capitalisme (voir notre série « Le communisme n'est pas un bel idéal… », en particulier le premier article dans la Revue internationale n°68.)
[22] Dans Anarcho-syndicalisme et syndicalisme révolutionnaire, éditions Spartacus, c'est nous qui soulignons.
[23] Griffuelhes ne vient pas politiquement de l'anarchisme, mais du Parti socialiste révolutionnaire d'Édouard Vaillant. Il milita dans l'Alliance communiste révolutionnaire et fut candidat aux élections municipales de mai 1900. Parallèlement, il est un militant actif du syndicat général de la cordonnerie de la Seine (il est ouvrier cordonnier), devient secrétaire de l'Union des syndicats de la Seine en 1899 et secrétaire de la Fédération nationale des cuirs et peaux en 1900, à l'âge de 26 ans. Griffuelhes sera secrétaire de la CGT jusqu'en 1909. En 1914 Griffuelhes acceptera, avec Jouhaux, d'être nommé « commissaire à la nation », et participe ainsi à l'Union Sacrée. Les histoires contrastées de Griffuelhes et de Monatte sont indicatives du danger qu'il y a à établir une classification trop schématique. Si Griffuelhes ne vient pas de l'anarchisme, ses conceptions politiques restent empreintes d'un fort individualisme typique du petit artisanat qui est le sol nourricier de l'anarchisme, et il finit par se trouver du côté de l'anarchiste Jouhaux en 1914. Monatte, par contre, se dit anarchiste mais sa vision politique paraît souvent plus proche de celle des communistes : La Vie ouvrière, dont il est un des principaux animateurs, se donne comme but principal la formation des militants et son esprit est loin de l'élitisme anarchiste d'un Pouget. Ce n'est sans doute pas un hasard si, en partie par l'intermédiaire de Rosmer, il est proche de Trotsky et des sociaux-démocrates russes en exil, et reste internationaliste en 1914, pour rejoindre l'IC après la guerre.
[24] Dans Anarcho-syndicalisme et syndicalisme révolutionnaire, éditions Spartacus, p. 19.
[25] Ibidem.
[26] Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.
[27] Voir nos articles sur les luttes ouvrières en période de d'ascendance et de décadence du capitalisme dans la Revue internationale n°25 et 26.
[28] Émile Pataud (1869-1935) : né à Paris, il doit abandonner ses études à 15 ans pour travailler à l'usine. Il s'engage dans la marine, d'où il ressort anti-militariste. A partir de 1902, il s'investit dans l'activité syndicale, en particulier en tant qu'employé de la Cie Parisienne d'Électricité. Le 8-9 mars 1907, il organise une grève fort médiatisée qui plonge Paris dans le noir. Une tentative de grève en 1908 est brisée par la troupe. En 1911, Pataud participe à un meeting anti-sémite, s'étant rapproché de l'Action française. En 1913 il est exclu de la CGT pour avoir agressé les rédacteurs de La Bataille syndicaliste. Il travaille ensuite comme contremaître.
Quand le roman Comment nous ferons la révolution sort en 1909, ses auteurs figurent parmi les dirigeants les plus connus de la CGT, et les idées exprimées dans le livre donnent un excellent aperçu de la manière de voir des anarcho-syndicalistes.
[29] Nous avons déjà cité, dans l'article précédent, l'exemple du Grand National Consolidated Union anglais, du début du 19ème siècle.
[30] L'action syndicaliste, https://bibliolib.net/Griffuelhes-ActionSynd.htm [944]
[31] Tout marxiste serait d'accord avec cette idée, par exemple, que la grève « est donc pour nous nécessaire, parce qu'elle frappe l'adversaire, stimule l'ouvrier, l'éduque, l'aguerrit, le rend fort par l'effort donné et soutenu, lui apprend la pratique de solidarité et le prépare à des mouvements généraux devant englober tout ou partie de la classe ouvrière » (Griffuelhes).
[32] Texte inédit en français, (disponible sur marxists.org) traduit de l'allemand à partir d'un article publié dans la Neue Zeit en 1907. A noter que l'ensemble de ce texte a été repris et augmenté par Trotsky, dans la conclusion de son ouvrage « 1905 ». C'est nous qui soulignons.
[33] Voir nos différents articles sur les luttes en Pologne 1980 dans la Revue internationale, notamment "Grève de masse en Pologne 1980 : une nouvelle brèche s'est ouverte" (Revue 23), "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne" (24), "Un an de luttes ouvrières en Pologne" et "Notes sur la grève de masse" (27).
[34] Signalons que Keufer, du Livre, était opposé au mouvement pour une revendication qu'il considérait perdue d'avance, et préférait limiter la revendication à 9 heures.
[35] Ce n'est pas, bien sûr, une invention des anarcho-syndicalistes, puisque l'idée d'une lutte par des manifestations annuelles au niveau international, le 1er mai, a été lancée par la Deuxième Internationale dès sa création en 1889.
[36] Ouvriers agricoles et petits exploitants compris.
[37] Chiffres tirés du livre de Michel Dreyfus.
[38] Ni l'un ni l'autre ne sont adhérents à la CGT.
[39] Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat
[40] Cité dans Rosmer, Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, 1er tome, p. 27.
[41] Cité dans Hirou, Parti socialiste ou CGT ?, p. 270.
[42] Citation du discours de Jouhaux aux obsèques de Jaurès. C'est lors de ces obsèques, où l'assistance est massive, que les dirigeants de la SFIO et de la CGT se déclarent ouvertement partisans de l'Union Sacrée. Jaurès avait été assassiné le vendredi 31 juillet 1914, quelques jours avant le début de la guerre. Voici ce que Rosmer écrit à propos de cet assassinat : "… le bruit court que l'article qu'il [Jaurès] va écrire tout à l'heure pour le numéro de samedi de l'Humanité sera une nouveau J'accuse ! dénonçant les intrigues et les mensonges qui ont mis le monde au seuil de la guerre. Dans la soirée, il veut tenter encore un effort auprès du Président du Conseil. Il conduit une délégation du groupe socialiste… C'est le sous-secrétaire d'État Abel Ferry qui reçoit la délégation. Après avoir écouté Jaurès, il lui demande ce que comptent faire les socialistes en face de la situation : 'Continuer notre campagne contre la guerre' répond Jaurès. A quoi Abel Ferry réplique : 'C'est ce que vous n'oserez pas, car vous seriez tué au prochain coin de rue !' Deux heures plus tard, quant Jaurès va regagner son bureau à l'Humanité pour écrire l'article redouté, l'assassin Raoul Villain l'abat…" (Op. cit. 1er Tome, p. 91). Raoul Villain, a été jugé en avril 1919. Il a été acquitté et la femme de Jaurès a dû payer les frais du procès.
[43] Congrès de Bourges, 1904, sur la guerre russo-japonaise, cité par Rosmer.
[44] Cité dans Hirou, p. 247.
[45] On remarquera facilement que les justifications de la CGT pour participer à la guerre contre le « militarisme allemand » sont quasi-identiques à celles qui serviront un quart de siècle plus tard pour embrigader les ouvriers dans la guerre « anti-fasciste ».
[46] Le Labour Party en Grande-Bretagne est sorti du Labour Representation Committee créé en 1900.
[47] Le texte de sa lettre de démission se trouve dans un recueil de ses articles, La lutte syndicale, mais aussi sur le Web à https://increvablesanarchistes.org/articles/1914_20/monatte_demis1914.htm [945]
[48] Keir Hardie (1856-1915) : née en Écosse, apprenti boulanger à 8 ans puis mineur à 11 ans, Hardie rentre dans le combat syndical et dirige, en 1881, la première grève des mineurs du Lanarkshire. Il est parmi les fondateurs du Independent Labour Party (à distinguer du Labour Party créé par les syndicats anglais), en 1893. Élu au Parlement comme député de Merthyr Tydfil en 1900, il prend position contre la guerre en 1914, et essaie d'organiser une grève nationale contre la guerre. Malgré la maladie, il participe à des manifestations contre la guerre, et meurt en 1915. Son opposition à la guerre est fondée sur un pacifisme chrétien plutôt que sur un internationalisme révolutionnaire.
[49] Il y a, évidemment, une différence fondamentale entre le pacifiste Hardie et Liebknecht, qui est mort en combattant de la révolution allemande et mondiale.
La commémoration du 60e anniversaire du débarquement allié du mois de juin 1944 avait déjà revêtu une ampleur dépassant celle de son cinquantenaire (1 [946]. Consciente du fait que le souvenir d'un tel événement doit être en permanence entretenu pour rester vivace dans le cerveau des vivants, la bourgeoisie n'avait alors pas lésiné sur les moyens pour raviver l'image de toutes ces jeunes recrues qui, s'imaginant combattre "pour la liberté de leurs semblables", se sont fait massacrer par dizaines de milliers sur les plages du débarquement. Pour la bourgeoisie, il est de la plus haute importance que persiste dans la conscience des générations nouvelles la mystification ayant permis l'embrigadement de leurs aînés qui pensaient que combattre le fascisme dans le camp démocratique (2 [947]) c'était défendre la dignité humaine et la civilisation contre la barbarie. C'est pourquoi, il ne suffit pas à la classe dominante d'avoir utilisé comme chair à canon la classe ouvrière américaine, anglaise, allemande (3 [948]), russe ou française, ce sont encore les générations actuelles de prolétaires à qui elle destine de façon privilégiée sa propagande infecte. En effet, bien qu'aujourd'hui elle ne soit pas prête à se sacrifier pour les intérêts économiques et impérialistes de la bourgeoisie, la classe ouvrière continue néanmoins à être perméable à la mystification selon laquelle ce n'est pas le capitalisme qui est la cause de la barbarie dans le monde, mais bien certains pouvoirs totalitaires, ennemis jurés de la démocratie. La thèse du caractère "unique" du génocide juif (et donc en rien comparable à un autre génocide) joue un rôle central dans la persistance actuelle de la mystification démocratique. En effet, c'est grâce à sa victoire sur le régime totalitaire tortionnaire du peuple juif que le camp allié, et son idéologie démocratique, ont pu imposer le mensonge qu'ils constituaient des garants contre la barbarie suprême.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et même dans les deux décennies qui ont suivi, renvoyer dos à dos la barbarie des Alliés et celle du camp nazi demeurait le fait de toutes petites minorités, principalement restreintes au milieu révolutionnaire internationaliste (4 [949]). Cela allait changer progressivement avec la remise en cause, consécutive au resurgissement du prolétariat sur la scène internationale en 1968, de tout un ensemble de mystifications et de mensonges produits et entretenus durant presque un demi-siècle de contre-révolution (au premier rang desquels le mensonge de la nature socialiste des pays de l'Est). D'autant plus que la série ininterrompue des conflits guerriers depuis la Seconde Guerre mondiale, où de grands pays démocratiques sont apparus comme des champions de la barbarie (Etats-Unis au Viêt-Nam, France en Algérie, …) (5 [950]) fournissait matière à la réflexion critique. L'envolée de la barbarie et du chaos depuis les années 1990 apparaît, malgré le regain de la mystification démocratique engendrée par les campagnes sur l'effondrement du stalinisme, comme le couronnement du siècle le plus barbare de l'histoire (6 [951]). Depuis 15 ans, de grandes puissance, souvent "démocratiques", portent une responsabilité évidente dans le déclenchement des conflits : les Etats-Unis avec derrière eux la coalition anti-Saddam dans la première guerre en Irak qui a fait 500 000 morts ; les grandes puissances occidentales en Yougoslavie (par deux fois) avec des "nettoyages ethniques" dont celui de l'enclave de Srebrenica en 1993, commis par la Serbie couverte par la France et la Grande-Bretagne ; le génocide du Rwanda orchestré par la France et qui a fait près d'un million de victimes (7 [952]) ; la guerre en Tchétchénie donnant lieu elle aussi à son épuration ethnique par la Russie ; la dernière, toujours actuelle et ô combien barbare, intervention américano-britannique en Irak. Dans certains de ces conflits, on assistera même à la réplique du scénario de la Seconde Guerre mondiale où l'on désigne un dictateur pour lui faire porter la responsabilité des hostilités et des tueries : Saddam Hussein en Irak, Milosevic en Yougoslavie. Peu importe si, auparavant, le dictateur avait été un personnage respectable aux yeux de ces démocraties qui entretenaient avec lui de cordiales relations avant de le trouver plus utile comme bouc émissaire.
Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que la pilule du caractère "unique" du génocide juif soit de plus en plus difficile à avaler pour ceux qui n'ont pas subi le matraquage idéologique décervelant d'une vie entière. Concevoir l'Holocauste comme une ignominie particulièrement abjecte dans un océan de barbarie, et non pas comme quelque chose de particulier, suppose un sens critique n'ayant pas succombé face aux campagnes de culpabilisation et d'intimidation les plus répugnantes de la bourgeoisie faisant passer pour des indifférentistes, des négationnistes (qui contestent la réalité de l'Holocauste), des antisémites, des néo-nazis ceux qui rejettent et condamnent autant le camp des Alliés que celui des fascistes. C'est la raison pour laquelle les nouvelles générations sont plus à même de se dégager des mensonges qui ont empoisonné la conscience de leurs aînés, comme en témoignent certains commentaires de professeurs de lycée chargés de dispenser un cours sur la Shoah : "Il est difficile de leur faire admettre [aux élèves] que c'est un génocide différent des autres" (Le Monde du 26 janvier, "L'attitude réfractaire de certains élèves oblige les enseignants à repenser leurs cours sur la Shoah").
C'est pourquoi, afin d'entraver le cheminement d'une prise de conscience sur la nature réelle de la Seconde boucherie mondiale et la démocratie, il fallait à la bourgeoisie faire jouer à plein l'émotion que ne peuvent manquer de provoquer l'évocation et la description du calvaire des millions de disparus dans les camps de concentration, en détournant la responsabilité réelle de ces horreurs et de toutes celles de la guerre, sur un dictateur, un régime, un pays afin d'épargner un système, le capitalisme. Et pour donner toute son efficacité à la mise en scène, il fallait continuer à occulter, déformer la réalité des crimes des grandes démocratie durant la Seconde Guerre mondiale.
Derrière la terreur et la barbarie des Alliés et du nazisme, la même raison d'Etat
L'expérience de deux guerres mondiales montre qu'elles ont des caractéristiques communes expliquant les sommets alors atteints par la barbarie et dont sont responsables tous les camps en présence :
- L'armement incorpore le plus haut niveau de la technologie et, comme l'ensemble de l'effort de guerre, il draine toutes les ressources et forces de la société. Les progrès de la technologie intervenus entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, notamment dans le domaine de l'aviation, ont fait que les confrontations militaires ne se cantonnent plus essentiellement sur des champs de bataille mettant face à face les armées ennemies mais que c'est toute la société qui devient le théâtre des opérations ;
- Un corset de fer enserre toute la société en vue de la plier aux exigences extrêmes du militarisme et de la production de guerre. La manière dont cela s'est effectué en Allemagne est caricaturale. En effet, au fur et à mesure que s'accroissent les difficultés militaires, les besoins en main-d'œuvre vont se faire sentir plus intensément. Pour les satisfaire, au cours de l'année 1942, les camps de concentration deviennent un immense réservoir de matériel humain à bon marché, indéfiniment renouvelable et exploitable à merci. Ainsi, le tiers au moins des ouvriers employés par les grandes sociétés, tels Krupp, Heinkel, Messerschmitt ou IG Farben étaient des déportés (8 [953]).
- tous les moyens sont utilisés, jusqu'aux plus extrêmes en vue de s'imposer militairement : les gaz asphyxiants durant la Première Guerre mondiale qui étaient pourtant considérés, jusqu'à leur première utilisation, comme l'arme absolue dont on disait qu'il n'en serait jamais fait usage ; la bombe atomique, l'arme suprême, contre le Japon en 1945. Moins connus, mais encore plus meurtriers, ont été les bombardements de la Seconde Guerre mondiale des villes et des populations civiles en vue de les terroriser et les décimer. Inaugurés par l'Allemagne sur les villes de Londres, Coventry et Rotterdam, ils ont été perfectionnés et systématisés par la Grande-Bretagne dont les bombardiers déchaîneront de véritables ouragans de feu au cœur des villes, portant la température à plus de mille degrés dans ces brasiers géants.
"Les crimes allemands ou soviétiques ne peuvent faire oublier que les Alliés eux-mêmes ont été saisis par l'esprit du mal et ont devancé l'Allemagne dans certains domaines, en particulier les bombardements de terreur. En décidant le 25 août 1940 de lancer les premiers raids sur Berlin, en réplique à une attaque accidentelle sur Londres, Churchill prend l'écrasante responsabilité d'une terrible régression morale. Pendant près de cinq ans, le Premier britannique, les commandants du Bomber Command, Harris, en particulier, s'acharnent sur les villes allemandes. (…)
Le comble de l'horreur est atteint le 11 septembre 1944 à Darmstadt. Au cours d'une attaque remarquablement groupée, tout le centre historique disparaît dans un océan de flammes. En 51 minutes, la ville reçoit un tonnage de bombes supérieur à celui de toute l'agglomération londonienne pendant la durée de la guerre. 14 000 personnes trouvent la mort. Quant aux industries situées à la périphérie et qui ne représentent que 0,5% du potentiel économique du Reich, elles sont à peine touchées." (Une guerre totale 1939-1945, stratégies, moyens, controverse de Ph. Masson) (9 [954]). Les bombardements anglais sur les villes allemandes allaient causer la mort de près de 1 million de personnes.
Loin de conduire à une certaine modération de l'offensive sur l'ennemi, permettant d'en réduire le coût financier, la déroute dans l'année 1945 de l'Allemagne et du Japon a au contraire eu pour effet de faire redoubler d'intensité et de cruauté les attaques aériennes. La raison en est que l'enjeu véritable n'était désormais plus la victoire sur ces pays, déjà acquise. Il s'agissait en fait d'éviter que, face aux souffrances de la guerre, des fractions de la classe ouvrière en Allemagne ne se soulèvent contre le capitalisme, comme cela avait été le cas lors de la Première Guerre mondiale (10 [955]). Les attaques aériennes anglaises visent donc à poursuivre l'anéantissement des ouvriers qui n'ont pas déjà péri sur les fronts militaires et à plonger le prolétariat dans l'impuissance de l'effroi.
A cette considération, il s'en ajoute une autre. Il était devenu clair pour les Anglo-américains que la future partition du monde allait mettre face-à-face les principaux pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, d'une part les Etats-Unis (avec à leurs côtés une Angleterre sortant exsangue de la guerre) et d'autre part l'Union soviétique qui était alors en mesure de se renforcer considérablement à travers les conquêtes et l'occupation militaire que vont lui permettre sa victoire sur l'Allemagne. C'est la conscience de cette nouvelle menace qu'expriment sans équivoque ces paroles de Churchill : "la Russie soviétique était devenue un danger mortel pour le monde libre, [tel] qu'il fallait créer sans retard un nouveau front pour arrêter sa marche en avant et qu'en Europe ce front devrait se trouver le plus à l'Est possible" (11 [956]). Il s'agit alors pour les Alliés occidentaux de marquer des limites à l'appétit impérialiste de Staline en Europe et en Asie à travers des démonstrations de force dissuasives. Ce sera l'autre fonction des bombardements anglais de 1945 sur l'Allemagne et l'objectif unique de l'emploi de l'arme atomique contre le Japon (12 [957]).
Le caractère de plus en plus limité des objectifs militaires et économiques qui deviennent nettement secondaires illustre, comme à Dresde, ce nouvel enjeu des bombardements :
"Jusqu'en 1943, en dépit des souffrances infligées à la population, les raids peuvent encore offrir une justification militaire ou économique en visant les grands ports du nord de l'Allemagne, le complexe de la Ruhr, les centres industriels majeurs ou même la capitale du Reich. Mais, à partir de l'automne 1944, il n'en est plus de même. Avec une technique parfaitement rodée, le Bomber Command qui dispose de 1 600 avions et qui se heurte à une défense allemande de plus en plus faible, entreprend l'attaque et la destruction systématique de villes moyennes ou même de petites agglomérations sans le moindre intérêt militaire ou économique.
L'histoire a retenu l'atroce destruction de Dresde en février 1945, avec l'excuse stratégique de neutraliser un centre ferroviaire important sur les arrières de la Wehrmacht engagée contre l'Armée rouge. En fait, les perturbations apportées à la circulation ne dépasseront pas 48 heures. Mais aucune justification ne concerne la destruction d'Ulm, de Bonn, de Wurtzbourg, d'Hidelsheim, de ces cités médiévales, de ces joyaux artistiques appartenant au patrimoine de l'Europe. Toutes ces vieilles villes disparaissent dans des typhons de feu où la température atteint 1 000 à 2 000 degrés et qui provoque la mort de dizaines de milliers de personnes dans des souffrances atroces." (Ph. Masson)
Quand la barbarie elle-même devient le principal mobile à la barbarie
Il est une autre caractéristique commune aux deux conflits mondiaux : tout comme les forces productives que la bourgeoisie est incapable de contrôler sous le capitalisme, les forces de destruction qu'elle met en mouvement dans une guerre totale tendent à échapper à son contrôle. De la même manière, les pires pulsions que la guerre a déchaînées s'autonomisent et s'autostimulent, donnant lieu à des actes de barbarie gratuite, sans plus aucun rapport avec les buts de guerre poursuivis, aussi abjects soient ces derniers.
Les camps de concentration nazis étaient devenus, au cours de la guerre, une gigantesque machine à tuer tous ceux qui sont soupçonnés de résistance en Allemagne ou dans les pays occupés ou vassalisés, le transfert des détenus en Allemagne constituant en effet un moyen d'imposer l'ordre par la terreur sur les zones d'occupation allemande (13 [958]). Mais le caractère de plus en plus expéditif et radical des moyens employés pour se débarrasser de la population concentrationnaire, en particulier des Juifs, relève de moins en moins de considérations résultant de la nécessité d'imposer la terreur ou le travail forcé. C'est la fuite en avant dans la barbarie avec pour seul mobile la barbarie elle-même (14 [959]). Parallèlement au meurtre de masse, les tortionnaires et médecins nazis procédaient à des "expérimentations" sur des prisonniers où le sadisme le disputait à l'intérêt scientifique. Ces derniers se verront d'ailleurs offrir l'immunité et une nouvelle identité en échange de leur collaboration à des projets classés "secret défense militaire" aux Etats-Unis.
La marche de l'impérialisme russe, à travers l'Europe de l'Est en direction de Berlin, s'accompagne d'exactions qui relèvent de la même logique :
"Des colonnes de réfugiés sont écrasées sous les chenilles des chars ou systématiquement mitraillées par l'aviation. La population d'agglomérations entières est massacrée avec des raffinements de cruauté. Des femmes nues sont crucifiées sur les portes des granges. Des enfants sont décapités ou ont la tête écrasée à coups de crosse, ou bien encore jetés vivants dans des auges à cochons. Tous ceux qui n'ont pas pu s'enfuir ou qui n'ont pu être évacués par la Kriegsmarine dans les ports de la Baltique sont purement et simplement exterminés. Le nombre des victimes peut être évalué à 3 ou 3,5 millions (…)
Sans atteindre un tel degré, cette folie meurtrière s'étend à toutes les minorités allemandes du Sud-Est européen, en Yougoslavie, en Roumanie et en Tchécoslovaquie, à des milliers de Sudètes. La population allemande de Prague, installée dans la ville depuis le Moyen Âge est massacrée avec un rare sadisme. Après avoir été violées, des femmes ont les tendons d'Achille coupés et sont condamnées à mourir d'hémorragie sur le sol dans d'atroces souffrances. Des enfants sont mitraillés à la sortie des écoles, jetés sur la chaussée depuis les étages les plus élevés des immeubles ou noyés dans des bassins ou des fontaines. Des malheureux sont emmurés vivants dans des caves. Au total, plus de 30 000 victimes.
La violence n'épargne pas les jeunes auxiliaires des transmissions de la Luftwaffe jetées vivantes dans des meules de foin enflammées. Pendant des semaines, la Vltava (Moldau) charrie des milliers de corps, certains par familles entières, sont cloués sur des radeaux. A la stupeur des témoins, toute une partie de la population tchèque affiche une sauvagerie d'un autre âge.
Ces massacres procèdent, en réalité, d'une volonté politique, d'une intention d'élimination, à la faveur du réveil des pulsions les plus bestiales. A Yalta, devant l'inquiétude de Churchill de voir surgir de nouvelles minorités dans le cadre des futures frontières de l'URSS ou de la Pologne, Staline ne pourra s'empêcher de déclarer d'un air goguenard qu'il ne doit plus y avoir beaucoup d'Allemands dans ces régions..." (Ph. Masson)
Le "nettoyage ethnique" des provinces allemandes de l’Est n'est pas de la responsabilité de la seule armée de Staline mais s'effectue avec le concours des forces armées britanniques et américaines. Bien qu'à cette époque se dessinent déjà les lignes du futur antagonisme entre l'URSS et les Etats-Unis, ces pays et l'Angleterre coopèrent cependant sans réserve dans la tâche d'élimination du danger prolétarien, à travers l'élimination en masse de la population (15 [960]). De plus, tous ont intérêt à ce que le joug de la future occupation de l'Allemagne puisse s'exercer sur une population inerte pour avoir trop souffert, et comportant le moins de réfugiés possible. Cet objetif, qui déjà en lui-même incarne la barbarie, sera le point de départ d'une escalade d'une bestialité incontrôlée au service du meurtre en masse.
Ceux des réfugiés qui échappent aux chenilles des chars de Staline, sont massacrés par les bombardements anglais et américains qui déchaînent des moyens considérables pour leur extermination pure et simple. La cruauté des bombardements en Allemagne qu'ils soient anglais, ordonnés par Churchill en personne, ou américains, visent à tuer le plus grand nombre et le plus sauvagement possible: "Cette volonté de destruction systématique qui prend presque des allures de génocide se poursuit jusqu'en avril 1945, en dépit des objections croissantes de l'Air Marshall Portal, le commandant en chef de la RAF qui souhaiterait orienter les bombardements sur l'industrie du pétrole ou les transports. En bon politicien, Churchill lui-même finit par s'inquiéter, à la suite des réactions indignées de la presse des pays neutres et même d'une partie de l'opinion britannique." (Ph. Masson)
Sur le front allemand, le raid américain du 12 mars 1945 sur la ville portuaire de Swinemünde en Poméranie qui totalisera selon les estimations probablement plus de 20 000 victimes prend pour cible les réfugiés qui fuient l'avancée des troupes de Staline, massés en ville ou déjà à bord de navires :
"La plage était bordée d’une large ceinture de parcs où s’était concentrée la masse des réfugiés. La 8ème armée américaine le savait parfaitement, c’est pourquoi elle avait chargé ses avions de quantité de " briseurs d’arbres", des bombes munies de détonateurs qui explosaient dés qu’elles entraient en contact avec des branches.
Un témoin raconte avoir vu les réfugiés dans le parc "se jeter au sol exposant tout leur corps à l’action des "briseurs d’arbres"". Les marqueurs avaient exactement dessiné les limites du parc avec des lumières traçantes, le tapis de bombes tombait donc dans une zone particulièrement étroite, de sorte qu’il n’y avait aucun moyen de s’échapper (…)
Parmi les grands navires marchands qui coulèrent - les Jasmund, Hilde, Ravensburg, Heiligenhafen, Tolina, Cordillera - ce fut l’Andros qui subit les pertes les plus lourdes. Il avait appareillé le 5 mars à Pillau, sur la côte du Samland, avec deux mille passagers en direction du Danemark" (L’incendie, l’Allemagne sous les bombes, 1940-45 de Jörg Friedrich ).
"A ces attaques massives, s'ajoutent, au cours de la même période, les raids répétés de l'aviation tactique, bimoteurs et chasseurs-bombardiers. Ces raids [des Américains comme des Anglais] visent les trains, les routes, des villages, des fermes isolées, voire des paysans dans leurs champs. Les Allemands ne pratiquent plus les travaux agricoles que le matin à l'aube, ou le soir au crépuscule. Des mitraillages interviennent à la sortie des écoles et il faut apprendre aux enfants à se protéger contre les attaques aériennes. Lors du bombardement de Dresde, les chasseurs alliés s'en prennent aux ambulances et aux voitures de pompiers qui convergent vers la ville depuis les cités environnantes." (Ph. Masson)
Sur le front de guerre extrême-oriental, l'impérialisme américain agit avec la même bestialité : "Revenons à l’été 1945. Soixante-six des plus grandes villes du Japon ont déjà été détruites par le feu à la suite de bombardements au napalm. A Tokyo, un million de civils sont sans abri et 100 000 personnes ont trouvé la mort. Elles ont été, pour reprendre l’expression du général de division Curtis Lemay, responsable de ces opérations de bombardement par le feu, "grillées, bouillies et cuites à mort". Le fils du président Franklin Roosevelt, qui était aussi son confident, avait déclaré que les bombardements devaient se poursuivre "jusqu’à ce que nous ayons détruit à peu près la moitié de la population civile japonaise". Le 18 juillet, l’empereur du Japon télégraphie au président Harry S. Truman, qui avait succédé à Roosevelt, pour demander une fois de plus la paix. On ignore son message. (…) Quelques jours avant le bombardement de Hiroshima, le vice-amiral Arthur Radford fanfaronne : "Le Japon va finir par n’être qu’une nation sans villes - un peuple de nomades." " ("De Hiroshima aux Twin Towers", Le Monde diplomatique de septembre 2002)
Brouillard idéologique et mensonges pour couvrir les crimes cyniques de la bourgeoisie
Il existe encore une autre caractéristique du comportement de la bourgeoisie, particulièrement présente dans les guerres, de surcroît quand elles sont totales : ceux de ses crimes qu'elle ne décide pas d’effacer de l'histoire (à la manière dont avaient déjà commencé à procéder les historiens staliniens dans les 1930), elle les travestit en leur contraire, en des actes courageux, vertueux, ayant permis de sauver plus de vie humaines qu'ils n'en ont supprimées.
Les bombardements britanniques en Allemagne
Avec la victoire des Alliés, c'est tout un pan de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale qui a disparu de la réalité (16 [961]) : "les bombardements de terreur ont sombré dans un oubli presque complet, au même titre que les massacres perpétrés par l'Armée rouge ou les affreux règlements de comptes de l'Europe de l'Est." (Ph. Masson). Ces évènements-là ne sont évidemment pas invités aux cérémonies de commémoration des anniversaires "macabres", ils en sont bannis. Seuls subsistent quelques témoignages de l'histoire qui, trop enracinés pour être ouvertement éradiqués, sont "médiatiquement traités" en vue de les rendre inoffensifs. C'est le cas en particulier du bombardement de Dresde : "… le plus beau raid de terreur de toute la guerre [qui] avait été l'œuvre des Alliés victorieux. Un record absolu avait été acquis les 13 et 14 février 1945 : 253 000 tués, des réfugiés, des civils, des prisonniers de guerre, des déportés du travail. Aucun objectif militaire" (Jacques de Launay, Introduction à l'édition française de 1987 du livre La destruction de Dresde (17 [962])
Il est de bon ton aujourd'hui, dans les médias commentant les cérémonies du 60e anniversaire du bombardement de Dresde, de retenir le chiffre de 35 000 victimes et, lorsque celui de 250 000 est évoqué, c'est immédiatement pour attribuer une telle estimation, pour les uns à la propagande nazie, pour les autres à la propagande stalinienne. Cette dernière "interprétation" est d'ailleurs peu cohérente avec une préoccupation majeure des autorités est-allemande pour qui, à l'époque, "il n'était pas question de laisser répandre l'information vraie que la ville était envahie par des centaines de milliers de réfugiés fuyant devant l'Armée rouge." (Jacques de Launay). En effet, au moment des bombardements, elle comptait environ 1 million d'habitants dont 400 000 réfugiés. Vu la manière dont la ville a été ravagée (18 [963]), il est difficile de s'imaginer comment 3,5% de la population seulement ait péri !
A la campagne de banalisation par la bourgeoisie de l'horreur de Dresde, au moyen de la minimisation du nombre des victimes, s'en superpose une autre visant à faire apparaître l'indignation légitime que suscite cet acte de barbarie comme étant le propre des néo-nazis. Toute la publicité faite autour des manifestations regroupant en Allemagne les dégénérés nostalgiques du 3e Reich commémorant l'évènement ne peut en effet qu'inciter à se détourner d'une critique mettant en cause les Alliés, par crainte d'être amalgamé avec les nazis.
Le bombardement atomique sur le Japon
Au contraire des bombardements anglais en Allemagne dont tout est fait pour en dissimuler l'ampleur, l'emploi de l'arme atomique, pour la première et seule fois dans l'histoire, par la première démocratie du monde est un évènement qui n'a jamais été dissimulé ou minimisé. Tout au contraire, tout a été fait pour que cela se sache et que la puissance de destruction de cette nouvelle arme soit au mieux mise en évidence. Toutes les dispositions avaient été prises en ce sens avant même le bombardement de Hiroshima du 6 août 1945 : "Quatre villes furent désignées [pour être bombardées]: Hiroshima (grand port et ville industrielle et bases militaire), Kokura (principal arsenal), Nigata (port, aciéries et raffineries), et Kyoto (industries) (…) À partir de ce moment, aucune des villes mentionnées ci-dessus ne reçurent de bombes : il fallait qu’elles soient le moins touchées possible, afin que la puissance de destruction de la Bombe atomique ne pût être discutée." (Article "Bombe lancée sur Hiroshima" sur https://www.momes.net/dictionnaire/h/hiroshima.html [964]). Quant au largage de la seconde bombe sur Nagasaki (19 [965]), il correspond à la volonté de démonstration, de la part des Etats-Unis, qu'ils pouvaient, autant de fois que nécessaire, faire usage du feu nucléaire (ce qui en réalité n'était pas le cas puisque les bombes suivantes en construction n'étaient pas prêtes.)
Selon la justification idéologique à ce massacre des populations japonaises, il s'agissait du seul moyen permettant d'obtenir la capitulation du Japon en sauvant la vie d'un million de soldats américains. C'est un mensonge énorme qui est encore propagé aujourd'hui : le Japon était exsangue et les Etats-Unis (ayant intercepté et déchiffré des communications de la diplomatie et de l'état-major nippons) savaient qu'il était prêt à capituler. Mais ils savaient également qu'il existait, du côté japonais, une restriction à la capitulation, le refus de la destitution de l'empereur Hiro-Hito. Disposant ainsi d'un moyen pour éviter que le Japon n'accepte la capitulation totale, les Etats-Unis l'utilisèrent en rédigeant les ultimatums de manière telle qu'ils induisaient l'idée qu'ils exigeaient la destitution de l'empereur. De plus il faut souligner que l'administration américaine n'a jamais explicitement menacé le Japon de lui faire subir le feu nucléaire, dès le premier essai de tir nucléaire réussi à Alamogordo, afin bien sûr ne pas lui laisser une occasion d'accepter les conditions américaines. Après avoir largué deux bombes atomiques démontrant la supériorité de cette nouvelle arme sur toutes les armes conventionnelles, les Etats-Unis étaient parvenus à leurs fins, le Japon capitula et … l'empereur resta en place. L'inutilité absolue de l'usage de la bombe atomique contre le Japon afin de le forcer à capituler s'est depuis lors trouvé confirmée par les déclarations de militaires, dont certains de haut rang, eux-mêmes atterrés par un tel cynisme et une telle barbarie (20 [966]).
La coresponsabilité des Alliés dans l'Holocauste
"Au silence européen, s'ajoute celui des Alliés. Parfaitement au courant à partir de 1942, ni les Anglais ni les Américains ne s'émeuvent outre mesure du sort des Juifs et se refusent à intégrer la lutte contre le génocide dans les buts de guerre. La presse signale bien transferts et massacres, mais ces informations sont rejetées en douzième ou quinzième page. Le phénomène est particulièrement net aux Etats-Unis ou règne un antisémitisme virulent depuis 1919." (Une guerre totale…)
Lors de la libération des camps, les Alliés font mine d'être surpris par l'existence de ceux-ci et des exterminations massives qu'ils ont servi à commettre. Jusque là dénoncée uniquement par quelques historiens honnêtes et des minorités révolutionnaires, cette supercherie commence à connaître, depuis une dizaine d'années, une remise en cause de la part de personnalités officielles ou dans des médias reconnus. Ainsi, le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, déclare le 23 avril 1998, à Auschwitz, à l'occasion de "la Marche des Vivants" : "Ce n'était pas difficile de tout arrêter, il suffisait de bombarder ces rails. Ils [les Alliés] savaient. Ils n'ont pas bombardé parce que, à cette époque, les Juifs n'avaient pas d'État, de force militaire et politique pour se protéger" ; de même le magazine français Science et vie Junior écrit : "Au printemps 1944, les Alliés photographient en détail Auschwitz-Birkenau et bombardent à quatre reprises les usines proches. Jamais une bombe ne fut lancée contre les chambres à gaz, les voies ferrées ou les fours crématoires du camp d’extermination. Winston Churchill et Franklin Roosevelt avaient été informés dès 1942 par le représentant du Congrès juif mondial à Genève puis par des résistants polonais de ce qui se passait dans les camps. Des résistants juifs leur ont demandé de bombarder les chambres à gaz et les fours crématoires d’Auschwitz. Ils ne l’ont pas fait ou, dans le cas de Churchill leurs ordres n’ont pas été exécutés." (N°38, octobre 1999 ; Dossier hors série : la Seconde Guerre mondiale). Le procédé est vieux comme le monde : on met en cause des subalternes pour épargner la tête ! Les réponses données à cette situation, même les plus honnêtes d'entre elles, font la part belle à la respectabilité du camp allié : "Pourquoi, alors que l’aviation alliée a bombardé une usine de caoutchouc à 4 kilomètres de là ? La réponse est terrible : les militaires avaient d’autres priorités. Pour eux, l’essentiel était de gagner la guerre au plus vite et rien ne devait retarder cet objectif prioritaire." (Ibid.) Tout est fait pour éviter que ne soit posée la véritable question de la coresponsabilité des Alliés dans l'Holocauste (21 [967]) alors qu'ils avaient refusé toutes les propositions allemandes d'échanger des Juifs contre des camions, et même contre rien et que, même pour lui sauver la vie, ils ne voulaient en rien s'encombrer d'une population dont ils n'avaient que faire.
La bourgeoisie : une classe de gangstersComment expliquer que des secrets qui avaient été aussi bien gardés pendant des années finissent par être déballés sur la place publique ? Dans l'article d'où est cité l'extrait (cité ci-dessus) du discours de Netanyahou le 23 avril 1998 à Auschwitz, un début de réponse est esquissé : "Évidemment, la pression exercée sur Benjamin Netanyahou à la veille de son départ en Pologne, par les pays européens et surtout par les États-Unis, en ce qui concerne les négociations avec Yasser Arafat, explique qu'il ait eu recours à la thématique des victimes de la Shoah" ("Le débat historiographique en Israël autour de la Shoah : le cas du leadership juif" de Raya Cohen, Université de Tel-Aviv). C'est effectivement pour faire relâcher la pression exercée sur Israël par les Etats-Unis dans les négociations avec les Palestiniens que Netannyahou envoie un pavé dans la mare destiné à éclabousser la réputation de l'Oncle Sam. En montrant explicitement sa volonté d'une plus grande indépendance vis-à-vis des Etats-Unis, afin de jouer sa propre carte, Israël ne fait que s'inscrire dans la dynamique de tous les anciens vassaux des Etats-Unis au sein du bloc de l'Ouest depuis qu'il a disparu, au début des années 1990. D'autres pays comme la France ou l'Allemagne ont poussé plus loin cette dynamique en contestant plus ouvertement le leadership américain. C'est la raison pour laquelle, en vue d'alimenter un antiaméricanisme qu'ils n'ont cessé de renforcer à mesure que s'accroissaient les antagonismes avec la première puissance mondiale, les nouveaux rivaux, et anciens alliés des Etats-Unis, pourraient être de plus en plus favorables à ce que soit posée, sur la place publique, la question de savoir "pourquoi, les Alliés qui avaient connaissance de l'Holocauste en cours n'ont-ils pas bombardé les camps ?" Les Etats-Unis, mais aussi la Grande-Bretagne, doivent donc s'attendre dans le futur à devoir affronter des critiques plus explicites quant à leur coresponsabilité dans l'Holocauste (22 [968]).
Il existe en particulier, de la part de l'Allemagne, des tentatives pour briser le consensus idéologique favorable au vainqueur qui avait prévalu depuis 1945, parallèlement à sa volonté de quitter le statut de nain militaire résultant de la défaite. Depuis sa réunification au début des années 1990, l'Allemagne s’est donnée les moyens d’assumer, sur un plan international, des responsabilités militaires dans des opérations dites de "maintien de la paix", en ex-Yougoslavie en particulier et plus récemment en Afghanistan. Une telle politique de l'Allemagne, tendant à s’affirmer comme principal challenger au leadership américain (même si elle est encore loin de pouvoir rivaliser avec lui), correspond à la volonté de ce pays de pouvoir jouer à nouveau un rôle de premier plan sur l'échiquier impérialiste mondial. Parmi les conditions requises pour tenir un tel rôle, il lui faut en finir avec la honte de son passé nazi qui lui colle à la peau, se "réhabiliter" en faisant la démonstration que, lors de la Seconde Guerre mondiale, la barbarie était dans les deux camps. Ce qui n'est pas très difficile vu les preuves qui attestent de cette réalité. De façon tout à fait appropriée, l'offensive idéologique de l'Allemagne est menée par des personnalités qui affirment subordonner leur combat à la défense de la démocratie et ne ménagent pas leur dénonciation des crimes nazis. Comme le relate un article intitulé "Le livre de Jörg Friedrich "Der Brand" a rouvert la polémique concernant les bombardements stratégiques" au sein d'un numéro spécial du Spiegel paru en 2003, cette offensive idéologique a donné lieu à un vif échange médiatique entre l'Allemagne et la Grande-Bretagne. Le Spiegel écrit : "A peine des extraits de cette étude exhaustive de la guerre des bombes menée par les Alliés contre l’Allemagne dans les années 1940-45 avaient-ils été publiés dans Bild-Zeitung que des journalistes britanniques se sont jetés sur l’historien berlinois, finissant par poser constamment la même question : "Comment en êtes-vous arrivé à dépeindre Winston Churchill comme criminel de guerre ? " Friedrich a expliqué sans relâche que dans son livre il s’était abstenu de porter un jugement sur Churchill. " Il ne peut en outre pas être un criminel de guerre au sens juridique du terme, dit Friedrich, du fait que les vainqueurs, même lorsqu’ils ont commis des crimes de guerre, n’en sont pas inculpés." "
Le Spiegel reprend : "Il n’est pas étonnant que le Daily Telegraph conservateur ait aussitôt sonné l’alarme et stigmatisé le livre de Friedrich "comme une attaque jamais vue contre la conduite de la guerre par les Alliés". Dans le Daily Mail l’historien Corelli Barnett écume que le confrère allemand aurait rejoint le "tas de dangereux révisionnistes" et chercherait à établir "une équivalence morale entre le soutien apporté par Churchill aux bombardements en tapis et le crime indicible" des Nazis, "un non sens infâme et dangereux." (…)
Churchill – véritable homme de guerre – était aussi un homme politique ambivalent. C’est le charismatique Premier ministre qui a réclamé les attaques "d’anéantissement" contre les villes allemandes. Mais lorsque, par la suite, il vit des films de villes en flammes, il demanda : "Sommes-nous des bêtes ? Allons-nous trop loin ?"
En même temps, ce n’est personne d’autre que lui, qui – tout comme Hitler et Staline – a pris sur lui toutes les décisions militaires importantes et a pour le moins approuvé la constante escalade dans la guerre des bombardements."
Dans le même sens, l'Allemagne développe une offensive diplomatique visant à obtenir réparation morale, dans un premier temps, pour le préjudice qu'elle a subi avec la perte de son influence historique dans un certain nombre de pays de l'Europe de l'Est, avec sa défaite de la Seconde Guerre mondiale. En effet, "environ 15 millions d'Allemands ont dû fuir l'Est de l'Europe après la débâcle. Nazis ou pas, collaborateurs ou résistants, ils furent chassés des régions où ils étaient parfois établis depuis des siècles : les Sudètes en Bohème et Moravie, la Silésie, la Prusse-Orientale et la Poméranie" ("La "nouvelle Allemagne" brise ses anciens tabous" ; Le Temps – périodique suisse - du 14 juin 2002 ). En effet, sous couvert d'œuvrer en faveur de buts humanitaires, l'Allemagne est à l'initiative de la création d'un "réseau européen contre les déplacements de populations" motivée par "l'idée que le déplacement des populations allemandes fut une "injustice" à motivation ethnique couverte par les Accords de Potsdam" (Informationen zur Deutschen Außenpolitik du 2 février 2005 ; https://www.germanforeignpolicy.com [969]) (23 [970]). Dans un discours de soutien à ce "réseau", prononcé en novembre 2004 devant une commission du Conseil de l'Europe, Markus Meckel, député SPD spécialisé dans les questions internationales, déclarait : "Certes, ce sont des dictateurs comme Hitler, Staline et, récemment, Milosevic qui ont ordonné de tels déplacements de populations mais, des démocrates comme Churchill et Roosevelt, ont accepté l'homogénéisation ethnique comme un moyen de stabilisation politique". La publication citée (Informationen zur …) résume la suite du discours : "Meckel en rajoute dans la provocation en ajoutant que tout le monde serait aujourd'hui d'accord pour qualifier d'atteinte au droit la transplantation des populations allemandes. "La communauté internationale condamne aujourd'hui", explique-t-il, le comportement des vainqueurs de la guerre dont il ne semble pas penser qu'ils aient agi différemment de la dictature raciste du national-socialisme."
Il ne fallait évidemment pas s'attendre, de la part d'aucune fraction de la bourgeoisie, à ce que la mise en évidence des crimes commis par d'autres fractions de la bourgeoisie, ait une motivation autre que la défense de ses intérêts impérialistes propres. Ainsi, aujourd'hui, la propagande bourgeoise qui utilise la révélation des crimes des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale est à combattre avec la même détermination que la propagande alliée et démocratique qui avait utilisé les crimes du nazisme pour se faire une virginité. Toutes les larmes versées sur les victimes de la Seconde Guerre mondiale, par quelque fraction de la bourgeoisie que ce soit, ne sont qu'hypocrisie écoeurante.
La leçon la plus importante à tirer de ces six années de carnage de la Seconde boucherie mondiale est que les deux camps en présence et les pays qu'ils regroupaient, quelle que soit l'idéologie dont ces derniers se drapaient, stalinienne, démocrate ou nazie, tous étaient la légitime création de la bête immonde qu'est le capitalisme décadent.
La seule dénonciation de la barbarie qui puisse servir les intérêts de l'humanité est celle qui, allant à la racine de cette barbarie, s'en sert de levier pour une dénonciation du capitalisme comme un tout en vue de son renversement avant qu'il n'ensevelisse l'humanité tout entière sous des monceaux de ruines.
LC-S (16 avril 05)
1 [971]Lire notre article "Débarquement de juin 1944 : Massacres et manipulations capitalistes" dans la Revue Internationale n° 118.
2 [972] Lire notre article sur les commémorations de 1944 : "50 ans de mensonges impérialistes" dans la Revue Internationale n° 78.
3 [973] En ce qui concerne la classe ouvrière du camp fasciste, c'est au moyen de la terreur la plus bestiale qu'elle a été enrégimentée, et décimée par millions, dans l'armée allemande.
4 [974] tiellement de la Gauche communiste qui dénonçait cette guerre comme étant une guerre impérialiste comme l'avait été la Première et défendait que, face à celle-ci, la seule attitude conséquente des révolutionnaires était l'internationalisme le plus intransigeant avec le refus du soutien à l'un ou l’autre des deux camps. Telle ne fut pas l'attitude du trotskisme qui, en soutenant l'impérialisme russe et le camp démocratique, signait son passage dans le camp de la bourgeoisie. Ceci explique pourquoi certaines succursales du trotskisme (Ras l'front en France) spécialisées dans l'antifascisme radical, vouent une haine farouche à toute activité et position dénonçant l'exploitation idéologique par les Alliés des camps de la mort, comme c'est le cas en particulier de la brochure publiée par le Parti communiste international, Auschwitz ou le grand alibi.
5 [975] Lire note article "Les massacres et les crimes des grandes démocraties" dan la Revue Internationale n° 66.
6 [976] Lire notre article "An 2000, le siècle le plus barbare de l'histoire" dans la Revue Internationale n° 101.
7 [977] Lire le livre La France au Rwanda, l'inavouable de Patrick de Saint-Exupéry où sont détaillés tous les éléments montrant comment la France (de Mitterrand) a armé, entraîné, soutenu, protégé les tortionnaires des Tutsi, pour la défense de ses intérêts impérialistes en Afrique.
8 [978]Cette manière expéditive d'organiser la production forcée avait en partie été inaugurée lors du Premier conflit mondial, dans un autre domaine, celui de la discipline des armées, lorsque, en France, les troupes étaient conduites au combat avec une rangée de mitrailleuses derrière elles, servies par des gendarmes ayant ordre de faire feu sur ceux qui refusaient d'avancer vers les lignes ennemies.
9 [979]Philippe Masson ne peut à priori pas être soupçonné de sympathies révolutionnaires puisqu'il est chef de la section historique du Service historique de la Marine et enseigne à l'Ecole supérieure de guerre navale.
10 [980] Depuis fin 1943, des grèves ouvrières éclataient en Allemagne et les désertions au sein de l'armée allemande tendaient à s'amplifier. En Italie, fin 1942 et surtout en 1943, des grèves avaient éclaté un peu partout dans les principaux centres industriels du Nord.
11 [981]Mémoires, Tome 12, mai 1945.
12 [982] Lire notre article "50 ans après : Hiroshima, Nagasaki ou les mensonges de la bourgeoisie" dans la Revue Internationale n° 83.
13 [983] Une instruction du général Keitel, du 12 décembre 1941, connue sous le nom de "Nuit et Brouillard", explique : "un effet d'intimidation durable ne peut être obtenu que par des condamnations à mort ou par des mesures telles qu'elles laissent la famille (du coupable) et la population dans l'incertitude quant au sort du détenu".
14 [984] Bien que n'ayant pas donné lieu à une politique aussi systématique d'élimination, les mauvais traitements infligés à la population allemande déportée (depuis les pays de l'Est), et aux prisonniers de guerre (parqués aux Etats-Unis et au Canada), de même que la famine faisant rage dans l'Allemagne occupée se traduisirent pas la mort de 9 à 13 millions de personnes entre 1945 et 1949. Pour davantage d'informations, lire notre article "En 1948, le pont aérien de Berlin cache les crimes de l'impérialisme allié" dans la Revue Internationale n° 95.
15 [985] Une telle coopération implique également, en certaines circonstances, l'armée allemande à laquelle il est revenu d'anéantir la population de Varsovie qui, suite à une promesse d'aide de la part des alliés, s'était insurgée contre l'occupation allemande. Pendant que les SS massacraient la population, les troupes de Staline stationnaient de l'autre côté de la Vistule en attendant que le travail soit achevé, alors que l'aide promise par les anglais n'arrivait évidemment pas.
16 [986] "En 1948, une enquête alliée révèlera que, dès 1944, le commandement avait décidé de commettre "une atrocité à une échelle telle qu'elle terrorisera les Allemands et les poussera à cesser les combats". Le même argument servira six mois plus tard à Hiroshima et Nagasaki. L'enquête conclut que l'action était "politique et non militaire" et n'hésitera pas à qualifier les bombardements de Dresde et Hambourg "d'actes terroristes à grande échelle". Aucun responsable politique ou militaire ne fut jamais inquiété." (Extrait de la page Web du 13 février 2004 du Réseau Voltaire : Le "terrorisme aérien" sur Dresde fait 135 000 morts civils.
17 [987] L'auteur de ce livre est David Irving qui est accusé d'avoir, dans un passé récent, embrassé les thèses négationnistes. Bien qu'une telle évolution de sa part, si elle est réelle, ne soit pas de nature à donner un éclairage favorable sur l'objectivité de son livre La destruction de Dresde (Edition française de 1987), il convient de signaler que sa méthode, qui à notre connaissance n’a jamais été sérieusement remise en cause, ne porte pas la moindre marque de négationnisme. La préface à cette édition par le général de corps d'armée aérienne, Sir Robert Saundby, qui ne fait pas figure de furieux pronazi ni de négationniste dit entre autres ceci : "Ce livre raconte honnêtement et sans passion l'histoire d'un cas particulièrement tragique de la dernière guerre, l'histoire de la cruauté de l'homme pour l'homme. Souhaitons que les horreurs de Dresde et de Tokyo, d'Hiroshima et de Hambourg, puissent convaincre la race humaine tout entière de la futilité, de la sauvagerie et de l'inutilité profonde de la guerre moderne". De plus, on trouve dans l'édition anglaise de 1995 de ce livre (intitulée Apocalypse 1945) qui en constitue une actualisation, le passage suivant : "existe-t-il un parallèle entre Dresde et Auschwitz ? A mon avis l'un et l'autre nous enseignent que le vrai crime de la guerre comme de la paix n'est pas le génocide – qui suppose implicitement que la postérité accordera ses sympathies et condoléances à une race particulière – mais bien l'innocenticide. Ce n'est pas parce que ses victimes étaient des Juifs que Auschwitz a été un crime mais parce qu'elles étaient innocentes" (Souligné par nous). Signalons enfin, pour dissiper des doutes éventuels sur le caractère excessif de l'auteur que l'édition française de 1963, qui estime le nombre des victimes à 135 000, cite les estimations faites par les autorités américaines, qui donnent 200 000 victimes et plus.
18 [988]"Une première vague de bombardiers passe au-dessus de la ville le 13 février au soir, vers 21h30. Elle lâche 460 000 bombes à fragmentation, qui descendent en vrille et explosent en perçant les murs, les planchers et les plafonds des habitations. (…) Une deuxième vague de bombardiers, à 3 heures du matin, déverse pendant 20 minutes 280 000 bombes incendiaires au phosphore et 11 000 bombes et mines. (…) Les incendies se propagent avec d'autant plus de facilité que les immeubles ont été préalablement éventrés. La troisième vague survient le 14 février à 11h 30. Pendant 30 minutes, elle lâche à son tour bombes incendiaires et bombes explosives. Au total, en quinze heures, c'est 7000 tonnes de bombes incendiaires qui tombent sur Dresde, détruisant plus de la moitié des habitations et le quart des zones industrielles. Une grande partie de la ville est réduite en cendres (…) Beaucoup de victimes disparaissent en fumée sous l'effet d'une température souvent supérieure à 1000°C" (extraits de l'article "14 février 1945 : Dresde réduite en cendres" consultable à l'adresse suivante sur Internet https://www.herodote.net/histoire02141.htm [989]).
A ces éléments, il faut ajouter le "détail" suivant dont rend compte l'article "Les 13 et 14 février, 7 000 tonnes de bombes" du journal Le Monde du 13 février 2005 qui donne une explication au nombre élevé de victimes "La première vague de bombardements a eu lieu peu après 22 heures. Les sirènes avaient retenti quelque vingt minutes plus tôt et les habitants de Dresde avaient eu le temps de se terrer dans les caves des immeubles, les abris étant en nombre insuffisant. La deuxième vague est venue à 1 h 16 du matin. Détruites par les premiers bombardements, les sirènes d'alarme ne fonctionnaient plus. Pour échapper à la chaleur torride provoquée par les incendies - jusqu'à 1 000°C -, la population s'était répandue dans les jardins et sur les rives de l'Elbe. C'est là qu'elle fut atteinte par les bombes."
19 [990]Si c'est Nagasaki, qui n'était pas prévu au programme, qui reçut la seconde bombe atomique c'est à cause des conditions météo défavorables sur les villes sélectionnées et qu'il n'était plus possible au bombardier ayant embarqué la bombe atomique à son bord de revenir à sa base, la charge nucléaire ayant été armée.
20 [991] Amiral Leahy, chef d'état-major particulier des présidents Roosevelt puis Truman : "Les Japonais étaient déjà vaincus et prêts à se rendre. (...) L'utilisation à Hiroshima et à Nagasaki de cette arme barbare ne nous a pas aidés à remporter la guerre. (...) En étant le premier pays à utiliser la bombe atomique, nous avons adopté (...) la règle éthique des barbares." (Mémoires écrites en 1995).
Général Eisenhower : "À ce moment précis [août 1945], le Japon cherchait le moyen de capituler en sauvant un peu la face. (...) Il n'était pas nécessaire de frapper avec cette chose horrible." (Mémoires).
21 [992]Lire l'article "La co-responsabilité des Alliés dans l'Holocauste" de notre brochure Fascisme et démocratie : deux expressions de la dictature du capital.
22 [993] Ils s'y préparent d'ailleurs de la seule manière cohérente possible en publiant des archives montrant que l'existence des camps était connue. Ainsi, "en janvier 2004, le département des archives de reconnaissance aérienne de l'université de Keele (Grande-Bretagne) publiait pour la première fois des photos aériennes montrant le camp d'Auschwitz-Birkenau en activité. Pris par les avions de la Royal Air Force à l'été 1944, ces clichés stupéfiants sur lesquels on aperçoit la fumée des fours à ciel ouvert et l'organisation du camp d'extermination, auront attendu soixante ans avant d'être rendus publics" (Le Monde du 9 janvier 05 ; "Auschwitz : la preuve oubliée"). Un débat est engagé avec de fausses réponses toutes prêtes du genre "ce n'est pas le camp d'Auschwitz que les avions photographiaient à l'époque, mais un énorme complexe pétro-chimique allemand. Dans l'urgence, les agents chargés d'analyser les clichés n'auraient pas réalisé que les camps d'Auschwitz et de Birkenau, proches de cette usine de pétrole synthétique, appartenaient au même ensemble" (Ibid.)
23 [994] La France, inquiétée par cette volonté d'expansion impérialiste de son compère allemand, n'a pas manqué de s'opposer à ce projet.
Nous publions ci-dessous un article de Battaglia Comunista. Il s'agit d'un article paru en Italien et intitulé "Décadence, décomposition, produits de la confusion" du numéro 10 de Prometeo.
Notre réponse se trouve dans l'article : "De calomnies en mensonges, le BIPR s'éloigne de la cause du prolétariat [995]".
La guerre en Irak, comme les autres qui existent disséminées dans le monde, trouverait, pour certains qui insistent pour se proclamer marxistes, ses raisons dans des motifs « stratégiques » qui n’auraient que peu, ou rien à faire, avec les intérêts économiques des puissances en jeu.
Il faut donc avant tout clarifier ce qu’on entend par « stratégiques ».
Dans n’importe quel dictionnaire, on dit que stratégique veut dire « concernant la stratégie », laquelle est « branche de l’art militaire qui traite de la conduite de la guerre » (Zingarelli) ou, au sens figuré, « capacité d’atteindre le but recherché dans des situations qui ne sont pas faciles ». Il s’en suit que pour ceux dont on a parlé plus haut, la guerre en Irak et les guerres analogues, seraient des moments d’une guerre différente, plus ample, dont les causes cependant continuent à se dissimuler. Les plus raffinés parmi ces grands « marxistes » font semblant d’individualiser les causes de ces guerres dans l’impérialisme, dans l’affrontement entre intérêts impérialistes. On peut lire des phrases de ce genre : « Aujourd’hui cependant l’Allemagne perçoit l’aventure américaine actuelle en Irak comme une menace réelle pour ses intérêts dans une zone qui a été centrale pour ses ambitions impérialistes depuis la première guerre mondiale. Elle a donc lancé un défi plus explicite que jamais auparavant vis-à-vis des Etats-Unis ».
On en déduit que bien ou mal, les intérêts en jeu, bien entendu impérialistes, sont les mêmes que lors de la première guerre mondiale. Même dans ce cas, ou à plus forte raison, on s’attendrait à une explication de quels sont ces intérêts impérialistes qui ne changent pas à plus de 80 ans de distance. Mais non !
Le moment est arrivé d’expliciter à qui et à quoi nous faisons référence. Et bien, bien que nous ayons déclaré que nous ne sommes plus intéressés à un quelconque débat/confrontation avec le CCI, c’est la résolution de son XV Congrès que nous analysons, pour démontrer encore une fois, s’il en est encore besoin, que cette dernière est étrangère à la méthode et à la doctrine marxiste.
Risiko ou critique de l’économie politique ?
Les thèses depuis le point 6 jusqu’au point 9 sont plus semblables à la description d’une partie de Risiko qu’à la description de la dynamique du capitalisme à partir des années 70, outre le fait qu’elles contiennent des perles avec des phrases complètement vides comme la suivante (thèse n° 8) : « L’abandon de ces institutions du 'droit international' représente une avancée significative du développement du chaos dans les rapports internationaux ».
Si on veut être plus bienveillant, beaucoup des thèses exprimées ressemblent fortement aux traités « géopolitiques » de revues comme Limes, avec une référence constante à la légitimité des justifications de la guerre, à l’autorité politique des USA en déclin, etc., et sans jamais de référence au contenu réel et concret des intérêts impérialistes. Ces revues ont certainement leur intérêt, mais elles ne prétendent pas utiliser l’arme de la critique qui prépare la critique des armes.
La première et la seconde guerre mondiale ont été définies par les communistes toutes les deux comme impérialistes parce que menées par des fronts impérialistes opposés, poussés par des intérêts spécifique vraiment antagoniques. Mais de là à dire que les intérêts étaient les mêmes, il y a loin.
Il est clair pour tous que si nous disons qu’en régime capitaliste, une révolution industrielle, des processus de production donc, a toujours comme effet l’augmentation de la productivité du travail, nous énonçons une vérité générale qui ne dit rien des spécificités des révolutions industrielles elles mêmes. Pourtant, ces spécificités comptent tout autant, vu que la dernière, que nous définissons comme celle du microprocesseur, non seulement n’a pas créé, à la différence de celles qui ont précédé, de nouveaux secteurs de production qui soient en mesure de compenser la perte d’autres secteurs dépassés, mais elle a aussi réduit le coût des innovations, en vérité le coût du capital constant diminuant ainsi l’augmentation de la composition organique du capital.
Les intérêts en jeu dans les guerres de l’impérialisme changent aussi d’une guerre à l’autre.
Si on veut schématiser un peu, la première guerre mondiale a vu comme dominante l’affrontement pour les intérêts coloniaux des puissances : une guerre pour les matières premières ; la seconde guerre mondiale a vu au contraire l’affrontement pour les marchés où les marchandises peuvent trouver un débouché ; la troisième, en préparation, voit au contraire, comme plus importante, et de loin, la lutte pour les marchés financiers et en dernière instance, pour la répartition de la rente, précisément financière.
Deux clarifications s’imposent :
1. ce n’est pas par hasard que nous utilisons le terme dominante, ou plus importante : cela veut dire qu’à côté de la raison principale , il y a un ensemble d’autres raisons à l’œuvre, qui n’excluent pas celles qui étaient dominantes dans la guerre précédente. Ainsi, la deuxième guerre mondiale, si elle a vu comme dominante l’affrontement pour les marchés où les marchandises peuvent trouver un débouché, a été menée aussi, bien que de façon secondaire, pour les sources de matières premières et pour les marchés financiers. Et même dans la troisième guerre mondiale, si la dominante est la lutte pour des marchés financiers, cela n’exclut pas que les marchés où les marchandises peuvent trouver des débouchés et surtout les sources de matières premières soient en jeu et soient intriquées avec les raisons principales (on pense justement au pétrole).
2. Quand certains, et en particulier, le CCI, nous accusent de voir toutes les guerres récentes uniquement en termes de pétrole, ils ressemblent un peu aux idiots dans l’histoire du doigt et de la lune.
Le pétrole est le doigt. Celui-ci, nous l’avons dit, redit et répété, est extrêmement important en tant que source énergétique et que matière première d’une industrie énorme comme le complexe pétrochimique, mais surtout, c’est la matière première de référence qui, échangée partout en dollars, permet à la Réserve Fédérale d’imprimer des dollars à loisir, bien au delà des soi-disant « fondamentaux » économiques du pays Etats-Unis, et comme cela, de financer les déficits effrayants de la balance commerciale, et les tout autant effrayantes dettes fédérales et privées. C’est cette possibilité, la lune, que les USA ne peuvent se payer le luxe de perdre, et que pour la défendre, le contrôle du pétrole mondial leur est essentiel. Les USA ne peuvent consentir, par exemple, à ce que l’Euro commence à remplacer le dollar en tant que moyen de paiement du pétrole : cela ouvrirait une brèche dans le front de la défense de la rente américaine qui risquerait de le faire s’écrouler, ce qui mettrait les USA dans une situation d’effondrement pire, en valeur absolue, que celle qu’a vue l’URSS juste avant sa chute.
Décadence ? Confusion !
Après n’avoir rien dit sur les causes spécifiques qui mènent aux guerres, le CCI prétend donner la clef générale pour l’interprétation de l’ensemble du cadre international, des guerres, des tensions, des alliances ballerine, etc. Et là apparaît la décadence :
« la plongée dans le militarisme est par excellence l’expression de l’impasse à laquelle est confrontée le système capitaliste, sa décadence en tant que mode de production. Comme les deux guerres mondiales et la guerre froide entre 1945 et 1989, les guerres de la période inaugurée à partir depuis 1989 sont la manifestation la plus flagrante du fait que les rapports de production capitalistes sont devenus un obstacle au progrès de l’humanité » (Thèse N° 12).
Une telle confusion des concepts (au niveaux d’abstraction) mériterait une colle dans une hypothétique école élémentaire de marxisme : ici, il manque vraiment ce qu’on appelle le minimum instrumental.
La société – attention aux sujets – est précipitée dans le militarisme chaque fois qu’une guerre est en vue et cela depuis l’époque des guerres napoléoniennes, époques dont il est difficile d’en trouver de plus militaristes. C’est surtout sur la base de ces guerres que Carl von Clausewitz a écrit son fameux traité sur la guerre qui contient la phrase encore plus fameuse « la guerre est la continuation de la politique ». Est-ce depuis lors que le mode de production capitaliste est en décadence ? Allons, soyons sérieux. Dans des documents présentés comme des résolutions de congrès, on attend quelque chose de mieux.
Mettre ensemble les deux guerres mondiales qui ont eu lieu, la guerre froide et les guerres qui ont suivi comme des démonstrations que le capitalisme est devenu un obstacle « au progrès de l’humanité » est une idiotie.
Entre une guerre et l’autre (21 ans), il y a eu une forte expansion des moyens de production et on a pu voir des progrès humains généraux d’une certaine importance : de la révolution des transports individuels à l’introduction de la théorie quantique et de la relativité dans les sciences… Quelle est alors la signification de cet obstacle au progrès de l’humanité, qui se serait manifesté vraiment à partir de 1914 ? Certes, une société libérée de l’esclavage du travail salarié aurait fait mieux et de façon différente : nous ne pouvons nous contenter du développement qu’a eu l’industrie automobile et du fait que la théorie quantique à été conduite à se heurter à la relativité du fait du confinement capitaliste de la recherche scientifique dans les limites de la recherche de profit. Et encore de quel progrès humain peut on parler si après 21 ans de paix relative, on est de nouveau précipité dans une boucherie mondiale, si dans les guerres locales qui se sont produites au cours de la guerre froide, il y a eu plus de morts civils que dans les deux guerres mondiales réunies, si les deux tiers de l’humanité meurent de faim et que la situation va en empirant ? Nous sommes donc certainement confrontés à une forme d’augmentation de la barbarie de la formation sociale, de ses rapports sociaux, politiques et civils, et vraiment – à partir des années 90 – à une marche en arrière dans le rapport entre capital et travail (avec le retour de la recherche de plus value absolue, en plus de celle relative, dans le plus pur style manchesterien) mais cette « décadence » ne concerne pas le mode de production capitaliste, mais bien sa formation sociale dans le cycle actuel d’accumulation capitaliste, en crise depuis désormais plus de 30 ans ! 1 [996] faire des calculs sur des poires et des carottes comme si c’était la même chose conduit toujours à dire des bêtises. Et celles ci en entraînent toujours d’autres plus graves, plus … grosses comme celle de « l’approfondissement qualitatif de la tendance du capitalisme à l’autodestruction », à la fin de la même thèse 12.
De la Décadence à la décomposition
Et venons à la fameuse décomposition. Celle ci, sur la base de la thèse n°13, semblerait avoir été déclenchée/ signée par l’implosion du bloc soviétique. On affirme que « l’effondrement du bloc stalinien n’était que l’effondrement d’une partie du capitalisme déjà globalisé ».
Disons tout de suite que ce qui peut paraître une approximation « au niveau du lexique » se révèle être une aberration conceptuelle. Parler de fait de « partie du capitalisme » au lieu de front de l’impérialisme permet d’effectuer le passage « logique » : si une partie du tout s’effondre, le tout est en décomposition. Et effectivement la thèse 13 poursuit : « la période inaugurée par ce seïsme n’a représenté aucune fleuraison, aucun rajeunissement du capitalisme ; au contraire, il ne peut être compris que comme la phase terminale de la décadence capitaliste, la phase que nous appelons la décomposition, la « floraison » de toutes les contradictions accumulées par un ordre social déjà sénile ».
Ici, on retrouve l’extrême désinvolture dans le raisonnement et la référence aux concepts. La période qui s’est ouverte avec l’effondrement de l’URSS, donc, n’a pas représenté un rajeunissement du capitaliste (tout à fait juste) mais alors – pourrait se demander quelqu’un – qu’est ce qu’elle a représenté ? Nous répondons que çà a représenté une nouvelle période de redistribution des cartes, ou de désagrégation des vieux fronts impérialistes et de reconstitution de nouveaux, période par ailleurs toujours en cours. Le CCI au contraire, ne répond pas à la question, mais dit « elle ne peut être comprise que… ». Ce qui est une façon d’introduire subrepticement ce concept extravagant de décomposition qui caractérise désormais la … « théorie » CCIiste.
Dans la thèse N°14, nous découvrons le contenu de la nouveauté de cette nouvelle théorie, là où nous lisons :
« le retour de la crise économique qui s’est ouverte à la fin des années 1960 avait en effet déjà ouvert un chapitre final dans le cycle classique du capitalisme, crise, guerre, reconstruction, nouvelle crise. Dorénavant, il devient virtuellement impossible au capitalisme de reconstruire après une troisième guerre mondiale, qui signifierait probablement l’anéantissement de l’humanité ou au mieux, une régression aux proportions incalculables. Le choix historique auquel est aujourd’hui confronté l’humanité n’est plus seulement révolution ou guerre, mais révolution ou destruction de l’humanité ».
D’abord, nous notons et nous soulignons que la raison pour laquelle il n’y a pas eu (du moins jusqu’à maintenant) de troisième guerre mondiale a changé. Ils ont polémiqué pendant des années avec nous en disant que la guerre n’avait pas éclaté parce que c’était le prolétariat mondial qui l’avait empêchée, en n’étant pas battu et donc vigilant et attentif dans le développement de sa conscience. Nous disions, et continuons à dire, que la guerre n’a pas éclaté parce que le front impérialiste occidental réussissait encore à gérer sa crise et que le bloc de l’est était trop faible même militairement pour tenter de s’en sortir en attaquant et en frappant l’adversaire. Nous avons étudié l’administration de la crise par l’occident dans tous ses aspects financiers, tout autant que sur le terrain de la restructuration engendrée par la vague de la révolution du microprocesseur. Bien entendu, le danger nucléaire restait un des facteurs de refroidissement des tensions, ou bien un fort stimulus pour les centres de commande de l’impérialisme à chercher des solutions alternatives. Maintenant, tout à trac, le CCI nous informe que la seule raison du non déclenchement de la guerre, en substance, était le fait qu’une guerre nucléaire aurait anéanti l’humanité. Puissance de la … décomposition !
Cependant, alors que la mise à l’index des armes nucléaires avance, on voit se redessiner lentement les fronts impérialistes. Quelques lignes de fracture se sont déjà bien délimitées, même si les rapports de force sont encore énormément à l’avantage des USA et que le processus de réarmement des adversaires soit lent.
L’agressivité croissante des USA, induite par sa situation économique dramatique (l’affaiblissement continuel du dollar fait empirer les choses et la perspective) ne fera rien d’autre qu’accélérer les phénomènes de restructuration et de consolidation des alliances et en dernière instance des front pour la guerre. C’est toute autre chose que la décomposition.
Est ce que la guerre sera le moteur d’une régression humaine de proportions gigantesques ? Nous ne pouvons certes pas l’exclure, mais les auteurs de la guerre ne sont pas les capitaux, ce n’est pas le rapport capitaliste de production. Cela peut paraître une banalité mais il faut le dire. Les auteurs et les acteurs de la guerre sont les hommes, dans une formation sociale donnée, qui maintenant est bourgeoise, poussée par les intérêts capitalistes.
Les hommes (la bourgeoisie) décident de faire la guerre, non pas pour « détruire des moyens et des forces de production, et ouvrir un nouveau cycle d’accumulation ». C’est ce qui arrive en réalité et qui alimente le cycle infernal crise-guerre-reconstruction-crise –guerre- reconstruction… Mais cela arrive sans que la bourgeoisie même ne doive en être consciente. Une bourgeoisie fait la guerre à une autre parce qu’elle espère sortir de la crise sur les dépouilles de l’autre, et cela toujours, quelles que soient les spécificités matérielles du combat (voir plus haut).
Aujourd’hui, les instruments guerriers, les armes, ont une puissance de très loin supérieure à celle qu'ils avaient auparavant et les armes atomiques menacent la survie de l’humanité. Mais c’est cela qui rend la guerre elle même plus destructive, pas la phase historique du capital en soi.
Faire des confusions là dessus, c’est faire des confusions entre structure et super-structure et, en bonne partie, c’est une preuve d’inadéquation absolue.
Par ailleurs, le CCI ne peut néanmoins jeter par dessus bord son passé récent. Voilà alors que dans la thèse N°15 rentre en jeu la classe ouvrière et sa capacité à empêcher la guerre du seul fait qu’elle n’a pas été directement défaite. Avec cette perle :
« Néanmoins, la classe ouvrière, dont les luttes de la période de 1968 à 1989 avaient empêché la bourgeoisie d’imposer sa « solution » à la crise économique, était de plus en plus confrontée aux conséquences de son propre échec à élever ses luttes à un niveau politique plus haut et à offrir une alternative à l’humanité. La période de décomposition, résultat de cette « impasse » (les guillemets sont d’eux) entre les deux classes, n’apporte rien de positif à la classe exploitée ».
la « décomposition » (du mode de production ? de la formation sociale ? Bof) serait donc le résultat de l’équilibre stable qui aurait été atteint entre les classes, prolétariat et bourgeoisie. En particulier, la classe prolétarienne en serait responsable … parce qu’elle se serait montrée incapable d’élever ses luttes à un niveau politique supérieur. Faire passer sa propre inadéquation théorique pour une faiblesse de la classe est une fourberie de bas niveau et qui ne paye pas. ***
Encore :
« la classe ouvrière dans cette période a été confrontée non seulement à ses faiblesses politiques, mais aussi au danger de perdre son identité de classe sous le poids d’un système social en pleine désintégration »
Là de nouveau, pas un mot sur la dynamique matérielle de décomposition (dans le sens décompo-recompo) de la classe dans la révolution technologique, pas un mot sur les phénomènes de délocalisation de la production et de déplacements massifs de main-d’œuvre entre pays de la métropole et pays périphériques. C’est ainsi que la thèse suivante , la thèse 16 est consacrée à nier de l’importance aux … seules choses importantes. Nous lisons :
« Ce danger n’est pas fondamentalement le résultat des réorganisations de la production et du partage du travail exigés par la crise économique (par exemple le déplacement des industries secondaires vers le secteur tertiaire dans la plupart des pays avancés, l’informatisation, etc.) »
Etcetera justement. Il n’est pas dans notre intention de commenter une par une les 30 thèses de la résolution. Dans toutes se retrouve essentiellement la méthode (ou l’absence de méthode) cciiste que nous avons mise en évidence jusqu’ici. Tout le texte est parcouru par le « concept » de base selon lequel les campagnes idéologiques de la bourgeoisie comptent beaucoup plus dans le fait que la classe soit poussée à la passivité que les modifications objectives des conditions de la classe elle même. La capacité de la bourgeoisie d’avoir un impact grâce à ses campagnes idéologiques sur la façon d’être de la classe et sur sa combativité va de pair, dans la mentalité cciiste, avec la capacité de la bourgeoisie, cette entité unitaire dans son corps et dans son esprit, à manœuvrer de façon à embrigader la classe ouvrière et de l’emmener dans des pièges horrifiants. Chacun a eu le moyen de vérifier cette vision, celle du CCI, d’une bourgeoisie comploteuse en différentes occasions, parmi lesquelles rappelons les grandes grèves en France,, où la bourgeoisie manœuvrait le syndicat de façon à faire tomber le prolétariat dans un piège, ou les thèses sur le « parasitisme » qui attribuaient à la bourgeoisie tout court la responsabilité de créer des groupuscules parasites, exprès, exprès pour faire des dégâts dans le CCI.
Une absurdité ? Oui, mais les perles de l’absurdité abondent dans des thèses que nous avons brièvement analysées ici. Nous nous limitons, pour finir, à relever une de ces perles, justement dans la thèse dédiée au BIPR (19). En s’en prenant à notre interprétation du concept de décadence et en faisant tous ses efforts pour soutenir le développement de la « décadence » en « décomposition », elle en arrive à faire des sauts périlleux. En voilà un :
« Voici la tendance qui découle de ‘l’infrastructure capitaliste’ quand elle ne peut plus croître en harmonie avec ses propres lois ».
Précisons le détail insignifiant qui traite justement de la décomposition, qui découlerait … Insignifiant, parce que la perle, on la trouve dans le « quand ». Il doit nous avoir échappé, mais aussi à Marx, qu’il y a eu une période heureuse dans laquelle le capitalisme se développait en harmonie avec ses propres lois. Marx a écrit trois volumes du Capital sans tenir compte de cela, disant même que le mode de production capitaliste est intrinsèquement contradictoire et vit une série d’antagonismes, entre prolétariat et bourgeoisie, entre croissance technologique et chute du taux de profit, etc.
Si ce sont là – et elles le sont – les bases théoriques du CCI, les raisons pour lesquelles nous avons décidé de ne plus perdre de temps, de papier et d’encre pour discuter ou même polémiquer avec lui, devraient être claires.
1 [997] Voir à ce propos « modes de production et formation sociale », Prometeo 12 IV, Novembre 1988) sur le site Internazionalisti.it
La dernière récession de 2000-2001 a fortement mis à mal toutes les élucubrations théoriques à propos de la prétendue "troisième révolution industrielle" basée sur le microprocesseur et les nouvelles technologies de l’information, de même que le krach boursier a réduit à néant toutes les divagations sur l’avènement d’un "capitalisme patrimonial" supplantant le salariat par l’actionnariat participatif (!)... nième version du mythe éculé d’un "capitalisme populaire" où chaque ouvrier serait devenu "petit propriétaire" par la possession de quelques actions de "son" entreprise.
Depuis, les Etats-Unis ont réussi à contenir l’ampleur de la récession tandis que l’Europe s’est enlisée dans une conjoncture morose. On nous explique donc à l'envie que les ressorts de la reprise américaine résideraient dans l'engagement plus important de ce pays au sein de cette fameuse "nouvelle économie" et dans une plus grande dérégulation et flexibilité du marché du travail. Inversement, la léthargie de la reprise européenne s'expliquerait, elle, par le retard pris dans ces deux domaines sur le vieux continent. Pour y remédier, la politique de l'Union Européenne s’est fixée comme objectif la dite "stratégie de Lisbonne" visant à instaurer, d’ici à 2010, "l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde". Ainsi pouvons-nous lire dans les "lignes directrices de l'emploi", définies par la Commission Européenne, et auxquelles fait référence la nouvelle Constitution, que les Etats doivent réformer "les conditions trop restrictives de la législation en matière d'emploi qui affectent la dynamique du marché du travail" et promouvoir la "diversité des modalités en termes de contrats de travail, notamment en matière de temps de travail". En bref, la bourgeoisie tente de tourner la page en nous présentant la dernière récession et le krach boursier comme une péripétie sur le chemin de la croissance et de la compétitivité. Elle nous refait le coup d’un avenir meilleur... moyennant quelques sacrifices supplémentaires que les travailleurs devraient consentir pour enfin atteindre le paradis sur terre. En dehors des injonctions visant à accroître l’austérité, la réalité est très éloignée de ces discours comme le démontre cet article en s'appuyant sur des statistiques officielles de la bourgeoisie analysées au sein d'un cadre marxiste. Une dernière partie de cet article est consacré à la réfutation de la méthode d'analyse de la crise développée par une autre organisation révolutionnaire, Battaglia Comunista.
Loin d’être un accident de parcours, la dernière récession est la sixième ayant frappé l’économie capitaliste depuis la fin des années 1960 (graphique n°1).
Les récessions de 1967, 1970-71, 1974-75, 1980-82, 1991-93 et 2001-02 furent à chaque fois tendanciellement plus longues et profondes et cela dans un contexte de déclin constant du taux de croissance moyen de l’économie mondiale, décennie après décennie. Elles ne sont donc pas de simples contretemps sur le chemin de l’avènement de "l’économie la plus compétitive et dynamique du monde" mais représentent autant d’étapes de la lente mais inexorable descente aux enfers qui mène le mode de production capitaliste à la faillite. En effet, malgré tous les discours triomphants sur la "nouvelle économie", la libéralisation des marchés, l’élargissement de l’Europe, la révolution technologique, la mondialisation ainsi que les bluffs médiatiques récurrents à propos des performances de prétendus pays émergents, de l’ouverture des marchés des pays de l’Est, du développement du Sud-est asiatique et de la Chine,... le taux de croissance du Produit Intérieur Brut mondial par habitant ne fait que décroître décennie après décennie (1 [999]).
Certes, à regarder certains indicateurs comme le chômage, le taux de croissance, le taux de profit ou le commerce international, la crise actuelle est loin de l'effondrement connu par l'économie capitaliste mondiale dans les années 1930, et son rythme est beaucoup plus lent. Depuis lors, et particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, les économies de tous les pays sont progressivement passées sous un contrôle direct et indirect plus important et plus omniprésent de leurs Etats. A cela s'est ajouté l'instauration d'un contrôle économique au niveau de chaque blocs impérialiste (à travers la mise en place d'organismes tels que le FMI pour le bloc occidental et le COMECON pour le bloc de l'Est) (2 [1000]). Avec la disparition des blocs, les dites institutions internationales ont disparu ou perdu de leur influence sur le plan politique sans pour autant cesser, pour certaines d'entre elle, de jouer un certain rôle sur le plan économique. Cette "organisation" de la production capitaliste a ainsi permis pendant des décennies de maîtriser beaucoup mieux que lors des années 30 les contradictions du système, et elle explique aujourd'hui la lenteur de la crise. Mais pallier aux effets des contradictions ne veut pas dire les résoudre.
L’évolution économique actuelle n’est pas un yoyo dont les cycles de baisse et de hausse serait indispensables à son développement mais elle s’inscrit dans une tendance globale au déclin, certes lente et progressive en raison de l’intervention régulatrice de l’Etat et des institutions internationales, mais néanmoins irréversible.
Il en va ainsi de la reprise américaine tant vantée et montrée en exemple : si les Etats-Unis ont réussi à limiter l’ampleur de leur récession, ce n’est qu’au prix de nouveaux déséquilibres qui ne feront que rendre encore plus profonde la prochaine récession dont les effets seront encore plus dramatiques pour la classe ouvrière et tous les exploités de la Terre. En rester au constat de l’existence de reprises économiques après chaque récession serait d’un pur empirisme qui ne nous fait pas avancer d’un pouce pour comprendre pourquoi le taux de croissance de l’économie mondiale ne fait que baisser depuis la fin des années 1960. L'évolution de la situation économique depuis cette époque, qui renvoie aux contradictions fondamentales du capitalisme, consiste en une succession de récessions et de reprises, ces dernières étant à chaque fois plus fragiles dans leurs fondements. En effet, concernant la reprise qui s’est développée aux Etats-Unis après la récession des années 2000-2001, nous remarquons qu’elle est essentiellement basée sur trois facteurs on ne peut plus aléatoires : 1) le creusement rapide et important du déficit budgétaire ; 2) une reprise de la consommation s'appuyant sur un endettement croissant, l’annulation de l’épargne nationale et le financement extérieur ; 3) une spectaculaire baisse des taux d’intérêt annonçant une instabilité accrue des marchés financiers internationaux.
1) Un creusement record du déficit budgétaire
Depuis la fin des années 1960, on constate clairement (graphique n° 2) que les récessions de 1967, 1970, 1974-75 et 1980-82 sont à chaque fois plus profondes (le taux de croissance du PIB américain est en pointillé), alors que celles de 1991 et 2001 apparaissent de moindre ampleur et entrecoupées de phases plus longues de reprise (1983-1990 et 1992-1999). Aurions nous là les premiers effets de l’avènement de cette nouvelle économie que d’aucuns se plaisent à souligner ? Assisterions-nous à un renversement de tendance qui s’amorcerait dans l’économie la plus avancée du monde et qui ne demanderait qu'à se généraliser ailleurs dans le monde en copiant les recettes américaines ? C’est ce qu’il nous faut maintenant examiner.
Constater l’existence de reprises, même de moindre ampleur, ne nous avance guère si l’on n’en examine pas les ressorts sous-jacents. Pour ce faire, nous avons rapproché l’évolution du déficit public de l’Etat américain (en trait plein dans le graphique n° 2) à celui de la croissance et l’on constatera aisément que non seulement chaque phase de reprise est précédée par un déficit public important, mais que ce dernier est à chaque fois plus conséquent en profondeur et/ou en durée. Dès lors, aussi bien les phases plus longues de reprise au cours des années 1980 et 1990 que l’atténuation relative des récessions s’expliquent avant tout par l’ampleur du déficit public et son maintien à un haut niveau. La reprise après la récession de 2000-2001 ne déroge pas à la règle. Sans un déficit public dont l’ampleur et la rapidité de l'augmentation atteignent des records historiques, la "croissance" américaine friserait la déflation. La baisse des impôts (essentiellement pour les hauts revenus), combinée aux dépenses militaires, a fait passer le budget à un déficit qui atteint les 3,5% alors qu'il était excédentaire de 2,4% en 2000. De plus, les priorités définies pour 2005, contrairement aux promesses de la campagne présidentielle, devraient se traduire par une aggravation de ce déficit, compte tenu de l’augmentation des dépenses d’armement et de sécurité et de substantielles baisses d’impôts à destination des plus riches (3 [1001]). Les quelques mesures prévues pour contenir ce déficit se traduiront par encore plus d’austérité pour les exploités puisqu’il est prévu de baisser les dépenses à destination des plus pauvres (4 [1002]).
Par ailleurs, il nous faut aussi tordre le cou à ce mythe d’un retournement de tendance amorcé aux Etats-Unis car, à regarder les taux de croissance par décennie, après la chute amorcée à la fin des années 1960, ils sont restés stationnaires autour de 3%, c’est-à-dire à un niveau inférieur à ceux des décennies précédentes... et ce ne sont pas les deux centièmes de pourcent (!) en plus sur la période 1990-1999 par rapport à 1980-1989 qui peuvent valider en quoi que ce soit une inflexion de tendance
Nous voyons donc clairement que l’idée de l’ouverture d’une nouvelle phase de croissance inaugurée par les Etats-Unis n’est qu’un mythe entretenu par la propagande de la bourgeoisie que vient démentir la performance moindre de l’Europe alors que, jusqu’aux années 1980, cette dernière rattrapait la première économie du monde (5 [1003]). La meilleure tenue de l’économie américaine ne provient pas tellement de sa plus grande efficacité comme conséquence d’un investissement dans la dite "nouvelle économie", mais résulte d’un très classique endettement colossal de tous les acteurs économiques qui, de surcroît, sont financés essentiellement par les avoirs en provenance du reste du monde. Il en va ainsi de l’accroissement du déficit public comme des autres paramètres à la base de la reprise de l’économie américaine comme nous allons l’examiner ci-dessous.
2) Une reprise de la consommation par l’endettement
Une des raisons du différentiel de croissance plus élevée aux Etats-Unis réside dans le soutien à la consommation des ménages ainsi favorisée grâce aux moyens suivants :
Un tel dynamisme de la consommation des ménages pose trois problèmes : un endettement croissant de ces derniers avec la menace de krach immobilier ; un déficit commercial croissant vis-à-vis du reste du monde (5,7 % du PIB US en 2004 soit plus d’un pourcent du PIB mondial contre 4,8% en 2003) et une répartition des revenus de plus en plus inégalitaire (6 [1004]).
Comme le montre le graphique n°4, les ménages épargnaient 8 ou 9% de leur revenu après impôts jusqu’au début des années 1980. Après, ce taux entame une chute régulière jusqu’à environ 2%. Cette consommation est à la base du déficit extérieur croissant des Etats-Unis. Ce pays importe en biens et services toujours davantage du reste du monde par rapport à ce qu’il vend lui-même à l’étranger. La poursuite de cette folle trajectoire, où le reste du monde fait de plus en plus crédit aux Etats-Unis, est rendue possible par le fait que les étrangers qui reçoivent les dollars que procure l’excès des importations américaines sur leurs exportations, sont disposés à les placer sur les marchés financiers américains au lieu d’en demander la conversion en d’autres devises. Ce mécanisme a fait gonfler la dette brute des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde de 20% de leur PIB en 1980 à 90% en 2003, battant ainsi un record vieux de cent dix ans (7 [1005]). Une telle dette vis-à-vis du reste du monde n'est pas sans affaiblir les revenus du capital américain qui doivent en financer l'intérêt. Cela pose la question de savoir combien de temps l'économie américaine pourra le supporter.
De plus, cet endettement des ménages américains s’inscrit dans une tendance à l’accroissement de l’endettement total de l’économie américaine qui prend des proportions gigantesques puisqu’il s’élève à plus de 300% du PIB en 2002 (graphique n°7), en réalité 360% si l’on rajoute la dette fédérale brute. Cela signifie concrètement que pour rembourser le total de cette dette il faudrait travailler plus de trois ans gratuitement. Ceci matérialise bien ce que nous disions précédemment, à savoir que mettre en avant l’existence de récessions moins profondes et de phases de reprises plus longues depuis le début des années 1980, pour prouver la réalité d’une nouvelle tendance à la croissance fondée sur une "troisième révolution industrielle", n’a aucun sens car de tels constats se fondent non pas sur une croissance "saine" mais bien de plus en plus artificielle.
3) Une diminution des taux d’intérêt permettant une dévaluation compétitive du dollar
Enfin, le troisième facteur de la reprise américaine réside dans la baisse progressive des taux d’intérêt de 6,5 % début 2001 à 1 % à la mi-2004, permettant ainsi de soutenir le marché intérieur et de mener une politique de déflation compétitive du dollar sur le marché international.
Ces faibles taux d’intérêt ont dopé l’endettement (notamment le crédit hypothécaire qui est devenu bon marché) et permis à la consommation et au marché du logement de soutenir l’activité économique et les dépenses malgré le recul de l’emploi pendant la récession. Ainsi, la part de la consommation des ménages américains dans le Produit Intérieur Brut qui oscillait autour de 62 % entre les années 1950 et les années 1980, augmente régulièrement depuis lors pour dépasser les 70 % au début du 21e siècle.
D’autre part, la réponse au déficit commercial américain est la baisse considérable du dollar (de l’ordre de 40%) par rapport aux devises non alignées sur la monnaie dominante, principalement l’Euro (et en partie le Yen). Ainsi la croissance de l’économie US se fait sur le dos du reste du monde et à crédit car financée par les entrées de capitaux en provenance de l’étranger, ce qui est permis par la place hégémonique des Etats-Unis. En effet, n’importe quel autre pays, placé dans la même situation, serait obligé d’avoir un taux d’intérêt suffisamment élevé pour attirer les capitaux.
Nous venons de voir que la reprise depuis la récession de 2001 est encore plus fragile que toutes les précédentes. Elle s’insère en effet dans une succession de récessions qui elles-mêmes matérialisent la tendance au déclin constant du taux de croissance, décennie après décennie, depuis la fin des années 1960. Pour bien comprendre cette tendance au déclin du taux de croissance, et en particulier son caractère irréversible, il nous faut revenir sur les facteurs qui la sous-tendent.
Avec l’épuisement de la dynamique impulsée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les économies européennes et japonaises reconstruites viennent inonder le monde avec des produits en surnombre (par rapport aux débouchés solvables), il se produit un ralentissement de la croissance de la productivité du travail, dès le milieu des années 1960 pour les Etats-Unis et au début des années 1970 pour l’Europe (graphique n°8).
Comme les gains de productivité constituent le principal facteur endogène permettant de contrecarrer la tendance à la baisse du taux de profit, le ralentissement de la croissance de ces gains fait pression à la baisse sur le taux de profit et donc aussi sur d'autres variables fondamentales de l’économie capitaliste que sont notamment le taux d’accumulation (8 [1006]) et la croissance économique (9 [1007]). Le graphique n°9 nous montre clairement cette chute du taux de profit dès le milieux des années 1960 pour les Etats-Unis et au début des années 1970 en Europe et ce jusqu’en 1981-82.
Comme l’illustre clairement ce graphique, la baisse du taux de profit s’est inversée au début des années 1980 pour résolument s’orienter à la hausse par la suite. La question fondamentale est donc de déterminer la cause de cette inversion de tendance, car le taux de profit est une variable synthétique qui est déterminée par de nombreux paramètres que l’on peut résumer aux trois suivants : le taux de plus-value, la composition organique du capital et la productivité du travail (10 [1008]). Pour faire image et aller à l’essentiel, le capitalisme peut échapper à la baisse tendancielle de son taux de profit soit "par le haut", via un accroissement de la productivité du travail, soit "par le bas", via une austérité exercée à l’encontre des salariés. Or, nous constatons clairement, grâce aux données présentées dans cet article, que cette remontée du taux de profit n’est pas la conséquence de nouveaux gains de productivité engendrant une diminution ou un ralentissement de l’accroissement de la composition organique du capital suite à une "troisième révolution industrielle basée sur le micro-processeur" (la fameuse nouvelle économie) mais est due à l’austérité salariale (directe et indirecte) et au développement du chômage (graphiques n°10 et 11 et 12).
Dès lors, ce qui est fondamental à percevoir dans la situation présente c’est que, malgré une profitabilité retrouvée depuis un quart de siècle au niveau des entreprises (graphique n°9), ni l’accumulation (graphique n°12), ni la productivité (graphique n°8), ni la croissance (graphique n°1) n’ont suivi : toutes ces variables fondamentales sont restées dépressives. Or, normalement, dans les périodes historiques où le taux de profit augmente, le taux d’accumulation et donc la productivité et la croissance sont également tirés vers le haut. Il faut donc poser la question fondamentale suivante : pourquoi, malgré un taux de profit résolument restauré et orienté à la hausse, l’accumulation du capital et la croissance économique n’ont pas suivi ?
Cette réponse est donnée par Marx dans tous ses travaux de critique de l’économie politique et plus particulièrement dans Le Capital lorsqu’il énonce sa thèse centrale postulant l’indépendance entre la production et le marché : "En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l’extension de l’un ne correspond pas forcément à l’accroissement de l’autre" (Marx, La Pléiade, Economie II, p. 489) ; "Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne diffèrent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées" (Marx, Le Capital, Editions Sociales, 1974, Livre III°, tome 1). Ce qui signifie que la production ne crée pas son propre marché (inversement, par contre, une saturation du marché aura nécessairement un impact sur la production alors volontairement limitée par les capitalistes en vue de tenter d'éviter la ruine totale). En d’autres mots, la raison fondamentale pour laquelle le capitalisme se retrouve dans une situation où la profitabilité de ses entreprises a été rétablie mais sans que la productivité, l’investissement, le taux d’accumulation et donc la croissance ne suivent est à rechercher dans l’insuffisance de débouchés solvables.
C’est aussi cette insuffisance de débouchés solvables qui est à la base de la dite tendance à la "financiarisation de l’économie". En effet, si les profits désormais abondants ne sont pas réinvestis, ce n'est pas à cause d’un manque de rentabilité du capital investi (selon la logique des tenants de l’explication de la crise par le seul mécanisme de la baisse tendancielle du taux de profit) mais bien à cause d’un manque de débouchés en suffisance. Ceci est bien illustré par le graphique n°12 qui montre que, malgré le regain de profits (le taux de marge mesure le rapport du profit à la valeur ajoutée) consécutif à l’approfondissement de l’austérité, le taux d’investissement a continué à décliner (et donc corrélativement la croissance économique) expliquant ainsi l’augmentation du taux de chômage et du profit non réinvesti qui est alors distribué sous forme de revenus financiers (11 [1009]). Aux Etats-Unis, les revenus financiers (intérêts et dividendes, compte non tenu des gains en capitaux) représentèrent, en moyenne, 10 % du revenu total des ménages entre 1952 et 1979 mais augmentèrent progressivement entre 1980 et 2003 pour atteindre 17 %.
Le capitalisme n'a pu contrôler les effets de ses contradictions qu'en repoussant le jour de leur dénouement. Il ne les a pas résolues, il les a rendues plus explosives. La crise actuelle, en mettant en évidence, jour après jour, l'impuissance de l'organisation et des politiques économiques mises en place depuis les années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale, s'annonce plus grave et significative du niveau atteint par les contradictions de ce système que toutes les crises précédentes.
Nous avons vu ci-dessus que les discours et explications de la bourgeoisie ne valent pas un sous et ne sont que de pures mystifications pour masquer la faillite historique de son système. Malheureusement, certains groupes politiques révolutionnaires en reprennent volontairement ou non les conceptions, que ce soit dans leurs versions officielles ou gauchistes et alter-mondialistes. Nous nous pencherons ici plus particulièrement sur les analyses produites par Battaglia Comunista (BC) (12 [1010]).
D’emblée, nous devons constater que tout ce que nous venons d’examiner ci-dessus vient formellement démentir le fond de "l’analyse" de la crise présenté par cette organisation en ce qui concerne aussi bien une "troisième révolution industrielle", idée qui ressemble à s'y méprendre à celle des manuels de propagande de la bourgeoisie, que ses analyses sur la "financiarisation parasitaire" du capitalisme et la "recomposition de la classe ouvrière" qui sortent des opuscules gauchistes et alter-mondialistes (13 [1011]). En effet, Battaglia Comunista croit dur comme fer que le capitalisme est en pleine "troisième révolution industrielle marquée par le microprocesseur" et connaît une "restructuration de son appareil productif" et une "démolition conséquente de la composition de classe précédente" lui permettant dès lors "une longue résistance à la crise du cycle d’accumulation" (14 [1012]). Ceci appelle un certain nombre de remarques :
1) Tout d’abord, si le capitalisme était réellement en pleine "révolution industrielle" comme le prétend Battaglia Comunista, nous devrions au moins par définition connaître un regain de productivité du travail. C’est d’ailleurs ce que BC s’imagine puisqu’elle affirme sans ambages et sans vérification empirique que "la restructuration en profondeur de l’appareil productif a comporté une augmentation vertigineuse de la productivité", analyse qu’elle réaffirme dans le dernier numéro de sa revue théorique : "...une révolution industrielle, des processus de production donc, a toujours comme effet l’augmentation de la productivité du travail..." (15 [1013]). Or, nous avons vu ci-dessus que la réalité en matière de productivité est inverse au bluff entretenu par la propagande bourgeoise et repris par Battaglia Comunista. Cette organisation ne semble pas se rendre compte que cela fait maintenant plus de 35 ans que la croissance de la productivité du travail a amorcé un déclin et qu’elle stagne tout en fluctuant à un faible niveau depuis les années 1980 (graphique n°8) (16 [1014]) !
2) Nous avons vu que, pour cette organisation, "la troisième révolution industrielle basée sur le micro-processeur" serait tellement puissante qu’elle a "généré des gains vertigineux de productivité" permettant de "diminuer l’augmentation de la croissance de la composition organique". Or, quiconque examine un tant soit peu la réalité de la dynamique du taux de profit, constatera que la récession des années 2000-2001 aux Etats-Unis a été précédée d’un retournement conjoncturel à la baisse dès 1997 (17 [1015]) (graphique n°9), notamment parce que cette fameuse "nouvelle économie" s’est traduite par un alourdissement en capital, c’est-à-dire une hausse de la composition organique et non une baisse comme l’affirme Battaglia (18 [1016]). Les nouvelles technologies ont sans doute permis certains gains de productivité (19 [1017]) mais ceux-ci n’ont pas été suffisants pour compenser le coût des investissements en dépit d’une baisse de leur prix relatif, ce qui a finalement pesé sur la composition organique du capital et infléchi le taux de profit aux Etats-Unis à la baisse dès 1997. Ce point est important car il met fin aux illusions sur la capacité du capitalisme à se libérer de ses lois fondamentales. Les nouvelles technologies ne sont pas l’instrument magique qui permettrait d’accumuler le capital gratuitement.
3) De plus, si la productivité du travail connaissait réellement une "augmentation vertigineuse" alors (pour qui sait lire Marx) le taux de profit s'orienterait à la hausse. C’est d’ailleurs aussi ce que nous suggère Battaglia Comunista, tout en évitant de le dire explicitement, lorsqu’elle affirme que "...à la différence des révolutions industrielles qui l’ont précédée (...) celle basée sur le microprocesseur (...)...a aussi réduit le coût des innovations, en vérité le coût du capital constant diminuant ainsi l’augmentation de la composition organique du capital" (20 [1018]). Comme on peut le constater, BC n'en déduit pas qu'il en a résulté une augmentation du taux de profit. A-t-elle oublié que "si la productivité s’accroît plus vite que la composition du capital, alors le taux de profit ne baisse pas, au contraire, il va augmenter", comme l'écrivait son organisation sœur, la CWO, il y a de cela un certain temps (dans Revolutionary Perspectives n°16 ancienne série, Guerres et accumulation, p. 15-17). Battaglia Comunista préfère pudiquement parler de "diminution de l’augmentation de la croissance de la composition organique" consécutive à "l’accroissement vertigineux de la productivité suite à la révolution industrielle basée sur le microprocesseur" plutôt que de remontée du taux de profit. Pourquoi de telles contorsions de langage, pourquoi masquer certaines réalités économiques aux yeux de ses lecteurs ? Tout simplement parce que reconnaître une telle implication de son observation (qu'elle soit juste ou fausse) de l'évolution de la productivité du travail viendrait mettre à mal son dogme de toujours concernant l'origine unique de la crise, la baisse tendancielle du taux de profit. En effet, cette organisation ne manque jamais une occasion pour réaffirmer son inoxydable credo prétendant que le taux de profit est toujours orienté à la baisse ! Tellement préoccupée à "comprendre le monde" en dehors des schémas prétendument abstraits du CCI, Battaglia Comunista ne semble pas s’être rendu compte que c’est depuis plus d’un quart de siècle que le taux de profit est résolument orienté à la hausse (graphique n°9) et non à la baisse comme elle continue à l’affirmer ! Cette cécité vieille de 28 ans n’a qu’une explication : comment continuer à parler de crise du capitalisme au prolétariat, sans remettre en question le dogme de l’explication des crises par la seule baisse tendancielle du taux de profit, alors que celui-ci s'est à nouveau orienté à la hausse depuis le début des années 1980.
4) Le capitalisme se survit non pas en s’orientant vers le haut au moyen d’une "révolution industrielle" et de "nouveaux gains vertigineux de productivité" comme le prétend Battaglia Comunista, mais vers le bas, par une réduction drastique de la masse salariale entraînant le monde dans la misère et réduisant par la même occasion une partie de ses propres débouchés. Quiconque analyse attentivement les ressorts de cette hausse du taux de profit depuis plus d’un quart de siècle constatera qu’elle ne réside pas tant dans "l’accroissement vertigineux des gains de productivité" et "la diminution de la hausse de la composition organique" que dans une austérité sans précédent au dépens de la classe ouvrière, comme nous l'avons vu ci-dessus (graphiques n°10 à 12).
La configuration actuelle du capitalisme est donc un démenti formel pour tous ceux qui font du mécanisme de la "baisse tendancielle du taux de profit" l’explication unique de la crise économique car comment comprendre cette dernière alors que cela fait plus d’un quart de siècle que le taux de profit est orienté à la hausse ? Si la crise perdure aujourd’hui malgré une profitabilité retrouvée des entreprises, c’est parce que celles-ci n’élargissent plus leur production comme avant étant donné la restriction et donc l’insuffisance des débouchés solvables. Ceci se marque par un investissement anémique et donc une faible croissance. Cela, Battaglia Comunista est incapable de le comprendre car ce groupe n’a pas assimilé la thèse fondamentale de Marx postulant l’indépendance entre la production et le marché (cf. ci-dessus) et l’a troquée contre une idée absurde faisant strictement découler le développement ou la restriction des marchés de la seule dynamique à la hausse ou à la baisse du taux de profit (21 [1019]).
A l’issue de ces multiples bévues, renvoyant à une incompréhension de notions plus qu’élémentaires, nous ne pouvons que réitérer notre meilleur conseil à Battaglia Comunista, réviser le b a ba des concepts économiques marxistes avant de jouer aux professeurs et excommunicateurs envers le CCI. Telle une vierge effarouchée, la récente décision de cette organisation de ne plus nous répondre vient à point nommé pour tenter de masquer son incapacité politique de plus en plus évidente à confronter politiquement notre argumentation (22 [1020]).
Battaglia nous affirme, contrairement aux "schémas abstraits" du CCI qui seraient "hors du matérialisme historique", qu’elle a, elle, bien "...étudié l’administration de la crise par l’occident dans tous ses aspects financiers, tout autant que sur le terrain de la restructuration engendrée par la vague de la révolution du microprocesseur" (23 [1021]). Cependant, nous avons vu que "l’étude" de Battaglia n’est qu’un pâle recopiage des théories gauchistes et altermondialistes sur le "parasitisme de la rente financière" (24 [1022]). Recopiage qui est de surcroît totalement incohérent et contradictoire tellement sont mal maîtrisés les concepts économiques marxistes qu’elle prétend manipuler. Concepts que, soit elle ne comprend pas, soit elle transforme à sa guise comme cette thèse de Marx de l’indépendance entre la production et le marché qui, dans le secret de la dialectique battagliesque, se transforme en une loi de la dépendance stricte entre "...le cycle économique et le processus de valorisation qui rendent "solvables" ou "insolvable" le marché" (op. cité). De la part de contributions critiques qui prétendent rétablir la vision marxiste contre les prétendues visions idéalistes du CCI, on attend quelque chose de mieux qu’une collection de bêtises.
Sur les principales questions de l’analyse économique, Battaglia Comunista tombe systématiquement dans le piège de l’apparence des faits en eux-mêmes au lieu de chercher à en comprendre leur essence à partir du cadre marxiste d’analyse. Ainsi, nous avons pu constater que Battaglia Comunista prenait pour argent comptant tout le discours de la bourgeoisie sur l’existence d’une troisième révolution industrielle sur la simple base de l’apparence empirique de quelques nouveautés technologiques dans le secteur de la micro-électronique et de l’information, aussi spectaculaires soient-elles (25 [1023]), et en déduisait de façon purement spéculative des "gains vertigineux de productivité" et une "réduction du coût du capital constant diminuant ainsi l’augmentation de la composition organique". Par contre, une rigoureuse analyse marxiste des fondamentaux qui régissent la dynamique de l'économie capitaliste (le marché, le taux de profit, le taux de plus-value, la composition organique du capital, la productivité du travail, etc.) nous a permis de comprendre non seulement qu'il n'en est rien et que cela relève pour l’essentiel du bluff médiatique mais également que la réalité était même à l’inverse du discours tenu par la bourgeoisie et repris en écho par Battaglia Comunista.
Comprendre la crise n’est pas un exercice académique mais essentiellement militant. Comme nous l’enseigne Engels "la tâche de la science économique (...) est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales qui viennent de se faire jour sont des conséquences nécessaires du mode de production existant, mais aussi, en même temps, des signes de sa désagrégation commençante, et de découvrir à l'intérieur de la forme de mouvement économique qui se désagrège les éléments de la nouvelle organisation future de la production et de l'échange qui éliminera ces anomalies" et cela peut se faire avec d’autant plus de clarté que "c’est seulement lorsque le mode de production en question a parcouru une bonne partie de sa branche descendante, qu'il s'est à demi survécu à lui-même, que les conditions de son existence ont en grande partie disparu et que son successeur frappe déjà à la porte …" (Engels, L’Anti-Dühring, Editions Sociales, partie II, Objet et méthode). Tel est le sens et la portée du travail des révolutionnaires sur le plan de l’analyse économique. Il permet de dégager le contexte de l’évolution du rapport de forces entre les classes ainsi que certaines de ses grandes déterminations puisque, lorsque le capitalisme entre dans sa phase de décadence, nous avons là les bases matérielles et (potentiellement) subjectives pour que le prolétariat trouve les conditions et les raisons de passer à l’insurrection. C’est ce que le CCI s’efforce de montrer au travers de toutes ses analyses alors que Battaglia Comunista, en abandonnant le concept de décadence (26 [1024]) et en s’accrochant à une vision académiste et monocausale de la crise, commence à oublier de le faire. Sa "science économique" à elle ne sert plus à montrer "les anomalies sociales", les "signes de la désagrégation commençante" du capitalisme comme nous exhortaient à le faire les fondateurs du marxisme mais sert à nous refourguer la prose gauchiste et altermondialiste sur les "capacités de survie du capitalisme" au travers de "la financiarisation du système", de la "recomposition du prolétariat", de la tarte à la crème des "transformations fondamentales du capitalisme" suite à la prétendue "troisième révolution industrielle basée sur le micro-processeur" et les nouvelles technologies, etc.
Aujourd’hui Battaglia Comunista est complètement déboussolée et ne sait plus très bien quoi défendre face à la classe ouvrière : Le mode de production capitaliste est-il oui ou non en décadence (27 [1025]) ? Est-ce le mode de production capitaliste ou la formation sociale capitaliste qui est en décadence (28 [1026]) ? Le capitalisme est-il "en crise depuis désormais plus de 30 ans" (29 [1027]) ou connaît-il une "troisième révolution industrielle caractérisée par le microprocesseur" engendrant "une augmentation vertigineuse de la productivité" (30 [1028]) ? Le taux de profit est-il orienté à la hausse comme l’attestent toutes les données statistiques ou est-il toujours en baisse comme le répète invariablement Battaglia, baisse qui est arrivée à un point tel que le capitalisme devrait multiplier les guerres de par le monde pour éviter de tomber en faillite (31 [1029]) ? Le capitalisme se retrouve-t-il aujourd’hui dans l’impasse ou dispose-t-il d’une "longue capacité de résistance" via la "troisième révolution industrielle" (32 [1030]) ou dispose-t-il même d’une "solution" à sa crise via la guerre : "la solution guerrière apparaît comme le principal moyen pour résoudre les problèmes de valorisation du capital" (Plate-forme du BIPR) ? Voilà autant de questions fondamentales pour s’orienter dans la situation présente et sur lesquelles Battaglia Comunista tourne autour du pot et auxquelles elle est bien incapable d’apporter une réponse claire au prolétariat.
C.C.I.
Afin de permettre au lecteur de mieux juger s’il existe réellement une "troisième révolution technologique basée sur le microprocesseur" comme le prétend Battaglia Communista, nous reproduisons ici quelques passages significatifs du livre de P. Arthus (op. cité en note) sur la nouvelle économie qui emprunte largement aux outils d’analyse marxiste : "La nouvelle économie a accéléré la croissance de 1992 à 2000 en raison du supplément d’utilisation de capital qu’elle a entraîné, mais sans en augmenter la productivité globale des facteurs (le progrès technique global). En ce sens, la nouvelle économie diffère nettement des autres découvertes technologiques du passé, comme l’électricité. (...) De façon paradoxale, on peut même se demander si la nouvelle économie existe vraiment. On assiste effectivement à un "bouillonnement"... (...) Il ne s’agit pas de nier cela, mais de se demander si on est en présence d’un véritable cycle technologique. C’est-à-dire d’une accélération durable du progrès technique et de la croissance même après que l’effort d’investissement ait cessé. (...) Le secteur de la nouvelle économie (télécommunication, Internet, fabrication d’ordinateurs et de logiciels...) représente 8 % du total de l’économie américaine ; et même si sa croissance est rapide, elle n’accroît la croissance d’ensemble des Etats-Unis que de 0,3 % par an. Dans le reste de l’économie (les 92 % restant), la croissance de la productivité globale des facteurs (c’est-à-dire la croissance de la productivité qui est possible pour un capital et un travail donnés, le progrès technique pur) n’a pas accéléré beaucoup dans les années 1990. On observe un énorme effort d’investissement des entreprises, pour incorporer les nouvelles technologies à leur capital productif, et c’est essentiellement cet effort d’investissement qui provoque le supplément de croissance, aussi bien du côté de la demande (l’investissement augmente rapidement), que de l’offre (le stock de capital productif augmente de plus de 6 % par an en volume). A nouveau, cette situation n’est pas tenable à long terme. (...) Pour qu’il y ait vraiment cycle technologique, il faudrait qu’à un certain moment l’accumulation de capital produise une accélération de la croissance de la productivité globale des facteurs, donc qu’il puisse y avoir croissance économique plus rapide spontanément, sans que le capital productif continue à s’accroître plus rapidement que le PIB (*). Certains avancent alors que la nouvelle économie n’existe pas, qu’Internet n’est pas une innovation technologique à la hauteur des grandes inventions du passé (l’électricité, l’automobile, le téléphone, le moteur à vapeur,...). l’une des raisons pourrait être que les nouvelles technologies de l’information se substituent à d’anciennes technologies, les remplacent mais ne sont pas vraiment un produit radicalement nouveau qui provoque un supplément net de demande et d’offre ; une autre raison que les coût d’installation, de fonctionnement, de gestion de ces nouvelles technologies sont importants, et l’emportent sur leurs apports. (...) Les incertitudes au sujet de la nouvelle économie, qui sont évoquées ci-dessus, ont été évidemment renforcées par la récession et la crise financière de la période 2001-2002. Il est apparu clairement qu’il y a eu excès d’investissement à la fin des années 1990, que la rentabilité des entreprises n’a pas été fondamentalement améliorée par l’investissement en nouvelles technologies..." (p.4-8).
(*) Ndlr : c’est bien là que réside la différence entre une véritable révolution industrielle et l’épiphénomène actuel de la nouvelle économie. Si Battaglia Communista était capable de lire Marx elle l’aurait compris depuis longtemps.
1 [1031] - Nous n’avons malheureusement pas la place ici de traiter le cas de la Chine et de l’Inde dont on nous rebat les oreilles en permanence. Nous y reviendrons dans un prochain numéro de cette Revue.
2 [1032] - En tant qu'institutions existant au niveau des blocs, ces organismes sont avant tout l'expression d'un rapport de forces basé sur la puissance économique mais surtout militaire en faveur des pays à la tête de ces blocs, respectivement les Etats-Unis et l'URSS.
3 [1033] - 70% des baisses fiscales profitent aux foyers dont les revenus sont parmi les 20% les plus élevés.
4 [1034] - Les bons alimentaires distribués aux familles aux revenus faibles vont être réduits, privant 300 000 personnes de cette aide ; le budget de l’aide sociale à destination des enfants pauvres est gelé pour cinq ans et le budget de la couverture médicale des plus démunis est réduit.
5 [1035] - Partant de 45% du niveau américain en 1950, l’ensemble des économies de l’Allemagne, de la France et du Japon en représentait jusqu’à 80% dans les années 1970 et plus seulement que 70% en l’an 2000.
6 [1036] - A la veille de la Seconde Guerre mondiale, le 1% le plus riche des ménages des Etats-Unis recevait environ 16% du revenu total du pays. En quelques années, à la fin des hostilités, ce pourcentage chuta à 8% où il se maintint jusqu’au début des années 1980 où il est remonté pour retrouver le niveau d’antant (Piketty T., Saez E., 2003, "income Inequality in the United States, 1913-1998", The Quarterly Journal of Economics, Vol. CXVIII, num. 1, pp. 1-39).
7 [1037] - La dette nette, qui elle tient compte des revenus tirés des avoirs des Etats-Unis sur le reste du monde, est tout aussi illustrative car de négative qu’elle était jusqu’en 1985 (c’est-à-dire que les revenus des avoirs des Etats-Unis dans le reste du monde étaient supérieures aux revenus tirés par le reste du monde de leurs avoirs placés aux Etats-Unis) est devenue positive et s’élève à 40 % du PIB en 2003 (c’est-à-dire que les revenus tirés par les avoirs étrangers aux Etats-Unis sont devenus nettement supérieurs aux revenus tirés des avoirs américains placés à l’étranger).
8 [1038] - Le taux d’accumulation du capital est l’investissement de capital fixe rapporté au stock de celui-ci.
9 [1039] - Voir également notre article "La crise économique signe la faillite des rapports de production capitaliste" dans la Revue Internationale n°115.
10 [1040] - Ces trois paramètres sont eux-mêmes décomposables et déterminés par l’évolution de la durée du temps de travail, du salaire réel, du degré de mécanisation de la production, de la valeur des moyens de production et de consommation et de la productivité du capital.
11 [1041] - La réalité s’est donc chargé de démentir au centuple le théorème pourtant encore réitéré aujourd’hui jusqu’à l’écoeurement du chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt : "Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après- demain". Les profits sont là mais ni les investissements ni les emplois !
12 [1042] - Nous reviendrons sur d'autres analyses qui ont cours dans le petit milieu académiste et parasite dans le cadre de nos articles de suivi de la crise ainsi que dans notre série sur "La théorie de la décadence au cœur du matérialisme historique’.
13 [1043] - "Les gains issus de la spéculation sont si importants qu’ils ne sont pas seulement attractifs pour les entreprises "classiques" mais aussi pour bien d’autres, citons entre autres, les compagnies d’assurance ou les fonds de pension dont Enron est un excellent exemple (...) La spéculation représente le moyen complémentaire, pour ne pas dire principal, pour la bourgeoisie, de s’approprier la plus-value (...) Une règle s’est imposée, fixant à 15% l’objectif minimum de rendement pour les capitaux investis dans les entreprises (...) L’accumulation des profits financiers et spéculatifs alimente un processus de désindustrialisation entraînant chômage et misère sur l’ensemble de la planète" (BIPR in Bilan et Perspectives n°4, p.6-7).
14 [1044] - "La longue résistance du capital occidental à la crise du cycle d’accumulation (ou à l’actualisation de la tendance à la chute tendancielle du taux de profit) a évité jusqu’à maintenant l’effondrement vertical qui a frappé au contraire le capitalisme d’Etat de l’empire soviétique. Une telle résistance a été rendue possible par quatre facteurs fondamentaux : (1) la sophistication des contrôles financiers au niveau international ; (2) une restructuration en profondeur de l’appareil productif qui a comporté une augmentation vertigineuse de la productivité (...) ; (3) la démolition conséquente de la composition de classe précédente, avec la disparition de tâches et de rôles désormais dépassés et l’apparition de nouvelles tâches , de nouveaux rôles et de nouvelles figures prolétariennes (...) La restructuration de l’appareil productif est arrivée en même temps que ce que nous pouvons définir comme la troisième révolution industrielle vécue par le capitalisme. (...) La troisième révolution industrielle est marquée par le microprocesseur..." (Prometeo n°8, décembre 2003, Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives).
15 [1045] - Prometeo n°10, décembre 2004, "Décadence, décomposition, produits de la confusion".
16 [1046] - La progression un peu plus rapide de la productivité aux Etats-Unis dans la seconde moitié des années 1990 (qui a permis une accélération du taux d’accumulation venant soutenir la croissance américaine) ne vient en rien démentir son déclin massif depuis la fin des années 1960 (graphique n°8). Nous reviendrons plus amplement sur ce point dans nos prochains articles. Signalons cependant que ce phénomène est à la base de la quasi absence de création d’emploi contrairement aux précédentes reprises ; que cette reprise est légère ; que le doute persiste quant à la pérennité de ces gains de productivité et que l’espoir de leur diffusion aux autres économies dominantes est quasi-exclu. De plus, aux Etats-Unis, un ordinateur est compté comme du capital alors qu’en Europe il l’est comme une consommation intermédiaire. Dès lors, les statistiques US ont tendance à sur-estimer le PIB (et donc la productivité) par rapport aux statistiques européennes puisqu’elles y incluent la dépréciation du capital. Lorsque l’on corrige ce biais, ainsi que l’effet de la durée du travail, on constate que l’écart dans les gains de productivité se réduit fortement entre l’Europe (1,4%) et les Etats-Unis (1,8%) pour la période 1996-2001, gains qui sont toujours très loin des 5 à 6% durant les années 1950 et 1960.
17 [1047] - Ce retournement est conjoncturel car le taux de profit a repris son orientation à la hausse dès la mi-2001 et a retrouvé son niveau de 1997 à la fin de l’année 2003. Cette reprise a été obtenue au moyen d’une gestion très serrée de l’emploi, puisque l’on a pu parler de "reprise sans emplois’, mais également par les moyens classiques de rétablissement du taux de plus-value tels que l’allongement de la durée du travail ou le blocage des salaires rendu encore plus facile par le faible dynamisme du marché du travail. Le freinage du taux d’accumulation consécutif à la récession a également permis de freiner l’alourdissement de la composition organique du capital qui pesait sur sa rentabilité.
18 [1048] - Pour une analyse un tant soit peu sérieuse de ce processus, lire l’article de P. Artus "Karl Marx is back" publié dans Flash n° 2002-04 (aisément disponible sur le Web) ainsi que son livre "La nouvelle économie" dans la collection Repères-La Découverte n°303 dont nous extrayons un passage reproduit dans l’encadré ci-après.
19 [1049] - Précisons "qu’il a été montré par de nombreuses études que, sans les pratiques de flexibilité, l’introduction de la "nouvelle économie" n’amélioraient pas l’efficacité des entreprises" (P. Artus, op. cité).
20 [1050] - Prometeo n°10, décembre 2004, "Décadence, décomposition, produits de la confusion".
21 [1051] - "[pour le CCI] cette contradiction, production de la plus-value et sa réalisation, apparaît comme une surproduction de marchandises et donc comme cause de la saturation du marché, qui à son tour s’oppose au processus d’accumulation, ce qui met le système dans son ensemble dans l’impossibilité de contre-balancer la chute du taux de profit. En réalité [pour Battaglia], le processus est inverse. (...) C’est le cycle économique et le processus de valorisation qui rendent "solvable" ou "insolvable" le marché. C’est partant des lois contradictoires qui règlent le processus d’accumulation que l’on peut arriver à expliquer la "crise" du marché" (Texte de présentation de Battaglia Comunista à la première conférence des groupes de la Gauche Communiste).
22 [1052] - "...nous avons déclaré que nous ne sommes plus intéressés à un quelconque débat/confrontation avec le CCI (...) Si ce sont là – et elles le sont – les bases théoriques du CCI, les raisons pour lesquelles nous avons décidé de ne plus perdre de temps, de papier et d’encre pour discuter ou même polémiquer avec lui, devraient être claires" (Prometeo n°10, décembre 2004, "Décadence, décomposition, produits de la confusion") et "Nous sommes fatigués de discuter de rien quand nous avons à travailler pour chercher à comprendre ce qui arrive dans le monde"” (publié sur le site Web du BIPR [https://www.ibrp.org/] [1053], "Réponse aux accusations stupides d’une organisation en voie de dégénérescence’)
23 [1054] - Prometeo n°10, décembre 2004, "Décadence, décomposition, produits de la confusion."
24 [1055] - Lire également notre article "La crise économique signe la faillite …" dans la Revue Internationale n°115.
25 [1056] - Pour plus de détails sur ce bluff de la dite troisième révolution industrielle, lire notre article sur la crise dans le n°115 de cette Revue dont nous extrayons quelques passages ici : "La "révolution technologique" n’existe que dans les discours des campagnes bourgeoises et dans l’imagination de ceux qui les gobent. Plus sérieusement, ce constat empirique du ralentissement de la productivité (du progrès techni-que et de l’organisation du travail), ininterrompu depuis les années 60, contredit l'image médiatique, bien ancrée dans les esprits d'un changement technologique croissant, d'une nouvelle révolution industrielle qui serait aujourd'hui portée par l'informatique, les télécommunications, internet et le multimédia. Com-ment expliquer la force de cette mystification qui inverse la réalité dans la tête de chacun d'entre nous ?"
Tout d’abord, il faut rappeler que les progrès de productivité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale étaient -bien plus spectaculaires que ce qui nous est présenté à l'heure actuelle comme "nouvelle économie" (...) Depuis lors, les progrès de productivité du travail n’ont fait que décroître (...).
Ensuite, parce qu'une confusion est entretenue en permanence entre l'apparition de nouveaux biens de consommation et les progrès de productivité. Le flux d'innovations, la multiplication de nouveautés aussi extraordinaires soient-ils (DVD, GSM, internet, etc.) au niveau des biens de consommation ne recouvre pas le phénomène du progrès de la productivité. Ce dernier signifie la capacité à économiser sur les ressources requises par la production d'un bien ou d'un service. L'expression progrès techniques doit toujours être entendue dans le sens de progrès des techniques de production et/ou d'organisation, du strict point de vue de la capacité à économiser sur les ressources utilisées dans la fabrication d'un bien ou la prestation d'un service. Aussi formidables soient-ils, les progrès du numérique ne se traduisent pas dans des progrès significatifs de productivité au sein du processus de production. Là est tout le bluff de la "nouvelle économie".
26 [1057] - Lire notre série d’articles La théorie de la décadence au coeur du matérialisme historique commencée dans la Revue Internationale n°118.
27 [1058] - Telle est la raison pour laquelle Battaglia Comunista a annoncé dans le n°8 de sa revue théorique une grande étude sur la question de la décadence : "...le but de notre recherche sera de vérifier si le capitalisme a épuisé sa poussée de développement des forces productives et si cela est vrai, quand, dans quelle mesure et surtout pourquoi" (Prometeo n°8, série VI, décembre 2003 : Pour une définition du concept de décadence).
28 [1059] - "Nous sommes donc certainement confrontés à une forme d’augmentation de la barbarie de la formation sociale, de ses rapports sociaux, politiques et civils, et vraiment – à partir des années 90 – à une marche en arrière dans le rapport entre capital et travail (avec le retour de la recherche de plus value absolue, en plus de celle relative, dans le plus pur style manchesterien) mais cette "décadence" ne concerne pas le mode de production capitaliste, mais bien sa formation sociale dans le cycle actuel d’accumulation capitaliste, en crise depuis désormais plus de 30 ans !" (Prometeo n°10, "Décadence, décomposition, produits de la confusion"). Nous reviendrons dans un prochain numéro de cette revue sur cette élucubration théorique de Battaglia Comunista consistant à prétendre que seule la "formation sociale capitaliste" est en décadence et non le mode de production capitaliste ! Signalons cependant que dans la citation de Engels reproduite ci-dessus, ainsi que dans tous les écrits de Marx et Engels (cf. notre article dans le n°118 de cette revue), ceux-ci parlent bien et toujours de décadence du mode de production capitaliste et non de décadence de la formation sociale capitaliste.
29 [1060] - "...le cycle actuel d’accumulation capitaliste en crise depuis désormais plus de 30 ans !" (Prometeo n°10, décembre 2004, "Décadence, décomposition, produits de la confusion").
30 [1061] - Prometeo n°8, décembre 2003, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives."
31 [1062] - "Selon la critique marxiste de l’économie politique il existe une relation très étroite entre la crise du cycle d’accumulation du capital et la guerre dû au fait qu’à un certain point de tout cycle d’accumulation, à cause de la baisse tendancielle du taux moyen de profit, se détermine une véritable suraccumulation de capital auquel la destruction au moyen de la guerre est rendu nécessaire pour qu’un nouveau cycle d’accumulation puisse reprendre" (notre traduction, Prometeo n°8, décembre 2003, "La guerra mancata").
32 [1063] - "La longue résistance du capital occidental à la crise du cycle d’accumulation (ou à l’actualisation de la tendance à la chute tendancielle du taux de profit) a évité jusqu’à maintenant l’effondrement vertical..." (Prometeo n°8, décembre 2003, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives").
"Nous informons les camarades qui suivent les vicissitudes internationales des groupes de la Gauche Communiste que depuis quelque temps nous sommes l’objet d’attaques violentes et vulgaires de la part du CCI qui enrage car il est lui-même traversé par une profonde et irréversible crise interne qui incite ses ex-militants à étudier avec une attention critique les positions du BIPR.
Nous avons un temps espéré que les (ex ?) camarades du CCI retrouveraient un minimum d’équilibre psychologique et nous avons quelques fois répondu à leurs folles accusation, mais il n’en a rien été. Leur manie de la persécution et les délires de complots qui animent leurs rêves sont évidemment le fruit empoisonné d’un parcours politique basé sur des présupposés complètement étrangers au matérialisme historique.
C'est ce qui les pousse à toujours accuser tout le monde de complot bourgeois contre eux, pratique qui excède tous ceux qui font sérieusement de la politique révolutionnaire. On découvre tout à coup que des militants, ayant un passé militant de plus de 25 ans et ayant été membres des organes dirigeants du CCI ne sont que des voleurs, des voyous ou des parasites.
De ce fait, suivre le CCI serait pour nous une grosse perte de temps que nous ne pouvons pas nous permettre. Pour cette raison, à partir d’aujourd’hui, nous ne répondrons pas ni ne donnerons suite à aucune de leurs vulgaires attaques. Ceux qui voudraient, au contraire, approfondir la connaissance de notre critique des positions du CCI trouveront dans le numéro 10 (à paraître) de Prometeo (2) [1065] notre critique de leur dernière résolution de congrès.
PS : ce communiqué restera 15/20 jours sur notre site."
Qu'en est-il des "attaques violentes et
vulgaires de la part du CCI" dont fait état ce
communiqué ?
Nous avons effectivement porté des critiques très sévères au BIPR, du fait d'un ensemble de comportements de sa part indignes de la tradition de la Gauche communiste et qui peuvent être résumés de la sorte (3) [1066] :
Avoir reproduit sur son site Internet, en différentes langues, des tombereaux de calomnies contre le CCI émanant d'un mystérieux Cercle de Communistes Internationalistes, sans vérification de l'authenticité des faits invoqués par ce Cercle ;
Avoir retardé le plus possible la publication sur son site d'un démenti écrit par nos soins et renvoyant à une réfutation argumentée de ces calomnies, publiée sur notre site Internet ;
N'avoir finalement accédé à notre demande de "droit de réponse" (que n'importe quel journal bourgeois aurait acceptée en de pareilles circonstances) que suite à trois lettres de notre part et, surtout, suite à un certain nombre de faits étant venu démontrer le caractère mensonger des propos de l'aventurier (monsieur B.) qui se dissimulait derrière le mystérieux Cercle de Communistes Internationalistes ;
N'avoir jamais publié la prise de position condamnant cet élément et faite par le NCI (Noyau Communiste International), groupe en Argentine qui sympathise avec les positions du CCI et qui, le premier, a été victime des manœuvres de monsieur B. ;
Avoir choisi la méthode la plus hypocrite pour tenter d'éviter d'être éclaboussé par la vérité qui finissait par s'imposer à propos des agissements de monsieur B. et de la nature de son document : retirer ce dernier de son site, avec le même silence qui avait accompagné sa mise en circulation, alors que pendant près de deux mois il a servi à couvrir notre organisation de tombereaux de boue ;
En d'autres termes, avoir tourné le dos à la seule méthode digne de révolutionnaires en pareille circonstance : condamner énergiquement le comportement de l'imposteur de façon à réparer la faute politique grave commise en cautionnant ses calomnies contre notre organisation.
En fait la réponse du BIPR à notre critique est très claire : c'est une fin de non recevoir justifiée en invoquant le prétexte que nous répondre constituerait une "perte de temps qu'il ne peut pas se permettre". Et par dessus le marché, le BIPR prétend que c'est lui qui est attaqué ! Une telle attitude montre clairement que cette organisation n'a strictement aucun élément concret ni aucun argument politique à nous opposer. En persistant dans cette attitude, nous le répétons, le BIPR fait la preuve qu'il devient un obstacle à la prise de conscience du prolétariat, "pas tant pour le discrédit qu'il pourra apporter à notre organisation mais par le discrédit et le déshonneur que ce type de comportement inflige à la mémoire de la Gauche communiste d'Italie, et donc à sa contribution irremplaçable" ("Lettre ouverte aux militants du BIPR" du 7 décembre 2004).
Examinons à présent cet "approfondissement de la connaissance de la critique des positions du CCI" par BC, promis par le communiqué du BIPR. Il s'agit de l'article en Italien intitulé "Décadence, décomposition, produits de la confusion" du numéro 10 de Prometeo.
Le CCI est totalement en faveur de la confrontation ouverte, sans concession, des points de vue divergents défendus par différents courants au sein du mouvement ouvrier. En effet, "Il n'existe sans doute pas d'autre parti pour lequel la critique libre et inlassable de ses propres défauts soit, autant que pour la social-démocratie, une condition d'existence. Comme nous devons progresser au fur et à mesure de l'évolution sociale, la modification continuelle de nos méthodes de lutte et, par conséquent, la critique incessante de notre patrimoine théorique, sont les conditions de notre propre croissance" (Rosa Luxemburg, Liberté de la critique et de la science). (4) [1067] Ce n'est donc pas un hasard si, contrairement aux tendances opportunistes au sein du mouvement ouvrier, les courants incarnant la gauche marxiste au sein de celui-ci ont toujours, à l'image de Lénine, Rosa Luxemburg et Pannekoek, accueilli avec enthousiasme la polémique qu'ils considéraient comme vivifiante. Le CCI estime qu'il s'inscrit totalement dans cette tradition, comme en témoigne l'existence de nombreuses polémiques sérieuses parues dans sa presse et dont l'honnêteté n'a, à ce jour, été contestée par personne.
Concernant l'article de Prometeo, nous devons reconnaître n'avoir pas été saisis par la "profondeur" qui avait été promise mais cela ne constitue pas le problème le plus important. En effet, BC semble ignorer, ou avoir oublié, que la polémique au sein du milieu révolutionnaire n'a rien à voir avec la "joute politique" telle qu'elle est pratiquée par la bourgeoisie et dont la finalité est de "marquer des points" contre l'adversaire en le déconsidérant au moyen de toutes sortes de procédés propres aux méthodes de cette classe : effets de manches, mauvaise foi, supercheries, mensonges, etc. Ainsi, c'est à de tels procédés que BC a recours pour tenter de faire prévaloir "à tout prix" son point de vue. C'est la raison pour laquelle, sans sous-estimer l'importance qu'il y a de continuer à prendre position sur des questions essentielles où des divergences sérieuses séparent nos deux organisations – ce que ferons prochainement à nouveau (5) [1068] -, c'est à cette démarche politique de BC que nous voulons donner la priorité, en la critiquant fortement car elle est tout à fait inacceptable de la part d'une organisation se réclamant du marxisme et de la tradition de la Gauche communiste.
Ce n'est pas la première fois que nous sommes amenés à relever des problèmes de ce type dans la discussion avec cette organisation. Par exemple, en mars 2001, dans un article en deux parties consacré à la critique de la démarche opportuniste dans la construction du Parti adoptée par le BIPR (6) [1069], nous écrivions, à propos d'une réponse de cette organisation à la première partie de cet article, "[le CCI] n'est cité que quand c'est extrêmement nécessaire. L'ensemble de l'article est superficiel et dépourvu de citations de nos positions, lesquelles sont, au contraire, synthétisées par BC qui en reproduit certaines de façon clairement déformée." Mais, alors qu'à l'époque nous voulions bien croire que "cela relève d'une incompréhension de celles-ci [nos positions] et non d'une manifestation de mauvaise fois" aujourd'hui, compte tenu du caractère systématique de la déformation et de l'énormité de certains mensonges, nous sommes partagés sur les causes d'une telle attitude : faut-il la mettre sur le compte de la sénescence intellectuelle et politique ou bien l'attribuer à un cynisme extrême traduisant la perte totale de toute moralité et de tout repère prolétarien de la part de cette organisation. Pourquoi pas les deux ? En tout cas, le lecteur pourra juger sur pièce.
L'article de Prometeo s'en prend pêle-mêle à notre position relative à la capacité de la bourgeoisie et de ses syndicats de manœuvrer contre la classe ouvrière (comme ce fut le cas lors des grèves de décembre 95 en France) et à notre analyse du parasitisme politique. C'est sans retenue qu'après avoir effleuré la première question, la plume ravageuse de BC défigure délibérément, pour les besoins mesquins de sa basse polémique, notre analyse du parasitisme. Voici ce qui est dit : "Chacun a eu le moyen de vérifier cette vision, celle du CCI, d’une bourgeoisie comploteuse en différentes occasions, parmi lesquelles (…) les thèses sur le "parasitisme" qui attribuent à la bourgeoisie tout court la responsabilité de créer des groupuscules parasites, exprès pour faire des dégâts dans le CCI". L'auteur de l'article a le culot de présenter ce qu'il dit comme des évidences, "Chacun a eu le moyen de vérifier cette vision", et d'invoquer nos "thèses sur le parasitisme" comme étant la preuve de cette évidence. En présence d'un tel mensonge, il est nécessaire de citer longuement ces thèses :
"le phénomène du parasitisme politique résulte (…) essentiellement de la pénétration d'idéologies étrangères au sein de la classe ouvrière (…) (Point 8 des "Thèses sur le parasitisme" publiées dans la Revue Internationale n° 94)
Il constitue une menace "dans une période d'immaturité relative du mouvement où les organisations du prolétariat ont encore un faible impact et peu de traditions" Point 8)
"… la notion de parasitisme politique n'est nullement une invention du CCI. (…) C'est l'AIT, à commencer par Marx et Engels, qui caractérisait déjà de parasites ces éléments politisés qui, tout en prétendant adhérer au programme et aux organisations du prolétariat, concentrent leurs efforts sur le combat, non pas contre la classe dominante, mais contre les organisations de la classe révolutionnaire" (point 9) ;
la vulnérabilité au parasitisme est due aujourd'hui plus spécifiquement à la "rupture de la continuité organique avec les traditions des générations passées de révolutionnaires qui explique avant tout le poids des réflexes et des comportements anti-organisationnels petits-bourgeois parmi beaucoup d'éléments qui se réclament du marxisme et de la Gauche communiste" (point 12) ;
"le parasitisme ne constitue pas comme tel une fraction de la bourgeoisie, n'ayant ni programme ni orientation spécifiques pour le capital national, ni une place particulière dans les organes étatiques pour contrôler la lutte de la classe ouvrière" (point 18) ;
cependant, "La pénétration d'agents de l'Etat dans la mouvance parasitaire est évidemment facilitée par la nature même de celle-ci dont la vocation fondamentale est de combattre les véritables organisations prolétariennes" (point 20).
De plus, si la question du parasitisme est effectivement présente en conclusion de la résolution de notre 15e congrès critiquée par BC, c'est pour dire ceci : "De même que pour la classe toute démission face à la logique de la décomposition ne peut que la priver de sa capacité à répondre à la crise à laquelle l'humanité est confrontée, de la même manière, la minorité révolutionnaire elle-même risque d'être terrassée et détruite par l'ambiance putride qui l'entoure, et qui pénètre dans ses rangs sous la forme du parasitisme, de l'opportunisme, du sectarisme et de la confusion théorique". Nous mettons au défit quiconque de trouver un lien entre ce qu'écrit BC et ce qu'écrit le CCI sur le parasitisme, y inclus au sein de ce qui n'a pas été cité ici. En effet, à la lecture de nos textes, qui sont publics y inclus pour le BIPR, il ressort que, contrairement à la vision policière que nous prête frauduleusement BC, le parasitisme politique n'est pas une création délibérée de la bourgeoisie mais le produit de la pression de l'idéologie bourgeoise dans certaines circonstances historiques.
Et de la lecture de l'ensemble de l'article de Prometeo, il ressort que BC est un piètre faussaire mais aussi un inlassable calomniateur.
En fait l'exemple ci-dessus constitue une expression caricaturale de la malhonnêteté qui traverse tout l'article de Prometeo.
Le tripatouillage des écrits de « l'adversaire »
L'article de BC reproche à notre résolution de contenir, dans ses points 6 à 9, "des phrases vides de sens", dont la suivante qui constituerait "une perle" en la matière : "L’abandon de ces institutions [l'ONU et l'OTAN] du "droit international" représente une avancée significative du développement du chaos dans les rapports internationaux". Le problème ne réside pas dans la qualification par BC de cette phrase mais plutôt dans le fait que, isolée de son contexte, celle-ci peut laisser penser que nous estimons que l'ONU aurait un rôle d'arbitre international, au dessus des intérêts particuliers des uns et des autres, à même de garantir un certain ordre mondial et dont la perte d'influence, serait alors un facteur de chaos. Or ce n'est pas cela notre position (et BC le sait pertinemment comme elle sait très bien également que le CCI a toujours considéré l'ONU comme "un repère de brigands" (7) [1070]), comme on peut s'en apercevoir en lisant les deux phrases précédentes de notre résolution, non citées par BC : "Cette crise met en évidence la fin non seulement de l’OTAN (dont l’inadéquation s’est vue à travers son incapacité à s’accorder sur la "défense" de la Turquie juste avant la guerre) mais aussi des Nations Unies. La bourgeoisie américaine considère de plus en plus cette institution comme un instrument de ses principaux rivaux et dit ouvertement qu’elle ne jouera aucun rôle dans la "reconstruction" de l’Irak".
L'art de jouer sur les mots pour salir les propos et la pensée de « l'adversaire »
La résolution du CCI critiquée par BC revient sur la période de décomposition : "… la classe ouvrière, dont les luttes dans la période de 1968 à 1989 avaient empêché la bourgeoisie d'imposer sa "solution" à la crise économique, était de plus en plus confrontée aux conséquences de son propre échec à élever ses luttes à un niveau politique plus haut et à offrir une alternative à l'humanité. La période de décomposition, résultat de cette "impasse" entre les deux classes principales, n'apporte rien de positif à la classe exploitée. Bien que la combativité de la classe n'ait pas été anéantie dans cette période, et qu'un processus de maturation souterraine de la conscience y était encore sensible, en particulier sous la forme "d'éléments en recherche" et de petites minorités politisées, la lutte de classe partout dans le monde a subi un recul qui n'est toujours pas terminé. La classe ouvrière dans cette période a été confrontée non seulement à ses faiblesses politiques, mais aussi au danger de perdre son identité de classe sous le poids d'un système social en pleine désintégration." Cette analyse du CCI est résumée de la sorte sous la plume de BC : "la décomposition (du mode de production ? de la formation sociale ? Bof) serait donc le résultat de l’équilibre stable qui aurait été atteint entre les classes, prolétariat et bourgeoisie." Ce n'est pas comme cela que nous aurions, pour notre part, synthétisé notre pensée mais, compte tenu du fait que BC ne comprend pas cette question, nous ne pouvons le lui reprocher. Par contre, la façon dont BC poursuit est significative de sa méthode qui joue sur l'emploi du terme "responsabilité" pour donner à notre analyse un sens tout à fait différent de ce que nous exprimons réellement, de manière à dénaturer notre propos : "En particulier, la classe prolétarienne en serait responsable [de la décomposition]… parce qu’elle se serait montré incapable d’élever ses luttes à un niveau politique supérieur." Il existe effectivement une responsabilité historique de la classe ouvrière à renverser le capitalisme avant qu'il ne plonge la société dans une barbarie sans retour. Il appartient au prolétariat de se hisser à la hauteur de cette responsabilité. Ceci est une chose que les révolutionnaires affirment depuis la première vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Une autre chose est de nous attribuer l'idée de rendre la classe ouvrière "responsable" de la décomposition du capitalisme. C'est une calomnie bon marché qui permet à BC de conclure (sans aucune explication d'ailleurs) : "Faire passer sa propre inadéquation théorique pour une faiblesse de la classe est une fourberie de bas niveau et qui ne paye pas."
Nous avons vu ci-dessus en quoi c'était une constante chez BC de déformer les propos du CCI, parfois très grossièrement, en vue de les ridiculiser, les dévaloriser, les disqualifier. Pour chacune des falsifications évoquées précédemment, il est néanmoins toujours possible d'invoquer, à côté d'une mauvaise fois évidente de BC, sa méconnaissance profonde des positions critiquées et son désintérêt manifeste pour celles-ci, en lien avec le caractère superficiel de sa démarche politique. Ce n'est désormais plus possible dans l'exemple qui suit, digne des méthodes de propagande mises en œuvre par Goebbels pour qui "un mensonge énorme porte avec lui une force qui écarte le doute".
L'article de Prometeo revient sur l'analyse des enjeux historiques tels que les exprimait le CCI avant la disparition des blocs. Alors que pendant toute la période de la guerre froide, l'existence de deux blocs impérialistes rivaux se partageant le monde et se faisant face était une condition pour l'éclatement d'une troisième guerre mondiale, le seul obstacle à une telle issue fatale pour l'humanité était constitué par l'existence d'une classe ouvrière non embrigadée par la bourgeoisie, contrairement à la situation qui avait prévalu à la veille des deux premiers conflits mondiaux. Pendant toute cette période, le CCI n'a pas cessé de combattre les illusions, dont certaines émanaient de groupes révolutionnaires comme BC, alimentant une sous-estimation de la gravité des enjeux en participant à propager des sornettes du type, "la bourgeoisie n'étant pas suicidaire, elle ne déclenchera jamais une guerre nucléaire", ce qui dans le fond venait donner du crédit à la thèse de la bourgeoisie de "l'équilibre de la terreur". Aujourd'hui BC ne renie pas ce qu'elle disait à ce propos : "Bien entendu, le danger nucléaire restait un des facteurs de refroidissement des tensions, ou bien un fort stimulus pour les centres de commande de l’impérialisme à chercher des solutions alternatives." ("Décadence, décomposition, produits de la confusion"). De plus, elle constate justement qu'avec la disparition des blocs, le CCI a changé sa formulation de l'alternative historique, "guerre ou révolution" étant devenu "destruction de l'humanité ou révolution", la destruction de l'humanité pouvant résulter soit d'une guerre mondiale (8) [1071], en cas de reconstitution de deux nouveaux blocs impérialistes et de défaite de la classe ouvrière, soit de la multiplication de guerres locales de plus en plus dévastatrices et de l'enfoncement du capitalisme dans le chaos et la décomposition jusqu'à un point de non retour. Alors que, sur cette question, l'article de BC avait jusque là reproduit à peu près fidèlement nos positions, subitement BC sort sa "botte secrète", l'invention, non pas du siècle mais celle qui surpasse toutes les déformations à l'actif de son triste palmarès : "Maintenant, tout à trac, le CCI nous informe que la seule raison du non déclenchement de la guerre, en substance, était le fait qu’une guerre nucléaire aurait anéanti l’humanité." N'en croyant pas nos yeux, nous avons lu et relu ce passage. Non seulement rien de tel n'est écrit dans la résolution du CCI, mais rien non plus qui pourrait-être interprété de la sorte dans tous nos textes antérieurs et postérieurs à cette résolution. Mais, surtout, aucun quiproquo n'était possible dans la mesure où, lors de la réunion publique du BIPR du 2 octobre 2004 à Paris, le CCI l'a interpellé publiquement, en ces termes : "Le BIPR défend-il aujourd'hui encore son analyse suivant laquelle si une troisième guerre mondiale n'a pas éclaté avant l'effondrement du bloc de l'Est c'est à cause de la bombe atomique et de 'l'équilibre de la terreur' ?". Dans le compte-rendu pour la presse que nous avons réalisé de cette réunion ("Le vide politique et l'absence de méthode du BIPR" dans Révolution Internationale n° 351), nous rapportons les faits suivants : "aucun militant du BIPR n'a voulu, dans un premier temps, répondre à notre question. Et c'est seulement lorsque nous avons posé cette question pour la troisième fois que l'un d'entre eux a daigné enfin nous répondre, de façon très succincte (et sans aucune argumentation) : "l'équilibre de la terreur est UN des facteurs qui explique que la bourgeoisie n'a pas pu déchaîner une troisième guerre mondiale". Il était donc impossible à BC d'ignorer qu'au moment de cette réunion publique, c'est-à-dire environ deux mois avant la publication dans Prometeo de l'article dont il est question, nous demeurions en profond désaccord avec elle sur cette question.
Moralité : en plus d'adopter vis-à-vis du CCI des pratiques de la bourgeoisie, BC se paie ouvertement la tête du lecteur.
Confondu par le caractère mensonger des calomnies contre le CCI qu'il avait complaisamment relayées sur son site, le BIPR a commencé par tenter d'effacer subrepticement les traces de son mauvais coup (9) [1072] en vue d'étouffer l'affaire. Lorsque le CCI lui demande des comptes, il s'écrie qu'il est attaqué : "à partir d’aujourd’hui, nous ne répondrons pas ni ne donnerons suite à aucune de leurs vulgaires attaques" (dans "Dernière réponse aux accusations du CCI ")10) [1073]! Pour faire diversion au problème énorme que pose son comportement politique, le BIPR "porte le fer" sur les désaccords entre nos deux organisations relatifs à des questions programmatiques et d'analyse générale en publiant son article dans Prometeo "Décadence, décomposition, produits de la confusion". Mais, là aussi, incapable d'affronter honnêtement les vraies divergences, il est contraint d'exécuter de mauvais tours de prestidigitateur afin de ne pas répondre aux vrais arguments politiques du CCI. Et enfin, pour se prémunir de devoir rendre des comptes sur ses nouvelles forfaitures, il affiche une fin définitive de non recevoir qu'il justifie avec une morgue qui n'a d'égale que son inanité politique : "Si ce sont là – et elles le sont – les bases théoriques du CCI, les raisons pour lesquelles nous avons décidé de ne plus perdre de temps, de papier et d’encre pour discuter ou même polémiquer avec lui, devraient être claires."(11) [1074]
Le BIPR parvient-il encore à se tromper lui-même et à tromper ses inconditionnels ? A ceux-là, il faudra quand même qu'il explique en quoi il est inutile de discuter avec le CCI, du fait de ses bases théoriques, alors qu'il est tout à fait possible de le faire avec la FICCI et même d'avoir avec elle des contacts qui "existent et résistent"(12) [1075], alors que cette dernière prétend justement représenter le vrai CCI avec les mêmes "bases théoriques!" La différence la plus importante entre le CCI et la FICCI, et c'est certainement cela qui doit rendre cette dernière plus attrayante aux yeux du BIPR(13) [1076], c'est qu'elle s'est livrée à des dénigrements de notre organisation, a suscité la suspicion quant à l'existence d'agents de l'Etat en son sein (typique du travail de la provocation policière), a commis des vols à son encontre, s'est livrée au mouchardage en rendant publics des éléments sensibles de sa vie interne(14) [1077] et récemment a menacé rien de moins que de "trancher la gorge" à l'un de nos militants(15) [1078].
Voilà le triste état dans lequel se trouve aujourd'hui une composante issue de la Gauche communiste d'Italie, courant qui dans les années trente, en pleine période de contre-révolution, avait su maintenir l'honneur du prolétariat révolutionnaire contre la trahison des PC et face à la dégénérescence du trotskisme. Il est vrai que cette composante politique qui est à l'origine de la fondation du PCInt en 1943 en Italie s'était déjà illustrée très tôt, à cette occasion justement, par une ouverture opportuniste vis-à-vis de groupes en provenance du PSI (Parti socialiste italien) et du PCI (Parti communiste italien) ou d'éléments qui avaient rompu précédemment avec le cadre programmatique de la Gauche italienne pour se lancer dans des aventures contre-révolutionnaires(16) [1079]. La Fraction française de la gauche communiste (FFGC qui publiait Internationalisme), dont se revendique le CCI, avait alors critiqué cette démarche qui tournait le dos à l'intransigeance programmatique et organisationnelle de la Gauche communiste d'Italie dans les années 1930(17) [1080]. Ainsi, la FFGC écrivait en novembre 1946 une lettre (publiée dans Internationalisme n° 16 de décembre 1946) où elle faisait la liste de toutes les questions à discuter concernant des divergences au sein de la GCI(18) [1081]. Ce qui arriva c'est que, de la même manière que la GCI avait été exclue de façon bureaucratique de l'IC après 1926, exclue de nouveau de l'Opposition de gauche en 1933, ce fut ensuite au tour de la GCI d'écarter la Fraction française de la discussion politique en son sein afin d'éviter la confrontation politique. La "justification" alors invoquée pour une telle mesure n'est pas sans rappeler la mauvaise fois congénitale du BIPR : "Puisque (…) votre lettre démontre une fois de plus la constante déformation des faits et des positions politiques prises soit par le PCI d'Italie, soit par les fractions françaises et belges (…) votre activité se borne à jeter la confusion et la boue sur nos camarades, nous avons exclu à l'unanimité la possibilité d'accepter votre demande de participation à la réunion internationale des organisations de la GCI". Cet extrait de lettre du PCInt est cité dans l'article "La discipline … force principale" paru dans Internationalisme n° 25, août 1947(19) [1082]. Le même article d'Internationalisme n° 25 fait le commentaire suivant : "On pensera ce que l'on voudra de l'esprit dans lequel a été faite cette réponse mais on doit constater qu'à défaut d'arguments politiques elle ne manque pas d'énergie et de décision … bureaucratique."
La méthode utilisée actuellement par BC à notre encontre n'est donc pas nouvelle de la part de cette organisation même si, du fait des circonstances différentes, elle s'exprime également sous une forme différente. En effet, la question de notre exclusion ne se pose pas puisque nous ne n'appartenons pas à une organisation commune. Quant à notre "disqualification" actuelle auprès de tout un milieu sympathisant avec les positions de la Gauche communiste, il apparaît clairement que cela constitue un objectif pour BC, étant donnée sa vision concurrentielle et sectaire des relations entre groupes communistes. Mais pour arriver à ses fins, répugnant à la confrontation franche et loyale, elle recourt à la déloyauté, à la calomnie et à l'esquive à travers de dédaigneuses fins de non recevoir face aux arguments du contradicteur.
Le dédain et le mépris avec lesquels la GCI avait à l'époque traité cette petite minorité constituée par la FFGC ayant critiqué la constitution opportuniste du PCInt, trouvait une fausse légitimation dans la disproportion existant alors entre, d'une part, la GCI avec des composantes en Italie (un parti ayant compté à sa formation plusieurs milliers de membres) en Belgique et en France et, d'autre part, la petite FFGC très réduite numériquement et n'existant qu'en France. C'est encore avec la même arrogance que le BIPR traite aujourd'hui le CCI, mais le ridicule en plus. En effet, s'il a bien conscience que, malgré son existence dans 13 pays, le CCI est encore une petite organisation révolutionnaire, le BIPR n'a visiblement pas pris la mesure du fait qu'il est lui-même une minuscule organisation. BC peut très bien chercher à se consoler en prenant ses rêves et les racontars de la FICCI pour des réalités et se rassurer en répétant à satiété que le CCI est "traversé par une profonde et irréversible crise interne", cela ne change rien à la réalité actuelle du CCI. Celui-ci fait face à ses responsabilités d'analyse de la situation, d'intervention dans la classe ouvrière, sort régulièrement sa presse, est capable d'aller à la rencontre de l'éveil à la politique révolutionnaire qui se fait jour au sein des jeunes générations et … trouve même le temps de se défendre face aux attaques dont il a été l'objet de la part de l'alliance du BIPR avec le parasitisme. Il est vrai qu'on parle davantage des crises du CCI que de celles du BIPR. Et pour cause ! Non seulement le CCI ne les cache pas mais encore en expose publiquement les racines et les leçons face à la classe ouvrière. Par ailleurs, comme nous l'avons déjà mis en évidence en réponse au BIPR (voir notre article "Le vol et la calomnie ne sont pas des méthodes de la classe ouvrière" publié sur notre site Internet), toutes les organisations vivantes du mouvement ouvrier (en particulier l'AIT et le POSDR) ont eu à mener en leur sein des combats en vue de leur défense contre des conceptions et comportements politiques étrangers au prolétariat (20) [1083]. Il est vrai que le BIPR n'est pas bavard sur des problèmes de ce type pouvant affecter sa vie politique. Nous découvrons néanmoins, au détours d'une phrase, les conceptions aberrantes en vigueur dans cette organisation. En effet, pour justifier le vol du fichier de nos abonnés par une militante qui allait participer à la fondation de la FICCI, le BIPR s'exprime en ces termes : "si des camarades dirigeants du CCI -qui, comme tels disposaient du fichier d'adresses de leur organisation- rompent avec l'organisation, déclarant de plus vouloir regagner des camarades à la 'juste voie', gardent le fichier des adresses, il ne s'agit pas d'un vol. Le faux moralisme du CCI pue l'hypocrisie quand il lance des accusations de tout genre à qui l'abandonne." ("Réponse aux accusations stupides d'une organisation en voie de désintégration", publié sur le site Internet du BIPR). Nous avons déjà montré ("Le vol et la calomnie ne sont pas des méthodes de la classe ouvrière") en quoi est nulle et non avenue cette justification du vol d'un outil de l'organisation qui appartient à celle-ci comme un tout, et non aux individus qui la composent. A cette occasion, nous avions signalé que parler d'une "organisation avec à sa tête des dirigeants" renvoyait à une conception de l'organisation que nous ne partagions pas. Il a existé et il existe encore dans le mouvement ouvrier des visions de l'organisation, théorisées notamment par le courant bordiguiste (le cousin germain du BIPR) qui opèrent explicitement une distinction, au sein de l'organisation, entre les dirigeants et la base des militants.(21) [1084] De telles visions constituent des concessions à une vision hiérarchique et bourgeoise de l'organisation. A l'inverse de cette vision, le parti, comme toute organisation révolutionnaire, ne peut remplir sa fonction que s'il est un lieu d'élaboration collective, par tous ses membres, des orientations politiques. Ceci implique nécessairement la discussion la plus ouverte et la plus large possible, à l'image de la classe ouvrière dont l'émancipation a pour condition l'action consciente collective.
Nous n'avions pas encore commenté cette conception du BIPR qui attribue des prérogatives aux "membres dirigeants", ici celle de voler sans que cela soit condamnable, et qui relève elle aussi d'une telle vision hiérarchique de l'organisation. Mais on serait tenté de la faire résulter, non pas de l'influence de l'idéologie bourgeoise mais bien plutôt de l'idéologie… féodale. En effet, cette illumination du BIPR nous transpose tout droit au Moyen Age, avec les nobles qui ont le privilège, pour les besoins de la chasse ou de la guerre, de pouvoir saccager les récoltes des paysans et qui, pour leur propre plaisir, disposent également du droit de cuissage.
Si on assiste aujourd'hui, dans le fond, à une répétition de l'histoire de la part de BC, ce serait néanmoins erroné d'en déduire que cette organisation demeure invariablement égale à elle-même. En effet, la répétition de pratiques opportunistes n'est pas sans conséquence sur la dynamique d'une organisation, en particulier lorsque celle-ci est imperméable à la critique et fermée à toute remise en cause. Les flirts répétés du BIPR avec des groupes étrangers aux positions ou aux méthodes du prolétariat, et en particulier le dernier en date avec la canaille de la FICCI, l'ont amené à s'inspirer de leurs méthodes bourgeoises.
Dans ce texte, et dans les précédents auxquels il se réfère, nous avons démontré que nos critiques au BIPR sont parfaitement fondées et que les accusations de cette organisation à notre encontre reposent sur du sable. Nous continuons d'attendre de lui (et nous ne nous lasserons pas) qu'il démontre ce qu'il affirme, le maintien de sa part d'une attitude silencieuse ne pouvant signifier autre chose qu'il n'a en fait rien à dire.
Le CCI
1 [1085] Le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR - www.ibrp.org [751]), fondé par le Partito Comunista Internazionalista - Battaglia Comunista (BC) et par la Communist Workers' Organisation (CWO) en Angleterre, se revendique de la tradition de la Gauche communiste d'Italie.
2 [1086] Prometeo est la revue théorique de Battaglia Comunista.
3 [1087] Nous invitons nos lecteurs à consulter sur notre site les documents se rapportant à cette affaire, en particulier le dernier d'entre eux : la "lettre ouverte aux militants du BIPR" du 7 décembre 2004.
4 [1088] Ce qui était vrai pour la Social démocratie alors qu'elle était encore une organisation de la classe ouvrière vaut tout autant pour toutes les organisations du mouvement ouvrier, quelle que soit leur influence au sein de la classe ouvrière, et s'applique donc encore aujourd'hui pleinement aux petites organisations qui sont restées fidèles, sur le plan des positions programmatique, à la lutte du prolétariat pour son émancipation.
5 [1089] En fait, l'article de BC est relatif à un document du CCI qui date de bientôt deux ans maintenant. Nous ne renions en rien son contenu mais il convient de signaler que, plus récemment mais toutefois avant la parution de cet article de BC, nous avons publié des textes directement en polémique avec le BIPR, justement sur les questions centrales dont il est question. Il s'agit des deux parties de l'article "L'abandon par BC du concept marxiste de décadence d'un mode de production" parues dans les numéros 119 et 120 de la Revue Internationale et de l'article "Le vide politique et l'absence de méthode du BIPR", publié dans Révolution Internationale n° 351, qui constitue le compte-rendu de la réunion publique du BIPR du 2 Octobre 2004 à Paris. Ces textes sont, à ce jour, restés sans réponse. Peut-être dans deux ans recevront-ils une réponse de la part du BIPR, si celui-ci arrive à dégager un peu de son précieux temps.
6 [1090] "La vision marxiste et la vision opportuniste de la construction du parti" dans les numéros 103 et 105 de la Revue Internationale.
7 [1091] Comme d'ailleurs Lénine qualifiait la SDN (Société Des Nations, ancêtre de l'ONU.)
8 [1092] Le CCI n'a néanmoins pas attendu l'effondrement du bloc de l'est pour mettre en évidence qu'une troisième guerre mondiale signifierait la disparition de l'humanité ou, pour le moins, une régression de la civilisation des millénaires en arrière.
9 [1093] Au cas où le BIPR deviendrait totalement amnésique concernant certains moments du passé, nous avons gardé des copies d'écran des textes qu'il a fait disparaître de son site.
10 [1094] Le BIPR se plaint de notre vulgarité à son encontre. Il est vrai que nous critiquons avec dureté, parfois avec ironie, certains de ses comportements. Ils le méritent bien et il est parfois difficile d'appeler un chat autrement qu'un chat. Mais le BIPR est assez mal venu de s'en plaindre, surtout qu'il est beaucoup moins regardant et sensible lorsque, galvanisée par les charges de l'aventurier monsieur B., à notre encontre, la FICCI nous traite de "salopards" dans un texte publié en octobre 2004 sur son site. Par la suite, après que nous ayons démontré de façon irréfutable que les accusations du citoyen B. sur lesquelles elle s'appuyait pour justifier ses insultes étaient de pures inventions, elle a retiré ce texte de son "bulletin jaune" publié sur Internet.
11 [1095] Notons quand même que le BIPR était beaucoup moins regardant pour dépenser son temps lorsque, s'agissant de donner la meilleure diffusion aux calomnies de monsieur B. contre le CCI, il trouvait les moyens de traduire ses textes en plusieurs langues, pour les placer sur son site.
12 [1096] "Réponse aux accusations stupides d'une organisation en voie de désintégration", texte du BIPR publié sur son site Internet.
13 [1097] La FECCI constitue aussi un appât pour le BIPR parce qu'il espère, en récupérant ses membres (ce dont il ne se cache pas), se renforcer numériquement en France et, qui sait, de s'implanter au Mexique. En d'autres termes, interviennent fortement dans son jugement des considérations de "pêche à la ligne" vis-à-vis de ceux qui, en même temps qu'ils prétendent représenter le vrai CCI, "étudient avec une attention critique les positions du BIPR" ("Dernière réponse aux accusations du CCI"). Si le BIPR a décidé de ne pas être regardant quant à la nature du "poisson" péché, il ne nous appartient plus de le mettre en garde une nouvelle fois.
14 [1098] A ce sujet, lire notre article "Les méthode policières de la FICCI" dans Révolution Internationale n° 330.
15 [1099] Lire l'article "Des menaces de mort contre des militants du CCI" dans Révolution Internationale n° 354.
16 [1100] Lire nos articles "Battaglia Comunista : à propos des origines du Parti Communiste Internationaliste" dans la Revue Internationale n° 34 et "Le Parti Communiste International (Programme Communiste) à ses origines, tel qu'il prétend être, tel qu'il est", dans la Revue Internationale n° 32.
17 [1101] Lire notre livre, La Gauche communiste d'Italie.
18 [1102] Afin qu'ils se rendent compte du sérieux avec lequel furent explicitées ces divergences et critiques, nous conseillons à nos lecteur de consulter la liste en question publiée dans notre brochure La Gauche communiste de France.
19 [1103] Article republié sous le même titre dans la Revue Internationale n° 34.
20 [1104] Et toutes ces organisations également, à l'occasion de combats en leur sein, ont perdu des éléments au long et parfois prestigieux passé militant, ayant, sous une forme ou une autre, trahi la cause du prolétariat. Le trahison et la transformation en voyous d'une poignée de "vieux militants" du CCI n'est certainement pas une "première" dans l'histoire du mouvement ouvrier comme semble le penser le BIPR quand il écrit : "On découvre tout à coup que des militants, ayant un passé militant de plus de 25 ans (...) ne sont que des voleurs, des voyous ou des parasites."
21 [1105] De telles visions ont déjà été combattues par la FFGC notamment dans sa critique de "la conception du chef génial" (pour laquelle seules des individualités particulières – les chefs géniaux – ont la capacité d'approfondir la théorie révolutionnaire pour la distiller et la transmettre en quelque sorte "toute mâchée" aux membres de l'organisation) et celle de "la discipline … force principale" (qui conçoit les militants de l'organisation comme des simples exécutants qui n'ont pas à discuter des orientations politiques de l'organisation) dans Internationalisme n° 25. Ces visions avaient aussi été combattues par Lénine lorsqu'il écrivait "il est du devoir des militants communistes de vérifier par eux-mêmes les résolutions des instances supérieures du parti. Celui qui, en politique, croit sur parole est un indécrottable idiot" (cité par Internationalisme n° 25).
De Marx à la Gauche communiste (1e partie)
Dans le premier article de cette série publié dans le n°118 de la Revue internationale nous avons vu en quoi la théorie de la décadence constitue le coeur même du matérialisme historique dans l’analyse de l’évolution des modes de production chez Marx et Engels. C’est à ce titre que nous la retrouverons au centre des textes programmatiques des organisations de la classe ouvrière. De plus, non contentes de reprendre ce fondement du marxisme, certaines d’entre-elles en développeront l’analyse et/ou les implications politiques. C’est selon ce double point de vue que nous nous proposons ici de brièvement passer en revue les principales expressions politiques du mouvement ouvrier en commençant, dans cette première partie, par le mouvement ouvrier à l’époque de Marx, la Deuxième Internationale, les gauches marxistes qui s’en dégageront ainsi que l’Internationale Communiste à sa constitution. Dans une seconde partie de cet article qui paraîtra ultérieurement, nous examinerons plus particulièrement le cadre d’analyse des positions politiques élaborées par la 3e Internationale puis par les fractions de gauche qui s’en dégageront au cours de sa dégénérescence et constitueront le courant des groupes de la Gauche communiste qui sont à la base de notre propre filiation politique et organisationnelle.
Le mouvement ouvrier au temps de Marx
Marx et Engels ont toujours très clairement exprimé que la perspective de la révolution communiste dépendait de l'évolution matérielle, historique et globale du capitalisme. Dès lors, la conception selon laquelle un mode de production ne peut expirer avant que les rapports de production sur lesquels il s’appuie soient devenus des entraves au développement des forces productives, fut à la base de toute l’activité politique de Marx et Engels et de l'élaboration de tout programme politique prolétarien.
Si, à deux reprises, Marx et Engels ont cru déceler l’avènement de la décadence du capitalisme (1 [1106]), ils ont néanmoins rapidement corrigé leurs appréciations et reconnu que le capitalisme était encore un système progressif. Leur vision, déjà ébauchée dans Le Manifeste Communiste et approfondie dans tous leurs écrits de cette époque, selon laquelle le prolétariat venant au pouvoir dans cette période aurait comme principale tâche de développer le capitalisme de la façon la plus progressive possible, et non simplement de le détruire, était une expression de cette analyse. C’est pourquoi la pratique des marxistes de la 1ere Internationale était avec raison basée sur l'analyse selon laquelle, tant que le capitalisme avait encore un rôle progressif à jouer, il était nécessaire pour le mouvement ouvrier de soutenir les mouvements bourgeois qui préparaient le terrain historique du socialisme : "Il a déjà été dit plus haut que le premier pas dans la révolution ouvrière est la montée du prolétariat au rang de classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher peu à peu toute espèce de capital à la bourgeoisie... (...) Les communistes combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière ; mais dans ce mouvement du présent, ils représentent en même temps l’avenir. En France, ils se rallient au parti démocrate-socialiste contre la bourgeoisie conservatrice et radicale, sans renoncer au droit d’exercer leur critique contre les phrases et les illusions léguées par la tradition révolutionnaire. En Suisse, ils appuient les radicaux, sans méconnaître que ce parti se compose d’éléments disparates, démocrates socialistes, au sens français du mot, et bourgeois radicaux. Chez les Polonais, les communistes soutiennent le parti qui voit dans une révolution agraire la condition de l’émancipation nationale, c’est-à-dire le parti qui déclencha, en 1846, l’insurrection de Cracovie. En Allemagne, le parti communiste fait front commun avec la bourgeoisie, lorsqu’elle adopte une conduite révolutionnaire contre la monarchie absolue, la propriété féodale et les ambitions de la petite-bourgeoisie. (...) Partout, les communistes travaillent pour l’union et l’entente des partis démocratiques de tous les pays." (Le Manifeste Communiste, La Pléiade, Economie I) (2 [1107]).Parallèlement à cela, il était nécessaire que les ouvriers continuent à se battre pour des réformes tant que le développement du capitalisme les rendait possibles et, dans cette lutte, "les communistes combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière..." comme le dit Le Manifeste. Ces positions matérialistes étaient défendues contre les appels a-historiques des anarchistes à une abolition immédiate du capitalisme et leur opposition complète à des réformes (3 [1108]).
La Deuxième Internationale : héritière de Marx et Engels
La 2e Internationale a rendu encore plus explicite cette adaptation de la politique du mouvement ouvrier à la période, en adoptant un programme minimum de réformes immédiates (reconnaissance des syndicats, diminution de la journée de travail, etc.), en même temps qu'un programme maximum, le socialisme, à mettre en pratique le jour où l'inévitable crise historique du capitalisme surviendrait. Ceci apparaît très clairement dans le programme d’Erfurt qui concrétisait la victoire du marxisme au sein de la Social-Démocratie : "La propriété privée des moyens de production a changé... par la force motrice du progrès elle est devenue la cause de la dégradation sociale et de la ruine. (...) Sa chute est certaine, la seule question à laquelle il faut répondre est : laissera-t-on le système de la propriété privée des moyens de production entraîner la société dans sa chute aux abysses ou la société secouera-t-elle ce fardeau et s'en débarrassera-t-elle ? (...) Les forces productives qui ont été produites dans la société capitaliste sont devenus irréconciliables avec le système même sur lequel elles ont été bâties. La tentative de soutenir ce système de propriété rend impossible tout nouveau développement social et condamne la société à la stagnation et à la décadence. (...) Le système social capitaliste a fini sa course, sa dissolution est maintenant une question de temps. Tel un destin implacable, les forces économiques mènent la production capitaliste au naufrage, la construction d'un nouvel ordre social à la place de celui qui existe n'est plus quelque chose de simplement désirable, il est devenu quelque chose d'inévitable. (...) Telles que sont les choses aujourd'hui la civilisation ne peut durer nous devons avancer vers le socialisme ou retomber dans la barbarie. (...) L'histoire de l'humanité est déterminée non par les idées mais par le développement économique qui progresse irrésistiblement obéissant à des lois sous-jacentes précises et non aux souhaits ou aux fantaisies de quiconque" (Notre traduction, extrait du programme d’Erfurt relu, corrigé et soutenu par Engels (4 [1109]) : Kautsky 1965, Das Erfurter Programm Le programme d’Erfurt , Berlin, Dietz-Verlag ).
Mais pour la majorité des principaux leaders officiels de la Deuxième Internationale, le programme minimum deviendra de plus en plus le seul programme véritable de la Social-Démocratie : "Le but final, quel qu'il soit, n'est rien. Le mouvement est tout", selon les mots de Bernstein. Le Socialisme et la révolution prolétarienne se réduisirent à des platitudes rabâchées comme des sermons lors des parades du premier mai, tandis que l'énergie du mouvement officiel était de plus en plus concentrée sur l'obtention pour la Social-Démocratie d'une place à l'intérieur du système capitaliste, quel qu'en fût le prix. Inévitablement, l'aile opportuniste de la Social-Démocratie commença à rejeter l'idée même de la nécessité de destruction du capitalisme et de révolution sociale, pour défendre l'idée de la possibilité d'une transformation lente, graduelle, du capitalisme au socialisme.
La Gauche marxiste au sein de la Deuxième Internationale
En réponse au développement de l’opportunisme au sein de la 2e Internationale se développèrent des fractions de gauche dans de nombreux pays. Ces dernières seront à la base de la constitution des Partis communistes qui vont naître suite à la trahison de l’internationalisme prolétarien par la Social-Démocratie lors de l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Ces fractions défendront haut et fort le flambeau du marxisme en reprenant l’héritage de la 2e Internationale, tout en le développant face aux nouveaux enjeux posés par l’ouverture de la nouvelle période du capitalisme ouverte avec l’éclatement de la guerre, celle de sa décadence.
Ces courants sont apparus au moment où le système capitaliste vivait la dernière phase de son ascension, où l'expansion impérialiste commençait à laisser percevoir la perspective d'affrontements entre les grandes puissances dans le jeu du capitalisme mondial et où la lutte de classe se faisait de plus en plus dure (développement de grèves générales politiques et surtout de grèves de masse dans plusieurs pays). Contre l'opportunisme de Bernstein et Cie, la Gauche de la Social-Démocratie les Bolcheviks, le groupe des Tribunistes hollandais, Rosa Luxemburg et d'autres révolutionnaires allaient défendre l’analyse marxiste dans toutes ses implications : comprendre la dynamique de la fin de la phase ascendante du capitalisme et l’inéluctabilité de la faillite du capitalisme (5 [1110]), les raisons des dérives opportunistes (6 [1111]) et la réaffirmation de la nécessité d'une destruction violente et définitive du capitalisme (7 [1112]). Malheureusement, tout ce travail théorique de la part des fractions de gauche ne se réalisera pas à l’échelle internationale ; dès lors, ces dernières se présenteront en ordre dispersé et avec des degrés d’analyse et de compréhension différents face aux formidables bouleversements sociaux du début du 20e siècle, représentés par l’éclatement de la Première Guerre mondiale et le développement de mouvements insurrectionnels à l’échelle internationale. Nous n’avons pas ici la prétention de faire ni une présentation, ni une analyse détaillée de toutes les contributions des fractions de gauche sur ces questions ; nous nous limiterons à quelques prises de position clés de ce qui va constituer les deux colonnes vertébrales de la nouvelle Internationale le Parti bolchévique et le Parti communiste allemand au travers de ses deux représentants les plus éminents : Lénine et Rosa Luxemburg.
Si Lénine n’utilise pas le vocable d’ascendance et de "décadence" mais des termes et des expressions comme "l’époque du capitalisme progressiste", "ancien facteur de progrès", "l’époque de la bourgeoisie progressive" pour caractériser la période ascendante du capitalisme et "l’époque de la bourgeoisie réactionnaire", "le capitalisme est devenu réactionnaire", "un capitalisme agonisant", "l’époque du capitalisme qui a atteint sa maturité" pour caractériser la période décadente du capitalisme, il utilise néanmoins pleinement le concept et ses implications essentielles, notamment pour analyser correctement la nature de la Première Guerre mondiale. Ainsi, à l’opposé des sociaux-traîtres qui, s’appuyant sur les analyses faites par Marx pendant la phase ascendante du capitalisme, continuaient à prôner un soutien conditionnel à certaines fractions bourgeoises et à leurs luttes de libération nationale, Lénine sera capable d’identifier dans la Première Guerre mondiale l’expression d’un système ayant épuisé sa mission historique, nécessitant par là son dépassement par une révolution à l’échelle mondiale. De là, sa caractérisation de guerre impérialiste totalement réactionnaire à laquelle il fallait opposer l’Internationalisme prolétarien et la révolution : "De libérateur des nations que fut le capitalisme dans la lutte contre le régime féodal, le capitalisme impérialiste est devenu le plus grand oppresseur des nations. Ancien facteur de progrès, le capitalisme est devenu réactionnaire ; il a développé les forces productives au point que l'humanité n'a plus qu'à passer au socialisme, ou bien à subir durant des années, et même des dizaines d'années, la lutte armée des "grandes" puissances pour le maintien artificiel du capitalisme à l'aide de colonies, de monopoles, de privilèges et d'oppressions nationales de toute nature." (Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1918 – "La guerre actuelle est une guerre impérialiste") ; "L’époque de l’impérialisme capitaliste est l’époque du capitalisme qui a atteint sa maturité et qui a dépassé sa période de maturité, qui est à l’orée de sa ruine, mûr pour laisser la place au socialisme. La période de 1789 à 1871 a été l’époque du capitalisme progressiste : à l’ordre du jour figuraient la renversement du féodalisme, de l’absolutisme, la libération du joug étranger..." (L’opportunisme et la banqueroute de la 2e Internationale, janvier 1916) ; "De tout ce qui a été dit plus haut de l'impérialisme, il ressort qu'on doit le caractériser comme un capitalisme de transition ou, plus exactement, comme un capitalisme agonisant. (...) le parasitisme et la putréfaction caractérisent le stade historique suprême du capitalisme c'est-à-dire l'impérialisme. (...) L'impérialisme est le prélude de la révolution sociale du prolétariat. Cela s'est confirmé, depuis 1917, à l'échelle mondiale." (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme).
Les positions prises face à la guerre et à la révolution ont toujours constitué des lignes de démarcation claires au sein du mouvement ouvrier. La capacité de Lénine à cerner la dynamique historique du capitalisme, à reconnaître la fin de "l’époque du capitalisme progressiste" et que "le capitalisme est devenu réactionnaire", lui a, non seulement, permis de clairement caractériser la première guerre mondiale mais également la nature et la portée de la révolution en Russie. En effet, lorsque la situation révolutionnaire mûrit dans ce pays, la compréhension qu'avaient les Bolcheviks des tâches qu'imposait la nouvelle période leur permit de lutter contre les conceptions mécanistes et nationalistes des Mencheviks. Lorsque ces derniers tentèrent de minimiser l'importance de la vague révolutionnaire sous prétexte du trop grand "sous-développement de la Russie pour le socialisme", les Bolcheviks affirmèrent que le caractère mondial de la guerre impérialiste révélait que le capitalisme mondial était arrivé au stade de maturation nécessaire à la révolution socialiste. En conséquence, ils luttaient pour la prise du pouvoir de la classe ouvrière, considérant cette tâche comme un prélude à la révolution prolétarienne mondiale.
Parmi les premières et plus claires expressions de cette défense du marxisme, il y eut la brochure Réforme ou Révolution écrite par Rosa Luxemburg en 1899 qui, tout en reconnaissant que le capitalisme était encore en expansion grâce à de "brusques sursauts expansionnistes" (c'est-à-dire à l'impérialisme), insistait sur le fait que le capitalisme allait de façon inévitable vers sa "crise de sénilité" et amènerait la nécessité immédiate de la prise de pouvoir révolutionnaire du prolétariat. De plus, avec beaucoup de perspicacité politique, Rosa Luxemburg a été capable de percevoir les nouvelles exigences posées par ce changement de période historique au niveau de la lutte et des positions politiques du prolétariat notamment concernant la question syndicale, la tactique parlementaire, la question nationale et les nouvelles méthodes de lutte au travers de la grève de masse (8 [1113]) : Sur les syndicats : "Quand le développement de l’industrie aura atteint son apogée et que sur le marché mondial commencera pour le capital la phase descendante, la lutte syndicale deviendra difficile (...) A ce stade la lutte se réduit nécessairement de plus en plus à la simple défense des droits acquis, et même celle-ci devient de plus en plus difficile. Telle est la tendance générale de l’évolution dont la contre-partie doit être le développement de la lutte de classe politique et sociale." (Rosa Luxemburg, Réformes ou Révolution, Maspéro 1971 [1898] : 35). Sur le parlementarisme : "Assemblée nationale ou tout le pouvoir aux Conseils des ouvriers et soldats, abandon du socialisme ou lutte de classe la plus résolue du prolétariat armé contre la bourgeoisie : voilà le dilemme. Réaliser le socialisme par la voie parlementaire, par simple décision majoritaire, que voilà un projet idyllique ! (...) Le parlementarisme, il est vrai, fut une arène de la lutte de classe du prolétariat, et cela tant que dura la vie tranquille de la société bourgeoise. Il fut alors une tribune du haut de laquelle nous pouvions rassembler les masses autour du drapeau du socialisme et l’éduquer pour la lutte. Mais aujourd’hui, nous sommes au coeur même de la révolution prolétarienne, et il s’agit à présent d’abattre l’arbre même de l’exploitation capitaliste. Le parlementarisme bourgeois, tout comme la domination de classe bourgeoise qui fut sa raison d’être la plus éminente, a perdu sa légitimité. A présent, la lutte de classe fait irruption à visage découvert, le Capital et le Travail n’ont plus rien à se dire, il ne leur reste plus qu’à s’empoigner d’une étreinte de fer et à trancher l’issue de cette lutte à mort." (Rosa Luxemburg, Assemblée nationale ou gouvernement des conseils ?, Ed. La Brèche 1978 [17 décembre 1918] : 45, 48). Sur la question nationale : "La guerre mondiale ne sert ni la défense nationale, ni les intérêts économiques ou politiques des masses populaires quelles qu’elles soient, c’est uniquement un produit de rivalités impérialistes entre les classes capitalistes de différents pays pour la suprématie mondiale et pour le monopole de l’exploitation et de l’oppression des régions qui ne sont pas encore soumises au Capital. A l’époque de cet impérialisme déchaîné, il ne peut plus y avoir de guerre nationale. Les intérêts nationaux ne sont qu’une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur ennemi mortel : l’impérialisme." (La crise de la Social-Démocratie, 1915).
La décadence au centre de l’analyse de l’Internationale communiste
Portée par les mouvements révolutionnaires qui mirent fin à la Première Guerre mondiale, la constitution de la 3e Internationale (Internationale communiste ou IC) s’est appuyée sur ce constat de la fin du rôle historiquement progressif de la bourgeoisie dégagé par les gauches marxistes au sein de la 2e Internationale. L’IC et les groupes qui la constituent, confrontés à la tâche de comprendre le tournant marqué par l’éclatement de la Première Guerre mondiale et l’émergence de mouvements insurrectionnels à l’échelle internationale, feront de la "décadence" à un degré ou à un autre la clé de leur compréhension de la nouvelle période qui venait de s’ouvrir. Ainsi, dans la plate-forme de la nouvelle Internationale est-il précisé que : "Une nouvelle époque est née. Epoque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. Epoque de la révolution communiste du prolétariat" (1er Congrès, reprint Maspéro, p.19) et ce cadre d’analyse se retrouvera, peu ou prou, dans toutes ses prises de position (9 [1114]) comme dans les "Thèses sur le parlementarisme" adoptées au 2e Congrès : "Le communisme doit prendre pour point de départ l’étude théorique de notre époque (apogée du capitalisme, tendances de l’impérialisme à sa propre négation et à sa propre destruction...)" (op. cité, p.66).
Ce cadre d’analyse apparaîtra avec encore plus de netteté dans le "Rapport sur la situation internationale" écrit par Trotsky et adopté au 3e Congrès : "Les oscillations cycliques disions-nous dans notre rapport au 3e Congrès de l’IC accompagnent le développement du capitalisme dans sa jeunesse, sa maturité et sa décadence comme le tic-tac du coeur dure chez un homme dans son agonie même" (Trotsky, "Le flot monte", 1922) et attesté par les discussions qui se sont développées autour de ce rapport : "Nous avons vu certes hier en détail comment le camarade Trotsky et tous ceux qui sont ici seront, je pense, d’accord avec lui se représente les rapports entre d’un côté les petites crises et les petites périodes d’essor cycliques et momentanées et, de l’autre côté, le problème de l’essor et du déclin du capitalisme, envisagé sur de grandes périodes historiques. Nous serons tous d’accord que la grande courbe qui allait vers le haut va maintenant irrésistiblement vers le bas, et qu’à l’intérieur de cette grande courbe, aussi bien lorsqu’elle monte que maintenant qu’elle descend, se produisent des oscillations" (Authier D., Dauvé G., Ni parlement ni syndicats : les Conseils ouvriers !, Edition "Les nuits rouges", 2003) (10 [1115]). Enfin, plus explicitement encore, ce cadre d’analyse de la décadence du capitalisme sera réaffirmé dans la "Résolution sur la tactique de l’IC" à son 4e Congrès : "II. La période de décadence du capitalisme. Après avoir analysé la situation économique mondiale, le Troisième Congrès put constater avec la plus complète précision que le capitalisme, après avoir accompli sa mission de développer les forces productrices, est tombé dans la contradiction la plus irréductible avec les besoins non seulement de l’évolution historique actuelle, mais aussi avec les conditions d’existence humaine les plus élémentaires. Cette contradiction fondamentale se refléta particulièrement dans la dernière guerre impérialiste et fut encore aggravée par cette guerre qui ébranla, de la manière la plus profonde, le régime de la production et de la circulation. Le capitalisme qui se survit ainsi à lui-même, est entré dans la phase où l’action destructrice de ses forces déchaînées ruine et paralyse les conquêtes économiques créatrices déjà réalisées par le prolétariat dans les liens de l’esclavage capitaliste. (...) Ce que le capitalisme traverse aujourd’hui n’est autre que son agonie." (op. cité).
L’analyse de la signification politique de la Première Guerre mondiale
L'explosion de la guerre impérialiste en 1914 marque un tournant décisif aussi bien dans l'histoire du capitalisme que dans celle du mouvement ouvrier. Le problème de la "crise de sénilité" du système n'était plus un débat théorique entre différentes fractions du mouvement ouvrier. La compréhension du fait que la guerre ouvrait une nouvelle période pour le capitalisme, en tant que système historique, exigeait un changement dans la pratique politique dont les fondements devinrent une frontière de classe : d'un côté les opportunistes qui montrèrent clairement leur visage d'agents du capitalisme en "ajournant" la révolution par 1'appel à la "défense nationale" dans une guerre impérialiste et, de l'autre, la gauche révolutionnaire les Bolcheviks autour de Lénine, le groupe "Die Internationale", les radicaux de gauche de Brème, les Tribunistes hollandais, etc. qui se réunirent à Zimmerwald et Kienthal et affirmèrent que la guerre marquait l'ouverture de l'ère "de guerres et de révolutions" et que la seule alternative à la barbarie capitaliste était le soulèvement révolutionnaire du prolétariat contre la guerre impérialiste. De tous les révolutionnaires qui assistèrent à ces conférences, les plus clairs sur la question de la guerre furent les Bolcheviks et cette clarté découle directement de la conception que le capitalisme était rentré dans sa phase de décadence puisque "l’époque de la bourgeoisie progressive" avait fait place à "l’époque de la bourgeoisie réactionnaire" comme l’affirme sans ambiguïté la citation suivante de Lénine : "Les sociaux-démocrates russes (Plekhanov en tête) invoquent la tactique de Marx dans la guerre de 1870 ; les social-chauvins allemands (genre Lensch, David et Cie) invoquent les déclarations d’Engels en 1891 sur la nécessité pour les socialistes allemands de défendre la patrie en cas de guerre contre la Russie et la France réunies... Toutes ces références déforment d’une façon révoltante les conceptions de Marx et Engels par complaisance pour la bourgeoisie et les opportunistes... Invoquer aujourd’hui l’attitude de Marx à l’égard des guerres de l’époque de la bourgeoisie progressive et oublier les paroles de Marx : "Les ouvriers n’ont pas de patrie", paroles qui se rapportent justement à l’époque de la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps, à l’époque de la révolution socialiste, c’est déformer cyniquement la pensée de Marx et substituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois." (Lénine 1915, tome 21)
Cette analyse politique de la signification historique de l’éclatement de la Première Guerre mondiale a déterminé le positionnement de l’ensemble du mouvement révolutionnaire, depuis les fractions marxistes au sein de la 2e Internationale (11 [1116]) jusqu’aux groupes de la Gauche communiste en passant par la 3e Internationale. C’est ce qu’avait d’ailleurs prédit Engels dès la fin du 19e siècle : "Friedrich Engels a dit un jour "La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie". Mais que signifie donc une "rechute dans la barbarie" au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd’hui ? Jusqu’ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d’oeil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l'impérialisme aboutit à l'anéantissement de la civilisation, sporadiquement pendant la durée d'une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. C'est exactement ce que F. Engels avait prédit, une génération avant nous, voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien, victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre. C'est là un dilemme de l'histoire du monde, un ou bien - ou bien encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Celui-ci doit résolument jeter dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l'avenir de la civilisation et de l'humanité en dépendent." (Luxemburg 1970 [1915]). C’est également ce qu’avaient bien compris et déterminé toutes les forces révolutionnaires qui vont participer à la création de l’Internationale communiste. Ainsi, dans ses statuts, il est très clairement rappelé que "La 3e Internationale communiste s’est constituée à la fin du carnage impérialiste de 1914-18, au cours duquel la bourgeoisie des différents pays a sacrifié 20 millions de vies. Souviens-toi de la guerre impérialiste ! Voilà la première parole que l’Internationale communiste adresse à chaque travailleur, quelles que soient son origine et la langue qu’il parle. Souviens-toi que, du fait de l’existence du régime capitaliste, une poignée d’impérialistes a eu, pendant quatre longues années, la possibilité de contraindre les travailleurs de partout à s’entr’égorger ! Souviens-toi que la guerre bourgeoise a plongé l’Europe et le monde entier dans la famine et le dénuement ! Souviens-toi que sans le renversement du capitalisme, la répétition de ces guerres criminelles est non seulement possible, mais inévitable ! (...) L’Internationale communiste considère la dictature du prolétariat comme l’unique moyen disponible pour arracher l’humanité aux horreurs du capitalisme." (Quatre Premiers Congrès de l’IC).
Oui, plus que jamais, nous devons nous "souvenir" de l’analyse de nos illustres prédécesseurs et nous devons la réaffirmer avec d’autant plus de force que les groupuscules parasitaires tentent de la faire passer pour de "l’humanisme et du moralisme bourgeois", en banalisant la guerre impérialiste et les génocides. Sous le prétexte d’une critique de la théorie de la décadence, c’est à une attaque en règle contre les acquis fondamentaux du mouvement ouvrier qu’ils procèdent : "Par exemple, pour nous démontrer que le mode de production capitaliste est en décadence, Sander nous affirme que sa caractéristique est le génocide et que plus des trois quarts des morts par guerre des 500 dernières années se sont produites dans le 20e siècle. Ce type d’arguments est également présent dans la pensée millénariste. Pour les témoins de Jéhovah, la Première Guerre mondiale constituerait un tournant de l’histoire du fait de sa grandeur et de son intensité. A les croire, le nombre de morts pendant la Première Guerre mondiale aurait été "... sept fois plus important que toutes les 901 principales guerres précédentes durant les 2 400 années avant 1914 (...)". Selon la polémologue Ruth Leger Sivard, dans un ouvrage publié en 1996, le siècle aurait fait environ 110 millions de morts en 250 guerres. Si nous extrapolons ce résultat pour terminer le siècle nous obtenons environ 120 millions de morts, 6 fois plus qu’au 19e siècle. Rapporté à la population moyenne du siècle le rapport relatif tombe à 2. (...) Même après cela, l’effet des guerres reste inférieur aux effets des mouches et des moustiques... (...) Ce n’est pas en se ralliant aux concepts propres au droit bourgeois moderne (comme celui du génocide), façonné par l’idéologie démocratique et des droits de l’homme sur les décombres de la Deuxième Guerre mondiale que l’on fera avancer le matérialisme et encore moins la compréhension de l’histoire du mode de production capitaliste." (Robin Goodfellow, "Camarade, encore un effort pour ne plus être révolutionnaire").
Comparer les ravages des guerres impérialistes à quelque chose qui reste "inférieur aux effets des mouches et des moustiques" est un véritable crachat à la figure des millions de prolétaires qui ont été massacrés sur les champs de bataille et des milliers de révolutionnaires qui ont sacrifié leurs vies pour arrêter le bras armé de la bourgeoisie et hâter les luttes révolutionnaires. C’est une insulte scandaleuse jetée à la figure des générations de communistes qui ont combattu de toutes leurs forces pour dénoncer les guerres impérialistes. Comparer les analyses léguées par Marx, Engels et tous nos illustres prédécesseurs de l’Internationale communiste et de la Gauche communiste à celles des Témoins de Jéhovah et du moralisme bourgeois est une véritable insanité. Face à de tels propos nous rejoignons pleinement Rosa Luxemburg lorsqu’elle affirmait que l’indignation du prolétariat est une force révolutionnaire !
Pour ces éléments parasitaires, toute la 3e Internationale, les Lénine, Trotsky, Bordiga, etc. se seraient fourvoyés dans un lamentable malentendu en confondant stupidement la Première Guerre mondiale qu’ils voyaient comme "le plus grand des crimes" ("Plate-forme" de l’IC, ibid.) avec ce qui n’aurait été quelque chose qui "reste inférieur aux effets des mouches et des moustiques". Tous ces révolutionnaires qui ont pensé que la guerre impérialiste est la plus gigantesque des catastrophes pour le prolétariat et le mouvement ouvrier dans son ensemble, "La catastrophe de la guerre impérialiste a balayé de fond en comble toutes les conquêtes des batailles syndicalistes et parlementaires." (Manifeste de l’IC, ibid.), auraient commis la plus grave des méprises : avoir théorisé la Première Guerre mondiale comme ouvrant la période de décadence du capitalisme : "La période de décadence du capitalisme. (...) le capitalisme, après avoir accompli sa mission de développer les forces productrices, est tombé dans la contradiction la plus irréductible avec les besoins non seulement de l’évolution historique actuelle, mais aussi avec les conditions d’existence humaine les plus élémentaires. Cette contradiction fondamentale se refléta particulièrement dans la dernière guerre impérialiste et fut encore aggravée par cette guerre..." (op. cit.). Le mépris souverain de ces parasites pour les acquis du mouvement ouvrier qui ont été inscrits en lettres de sang par nos frères de classe, n’a d’égaux que le dédain de la bourgeoisie pour la misère ouvrière et le cynisme désincarné des chiffres bruts utilisés par cette même bourgeoisie pour vanter les mérites du capitalisme. Pour paraphraser la formule célèbre de Marx à propos de Proudhon et de la misère, 'ces parasites ne voient dans les chiffres que les chiffres et non leur signification sociale et politique révolutionnaire' (12 [1117]). Tous les révolutionnaires de l’époque avaient, eux, bien saisi tout le caractère qualitativement différent, toute la signification sociale et politique de ce "massacre massif des troupes d’élite du prolétariat international" : "Mais le déchaînement actuel du fauve impérialiste dans les campagnes européennes produit encore un autre résultat qui laisse le "monde civilisé" tout à fait indifférents (et nos parasites d’aujourd’hui, ndlr) : c’est la disparition massive du prolétariat européen. Jamais une guerre n’avait exterminé dans ces proportions des couches entières de population (...) c’est la population ouvrière des villes et des campagnes qui constitue les neuf dixièmes de ces millions de victimes (...) ce sont les forces les meilleures, les plus intelligentes, les mieux éduquées du socialisme international (...) Le fruit de dizaines d’années de sacrifices et d’efforts de plusieurs générations est anéanti en quelques semaines, les troupes d’élite du prolétariat international sont décimées (...) Ici, le capitalisme découvre sa tête de mort, ici il trahit que son droit d’existence historique a fait son temps, que le maintien de sa domination n’est plus compatible avec le progrès de l’humanité." (Rosa Luxemburg, La crise de la Social-Démocratie, 1915, édition La Taupe 1970) (13 [1118]).
C. Mcl
1 [1119] Pour plus de détails, lire notre premier article dans le n°118 de cette Revue.
2 [1120] Malheureusement, ce que la vision de Marx exprimait à cette époque avec justesse, a été utilisé comme une confusion réactionnaire dans la période de décadence par ceux qui invoquent les mesures prônées dans Le Manifeste Communiste comme si elles étaient adaptées à l'époque actuelle.
3 [1121] Ces dernières positions, apparemment ultra-révolutionnaires, étaient en fait l'expression du désir petit-bourgeois "d’abolir" le capitalisme et le travail salarié, non pas en avançant vers leur dépassement historique, mais en régressant vers un monde de petits producteurs indépendants.
4 [1122] Le premier article de cette série avait déjà clairement montré, à l’aide de nombreuses citations puisées dans l’ensemble de leur oeuvre, que le concept de décadence ainsi que le terme lui-même trouvaient leur origine chez Marx et Engels et constituaient le coeur du matérialisme historique dans la compréhension de la succession des modes de production. Ceci venait clairement infirmer les assertions totalement farfelues de la revue académiste Aufheben prétendant que "La théorie du déclin capitaliste est apparue pour la première fois dans la Deuxième Internationale" (dans la série d’articles intitulée : "Sur la décadence. Théorie du déclin ou déclin de la théorie", parue dans les n°2, 3 et 4 de Aufheben). Cependant, en reconnaissant que la théorie de la décadence est bel et bien au centre même du programme marxiste de la 2e Internationale, elle vient clairement démentir l’éventail des différents certificats de naissance tout aussi farfelus les uns que les autres, inventés par la kyrielle de groupes parasitaires : ainsi, pour la FICCI (Bulletin communiste n°24, avril 2004), elle naîtrait à la fin du 19è siècle : "nous avons présenté l'origine de la notion de décadence autour des débats sur l'impérialisme et l'alternative historique de guerre ou révolution qui ont eu lieu à la fin du 19e siècle face aux profondes transformations vécues alors par le capitalisme", alors que, pour la RIMC (Revue internationale du Mouvement communiste, "Dialectique des forces productives et des rapports de production dans la théorie communiste"), elle serait née après la Première Guerre mondiale "Le but de ce travail est d'effectuer une critique globale et définitive du concept de "décadence" qui empoisonne la théorie communiste comme une de ses déviations majeures nées dans le premier après guerre, et qui empêche tout travail scientifique de restauration de la théorie communiste par son caractère foncièrement idéologique". Enfin, pour Perspective internationaliste ("Vers une nouvelle théorie de la décadence du capitalisme"), ce serait Trotsky qui serait l’inventeur de ce concept : "Le concept de décadence du capitalisme a surgi dans la 3e Internationale, où il a été développé en particulier par Trotsky". La seule chose que tous ces groupuscules ont en commun est la critique de notre organisation et, en particulier, de notre théorie de la décadence ; mais en réalité aucun ne sait vraiment de quoi il parle.
5 [1123] Ce que feront, par exemple, Lénine dans L’impérialisme stade suprême du capitalisme ou Rosa Luxemburg dans L’accumulation du capital.
6 [1124] Ce que feront également, par exemple, Rosa Luxemburg dans Réforme ou Révolution et Lénine plus tard dans La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky.
7 [1125] Ce que feront encore Lénine et Rosa Luxemburg dans respectivement L’Etat et la Révolution et Que veut la Ligue Spartakiste ?.
8 [1126] Lire son ouvrage Grève de masse, parti et syndicats.
9 [1127] Nous illustrerons plus amplement cette idée dans la seconde partie de cet article.
10 [1128] Cette citation est extraite de l’intervention d’Alexander Schwab, délégué du KAPD, au 3e Congrès de l’Internationale communiste, dans la discussion à propos du rapport de Trotsky sur la situation économique mondiale : "Thèses sur la situation mondiale et la tâche de l’Internationale communiste". Elle restitue bien le sens et la teneur, mais surtout le cadre conceptuel de ce rapport et de la discussion dans l’IC autour de la notion d’essor et de déclin du capitalisme à l’échelle des "grandes périodes historiques".
11 [1129] "Une chose est certaine, la guerre mondiale représente un tournant pour le monde. C’est une folie insensée de s’imaginer que nous n’avons qu’à laisser passer la guerre, comme le lièvre attend la fin de l’orage sous un buisson, pour reprendre ensuite gaiement son petit train. La guerre mondiale a changé les conditions de notre lutte et nous a changé nous-mêmes radicalement." (Luxemburg, La crise de la Social-Démocratie, 1915, édition "La Taupe" : 59-60).
12 [1130] Même au niveau des chiffres, nos censeurs sont bien obligés de reconnaître, après de "savants" calculs, que le "rapport relatif" du nombre de morts en décadence est le double de la période ascendante... ce qui les laisse toujours de marbre.
13 [1131] Si nous avons cru bon de prendre la place nécessaire pour dénoncer de telles insultes, c’est non seulement pour les stigmatiser et défendre les acquis théoriques de générations entières de prolétaires et de révolutionnaires, mais aussi pour fermement dénoncer le petit milieu parasitaire qui colporte, cultive et laisse se développer ce genre de prose. Nous avons là un des multiples exemples, une des multiples preuves de sa nature totalement parasitaire : son rôle est de détruire les acquis politiques de la Gauche communiste, de parasiter le milieu politique prolétarien et de jeter le discrédit sur le CCI en particulier.
Dans le précédent article de cette série ("Le Nucleo Comunista Internacionalista, un effort de prise de consience du prolétariat en Argentine", Revue Internationale n° 120), nous avons retracé la trajectoire d’un petit noyau d’éléments révolutionnaires en Argentine regroupés dans le "Nucleo Comunista Internacional" (NCI).
Nous avons mis en évidence les problèmes rencontrés par ce petit groupe, notamment le fait qu’un de ses éléments, le citoyen B., avait mis à profit sa maîtrise des moyens informatiques (et particulièrement d’Internet) pour isoler les autres camarades, monopoliser la correspondance avec les groupes du milieu politique prolétarien, leur imposer ses décisions, quand ce n’est pas pour développer dans leur dos, en leur cachant délibérément ses agissements, une politique qu’ils n’approuvaient pas puisqu’elle remettait en cause du jour au lendemain toute l’orientation suivie auparavant. Plus précisément, après qu’il ait manifesté jusqu’à l’été 2004 la volonté de s’intégrer rapidement dans le CCI (1 [1132]), dont il affirmait partager complètement les positions programmatiques et les analyses, en même temps qu’il rejetait les positions du BIPR et qu’il avait dénoncé les comportements de voyous et de mouchards de la soi-disant "Fraction Interne du CCI" (FICCI), le citoyen B. a brusquement retourné sa veste.
Alors qu’était encore présente sur place une délégation du CCI qui avait mené tout une série de discussions avec le NCI, il a repris contact avec la FICCI et le BIPR pour leur annoncer son intention de développer un travail avec ces deux groupes en prenant un aute nom, "Circulo de Comunistas Internacionalistas" (tout cela sans en dire un mot à notre délégation ni aux autres membres du NCI). En fait, "c'est lorsqu'il a compris qu'avec le CCI il ne pourrait pas développer ses manœuvres de petit aventurier que Monsieur B. s'est soudainement découvert une passion pour la FICCI et le BIPR, ainsi que pour les positions de ce dernier. Une telle conversion, encore plus soudaine que celle de Saint Paul sur le chemin de Damas, n'a pas mis la puce à l'oreille du BIPR qui s'est empressé de se faire le porte-voix de ce Monsieur. Il faudra un jour que le BIPR se demande pourquoi, à plusieurs reprises, des éléments qui ont fait la preuve de leur incapacité à s'intégrer dans la Gauche communiste, se sont tournés vers le BIPR après l'échec de leur "approche" vers le CCI." (Ibid.)
A notre connaissance, le BIPR ne s’est pas encore posé une telle question (tout au moins cela n’est jamais apparu publiquement dans sa presse).
Un des buts du présent article est, entre autres, de tenter d’apporter des éléments de réponse à cette question, ce qui peut être d’une certaine utilité pour cette organisation, mais également pour les éléments qui s’approchent des positions de la Gauche communiste et qui peuvent être impressionnés par l’affirmation du BIPR se présentant comme la "seule organisation héritière de la Gauche communiste d’Italie". Plus généralement, il se propose de comprendre pourquoi cette organisation a connu une série permanente d’échecs dans sa politique de regroupement des forces révolutionnaires à l’échelle internationale.
L’attitude du citoyen B., se découvrant d’un seul coup une convergence profonde tant avec les positions du BIPR qu’avec les accusations (totalement calomnieuses) proférées par la FICCI à l’encontre du CCI n’est en réalité que la caricature d’une attitude qu’on a rencontrée à de nombreuses reprises de la part d’éléments qui, après avoir engagé une discussion avec notre organisation, se sont rendu compte qu’ils s’étaient trompés de porte, soit parce qu’ils n’étaient pas réellement d’accord avec nos positions, soit parce que les exigences liées au militantisme dans le CCI leur paraissaient trop contraignantes, soit encore parce qu’ils avaient constaté qu’ils ne pourraient pas mener leur politique personnelle au sein de notre organisation. Très souvent, ces éléments se sont alors tournés vers le BIPR en qui ils voyaient une organisation plus aptes à satisfaire leurs attentes. Nous avons déjà, à plusieurs reprises, évoqué dans nos publications ce type d’évolution. Cela dit, il vaut la peine d’y revenir pour mettre en évidence qu’il ne s’agit pas d’un événement fortuit et exceptionnel, mais que c’est un phénomène répétitif qui devrait faire se poser des questions aux militants du BIPR.
Avant même la naissance du BIPR…C’est dans la préhistoire du BIPR (et même dans celle du CCI) qu’on trouve une première manifestation de ce qui allait se répéter ensuite de nombreuses fois. Nous sommes dans les années 1973-74. Suite à un appel lancé en novembre 1972 par le groupe américain Internationalism (qui allait devenir par la suite la section du CCI aux États-Unis) en faveur d’un réseau de correspondance internationale, une série de rencontres a été organisée entre plusieurs groupes se réclamant de la Gauche communiste. Les participants les plus réguliers de ces rencontres sont Révolution Internationale en France et trois groupes basés en Grande-Bretagne, World Revolution, Revolutionary Perspective et Workers' Voice (du nom de leurs publications respectives). WR et RP proviennent de scissions au sein du groupe Solidarity lequel se situe sur des positions anarcho-conseillistes. Quant à WV, c’était un petit groupe d’ouvriers de Liverpool qui avaient rompu peu avant avec le trotskisme. Suite à ces discussions, les trois groupes britanniques parviennent à des positions proches de celles de Révolution Internationale et Internationalism (autour desquelles va se constituer le CCI l’année suivante). Cependant, le processus d’unification de ces trois groupes a abouti à un échec. D’une part, les éléments de Workers' Voice décident de rompre avec World Revolution pour la raison qu’ils ont le sentiment d’avoir été floués par WR. En effet, ce dernier groupe avait conservé des positions semi-conseillistes sur la révolution de 1917 en Russie : il considérait que c’était une révolution prolétarienne mais que le parti bolchevique était un parti bourgeois, position dont il avait fini par convaincre les camarades de WV. Et lorsque WR, lors de la rencontre de janvier 1974, a rejeté ses derniers restes de conseillisme en ralliant la position de Révolution Internationale, ces camarades ont eu le sentiment d’avoir été "trahis" et ont développé une forte hostilité envers ceux de WR (qu’ils accusaient d’avoir "capitulé devant RI") ce qui les a conduit à publier une "mise au point" en novembre 74 définissant les groupes qui allaient constituer le CCI peu après comme "contre-révolutionnaires" (2 [1133]). Pour sa part, RP avait demandé son intégration dans le CCI en tant que "tendance" avec sa propre plate-forme (dans la mesure où il subsistait encore des désaccords entre ce groupe et le CCI). Nous avions répondu à cette demande que notre approche n’était pas d’intégrer des "tendances" comme telles, chacune avec sa propre plate-forme, même si nous considérons qu’il peut exister au sein de l’organisation des désaccords sur des aspects secondaires de ses documents programmatiques. Nous n’avions pas fermé la porte à la discussion avec RP mais ce groupe a commencé alors à s’éloigner du CCI. Il a tenté de constituer un regroupement international "alternatif" au CCI avec WV, le groupe français "Pour une Intervention Communiste" (PIC) et le "Revolutionary Workers' Group" (RWG) de Chicago. Ce "bloc sans principes" (suivant le terme employé par Lénine) a fait long feu. Il ne pouvait en être autrement dans la mesure où la seule question qui rapprochait ces quatre groupes était leur hostilité croissante envers le CCI. Finalement le "regroupement" s’est quand même réalisé en Grande-Bretagne (septembre 1975) entre RP et WV qui ont constitué la "Communist Workers' Organisation" (CWO). Cette unification avait un prix pour RP : ses militants avaient dû accepter la position de WV considérant que le CCI était "contre-révolutionnaire". C’est une position qu’ils ont conservée pendant un certain temps, même après le départ de la CWO, un an plus tard, des anciens membres de WV qui reprochaient notamment à ceux de RP leur … intolérance envers d’autres groupes ! (3 [1134]) Cette "analyse" de la CWO considérant que le CCI était "contre-révolutionnaire" était basée sur des "argument décisifs" :
"- le CCI défend la Russie capitaliste d’État après 1921 ainsi que les bolcheviks ;
- il soutient qu’un gang capitaliste d’État comme l’opposition de Gauche trotskiste était un groupe prolétarien." (Revolutionary Perspective n° 4)
Ce n’est que bien plus tard, quand la CWO a commencé à discuter avec le Partito Comunista Internazionalista d’Italie (Battaglia Comunista) qu’il a renoncé à qualifier le CCI de "contre-révolutionnaire" (s’il avait maintenu ses critères antérieurs, il aurait dû considérer également BC comme une organisation bourgeoise !).
Ainsi, le point de départ de la trajectoire de la CWO est marqué par le fait que le CCI n’avait pas accepté la demande de RP de s’intégrer dans notre organisation avec sa propre plate-forme. Cette trajectoire a finalement abouti à la formation du BIPR en 1984 : la CWO pouvait enfin participer à un regroupement international après ses échecs précédents.
Les déboires avec le SUCMLe processus qui a conduit à la formation du BIPR est lui même marqué par ce type de démarche où les "déçus du CCI" se tournent vers le BIPR. Nous ne reviendrons pas ici sur les trois conférences des groupes de la Gauche communiste qui se sont tenues entre 1977 et 1980 suite à un appel lancé par BC en avril 1976 (4 [1135]). En particulier, notre presse a souvent insisté sur le fait que c’est de façon totalement irresponsable et déterminées uniquement par leurs petits intérêts de chapelle que BC et la CWO ont délibérément sabordé cet effort en faisant voter à la sauvette, à la fin de la 3e conférence, un critère supplémentaire sur la question du rôle et de la fonction du parti visant explicitement à exclure le CCI des futures conférences. (5 [1136]) En revanche, cela vaut la peine d’évoquer la "conférence" de 1984 qui se présentait comme la suite des trois conférences tenues entre 77 et 80. Cette "conférence" regroupait, outre BC et la CWO, le "Supporters of the Unity of Communist Militants" (SUCM) un groupe d’étudiants iraniens basés principalement en Grande-Bretagne que le CCI connaissait bien pour avoir commencé à discuter avec lui avant de se rendre compte que, malgré ses déclarations se disant en accord avec la Gauche communiste, il s’agissait d’un groupuscule gauchiste (de la mouvance maoïste). Le SUCM s’était alors tourné vers la CWO qui n’avait pas tenu compte des mises en garde de nos camarades de la section en Grande-Bretagne contre ce groupe. Et c’est grâce à cette "recrue" de premier ordre que la CWO et BC avaient pu s’éviter un simple tête à tête lors de cette glorieuse 4e conférence des groupes de la Gauche communiste qui, maintenant que le CCI n’était plus là pour la polluer avec son "conseillisme" pouvait enfin se poser les vrais problèmes de la construction du futur parti mondial de la révolution (6 [1137]). En effet, toutes les autres "forces" que le tandem CWO-BC avait "sélectionnées" (suivant le terme employé fréquemment par BC) avec "sérieux" et "dans la clarté" pour leur liste d’invités avaient fait défection : soit qu’elles n’aient pu venir, comme c’était le cas du groupe "Kommunistische Politik" d’Autriche ou de L’Éveil Internationaliste soit qu’ils aient déjà disparu au moment de la "Conférence" comme c’était le cas de deux groupes américains, "Marxist Worker" et "Wildcat" ; bizarrement, ce dernier, malgré son conseillisme, était considéré comme entrant dans les "critères" décrétés par BC et la CWO (7 [1138]).
Autant dire que le flirt avec le SUCM n’a pu se poursuivre bien longtemps, non pas tant grâce à la lucidité des camarades de BC et de la CWO mais tout simplement parce que ce groupe gauchiste, qui ne pouvait éternellement masquer sa véritable nature, a fini par intégrer le Parti communiste d’Iran, une organisation stalinienne bon teint.
Quant aux conférences des groupes de la Gauche communiste, BC et la CWO n’en ont pas convoqué d’autres : ces organisations ont préféré s’éviter le ridicule d’un nouveau fiasco (8 [1139]).
Deux trajectoires individuellesCe type d'attrait pour le BIPR de la part des "déçu du CCI" s’est manifesté à la même période chez l’élément que nous appellerons L et qui, pendant tout un temps a été le seul représentant de cette organisation en France. Cet élément, qui avait fait ses classes dans une organisation trotskiste, s’était rapproché du CCI au début des années 80 au point de poser sa candidature. Évidemment, nous avions mené des discussions très sérieuses avec lui mais nous lui avions demandé de la patience avant qu’il n’entre dans notre organisation car nous constations que, malgré l’affirmation de son plein accord avec nos positions, il conservait encore dans sa démarche politique des traces importantes de son séjour dans le gauchisme, en particulier un fort immédiatisme. De ce fait, de la patience il en avait très peu : lorsqu’il a trouvé que ces discussions duraient trop longtemps à son goût, il les a interrompues unilatéralement pour se tourner vers les groupes qui allaient former le BIPR. Du jour au lendemain, ses positions à géométrie variable ont évolué afin de rejoindre celles du BIPR qui, pour sa part, ne lui a pas demandé la même patience avant de l’intégrer. Preuve que ses convictions n’étaient pas très solides, cet élément a ensuite quitté le BIPR pour naviguer dans différents groupes de la mouvance de la Gauche communiste, dont celles du courant "bordiguiste" avant de revenir… au BIPR au milieu des années 90. A ce moment là, nous avions mis en garde les camarades du BIPR contre le manque de fiabilité politique de cet élément. Cette organisation n’avait pas tenu compte de notre mise en garde et l’avait réintégré. Cependant, comme on pouvait s’y attendre, cet élément n’est pas resté très longtemps au BIPR : au début des années 2000, il a "découvert" que les positions qu’il avait adoptées une deuxième fois ne lui convenaient décidément pas et il est venu à plusieurs de nos réunions publiques pour déverser de la boue sur cette organisation : c’est alors le CCI qui a estimé nécessaire de rejeter ses calomnies et de défendre le BIPR.
Cette série de flirts des déçus du CCI avec le BIPR ne se limite pas aux exemples que nous avons cités.
Un autre élément, qui venait également du gauchisme, que nous appellerons E, a suivi une trajectoire similaire. Avec lui, le processus d’intégration au CCI était allé plus loin qu’avec L puisqu’il était devenu membre de notre organisation après de longues discussions. Cependant, une chose est d’affirmer un accord avec des positions politiques, autre chose est de s’intégrer dans une organisation communiste. Même si le CCI avait expliqué longuement à cet élément ce que signifiait être militant d’une organisation communiste et même s’il avait approuvé notre démarche, l’expérience pratique du militantisme, qui suppose, notamment, de faire un effort constant pour surmonter l’individualisme, l’avait assez rapidement conduit à constater qu’il n’avait pas sa place dans notre organisation contre laquelle il a commencé à développer une attitude hostile. Finalement il a quitté le CCI sans avancer le moindre désaccord avec notre plate-forme (malgré notre demande pour que nous menions une discussion sérieuse sur ses "reproches"). Cela ne l’a pas empêché, peu après, de se découvrir un profond accord avec les positions du BIPR au point que la presse de cette organisation a publié un article de lui de polémique contre le CCI.
Pour en revenir aux groupes qui ont suivi ce type de démarche, la liste ne s'arrête pas aux exemples que nous avons donnés plus haut. Il nous faut évoquer encore ceux du "Communist Bulletin Group" (CBG) en Grande-Bretagne, de Kamunist Kranti en Inde, de Comunismo au Mexique, de "Los Angeles Workers' Voice" et de Notes Internationalistes au Canada.
Les amours sans lendemain du CBG et de la CWONotre presse a publié plusieurs articles à propos du CBG (9 [1140]). Nous ne reviendrons pas sur l'analyse que nous faisions de ce groupuscule parasitaire constitué d'anciens membres du CCI qui avaient quitté notre organisation en 1981 en lui volant du matériel et de l'argent et dont la seule raison d'exister était de couvrir de boue notre organisation. Fin 1983, ce groupe avait répondu favorablement à une "Adresse aux groupes politiques prolétariens" adoptée par le 5e congrès du CCI "en vue d'établir une coopération consciente entre toutes les organisations" (10 [1141]) : "Nous voulons exprimer notre solidarité avec la démarche et les préoccupations exprimées dans l'adresse…". Cependant, il ne faisait pas la moindre critique de ses comportements de voyous. Aussi écrivions-nous : "Jusqu'à ce que la question fondamentale de la défense des organisations politiques du prolétariat ne soit comprise, nous répondons par une fin de non-recevoir à la lettre du CBG. Ils se sont trompés d'Adresse."
Probablement déçu que le CCI ait repoussé ses avances, et souffrant visiblement de son isolement, le CBG s'est finalement tourné vers la CWO, composante britannique du BIPR. Une rencontre a eu lieu en décembre 1992 à Edimbourg suite à une "colaboration pratique entre membres de la CWO et du CBG". "Un grand nombre d’incompréhensions ont été éclaircies des deux côtés. Il a donc été décidé de rendre la coopération pratique plus formelle. Un accord a été rédigé, que la CWO comme un tout aura à ratifier en janvier (après quoi un rapport complet sera publié) et qui comprend les points suivants…" Suit une liste des différents accords de collaboration et notamment : "Les deux groupes doivent discuter d’un projet de "plate-forme populaire" préparé par un camarade de la CWO en tant qu’outil d’intervention." (Workers' Voice n° 64, janvier-février 1996)
Apparemment, il n’y a pas eu de suite à ce flirt car nous n’avons jamais plus entendu parler de collaboration entre le CBG et la CWO. Nous n’avons non plus jamais lu quoi que ce soit expliquant les raisons pour lesquelles cette collaboration avait tourné en eau de boudin.
Les déboires du BIPR en IndeUne autre aventure malheureuse du BIPR avec des "déçus du CCI" est celle qui avait pour protagoniste le groupe publiant Kamunist Kranti en Inde. Ce petit noyau était issu d’un groupe d’éléments avec qui le CCI avait mené des discussions au cours des années 1980 et dont certains s’étaient rapprochés de notre organisation, devenant des sympathisants très proches de celle-ci ou même l’intégrant, pour l’un d’entre eux. Cependant, un de ces éléments, que nous appellerons S, et qui avait joué un rôle moteur dans les premières discussions avec le CCI, n’avait pas suivi cette démarche. Craignant probablement de perdre son individualité en cas d’intégration plus grande dans le CCI, il avait constitué son propre groupe, avec comme publication Kamunist Kranti.
Pour sa part, le BIPR avait connu bien des déboires en Inde. Alors que, pour cette organisation, les conditions existant dans les pays de la périphérie "rend possible l’existence d’organisations communistes de masse" (Communist Review n° 3), ce qui suppose évidemment qu’il est plus facile d’y fonder dès à présent de petits groupes communistes que dans les pays centraux du capitalisme, le BIPR souffrait que ses thèses ne se soient pas concrétisées sous la forme de groupes ralliant sa plate-forme. Cette souffrance était d’autant plus grande que, déjà à cette époque, le CCI, malgré ses analyses présentées comme "eurocentristes", avait une section dans un de ces pays de la périphérie, le Venezuela. Évidemment, le flirt avorté avec le SUCM n’avait pu qu’aggraver cette amertume. Aussi, lorsque le BIPR a pu engager des discussions avec le groupe Lal Pataka en Inde, il a cru voir le terme de son calvaire. Le malheur c’est qu’il s’agissait d’un groupe d’extraction maoïste qui, à l’image du SUCM, n’avait pas réellement rompu avec ses origines malgré ses sympathies affichées pour les positions de la Gauche communiste. Face aux mises en garde du CCI contre ce groupe (qui s’est finalement réduit à un élément), le BIPR pouvait répondre : "Quelques esprits cyniques [il s’agit des esprits du CCI] peuvent penser que nous avons accepté ce camarade trop rapidement dans le BIPR." Pendant un certain temps, Lal Pataka était présenté comme la composante du BIPR en Inde mais, en 1991, ce nom disparaît des pages de la presse du BIPR pour être remplacé par celui de Kamunist Kranti. Le BIPR semble miser beaucoup sur ce "déçu du CCI" : "Nous espérons que, dans l’avenir, de fécondes relations pourront être établies entre le Bureau international et Kamunist Kranti." mais ses espoirs sont une nouvelle fois déçus car, deux ans plus tard, on peut lire dans Communist Review n° 11 : "C’est une tragédie que, malgré l’existence d’éléments prometteurs, il n’existe pas encore un noyau solide de communistes indiens". Effectivement, Kamunist Kranti a disparu de la circulation. Il existe bien un petit noyau communiste en Inde, qui publie Communist Internationalist, mais il fait partie du CCI et le BIPR "oublie" d’y faire référence.
Déceptions mexicainesAu cours de la même période où un certain nombre d’éléments en Inde s’approchaient des positions de la Gauche communiste, le CCI avait engagé des discussions avec un petit groupe au Mexique, le "Colectivo Comunista Alptraum" (CCA) qui a commencé à publier Comunismo en 1986 (11 [1142]). Peu après, s’est constitué le "Grupo Proletario Internacionalista" (GPI) qui a commencé à publier Revolucion Mundial début 1987 et avec qui les discussions se sont également développées. (12 [1143]) A partir de ce moment là, le CCA a commencé à s’éloigner du CCI : d’une part, il a adopté une démarche de plus en plus académiste dans son positionnement politique et, d’autre part, il s’est rapproché du BIPR. De toute évidence, ce petit noyau a mal perçu l’établissement de relations entre le CCI et le GPI.
Connaissant la démarche du CCI qui insiste sur la nécessité que les groupes de la Gauche communiste dans un même pays développent des liens étroits, le CCA, qui comptait dix fois moins de membres que le GPI, a probablement jugé que son "individualité" risquait d’être noyée dans un rapprochement avec cette organisation. Les rapports entre le BIPR et le CCA se sont maintenus pendant un certain temps, mais lorsque le GPI est devenu la section du CCI au Mexique, le CCA avait, lui aussi, disparu de la circulation.
Un "rêve américain" tourmentéAvec l’aventure du "Los Angeles Workers' Voice" nous arrivons presque au bout de cette longue liste. Ce groupe était composé d’éléments qui avaient fait leurs classes dans le maoïsme (de tendance pro-albanaise). Nous avons établi des discussions avec ces éléments pendant une longue période mais nous avons pu constater leur incapacité à surmonter les confusions qu’ils avaient hérités de leur appartenance à une organisation bourgeoise. Aussi, lorsque au milieu des années 90, ce petit groupe s’est approché du BIPR, nous avons mis en garde celui-ci contre les confusions du LAWV. Le BIPR a très mal pris cette mise en garde, estimant que nous ne voulions pas qu’il puisse développer une présence politique sur le continent nord-américain. Pendant plusieurs années, le LAWV a été un groupe sympathisant du BIPR aux États-Unis et, en avril 2000, il a participé à Montréal, au Canada, à une conférence destinée à renforcer la présence politique du BIPR sur le continent nord-américain. Cependant, peu de temps après, les éléments de Los Angeles ont commencé a manifester des désaccords sur tout une série de questions, adoptant de plus en plus une vision anarchiste (rejet de la centralisation, présentation des bolcheviks comme un parti bourgeois, etc.) mais surtout proférant de sordides calomnies contre le BIPR et notamment contre un autre sympathisant américain de cette organisation, AS, qui vivait dans un autre État. Notre presse aux États-Unis a dénoncé les comportements des éléments du LAWV et a apporté sa solidarité aux militants calomniés (13 [1144]). C’est pour cela que nous n’avons pas jugé utile à ce moment-là de rappeler les mises en garde que nous avions faites au BIPR au début de son idylle avec le LAWV.
L'autre composante nord-américaine de la conférence d'avril 2000, Notes Internationalistes, qui est aujourd'hui "groupe sympathisant" du BIPR, fait également partie des "déçus du CCI". La discussion entre le CCI et les camarades de Montréal avait débuté vers la fin des années 90. Il s'agissait d'un petit noyau dont l'élément le plus formé, que nous appellerons W, avait eu une longue expérience dans le syndicalisme et le gauchisme. Les discussions ont toujours été très fraternelles, notamment lors des différentes visites de militants du CCI à Montréal, et nous espérions qu'elles seraient aussi franches du côté de ces camarades qu'elles l'étaient du nôtre. En particulier, nous avions toujours été clairs sur le fait que nous considérions que la longue période de militantisme de W dans une organisation gauchiste constituait un handicap pour une pleine compréhension des positions et de la démarche de la Gauche communiste. C'est pour cela que nous avions demandé à plusieurs reprises au camarade W de rédiger un bilan de sa trajectoire politique mais, visiblement, ce camarade avait des difficultés à faire ce bilan puisque nous n'avons jamais reçu ce document que pourtant il nous avait promis.
Alors que les discussions avec Notes Internationalistes se poursuivaient et que les camarades ne nous avaient nullement informés d'un éventuel rapprochement avec les positions du BIPR, nous avons pris connaissance d'une déclaration annonçant que NI devenait groupe sympathisant du BIPR au Canada. C'est le CCI qui avait encouragés les camarades de Montréal à prendre connaissance des positions du BIPR et à contacter cette organisation. En effet, notre démarche n'a jamais été celle de "se garder pour soi ses propres contacts". Au contraire, nous estimons que les militants qui s'approchent des positions du CCI doivent bien connaître les positions des autres groupes de la Gauche communiste afin que, s'ils adhèrent à notre organisation, ce soit en pleine connaissance de cause. (14 [1145]) Que des éléments qui s'approchent de la Gauche communiste tombent d'accord avec les positions du BIPR ne nous pose pas de problème en soi. Ce qui était plus surprenant c'est que ce rapprochement se soit fait "dans le secret" en quelque sorte. De toute évidence, le BIPR n'avait pas les mêmes exigences que le CCI concernant la rupture de W avec son passé gauchiste. Et nous sommes convaincu que c'est là une des raisons qui l'ont conduit à se tourner vers cette organisation sans nous informer de l'évolution de ses positions.
La spécialité du BIPR : l'avortement politiqueOn ne peut qu'être fasciné par la répétition du phénomène où des éléments qui ont été "déçus par le CCI" se sont tournés ensuite vers le BIPR. Évidemment, on pourrait considérer que c'est là une démarche normale : après avoir compris que les positions du CCI étaient erronées, ces éléments se seraient tournés vers la justesse et la clarté de celles du BIPR. C'est peut être ce que les militants de cette organisation se sont dit à chaque fois. Le problème c'est que de tous les groupes qui ont adopté une telle démarche, le seul qui soit encore présent aujourd'hui dans les rangs de la Gauche communiste est justement celui que nous avons évoqué en dernier, Notes Internationalistes. TOUS les autres groupes, soit ont disparu, soit se sont retrouvés dans les rangs d'organisations bourgeoises bon teint, comme le SUCM. Le BIPR devrait se demander pourquoi et il serait intéressant qu'il livre à la classe ouvrière un bilan de ces expériences. Les quelques réflexions qui suivent pourront peut être aider ses militants à faire un tel bilan.
De toute évidence, ce qui animait la démarche de ces groupes n'était pas la recherche d'une clarté qu'ils n'avaient pas trouvée dans le CCI puisqu'ils ont fini par abandonner le militantisme communiste. Les faits ont amplement démontré que leur éloignement du CCI, comme nous l'avions constaté à chaque fois, correspondait fondamentalement à un éloignement de la clarté programmatique et de la démarche de la Gauche communiste ainsi qu'à un refus des exigences du militantisme au sein de ce courant. En réalité, leur flirt éphémère avec le BIPR n'était qu'une étape avant leur abandon du combat dans les rangs prolétariens. La question se pose alors : pourquoi le BIPR attire-t-il ainsi ceux qui sont engagés dans une telle trajectoire ?
A cette question, il existe une réponse fondamentale : parce que le BIPR défend une démarche opportuniste en matière de regroupement des révolutionnaires.
C'est l'opportunisme du BIPR qui permet aux éléments qui se refusent à opérer une rupture complète avec leur passé gauchiste de trouver un "refuge" momentané dans le sillage de cette organisation tout en continuant à faire croire, ou à se raconter, qu'ils conservent leur engagement dans la Gauche communiste. Le BIPR, notamment à partir de la 3e conférence des groupes de la Gauche communiste, n'a cessé d'insister sur la nécessité d'une "sélection rigoureuse" au sein du milieu prolétarien. Mais, en réalité, cette sélection est à sens unique : elle concerne pour l'essentiel le CCI qui n'est plus "une force valable dans la perspective du futur parti mondial du prolétariat" et qui "ne peut être considéré par nous [le BIPR] comme un interlocuteur valable pour définir une forme d’unité d’action" (réponse à notre appel du 11 février 2003 adressé aux groupes de la gauche communiste pour une intervention commune face à la guerre et publié dans la Revue internationale 113). Par conséquent, il est hors de question pour le BIPR d'établir la moindre coopération avec le CCI, même pour faire une déclaration commune du camp internationaliste face à la guerre impérialiste (15 [1146]). Cependant, cette grande rigueur ne s'exerce pas dans d'autres directions, et notamment vis-à-vis de groupes qui n'ont rien à voir avec la Gauche communiste, quand ce ne sont pas des groupes gauchistes. Comme nous l'écrivions dans la Revue Internationale n° 103 :
"Pour prendre toute la mesure de l'opportunisme du BIPR à propos de son refus à l'appel sur la guerre que nous avons fait, il est instructif de relire un article paru dans Battaglia Comunista de novembre 1995 et intitulé "Equivoques sur la guerre dans les Balkans". BC y rapporte qu'elle a reçu de l'OCI (Organizazione Comunista Intemazionalista) une lettre/invitation à une assemblée nationale contre la guerre qui devait se tenir à Milan. BC a considéré que "le contenu de la lettre est intéressant et fortement amélioré par rapport aux positions qu'avait prises l'OCI vis à vis de la guerre du Golfe, de "soutien au peuple irakien attaqué par l'impérialisme" et fortement polémique dans la discussion de notre prétendu indifférentisme. "L'article poursuivait ainsi : "Il manque la référence à la crise du cycle d'accumulation (...) et l'analyse essentielle de ses conséquences sur la Fédération Yougoslave. (...) Mais cela ne semblait pas interdire une possibilité d'initiative en commun de ceux qui s'opposent à la guerre sur le terrain de classe". Il y a seulement quatre ans, comme on peut le voir, dans une situation moins grave que celle que nous avons vue avec la guerre du Kosovo, BC aurait été prête à prendre une initiative commune avec un groupe désormais clairement contre-révolutionnaire afin de satisfaire ses menées activistes alors qu'elle a eu le courage de dire non au CCI... sous prétexte que nos positions sont trop éloignées. C'est cela l'opportunisme."
Cette sélectivité à sens unique du BIPR a eu l'occasion de se manifester une nouvelle fois au cours de l'année 2003 lorsqu'il a refusé la proposition du CCI d'une prise de position commune face à la guerre en Irak. Comme nous l'écrivions dans la Revue internationale 116 :
"Nous pourrions nous attendre de la part d'une organisation faisant preuve d'une attitude aussi pointilleuse dans l'examen de ses divergences avec le CCI à une attitude semblable vis-à-vis de tous les autres groupes. Il n'en est rien. Nous faisons référence ici à l'attitude du BIPR via son groupe sympathisant et représentant politique dans la région nord-américaine, le Internationalist Workers' Group (IWG) qui publie Internationalist Notes. En effet, ce groupe est intervenu avec des anarchistes et a tenu une réunion publique commune avec Red and Black Notes, des conseillistes et la Ontario Coalition Against Poverty (OCP) qui paraît être un groupe typiquement gauchiste et activiste." ("Le Milieu politique prolétarien face à la guerre : Le fléau du sectarisme au sein du camp internationaliste")
Comme on peut le voir, l'opportunisme du BIPR se manifeste dans son refus de se positionner clairement à l'égard de groupes qui sont bien éloignés de la Gauche communiste, qui ont fait une rupture incomplète avec le gauchisme (donc avec le camp bourgeois) ou qui sont carrément gauchistes. C'est l'attitude qu'il avait déjà manifestée à l'égard du SUCM ou de Lal Pataka. Avec une telle attitude, il n'est pas étonnant que les éléments qui n'arrivent pas à faire un clair bilan de leur expérience dans le Gauchisme se sentent en meilleure compagnie avec le BIPR qu'avec le CCI.
Cela dit, il semble qu'avec l'attitude du groupe du Canada nous soyons en face d'une manifestation d'une autre variante de l'opportunisme du BIPR : le fait que chacune de ses composantes est "libre de mener sa propre politique". Ce qui est absolument inenvisageable pour les groupes européens est tout à fait normal pour un groupe américain (puisque nous n'avons lu aucune critique dans les colonnes de Battaglia Comunista ou de Revolutionary Perspective de l'attitude des camarades du Canada). Cela s'appelle du fédéralisme, un fédéralisme que le BIPR rejette dans son programme, mais qu'il adopte dans la pratique. C'est ce fédéralisme honteux mais réel qui a incité certains éléments qui trouvaient trop contraignant le centralisme du CCI à se tourner vers le BIPR.
Cela dit, le fait pour le BIPR de recruter des éléments marqués par les restes de leur passage dans le gauchisme ou qui ne supportent pas la centralisation et qui souhaitent pouvoir mener leur propre politique dans leur coin est le meilleur moyen de saper les bases d'une organisation viable à l'échelle internationale.
Un autre aspect de l'opportunisme du BIPR est l'indulgence toute particulière qu'il manifeste envers les éléments hostiles à notre organisation. Comme nous l'avons vu au début de cet article, une des bases de la constitution de la CWO en Grande-Bretagne est non seulement la volonté de maintenir sa propre "individualité" (demande de RP d'être intégrée dans le CCI comme "tendance" avec sa propre plate-forme) mais l'opposition au CCI (considéré pendant un temps comme "contre-révolutionnaire"). Plus précisément, l'attitude qui était celle des éléments de Workers' Voice au sein de la CWO, consistant, comme on l'a vu plus haut, à "utiliser RP comme bouclier contre le CCI" s'est retrouvée chez beaucoup d'autres éléments et groupes dont la principale motivation était l'hostilité envers le CCI. Ce fut notamment le cas de l'élément L qui, quel que fut le groupe auquel il appartenait (et ils furent nombreux), s'y distinguait toujours comme le plus hystérique contre notre organisation. De même, l'élément E que nous avons évoqué plus haut avait commencé à témoigner une violente hostilité au CCI avant que de rejoindre les positions du BIPR. C'est si vrai que, à notre connaissance, le seul texte que le BIPR ait publié de lui était une charge violente contre le CCI.
Que dire aussi du CBG, avec qui la CWO avait engagé un flirt sans lendemain, dont le niveau des dénigrements (y compris avec les racontars les plus sordides) contre le CCI n'avait, jusqu'à récemment, trouvé d'équivalent ?
Mais justement, c'est dans la dernière période que cette démarche d'ouverture vers le BIPR sur la base de la haine du CCI a atteint ses formes les plus extrêmes avec deux illustrations : les avances faites au BIPR par la prétendue "Fraction interne du CCI" (FICCI) et par le citoyen B, fondateur, caudillo et seul membre du "Circulo de Comunistas Internacionalistas" d'Argentine.
Nous n'allons pas revenir en détail ici sur l'ensemble des comportements de la FICCI révélant sa haine obsessionnelle contre notre organisation (16 [1147]). Nous ne citerons, et de façon très résumée, que quelques uns de ses états de service :
- calomnies répugnantes contre le CCI et certains de ses militants (dont on suggère, après qu'on ait fait circuler cette accusation dans les couloirs du CCI, qu'un d'entre eux travaille pour la police et qu'un autre applique la politique de Staline consistant à "éliminer" les membres fondateurs de l'organisation") ;
- vol de l'argent et du matériel politique du CCI (notamment du fichier d'adresses des abonnés de sa publication en France) ;
- mouchardages donnant aux organes de répression de l'État bourgeois l'occasion de surveiller la conférence de notre section au Mexique qui s'est tenue en décembre 2002 et de découvrir la véritable identité d'un de nos militants (celui qui est présenté par la FICCI comme le "chef du CCI").
Dans le cas du citoyen B, il s'est illustré notamment par la rédaction de plusieurs communiqués ignobles mettant en cause "la méthodologie nauséabonde du CCI" qui est comparée aux méthodes du stalinisme et basés sur un tissu de mensonges grossiers.
Si ce sinistre personnage a pu faire preuve d'une telle arrogance c'est parce que, pendant tout une période, le BIPR qu'il avait flatté en rédigeant des textes reprenant des positions proches de cette organisation (notamment sur le rôle du prolétariat dans les pays de la périphérie), lui a donné un semblant de crédibilité. Non seulement le BIPR a traduit et publié sur son site Internet les prises de position et "analyses" de cet élément, non seulement il a salué la constitution du "Circulo" comme "un important et sûr pas en avant réalisé aujourd'hui en Argentine vers l'agrégation des forces vers le parti international du prolétariat" ("Même en Argentine quelque chose bouge", Battaglia Comunista d'octobre 2004) mais il également publié en trois langues sur son site son communiqué du 12 octobre 2004 qui est un ramassis immonde de calomnies contre notre organisation.
Les amours du BIPR avec cet aventurier exotique ont commencé à prendre l'eau lorsque nous avons mis en évidence de façon irréfutable que ses accusations contre le CCI étaient de purs mensonges et que son "Circulo" n'était qu'une sinistre imposture (17 [1148]). C'est alors de façon très discrète que le BIPR a commencé à retirer de son site les textes les plus compromettants de ce personnage mais sans jamais, toutefois, condamner ses méthodes même après que nous ayons envoyé une lettre ouverte à ses militants (lettre du 7 décembre 2004 publiée sur notre site Internet) demandant une telle prise de position. La seule réaction que nous ayons eue de cette organisation est un communiqué sur son site "Dernière réponse aux accusations du CCI" qui affirme que le BIPR est "l'objet d’attaques violentes et vulgaires de la part du CCI qui enrage car il est lui-même traversé par une profonde et irréversible crise interne" et que "à partir d’aujourd’hui, nous ne répondrons pas ni ne donnerons suite à aucune de leurs vulgaires attaques".
Quant aux amours avec le "Circulo", elles sont aujourd'hui mortes par la force des choses. Depuis que le CCI a démasqué l'imposture du citoyen B., le site Internet de celui-ci, qui avait connu une agitation fébrile pendant un mois, affiche désormais un encéphalogramme désespérément plat.
En ce qui concerne la FICCI, c'est le même type de complaisance que le BIPR a manifestée à son égard. Au lieu d'accueillir avec prudence les accusations infâmes portées par ce groupuscule contre le CCI, le BIPR a préféré les cautionner en rencontrant la FICCI à plusieurs reprises. Le CCI, après la première rencontre entre FICCI et BIPR, au printemps 2002, a demandé à rencontrer aussi cette organisation pour lui donner sa propre version des faits. Mais elle a décliné cette demande en prétendant qu'elle ne voulait pas prendre partie entre les deux protagonistes. C'était un pur mensonge car le compte rendu fait par la FICCI des discussions avec le BIPR (et jamais démenti par celui-ci) fait état de l'assentiment de ce dernier aux accusations portées contre le CCI. Mais ce n'était là qu'un hors d'œuvre des comportements inqualifiables du BIPR. Par la suite, il est allé bien plus loin. D'une part en fermant les yeux pudiquement sur les comportements de mouchard adoptés par la FICCI, un comportement qu'on pouvait facilement vérifier en consultant simplement son site Internet : le BIPR n'avait même plus l'excuse de dire qu'il n'avait pas les preuves que le CCI disait vrai à propos des agissements de la FICCI. Ensuite, le BIPR est allé encore plus loin en justifiant, purement et simplement, le vol par les membres de la FICCI du matériel politique du CCI après que la convocation à la réunion publique du BIPR à Paris du 2 octobre ait été envoyée aux abonnés de Révolution Internationale dont le fichier d'adresses avait été volé par un membre de la FICCI (18 [1149]). En somme, de la même façon qu'il a essayé d'attirer dans son giron le "Circulo" d'Argentine en publiant sur son site les insanités du citoyen B., il n'hésite pas à se rendre complice d'une bande de mouchards bénévoles et de voleurs dans l'espoir d'élargir sa présence politique en France et établir une antenne au Mexique (il ne cache pas qu'il espère récupérer dans ses rangs les éléments qui constituent la FICCI).
Contrairement au "Circulo", la FICCI vit toujours et continue de publier régulièrement des bulletins en bonne partie consacrés à la calomnie contre le CCI. Le BIPR, pour sa part affirme que : "les liens avec le FICCI existent et persistent". Peut être réussira-t-il à intégrer les membres de la FICCI quand ces derniers seront fatigués d'affirmer, contre toute évidence, qu'ils sont les "véritables continuateurs du vrai CCI". Mais alors, le BIPR sera allé au bout de sa démarche opportuniste, une démarche opportuniste qui, dès à présent jette un fort discrédit sur la mémoire de la Gauche communiste dont il continue de se réclamer. Et même si le BIPR parvient à intégrer les éléments de la FICCI, il ne devrait pas se réjouir trop vite : sa propre histoire aurait dû lui apprendre qu'avec les résidus qu'on trouve dans les poubelles du CCI, on ne peut pas faire grand chose.
Mensonges, complicité avec le mouchardage, la calomnie et le vol, trahison des principes d'honnêteté et de rigueur organisationnelle qui avaient fait l'honneur de la Gauche communiste d'Italie : voilà où conduit l'opportunisme. Et le plus triste pour le BIPR, c'est que cela ne lui rapporte pas grand chose dans la pratique. C'est justement parce qu'il n'a pas encore compris qu'avec une méthode opportuniste (c'est-à-dire une méthode qui privilégie les "succès immédiats" à la perspective à long terme, au besoin en s'asseyant sur les principes) on construit sur du sable, que le seul domaine où le BIPR a fait preuve d'une certaine efficacité, c'est celui des avortements. C'est pour cela que, après plus d'un demi-siècle d'existence, le courant qu'il représente en est toujours réduit à l'état d'une petite secte, avec bien moins de forces politiques qu'il n'avait à ses origines.
Dans un prochain article, nous reviendrons sur ce qui constitue justement le fondement de la méthode opportuniste du BIPR qui l'ont conduit aux tristes contorsions dont nous avons été témoins au cours de la dernière période.
Fabienne
1 [1150] Une précipitation que n’approuvaient pas les autres camarades qui ne s’estimaient pas encore en mesure de faire un tel pas.
2 [1151] Voir le n° 13 de Workers' Voice auquel nous apportons une réponse dans la Revue internationale n° 2 ainsi que notre article de World Revolution n° 3 "Sectarism illimited".
3 [1152] Lorsque la CWO s’était constituée, nous l’avions qualifiée de "regroupement incomplet" (voir World Revolution n° 5). C’est très rapidement que les faits avaient confirmé cette analyse : dans un procès verbal d’une réunion de la CWO se penchant sur le départ des éléments de Liverpool, il est écrit "Il a été montré que l’ancien WV n’a jamais accepté le politique de fusion sauf pour utiliser RP comme bouclier contre le CCI" (cité dans "La CWO, passé, présent, futur", texte rédigé par les éléments qui ont scissionné de la CWO en novembre 1977 pour rejoindre le CCI, publié dans la Revue internationale n° 12).
4 [1153] Il faut ici faire une précision : bien souvent, à la lecture de la presse du BIPR ou d’autres, on a l’impression que le mérite de ces conférences revient uniquement à BC puisque c’est suite à son appel de 1976 que s’était tenue la conférence de Milan en mai 1977, première des trois qui ont eu lieu. A une telle idée nous répondions déjà dans une lettre adressée à BC le 9 juin 1980 : "Si on s’en tient aux aspects formels, alors oui, c’est l’appel publié en avril 1976 par BC qui en constitue le point de départ. Mais faut-il vous rappeler, camarades, que déjà en août 1968 la proposition de convoquer une conférence vous fut faite par trois de nos camarades qui étaient venus vous voir à Milan ? A l’époque, notre organisation était moins qu’embryonnaire (…) Dans ces conditions, il nous était difficile d’appeler à une conférence des différents groupes qui étaient apparus ou s’étaient développés à la suite de mai 68. Nous pensions qu’une telle initiative devait venir d’un groupe plus important, organisé et connu, doté d’une presse plus régulière et fréquente comme c’était justement le cas du vôtre. C’est pour cela que nous vous avons fait cette suggestion en insistant sur l’importance de telles conférences au moment où la classe ouvrière commençait à secouer le terrible carcan de la contre-révolution. Mais, à ce moment-là, estimant qu’il n’y avait rien de nouveau sous le soleil, que mai 68 n’était rien d’autre qu’une révolte estudiantine, vous avez rejeté une telle proposition. L’été suivant, alors que le mouvement de grèves commençait à toucher l’Italie (…) nous vous avons fait la même proposition et vous nous avez donné la même réponse. (…) Alors que le mouvement de grèves se développait dans toute l’Europe, nous vous avons refait la même proposition lors de votre congrès de 1971. Et votre réponse fut la même qu’auparavant. Finalement, ne "voyant rien venir", nous avons lancé en novembre 1972, par l’intermédiaire de nos camarades d’Internationalism (qui allaient constituer la section américaine du CCI) l’initiative d’une "correspondance internationale" basée sur le besoin, provoqué par la reprise prolétarienne, de discussions entre révolutionnaires. Cette proposition était adressée à une vingtaine de groupes, dont le vôtre, sélectionnés sur la base d’un certain nombre de critères très semblables à ceux des récentes conférences et qui se fixait comme perspective la tenue d’une conférence internationale. En ce qui vous concerne, vous avez répondu négativement à cette initiative en répétant les arguments que vous aviez déjà opposés à nos propositions précédentes (…) Faut-il penser que, pour cette organisation [le PCInt], il n’y a de bonne initiative que si elle en est elle-même l’auteur ? (…) Ainsi notre organisation a toujours poussé dans le sens de la tenue de conférences internationales de groupes communistes. Et on peut dire que l’initiative de 1976 du "Partito Comunista Internazionalista" ne constituait nullement une sorte de "première" mais était plutôt un réveil tardif et une réponse avec huit ans de retard à notre première proposition de 1968 ou avec quatre ans de retard à notre proposition de 1972. (…) tout cela ne nous a pas empêché de répondre immédiatement de façon positive à cette initiative. Et on peut même dire, pour en terminer avec cette question, que c’est grâce à notre adhésion que l’initiative de Battaglia n’est pas tombée à l’eau puisque, à part vous, nous étions les seuls participants effectifs à la conférence de Milan de 1977." (lettre publiée dans le procès verbal en langue française de la 3e conférence des groupes de la Gauche communiste édité sous la responsabilité du CCI)
5 [1154]C’est au moyen de manœuvres dignes des pratiques parlementaires de la bourgeoise que BC a réalisé son petit coup d’éclat :
- à aucun moment avant la conférence elle n’avait demandé que la question de l’adoption d’un critère supplémentaire sur la question du parti soit mise à l’ordre du jour ;
- c’est à l’issue de longues tractations de couloir avec la CWO qu’elle a convaincu cette organisation de soutenir sa proposition (au lieu de présenter publiquement les arguments qu’elles a réservés à la CWO) ;
- lorsque quelques mois auparavant, lors d’une réunion du comité technique chargé de préparer la conférence, nous avions demandé à BC si elle comptait écarter le CCI des futures conférences, ce groupe avait répondu très clairement qu’il était favorable à leur poursuite avec tous les participants y compris le CCI.
Par ailleurs, le vote - deux voix en faveur d’un nouveau critère, une voix contre (le CCI) et deux refus de vote - a eu lieu après le départ de l’autre groupe qui, avec le CCI, était contre l’adoption d’un tel critère.
6 [1155] "Maintenant, il existe le fondement du début du processus de clarification sur les véritables tâches du parti… Bien qu’aujourd’hui nous ayons moins de participants qu’aux 2e et 3e conférences, nous commençons sur une base plus claire et plus sérieuse" (Procès verbal de la conférence)
7 [1156] Ce qui montre bien que ce n’est pas la position du CCI sur le rôle du parti qui posait problème à BC et à la CWO mais bien le fait que le CCI était pour une discussion sérieuse et rigoureuse, ce dont ces deux organisations ne voulaient pas.
8 [1157] Le compte rendu de la 4e conférence est assez surréaliste : d’une part, il est publié deux ans après cet événement historique ; d’autre part on y constate que la plupart des forces sérieuses "sélectionnées" par BC et la CWO ont disparu avant qu’elle ne se tienne ou peu après. Mais on y apprend aussi :
- que le "Comité technique" (BC-CWO) est incapable de publier le moindre bulletin préparatoire, ce qui est d’autant plus gênant que la conférence est tenue en Anglais et que les textes de référence de BC sont tous publiés en Italien ;
- que le groupe qui organise la conférence est incapable de traduire la moitié des interventions.
9 [1158] Voir notamment "Réponse aux réponses", Revue internationale 36
10 [1159] Voir Revue Internationale n° 35.
11 [1160] Voir Revue internationale 44 : "Salut à Comunismo n° 1"
12 [1161] Voir "Développement de la vie politique et des luttes ouvrières au Mexique" dans la Revue internationale 50.
13 [1162] Voir notre article "Defense of the revolutionary milieu" dans Internationalism 122 (été 2002).
14 [1163] C'est pour cela que nous les encourageons à aller aux réunions publiques de ces groupes, et notamment du BIPR, comme nous l'avons fait lors de la réunion publique de cette organisation qui s'est tenue à Paris le 2 octobre 2004. Il faut noter que le BIPR avait alors peu apprécié la présence "massive" de nos sympathisants comme il apparaît dans la prise de position qu'il avait faite sur cette RP.
15 [1164] Voir notamment à ce sujet notre article "Le Milieu politique prolétarien face à la guerre : Le fléau du sectarisme au sein du camp internationaliste" dans la Revue internationale n° 116.
16 [1165] Voir à ce sujet nos articles "le combat pour la défense des principes organisationnels" et "15e congrès du CCI : renforcer l'organsiation face aux enjeux de la péiode" dans les numéros 110 et 114 de la Revue Internationale
17 [1166] Voir sur notre site Internet les différentes prises de position du CCI à propos du "Circulo" : "Une étrange apparition" ; "Une nouvelle étrange apparition" ; "Imposture ou réalité ?" et également dans notre presse territoriale : "'Circulo de Comunistas Internacionalistas' (Argentine) Un imposteur démasqué"
18 [1167] Voir à ce propos l'article Réponse au BIPR: "Le vol et la calomnie ne sont pas des méthodes de la classe ouvrière !" sur notre site Internet.
Nous publions ci-après le rapport sur la lutte de classe présenté et ratifié lors de la réunion, à l'automne 2003, de l'Organe central du CCI (1). Confirmant les analyses de l'organisation sur la persistance du cours aux affrontements de classe (ouvert par la reprise internationale de la lutte de classe en 1968) malgré la gravité du recul subi par le prolétariat au niveau de sa conscience depuis l'effondrement du bloc de l'est, ce rapport avait comme tâche particulière d'évaluer l'impact actuel et à long terme de l'aggravation de la crise économique et des attaques capitalistes sur la classe ouvrière. Ainsi, il analyse que "Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans la lutte de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968." Nous sommes encore loin d'être confrontés à une vague internationale de luttes massives puisque, à l'échelle internationale, la combativité est encore à l'état embryonnaire et très hétérogène. Néanmoins, il importe de souligner que l'aggravation considérable de la situation contenue de manière évidente dans les perspectives d'évolution du capitalisme, tant en ce qui concerne le démantèlement de l'Etat providence que l'accentuation de l'exploitation sous toutes ses formes ou le développement du chômage, constitue un levier certain de la prise de conscience au sein de la classe ouvrière. Le rapport insiste en particulier sur la profondeur mais aussi la lenteur de ce processus de reprise de la lutte de classe. Depuis la rédaction de ce rapport, les caractéristiques qu'il donne de ce changement de dynamique intervenu au sein de la classe ouvrière, n'ont pas été démenties par l'évolution de la situation. Celle-ci a même illustré une tendance, signalée par le rapport, à ce que des manifestations encore isolées de la lutte de classe débordent le cadre fixé par les syndicats. La presse territoriale du CCI a rendu compte de telles luttes qui ont eu lieu à la fin de l'année 2003, en Italie dans les transports et en Grande-Bretagne à la Poste, contraignant le syndicalisme de base à entrer en action pour saboter les mobilisations ouvrières. De même, s'est maintenue une tendance, déjà mise en évidence par le CCI antérieurement à ce rapport, à ce que se dégagent des minorités en recherche de cohérence révolutionnaire. C'est un chemin très long que la classe ouvrière devra parcourir. Néanmoins, les combats qu'elle va devoir mener seront le creuset d'une réflexion qui, aiguillonnée par l'aggravation de la crise et fécondée par l'intervention des révolutionnaires, est à même de lui permettre de se réapproprier son identité de classe et sa confiance en elle-même, de renouer avec son expérience historique et de développer sa solidarité de classe.
Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans les luttes de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968. Bien sûr, les années 1990 avaient déjà vu des manifestations sporadiques mais importantes de cette combativité. Cependant, la simultanéité des mouvements en France et en Autriche, et le fait que, juste après, les syndicats allemands aient organisé la défaite des ouvriers métallurgistes à l'Est (3) pour contrer de façon préventive la résistance prolétarienne, montrent l'évolution de la situation depuis le début du nouveau millénaire. En réalité, ces événements mettent en lumière le fait que la classe ouvrière est de plus en plus contrainte à lutter face à l'aggravation dramatique de la crise et au caractère de plus en plus massif et généralisé des attaques, et cela en dépit de son manque persistant de confiance en elle. Ce changement affecte non seulement la combativité de la classe ouvrière mais aussi l'état d'esprit en son sein, la perspective dans laquelle s'inscrit son activité. Il existe actuellement des signes d'une perte d'illusions concernant non seulement les mystifications typiques des années 90 (la "révolution des nouvelles technologies", "l'enrichissement individuel via la Bourse", etc.), mais aussi de celles qu'avait suscité la reconstruction d'après la Deuxième Guerre mondiale, à savoir l'espoir d'une vie meilleure pour la génération suivante et d'une retraite décente pour ceux qui survivront au bagne du travail salarié. Comme le rappelle l'article de la Revue internationale n°114, le retour massif du prolétariat sur la scène de l'histoire en 1968 et le resurgissement d'une perspective révolutionnaire constituaient non seulement une réponse aux attaques sur un plan immédiat mais surtout une réponse à l'effondrement des illusions dans un avenir meilleur que le capitalisme d'après guerre avait semblé offrir. Au contraire de ce qu'une déformation vulgaire et mécaniciste du matérialisme historique aurait pu nous faire croire, de tels tournants dans la lutte de classe, même s'ils sont déclenchés par une aggravation immédiate des conditions matérielles, sont toujours le résultat de changements sous-jacents dans la vision de l'avenir. La révolution bourgeoise en France n'a pas explosé avec l'apparition de la crise du féodalisme (qui était déjà bien installée) mais quand il est devenu clair que le système du pouvoir absolu ne pouvait plus faire face à cette crise. De la même façon, le mouvement qui allait aboutir dans la première vague révolutionnaire mondiale n'a pas commencé en août 1914, mais lorsque les illusions sur une solution militaire rapide à la guerre mondiale se sont dissipées. C'est pourquoi, la compréhension de leur signification historique, à long terme, est la tâche principale que nous imposent les luttes récentes.
Tout tournant dans la lutte de classe n'a pas la même signification et la même portée que 1917 ou 1968. Ces dates représentent des changements du cours historique ; 2003 marque simplement le début de la fin d'une phase de reflux au sein d'un cours général à des affrontements de classe massifs. Depuis 1968, et avant 1989, le cours de la lutte de classe avait déjà été marqué par un certain nombre de reculs et de reprises. En particulier, la dynamique initiée à la fin des années 1970 avait rapidement culminé dans les grèves de masse de l'été 1980 en Pologne. L'importance de la modification de la situation avait alors contraint la bourgeoisie à changer rapidement son orientation politique et à mettre la gauche dans l'opposition afin de mieux pouvoir saboter les luttes de l'intérieur (4). Il est également nécessaire de faire une distinction entre le changement actuel de la récupération de sa combativité par la classe ouvrière et les reprises dans les années 1970 et 80. Plus généralement, il faut être capable de distinguer entre des situations où, pour ainsi dire, le monde se réveille un matin et ce n'est plus le même monde, et des changements qui ont lieu de façon presque imperceptible à première vue par le monde en général, comme la modification presque invisible qui se produit entre la marée montante et la marée descendante. L'évolution actuelle est incontestablement de la deuxième sorte. En ce sens, les mobilisations récentes contre les attaques sur le régime des retraites ne signifient en aucune manière une modification immédiate et spectaculaire de la situation, qui demanderait un déploiement rapide et fondamental des forces politiques de la bourgeoisie pour y faire face. Nous sommes encore loin d'être confrontés à une vague internationale de luttes massives. En France, le caractère massif de la mobilisation au printemps 2003 était essentiellement circonscrit dans un secteur, celui de l'éducation. En Autriche, la mobilisation était plus large, mais fondamentalement limitée dans le temps, à quelques journées d'action principalement dans le secteur public. La grève des ouvriers de la métallurgie en Allemagne de l'Est n'était pas du tout une expression d'une combativité ouvrière immédiate, mais un piège tendu à une des parties les moins combatives de la classe (encore traumatisée par le chômage massif apparu presque du jour au lendemain après la "réunification" de l'Allemagne) pour faire passer le message général que la lutte ne paie pas. En plus, les informations sur les mouvements en France et en Autriche ont partiellement subi un black-out en Allemagne, sauf à la fin du mouvement où elles ont été utilisées pour véhiculer un message décourageant pour la lutte. Dans d'autres pays centraux pour la lutte de classe comme l'Italie, la Grande-Bretagne, l'Espagne ou les pays du Benelux, il n'y a pas eu récemment de mobilisations massives. Des expressions de combativité, pouvant échapper au contrôle des grandes centrales syndicales, telles que la grève sauvage du personnel de British Airways à Heathrow, à Alcatel à Toulouse ou à Puertollano en Espagne l'été dernier (cf. Révolution internationale n°339), restent ponctuelles et isolées. En France même, le développement insuffisant et surtout l'absence d'une combativité plus répandue ont fait que l'extension du mouvement au-delà du secteur de l'éducation n'était pas immédiatement à l'ordre du jour. Tant à l'échelle internationale que dans chaque pays, la combativité est donc encore à l'état embryonnaire et très hétérogène. Sa manifestation la plus importante à ce jour, la lutte des enseignants en France au printemps dernier, est en première instance le résultat d'une provocation de la bourgeoisie consistant à attaquer plus lourdement ce secteur de manière à faire en sorte que la riposte contre la réforme des retraites, qui concernait toute la classe ouvrière, se polarise sur ce seul secteur (5). Face aux man�uvres à grande échelle de la bourgeoisie, il faut noter la grande naïveté, voire la cécité de la classe ouvrière dans son ensemble, y inclus des groupes en recherche, et de parties du milieu politique prolétarien (fondamentalement les groupes de la Gauche communiste) et même de beaucoup de nos sympathisants. Pour le moment, la classe dominante est non seulement capable de contenir et d'isoler les premières manifestations de l'agitation ouvrière, mais elle peut, avec plus ou moins de succès (plus en Allemagne qu'en France), retourner cette volonté de combattre encore relativement faible contre le développement de la combativité générale à long terme. Encore plus significatif que tout ce qui précède est le fait que la bourgeoisie ne soit pas encore obligée de retourner à la stratégie de la gauche dans l'opposition. En Allemagne, le pays dans lequel la bourgeoisie a la plus grande liberté de choix entre une administration de gauche et une administration de droite, à l'occasion de l'offensive "agenda 2010" contre les ouvriers, 95 % des délégués, tant du SPD que des verts, se sont prononcés en faveur d'un maintien de la gauche au gouvernement. La Grande-Bretagne qui, avec l'Allemagne, s'était trouvée dans les années 1970 et 80 à "l'avant garde" de la bourgeoisie mondiale dans la mise en place des politiques de gauche dans l'opposition les plus adaptées pour faire face à la lutte de classe, est également capable de gérer le front social avec un gouvernement de gauche. A la différence de la situation qui prévalait à la fin des années 1990, nous ne pouvons plus aujourd'hui parler de la mise en place de gouvernements de gauche comme d'une orientation dominante de la bourgeoisie européenne. Alors qu'il y a cinq ans, la vague de victoires électorales de la gauche était aussi liée aux illusions sur la situation économique, la bourgeoisie, face à la gravité actuelle de la crise, doit avoir le souci de maintenir une certaine alternance gouvernementale et jouer ainsi la carte de la démocratie électorale (6) . Nous devons nous rappeler, dans ce contexte, que déjà l'année dernière, la bourgeoisie allemande, tout en saluant la réélection de Schroeder, a montré qu'elle se serait aussi satisfaite d'un gouvernement conservateur avec Stoiber.
Le fait que les premières escarmouches de la lutte de classe dans un processus long et difficile vers des luttes plus massives aient eu lieu en France et en Autriche n'est peut-être pas aussi fortuit qu'il pourrait y paraître. Si le prolétariat français est connu pour son caractère explosif, ce qui peut expliquer partiellement qu'en 1968 il se soit trouvé à la tête de la reprise internationale des combats de classe, on peut difficilement en dire autant de la classe ouvrière dans l'Autriche d'après-guerre. Ce que ces deux pays ont en commun, néanmoins, c'est le fait que les attaques massives concernaient de façon centrale la question des retraites. Il est aussi à remarquer que le gouvernement allemand qui est actuellement en train de déclencher l'attaque la plus générale en Europe de l'Ouest, procède encore de façon extrêmement prudente sur la question des retraites. A l'opposé, la France et l'Autriche sont parmi les pays où, en grande partie du fait de la faiblesse politique de la bourgeoisie, de la droite en particulier, les retraites avaient été moins attaquées qu'ailleurs. De ce fait l'augmentation du nombre d'annuités travaillées nécessaires pour partir à la retraite et la diminution des pensions y sont encore plus amèrement ressenties. L'aggravation de la crise contraint ainsi la bourgeoisie, en retardant l'âge du départ à la retraite, à sacrifier un amortisseur social. Celui-ci lui permettait de faire accepter à la classe ouvrière les niveaux insupportables d'exploitation imposés dans les dernières décennies et de masquer l'ampleur réelle du chômage. Face au retour massif de ce fléau à partir des années 1970, la bourgeoisie avait répondu avec des mesures capitalistes de l'Etat providence, mesures qui sont un non sens du point de vue économique et qui constituent aujourd'hui une des principales causes de l'incommensurable dette publique. Le démantèlement du Welfare State actuellement à l'�uvre ouvre la porte à un questionnement en profondeur sur les perspectives d'avenir réelles pour la société offertes par le capitalisme. Toutes les attaques capitalistes ne suscitent pas de la même manière les réactions de défense de la classe ouvrière. Ainsi, il est plus facile d'entrer en lutte contre des diminutions de salaire ou l'allongement de la journée de travail que contre la diminution du salaire relatif qui est le résultat de l'accroissement de la productivité du travail (du fait du développement de la technologie) et donc du processus même d'accumulation du capital. C'est cette réalité que Rosa Luxemburg décrivait en ces termes : "Une réduction de salaire, qui entraîne un abaissement du niveau de vie réel des ouvriers est un attentat visible des capitalistes contre les travailleurs, une réduction des conditions de vie réelles des ouvriers et ceux-ci y répondent aussitôt par la lutte [�] et, dans les cas favorables, ils l'empêchent. La baisse du salaire relatif s'opère sans la moindre intervention personnelle du capitaliste, et contre elle, les travailleurs n'ont pas de possibilité de lutte et de défense à l'intérieur du système salarial, c'est-à-dire sur le terrain de la production marchande." (7) La montée du chômage pose le même type de difficultés à la classe ouvrière que l'intensification de l'exploitation (attaque sur le salaire relatif). En effet, l'attaque capitaliste que constitue le chômage, lorsqu'elle affecte les jeunes qui n'ont pas encore travaillé, ne comporte pas la dimension explosive des licenciements, du fait qu'elle est portée sans qu'il soit nécessaire de licencier qui que ce soit. L'existence d'un chômage massif constitue même un facteur d'inhibition des luttes immédiates de la classe ouvrière, parce qu'il représente une menace permanente pour un nombre croissant d'ouvriers encore au travail, mais aussi parce que ce phénomène social pose des questions dont la réponse ne peut éviter d'aborder la nécessité du changement de société. Toujours concernant la lutte contre la baisse du salaire relatif, Rosa Luxemburg ajoute : "La lutte contre la baisse du salaire [relatif] est la lutte contre le caractère de marchandise de la force de travail, contre la production capitaliste toute entière. La lutte contre la chute du salaire relatif n'est plus une lutte sur le terrain de l'économie marchande, mais un assaut révolutionnaire contre cette économie, c'est le mouvement socialiste du prolétariat". Les années 1930 révèlent comment, avec le chômage de masse, explose la paupérisation absolue. Sans la défaite qui fut préalablement infligée au prolétariat, la loi "générale, absolue de l'accumulation du capital" risquait de se transformer en son contraire, la loi de la révolution. La classe ouvrière a une mémoire historique et, avec l'approfondissement de la crise, cette mémoire commence lentement à être activée. Le chômage massif et les coupes dans les salaires aujourd'hui font resurgir le souvenir des années 30, des visions d'insécurité et de paupérisation généralisées. Le démantèlement du Welfare State viendra confirmer les prévisions marxistes. Quand Rosa Luxemburg écrit que les ouvriers, sur le terrain de la production de biens de consommation, n'ont pas la moindre possibilité de résister à la baisse du salaire relatif, cela n'est ni du fatalisme résigné, ni le pseudo radicalisme de la dernière tendance d'Essen du KAPD, "la révolution ou rien", mais la reconnaissance que leur lutte ne peut rester dans les limites des combats de défense immédiate et doit être entreprise avec la vision politique la plus large possible. Dans les années 1980, les questions du chômage et de l'intensification de l'exploitation étaient déjà posées, mais souvent de façon restreinte et locale, restreintes par exemple à la sauvegarde de leurs emplois par les mineurs anglais. Aujourd'hui, l'avancée qualitative de la crise peut permettre que des questions comme le chômage, la pauvreté, l'exploitation soient posées de façon plus globale et politique, de même que celles des retraites, de la santé, de l'entretien des chômeurs, des conditions de vie, de la longueur d'une vie de travail, de l'avenir des générations futures. Sous une forme très embryonnaire, c'est le potentiel qui a été révélé dans les derniers mouvements en réponse aux attaques contre les retraites. Cette leçon à long terme est de loin la plus importante. Elle est d'une portée plus grande que celle du rythme avec lequel la combativité immédiate de la classe va être restaurée. En fait, comme Rosa Luxemburg l'explique, être directement confrontés aux effets dévastateurs des mécanismes objectifs du capitalisme (chômage massif, intensification de l'exploitation relative) rend de plus en plus difficile d'entrer en lutte. C'est pourquoi, même s'il en résulte un rythme ralenti et un cheminement plus tortueux des luttes, celles-ci deviennent aussi plus significatives sur le plan de la politisation.
Du fait de l'approfondissement de la crise, le capital ne peut plus se reposer sur sa capacité à faire des concessions matérielles importantes de façon à redorer l'image des syndicats comme il l'a fait en 1995 en France (8). En dépit des illusions actuelles des ouvriers, il existe des limites à la capacité de la bourgeoisie à utiliser la combativité naissante à travers des man�uvres à grande échelle. Ces limites sont révélées par le fait que les syndicats sont obligés de revenir graduellement à leur rôle de saboteurs des luttes : "On revient aujourd'hui à un schéma beaucoup plus classique dans l'histoire de la lutte de classes : le gouvernement cogne, les syndicats s'y opposent et prônent l'union syndicale dans un premier temps pour embarquer massivement des ouvriers derrière eux et sous leur contrôle. Puis le gouvernement ouvre des négociations et les syndicats se désunissent pour mieux porter la division et la désorientation dans les rangs ouvriers. Cette méthode, qui joue sur la division syndicale face à la montée de la lutte de classe, est la plus éprouvée par la bourgeoisie pour préserver globalement l'encadrement syndical en concentrant autant que possible le discrédit et la perte de quelques plumes sur l'un ou l'autre appareil désigné d'avance. Cela signifie aussi que les syndicats sont à nouveau soumis à l'épreuve du feu et que le développement inévitable des luttes à venir va poser à nouveau le problème pour la classe ouvrière de la confrontation avec ses ennemis pour pouvoir affirmer ses intérêts de classe et les besoins de son combat." (9) Ainsi, si encore aujourd'hui la bourgeoisie n'est quasiment pas inquiétée lors de l'exécution de ses man�uvres à grande échelle contre la classe ouvrière, la détérioration de la situation économique va tendre à engendrer de façon plus fréquente des confrontations spontanées, ponctuelles, isolées entre les ouvriers et les syndicats. La répétition d'un schéma classique de confrontation au sabotage syndical, désormais à l'ordre du jour, favorise ainsi la possibilité pour les ouvriers de se référer aux leçons du passé. Cela ne doit pas cependant conduire à une attitude schématique basée sur le cadre et les critères des années 80 pour appréhender les luttes futures et intervenir en leur sein. Les combats actuels sont ceux d'une classe qui doit encore reconquérir, même de façon élémentaire, son identité de classe. La difficulté à reconnaître qu'on appartient à une classe sociale et le fait de ne pas réaliser qu'on a face à soi un ennemi de classe sont les deux faces de la même pièce. Bien que les ouvriers aient encore un sens élémentaire du besoin de solidarité (parce que c'est inscrit dans les fondements de la condition prolétarienne), ils ont encore à reconquérir une vision de ce qu'est vraiment la solidarité de classe. Pour faire passer sa réforme des retraites, la bourgeoisie n'a pas eu besoin de recourir au sabotage de l'extension du mouvement par les syndicats. Le coeur de sa stratégie avait consisté à faire en sorte que les enseignants adoptent des revendications spécifiques comme objectif principal. A cette fin, ce secteur déjà lourdement affecté par les attaques antérieures, non seulement devait subir l'attaque générale sur les retraites mais il lui en a été infligé une autre supplémentaire, spécifique, le projet de décentralisation des personnels non enseignants contre laquelle il a effectivement polarisé sa mobilisation. Faire siennes des revendications centrales qui condamnent de fait une lutte à la défaite est toujours le signe d'une faiblesse essentielle de la classe ouvrière qu'elle doit dépasser pour pouvoir avancer significativement. Une exemple illustrant a contrario une telle nécessité est donné par les luttes en Pologne en 1980, où ce sont les illusions sur la démocratie occidentale qui ont permis à la revendication de "syndicats libres" d'arriver en tête de la liste de revendications présentée au gouvernement ouvrant ainsi la porte à la défaite et à la répression du mouvement. Dans les luttes du printemps 2003 en France, c'est la perte de l'identité de classe et la perte de vue de la notion de solidarité ouvrière qui ont conduit les enseignants à accepter que leurs revendications spécifiques passent devant la question générale des attaques contre les retraites. Les révolutionnaires ne doivent pas craindre de reconnaître cette faiblesse de la classe et d'adapter leur intervention en conséquence. Le rapport sur la lutte de classe du 15e Congrès insiste fortement sur l'importance du resurgissement de la combativité pour permettre au prolétariat d'avancer. Mais cela n'a rien de commun avec un culte ouvriériste de la combativité pour elle-même. Dans les années 30, la bourgeoisie a été capable de dévoyer la combativité ouvrière dans la voie de la guerre impérialiste. L'importance des luttes aujourd'hui, c'est qu'elles peuvent constituer le creuset du développement de la conscience de la classe ouvrière. Si l'enjeu actuel de la lutte de classe, la reconquête de l'identité de classe par le prolétariat, est très modeste en lui-même, il constitue néanmoins la clé pour la réactivation de la mémoire collective et historique du prolétariat et pour le développement de sa solidarité de classe. Celle-ci est la seule alternative à la folle logique bourgeoise de compétition, de chacun pour soi. La bourgeoisie, pour sa part, ne se permet pas de se faire des illusions sur le caractère secondaire de cette question. Jusqu'à maintenant, elle a fait ce qu'elle a pu pour éviter qu'éclate un mouvement qui rappellerait aux ouvriers leur appartenance à une même classe. La leçon de 2003 est que, avec l'accélération de la crise, le combat ouvrier ne peut que se développer. Ce n'est pas tant cette combativité en tant que telle qui inquiète la classe dominante, mais bien le risque que les conflits alimentent la conscience de la classe ouvrière. La bourgeoisie n'est pas moins, mais plus préoccupée par cette question que dans le passé, précisément parce que la crise est plus grave et plus globale. Sa principale préoccupation est que, chaque fois que les luttes ne peuvent être évitées, d'en limiter les effets positifs sur la confiance en soi, sur la solidarité et la réflexion dans la classe ouvrière, voire de faire en sorte que la lutte soit la source de fausses leçons. Pendant les années 1980, face aux combats ouvriers, le CCI a appris à identifier, dans chaque cas concret, quel était l'obstacle à l'avancée du mouvement et autour duquel l'affrontement avec les syndicats et la gauche devait être polarisé. C'était souvent la question de l'extension. Des motions concrètes, présentées en assemblée générale, appelant à aller vers les autres ouvriers constituaient la dynamite avec laquelle nous essayions de balayer le terrain pour favoriser l'avancement général du mouvement. Les questions centrales posées aujourd'hui - qu'est ce que la lutte de classe, ses buts, ses méthodes, qui sont ses adversaires, quels sont les obstacles que nous devons surmonter ? - semblent constituer l'antithèse de celles des années 80. Elles apparaissent plus "abstraites" car moins immédiatement réalisables, voire constituer un retour à la case départ des origines du mouvement ouvrier. Les mettre en avant exige plus de patience, une vision à plus long terme, des capacités politiques et théoriques plus profondes pour l'intervention. En réalité, les questions centrales actuelles ne sont pas plus abstraites, elles sont plus globales. Il n'y a rien d'abstrait ou de rétrograde dans le fait d'intervenir, dans une assemblée ouvrière, sur la question des revendications du mouvement ou pour dénoncer la façon dont les syndicats empêchent toute perspective réelle d'extension. Le caractère global de ces questions montre la voie à suivre. Avant 1989, le prolétariat a échoué précisément parce qu'il posait les questions de la lutte de classe de façon trop étroite. Et c'est parce que, dans la deuxième moitié des années 1990, le prolétariat a commencé à ressentir, à travers des minorités en son sein, le besoin d'une vision plus globale que la bourgeoisie, consciente du danger que cela pouvait représenter, a développé le mouvement alter-mondialiste de façon à fournir une fausse réponse à un tel questionnement. De plus, la gauche du capital, spécialement les gauchistes, est passée maître dans l'art d'utiliser les effets de la décomposition de la société contre les luttes ouvrières. Si la crise économique favorise un questionnement qui tend à être global, la décomposition a l'effet contraire. Pendant le mouvement du printemps 2003 en France et la grève des métallos en Allemagne, nous avons vu comment les activistes des syndicats, au nom de "l'extension" ou de la "solidarité" ont cultivé la mentalité qui habite des minorités de travailleurs lorsqu'elles essaient d'imposer la lutte à d'autres travailleurs, jetant sur ces derniers la responsabilité d'une défaite du mouvement quand ils refusent d'être entraînés dans l'action. En 1921, pendant l'Action de mars en Allemagne, les scènes tragiques des chômeurs essayant d'empêcher les ouvriers de rentrer dans les usines étaient une expression de désespoir face au reflux de la vague révolutionnaire. Les récents appels des gauchistes français à empêcher les élèves de passer leurs examens, le spectacle des syndicalistes ouest-allemands voulant empêcher les métallos est-allemands - qui ne voulaient plus faire une grève longue pour les 35 heures - de reprendre le travail, sont des attaques dangereuses contre l'idée même de classe ouvrière et de solidarité. Elles sont d'autant plus dangereuses qu'elles alimentent l'impatience, l'immédiatisme et l'activisme décervelé que produit la décomposition. Nous sommes avertis : si les luttes à venir sont potentiellement un creuset pour la conscience, la bourgeoisie fait tout pour les transformer en tombeau de la réflexion prolétarienne. Ici, nous voyons des tâches qui sont dignes de l'intervention communiste : "expliquer patiemment" (Lénine) pourquoi la solidarité ne peut être imposée mais demande une confiance mutuelle entre les différentes parties de la classe ; expliquer pourquoi la gauche, au nom de l'unité ouvrière, fait tout pour détruire l'unité ouvrière.
Toutes les composantes du milieu politique prolétarien reconnaissent l'importance de la crise dans le développement de la combativité ouvrière. Mais le CCI est le seul courant existant actuellement qui considère que la crise stimule la conscience de classe des grandes masses. Les autres groupes restreignent le rôle de la crise au fait qu'elle pousse simplement physiquement à la lutte. Pour les conseillistes, la crise contraint de façon plus ou moins mécanique la classe ouvrière à faire la révolution. Pour les bordiguistes, le réveil de "l'instinct" de classe porte au pouvoir le détenteur de la conscience de classe qu'est le parti. Pour le BIPR, la conscience révolutionnaire vient de l'extérieur, du parti. Au sein des groupes en recherche, les autonomistes (qui se revendiquent du marxisme concernant la nécessité de l'autonomie du prolétariat par rapport aux autres classes) et les ouvriéristes croient que la révolution est le produit de la révolte ouvrière et d'un désir individuel d'une vie meilleure. Ces démarches incorrectes ont été renforcées par l'incapacité de ces courants à comprendre que l'échec du prolétariat à répondre à la crise de 29 avait résulté de la défaite antérieure de la vague révolutionnaire mondiale. Une des conséquences de cette lacune est la théorisation toujours en cours selon laquelle la guerre impérialiste produit des conditions plus favorables à la révolution que la crise (Cf. notre article "Pourquoi l'alternative guerre ou révolution" de la Revue internationale n°30). A l'opposé de ces visions, le marxisme pose la question comme suit : "Le fondement scientifique du socialisme s'appuie, comme on sait, sur trois principaux résultats du développement du capitaliste : avant tout sur l'anarchie croissante de l'économie capitaliste, qui mène inévitablement à sa ruine ; deuxièmement, sur la socialisation croissante du processus de production qui crée les amorces de l'ordre social futur, et troisièmement, sur le renforcement croissant de l'organisation et de la conscience de classe, du prolétariat qui constitue le facteur actif de la prochaine révolution". (10) En soulignant le lien entre ces trois aspects et le rôle de la crise, Rosa Luxemburg écrit : "La social démocratie fait aussi peu résulter son but final de la violence victorieuse de la minorité que de la supériorité numérique de la majorité ; mais de la nécessité économique et de la compréhension de cette nécessité, qui mène à la suppression du capitalisme par les masses populaires, nécessité qui se manifeste avant tout dans l'anarchie capitaliste". (11) Alors que le réformisme (et de nos jours la gauche du capital) promet des améliorations grâce à l'intervention de l'Etat, à des lois qui protègeraient les travailleurs, la crise vient révéler que "le système salarial n'est pas un rapport légal, mais un rapport purement économique". C'est à travers les attaques qu'elle subit que la classe comme un tout commence à comprendre la nature réelle du capitalisme. Ce point de vue marxiste ne dénie en rien l'importance du rôle des révolutionnaires et de la théorie dans ce processus. Dans la théorie marxiste, les ouvriers trouveront la confirmation et l'explication de ce dont ils font eux-mêmes l'expérience.
Octobre 2003.
(1) Ce texte ayant été rédigé en vue de la discussion interne au sein de l'organisation, il est susceptible de contenir certaines formulations insuffisamment explicites pour le lecteur. Nous pensons cependant que ces défauts n'empêcheront pas les lecteurs de saisir l'essentiel de l'analyse contenue dans ce rapport.
(2) Faute de place, nous n'avons pas publié ce rapport dans notre presse. En revanche, nous avons publié, dans la Revue internationale n°113, la résolution adoptée à ce congrès qui reprend la plupart des insistances du rapport.
(3) Le syndicat IG Metal avait poussé les ouvriers métallurgistes des Lander de l'Est à se mettre en grève pour l'application immédiate des 35 heures alors que leur mise en place était planifiée pour 2009. La man�uvre de la bourgeoisie réside en ceci que non seulement les trente cinq heures constituent une attaque contre la classe ouvrière du fait de la flexibilité qu'elles introduisent, mais la mobilisation par les syndicats pour leur obtention était destinée, à ce moment-là, à faire diversion vis-à-vis de la riposte nécessaire contre les mesures d'autérité de "l'agenda 2010".
(4) Cette carte de la gauche dans l'opposition a été déployée par la bourgeoisie à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Elle consiste en un partage systématique des tâches entre les différents secteurs de la bourgeoisie. Il revient à la droite, au gouvernement, de "parler franc" et d'appliquer sans fard les attaques requises contre la classe ouvrière. Il revient à la gauche, c'est-à-dire les fractions bourgeoises qui, par leur langage et leur histoire, ont pour tâche spécifique de mystifier et encadrer les ouvriers, de dévoyer, stériliser et étouffer, grâce à leur position dans l'opposition, les luttes et la prise de conscience provoquées par ces attaques au sein du prolétariat. Pour davantage d'éléments concernant la mise en place d'une telle politique par la bourgeoisie lire la résolution publiée dans la Revue internationale n°26.
(5) Pour une analyse plus détaillée de ce mouvement, voir notre article "Face aux attaques massives du capital, le besoin d'une riposte massive de la classe ouvrière" dans la Revue internationale n°114.
(6) Il a existé une autre raison à la présence de la droite au pouvoir, c'est que cette disposition était la mieux adaptée pour contrecarrer la montée du populisme politique (lié au développement de la décomposition) dont les partis qui l'incarnent sont en général inaptes à la gestion du capital national.
(7) Rosa Luxembourg, Introduction à l'économie politique (le travail salarié).
(8) En décembre 1995, les syndicats avaient constitué le fer de lance d'une man�uvre de l'ensemble de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Face à une attaque massive contre la sécurité sociale, le plan Juppé, et une autre attaque visant plus spécifiquement les retraites des cheminots qui, par sa violence, constituait une véritable provocation, les syndicats n'avaient pas eu de difficulté à faire partir massivement les ouvriers en lutte sous leur contrôle. La situation économique n'était pas alors suffisamment grave pour imposer à la bourgeoisie qu'elle maintienne de façon immédiate son attaque contre les retraites des cheminots, si bien que le retrait de cette mesure put apparaître comme une victoire de la classe ouvrière mobilisée derrière les syndicats. Dans la réalité, le plan Juppé passa intégralement mais la plus grande défaite vint du fait qu'à cette occasion la bourgeoisie était parvenue à recrédibiliser les syndicats et que la défaite est passée pour une victoire. Pour davantage de détails, lire les articles dédiés à la dénonciation de cette man�uvre de la bourgeoisie dans les n°84 et 85 de la Revue internationale.
(9) Voir notre article consacré aux mouvements sociaux en France, "Face aux attaques massives du capital, le besoin d'une riposte massive de la clase ouvrière" dans la Revue internationale n°114.
(10) Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution ?
(11) Rosa Luxemburg, idem
Tsunami : Le bluff de l'aide humanitaire
Le tsunami de décembre 2004 frappait les côtes de l'Océan indien au moment où nous mettions sous presse le dernier numéro de cette Revue. N'ayant de ce fait pu inclure de prise de position sur cet évènement significatif du monde actuel (1 [1168]), il revient à ce numéro de le faire. Déjà en 1902, il y a un peu plus de 100 ans, la grande révolutionnaire Rosa Luxemburg a dénoncé l'hypocrisie des grandes puissances venues apporter leur "aide humanitaire" aux populations sinistrées par le volcan de la Martinique, alors qu'elles n'ont jamais hésité un seul instant à massacrer les mêmes populations pour étendre leur domination sur le monde. (2 [1169] Quand on voit aujourd'hui la réaction des grandes puissances face à la catastrophe survenue en Asie du Sud fin 2004, on ne peut que constater que les choses ont bien peu changé depuis lors, sinon en pire.
Aujourd'hui, on sait que le nombre de morts directement causés par le Tsunami est supérieur à 300 000 personnes, en général parmi des populations les plus démunies, sans parler des centaines de milliers de sans-abri. Une telle hécatombe n'était nullement une "fatalité". Évidemment, on ne peut accuser le capitalisme d’être à l’origine du séisme qui a provoqué ce gigantesque raz-de-marée. En revanche, on peut mettre à son passif la totale incurie et l'irresponsabilité des gouvernements de cette région du monde et de leurs homologues occidentaux qui ont conduit à cette immense catastrophe humaine. (3 [1170])
Tous savaient en effet que cette région du globe est particulièrement exposée aux secousses sismiques : "Les experts locaux, pourtant, savaient qu’un drame se préparait. Courant décembre, en marge d’une réunion de physiciens à Djakarta, des sismologues indonésiens avaient évoqué le sujet avec un expert français. Ils étaient parfaitement conscients du danger de tsunamis car il y a en permanence des séismes dans la région" (Libération du 31/12/04).
Non seulement les experts étaient au courant mais, en plus, l’ex-directeur du Centre international d’information sur les tsunamis à Hawaï, George Pararas-Carayannis avait même indiqué qu’un séisme majeur s'était produit 2 jours avant la catastrophe du 26 décembre. "L’Océan indien dispose d’infrastructures de base pour les mesures sismiques et les communications. Et personne n’aurait dû être surpris, puisqu’un séisme de magnitude 8,1 s’était produit le 24 décembre. Il aurait dû alerter les autorités. Mais il manque d’abord la volonté politique des pays concernés, et une coordination internationale à l’échelle de ce qui s’est construit dans le Pacifique" (Libération du 28/12/04).
Personne n’aurait dû être surpris et pourtant le pire est arrivé, alors qu'il y avait suffisamment d’informations disponibles sur la catastrophe en préparation pour agir et éviter ce carnage.
Ce n’est pas de la négligence, c’est une attitude criminelle et qui révèle le profond mépris de la classe dominante pour les populations et le prolétariat qui sont les principales victimes de la politique bourgeoise des gouvernements locaux !
En fait, il est clairement reconnu aujourd’hui, de façon officielle, que l’alerte n’a pas été lancée de crainte de… porter atteinte au secteur du tourisme ! Autrement dit, c’est pour défendre de sordides intérêts économiques et financiers que des dizaines de milliers d'êtres humains ont été sacrifiés.
Cette irresponsabilité des gouvernements est une nouvelle illustration du mode de vie de cette classe de requins qui gère la vie et l'activité productive de la société. Les États bourgeois sont prêts à sacrifier autant de vies humaines que nécessaire pour préserver l’exploitation et les profits capitalistes.
Le cynisme profond de la classe capitaliste, le désastre que représente pour l'humanité la survie de ce système d'exploitation et de mort, est encore plus évident si nous comparons le coût d'un système de détection de tsunamis et les sommes fabuleuses dépensées en armements, rien que par les pays limitrophes de l'Océan indien et "en voie de développement" : le montant de 20-30 millions de dollars estimés nécessaires pour la mise en place d'un système de balises et d'avertissement dans la région ne vaut qu'un seul des 16 avions Hawk-309 commandés par le gouvernement indonésien à la Grande-Bretagne dans les années 1990. Si on regarde les budgets destinés aux militaires indiens (19 milliards de dollars), indonésiens (1,3 milliards de dollars), et sri lankais (540 millions de dollars – c'est le plus petit et le plus pauvre des trois pays), alors saute aux yeux la réalité d'un système économique qui dépense sans compter pour semer la mort, mais se révèle pingre à l'extrême quand il s'agit de protéger la vie des populations.
De nouvelles victimes sont aujourd'hui annoncées à la suite du nouveau séisme dans la région qui a frappé l'île indonésienne de Nias. Le nombre élevé de morts et de blessés est dû au matériel de construction des maisons, des blocs de béton beaucoup moins résistants aux secousses que le bois qui est la matière traditionnelle de construction dans la région. Seulement voilà, le béton est bon marché et le bois coûte cher, d'autant plus que son exportation vers les pays développés est source de revenus importants pour les capitalistes, les mafieux et les militaires indonésiens. Avec ce nouveau désastre, le retour des médias occidentaux sur la région, pour nous montrer toutes les bonnes œuvres des ONG toujours sur place, nous révèle aussi quel a été le résultat des grandes déclarations de solidarité gouvernementale qui ont suivi le séisme de décembre 2004.
Premièrement, sur le plan des dons financiers promis par les gouvernements occidentaux, la comparaison entre les dépenses en armement et l'argent alloué aux opérations de secours est encore plus criante que pour les pays limitrophes de l'Océan indien : les Etats-Unis, qui au début ont proposé 35 millions de dollars d'aide ("ce que nous dépensons en Irak chaque matin avant le petit déjeuner" comme le disait le sénateur américain Patrick Leahy), prévoient un budget militaire pour 2005-2006 de 500 milliards de dollars, sans tenir compte du coût des guerres en Afghanistan et en Irak. Et même concernant ce niveau d'aide pitoyable, nous avions déjà prévenu que la bourgeoisie occidentale risquait d'être forte en promesses, mais chiche en pratique: "on peut rappeler que cette "communauté internationale" de brigands capitalistes avait promis 115 millions de dollars suite au séisme qui avait secoué l’Iran en décembre 2003 et Téhéran n’a reçu à ce jour que 17 millions de dollars. C’est la même chose qui s'est produite pour le Libéria : 1 milliard de dollars promis et 70 millions récoltés". (4 [1171]) La Asian Development Bank annonce aujourd'hui que 4 milliards de dollars de l'argent promis manquent aujourd'hui à l'appel et, selon la BBC, "Le ministre des affaires étrangères sri-lankais, Lakshman Kadirgamar, a dit que son pays n'avait encore reçu aucune somme de celles promises par les gouvernements". Sur Banda Aceh, il n'y a toujours pas d'eau propre pour la population (paradoxalement, les réfugiés dans leurs camps de fortune sont les seuls à bénéficier des efforts largement insuffisants des ONG). Au Sri Lanka, les réfugiés de la région autour de Trincomalee (pour ne prendre qu'un exemple) vivent toujours dans des tentes, et souffrent de diarrhées et de varicelle ; 65% de la flotte de pêche (dont dépend une grande partie de la population de l'île) a été détruit par le tsunami et n'a toujours pas été remplacé.
Les médias aux ordres, évidemment, nous expliquent en long et en large les difficultés inévitables d'une opération de secours de grande envergure. Il est fort instructif de comparer ces "difficultés" pour secourir les populations démunies (ce qui ne rapporte aucun bénéfice au capital), avec la capacité logistique impressionnante de l'armée américaine lors de l'opération Desert Storm : rappelons-nous que la préparation pour l'assaut sur l'Irak a duré six mois. Pendant ce temps, selon un article publié par le Army Magazine (5 [1172]),"Le 22e Support Command a reçu plus de 12 447 véhicules à chenille, 102 697 véhicules à roues, 3,7 milliards de litres de carburant et 24 tonnes de courrier pendant cette courte période. Parmi les innovations par rapport aux guerre précédentes, on a vu l'utilisation de navires à chargement rapide, de transport par containers ultra-modernes, un système efficace de carburant standardisé et une gestion automatisée de l'information". Alors, à chaque fois qu'on nous parle des "difficultés logistiques" des opérations humanitaires, rappelons-nous ce dont le capitalisme est capable quand il s'agit de défendre des intérêts impérialistes.
Mais de surcroît, même les sommes et les misérables ressources envoyées sur place ne l'ont pas été gratuitement : la bourgeoisie ne dépense pas d'argent sans contrepartie. Si les Etats occidentaux ont dépêché leurs hélicoptères, leurs porte-avions et leurs véhicules amphibies sur place, c'est qu'ils comptaient bien en tirer profit sur le plan de leur influence impérialiste dans la région. Comme le soulignait Condoleezza Rice devant le sénat américain lors de sa confirmation en tant que Secrétaire d'Etat (6 [1173]) : "Je suis d'accord pour dire que le tsunami a constitué une occasion magnifique pour montrer la compassion non seulement du gouvernement américain mais du peuple américain, et je pense que cela nous a beaucoup rapporté." (7 [1174]) De même, la décision du gouvernement indien de refuser toute aide occidentale a été entièrement motivée par son désir de "jouer dans la cour des grands" et de s'affirmer comme puissance impérialiste régionale.
La démocratie pour cacher la barbarieSi on ne faisait que constater ces écarts obscènes entre ce que la bourgeoisie dépense pour semer la mort et les conditions de vie de plus en plus misérables de l'immense majorité de la population mondiale, nous n'irions pas plus loin que toutes les bonnes âmes qui défendent la démocratie, les ONG de toutes sortes.
Mais les grandes puissances elles aussi sont toutes d'ardents défenseurs de la démocratie, et leurs informations télévisées ne se privent pas de nous donner toutes les raisons d'espérer un monde meilleur, grâce à l'extension irrésistible de la démocratie. Après les élections en Afghanistan, la population a voté pour la première fois en Irak, et Bush Junior a pu saluer l'admirable courage de ces gens qui ont bravé une réelle menace de mort pour passer aux urnes et dire "non" au terrorisme. En Ukraine, la "révolution orange" a suivi l'exemple de la Géorgie et a remplacé un gouvernement corrompu acquis aux russes par l'héroïque Yushchenko. Au Liban, la jeunesse mobilisée exige que la vérité soit faite sur l'assassinat de l'oppositionnel Rafik Hariri, et que les troupes syriennes quittent le pays. En Palestine, les élections ont donné un clair mandat à Mahmoud Abbas pour mettre fin au terrorisme et conclure une juste paix avec Israël. Enfin, au Kirghizstan une "révolution des tulipes" a balayé l'ancien président Akayev. Nous serions donc face à un véritable déferlement démocratique de "people power", porteur enfin du "nouvel ordre mondial" qu'on nous a promis avec la chute du mur de Berlin en 1989.
Mais dès que nous grattons un peu, les perspectives deviennent subitement moins roses.
En Irak d'abord, les élections n'ont fait que ponctuer une lutte pour le pouvoir entre différentes fractions de la bourgeoisie irakienne qui continue de plus belle, avec d'âpres négociations entre chiites et kurdes à propos du partage du pouvoir et du degré d'autonomie accordée à la partie kurde du pays. S'ils sont parvenus pour le moment à un accord concernant certains postes gouvernementaux, ce n'est qu'en remettant à plus tard l'épineuse question de Kirkouk, riche ville pétrolière du nord de l'Irak, objet des convoitises des sunnites et des kurdes, et qui continue d'être la scène de violents affrontements. On peut se demander à quel point les élections irakiennes sont prises au sérieux par les dirigeants kurdes, étant donné que ceux-ci ont organisé, le même jour, un "sondage" selon lequel 95% des kurdes désirent un Kurdistan indépendant. "L'auto-détermination est le droit naturel de notre peuple et il a le droit d'exprimer ses désirs", a dit le dirigeant kurde Barzani et "quand le moment viendra, elle deviendra une réalité" (8 [1175]). La situation des kurdes est lourde de menaces pour la stabilité de la région, puisque toute tentative de leur part d'affirmer leur indépendance serait vue comme un danger immédiat par deux puissances limitrophes où vivent d'importantes minorités kurdes : la Turquie et l'Iran.
Les élections irakiennes ont constitué un coup médiatique en faveur des Etats-Unis qui a considérablement affaibli sur le plan politique les résistances des puissances rivales, notamment la France, dans la région. Par contre, le gouvernement Bush n'est guère enchanté par la perspective d'un Etat irakien dominé par les chiites, alliés de l'Iran, et donc indirectement de la Syrie et de ses sbires au Liban, le Hezbollah. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre l'assassinat de Rafik Hariri, puissant dirigeant et homme d'affaires du Liban.
Toute la presse occidentale – américaine et française en premier – pointe du doigt la Syrie. Pourtant tous les commentateurs sont d'accord pour dire d'abord que Hariri n'avait rien d'un oppositionnel (il avait été premier ministre sous tutelle syrienne pendant 10 ans), ensuite que le dernier à profiter du crime est bien la Syrie qui a été obligée d'annoncer le retrait total de ses troupes pour le 30 avril. (9 [1176]) En revanche, ceux qui profitent de la situation, ce sont, d'une part, Israël qui voit s'affaiblir l'influence du Hezbollah et, d'autre part, les Etats-Unis qui ont sauté sur l'occasion pour mettre au pas le régime syrien. Est-ce que cela veut dire pour autant que la "révolution démocratique" qui a provoqué ce retrait, aurait conquis une nouvelle zone de paix et de prospérité ? On est en droit d'en douter quand on considère que les "oppositionnels" d'aujourd'hui (comme le dirigeant druze Walid Joumblatt) ne sont rien d'autre que des seigneurs de la guerre, acteurs du conflit qui a ensanglanté le pays de 1975 à 1990 ; déjà, plusieurs attaques à la bombe ont pris pour cible des régions chrétiennes du Liban, alors que le Hezbollah (avec ses 20.000 hommes armés) s'engage dans des manifestations massives.
De même, la démission forcée du président du Kirghizstan, Akayev, ne présage que plus de misère et d'instabilité. Ce pays, parmi les plus pauvres de l'Asie centrale, qui abrite déjà des bases militaires russe et américaine, se voit de plus en plus l'objet des convoitises de la Chine. Il est, de plus, un des lieux de passages privilégiés pour la drogue. Dans de telles conditions, cette récente issue "démocratique" n'est rien d'autre qu'un moment dans les règlements de compte par procuration entre les grandes puissances.
Par deux fois pendant le 20e siècle, les rivalités impérialistes ont ensanglanté la planète dans les effroyables boucheries de deux guerres mondiales, pour ne pas parler des guerres incessantes depuis 1945 qui ont mis aux prises les deux grands blocs impérialistes sortis victorieux de la Deuxième Guerre, jusqu'à la chute du bloc russe en 1989. A la fin de chaque tuerie, la classe dominante nous jure que cette fois-ci, c'est la dernière : la guerre de 14-18 était "la der des ders", la guerre de 39-45 devait ouvrir une nouvelle période de reconstruction et de liberté garanties par les Nations Unies, la fin de la Guerre froide en 89 allait initier un "nouvel ordre mondial" de paix et de prospérité. Au cas où la classe ouvrière se poserait des questions aujourd'hui sur les bienfaits de ce "nouvel ordre" (de guerre et de misère), les années 2004 et 2005 ont vu, et vont voir, les célébrations fastueuses des triomphes de la démocratie (débarquement en Normandie de juin 1944), ainsi que les commémorations des horreurs du nazisme (cérémonies sur la libération des camps de concentration). On peut se douter que la bourgeoisie démocratique et hypocrite fera moins de barouf sur les 20 millions de morts des goulags russes lorsque l'URSS était son allié contre Hitler, et sur les 340.000 morts de Hiroshima et Nagasaki lorsque la plus grande démocratie du monde a utilisé, pour la seule fois dans l'histoire, l'arme de l'Armageddon, la bombe atomique contre un pays déjà défait. (10 [1177])
C'est dire le peu de confiance que nous pouvons accorder à cette classe bourgeoise pour nous apporter la paix et la prospérité qu'elle nous promet, la main sur le cœur. Au contraire: "Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu'elle est. Ce n'est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l'ordre, de la paix et du droit, c'est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l'anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l'humanité qu'elle se montre toute nue, telle qu'elle est vraiment". (11 [1178]) Contre ce sabbat macabre, seul le prolétariat peut dresser une véritable opposition capable de mettre fin à la guerre parce qu'il mettra fin au capitalisme fauteur de guerre.
Seule la classe ouvrière peut offrir une solution
A la fin de la guerre du Vietnam, l'armée américaine n'était plus apte au combat. Les soldats – des appelés pour la plupart – refusaient régulièrement de partir au front et assassinaient les officiers qui "faisaient du zèle". Cette démoralisation n'était pas le résultat d'une défaite militaire, mais du fait que, contrairement à la guerre de 39-45, la bourgeoisie américaine n'avait pas réussi à faire adhérer la classe ouvrière à ses projets impérialistes.
Avant de se lancer dans l'invasion de l'Irak, les va-t-en guerres du Pentagone s'étaient convaincus que le "syndrome du Vietnam" était dépassé. Et pourtant, il existe un refus grandissant des ouvriers en uniforme américains de donner leur vie pour les aventures militaires de leur bourgeoisie : depuis le début de la guerre en Irak, quelques 5 500 soldats ont déserté, alors qu'il manque 5 000 hommes au plan de recrutement de l'armée de réserve (qui fournit la moitié des troupes) : ce total de 10.500 hommes représente presque 8% de la force présente en Irak de 135 000 hommes.
En tant que telle, cette résistance passive ne représente pas une perspective pour l'avenir. Mais la vieille taupe de la conscience ouvrière continue de creuser, et le lent réveil de la résistance du prolétariat à la dégradation de ses conditions de vie est porteuse non seulement de résistance mais de démolition de ce vieux monde pourrissant, qui mettra fin à jamais à ses guerres, sa misère et à son hypocrisie.
Jens, 9 avril 2005
1 [1179]Voir la déclaration du CCI publiée sur notre site web (https://fr.internationalism.org/ri/353_Tsunami [1180])
2 [1181] Disponible en anglais sur le site https://www.marxists.org/archive/luxemburg/1902/05/15.htm [1182]
3 [1183] Juste avant l'éruption de la montagne Pelée en Martinique, des "experts" gouvernementaux ont assuré la population qu'elle n'avait rien à craindre du volcan.
4 [1184] https://fr.internationalism.org/ri/353_Tsunami [1180]
5 [1185] Revue officielle de l'association de l'armée américaine. Voir https://www.ausa.org/www/armymag.nsf/ [1186]
6 [1187] C'est-à-dire Ministre des Affaires étrangères
7 [1188] Agence France Presse, 18/01/2005, voir https://www.commondreams.org/headlines05/0118-08.htm [1189]
8 [1190] Cité sur Al Jazira: https://english.aljazeera.net/NR/exeres/350DA932-63C9-4666-9014-2209F872... [1191]
9 [1192] Jusqu'ici, la seule conclusion nette de l'investigation menée par les Nations Unies, c'est de dire que l'assassinat exigeait forcément la participation d'un des services secrets à l'œuvre dans la région, c'est-à-dire les israéliens, les français, les syriens et les américains. Evidemment on ne peut pas non plus écarter la thèse de la simple incompétence des services secrets syriens.
10 [1193] Ce n'est pas une ironie de l'histoire, mais dans la nature même du capitalisme, que le nouvel Etat, qui se sert sans cesse de l'horreur suscitée par l'Holocauste contre les juifs, soit, à son tour, lui-même ouvertement raciste (Israël est basé sur le peuple et la religion juifs) et prépare, avec son "mur de sécurité", la création d'un nouveau et gigantesque camp de concentration à Gaza. Comme dit Arnon Soffer, un des idéologues de la politique de Sharon : "Quand 2,5 millions de personnes vivent enfermés à Gaza, cela devient une catastrophe humanitaire. Ces gens deviendront encore plus des animaux qu'ils ne le sont aujourd'hui, avec l'aide d'un fondamentalisme islamiste fou. La pression à la frontière va devenir épouvantable. Il va y avoir une guerre terrible. Aussi, si nous voulons rester en vie, nous devons tuer et tuer et tuer encore. Tous les jours, chaque jour." (cité dans Counterpunch : https://www.counterpunch.org/makdisi01262005.html [1194]).
11 [1195] Rosa Luxembourg, Brochure de Junius
Pendant plusieurs semaines, le prolétariat en Europe a subi la frénésie médiatique des consultations électorales. Avec son cynisme habituel, la bourgeoisie, qui contrôle l’ensemble des moyens d’information, s’est saisie de l'occasion pour s'empresser de reléguer au second plan les horreurs de la barbarie de son système. Ainsi les informations sur l’Irak, qui s’enfonce dans une sauvagerie toujours plus meurtrière, sur la famine qui menace près du tiers de la population nigérienne et tant d'autres situations dramatiques sur la planète, ont cédé la place à l'étalage des multiples scénarios et mises en scène du cirque électoral.
Qu'il s'agisse du référendum sur la Constitution européenne, organisé par les bourgeoisies française et hollandaise, des élections législatives en Grande-Bretagne ou de l’élection en Rhénanie du Nord-Westphalie, région la plus peuplée d’Allemagne, à chaque fois, c’est l’ensemble des forces bourgeoises (partis de gauche, de droite, d’extrême droite, gauchistes, syndicats) qui a orchestré le battage électoral.
En dramatisant les enjeux du référendum européen (en affirmant notamment que l’avenir de l’Europe passe par le vote "populaire"), en appelant à voter pour ou contre la politique d’austérité du gouvernement Schröder ou pour ou contre le gouvernement Blair qui a "menti" sur les objectifs de la guerre en Irak, invariablement la classe dominante offre aux prolétaires un exutoire au malaise social.
C'est grâce à ces campagnes de mystifications électorales que la classe dominante a pu éviter que soit mis en accusation le capitalisme en masquant la faillite de son mode de production. Face à l’angoisse de l’avenir, à la peur du chômage, au ras le bol de l’austérité et de la précarité qui sont au cœur des préoccupations ouvrières actuelles, la bourgeoisie utilise et exploite ses échéances électorales afin de pourrir la réflexion des ouvriers sur ces questions, en exploitant les illusions, encore très fortes au sein du prolétariat, envers la démocratie et le jeu électoral.
Le refus de participer au cirque électoral ne s'impose pas de manière évidente au prolétariat du fait que cette mystification est étroitement liée à ce qui constitue le cœur de l’idéologie de la classe dominante, la démocratie. Toute la vie sociale dans le capitalisme est organisée par la bourgeoisie autour du mythe de l’Etat "démocratique" (1). Ce mythe est fondé sur l'idée mensongère suivant laquelle tous les citoyens sont "égaux" et "libres" de "choisir", par leur vote, les représentants politiques qu’ils désirent et le parlement est présenté comme le reflet de la "volonté populaire" (2). Cette escroquerie idéologique est difficile à déjouer pour la classe ouvrière du fait que la mystification électorale s’appuie en partie sur certaines vérités permettant d'éliminer toute réflexion sur l’utilité ou non du vote. C'est ainsi que la bourgeoisie s'appuie sur l'histoire de mouvement ouvrier en rappelant les luttes héroïques du prolétariat pour conquérir le droit de vote, pour développer sa propagande. Pour ce faire, elle n'hésite pas à faire usage du mensonge et à falsifier les événements. Ainsi, les partis de gauche et les syndicats n’ont de cesse de rappeler les combats passés de la classe ouvrière en vue de l'obtention du suffrage universel. Les trotskistes, tout en relativisant l’importance des élections pour le prolétariat, ne manquent pas une occasion de participer à celles-ci en se revendiquant des positions de la 3e Internationale sur la "tactique"de "parlementarisme révolutionnaire" ou de l’utilisation des élections comme tribune pour faire prétendument entendre la voix des intérêts ouvriers et défendre la politique d'une gauche soi-disant "anti-capitaliste". Quant aux anarchistes, certains participent et d’autres appellent à l’abstention. Face à tout ce fatras idéologique, notamment celui qui prétend s'appuyer sur l'expérience et les traditions de la classe ouvrière, il est nécessaire de revenir aux véritables positions défendues par le mouvement ouvrier et ses organisations révolutionnaires sur la question électorale. Et cela, non pas en soi, mais en fonction des différentes périodes de l’évolution du capitalisme et des besoins de la lutte révolutionnaire du prolétariat.
Le 19e siècle est la période du plein développement du capitalisme pendant laquelle la bourgeoisie utilise le suffrage universel et le Parlement pour lutter contre la noblesse et ses fractions rétrogrades. Comme le souligne Rosa Luxemburg, en 1904, dans son texte Social-démocratie et parlementarisme "Le parlementarisme, loin d’être un produit absolu du développement démocratique, du progrès de l’humanité et d’autres belles choses de ce genre, est au contraire une forme historique déterminée de la domination de classe de la bourgeoisie et ceci n’est que le revers de cette domination, de sa lutte contre le féodalisme. Le parlementarisme bourgeois n’est une forme vivante qu’aussi longtemps que dure le conflit entre la bourgeoisie et le féodalisme". Avec le développement du mode de production capitaliste, la bourgeoisie abolit le servage et étend le salariat pour les besoins de son économie. Le Parlement est l’arène où les différents partis, représentants des différentes cliques qui existent au sein de la bourgeoisie, s’affrontent pour décider de la composition et des orientations du gouvernement en charge de l’exécutif. Le Parlement est le centre de la vie politique bourgeoise mais, dans ce système démocratique parlementaire, seuls les notables sont électeurs. Les prolétaires n’ont pas le droit à la parole, ni le droit de s’organiser. Sous l’impulsion de la 1e puis de la 2e Internationale, les ouvriers vont engager des luttes sociales d’envergure, souvent au prix de leur vie, pour obtenir des améliorations de leurs conditions de vie (réduction du temps de travail de 14 ou de 12 à 10 heures, interdiction du travail des enfants et des travaux pénibles pour les femmes). Dans la mesure où le capitalisme était encore un système en pleine expansion, son renversement par la révolution prolétarienne n’était pas encore à l’ordre du jour. C'est la raison pour laquelle la lutte revendicative sur le terrain économique au moyen des syndicats et la lutte de ses partis politiques sur le terrain parlementaire permettaient au prolétariat d’arracher des réformes à son avantage à l’intérieur du système. "Une telle participation lui permettait à la fois de faire pression en faveur de ces réformes, d’utiliser les campagnes électorales comme moyen de propagande et d’agitation autour du programme prolétarien et d’employer le Parlement comme tribune de dénonciation de l'ignominie de la politique bourgeoise. C’est pour cela que la lutte pour le suffrage universel a constitué, tout au long du 19e siècle, dans un grand nombre de pays, une des occasions majeures de mobilisation du prolétariat". (3) Ce sont ces positions que Marx et Engels vont défendre tout au long de cette période d’ascendance du capitalisme pour expliquer leur soutien à la participation du prolétariat aux élections.
Le courant anarchiste, par contre, s’est opposé à cette politique fondée sur une vision historique et une conception matérialiste de l’histoire. L’anarchisme s'est développé dans la seconde moitié du 19e siècle comme produit de la résistance des couches petites-bourgeoises (artisans, commerçants, petits paysans) au processus de prolétarisation qui les privait de leur "indépendance" sociale passée. La vision des anarchistes de la "révolte" contre le capitalisme était purement idéaliste et abstraite. Ainsi, ce n’est pas un hasard si une grande partie des anarchistes, dont Bakounine, figure légendaire de ce courant, ne voyait pas le prolétariat comme classe révolutionnaire mais tendait à lui substituer la notion bourgeoise de "peuple", englobant tous ceux qui souffrent, quelle que soit leur place dans les rapports de production, quelle que soit leur capacité à s’organiser, à devenir conscients d’eux-mêmes en tant que force sociale. Dans cette logique, pour l’anarchisme, la révolution est possible à tout moment et, de ce fait, toute lutte pour des réformes constitue fondamentalement une entrave à la perspective révolutionnaire. Pour le marxisme, ce radicalisme de façade ne fait pas illusion longtemps, dans la mesure où il exprime "l’incapacité des anarchistes à saisir que la révolution prolétarienne, la lutte directe pour le communisme, n’était pas encore à l’ordre du jour parce que le système capitaliste n’avait pas encore épuisé sa mission historique, et que le prolétariat était face à la nécessité de se consolider comme classe, pour arracher toutes les réformes qu’il pouvait à la bourgeoisie afin, avant tout, de se renforcer pour la lutte révolutionnaire future. Dans une période où le Parlement était une véritable arène de lutte entre fractions de la bourgeoisie, le prolétariat avait les moyens d’y entrer sans se subordonner à la classe dominante ; cette stratégie n’est devenue impossible qu’avec l’entrée du capitalisme dans sa phase décadente, totalitaire". (4)
Avec l’entrée dans le 20e siècle, le capitalisme a conquis le monde et, en se heurtant aux limites de son expansiongéographique, il rencontre aussi la limitation objective des marchés et des débouchés à sa production. Les rapports de production capitalistes se transforment en entraves au développement des forces productives. Le capitalisme, comme un tout, entre alors dans une période de crises et de guerres de dimension mondiale. (5)
Un tel bouleversement, sans précédent dans la vie du capitalisme, va entraîner une modification profonde du mode d’existence politique de la bourgeoisie, du fonctionnement de son appareil d’Etat et des conditions et moyens de la lutte du prolétariat. Le rôle de l’Etat devient prépondérant car il est le seul à même d'assurer "l’ordre", le maintien de la cohésion d'une société capitaliste déchirée par ses contradictions. Les partis bourgeois deviennent, de façon de plus en plus évidente, des instruments de l’Etat chargés de faire accepter la politique de celui-ci. Ainsi, les impératifs de la Première Guerre mondiale et l’intérêt national n’autorisent pas le débat démocratique au Parlement mais imposent une discipline absolue à toutes les fractions de la bourgeoisie nationale. Par la suite, cet état de fait va se maintenir et se renforcer. Le pouvoir politique tend alors à se déplacer du législatif vers l’exécutif et le Parlement bourgeois devient une coquille vide qui ne possède plus aucun rôle décisionnel. C’est cette réalité qu’en 1920, lors de son 2e congrès, l’Internationale communiste va clairement caractériser : "L’attitude de la 3e Internationale envers le parlementarisme n’est pas déterminée par une nouvelle doctrine, mais par la modification du rôle du Parlement même. A l’époque précédente, le Parlement en tant qu’instrument du capitalisme en voie de développement a, dans un certain sens, travaillé au progrès historique. Mais dans les conditions actuelles, à l’époque du déchaînement impérialiste, le Parlement est devenu tout à la fois un instrument de mensonge, de tromperie, de violence, et un exaspérant moulin à paroles... A l’heure actuelle, le Parlement ne peut être en aucun cas, pour les communistes, le théâtre d’une lutte pour des réformes et pour l’amélioration du sort de la classe ouvrière, comme ce fut le cas dans le passé. Le centre de gravité de la vie politique s’est déplacé en dehors du Parlement, et d’une manière définitive" (6).
Désormais, il est hors de question pour la bourgeoisie d’accorder dans quelque domaine que ce soit, économique ou politique, des réformes réelles et durables des conditions de vie de la classe ouvrière. C’est l’inverse qu’elle impose au prolétariat : toujours plus de sacrifices, de misère, d’exploitation et de barbarie. Les révolutionnaires sont alors unanimes pour reconnaître que le capitalisme a atteint des limites historiques et qu'il est entré dans sa période de déclin, de décadence comme en a témoigné le déchaînement de la Première Guerre mondiale. L’alternative était désormais : socialisme ou barbarie. L’ère des réformes était définitivement close et les ouvriers n'avaient plus rien à conquérir sur le terrain des élections.
Néanmoins un débat central va se développer au cours des années 1920 au sein de l’Internationale communiste sur la possibilité, défendue par Lénine et le parti bolchevique, d’utiliser la "tactique" du "parlementarisme révolutionnaire". Face à d’innombrables questions suscitées par l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, le poids du passé continuait à peser sur la classe ouvrière et ses organisations.
La guerre impérialiste, la révolution prolétarienne en Russie, puis le reflux de la vague de luttes prolétariennes au niveau mondial dès 1920 ont conduit Lénine et ses camarades à penser que l’on peut détruire de l’intérieur le Parlement ou utiliser la tribune parlementaire de façon révolutionnaire, comme l’avait fait Karl Liebknecht, au sein du parlement allemand, pour dénoncer la participation à la Première Guerre mondiale. En fait cette "tactique" erronée va conduire la 3e Internationale vers toujours plus de compromis avec l'idéologie de la classe dominante. Par ailleurs, l’isolement de la révolution russe, l'impossibilité de son extension vers le reste de l’Europe avec l'écrasement de la révolution en Allemagne, vont entraîner les bolcheviks et l’Internationale, puis les partis communistes, vers un opportunisme débridé. C'est cet opportunisme qui allait les conduire à remettre en question les positions révolutionnaires des 1er et 2e Congrès de l'Internationale communiste pour s’enfoncer vers la dégénérescence lors des congrès suivants, jusqu’à la trahison et l’avènement du stalinisme qui fut le fer de lance de la contre-révolution triomphante (7).
C’est contre cette dégénérescence et cet abandon des principes prolétariens que réagirent les fractions les plus à gauche dans les partis communistes. A commencer par la Gauche italienne avec Bordiga à sa tête qui, déjà avant 1918, préconisait le rejet de l'action électorale. Connue d'abord comme "Fraction communiste abstentionniste", celle-ci s'est constituée formellement après le Congrès de Bologne en octobre 1919 et, dans une lettre envoyée de Naples à Moscou, elle affirmait qu'un véritable parti, qui devait adhérer à l'Internationale communiste, ne pouvait se créer que sur des bases antiparlementaristes (8). Les gauches allemande et hollandaise vont à leur tour développer la critique du parlementarisme et la systématiser. Anton Pannekoek dénonce clairement la possibilité d’utiliser le Parlement pour les révolutionnaires, car une telle tactique ne pouvait que les conduire à faire des compromis, des concessions à l’idéologie dominante. Elle ne visait qu'à insuffler un semblant de vie à ces institutions moribondes, à encourager la passivité des travailleurs alors que la révolution nécessite, pour le renversement du capitalisme et l’instauration de la société communiste, la participation active et consciente de l’ensemble du prolétariat.
Dans les années 1930, la Gauche italienne, à travers sa revue Bilan, montrera de façon concrète comment les luttes des prolétaires français et espagnols avaient été détournées vers le terrain électoral. Bilan affirmait à juste raison que c’est la "tactique" des fronts populaires en 1936 qui avait permis d’embrigader le prolétariat comme chair à canon dans la 2e boucherie impérialiste mondiale. A la fin de cet effroyable holocauste, c’est la Gauche communiste de France qui publiait la revue Internationalisme (dont est issu le CCI) qui fera la dénonciation la plus claire de la "tactique" du parlementarisme révolutionnaire : "La politique du parlementarisme révolutionnaire a largement contribué à corrompre les partis de la 3e Internationale et les fractions parlementaires ont servi de forteresses de l’opportunisme, aussi bien dans les partis de la 3e qu’autrefois dans les partis de la 2e Internationale. La vérité est que le prolétariat ne peut utiliser pour sa lutte émancipatrice "le moyen de lutte politique" propre à la bourgeoisie et destiné à son asservissement … Le parlementarisme révolutionnaire en tant qu’activité réelle n’a, en fait, jamais existé pour la simple raison que l’action révolutionnaire du prolétariat quand elle se présente à lui, suppose sa mobilisation de classe sur un plan extra-capitaliste, et non la prise des positions à l’intérieur de la société capitaliste." (9) Désormais, l’antiparlementarisme, la non participation aux élections, est une frontière de classe entre organisations prolétariennes et organisations bourgeoises. Dans ces conditions, depuis plus de 80 ans, les élections sont utilisées, à l’échelle mondiale, par tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, pour dévoyer le mécontentement ouvrier sur un terrain stérile et crédibiliser le mythe de la "démocratie". Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si aujourd’hui, contrairement au 19e siècle, les Etats "démocratiques" mènent une lutte acharnée contre l’abstentionnisme et la désaffection des partis, car la participation des ouvriers aux élections est essentielle à la perpétuation de l’illusion démocratique. C'est justement ce que viennent d'illustrer de façon flagrante, les récentes élections en Europe qui, sur ce plan, constituent un véritable "cas d'école".
Contrairement à la propagande indigeste qui nous présente la victoire du "Non" à la Constitution européenne, tant en France qu’en Hollande, comme une "victoire du peuple", laissant ainsi entendre que ce sont les urnes qui gouvernent, il faut réaffirmer que les élections sont une pure mascarade. Certes, il peut y avoir des divergences au sein des différentes fractions qui composent l’Etat bourgeois sur la façon de défendre au mieux les intérêts du capital national mais, fondamentalement, la bourgeoisie organise et contrôle le carnaval électoral pour que le résultat soit conforme à ses besoins en tant que classe dominante. C’est pour cela que l’Etat capitaliste organise, planifie, manipule, utilise ses médias aux ordres. Néanmoins, il peut y avoir des "accidents", comme c'est souvent le cas en France (aujourd'hui avec la victoire du Non au référendum, en 2002 avec le Front National en deuxième position aux élections présidentielles, en 1997 avec la victoire de la gauche aux législatives anticipées ou en 1981 avec celle de Mitterrand aux présidentielles), mais qui n'ont évidemment rien à voir avec une quelconque remise en cause (la plus minime soit-elle) de l'ordre capitaliste. Une telle difficulté de la part de la bourgeoisie française à faire dire aux urnes ce qu’elle attend d'elles, révèle une faiblesse historique et un archaïsme de son appareil politique (10), qui n'existent pas dans des pays comme l'Allemagne ou la Grande-Bretagne (11).
Mais cette faiblesse ne signifie nullement que le prolétariat puisse en tirer profit pour imposer une autre orientation à la politique de la bourgeoisie. En effet (et c’est un constat que chaque prolétaire peut faire de sa propre expérience de participation à la mascarade électorale), depuis la fin des années 1920 et jusqu’à aujourd’hui, quel que soit le résultat des élections, que ce soit la droite ou la gauche qui sorte victorieuse des urnes, c’est finalement toujours la même politique antiouvrière qui est menée.
Autrement dit, l’Etat "démocratique" parvient toujours à défendre les intérêts de la classe dominante et du capital national, indépendamment des résultats des consultations électorales organisées à cadence accélérée (12).
La focalisation orchestrée par la bourgeoisie européenne autour du référendum sur la Constitution a réussi à capter l’attention des ouvriers et à les persuader que la construction de l’Europe était un enjeu pour leur avenir et celui de leurs enfants. Mensonge ! Rien n’est plus faux ! Ce qui se jouait à travers l'adoption de cette nouvelle Constitution, c’était pour la classe dominante des Etats fondateurs de l’Europe, dans un contexte d’élargissement à 25 pays membres, la capacité de pouvoir exercer au sein des institutions européennes une influence équivalente à celle qu'ils avaient avant l'arrivée des nouveaux Etats-membres, laquelle n'a fait que diminuer le poids relatif de chacun.
La classe ouvrière n’a pas à prendre parti dans les luttes d'influence entre des fractions de la bourgeoisie. En fait, cette Constitution européenne ne faisait que prendre acte d'une politique déjà à l’œuvre aujourd'hui, une politique de toute façon étrangère aux intérêts de la classe ouvrière. La classe ouvrière sera autant exploitée avec le "Non" qu'elle l'aurait été avec le "Oui".
La classe ouvrière doit rejeter autant l’illusion de pouvoir utiliser le parlement national dans sa lutte contre l’exploitation capitaliste que l'illusion de pouvoir faire de même vis-à-vis du parlement européen. (13)
Dans ce concert d’hypocrisie et de fourberie, la palme revient, d'une part, aux forces de gauche qui se sont regroupées pour dire Non à la Constitution et qui prétendent que l’on peut construire une "autre Europe", plus "sociale" et, d'autre part, aux populistes de tout poil qui exploitent la peur, le désespoir, l’incertitude vis-à-vis de l’avenir, existant dans la population et dans une partie de la classe ouvrière. Comme en France et en Allemagne, par exemple, la Hollande vient de connaître une aggravation du chômage (dont le taux est passé de 2% en 2003 à 8% aujourd'hui) et des attaques remettant en cause la protection sociale.
C'est d'ailleurs face à l'aggravation de ces attaques qu'on a assisté à un début de mobilisation sociale d'ampleur également dans ce pays. Inévitablement le retour du prolétariat sur la scène sociale (14) implique qu’il est en train de développer une réflexion en profondeur sur la signification du chômage massif, sur les attaques à répétition, sur le démantèlement des systèmes de retraite et de protection sociale. A terme, la politique anti-ouvrière de la bourgeoisie et la riposte prolétarienne ne peuvent que déboucher sur une prise de conscience croissante, au sein de la classe ouvrière, de la faillite historique du capitalisme. C’est justement pour saboter ce début de prise de conscience que les promoteurs d’une Europe plus "sociale" s’agitent dans tous les sens, en demandant à l’Etat capitaliste d’arbitrer le conflit entre classes sociales antagoniques et en exhortant les ouvriers à se mobiliser pour rejeter le libéralisme dans le seul objectif de mieux les soumettre à la mystification de l’Etat "social", cette nouvelle fumisterie et camelote idéologique qu’on agite dans les salons feutrés de l’altermondialisme (15). Toute cette propagande idéologique a pour but de récupérer le mécontentement social pour le ramener vers le terrain bourgeois des urnes. Ainsi, le référendum a été présenté comme le moyen de refuser une politique, d’exprimer son ras-le-bol si bien qu'il a constitué un exutoire au mécontentement social qui ne cesse de s’accumuler depuis des années. D’ailleurs, les forces de gauche "anticapitalistes" crient victoire et appellent déjà les ouvriers à rester mobilisés pour les prochaines échéances électorales où "il s’agira de transformer, encore dans les urnes, la victoire du Non au référendum". C’est la même politique de dévoiement du mécontentement social qu'on a vu se manifester en Allemagne où les ouvriers ont été amenés à sanctionner la coalition de Schröder lors de la dernière élection régionale en Rhénanie du Nord.
Dans la phase décadente des modes de production antérieurs au capitalisme, une tactique délibérée, consciemment réfléchie de la part des classes dominantes consistait à fournir l’occasion aux exploités de se défouler dans les journées de carnaval, où tout était permis, lors des combats à mort ou des compétitions sportives, dans les tribunes des stades.
Dans le même but, la bourgeoise a systématisé l'abrutissement par les compétitions sportives et utilise aujourd'hui le cirque électoral comme défouloir à la colère ouvrière. Non seulement la bourgeoisie plonge le prolétariat dans la paupérisation absolue, mais en plus elle l’humilie en lui donnant "des jeux et du cirque électoral". Le prolétariat n’a pas à participer à la fabrication de ses propres chaînes, mais à les briser !
Au renforcement de l’Etat capitaliste, les ouvriers doivent répondre par la volonté de sa destruction !
Ainsi, aujourd’hui comme hier et demain, le prolétariat n’a pas le choix. Ou bien il se laisse entraîner sur le terrain électoral, sur le terrain des Etats bourgeois qui organisent son exploitation et son oppression, terrain où il ne peut être qu’atomisé et sans force pour résister aux attaques du capitalisme en crise. Ou bien, il développe ses luttes collectives, de façon solidaire et unie, pour défendre ses conditions de vie. Ce n’est que de cette façon qu’il pourra retrouver ce qui fait sa force en tant que classe révolutionnaire : son unité et sa capacité à lutter en dehors et contre les institutions bourgeoises (parlement et élections) en vue du renversement du capitalisme. Ce n’est que de cette façon qu’il pourra, dans le futur, édifier une nouvelle société débarrassée de l’exploitation, de la misère et des guerres.
L’alternative qui se pose aujourd’hui est donc la même que celle dégagée par les gauches marxistes dans les années 1920 : électoralisme et mystification de la classe ouvrière ou développement de la conscience de classe et extension des luttes vers la révolution !
D. (26 juin 2005)
(1) Lire notre article "Le mensonge de l’Etat démocratique", dans la Revue Internationale n°76.
(2) Comme contribution à la défense de la démocratie bourgeoise, on peut citer Le Monde diplomatique, le chantre du mouvement altermondialisme, dont le radicalisme a accouché d’un nouveau mot d’ordre "révolutionnaire. "Une autre Europe est possible" exulte son éditorial du mois de juin, intitulé "Espoirs" (de la victoire du Non au référendum et de la mobilisation de la population). Selon lui cette victoire "constitue à elle seule un succès inespéré pour la démocratie" permettant d'affirmer que "Le peuple a fait son grand retour…"
(3) Plate-forme du CCI.
(4) Lire notre article "Anarchisme ou communisme" dans la Revue Internationale n°79.
(5) Lire notre brochure La Décadence du capitalisme.
(6) Lire "La Question parlementaire dans L’Internationale communiste", Edition "Programme communiste" du P.C.I (Parti communiste international).
(7) Lire notre brochure "La terreur stalinienne : un crime du capitalisme, pas du communisme".
(8) C'est en fait l'appui implicite de l'IC au 2e Congrès mondial à la tendance intransigeante de Bordiga qui allait sortir la Fraction communiste abstentionniste de l'isolement minoritaire dans le parti. A ce sujet, lire notre livre La Gauche communiste d'Italie.
(9) Lire cet article de Internationalisme n°36 de juillet 1948, reproduit dans la Revue Internationale n°36
(10) Les faiblesses congénitales de la droite en France plongent leurs racines dans l’histoire même du capitalisme français, marqué par le poids de la petite et moyenne entreprise, du secteur agricole et du petit commerce. Ces archaïsmes n’ont cessé de peser sur l’appareil politique qui n’a jamais réussi à donner naissance à un grand parti de droite directement lié à la grande industrie et à la finance, tel que le parti conservateur en Grande-Bretagne ou le parti chrétien-démocrate en Allemagne. Au contraire, la Seconde Guerre mondiale verra l’irruption du gaullisme qui va marquer profondément la vie de la bourgeoisie française et dont les scories de l’UMP sont les descendants. Pour davantage d'explications sur cette question lire notre article sur le référendum en France dans Révolution internationale n°357.
(11) La réélection de Blair s’est faite avec l’approbation de toute la classe politique, syndicats y compris. Ce social-démocrate est réélu car il a été capable de mettre en œuvre tant sur le plan économique qu’impérialiste, la politique que souhaitait au plus haut niveau l’Etat britannique. La controverse autour des "mensonges" de Blair sur les armes de destruction massive en Irak a permis de mobiliser l’électorat populaire auquel on a donné l’illusion d’une contestation possible par les urnes qui obligerait le chef des travaillistes à tenir compte de l’opinion de son peuple. En fait, comme on l’a vu au moment du déclenchement des hostilités en Irak et jusqu’à aujourd’hui, la "démocratie" capitaliste est tout à fait capable d’absorber l’opposition pacifiste à la guerre et de maintenir l’engagement militaire qu’elle estime nécessaire pour préserver ses intérêts. Pour l’Allemagne, là aussi, la défaite de Schröder à l’élection régionale en Rhénanie-du-Nord-Westphalie (1/3 de la population allemande) et la victoire de la CDU correspondent aux besoins du capital allemand. Cette défaite va impliquer la tenue d’élections anticipées à l’automne permettant que le nouveau gouvernement soit investi de la "volonté populaire" pour poursuivre la politique de "réformes" dont il est nécessaire pour le capital allemand qu'elle ne marque pas le pas. Si, comme c'est le plus probable à l'heure actuelle, la CDU va l’emporter, cela permettra au SPD de se refaire une "santé" dans l’opposition. En effet, la coalition rouge/vert au gouvernement depuis 1998 est considérablement décrédibilisée auprès de la classe ouvrière, du fait du chômage massif (plus de 5 millions de personnes) et des mesures d’austérité draconiennes ayant résulté du plan "Agenda 2010".
(12) Nos camarades d’Internationalisme dénonçaient déjà avec clairvoyance en mai 1946 dans leur journal L’étincelle, le référendum en France pour la Constitution de la 4e République : "Pour détourner l’attention des masses affamées des causes de leur misère, le capitalisme monte la scène de la comédie électorale et les amuse avec des référendums. Pour les divertir des crampes de leurs ventres affamés, on leur donne des bulletins de vote à digérer. A la place du pain, on leur jette de la "constitution" à ronger".
(13) Lire notre article "L’élargissement de l’Union européenne", Revue Internationale n°112.
(14) Lire notre "Résolution sur la situation internationale du 16e congrès du CCI" dans ce numéro de la Revue internationale.
(15) Lire notre article "L’altermondialisme, un piège idéologique contre le prolétariat", Revue internationale n°116.
La révolution de 1905 s’est produite alors que le capitalisme commençait à entrer dans sa période de déclin. La classe ouvrière s’est trouvé dès lors confrontée à la nécessité non pas d’une lutte pour des réformes au sein du capitalisme mais d’une lutte contre le capitalisme en vue de son renversement dans laquelle, plus que des concessions au plan économique, c’était la question du pouvoir qui était centrale. Le prolétariat a répondu à ce défi en créant les armes de son combat politique : la grève de masse et les soviets.
Dans la première parti de cet article (Revue internationale n°120), nous avons vu comment la révolution s’est développée à partir d’une pétition au Tsar en janvier 1905 jusqu’à mettre ouvertement en question le pouvoir politique de la classe dominante. Nous avons montré que c’était une révolution prolétarienne qui affirmait la nature révolutionnaire de la classe ouvrière et qui était à la fois une expression et un catalyseur du développement de la prise de conscience de la classe révolutionnaire. Nous avons montré que la grève de masse de 1905 n’avait rien à voir avec la vision confuse qu’en avait le courant anarcho-syndicaliste qui se développait à la même époque (voir les articles dans les n° 119 et 120 de la Revue internationale) et qui considérait la grève de masse comme un moyen de transformation économique immédiate du capitalisme.
Rosa Luxemburg a mis en évidence que la grève de masse unissait la lutte économique de la classe ouvrière à sa lutte politique et, ce faisant, marquait un développement qualitatif dans la lutte de classe même si, à ce moment là, il n’était pas possible de comprendre pleinement ce qui était une conséquence du changement historique dans le mode de production capitaliste :
"En Russie la population laborieuse et, à la tête de celle-ci, le prolétariat mènent la lutte révolutionnaire en se servant des grèves de masse comme de l'arme la plus efficace en vue très précisément de conquérir ces mêmes droits et conditions politiques dont, les premiers, Marx et Engels ont démontré la nécessité et l'importance dans la lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière, et dont ils se sont fait les champions au sein de l'Internationale, les opposant à l'anarchisme. Ainsi la dialectique de l'histoire, le fondement de roc sur lequel s'appuie toute la doctrine du socialisme marxiste, a eu ce résultat que l'anarchisme auquel l'idée de la grève de masse était indissolublement liée, est entré en contradiction avec la pratique de la grève de masse elle-même; en revanche la grève de masse, combattue naguère comme contraire à l'action politique du prolétariat, apparaît aujourd'hui comme l'arme la plus puissante de la lutte politique pour la conquête des droits politiques." (1)
Les soviets ont aussi été l’expression d’un changement qualitatif important dans le mode d’organisation de la classe ouvrière. Au même titre que la grève de masse, ils ne constituaient pas un phénomène spécifiquement russe. Trotsky, comme Rosa Luxemburg, soulignait ce changement qualitatif, même si, comme Luxemburg aussi, il n’avait pas les moyens d’en saisir toute la signification :
"Le soviet organisait les masses ouvrières, dirigeait les grèves et les manifestations, armait les ouvriers, protégeait la population contre les pogroms. Mais d’autres organisations révolutionnaires remplirent les mêmes tâches avant lui, à coté de lui et après lui : elles n’eurent pourtant pas l’influence dont jouissait le soviet. Le secret de cette influence réside en ceci que cette assemblée sortit organiquement du prolétariat au cours de la lutte directe, prédéterminée par les évènements, que mena le monde ouvrier pour la conquête du pouvoir. Si les prolétaires d’une part et la presse réactionnaire de l’autre donnèrent au soviet le titre de "gouvernement prolétarien", c’est qu’en fait cette organisation n’était autre que l’embryon d’un gouvernement révolutionnaire. Le soviet personnalisait le pouvoir dans la mesure où la puissance révolutionnaire des quartiers ouvriers le lui garantissait ; il luttait directement pour la conquête du pouvoir, dans la mesure où celui-ci restait encore entre les mains d’une monarchie militaire et policière.
Avant l’existence du soviet, nous trouvons parmi les ouvriers de l’industrie de nombreuses organisations révolutionnaires à direction surtout social-démocrate. Mais ce sont des formations à l’intérieur du prolétariat ; leur but immédiat est de lutter pour acquérir de l’influence sur les masses. Le soviet devient immédiatement l’organisation même du prolétariat ; son but est de lutter pour la conquête du pouvoir révolutionnaire.
En devenant le foyer de concentration de toutes les forces révolutionnaires du pays, le soviet ne se laissait pas dissoudre dans l’élément de la démocratie révolutionnaire ; il était et restait l’expression organisée de la volonté de classe du prolétariat." (2)
La signification réelle à la fois de la grève de masse et des soviets ne pouvait être perçue qu’en les replaçant dans le contexte historique correct, en comprenant comment les changements des conditions objectives du capitalisme déterminaient les tâches et les moyens d'action tant de la bourgeoisie que du prolétariat.
Dans la dernière décennie du 19e siècle, le capitalisme est entré dans une période de changement historique. Alors que le dynamisme qui lui avait permis de s’étendre à travers la planète était encore en partie à l'oeuvre avec l'ascension économique de pays comme le Japon et la Russie, des signes de tensions accrues et de déséquilibres de la société dans son ensemble faisaient leur apparition dans différentes parties du monde.
Le mécanisme d’alternance régulière de crise et de boom économique, analysé par Marx au milieu du siècle, avait commencé à s’altérer avec des crises plus longues et plus profondes. (3)
Après des décennies de paix relative, la fin du 19e siècle et le début du 20e avaient vu se développer des tensions croissantes entre les impérialismes rivaux car, de plus en plus, la lutte pour les marchés et les matières premières ne pouvait être menée que grâce à l’éviction d’une puissance par une autre. Ceci est illustré par la "bousculade pour l’Afrique" ("Scramble for Africa") quand, en l’espace de 20 ans, un continent entier s’est trouvé partagé entre puissances coloniales et soumis à l’exploitation la plus brutale qu’on ait jamais vue. La "bousculade pour l’Afrique" conduisait à de fréquents affrontements diplomatiques et à des face-à-face militaires, tels que l’incident de Fachoda en 1898, à la suite duquel l’impérialisme anglais a obligé son rival français à lui céder le Haut Nil.
Pendant cette même période, la classe ouvrière s’était lancée dans un nombre de plus en plus grand de grèves qui étaient plus étendues et plus intenses que par le passé. Par exemple, en Allemagne, le nombre de grèves est passé de 483 en 1896 à 1468 en 1900, retombant à 1144 et 1190 en 1903 et 1904 respectivement (4). En Russie en 1898 et en Belgique en 1902, les grèves de masse se sont développées, préfigurant celles de 1905. Le développement du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme était, en partie, une conséquence de cette combativité croissante, mais il avait pris cette forme du fait de l’opportunisme grandissant dans de nombreux secteurs du mouvement ouvrier, comme nous l’avons montré dans la série d’articles que nous avons commencé à écrire sur ce sujet (5).
Ainsi, pour chacune des deux classes principales, la période était celle d’un immense changement dans lequel des enjeux nouveaux demandaient de nouvelles réponses au niveau qualitatif. Pour la bourgeoisie, c’était la fin d’une période d’expansion coloniale et le début d’une période de rivalités impérialistes toujours plus aigües qui allait conduire à la guerre mondiale en 1914. Pour la classe ouvrière, ce changement signifiait la fin d’une époque dans laquelle des réformes pouvaient être conquises dans un cadre légal ou semi-légal établi par la classe dominante, et le début d’une époque dans laquelle ses intérêts ne pouvaient être défendus qu’en mettant en cause le cadre de l’État bourgeois. Cette situation allait conduire en dernier ressort à la lutte pour le pouvoir en 1917 et à la vague révolutionnaire qui a suivi. 1905 était la "répétition générale" de cette confrontation, avec des leçons évidentes à l’époque mais aussi encore valables aujourd’hui pour ceux qui veulent les voir.
La Russie ne faisait pas exception à cette tendance générale, mais les caractéristiques du développement de la société russe devaient amener le prolétariat à se confronter plus rapidement et de façon plus aiguë à certaines des conséquences de la nouvelle période qui débutait.
Cependant, alors que nous allons considérer ces aspects particuliers un peu plus loin, il est nécessaire de mettre d’abord l’accent sur le fait que la cause sous-jacente de la révolution résultait de conditions qui affectaient la classe ouvrière dans son ensemble, comme l’a souligné Rosa Luxemburg :
"De même il y a beaucoup d'exagérations dans l'idée qu'on se faisait de la misère du prolétariat de l'Empire tsariste avant la révolution. La catégorie d'ouvriers actuel-lement la plus active et la plus ardente dans la lutte économique aussi bien que politique, celle des travailleurs de la grande industrie des grandes villes, avait un niveau d'existence à peine inférieur à celui des catégories corres-pondantes du prolétariat allemand ; dans un certain nombre de métiers on rencontre des salaires égaux et même parfois supérieurs à ceux pratiqués en Allemagne. De même, en ce qui concerne la durée du travail, la différence entre les grandes entreprises industrielles des deux pays est insi-gnifiante. Ainsi cette idée d'un prétendu ilotisme matériel et culturel de la classe ouvrière russe ne repose sur rien. Si l'on y réfléchit quelque peu, elle est réfutée par le fait même de la révolution et du rôle éminent qu'y a joué le prolétariat. Ce n'est pas avec un sous-prolétariat misé-rable qu'on fait des révolutions de cette maturité et de cette lucidité politique. Les ouvriers de la grande industrie de Saint-Pétersbourg, de Varsovie, de Moscou et d'Odessa, qui étaient à la pointe du combat, sont sur le plan culturel et intellectuel beaucoup plus proches du type occidental que ne l'imaginent ceux qui considèrent le parlementarisme bourgeois et la pratique syndicale régulière comme l'unique et indispensable école du prolétariat. Le dévelop-pement industriel moderne de la Russie et l'influence de quinze ans de social-démocratie dirigeant et encourageant la lutte économique ont accompli, même en l'absence des garanties extérieures de l'ordre légal bourgeois, un travail civilisateur important." (6).
Il est vrai que le développement du capitalisme en Russie s’était fondé sur une exploitation brutale des ouvriers, avec des journées de travail longues et des conditions de travail qui rappelaient celles du début du 19e siècle en Angleterre, mais les luttes ouvrières se sont développées rapidement à la fin du 19e siècle et au début du 20e.
Ce développement, on pouvait le voir, en particulier, dans l’usine Poutilov à Saint-Pétersbourg, qui fabriquait des armes et construisait des bateaux. L’usine employait plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers et était capable de produire à une échelle qui lui permettait de concurrencer ses rivales les plus développées de l’étranger.
Les ouvriers de cette usine avaient développé une tradition de combativité et ils furent au centre des luttes révolutionnaires du prolétariat russe tout autant en 1905 qu’en 1917. Si l’usine Poutilov sortait du rang par sa taille, elle constituait néanmoins une illustration d’une tendance générale au développement d'usines plus grandes en Russie.
Entre 1863 et 1891, le nombre d’usines en Russie d’Europe est passé de 11 810 à 16 770, un accroissement de près de 42%, tandis que le nombre des ouvriers s’est élevé de 357 800 à 738 100, soit un accroissement de 106% (7). Dans des régions comme celle de Saint-Pétersbourg, le nombre d’usines diminuait alors qu'augmentait le nombre d’ouvriers, ce qui indique une tendance encore plus grande à la concentration de la production et donc du prolétariat (8).
La situation des cheminots en Russie confirme l’argument de Rosa Luxemburg sur la situation des secteurs les plus avancés de la classe ouvrière russe. Au niveau matériel, il y avait eu des acquis significatifs : entre 1885 et 1895, les salaires réels dans les chemins de fer ont aumenté en moyenne de 18%, bien que cette moyenne cache de grandes disparités entre ouvriers effectuant des travaux différents et entre les différentes régions du pays.
Au niveau culturel, il y avait une tradition de lutte qui remontait aux années 1840-1850, quand les serfs avaient d’abord été recrutés pour construire les chemins de fer. Mais dans le dernier quart du siècle, les cheminots étaient devenus une fraction centrale du prolétariat urbain avec une expérience significative de la lutte : entre 1875 et 1884, il y a eu 29 "incidents" et dans la décennie suivante, 33.
Quand les salaires et les conditions de travail ont commencé à se dégrader après 1895, les cheminots ont réagi : "… entre 1895 et 1904, le nombre de grèves de cheminots a été trois fois supérieur à celui des deux décennies précédentes ensemble… Les grèves de la fin des années 1890 devenaient plus déterminées et moins défensives… Après 1900, les travailleurs ont répondu au début de la crise économique par une résistance et une combativité croissantes et les métallurgistes des chemins de fer agissaient souvent de concert avec les ouvriers de l’industrie privée ; les agitateurs politiques, la plupart sociaux-démocrates, gagnaient une influence significative." (9)
Dans la révolution de 1905, les cheminots devaient jouer un rôle majeur, mettant leur habileté et leur expérience au service de la classe ouvrière dans son ensemble, impulsant l’extension de la lutte et le passage de la grève à l’insurrection. Ce n’était pas une lutte de miséreux poussés à l’émeute par la faim ni une lutte de paysans en habits d’ouvriers, mais celle d’une partie vitale et dotée d’une forte conscience de classe du prolétariat international. C’est dans ces conditions et ce contexte communs à la classe ouvrière internationale que les aspects particuliers de la situation en Russie, la guerre avec le Japon à l’extérieur et la répression politique à l’intérieur, ont eu un impact.
La guerre entre la Russie et le Japon de 1904-1905 était une conséquence des rivalités impérialistes qui s’étaient développées entre ces deux nouvelles puissances capitalistes à la fin du 19e siècle. La confrontation se dessine dans les années 1890 autour de la question de leur influence respective en Chine et en Corée. Au début de la décennie ont commencé les travaux du Transsibérien qui devait permettre à la Russie d’accéder à la Mandchourie, alors que le Japon développait des intérêts économiques en Corée. Les tensions se développèrent au cours de cette décennie car la Russie a obligé le Japon à se retirer d’un certain nombre de positions qu’il avait sur le continent ; elles culminèrent quand la Russie commença à développer ses propres intérêts en Corée.
Le Japon proposa que les deux pays se mettent d’accord pour respecter chacun la sphère d’influence de l’autre. Comme la Russie ne répondait pas, le Japon lança une attaque surprise sur Port-Arthur en Janvier 1904.
L’énorme disparité entre les forces militaires des deux protagonistes rendait l’issue de la guerre comme jouée d'avance au premier abord, et son déclenchement fut salué au début en Russie par une explosion de ferveur patriotique et la dénonciation des "insolents mongols" ainsi que par des manifestations étudiantes pour soutenir la guerre.
Cependant, il n’y eut pas de victoire rapide. Le Transsibérien n’était pas achevé si bien que les troupes ne pouvaient être acheminées rapidement sur le front ; l’armée russe fut obligée de reculer ; en mai, la garnison fut isolée et la flotte russe envoyée pour la relever fut détruite ; et le 20 décembre, après un siège de 156 jours, Port-Arthur tombait.
Au niveau des moyens militaires, cette guerre n’avait pas de précédent. Des millions de soldats furent envoyés au front, 1 200 000 réservistes furent appelés en Russie ; l’industrie était mise au service de la guerre, ce qui a conduit à des pénuries et à l’approfondissement de la crise économique. A la bataille de Mukdon en mars 1904, 600 000 hommes combattirent pendant deux semaines, laissant 160 000 tués.
C’était la plus grande bataille dans l’histoire et un indice de ce que serait 1914. La chute de Port-Arthur a signifié pour la Russie la perte de sa flotte du Pacifique et l’humiliation de l’autocratie. Lénine en tira de grandes leçons : "Mais la débâcle infligée à l'autocratie sur les champs de bataille acquiert une signification plus grande encore en tant que symptôme de l'effondrement de tout notre système politique. Les temps où la guerre se faisait à l'aide de mercenaires ou de représentants de castes à demi détachées du peuple sont révolus (…) Les guerres sont maintenant menées par les peuples, et c'est pourquoi l'on voit ressortir aujourd'hui, avec un relief particulier, ce qui caractérise essentiellement la guerre : la mise en évidence par des faits, devant des dizaines de millions d'hommes, de l'incompatibilité du peuple et du gouvernement, incompatibilité que la minorité consciente voyait seule jusqu'à présent. La critique de l'autocratie formulée par tous les russes avancés, par la social-démocratie russe, par le prolétariat russe, est maintenant confirmée par la critique des armes japonaises, confirmée avec une telle force que l'impossibilité de vivre sous l'autocratie est de plus en plus perçue de ceux-là mêmes qui ne savent pas ce qu'est l'autocratie, de ceux-là mêmes qui le savent et voudraient de toute leur âme défendre ce régime. L'incompatibilité de l'autocratie et des intérêts du développement social, des intérêts du peuple entier (une poignée de fonctionnaires et de magnats exceptée) est apparue dès que le peuple a dû, en fait, payer de son sang la rançon du régime. Par son aventure coloniale, sotte et criminelle, l'autocratie s'est fourrée dans une telle impasse que le peuple seul peut en sortir et ne peut en sortir qu'au prix de la destruction du tsarisme" (10).
En Pologne, l’impact économique de la guerre fut particulièrement dévastateur : 25 à 30 % des ouvriers de Varsovie furent licenciés et leurs salaires réduits jusqu'à la moitié pour certains. En mai 1904, il y eut des affrontements entre les ouvriers et la police, les cosaques venant à la rescousse de celle-ci. La guerre commençait à provoquer une opposition de plus en plus forte. Pendant le "dimanche sanglant", quand les troupes commencèrent à massacrer les ouvriers qui étaient venus porter une supplique au tsar, "A en croire tous les correspondants étrangers, les ouvriers [de Saint-Pétersbourg] criaient non sans raison aux officiers qu’ils combattent mieux le peuple russe qu’ils ne combattent les japonais" (11).
Par la suite, des secteurs de l’armée se sont rebellés contre leur situation et se sont rangés du côté des ouvriers : "Le moral des soldats a été très affaibli par la défaite en Orient et par l’incapacité notoire de leurs dirigeants. Ensuite, le mécontentement s’est accru du fait de la résistance du gouvernement à tenir sa promesse d’une démobilisation rapide. Le résultat, ce furent des mutineries dans beaucoup de régiments et, en certaines occasions, des batailles rangées. Des rapports sur des désordres de ce type venaient de lieux aussi éloignées que Grodno et Samara, Rostov et Koursk, de Rembertow près de Varsovie, de Riga en Lettonie et Vyborg en Finlande, de Vladivostok et d’Irkoutsk.
A l’automne, le mouvement révolutionnaire dans la Marine avait également gagné en puissance, avec pour conséquence une mutinerie à la base navale de Cronstadt dans la Baltique en octobre, mutinerie qui ne fut arrêtée que grâce à l’usage de la force. Elle fut suivie encore par une autre mutinerie dans la flotte de la Mer noire, à Sébastopol, qui menaça à un certain moment de prendre le contrôle de toute la ville." (12)
Dans leur appel à la classe ouvrière en mai 1905, les bolcheviks posaient la question de la guerre et de la révolution comme une seule question : "Camarades ! Nous sommes maintenant à la veille de grands événements en Russie. Nous avons commencé la lutte finale et acharnée contre le gouvernement autocratique du tsar, nous devons aller jusqu'à la victoire finale. Voyez à quels malheurs ce gouvernement de bourreaux et de tyrans a mené le peuple russe tout entier, ce gouvernement de courtisans véreux et de larbins du capital ! Le gouvernement tsariste a jeté le peuple russe dans une guerre insensée contre le Japon. Des centaines de milliers de jeunes existences ont été arrachées au peuple et sacrifiées en Extrême-Orient. Il n'est pas de mots pour décrire tous les maux qu'apporte cette guerre.
Et pourquoi la fait-on ? A cause de la Mandchourie que notre gouvernement de brigands a enlevée à la Chine ! A cause d'une terre étrangère coule le sang russe et notre pays se ruine. La vie de l'ouvrier et du paysan devient de plus en plus pénible ; les capitalistes et les fonctionnaires resserrent de plus en plus les mailles du filet ; quant au gouvernement tsariste, il envoie le peuple piller une terre étrangère. Les incapables généraux tsaristes et les fonctionnaires vénaux ont perdu la flotte russe, dépensé des millions et des millions qui appartiennent à la nation, sacrifié des armées entières, mais la guerre continue et entraîne de nouveaux sacrifices. Le peuple est ruiné, le commerce et l'industrie sont paralysés, la famine et le choléra planent sur le pays, mais le gouvernement autocratique absolument aveugle continue la même politique ; il est prêt à perdre la Russie pour sauver une poignée de bourreaux et de tyrans ; il commence, en plus de la guerre avec le Japon, une seconde guerre, la guerre contre le peuple russe tout entier." (13)
La guerre servait aussi à détourner la campagne grandissante contre la politique d’oppression de l’autocratie. En décembre 1903, on rapportait les mots de Plehve, le ministre de l’intérieur : "De façon à empêcher la révolution, nous avons besoin d’une petite guerre victorieuse." (14)
Le pouvoir de l’autocratie avait été renforcé après l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881 par des membres de la "Volonté du peuple", un groupe engagé dans l’utilisation du terrorisme contre l’autocratie. (15)
De nouvelles "mesures d’exception" furent prises pour mettre hors la loi toute action politique et, loin d’être exceptionnelles, elles devinrent la norme : "c’est vrai de dire… qu’entre la promulgation du Statut du 14 août 1881 et la chute de la dynastie en mars 1917, il n’y a pas eu un seul instant où les "mesures d’exception" n’aient été en vigueur quelque part dans le pays – souvent dans de grandes parties de celui-ci". (16) Le "niveau renforcé" de ces mesures permettait aux gouverneurs des régions concernées d'emprisonner des personnes pendant trois mois sans procès, d'interdire toute conversation privée ou publique, de fermer des usines et des magasins, et de déporter des individus. Le "niveau extraordinaire" plaçait dans les faits la région sous la loi martiale, avec des arrestations arbitraires, des emprisonnements et des amendes. L’utilisation de soldats contre les grèves et les manifestations ouvrières était monnaie courante et beaucoup d’ouvriers furent tués dans la lutte. Le nombre d’ouvriers dans les prisons et les colonies pénales augmentait à travers la Russie, comme augmentait le nombre d’exilés dans les zones aux confins du pays.
Pendant cette période, la proportion d’ouvriers parmi les accusés de crimes contre l’État a augmenté régulièrement. En 1884-90, un quart exactement des accusés étaient des travailleurs manuels ; en 1901-1903, ils représentaient les trois cinquièmes. Ceci reflétait le changement dans le mouvement révolutionnaire qui était passé d’un mouvement dominé par les intellectuels à un mouvement composé d’ouvriers, comme le rapportait un gardien de prison avec ce commentaire : "Pourquoi y a-t-il de plus en plus de paysans politisés qui sont amenés ? Auparavant, c’étaient des gentlemen, des étudiants et des jeunes dames, mais maintenant, ce sont des ouvriers paysans comme nous." (17)
A côté de ces formes "légales" d’oppression, l’État russe employait deux autres moyens complémentaires. D’un côté, l’État encourageait le développement de l’anti-sémitisme, fermant les yeux sur les pogroms et les massacres tout en s’assurant que l’organisation qui faisait le travail, comme l’Union du Peuple russe, mieux connue sous les nom des Cent-Noirs et était ouvertement soutenue par le Tsar, recevait une protection. Les révolutionnaires étaient dénoncés comme faisant partie d’un complot orchestré par les Juifs pour prendre le pouvoir. Cette stratégie devait être utilisée contre les révolutionnaires de 1905 et pour punir les ouvriers et les paysans par la suite.
D’un autre côté, l’État visait à apaiser la classe ouvrière en créant une série de "syndicats policiers" dirigés par le Colonel Zoubatov. Ces syndicats avaient pour but de contenir la ferveur révolutionnaire de la classe ouvrière dans les limites des revendications économiques immédiates, mais les ouvriers de Russie ont d'abord repoussé ces limites et ensuite, en 1905, les ont franchies. Lénine estimait que la situation politique en Russie " … "incite" vivement les ouvriers qui mènent la lutte économique à s’occuper de questions politiques" (18), et défendait que la classe ouvrière pouvait se servir de ces syndicats tant que les pièges que leur tendait la classe dominante étaient mis en évidence par les révolutionnaires. "En ce sens, nous pouvons et devons dire aux Zoubatov et aux Ozerov : travaillez, Messieurs, travaillez ! Dès l’instant que vous dressez des pièges aux ouvriers … nous nous chargeons de vous démasquer. Dès l’instant que vous faites véritablement un pas en avant – ne fut-ce que sous la forme du plus timide "zigzag" - mais un pas en avant tout de même, nous vous dirons : faites donc ! Un véritable élargissement, même en miniature, du champ d’action des ouvriers, constitue un véritable pas en avant. Et tout élargissement de ce genre ne peut que nous profiter : il hâtera l’apparition d’associations légales où ce ne seront pas les provocateurs qui pêcheront des socialistes mais où les socialistes pêcheront des adeptes" (19). En fait, quand la révolution a éclaté, d’abord en 1905, puis en 1917, ce ne sont pas les syndicats qui se sont renforcés mais une nouvelle organisation, adaptée à la tâche que le prolétariat avait devant lui, qui a été créée : les soviets.
Alors que les facteurs considérés plus haut permettent d’expliquer pourquoi les événements de 1905 ont eu lieu en Russie, ceux-ci ne sont pas seulement significatifs du contexte russe. Ceci étant dit, qu’est ce qui est significatif dans 1905 ? Qu’est ce qui le définit ?
Un aspect frappant de 1905 a été le développement de la lutte armée en décembre. Trotsky donne un compte-rendu puissant de la lutte qui eut lieu à Moscou quand la classe ouvrière de la région a élevé des barricades pour se défendre contre les troupes tsaristes tandis que l’Organisation combattante social-démocrate menait une lutte de guerrilla dans les rues et les maisons : "Voici un exemple de ce que furent ces accrochages. Une compagnie de Géorgiens (20) s’avance ; ils comptent parmi les plus intrépides, les plus aventureux ; le détachement se compose de vingt quatre tireurs qui marchent ouvertement, en bon ordre, deux par deux. La foule les prévient : seize dragons, commandés par un officier, viennent à leur rencontre. La compagnie se déploie et épaule les mausers. A peine la patrouille apparaît-elle que la compagnie exécute un feu de salve. L’officier est blessé ; les chevaux qui marchaient au premier rang, blessés également, se cabrent ; la confusion se met dans la troupe, les soldats sont dans l’impossibilité de tirer. Au bout d’un instant, la compagnie ouvrière a tiré une centaine de coups de feu et les dragons, abandonnant quelques tués et quelques blessés, fuient en désordre. "Maintenant, allez-vous-en, disent les spectateurs, prévenants ; dans un instant, ils vont amener le canon." En effet, l’artillerie fait bientôt son apparition sur la scène. Dès la première décharge, des dizaines de personnes tombent, tuées ou blessées, dans cette foule sans armes qui ne s’attendait pas à servir de cible à l’armée. Mais, pendant ce temps, les Géorgiens sont ailleurs et font de nouveau le coup de feu contre les troupes… La compagnie est presque invulnérable ; la cuirasse qui la protège, c’est la sympathie générale." (21)
Cependant, ce n’est pas la lutte armée, si courageuse fut-elle, qui définit 1905. La lutte armée était bien sûr une expression de la lutte pour le pouvoir entre les classes mais elle marquait la dernière phase, surgissant quand le prolétariat s’est trouvé confronté au succès de la contre-attaque de la classe dominante. D’abord, les ouvriers ont essayé de gagner à eux les troupes mais les affrontements se multipliaient progressivement et devenaient plus sanglants. La lutte armée représentait une tentative de défendre des zones sous contrôle de la classe ouvrière plutôt que celle d’étendre la révolution. Douze ans plus tard, quand les travailleurs se sont de nouveau affrontés aux soldats, leur succès a été de gagner à eux des parties significatives de l’armée et de la marine qui ont garanti la survie et l’avancée de la révolution.
De plus, les affrontements armés entre la classe ouvrière et la bourgeoisie ont une très longue histoire. Les premières années du mouvement ouvrier en Angleterre ont été marquées par de violents affrontements. Par exemple, en 1800 et 1801, il y a eu une vague d’émeutes de la faim, dont certaines semblaient avoir été planifiées à l’avance avec des documents imprimés appelant les ouvriers à se rassembler. Un an plus tard, il y eut des rapports disant que des ouvriers s’entraînaient à manier la pique et que des associations secrètes complotaient pour la révolution. Pendant la décennie suivante, le mouvement "luddiste" ou "L’armée des redresseurs" pour utiliser le nom même du mouvement, se développait en réaction à l’appauvrissement de milliers de tisserands.
Quelques années plus tard de nouveau, les Chartistes de la Force physique dressaient des plans pour une insurrection. Les journées de juin 1848 et surtout la Commune de Paris en 1871 ont vu la violente confrontation entre les classes éclater au grand jour. En Amérique, l’exploitation brutale qui avait accompagné l’industrialisation rapide du pays provoquait une violente opposition, comme dans le cas des Molly Maquires qui s’étaient spécialisés dans l’assassinat des patrons et transformaient les grèves en conflits armés. (22) Ce qui a caractérisé 1905, ce n’était pas la confrontation armée mais l’organisation du prolétariat sur une base de classe pour atteindre ses buts généraux. Il en a résulté un nouveau type d’organisation, les soviets, avec de nouveaux buts, qui devaient supplanter nécessairement les syndicats.
Dans une des premières et des plus importantes études sur les soviets, Oskar Anweiler affirme que "il serait plus conforme à la réalité historique de soutenir que ces derniers (les soviets de 1905), aussi bien que les soviets de 1917, se développèrent pendant longtemps d'une manière qui ne devait rien ni au parti bolchevique ni à son idéologie et que, de prime abord, ils ne cherchèrent nullement à conquérir le pouvoir d'Etat." (23)
C’est une bonne évaluation de la première étape des soviets, mais ce n’est plus vrai pour les étapes suivantes de laisser entendre que la classe ouvrière se serait contentée de continuer à marcher derrière le Pope Gapone et à en appeler au "Petit Père". Entre janvier et décembre 1905, quelque chose avait changé. Comprendre ce qui avait changé, et comment, est la clef pour comprendre 1905.
Dans le premier article de cette série, nous avons souligné la nature spontanée de la révolution. Les grèves de janvier, octobre et décembre semblaient surgir de nulle part, mises à feu par des événements en apparence insignifiants, tels que le licenciement de deux ouvriers dans une usine. Les actions débordaient même les plus radicaux des syndicats :
"Le 30 septembre, on commence à s’agiter dans les ateliers des lignes de Koursk et de Kazan. Ces deux voies sont disposées à ouvrir la campagne le 1e octobre. Le syndicat les retient. Se fondant sur l’expérience des grèves d’embranchements de février, avril et juillet, il prépare une grève générale des chemins de fer pour l’époque de la convocation de la Douma ; pour l’instant il s’oppose à toute action séparée. Mais la fermentation ne s’apaise pas. Le 20 septembre s’est ouverte à Petersbourg une "conférence" officielle des députés cheminots, au sujet des caisses de retraite. La conférence prend sur elle d’élargir ses pouvoirs, et, aux applaudissements du monde des cheminots, se transforme en un congrès indépendant, syndical et politique. Des adresses de félicitations lui arrivent de toutes parts. L’agitation croît. L’idée d’une grève générale immédiate des chemins de fer commence à se faire jour dans le secteur de Moscou." (24)
Les soviets se sont développés sur des bases qui allaient au delà de la vocation du syndicat. Le premier organisme qui peut être considéré comme un soviet apparaît à Ivanovo-Voznesensk en Russie centrale. Le 12 mai, une grève éclata dans une usine de la ville qui passait pour être le Manchester russe et, en l’espace de quelques jours, toutes les usines furent fermées et plus de 32 000 ouvriers se sont mis en grève. Sur la suggestion d’un inspecteur d’usine, des délégués furent élus pour représenter les ouvriers dans les discussions. L’Assemblée des Délégués, composée de quelques 120 ouvriers, s’est réunie régulièrement au cours des semaines suivantes. Elle avait pour but de conduire la grève, d’empêcher des actions et des négociations séparées, d’assurer l’ordre et l'organisation des actions des ouvriers, et que le travail ne s’arrête que sur son ordre. Le soviet émit un grand nombre de revendications, à la fois économiques et politiques, y compris la journée de 8 heures, un salaire minimum plus élevé, le paiement des jours de maladie et de maternité, la liberté de réunion et de parole. Ensuite, il créa une milice ouvrière pour protéger la classe ouvrière des attaques des Cent-Noirs, pour empêcher les affrontements entre grévistes et ceux qui travaillaient encore, et rester en contact avec les ouvriers de zones éloignées.
Les autorités cédèrent face à la force organisée de la classe ouvrière mais commencèrent à réagir vers la fin du mois en interdisant la milice. Une assemblée de masse début juin fut attaquée par les Cosaques, qui tuèrent plusieurs ouvriers et en arrêtèrent d’autres. La situation se dégradait encore plus vers la fin du mois avec des émeutes et d’autres affrontements avec les Cosaques. Une nouvelle grève fut lancée en juillet, impliquant 10 000 ouvriers, mais elle fut défaite après trois mois, le seul gain apparent étant la réduction de la journée de travail.
Dans ce tout premier effort, on pouvait déjà percevoir la nature fondamentale des soviets : l’unification des intérêts économiques et politiques de la classe ouvrière, et comme il unifiait les travailleurs sur une base de classe plutôt que sur une base corporatiste, il tendait inévitablement à devenir de plus en plus politique avec le temps, ce qui conduisait à une confrontation entre le pouvoir établi de la bourgeoisie et le pouvoir naissant du prolétariat. Le fait que la question de la milice ouvrière ait été centrale dans la vie du soviet d’Ivanonvo-Voznesensk n’était pas dû à la menace militaire immédiate qu’elle posait, mais parce qu’elle soulevait la question du pouvoir de classe.
Cette tendance à la création de pouvoirs concurrents parcourt le récit de Trotsky sur 1905 et s’est posée explicitement en 1917 avec la situation de double pouvoir : "Si l’Etat est l’organisation d’une suprématie de classe et si la révolution est un remplacement de la classe dominante, le passage du pouvoir des mains de l’une aux mains de l’autre doit nécessairement créer des antagonismes dans la situation de l’Etat, avant tout sous forme d’un dualisme de pouvoirs. Le rapport des forces de classe n’est pas une grandeur mathématique qui se prête a un calcul a priori. Lorsque le vieux régime a perdu son équilibre, un nouveau rapport de forces ne peut s’établir qu’en résultat de leur vérification réciproque dans la lutte. Et c’est là la révolution." (25) La situation de double pouvoir n’a pas été atteinte en 1905, mais la question était posée depuis le début : "Le soviet, depuis l’heure où il fut institué jusqu’à celle de sa perte, resta sous la puissante pression de l’élément révolutionnaire qui, sans s’embarrasser de vaines considérations, devança le travail de l’intelligence politique.
Chacune des démarches de la représentation ouvrière était prédéterminée, la "tactique" à suivre s’imposait d’une manière évidente. On n’avait pas à examiner les méthodes de lutte, on avait à peine le temps de les formuler…" (26)
C’est la qualité essentielle du soviet et ce qui le distingue des syndicats. Les syndicats sont une arme de lutte du prolétariat au sein du capitalisme, les soviets sont une arme dans sa lutte contre le capitalisme pour son renversement. A la base, ils ne sont pas opposés, du fait que tous deux surgissent des conditions objectives de la lutte de classe de leur époque et qu’ils sont en continuité puisqu’ils se battent tous les deux pour les intérêts de la classe ouvrière ; mais ils deviennent opposés quand la forme syndicale continue à exister après que son contenu de classe – son rôle dans l’organisation de la classe et dans le développement de sa conscience – ait été transféré dans les soviets. En 1905, cette opposition n’avait pas encore fait son apparition ; les soviets et les syndicats pouvaient coexister et, à un certain point, se renforcer mutuellement, mais elle existait implicitement dans la façon dont les soviets passaient par dessus la tête des syndicats.
Les grèves de masse qui se développèrent en octobre 1905 conduisirent à la création de beaucoup d'autres soviets, avec le soviet de Saint-Pétersbourg à la tête. Au total, 40 à 50 soviets ont été identifiés ainsi que quelques soviets de soldats et de paysans. Anweiler insiste sur leur origines disparates : "Leur naissance se fit ou bien sous forme médiatisée, dans le cadre d’organismes de type ancien – comités de grève ou assemblées de députés, par exemple – ou bien sous forme immédiate, à l’initiative des organisations locales du Parti social-démocrate, appelées en ce cas à exercer une influence décisive sur le soviet. Les limites entre le comité de grève pur et simple et le conseil des députés ouvriers vraiment digne de ce nom étaient souvent des plus floues, et ce ne fut que dans les principaux centres de la révolution et de la classe laborieuse tels que (Saint-Petersbourg mis à part) Moscou, Odessa, Novorossiisk et le bassin du Donetz, que les conseils revêtirent une forme d’organisation nettement tranchée." (27) Dans leur nouveauté, ils suivaient inévitablement les flux et reflux de la marée révolutionnaire : "La force du soviet résidait dans l’état d’esprit révolutionnaire, la volonté de combat des masses, face au manque d’assurance du régime impérial. En ces "Jours de la Liberté", les masses ouvrières, exaltées, répondaient avec empressement aux appels de l’organe qu’elles avaient elles-mêmes élu ; dès que la tension vint à se relâcher et que la lassitude et la déception lui succédèrent, les soviets perdirent de leur influence et de leur autorité. " (28)
Les soviets et la grève de masse surgirent à partir des conditions d’existence objectives de la classe ouvrière exactement comme les syndicats l’avaient fait avant eux : " Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l’intérieur du prolétariat ; elle devait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique ; l’essentiel enfin, c’était de pouvoir la faire surgir dans les vingt quatre heures." (29)
C’est pourquoi dans le siècle qui a suivi 1905, la forme soviet, en tant que tendance ou comme réalité, est réapparue à certains moments quand la classe ouvrière prenait l’offensive : "Le mouvement en Pologne, par son caractère massif, par sa rapidité, son extension au delà des catégories et des régions, confirme non seulement la nécessité mais la possibilité d’une généralisation et d’une auto-organisation de la lutte" (30) "L’habituel emploi massif et systématique du mensonge par les autorités de même que le contrôle totalitaire exercé par l'Etat sur chaque aspect de la vie sociale a poussé les ouvriers polonais à faire faire à l'auto-organisation de la classe d'immenses progrès par rapport à ce que nous avions connu jusqu'ici". (31)
North, 14/06/05
(La suite de cet article paraîtra dans le prochain numéro de la Revue internationale et sera consultable prochainement sur notre site Internet. Elle traitera en particulier des questions suivantes :
- C’est le soviet des députés ouvriers de Saint Petersburg qui constitue le point culminant de la révolution de 1905 ; il illustre au plus haut point les caractéristiques de cette arme de la lutte révolutionnaire qu’est le soviet : une expression de la lutte elle-même, en vue de la développer massivement, en regroupant l’ensemble de la classe ;
- La pratique révolutionnaire de la classe ouvrière a clarifié la question syndicale bien avant qu’elle ne soit comprise théoriquement. Lorsqu’en 1905 des syndicats se créaient, ils tendaient à déborder le cadre de leur fonction car ils étaient entraînés dans le flot révolutionnaire. Après 1905, ils déclinèrent rapidement et, en 1917, c’est dans les soviets que la classe ouvrière s’est organisée pour engager le combat contre le capital.
- La thèse selon laquelle la révolution de 1905 était le produit de l’arriération de la Russie est une idée fausse qui continue encore aujourd’hui d’avoir un certain poids. A l'encontre d'une telle idée, tant Lénine que Trotsky ont mis en évidence à quel point le capitalisme s’était développé dans ce pays.)
1) Rosa Luxemburg, Grève de masse, partis et syndicats.
2) Léon Trotsky : 1905.
3) Voir à ce sujet notre brochure "La décadence du capitalisme".
4) The International Working class Movement, Progress Publishers, Moscow 1976.
5) Revue internationale 118 : "Ce qu’est le syndicalisme révolutionnaire" ; Revue internationale n° 120 : "L’anarcho-syndicalisme confronté à un changement d’époque : la CGT jusqu’en 1914".
6) Rosa Luxemburg : Grève de masse, partis et syndicats.
7) Voir Lénine, "Le développement du capitalisme en Russie", Appendice II.
8) Ibid, Appendice III
9) Henry Reichamn, Railways and revolution, Russia, 1905. University of California Press, 1987.
10) Lénine, "La chute de Port Arthur", Oeuvres complètes.
11) Lénine, "Journées révolutionnaires", Œuvres complètes.
12) David Floyd, La Russie en révolte.
13) Lénine, "Le Premier Mai", Œuvres complètes.
14) Un travail plus récent relativise cette vision, en mettant en avant qu’il est évident que "probablement cela indique que… Plevhe ne semblait pas avoir d’objection à ce que la Russie parte en guerre avec le Japon, sur la base de l’idée qu’un conflit militaire détournerait les masses des préoccupations politiques". (Ascher, The révolution of 1905.)
15) Le frère de Lénine faisait partie d’un groupe qui s’inspirait de la Volonté du Peuple. Il fut pendu en 1887 après une tentative d’assassinat du tsar Alexandre III.
16) Edward Crankshaw, The shadow of the Winter Palace.
17) Teodor Shanin : 1905-07. Revolution as a moment of truth.
18) Lénine, Que faire.
19) Ibid.
20) C’était le nom donné aux unités combattantes individuelles. Trotsky les décrit collectivement comme les "druzhinniki".
21) Trotsky, 1905.
22) Voir Dynamite, de Louis Adamic, Rebel Press, 1984.
23) Les conseils ouvriers.
24) Trotsky, 1905.
25) Trotsky, Histoire de la révolution Russe.
26) Trotsky, 1905.
27) Les conseils ouvriers.
28) Ibid
29) Trotsky, Ibid
30) Revue internationale n° 23 : "Les grèves de masse en Pologne 1980 : le prolétariat ouvre une nouvelle brèche".
31) Revue internationale n° 24 : "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne".
Au printemps dernier, le CCI a tenu son 16e congrès. "Le Congrès international est 1'organe souverain du CCI", comme il est écrit dans nos statuts. (1) C'est pour cela que, comme toujours à la suite de ce type d’échéances, il est de notre responsabilité face à la classe ouvrière d’en rendre compte et d’en dégager les principales orientations.
Dans l'article que nous avons publié à la suite de notre précédent congrès, nous écrivions : "Le 15e congrès revêtait pour notre organisation une importance toute particulière ; pour deux raisons essentielles.
D'une part, nous avons connu depuis le précédent congrès, qui s'est tenu au printemps 2001, une aggravation très importante de la situation internationale, sur le plan de la crise économique et surtout sur le plan des tensions impérialistes. Plus précisément, le congrès s'est déroulé alors que la guerre faisait rage en Irak et il était de la responsabilité de notre organisation de préciser ses analyses afin d'être en mesure d'intervenir de la façon la plus appropriée possible face à cette situation et aux enjeux que représente pour la classe ouvrière cette nouvelle plongée du capitalisme dans la barbarie guerrière.
D'autre part, ce congrès se tenait alors que le CCI avait traversé la crise la plus dangereuse de son histoire. Même si cette crise avait été surmontée, il appartenait à notre organisation de tirer le maximum d'enseignements des difficultés qu'elle avait rencontrées, sur leur origine et les moyens de les affronter." (Revue internationalen° 114, "15e congrès du CCI : Renforcer l’organisation face aux enjeux de la période")
Les travaux du 16e congrès avaient une tout autre tonalité : ils ont placé au centre de leurs préoccupations l’examen de la reprise des combats de la classe ouvrière et des responsabilités que cette reprise implique pour notre organisation, notamment face au développement d’une nouvelle génération d’éléments qui se tournent vers une perspective politique révolutionnaire.
Évidemment, la barbarie guerrière continue de se déchaîner dans un monde capitaliste confronté à une crise économique insurmontable et des rapports spécifiques sur les conflits impérialistes et la crise ont été présentés, discutés et adoptés au congrès. L'essentiel de ces rapports est repris dans la résolution sur la situation internationale que nous publions ci-dessous.
Comme il est rappelé dans cette résolution, le CCI analyse la période historique actuelle comme la phase ultime de la décadence du capitalisme, la phase de décomposition de la société bourgeoise, celle de son pourrissement sur pied. Comme nous l'avons mis en avant à de nombreuses reprises, cette décomposition provient du fait que, face à l'effondrement historique irrémédiable de l’économie capitaliste, aucune des deux classes antagoniques de la société, bourgeoisie et prolétariat, ne parvient à imposer sa propre réponse : la guerre mondiale pour la première, la révolution communiste pour la seconde. Ces conditions historiques déterminent les caractéristiques essentielles de la vie de la société bourgeoise actuelle. En particulier, c’est dans le cadre de cette analyse de la décomposition qu’on peut pleinement comprendre la permanence et l’aggravation de tout une série de calamités qui accablent aujourd’hui l’humanité, en premier lieu la barbarie guerrière, mais aussi des phénomènes comme la destruction inéluctable de l’environnement ou les terribles conséquences des "catastrophes naturelles" tel le tsunami de l’hiver dernier. Ces conditions historiques liées à la décomposition pèsent aussi lourdement sur le prolétariat ainsi que sur ses organisations révolutionnaires et sont une des causes majeures des difficultés rencontrées tant par notre classe que par notre organisation depuis le début des années 90, comme nous l’avons souvent mis en avant dans nos précédents articles : "Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux différentes facettes de cette décomposition idéologique :
En particulier, la crise du CCI évoquée plus haut ne pouvait se comprendre que dans le cadre de cette analyse de la décomposition qui permet notamment d’expliquer comment des militants de longue date de notre organisation, ceux qui ont constitué la prétendue "Fraction interne du CCI" (FICCI), ont commencé à se comporter comme des fanatiques hystériques à la recherche de boucs émissaires, comme des voyous et finalement comme des mouchards. (2)
Le 15e congrès avait constaté que le CCI avait surmonté sa crise de 2001, en particulier parce qu’il avait compris comment elle constituait une manifestation en notre sein des effets délétères de la décomposition. En même temps, il avait constaté les difficultés que continuait de rencontrer la classe ouvrière dans ses luttes contre les attaques capitalistes, en particulier son manque de confiance en elle-même.
Cependant, depuis ce congrès, tenu au début du printemps 2003, et comme l’avait souligné la réunion plénière de l’organe central du CCI à l’automne de cette même année : "Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans la lutte de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968." (Revue Internationale n° 119)
Un tel tournant dans la lutte de classe n’avait pas été une surprise pour le CCI puisque son 15e congrès en annonçait la perspective. Dans l’article de présentation de ce congrès, nous écrivions, en effet :
"Le CCI a déjà, et à de nombreuses reprises, mis en évidence que la décomposition de la société capitaliste pèse d'un poids négatif sur la conscience du prolétariat. De même, dès l'automne 1989, il a souligné que l'effondrement des régimes staliniens allait provoquer des "difficultés accrues pour le prolétariat" (titre d'un article de la Revue internationale n° 60). Depuis, l'évolution de la lutte de classe n'a fait que confirmer cette prévision.
Face à cette situation, le congrès a réaffirmé que la classe conserve toutes ses potentialités pour parvenir à assumer sa responsabilité historique. Il est vrai qu’elle est encore aujourd’hui dans une situation de recul important de sa conscience, suite aux campagnes bourgeoises assimilant marxisme et communisme à stalinisme et établissant une continuité entre Lénine et Staline. De même, la situation présente se caractérise par une perte de confiance marquée des prolétaires en leur propre force et dans leur capacité de mener même des luttes défensives contre les attaques de leurs exploiteurs, pouvant les conduire à perdre de vue leur identité de classe. Et il faut noter que cette tendance à une perte de confiance dans la classe s'exprime même dans les organisations révolutionnaires, notamment sous la forme de poussées subites d'euphorie face à des mouvements comme celui en Argentine à la fin 2001 (présenté comme une formidable poussée prolétarienne alors qu'il était englué dans l'interclassisme). Mais une vision matérialiste, historique, à long terme, nous enseigne, comme le disent Marx et Engels qu'il ne s'agit pas de considérer "ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu'il est et ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être." (La Sainte Famille). Une telle vision nous montre notamment que, face aux coups très forts de la crise du capitalisme, qui se traduisent par des attaques de plus en plus féroces, la classe réagit et réagira nécessairement en développant son combat."
Ainsi, c’est bien la méthode marxiste qui a permis à notre organisation de ne pas tomber dans le scepticisme, voire la démoralisation, lorsque, pendant plus d’une décennie, le prolétariat mondial a dû subir dans sa combativité et sa conscience les contrecoups de l’effondrement des régimes qui avaient été présentés par tous les secteurs de la classe bourgeoise comme "socialistes" ou "ouvriers". C’est cette même méthode marxiste, qui insiste sur la nécessité de se tenir en permanence en éveil face aux situations nouvelles, qui nous a permis d’affirmer que la longue période de recul de la classe ouvrière, suite à sa défaite idéologique de 1989, était parvenue à son terme. C’est ce que confirme la résolution sur la situation internationale adoptée par le 16e congrès :
"En dépit de toutes ses difficultés, la période de recul n’a en aucune manière signifié "la fin de la lutte de classe". Les années 1990 ont été entrecoupées d’un certain nombre de mouvements qui montraient que le prolétariat avait encore des réserves de combativité intactes (par exemple, en 1992 et en 1997). Cependant, aucun de ces mouvements n’a représenté un réel changement au niveau de la conscience. D’où l’importance des mouvements plus récents qui, quoique n’ayant pas l’impact spectaculaire et "grand soir" comme celui de 1968 en France, représentent néanmoins un tournant dans le rapport de force entre les classes. Les luttes de 2003-2005 ont présenté les caractéristiques suivantes :
Cette évolution des luttes du prolétariat a permis notamment de donner toute leur signification aux campagnes sur "l’altermondialisme" promues par de nombreux secteurs bourgeois depuis le début du 21e siècle, et qui se sont concrétisées notamment par la tenue de "forums sociaux" européens et mondiaux hautement médiatisés. La classe capitaliste avait conscience que le recul qu’elle avait réussi à imposer à son ennemi mortel, grâce aux campagnes sur la "mort du communisme", la "fin de la lutte de classe", voire la "disparition de la classe ouvrière", ne serait pas définitif et qu’il était nécessaire de promouvoir d’autres thèmes afin de prendre les devants face au réveil inévitable des luttes et de la conscience du prolétariat.
Cependant, ces campagnes bourgeoises ne visaient pas seulement les grandes masses ouvrières. Elles avaient aussi pour objectif d’embrigader et de dévoyer dans une impasse les éléments plus politisés qui se tournaient vers la perspective d’une autre société débarrassée des calamités qu’engendre le capitalisme. En effet, la résolution adoptée par le 16e congrès constate que les différentes manifestations du tournant dans le rapport de forces entre les classes "ont été accompagnées par le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche de clarté politique. Cette nouvelle génération s'est manifestée à la fois dans le nouveau flux d'éléments ouvertement politisés et dans les nouvelles couches d'ouvriers qui entrent en lutte pour la première fois. Comme cela a pu être mis en évidence dans certaines importantes manifestations, il est en train de se forger le socle pour l'unité entre la nouvelle génération et la "génération de 68" – à la fois la minorité politique qui a reconstruit le mouvement communiste dans les années 60 et 70 et les couches plus larges d'ouvriers qui ont vécu la riche expérience des luttes de classe entre 68 et 89."
L’autre préoccupation essentielle du 16e congrès a donc été de hisser notre organisation à la hauteur de sa responsabilité face au surgissement de ces nouveaux éléments qui s’orientent vers les positions de classe de la Gauche communiste. C’est ce que manifeste notamment la Résolution d’activités adoptée par le congrès :
"Le combat pour gagner la nouvelle génération aux positions de classe et au militantisme est aujourd’hui au cœur de toutes nos activités. Cela ne s’applique pas seulement à notre intervention, mais à l’ensemble de notre réflexion politique, de nos discussions et de nos préoccupations militantes. (…)
Le travail actuel de regroupement des forces révolutionnaires est d’abord et avant tout celui du renforcement politique, géographique et numérique du CCI. La poursuite dans la croissance des sections a déjà commencé, l’ouverture vers cette perspective de ces sections qui, pendant de nombreuses années, n’ont pas été capables de gagner ou d’intégrer de nouveaux membres, la réalisation d’une véritable section territoriale en Inde, la préparation des bases d’une section en Argentine, sont au centre de cette perspective."
Ce travail de regroupement des nouvelles forces militantes passe notamment par leur défense contre toutes les tentatives pour les détruire ou les conduire dans des impasses. Et cette défense ne peut être menée à bien que si le CCI sait lui-même se défendre contre les attaques dont il est l’objet. Le précédent congrès avait déjà constaté que notre organisation avait été capable de repousser les attaques iniques de la FICCI, les empêchant d’aboutir au but déclaré de celle-ci : détruire le CCI, ou au moins le plus grand nombre possible de ses sections. En octobre 2004, la FICCI a mené une nouvelle offensive contre notre organisation en s’appuyant sur les prises de position calomnieuses d’un "Circulo de Comunistas Internacionalistas" basé en Argentine qui se présentait comme le continuateur du "Nucleo Comunista Internacional" (NCI) avec qui le CCI avait développé des discussions et des contacts depuis la fin 2003. Lamentablement, le BIPR a apporté sa contribution à cette manœuvre honteuse en publiant en plusieurs langues et en conservant plusieurs mois sur son site Internet une de ces déclarations parmi les plus mensongères et hystériques contre notre organisation. En réagissant rapidement par des documents publiés sur notre site Internet, nous avons repoussé cette attaque en réduisant au silence nos agresseurs. Le "Circulo" a été démasqué pour ce qu’il était : une fiction inventée par le citoyen B., un aventurier au petit pied de l’hémisphère austral, d'une intelligence médiocre mais d'un culot phénoménal et d'une prétention sans limites : son site Internet qui a affiché une activité frénétique pendant les trois premières semaines d'octobre 2004, présente depuis le 23 de ce même mois un encéphalogramme désespérément plat. La FICCI, après avoir tenté pendant plusieurs mois de croire (ou tenté de faire croire) à la réalité du "Circulo", ne dit plus rien à ce sujet. Quant au BIPR, il a retiré de son site le communiqué de B., mais en silence et en refusant de publier la mise au point du véritable NCI sur les agissements de B.
Car le combat contre cette offensive de la "triple alliance" de l’aventurisme (B.), du parasitisme (FICCI) et de l’opportunisme (BIPR) était aussi un combat pour le défense du NCI comme un effort d’un petit noyau de camarades pour développer une compréhension des positions de la Gauche communiste en lien avec le CCI. (3)
"La défense du NCI face aux attaques conjointes du "Circulo", de la "FICCI" et du BIPR montre la voie à tout le CCI pour le développement de l’organisation. Cette défense s’est basée sur :
Face à ce travail en direction des éléments en recherche, le CCI se doit de mettre en œuvre une politique déterminée d’intervention. Mais il doit également apporter toute son attention à la profondeur de l’argumentation mise en avant dans les discussions et à la question du comportement politique :
"Dans la poursuite de cet effort, nous devons en particulier viser à :
Par ailleurs, le surgissement des nouvelles forces communistes doit être un puissant aiguillon stimulant la réflexion et les énergies, non seulement des militants mais aussi des éléments qui avaient été affectés par le recul de la classe ouvrière à partir de 1989 :
"Les effets des développements historiques contemporains sur les couches les plus politisées de la classe sont extrêmement profonds. Ils n’ont fait que commencer leur travail de réveil de la conscience d’une nouvelle génération, pour qui l’impasse du capitalisme est une réalité dans laquelle ces éléments sont nés, mais ceux-ci manquent de formation politique ou d’expérience de la lutte de classe. Ils vont réveiller ceux qui, dans les années 1980 ou 90, sous l’effet des premiers impacts de la décomposition, demeuraient sceptiques envers la politique prolétarienne. Ces effets vont repolitiser une partie de la génération de 1968, originellement dévoyés et empoisonnés par le gauchisme. Ils ont déjà commencé à réactiver d’anciens militants, non seulement du CCI, mais aussi d’autres organisations prolétariennes. Chacune des manifestations de cette fermentation représente un potentiel précieux de réappropriation de l’identité de classe, de l’expérience de lutte, et de la perspective historique du prolétariat. Mais ces différents potentiels ne peuvent se réaliser que s’ils sont rassemblés par une organisation représentant la conscience historique, la méthode marxiste et l’approche organisationnelle qu’aujourd’hui, seul le CCI peut offrir. Cela rend le développement constant et à long terme des capacités théoriques, la compréhension militante et la centralisation de l’organisation cruciaux pour la perspective historique."
En effet, le congrès a souligné toute l’importance du travail théorique dans la situation présente : "L’organisation ne peut satisfaire ses responsabilités ni envers les minorités révolutionnaires, ni envers la classe comme un tout, que si elle est capable de comprendre le processus préparant le futur parti dans le contexte plus large de l’évolution générale de la lutte de classe. La capacité du CCI à analyser le changement de rapport de forces entre les classes, et à intervenir dans les luttes et envers la réflexion politique dans la classe, a une importance à long terme pour l’évolution de la lutte de classe. Mais déjà actuellement, à court terme, elle est cruciale pour la conquête de notre rôle dirigeant envers la nouvelle génération politisée. Le fait que le CCI ait été capable de rapidement reconnaître la fin proche d’un long recul de la combativité, et surtout de la conscience du prolétariat après 1989, est une première preuve du nécessaire renouveau thérico-politique. Ces deux dernières années, nous avons aussi commencé à adapter notre intervention aux conditions présentes, à la réalité de la réflexion souterraine, à l’énormité des enjeux, au niveau politique peu élevé dans la classe, et aux grandes difficultés dans le développement des luttes immédiates. L’organisation doit continuer cette réflexion théorique, tirant un maximum de leçons concrètes de son intervention, dépassant les schémas du passé."
En même temps, cette réflexion doit prendre chair de façon efficace dans notre propagande et, pour ce faire, il est nécessaire pour l’organisation d’apporter une attention soutenue aux principal moyen de diffusion de ses positions, sa presse : "L’évolution de la situation mondiale pose des exigences nouvelles et plus élevées sur la qualité de notre presse et sa distribution. Via Internet, l’organisation a ouvert une dimension quantitativement et qualitativement nouvelle de son intervention par voie de presse. Pendant le récent combat contre l’alliance entre l’opportunisme et le parasitisme, et grâce à ce moyen, le CCI a – pour la première fois depuis l’époque d’une presse révolutionnaire quotidienne - développé une intervention où la capacité de répondre immédiatement aux événements devenait décisive. De même, la rapidité avec laquelle l’organisation a pu publier, sur son site en allemand, ses tracts et analyses sur la lutte des ouvriers chez Mercedes et Opel, montre la voie. L’utilisation croissante de notre presse pour organiser et synthétiser des débats, pour faire des propositions et lancer des initiatives en direction des éléments en recherche, souligne son importance croissante comme instrument privilégié du regroupement, du développement politique et numérique de l’organisation."
Enfin, le congrès a apporté une attention toute particulière à la question sur laquelle se conclut la plate-forme de notre organisation : "Les rapports qui se nouent entre les différentes parties et différents militants de l'organisation portent nécessairement les stigmates de la société capitaliste et, ne peuvent donc constituer un îlot de rapports communistes au sein de celle-ci. Néanmoins, ils ne peuvent être en contradiction flagrante avec le but poursuivi par les révolutionnaires et ils s'appuient nécessairement sur une solidarité et une confiance mutuelle qui sont une des marques de l'appartenance de l'organisation à la classe porteuse du communisme."
C’est ainsi que la Résolution d'activités souligne que : "La fraternité, la solidarité et le sens de la communauté font partie des instruments les plus importants de la construction de l'organisation, de la capacité à gagner de nouveaux militants et à préserver la conviction militante."
Et une telle exigence, comme toutes les autres auxquelles doit faire face une organisation marxiste, passe par une réflexion théorique : "Dans la mesure où les questions d'organisation et de comportement sont aujourd'hui au cœur des débats à l'intérieur et à l'extérieur de l'organisation, un axe central de notre travail théorique dans les deux années à venir sera la discussion des différents textes d'orientation (…) en particulier le texte sur l'éthique. Ces questions nous mènent aux racines des récentes crises organisationnelles, touchant aux bases fondamentales de notre engagement militant, et sont des questions centrales de la révolution à l'époque de la décomposition. Elles sont donc appelées à jouer un rôle central dans le renouveau de la conviction militante et dans le regain du goût pour la théorie et pour la méthode marxiste qui traite chaque question avec une approche historique et théorique."
Nous avons publié dans les n° 111 et 112 de la Revue internationale l'essentiel d'un texte d'orientation adopté par notre organisation sur "La confiance et la Solidarité et dans la lutte du prolétariat" qui avait donné lieu à une discussion en profondeur au sein du CCI. Aujourd'hui, suite notamment à l'adoption par les membres de la "FICCI" de comportements en totale rupture avec les fondements de la morale prolétarienne, nous avons décidé d'approfondir cette question autour d'un nouveau texte d'orientation traitant de l'éthique du prolétariat, texte dont nous publierons ultérieurement la mouture finale. C'est dans cette perspective que le 16e congrès, comme c'est le cas de la plupart des congrès du CCI, a consacré une partie de son ordre du jour à une question théorique générale en faisant le point des discussions sur l'éthique.
Les congrès du CCI sont toujours des moments d'enthousiasme pour l'ensemble de ses membres. Comment pourrait-il en être autrement lorsque des militants venus de trois continents et de douze pays, animés par les mêmes convictions, se retrouvent pour discuter ensemble des perspectives du mouvement historique du prolétariat. Mais le 16e congrès fut encore plus enthousiasmant que la plupart des précédents.
Pendant près de la moitié de ses trente années d'existence (voir à ce sujet l'article à paraître dans le prochain numéro de la Revue), le CCI a vécu alors que le prolétariat connaissait un recul de sa conscience, une asphyxie de ses luttes et un tarissement des nouvelles forces militantes. Pendant plus d'une décennie, un des mots d'ordre centraux de notre organisation a été "tenir". C'était une épreuve difficile et un certain nombre de ses "vieux" militants n'y ont pas résisté (notamment ceux qui ont constitué la FICCI et ceux qui ont abandonné le combat au moment des crises que nous avons connues au cours de cette période).
Aujourd'hui, alors que la perspective s'éclaircit, nous pouvons dire que le CCI, comme un tout, a surmonté cette épreuve. Et il en sort renforcé. Un renforcement politique, comme peuvent en juger les lecteurs de notre presse (dont nos recevons un nombre croissant de lettres d'encouragement). Mais aussi un renforcement numérique puisque, dès à présent, les nouvelles adhésions sont plus nombreuses que les défections que nous avons connues avec la crise de 2001. Et ce qui est remarquable, c'est qu'un nombre significatif de ces adhésions est le fait d'éléments jeunes, qui n'ont pas eu à subir et à surmonter les déformations provoquées par le militantisme dans les organisations gauchistes. Des éléments jeunes dont le dynamisme et l'enthousiasme remplace au centuple les "forces militantes" fatiguées et usées qui nous ont quittés.
Cet enthousiasme des militants qui ont participé au congrès ne pouvait trouver de meilleur interprète que les camarades qui ont prononcé le discours d'ouverture et le discours de conclusion. C'était deux jeunes camarades de la nouvelle génération, et qui n'étaient même pas encore membres du CCI lors du précédent congrès. Et la décision de leur confier cette tâche difficile ne correspondait pas à un "jeunisme" démagogique : tous les délégués ont salué la qualité et la profondeur de leur intervention.
Cet enthousiasme qui était présent lors du 16e congrès était lucide. Il n'avait rien à voir avec l'euphorie illusoire qui avait traversé d'autres congrès de notre organisation (euphorie qui souvent était plus particulièrement le fait de ceux qui nous ont quittés depuis). Le CCI, après 30 ans d'existence, a appris (4), quelquefois dans la douleur, que le chemin qui conduit à la révolution n'est pas une autoroute, qu'il est sinueux, plein d'embûches, semé de pièges que la classe dominante tend à son ennemi mortel, la classe ouvrière, pour la détourner de son but historique. Les membres de notre organisation savent bien aujourd'hui que militer n'est pas une chose facile ; qu'il faut non seulement une solide conviction, mais beaucoup d'abnégation, de ténacité et de patience. Cependant, il font leur cette phrase de Marx dans une lettre à J. P. Becker : "J'ai toujours constaté que toutes les natures vraiment bien trempées, une fois qu'elles se sont engagées sur la voie révolutionnaire, puisent constamment de nouvelles forces dans la défaite, et deviennent de plus en plus résolues à mesure que le fleuve de l'histoire les emporte plus loin".
La conscience de la difficulté de notre tâche n'est pas pour nous décourager. Au contraire, c'est un facteur supplémentaire de notre enthousiasme.
A l'heure qu'il est, le nombre de participants à nos réunion publiques connaît une augmentation sensible alors que des courriers en nombre croissant nous parviennent de Grèce, de Russie, de Moldavie, du Portugal, du Brésil, d'Argentine, d'Algérie, du Sénégal, d'Iran, de Corée pour poser directement leur candidature à notre organisation, pour proposer d'engager des discussions ou simplement demander des publications, mais toujours avec une perspective militante. Tous ces éléments nous permettent d'espérer le développement de la présence des positions communistes dans les pays où le CCI n'a pas encore de section, voire la création de nouvelles sections dans ces pays. Nous saluons ces camarades qui se tournent vers les positions communistes et vers notre organisation. Nous leurs disons : "Vous avez fait le bon choix, le seul possible si vous avez la perspective de vous intégrer dans le combat pour la révolution prolétarienne. Mais ce n'est pas le choix de la facilité : vous ne connaîtrez pas des succès rapides, il faudra de la patience et de la ténacité et ne pas être rebutés lorsque les résultats obtenus ne seront pas à la hauteur de vos espérances. Mais vous ne serez pas seuls : les militants actuels du CCI seront à vos côtés et ils sont conscients de la responsabilité que votre démarche représente pour eux. Leur volonté, qui s'est exprimée au 16e congrès, est d'être à la hauteur de cette responsabilité."
CCI
(1) Ce n'est nullement une "originalité du CCI" mais bien une tradition du mouvement ouvrier. Il faut cependant noter que cette tradition a été abandonnée par le courant "bordiguiste" (au nom du rejet du "démocratisme") et qu'elle est bien peu vivante dans le Partito comunista internazionalista (Battaglia comunista), principale composante du Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR), qui, en soixante années d'existence, n'a tenu que sept congrès.
(2) A propos de la crise du CCI et des agissements de la FICCI, voir notamment nos articles "Des menaces de mort contre les militants du CCI", "Les réunions publiques du CCI interdites aux mouchards", "Les méthodes policières de la FICCI" (respectivement dans les n° 354, 338 et 330 de Révolution Internationale)" ainsi que "Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels" in Revue internationale n° 110. L’article de présentation du 15e congrès du CCI dans la Revue internationale n° 114 revient également de façon développée sur cette question : "Mais pour être à la hauteur de leur responsabilité, il faut encore que les organisations révolutionnaires soient en mesure de faire face, non seulement aux attaques directes que la classe dominante tente de leur porter, mais aussi à toute la pénétration en leur sein du poison idéologique que celle-ci diffuse dans l'ensemble de la société. En particulier, il est de leur devoir de combattre les effets les plus délétères de la décomposition qui, de la même façon qu'ils affectent la conscience de l'ensemble du prolétariat, pèsent également sur les cerveaux de leurs militants, détruisant leurs convictions et leur volonté d'œuvrer à la tâche révolutionnaire. C'est justement une telle attaque de l'idéologie bourgeoise favorisée par la décomposition que le CCI a dû affronter au cours de la dernière période et c'est la volonté de défendre la capacité de l'organisation à assumer ses responsabilités qui a été au centre des discussions du congrès sur les activités du CCI."
(3) Voir à ce sujet notre article "Le Núcleo Comunista Internacional : Un effort de prise de conscience du prolétariat en Argentine", Revue internationale n° 120.
(4) Ou plutôt réappris, car c'est un enseignement dont étaient bien conscientes les organisations communistes du passé, et particulièrement la Fraction italienne de la Gauche communiste dont se réclame le CCI.
1. En 1916, dans le chapitre introductif de la brochure de Junius, Rosa Luxemburg donnait la signification historique de la Première Guerre mondiale :
"Friedrich Engels a dit un jour : "la société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie". Mais que signifie donc une "rechute dans la barbarie" au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd’hui ? Jusqu’ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d’œil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la civilisation – sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. C’est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit, une génération avant nous voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquence, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre. C’est là un dilemme de l’histoire du monde, un "ou bien – ou bien" encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Le prolétariat doit jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l’avenir de la civilisation et de l’humanité en dépend."
2. Presque 90 ans plus tard, le rapport du laboratoire de l’histoire sociale confirme la clarté et la précision du diagnostic de Rosa Luxembourg. Celle-ci montrait que le conflit qui avait commencé en 1914 avait ouvert une "période de guerres illimitées" qui, si on les laissait sans réponse, conduiraient à la destruction de la civilisation.
Vingt ans seulement après que la rébellion espérée du prolétariat ait mis fin à la Première Guerre mondiale, mais sans mettre un terme au capitalisme, une Seconde Guerre mondiale impérialiste dépassait de loin la première en profondeur et en extension de la barbarie, avec pour caractéristique non seulement l’extermination industrielle d’hommes sur les champs de bataille mais d’abord et surtout le génocide de peuples entiers, le massacre de civils, que ce soit dans les camps de la mort d’Auschwitz ou de Treblinka ou sous les tapis de bombes qui n’ont laissé que des ruines de Coventry, Hambourg et Dresde à Hiroshima et Nagasaki.
L’histoire de la période 1914-1945 à elle seule suffit à confirmer que le système capitaliste était entré de façon irréversible dans une époque de déclin, qu’il était devenu un obstacle fondamental aux besoins de l’humanité.
3. Contrairement à ce qu’affirme la propagande bourgeoise, les 60 années qui ont suivi 1945 n’ont en aucune manière invalidé cette conclusion – comme si le capitalisme pouvait être dans un déclin historique pour une décennie et miraculeusement se redresser la décennie suivante. Même avant que la deuxième boucherie impérialiste ne se termine, de nouveaux blocs militaires commençaient à manœuvrer pour contrôler la planète ; les Etats-Unis ont même délibérément retardé la fin de la guerre contre le Japon, non pas pour épargner la vie de leurs troupes, mais pour faire un étalage spectaculaire de leur puissance militaire effroyable en rayant de la carte Hiroshima et Nagasaki – une démonstration qui visait avant tout, non pas le Japon battu, mais le nouvel ennemi russe. Mais en très peu de temps, les deux nouveaux blocs s’étaient équipés d’armes non seulement capables de détruire la civilisation mais de faire disparaître toute vie sur la planète. Pendant les 50 ans qui ont suivi, l’humanité a vécu à l’ombre de l'Equilibre de la Terreur (en anglais Mutual Assured Destruction - MAD). Dans les régions sous-développées du monde, des millions de gens avaient faim mais la machine de guerre des grandes puissances impérialistes se nourrissait de toutes les ressources du travail humain et de ses découvertes qu’exigeait son insatiable appétit ; d'autres millions de personnes sont mortes dans les "guerres de libération nationale" à travers lesquelles les superpuissances faisaient assaut de rivalités meurtrières en Corée, au Viêt-Nam, sur le sous-continent indien, en Afrique et au Moyen-Orient.
4. L'Equilibre de la Terreur était la principale raison avancée par la bourgeoisie pour expliquer qu'un troisième et probablement dernier holocauste impérialiste ait été épargné au monde : nous devions donc apprendre à aimer la bombe. En réalité, une troisième guerre mondiale ne pouvait avoir lieu :
- Dans un premier temps parce qu'il était nécessaire que les blocs impérialistes nouvellement formés s'organisent et conditionnent, au moyen de thèmes idéologiques nouveaux, les populations en vue de leur mobilisation contre un nouvel ennemi ; de plus, le boom économique lié à la reconsruction (financée par le plan Marshall) des économies détruites durant la Seconde Guerre mondiale a permis une certaine accalmie des tensions impérialistes.
- Dans un second temps, à la fin des années 60, quand le boom économique lié à la reconstruction est arrivé à sa fin, le capitalisme ne faisait plus face à un prolétariat battu comme cela avait été le cas dans la crise des années 30, mais à une nouvelle génération d’ouvriers prêts à défendre leurs intérêts de classe contre les exigences de leurs exploiteurs. Dans le capitalisme décadent, la guerre mondiale requiert la mobilisation active et entière du prolétariat : les vagues internationales de grèves ouvrières qui ont débuté avec la grève générale en France de mai 68 ont montré que les conditions d’une telle mobilisation n’existaient pas pendant les années 70 et 80.
5. L’issue finale de la longue rivalité entre le bloc russe et le bloc américain n’a donc pas été la guerre mondiale mais l’effondrement du bloc russe. Incapable de concurrencer économiquement la puissance américaine beaucoup plus avancée, incapable de réformer ses institutions politiques rigides, militairement encerclé par son rival, et – comme l’ont démontré les grèves de masse en Pologne en 1980 – incapable d’enrôler le prolétariat derrière sa marche à la guerre, le bloc impérialiste russe implosait en 1989. Ce triomphe de l’Occident fut immédiatement salué comme étant l’aube d’une nouvelle période de paix mondiale et de prospérité ; non moins immédiatement, les conflits impérialistes mondiaux prirent une nouvelle forme puisque l’unité du bloc occidental cédait la place à de féroces rivalités entre ses composantes antérieures, et l'Allemagne réunifiée posait sa candidature à être la puissance mondiale majeure capable de rivaliser avec les Etats-Unis. Dans cette nouvelle période de conflits impérialistes, cependant, la guerre mondiale était encore moins à l’ordre du jour de l’histoire parce que :
- la formation de nouveaux blocs militaires a été retardée par les divisions internes entre les puissances qui devraient être logiquement les membres d’un nouveau bloc face aux Etats-Unis, en particulier, entre les plus importantes puissances européennes, l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne. La Grande-Bretagne n'a pas abandonné sa politique traditionnelle visant à s'assurer qu'aucune puissance majeure ne domine l'Europe alors que la France continue d'avoir de très bonnes raisons historiques de mettre des limites à sa subordination éventuelle à l'Allemagne. Avec la rupture de l'ancienne discipline liée aux deux blocs, la tendance qui prévaut dans les rapports internationaux est au "chacun pour soi" :
- la supériorité militaire écrasante des Etats-Unis, en particulier comparée à celle de l’Allemagne, rend impossible aux rivaux de l’Amérique tout affrontement direct ;
- le prolétariat n’est pas défait ; bien que la période qui se soit ouverte avec l’effondrement du bloc de l’Est ait plongé le prolétariat dans un désarroi considérable (en particulier, les campagnes sur "la mort du communisme" et la "fin de la lutte de classe"), la classe ouvrière des grandes puissances capitalistes n’est pas encore prête à se sacrifier dans un nouveau carnage mondial.
En conséquence, les principaux conflits militaires de la période depuis 1989 ont en grande partie pris la forme de "guerres détournées". La principale caractéristique de ces guerres est que la puissance mondiale dominante a tenté de résister au défi croissant à son autorité en s’engageant dans des démonstrations de force spectaculaires contre des puissances de quatrième ordre ; ce fut le cas avec la Première Guerre du Golfe en 1991, avec le bombardement de la Serbie en 1999, et avec les "guerres contre le terrorisme" en Afghanistan et en Irak qui ont suivi l’attaque des Twin Towers en 2001. En même temps, ces guerres ont de plus en plus révélé une stratégie globale précise de la part des Etats-Unis : arriver à une domination totale sur le Moyen-Orient et sur l’Asie Centrale, et encercler ainsi militairement tous ses principaux rivaux (Europe et Russie), en les privant de débouchés et rendant possible la fermeture de toute source d’énergie pour eux.
Le monde post-1989 a aussi vu une explosion de conflits régionaux et locaux – tantôt subordonnés à ce grand dessein des Etats-Unis, tantôt s’opposant à lui – qui ont répandu la mort et la destruction sur des continents entiers. Ces conflits ont fait des millions de morts, d'handicapés et de sans abris dans tout une série de pays africains comme le Congo, le Soudan, la Somalie, le Libéria, la Sierra Leone et, maintenant, ils menacent de plonger des pays du Moyen-Orient et de l'Asie Centrale dans des guerres civiles permanentes. Dans ce processus, le phénomène croissant du terrorisme, qui est souvent le produit de l'action de fractions de la bourgeoisie qui ne sont plus contrôlées par aucun Etat en particulier, constitue un élément supplémentaire d'instabilité et ramène ces conflits meurtriers au cœur même du capitalisme (11 septembre, attentats de Madrid).
6. Ainsi, même si la guerre mondiale ne constitue pas la menace concrète pour l’humanité qu’elle a été pendant la plus grande partie du 20e siècle, l’alternative socialisme ou barbarie reste tout aussi urgente qu’elle l’était auparavant. D’une certaine façon, elle est plus urgente parce que la guerre mondiale exige la mobilisation active de la classe ouvrière, alors que cette dernière est aujourd’hui face au danger d’être progressivement et insidieusement enlisée par une sorte de barbarie rampante :
- la prolifération des guerres locales et régionales pourrait dévaster des régions entières de la planète, rendant ainsi impossible au prolétariat de ces régions de contribuer à la guerre de classe. Ceci concerne très clairement les rivalités très dangereuses existant entre les deux grandes puissances militaires sur le continent indien. Ce n’en est pas moins le cas de la spirale d'aventures militaires menées par les Etats-Unis. Malgré les intentions de ces derniers de créer un nouvel ordre mondial sous leurs auspices bienveillants, chacune de ces aventures a aggravé l’héritage de chaos et d'antagonismes de même qu'elle a approfondi et aggravé la crise historique du leadership américain. L’Irak aujourd’hui nous en fournit une preuve éclatante. Sans même plus prétendre reconstruire l’Irak, les Etats-Unis sont conduits à exercer de nouvelles menaces contre la Syrie et l’Iran. Cette perspective n'est pas démentie par les tentatives récentes de la diplomatie américaine d'établir des contacts avec l'Europe sur la question de la Syrie, de l'Iran et de l'Irak. Au contraire, la crise actuelle au Liban est une preuve claire que les États-unis ne peuvent pas retarder leurs efforts en vue d'obtenir la maîtrise complète du Moyen-Orient, objectif qui ne peut qu'exacerber fortement les tensions impérialistes en général dès lors qu'aucune puissance rivale majeure des Etat-Unis ne peut se permettre de leur laisser le terrain libre dans cette région vitale au niveau stratégique. Cette perspective est aussi confirmée par les interventions toujours plus ouvertes contre l'influence russe dans les pays de l'ancienne URSS (Géorgie, Ukraine, Kirghizstan), et par les désaccords importants qui sont apparus sur la question des ventes d'armes à la Chine. Au moment même où la Chine affirme ses ambitions impérialistes grandissantes en menaçant militairement Taiwan et en attisant les tensions avec le Japon, la France et l'Allemagne ont été en première ligne de la tentative de remettre en question l'embargo sur les ventes d'armes à la Chine qui avait été décrété après le massacre de Tien An Men en 1989.
- la période actuelle est marquée par la philosophie du "chacun pour soi", non seulement au niveau des rivalités impérialistes, mais aussi au cœur même de la société. L’accélération de l’atomisation sociale et de tous les poisons idéologiques qui en dérivent (gangstérisation, fuite dans le suicide, irrationalité et désespoir) porte en elle la menace de saper de façon permanente de la capacité de la classe ouvrière à retrouver son identité de classe et donc la seule perspective possible d’un monde différent, fondé non pas sur la désintégration sociale mais sur une réelle communauté et sur la solidarité.
- à la menace d’une guerre impérialiste, le maintien du mode de production capitaliste désormais périmé a ajouté une nouvelle menace, elle aussi capable de détruire la possibilité d’une nouvelle société humaine : la menace grandissante qui pèse sur l’environnement planétaire. Alors qu’elle a été alertée par une série de conférences scientifiques, la bourgeoisie se montre totalement incapable de prendre même le minimum de mesures exigées pour réduire l’effet de serre. Le tsunami du Sud-Est asiatique a démontré que la bourgeoisie n’a même pas la volonté de lever le petit doigt pour ne pas faire subir à l'espèce humaine la puissance dévastatrice et incontrôlée de la nature ; les conséquences du réchauffement global en seront largement plus dévastatrices et étendues. De plus, les pires aspects de ces conséquences paraissant encore éloignés, il est extrêmement difficile pour le prolétariat de voir en elles un motif de lutter contre le système capitaliste aujourd’hui.
7. Pour toutes ces raisons, les marxistes ont raison, non seulement de conclure que la perspective de socialisme ou barbarie est aussi valable aujourd’hui qu’elle l’était en 1916, mais aussi de dire que la profondeur croissante de la barbarie aujourd’hui pourrait saper les bases futures du socialisme. Ils ont raison de conclure que non seulement le capitalisme est depuis longtemps une formation sociale dépassée historiquement, mais aussi d’en conclure que la période de déclin qui a commencé de façon définitive avec la Première Guerre mondiale est entrée dans sa phase finale, la phase de décomposition. Ce n’est pas la décomposition d’un organisme déjà mort ; le capitalisme pourrit, se gangrène sur pied. Il traverse une longue et douloureuse agonie, et ses convulsions mortelles menacent d’entraîner vers la mort l’ensemble de l’humanité.
8. La classe capitaliste n’a pas de futur à offrir à l’humanité. Elle été condamnée par l’histoire. C’est pour cette raison précisément qu’elle doit déployer toutes ses ressources pour cacher et nier ce jugement, pour discréditer les prévisions marxistes selon lesquelles le capitalisme, comme les modes de production antérieurs, était voué à entrer en décadence et à disparaître. La classe capitaliste a donc sécrété une série d’anticorps idéologiques, ayant tous pour but de réfuter cette conclusion fondamentale de la méthode du matérialisme historique :
- même avant que l’époque de déclin ne se soit définitivement ouverte, l’aile révisionniste de la social-démocratie a commencé à contester la vision "catastrophiste" de Marx et à mettre en avant que le capitalisme pouvait continuer indéfiniment, et qu’en conséquence, le socialisme serait atteint, non pas par la violence révolutionnaire, mais à travers un processus de changements pacifiques et démocratiques ;
- dans les années 20, les taux de croissance industrielle chancelants aux Etats-Unis ont conduit un "génie" tel que Calvin Coolidge à proclamer le triomphe du capitalisme à la veille même du grand crash de 29 ;
- pendant la période de reconstruction après la Deuxième Guerre mondiale, des bourgeois comme Macmillan disaient aux ouvriers "vous n’avez jamais été aussi bien", les sociologues faisaient des théories sur la "société de consommation" et "l’embourgeoisement de la classe ouvrière", pendant que des radicaux comme Marcuse cherchaient de "nouvelles avant-gardes" pour remplacer les prolétaires apathiques ;
- depuis 1989, nous avons eu une réelle crise de surproduction de nouvelles théories qui avaient pour but d’expliquer comment tout est différent aujourd’hui et à quel point les idées de Marx ont été invalidées : "la fin de l’histoire", "la mort du communisme", "la disparition de la classe ouvrière", la mondialisation, la révolution des microprocesseurs, l’économie Internet, l’apparition de nouveaux géants économiques en Orient, les derniers étant l’Inde et la Chine… Ces idées ont une telle force de persuasion qu’elles ont profondément infecté tout une nouvelle génération qui se posait des questions sur ce que l’avenir du capitalisme réservait à la planète et, ce qui est plus alarmant encore, ont été reprises dans un emballage marxiste par des éléments de la Gauche communiste elle-même.
En résumé, le marxisme doit mener une bataille permanente contre ceux qui sautent sur le moindre signe de vie dans le système capitaliste pour proclamer que ce dernier a un brillant avenir. Mais après avoir, à chaque fois, maintenu une vision historique et à long terme face à ces capitulations devant les apparences immédiates, il a été aidé dans cette bataille par les grands à-coups du mouvement historique :
- "l’optimisme" béat des révisionnistes s’est effondré sous le coup des événements réellement catastrophiques de 1914-1918 et de la réponse révolutionnaire de la classe ouvrière que ces derniers ont provoquée.
- Calvin Coolidge et Compagnie ont été réduits au silence par la crise économique la plus profonde de l’histoire du capitalisme qui a débouché sur le désastre absolu de la Deuxième Guerre mondiale impérialiste ;
- ceux qui déclaraient que la crise économique était une chose du passé ont été démentis par la réapparition de la crise à la fin des années 1960 ; la reprise internationale des luttes ouvrières en réponse à cette crise rendait difficile le maintien de la fiction d’une classe ouvrière embourgeoisée.
La prolifération de théories sur "le nouveau capitalisme", la "société post-industrielle" et tout le reste connaît le même sort. Un grand nombre d’éléments clef de cette idéologie ont déjà été démasqués par l’avancée implacable de la crise : les espoirs placés dans les économies des Tigres et des Dragons ont été brisés par la dégringolade soudaine de ces pays en 1997 ; la révolution dot.com, Internet, s’est avérée être un mirage presqu’aussitôt annoncée ; les "nouvelles industries" bâties autour de l’informatique et des communications se sont montrées tout aussi vulnérables face à la récession que les "vieilles industries" telles que celles de l’acier et des chantiers navals. Bien que déclarée morte en de nombreuses occasions, la classe ouvrière continue à redresser la tête, comme par exemple dans les mouvements en Autriche et en France en 2003 et dans les luttes en Espagne, Grande-Bretagne et Allemagne en 2004.
9. Ce serait toutefois une erreur de sous-estimer la puissance de ces idéologies dans la période actuelle parce que, comme toute mystification, elles sont basées sur une série de vérités partielles, par exemple :
- confronté à la crise de surproduction et aux lois impitoyables de la concurrence, le capitalisme a créé, dans les dernières décennies, au sein des principaux centres de son système, d’énormes déserts industriels et projeté des millions d’ouvriers soit dans le chômage permanent, soit dans des emplois improductifs mal payés dans le secteur des "services" ; pour la même raison, il a délocalisé quantité d’emplois industriels dans des régions à bas salaire du "tiers-monde". Beaucoup de secteurs traditionnels de la classe ouvrière industrielle ont été décimés dans ce processus, ce qui a aggravé les difficultés du prolétariat ;
- le développement de nouvelles technologies a rendu possible d’accroître à la fois le taux d’exploitation et la vitesse de circulation des capitaux et des marchandises à l’échelle mondiale ;
- le recul de la lutte de classe pendant les deux dernières décennies a fait qu’il est difficile pour une nouvelle génération de concevoir la classe ouvrière comme unique acteur du changement social ;
- la classe capitaliste a démontré une capacité remarquable à gérer la crise du système en manipulant et même en trichant avec ses propres lois de fonctionnement.
D’autres exemples peuvent être donnés. Mais aucun d’eux ne remet en question la sénilité fondamentale du système capitaliste.
10. La décadence du capitalisme n’a jamais signifié un effondrement soudain et brutal du système, comme certains éléments de la Gauche allemande la présentaient dans les années 1920, ni un arrêt total du développement des forces productives, comme le pensait à tort Trotsky dans les années 30. Comme le faisait remarquer Marx, la bourgeoisie devient intelligente en temps de crise et elle a appris de ses erreurs. Les années 1920 ont constitué la dernière période où la bourgeoisie a cru réellement qu’elle pouvait revenir au libéralisme du "laisser-faire" du 19e siècle ; ceci pour la simple raison que la Guerre mondiale, tout en étant, en dernière instance, un résultat des contradictions économiques du système, a éclaté avant que ces contradictions aient pu se manifester au niveau "purement" économique. La crise de 1929 a donc été la première crise économique mondiale de la période de décadence. Mais, pour en avoir fait l’expérience, la bourgeoisie a reconnu la nécessité d’un changement fondamental. Malgré des prétentions idéologiques déclarant le contraire, aucune fraction sérieuse de la bourgeoisie ne remettra jamais en question la nécessité pour l’Etat d’exercer le contrôle général de l’économie ; la nécessité d’abandonner toute notion "d’équilibre des comptes" au profit de dépenses déficitaires et de tricheries de toutes sortes ; la nécessité de maintenir un énorme secteur d’armements au centre de toute l'activité économique. Pour la même raison, le capitalisme s'est donné tous les moyens pour éviter l’autarcie économique des années 30. Malgré des pressions croissantes poussant à la guerre commerciale et à l’éclatement des organismes internationaux hérités de la période des blocs, la majorité de ceux-ci ont survécu car les principales puissances capitalistes ont compris la nécessité de mettre certaines limites à la concurrence économique effrénée entre capitaux nationaux.
Le capitalisme s’est donc maintenu en vie grâce à l’intervention consciente de la bourgeoisie, qui ne peut plus se permettre de s’en remettre à la main invisible du marché. C’est vrai que les solutions deviennent aussi des parties du problème :
- le recours à l’endettement accumule clairement des problèmes énormes pour le futur,
- la boursouflure de l’Etat et du secteur de l'armement génère des pressions inflationnistes effroyables.
Depuis les années 1970, ces problèmes ont engendré différentes politiques économiques, mettant alternativement l'accent sur le "Keynesianisme" ou le "néo-libéralisme", mais comme aucune politique ne peut s’attaquer aux causes réelles de la crise, aucune démarche ne pourra arriver à la victoire finale. Ce qui est remarquable, c’est la détermination de la bourgeoisie à maintenir à tout prix son économie en marche et sa capacité à freiner la tendance à l’effondrement à travers un endettement gigantesque. A cet égard, au cours des années 1990, l’économie américaine a montré la voie ; et maintenant que même cette "croissance" artificielle commence à faiblir, c’est au tour de la bourgeoisie chinoise d’étonner le monde : quand on considère l’incapacité de l’URSS et des Etats staliniens de l’Europe de l’Est à s’adapter politiquement à la nécessité de "réformes" économiques, la bureaucratie chinoise (figure de proue du "boom" actuel) a réussi le tour de force stupéfiant de se maintenir en vie. Certains critiques vis-à-vis de la notion de décadence du capitalisme ont même présenté ce phénomène comme la preuve que le système a encore la capacité de se développer et de s'assurer une croissance réelle.
En réalité, le "boom" chinois actuel ne remet en aucune façon en question le déclin général de l’économie capitaliste mondiale. Contrairement à la période ascendante du capitalisme :
- la croissance industrielle actuelle de la Chine ne fait pas partie d’un processus global d’expansion ; au contraire, elle a comme corollaire direct la désindustrialisation et la stagnation des économies les plus avancées qui ont délocalisé en Chine à la recherche de coûts de travail moins chers ;
- la classe ouvrière chinoise n’a pas en perspective une amélioration régulière de ses conditions de vie, mais on peut prévoir qu’elle subira de plus en plus d’attaques contre ses conditions de vie et de travail et une paupérisation accrue d’énormes secteurs du prolétariat et de la paysannerie en dehors des principales zones de croissance ;
- la croissance frénétique ne contribuera pas à une expansion globale du marché mondial mais à un approfondissement de la crise mondiale de surproduction : étant donnée la consommation restreinte des masses chinoises, le gros des produits chinois est dirigé vers l’exportation dans les pays capitalistes les plus développés ;
- l’irrationalité fondamentale de l’envolée de l'économie chinoise est mise en lumière par les terribles niveaux de pollution qu’elle a engendrés – c'est une claire manifestation du fait que l’environnement planétaire ne peut être qu’altéré par la pression subie par chaque pays pour qu’il exploite ses ressources naturelles jusqu’à la limite absolue pour être compétitif sur le marché mondial ;
- à l'image du système dans son ensemble, la totalité de la croissance de la Chine est basée sur des dettes qu’elle ne pourra jamais compenser par une réelle extension sur le marché mondial.
D’ailleurs, la fragilité de toutes ces bouffées de croissance est reconnue par la classe dominante elle-même, qui est de plus en plus alarmée par la bulle chinoise – non parce qu’elle serait contrariée par les niveaux d’exploitation terrifiants sur laquelle elle est basée, loin de là, ces niveaux féroces sont précisément ce qui rend la Chine si attrayante pour les investissements – mais parce que l’économie mondiale est devenue trop dépendante du marché chinois et que les conséquences d’un effondrement de la Chine deviennent trop horribles à envisager, non seulement pour la Chine – qui serait replongée dans l’anarchie violente des années 30 – mais pour l’économie mondiale dans son ensemble.
11. Loin de démentir la réalité de la décadence, la croissance économique du capitalisme d’aujourd’hui la confirme. Cette croissance n’a rien à voir avec les cycles de croissance au 19e siècle, basés sur une réelle expansion dans des domaines périphériques de la production, sur la conquête de marchés extra-capitalistes. Il est vrai que l’entrée dans la décadence s’est produite bien avant que ces marchés se soient épuisés et que le capitalisme a continué à faire le meilleur usage possible de ces aires économiques restantes en tant que débouché pour sa production : la croissance de la Russie pendant les années 30 et l’intégration des économies paysannes qui subsistaient pendant la période de reconstruction après la guerre en sont des exemples. Mais la tendance dominante, et de loin, dans l’époque de décadence, est l’utilisation d’un marché artificiel, basé sur l’endettement.
Il est maintenant ouvertement admis que la "consommation" frénétique des deux dernières décennies s’est entièrement faite sur la base d’un endettement des ménages qui a atteint des proportions qui donnent le vertige : mille milliards de livres sterling en Grande-Bretagne, 25 % du produit national brut en Amérique, alors que les gouvernements non seulement encouragent un tel endettement mais pratiquent la même politique à une échelle encore plus grande.
12. Dans un autre sens aussi la croissance économique capitaliste aujourd’hui est ce que Marx appelait "la croissance en déclin" (Grundrisse) : elle est le principal facteur de la destruction de l’environnement global. Les niveaux incontrôlables de pollution en Chine, l’énorme contribution que font les Etats-Unis au développement des gaz à effet de serre, l’exploitation frénétique des forêts tropicales restantes… plus le capitalisme s’engage dans la "croissance", plus il doit admettre qu’il n’a pas la moindre solution à la crise écologique qui ne peut être résolue qu’en produisant sur de nouvelles bases, "un plan pour la vie de l’espèce humaine" (Bordiga) en harmonie avec son environnement naturel.
13. Que ce soit sous forme de "boom" ou de "récession", la réalité sous-jacente est la même : le capitalisme ne peut plus se régénérer spontanément. Il n’y a plus de cycle naturel d’accumulation. Dans la première phase de la décadence, de 1914-1968, le cycle crise-guerre-reconstruction a remplacé le vieux cycle d’expansion et de récession : mais la GCF avait raison en 1945 quand elle disait qu’il n’y avait pas de marche automatique vers la reconstruction après la ruine de la guerre mondiale. En dernière analyse, ce qui a convaincu la bourgeoisie américaine de faire repartir les économies européennes et japonaises avec le Plan Marshall, c’était le besoin d’annexer ces zones dans sa sphère d’influence impérialiste et de les empêcher de tomber sous la coupe du bloc rival. Ainsi, le "boom" économique le plus grand du XXe siècle a été fondamentalement le résultat de la compétition inter-impérialiste.
14. Dans la décadence, les contradictions économiques poussent le capitalisme à la guerre, mais la guerre ne résout pas ces contradictions. Au contraire, elle les approfondit. En tout cas, le cycle crise-guerre- reconstruction est terminé et la crise aujourd’hui, dans l’incapacité de déboucher sur la guerre mondiale, est le facteur primordial de la décomposition du système. Elle continue donc à pousser le système vers son autodestruction.
15. L’argument selon lequel le capitalisme est un système décadent a souvent été critiqué parce qu’il contiendrait une vision fataliste – l’idée d’un effondrement automatique et d’un renversement spontané par la classe ouvrière, qui supprimerait donc tout besoin de l’intervention d’un parti révolutionnaire. En fait, la bourgeoisie a montré qu’elle ne permettra pas à son système de s’effondrer économiquement. Néanmoins, laissé à sa dynamique propre, le capitalisme se détruira à travers les guerres et d'autres désastres. En ce sens, il est vraiment "voué" à disparaître. Mais il n'y a aucune certitude su le fait que la réponse du prolétariat saura être à la hauteur de cet enjeu. Ce n'est pas "une fatalité" inscrite à l'avance dans l'histoire. Comme l’écrivait, en 1916, Rosa Luxemburg dans le chapitre introductif de la Brochure de Junius :
"Dans l’histoire, le socialisme est le premier mouvement populaire qui se fixe comme but, et qui soit chargé par l’histoire, de donner à l’action sociale des hommes un sens conscient, d’introduire dans l’histoire une pensée méthodique et, par là, une volonté libre. Voilà pourquoi Friedrich Engels dit que la victoire définitive du prolétariat socialiste constitue un bond qui fait passer l’humanité du règne animal au règne de la liberté. Mais ce "bond" lui-même n’est pas étranger aux lois d’airain de l’histoire, il est lié aux milliers d’échelons précédents de l’évolution, une évolution douloureuse et bien trop lente. Et ce bond ne saurait être accompli si, de l’ensemble des prémisses matérielles accumulées par l’évolution, ne jaillit pas l’étincelle de la volonté consciente de la grande masse populaire. La victoire du socialisme ne tombera pas du ciel comme un fatum, cette victoire ne peut être remportée que grâce à une longue série d’affrontements entre les forces anciennes et les forces nouvelles, affrontements au cours desquels le prolétariat international fait son apprentissage sous la direction de la social-démocratie et tente de prendre en main son propre destin, de s’emparer du gouvernail de la vie sociale. Lui qui était le jouet passif de son histoire, il tente d’en devenir le pilote lucide."
Le communisme est donc la première société dans laquelle l’humanité aura la maîtrise consciente de sa puissance productive. Et comme dans la lutte prolétarienne, but et moyens ne peuvent être séparés, le mouvement vers le communisme ne peut être que le "mouvement conscient de l’immense majorité" (Manifeste Communiste) : l’approfondissement et l’extension de la conscience de classe sont la mesure indispensable du progrès vers la révolution et du dépassement final du capitalisme. Ce processus est nécessairement extrêmement difficile, inégal et hétérogène parce qu’il est l’émanation d’une classe exploitée qui n’a aucun pouvoir économique dans la vieille société et qui est constamment soumise à la domination et aux manipulations idéologiques de la classe dominante. En aucune manière, il ne peut être garanti d’avance : au contraire, il est tout à fait possile que le prolétariat, confronté à l’immensité sans précédent de la tâche à accomplir, ne parvienne pas à s’élever au niveau de sa responsabilité historique, avec toutes les terribles conséquences que cela comportait pour l’humanité.
16. Le plus haut point atteint jusqu’à présent par la conscience de classe a été l’insurrection d’Octobre 1917. Le fait a été nié avec acharnement par l’historiographie de la bourgeoisie et de ses pâles reflets anarchistes et autres idéologies du même acabit, pour lesquels Octobre 1917 n’était qu’un putsch des bolcheviks assoiffés de pouvoir ; mais Octobre a représenté la reconnaissance fondamentale par le prolétariat qu’il n’y avait pas d’autre issue pour l’humanité dans son ensemble que de faire la révolution dans tous les pays. Néanmoins, cette compréhension ne s’est pas suffisamment enracinée en profondeur et en étendue dans le prolétariat ; la vague révolutionnaire a échoué parce que les ouvriers du monde, principalement ceux d’Europe, étaient incapables de développer une compréhension politique globale qui leur aurait permis de répondre de façon adéquate aux tâches imposées par la nouvelle époque de guerres et de révolution ouverte en 1914. La conséquence en a été, à la fin des années 1920, le recul le plus long et le plus profond que la classe ouvrière ait connu dans son histoire : pas tant au niveau de la combativité, car les années 1930 et 1940 ont connu ponctuellement des explosions de combativité de classe, mais surtout au niveau de la conscience, puisque, au niveau politique, la classe ouvrière s’est activement ralliée aux programmes anti-fascistes de la bourgeoisie, comme en Espagne en 1936-39 et en France en 1936, ou à la défense de la démocratie et de la "patrie" stalinienne pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce profond recul dans sa conscience s’est exprimé dans la quasi-disparition des minorités révolutionnaires dans les années 1950.
17. Le ressurgissement historique des luttes en 1968 a de nouveau remis à l’ordre du jour la perspective à long terme de la révolution prolétarienne, mais ce n’était explicite et conscient que chez une petite minorité de la classe, ce qui s’est reflété dans la renaissance du mouvement révolutionnaire à l’échelle internationale. Les vagues de luttes entre 1968 et 1989 ont vu des avancées importantes au niveau de la conscience, mais elles tendaient à se situer au niveau du combat immédiat (questions de l’extension, d’organisation, etc.). Leur point le plus faible était le manque de profondeur politique, reflétant en partie l’hostilité vis-à-vis de la politique qui était une conséquence de la contre-révolution stalinienne. Au niveau politique, la bourgeoisie a été largement capable d’imposer ses propres échéances, d’abord en offrant la perspective d’un changement par l'arrivée de la gauche au pouvoir (1970) et en donnant à la gauche dans l’opposition la tâche de saboter les luttes de l’intérieur (années 1980). Bien que les vagues de luttes de 1968 à 1989 aient été capables de barrer la marche à la guerre mondiale, leur incapacité à prendre une dimension historique, politique, a déterminé le passage à la phase de décomposition. L’événement historique qui a marqué ce passage – l’effondrement du bloc de l’Est – a été à la fois la conséquence de la décomposition et un facteur de son aggravation. Ainsi les changements dramatiques intervenus à la fin des années 1980 ont été à la fois un produit des difficultés politiques du prolétariat et, comme elles ont donné lieu à tout un barrage par la propagande sur la mort du communisme et de la lutte de classe, un élément clef qui a conduit à un recul grave dans la conscience dans la classe, à un point tel que le prolétariat a même perdu de vue son identité de classe fondamentale. La bourgeoisie a donc été capable de déclarer sa victoire finale sur la classe ouvrière et celle-ci jusqu’à présent n’a pas été capable de répondre avec une force suffisante pour démentir cette affirmation.
18. En dépit de toutes ces difficultés, la période de recul n’a en aucune manière signifié "la fin de la lutte de classe". Les années 1990 ont été entrecoupées d’un certain nombre de mouvements qui montraient que le prolétariat avait encore des réserves de combativité intactes (par exemple, en 1992 et en 1997). Cependant, aucun de ces mouvements n’a représenté un réel changement au niveau de la conscience. D’où l’importance des mouvements plus récents qui, quoique n’ayant pas l’impact spectaculaire et "grand soir" comme celui de 1968 en France, représentent néanmoins un tournant dans le rapport de force entre les classes. Les luttes de 2003-2005 ont présenté les caractéristiques suivantes :
- elles ont impliqué des secteurs significatifs de la classe ouvrière dans des pays du cœur du capitalisme mondial (comme en France en 2003) ;
- elles manifestaient un souci pour des questions plus explicitement politiques ; en particulier la question des retraites pose le problème du futur que la société capitaliste réserve à tous ;
- elles ont vu la réapparition de l’Allemagne comme point central pour les luttes ouvrières pour la première fois depuis la vague révolutionnaire ;
- la question de la solidarité de classe a été posée de manière plus large et plus explicite qu'à n'importe quel moment des luttes des années 1980, en particulier dans les mouvements récents en Allemagne ;
- elles ont été accompagnées par le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche de clarté politique. Cette nouvelle génération s'est manifestée à la fois dans le nouveau flux d'éléments ouvertement politisés et dans les nouvelles couches d'ouvriers qui entrent en lutte pour la première fois. Comme cela a pu être mis en évidence dans certaines manifestations importantes, il est en train de se forger le socle pour l'unité entre la nouvelle génération et la "génération de 68" – à la fois la minorité politique qui a reconstruit le mouvement communiste dans les années 1960 et 1970 et les couches plus larges d'ouvriers qui ont vécu la riche expérience des luttes de classe entre 1968 et 1989.
19. Contrairement à la perception propre à l’empirisme qui ne voit que la surface de la réalité et reste aveugle à ses tendances sous-jacentes les plus profondes, la maturation souterraine de la conscience n'a pas été éliminée par le recul général de la conscience depuis 1989. C'est une caractéristique de ce processus qu'il ne se manifeste au début que chez une minorité, mais l'élargissement de cette minorité est l'expression de l'avancée et du développement d'un phénomène plus ample au sein de la classe. Déjà, après 1989, nous avions vu une petite minorité d'éléments politisés se poser des questions sur les campagnes de la bourgeoisie sur la "mort du communisme". Cette minorité a été renforcée à présent par une nouvelle génération inquiète envers la direction dans laquelle s'oriente globalement la société bourgeoise. Au niveau le plus général, c'est l'expression du fait que le prolétariat n'est pas battu, du maintien du cours historique à des affrontements de classe massifs qui s'est ouvert en 1968. Mais à un niveau plus spécifique, le "tournant" de 2003 et le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche, mettent en évidence que le prolétariat est au début d'une nouvelle tentative de lancer un assaut contre le système capitaliste, à la suite de l'échec de la tentative de 1968-89.
Bien qu’au niveau quotidien, le prolétariat soit confronté à la tâche apparemment élémentaire de réaffirmer son identité de classe, derrière ce problème réside la perspective d’une imbrication beaucoup plus étroite de la lutte immédiate avec la lutte politique. Les questions posées par les luttes dans la phase de décomposition seront apparemment de plus en plus "abstraites" mais en fait, ce sont des questions plus globales comme la nécessité de la solidarité de classe contre l’atomisation ambiante, le démantèlement de l’Etat-providence, l’omniprésence de la guerre, la menace qui pèse sur l’environnement planétaire – bref, la question de l'avenir que nous réserve cette société, et donc celle d’un type différent de société.
20. Au sein de ce processus de politisation, deux éléments, qui jusqu'à maintenant avaient tendu à avoir un effet inhibiteur sur la lutte de classe, sont voués à devenir de plus en plus importants en tant que stimulants pour les mouvements du futur : la question du chômage de masse et la question de la guerre.
Pendant les luttes des années 1980, quand le chômage massif devenait de plus en plus évident, ni la lutte des travailleurs actifs contre les licenciements imposés, ni la résistance des chômeurs dans la rue, n'ont atteint des niveaux significatifs. Il n'y a pas eu de mouvement de chômeurs qui ait approché le niveau atteint pendant les années 1930 aux Etats-Unis, alors que c'était une période de défaite profonde pour la classe ouvrière. Dans les récessions des années 1980, les chômeurs ont été confrontés à une atomisation terrible, surtout la jeune génération de prolétaires qui n'avait jamais eu d'expérience de travail et de combat collectifs. Même quand les travailleurs actifs ont mené des luttes à grande échelle contre les licenciements, comme dans le secteur des mines en Grande-Bretagne, l'issue négative de ces mouvements a été utilisée par la classe dominante pour renforcer les sentiments de passivité et de désespoir. Cela s'est encore exprimé récemment au travers de la réaction à la faillite des automobiles Rover en Grande-Bretagne, dans laquelle le seul "choix" présenté aux ouvriers était entre telle ou telle équipe de nouveaux patrons pour continuer à faire marcher l'entreprise. Néanmoins, étant donné le rétrécissement de la marge de manœuvre de la bourgeoisie et son incapacité croissante à fournir un minimum aux chômeurs, la question du chômage est destinée à développer un aspect beaucoup plus subversif, favorisant la solidarité entre actifs et chômeurs, et poussant la classe dans son ensemble à réfléchir plus profondément, plus activement sur la faillite du système.
On peut voir la même dynamique en ce qui concerne la question de la guerre. Au début des années 1990, les premières grandes guerres de la phase de décomposition (guerre du Golfe, guerres balkaniques) tendaient à renforcer les sentiments d'impuissance qui avaient été instillés par les campagnes autour de l'effondrement du bloc de l'Est, quand les prétextes "d'intervention humanitaire" en Afrique et dans les Balkans pouvaient encore avoir un semblant de crédibilité. Depuis 2001, et la "guerre contre le terrorisme", toutefois, la nature mensongère et hypocrite des justifications de la bourgeoisie à propos de la guerre est devenue de plus en plus évidente, même si le développement de mouvements pacifistes énormes a largement dilué le questionnement politique que cela avait provoqué. De plus, les guerres actuelles ont un impact de plus en plus direct sur la classe ouvrière même si celui-ci est surtout limité aux pays directement impliqués dans ces conflits. Aux États-Unis, cela s’exprime à travers le nombre croissant de familles affectées par la mort et les blessures des prolétaires en uniforme, mais encore plus significativement du fait du coût économique exorbitant des aventures militaires, qui a crû en proportion directe des diminutions du salaire social. Et comme il devient clair que les tendances militaristes du capitalisme ne font pas que se développer dans une spirale toujours ascendante mais que la classe dominante a de moins en moins de contrôle sur elles, les problèmes de la guerre et de son rapport avec la crise va aussi conduire à une réflexion beaucoup plus profonde, plus large, sur les enjeux de l'histoire.
21. De façon paradoxale, l'immensité de ces questions est une des principales raisons pour laquelle le retour actuel des luttes semble si limité et si peu spectaculaire en comparaison avec les mouvements qui ont marqué le resurgissement du prolétariat à la fin des années 1960. Face à de vastes problèmes comme la crise économique mondiale, la destruction de l'environnement ou la spirale du militarisme, les luttes quotidiennes défensives peuvent sembler inadaptées et impuissantes. Dans un sens, ceci reflète une réelle compréhension du fait qu'il n'y a pas de solution aux contradictions qui assaillent le capitalisme aujourd'hui. Mais alors que dans les années 1970, la bourgeoisie avait devant elle tout une panoplie de mystifications sur différents moyens d'assurer une vie meilleure, les efforts actuels de la bourgeoisie pour faire croire que nous vivons une époque de croissance et de prospérité sans précédent, ressemblent au refus désespéré d'un homme à l'agonie incapable d'admettre sa mort prochaine. La décadence du capitalisme est l'époque des révolutions sociales parce que les luttes des exploités ne peuvent plus amener une quelconque amélioration de leur condition : et pour aussi difficile que cela puisse être de passer du niveau défensif au niveau offensif de la lutte, la classe ouvrière n'aura pas d'autre choix que de faire ce saut difficile et qui fait peur. Comme tous les sauts qualitatifs, il est précédé par toutes sortes de petits pas préparatoires, depuis les grèves pour le pain jusqu'à la formation de petits groupes de discussion dans le monde entier.
22. Confrontées à la perspective de la politisation de la lutte, les organisations révolutionnaires ont un rôle unique et irremplaçable. Cependant, la conjonction des effets grandissants de la décomposition avec des faiblesses très anciennes au niveau théorique et organisationnel, et l’opportunisme dans la majorité des organisations politiques prolétariennes ont mis en évidence l’incapacité de la plupart de ces groupes à répondre aux exigences de l’histoire. Ceci s’est illustré plus clairement par la dynamique négative dans laquelle le BIPR a été happé depuis quelque temps : non seulement du fait de son incapacité totale à comprendre la signification de la nouvelle phase de décomposition, conjuguée à son abandon d’un concept théorique clef comme celui de la décadence du capitalisme, mais de façon plus désastreuse encore dans le fait qu’il se moque des principes élémentaires de solidarité et de comportement prolétariens, via son flirt avec le parasitisme et l’aventurisme. Cette régression est d'autant plus grave que maintenant existent les prémisses de la construction du parti communiste mondial. En même temps, le fait que les groupes du milieu politique prolétarien se disqualifient eux-mêmes dans le processus qui conduit à la formation du parti de classe ne fait que mettre l’accent sur le rôle crucial que le CCI est amené à jouer au sein de ce processus. Il est de plus en plus clair que le parti du futur ne sera pas le produit d'une addition "démocratique" de différents groupes du milieu, mais que le CCI constitue déjà le squelette du futur parti. Mais pour que le parti devienne chair, le CCI doit prouver qu'il est à la hauteur de la tâche imposée par le développement de la lutte de classe et l'émergence de la nouvelle génération d'éléments en recherche.
Il y a 25 ans, en mai 1980, le cycle des conférences internationales de la Gauche communiste, qui avait démarré sur l’initiative du Parti Communiste Internationaliste (PC Int, Battaglia Comunista) quelques années plus tôt, se terminait dans le désordre et la confusion, à la suite d’une motion sur le parti proposée par Battaglia Comunista et la Communist Workers' Organisation. Cette motion avait expressément comme dessein d’exclure le CCI à cause de sa position prétendument "spontanéiste" sur la question de l’organisation. Ces conférences ont été saluées par le CCI en tant qu’avancée positive pour sortir de la dispersion et des malentendus entre groupes qui avaient été la plaie du milieu prolétarien international. Elles représentent encore une expérience valable dont la nouvelle génération de révolutionnaires qui apparaît aujourd’hui peut tirer beaucoup de leçons et il est important pour cette nouvelle génération de se réapproprier les débats qui se sont déroulés dans les conférences et autour de celles-ci. Cependant, nous ne pouvons ignorer les effets négatifs qu’a eus la façon dont elles ont été interrompues. Un rapide coup d’œil sur le piteux état du milieu politique prolétarien aujourd’hui montre que nous subissons toujours les conséquences de cet échec à créer un cadre organisé pour un débat fraternel et une clarification politique parmi les groupes appartenant à la tradition de la Gauche communiste.
Suite au flirt du BIPR avec le groupuscule parasitaire autoproclamé "Fraction Interne" du CCI (FICCI) et avec l’aventurier qui se cache derrière le "Circulo de Comunistas Internacionalistas" en Argentine, les rapports entre le BIPR et le CCI n’ont jamais été aussi mauvais. Les groupes de tradition bordiguiste soit se satisfont de leur isolement sectaire dans la tour d’ivoire derrière laquelle ils se sont mis à l’abri des conférences à la fin des années 1970, soit – comme c'est le cas du Prolétaire – se sont révélés tout aussi sensibles que le BIPR aux jeux de séduction et aux flatteries de la FICCI. En tous cas, les bordiguistes ne se sont pas encore remis de la crise traumatisante qui les a frappés en 1981 et dont ils n’ont tiré que très peu de leçons concernant leurs faiblesses les plus importantes. Quant aux derniers héritiers de la gauche allemande/hollandaise, ils ont aujourd'hui perdu toute consistance. Tel est l'état des groupes de la Gauche communiste aujourd'hui, à l'heure même où une nouvelle génération d’éléments en recherche s'approche du mouvement communiste organisé en quête d'une orientation capable de répondre à ses aspirations, et au moment même où les enjeux de l’histoire n’ont jamais été aussi importants.
Quand Battaglia a pris la décision de saboter la participation du CCI aux conférences, elle a affirmé qu’elle avait "assumé la responsabilité qu’on est en droit d’attendre d’une force dirigeante sérieuse" (Réponse à l’Adresse du CCI au Milieu prolétarien de 1983). En revenant sur l’histoire de ces conférences, nous voulons montrer, entre autres choses, la responsabilité que porte ce groupe dans la désorganisation de la Gauche communiste.
Nous ne chercherons pas à faire un compte-rendu exhaustif des discussions qui ont eu lieu au sein et autour des conférences. Les lecteurs peuvent se référer à plusieurs publications qui contiennent les textes et les procès-verbaux de ces conférences, bien que celles-ci se soient raréfiées d'ailleurs (en ce sens, toutes les propositions d’aide permettant de créer des archives en ligne de ces publications sont les bienvenues). Le but de cet article vise à résumer les principaux thèmes qui ont été abordés dans ces conférences et surtout, d’examiner les principales raisons de leur échec.
La dispersion des forces de la Gauche communiste n’était pas un phénomène nouveau en 1976. La Gauche communiste trouve ses origines dans les fractions de gauche de la Deuxième internationale qui ont mené le combat contre l’opportunisme à partir de la fin du 19e siècle. Ce combat était lui-même mené en ordre dispersé.
Ainsi, quand Lénine a engagé la lutte contre l’opportunisme menchevique dans le parti russe, la première réaction de Rosa Luxemburg a consisté à se ranger du côté des Mencheviks. Quand Luxemburg a commencé à percevoir la profondeur réelle de la capitulation de Kautsky, Lénine a mis un bon moment à réaliser qu’elle avait raison. Tout cela était un produit du fait que les partis de la Seconde Internationale s’étaient formés sur une base nationale et menaient presque toute leur activité au niveau national ; l’Internationale était davantage une fédération de partis nationaux qu’un parti mondial unifié. Même si l’Internationale communiste avait pris l’engagement de dépasser ces particularités nationales, celles-ci continuaient à peser d’un poids très lourd. Il ne fait aucun doute que les fractions communistes de gauche qui commençaient à réagir contre la dégénérescence de l’IC au début des années 1920 étaient elles aussi affectées par ce poids du passé ; la Gauche, de nouveau, répondait de façon très dispersée au développement de l’opportunisme dans l’Internationale prolétarienne. L’expression la plus dangereuse et la plus dommageable de cette dispersion était le fossé qui a presque immédiatement divisé la Gauche allemande de la Gauche italienne à partir des années 1920. Bordiga a eu tendance à identifier l’insistance de la Gauche allemande sur le rôle crucial des conseils ouvriers avec "le conseillisme de fabrique" de Gramsci ; la gauche allemande, quant à elle, n’a pas vraiment réussi à voir dans la gauche italienne "léniniste" un allié possible contre la dégénérescence de l’IC.
La contre-révolution qui a frappé de plein fouet le mouvement ouvrier à la fin des années 1920 a contribué à renforcer la dispersion des forces de la Gauche, bien que la Fraction italienne ait travaillé avec acharnement à combattre cette tendance en cherchant à établir les fondements d’une discussion et d’une coopération internationales sur une base principielle. Ainsi, elle a ouvert les colonnes de sa presse aux débats avec les internationalistes hollandais, avec les groupes dissidents de l’opposition de gauche et d’autres. Cette ouverture d’esprit que montrait Bilan (organe de presse de la Fraction italienne)– parmi tant d’autres avancées programmatiques plus générales réalisées par la Fraction – a été balayée par la formation opportuniste du Parti Communiste Internationaliste en Italie à la fin de la guerre. Succombant à une bonne dose d’étroitesse d’esprit national, la majorité de la Fraction italienne s’est précipitée pour saluer la constitution du nouveau parti (en Italie seulement !), pour se dissoudre et intégrer individuellement ce dernier. Ce regroupement précipité de plusieurs forces très hétérogènes n’a pas cimenté l’unité du courant de la Gauche italienne mais a provoqué de nouvelles divisions. D’abord, en 1945, avec la fraction Française, dont la majorité s’était opposée à la dissolution de la Fraction italienne et critiquait les bases opportunistes du nouveau parti. La Fraction française a été expulsée sans ménagement de l’organisation internationale du PCI (La Gauche communiste internationale) et a formé la Gauche Communiste de France. En 1952, le PCI lui-même a subi une grande scission entre les deux ailes principales du parti – les "daménistes" autour de Battaglia Comunista et les "bordiguistes" autour de Programma Comunista, ce dernier développant en particulier une justification théorique du sectarisme le plus rigide, en se considérant comme étant le seul parti prolétarien sur toute la planète (ce qui n’a pas empêché d’autres ruptures et la co-existence de plusieurs "seul et unique" Parti communiste international dans les années 1970). Ce sectarisme a, de toute évidence, été un des tributs payés à la contre-révolution. D’un côté, c’était l’expression d’une tentative de maintenir les principes dans un environnement hostile en construisant un mur de formules "invariantes" autour de positions acquises à grand prix. De l'autre côté, l'isolement croissant des révolutionnaires vis-à-vis de l'ensemble de la classe ouvrière et leur tendance à exister dans un monde de petits groupes ne pouvait que contribuer à renforcer l’esprit de cercle et un divorce, analogue à celui des sectes, avec les besoins réels du mouvement prolétarien.
Cependant, après les 40 années de contre-révolution qui ont représenté le point culminant de la faiblesse du milieu révolutionnaire international, le climat social a commencé à changer. Le prolétariat est revenu sur la scène de l’histoire avec les grèves de mai 68, un mouvement qui a eu une dimension politique d'une immense profondeur puisqu’il posait la question de l'édification d’une nouvelle société et avait fait surgir une multitude de groupes dont la recherche de la cohérence révolutionnaire conduisait tout naturellement vers une réappropriation des traditions de la Gauche communiste. Parmi les premiers à reconnaître la nouvelle situation, il y avait les camarades de l’ancienne GCF qui avaient déjà repris une activité politique avec quelques jeunes éléments qu’ils avaient rencontrés au Venezuela, et formé le groupe Internacionalismo en 1964. Après les événements de mai 1968, des camarades d’Internacionalismo sont venus en Europe pour intervenir dans le nouveau milieu prolétarien que ce mouvement massif avait fait naître. Ces camarades, en particulier, ont encouragé les vieux groupes de la Gauche italienne, qui avaient l’avantage d’avoir une presse, une forme organisationnelle structurée, à agir en tant que centre du débat et de contact parmi les nouveaux éléments en recherche, en organisant une conférence internationale. Ils reçurent une réponse glaciale, parce que les deux ailes de la Gauche italienne ne voyaient guère dans mai 68 (et même dans l’Automne chaud en Italie) qu’une flambée d’agitation étudiante. Après plusieurs tentatives ratées de convaincre les groupes italiens d’assumer leur rôle (voir la lettre du CCI à Battaglia dans la brochure Troisième Conférence des groupes de la Gauche communiste, mai 1980, Procès-verbal), les camarades d’Internacionalismo et du groupe Révolution Internationale nouvellement formé, ont concentré leurs efforts sur le regroupement des nouveaux éléments qui s'étaient politisés grâce au ressurgissement du prolétariat sur la scène sociale. En 1968, deux groupes en France – Cahiers du Communisme de Conseils et l'Organisation Conseilliste de Clermont-Ferrand – se réunirent avec le groupe Révolution Internationale pour donner naissance au journal RI "nouvelle série" qui formait alors une tendance internationale avec Internacionalismo et Internationalism aux Etats-Unis. En 1972, Internationalism proposait un réseau international de correspondance. Une fois encore, les groupes italiens se tenaient à l’écart de ce processus mais celui-ci donnait des résultats positifs, en particulier une série de conférences en 1973-74 qui réunissait à la fois RI et quelques-uns des nouveaux groupes en Angleterre, dont l’un d’eux, World Revolution, rejoignait la tendance internationale qui allait donner le CCI en 1975 (composé alors de 6 groupes : RI en France, Internationalism aux Etats-Unis, WR en Grande-Bretagne, Internacionalismo au Venezuela, Accion Proletaria en Espagne et Rivoluzione Internazionale en Italie).
Le cycle des conférences internationales de la Gauche communiste s’est ouvert en 1976 quand Battaglia est finalement sortie de son isolement en Italie et a envoyé une proposition de réunion internationale à un certain nombre de groupes dans le monde.
La liste des groupes était la suivante :
L’introduction à la brochure "Textes et Procès-verbaux de la Conférence internationale organisée par le Parti Communiste Internationaliste (Battaglia Comunista)", note que "très rapidement, une sélection "naturelle" s’est effectuée par la dissolution d’Union Ouvrière et du RWG et par l’interruption des rapports avec Combat Communiste dont les positions politiques se sont avérées incompatibles avec les thèmes de la Conférence. Par ailleurs, les rapports avec le groupe portugais ont été interrompus à la suite d’une rencontre entre leurs représentants et un envoyé du PCInt à Lisbonne, rencontre au cours de laquelle a été constaté l’éloignement de ce groupe par rapport aux fondements du mouvement communiste. L’organisation japonaise n’a, par contre, donné aucune réponse ce qui peut laisser penser qu’ils n’ont pas reçu "l’Adresse" du PCInt."
Le groupe suédois manifesta son intérêt mais ne pouvait participer.
C’était un pas en avant important que faisait là Battaglia, une reconnaissance de l’importance fondamentale, non pas de la nécessité de "liens internationaux" (ce que revendique n’importe quel groupe gauchiste) mais du devoir internationaliste de dépasser les divisions dans le mouvement révolutionnaire mondial et de travailler en vue de sa centralisation et en définitive d’un regroupement. Le CCI a chaleureusement salué l’initiative de Battaglia comme un coup sérieux porté au sectarisme et à la dispersion ; de plus, sa décision de participer à l’initiative a eu un effet salutaire sur sa propre vie politique car aucun groupe n'était entièrement immunisé contre la funeste tendance à se considérer comme le "seul et unique" groupe révolutionnaire. A la suite de questionnements qui avaient surgis au sein du CCI sur le caractère prolétarien des groupes issus de la Gauche italienne, il s’en est suivi une discussion sur les critères de jugement de la nature de classe des organisations politiques, ce qui a donné lieu par la suite à une résolution sur les groupes politiques prolétariens adoptée au congrès international de 1977 du CCI.
Il y avait cependant nombre de faiblesses importantes dans la proposition de Battaglia et dans la conférence qu’elle a suscitée à Milan en avril/mai 1977.
D’abord, la proposition de Battaglia manquait de critères clairs pour la participation. A l’origine, la raison donnée pour l’Appel à la conférence était quelque chose qui, avec le recul, s’est pleinement confirmé, le phénomène en cours de l’adoption de "l’Eurocommunisme" par les principaux Partis communistes d’Europe occidentale. Les implications d’une discussion sur ce que Battaglia appelait la "social-démocratisation" des PC n’étaient pas claires, mais plus important encore était le fait que la proposition n’arrivait pas du tout à définir les positions de classe essentielles qui garantissaient que toute réunion internationale représenterait un rassemblement de groupes prolétariens qui exclurait l’aile gauche du capital. Le flou sur cette question n’avait rien de nouveau pour Battaglia qui, dans le passé, avait fait des appels à une réunion internationale avec la participation des trotskistes de Lutte Ouvrière. Cette fois-ci, la liste des invités incluait aussi des gauchistes radicaux tels que le groupe japonais et Combat Communiste. Le CCI a donc insisté pour que la conférence adopte un minimum de principes fondamentaux qui excluraient les gauchistes mais aussi ceux qui, même s’ils défendaient un certain nombre de positions de classe, s’opposaient à l’idée d’un parti de classe. Le but de la conférence était donc envisagé comme faisant partie d’un processus à long terme conduisant à la formation d’un nouveau parti mondial.
En même temps, les conférences se dressaient directement contre le sectarisme qui était parvenu à dominer le mouvement. Pour commencer, Battaglia semblait avoir décidé qu’elle serait le seul représentant de la Gauche "italienne" et n’avait donc invité aucun groupe bordiguiste à la conférence. Cette approche se reflétait aussi dans le fait que l’Appel n’était pas adressé au CCI en tant que tel (qui avait déjà une section en Italie) mais seulement à certaines sections territoriales du CCI. Ensuite, nous avons vu la décision subite du groupe "Pour une Intervention Communiste" de ne pas participer, alors qu’au début, il était d’accord. Dans une lettre datée du 25/4/77 il affirmait que cette réunion ne serait rien d’autre qu’un "dialogue de sourds". En troisième lieu, au cours même de la réunion, est apparue une petite manifestation de ce qui devait devenir plus tard un problème majeur : l’incapacité des conférences à adopter une quelconque position commune. A la fin de la réunion, le CCI a proposé un court document qui faisait le point sur les accords et les désaccords qui étaient ressortis de la discussion. C’était trop pour Battaglia. Bien que ce groupe ait fixé des objectifs grandioses à la conférence – "les grandes lignes d’une plate-forme de principes fondamentaux, de façon à nous permettre de commencer à travailler en commun ; un Bureau international de coordination" (Troisième Circulaire du PC Int, février 1977) - bien avant que les prémisses d’un tel pas en avant aient été établies, l'initiative de Battaglia a été refroidie à l'idée de signer avec le CCI ne serait-ce qu’une proposition aussi modeste qu’un résumé des accords et des désaccords.
En fait, les seuls groupes qui avaient été en mesure de participer à la réunion à Milan étaient Battaglia et le CCI. La "Communist Workers Organisation" était d’accord pour venir – ce qui était un grand pas en avant parce qu’elle avait jusque là rompu toute relation avec le CCI, le traitant de "contre-révolutionnaire" à cause de ses analyses de la dégénérescence de la Révolution russe – mais n’avait pu participer pour des raisons pratiques. Idem pour le groupe qui s'était constitué autour de Munis en Espagne et en France, le FOR. Néanmoins, cette discussion avait abordé beaucoup de points et ciblé toute une série de questions cruciales, résumées dans la proposition faite par le CCI d'une prise de position commune, laquelle avait mis en évidence que la discussion avait marqué :
Ces questions ont continué à constituer des points de désaccords entre le CCI et Battaglia (et le BIPR) depuis les conférences (avec en plus un tournant important effectué par le BIPR vers l’abandon de la notion même de décadence - voir nos articles récents dans les derniers numéros de la Revue internationale). Cependant, ces divergences n'étaient nullement la manifestation d'un "dialogue de sourds". Battaglia a réellement évolué sur la question syndicale, puisqu'elle est allée jusqu'à enlever le terme "syndical" de ses groupes d’usine. De la même façon, quelques-unes des réponses du CCI à Battaglia sur la conscience de classe pendant la réunion de Milan révélaient un "anti-léninisme" viscéral que le CCI allait combattre dans ses propres rangs dans les années qui ont suivi, en particulier, dans le débat avec les éléments qui allaient constituer la "Fraction externe du CCI" (FECCI) après 1984. En bref, c’était une discussion qui pouvait conduire à des clarifications des deux côtés et qui était d'un grand intérêt pour le milieu politique dans son ensemble. La conférence tirait en effet un bilan positif de son travail dans la mesure où il s'est dégagé un accord pour continuer ce processus.
Cette conclusion trouvait sa concrétisation dans le fait que la deuxième conférence allait marquer un grand pas en avant par rapport à la première. Elle était mieux organisée, avec des critères politiques de participation clairs, et a rassemblé plus d’organisations que la première. Beaucoup de documents de discussions furent publiés ainsi que les procès-verbaux. (Voir Volumes I et II de la brochure "Deuxième Conférence des groupes de la Gauche Communiste". encore disponibles en français).
Cette fois, la conférence s’est ouverte avec beaucoup de participants : Battaglia, le CCI, la CWO, le Nucleo Comunista Internazionalista (Italie), Fur Kommunismen (Suède) et le FOR. Trois autres groupes s’étaient déclarés favorables à cette conférence bien qu’ils aient été dans l’incapacité d’y être présents : Arbetarmakt de Suède, Il Leninista d’Italie et l’Organisation Communiste Révolutionnaire Internationaliste d’Algérie.
Les thèmes de la réunion se situaient d'abord dans le prolongement de la discussion de la première conférence – la crise et les fondements économiques de la décadence capitaliste, le rôle du parti. Il y eut aussi une discussion sur le problème des luttes de libération nationale, qui était une pierre d’achoppement pour la plupart des groupes de tradition bordiguiste. Ces débats représentèrent une contribution importante dans un processus plus général de clarification. En premier lieu, ils avaient permis à certains des groupes présents à cette conférence de voir qu’il existait suffisamment de positions en commun pour s’engager dans un processus de regroupement qui ne remettrait pas en question le cadre général des conférences. C’était le cas pour le CCI et le groupe suédois Fur Kommunismen. Ensuite, ces débats avaient fourni un cadre de référence inestimable pour le milieu politique prolétarien dans son ensemble – y compris pour les éléments qui n’appartenaient pas à un groupe particulier mais cherchaient une cohérence révolutionnaire.
Cependant, cette fois, le problème du sectarisme allait apparaître de manière beaucoup plus aiguë.
Les groupes bordiguistes étaient invités à la deuxième conférence mais leur réponse fut une expression classique de leur refus de s’engager dans le mouvement réel, d’une attitude profondément sectaire. Le groupe appelé PCI "de Florence" (qui s’est séparé du principal groupe bordiguiste Programma en 1972 et publie Il Partito Comunista) avait répondu qu’il ne voulait rien avoir à faire avec tout "missionnaire de l’unification". Mais, comme le souligne notre réponse dans "La Deuxième Conférence Internationale" (Revue internationale n°16), l’unification n’était certainement pas la question immédiate : "l’heure n’a pas encore sonné pour l’unification dans un seul Parti des différents groupes communistes qui existent aujourd’hui".
Ce même article s’adresse aussi à la réponse de Programma :
"Peu différent – quant au fond de l’argumentation – est l’article, réponse du deuxième PCI, celui de Programma. Ce qui le distingue essentiellement est sa grossièreté. Le titre de l’article "La lutte entre Fottenti et Fottuti" (littéralement entre "enculeurs et enculés") montre déjà la "hauteur" où se place le PCI Programma, hauteur vraiment peu accessible à d’autres. Faut-il croire que Programma est à tel point imprégné de mœurs staliniennes qu’il ne peut concevoir la confrontation de positions entre révolutionnaires que dans les termes de "violeurs" et "violés ? Pour Programma, aucune discussion n’est possible entre des groupes qui se réclament et se situent sur le terrain du communisme, surtout pas entre ces groupes. On peut à la rigueur, marcher avec les trotskistes et autres maoïstes dans un comité fantôme de soldats, ou encore signer avec les mêmes et autres gauchistes des tracts communs pour "la défense des ouvriers immigrés", mais jamais envisager la discussion avec d’autres groupes communistes, même pas entre les nombreux partis bordiguistes. Ici, ne peut régner qu’un rapport de force, si on ne peut les détruire, alors ignorer jusqu’à leur existence ! Viol ou impuissance, telle est l’unique alternative dans laquelle Programma voudrait enfermer le mouvement communiste et les rapports entre les groupes. N’ayant pas d’autre vision, il la voit partout et l’attribue volontiers aux autres. Une Conférence internationale des groupes communistes ne peut, à ses yeux, être autre chose et avoir d'autre objectif que celui de débaucher quelques éléments d’un autre groupe. Et si Programma n’est pas venu, ce n’est certes pas par manque de désir de "violer" mais parce qu’il craignait d’être impuissant… Pour Programma, on ne peut discuter qu’avec soi-même. Par crainte d’être impuissant dans une confrontation des positions avec d’autres groupes communistes, Programma se réfugie dans le "plaisir solitaire". C’est la virilité d’une secte et l’unique moyen de satisfaction."
Le PCI avait aussi mis en avant une autre excuse : le CCI est "anti parti". D’autres refusèrent de participer parce qu’ils étaient contre le parti – Spartcusbund (Hollande) et le PIC qui, comme l’article le souligne, préféraient de beaucoup la compagnie de l’aile gauche des socio-démocrates à celle des "bordigo-léninistes". Et enfin :
"La Conférence devait encore connaître un de ces coups de théâtre du fait du comportement du groupe FOR. Celui-ci, après avoir donné sa pleine adhésion à la première Conférence de Milan et son accord pour la réunion de la seconde, en contribuant par des textes de discussion, s’est rétracté à l’ouverture de celle-ci sous prétexte de ne pas être d’accord avec le premier point à l’ordre du jour, à savoir sur l’évolution de la crise et ses perspectives. Le FOR développe la thèse que le capitalisme n’est pas en crise économiquement. La crise actuelle n’est qu’une crise conjoncturelle comme le capitalisme en a connu et surmonté tout au long de son histoire. Elle n’ouvre de ce fait aucune perspective nouvelle, surtout pas une reprise de luttes du prolétariat, mais plutôt le contraire. Par contre, le FOR professe une thèse de "crise de civilisation" totalement indépendante de la situation économique. On retrouve dans cette thèse les relents du modernisme, héritage du situationnisme. Nous n’ouvrirons pas ici un débat pour démontrer que pour les marxistes il paraît absurde de parler de décadence et d’effondrement d’une société historique, en se basant uniquement sur des manifestations superstructurelles et culturelles sans se référer à sa structure économique, en affirmant même que cette structure – fondement de toute société – ne connaît que son renforcement et son plus grand épanouissement. C’est là une démarche qui se rapproche plus des divagations d’un Marcuse que de la pensée de Marx. Aussi le FOR fonde-t-il l’activité révolutionnaire moins sur un déterminisme économique objectif que sur un volontarisme subjectif qui est l’apanage de tous les groupes contestataires. Mais devons-nous nous demander : ces aberrations sont-elles la raison fondamentale qui a dicté au FOR de se retirer de la Conférence ? Non certainement pas. Dans son refus de participer à la Conférence et, en se retirant de ce débat, se manifestait avant tout l’esprit de chapelle, de chacun pour soi, esprit qui imprègne encore si fortement les groupes se réclamant du communisme de Gauche." (1)
En fait, il était assez évident que le sectarisme constituait un problème en lui-même. Mais la Conférence refusa de soutenir la proposition du CCI de faire une prise de position commune condamnant ce type d’attitude (bien que le Nucleo ait été en faveur de cette proposition). Les raisons données étaient que l’attitude des groupes n’était pas le problème – le problème, c’était leurs divergences politiques. C’est vrai pour des groupes comme Spartacus et le PIC qui, en rejetant le parti de classe, montraient clairement qu’ils ne pouvaient accepter les critères. Mais ce qui est faux, c’est cette idée selon laquelle l’activité politique ne réside que dans la défense ou le rejet de positions politiques. L’attitude, la trajectoire, le comportement et la pratique organisationnelle des groupes politiques et de leurs militants ont autant d’importance et la démarche sectaire tombe bien sûr dans cette catégorie.
Nous avons eu la même réponse du BIPR en réaction à quelques-unes des crises dans le CCI. Selon le BIPR, la tentative de comprendre les crises internes en parlant de problèmes comme l’esprit de cercle, le comportement clanique ou le parasitisme n’est qu’une façon d’éviter les questions "politiques", et même un camouflage délibéré. Dans cette vision, les problèmes organisationnels du CCI peuvent tous s’expliquer par sa vision erronée de la situation internationale ou de la période historique ; l’impact quotidien des habitudes et de l’idéologie bourgeoises au sein des organisations prolétariennes n’a simplement pas d’intérêt. Mais la preuve la plus claire que le BIPR est délibérément aveugle en cette matière a été fournie par sa conduite lamentable lors des dernières attaques menées contre le CCI par les parasites de la FICCI et l’aventurier qui se cache derrière le "Circulo" en Argentine. Incapable de voir la motivation réelle de ces groupes, qui n’a rien à voir avec la clarification de différends politiques, le BIPR s’est rendu directement complice de leur activité destructrice (2). Les questions de comportement ne sont pas de fausses questions pour la vie politique prolétarienne. Au contraire, elles sont une question de principe, liée à un besoin vital pour toute forme d’organisation de la classe ouvrière : la reconnaissance d’un intérêt commun opposé aux intérêts de la bourgeoisie. En bref, la nécessité de la solidarité – et aucune organisation prolétarienne ne peut ignorer cette nécessité élémentaire sans en payer le prix. Cela s’applique également au problème du sectarisme, qui est aussi un moyen d’affaiblir les liens de solidarité qui doivent unir les organisations de la classe ouvrière. Le refus de condamner le sectarisme à la deuxième conférence a porté un coup à la base même de ce qui avait suscité cette série de conférences – le besoin urgent d’aller au-delà de l’esprit du chacun pour soi et de travailler à l’unité réelle du mouvement révolutionnaire. En repoussant toute prise de position commune, elles tombaient encore plus sûrement dans le piège du sectarisme.
Selon la définition de Marx : "la secte voit sa raison d’être et son point d’honneur non dans ce qu’elle a de commun avec le mouvement de classe mais dans le shibboleth particulier qui la distingue du mouvement" (Marx à Schweitzer, 13/12/1868, Correspondance…). C’est une description exacte du comportement de la grande majorité des groupes qui ont participé aux conférences internationales.
Bien que nous restions donc optimistes concernant le travail de la deuxième conférence dans la mesure où elle avait marqué une avancée significative par rapport à la première, les signes du danger étaient là. Ils devaient passer au rouge à la troisième conférence.
Les groupes qui y ont participé étaient : le CCI, Battaglia, la CWO, L’Eveil internationaliste, les Nuclei Leninisti Internazionalisti (issus d’un regroupement entre le Nucleo et Il Leninista), l’Organisation communiste révolutionnaire d’Algérie (qui toutefois n’était pas présente physiquement) et le Groupe communiste internationaliste, qui assistait en tant "qu’observateur". (3)
Les principales questions à l’ordre du jour étaient de nouveau la crise et ses perspectives et les tâches des révolutionnaires aujourd’hui. Le bilan tiré par le CCI de cette conférence, "Quelques remarques générales sur les contributions pour la Troisième Conférence internationale", publié dans la brochure La Troisième Conférence, faisait ressortir un certain nombre de points d’accord importants à la base de la conférence :
En même temps, le texte note qu’il y existait d'énormes désaccords sur le cours historique, avec Battaglia en particulier, qui soutenait qu’il pouvait y avoir simultanément un cours à la guerre et un cours à la révolution et que ce n’était pas la tâche des révolutionnaires de décider lequel allait prévaloir. Le CCI, de son côté, se basant sur la méthode de la Fraction italienne dans les années 1930, insistait sur le fait qu’un cours à la guerre ne pouvait s’établir que sur la base d’un affaiblissement et d’une défaite de la classe ouvrière et que, dans le même sens, une classe qui se dirigeait vers une confrontation révolutionnaire avec le capitalisme ne pouvait être embrigadée dans une marche vers la guerre. Il ajoutait qu’il était vital pour les révolutionnaires d’avoir une position aussi claire que possible sur la tendance dominante, puisque la forme et le contenu de leur activité doivent être adaptés à leur analyse du cours historique.
La question des groupes d’usine a de nouveau représenté une pierre d’achoppement pour les groupes présents à cette conférence. Présentée par Battaglia comme un moyen de développer une influence réelle et concrète dans la classe, cette conception, pour le CCI, procédait d'une nostalgie de l’époque des organisations permanentes de masse telles que les syndicats. L’idée que les petits groupes révolutionnaires d’aujourd’hui puissent créer un tel réseau d’influence, de telles "courroies de transmission entre le parti et la classe", révélait une certaine mégalomanie en ce qui concernait les possibilités réelles de l’activité révolutionnaire dans cette période. En même temps, cependant, l’écart entre cette démarche et une compréhension du mouvement réel pouvait avoir pour conséquence une sérieuse sous-estimation du travail authentique que pouvaient faire les révolutionnaires, une incapacité à saisir le besoin d’intervenir au sein des formes réelles d’organisation du prolétariat qui avaient commencé à apparaître dans les luttes de 1978-80 : non seulement les assemblées générales et les comités de grève (qui devaient faire leur apparition la plus spectaculaire en Pologne mais s’étaient déjà manifestés dans la grève des dockers à Rotterdam), mais aussi les groupes et les cercles formés par les minorités combatives au cours des grèves ou à la fin de celles-ci. Sur cette question, la vision du CCI était proche de celle développée par les NLI dans leur critique du schéma "groupe d’usine" de Battaglia.
Cependant, toute possibilité de développer la discussion sur cette question ou d’autres allait être réduite à néant par la victoire définitive du sectarisme sur les conférences.
En premier lieu, on a assisté à un rejet de la proposition du CCI d'élaborer une déclaration commune face à la menace de guerre qui était à cette époque une question majeure suite à l’invasion de l’Afghanistan par la Russie :
"Le CCI demanda que la conférence prît position sur cette question et proposa une résolution, à discuter et amender si nécessaire, pour affirmer ensemble la position des révolutionnaires face à la guerre. Le PCInt refusa et, à sa suite, la CWO et l’Eveil Internationaliste. Et la Conférence resta muette. Du fait même des critères de participation à la conférence, tous les groupes présents partageaient inévitablement la même position de fond sur l’attitude qui doit être celle du prolétariat en cas de conflit mondial et face à sa menace. "Mais attention !" nous disent les groupes partisans du silence, "c’est que nous, on ne signe pas avec n’importe qui ! Nous ne sommes pas des opportunistes !" Et nous leur répondons : l’opportunisme, c’est trahir des principes à la première opportunité. Ce que nous proposions, ce n’était pas de trahir un principe mais de l’affirmer avec le maximum de nos forces. Le principe internationaliste est un des plus hauts et des plus importants pour la lutte prolétarienne. Quelles que soient les divergences qui séparent les groupes internationalistes par ailleurs, peu d’organisations politiques au monde le défendent de façon conséquente. La conférence devait parler sur la guerre et parler le plus fort possible.
Le contenu de ce brillant raisonnement "non opportuniste" est le suivant : puisque les organisations révolutionnaires ne sont pas parvenues à se mettre d’accord sur toutes les questions, elles ne doivent pas parler de celles sur lesquelles elles sont d’accord depuis longtemps. Les spécificités de chaque groupe priment par principe sur ce qu’il y a de commun à tous. C’est cela le sectarisme. Le silence des trois conférences est la plus nette démonstration de l’impuissance à laquelle conduit le sectarisme." (Revue Internationale n°22, "Le sectarisme, un héritage de la contre-révolution qui doit être dépassé")
Ce problème n’a pas disparu : il s’est manifesté en 1999 et en 2003 dans les réponses aux propositions plus récentes du CCI de faire une déclaration commune contre les guerres dans les Balkans et en Irak.
En second lieu, le débat sur le parti a subitement été interrompu à la fin de la réunion par la proposition de Battaglia et de la CWO d’un nouveau critère, formulé de façon à éliminer le CCI à cause de sa position rejetant clairement l'idée que le parti devait prendre le pouvoir lors de la révolution : ce nouveau critère évoquait "le parti prolétarien, un organisme qui est indispensable à la direction politique du mouvement de classe révolutionnaire et du pouvoir révolutionnaire lui-même". Cela signifiait mettre fin au débat avant même qu’il ait commencé. Selon Battaglia, c’était la marque d’un processus de sélection qui éliminait organiquement les "spontanéistes" des rangs de la conférence, ne laissant que ceux qui étaient sérieusement intéressés à la construction du parti révolutionnaire. En fait, tous les groupes qui assistaient à la conférence étaient par définition engagés dans la construction du parti en tant que perspective à long terme. Seule la discussion – en lien avec la pratique réelle des révolutionnaires – pouvait résoudre les désaccords les plus importants sur la structure et la fonction du parti.
En fait, le critère de Battaglia et de la CWO montre que ces groupes n’étaient pas arrivés eux-mêmes à une position claire sur le rôle du parti. A l’époque de la conférence, tout en faisant souvent de grandes phrases sur le parti, "capitaine" de la classe, Battaglia, en insistant sur la nécessité pour le parti de rester distinct de l’Etat, rejetait normalement la vision bordiguiste plus "franche" qui se fait l’avocate de la dictature du parti. A la Deuxième Conférence encore, la CWO avait choisi de polémiquer principalement contre les critiques que faisait le CCI des erreurs "substitutionnistes" des bolcheviks et avait déclaré catégoriquement que le parti prend le pouvoir, quoique "à travers" les soviets. Ainsi, ces deux groupes pouvaient difficilement déclarer le débat "terminé". Mais la raison pour laquelle Battaglia (qui avait commencé les conférences sans aucun critère et était devenu maintenant fanatique de critères particulièrement "sélectifs") a mis ce critère en avant n'était nullement motivée par une volonté de clarification, mais à cause d'une pulsion sectaire pour se débarrasser du CCI, vu comme un rival à évincer, afin de se présenter comme le seul pôle international de regroupement. Cette politique allait devenir, en fait, de plus en plus la pratique et la théorie du BIPR dans les années 1980 et 1990, une politique qui allait le conduire à abandonner le concept même de camp prolétarien et à s'autoproclamer la seule force capable d'œuvrer à la construction du parti mondial.
De plus, il est important de comprendre que l’autre face du sectarisme est toujours l’opportunisme et le marchandage des principes. C’est ce qu’a démontré la méthode avec laquelle Battaglia a sorti ce nouveau critère de son chapeau et l'a soumis au vote (à la suite de négociations dans les couloirs avec la CWO), au moment même où le seul autre groupe qui s’y opposait, le NCI, avait déjà quitté la conférence (cette manœuvre est connue sous le nom de "flibusterie" dans les parlements bourgeois et n’a clairement pas sa place dans une réunion de groupes communistes).
Contre de telles méthodes, la lettre du CCI écrite à Battaglia après la conférence (publiée dans La Troisième Conférence) montre ce qu’aurait été une attitude responsable : "Si, effectivement, vous pensiez qu’il était temps d’introduire un critère supplémentaire, beaucoup plus sélectif, pour la convocation des futures conférences, la seule attitude sérieuse, responsable et compatible avec le souci de clarté et de discussion fraternelle qui doit animer les groupes révolutionnaires, aurait été de demander explicitement que cette question soit mise à l’ordre du jour de la conférence et que des textes soient préparés sur cette question. Mais, à aucun moment au cours de la préparation de la Troisième Conférence, vous n’avez explicitement soulevé une telle question. Ce n’est qu’à la suite de tractations de coulisses avec la CWO que vous avez, en fin de conférence, lancé votre petite bombe.
Comment peut-on comprendre votre volte-face et votre dissimulation délibérée de vos intentions véritables ? Pour notre part, il nous est difficile d’y voir autre chose que la volonté d’esquiver le débat de fond qui seul aurait permis que l’introduction d’un critère supplémentaire sur la fonction du parti ait éventuellement un sens. C’est bien pour mener ce débat de fond, bien que nous considérions pour notre part qu’une "sélection" sur ce point soit bien prématurée même après une telle discussion, que nous avons proposé de mettre à l’ordre du jour de la prochaine conférence "la question du parti, sa nature, sa fonction et le rapport parti-classe à partir de l’historique de la question dans le mouvement ouvrier et la vérification historique de ces conceptions" (projet de résolution présentée par le CCI). C’est cette discussion que vous avez voulu éviter (vous gêne-t-elle tellement ?) et cela s’est manifesté clairement en fin de conférence quand vous avez refusé d’expliquer ce que vous entendiez, dans votre proposition de critère par la formule "le parti prolétarien, organisme indispensable à la direction politique du mouvement de classe révolutionnaire et du pouvoir révolutionnaire lui-même". Pour tous les participants, il était clair que votre unique volonté n’était pas de clarifier le débat mais de "débarrasser " les conférences des éléments que vous avez qualifiés de "spontanéistes" et notamment du CCI.
Par ailleurs, cette façon cavalière d’agir qui affiche le plus grand mépris à l’égard de l’ensemble des groupes participants, de ceux qui étaient présents physiquement, mais également et surtout, de ceux que des raisons matérielles avaient empêché de venir et, au delà de ces groupes, de l’ensemble du milieu révolutionnaire pour qui les conférences étaient un point de référence, une telle façon d’agir semble indiquer que Battaglia Comunista considérait les conférences comme SA chose, qu’elle pouvait faire et défaire à sa guise, suivant son humeur du moment.
Non camarades ! Les conférences n’étaient pas la propriété de Battaglia, ni même de l’ensemble des groupes organisateurs. Ces conférences appartiennent au prolétariat pour qui elles constituent un moment dans le chemin difficile et tortueux de sa prise de conscience et de sa marche vers la révolution. Et aucun groupe ne peut s’attribuer un droit de vie et de mort à leur égard sur un simple coup de tête et par le refus peureux de débattre à fond des problèmes qu’affronte la classe."
L’opportunisme qui s’était manifesté dans l’approche de Battaglia et de la CWO s’est pleinement confirmé dans la Quatrième Conférence qui s'est tenue à Londres en 1982. Non seulement ce fut un fiasco du point de vue de son organisation, avec beaucoup moins de participants qu’aux conférences précédentes, sans publication de textes et de procès-verbaux, sans suivi, mais elle représentait aussi une altération dangereuse des principes, puisque le seul autre groupe présent était "Les Supporters de l’Unité des Militants Communistes (SUCM) – un groupe stalinien radical en lien direct avec le nationalisme kurde et qui est maintenant devenu le Parti communiste des Travailleurs d’Iran (connu aussi sous le nom de "Hekhmatistes"). Cette "rigueur" sectaire envers le CCI et le milieu prolétarien allait de pair avec une attitude très complaisante à l’égard de la contre-révolution. Le BIPR allait reproduire de façon répétée cette approche opportuniste sans fard du regroupement, comme nous l’avons mis en évidence dans l’article : "Polémique avec le BIPR : une politique opportuniste de regroupement qui ne conduit qu’à des avortements" (Revue internationale n° 121).
Les années 1970 ont été des années de croissance pour le mouvement révolutionnaire qui recueillait encore les fruits du premier assaut des luttes ouvrières à la fin des années 1960. Mais depuis le début des années 1980, l’environnement politique s’était considérablement assombri. L’invasion par la Russie de l’Afghanistan, la réponse agressive des Etats-Unis, marquaient de façon claire une exacerbation des conflits inter-impérialistes dans lesquels la menace de guerre mondiale commençait terriblement à prendre forme. La bourgeoisie parlait de moins en moins de l'avenir radieux qu’elle nous réservait et commençait à parler de plus en plus le langage du réalisme, dont le symbole même était le style de la "Dame de fer" en Grande Bretagne.
Au début de la décennie, le CCI disait que les années d’illusion étaient terminées et que commençaient les années de vérité. Confrontés à l’approfondissement dramatique de la crise et à l’accélération des préparatifs de guerre, nous défendions le fait que la classe ouvrière allait être obligée de mener ses luttes à un niveau plus élevé et que la décennie suivante pourrait être décisive en ce qui concerne la détermination de la destinée ultime du capitalisme. Le prolétariat, contraint par la brutale nécessité, a en effet placé plus haut les enjeux de la lutte de classe. En Pologne, en août 1980, nous avons vu le retour de la grève de masse classique qui démontrait la capacité de la classe ouvrière à s’organiser au niveau d’un pays tout entier. Bien que ce mouvement ait été isolé et finalement écrasé par la répression brutale, la vague de luttes qui a commencé en Belgique en 1983 montrait que les ouvriers des pays-clefs en Europe occidentale étaient prêts à répondre aux nouvelles attaques contre leurs conditions de vie imposées par la crise. Les révolutionnaires avaient de nombreuses et importantes occasions d’intervenir dans le mouvement qui a suivi, mais ce n’était pas une période "facile" pour le militantisme communiste. La gravité de la situation posait trop d'exigences à ceux qui n’étaient pas prêts à l’engagement à long terme pour la cause du communisme, ou s’étaient retrouvés dans le mouvement avec toutes sortes d’illusions petite-bourgeoises héritées des "happy days" des années 1960. En même temps, malgré l’importance des luttes ouvrières à cette époque, ces luttes ne sont pas parvenues à se hisser à un niveau suffisant de politisation. Les luttes des mineurs anglais, des travailleurs de l’école en Italie, des cheminots en France, la grève générale au Danemark, tous ces mouvements et beaucoup d’autres exprimaient bien la méfiance ouverte d’une classe qui n’était pas défaite et continuait à faire obstacle à la marche de la bourgeoisie vers la guerre mondiale ; mais ces luttes n'ont pas été en mesure de poser la perspective d’une nouvelle société, elles n'ont pas clairement établi la capacité du prolétariat d'agir comme force révolutionnaire de l’avenir. Et, par conséquent, elles n'ont pas fait surgir une nouvelle génération de groupes prolétariens et de militants.
Le résultat global de ce rapport de force entre les classes allait être ce que nous avons appelé la phase de décomposition du capitalisme, dans laquelle aucune des deux classes historiques n'est capable d'imposer sa propre perspective : la guerre impérialiste mondiale ou la révolution prolétarienne. Les "années de vérité" allaient révéler sans pitié toute la faiblesse du milieu révolutionnaire. Le PCI (Programma) subit une crise dévastatrice au début des années 1980, résultat d’une tare congénitale dans son armement programmatique - surtout sur la question des luttes de libération nationale qui amena à la pénétration dans ses rangs d’éléments ouvertement nationalistes et gauchistes. La crise du CCI en 1981 (qui a culminé avec la scission de la tendance "Chénier") était dans une large mesure le prix qu’il eut à payer pour sa faiblesse de compréhension des questions organisationnelles. De plus, la rupture de la "Fraction externe du CCI" (FECCI) montrait que notre organisation n'avait pas encore éliminé les restes de visions conseillistes des premières années de sa fondation. En 1985, le BIPR se formait sur la base d’un mariage entre Battaglia et la CWO. Le CCI caractérisait cette union comme un "bluff opportuniste" ; l’incapacité du BIPR, par la suite, à construire une organisation internationale réellement centralisée, n'a fait que révéler toute la réalité de ce "bluff".
Ces problèmes se seraient certainement manifestés si les conférences n’avaient pas été sabotées au début de la décennie. Mais l’absence de conférences signifiait qu’une fois de plus, le milieu prolétarien aurait à les affronter en ordre dispersé. Il est significatif que les conférences aient fait faillite à la veille même de la grève de masse en Pologne, soulignant l’échec du milieu international à être capable de parler d’une seule voix, pas seulement sur la question de la guerre mais aussi sur une expression aussi ouverte et stimulante de l’alternative prolétarienne.
De même, les difficultés auxquelles fait face le milieu politique prolétarien aujourd’hui ne sont pas du tout le produit de l’échec des conférences internationales : comme nous venons de le voir, elles ont des racines beaucoup plus profondes et beaucoup plus étendues. Mais il ne fait aucun doute que l’absence d’un cadre organisé de débat politique et de coopération a contribué à les renforcer.
Toutefois, du fait de l’apparition d’une nouvelle génération de groupes et d’éléments prolétariens, le besoin d’un cadre organisé se représentera certainement dans le futur. Une des premières initiatives du NCI en Argentine avait été de faire une proposition dans ce sens, mais cette initiative a été accueillie par une fin de non recevoir de la part de la quasi totalité des groupes du milieu prolétarien. Cependant, de telles propositions seront de nouveau faites, même si la majorité des groupes "établis" sont de moins en moins capables de faire une contribution un tant soit peu positive au développement du mouvement. Et quand ces propositions commenceront à porter leurs fruits, elles devront certainement se réapproprier les leçons des conférences de 1976-80.
Dans sa lettre à Battaglia publiée dans sa brochure "La Troisième Conférence", le CCI dégageait les plus importantes de ces leçons :
Si ces leçons sont assimilées par la nouvelle génération, alors le premier cycle de conférences n’aura pas complètement failli à sa tâche.
Amos
Certains groupes mentionnés dans cet article ont disparu par la suite.
Spartacusbond
Ce groupe était un des derniers groupes qui restait de la Gauche communiste hollandaise mais, dans les années 1970, il n'était plus que l'ombre du communisme de conseil des années 1930 et du Spartacus Bond de l’après-guerre qui reconnaissait le besoin d’un parti prolétarien.
Forbundet Arbetarmkt
Un groupe suédois qui représentait un curieux mélange de conseillisme et de gauchisme. Il définissait l’URSS comme "un mode de production bureaucratique d’Etat" et soutenait les luttes de libération nationale et le travail dans les syndicats. Cependant, il existait des divergences considérables en son sein et quelques membres le quittèrent à la fin des années 1970 pour rejoindre le CCI.
Pour une Intervention communiste
Sorti du CCI en France en 1973, sous prétexte que le CCI n’intervenait pas assez (pour le PIC, cela voulait dire produire des quantités infinies de tracts). Le groupe a évolué plutôt rapidement vers des positions semi-conseillistes et a fini par se dissoudre.
Nucleo Comunista Internazionalista
Ce groupe est sorti du PCI (Programma) en Italie à la fin des années 70 et avait au début une attitude beaucoup plus ouverte vis-à-vis de la tradition de Bilan et du milieu prolétarien existant, une attitude qui peut se voir dans beaucoup de ses interventions dans la conférence. A l’époque de la Troisième Conférence, il s’était regroupé avec Il Leninista pour former les Nuclei Leninisti Internazionalisti. Par la suite, il forma l’Organizzazione Comunista Internazionalista qui finit par tomber dans le gauchisme. La faiblesse initiale du NCI sur la question nationale avait trouvé un terrain fertile pour prendre racine puisque l’OCI intervint pour soutenir ouvertement la Serbie dans la guerre en 1999 et l’Irak dans les deux guerres du Golfe.
Formento Obrero Revolucionario
Courant fondé par Grandizo Munis dans les années 1950. Munis avait rompu avec le trotskisme sur la question de la défense de l’URSS et avait évolué vers des positions de la Gauche communiste. Les confusions du groupe sur la crise de même que la mort de Munis qui était très charismatique ont porté un coup fatal à ce courant qui a fini par disparaître au milieu des années 1990.
L’Eveil Internationaliste
Ce groupe est apparu en France à la fin des années 70 à la suite d’une rupture avec le maoïsme. A la Troisième Conférence, il a fait la leçon à tous les autres groupes sur leurs insuffisances en matière de théorie et d’intervention et a disparu sans laisser de traces peu de temps après.
Organisation communiste révolutionnaire internationaliste d’Algérie
Connue parfois sous le nom de TIL (du nom de son journal, Travailleurs Immigrés en Lutte), elle soutenait les conférences mais affirmait ne pas pouvoir participer physiquement pour des raisons de sécurité. Cela faisait en fait partie d’un problème plus vaste : éviter la confrontation avec le milieu révolutionnaire. Elle n’a pas survécu très longtemps pendant les années 80.
(1) Il est intéressant de noter que le FOR semble avoir remporté une victoire posthume à cette conférence. Il y a après tout une ressemblance frappante entre son idée que la société capitaliste est décadente, mais pas l’économie capitaliste, et la nouvelle découverte du BIPR d’une distinction entre le mode capitaliste de production (non décadent) et la formation sociale capitaliste (décadente). Voir en particulier le texte de Battaglia : "Décadence et décomposition, produits de la confusion" et notre réponse sur notre site web en français.
(2) Voir en particulier la "Lettre ouverte aux militants du BIPR" sur notre site web.
(3) L’attitude du GCI à la Conférence montrait, comme nous l’avons signalé dans la Revue Internationale n° 22 qu’il n’avait pas sa place dans une réunion de révolutionnaires. Bien que le CCI n’avait pas encore développé sa compréhension du phénomène du parasitisme politique à l’époque des conférences, le GCI en montrait déjà tous les caractères distinctifs : il n’était venu à la conférence que pour la dénoncer comme une "mystification", insistait sur le fait qu’il n’était présent qu’en tant qu’observateur et qu’on devait lui permettre de parler sur toutes les questions, et à un certain moment, il avait presque provoqué un pugilat. En bref, c’est un groupe qui existe pour saboter le mouvement prolétarien. A la conférence, il fit beaucoup de grandes déclarations en faveur du "défaitisme révolutionnaire" et de "l’internationalisme en action et non pas en parole". La valeur de ces phrases peut se mesurer à l’aune de l’apologie des gangs nationalistes au Pérou et au Salvador qu’a faite le GCI par la suite, et de sa vision actuelle selon laquelle il existe un noyau prolétarien pour la "Résistance" en Irak.
En 1867, dans la préface de la première édition de son œuvre célèbre, Le Capital, Karl Marx faisait observer que les conditions économiques de l’Angleterre, premier pays industrialisé, étaient le modèle pour le développement du capitalisme dans les autres pays. Ainsi, la Grande-Bretagne était "le pays de référence" des rapports de production capitalistes. A partir de là, le système capitaliste en ascendance allait dominer le monde. Cent ans plus tard, en 1967, la situation en Grande-Bretagne prenait de nouveau une sorte de signification symbolique et prophétique avec la dévaluation de la livre sterling : cette fois, celle du déclin du monde capitaliste et de sa faillite grandissante. Les événements de l’été 2005 à Londres ont montré que la Grande-Bretagne est encore une fois une sorte de poteau indicateur pour le capitalisme mondial. L’été de Londres a été précurseur à la fois au niveau des tensions impérialistes, c’est à dire du conflit meurtrier entre les Etats nationaux sur la scène mondiale et au niveau de la lutte de classe internationale, c'est-à-dire du conflit entre les deux principales classes de la société : la bourgeoisie et le prolétariat.
Les attentats terroristes du 7 juillet à Londres ont été revendiqués par Al Qaida, en représailles vis-à-vis de la participation des troupes britanniques à l’occupation de l’Irak. Ce mardi matin là, les explosions qui ont eu lieu à une heure de pointe dans les transports en commun, ont brutalement rappelé à la classe ouvrière que c'est elle qui paie pour le capitalisme, non seulement par le travail de forçat et la pauvreté qu'il lui impose, mais aussi dans sa chair et son sang. Les 4 bombes dans le métro londonien et dans un bus ont tué dans l'horreur 52 1 ouvriers, jeunes pour la plupart, et en ont estropié et traumatisé des centaines. Mais les attentats ont eu un impact bien plus grand. Ils voulaient dire aussi que des millions d’ouvriers allaient désormais aller et revenir du travail en se demandant si leur prochain trajet, ou celui de leurs proches, ne serait pas le dernier. En paroles, il n'est pas possible d'exprimer plus de sympathie et de compassion que ne l'ont fait le gouvernement de Tony Blair, le maire de Londres, Ken Livingstone (représentant de l’aile gauche du parti travailliste), les media et les patrons. Mais derrière les mots d’ordre "nous ne céderons pas aux terroristes" et "Londres reste unie", la bourgeoisie faisait savoir que le business devait continuer comme si de rien n’était. Les ouvriers devaient courir le risque de nouvelles explosions dans le réseau des transports s'ils voulaient continuer à profiter "de leur mode de vie traditionnel".
Ces attentats ont constitué l’attaque la plus meurtrière contre des civils à Londres depuis la Deuxième Guerre mondiale. La comparaison avec le carnage impérialiste de 1939-45 est entièrement justifiée. Les attentats de Londres, après ceux du 11 septembre à New York et de mars 2004 à Madrid, montrent que l’impérialisme "revient chez lui", dans les principales métropoles du monde.
C’est vrai qu'il n'a pas fallu attendre 60 ans pour voir revenir à Londres des attaques militaires contre ses habitants. La ville a aussi été la cible des bombes des "Provisionals" de l’Armée républicaine irlandaise 2 pendant à peu près deux décennies depuis 1972. La population a déjà eu un avant-goût de la terreur impérialiste. Mais les atrocités du 7 juillet 2005 ne sont pas simplement une répétition de ces expériences ; elles représentent une menace accrue, représentative de la phase actuelle beaucoup plus meurtrière de la guerre impérialiste.
Naturellement, les attentats terroristes de l’IRA constituaient une anticipation de la barbarie des attaques d’Al Qaida. D’un point de vue général, elles étaient déjà l’expression de la tendance à ce que le terrorisme contre les civils devienne, de plus en plus, une méthode favorite de la guerre impérialiste dans la deuxième moitié du 20ème siècle.
Néanmoins, pendant la plus grande partie de la période durant laquelle les attentats de l’IRA se sont produits, le monde était encore divisé en deux blocs impérialistes sous le contrôle des Etats-Unis et de l’URSS. Ces blocs régulaient plus ou moins les conflits impérialistes secondaires isolés entre Etats en leur sein, comme celui entre la Grande-Bretagne et l’Irlande au sein du bloc américain qui ne pouvait tolérer ni permettre qu'un tel conflit prenne une ampleur qui soit de nature à affaiblir le front militaire principal contre l’URSS et ses satellites. En fait, l’ampleur des campagnes de l’IRA visant à éjecter la Grande-Bretagne de l’Irlande du Nord dépendait, et dépend encore en grande partie, du montant du soutien financier accordé par les Etats-Unis à l'IRA. Les attaques terroristes de l’IRA à Londres constituaient donc quelque chose de relativement exceptionnel à l’époque, dans les métropoles des pays avancés. Les principaux théâtres de la guerre impérialiste où les deux blocs s'affrontaient par nations interposées, se situaient en effet à la périphérie du système : au VietNam, en Afghanistan, au Moyen-Orient.
Bien que, parmi les victimes de l’IRA, aient figuré des civils sans défense, les cibles de ses bombes - en dehors d’Irlande du Nord - correspondaient en général à une logique impérialiste plus classique. Ce sont des sites militaires comme les Chelsea Barracks en 1981, ou Hyde Park en 1982 3 qui étaient choisies, ou encore des symboles du pouvoir économique comme Bishopsgate dans la Cité de Londres 4, ou Canary Wharf en 1996 5. Par contre, les attentats d’Al Qaida ciblant les transports publics bondés sont symptomatiques d’une situation impérialiste plus dangereuse au niveau mondial et plus typique des nouvelles tendances internationales résultant d'une situation où il n’y a plus de blocs impérialistes pour imposer un semblant d’ordre vis-à-vis du militarisme capitaliste. "Chacun pour soi" est devenu la devise principale de l’impérialisme, affirmée de la façon la plus violente et la plus cruelle par les Etats-Unis dans leur tentative actuelle de maintenir leur hégémonie sur la scène mondiale. La stratégie unilatérale de Washington, qu’on a vue en différentes circonstances et particulièrement lors de l’invasion et de l’occupation de l’Irak, n’a fait qu’exacerber le chaos militaire. Le développement de l’influence globale d’Al Qaida et des autres seigneurs de guerre impérialistes au Moyen-Orient est le produit de cette mêlée impérialiste générale que les principales puissances impérialistes, opérant les unes contre les autres, sont incapables d’empêcher.
Ainsi, les principales puissances, y compris la Grande-Bretagne, ont activement contribué au développement de la menace terroriste, l’ont utilisée et ont essayé de la manipuler à leur propre profit.
L’impérialisme britannique était déterminé à ne pas être tenu à l’écart de l’invasion américaine en Irak. Il entendait ainsi protéger ses propres intérêts dans la région et conserver son prestige en tant que puissance militaire significative. En créant de toutes pièces un prétexte pour rejoindre la "coalition" américaine avec le fameux dossier sur les armes de destruction massives imaginaires, l’impérialisme britannique a donc pleinement joué son rôle dans la plongée de l’Irak dans le chaos sanglant actuel. L’Etat britannique a contribué à alimenter la campagne terroriste d’Al Qaida contre l’impérialisme occidental. Cette campagne terroriste a certes commencé avant l’invasion de l’Irak, mais ce sont les grandes puissances qui lui ont pour ainsi dire donné le jour. En effet, la Grande-Bretagne, tout comme les Etats-Unis, a participé, pendant les années 1980, à l'entraînement et à l'armement de la guérilla de Ben Laden pour combattre l’occupation de l’Afghanistan par la Russie.
Après le 7 juillet, les principaux "alliés" de la Grande-Bretagne (ses rivaux, en réalité) n’ont pas manqué de faire remarquer que la capitale du pays pouvait être vue comme "Londonistan" - c’est-à-dire un refuge pour les différents groupes islamistes radicaux liés aux organisations terroristes du Moyen-Orient. L’Etat britannique a permis la présence sur son sol de certains individus qu'elle allait jusqu'à protéger, dans l’espoir de pouvoir les utiliser au service de ses intérêts propres au Moyen-Orient, aux dépens d'autres grandes puissances "alliées". Par exemple, la Grande-Bretagne a résisté pendant dix ans aux demandes de l’Etat français concernant l’extradition de Rachid Ramda, suspect dans les attentats à la bombe du métro parisien ! Lui renvoyant la pareille, la direction centrale française des Renseignements généraux (selon le International Herald Tribune, 09/08/05) n’a pas communiqué à ses collègues britanniques le rapport de ses services, écrit en juin, prévoyant que des sympathisants pakistanais d’Al Qaida préparaient un attentat à la bombe en Grande-Bretagne.
La politique impérialiste de la Grande-Bretagne - qui observe les mêmes "principes" que ses rivaux : "faites-le aux autres avant qu’ils ne vous le fassent" - a contribué à ce que des attaques terroristes se déroulent sur son propre sol.
Dans la période actuelle, le terrorisme n’est plus l’exception dans la guerre entre Etats et proto-Etats mais est devenu la méthode privilégiée. Le développement du terrorisme correspond en partie à une absence d’alliances stables entre les puissances impérialistes et est caractéristique d’une période dans laquelle chaque puissance essaie de saper et de saboter le pouvoir de ses rivales.
Dans ce contexte, nous ne devons pas sous-estimer le rôle croissant des opérations secrètes et de guerre psychologique menées par les principales puissances impérialistes sur leur propre population de façon à discréditer leurs rivaux et à fournir un prétexte à leurs initiatives militaires. Ainsi, même en l'absence d'une confirmation officielle qui - sauf coup de théâtre - n'arrivera jamais, il existe de fortes présomptions pour que l’attentat des Twin Towers, ou celui contre les appartements de Moscou, qui ont ouvert la voie à des aventures militaires majeures menées respectivement par les Etats-Unis et la Russie, aient été l’œuvre des services secrets de ces mêmes Etats. L’impérialisme britannique n’est en aucun cas innocent à cet égard. Son engagement camouflé des deux côtés du conflit terroriste en Irlande du Nord est bien connu, de même que la présence de plusieurs de ses agents dans les rangs de la "Real IRA", l’organisation terroriste responsable de l’attentat d’Omagh 6. Plus récemment, en septembre 2005, deux membres du SAS (forces spéciales britanniques) étaient arrêtés à Bassorah par la police irakienne, alors qu’ils étaient, selon certains journalistes, en mission pour exécuter un attentat terroriste 7. Ces exécutants en sous-main ont été ensuite libérés grâce à un assaut de l’armée britannique contre la prison qui les détenait. Sur la base d’événements comme ceux-ci, il est raisonnable de penser que l’impérialisme britannique est lui-même impliqué dans le carnage terroriste quotidien en Irak : probablement pour permettre de justifier sa présence "stabilisatrice" en tant que force d’occupation. C'est l'impérialisme britannique lui-même, en tant qu'ancienne puissance coloniale, qui a mis au point, le premier, le principe sous-jacent du "diviser pour régner" qu’on retrouve en Irak derrière ces tactiques de terreur.
La tendance croissante à l'usage du terrorisme au sein des conflits impérialistes porte l’empreinte de la période finale du déclin du capitalisme, la période de décomposition sociale où c'est l’absence de perspectives à long terme qui domine la société sur tous les plans.
Significatif de cette situation est le fait que les attentats du 7 juillet ont été l’œuvre de kamikazes nés et élevés en Grande-Bretagne. Ainsi, les pays du cœur du capitalisme sont tout autant capables que ceux de la périphérie du système d'engendrer parmi les jeunes cette sorte d’irrationalité qui conduit à l’autodestruction la plus violente et la plus odieuse. Savoir si l’Etat britannique lui-même était impliqué dans les attentats, c’est encore trop tôt pour le dire.
L’horreur arbitraire de la guerre impérialiste revient donc au cœur du capitalisme où vivent les secteurs les plus concentrés de la classe ouvrière. Elle n’est plus désormais réservée au Tiers-Monde mais frappe de plus en plus les métropoles industrielles : New York, Washington, Madrid, Londres. Les cibles ne sont plus désormais expressément économiques ou militaires : elles sont choisies de façon à causer le maximum de victimes civiles.
L’ex-Yougoslavie avait déjà constitué, dans les années 90, une expression de cette tendance au retour de la guerre impérialiste dans les pays centraux du capitalisme. Aujourd’hui, après l'Espagne, c’est la Grande-Bretagne.
Les londoniens n'ont cependant pas eu affaire qu'à la seule menace mortelle des attentats terroristes en juillet 2005. Le 22 juillet, un jeune électricien brésilien, Jean-Charles de Menezes, a été exécuté alors qu'il se rendait au travail, par 8 balles tirées par la police à la station de métro Stockwell. La police prétend qu'elle l'avait pris pour un kamikaze. La Grande-Bretagne, célèbre pour l’image d’intégrité de Scotland Yard et de son sympathique "bobby" local qui aide les vieilles dames à traverser la rue, a toujours essayé de faire croire que ses policiers étaient au service de la communauté démocratique, qu'ils étaient les protecteurs des droits légaux des citoyens et les garants de la paix. En cette occasion, ce qui est clairement apparu, c’est que la police britannique n’est pas fondamentalement différente de la police de n’importe quelle dictature du Tiers-Monde qui utilise ouvertement ses "escadrons de la mort" pour les besoins de l’Etat. Selon le discours officiel de la police britannique, l’exécution de Jean-Charles a été une erreur tragique. Cependant, à partir du 7 juillet, les détachements armés de la police métropolitaine avaient reçu la directive de "tirer pour tuer" toute personne suspectée d’être un kamikaze. Même après le meurtre de Jean Charles, cette politique a été défendue et maintenue énergiquement. Etant donné la quasi-impossibilité d’identifier ou d’appréhender un kamikaze avant qu’il ne déclenche le détonateur, cette directive donnait effectivement à la police toute latitude pour tirer sur n’importe qui, pratiquement sans aucun avertissement. A tout le moins, la politique mise en place au plus haut niveau permettait de telles "erreurs tragiques", considérées comme d'inévitables effets secondaires du renforcement de l’Etat.
Nous pouvons donc supposer que ce meurtre n’était guère accidentel, en particulier quand nous considérons que la fonction de l’Etat et de ses organes de répression n’est pas celle qu’elle prétend être : un protecteur au service de la population, qui doit souvent faire des choix difficiles entre la défense du citoyen et la protection de ses droits. En réalité, la tâche fondamentale de l’Etat est tout autre : défendre l’ordre existant dans l’intérêt de la classe dominante. Cela veut dire avant tout que l’Etat doit préserver et exhiber son monopole de la force armée. C’est particulièrement vrai en temps de guerre quand il est nécessaire et vital de montrer sa force et d'exercer des représailles. En réponse à des attaques terroristes comme celles du 7 juillet, la première priorité de l’Etat n’est pas de protéger la population – tâche qui, de toutes façons, ne peut être accomplie, excepté pour un très petit nombre de hauts fonctionnaires – mais d'exhiber sa puissance. Réaffirmer la supériorité de la force de l’Etat est alors une nécessité pour maintenir la soumission de sa propre population et inspirer le respect aux puissances étrangères. Dans ces conditions, l’arrestation des vrais criminels est secondaire ou n’a rien à voir avec l’objectif principal.
Ici, une autre comparaison avec la campagne d’attentats de l’IRA est utile. En réponse aux attentats contre des pubs à Birmingham et Guildford 8, la police britannique avait arrêté 10 suspects irlandais, leur avait arraché de fausses confessions, avait fabriqué de toutes pièces des témoignages contre eux et les a condamné à de longues peines de prison. Ce n’est que quinze ans plus tard que le gouvernement a admis qu’une "tragique erreur judiciaire" avait eu lieu. N’étaient-ce pas plutôt des représailles contre la population "étrangère" et "ennemie" ?
Le 22 juillet 2005 a révélé la réalité de ce qui se cache derrière la façade démocratique et humanitaire de l’Etat, construite de façon si sophistiquée en Grande-Bretagne. Le rôle essentiel de l’Etat en tant qu'appareil de coercition n’est pas d’agir pour ou à la place de la majorité de la population, mais contre elle.
Ceci a été confirmé par tout une série de mesures "anti-terroristes" proposées dans la foulée des attentats par le gouvernement Blair pour renforcer le contrôle de l’Etat sur la population en général, mesures qui ne peuvent en aucun cas arrêter le terrorisme islamique. Des mesures telles que l’introduction de la carte d’identité, l’introduction, pour un temps indéterminé, de la politique de "tirer pour tuer", les ordres de contrôle restreignant les déplacements des citoyens, la politique d’écoute téléphonique et de surveillance d'Internet qui doit être officiellement reconnue, la détention de suspects sans accusation pendant trois mois, la mise en place de cours spéciales où les témoignages sont faits à huis clos et sans jury.
Ainsi pendant l’été, l’Etat, comme il l’a déjà fait auparavant, a utilisé le prétexte des attaques terroristes pour renforcer son appareil répressif afin de se préparer à l’utiliser contre un ennemi bien plus dangereux : le prolétariat qui resurgit.
Le 21 juillet après les attentats manqués à Londres qui ont marqué cette journée, seules les lignes Victoria et Metropolitan du métro étaient officiellement fermées (le 7 juillet, tout le réseau avait été fermé). Mais les lignes Bakerloo et Northern furent aussi fermées ce jour-là à cause des actions ouvrières. Les conducteurs de métro avaient refusé de prendre les trains du fait de l’absence de sûreté et de garanties de sécurité. Ce que cette action a exprimé, même ponctuellement, c'est la perspective de la solution à long terme à cette situation intolérable : la prise en main par les ouvriers de leur propre situation. Cependant, les syndicats ont réagi à cette étincelle d’indépendance de classe aussi vite qu’avaient réagi les services d’urgence aux attentats. Sous leur direction, les conducteurs ont dû retourner au travail en attendant la conclusion des négociations entre syndicats et direction. Ils ont assuré néanmoins qu'ils soutiendraient tout conducteur qui refuserait de conduire, c'est-à-dire qu'ils l’abandonneraient à son propre sort.
Durant les premières semaines d’août, la résistance de la classe ouvrière allait avoir un plus grand impact. Une grève sauvage à l’aéroport de London Heathrow était déclenchée par des employés de la firme Gate Gourmet qui fournit les repas pour les vols de British Airways. Elle a immédiatement suscité une action de solidarité de la part des bagagistes de l’aéroport employés par British Airways ; quelques 1000 travailleurs en tout. Les vols de British Airways ont été cloués au sol plusieurs jours et des images de passagers laissés en plan et de piquets de masse étaient diffusées dans le monde entier.
Les media britanniques ont dénoncé avec fureur l’insolence des ouvriers qui avaient renoué avec la tactique prétendument démodée des grèves de solidarité. Apparemment, les ouvriers auraient dû réaliser que tous les experts, les juristes et autres spécialistes des relations industrielles avaient relégué les actions de solidarité aux livres d’histoire et, pour faire bonne mesure, les avaient rendues illégales 9. Les media essayèrent de dénigrer le courage exemplaire des ouvriers en s’attardant sur les conséquences néfastes de leur action pour les passagers.
Les media ont cependant pris aussi un ton plus conciliant, mais tout aussi hostile à la cause des ouvriers. Ils ont déclaré que la grève résultait de la tactique barbare des propriétaires américains de Gate Gourmet qui avaient annoncé par mégaphone aux ouvriers les licenciements massifs. La grève aurait été une erreur : le résultat inutile d’un management incompétent, une exception à la conduite normale et civilisée des relations industrielles, entre syndicats et direction et grâce à laquelle les actions de solidarité ne sont pas nécessaires. Mais la cause première de la grève n’était pas l’arrogance du petit employeur. En réalité, la tactique brutale de Gate Gourmet n’avait rien d’exceptionnel. Tesco, par exemple, la chaîne de supermarchés la plus grande et la plus rentable en Grande-Bretagne, a récemment annoncé l'entrée en vigueur de la suppression du paiement des jours de maladie de ses employés. Les licenciements massifs ne sont pas non plus le fruit typique de l’absence d’implication des syndicats. En effet, selon le International Herald Tribune (19/08/2005), la porte-parole de British Airways, Sophie Greenyer, "a dit que la compagnie a réussi par le passé à réduire les emplois et les coûts grâce à sa coopération avec les syndicats. BA a supprimé 13 000 emplois au cours des trois dernières années et réduit ses coûts de 850 millions de livres sterling. "Nous avons été capables de travailler de façon raisonnable avec les syndicats pour atteindre ces économies", a-t-elle dit."
C'est la détermination de BA à réduire constamment les coûts opérationnels qui a conduit à pressuriser les salaires et les conditions de vie des ouvriers de Gate Gourmet. A son tour, Gate Gourmet a fait des provocations délibérées pour pouvoir remplacer la main d’œuvre actuelle par des employés d’Europe de l’Est, à des conditions et à des salaires encore pires.
Les réductions de coût auxquelles BA procède sans relâche, ne sont guère inhabituelles, que ce soit dans les transports aériens ou ailleurs. Au contraire, l'intensification de la concurrence sur des marchés de plus en plus saturés est la réponse normale que le capitalisme apporte à l'aggravation de la crise économique.
La grève d’Heathrow n’était donc pas un accident mais un exemple de lutte des travailleurs, contraints de se défendre contre les attaques sauvages croissantes de la bourgeoisie dans son ensemble. La volonté de lutte des ouvriers n’a pas été le seul aspect significatif de la grève. Les actions illégales de solidarité des autres ouvriers de l’aéroport sont d'une importance encore plus grande. En effet, ces employés couraient le risque de perdre leurs propres moyens d’existence en élargissant ainsi la lutte.
Cette expression de solidarité de classe – même brève et embryonnaire – a constitué un souffle d’air dans l’atmosphère suffocante de soumission nationale créée par la bourgeoisie au lendemain des attaques terroristes. Elle a rappelé que ce n'est pas "l’esprit du Blitz" de 1940 qui domine la population de Londres, contrairement à cette époque où elle supportait passivement les bombardements de nuit par la Luftwaffe dans l’intérêt de l’effort de guerre impérialiste.
Au contraire, la grève de Heathrow se situe en continuité avec tout une série de luttes qui ont eu lieu dans le monde depuis 2003, telles que l’action de solidarité des travailleurs d’Opel en Allemagne et l’action solidaire des ouvriers de Honda en Inde 10.
La classe ouvrière internationale resurgit lentement, de façon presque imperceptible, d’une longue période de désorientation après l’effondrement du bloc de l’Est en 1989. Elle avance maintenant à tâtons vers une perspective de classe plus claire.
Les difficultés pour développer cette perspective se sont vite révélées à travers le sabotage rapide effectué par les syndicats de l’action de solidarité à Heathrow. Le Transport and General Workers Union a rapidement mis fin à la grève des bagagistes ; alors les ouvriers licenciés de Gate Gourmet sont restés à attendre le sort que leur réservait l'issue des négociations prolongées entre les syndicats et les patrons.
Néanmoins, la manifestation en Grande-Bretagne de ce resurgissement difficile de la lutte de classe est particulièrement significatif. La classe ouvrière anglaise, après avoir atteint des sommets dans ses luttes avec la grève massive du secteur public en 1979 et la grève des mineurs de 1984/85, a particulièrement souffert de la défaite de cette dernière, défaite que le gouvernement Thatcher a exploitée au maximum, notamment en rendant illégales les grèves de solidarité. C’est pourquoi la réapparition de telles grèves en Grande-Bretagne est plus que bienvenue.
La Grande-Bretagne n’a pas seulement été le premier pays capitaliste ; elle a aussi été témoin de la naissance des premières expressions de la classe ouvrière mondiale et de ses premières organisations politiques, les Chartistes ; elle a hébergé le Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs. La Grande-Bretagne n’est plus désormais l’axe de l’économie mondiale, mais elle joue toujours un rôle clef dans le monde industrialisé. L’aéroport d’Heathrow est le plus grand du monde. La classe ouvrière britannique a toujours un poids significatif pour la lutte de classe mondiale.
Pendant l’été, c'est en Grande-Bretagne que les enjeux de la situation mondiale ont été mis à nu : d’un côté, la tendance du capitalisme à s’enfoncer dans la barbarie et le chaos, dans une mêlée générale où toutes les valeurs sociales sont détruites ; de l’autre, la grève de l’aéroport de Londres a révélé de nouveau, pendant un bref instant, l’existence de principes sociaux complètement différents basés sur la solidarité illimitée des producteurs, le principe du communisme.
Como
1 Ceci n’inclut pas les 4 kamikazes qui se sont fait exploser
2 Les "Provisionals" de l’IRA s’appelaient ainsi afin de se distinguer de la dite "Official IRA" socialisante, dont ils furent une scission ; l'"Official IRA" ne joua aucun rôle significatif dans la guerre civile qui secoua l’Irlande du Nord à partir des années 1970.
3 Chelsea Barracks est une caserne, située en plein centre de Londres, qui hébergeait à l’époque le régiment des Irish Guards. L’attentat de Hyde Park était dirigé contre une parade militaire de la garde royale.
4 La Cité de Londres est en fait le district financier, une zone d’environ un km2 en plein Central London, qui lui même est une zone du Grand Londres. Canary Wharf est un gratte-ciel emblématique du nouveau quartier d’affaires bâti sur l'emplacement des anciens docks londoniens.
5 On signalera qu’un des attentats les plus meurtriers - contre le centre commercial d’Arndale, en plein centre de Manchester en 1996 - correspondait plutôt à une époque où l’IRA servait d’instrument à la bourgeoisie américaine dans sa campagne d’intimidation contre les vélléités britanniques d’action impérialiste indépendante, et fait donc plutôt partie de la nouvelle époque de chaos qui a vu le surgissement d’Al Qaida.
6 Le "Real IRA" était une scission de l’IRA qui se réclamait de la poursuite du combat contre les britanniques. Le groupe fut responsable d’un attentat à la bombe dans la ville d’Omagh (Irlande du Nord) qui tua 29 civils le 15 août 1998.
7 Voir le site "prisonplanet.com": https://www.prisonplanet.com/articles/september2005/270905plantingbombs.htm [1198]
8 La justification de ces attentats, en 1974, était que les pubs ciblés étaient surtout fréquentés par des militaires.
9 Les grèves de solidarité sont effectivement illégales en Grande-Bretagne – une loi à cet effet fut adoptée par le gouvernement Thatcher dans les années 1980 et reconduite par le gouvernement travailliste de Blair.
10 Voir à ce propos, sur notre site, l’article publié par la section du CCI en Inde: https://en.internationalism.org/icconline/2005_hondaindia [1199]
La catastrophe qui a frappé le Sud des Etats-Unis et particulièrement la ville de la Nouvelle Orléans n’est pas, contrairement à ce que nous rabâchent les médias de la bourgeoisie, une conséquence de l’irresponsabilité du président Bush et de son administration. Cette propagande anti-américaine, particulièrement diffusée à cette occasion par les médias en Europe pour discréditer la puissance des Etats-Unis, cache en réalité, aux yeux du prolétariat, le véritable responsable des conséquences dramatiques du passage du cyclone Katrina dans cette région du monde. Les bouleversements climatiques, provoqués en grande partie par l'effet de serre, sont les produits d'une économie capitaliste dont la seule raison d’être est le profit. Ces dérèglements rendent nécessairement les "catastrophes naturelles" beaucoup plus nombreuses et immensément plus destructrices que par le passé. De surcroît, l’absence de moyens de secours, d’équipements spécialisés, de moyens médicaux sont aussi l’expression directe de la faillite du capitalisme.
Tout le monde a vu les images de la catastrophe. Les cadavres boursouflés flottant dans les eaux fétides de l'inondation de la Nouvelle Orléans. Un vieillard assis dans une chaise longue, recroquevillé, mort, tué par la chaleur, la faim et la soif, tandis que d'autres languissent près de lui. Des mères piégées avec leurs jeunes enfants sans rien à manger ni à boire pendant trois jours. Le chaos dans les centres mêmes où les autorités ont appelé les victimes à se réfugier pour leur sécurité. Cette tragédie sans précédent n'a pas eu lieu dans un coin du Tiers-Monde éprouvé par la pauvreté, mais au coeur de la plus grande puissance impérialiste et capitaliste de la planète. Lorsque le tsunami a frappé l'Asie en décembre dernier, la bourgeoisie des pays riches a blâmé l'incompétence politique des pays pauvres pour avoir refusé de réagir aux signes annonciateurs de la catastrophe. Cette fois, il n'y a pas d'excuse de ce genre.
Le contraste aujourd'hui n'est pas entre pays riches et pays pauvres, mais entre les gens riches et les pauvres. Quand l'ordre d'évacuer la Nouvelle Orléans et la côte du Golfe du Mexique est arrivé, de façon typiquement capitaliste, c'était chacun pour soi, chaque famille pour elle. Ceux qui avaient des voitures et pouvaient payer l'essence dont le prix a monté en flèche à cause des compagnies pétrolières, sont partis vers le nord et vers l'ouest pour se mettre en sécurité et trouver refuge dans des hôtels, des motels ou chez des amis ou de la famille. Mais dans le cas des pauvres, la majorité s'est trouvée prise sur la route du cyclone, incapable de fuir. A la Nouvelle Orléans, les autorités locales ont ouvert le stade du Superdome et le centre de conférences comme abri contre le cyclone, mais elles n'ont fourni ni intendance, ni nourriture, ni eau, ni organisation, alors que des milliers de gens dont la grande majorité était des noirs, s'entassaient dans ces bâtiments et y étaient abandonnés.
Pour les gens riches restés à la Nouvelle Orléans, la situation était tout autre. Les touristes et les VIP restés sur place étaient logés dans des hôtels cinq étoiles juste à côté du Superdome, se prélassaient dans le luxe et étaient protégés par des officiers de police armés qui maintenaient la "populace" du Superdome à distance. Au lieu d'organiser la distribution de nourriture et d'eau en stock dans les magasins et les entrepôts, la police est restée bras croisés lorsque les pauvres gens ont commencé à "piller" les biens de première nécessité pour les redistribuer.
Il est vrai que des éléments lumpenisés ont tiré parti de la situation et se sont mis à voler du matériel électronique, de l'argent et des armes, mais il est clair qu'au départ, ce phénomène a commencé comme tentative de survie dans des conditions les plus deshumanisées. Au même moment cependant, la police arme au poing assurait la sécurité des employés des hôtels de luxe envoyés dans une proche pharmacie fouiller tout ce qu'ils pouvaient à la recherche d'eau, de nourriture et de médicaments pour assurer le confort des riches hôtes. Un officier de police a expliqué que ce n'était pas du pillage, mais la "réquisition" de provisions par la police, ce qui est autorisé en cas d'urgence. La différence entre "pillage" et "réquisition", c'est la différence entre être pauvre et être riche.
C'est le système le coupable. L'incapacité du capitalisme à répondre à cette crise avec le minimum de solidarité humaine démontre que la classe capitaliste n'est plus digne de gouverner, que son mode de production est embourbé dans un processus de décomposition sociale - pourrissant littéralement sur pied - qu'il offre à l'humanité un avenir de mort et de destruction.
Le chaos dans lequel tombent, les uns après les autres, les pays d'Afrique et d'Asie ces dernières années, n'est qu'un avant-goût de ce que le capitalisme nous réserve y compris dans les pays industrialisés, et la Nouvelle Orléans aujourd'hui nous fait entrevoir la désolation de ce futur. Comme toujours, la bourgeoisie a rapidement élaboré toutes sortes d'alibis et d'excuses pour ses crises et sa faillite.
Dans sa dernière série d'excuses, elle pleurniche sur le fait qu'elle a fait tout ce qu'elle pouvait ; que c'est une catastrophe naturelle, pas causée par les hommes ; que personne n'aurait pu prévoir la catastrophe naturelle la pire de l'histoire de la nation ; que personne n'avait prévu que les digues maintenant l'eau, rompraient. Les critiques du gouvernement, aux Etats-Unis et à l'étranger, s'en prennent à l'incompétence de l'administration Bush qui a laissé une catastrophe naturelle devenir une calamité sociale.
Tout ce barouf de la bourgeoisie est hors de propos. Son seul but, c'est de détourner l'attention de la vérité qui est que c'est le système capitaliste lui-même qui est responsable. "Nous faisons tout ce que nous pouvons", tel est le cliché le plus répété puisé dans les réserves de la propagande bourgeoise. Ils font "tout ce qu'ils peuvent" pour terminer la guerre en Irak, pour améliorer l'économie, pour améliorer l'éducation, pour mettre fin à la criminalité, pour rendre la navette spatiale sûre, pour arrêter la drogue, etc., etc. Ils ne pourraient ni faire mieux, ni faire autrement. A croire que le gouvernement ne fait aucun choix politique, ne dispose d'aucune possibilité alternative. Quel non sens ! Ils mènent la politique qu'ils ont consciemment choisie - et qui, c'est clair, comporte des conséquences désastreuses pour la société. Quant à l'argument concernant les phénomènes naturels - en opposition à ce que les hommes ont créé, il est vrai que le cyclone Katrina était une force naturelle, mais l'échelle de la catastrophe naturelle et sociale qu'il a entraînée, elle, n'était pas inévitable. Sous tous ses aspects, la catastrophe a été produite et rendue possible par le capitalisme et son Etat.
Le caractère de plus en plus dévastateur des catastrophes naturelles à travers le monde d'aujourd'hui est une conséquence de toutes les politiques irresponsables au niveau de l'économie et de l'environnement que mène le capitalisme dans sa recherche incessante de profit. Les politiques s'expriment autant dans leur incapacité à utiliser la technologie existante pour surveiller les tsunamis et avertir les populations menacées en temps voulu que dans la déforestation des collines dans les pays du Tiers-Monde qui exacerbe la dévastation produite par les inondations liées à la mousson, ou encore dans la pollution irresponsable de l'atmosphère par les gaz à effets de serre qui aggravent le réchauffement global et contribuent probablement aux aberrations climatiques dans le monde.
A ce sujet, il y beaucoup d'indications qui amènent à penser que le réchauffement global a provoqué une augmentation de la température de l'eau et le développement d'un plus grand nombre de dépressions, tempêtes et cyclones tropicaux au cours de ces dernières années. Lorsque Katrina a touché la Floride, c'était un cyclone de Force 1, mais comme il est resté pendant une semaine au dessus des eaux à 32° du Golfe du Mexique, il est devenu une tempête de Force 5 avec des vents à 280 km/heure lorsqu'il a atteint la côte du Golfe. Les gauchistes ont déjà commencé à parler des liens de Bush avec l'industrie pétrolière et de son opposition au Protocole de Kyoto et à présenter cela comme responsable de la catastrophe, mais leur critique s'inscrit dans les discussions au sein de la classe capitaliste mondiale - comme si la mise en oeuvre des accords de Kyoto pouvait vraiment renverser les effets du réchauffement global et si les bourgeoisies des pays en faveur de Kyoto étaient vraiment intéressées à réorganiser les méthodes capitalistes de production. Pire, leur critique évacue le fait que c'est l'administration Clinton qui, tout en se prétendant pro-environnementale, a la première rejeté l'accord de Kyoto.
Le refus de s'occuper du réchauffement global, c'est la position de la bourgeoisie américaine, pas seulement celle de l'administration Bush. De plus, la Nouvelle Orléans avec sa population de presque 600 000 habitants et des banlieues proches comprenant une population encore plus nombreuse, est une ville construite en grande partie en dessous du niveau de la mer, ce qui la rend vulnérable aux inondations en provenance des eaux du Mississipi, du Lac Ponchartrain et du Golfe du Mexique. Depuis 1927, le génie militaire américain a développé et entretenu un système de digues pour empêcher l'inondation annuelle par les eaux du Mississipi, ce qui a permis à l'industrie et à l'agriculture de prospérer à côté du fleuve et à la ville de la Nouvelle Orléans de s'étendre, mais qui a arrêté l'apport de terre et de sédiments qui renouvelaient naturellement les marécages et les marais du delta du Mississipi en aval de la ville vers le Golfe du Mexique. Cela a fait que ces marécages qui fournissaient une protection naturelle à la Nouvelle Orléans en servant de tampon face aux irruptions maritimes, se sont dangereusement érodés et que la ville est devenue plus vulnérable aux inondations de la mer. Ce n'est pas "naturel", c'est créé par l'homme.
Ce n'est pas non plus une force naturelle qui a considérablement réduit la Garde nationale de Louisiane, mais la guerre en Irak dans laquelle une grande partie de ses troupes a été mobilisée, ne laissant que 250 gardes disponibles pour assister la police et les pompiers dans les actions de secours les trois premiers jours après la rupture des digues. Et un pourcentage encore plus grand de gardes du Mississipi a été déployé en Irak.
L'argument selon lequel cette catastrophe n'était pas prévue est aussi un non-sens. Depuis presque 100 ans, scientifiques, ingénieurs et politiciens ont discuté de la façon de faire face à la vulnérabilité de la Nouvelle Orléans vis-à-vis des cyclones et des inondations. Au milieu des années 1980, plusieurs projets ont été développés par différents groupes de scientifiques et d'ingénieurs, ce qui a finalement mené à une proposition, en 1998 (sous l'administration Clinton), appelée Coast 2050. Ce projet comprenait le renforcement et le réaménagement des digues existantes, la construction d'un système d'écluses et la création de nouveaux canaux qui amèneraient des eaux remplies de sédiments afin de restaurer les zones marécageuses tampon du delta ; ce projet requérait un investissement de 14 milliards de dollars sur une période de 10 ans. Il ne reçut pas l'approbation de Washington, non pas sous Bush mais sous Clinton.
L'an dernier, l'armée a demandé 105 millions de dollars pour des programmes de lutte contre les cyclones et les inondations à la Nouvelle Orléans, mais le gouvernement ne lui a accordé que 42 millions. Au même moment, le Congrès approuvait un budget de 231 millions de dollars pour la construction d'un pont vers une petite île inhabitée d'Alaska. Une autre réfutation de l'alibi selon lequel "personne n'avait prévu", c'est qu'à la veille de l'arrivée du cyclone, Michael D. Brown, directeur de la FEMA (Federal Emergency Management Administration), se vantait, dans des interviews télévisés, du fait qu'il avait ordonné la mise sur pied d'un plan d'urgence au cas où le pire scénario catastrophe ait lieu à la Nouvelle Orléans après le tsunami du Sud-Est asiatique, et que la FEMA avait confiance dans le fait qu'elle serait capable de faire face à toute éventualité.
Des rapports en provenance de la Nouvelle Orléans indiquent que ce plan de la FEMA a été mis en oeuvre avec la décision... de renvoyer les camions transportant des dons de bouteilles d'eau, de refuser de distribuer 3700 litres de diesel apportés par les garde-côtes et la coupure des lignes de communication d'urgence utilisées par la police locale dans les banlieues de la Nouvelle Orléans... Brown a même eu le culot d'excuser l'inaction dans le secours aux 25 000 personnes réfugiées dans le centre de conférences, en disant que les autorités fédérales n'avaient pas su avant la fin de la semaine que ces réfugiés étaient là, alors que cela faisait trois ou quatre jours que les informations télévisées donnaient des reportages sur leur situation.
Et bien que le maire Ray Nagin, démocrate, ait vociféré et dénoncé l'inaction de l'Etat fédéral, c'est sa propre administration locale qui n'a fait absolument aucun effort pour fournir une évacuation sûre aux pauvres et aux personnes âgées, qui n'a pris aucune responsabilité dans la distribution de nourriture et d'eau et qui a abandonné la ville au chaos et à la violence.
Des millions d'ouvriers ont été émus par ces souffrances déplorables sur la Côte du Golfe et scandalisés par l'insensibilité de la réponse officielle. Dans la classe ouvrière en particulier existe un immense sens de solidarité humaine authentique envers les victimes de cette calamité. Alors que la bourgeoisie distribue aux victimes sa compassion par petits bouts, un peu pour les noirs, un peu pour les pauvres...la plupart des ouvriers américains ne fait pas de distinction entre elles. Même si le racisme est une carte souvent utilisée par la bourgeoisie pour diviser les ouvriers blancs et les ouvriers noirs, et si divers leaders nationalistes noirs servent le capitalisme en insistant sur le fait que la crise à la Nouvelle Orléans est un problème de noirs contre les blancs, la souffrance des ouvriers pauvres et des miséreux à la Nouvelle Orléans aujourd'hui est odieuse pour la classe ouvrière.
Il ne fait aucun doute que l'administration Bush est une équipe dirigeante inadéquate pour la classe dominante, sujette aux inepties, aux gestes creux et aux réactions lentes face à la crise actuelle, et cela viendra s'ajouter à son impopularité croissante. Mais l'administration Bush n'est pas une aberration ; elle est plutôt un reflet cru de la réalité : les Etats-Unis sont une superpuissance déclinante, dominant un "ordre mondial" qui s'enfonce dans le chaos.
La guerre, la famine et les désastres écologiques, voilà le futur où le capitalisme nous mène. S'il y a un espoir pour l'avenir de l'humanité, c'est que la classe ouvrière mondiale développe la conscience et la compréhension de la véritable nature de la société de classe et prenne en main la responsabilité historique de se débarrasser de ce système capitaliste anachronique et destructeur et de le remplacer par une nouvelle société contrôlée par la classe ouvrière, ayant pour principe la solidarité humaine authentique et la réalisation des besoins humains.
Internationalism,
section
du CCI aux Etats-Unis
(4 septembre 2005)
Nous publions ci-dessous la suite de l'article paru dans le numéro précédent de notre Revue internationale. Dans cette première partie, nous avions mis en évidence le changement de période dans la vie du capitalisme ayant constitué la toile de fond au déroulement des événements de 1905 en Russie, le passage de son ascendance à sa décadence. Nous avons également insisté sur les conditions favorables à la radicalisation de la lutte prévalant alors en Russie : l'existence d'une classe ouvrière moderne et concentrée, dotée d'un haut niveau de conscience face aux attaques capitalistes aggravées par les conséquences désastreuses de la guerre russo-japonaise. C'est directement à l'Etat qu'est amenée à se confronter la classe ouvrière pour la défense de ses conditions d'existence et c'est dans les soviets qu'elle s'organise pour assumer cette nouvelle phase historique de sa lutte. La première partie de l'article décrivait comment se sont formés les premiers conseils ouvriers et à quels besoins ils ont correspondu. La seconde partie analyse plus en détail comment se sont constitués les soviets, leur lien avec le mouvement d'ensemble de la classe ouvrière, de même que leurs relations avec les syndicats. En fait, ces derniers, qui ne correspondent déjà plus à la forme d'organisation dont la classe ouvrière a besoin dans la nouvelle période de la vie du capitalisme qui s'ouvre, n'ont pu jouer un rôle positif que parce qu'ils étaient entraînés par la dynamique du mouvement, dans le sillage des soviets et sous leur autorité.
Les tendances qui s’étaient manifestées à Ivanovo-Vosnesensk trouvèrent leur achèvement dans le Soviet des députés ouvriers de Saint-Pétersbourg.
Le Soviet était le produit du développement des luttes ouvrières à Saint-Pétersbourg. Contrairement à celui d’Ivanovo-Vosnesensk, il n’avait pas surgi directement d’une lutte particulière mais à l’initiative des Mencheviks qui avaient convoqué sa première réunion. Il était tout autant enraciné dans les luttes ouvrières mais était une expression de l'ensemble du mouvement plutôt que d'une partie de celui-ci. Ce fait constituait une avancée, et l’idée qu’il aurait été moins authentiquement prolétarien ou, d’une certaine manière, la créature de la social-démocratie, est l'expression d'un formalisme superficiel. En fait, les révolutionnaires étaient emportés par la vague des évènements et par le développement spontané de la lutte à un rythme qu’ils ne trouvaient pas toujours à leur gré.
Dès son apparition, le Soviet a exprimé sa nature politique : "On décida d’appeler immédiatement le prolétariat de la capitale à la grève politique générale et à l’élection des délégués. "La classe ouvrière, disait l’appel rédigé lors de la première séance, a dû recourir à l’ultime mesure dont dispose le mouvement ouvrier mondial et qui fait sa puissance : la grève générale (…) Dans quelques jours, des évènements décisifs doivent s’accomplir en Russie. Ils détermineront pour de nombreuses années le sort de la classe ouvrière ; nous devons donc aller au-devant des faits avec toutes nos forces disponibles, unifiées sous l’égide de notre commun Soviet (…)." 1 La seconde réunion du Soviet envisageait déjà d'avancer des revendications face à la classe dominante : "Une députation spéciale fut chargée de formuler devant la douma municipale les revendications suivantes : 1°) prendre des mesures immédiates pour réglementer l’approvisionnement des masses ouvrières ; 2°) ouvrir les locaux pour les réunions ; 3°) suspendre toute attribution de provisions, de locaux, de fonds à la police, à la gendarmerie, etc. ; 4°) assigner les sommes nécessaires à l’armement du prolétariat de Pétersbourg qui lutte pour la liberté." 2 Très rapidement, le Soviet devint le point de ralliement des luttes et dirigea la grève de masse ; les syndicats et les comités de grève spécifiques adhéraient à ses décisions. Le Manifeste constitutionnel, signé par le tsar et publié le 18 octobre, peut sembler ne pas être un document particulièrement radical mais, dans le contexte politique de l’époque, il était une expression du rapport de forces entre les classes pendant la révolution et sa portée était significative. Comme l'écrit Trotsky : "Le 17 octobre, le gouvernement du tsar, couvert du sang et des malédictions des siècles, avait capitulé devant le soulèvement des masses ouvrières en grève. Aucune tentative de restauration ne pourrait jamais effacer de l’histoire cet événement considérable. Sur la couronne sacrée de l’absolutisme, la botte du prolétaire avait appliqué sa marque ineffaçable." 3
Les deux mois et demi suivants furent le théâtre d’une épreuve de force entre le prolétariat révolutionnaire, dirigé par le Soviet à qui il avait donné naissance, et la bourgeoisie. Le 21 octobre, confronté à un fléchissement de la grève, le Soviet mit fin à celle-ci et organisa le retour de tous les ouvriers au travail à la même heure, montrant ainsi sa puissance. Une manifestation, en faveur d’une amnistie pour ceux qui avaient été emprisonnés par l’Etat, avait été planifiée pour la fin octobre. Elle fut décommandée face aux préparatifs de la classe dominante pour provoquer des incidents. Ces actions étaient des tentatives de prendre l’avantage dans le conflit de classe qui se dirigeait vers un affrontement inévitable : "Telle était précisément, dans sa direction générale, la politique du Soviet : il regardait bien en face et marchait au conflit inévitable. Cependant, il ne se croyait pas autorisé à en hâter la venue. Mieux vaudrait plus tard." 4 Fin octobre, mobilisant les Cent Noirs de même que la lie du lumpen et des criminels de la société, une vague de pogroms fit quelque 3500 à 4000 tués et 10 000 blessés. Même à Saint-Pétersbourg, la bourgeoisie se préparait à l’affrontement final à travers des attaques ponctuelles et des batailles isolées. La classe ouvrière répondit en renforçant sa milice, prenant les armes et instaurant des patrouilles, ce qui obligea le gouvernement, à son tour, à envoyer des soldats dans la ville.
En novembre, une nouvelle grève se développa, en partie en réponse à l’instauration de la loi martiale en Pologne et d’une cour martiale pour les soldats et les marins de Cronstadt qui s’étaient rebellés. De nouveau confronté à une perte d’élan du mouvement après qu’il eut obtenu quelques concessions, le Soviet mit fin à la grève et les ouvriers retournèrent au travail comme un corps discipliné. Le succès de la grève résidait dans le fait qu’elle avait mis en mouvement de nouveaux secteurs de la classe ouvrière et avait établi le contact avec les soldats et les marins : "D’un seul coup, elle remua les masses de l’armée et, au cours des journées qui suivirent, occasionna une série de meetings dans les casernes de la garnison de Pétersbourg. Au Comité Exécutif, et même aux séances du Soviet, on vit apparaître non seulement des soldats isolés, mais des délégués de la troupe qui prononcèrent des discours et demandèrent à être soutenus ; la liaison révolutionnaire s’affermit parmi eux, les proclamations se répandirent à profusion dans ce secteur." 5 De la même façon, une tentative de consolider le gain de la journée de 8 heures ne put être non plus soutenue et les acquis réalisés furent rapidement perdus une fois que la campagne fut décommandée, mais l’impact sur la conscience de la classe ouvrière demeurait : "Lorsqu’il défendait au Soviet la motion qui devait terminer la lutte, le rapporteur du Comité Exécutif résumait de la manière suivante les résultats de la campagne : "si nous n’avons pas conquis la journée de huit heures pour les masses, nous avons du moins conquis les masses à la journée de huit heures. Désormais, dans le cœur de chaque ouvrier pétersbourgeois retentit le même cri de bataille : Les huit heures et un fusil !"" 6
Les grèves continuaient, avec en particulier un nouveau mouvement spontané chez les cheminots et les télégraphistes, mais la contre-révolution gagnait aussi progressivement en force. Le 26 novembre, le président du Soviet, Georgiy Nosar, était arrêté. Le Soviet reconnaissait alors que l’affrontement était inévitable et prenait une résolution déclarant qu’il continuerait à préparer l’insurrection armée. Les ouvriers, les paysans et les soldats affluèrent au Soviet, soutinrent son appel aux armes et entreprirent les préparatifs. Cependant, le 6 décembre, le Soviet était encerclé et ses membres arrêtés. Le Soviet de Moscou monta alors au créneau, appelant à la grève générale et essayant de la transformer en insurrection armée. Mais déjà la réaction mobilisait massivement et la tentative d’insurrection se transforma en combat d’arrière-garde et en action défensive. Mi-décembre, elle était écrasée. Dans la répression qui suivit, 14 000 personnes furent tuées dans les combats, 1000 exécutées, 20 000 blessées et 70 000 arrêtées, emprisonnées ou exilées.
La bourgeoisie elle-même s'interroge sur les événements de 1905. Comme la nature révolutionnaire de la classe ouvrière est quelque chose qui lui est étranger, le développement de la lutte en une confrontation armée et la défaite du prolétariat lui paraissent être un acte de folie : "Porté par le succès, le Soviet de Pétersbourg succombait à l’hybris 7, à un orgueil démesuré... Au lieu de consolider ses acquis, il devint de plus en plus combatif et même téméraire. Beaucoup de ses dirigeants tenaient le raisonnement selon lequel, si l’autocratie pouvait si facilement être mise à genoux, ne serait-il pas possible d’obtenir de plus en plus de concessions pour la classe ouvrière et de forcer le pas avec une révolution socialiste ? Ils préféraient ignorer le fait que la grève générale n’avait réussi que parce qu’il y avait eu un effort unifié de tous les groupes sociaux ; et ils n’arrivaient pas à comprendre qu’ils ne pouvaient compter sur la sympathie de la classe moyenne que tant que le Soviet concentrait son feu contre l’autocratie." 8 Mais pour les révolutionnaires, la signification de 1905 ne se trouve pas dans des gains immédiats, quels qu’ils soient, mais dans les leçons qui peuvent en être tirées sur le développement des conditions de la révolution, sur le rôle du prolétariat et de l’organisation révolutionnaire et, en particulier, sur les moyens que le prolétariat utilisera pour mener sa lutte : les soviets. Ces leçons n’ont pu être tirées que grâce à "l’orgueil démesuré" et à "la témérité" du prolétariat, qualités dont il aura grand besoin pour parvenir à renverser le capitalisme.
Les Bolcheviks hésitèrent face à la constitution des soviets. A Saint-Pétersbourg, tout en ayant participé à la formation du Soviet, l’organisation bolchevique de la ville adopta une résolution appelant celui-ci à accepter le programme social-démocrate. A Saratov, ils s’opposèrent à la création d’un soviet jusqu’à la fin de novembre ; à Moscou en revanche, après quelque retard, ils participèrent activement au Soviet. Lénine avait beaucoup mieux saisi quelles étaient les potentialités des soviets et, dans une lettre à la Pravda qui n’a pas été publiée, tout début novembre, il critiquait ceux qui opposaient le parti à ces derniers pour défendre l’idée "qu’il [fallait] aboutir absolument à cette solution : et le Soviet des députés ouvriers et le Parti" et argumentait : "Il me paraît inutile d’exiger du Soviet des députés ouvriers qu’il adopte le programme social-démocrate et adhère au Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie." 9 Il continuait en expliquant que le Soviet était issu de la lutte, était le produit de l’ensemble du prolétariat et que son rôle était de regrouper le prolétariat et ses forces révolutionnaires ; toutefois, en voulant regrouper la paysannerie et des éléments de l’intelligentsia bourgeoise au sein du Soviet, il introduisait une confusion significative : "A mon sens, le Soviet des députés ouvriers, en tant que centre révolutionnaire de direction politique, n’est pas une organisation trop large, mais au contraire trop étroite. Le Soviet doit se proclamer gouvernement révolutionnaire provisoire, ou bien en constituer un, en attirant absolument à cet effet de nouveaux députés, non pas seulement désignés par des ouvriers, mais, d’abord par les matelots et les soldats qui partout tendent déjà à la liberté ; en second lieu, par les paysans révolutionnaires, en troisième lieu par les intellectuels bourgeois révolutionnaires. Nous ne craignons pas une composition aussi étendue et aussi diverse, nous la souhaitons même, car sans alliance du prolétariat et de la paysannerie, sans un rapprochement combatif des social-démocrates et des démocrates révolutionnaires, le plein succès de la grande révolution russe serait impossible."
La position de Lénine à l’époque de la révolution et juste après n’était pas toujours claire, et c’était en bonne partie parce qu’il établissait un lien entre les soviets et la révolution bourgeoise, et considérait ceux-ci comme la base d’un gouvernement révolutionnaire provisoire. Cependant, il saisissait de façon claire quelques-uns des aspects les plus fondamentaux caractéristiques des soviets : ils étaient une forme surgissant dans la lutte elle-même, de la grève de masse ; ils regroupaient la classe ; ils étaient une arme de la lutte révolutionnaire ou insurrectionnelle et ils avançaient et reculaient avec la lutte : "Les soviets des députés ouvriers sont des organes de la lutte directe des masses. Ils ont été créés comme des organes de lutte par la grève. Sous la pression de nécessité, ils sont rapidement devenus des organes de lutte révolutionnaire générale contre le gouvernement. Ils se sont trouvés irrésistiblement transformés, par la suite des événements – la grève devenant un soulèvement-, en organes insurrectionnels. Tel est bien le rôle que jouèrent en décembre de nombreux "soviets" et "comités", c’est un fait absolument incontestable. Et les évènements ont montré de la façon la plus claire et la plus convaincante qu’en temps de lutte, la force et la valeur de ces organes dépendent entièrement de la force et du succès de l’insurrection". 10
En 1917, cette compréhension devait permettre à Lénine de saisir le rôle central joué par les soviets.
Une des leçons majeures de 1905 concerne la fonction des syndicats. Nous avons déjà mentionné ce point fondamental : le sugissement des soviets a montré que la forme syndicale était dépassée par le développement de l’histoire ; cependant, il est important de considérer cette question plus en détail.
En Russie, le contexte immédiat était celui où les associations ouvrières avaient été interdites par l’Etat pendant de nombreuses années. C’était le contraire de ce qui se passait dans les pays capitalistes plus avancés dans lesquels les syndicats avaient gagné le droit d’exister et regroupaient des milliers, sinon des millions d’ouvriers. La situation particulière qui prévalait en Russie n’empêchait pas les ouvriers de lutter mais elle impliquait que leurs mouvements tendaient à être tout à fait spontanés et, en particulier, que leurs organisations surgissaient directement de la lutte sous la forme de comités de grève et disparaissaient avec la grève elle-même. La seule forme légale permise était la récolte de fonds de secours.
En 1901, une Association d’aide mutuelle des travailleurs de l’Industrie mécanique fut fondée à Moscou par Sergei Zoubatov et cet exemple fut suivi par la création d’organisations semblables dans d’autres villes. Le but de ces syndicats (créés et montés par la police tsariste) était de séparer les revendications économiques de la classe ouvrière de ses revendications politiques et de permettre la satisfaction des premières afin d'empêcher le surgissement des dernières. Ils n’y arrivèrent pas, d’une part parce que l’Etat ne voulait pas faire la moindre concession qui aurait permis à ces syndicats d'acquérir un minimum de crédibilité et, d'autre part, parce que la classe ouvrière et les révolutionnaires s'employaient à les utiliser à leurs propres fins : "Les zoubatovistes de Moscou trouvèrent une audience dans les ateliers des chemins de fer de la ligne Moscou-Koursk, mais contrairement aux plans de ces "socialistes de la police", les contacts qui se nouaient dans les cantines et les librairies zoubatovistes renforçaient aussi l’organisation des groupes sociaux-démocrates." 11 Confrontés à la vague de grève de masse de 1902-03, qui se répandit dans tout le sud du pays et impliqua quelque 225 000 travailleurs, les syndicats zoubatovistes furent balayés.
A leur place, l’Etat permit la création de "starostes" 12, ou de doyens de fabrique, pour négocier avec la direction. De telles délégations avaient surgi dans le passé à cause de l’absence de toute autre forme d’organisation ; mais, avec la nouvelle loi, afin d’éviter l’apparition de délégués représentant véritablement les intérêts des ouvriers, ces individus ne pouvaient être nommés qu’avec la permission de leurs employeurs, dont ils dépendaient entièrement. Ils ne bénéficiaient d’aucune impunité et pouvaient ainsi être licenciés par les employeurs ou écartés directement par le gouverneur de la région, appointé par l’Etat.
Lorsque la révolution éclata, les syndicats étaient toujours illégaux. Néanmoins, de nombreux syndicats se constituèrent à la suite de la première vague de luttes. A la fin de septembre, 16 syndicats s’étaient constitués à Saint-Pétersbourg, 24 à Moscou et d'autres dans différentes parties du pays. A la fin de l’année, ce nombre s’élevait à 57 à Saint-Pétersbourg et à 67 à Moscou. L’intelligentsia et les professions libérales constituèrent elles aussi des syndicats, y compris les avocats, le personnel médical, les ingénieurs et les techniciens et, en mai, 14 de ces syndicats formèrent l’Union des syndicats.
Quels étaient alors les rapports entre les syndicats et les soviets ? Tout simplement, c’était les soviets qui dirigeaient la lutte, les syndicats étant entraînés et radicalisés sous leur direction. "Au fur et à mesure du développement de la grève d’octobre, le Soviet devenait tout naturellement le centre qui attirait l’attention générale des hommes politiques. Son importance croissait littéralement d’heure en heure. Le prolétariat industriel avait été le premier à serrer les rangs autour de lui. L’Union des syndicats, qui avait adhéré à la grève dès le 14 octobre, dut presque immédiatement se ranger sous son protectorat. De nombreux comités de grève - ceux des ingénieurs, des avocats, des fonctionnaires du gouvernement - réglaient leurs actes sur ses décisions. En s’assujettissant les organisations indépendantes, le Soviet unifia autour de lui la révolution." 13
L’exemple du syndicat des cheminots est instructif parce qu’il montre à la fois l’étendue la plus large et les limites du rôle des syndicats dans cette période révolutionnaire.
Comme nous l’avons déjà vu, les cheminots avaient acquis une réputation de combativité avant 1905 et les révolutionnaires, y compris les Bolcheviks, avaient une influence significative parmi eux. Fin janvier, des vagues de grèves de cheminots se développèrent, d’abord en Pologne et à Saint-Pétersbourg, ensuite en Biélorussie, en Ukraine et sur les lignes de chemin de fer à destination de Moscou. Les autorités firent d’abord quelques concessions, puis essayèrent d’imposer la loi martiale mais ni l’une ni l’autre de ces tactiques ne parvinrent à mettre les ouvriers à genoux. En avril, le Syndicat des employés et des ouvriers des chemins de fer de toutes les Russies fut fondé à Moscou. Au début, le Syndicat semblait être dominé par lestechniciens et les employés de bureau, les ouvriers gardant leurs distances à son égard ; mais cela changea au cours de l’année. En juillet, une nouvelle vague de grèves démarra à la base et, de façon significative, prit immédiatement une forme plus politique. En septembre, comme on l’a déjà rappelé, la Conférence sur les retraites se transforma en "Premier Congrès des délégués des employés des chemins de fer de toutes les Russies ". Cette marée montante de combativité commença à se heurter aux limites du syndicat avec le déclenchement de grèves spontanées en septembre, qui forcèrent les syndicats à agir, comme le remarquait un délégué au Congrès sur les retraites : "Les employés firent grève spontanément ; reconnaissant l’inévitabilité d’une grève dans le chemin de fer Moscou-Kazan, le syndicat pensa nécessaire de soutenir une grève sur les autres voies des connexions avec Moscou." 14 Ces grèves furent l’étincelle qui mit le feu à la grève de masse d’octobre : "Le 9 octobre également, dans une séance extraordinaire du congrès des délégués cheminots à Pétersbourg, on formule et on expédie immédiatement par télégraphe sur toutes les lignes les mots d’ordre de la grève des chemins de fer : la journée de huit heures, les libertés civiques, l’amnistie, l’Assemblée Constituante.
La grève s’étend maintenant à tout le pays et le domine. Elle se défait de toutes ses hésitations. A mesure que le nombre de grévistes augmente, leur assurance devient plus grande. Au dessus des revendications professionnelles, s’élèvent des revendications révolutionnaires de classe. En se détachant des cadres corporatifs et locaux, la grève commence à sentir qu’elle est elle-même la révolution, et cela lui donne une audace inouïe.
Elle court sur les rails et, d’un geste autoritaire, ferme la route derrière elle. Elle prévient de son passage par le fil télégraphique du chemin de fer "La grève ! Faites la grève !" crie-t-elle dans toutes les directions." 15
Les ouvriers de la base passaient au premier plan, submergeant les syndicats de leur passion révolutionnaire : "Entre le 9 et le 18 octobre, il n'a existé aucune note émanant du Bureau central donnant la moindre instruction aux syndicats locaux, et les mémoires des leaders sont remarquablement silencieuses en ce qui concerne les événements de ces jours là. En fait, l’apparition d’une organisation des ouvriers à la base, suscitée par la grève, tendait à renforcer l’influence à la fois des groupes dirigeants locaux et des partis révolutionnaires aux dépens du Bureau central qui n’avait d’indépendant que le nom, en particulier parce que la grève en arrivait à impliquer de nouvelles catégories d’ouvriers." 16 Et même la police tsariste remarquait que "pendant la grève, des comités étaient formés par les grévistes sur chacune des lignes de chemin de fer, pour assurer l’organisation et la direction". 17 Une caractéristique de la grève était l’apparition de "délégués de trains" qui étaient employés pour élargir la grève et maintenir les communications entre les centres de luttes.
Entre octobre et décembre, un grand nombre de nouveaux syndicats furent formés mais, comme le notait un rapport du gouvernement, ils s’engageaient immédiatement dans la lutte politique : "Les syndicats se formaient au début pour réguler les rapports économiques des employés mais, très vite, sous l’influence de la propagande hostile à l’Etat, ils prenaient un aspect politique et commençaient à lutter pour le renversement de l’Etat et de l’ordre social existants." 18 Il s'agit sûrement là d’une description fidèle de l'attitude des ouvriers des chemins de fer qui restèrent sur le devant de la scène de la révolution, participant à la grève et à l’insurrection armée de décembre à Moscou.
Après la révolution, le syndicat des cheminots déclina rapidement. Dans son Troisième Congrès en décembre 1906, alors que le nombre d’ouvriers représentés était manifestement le double de celui de l’année précédente, son activité avait fortement diminué. En février 1907, les sociaux-démocrates se retiraient du syndicat et, en 1908, celui-ci s'effondra.
En Grande-Bretagne, au 19e siècle, la classe ouvrière s’était battue pour créer des syndicats. Au début, ceux-ci ne regroupaient que les ouvriers les plus qualifiés et il a fallu attendre les grandes luttes de la deuxième moitié du siècle pour que les travailleurs non qualifiés puissent surmonter leur dispersion et leur faiblesse et former leurs propres syndicats. En Russie, en 1905, ce sont aussi les ouvriers les plus qualifiés qui les premiers créèrent des syndicats mais, contrairement à ce qui s’était passé en Angleterre, le manque de participation des non qualifiés, des ouvriers de la base, n’était pas une expression d’un manque de conscience de classe et de combativité, mais du niveau élevé de celles-ci. L’absence de syndicats n’avait pas empêché le développement de la conscience de classe et de la combativité qui devaient encore progresser en 1905, en créant les conditions favorables à la grève de masse et à l'apparition du soviet. La forme syndicale a effectivement vu le jour, mais son contenu tendait à s’inscrire dans la nouvelle forme de lutte. Dans le bouillonnement révolutionnaire, les ouvriers ont créé des nouvelles formes de lutte mais ont aussi injecté ce nouveau contenu dans les anciennes formes, les ont submergées et entraînées dans le flot révolutionnaire. L'activité révolutionnaire de la classe ouvrière a clarifié la situation dans la pratique bien des années avant que celle-ci ne soit comprise en théorie : en 1917, c'est vers les soviets que la classe ouvrière s’est tournée quand elle est partie à l’assaut du capital.
La révolution de 1917 venait ainsi confirmer la forme d'organisation soviétique comme étant la seule adaptée aux besoins de la lutte de la classe ouvrière dans "l'ère des guerres et des révolutions" (selon les termes utilisés par l'Internationale communiste pour caractériser la période ouverte par la Première Guerre mondiale dans la vie du capitalisme).
La grève de masse de 1905 et sa tentative insurrectionnelle avaient démontré que les conseils ouvriers étaient capables de prendre en charge toutes les fonctions essentielles assumées jusque-là par les syndicats, à savoir constituer des lieux où le prolétariat s'unifiait et développait sa conscience de classe, en particulier sous l'influence de l'intervention des révolutionnaires 19. Mais, alors que dans toute la période précédente, où la classe ouvrière était encore en cours de constitution, les syndicats devaient le plus souvent leur existence à l'intervention des révolutionnaires qui organisaient leur classe, la création du soviet, prise en charge spontanément par les masses ouvrières en lutte, correspond tout à fait à l'évolution même de la classe ouvrière, à sa maturité, à l'élévation de son niveau de conscience et aux conditions nouvelles de sa lutte. En effet, alors que l'action syndicale se concevait essentiellement en étroite collaboration avec les partis parlementaires de masse et autour de la lutte systématique et progressive pour les réformes, le conseil ouvrier correspond au besoin d'une lutte à la fois économique, politique et frontale contre le pouvoir d'Etat, devenue incapable desatisfaire les revendications ouvrières. C'est-à-dire une lutte qui, à travers la forme d'organisation qui ne peut plus être celle du syndicat, soit capable de rallier et d'unir étroitement dans l'action des fractions croissantes et diverses de la classe ouvrière et de constituer le creuset du développement général de sa conscience.
Les événements de 1905 eux-mêmes démontrent dans la pratique que le syndicat, cet outil pour la construction duquel les ouvriers s'étaient battus pendant des décennies, était en train de perdre son utilité pour la classe ouvrière. Si les circonstances en 1905 avaient donné au syndicat la possibilité de jouer encore un rôle positif en faveur de la classe ouvrière, cela n'a été rendu possible que grâce à l'existence même des conseils ouvriers dont les syndicats n'ont cnstitué que des appendices. La sanction de l'histoire a été beaucoup plus cruelle dans les années suivantes envers cet outil désormais inadapté pour la lutte de classe. En effet, dans la première boucherie mondiale, c'est la bourgeoisie des principaux pays belligérants qui s'emparera des syndicats en les mettant au service de l'Etat bourgeois et de l'effort de guerre pour l'encadrement de la classe ouvrière.
La révolution de 1905 est riche de leçons qui sont d’une importance vitale aujourd’hui pour comprendre la période historique, pour dégager quelles sont les tâches et les formes de la lutte révolutionnaire. Les éléments essentiels de la lutte du prolétariat en période de décadence du capitalisme ressortent de la lutte de 1905. Le développement de la crise du capitalisme donné comme objectif à la lutte, le renversement révolutionnaire du capitalisme, tandis que les conséquences de la crise, la guerre, la pauvreté et l’exploitation accrue imposaient à toute lutte réelle de prendre une forme politique. Telle était la situation qui fit surgir les soviets. Ces derniers n’étaient pas spécifiques à la Russie ; ils se sont développés sous différentes formes et à des rythmes différents dans tous les principaux pays capitalistes. Dans les prochains articles de cette série, nous reviendrons sur la signification internationale de la révolution de 1905 et nous nous pencherons sur les leçons que le mouvement ouvrier a été capable d’en tirer.
North, 14/06/05
1 Trotsky, 1905, Chapitre 8 : "La formation du Soviet des députés ouvriers". (Les Editions de Minuit)
2 Ibid.
3 Trotsky, 1905, Chapitre 10 : "Le ministère De Witte".
4 Trotsky, 1905, Chapitre 11 : "Les premiers jours de 'la Liberté' ".
5 Trotsky, 1905, Chapitre 15 : "La grève de novembre".
6 Trotsky, 1905, Chapitre 16 : "Les huit heures et un fusil".
7 Ndlr : L’hybris est une notion de la Grèce antique qui désigne la démesure et la punition dont sont frappés les hommes qui veulent ressembler aux Dieux ou se prétendre leurs égaux.
8 Abraham Ascher, The revolution of 1905, Chapitre 10, "The days of liberty", Stanford University Press 1988.
9 Lénine : Oeuvres complètes, volume 10 : "Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers".
10 Lénine, Œuvres complètes, volume 11 : "Dissolution de la Douma et tâches du prolétariat".
11 Henry Reichman, Railwaymen and Revolution : Russia, 1905, Chapitre 5 : "First assaults and Petitioning". (Notre traduction)
12 A l’origine, ce terme désigne un ancien, nommé par les paysans, pour faire la police dans le village, régler les différends et prendre en compte leurs intérêts. On se soumettait toujours aux décisions du staroste.
13 Trotsky, 1905, Chapitre 8 : "La formation du Soviet des députés ouvriers".
14 Henry Reichman, Railwaymen and Revolution : Russia, 1905, Chapitre 7, "The Pension Congress and the October Strike".
15 Trotsky, 1905, Chapitre 7 : "la grève d’octobre".
16 Reichman, ibid.
17 Ibid.
18 Ibid, Chapitre 8 : "The rush to organise".
19 L'attitude des révolutionnaires se distinguait de celle des réformistes particulièrement en ceci : face à toutes les luttes locales et parcellaires, ils mettaient en avant les intérêts communs de tout le prolétariat comme classe mondiale et comme classe historiquement révolutionnaire et non pas la perspective d'un capitalisme social
De Marx à la Gauche communiste (2e partie) : les prises de position politiques de la 3e Internationale
Dans le premier article de cette série publié dans le n°118 de cette revue, nous avons montré en quoi la théorie de la décadence constitue le coeur même du matérialisme historique dans l'analyse de l'évolution des modes de production chez Marx et Engels. C'est à ce titre que nous la retrouverons au centre des textes programmatiques des organisations de la classe ouvrière. Dans le second article, paru dans le n°121 de la Revue Internationale, nous avions vu que les organisations du mouvement ouvrier du temps de Marx, de la 2e Internationale, des gauches marxistes au sein de cette dernière ainsi que de la 3e Internationale - ou Internationale communiste (IC), ont fait de cette analyse l'axe général de leur compréhension de l'évolution du capitalisme afin de pouvoir déterminer les priorités de l'heure. En effet, Marx et Engels ont toujours très clairement exprimé que la perspective de la révolution communiste dépendait de l'évolution matérielle, historique et globale du capitalisme. L’IC, en particulier, fera de cette analyse la trame générale de compréhension de la nouvelle période qui s'est ouverte avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale. Tous les courants politiques qui la constitueront reconnaîtront dans le premier conflit mondial la marque de l'entrée du système capitaliste dans sa phase de décadence. Nous poursuivons ici notre survol historique des principales expressions du mouvement ouvrier en examinant un peu plus précisément les prises de position politiques particulières de l'IC sur les questions syndicale, parlementaire et nationale par rapport auxquelles l'entrée du système dans sa phase de déclin a eu des implications très importantes.
Le Premier Congrès de l'IC se tint du 2 au 6 mars 1919, au sommet de l'effervescence révolutionnaire internationale qui se développait plus particulièrement au sein des plus grosses concentrations ouvrières en Europe. Le jeune pouvoir soviétique en Russie existait depuis à peine deux années et demi. Un vaste mouvement insurrectionnel eut lieu en septembre 1918 en Bulgarie. L'Allemagne était en pleine agitation sociale , des conseils Ouvriers s'étaient formés dans tout le pays et un soulèvement révolutionnaire venait d'avoir lieu à Berlin entre les mois de novembre 1918 et février 1919. Une République Socialiste des Conseils Ouvriers s'était même constituée en Bavière ; elle n'allait malheureusement tenir que de novembre 1918 à avril 1919. Une révolution socialiste victorieuse allait éclater en Hongrie au lendemain du Congrès et résister pendant six mois de mars à août 1919 aux assauts des forces contre-révolutionnaires. D'importants mouvements sociaux, suite aux atrocités de la guerre et aux difficultés d'après-guerre, secouaient tous les autres pays européens.
Dans le même temps, à la suite de la trahison de la social-démocratie qui avait pris fait et cause pour la bourgeoisie au moment de l'éclatement de la guerre en août 1914, les forces révolutionnaires étaient en pleine réorganisation. De nouvelles formations se dégageaient au travers d'un difficile processus de décantation, visant à sauvegarder les principes prolétariens et le maximum de forces des anciens partis ouvriers. Les Conférences de Zimmerwald (septembre 1915) et de Kienthal (avril 1916) qui regroupaient tous les opposants à la guerre impérialiste, avaient puissamment contribué à cette décantation et permis de jeter les premières bases pour la fondation d'une nouvelle Internationale.
Dans le précédent article, nous avions vu en quoi, à la suite de l'éclatement de la Première Guerre mondiale, cette nouvelle Internationale avait fait de l'entrée du capitalisme dans une nouvelle période historique son cadre de compréhension des tâches de l'heure. Nous examinerons ici comment ce cadre se retrouvera, explicitement mais aussi implicitement, dans l'élaboration de ses positions programmatiques ; nous mettrons également en évidence en quoi la rapidité du mouvement, dans les difficiles conditions de l'époque, n'a pas permis aux révolutionnaires de tirer toutes les implications politiques de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence sur le contenu et les formes de lutte de la classe ouvrière.
Lors du Premier Congrès de la 3e Internationale en mars 1919, les premières questions auxquelles les organisations communistes naissantes sont confrontées touchent à la forme, au contenu et aux perspectives du mouvement révolutionnaire qui se développe un peu partout en Europe. La tâche de l'heure n'est plus aux conquêtes progressives dans le cadre d'un développement ascendant du capitalisme : elle est à la conquête du pouvoir face à un mode de production qui a signé sa faillite historique au tournant du siècle avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale 1. La forme prise par le combat du prolétariat doit donc évoluer pour correspondre à ce nouveau contexte historique et à ce nouvel objectif.
Si l'organisation en syndicats organes essentiellement de défense des intérêts économiques du prolétariat et regroupant une minorité de la classe ouvrière était adaptée aux objectifs que s'assignait le mouvement ouvrier dans la phase ascendante du capitalisme, elle n'était plus adaptée en vue de la prise de pouvoir. C'est pourquoi, la classe ouvrière a fait surgir, dès les grèves de masses en Russie en 1905 2, les soviets ou conseils ouvriers qui sont des organes regroupant l'ensemble des ouvriers en lutte, dont le contenu est à la fois économique et politique 3 et dont l'objectif fondamental est la préparation à la prise du pouvoir : "Il fallait trouver la forme pratique qui permît au prolétariat d'exercer sa domination. Cette forme, c'est le régime des Soviets avec la dictature du prolétariat. La dictature du prolétariat : ces mots étaient"'du latin" pour les masses jusqu'à nos jours. Maintenant, grâce au système des Soviets, ce latin est traduit dans toutes les langues modernes ; la forme pratique de la dictature est trouvée par les masses populaires. Elle est devenue intelligible à la grande masse des ouvriers grâce au pouvoir des Soviets en Russie, aux Spartakistes en Allemagne, à des organisations analogues dans les autres pays (...)" ("Discours d'ouverture de Lénine au premier congrès de l'IC", cité dans Les quatre premiers congrès de l'IC, 1919-1923, Librairie du Travail, fac-similé réédité par les Editions Feltrinelli).
S'appuyant sur l'expérience de la Révolution russe et l'apparition massive des conseils ouvriers dans tous les mouvements insurrectionnels en Europe, l'IC à son Premier Congrès était bien consciente que les luttes conséquentes de la classe ouvrière n'avaient plus pour cadre les organisations syndicales mais bien ces nouveaux organes unitaires que sont les soviets : "En effet, la victoire ne saurait être considérée comme assurée que lorsque seront organisés non seulement les travailleurs de la ville mais aussi les prolétaires ruraux, et organisés non comme auparavant dans les syndicats et coopératives, mais dans les Soviets." ("Discours de Lénine sur ses Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne au Premier Congrès de l'IC"). C'est d'ailleurs la leçon principale qui se dégagera à ce Premier Congrès constitutif de la 3e Internationale qui se donne pour "tâche la plus essentielle" la "propagation du système des Soviets", selon les termes mêmes de Lénine : "Il me semble cependant qu'après bientôt deux ans de révolution nous ne devons pas poser la question de la sorte mais prendre des résolutions concrètes étant donné que la propagation du système des Soviets est pour nous, et particulièrement pour la majorité des pays de l'Europe occidentale, la plus essentielle des tâches. (...) Je désire faire une proposition concrète tendant à faire adopter une résolution dans laquelle trois points doivent particulièrement être soulignés : 1. Une des tâches les plus importantes pour les camarades des pays de l'Europe occidentale consiste à expliquer aux masses la signification, l'importance et la nécessité du système des Soviets (...) 3. Nous devons dire que la conquête de la majorité communiste dans les Soviets constitue la principale tâche dans tous les pays où le pouvoir soviétique n'a pas encore triomphé." (ibid.).
Non seulement la classe ouvrière a fait surgir de nouveaux organes de lutte les conseils ouvriers , adaptés aux objectifs et aux contenus nouveaux de sa lutte en période de décadence du capitalisme, mais le Premier Congrès de l'IC mettra également en lumière, aux yeux des révolutionnaires que le prolétariat doit aussi affronter les syndicats qui sont désormais passés avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. C’est ce dont témoignent les rapports présentés par les délégués des différents pays. Ainsi, Albert, délégué pour l'Allemagne, dira dans son rapport : "Ces conseils d'usine fait important à constater mirent au pied du mur les anciens syndicats, si puissants jusque-là en Allemagne, qui ne faisaient qu'un avec les jaunes, qui avaient interdit aux ouvriers de faire grève, qui étaient contre tout mouvement déclaré des ouvriers et qui avaient partout frappé dans le dos de la classe ouvrière. Ces syndicats sont complètement hors du coup depuis le 9 novembre. Toutes les revendications de salaires ont été lancées sans les syndicats et même contre eux, car ils n'ont défendu aucune revendication de salaires." (cité dans Premier congrès de l'Internationale Communiste, EDI) Il en va de même dans le rapport de Platten sur la Suisse : "Le mouvement syndical en Suisse souffre du même mal que le mouvement allemand. (...) Les ouvriers suisses comprirent très vite qu'ils ne pourraient améliorer leur situation matérielle qu'en transgressant les statuts de leurs syndicats et en engageant la lutte, non pas sous la direction de la vieille Confédération, mais sous une direction élue et choisie par eux. Un Congrès ouvrier fut organisé où se forma un conseil ouvrier... (...) Le Congrès ouvrier se tint malgré la résistance de la direction des syndicats (...)" (ibid.) Cette réalité d'un affrontement, souvent violent, entre le mouvement ouvrier organisé en conseils et les syndicats devenus l'ultime rempart pour la sauvegarde du capitalisme, est une expérience qui traverse les rapports de tous les délégués, à un degré ou un autre 4.
Cette réalité du rôle puissamment contre-révolutionnaire des syndicats sera une découverte pour le parti bolchevique et Zinoviev, dans son rapport concernant la Russie, pourra dire : "Le développement historique de nos syndicats a été tout autre qu'en Allemagne. Ils ont joué un grand rôle révolutionnaire en 1904 et 1905 et ils luttent à présent à côté de nous pour le socialisme. (...) La grande majorité de leurs membres partage les points de vue de notre parti et toutes les décisions sont votées dans notre sens." (Premier congrès de l'IC, EDI) De même, Boukharine, en tant que rédacteur et co-rapporteur de la Plate-forme qui sera votée, déclara : "Camarades, ma tâche consiste à analyser la Plate-forme qui nous est proposée. (...) Si nous avions écrit pour des Russes, nous aurions traité du rôle des syndicats dans le processus de transformation révolutionnaire. Mais, d'après l'expérience des communistes allemands, cela est impossible car ces camarades nous disent que les syndicats allemands sont entièrement opposés aux nôtres. Chez nous, les syndicats jouent le rôle principal dans le processus du travail positif. Le pouvoir soviétique s'appuie précisément sur eux ; en Allemagne c'est le contraire." (Premier congrès de l'IC, EDI). Ceci n'est guère surprenant lorsqu’on sait que les syndicats ne font réellement leur apparition en Russie qu'en 1905, en pleine effervescence révolutionnaire où ils sont entraînés dans le mouvement, souvent sous la dépendance des soviets.. Lorsque le mouvement retombe après l'échec de la révolution, les syndicats tendent aussi à disparaître car, contrairement à ce qui se passait dans les pays occidentaux, l'Etat russe, du fait de son absolutisme, n'était pas en mesure de les intégrer en son sein. En effet, dans la plupart des pays occidentaux développés comme l'Allemagne, la Grande-Bretagne et la France, les syndicats tendaient alors à s'impliquer de plus en plus dans la gestion de la société à travers leur participation à différents organismes et ce qu'on appelle aujourd'hui les commissions paritaires. L'éclatement de la guerre confère à cette tendance son caractère décisif, les syndicats se trouvant alors contraints de choisir explicitement leur camp ; ce qu'ils feront tous, dans les pays cités, en trahissant la classe ouvrière, y compris le syndicat anarcho-syndicaliste CGT en France 5. En Russie, en revanche, avec le développement de la lutte de classe en réaction aux privations et aux horreurs de la Première Guerre mondiale, l'existence des syndicats se trouve de nouveau réactivée. Leur rôle est alors au mieux celui d'auxiliaire des soviets, comme en 1905. Il faut néanmoins signaler que, malgré les conditions défavorables à leur intégration par l'Etat, certains d'entre eux, comme celui des cheminots, étaient déjà très réactionnaires au moment de la période révolutionnaire de 1917.
Avec l'inversion de la dynamique de la vague révolutionnaire et l'isolement de la Russie, cette différence dans l'héritage de l'expérience ouvrière va peser sur la capacité de l'Internationale à tirer et homogénéiser toutes les leçons des expériences du prolétariat à l'échelle internationale. La force du mouvement révolutionnaire, qui était encore très grande à l'époque du Premier Congrès, ainsi que la convergence des expériences sur la question syndicale auxquelles se réfèrent tous les délégués des pays capitalistes les plus développés, feront que cette question restera ouverte. Ainsi, le camarade Albert, au nom du praesidium et en tant que co-rapporteur de la Plate-forme de l'IC, conclura sur la question syndicale : "J'aborde maintenant une question capitale qui n'est pas traitée dans la Plate-forme, à savoir celle du mouvement syndical. Nous avons longuement travaillé sur cette question. Nous avons entendu les délégués des différents pays au sujet du mouvement syndical et avons dû constater qu'il n'était pas possible aujourd'hui de prendre sur cette question une position internationale dans la Plate-forme puisque la situation du prolétariat varie considérablement d'un pays à l'autre. (...) Les circonstances sont très différentes selon différents pays, si bien qu'il nous paraît impossible de donner des lignes directrices internationales claires aux ouvriers. Puisque cela n'est pas possible, nous ne pouvons pas trancher la question, et nous devons laisser aux différentes organisations nationales le soin de définir leur position." (Premier congrès de l'IC, EDI) A l'idée de "révolutionnariser" les syndicats, prônée par le seul Reinstein, ancien membre du Socialist Labor Party américain et considéré comme le délégué des Etats-Unis 6, Albert, délégué du Parti communiste d'Allemagne, répondra : "On serait tenté de dire qu'il faut 'révolutionnariser', remplacer les dirigeants jaunes par des dirigeants révolutionnaires. Mais cela n'est pas si facile en réalité car toutes les formes d'organisation des syndicats sont adaptées au vieil appareil d'Etat, parce que le système des Conseils n'est pas praticable sur la base des syndicats de métiers." (ibid,)
L'arrêt de la guerre, une certaine euphorie de la "victoire" dans les pays vainqueurs et la capacité de la bourgeoisie, avec l'aide indéfectible des partis sociaux-démocrates et des syndicats, à marier à la fois la répression féroce des mouvements sociaux et l'octroi d'importantes concessions économiques et politiques à la classe ouvrière comme le suffrage universel et la journée de huit heures , vont lui permettre de stabiliser peu à peu la situation socio-économique selon les pays. Ceci provoquera un déclin progressif de l'intensité de la vague révolutionnaire qui était justement née en réaction aux atrocités de la guerre et à ses conséquences. Cet épuisement de l'élan révolutionnaire et l'arrêt de la dégradation de la situation économique pèseront d'un poids très lourd sur la capacité du mouvement révolutionnaire à tirer les leçons de toutes les expériences des luttes à l'échelle internationale et à homogénéiser sa compréhension de toutes les implications du changement de période historique sur la forme et le contenu de la lutte du prolétariat. Du fait de l'isolement de la révolution russe, l'IC sera dominée par les positions du parti bolchevique qui sera amené à faire de plus en plus de concessions sous la pression terrible des événements afin d’essayer de gagner du temps et de rompre l'étau qui enserrait la Russie. Trois faits marquant cette involution se matérialiseront entre le Premier et le Deuxième Congrès de l'IC (juillet 1920). D'une part, cette dernière créera en 1920, juste avant son Deuxième Congrès, une Internationale Syndicale Rouge qui se positionnera en concurrence avec l'Internationale des Syndicats 'jaunes' d'Amsterdam (liée aux partis sociaux-démocrates traîtres). D'autre part, la Commission exécutive de l'IC va dissoudre, en avril 1920, son bureau d'Amsterdam pour l'Europe occidentale qui polarisait les positions radicales des Partis communistes en Europe de l'Ouest en opposition à certaines orientations défendues par cette commission, notamment sur les questions syndicale et parlementaire. Et, enfin, Lénine écrivit l'un de ses plus mauvais ouvrages en avril-mai 1920 intitulé La maladie infantile du communisme dans lequel il faisait une critique eronée de ceux qu'il appelait à l'époque les "gauchistes" ; ces derniers représentaient en réalité toutes les expressions de gauche et exprimaient les expériences des bastions les plus concentrés et avancés du prolétariat européen 7. Au lieu de poursuivre la discussion, la confrontation et l'homogénéisation des différentes expériences internationales de luttes du prolétariat, ce renversement de perspective et de position ouvrait la porte à un repli frileux sur les vieilles positions social-démocrates radicales 8.
Malgré le cours des événements qui lui devenait de plus en plus défavorable, l'IC, dans ses thèses sur la question syndicale adoptées au Deuxième Congrès, montrait qu'elle était encore capable de clarifications théoriques puisque, grâce à la confrontation des expériences de lutte dans l'ensemble des pays et à la convergence des leçons sur le rôle contre-révolutionnaire des syndicats, elle avait acquis la conviction, malgré l'expérience contraire en Russie, que ces derniers étaient passés du côté de la bourgeoisie pendant la Première Guerre mondiale : "Les mêmes raisons qui, à de rares exceptions près, avaient fait de la démocratie socialiste non une arme de la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renversement du capitalisme, mais une organisation entraînant l'effort révolutionnaire du prolétariat dans l'intérêt de la bourgeoisie, firent que, pendant la guerre, les syndicats se présentèrent le plus souvent en qualité d'éléments de l'appareil militaire de la bourgeoisie ; ils aidèrent cette dernière à exploiter la classe ouvrière avec la plus grande intensité et à faire mener la guerre de la manière la plus énergique, au nom des intérêts du capitalisme" ("Le mouvement syndical, les comités de fabrique et d'usines", Deuxième Congrès de l'IC). De même, et contrairement aussi à leur expérience en Russie, les Bolcheviks étaient convaincus que les syndicats jouaient désormais un rôle essentiellement négatif, constituaient un frein puissant au développement de la lutte de classe du fait qu'ils étaient contaminés, au même titre que la social-démocratie, par le virus du réformisme.
Cependant, compte tenu du renversement de tendance dans la vague révolutionnaire, de la stabilisation socio-économique du capitalisme et de l'isolement de la révolution russe, la pression terrible des événements amènera l'IC, sous l'impulsion des Bolcheviks, à s'en tenir aux anciennes positions social-démocrates radicales au lieu de poursuivre l'approfondissement politique indispensable à la compréhension des changements dans la dynamique, le contenu et la forme de la lutte de classe dans la phase de décadence du capitalisme. Il ne sera pas étonnant, dès lors, de constater également de très nettes involutions dans les thèses programmatiques qui seront votées au Deuxième Congrès de l'IC, malgré l'opposition de nombreuses organisations communistes représentant les fractions les plus avancées du prolétariat en Europe de l'Ouest. Ainsi, sans argumentation aucune et en contradiction complète avec l'orientation générale du Premier Congrès et avec la réalité concrète des luttes, les Bolcheviks défendront l'idée selon laquelle "Les syndicats qui étaient devenus, pendant la guerre, les organes de l'asservissement des masses ouvrières aux intérêts de la bourgeoisie, représentent maintenant les organes de la destruction du capitalisme" (Les quatre premiers congrès de l’IC). Certes, cette affirmation était immédiatement et fortement nuancée 9, ; mais la porte était désormais ouverte à tous les expédients tactiques consistant à "reconquérir" les syndicats, à les mettre au pied du mur ou à développer une tactique de front unique, tout cela sous le prétexte que les communistes étaient encore largement minoritaires, que la situation était de plus en plus défavorable, qu'il fallait "aller aux masses", etc.
L'évolution rapidement tracée ci-dessus concernant la question syndicale sera identique, à quelques détails près, pour toutes les autres positions politiques développées par l'IC. Après avoir effectué d'importantes avancées et clarifications théoriques, celle-ci régressera au fur et à mesure du recul de la vague révolutionnaire à l'échelle internationale. Il ne nous appartient pas de nous ériger en juge de l'histoire et d'attribuer de bons ou de mauvais points aux uns ou aux autres, mais de comprendre un processus dans lequel chaque composante était partie prenante, avec ses forces et ses faiblesses. Face à l'isolement croissant et sous la pression du recul des mouvements sociaux, chacune des composantes de l’IC sera tentée d'adopter une attitude et des positions déterminées par l'expérience spécifique de la classe ouvrière dans chaque pays. L’influence prédominante des Bolcheviks au sein de l'IC, de facteur dynamique qu'elle était à sa constitution, se transformera progressivement en frein à la clarification, cristallisant les positions de celle-ci essentiellement à partir de la seule expérience de la révolution russe 10.
Tout comme pour la question syndicale, la position concernant la politique parlementaire connaîtra une évolution semblable entre, dans un premier temps, une tendance à la clarification qui s'exprime y compris dans les Thèses sur le parlementarisme adoptées au Deuxième Congrès de l'IC et, dans un second temps, une tendance à la cristallisation sur une position de repli à partir de ces mêmes Thèses 11. Mais, plus encore que pour la question syndicale, et c'est ce qui nous préoccupe dans cet article, la question parlementaire sera clairement envisagée dans le cadre de l'évolution du capitalisme de sa phase ascendante à sa phase de décadence. Ainsi, nous pouvons lire dans les Thèses du Deuxième Congrès : "Le communisme doit prendre pour point de départ l'étude théorique de notre époque (apogée du capitalisme, tendances de l'impérialisme à sa propre négation et à sa propre destruction, aggravation continue de la guerre civile, etc.) (...) L'attitude de la 3e Internationale envers le parlementarisme n'est pas déterminée par une nouvelle doctrine, mais par la modification du rôle du parlementarisme même. A l'époque précédente, le Parlement, instrument du capitalisme en voie de développement, a, dans un certain sens, travaillé pour le progrès historique. Dans les conditions actuelles, caractérisées par le déchaînement de l'impérialisme, le Parlement est devenu un instrument de mensonge, de fraude, de violence, de destruction ; des actes de brigandage, oeuvres de l'impérialisme, les réformes parlementaires, dépourvues d'esprit de suite et de stabilité et conçues sans plan d'ensemble, ont perdu toute importance pratique pour les masses laborieuses. (...) Pour les communistes, le Parlement ne peut être en aucun cas, à l'heure actuelle, le théâtre d'une lutte de la classe ouvrière, comme il arriva à certains moments, à l'époque antérieure. Le centre de gravité de la vie politique actuelle est complètement et définitivement sorti du Parlement. (...) Il est indispensable d'avoir constamment en vue le caractère relativement secondaire de cette question (du "parlementarisme révolutionnaire"). Le centre de gravité étant dans la lutte extraparlementaire pour le pouvoir politique, il va de soi que la question générale de la dictature du prolétariat et de la lutte des masses pour cette dictature ne peut se comparer à la question particulière de l'utilisation du parlementarisme." (Les quatre premiers congrès de l'IC, souligné par nous) Malheureusement, ces Thèses ne seront pas conséquentes avec leurs propres prémices théoriques puisque, malgré ces affirmations limpides, l'IC n'en tirera pas toutes les implications dans la mesure où elle va exhorter tous les Partis communistes à un travail de propagande "révolutionnaire" depuis la tribune du Parlement et lors des échéances électorales.
Le Manifeste voté au 1er Congrès de l'IC était particulièrement clairvoyant concernant la question nationale puisqu'il énonçait que dans la nouvelle époque ouverte par la Première Guerre mondiale "L’Etat national, après avoir donné une impulsion vigoureuse au développement capitaliste, est devenu trop étroit pour l’expansion des forces productives." (ibid.). Il en déduisait par conséquent : "Ce phénomène a rendu plus difficile la situation des petits Etats encastrés au milieu des grandes puissances de l’Europe et du monde." (ibid.) Dans ce fait, ces petits Etats étaient eux-mêmes contraints de développer leurs propres politiques impérialistes : "Ces petits Etats, nés à différentes époques comme des fragments des grands, comme la menue monnaie destinée à payer divers tributs, comme des tampons stratégiques, possèdent leurs dynasties, leurs castes dirigeantes, leurs prétentions impérialistes, leurs filouteries diplomatiques. (...) Le nombre de petits Etats s’est accru : de la monarchie austro-hongroise, de l’empire des tsars, se sont détachés de nouveaux Etats qui, aussitôt nés, se saisissent déjà les uns les autres à la gorge pour des questions de frontière." (ibid.) Compte tenu de ces faiblesses dans un contexte devenu trop étroit pour l'expansion des forces productives, l'indépendance nationale est taxée "d'illusoire" et ne laisse d'autre possibilité à ces petites nations que de faire le jeu des grandes puissances en se vendant au plus offrant dans le concert inter-impérialiste mondial : "Leur indépendance illusoire a été basée, jusqu’à la guerre, exactement comme était basé l’équilibre européen sur l’antagonisme des deux camps impérialistes. La guerre a détruit cet équilibre. En donnant d’abord un immense avantage à l’Allemagne, la guerre a obligé les petits Etats à chercher leur salut dans la magnanimité du militarisme allemand. L’Allemagne ayant été vaincue, la bourgeoisie des petits Etats, de concert avec leurs "socialistes" patriotes, s’est retournée pour saluer l’impérialisme triomphant des Alliés et ,dans les articles hypocrites du programme de Wilson, elle s’est employée à rechercher les garanties du maintien de son existence indépendante.(...) Les impérialistes Alliés, pendant ce temps, préparent des combinaisons de petites puissances, anciennes et nouvelles, afin de les enchaîner, les unes les autres par une haine mutuelle et une faiblesse générale." ("Manifeste du Premier Congrès de l’IC", in Les quatre premiers congrès de l'IC)
Cette clairvoyance sera malheureusement abandonnée dès le Deuxième Congrès avec l'adoption des Thèses sur les questions nationale et coloniale puisque toutes les nations, aussi petites soient-elles, ne seront plus considérées comme contraintes de mener une politique impérialiste et de s'imbriquer dans le jeu des grandes puissances. En effet, les nations de la planète seront subdivisées en deux groupes, "la division tout aussi nette et précise des nations opprimées, dépendantes, protégées et oppressives et exploiteuses" (ibid.) impliquant que : "Tout Parti appartenant à la 3e Internationale a pour devoir (...) de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d'émancipation dans les colonies. (...) Les adhérents au Parti qui rejettent les conditions et les Thèses établies par l'IC doivent être exclus du Parti." ("Conditions d'admission des Partis dans l'IC", ibid.) De plus, contrairement à ce qui était justement énoncé dans le Manifeste du 1er Congrès, l'Etat national n'est plus considéré comme "trop étroit pour l'expansion des forces productives" puisque "La domination étrangère entrave le libre développement des forces économiques. C'est pourquoi sa destruction est le premier pas de la révolution dans les colonies(...)" (ibid.). A nouveau ici, nous pouvons constater que l'abandon de l'approfondissement des implications du cadre d'analyse de l'entrée en décadence du système capitaliste amènera progressivement l'IC sur la pente glissante de l'opportunisme.
Loin de nous l'idée de prétendre que l'IC avait une compréhension pleine et entière de la décadence du mode de production capitaliste. Comme nous le verrons dans le prochain article, ce dont l’IC et toutes ses composantes étaient parfaitement conscientes à un degré ou à un autre, c'était qu'une nouvelle époque était née, que le capitalisme avait fait son temps, que la tâche de l'heure n'était plus la conquête de réformes mais la conquête du pouvoir, que le système capitaliste était devenu obsolète et que la classe dominante, la bourgeoisie, était devenue réactionnaire, du moins dans les pays centraux. Ce fut justement une des principales faiblesses de l'IC que de n'avoir pu tirer toutes les leçons de la nouvelle période qui s'était ouverte avec la Première Guerre mondiale concernant la forme et le contenu de la lutte prolétarienne. Au-delà des forces et des insuffisances de l'IC et de ses différentes composantes, cette faiblesse fut avant tout le fruit des difficultés générales rencontrées par le mouvement ouvrier dans son ensemble :
- la profonde division des forces révolutionnaires au moment de la trahison de la social-démocratie et la nécessité de leur recomposition dans les difficiles conditions de la guerre et de l'immédiat après-guerre ;
- le clivage entre pays vainqueurs et pays vaincus qui n'offrait pas des conditions propices à la généralisation du mouvement révolutionnaire ;
- la rapide involution des mouvements de luttes suite à la capacité plus ou moins grande selon les pays à stabiliser la situation économique et sociale au lendemain de la guerre.
Cette faiblesse ne pouvait que s'accroître et il revenait aux fractions de gauche qui se dégageront de l'IC de poursuivre le travail qui n'a pu être réalisé par celle-ci.
C. Mcl
1 "La 2e Internationale a fait un travail utile d'organisation des masses prolétariennes pendant la longue 'période pacifique' du pire esclavage capitaliste au cours du dernier tiers du 19e siècle et au début du 20e siècle. La tâche de la 3e Internationale sera de préparer le prolétariat à la lutte révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, à la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays, en vue de la prise des pouvoirs publics et de la victoire du socialisme." (Lénine, novembre 1914, cité par M.Rakosi dans son "Introduction" aux Textes des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste, p.7)
2 Lire dans ce numéro 123 de la Revue Internationale de même que dans ses numéros 120 et 122 notre série relative à la révolution de 1905 en Russie et au surgissement des soviets..
3 "A l’époque où le capitalisme tombe en ruines, la lutte économique du prolétariat se transforme en lutte politique beaucoup plus rapidement qu’à l’époque de développement pacifique du régime capitaliste. Tout conflit économique important peut soulever devant les ouvriers la question de la Révolution." ("Le mouvement syndical, les comités de fabrique et d'usines", Deuxième Congrès de l’IC) "La lutte des ouvriers pour l'augmentation des salaires, même en cas de succès, n'amène pas l'amélioration espérée des conditions d'existence, l'augmentation du prix des produits de consommation rendant chaque succès illusoire. La lutte énergique des ouvriers pour l'augmentation des salaires dans tous les pays dont la situation est désespérée, par sa puissance élémentaire, par sa tendance à la généralisation, rend impossibles dorénavant les progrès de la production capitaliste. L'amélioration de la condition des ouvriers ne pourra être atteinte que lorsque le prolétariat lui-même s'emparera de la production." (Plate-forme de l'IC votée à son Premier Congrès)
4 Ainsi, le rapport de Feinberg pour l'Angleterre souligne que : "Les syndicats renoncèrent aux conquêtes arrachées au cours des longues années de lutte, et la direction des trade-unions fit l'union sacrée avec la bourgeoisie. Mais la vie, l'aggravation de l'exploitation, l'élévation du coût de la vie forcèrent les ouvriers à se dresser contre les capitalistes qui utilisaient l'union sacrée dans leur objectif d'exploitation. Ils se virent contraints de demander des augmentations de salaires et à appuyer ces revendications par des grèves. La direction des syndicats et les anciens leaders du mouvement avaient promis au gouvernement de tenir les ouvriers en bride. Mais elles eurent quand même lieu de manière 'non officielle'.'” (ibid., p.113-114) De même, concernant les Etats-Unis, le rapport fait par Reinstein pointait : "Mais il faut souligner ici le fait que la classe des capitalistes américains a été assez pragmatique et rusée pour se doter d'un paratonnerre pratique et efficace grâce au développement d'une grande organisation syndicale anti-socialiste sous la direction de Gompers. (...) Gompers est plutôt un Zoubatov américain (Zoubatov était l'organisateur de "syndicats jaunes" pour le compte de la police tsariste). Il est, et a toujours été, un adversaire décidé de la conception et des buts socialistes, mais il est le représentant d'une grande organisation ouvrière, la Fédération américaine du Travail, fondée sur les rêves d'harmonie entre le capital et le travail et qui veille à ce que la puissance de la classe ouvrière soit paralysée et mise hors d'état de combattre avec succès le capitalisme américain" (ibid., p.82-83). Kuusinen, délégué pour la Finlande, ira dans le même sens dans la discussion sur la Plate-forme de l'IC : "Il y aurait une remarque à faire contre le passage du paragraphe "Démocratie et dictature" où il est question des syndicats révolutionnaires et des coopératives. Chez nous en Finlande, il n'existe pas de syndicats ni de coopératives révolutionnaires et nous doutons qu'il puisse y en avoir chez nous. La forme de ces syndicats et organisations est telle chez nous que, nous en sommes convaincus, le nouveau régime social après la révolution pourra être mieux édifié sans ces syndicats qu'avec eux.." (ibid., p. 134).
5 C'est également la raison pour laquelle ce n'est que bien plus tard que la CNT espagnole a basculé comme un tout dans le camp bourgeois en 1914. La non participation de l'Espagne à la Première Guerre mondiale ne l'a pas mise, en 1914, au pied du mur, ne l'obligeant pas à choisir son camp à ce moment-là.
6 Lire les pages 143 à 145 du livre sur Le Premier Congrès de l'IC aux éditions EDI. Ce même délégué proposera un amendement à la Plate-forme de l'IC allant dans ce sens (cf. p. 148-149 et 223) qui sera repoussé par le Congrès.
7 Ainsi Lénine ira jusqu'à écrire : "D'où la nécessité, la nécessité absolue pour l'avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers partis d'ouvriers et de petits exploitants (...)".
8 "Le second objectif qui devient d'actualité et qui consiste à savoir amener les masses à cette position nouvelle (la dictature du prolétariat) propre à assurer la victoire de l'avant-garde dans la révolution, cet objectif actuel ne peut-être atteint sans la liquidation du doctrinarisme de gauche, sans réfutation décisive et élimination complète de ses erreurs." (Lénine dans La maladie infantile du communisme)
9 Les Thèses continuent comme suit : "Mais la vieille bureaucratie professionnelle et les anciennes formes de l'organisation syndicale entravent de toute manière cette transformation du caractère des syndicats."
10 "Le Deuxième Congrès de la 3e Internationale considère comme inadéquates les conceptions sur les rapports du Parti avec la classe ouvrière et avec la masse, sur la participation facultative des Partis communistes à l'action parlementaire et à l'action des syndicats réactionnaires, qui ont été amplement réfutées dans les résolutions spéciales du présent Congrès, après avoir été surtout défendues par le 'Parti communiste ouvrier Allemand' (le KAPD, ndlr), et quelque peu par le "Parti communiste suisse", par l'organe du bureau viennois de l'IC pour l'Europe orientale, Kommunismus, par quelques camarades hollandais, par certaines organisations communistes d'Angleterre, dont la Fédération Ouvrière Socialiste, etc. ainsi que par les IWW d'Amérique et par les Shop Stewards Commitees d'Angleterre, etc." (Les quatre premiers congrès de l'IC, p.47)
11 L'ayant fait en détail concernant la question syndicale, nous ne pouvons ici, dans le cadre de cet article sur la décadence, le faire pour la question parlementaire. Nous renvoyons le lecteur à notre recueil d'articles : "Mobilisation électorale - démobilisation de la classe ouvrière" qui a republié deux articles sur la question, parus respectivement dans Révolution Internationale n°2 en février 1973 et intitulé "Les barricades de la bourgeoisie", et dans Révolution Internationale n°10 en juillet 1974, intitulé "Les élections contre la classe ouvrière".
Le 16e congrès du CCI a coïncidé avec ses trente années d’existence. Comme nous l’avions fait lors des dix et des vingt ans du CCI, nous nous proposons avec cet article de tirer un bilan de l’expérience de notre organisation au cours de la période écoulée. Il ne s’agit pas là d’une manifestation de narcissisme : les organisations communistes n’existent pas pour ou par elles-mêmes ; elles sont des instruments de la classe ouvrière et leur expérience appartient à cette dernière. Ainsi, cet article se veut une sorte de remise du mandat confié par la classe à notre organisation au cours des trente années de son existence. Et comme pour toute remise de mandat, il appartient d’évaluer si notre organisation a été capable de faire face aux responsabilités qui étaient les siennes lorsqu’elle a été constituée. C’est pour cela que nous commencerons par examiner ce qu’étaient les responsabilités des révolutionnaires il y a trente ans face aux enjeux de la situation d’alors et comment elles ont évolué par la suite avec les modifications de cette situation.
La situation dans laquelle s’est constitué le CCI, et qui déterminait les responsabilités qu’il a dû assumer dans ses premières années, est celle de la sortie de la profonde contre-révolution qui s’était abattue sur le prolétariat mondial à la suite de l’échec de la vague révolutionnaire de 1917-23. L’immense grève de mai 68 en France, le "mai rampant" de l’automne 69 en Italie, les grèves de la Baltique en Pologne de l’hiver 1970-71, et bien d’autres mouvements encore, ont révélé que le prolétariat avait soulevé la chape de plomb qui s’était abattue sur lui pendant plus de quatre décennies. Cette reprise historique du prolétariat ne s'était pas seulement exprimée par un resurgissement des luttes ouvrières, dans la capacité de celles-ci de commencer à se dégager du carcan dans lequel les partis de gauche et surtout les syndicats les avaient enserrées pendant des décennies (comme ce fut notamment le cas lors des grèves "sauvages" de "l'automne chaud" italien de 1969). Un des signes les plus probants du fait que la classe ouvrière était enfin sortie de la contre-révolution a été l'apparition de toute une génération d'éléments et de petits groupes en recherche des véritables positions révolutionnaires du prolétariat, remettant en cause le monopole que les partis staliniens exerçaient, avec leurs appendices gauchistes (trotskistes ou maoïstes), sur l'idée même de révolution communiste. Le CCI était lui-même le résultat de ce processus puisqu'il s'est constitué par le regroupement d'un certain nombre de groupes qui avaient surgi en France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie et en Espagne et qui s'étaient rapprochés des positions défendues, depuis 1964, par le groupe Internacionalismo au Venezuela, lui-même impulsé par un ancien militant de la Gauche communiste, MC, qui se trouvait dans ce pays depuis 1952.
Pendant toute une période, l'activité et les préoccupations essentielles du CCI ont donc été déterminées par ces trois responsabilités fondamentales :
Cependant, l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes staliniens d'Europe en 1989 a instauré une situation nouvelle pour la classe ouvrière qui a subi de plein fouet toutes les campagnes sur le "triomphe de la démocratie", "la mort du communisme", la "disparition de la lutte de classe", voire de la classe ouvrière elle-même. Cette situation a provoqué un profond recul au sein de la classe ouvrière tant au plan de sa combativité qu'au plan de sa conscience.
Ainsi, les trente ans de vie du CCI se partagent en deux périodes d'une durée équivalente, une quinzaine d'années chacune, aux contours très différents. Si, au cours de la première période, il fallait accompagner les pas progressifs de la classe ouvrière dans le processus de développement de ses combats et de sa conscience, notamment en intervenant activement dans ses luttes, une des préoccupations centrales de notre organisation au cours de la seconde période a été de tenir à contre-courant du désarroi profond que subissait la classe ouvrière mondiale. C'était une épreuve pour le CCI comme pour toutes les organisations communistes puisque celles-ci ne sont pas imperméables à l'ambiance générale dans laquelle baigne l'ensemble de leur classe : la démoralisation et le manque de confiance en elle qui affectaient cette dernière ne pouvaient que se répercuter dans les propres rangs de notre organisation. Et ce danger était d'autant plus important que la génération qui avait fondé le CCI était venue à la politique à partir de 1968 et au début des années 70 dans la foulée de luttes ouvrières de grande ampleur qui pouvaient lui laisser penser que la révolution communiste était déjà près de frapper à la porte de l'histoire.
Ainsi, faire le bilan des trente années de vie du CCI, c'est notamment examiner comment celui-ci a été capable de faire face à ces deux périodes dans la vie de la société et du combat de la classe ouvrière. En particulier, il s'agit de voir comment, face aux épreuves qu'il a dû affronter, il a surmonté les faiblesses inhérentes aux circonstances historiques qui ont présidé à sa constitution et, ce faisant, de comprendre ses éléments de force qui lui permettent de tirer un bilan positif de ces trente années d'existence.
En effet, avant que d'aller plus loin, il nous faut constater dès à présent que le bilan que peut tirer le CCI de ses trente années d'existence est largement positif. C'est vrai que la taille de notre organisation et surtout son impact sont extrêmement modestes. Comme nous l'écrivions dans l'article publié à l'occasion des 20 ans du CCI : "Lorsqu'on compare le CCI aux organisations qui ont marqué l'histoire du mouvement ouvrier, notamment les internationales, on peut être saisi d'un certain vertige : alors que des millions ou des dizaines de millions d'ouvriers appartenaient, ou étaient influencés par ces organisations, le CCI n'est connu de par le monde que par une infime minorité de la classe ouvrière." (Revue internationale n°80) Cette situation reste fondamentalement la même aujourd'hui et elle s'explique, comme nous l'avons souvent mis en évidence dans nos articles, par les circonstances inédites dans lesquelles la classe ouvrière a repris son long chemin vers la révolution :
Cela dit, il faut mettre en évidence le chemin parcouru : alors qu'en 1968 notre tendance politique ne comptait qu'un tout petit noyau au Venezuela et que se formait en France, dans une ville de province, un tout petit groupe capable seulement de publier deux ou trois fois par an une revue ronéotée, notre organisation est aujourd'hui une sorte de référence pour les éléments qui s'approchent des positions révolutionnaires :
Depuis sa formation, le CCI a produit une publication tous les 5 jours en moyenne, et ce rythme est actuellement de l'ordre d'une publication tous les 4 jours. A cette production il faut ajouter le site Internet internationalism.org, avec des pages en 13 langues. Ce site reprend les articles de la presse territoriale, de la Revue internationale, les brochures et les tracts sortis sous forme papier mais il comporte également une page spécifiquement Internet, ICConline qui nous permet de faire connaître très rapidement nos prises de position face aux événements d'actualité les plus marquants.
A côté de cette activité de publications, il faut signaler également les milliers de réunions publiques ou de permanences tenues dans 15 pays par notre organisation depuis sa formation permettant aux sympathisants et contacts de venir discuter de nos positions et analyses. Il ne faut pas oublier non plus nos propres interventions orales, les ventes de la presse et distributions de tracts, d'un nombre bien plus élevé encore, dans des réunion publiques, forums ou rassemblements d'autres organisations, dans des manifestations de rue, devant les entreprises, sur les marchés, dans des gares et évidemment au sein des luttes ouvrières.
Encore une fois, tout cela est bien peu si on le compare par exemple, à ce que pouvait être l'activité des sections de l'Internationale communiste au début des années 20, lorsque c'est dans des quotidiens que s'exprimaient les positions révolutionnaires. Mais, comme on l'a vu, on ne peut comparer que ce qui est comparable et la véritable mesure du "succès" du CCI peut être prise par la différence qui le sépare des autres organisations de la Gauche communiste, des organisations qui étaient déjà constituées en 1968 alors que notre propre courant était encore dans les limbes.
A cette époque, il existait quelques organisations se réclamant de la Gauche communiste. Il s'agissait d'une part de groupes se rattachant à la tradition de la Gauche hollandaise, le "conseillisme", principalement représenté en Hollande par le Spartacusbond et Daad en Gedachte, en France par le "Groupe de Liaison pour l'Action des travailleurs" (GLAT) et par Informations et Correspondances ouvrières (ICO), en Grande-Bretagne par Solidarity qui se réclamait plus particulièrement de l'expérience de Socialisme ou Barbarie, disparue en 1964 et provenant d'une scission intervenue dans la 4e Internationale trotskiste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
En dehors du courant conseilliste, il existait également en France un autre groupe issu de Socialisme ou Barbarie, Pouvoir Ouvrier de même qu'un petit noyau autour de Grandizo Munis (ancien dirigeant de la section espagnole de la 4e Internationale), le "Ferment ouvrier révolutionnaire" (FOR, en espagnol "Fomento Obrero Revolucionario") qui publiait Alarme (Alarma en espagnol).
L'autre courant de la Gauche communiste représenté en 68 était celui se rattachant à la Gauche italienne qui comportait deux branches issues de la scission de 1952 au sein du Partito Comunista Internazionalista d'Italie fondé en 1945 à la fin de la guerre. Il y avait d'un côté le Parti Communiste International "bordiguiste" publiant Programma Comunista en Italie ainsi que Le Prolétaire et Programme Communiste en France et, de l'autre, le courant majoritaire lors de la scission qui publiait Battaglia Comunista et Prometeo.
Pendant un certain temps, quelques uns de ces groupes ont connu un succès incontestable en terme d'audience. Ce fut le cas des groupes "conseillistes" tel ICO qui vit venir à lui toute une série d'éléments que Mai 68 avait éveillés à la politique et qui fut capable, en 1969 et 1970, d'organiser plusieurs rencontres au niveau régional, national et même international (Bruxelles 1969) avec la présence d'un nombre significatif d'éléments et de groupes (dont le nôtre). Mais au début des années 1970, ICO a disparu. Cette mouvance est réapparue à partir de 1975 avec le bulletin trimestriel Échanges auquel participent des éléments de plusieurs pays mais qui ne paraît qu'en langue française. Quant aux autres groupes du courant "conseilliste", ils ont soit cessé d'exister, tel le GLAT au cours des années 70, Solidarity en 1988 ou le Spartacusbond qui n'a pas survécu à la mort de son principal animateur, Stan Poppe en 1991, soit cessé de publier comme Daad en Gedachte à la fin des années 90.
D'autres groupes évoqués plus haut ont également disparu tel Pouvoir Ouvrier dans les années 70 et le FOR au cours des années 90.
Quant aux groupes qui se rattachent au courant de la Gauche italienne, on ne peut pas dire que leur sort soit très brillant non plus.
La mouvance "bordiguiste" a connu peu après la mort de Bordiga, en 1970, plusieurs scissions, dont celle qui a conduit à la formation d'un nouveau "Parti Communiste International" publiant Il Partito Comunista. Cependant, la tendance majoritaire publiant Il Programma Comunista, connaît à la fin des années 70 un développement important dans plusieurs pays ce qui la conduit à en faire pour un temps la principale organisation internationale se réclamant de la Gauche communiste. Mais cette progression a été permise, en grande partie, par une dérive gauchiste et tiers-mondiste de l'organisation. Finalement, le Parti Communiste International est frappé en 1982 par une véritable explosion. L’organisation internationale s’effondre comme un château de cartes, chacun tirant à hue et à dia. La section française disparaît pendant plusieurs années, alors qu’en Italie c’est péniblement que les éléments restés fidèles au bordiguisme "orthodoxe" recommencent au bout de quelque temps à se manifester avec deux publications, Il Programma Comunista et Il Comunista. Aujourd’hui, le courant bordiguiste, s’il conserve une certaine capacité éditoriale en Italie avec trois journaux plus ou moins mensuels, est bien peu présent au niveau international. La tendance qui publie Il Comunista n’a d’autre représentant qu’en France avec Le Prolétaire paraissant tous les trois mois. Celle qui publie Programma Comunista en italien publie Internationalist Papers en langue anglaise tous les un ou deux ans de même que Cahiers Internationalistes en langue française à une fréquence encore moindre. La tendance qui publie en italien Il Partito Comunista (journal "mensuel" paraissant 7 fois par an) et Comunismo (tous les 6 mois) produit également une ou deux fois par an La Izquierda Comunista et Communist Left, respectivement en langues espagnole et anglaise.
Pour ce qui concerne le courant majoritaire lors de la scission de 1952 et qui a conservé, outre les publications, le nom de Partito Comunista Internazionalista (PCInt), nous avons mis en évidence, dans notre article "Une politique opportuniste de regroupement qui ne conduit qu'à des "avortements" (Revue internationale n°121) ses mésaventures dans ses tentatives pour élargir son audience internationale. En 1984, le PCInt s’est regroupé avec la Communist Workers' Organisation qui publie Revolutionnary Perspective pour constituer la Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR). Près de 15 ans plus tard, cette organisation a finalement réussi à s'étendre au delà de ses deux constituants initiaux avec l'intégration, fin des années 1990 début des années 2000, de plusieurs petits noyaux dont le plus actif est celui qui publie Notes Internationalistes – Internationalist Notes au Canada avec une fréquence trimestrielle, alors que Bilan et Perspectives en France paraît moins d'une fois par an et que le Circulo de América Latina (qui est un groupe "sympathisant" du BIPR) n'a pas de publication régulière et se contente essentiellement de publier des prises de position et des traductions en espagnol sur le site Internet du BIPR. Alors qu'il a été formé il y a plus de 20 ans (et que le Partito Comunista Internazionalista existe depuis plus de 60 ans), le BIPR qui, de tous les groupes qui se rattachent au PCInt de 1945, est celui qui a la plus grande extension internationale 1, est aujourd'hui une organisation nettement moins développée que ne l'était le CCI lors de sa constitution.
Plus généralement, à lui tout seul, le CCI produit chaque année plus de publications régulières et dans plus de langues que toutes les autres organisations réunies (une publication tous les 5 jours). En particulier, aucune de ces organisations ne dispose à l'heure actuelle de publication régulière en langue allemande, ce qui, évidemment, est une faiblesse certaine compte tenu de l'importance du prolétariat d'Allemagne dans l'histoire du mouvement ouvrier international et dans l'avenir de celui-ci.
Ce n'est pas avec un esprit de concurrence que nous avons fait cette comparaison entre l'extension de notre organisation et celle des autres groupes qui se réclament de la Gauche communiste. Contrairement à ce que prétendent certains de ces groupes, le CCI n'a jamais tenté de se développer aux dépens d'eux, bien au contraire. Lorsque nous discutons avec des contacts, nous leurs faisons toujours connaître l'existence des autres groupes et nous les encourageons à prendre connaissance de leurs publications 2. De même, nous avons toujours invité les autres organisations à venir prendre la parole dans nos réunions publiques et à y présenter leur presse (en leur proposant même d'héberger leurs militants dans les villes ou les pays où elles ne sont pas présentes 3) de même que nous avons fréquemment déposé en librairie des publications des groupes qui en étaient d'accord. Enfin, nous n'avons jamais eu de politique de "pêche à la ligne" auprès des militants des autres organisations qui développaient des divergences avec les positions ou la politique de celles-ci. Nous les avons toujours encouragés à rester au sein de celles-ci afin d'y mener un débat de clarification 4.
En fait, contrairement aux autres groupes cités qui tous se considèrent comme le seul à pouvoir impulser la formation du futur parti de la révolution communiste, nous pensons qu'il existe un camp de la Gauche communiste qui défend des positions prolétariennes au sein de la classe ouvrière et que celle-ci a tout à gagner du développement de l'ensemble de ce camp. Évidemment, nous critiquons les positions et analyses de ces organisations que nous estimons erronées chaque fois que nous le pensons utile. Mais nos polémiques font partie du débat nécessaire au sein du prolétariat puisque, comme Marx et Engels, nous pensons que, outre son expérience, seule la discussion et la confrontation des positions permettra à celui-ci d'avancer dans sa prise de conscience 5.
En fait, cette comparaison du bilan du CCI avec celui des autres organisations de la Gauche communiste a pour objet essentiel de mettre en relief combien est encore faible l'impact des positions révolutionnaires au sein de la classe du fait des conditions historiques et des obstacles qu'elle rencontre sur le chemin de sa prise de conscience. Elle nous permet de comprendre que le faible impact qui est encore celui du CCI aujourd'hui ne doit nullement être considéré comme un échec de sa politique ou de ses orientations. Bien au contraire : compte tenu des circonstances historiques actuelles, ce que nous avons réussi à faire depuis trente ans doit être considéré comme très positif et souligne la validité des orientations que nous sous sommes données tout au long de cette période. Il nous revient par conséquent d'examiner plus précisément comment ces orientations ont permis d'affronter de façon positive les différentes situations qui se sont succédées depuis la fondation de notre organisation. Et en premier lieu, il nous faut rappeler (car c'était déjà exprimé dans les articles publiés lors du 10e et 20e anniversaires du CCI) quels ont été les principes fondamentaux sur lesquels nous nous sommes basés.
La première chose qu'il nous faut dire avec force, c'est que ces principes ne sont nullement une invention du CCI. C'est l'expérience de l'ensemble du mouvement ouvrier qui a progressivement élaboré ces principes. C'est pour cela que ce n'est nullement de façon platonique que, dans les "positions de base" qui figurent sur le dos de toutes nos publications, nous disons que :
"Les positions des organisations révolutionnaires et leur activité sont le produit des expériences passées de la classe ouvrière et des leçons qu’en ont tirées tout au long de l’histoire ses organisations politiques. Le CCI se réclame ainsi des apports successifs de la Ligue des Communistes de Marx et Engels (1847-52), des trois Internationales (l’Association Internationale des Travailleurs, 1864-72, l’Internationale Socialiste, 1884-1914, l’Internationale Communiste, 1919-28), des fractions de gauche qui se sont dégagées dans les années 1920-30 de la 3e Internationale lors de sa dégénérescence, en particulier les gauches allemande, hollandaise et italienne."
Si nous nous revendiquons des apports des différentes fractions de gauche de l'IC, nous nous rattachons plus particulièrement, pour ce qui concerne la question de la construction de l'organisation, aux conceptions de la Fraction de gauche du Parti communiste d'Italie, notamment comme elles se sont exprimées dans la revue Bilan au cours des années 30. C'est la grande clarté à laquelle était parvenue cette organisation qui avait joué un rôle décisif dans sa capacité, non seulement à survivre, mais aussi à impulser de façon remarquable la pensée communiste.
Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, développer les positions de la Fraction italienne (FI) dans toute leur richesse. Nous nous limiterons à en résumer les aspects essentiels.
La première question sur laquelle nous nous rattachons à la FI est celle du cours historique : face à la crise mortelle de l'économie capitaliste chacune des classes fondamentales de la société, bourgeoisie et prolétariat, apporte sa propre réponse : la guerre impérialiste pour la première, la révolution pour la seconde. L'issue qui s'imposera finalement est fonction du rapport de forces entre ces classes. Si la Première Guerre mondiale a pu être déclenchée par la bourgeoisie, c'est que le prolétariat avait au préalable été battu politiquement par son ennemi, notamment par la victoire de l'opportunisme au sein des principaux partis de la 2e Internationale. Cependant, la guerre impérialiste elle-même, avec toute sa barbarie balayant les illusions sur la capacité du capitalisme à apporter la paix et la prospérité à la société et des améliorations aux conditions de vie de la classe ouvrière, avait provoqué un réveil de celle-ci. Le prolétariat s'était dressé contre la guerre à partir de 1917 en Russie et en 1918 en Allemagne pour se lancer dans des combats en vue du renversement du capitalisme. L'échec de la révolution en Allemagne, c'est-à-dire le pays le plus décisif, avait ouvert la porte à une victoire de la contre-révolution qui a étendu son emprise dans le monde entier, et particulièrement en Europe avec la victoire du stalinisme en Russie, du fascisme en Allemagne et de l'idéologie "antifasciste" dans les pays "démocratiques". Un des mérites de la Fraction, au cours des années 30, est d'avoir compris que, du fait de cette défaite profonde de la classe ouvrière, la crise aiguë du capitalisme qui avait débuté en 1929 ne pouvait aboutir qu'à une nouvelle guerre mondiale. C'est sur la base de l'analyse de la période considérant que le cours historique n'était pas vers la révolution et la radicalisation des combats ouvriers mais vers la guerre mondiale que la Fraction avait pu comprendre la nature des événements d'Espagne 36 et ne pas tomber dans l'erreur fatale des trotskistes qui y voyaient les débuts de la révolution prolétarienne alors qu'ils constituaient la préparation de la seconde boucherie impérialiste.
La capacité de la Fraction à bien identifier la nature véritable du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat s'accompagnait de la clarté avec laquelle elle concevait le rôle des organisations communistes dans chacune des périodes de l'histoire. En se basant sur l'expérience des différentes fractions de gauche ayant existé dans l'histoire du mouvement ouvrier, notamment de la fraction bolchevique au sein du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (POSDR), mais aussi de l'activité de Marx et Engels depuis 1847, la Fraction à travers sa publication Bilan avait établi la différence entre la forme parti et la forme fraction de l'organisation communiste. Le parti est l'organe que se donne la classe dans les périodes de lutte intense, lorsque les positions défendues par les révolutionnaires ont un impact réel sur le cours de cette lutte. Lorsque le rapport de forces devient défavorable au prolétariat, soit le parti disparaît comme tel, soit il tend à dégénérer dans un cours opportuniste qui l'entraîne vers la trahison au service de la classe ennemie. La défense des positions révolutionnaires revient alors à un organisme à la dimension et à l'impact plus restreints, la fraction. Le rôle de celle-ci est de lutter pour le redressement du parti pour qu'il soit en mesure de jouer son rôle au moment d'une reprise de classe ou bien, lorsque cette tâche devient vaine, de constituer le pont programmatique et organisationnel vers le futur parti, lequel ne pourra se constituer qu'à deux conditions :
Un des autres enseignements transmis par la gauche italienne et qui découle de ce qui a été évoqué plus haut, est le rejet de l'immédiatisme, c'est-à-dire d'une démarche qui perd de vue la nature à long terme de la lutte du prolétariat et de l'intervention des organisations révolutionnaires au sein de celui-ci. Lénine faisait de la patience une des qualités principales des Bolcheviks. Il ne faisait que reprendre le combat de Marx et d'Engels contre le fléau de l'immédiatisme 6 qui, du fait de la pénétration permanente dans la classe ouvrière de l'idéologie de la petite bourgeoisie, c'est-à-dire d'une couche sociale qui n'a pas d'avenir, constitue une menace constante pour le mouvement de la classe ouvrière.
Un corollaire de cette lutte contre l'immédiatisme dans laquelle s'est illustrée la Fraction est la rigueur programmatique dans le travail de regroupement des forces révolutionnaires. Contrairement au courant trotskiste, qui privilégiait les regroupements hâtifs basés notamment sur des accords entre "personnalités", la Fraction mettait en avant la nécessité d'une discussion approfondie des principes programmatiques avant que de s'unir à d'autres courants.
Cela dit, cette rigueur sur les principes n'excluait nullement la volonté de discussion avec d'autres groupes. C'est lorsqu'on se sent ferme sur ses convictions qu'on ne craint pas la confrontation avec d'autres courants. Au contraire, le sectarisme, le fait de se considérer comme "seul au monde" et de rejeter tout contact avec les autres groupes prolétariens est, en règle générale, la marque d'un manque de conviction dans la validité de ses propres positions. En particulier, c'est justement parce qu'elle s'appuyait fermement sur les acquis de l'expérience du mouvement ouvrier que la Fraction a su faire preuve d'audace pour passer au crible cette expérience, quitte à remettre en cause certaines positions qui étaient considérées comme des sortes de dogmes par d'autres courants 7. C'est ainsi que, contrairement au courant de la Gauche germano-hollandaise qui, face à la dégénérescence de la révolution en Russie et le rôle contre-révolutionnaire que jouait désormais le parti bolchevique, avait jeté l'enfant avec l'eau du bain en concluant à la nature bourgeoise de la révolution d'Octobre et de ce parti, la Fraction a toujours affirmé bien haut la nature prolétarienne de l'un et de l'autre. Ce faisant, elle a aussi combattu la position du "conseillisme" dans lequel avait glissé la Gauche hollandaise en affirmant le rôle indispensable du parti pour la victoire de la révolution communiste. Cependant, contre le trotskisme qui se réclamait intégralement des 4 premiers congrès de l'Internationale communiste, la Fraction, à la suite du Parti communiste d'Italie du début des années 20, a rejeté les positions erronées de ces congrès, notamment la politique de "front unique". Mais elle est allée encore plus loin en remettant en cause la position de Lénine et du 2e Congrès sur le soutien des luttes de libération nationale et rejoignant ainsi la position défendue par Rosa Luxemburg.
C'est sur l'ensemble de ces enseignements qui avaient déjà été repris et systématisés par la Gauche communiste de France (1945-52) que le CCI s'est basé au moment de sa constitution et c'est ce qui lui a permis d'affronter victorieusement les différentes épreuves qu'il allait affronter du fait, notamment, des faiblesses qui pesaient sur le prolétariat et ses minorités révolutionnaires au moment de la reprise historique de 1968.
La première question qu'il était nécessaire de comprendre face à ce surgissement de la classe était la question du cours historique. Cette question était mal comprise par les autres groupes qui se réclamaient de la Gauche italienne. Ayant formé le Parti en 1945, alors que la classe était encore soumise à la contre-révolution et n'ayant pas ensuite fait la critique de cette formation prématurée, ces groupes (qui continuaient à s'appeler "parti") n'ont plus été capables de faire la différence entre la contre-révolution et la sortie de la contre-révolution. Dans le mouvement de mai 1968 comme dans l'automne chaud italien de 1969, ils ne voyaient rien de fondamental pour la classe ouvrière et attribuaient ces événements à l'agitation des étudiants. Conscients par contre du changement du rapport de forces entre les classes, nos camarades de Internacionalismo (et notamment MC, ancien militant de la Fraction et de la GCF) ont compris la nécessité d'engager tout un travail de discussion et de regroupement avec les groupes que le changement de cours historique faisait surgir. A plusieurs reprises, ces camarades ont demandé au PCInt de lancer un appel à l'ouverture d'une discussion entre ces groupes et à la convocation d'une conférence internationale dans la mesure où cette organisation avait une importance sans commune mesure avec notre petit noyau au Venezuela. A chaque fois, le PCInt a rejeté la proposition arguant qu'il n'y avait rien de nouveau sous le soleil. Finalement, un premier cycle de conférences a pu se tenir à partir de 1973 à la suite de l'appel lancé par Internationalism, le groupe des États-Unis qui s'était rapproché des positions de Internacionalismo et de Révolution Internationale, fondée en France en 1968. C'est en grand partie grâce à la tenue de ces conférences, qui avaient permis une décantation sérieuse parmi toute une série de groupes et d'éléments venus à la politique à la suite de mai 68, qu'a pu se constituer le CCI en janvier 1975. Évidemment, l'attitude de recherche systématique de la discussion avec des éléments même confus mais qui manifestaient une volonté révolutionnaire, une attitude qui avait été celle de la Fraction, avait constitué un élément déterminant dans l'accomplissement de cette première étape.
Cela dit, à côté de tout l'enthousiasme que manifestaient les jeunes éléments qui avaient constitué le CCI ou qui l'avaient rejoint dans les premières années, il pesait un certain nombre de faiblesses très importantes :
Ces faiblesses n'affectaient pas seulement les éléments qui se sont regroupés dans le CCI. Elles étaient au contraire bien plus importantes parmi les groupes et éléments qui étaient restés en dehors de notre organisation laquelle s'était constituée en bonne partie à travers le combat contre elles. Ces faiblesses expliquent le succès éphémère qu'a connu après 1968 le courant conseilliste. Éphémère car lorsqu'on théorise sa non utilité pour le combat de la classe, on a peu de chances de survivre bien longtemps. Elles permettent aussi d'expliquer le succès puis la débandade de Programma comunista : après qu'il n'ait rien compris à la signification et à l'importance de ce qui s'était passé en 1968, ce courant a été soudainement pris de vertige devant le développement international des luttes ouvrières et il a abandonné la prudence et la rigueur organisationnelles qui l'avait caractérisé pendant toute une période. En particulier, son sectarisme congénital et son "monolithisme" revendiqué s'étaient mués en une "ouverture" tous azimuts (sauf à l'égard de notre organisation qu'il continuait de considérer comme "petite-bourgeoise"), notamment envers quantité d'éléments à peine sortis, et de façon incomplète, du gauchisme, en particulier du tiers-mondisme. Le cataclysme qu'il a connu en 1982 était la conséquence logique de l'oubli des principaux enseignements de la Gauche italienne dont pourtant il n'a cessé de se revendiquer.
Dans le CCI, malgré la volonté de ne pas intégrer de façon hâtive de nouveaux militants, ces faiblesses n'ont pas tardé à se manifester. C'est ainsi que notre organisation a connu en 1981 une crise très importante qui a notamment emporté la moitié de sa section en Grande-Bretagne. L'aliment principal de cette crise était l'immédiatisme qui a conduit tout une série de militants, en particulier dans le pays qui, à cette époque, avait connu les luttes ouvrières les plus massives de son histoire (avec 29 millions de jours de grève, la Grande-Bretagne de 1979 se place en 2e position derrière la France de 1968 dans le domaine des statistiques de la combativité ouvrière), à surestimer les potentialités de la lutte de classe et à considérer comme prolétariens des organismes du syndicalisme de base que la bourgeoisie avait fait surgir face au débordement des structures syndicales officielles. En même temps, l'individualisme qui continuait de peser fortement, a conduit à un rejet du caractère unitaire et centralisé de l'organisation : chaque section locale, ou même chaque individu, pouvait se dispenser de la discipline de l'organisation quand il jugeait que ses orientations n'étaient pas correctes. C'est notamment le danger immédiatiste que combat le "Rapport sur la fonction de l'organisation révolutionnaire" (Revue internationale n°29) adopté par la Conférence extraordinaire qui s'est tenue en janvier 1982 pour remettre le CCI sur les rails. :
De même, le "Rapport sur la structure et le fonctionnement de l'organisation des révolutionnaires" (Revue internationale n°33) se donnait pour tâche de combattre l'individualisme et défendait une organisation centralisée et disciplinée (tout en insistant sur la nécessité de mener les débats les plus ouverts et profonds au sein de celle-ci).
Le combat victorieux contre l'immédiatisme et l'individualisme, s'il a permis de sauver l'organisation en 1981, n'a pas éliminé les menaces qui pesaient sur elle : en particulier, le poids du conseillisme, c'est-à-dire la sous-estimation du rôle de l'organisation communiste, s'est cristallisé en 1984 avec la formation d'une "tendance" qui a levé son étendard contre la "chasse aux sorcières", lorsque nous avons engagé le combat contre les vestiges de conseillisme dans nos rangs. Cette "tendance" a finalement quitté le CCI à son 6e Congrès, fin 1985, pour former la Fraction externe du CCI (FECCI) qui se proposait de défendre la "vraie plate-forme" de notre organisation contre sa prétendue "dégénérescence stalinienne" (la même accusation que celle portée par les éléments qui avaient quitté le CCI en 1981).
Ces différents combats ont permis à notre organisation d'assumer globalement sa responsabilité face aux luttes de la classe ouvrière qui se sont menées au cours de cette période comme la grève des mineurs de 1984 en Grande-Bretagne, la grève générale de 1985 au Danemark, l'immense grève du secteur public de 1986 en Belgique, la grève des cheminots et des hôpitaux en 1986 et 1988 en France, la grève dans l'enseignement en Italie en 1987 8.
Cette intervention active dans les luttes ouvrières des années 1980 n'avait pas fait oublier à notre organisation une de préoccupations centrales de la Fraction italienne : tirer les leçons des défaites passée. C'est ainsi qu'après avoir suivi et analysé avec beaucoup d'attention les luttes ouvrières de 1980 en Pologne 9, le CCI, pour la compréhension de leur défaite, s'est penché avec attention sur les caractéristiques spécifiques des régimes staliniens d'Europe de l'Est 10. C'est notamment cette analyse qui a permis à notre organisation, près de deux mois avant la chute du mur de Berlin, de prévoir l'effondrement du bloc de l'Est et de l'URSS, alors que beaucoup de groupes en étaient à analyser ce qui se passait en URSS et dans son glacis (la "perestroïka" et la "glasnost", l'accession au pouvoir de Solidarnosc en Pologne durant l'été 1989), comme une politique de renforcement de ce bloc 11.
De même, la capacité à affronter lucidement les défaites de la classe, que la Fraction possédait au plus haut point et, à sa suite, la Gauche communiste de France, nous a permis, dès avant les événements de l'automne 1989, de prévoir qu'ils allaient provoquer un profond recul dans la conscience du prolétariat : "Même dans sa mort, le stalinisme rend un dernier service à la domination capitaliste : en se décomposant, son cadavre continue encore à polluer l'atmosphère que respire le prolétariat... C'est donc à un recul momentané de la conscience du prolétariat... qu'il faut s'attendre. (...) Compte tenu de l'importance historique des faits qui le déterminent, le recul actuel du prolétariat, bien qu'il ne remette pas en cause le cours historique, la perspective générale aux affrontements de classe, se présente comme bien plus profond que celui qui avait accompagné la défaite de 1981 en Pologne." 12
Cependant, cette analyse ne faisait pas l'unanimité dans le camp de la Gauche communiste et beaucoup pensaient que la disparition honteuse du stalinisme, du fait qu'il avait été le fer de lance de la contre-révolution, allait ouvrir la voie à un développement de la conscience et de la combativité du prolétariat. C'était aussi l'époque où le BIPR pouvait écrire, concernant le coup d'État qui a renversé Ceaucescu à la fin 1989 :
"La Roumanie est le premier pays dans les régions industrialisées dans lequel la crise économique mondiale a donné naissance à une réelle et authentique insurrection populaire dont le résultat a été le renversement du gouvernement en place (…) en Roumanie, toutes les conditions objectives et presque toutes les conditions subjectives étaient réunies pour transformer l'insurrection en une réelle et authentique révolution sociale " (Battaglia Comunista de janvier 1990, "Ceaucescu est mort, mais le capitalisme vit encore").
Enfin, l'effondrement du bloc de l'Est et du stalinisme, de même que les difficultés qu'il allait provoquer pour le combat de la classe ouvrière, n'ont été pleinement compris par notre organisation que parce qu'elle avait été capable auparavant d'identifier la nouvelle phase dans laquelle était entrée la décadence du capitalisme, celle de la décomposition :
"Jusqu'à présent, les combats de classe qui, depuis vingt ans, se sont développés sur tous les continents, ont été capables d'empêcher le capitalisme décadent d'apporter sa propre réponse à l'impasse de son économie : le déchaînement de la forme ultime de sa barbarie, une nouvelle guerre mondiale. Pour autant, la classe ouvrière n'est pas encore en mesure d'affirmer, par des luttes révolutionnaires, sa propre perspective ni même de présenter au reste de la société ce futur qu'elle porte en elle. C'est justement cette situation d'impasse momentanée, où, à l'heure actuelle, ni l'alternative bourgeoise, ni l'alternative prolétarienne ne peuvent s'affirmer ouvertement, qui est à l'origine de ce phénomène de pourrissement sur pied de la société capitaliste, qui explique le degré particulier et extrême atteint aujourd'hui par la barbarie propre à la décadence de ce système. Et ce pourrissement est amené à s'amplifier encore avec l'aggravation inexorable de la crise économique." ("La décomposition du capitalisme", Revue internationale n°57)
"En réalité, l'effondrement actuel du bloc de l'Est constitue une des manifestations de la décomposition générale de la société capitaliste dont l'origine se trouve... dans l'incapacité pour la bourgeoisie d'apporter sa propre réponse, la guerre généralisée, à la crise ouverte de l'économie mondiale." ("La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme", Revue internationale n°62, republié dans la Revue internationale n°107)
Et c'est en s'inspirant là encore de la méthode de la Fraction italienne, pour qui la "connaissance ne peut supporter aucun interdit non plus qu'aucun ostracisme", que le CCI avait mené cette réflexion. C'est parce que, à l'image de la Fraction, le CCI a pour préoccupation de combattre le routinisme, la paresse de la pensée, l'idée "qu'il n'y rien de nouveau sous le soleil" ou que "les positions du prolétariat sont invariantes depuis 1848" (comme le prétendent les bordiguistes) qu'il a pu élaborer cette analyse. C'est en reprenant à son compte cette volonté d'être en éveil permanent devant les faits historiques, quitte à remettre en cause des certitudes confortables et bien établies, que notre organisation avait prévu l'effondrement du bloc de l'Est et la disparition du bloc occidental qui allait suivre, de même qu'elle avait prévu le recul important subi par la classe ouvrière à partir de 1989. En fait, cette méthode de la Fraction dont le CCI se revendique, n'appartient pas en propre à cette dernière, même si elle s'est révélée particulièrement capable d la mettre en oeuvre. C'est la méthode de Marx et Engels qui n'ont jamais hésité à remettre en cause les positions qu'ils avaient adoptées auparavant dès que le commandait la réalité. C'est la méthode de Rosa Luxemburg qui a eu l'audace, devant le congrès de l'Internationale socialiste de 1896, d'appeler à l'abandon d'une des positions les plus emblématiques du mouvement ouvrier, le soutien à l'indépendance de la Pologne et, plus généralement, aux luttes de libération nationale. C'est la méthode revendiquée par Lénine lorsque, face à la stupeur et à l'opposition des Mencheviks et des "vieux Bolcheviks", il annonce qu'il est nécessaire de réécrire le programme du Parti adopté en 1903 et qu'il précise, "gris est l'arbre de la théorie, vert est l'arbre de la vie".
Cette volonté de vigilance du CCI face à tout événement nouveau ne s'applique pas seulement au domaine de la situation internationale. Elle s'adresse également à la vie interne de notre organisation. Nous n'avons, là non plus, rien inventé. Cette démarche, nous l'avons apprise de la Fraction qui ne faisait, pour sa part, que s'inspirer de l'exemple des Bolcheviks, et plus avant, de Marx et Engels, notamment au sein de l'AIT. La période qui a suivi l'effondrement du bloc de l'Est, qui représente à elle seule, comme on l'a vu, près de la moitié de la vie du CCI, a constitué une nouvelle épreuve pour notre organisation qui a dû, tout comme dans les années 80, affronter de nouvelles crises. C'est ainsi que, à partir de 1993, elle a dû engager le combat contre "l'esprit de cercle", tel que le définissait Lénine lors du combat mené au Congrès de 1903 et à sa suite, un esprit de cercle provenant des origines mêmes du CCI à partir de petits groupes où l'élément affinitaire se mêlait à la conviction politique. Cet esprit de cercle en se perpétuant, et avec la pression croissante de la décomposition, tendait de plus en plus à favoriser des comportements claniques au sein du CCI menaçant son unité, voire sa survie. Et de la même façon que les éléments les plus marqués par cet esprit, y compris nombre de membres fondateurs du parti comme Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch, Potressov et Martov, s'étaient opposés et éloignés des Bolcheviks pour former la fraction menchevique à partir ou à la suite de ce congrès, un certain nombre de "membres éminents" du CCI (comme les appelait Lénine) n'ont pas supporté ce combat et ont fui l'organisation à ce moment-là (1995-96). Cependant, le combat contre l'esprit de cercle et le clanisme n'avait pas été mené à fond et ces éléments délétères sont revenus à la charge en 2000-2001. Les mêmes ingrédients que ceux de la crise de 1993 étaient présents dans celle de 2001, mais il faut y ajouter une usure de la conviction communiste d'un certain nombre de militants, usure aggravée par le recul prolongé de la classe ouvrière et le poids accentué de la décomposition. C'est ce qui explique que des membres de longue date du CCI, soit ont abandonné toute préoccupation politique, soit se sont transformés en des maîtres chanteurs, des voyous et même des mouchards bénévoles 13. Lorsque, peu avant sa mort en 1990, notre camarade MC soulignait l'importance du recul qu'allait subir la classe ouvrière, il disait que c'était maintenant qu'on allait voir les vrais militants, c'est-à-dire ceux qui ne perdent pas leurs convictions face aux moments difficiles. Les éléments qui, en 2001, ont démissionné ou constitué la FICCI, ont fait la preuve de cette altération des convictions. Une nouvelle fois, le CCI a mené le combat pour la défense de l'organisation avec la même détermination qui l'avait animé les fois précédentes. Et cette détermination, nous la devons notamment à l'exemple de la Fraction italienne. Au plus profond de la contre-révolution, celle-ci avait mis en avant le mot d'ordre "ne pas trahir". Pour sa part, puisque le recul de la classe ne signifiait pas le retour de la contre-révolution, le CCI avait adopté comme mot d'ordre "tenir". Certains sont allés jusqu'à trahir, mais l'ensemble de l'organisation a tenu, et s'est même renforcée grâce, notamment, à la volonté de poser avec le plus de profondeur théorique possible les questions d'organisation, comme l'avaient fait, en leur temps, Marx, Lénine et la Fraction. Les deux textes déjà publiés dans notre Revue, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" (n°109) et "La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat" (n°111 et 112), sont un témoignage de cet effort théorique face aux questions d'organisation.
De même, le CCI a apporté une réponse très ferme à ceux qui prétendaient que les nombreuses crise traversées par notre organisation étaient la preuve de sa faillite :
"C’est parce que le CCI lutte contre toute pénétration de l’opportunisme qu’il apparaît comme ayant une vie mouvementée, faite de crises qui se répètent. C’est notamment parce qu’il a défendu sans concession ses statuts et l’esprit prolétarien qu’ils expriment qu’il a suscité la rage d’une minorité gagnée par un opportunisme débridé, c'est-à-dire un abandon total des principes, en matière d'organisation. Sur ce plan, le CCI a poursuivi le combat du mouvement ouvrier, de Lénine et du parti bolchevique en particulier, dont les détracteurs stigmatisaient les crises à répétition et les multiples combats sur le plan organisationnel. A la même époque, la vie du parti social-démocrate allemand était beaucoup moins agitée mais le calme opportuniste qui la caractérisait (altéré seulement par des "troublions" de gauche comme Rosa Luxemburg) annonçait sa trahison de 1914. Les crises du Parti bolchevique construisaient la force qui a permis la révolution de 1917." ("15e Congrès du CCI : Renforcer l'organisation face aux enjeux de la période", Revue internationale n°114)
Ainsi, la capacité du CCI à faire face à ses responsabilités tout au long de ses trente années d'existence, nous la devons en très grande partie aux apports de la Fraction italienne de la Gauche communiste. Le secret du bilan positif que nous tirons de notre activité au cours de cette période, c'est dans notre fidélité aux enseignements de la Fraction et, plus généralement, à la méthode et à l'esprit du marxisme qu'elle s'était pleinement appropriés 14.
La Fraction s’est trouvée prise au dépourvu et désarmée face à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. C’est parce que sa majorité, derrière Vercesi, avait à ce moment-là abandonné les principes qui avaient fait sa force auparavant, notamment face à la guerre d’Espagne. Au contraire, c’est en s’appuyant sur ces principes que le petit noyau de Marseille a pu reconstituer la Fraction au cours de la guerre, poursuivant un travail politique et de réflexion exemplaire. Mais à son tour, la Fraction «maintenue» a abandonné ses principes fondamentaux à la fin de de la guerre, en décidant majoritairement de se dissoudre et de rejoindre individuellement le Partito Comunista Internazionalista qui s’était formé en 1945. C’est alors à la Gauche communiste de France qu’il est revenu de reprendre à son compte les acquis fondamentaux de la Fraction, de poursuivre leur élaboration préparant ainsi le cadre politique qui allait permettre au CCI de se constituer, d’exister et de progresser. En ce sens, pour nous, l'évocation des trente ans de notre organisation devait se concevoir comme un hommage au travail remarquable effectué par ce petit groupe de militants exilés qui ont fait vivre la flamme de la pensée communiste dans la plus noire période de l'histoire. Un travail qui, s'il est grandement méconnu aujourd'hui et largement ignoré par ceux qui pourtant se réclament de la Gauche italienne, s'avérera de plus en plus comme déterminant pour la victoire finale du prolétariat.
Grâce notamment aux enseignements que nous ont légués la Fraction et la GCF, transmis et élaborés infatigablement par notre camarade MC jusqu'à sa mort, le CCI est aujourd'hui en ordre de marche pour accueillir dans ses rangs une nouvelle génération de révolutionnaires qui s'approche de notre organisation et que la tendance à la reprise des combats de classe depuis 2003 va renforcer en nombre et en enthousiasme. Notre dernier congrès international le constatait : on assiste à l'heure actuelle à une augmentation sensible du nombre de nos contacts et des nouvelles adhésions. " Et ce qui est remarquable, c'est qu'un nombre significatif de ces adhésions est le fait d'éléments jeunes, qui n'ont pas eu à subir et à surmonter les déformations provoquées par le militantisme dans les organisations gauchistes. Des éléments jeunes dont le dynamisme et l'enthousiasme remplace au centuple les "forces militantes" fatiguées et usées qui nous ont quittés." ("16e Congrès du CCI - Se préparer aux combats de classe et au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires", Revue internationale n°122)
Trente ans, c'est pour l'espèce humaine l'âge moyen d'une génération. Ce sont des éléments qui pourraient être les enfants (et quelquefois sont les enfants) des militants qui ont fondé le CCI qui s'approchent de nous aujourd'hui ou nous ont d'ores et déjà rejoints.
Ce que nous disions dans le Rapport sur la situation internationale présenté au 8e congrès du CCI est en train de se concrétiser :
"Il fallait que les générations qui avaient été marquées par la contre-révolution des années 30 à 60 cèdent la place à celles qui ne l'avaient pas connue, pour que le prolétariat mondial trouve la force de surmonter celle-ci. D'une façon similaire (bien qu'il faille modérer une telle comparaison en soulignant qu'entre la génération de 68 et les précédentes il y avait une rupture historique, alors qu'entre les générations qui ont suivi, il y a continuité), la génération qui fera la révolution ne pourra être celle qui a accompli la tâche historique essentielle d'avoir ouvert au prolétariat mondial une nouvelle perspective après la plus profonde contre-révolution de son histoire."
Et ce qui vaut pour la classe ouvrière vaut aussi pour sa minorité révolutionnaire. Cependant, la plupart des "vieux" sont toujours là, même si leurs cheveux sont devenus gris (quand il leur en reste !). La génération qui a fondé le CCI en 1975 est prête à transmettre aux "jeunes" les enseignements qu'elle a reçus de ses aînés, et aussi les enseignements qu'elle a acquis au cours de ces trente années, pour que le CCI se rende de plus en plus capable d'apporter sa contribution à la formation du futur parti de la révolution communiste.
Fabienne
1 En particulier, c'est la seule organisation qui publie de façon significative en langue anglaise (une dizaine de numéros par an).
2 Il vaut la peine de signaler que les camarades de Montréal qui publient Notes Internationalistes avaient d'abord contacté le CCI qui les avait encouragés à prendre contact avec le BIPR. Finalement, c'est vers cette organisation que s'étaient tournés ces camarades. De même, lors d'une rencontre avec nous, un camarade de la CWO, la branche britannique du BIPR, nous avait dit très franchement que les seuls contacts de cette organisation en Grande-Bretagne étaient ceux du CCI qui les avait encouragés à prendre contact avec les autres organisations de la Gauche communiste.
3 Voir par exemple à ce propos la lettre que nous avions adressée aux groupes de la Gauche communiste le 24 mars 2003 publiée dans l'article "Propositions du CCI aux groupes révolutionnaires pour une intervention commune face à la guerre" dans la Revue internationale n°113.
4 C'est ainsi que nous écrivions dans la Revue internationale n°33 ("Rapport sur la structure et le fonctionnement des organisations révolutionnaires") :
"Dans le milieu politique prolétarien, nous avons toujours défendu cette position [si l'organisation fait fausse route, la responsabilité des membres qui estiment défendre une position correcte n'est pas de se sauver eux-mêmes dans leur coin, mais de mener une lutte au sein de l'organisation afin de contribuer à "la remettre dans le doit chemin"]. Ce fut le cas notamment lors de scission de la section d'Aberdeen de la "Communist Worker's Organisation" et de la scission du Nucleo Comunista Internazionalista d'avec Programme Communiste. Nous avions alors critiqué le caractère hâtif des scissions basées sur des divergences apparemment non fondamentales et qui n'avaient pas eu l'occasion d'être clarifiées par un débat interne approfondi. En règle générale, le CCI est opposé aux "scissions" sans principes basées sur des divergences secondaires (même lorsque les militants concernés posent ensuite leur candidature au CCI, comme ce fut le cas d'Aberdeen)."
5 "Pour la victoire définitive des propositions énoncées dans le Manifeste, Marx s'en remettait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, qui devait résulter de l'action et de la discussion communes." (Engels, préface à l'édition allemande de 1890 du Manifeste Communiste qui reprend presque mot pour mot ce qui est dit dans sa préface de l'édition anglaise de 1888)
6 C'est ainsi que Marx et Engels ont dû combattre au sein de la Ligue des communistes en 1850 contre la tendance Willich-Schapper qui, malgré la défaite subie par la révolution de 1848, voulait "la révolution tout de suite" : "Nous, nous disons aux ouvriers : 'Vous avez à traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes entre les peuples, non seulement pour changer les conditions existantes, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes à la direction politique'. Vous, au contraire, vous dites : 'Il nous faut immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous n'avons plus qu'à aller nous coucher'". (Intervention de Marx à la réunion du Conseil général de la Ligue du 15/09/1850)
7 "Les cadres pour les nouveaux partis du prolétariat ne peuvent sortir que de la connaissance profonde des cause des défaites. Et cette connaissance ne peut supporter aucun interdit non plus qu'aucun ostracisme." (Bilan n°1, novembre 1933)
8 Notre article consacré aux 20 ans du CCI rend compte plus en détail de notre intervention dans les luttes ouvrières de cette période.
9 Voir à ce propos "Grèves de masse en Pologne 1980 : une nouvelle brèche s'est ouverte", "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne", "A la lumière des événements de Pologne, le rôle des révolutionnaires", "Perspectives de la lutte de classe internationale : une brèche ouverte en Pologne", "Un an de luttes ouvrières en Pologne", "Notes sur la grève de masse", "Après la répression en Pologne" dans la Revue internationale n°23, 24, 26, 27 et 29.
10 "Europe de l’Est : Crise économique et armes de la bourgeoisie contre le prolétariat", Revue internationale n°34
11 Voir à ce sujet dans la Revue internationale n°60 les "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est" ainsi que ce que nous avons écrit à leur propos dans l'article "Les 20 ans du CCI" dans la Revue n°80.
12 "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est", op.cit.
13 Sur la crise du CCI de 2001 et les comportements de la prétendue "fraction interne du CCI" (FICCI), voir en particulier "15e Congrès du CCI : Renforcer l'organisation face aux enjeux de la période", Revue internationale n°114.
14 En ce sens, la cause du bilan bien moins positif que peuvent tirer de leur propre activité les autres organisations qui se réclament aussi de la Gauche italienne tient au fait que leur revendication de l'héritage de celle-ci est essentiellement platonique.
Nous entamons, avec cet article, le troisième volume de notre série sur le communisme entreprise il y a presque 15 ans. Le deuxième volume de la série se terminait (dans la Revue internationale n°111) sur l'épuisement de la vague révolutionnaire internationale qui avait ébranlé le capitalisme mondial jusque dans ses fondations et, plus particulièrement, par une description audacieuse de la culture communiste du futur, esquissée par Trotsky dans ses travaux de 1924, Littérature et révolution. La clarification de ses buts généraux constitue un élément constant de la lutte du mouvement prolétarien. Au cours de cette série, nous avons cherché à apporter notre part dans cette lutte, non seulement en racontant à nouveau son histoire - et c'est déjà très important étant donné la terrible distorsion à laquelle l'idéologie dominante soumet l'histoire réelle du prolétariat - mais aussi en cherchant à explorer des domaines nouveaux et depuis longtemps négligés, à développer une compréhension plus profonde de l'ensemble du projet communiste. Dans les prochains articles, nous poursuivrons donc selon la ligne chronologique qu'a suivie la série jusqu'ici, en étudiant en particulier les contributions sur les problèmes de la période de transition qu'ont faites les fractions communistes de gauche pendant la période de contre-révolution qui a suivi cette défaite historique de la classe ouvrière. Mais, avant de démarrer tout de suite sur ces questions qui concernent les nouvelles élaborations théoriques dans le mouvement ouvrier sur les problèmes du communisme et de la période de transition à la lumière de la première expérience de prise du pouvoir par le prolétariat révolutionnaire, nous pensons qu'il est utile et nécessaire de clarifier les buts et la méthode de la série. D'une part, en revenant une fois de plus au début : à la fois au début de la série et au début du marxisme lui-même. D'autre part, en récapitulant les principaux arguments développés dans les deux premiers volumes de la série qui rendent compte des apports et de la clarification qui ont eu lieu sur le contenu du communisme avec le développement de l'expérience historique du prolétariat. Cela nous fournira ainsi un solide point de départ pour examiner les questions que les révolutionnaires des années 1930 et 1940 ont posées afin de poursuivre sur les conditions de la révolution prolétarienne à notre époque.
Dans ce n°123 de la Revue, nous examinerons en détail un texte fondamental du jeune Marx : la lettre à Arnold Ruge 1 de septembre 1843, un texte souvent cité mais rarement analysé en profondeur. Il y a plus d'une raison pour revenir sur la lettre à Ruge. Pour Marx comme pour la vision marxiste, il ne s’agit pas de simplement lutter pour une nouvelle forme d’économie qui remplacerait le capitalisme lorsque celui-ci atteint ses limites historiques. Il ne s’agit pas non plus de militer pour la simple émancipation de la classe ouvrière. Comme l’a dit Engels plus tard, il s’agit pour l’ensemble de l’espèce humaine de "passer du règne de la nécessité au règne de la liberté", de libérer la totalité des potentialités que l’homme porte en lui-même et qui se sont trouvées contenues, bridées, voire opprimées depuis la préhistoire d’abord du fait du faible développement des forces productives et de la civilisation ensuite de par l'existence de la société de classes. La lettre à Ruge nous ouvre une voie dans cette problématique, en insistant sur le fait que nous sommes à la veille d'un réveil général de l'espèce humaine. Et nous pourrions même aller plus loin : comme Marx devait le défendre dans Les Manuscrits économiques et philosophiques, dits Manuscrits de 1844, la résurrection de l'homme est en même temps la résurrection de la nature ; si l'homme devient conscient de lui-même à travers le prolétariat, alors la nature devient consciente d'elle-même à travers l'homme. Il est certain que ce sont des questions qui nous mènent à chercher à comprendre quelles sont les aspirations les plus profondes de l'être humain.
Les grandes lignes des réponses ne sont pas l'invention d'un brillant penseur individuel, Marx, mais la synthèse théorique des possibilités réelles présentes dans l'histoire. La lettre à Ruge illustre très bien le processus d'évolution de Marx du milieu philosophique au mouvement communiste. Nous avons déjà traité de cette question dans le deuxième article de la série ("Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme", dans la Revue internationale n°69) dans lequel nous avons montré que la trajectoire politique de Marx constitue elle-même une illustration de la position adoptée dans Le Manifeste communiste : la vision des communistes n'est pas l'invention d'idéologues individuels mais l'expression théorique d'un mouvement vivant, le mouvement du prolétariat. Nous avons montré en particulier comment l'implication de Marx dans les associations ouvrières à Paris en 1844 a joué un rôle décisif pour gagner celui-ci à un mouvement communiste qui l'avait précédé et était né indépendamment de lui. L'étude de la lettre à Ruge et d'autres travaux de Marx avant son arrivée à Paris montre clairement qu'il ne s'agissait pas d'une "conversion" soudaine mais du point culminant d'un processus qui était déjà en développement. Mais cela ne change pas la thèse de base. Marx n'était pas un philosophe solitaire qui concoctait des recettes pour l'avenir dans la sécurité de sa cuisine ou de sa bibliothèque. Il a évolué vers le communisme sous l'attraction d'une classe révolutionnaire qui a su s'approprier et intégrer l'ensemble des talents indubitables de Marx comme penseur dans la lutte pour un monde nouveau. Et la lettre à Ruge, comme nous le verrons, constitue déjà le début d'une expression claire de cette réalité biographique à travers une démarche théorique cohérente sur la question de la conscience.
En septembre 1843, Marx a passé une période de "vacances" pendant plusieurs mois à Kreuznach, en partie du fait de la lourde censure prussienne qui l'avait privé de la responsabilité de publier Die Rheinische Zeitung (La Gazette rhénane). Le journal avait été fermé après avoir publié un certain nombre d'articles "subversifs" dont l'article de Marx sur les souffrances des vignerons de Moselle. Marx utilisa la liberté qui lui était de ce fait accordée pour réfléchir et écrire. Il traversait une période cruciale de son évolution, celle de la transition entre un point de vue démocrate radical et une position explicitement communiste qu'il allait déclarer l'année suivante à Paris.
On a beaucoup écrit sur le "jeune Marx", en particulier sur ses travaux des années 1843-44. Certains des documents les plus importants de cette période n'ont été connus que bien après sa mort : les Manuscrits de 1844 notamment, qu'il écrivit à Paris, ne furent publiés qu'en 1932.
De ce fait, beaucoup des premiers travaux de Marx n'étaient pas connus des marxistes eux-mêmes pendant une longue période du mouvement ouvrier - y compris toute la période de la 2e Internationale et de la formation de la 3e. Certaines explorations des plus audacieuses contenues dans les Manuscrits de 1844 - des éléments-clés concernant le concept d'aliénation ainsi que le contenu de l'expérience humaine dans une société qui a dépassé l'aliénation - n'ont pu être intégrés dans l'évolution de la pensée marxiste pendant toute cette période.
Ceci a donné lieu à un certain nombre d'interprétations idéologiques avec diverses gradations qui oscillent généralement entre deux pôles. Un pôle est personnifié par ce porte-parole de la forme la plus sénile de l'intellectualisme stalinien, Louis Althusser, pour qui les premiers écrits de Marx peuvent être relégués à la catégorie de l'humanisme sentimental et de l'inconscience de la jeunesse. Et c'est par "sagesse" qu'ils auraient été mis plus tard au rancart par un Marx scientifique mettant l'accent sur l'importance centrale des lois objectives de l'économie. Ce qui, si on parvient à passer du sublime charabia de la théorie althussérienne à son application bien plus compréhensible dans le monde de la politique, revient à se diriger non vers la fin de l'aliénation mais vers le programme bien plus réalisable du capitalisme d'Etat de la bureaucratie stalinienne. L'autre pôle en est l'image miroir, celle d'un Marx stalinien pragmatique : c'est l'idéologie qu'embrasse toute une congrégation de catholiques, d'existentialistes et autres philosophes qui, eux aussi, voient une continuité entre les derniers travaux de Marx et les plans quinquennaux en URSS, mais qui nous chuchotent qu'il existe un autre Marx, un Marx jeune, romantique et idéaliste, un Marx qui offre une alternative à l'appauvrissement spirituel que subit l'Occident matérialiste. Entre ces deux pôles existent toutes sortes de théoriciens, – dont certains sont proches de l'Ecole de Francfort 2 et des travaux de Lucio Colletti 3, tandis que d'autres sont partiellement influencés par certains aspects du communisme de gauche (par exemple, la publication Aufheben en Grande-Bretagne) - qui ont utilisé le fait que la 2e Internationale s'appuyait sur Engels plutôt que sur les premiers écrits philosophiques de Marx pour creuser un fossé infranchissable, pas tant entre le jeune et le vieux Marx qu’entre Marx et Engels ou entre Marx et les 2e et 3e Internationales. Dans les deux cas, les méchants de la pièce trahiraient la pensée de Marx par une distorsion mécaniste et positiviste.
Ces mauvaises recettes sont saupoudrées de quelques vérités. Il est vrai que la période de la 2e Internationale en particulier a vu le mouvement ouvrier devenir de plus en plus vulnérable à la pénétration de l'idéologie dominante, et c'était le cas autant sur le plan de la théorie générale (en philosophie, sur le problème du progrès historique, sur les origines de la conscience de classe) qu'au niveau de la pratique politique (comme sur la question parlementaire, sur le programme minimum et le programme maximum, etc.). Il est aussi possible que la non connaissance des premiers écrits de Marx ait accentué cette vulnérabilité, parfois par rapport aux problèmes les plus fondamentaux. Engels, entre autres, n'a jamais nié que Marx était le plus profond penseur des deux et, par endroits, le travail théorique d'Engels aurait certainement pu être plus approfondi s'il avait pleinement assimilé certaines questions que Marx pose avec insistance dans ses premiers travaux. Mais ce qui fait défaut à toutes ces démarches qui établissent des oppositions, c'est le sens de la continuité dans la pensée de Marx et de la continuité du courant révolutionnaire qui, avec toutes ses faiblesses et ses déficiences, s'est approprié la méthode marxiste pour faire avancer la cause du communisme. Dans de précédents articles de cette série, nous avons combattu l'idée qu'il existait un fossé infranchissable entre la 2e Internationale et le marxisme authentique, avant ou après celle-ci (voir la Revue internationale n°84, "La social-démocratie fait avancer la cause du communisme") ; nous avons également répondu à la tentative d'opposer Marx à Engels sur le plan philosophique (voir "La transformation des rapports sociaux" dans la Revue internationale n°85 qui rejette l'idée avancée par Schmidt - et Colletti - selon laquelle le concept de dialectique de la nature n'existerait pas chez Marx). Et, avec Bordiga, nous insistions sur la continuité qui existe fondamentalement entre Marx des Manuscrits de 1844 et Marx auteur du Capital qui n'a pas abandonné son point de vue de départ mais cherche à lui donner un fondement solide et une base plus scientifique, avant tout en développant la théorie du matérialisme historique et une étude plus profonde de l'économie politique du capitalisme (voir la Revue internationale n°75, "Le Capital et les principes du communisme").
Un coup d’œil aux travaux de Marx dans sa phase immédiatement "pré-communiste" de 1843 confirme pleinement cette façon d'aborder le problème. Durant la période précédente, Marx s'était trouvé de plus en plus confronté aux idées communistes. Par exemple, lorsqu'il publiait encore Die Rheinische Zeitung, il avait assisté dans les bureaux du journal de Cologne aux réunions d'un cercle de discussion, animé par Moses Hess 4 qui s'était déjà déclaré en faveur du communisme. Il est certain que Marx ne s'est jamais engagé envers une cause à la légère. De même qu'il avait longuement réfléchi avant de devenir un disciple de Hegel, de même il refusa d'adopter les théories communistes de façon superficielle et pensait que beaucoup des formes existantes de communisme étaient grossières et peu développées - se présentant comme des abstractions dogmatiques, comme il l'écrit dans sa lettre de septembre 1843 à Ruge. Dans une précédente lettre à Ruge (novembre 1842), il écrivait : "(…) je tenais pour déplacée, que dis-je, pour immorale, l'introduction subreptice de dogmes communistes et socialistes, donc d'une nouvelle conception de la vie, dans des compte-rendus de théâtre, etc., qui n'ont rien à voir avec elle, et que je désirais une discussion toute différente et plus approfondie du communisme, si ce sujet devait venir en discussion."
Mais un examen rapide des textes qu'il a écrits pendant cette période montre que son évolution vers le communisme avait déjà commencé. Si on prend le principal texte qu'il a écrit pendant son séjour à Kreuznach, la Critique de la philosophie du droit de Hegel, un texte long et incomplet, difficile à lire, il montre que Marx bataille avec la critique de Hegel que fait Feuerbach. Marx était particulièrement influencé par la critique pertinente avancée par Feurerbach aux spéculations idéalistes de Hegel. Feuerbach mettait en évidence que c'est l'existence qui produit la conscience et non l'inverse. Cette méthode alimente la critique de l'Etat, considéré par Hegel comme l'incarnation de l'Idée et non comme le reflet des réalités les plus terrestres de la vie humaine. Les prémisses d'une critique fondamentale de l'Etat en tant que tel étaient déjà établies. Dans la Critique de 1843, Marx considérait déjà l'Etat - y compris l'Etat moderne avec ses députés - comme une expression de l'aliénation de la société humaine. Et bien que Marx comptât encore à l'époque sur l'avènement du suffrage universel et d'une république démocratique, il regardait dès le départ au-delà de l'idéal d'un régime politique libéral ; en effet, dans les formulations encore hybrides de la Critique, Marx défend l'idée que le suffrage universel ou plutôt la démocratie radicale annoncent le dépassement de l'Etat et de la société civile (c'est-à-dire bourgeoise). "Dans l'Etat politique abstrait, la réforme du droit de vote est une dissolution de l'Etat, mais de même la dissolution de la société civile."
De façon embryonnaire se dessine déjà le but qui a animé le mouvement marxiste dans toute son histoire : le dépérissement de l'Etat.
Dans le texte La question juive aussi, rédigé vers la fin 1843, Marx regarde au-delà de la lutte pour l'abolition des entraves féodales - il s'agissait, dans ce cas, des restrictions des droits civils des Juifs dont Marx considérait l'abolition comme un pas en avant, contrairement aux sophismes de Bruno Bauer. Marx montre les limites inhérentes à la notion même de droits civils qui ne signifient rien d'autre que les droits du citoyen atomisé dans une société d'individus en concurrence. Pour Marx, l'émancipation politique - en d'autres termes les buts que se donne la révolution bourgeoise qui était encore à accomplir dans une Allemagne arriérée - ne devait pas être confondue avec une émancipation sociale authentique qui permettrait à l'humanité de s'affranchir de la domination de pouvoirs politiques étrangers ainsi que de la tyrannie de l'échange. Cela impliquait le dépassement de la séparation entre l'individu et la communauté. Il n'utilise pas le terme de communisme, mais les implications de son point de vue sont déjà évidentes (voir "Marx et la question juive" dans la Revue internationale n°114).
Pour finir, dans son Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, un texte plus court mais bien plus centré (rédigé fin 1843 ou début 1844), les pas qu'accomplit Marx sont énormes - et cela prendrait un article à lui seul pour leur rendre justice. Pour les résumer aussi brièvement que possible, ils comportent deux volets : d'abord, Marx y développe sa fameuse critique de la religion qui va déjà bien au-delà des critiques rationalistes bourgeoises des Lumières et établit que la puissance de la religion provient de l'existence d'un ordre social qui doit nier les besoins humains ; ensuite, pour la première fois, le prolétariat y est identifié comme l'agent de la révolution sociale : "(…) une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, (…) une sphère (…) qui ne puisse s'émanciper, sans s'émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l'homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l'homme."
L'émancipation du prolétariat est indissociable de l'émancipation de toute l'humanité : la classe ouvrière ne se libère pas seule de l'exploitation ; elle ne s'établit pas éternellement comme classe dominante ; elle agit en tant que porteur et expression de tous les opprimés ; de même, elle ne se contente pas de se débarrasser et de débarrasser l'humanité du capitalisme, mais elle doit permettre à l'humanité de surmonter le cauchemar que font peser sur elle toutes les formes d'exploitation et d'oppression qui ont existé auparavant.
Il faut ajouter que ces deux derniers textes ainsi que la série de "Lettres à Ruge" ont été publiés dans l'unique édition des Deutsche-Französische Jahrbücher (Les Annales franco-allemandes) en février 1844. Ce journal était le fruit de la collaboration de Marx avec Ruge, Engels et d'autres 5. Marx avait mis beaucoup d'espoirs dans cette entreprise dont il espérait qu'elle pourrait remplacer les Deutsche Jahrbücher (Annales allemandes), interdites, de Ruge et permettre de développer des liens étroits entre révolutionnaires français et allemands ; en fin de compte, aucun collaborateur français ne répondit à ses espoirs et toutes les contributions vinrent des Allemands. Il est très intéressant de noter qu'en août-septembre 1843, Marx avait rédigé un court projet de programme pour l'orientation de cette publication :
"Les articles de nos Annales seront écrites par des Allemands ou des Français et traiteront :
1) des hommes et des systèmes qui ont acquis une influence, utile ou dangereuse, et des questions politiques d'actualité, qu'elles concernent les constitutions, l'économie politique ou les institutions publiques et morales.
2) Nous publierons une revue de presse qui, par certains aspects, sera une critique féroce de la servilité et de la bassesse que montrent certaines publications, et qui attirera l'attention sur les efforts valables manifestés par d'autres au nom de l'humanité et de la liberté.
3) Nous inclurons une revue de la littérature et des publications de l'ancien régime en Allemagne qui décline et se détruit lui-même et, pour finir, une revue des livres des deux nations qui marquent le commencement et la poursuite de l'ère nouvelle dans laquelle nous entrons."
De ce document, nous pouvons souligner deux aspects. Le premier, c'est que déjà à cette époque, la préoccupation de Marx était militante ; rédiger un projet de programme pour une publication, même bref et général, c'est considérer cette publication comme l'expression d'une action organisée. Cette dimension de la vie de Marx - l'engagement dans une cause et la nécessité de construire une organisation de révolutionnaires - constitue une marque fondamentale de l'influence du prolétariat sur Marx "l'homme et le combattant" - pour utiliser le titre de la biographie de Marx par Nicolaïevski écrite en 1936.
Le deuxième, c'est que lorsque Marx parle d'une "ère nouvelle", il faut garder à l'esprit le fait que, tandis qu'en Allemagne et dans une grande partie de l'Europe, l'ère nouvelle signifiait le renversement du féodalisme et la victoire de la bourgeoisie démocratique, l'engagement de Marx et Engels envers le communisme au départ comportait une forte tendance à combiner la révolution bourgeoise avec la révolution prolétarienne et qu'ils pensaient que cette dernière viendrait rapidement après la première. C'est clair dans le fait que Marx voit le prolétariat comme l'agent du changement révolutionnaire même dans l'Allemagne arriérée et c'est encore plus clair dans la démarche du Manifeste communiste comme dans la théorie de la révolution permanente élaborée dans le sillage des soulèvements de 1848. Si on applique cette vision aux travaux de Marx en 1843 et 1844, on doit déduire que lorsqu'il prévoyait une "ère nouvelle", Marx fixait moins son regard sur une lutte purement transitoire vers une république bourgeoise et bien plus sur la lutte qui devait s'ensuivre pour une société réellement humaine libérée de l'égoïsme et de l'exploitation capitalistes. Ce qui a animé Marx pendant toute sa vie, c'est avant tout la conviction qu'une telle société était possible. Il devait plus tard reconnaître avec plus de lucidité que la lutte immédiate pour un tel monde n'était pas encore à l'ordre du jour de l'histoire et que l'humanité devait encore passer par le calvaire du capitalisme pour que les bases matérielles de la nouvelle société soient établies. Il n'a cependant jamais dévié de son inspiration initiale.
Cela n'a donc pas de sens d'établir une distinction rigide entre le jeune et le vieux Marx. Les textes de 1843-44 constituent tous des étapes décisives vers une vision communiste pleinement développée du monde, avant même qu'il se soit lui-même consciemment ou explicitement défini comme communiste. De plus, la rapidité de l'évolution de Marx pendant cette période est tout à fait remarquable. Après avoir produit les textes déjà mentionnés, il déménagea à Paris. Pendant l'été 1844, manifestement influencé par son implication directe dans les associations ouvrières communistes de cette ville, Marx a rédigé les Manuscrits économiques et philosophiques (Manuscrits de 1844) dans lesquels il prit parti pour le communisme ; fin août, il rencontre Engels qui contribua à une compréhension bien plus directe du fonctionnement du système capitaliste. Leur collaboration eut un effet dynamisant sur le travail de Marx et, en 1845, avec les "Thèses sur Feuerbach" et L'idéologie allemande, il était capable de présenter l'essence de la théorie matérialiste de l'histoire. Et comme le marxisme, contrairement à ce que ses détracteurs prétendent, n'est pas un système clos, ce processus en évolution et en auto-développement devait continuer jusqu'à la fin de la vie de Marx (voir par exemple l'article de cette série sur "Marx de la maturité" dans la Revue internationale n°81 qui rapporte comment Marx s'est mis à apprendre le russe afin de traiter de la question russe sur laquelle il a apporté des réponses incomprises de certains de ses "disciples" les plus rigides).
C'est à la lumière de ce que nous venons de dire qu'il faut lire la lettre de septembre 1843 que nous reproduisons entièrement ci-dessous. Ce n'est pas par hasard si toute la série de lettres a été publiée dans les Deutsche-Französische Jahrbücher ; à l'époque elles étaient déjà considérées comme une contribution à l'élaboration d'un nouveau programme ou, au moins, d'une nouvelle méthode politique ; la dernière lettre est la plus "programmatique" de toutes. Au cours des lettres, on peut suivre comment Marx décide de quitter l'Allemagne où ses perspectives sont de plus en plus précaires à la fois à cause de désaccords familiaux et de tracasseries de la part des autorités. Dans la lettre de septembre, Marx confesse qu'il est de plus en plus difficile de respirer en Allemagne et pense aller en France - le pays des révolutions où la pensée socialiste et communiste se développait à profusion dans toutes sortes de directions. Ruge, ancien éditeur des Deutsche Jahrbücher interdites, était volontaire pour participer à la création d'Annales franco-allemandes - même si leurs points de vue allaient diverger lorsque Marx adopta un point de vue explicitement communiste. Ruge avait fait part auparavant à Marx de son sentiment de découragement à la suite de son expérience avec la censure allemande et à cause de l'atmosphère philistine qui prévalait en Allemagne. Aussi, l'avant-dernière lettre de Marx à Ruge (écrite à Cologne en mai 1843) est-elle dédiée en partie à l'état d'esprit de Ruge et nous donne une bonne vision de l'optimisme de Marx à l'époque : "Nous devons pour notre part mettre le vieux monde en pleine lumière et travailler positivement à la formation du nouveau. Plus les événements propres à l'humanité pensante nous laisseront du temps pour réfléchir et ceux propres à l'humanité souffrante le temps pour nous rassembler, plus achevé sera le produit qui fera son apparition dans le monde et que notre époque porte présentement en son sein".
Quand Marx écrit la lettre de septembre, le moral de Ruge est remonté. Marx esquisse avec enthousiasme la démarche politique qui doit sous-tendre l'entreprise qu'ils proposent. Pour commencer, il insiste pour éviter les démarches dogmatiques. Il faut se rappeler que c'était l'âge d'or du socialisme utopique dont les diverses variantes se basaient, presque toutes, sur des spéculations abstraites concernant la façon de gérer une société nouvelle et plus équitable, et avaient peu de rapport, sinon aucun, avec les luttes concrètes qui se déroulaient dans le monde alentour. Dans bien des cas, les utopistes manifestaient un mépris dédaigneux à la fois pour les revendications de l'opposition démocratique au féodalisme et pour les revendications économiques immédiates de la classe ouvrière naissante ; et pour faire aboutir le nouvel ordre social, ils parvenaient rarement à avoir d' autre projet que celui de mendier auprès de riches philanthropes bourgeois. C'est pourquoi Marx rejette la plupart des types de socialisme qui lui sont contemporains en les considérant comme des formes dogmatiques qui affrontent le monde avec des schémas pré-établis et qui jugent indignes de leur attention les luttes politiques concrètes. En même temps, Marx montre clairement qu'il connaît les différentes tendances du mouvement communiste et qu'il considère certaines d'entre elles - il mentionne Proudhon et Fourier 6 - dignes d' attention. Mais la clé de sa vision reste la conviction qu'un monde nouveau ne peut venir du ciel mais sera le résultat des luttes qui se déroulent dans le monde. D'où le fameux passage : "Rien ne nous empêche donc de prendre pour point d'application de notre critique la critique de la politique, la prise de position en politique, c'est-à-dire les luttes réelles, de l'identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui-même développés en son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des fadaises ; nous allons te crier le vrai mot d'ordre du combat. Nous lui montrons simplement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu'il devra acquérir, qu'il le veuille ou non".
Au fond, comme Lukacs le souligne dans son texte de 1920, "La conscience de classe", c'est déjà une analyse matérialiste : il ne s'agit pas d'apporter la conscience à quelque chose d'inconscient - l'essence de l'idéalisme - mais de rendre conscient un processus qui évolue déjà dans cette direction, un processus conduit par une nécessité matérielle qui contient aussi la nécessité de devenir conscient de lui-même.
Il est vrai que Marx parle en grande partie de la lutte pour l'émancipation politique - pour l'achèvement de la révolution bourgeoise, avant tout en Allemagne. L'insistance qu'il porte sur la critique de la religion, sur la nécessité d'intervenir dans les questions politiques du moment, concernant par exemple la différence entre le système des grands propriétaires et celui du gouvernement de représentants, le confirme, tout comme l'idée selon laquelle il est possible que ces activités critiques "intéressent pratiquement un grand parti" - c'est-à-dire influencent la bourgeoisie libérale. Mais n'oublions pas que Marx était à la veille de concevoir le prolétariat comme l'agent de la transformation sociale, conclusion qui devait vite être appliquée à l'Allemagne féodale et aux pays plus développés d'un point de vue capitaliste. De ce fait, la méthode peut aussi être appliquée - et en fait l'est plus spécifiquement - à la lutte prolétarienne pour des revendications immédiates, qu'elles soient économiques ou politiques. Ceci constitue en fait un profonde anticipation de la lutte contre une vision sectaire du socialisme que Bakounine allait incarner plus tard ; on peut aussi faire le lien avec la formulation de L'idéologie allemande qui définit le communisme comme "le mouvement réel qui abolit l'état de choses existant", qui situe la conscience révolutionnaire dans l'existence d'une classe révolutionnaire et qui définit explicitement la conscience communiste comme une émanation historique du prolétariat exploité. La continuité avec les "Thèses sur Feuerbach" - où il est dit que les éducateurs doivent aussi être éduqués - est aussi évidente. L'ensemble de ces travaux apporte un avertissement de première heure à tous ceux qui plus tard allaient se considérer comme les "sauveurs" du prolétariat - tous ceux qui voient la conscience socialiste apportée aux humbles ouvriers d'en bas depuis un lieu exalté en haut.
Les derniers paragraphes résument la démarche de Marx vis-à-vis de l'intervention politique, mais nous emmènent aussi vers une réflexion plus profonde :
"Il nous faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l'analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même, qu'elle apparaisse sous une forme religieuse ou politique. Il sera avéré alors que le monde possède une chose d'abord et depuis longtemps en rêve et que pour la posséder réellement, seule lui manque la conscience claire. Il sera avéré qu'il ne s'agit pas d'une solution de continuité profonde entre le présent et le passé, mais de la réalisation des idées du passé. Il sera avéré enfin que l'Humanité ne commence pas un travail nouveau, mais qu'elle parachève consciemment son travail ancien.
Nous pouvons donc résumer d'un mot la tendance de notre journal : prise de conscience, clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations. C'est là un travail et pour le monde et pour nous. Il ne peut être que l’œuvre de beaucoup de forces réunies. Il s'agit de se confesser, rien de plus. Pour se faire remettre ses péchés, l'Humanité n'a besoin que de les appeler enfin par leur nom".
Dans le très grand roman de George Eliot, dans la vie sociale anglaise du milieu du 19e siècle, Middlemarch, il y a un personnage qui s'appelle Casaubon, rat de bibliothèque érudit, homme d'église indépendant qui dédie sa vie à écrire un travail monumental et qui se veut définitif intitulé The Key of All Mythologies (La clé de toutes les mythologies).
Ce travail ne sera jamais achevé et exprime symboliquement le divorce entre la vie humaine réelle et les passions. Mais nous pouvons aussi considérer cette histoire comme celle de l'érudition bourgeoise en général. Dans sa phase d'ascendance, la bourgeoisie a développé le goût des questions universelles et la recherche de réponses universelles mais, dans sa phase de décadence, elle a de plus en plus abandonné cette recherche qui menait à la conclusion inconfortable selon laquelle, en tant que classe, elle était destinée à disparaître. L'échec de Casaubon est une anticipation de l'impasse intellectuelle de la pensée bourgeoise.
Marx, au contraire, en quelques brèves remarques, nous offre les débuts d'une démarche qui donne vraiment la clé de toutes les mythologies ; car de la même manière que, dans sa lettre de septembre, Marx écrit que la religion est l’abrégé des combats théoriques de l’humanité, nous pouvons dire que la mythologie est l’abrégé de la vie psychique de l’humanité depuis ses origines, de ses limites comme de ses aspirations, et l’étude des mythes peut nous éclaircir quant aux besoins qui les ont fait surgir.
David McLellan, auteur d’une des meilleures biographies de Marx depuis Mehring, commente que "la notion de salut à travers une "réforme de la conscience" était évidemment très idéaliste. Mais c'était très typique de la philosophie allemande de l'époque" (Karl Marx, His Life and Thought, 1973). Mais c'est certainement une façon très statique de considérer cette formulation de Marx. Si on prend en compte le fait que Marx voyait déjà cette "réforme de la conscience" comme le produit de luttes réelles, si on se rappelle que Marx commençait déjà à voir le prolétariat comme le porteur de cette conscience "réformée", il est évident que Marx évoluait déjà au-delà des dogmes de la philosophie allemande de l'époque. Comme Lukacs l'a clairement montré plus tard dans les articles du recueil Histoire et conscience de classe, le prolétariat, première classe à être exploitée et révolutionnaire à la fois, n'a pas besoin de mystifications idéologiques. Sa conscience de classe est donc pour la première fois une conscience claire et lucide qui marque une rupture fondamentale avec toutes les formes d'idéologies 7. La notion d'une conscience claire, intelligible à elle-même, est intimement liée au mouvement de Marx vers le prolétariat. Et c'est ce même mouvement qui devait permettre à Marx et Engels d'élaborer la théorie matérialiste de l'histoire qui reconnaissait que le communisme n'était plus un "bel idéal" parce que le capitalisme avait créé les prémisses matérielles d'une société d'abondance. Les bases de cette compréhension allaient être développées deux ans plus tard seulement, dans L'idéologie allemande.
On pourrait aussi reprocher aux formulations utilisées par Marx dans la lettre de septembre d'être encore prisonnières d'un cadre humaniste, d'une vision de l'humanité "au-dessus de toutes les classes", mais comme on l'a montré, Marx tendait déjà vers le mouvement prolétarien, et il semble clair que les restes d'humanisme ne constituaient pas un obstacle à l'adoption d'un point de vue de classe. A côté de cela, il est non seulement autorisé mais nécessaire de parler de l'humanité, de l'espèce comme une réalité et non comme une abstraction si nous voulons comprendre la vraie dimension du projet communiste. Car tout en étant la classe communiste par excellence, le prolétariat ne commence pas pour autant "une nouvelle oeuvre". Les Manuscrits de 1844, comme on l'a vu, posent clairement que le communisme se base sur toute la richesse du passé de l'humanité ; de même, ils défendent que "Le mouvement entier de l'histoire est donc, d'une part, l'acte de procréation réel de ce communisme - l'acte de naissance de son existence empirique - et, d'autre part, il est pour sa conscience pensante, le mouvement compris et connu de son devenir".
Le communisme est donc l’œuvre de l'histoire et le communisme du prolétariat constitue la clarification et la synthèse de toutes les luttes passées contre la misère et l'exploitation. C'est pourquoi Marx, entre autres, a désigné Spartacus comme la figure historique qu'il admirait le plus. Si on regarde encore plus loin en arrière, le communisme du futur, retrouvera à un degré bien supérieur l'unité dans laquelle l'humanité a vécu pour la plus grande part de son existence historique et qui prévalait dans les communautés tribales primitives, avant l'avènement des divisions de classe et l'exploitation de l'homme par l'homme. Le prolétariat se considère comme le défenseur de tout ce qui est humain. Tout en dénonçant férocement l'inhumanité de l'exploitation, il ne prêche pas une attitude de haine envers des exploiteurs individuels, pas plus qu'il ne considère avec mépris et supériorité les autres classes et couches sociales opprimées, du passé et du présent. La vision selon laquelle le communisme veut dire la suppression de toute culture car, jusqu'ici, elle aurait appartenu aux exploiteurs, a été vigoureusement combattue comme du communisme "vulgaire" dans les Manuscrits de 1844. Cette tradition négative a toujours été un fléau pour le mouvement ouvrier, par exemple dans certaines formes d'anarchisme qui trouvent leurs délices à saccager et à détruire les symboles culturels du passé ; et la décadence du capitalisme, en particulier quand elle s’est trouvée combinée à la contre-révolution stalinienne, a engendré des caricatures encore plus hideuses telles que les campagnes maoïstes contre Beethoven et autres artistes pendant la prétendue "révolution culturelle". Mais des attitudes simplistes et destructrices envers la culture du passé se sont manifestées aussi pendant les jours héroïques de la Révolution russe, lorsque les organes de répression, comme la Tcheka notamment ont souvent exhibé une attitude dure et vengeresse envers les "non prolétaires", parfois quasiment considérés comme congénitalement inférieurs à de "purs" prolétaires. La reconnaissance marxiste du rôle historique de la classe ouvrière n'a rien de commun avec ce genre "d'ouvriérisme", avec l'adoration du prolétariat en toutes circonstances pas plus qu’avec le philistinisme qui rejette toute la culture du vieux monde (voir notamment l'article de cette série sur "Trotsky et la culture prolétarienne" dans la Revue internationale n°109). Le communisme du futur intégrera tout ce qu'il y a de meilleur dans les tentatives culturelles et morales de l'espèce humaine.
Amos
Kreuznach, septembre 1843.
J’ai le plaisir de voir que vous êtes résolu et qu’après avoir tourné vos regards vers le passé, vous tendez vos pensées vers l’avenir, vers une entreprise nouvelle. Donc vous êtes à Paris, vieille École supérieure de la philosophie -obsit omen ! (sans vouloir en cela voir un mauvais présage) - et capitale du nouveau monde. Ce qui est nécessaire finit toujours par se faire. En conséquence, je ne doute pas que l’on vienne à bout de tous les obstacles, dont je n’ignore pas qu’ils sont sérieux. Mais, que l’entreprise soit menée ou non à bien, je serai de toute façon à la fin de ce mois à Paris, car avec l’air d’ici on attrape une mentalité d’esclave et il n’y a absolument pas place en Allemagne pour une activité libre.
En Allemagne tout est réprimé par la force ; une véritable anarchie de l’esprit, le règne de la bêtise incarnée se sont abattus sur nous, et Zurich obéit en cela aux consignes de Berlin. Il devient de plus en plus clair qu’il faut chercher un nouveau point de rassemblement pour les têtes qui pensent vraiment et les esprits vraiment libres. Je suis persuadé que notre projet irait au-devant d’un besoin réel, et en fin de compte il faut bien que les besoins réels trouvent une satisfaction réelle. Je ne doute donc pas de la réussite de l’entreprise, pour peu qu’on s’y mette avec sérieux.
Il semble y avoir plus grave encore que les obstacles extérieurs : ce sont les difficultés intérieures au mouvement.
Car si personne n’a de doute sur le "d’où venons-nous ?", il règne en revanche une confusion d’autant plus grande sur le "où allons-nous ?". Non seulement une anarchie générale fait rage parmi nos réformateurs sociaux, mais chacun de nous devra bientôt s’avouer à lui-même qu’il n’a aucune idée exacte de ce que demain devra être. Au demeurant c’est là précisément le mérite de la nouvelle orientation : à savoir que nous n’anticipons pas sur le monde de demain par la pensée dogmatique, mais qu’au contraire nous ne voulons trouver le monde nouveau qu’au terme de la critique de l’ancien. Jusqu’ici, les philosophes gardaient dans leur tiroir la solution de toutes les énigmes, et ce brave imbécile de monde exotérique 8 n’avait qu’à ouvrir tout grand le bec pour que les alouettes de la Science absolue y tombent toutes rôties. La philosophie s’est sécularisée et la preuve la plus frappante en est que la conscience philosophique elle-même est impliquée maintenant dans les déchirements de la lutte non pas seulement de l’extérieur, mais aussi en son intérieur. Si construire l’avenir et dresser des plans définitifs pour l’éternité n’est pas notre affaire, ce que nous avons à réaliser dans le présent n’en est que plus évident; je veux dire la critique radicale de tout l’ordre existant, radicale en ce sens qu’elle n’a pas peur de ses propres résultats, pas plus que des conflits avec les puissances établies.
C’est pourquoi je ne suis pas d’avis que nous arborions un emblème dogmatique. Au contraire, nous devons nous efforcer d’aider les dogmatiques à voir clair dans leurs propres thèses. C’est ainsi en particulier que le communisme est une abstraction dogmatique, et je n’entends pas par là je ne sais quel communisme imaginaire ou simplement possible, mais le communisme réellement existant, tel que Cabet, Dézamy, Weitling 9, etc. l’enseignent. Ce communisme-là n’est lui-même qu’une manifestation originale du principe de l’humanisme. Il s’ensuit que suppression de la propriété privée et communisme ne sont nullement synonymes et que, si le communisme a vu s’opposer à lui d’autres doctrines socialistes, comme celles de Fourier, Proudhon, etc., ce n’est pas par hasard, mais nécessairement, parce que lui-même n’est qu’une actualisation particulière et partielle du principe socialiste.
Et le principe socialiste dans son ensemble n’est à son tour que l’une des faces que présente la réalité de la véritable essence humaine. Nous devons nous occuper tout autant de l’autre face, de l’existence théorique de l’homme, autrement dit, faire de la religion, de la science, etc., l’objet de notre critique. De plus nous voulons agir sur nos contemporains, et plus particulièrement sur nos contemporains allemands. La question est : comment s’y prendre ? Deux ordres de fait sont indéniables. La religion d’une part, la politique de l’autre, sont les sujets qui sont au centre de l’intérêt dans l’Allemagne d’aujourd’hui ; il nous faut les prendre comme point de départ dans l’état où elles sont et non pas leur opposer un système tout fait du genre du Voyage en Icarie. La raison a toujours existé, mais pas toujours sous sa forme raisonnable. On peut donc rattacher la critique à toute forme de la conscience théorique et pratique et dégager, des formes propres de la réalité existante, la réalité véritable comme son Devoir-Être et sa destination finale. En ce qui concerne la vie réelle même, l’État politique, là même où il n’est pas pénétré consciemment par les exigences socialistes, renferme dans toutes ses formes modernes les exigences de la raison. Et il ne s’en tient pas là. Il suppose partout la raison réalisée, mais par là même sa destination idéale entre en contradiction avec ses prémisses réelles.
A partir de ce conflit de l’État politique avec lui-même se développe donc partout la vérité des rapports sociaux. De même que la religion est l’abrégé des combats théoriques de l’humanité, l’État politique est l’abrégé de ses combats pratiques. L’État politique est donc l’expression, sous sa forme propre - sub specie rei publicœ [sous forme politique] - de toutes les luttes, nécessités et vérités sociales. Ce n’est donc nullement s’abaisser et porter atteinte à la hauteur des principes que de faire des questions spécifiquement politiques -par exemple la différence entre le système des trois ordres et le système représentatif- l’objet de la critique. Car cette question ne fait qu’exprimer en termes de politique la différence entre le règne de l’Homme et le règne de la propriété privée. Donc non seulement la critique peut, mais elle doit entrer dans ces questions politiques (qui dans l’idée des socialistes vulgaires sont bien au-dessous d’elle). En démontrant la supériorité du système représentatif sur le système des ordres, elle intéresse pratiquement un grand parti dans la Nation. En élevant le système représentatif de sa forme politique jusqu’à sa forme généralisée et en dégageant la signification véritable qu’il renferme, elle oblige du même coup ce parti à aller au-delà de lui-même, car triompher reviendrait pour lui à se supprimer.
Rien ne nous empêche donc de prendre pour point d’application de notre critique la critique de la politique, la prise de position en politique, c’est-à-dire les luttes réelles, de l’identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui même développés dans son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des fadaises ; nous allons te crier le vrai mot d’ordre du combat. Nous lui montrons seulement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu’il devra acquérir, qu’il le veuille ou non.
La réforme de la conscience consiste simplement à donner au monde la conscience de lui-même, à le tirer du sommeil où il rêve de lui-même, à lui expliquer ses propres actes. Tout ce que nous visons ne peut rien être d’autre que de réduire, comme Feuerbach l’a déjà fait avec sa critique de la religion, les questions religieuses et politiques à leur forme humaine consciente d’elle-même.
Il nous faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l’analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même, qu’elle apparaisse sous une forme religieuse ou politique. Il sera avéré alors que le monde possède une chose d’abord et depuis longtemps en rêve et que pour la posséder réellement seule lui manque la conscience claire. Il sera avéré qu’il ne s’agit pas d’une solution de continuité profonde entre le présent et le passé, mais de la réalisation des idées du passé. Il sera avéré enfin que l’Humanité ne commence pas un travail nouveau, mais qu’elle parachève consciemment son travail ancien.
Nous pouvons donc résumer d’un mot la tendance de notre journal : prise de conscience, clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations. C’est là un travail et pour le monde et pour nous. Il ne peut être que l’oeuvre de beaucoup de forces réunies. Il s’agit de se confesser, rien de plus. Pour se faire remettre ses péchés, l’Humanité n’a besoin que de les appeler enfin par leur nom.
Karl Marx
1 Arnold Ruge (1802-1880) : jeune hégélien de gauche, collabora avec Marx aux Deutsche-Französische Jahrbücher puis rompit avec lui. En 1866, il devint bismackien.
2 L'Ecole de Francfort a été fondée en 1923. Elle avait au départ comme objectif d'étudier les phénomènes sociaux. Plus qu'un institut de recherche sociale, elle est devenue, après la guerre, l'expression d'un courant de pensée d'intellectuels (Marcuse, Adorno, Horkheimer, Pollock, Grossmann, etc.) se réclamant d'une pensée "marxienne".
3 Lucio Colletti (1924-2001) : philosophe italien qui a établi une filiation de Marx avec Kant (et non avec Hegel). Auteur de plusieurs écrits dont Le marxisme et Hegel et une Introduction aux premiers écrits de Marx. Membre du PC d'Italie, il s'est rapproché de la social-démocratie pour finir sa carrière politique comme député du gouvernement Berlusconi.
4 Moses Hess (1812-1875) : jeune hégélien, cofondateur et collaborateur de la Rheinische Zeitung. Fondateur du "socialisme vrai" dans les années 1840.
5 En plus des textes mentionnés, les Deutsche-Französische Jahrbücher contenaient aussi la lettre de Marx à l'éditeur de la Allgemeine Zeitung d'Augsburg, (La Gazette universelle), deux articles d'Engels : "Esquisse d'une Critique de l'économie politique" et une revue de presse par Thomas Carlyle "Passé et présent". Marx avait écrit en octobre 1843 à Feuerbach dans l'espoir qu'il participe à la revue, mais apparemment Feuerbach n'était pas prêt à passer du terrain de la théorie à celui de l'action politique.
6 Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) : économiste français. Marx a fait dans son ouvrage, Misère de la philosophie, une critique de ses doctrines économiques. Charles Fourier (1772-1837) : socialiste utopiste français qui a exercé une influence considérable sur le développement des idées socialistes.
7 Ce n'est pas par hasard si, dans ces articles, Lukacs a aussi été un des premiers - bien qu'il ne connût pas les Manuscrits de 1844 à l'époque - à revenir sur la question de l'aliénation qu'il a étudiée à travers le concept de réification.
8 C’est-à-dire les non-initiés, par opposition à l’ésotérisme des philosophes.
9 Wilhelm Weitling : (1808-1871) : ouvrier tailleur, leader des débuts du mouvement ouvrier allemand et qui prônait le communisme égalitaire. Théodore Dézamy (1803-1850) : un des premiers théoriciens du communisme. Etienne Cabet (1788-1856) : communiste utopique français, auteur du Voyage en Icarie.
A entendre le discours dominant, depuis quelques années, de grandes révoltes populaires mettraient à mal le capitalisme, notamment dans ce que la bourgeoisie se plaît à appeler "les pays émergents".
Ainsi, en Amérique du Sud, les masses populaires d’Argentine se seraient lancées, ces dernières années, dans un mouvement contre le système. Le mouvement des Piqueteros, des soupes populaires, des entreprises autogérées, des coopératives de soutien ont été mis sur pied afin d’"organiser" ces masses en révolte. En Chine, les chiffres officiels pour 2004 indiquent 74 000 incidents et troubles sociaux, avec pour résultat, beaucoup de morts, tués par la police (le dernier incident, dans le village de Dongzhou de la province côtière de Guangdong, près de Hong Kong, a fait 20 morts dans la population civile) et l’instauration de la loi martiale. Depuis 1989, les autorités chinoises ont fait de très gros investissements pour équiper la police et l’entraîner à écraser ce genre d’émeutes. Et les émeutes devenues traditionnelles à l’occasion des sommets de l’OMC à travers la planète et qui ont à nouveau explosé au récent Sommet de Hong Kong, symbolisent cette image d’un monde en révolte.
Il faut ajouter à cette liste un pays central du système capitaliste, la France. Durant l’automne 2005, pendant plusieurs semaines, les banlieues de Paris et d’autres grandes villes françaises ont été saccagées par le mouvement social le plus violent depuis 1968. 8000 voitures ont été brûlées, des centaines de peines de prison infligées et l’État français a eu recours à des lois draconiennes qui avaient été utilisées pour la dernière fois en 1955 contre le mouvement d’indépendance de l’Algérie.
Tous ces mouvements sociaux, aux causes et aux objectifs disparates, ont reçu une large publicité et souvent fait la Une des journaux du monde entier. Il est grand temps que les marxistes révolutionnaires dénoncent ces chimères de révolution et y opposent l’authentique mouvement de transformation sociale qui, lui, ne reçoit pas la même attention des médias : la lutte de classe du prolétariat international.
La cause générale de tous ces mouvements sociaux n’est pas un grand secret. Le capitalisme mondial connaît depuis des années une crise économique insoluble qui s’exprime à tous les niveaux de la société et affecte tous les secteurs de la population non exploiteuse : une pauvreté croissante et un chômage de longue durée dus aux plans d’austérité des États capitalistes dans les pays avancés, la misère noire qui accompagne l’effondrement d’économies entières en Amérique latine, la ruine totale des petits paysans et des fermiers partout dans le Tiers-monde, la discrimination ethnique, conséquence de la politique délibérée de la classe dominante pour diviser et assurer sa domination sur les populations, la terreur imposée dans les pays occupés par les armées impérialistes.
Cependant, le fait que les révoltes sociales aient en commun, pour cause fondamentale, l’oppression capitaliste, ne signifie pas qu’elles puissent y apporter une réponse commune ni même une réponse tout court. Au contraire.
Malgré l’immense variété des révoltes qui se développent aujourd’hui, aucune d’entre elles n’apporte, même de façon embryonnaire, une perspective alternative, sur le plan économique, politique ou social, à celle de la société capitaliste dont les symptômes de déclin suscitent toutes ces protestations et ces émeutes. C’est particulièrement clair dans les récentes émeutes en France. La colère des émeutiers s’est tournée contre eux-mêmes et non contre la cause de leur misère.
"C’est de façon quotidienne qu’ils sont soumis, souvent sans égard et avec grossièreté, à des contrôles d’identité et à des fouilles au corps, et il est logique qu’ils ressentent les policiers comme des persécuteurs. Mais ici, les principales victimes des violences, ce sont leurs propres familles ou leurs proches : des petits frères ou sœurs qui ne pourront plus aller à leur école habituelle, des parents qui ont perdu leur voiture qui leur sera remboursée au plus bas prix car ancienne et achetée d’occasion, qui seront obligés de faire leurs achats dans un magasin loin de leur domicile puisque le magasin de proximité à bas prix a volé en fumée" (Prise de position du CCI : "Face au désespoir, seule la lutte de classe est porteuse d’avenir", 8 novembre 2005).
Cependant, même les révoltes qui manifestent le désespoir de façon moins élémentaire, qui dirigent leur violence contre les gardiens du régime qui les opprime et qui parviennent même, comme en Chine, à faire reculer temporairement la police, n’offrent pas de perspective au-delà de la protestation immédiate qu’elles expriment. Bien que la violence des émeutes sociales soit souvent très spectaculaire, ces révoltes sont inévitablement peu équipées et coordonnées et ne sont pas de taille à faire face aux forces bien armées et organisées de l’État capitaliste.
Dans le cas des Piqueteros d’Argentine ou celui des Zapatistes du Mexique, les révoltes sociales sont directement encadrées par certaines fractions de la bourgeoisie qui cherchent à mobiliser la population derrière leur propre "solution" à la crise économique et qui veulent se faire une place au sein de l’appareil d’État.
On ne peut donc pas s’étonner du fait que la bourgeoisie retire une certaine satisfaction de l’impuissance des révoltes sociales, même si celles-ci révèlent l’incapacité du système à offrir le moindre espoir de panser les plaies béantes qui affligent la population mondiale. Les révoltes sociales ne représentent pas une menace pour le système, elles n’ont ni revendication ni perspective capable de mettre sérieusement en cause le statu quo. Elles ne dépassent jamais le cadre national et sont en général isolées ou dispersées. Et bien que la bourgeoisie soit préoccupée par la généralisation de l’instabilité sociale, comme elle a de moins en moins de marge de manœuvre sur le plan économique, elle pense pouvoir s’appuyer sur la répression pour étouffer et neutraliser les dommages de la révolte sociale. En France par exemple, les troubles des banlieues reflètent les coupes sombres dans les budgets sociaux qui ont eu lieu dans la période précédente. Il y a eu de fortes réductions des dépenses pour la rénovation des logements et pour la création d’emplois, même temporaires. Le nombre d’enseignants et de travailleurs sociaux a été réduit ainsi que les subventions aux organisations bénévoles, etc. Les émeutes n’ont pas forcé la bourgeoisie à prendre des mesures sérieuses, ni à revenir sur sa politique d’austérité mais, en revanche, elles lui ont permis de renforcer la réponse de "la loi et l’ordre". Le fameux appel du ministre français de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, à "nettoyer les cités au karsher" afin d’éliminer les fomentateurs de troubles, en est l’emblème. La bourgeoisie française a su utiliser les émeutes pour justifier le renforcement de son appareil répressif et se préparer face à la menace future que constitue la lutte de la classe ouvrière.
En Argentine, les révoltes sociales des 19 et 20 décembre 2001 sont célèbres pour le pillage massif des supermarchés et l’assaut contre des bâtiments gouvernementaux et financiers. Mais le mouvement populaire qui a suivi n’a pas freiné le déclin vertigineux du niveau de vie des masses opprimées du pays et le nombre de personnes vivant en dessous du "seuil officiel de pauvreté" est passé de 24% en 1999 à environ 40% aujourd’hui. Au contraire, c’est l’organisation de ces masses paupérisées dans un mouvement populaire lié à l’État capitaliste qui permet à la bourgeoisie de parler aujourd’hui d’un "printemps argentin" et de rembourser dans les temps sa dette au FMI.
De nombreuses couches sociales sont victimes du déclin du système capitaliste et réagissent violemment à la terreur et à la misère qui en découlent. Mais ces violentes protestations ne mettent jamais en question le mode de production capitaliste, elles ne font que réagir à ses conséquences.
Au fur et à mesure que le capitalisme s’enfonce dans sa phase finale de décompositions sociale, l’absence totale de perspective économique, politique ou sociale au sein du système semble contaminer toutes les pensées et toutes les actions qui encouragent le violent désespoir des révoltes sociales.
A première vue, cela peut semblait irréaliste de proclamer que le véritable mouvement pour le changement social, c’est la lutte "démodée" de la classe ouvrière qui commence à peine à retrouver aujourd’hui le chemin de la combativité et de la solidarité, après la grande désorientation qu’elle a connue avec l’effondrement du bloc de l’Est en 1989. Mais la lutte prolétarienne, à la différence des révoltes sociales, n’existe pas seulement dans le présent : elle a une histoire, elle a un avenir.
La classe ouvrière qui lutte aujourd’hui, est la même classe ouvrière dont le mouvement révolutionnaire a ébranlé le monde entier de 1917 à 1923, mouvement au cours duquel elle a pris le pouvoir politique en Russie en 1917, mis fin à la Première Guerre mondiale, formé l’Internationale communiste et s’est approchée de la victoire dans plusieurs autres pays d’Europe.
A la fin des années 1960 et dans les années 1970, le prolétariat mondial est réapparu sur la scène de l’histoire après un demi-siècle de contre-révolution.
La vague de grèves massives pour défendre les conditions de vie des ouvriers qui est partie de France en 1968, a touché tous les autres pays centraux du capitalisme. La bourgeoisie a dû adapter sa stratégie politique pour faire face à la menace, en mettant ses partis de gauche au gouvernement. Dans certains pays, le mouvement de la classe a pris une forme quasi insurrectionnelle comme à Cordoba en Argentine, en 1969. En Pologne, en 1980, il a atteint un moment décisif. La classe ouvrière a surmonté ses divisions locales et s’est unie, à travers des assemblées de masse et des comités de grève. Ce n’est qu’après une année de sabotage du mouvement par le nouveau syndicat Solidarinosc que la bourgeoisie polonaise, dûment conseillée par les gouvernements occidentaux, a pu déclarer la loi martiale et a finalement écrasé le mouvement. Mais les luttes de classe internationales se sont poursuivies, notamment en Grande-Bretagne où les mineurs ont été en grève pendant plus d’un an, en 1984-85.
Malgré les revers que la classe ouvrière a subis, elle n’a pas été défaite de façon décisive pendant les 35 dernières années comme cela avait été le cas dans les années 1920 et 1930. Le chemin de la classe ouvrière est toujours ouvert pour qu’elle exprime sa nature et ses caractéristiques révolutionnaires.
La classe ouvrière est révolutionnaire, dans le vrai sens du terme, car ses intérêts correspondent à un mode de production social complètement nouveau. Elle a un intérêt objectif à réorienter la production sans exploitation de son travail et pour la satisfaction des besoins de l’humanité dans une société communiste. Et elle a entre les mains – mais pas légalement en sa possession ! – les moyens de production de masse qui peuvent permettre l’avènement de cette société. L’interdépendance déjà complète de ces moyens de production à l’échelle mondiale signifie que la classe ouvrière est déjà une classe véritablement internationale, sans aucun intérêt en conflit ou en concurrence, alors que toutes les autres couches et classes de la société, qui souffrent dans le capitalisme, sont insurmontablement divisées.
Même si les luttes défensives de la classe ouvrière pour tenter de protéger le faible niveau de vie qu’elle a aujourd’hui, sont encore isolées et divisées par les syndicats et bien moins spectaculaire que les révoltes sociales, elles contiennent néanmoins, contrairement à ces dernières, les germes d’un assaut offensif contre le système capitaliste comme l’ont montré par exemple les luttes de solidarité à l’aéroport de Londres en juillet 2005, de même que la vague de luttes ouvrières en Argentine au cours de l'été 2005 et, tout dernièrement, la grève dans les transports à New York.
C’est pour ces raisons que la classe ouvrière a été, depuis 150 ans, capable de développer une alternative politique révolutionnaire à la domination du capital. L’alternative socialiste met nécessairement en conflit la classe ouvrière avec la légalité capitaliste de l’exploitation défendue par un nombre astronomique de forces armées et punitives. En ce sens, la violence de la classe ouvrière, à la différence des gestes désespérés d’autres couches opprimées, doit être considérée comme l’accoucheuse de l’histoire, celle qui permettra l’accouchement douloureux d’une nouvelle société.
Aujourd’hui, les luttes de classe renaissantes semblent rejetées à l’arrière-scène par des luttes sociales bien plus importantes. Au mieux elles paraissent n’avoir qu’un rôle de soutien vis-à-vis de ces dernières qui constituent l’attraction principale dans les médias.
Dans ce contexte, il est d’une importance vitale que les révolutionnaires défendent le rôle fondamental du prolétariat et la nécessité de son autonomie, non seulement vis-à-vis des forces de la bourgeoisie qui prétendent le défendre, comme les partis de gauche et les syndicats, mais aussi par rapport aux révoltes désespérées des couches et groupements disparates d'opprimés au sein du capitalisme.
La bourgeoisie, dont les représentants les plus intelligents sont bien conscients de la menace sous-jacente que constitue le prolétariat, est donc particulièrement soucieuse de faire de la publicité aux révoltes sociales et de minimiser ou ignorer quand elle le peut, les mouvements et les actions authentiques du prolétariat.
En identifiant le violent chaos des révoltes sociales à toutes les autres manifestations de la décomposition de la société, la bourgeoisie espère discréditer toute résistance à sa domination, y compris et en particulier la lutte de classe du prolétariat.
En présentant les révoltes sociales comme la principale expression de l’opposition à la société capitaliste, la bourgeoisie espère persuader les membres de la classe ouvrière, les jeunes en particulier, que ces actions condamnées à l’échec sont la seule forme de lutte possible. Et en montrant en détail les limites évidentes et les échecs certains de ces révoltes, la bourgeoisie cherche à démoraliser, à éteindre et à disperser la menace que représente l’unité prolétarienne, une unité qui requiert en particulier la solidarité entre la jeune génération de la classe avec les générations plus anciennes.
Cette tactique vis-à-vis de la classe ouvrière connaît un certain succès, notamment parmi les jeunes et les chômeurs de longue durée ainsi que parmi les minorités ethniques au sein du prolétariat. Beaucoup d’éléments de ces secteurs ont été entraînés dans les émeutes en France. En Argentine, le mouvement des Piqueteros a réussi à "organiser" les chômeurs derrière l’État et à dévoyer certains efforts de la récente vague de grève, en 2005, dans ce mouvement et d’autres impasses similaires.
L’aile gauche de la bourgeoisie et ses forces d’extrême gauche en particulier ont un rôle particulier à jouer dans la démobilisation de la classe ouvrière dans ce genre d’impasses qu’elles utilisent comme masse de manoeuvre pour alimenter les campagnes qui proposent une autre gestion du régime capitaliste.
Malheureusement, certaines forces de la Gauche communiste tout en se montrant capables de voir les "limites" des révoltes sociales sont incapables de résister à la tentation d’y détecter "quand même" quelque chose de positif. Le Bureau international pour le Parti révolutionnaire par exemple a déjà été séduit par les mouvements interclassistes d’Argentine en décembre 2001 et de Bolivie peu après, les considérant comme des expressions, réelles ou potentielles, de la classe ouvrière. Dans sa prise de positions sur les émeutes en France, le BIPR, malgré la critique qu’il fait de leur inconséquence, envisage la possibilité de les transformer en luttes de classe authentiques grâce au parti révolutionnaire. Et c'est à peu près le même son de cloche qu'on trouve chez les autres groupes qui se réclament de la Gauche italienne et qui tous s'appellent "Parti communiste international".
Évidemment, on peut toujours rêver sur l’existence d’un parti de classe et sur les miracles qu’il pourrait accomplir, conformément au vieux dicton russe : "quand il n’y a pas de vodka, parlons de vodka". Mais aujourd’hui, le parti révolutionnaire n’existe pas, précisément parce que la classe ouvrière doit encore développer son indépendance et son autonomie politiques vis-à-vis de toutes les autres forces sociales de la société capitaliste. Ce n'est pas sur la base des explosions sociales désespérées mais bien sur la base de ce développement de l'identité de classe du prolétariat, notamment à travers l'intensification et l'extension de ses combats, et aussi avec l'intervention des organisations révolutionnaires au sein de ceux-ci, que seront créées les conditions permettant à la classe de se doter de son parti révolutionnaire. Quand nous serons dans cette situation historique, alors il sera possible pour le prolétariat, avec son parti politique, de tirer derrière lui tout le mécontentement de toutes les autres couches opprimées de la société, mais uniquement sur la base de la reconnaissance du rôle central et dirigeant de la classe ouvrière.
Aujourd’hui, la tâche des révolutionnaires est d’insister sur la nécessité de créer l’autonomie politique du prolétariat, pas d’aider la bourgeoisie à obscurcir cette nécessité par des délires de grandeur sur le rôle du parti révolutionnaire.
Como (20 décembre)
Il y a un siècle à Chicago, le 27 juin 1905, dans une salle bondée, Big Bill Haywood, dirigeant de la combative Western Miners Federation (WMF, Fédération des Mineurs de l’Ouest), prononça le discours d’ouverture de ce qu'il qualifia de "congrès continental de la classe ouvrière". Il s’agissait d’un rassemblement appelé dans le but de créer une nouvelle organisation révolutionnaire de la classe ouvrière aux États-Unis : les Industrial Workers of the World (IWW, Ouvriers industriels du Monde), dont les membres furent souvent nommés les Wobblies1. Haywood déclarait solennellement aux 203 délégués présents : "Nous sommes ici pour rassembler les travailleurs de ce pays au sein d’un mouvement de la classe ouvrière dont l’objectif sera l'émancipation de la classe ouvrière de l’esclavage capitaliste… Le but et l’objet de cette organisation doit être de permettre à la classe ouvrière de prendre le contrôle du pouvoir économique, des moyens de son existence et celui de l’appareil de production et de distribution, sans se soucier des patrons capitalistes… cette organisation sera formée, basée et fondée sur la lutte de classe, sans compromis, ni reddition et aura comme seul et unique but d'amener les travailleurs de ce pays à prendre possession de la pleine valeur du produit de leur travail." (Proceedings of the First IWW Convention.)2
Ceci marquait le début de la grande expérience syndicaliste révolutionnaire aux États-Unis, qui constitue le sujet de la troisième partie de notre série d’articles sur l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire3. Tout au long des 16 années au cours desquelles ils ont pris une existence significative, avec laquelle la bourgeoisie devait compter, de 1905 à 1921, les IWW sont devenus l’organisation la plus redoutée et la plus vilipendée par son ennemi de classe. Pendant cette période, elle a connu une évolution rapide tant sur le plan des principes théoriques et de la clarté politique que de sa contribution à la lutte de classe.
Mais avant de nous pencher sur les leçons que nous pouvons tirer de son expérience, il vaut la peine de souligner que, dans le contexte historique actuel, le simple fait de rappeler cette expérience revêt une importance particulière. En effet, aujourd’hui, une sorte de "Sainte Alliance" qui va d’Al Qaida à l’extrême-gauche du capital, en passant par les alter-mondialistes et les gouvernements impérialistes rivaux de la bourgeoisie américaine, a tout intérêt à présenter – de façon plus ou moins subtile – "l’impérialisme yankee" (ou "le Grand Satan") comme l’ennemi numéro un des peuples et des prolétaires du monde entier. Selon la propagande anti-américaine de cette "Sainte Alliance", le "peuple" américain serait chrétien, croyant, croisé, et profiterait sans réfléchir des fruits de la politique impérialiste américaine. Aux États-Unis même, on présente les ouvriers comme faisant partie des "classes moyennes". L’expérience des IWW, le courage exemplaire de leurs militants face à une classe dominante qui ne recula devant aucune violence ni aucune hypocrisie, aussi vile soit-elle, sont donc là pour nous rappeler que les ouvriers américains sont bel bien les frères de classe des ouvriers du monde entier, que leurs intérêts et leurs luttes sont les mêmes et que l’internationalisme n’est pas un vain mot pour la classe ouvrière mais bien la pierre de touche de son existence.
L’apparition des IWW aux États-Unis constituait, en partie, une réponse aux mêmes tendances générales qui avaient suscité le syndicalisme révolutionnaire en Europe occidentale : "l’opportunisme, le réformisme et le crétininisme parlementaire".4 La concrétisation aux États-Unis de cette tendance internationale générale porte la marque de certaines spécificités américaines : l’existence de la Frontière5 ; l’immigration à grande échelle d’ouvriers venant d’Europe, à la fin des années 1880 et au début des années 1900 ; l'arrivée sur le marché du travail d'un grand nombre d'esclaves libérés après la Guerre de Sécession (1861-65) ; l’opposition farouche entre le syndicalisme de métier et le syndicalisme d’industrie ; et le débat sur la politique à mener vis-à-vis des syndicats de métier, les investir en vue de les "miner de l’intérieur" ou créer un nouveau syndicat.
Ces deux facteurs fortement intriqués ont eu des conséquences significatives sur le développement du mouvement ouvrier aux États-Unis.
La Frontière a servi de soupape de sécurité à la révolte qui grondait dans les États industriels et fortement peuplés du Nord-Est et du Midwest.
Un nombre significatif d’ouvriers, aussi bien natifs qu’immigrés, écrasés par l'exploitation dans les usines, choisissait de fuir les centres industriels et de migrer vers l’Ouest, à la recherche d'indépendance et d’une "vie meilleure" comme fermiers, ou avec des projets donquichottesques de s’enrichir rapidement en devenant mineurs. L'existence de cette soupape de sécurité a eu un impact sur la capacité du mouvement ouvrier à développer son expérience. Bien qu’en fait la Frontière n’ait pour ainsi dire plus existé à partir du début des années 1890, ce phénomène de fuite vers l'Ouest a perduré au moins jusqu’au début du 20e siècle.6
Pendant longtemps, le mouvement ouvrier aux États-Unis fut très préoccupé par les divisions entre ceux qui étaient nés au pays, les ouvriers anglophones (même si ces derniers n’étaient eux-mêmes que de la seconde génération d’immigrants) et les ouvriers immigrés nouvellement arrivés, qui ne parlaient et ne lisaient que peu ou pas du tout l’anglais. Dans sa correspondance avec Sorge en 1893, Engels le mettait en garde contre l’usage cynique que faisait la bourgeoisie des divisions au sein du prolétariat qui retardaient le développement du mouvement ouvrier aux États-Unis.7 En effet, la bourgeoisie utilisait habilement tous les préjugés raciaux, ethniques, nationaux et linguistiques pour diviser les ouvriers entre eux et contrecarrer le développement d’une classe ouvrière capable de se concevoir comme une classe unie. Ces divisions ont constitué un sérieux handicap pour la classe ouvrière aux États-Unis car elles coupaient les ouvriers nés en Amérique de la grande expérience acquise en Europe par les ouvriers récemment immigrés. Elles engendraient, pour les ouvriers américains les plus conscients, des difficultés à se maintenir au niveau des avancées théoriques du mouvement ouvrier international ; elles les rendaient plus dépendants de la mauvaise qualité des traductions des écrits de Marx et Engels, qui, à leur tour, reflétaient parfois les faiblesses théoriques des traducteurs.
C'est ainsi que, en retard dans son armement théorique, le mouvement ouvrier en Amérique s'est trouvé handicapé dans sa capacité à faire face à l’opportunisme et aux courants réformistes.
Les faiblesses théoriques de Daniel DeLeon, leader du Socialist Labor Party (SLP, Parti socialiste du travail) l'illustrent amplement. Ce dernier défendait une variante de la "loi d’airain des salaires" de Lassalle8 et, de ce fait, sous-estimait complètement l’importance des luttes immédiates du prolétariat. Il croyait naïvement que la révolution se ferait par le bulletin de vote, rejetait le principe de la dictature du prolétariat mais dirigeait le SLP de façon autoritaire et sectaire9 .
Pour sa part, Eugene Debs, "éternel" candidat du Socialist Party of America (SPA, parti socialiste rival du SLP 10) à la présidence des États-Unis possédait de grands dons oratoires mais des talents limités pour la théorie et l’organisation. Ces deux hommes ont participé au congrès de fondation des IWW, mais le fait que ni eux, ni leurs partis politiques respectifs n’ont été capables de contribuer à la clarification politique, au sein des IWW, était en grande partie la conséquence de la faiblesse des traditions théoriques dans le mouvement ouvrier américain.
Une autre conséquence de la tradition de la Frontière c'est le poids de la violence dans la société américaine. Au départ, les villes frontalières de l’Ouest ne disposaient ni d'un appareil d’État formel, ni d'aucune institution pour maintenir la loi et l’ordre. Cela a contribué au développement d’une "culture des fusils et de la violence", qui a persisté jusqu'à aujourd’hui où la prolifération des armes à feu et le niveau de violence dans la société américaine dépasse de loin celui de tout autre grande nation industrialisée 11. Dans ce contexte, il était sans doute inévitable que la lutte de classe aux États-Unis, à la fin du 19e siècle et au début du 20e, prenne une forme extrêmement violente. La bourgeoisie américaine n’hésitait pas un seul instant à utiliser la répression dans ses confrontations avec le prolétariat, que ce soit au moyen de l’armée, des milices d’État, les infâmes Pinkerton (employés d’une agence de détectives privés dont on louait les services pour briser les grèves, ndt) ou de la location des services de bandits pour écraser les nombreuses grèves ouvrières, et qui allaient jusqu'à massacrer les grévistes et leurs familles. Les ouvriers, de leur côté, n’hésitaient pas à répliquer pour se défendre. Cette situation, démasquait aisément la cruauté et l’hypocrisie de la dictature de la démocratie bourgeoise, et montrait clairement la futilité de toute tentative de vouloir changer fondamentalement cet état de choses au moyen du bulletin de vote. Mais en retour, elle répandait le scepticisme parmi les ouvriers les plus conscients vis-à-vis de l’efficacité de l’action politique qui était, en général conçue comme la participation aux campagnes électorales. Cette confusion était particulièrement alimentée par le SLP de DeLeon et son fétichisme du vote qui perpétuait l’idée fausse selon laquelle l’action politique serait, par définition, identique à l’électoralisme. L’incapacité des Wobblies à comprendre que la révolution constitue fondamentalement un acte politique qui passe par la confrontation avec l’État capitaliste et sa destruction, et par la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, allait avoir de graves conséquences.
Les Knights of Labor (les "Chevaliers du Travail") qui ont compté jusqu’à un million de membres en 1886, ont été la première organisation nationale significative des travailleurs aux États-Unis. Les Knights considéraient que les ouvriers devaient se concevoir d’abord en tant que salariés, et de façon secondaire, comme irlandais, italiens, juifs, catholiques ou protestants. Ils restaient néanmoins, ce qui était propre à l'époque, un syndicat national qui organisait les ouvriers dans le cadre de la corporation : "organiser les charpentiers en tant que charpentiers, les maçons en tant que maçons, et ainsi de suite, leur apprendre à tous à placer leurs intérêts d’ouvriers qualifiés au dessus des intérêts de tous les autres ouvriers."12 Les violences qui eurent lieu à l'occasion de la lutte pour la journée de 8 heures et qui menèrent au massacre de Haymarket13 en 1886, portèrent un coup sérieux aux Knights qui, à partir de 1888, déclinèrent. Les syndicats de métier se regroupèrent alors dans la American Federation of Labor (AFL, Fédération américaine du Travail, fondée en 1886) qui considérait le capitalisme et le système salarié comme inévitables et se donnait pour but d'obtenir de celui-ci le plus d'avantages possible pour les travailleurs qualifiés qu’elle représentait. Sous la direction de Samuel Gompers, l’AFL se présentait comme un défenseur sans réserve du système américain et une alternative responsable au radicalisme ouvrier. Ce faisant, l’AFL déclinait toute responsabilité vis-à-vis de la situation de millions d’ouvriers américains, peu ou pas qualifiés, qui étaient sauvagement exploités dans les nouvelles industries manufacturières ou minières à forte concentration ouvrière.
Dans ce contexte, le conflit entre le syndicalisme de métier et le syndicalisme industriel, souvent considéré comme un conflit entre un syndicalisme du "business" ou de collaboration de classe et un syndicalisme "industriel", de lutte de classe, devint la principale controverse au sein du mouvement ouvrier à la fin du 19e siècle et au début du 20e.14
Au-delà des spécificités historiques des pays "anglo-saxons" (en particulier la combinaison d’un mouvement syndical fort avec une tradition politique socialiste et marxiste faible), ce débat exprimait avant tout les profonds changements qui se produisaient dans le capitalisme lui-même : d’un côté, le développement d’une industrie à grande échelle incarnée par l’apparition du "Taylorisme"15, de l’autre, le fait que la période ascendante du capitalisme tirait à sa fin, imposant de nouveaux buts historiques et de nouvelles méthodes à la lutte de classe.
Les premiers syndicats, les "trade-unions", étaient basés (comme l’implique le terme en anglais) sur des métiers particuliers au sein de l’industrie et dédiaient la plus grande partie de leur activité à la défense des intérêts de leurs membres, non seulement comme ouvriers de façon générale, mais aussi en tant qu’ouvriers qualifiés. Cette défense pouvait prendre la forme de l’application de barrières à l’embauche d’ouvriers n’ayant pas accompli l’apprentissage requis pour exercer un certain métier, ou encore, par exemple, la limitation de l'embauche aux membres de certains syndicats auxquels étaient réservés certains emplois. Sous sa forme traditionnelle, l’organisation des syndicats tendait à la fois à créer des divisions entre ouvriers de différents métiers, et à exclure complètement l'énorme masse de travailleurs non qualifiés qui affluaient dans les nouvelles industries de production de masse qui se développaient à la fin du 19e et au début du 20e siècle. De plus, le fait que ces travailleurs non qualifiés étaient souvent des immigrés venant de la campagne ou d’autres pays, les isolait des ouvriers qualifiés, pour des questions de langue ou de préjugés raciaux (qui ne se limitaient en aucune façon au préjugé sur la couleur de peau).
Un autre facteur important de la situation, au début du 20e siècle, était le fait qu'avec la fin de la période ascendante du capitalisme, de nouvelles exigences commençaient à se poser à la lutte de classe. Comme nous l’avons vu dans les articles sur la Révolution russe de 1905 (Revue Internationale n°120, 122, 123), la lutte de classe arrivait au point où les luttes pour la défense ou l’amélioration des salaires et des conditions de vie signifiaient de plus en plus une remise en question l’ordre capitaliste lui-même. La question qui se posait de façon grandissante n'était pas d’obtenir des réformes au sein du capitalisme mais de trancher la question du pouvoir : devait-on laisser le pouvoir politique, d’État, aux mains des capitalistes ou, au contraire, la classe ouvrière devait-elle détruire l’État capitaliste et prendre le pouvoir pour construire une nouvelle société communiste (ou socialiste comme l’auraient dit les IWW) ?
Sur les deux plans, la conception étroite d'un syndicalisme de métier, prôné par l’AFL, était non seulement inadaptée, mais franchement réactionnaire.
Deux solutions ont été âprement débattues tout au long de l’histoire du mouvement syndicaliste-révolutionnaire16 : l'une préconisait la méthode du dual unionism ("syndicalisme double"), qui voulait dire concrètement créer un nouveau mouvement pour rivaliser avec les vieux syndicats ; c'était une stratégie à haut risque : elle ouvrait la porte à l'accusation de diviser le mouvement ouvrier et ne pouvait être réellement efficace que si elle attirait suffisamment d’adhérents, comme l’avait très clairement démontré a contrario, à la fin des années 1890, le fiasco des tentatives de DeLeon pour créer un "syndicat d’industrie". L'autre stratégie, appelée "boring from within" ("miner de l'intérieur), c'est-à-dire prendre les syndicats existants, ne pouvait réussir que si les syndicalistes-révolutionnaires en prenaient le contrôle, et elle les mettait entre temps à la merci des méthodes sans principes de leurs adversaires "traditionnalistes", comme Gompers de l’AFL.
En dernière analyse, la Révolution russe de 1905 et plus encore celle de 1917 ont rendu ce débat obsolète, en créant une nouvelle forme d’organisation, le soviet, qui était adapté aux nouvelles conditions historiques de la lutte prolétarienne, ce que ni les syndicats de métier ni les "syndicats d’industrie" des IWW n'auraient pu jamais être.
Parmi les défenseurs du syndicalisme "industriel", il y eut plusieurs évolutions notables. Ainsi, par exemple, déçu par les trahisons répétées et l’activité de briseurs de grève des syndicats de métier dans l’industrie du chemin de fer dont il fut le témoin pendant les 17 ans de sa carrière dans le syndicat des ouvriers qualifiés du rail, Eugene Debs fonda, en 1893, l’American Railroad Union (ARU, le Syndicat américain des Chemins de Fers). C'était une organisation industrielle, ouverte à tous les ouvriers du rail, sans distinction de métier ou de qualification. Le syndicat grandit rapidement, attirant non seulement des ouvriers non qualifiés mais aussi des ouvriers qualifiés qui comprenaient la nécessité de la solidarité la plus large dans la lutte contre les patrons. En 1894, l’ARU se trouva engagé prématurément dans une grève chez Pullman, ce qui conduisit à l'anéantissement du syndicat et à une peine de prison de six mois pour Debs. Cette expérience allait constituer un moment important dans l’évolution politique de ce dernier qui, en prison, se rallia au socialisme et en ressortit à l'avant-garde de la critique du syndicalisme à la Gompers.
A la fin des années 1890, le SLP, dirigé par Daniel DeLeon, abandonna la politique du "boring from within" consistant à investir les syndicats AFL par la conquête de postes dirigeants et opta pour la politique du "dual unionism" en créant un nouveau syndicat, nommé Socialist Trades and Labor Alliance ("Alliance socialiste des métiers et du travail"), en tant qu'organisation socialiste du Travail rivale de l'AFL. Pour y adhérer, il existait une condition : être membre du parti. Cette tentative organisationnelle n’eut qu’un succès limité.
La fondation des IWW en 1905 ranima l'accusation portée par Samuel Gompers contre le "dual unionism" et sa propagande contre les IWW provoqua une grande controverse. Les anarcho-syndicalistes français qui avaient triomphé en prenant le contrôle de la CGT grâce à la stratégie victorieuse du "boring from within", essentiellement par leur emprise sur des syndicats de métier, critiquaient l’abandon de l’AFL par les IWW. William Z. Foster, un membre des IWW qui tomba sous l’influence des anarcho-syndicalistes français à l’occasion d’un séjour en France, plaida avec ardeur en faveur de la dissolution des IWW et de leur réintégration dans l’AFL et finit par quitter les Wobblies.17
Les dirigeants des IWW rejetaient l'accusation de "dual unionism" - créer un syndicat concurrent, comme le montre l’insistance portée par Haywood sur le fait que la mission des IWW était d’organiser les inorganisés, les ouvriers industriels non qualifiés qui étaient ignorés par les syndicats de métier de l’AFL. Les IWW ne cherchaient pas à attirer les membres des syndicats AFL ni même à leur faire concurrence en recherchant le soutien de secteurs particuliers de la classe ouvrière. Cependant, il est indéniable que les IWW étaient dans les fait un rival de Gompers et de l’AFL.
Les tentatives que menèrent, dans les années 1880 et 1890, les ouvriers des mines du Colorado, du Montana et de l'Idaho pour s'organiser sur une base industrielle - tentatives qui ont donné naissance à la Western Federation of Miners (WFM, Fédération occidentale des Mineurs) - peuvent, peut-être, être considérées comme l'impulsion la plus importante qui a été donnée au développement d'un syndicalisme industriel, en particulier à cause de l'impact direct qu'elles ont eu sur la fondation des IWW.
Aiguillonné par ce qui était devenu une véritable guerre de classe ouverte avec les compagnies minières et les autorités de l’État (les deux côtés étaient souvent armés), le WFM se radicalisa de plus en plus. En 1898, le WFM parraina la formation du Western Labor Union (WLU, Syndicat occidental du Travail), selon la politique de "dual union". C'était une alternative régionale à l'AFL, mais elle n'acquit jamais d'existence indépendante au-delà de l'influence de son sponsor. Même si les revendications immédiates mises en avant par le WFM étaient souvent les mêmes que celles de l'AFL, typiques du "pork chop unionism"18, en 1902, le but que poursuivait le WFM était le socialisme.
Dans son discours d’adieu au congrès de la WFM en 1902, par exemple, le président sortant Ed Boyce mettait en garde contre le fait que le syndicalisme pur et dur ne suffisait pas à défendre les intérêts des ouvriers. Il défendit qu'en dernière analyse, la réponse était "l'abolition du salariat qui est un système plus destructeur des droits de l’homme et de la liberté que tout autre système d'esclavage inventé jusqu'à présent".19
En 1902, l’AFL pressa la WFM de démanteler le Western Labor Union et de rejoindre l’AFL, mais la WFM répondit en transformant l’organisation régionale en American Labor Union (ALU), pour concurrencer l’AFL au niveau national et en se référant encore plus ouvertement au socialisme. L’ALU commença à prendre des positions qui allaient servir par la suite de lignes directrices aux IWW : la primauté de l’action économique (ce que les IWW allaient appeler plus tard "l’action directe") sur l’action politique et le modèle syndicaliste-révolutionnaire pour l’organisation de la société révolutionnaire. Le journal de l’ALU prenait ainsi position : "L’organisation économique du prolétariat est le cœur et l’âme du mouvement socialiste (…) L’objectif du syndicalisme d’industrie est d’organiser la classe ouvrière approximativement dans les mêmes secteurs de production et de distribution que ceux qu’on obtiendra dans une communauté basée sur la coopération, de telle façon que si les ouvriers devaient perdre leur droit de vote, ils garderaient toujours une organisation économique consciemment entraînée à prendre en mains les outils de l’industrie et les sources de richesses et à les administrer en leur faveur."20
La convention de la WFM de 1904 donna comme mandat à sa commission exécutive de chercher à créer une nouvelle organisation pour unir toute la classe ouvrière. Après deux réunions secrètes pendant l’été et l’automne, auxquelles ont participé des représentants de diverses organisations - pas exactement les mêmes à chaque fois - une lettre fut envoyée à trente personnes, comprenant des syndicalistes d’industrie, des membres du SPA et du SLP et même des membres des syndicats AFL, les invitant "à nous rencontrer à Chicago, le lundi 2 janvier, dans une conférence secrète pour discuter des méthodes et des moyens d’unifier les travailleurs d'Amérique sur des principes révolutionnaires corrects (…) de manière à assurer l'intégrité [de l'organisation] en tant que réel protecteur des intérêts des ouvriers".21 Vingt-deux personnes assistèrent à la réunion de janvier. Plusieurs, dont Debs, furent dans l’incapacité de venir mais envoyèrent leur soutien chaleureux. Deux seulement des invités, tous deux membres influents du SPA, refusèrent de participer du fait que leur préférence allait à un travail au sein de l’AFL. La réunion de janvier déboucha sur un appel au congrès de fondation des IWW.
En tant qu’organisation syndicaliste révolutionnaire, les IWW ont pris une orientation qui divergeait fortement de l’anarcho-syndicalisme de la CGT française, à laquelle nous avons déjà consacré un article "L’anarcho-syndicalisme face à un changement d’époque : la CGT jusqu’en 1914" (Revue Internationale n°120). Malgré le point de vue syndicaliste-révolutionnaire des fondateurs des IWW pour qui, notamment, la société socialiste serait organisée selon les mêmes principes que les syndicats industriels, il y avait de grandes différences entre les IWW et l’anarcho-syndicalisme tel qu’il existait en Europe. Ces différences s'exprimaient en particulier à propos de questions vitales comme l’internationalisme, l’action politique et la centralisation.
Pendant la période qui a précédé le déclenchement de la Première Guerre mondiale, les anarcho-syndicalistes de la CGT française ont manifesté leur opposition à la guerre d’une façon qui relevait davantage du pacifisme que de l’internationalisme prolétarien. Et dès le début de la guerre en 1914, la CGT abandonnait complètement sa perspective anti-guerre pour se rallier au soutien de l’État capitaliste français, participait à la mobilisation du prolétariat dans la guerre impérialiste, franchissant de ce fait la frontière de classe pour passer du côté de la bourgeoisie. A l’opposé de cette trahison des principes de classe, les syndicalistes révolutionnaires des IWW défendaient, avant l’entrée des États-Unis dans le conflit, une position contre la guerre semblable à celle de la social-démocratie avant l'entrée en guerre des principaux belligérants européens. Ainsi, par exemple, la convention des IWW adoptée en 1916 déclarait : "Nous condamnons toutes les guerres, et pour empêcher celles-ci, nous sommes pour la propagande anti-militariste en temps de paix, pour promouvoir ainsi la solidarité de classe entre les travailleurs du monde entier et, en temps de guerre, pour la grève générale dans toutes les industries.
Nous étendons notre soutien à la fois matériel et moral à tous les travailleurs qui souffrent aux mains de la classe capitaliste du fait de leur adhésion à ces principes et nous appelons tous les ouvriers à se joindre à nous, pour que cesse le règne des exploiteurs et que cette terre devienne belle grâce à l’établissement d’une Démocratie industrielle." (Official Proceedings of the 1916 Convention, p.138)
Contrairement aux anarcho-syndicalistes français et quelles qu’aient pu être les ambiguïtés qui caractérisaient les actions des IWW, ces derniers n’ont jamais soutenu la guerre lorsque les États-Unis se sont mis à participer au massacre impérialiste mondial. Ils se sont attirés ainsi une violente répression de la part de l’État – ce dont nous parlerons plus en détail dans notre prochain article.
Si les IWW et la CGT ont adopté face à la guerre un positionnement différent concernant la défense des intérêts du prolétariat, cela n'est pas simplement le produit de circonstances historiques différentes, par ailleurs réelles puisque les États-Unis n’ont pas été confrontés à une invasion étrangère sur leur propre territoire et ne sont entrés en guerre qu’en 1917. C'est une démarche profondément différente qui explique d'une part la capitulation de la CGT et, d'autre part, l’internationalisme des IWW face à la guerre. Comme nous l’avons vu dans l’article précédemment cité sur la CGT, cette dernière restait ancrée dans une vision "nationale" de la révolution qui devait beaucoup à l’expérience de la révolution bourgeoise française de 1789. A l’opposé, les IWW n’ont jamais perdu de vue la nature internationale de la lutte de classe et prenaient très au sérieux la référence internationale contenue dans le nom qu'ils s'étaient donnés (Ouvriers Industriels du Monde). Dès le début, l’ambition des IWW était d’unir le prolétariat mondial tout entier dans une organisation unique, de lutte de classe : ainsi des sections affiliées au "One Big Union" (un seul grand syndicat) avaient été créées dans des lieux aussi éloignés que le Mexique, le Pérou, l’Australie et la Grande-Bretagne. Aux États-Unis, les IWW firent figure de pionniers en comblant le fossé qui existait entre ouvriers anglophones, nés aux États-Unis, et immigrants. Ils accueillaient les ouvriers noirs dans l’organisation sur la même base que les ouvriers blancs, à une époque où la ségrégation et la discrimination raciales faisaient rage dans la société tout entière et alors que l'AFL refusait l’admission aux noirs.
Alors que l’anarcho-syndicalisme rejetait l’action politique, le syndicalisme révolutionnaire, tel qu’il était incarné par les IWW, englobait l’activité et la participation d’organisations politiques à son congrès de fondation, y compris le SPA et le SLP. En fait, ceux qui participèrent au congrès de 1905 se considéraient comme des socialistes, adhérant à une perspective marxiste, et non comme des anarchistes. A l’exception de Lucy Parsons, veuve d’Albert Parsons, martyr du Haymarket22, qui assistait en tant qu’invitée d’honneur, les anarchistes ou les syndicalistes ne jouèrent aucun rôle significatif dans le congrès de fondation. A la fin du congrès de fondation, on pouvait constater que "tous les dirigeants des IWW étaient membres d'un parti socialiste".23
Un des moments les plus émouvants de ce congrès de fondation fut la poignée de main entre Daniel DeLeon, leader du SLP, et Eugene Debs du SPA. Malgré des années d’âpres désaccords et grâce à l’œuvre du syndicalisme révolutionnaire, ces deux géants politiques du mouvement socialiste enterrèrent publiquement la hache de guerre dans l’intérêt de l’unité prolétarienne. Bien que par la suite les IWW aient pris leurs distances avec les partis socialistes et que Debs et DeLeon aient quitté l'organisation en 1908, ils restaient néanmoins ouverts aux militants socialistes et, plus tard, le furent aussi à ceux du Parti communiste. Ainsi, en 1911, Big Bill Haywood était à la fois un membre élu de la commission exécutive du SPA et un dirigeant des IWW. De plus, c'est la fraction de droite du Parti socialiste, non la commission des IWW, qui considérait inacceptable que Haywood assume un rôle dirigeant simultanément dans les deux organisations. Bien après que les IWW aient formellement retiré toute mention d’action politique de leur préambule révolutionnaire, la plupart de ses membres votaient pour des candidats socialistes, et les victoires électorales des socialistes dans des lieux tels que Butte, dans le Montana, étaient attribuées en général à la présence importante d’électeurs Wobbly.
Les dirigeants des IWW rejetaient catégoriquement toute adhésion aux théories du syndicalisme révolutionnaire, qu’ils considéraient comme relevant d'une doctrine européenne et étrangère. "En janvier 1913, par exemple, un partisan Wobbly disait que "syndicalisme révolutionaire" était le terme le plus largement utilisé par les ennemis [des IWW]’. Les Wobblies eux-mêmes n’avaient guère de mots aimables pour les dirigeants syndicalistes révolutionnaires européens. Pour eux, Ferdinand Pelloutier était ‘l’anarchiste’, Georges Sorel, ‘l’apologiste monarchique de la violence’, Herbert Lagardelle était un ‘anti-démocrate’ et l’italien Arturo Labriola, ‘conservateur en politique et révolutionnaire dans les syndicats’". 24
Cependant, malgré l’insistance des IWW sur le fait qu’ils étaient des "unionistes de l’industrie", ou des "industrialistes" [selon la terminologie adoptée aux États-unis] et pas des "syndicalists", il est tout à fait juste de caractériser cette organisation comme syndicaliste révolutionnaires puisque, pour les IWW, la "One Big Union" devait être la force organisatrice du prolétariat au sein du capitalisme, l’agent de la révolution prolétarienne et la forme organisationnelle de la société socialiste que la révolution devait créer.
De fait, l’attitude des IWW vis-à-vis de l’action politique était ambivalente. Bien que beaucoup de Wobblies aient été des militants du SPA ou du SLP comme nous l’avons vu, les IWW nourrissaient une méfiance bien justifiée à l’égard des disputes de factions entre organisations politiques : l’organisateur ("General Organiser") des IWW de 1908 à 1915, Vincent St John, disait clairement qu’il s’opposait à tout lien des IWW avec un parti politique et "combattait pour sauver les IWW face à Daniel DeLeon d’un côté et face aux ‘fantaisistes anarchistes’ de l’autre"25.
Par ailleurs, dans beaucoup de cas, l’activité des IWW était beaucoup plus proche de celle d’une organisation politique que d’un syndicat. En particulier, l’engagement des IWW dans "l’action directe" reflétait une conception allant bien au-delà des frontières du syndicalisme traditionnel pour lequel l’action des organisations devait être limitée aux lieux de travail pour les syndicats et aux isoloirs pour les partis politiques. "L'action directe" signifiait que la lutte pouvait gagner la rue et que l’État était un ennemi qu'il fallait affronter au même titre que les patrons. Un des exemples le plus clair en sont les batailles menées par les IWW de 1909 à 1913, pour la liberté de parole dans le cadre de leurs campagnes pour organiser les ouvriers, principalement dans les villes de l’Ouest ; ces dernières avaient adopté des lois locales pour interdire les "soap box orators" (mot à mot, des "orateurs juchés sur des caisses de savon" selon l'expression populaire provenant du fait que des ouvriers militants avaient coutume de prendre la parole dans la rue en montant sur des caisses ayant servi à conditionner du savon). Les IWW réagirent en mobilisant tous les militants disponibles afin qu'ils se précipitent dans ces villes, y violent la nouvelle loi en faisant des discours dans la rue de sorte que les prisons soient littéralement engorgées. Cette désobéissance civile reçut le soutien de beaucoup d’ouvriers, de socialistes et même des syndicats AFL et d'éléments libéraux de la bourgeoisie. Même si la conception de "l’action directe" allait plus tard servir d'argument en faveur de la tactique syndicale du "sabotage" - que nous traiterons dans la suite de cet article - il est clair que ce mode d'action était un engagement dans l’action politique, en dehors des paramètres traditionnels du syndicalisme révolutionnaire.
Contrairement à la conception hostile à la centralisation de l’anarcho-syndicalisme dont les principes fédéralistes préconisaient une confédération de syndicats autonomes et indépendants, les IWW agissaient selon une orientation centralisée. La constitution des IWW en 1905, tout en conférant une "autonomie industrielle" à ses syndicats d’industrie, établissait clairement comme principe que ces mêmes syndicats d’industrie étaient sous le contrôle de la General Executive Board (GEB, Commission exécutive générale), l’organe central des IWW : "Les subdivisions internationales et nationales des syndicats industriels auront une autonomie complète en ce qui concerne leurs affaires internes respectives, à condition que la Commission exécutive générale ait le pouvoir de les contrôler en ce qui concerne les intérêts sociaux de l'ensemble." (Constitution and By-Laws of the Industrial Workers of the World (1905) – Article 126). Cette position avait été acceptée sans réserve en 1905. Seule la GEB pouvait autoriser les IWW à faire grève. L’accent mis sur la centralisation était fondé sur la "reconnaissance de la centralisation du capital et de l’industrie américains"27. A la différence des anarcho-syndicalistes qui, selon leur perspective fédéraliste, décentralisée, encourageaient les syndicats autonomes à lancer fréquemment des grèves, les IWW penchaient pour moins de grèves, celles-ci devant être plus rigoureusement planifiées, basées sur une analyse moins immédiatiste du rapport de force entre les classes et de la force des travailleurs. Une commission exécutive ayant une vision plus globale de la lutte et de la situation que des ouvriers isolés réagissant spontanément à des attaques au niveau local, était plus à même de prendre la décision de la grève.
Même plus tard, après que les IWW en soient arrivés à rejeter l’action politique et à adopter une perspective plus ouvertement syndicaliste-révolutionnaire, les partisans de la centralisation ont continué à avoir le dessus sur ceux qui prônaient une orientation visant à décentraliser l’organisation. Ce débat a opposé la "fraction de l’Ouest" contre la "fraction de l’Est" dans le GEB. Les adversaires de la centralisation étaient plus forts à l’Ouest et avaient notamment pour base les ouvriers itinérants de l’industrie – bûcherons, mineurs et ouvriers agricoles, qui étaient souvent célibataires, nés en Amérique. A l’Est, les IWW occupaient des positions de force dans les industries manufacturières et les ports, où les ouvriers étaient souvent mariés, avaient des familles et bénéficiaient de conditions de vie plus stables. Et après la grève de Lawrence (Massachussets) en 1912, les ouvriers adhérents aux IWW étaient souvent des immigrés. Ceux de l’Est étaient en faveur de la centralisation pour garder un contrôle étroit sur ce qui était fait au nom de l’organisation et pour permettre aux IWW d'avoir une plus grande stabilité des adhérents, notamment en apportant à ces derniers un soutien suivi même en dehors des luttes ouvertes - essentiellement le même type d’aide que fournissaient les syndicats AFL. Ceux de l’Ouest penchaient pour une plus grande autonomie des groupes locaux d’ouvriers et d’éléments afin qu'ils mènent des actions qu’ils considéraient comme un moyen de donner le moral et de susciter l’enthousiasme des militants. Bien qu’étant originaire de l’Ouest, Haywood appartenait à la fraction de l’Est et était en faveur de la centralisation en vue de construire une organisation stable et permanente.
Nous avons déjà mis en évidence la différence entre le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme et souligné que "le syndicalisme révolutionnaire représente un véritable effort au sein du prolétariat, visant à trouver une réponse à l'opportunisme des partis socialistes et des syndicats, [alors que] l'anarcho-syndicalisme représente l'influence de l'anarchisme au sein de ce mouvement." (Revue Internationale N°120). Cependant, cela ne veut pas dire que le syndicalisme révolutionnaire et les IWW ne souffraient pas de grandes faiblesses. L'objectif du prochain article sera d’examiner si les principes du syndicalisme révolutionnaire, tels que les IWW les exprimaient dans la période 1905-1921, se sont avérés adaptés à la lutte de classe quand celle-ci fut confrontée, concrètement, à la question de la guerre et de la révolution dans cette période cruciale d’affrontement international entre la classe ouvrière et ses exploiteurs. Critiquer les positions des IWW - ce que nous ferons dans le prochain article - ce n'est en aucune façon rejeter ou nier le courage, l’héroïsme, la combativité et le dévouement des militants des IWW qui, dans bien des cas, leur ont valu la prison, ou même de perdre la vie. Ce n'est pas non plus minimiser l'importance des grèves organisées par les IWW qui ont uni les ouvriers immigrés et les ouvriers nés en Amérique, les ouvriers blancs et les ouvriers noirs dans la lutte de classe. Cet article visera plutôt à voir ce qu’il y a derrière la mythologie romanesque Wobbly qui aveugle encore bien des militants bien intentionnés vis-à-vis des faiblesses de cette organisation et de son héritage.
J. Grevin
1 Selon l’histoire officielle des IWW, "l’origine de l’expression ‘wobbly’ est incertaine. La légende veut qu'elle provienne de problèmes de langue d’un restaurateur chinois avec lequel avaient été passés des arrangements pendant [une] grève pour nourrir les membres qui passaient par sa ville. Quand il voulait demander ‘êtes vous du IWW ?’, on dit que cela faisait ‘All loo eye wobble wobble ?’. La même explication, à Vancouver cette fois, est donnée par Mortimer Downing dans une lettre citée dans Nation, 5 sept. 1923, concernant l’origine du terme en 1911". (voir https://www.iww.org/culture/myths/wobbly.shtml [1204])
2 Cité par Howard Zinn dans Une histoire populaire des États-Unis, Agone,
3 Voir les Revue internationale n°118 et 120.
4 Préface de Lénine à une brochure de Voinov (Lounartcharsky) sur l’attitude du parti vis-à-vis des syndicats (1907).
5 Dans la société américaine, l'expression la Frontière (the Frontier) a un sens spécifique qui se réfère à son histoire. Tout au long du 19e siècle, un des aspects les plus importants du développement des États-Unis fut l’extension du capitalisme industriel vers l’Ouest, qui s'est traduite par le peuplement de ces régions par des populations essentiellement composées de gens de souche européenne ou africaine – aux dépens, évidemment, des tribus indiennes autochtones. L’espoir que représentait la Frontière a marqué fortement l’esprit et l’idéologie en Amérique.
6 Par exemple, Vincent St John, un des plus importants dirigeants des IWW, qui avait travaillé comme mineur avant de se dédier au travail de l’organisation, fut de plus en plus déçu par l’activité des IWW dont il démissionna en 1914. Il partit dans le désert du Nouveau Mexique pour chercher fortune en tant que prospecteur. Bien sûr, il ne devint jamais riche et, bien qu'il ait quitté l’organisation bien avant que les États-Unis ne rentrent en guerre, quand la bourgeoisie se mit, en 1917, à pourchasser les dirigeants des IWW en les accusant de faire obstacle à l’effort de guerre, elle arrêta le malheureux St John dans le désert.
7 Friedrich Engels, "Pourquoi il n’y a pas de grand parti socialiste en Amérique". Engels à Sorge, 2 décembre 1893 in Marx and Engels: Basic writings on politics and philosphy ed. Lewis Feuer, 1959, pp.457-458. Dans cette lettre Engels répondait à une question de Friedrich Adolf Sorge concernant l'absence d'un parti socialiste significatif aux États-Unis, en expliquant que "La situation aux États-Unis comporte des difficultés très importantes et particulières faisant obstacle au développement régulier d'un parti ouvrier." Parmi ces difficultés, une des plus importantes était "l'immigration qui divise les ouvriers en deux groupes : les natifs et les étrangers, ces derniers étant eux-mêmes divisés 1) en Irlandais, 2) en Allemands 3) et en beaucoup de petits groupes, chacun d'entre d'eux ne comprenant que sa propre langue: des Tchèques, des Polonais, des Italiens, des scandinaves, etc. Et puis les noirs. Constituer un seul parti à partir de tout cela requiert des motivations puissantes comme on en rencontre rarement. Il existe souvent des poussées vigoureuses, mais il suffit à la bourgeoisie d'attendre passivement que les différentes parties de la classe ouvrière s'éparpillent à nouveau." (traduit par nous)
8 Nous rapportons ci-dessous, pour l’explication de la "loi d’airain des salaires", quelques passages empruntés à L’introduction à l’économie politique de Rosa Luxemburg : "Dès le XVIII° siècle, les fondateurs français et anglais de l'économie politique ont observé que les salaires ouvriers ont en moyenne tendance à se réduire au minimum vital (…) Par cette oscillation pendulaire entre une prolifération excessive et une mortalité excessive de la classe ouvrière, les salaires sont sans cesse ramenés au minimum vital. Lassalle a repris cette théorie qui était à l’honneur jusque dans les années 60 et l'a appelée ‘la loi d'airain’ (…) Ce n'est pas le changement dans l'offre de force de travail, pas le mouvement de la classe ouvrière qui est déterminant pour le niveau des salaires, mais le changement dans la demande du capital, le mouvement du capital. La force de travail, marchandise toujours excédentaire, est en réserve, on la rémunère plus ou moins bien selon qu'il plaît au capital, en période de haute conjoncture, d'en absorber beaucoup, ou bien en période de crise, de la recracher massivement. Le mécanisme des salaires n'est pas celui que supposent les économistes bourgeois et Lassalle. Le résultat, la situation effective qui en résulte pour les salaires, est bien pire que dans cette hypothèse. La loi capitaliste des salaires n'est pas une loi ‘d'airain’, elle est encore plus impitoyable et plus cruelle, parce que c'est une loi ‘élastique’ qui cherche à réduire les salaires des ouvriers employés au minimum vital tout en maintenant une vaste couche de chômeurs entre l'être et le néant au bout d'une corde élastique."
9 Nous avons analysé ces faibldesses dans plusieurs articles de la presse du CCI aux États-Unis Voir "The heritage of DeLeonism" dans Internationalism n° 114,115, 117, et 118.
10 Le SPA était un parti socialiste de masse aux États-Unis, qui devint prééminent au début du 20e siècle, fondé à partir du regroupement d’un certain nombre de tendances, y compris avec des militants qui avaient rompu avec le SLP DeLeoniste. Eugene Debs en est la personnalité la plus célèbre. Debs fut emprisonné à cause de son opposition à la Première Guerre mondiale et fut candidat à la présidence pour le SPA, alors qu’il était en prison, obtenant un million de voix.
11 En 2002, 192 millions d’armes à feu possédées individuellement étaient enregistrées aux États-Unis. Les armes à feu ont tué plus de 29 700 américains en 2002 – plus que le nombre de soldats américains tués pendant l’année la plus sanglante de la guerre du Viêt-Nam. Les fusils sont la deuxième cause de mortalité (après les accidents de voiture) chez les américains de moins de 20 ans et la principale cause chez les hommes afro-américains âgés de 15 à 24 ans. L’organisme "Physicians for Social Responsibility" estime que la violence armée coûte 100 millions de dollars aux États-Unis par an. En 1999, le taux d’homicides par arme à feu a été de 4,8 pour 100 000 habitants. Comparativement, les mêmes statistiques au Canada donnaient 0,54 ; en Suisse : 0,50, en Grande Bretagne : 0,12 ; au Japon : 0.04.
12 Dubofsky Melvyn, We Shall Be All: A History of the Industrial Workers of the World, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 2nd edition, 1988.
13 L’affaire du Haymarket a surgi à propos d’une attaque à la bombe – prétendument l’œuvre d’un anarchiste inconnu – contre une foule qui s’était rassemblée pendant un meeting qui s’est tenu sur la place Haymarket à Chicago le 4 mai 1886 en soutien à la journée de 8 heures.
14 Note du traducteur : La traduction de certains termes courants aux États-Unis et en Grande-Bretagne à cette époque constitue un "casse-tête" pour le traducteur en français qui ne dispose pas de termes équivalents. Ainsi, le terme "unionist" peut désigner indifféremment "trade unionist" ou "industrial unionist", le premier correspondant aux syndicats de métier (dont les membres, à l'époque, devaient souvent passer par un apprentissage spécifique avant de pouvoir entrer dans la corporation), le second se rapportant au "syndicat industriel" auquel pouvait adhérer tout ouvrier, qualifié ou non, travaillant dans la même industrie. Le terme anglais "syndicalist" par contre désigne un militant syndicaliste-révolutionnaire. Un "industrial unionist" pouvait être également un "syndicalist", mais pas forcément.
15 Frederick Winslow Taylor développa une série de principes dans sa monographie de 1911, The principles of scientific management ("Les principes du management scientifique"), qui visaient essentiellement à augmenter la productivité de la force de travail en réduisant la production industrielle à une série de tâches faciles à apprendre, qui ne demandaient aucune qualification des ouvriers et permettaient plus facilement de leur imposer un travail plus intense.
16 Le débat était aussi important en Angleterre, comme nous le verrons quand nous analyserons l’histoire du syndicalisme-révolutionnaire dans le mouvement des shop-stewards.
17 Foster allait devenir un leader stalinien du parti communiste américain après l’échec de la révolution russe.
18 En français, "syndicalisme de la tranche de porc", terme péjoratif de l'époque pour désigner le syndicalisme réformiste.
19 Procès Verbaux du Congrès de la WFM de 1902, cité par Dubofsky, p.69
20 ALU Journal, 7 janvier 1904, p. 2 cité par Dubofsky, p. 72
21 Version officielle de la Conférence et du Manifeste, par Clarence Smith dans IWW, Proceedings of the First Convention of the Industrial Workers of the World, New York , New York, 1905, pp. 83-84
22 Albert Parsons figurait parmi les militants arrêtés lors de l’attentat du Haymarket (voir note ci-dessus) et fut condamné et exécuté sur la base de preuves fabriquées.
23 Dubofsky, op.cit., p. 95
24 Conlin, Joseph Robert, Bread and Roses Too : studies of the Wobblies, Westport, CT : Greenwood, 1969, p. 9 Citation tirée de Williams E., Walling, "Industrial or Revolutionary Unionism", New Review n°1 (11 janvier, 1913, p. 46,) et de Walling "Industrialisme versus Syndicalism", Internationalist Socialist Review (Aout 1913) p. 666.
25 James Canon, The IWW, p. 20-21 cité dans Dubofsky p. 143
26 Disponible sur le site "Jim Crutchfield’s IWW page" (https://www.workerseducation.org/crutch/constitution/constitutions.html [1205]).
27 Conlin, Bread and Roses Too, p. 3
Dans la Revue internationale n°123, nous annoncions le début du troisième volume de la série sur le communisme. Dans cet article, nous étions retournés sur les travaux du jeune Marx, de 1843, afin d'examiner la méthode qui est à l'origine de l'élaboration du programme communiste ; cependant, nous avons l'intention, dans ce troisième volume, de reprendre le fil de la chronologie où nous l'avons laissée à la fin du deuxième : l'ouverture de la période de contre-révolution qui a suivi la défaite de la vague révolutionnaire internationale - de 1917 à 1927. Etant donné que cette série a commencé il y a presque 15 ans, nous pensons qu'il vaut la peine de nous remémorer le contenu des deux premiers volumes ; ce sera le but du présent article ainsi que du prochain. Nous espérons que ce résumé encouragera les lecteurs à retourner aux premiers articles que nous nous apprêtons à publier sous forme de livre et à mettre en ligne. Il n'y a encore eu que très peu de réponses écrites à ces articles de la part du camp politique prolétarien ; nous les considérons néanmoins comme une source d'étude et de réflexion pour tous ceux qui cherchent à clarifier le sens et le contenu réels de la révolution communiste.
Le premier volume - à l'exception du tout premier article qui examine les idées communistes antérieures à l'émergence du capitalisme et se conclut sur les formes les plus primitives de communisme prolétarien - se concentre essentiellement sur l'évolution du programme communiste pendant la période ascendante du capitalisme, à une époque où la révolution communiste n'était pas encore à l'ordre du jour de l'histoire. Le titre du volume constitue une réponse polémique à l'argument très commun selon lequel, même si on admet que les régimes staliniens ne correspondent pas à ce que Marx et d'autres avaient à l'esprit quand ils parlaient de communisme, celui-ci est un bel idéal en théorie mais qu'il ne pourra pas exister dans la réalité. La vision marxiste, au contraire, défend que le communisme n'est pas un bel idéal dans le sens où il serait l'invention d'âmes bien intentionnées ou de quelques penseurs de génie. Le communisme est une théorie, il est vrai ou, plutôt, c'est un mouvement qui inclut une dimension théorique ; mais la théorie communiste provient de la pratique réelle d'une force sociale révolutionnaire. Au centre de cette théorie se trouve la notion selon laquelle le communisme en tant que forme de vie sociale devient une nécessité quand le capitalisme lui-même ne fonctionne plus, quand il s'oppose de façon croissante aux besoins humains. Mais bien avant que ce point n'ait été atteint, le prolétariat et ses minorités politiques allaient non seulement esquisser les buts historiques généraux de leur mouvement, mais aussi développer et élaborer le programme communiste à la lumière de l'expérience acquise dans les luttes pratiques de la classe ouvrière.
Un coup d'oeil au sommaire de cette revue parue au premier trimestre 1992 nous rappelle le contexte historique dans lequel cette série a vu le jour. L'article éditorial est consacré à l'explosion de l'URSS et aux massacres en Yougoslavie . Un autre article s'intitulait : "Notes sur l'impérialisme et la décomposition : vers le plus grand chaos de l'histoire". Bref, le CCI avait compris qu'avec l'effondrement du bloc de l'Est s'ouvrait définitivement une nouvelle phase de la vie (ou de la mort) du capitalisme décadent, sa phase de décomposition comportant des épreuves et des dangers nouveaux pour la classe ouvrière et ses minorités révolutionnaires. En même temps, la chute spectaculaire des régimes staliniens avait permis à la classe dominante de déchaîner une propagande massive visant à endormir et à démoraliser la classe ouvrière qui l'avait harcelée de ses luttes pendant les deux décennies précédentes. Sur la base de prémisses totalement fausses établissant que stalinisme = communisme, on nous assénait avec une certitude arrogante que nous assistions à la mort du communisme, à la banqueroute définitive du marxisme, à la disparition de la classe ouvrière et même à la fin de l'histoire… La série sur le communisme avait donc été conçue au départ comme une réponse à cette campagne pernicieuse et devait principalement montrer la différence fondamentale existant entre le stalinisme et la vision authentique du communisme défendue par le mouvement ouvrier au cours de son histoire. Une courte série de cinq ou six articles était prévue. En fait, dès le premier article, une démarche plus approfondie nous a semblé nécessaire, pour deux raisons. D'abord, depuis son origine, le mouvement marxiste révolutionnaire s'est toujours donné pour tâche de clarifier les buts du communisme ; cette tâche reste toujours aussi valable aujourd'hui et elle ne dépend pas d'un événement historique immédiat, aussi important soit-il que l'ouverture d'une nouvelle période comme ce fut le cas avec l'effondrement du bloc de l'Est. Deuxièmement, l'histoire du communisme est, par sa nature même, non seulement celle du marxisme ou du mouvement ouvrier, mais une histoire de l'humanité.
Dans l'article de la Revue n°123, nous avons porté une attention particulière à une expression qui apparaît dans la lettre de 1843 de Marx à Arnold Ruge : "(...) le monde possède une chose d'abord et depuis longtemps en rêve et pour la posséder réellement, seule lui manque la conscience claire". Le premier article du n°68 cherche donc à résumer les rêves communistes de l'humanité. C'est la société antique qui a la première donné une élaboration théorique à ces rêves ; mais nous avons dû remonter plus loin encore dans le temps, parce que ces premières spéculations se basaient, dans une certaine mesure, sur le souvenir du communisme véritable - même s'il était limité - de la société tribale primitive. La découverte du fait que les êtres humains avaient vécu, pendant des centaines de milliers d'années, dans une société sans classe et sans Etat, allait devenir un puissant instrument entre les mains du mouvement ouvrier et servir de contre-poids à toutes les proclamations selon lesquelles l'amour de la propriété privée et le besoin de hiérarchie constitueraient une part intrinsèque de la nature humaine. En même temps, la démarche des premiers penseurs communistes contenait un fort élément mythique, tourné vers le passé, et se présentait comme une lamentation vis-à-vis d'une communauté perdue qui ne reviendrait plus. C’était le cas, par exemple, du "communisme des possessions" des premiers chrétiens, ou de la révolte des esclaves dirigée par Spartacus, inspirés par la recherche d’un âge d’or perdu. C’était également en grande partie le cas des sermons prêchés par John Ball pendant la révolte paysanne de 1381 en Angleterre, bien qu’à cette époque il était déjà évident que le seul remède pour l’injustice sociale était la propriété commune de la terre et des instruments de production.
Les idées communistes qui se manifestent à l'époque de la naissance du capitalisme s’avèrent plus capables de se tourner vers l’avenir et de s’émanciper progressivement de cette fixation sur un passé mythique. Depuis le mouvement anabaptiste mené par Thomas Münzer au 16e siècle en Allemagne, à Winstanley et aux Niveleurs pendant la Guerre civile anglaise, jusqu'à Babeuf et à la Conspiration des Egaux pendant la Révolution française, il y a eu une évolution : à partir d'une vision religieuse apocalyptique du communisme, c'est de plus en plus la capacité de l'humanité de se libérer d'un ordre social d'exploitation qui devient centrale. A son tour, ceci reflétait l'avancée historique rendue possible par le capitalisme, en particulier le développement d'une vision scientifique du monde et la lente émergence du prolétariat comme classe spécifique dans le nouvel ordre social. L'arc de ce développement atteignit son plus haut point avec l'apparition des socialistes de l'utopie tels que Owen, Saint-Simon et Fourier qui ont fait beaucoup de critiques pénétrantes sur les horreurs du capitalisme industriel et ont su discerner les possibilités qui s'ouvraient déjà au-delà de celui-ci, sans réussir cependant à reconnaître la véritable force sociale capable d'apporter une société plus humaine : le prolétariat moderne.
Ainsi, et contrairement à l'interprétation commune, le communisme n'est pas un mouvement que Marx aurait "inventé". Comme le premier article l'a montré, le communisme est antérieur au prolétariat et le communisme prolétarien antérieur à Marx. Mais de la même façon que le communisme du prolétariat a représenté un pas qualitatif par rapport à toutes les formes de communisme qui l'ont précédé, le communisme "scientifique" élaboré par Marx et par ceux qui, à sa suite, ont repris sa méthode, a constitué un pas qualitatif par rapport aux espoirs et aux spéculations des utopistes.
Cet article retrace l'évolution de Marx vers le communisme à partir d'un point de départ critique envers la philosophie de Hegel et la démocratie radicale. Comme nous l'avons à nouveau montré dans le précédent article (Revue internationale n°123), cette évolution a été très rapide mais aucunement superficielle : Marx insistait sur la nécessité d'examiner en détail tous les courants communistes qui commençaient à fleurir en Allemagne et en France, à Paris en particulier où Marx s'établit en 1844 et où il est entré en contact avec des groupes d'ouvriers communistes. Ces groupes portaient inévitablement toute une série de confusions, d'idéologies héritées des révolutions du passé. Mais à côté des premiers signes embryonnaires d'une lutte de classe plus générale des ouvriers, ces premières manifestations d'un mouvement historique profond ont suffi à convaincre Marx que le prolétariat constituait la véritable force sociale qui non seulement était seule capable d'inaugurer une société communiste, mais encore qu'elle y était contrainte historiquement par sa nature même. Ainsi Marx a été gagné au communisme par le prolétariat et à son tour, il a fourni à ce dernier les outils théoriques qu'il avait acquis de la bourgeoisie.
Dès le début (en particulier dans L'idéologie allemande où il combat la philosophie idéaliste et la vision de la conscience comme extérieure à la réalité matérielle concrète), Marx insiste sur le fait que la conscience communiste émane du prolétariat et que l'avant-garde communiste est un produit de ce processus, qu'elle n'est pas son démiurge, même si elle est produite précisément en vue d'en devenir facteur actif. C'était déjà une réfutation de la thèse défendue cinquante ans plus tard par Kautsky selon laquelle c'est l'intelligentsia socialiste qui injecte "de l'extérieur" la conscience communiste à la classe ouvrière.
Ayant accompli ce changement fondamental en adoptant le point du vue du prolétariat, Marx a commencé par élaborer une vision du projet gigantesque d'émancipation de l'humanité qu''un mouvement prolétarien révolutionnaire était alors en train de transformer, de beaux rêves inaccessibles qu'ils étaient jusque là en un but social réalisable. Les Manuscrits économiques et philosophiques (dits Manuscrits de 1844) contiennent certaines des visions les plus audacieuses de Marx sur la nature de l'activité humaine dans une société vraiment libre. Ces manuscrits ont été parfois considérés comme "prémarxistes" car ils sont encore centrés sur des concepts essentiellement philosophiques tels que l'aliénation qui est un terme-clé du système philosophique de Hegel. Et il est vrai que le concept d'aliénation, la vision de l'homme étranger à ses propres pouvoirs, existe dans une mesure plus ou moins grande non seulement chez Hegel mais dans toute l'histoire, même dans les toutes premières formes de mythe. Il est également vrai que Marx allait accomplir des développements fondamentaux de sa pensée dans les décennies suivantes. Il existe cependant une continuité essentielle entre les écrits du jeune Marx et ceux du Marx de la maturité qui a produit de grands travaux "scientifiques" comme Le Capital. Quand Marx analyse l'aliénation dans les Manuscrits de 1844, il l'a déjà fait descendre du ciel de la mythologie et de la philosophie sur la terre de la vie sociale réelle de l'homme et de son activité productrice ; de même la description inspirée qu'il fait de l'humanité communiste prend racine dans les capacités humaines réelles. Des travaux ultérieurs comme les Grundrisse auront le même point de départ.
Dans les Manuscrits de 1844, Marx pose le cadre pour décrire cette humanité libérée, en analysant en profondeur la nature du problème auquel est confrontée l'espèce : son aliénation dans la société capitaliste.
Marx identifie quatre facteurs de l'aliénation, enracinés dans les processus fondamentaux du travail :
- l'aliénation de l'homme vis-à-vis de son propre produit qui fait que les créations de l'homme se transforment en puissances qui le dominent : la machine construite par l'ouvrier qui la fait fonctionner, attache l'ouvrier à son rythme infernal ; la richesse sociale créée par l'ouvrier devient, en tant que capital, une puissance impersonnelle qui tyrannise l'ensemble de sa vie sociale;
- l'aliénation vis-à-vis de sa propre activité productrice qui fait que le travail perd tout semblant de plaisir créatif et devient un supplice pour l'ouvrier ;
- l'aliénation vis-à-vis des autres hommes : le travail aliéné est fondé sur l'exploitation d'une classe par une autre, et cette division fondamentale en engendre beaucoup d'autres, en particulier sous le règne de la production universelle de marchandises dans laquelle la société tend à plonger dans une guerre de tous contre tous ;
- l'aliénation de l'homme vis-à-vis de sa propre nature humaine qui est celle d'un être social et créatif et qui a été vidée de son contenu à un degré sans précédent par les rapports bourgeois de production.
Mais l'analyse marxiste de l'aliénation n'est pas tournée vers le passé, vers la nostalgie de formes moins explicites d'aliénation ; elle n'est pas non plus un prétexte pour désespérer ; car, tandis que la classe exploiteuse est elle aussi aliénée, avec le prolétariat l'aliénation devient la base subjective de l'attaque révolutionnaire contre la société capitaliste.
Dans ses premiers écrits Marx, après avoir analysé la maladie, montre aussi à quoi pourrait ressembler l'espèce en bonne santé. A l'encontre de toute idée "d'égalisation" par le bas, Marx montre que le communisme représente un immense pas en avant pour l'espèce humaine, permet la solution de conflits qui l'ont tourmentée non seulement dans la société bourgeoise mais tout au long de son histoire - c'est "la résolution de l'énigme de l'histoire". Dans le communisme, l'homme ne sera pas diminué, il s'élèvera ; mais il s'élèvera dans les limites des possibilités de sa nature. Marx souligne les différentes dimensions de l'activité sociale humaine une fois que les chaînes du capital sont supprimeés :
- si la division du travail et plus encore la production sous le règne de l'argent et du capital divisent l'humanité en une infinité d'unités en concurrence, le communisme restaure la nature sociale de l'homme, de sorte qu'il retire du plaisir en bonne partie parce qu'il comprend qu'il travaille pour les autres hommes ;
- de même, c'est dans chaque individu qu'est surmontée la division du travail, et les producteurs ne sont plus écrasés par une forme unique d'activité, qu'elle soit intellectuelle ou manuelle ; le producteur devient un individu complet dont le travail combine des activités mentales et physiques, artistiques et intellectuelles ;
- libéré du besoin et du fouet du travail forcé, le chemin pour une nouvelle expérience lumineuse du monde s'ouvre, celui de "l'émancipation de tous les sens" ; de même, l'homme ne se conçoit plus comme un individu atomisé en contradiction avec la nature, mais il fait l'expérience d'une nouvelle conscience de son unité avec la nature.
Dans ces premiers écrits, Marx exprimait déjà l'idée que les rapports de production déterminent de façon centrale l'activité humaine ; mais cette idée n'était pas encore élaborée dans une présentation cohérente et dynamique de l'évolution historique. Marx allait la développer très rapidement et l'exposer dans son ouvrage, L'idéologie allemande, dans lequel il dégage d'abord la méthode, connue plus tard sous le nom de matérialisme historique. En même temps, se prononcer pour le communisme et la révolution prolétarienne n'était pas un acte seulement théorique ; cela impliquait nécessairement un engagement politique militant. Ceci reflète la nature même du prolétariat qui, en tant que classe sans propriété, ne peut gagner comme l'avait fait la bourgeoisie une position de force économique au sein de la vieille société et ne peut s'affirmer qu'en opposition à celle-ci. Aussi, une transformation communiste devait être précédée par une révolution politique, par la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Et pour s'y préparer, le prolétariat devait créer son propre parti politique.
Il y a beaucoup de gens aujourd'hui qui disent partager les idées de Marx mais qui, traumatisés par l'expérience du stalinisme, ne voient pas la nécessité d'agir de façon organisée et collective. Cette attitude est étrangère au marxisme et à l'être du prolétariat qui, en tant que classe collective, n'a d'autre moyen de faire avancer sa cause que par la formation d'associations collectives ; et il est inconcevable que les secteurs les plus avancées de la classe, les communistes, se situent en quelque sorte en dehors de cette nécessité profonde.
Dès le début, Marx était un militant de la classe ouvrière. Son but était de participer à la formation d'une organisation communiste. D'où l'intervention en 1847 de Marx et Engels dans le groupe qui devait devenir la Ligue des Communistes et publier Le Manifeste communiste, à la veille même d'une vague de soulèvements révolutionnaires où le prolétariat allait apparaître pour la première fois sur la scène de l'histoire en tant que force politique distincte.
Le Manifeste commence par souligner la nouvelle théorie de l'histoire, retraçant rapidement la montée et la chute des différentes formes d'exploitation de classe qui ont précédé l'émergence du capitalisme moderne. Le texte n'y va pas par quatre chemins pour reconnaître le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie dans l'extension globale du mode de production capitaliste ; en même temps, il identifie les contradictions du système en particulier sa tendance inhérente à la crise de surproduction, et montre que le capitalisme aussi, comme Rome ou le féodalisme avant lui, ne durera pas toujours, mais sera remplacé par une forme supérieure de vie sociale.
Le Manifeste affirme cette possibilité en soulignant une seconde contradiction fondamentale du système - l'antagonisme de classe entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. Le développement historique divise la société capitaliste en deux grands camps en conflit dont la lutte aboutira soit à la fondation d'une société supérieure, soit à "la ruine mutuelle des classes en présence".
Ce sont en vérité des indications pour le futur du capitalisme : celui d'une époque où le capitalisme ne servira plus le progrès humain mais sera devenu une entrave aux forces productives. Le Manifeste n'est pas cohérent sur cette question. Il reconnaît la possibilité de progrès sous le régime bourgeois, en particulier le renversement des vestiges de féodalisme ; cependant il suggère aussi par endroits que le système va déjà vers son déclin et que la révolution prolétarienne est imminente. Pourtant Le Manifeste reste un authentique travail "prophétique" : quelques mois seulement après sa publication, le prolétariat montrait dans la pratique qu'il était la nouvelle force révolutionnaire de la société bourgeoise. C'était un témoignage de la solidité de la méthode historique qu'incarne Le Manifeste.
Le Manifeste est la première expression explicite d'un nouveau programme politique et indique les étapes que le prolétariat devra franchir pour inaugurer la nouvelle société :
- la conquête du pouvoir politique : la lutte de classe y est décrite comme une guerre civile plus ou moins voilée et Le Manifeste envisage la révolution comme le renversement violent de la bourgeoisie. A cette étape, l'idée est que le prolétariat devra viser à conquérir l'appareil d'Etat existant par la violence de classe ; apparaît même la notion d'une conquête pacifique du pouvoir "en gagnant la bataille pour la démocratie". Cette démarche envers l'Etat bourgeois allait être entièrement révisée à la lumière de l'expérience ultérieure ;
- la conquête du pouvoir par le prolétariat doit avoir lieu à l'échelle internationale. C'est le texte dans lequel Marx et Engels lancent leur cri immortel, "Les ouvriers n'ont pas de patrie", et insistent sur le fait que "l'action unie des pays civilisés au moins est l'une des premières conditions pour l'émancipation du prolétariat" ;
- le but à long terme est le remplacement d'un système divisé en classes par une "association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous". Cette société n'aura plus besoin d'Etat et aura surmonté la division abrutissante du travail et la séparation entre la ville et la campagne.
Le Manifeste n'imagine pas que l'avènement d'une telle société puisse avoir lieu en un jour mais qu'il nécessitera une période de transition plus ou moins longue. Beaucoup de mesures immédiates préconisées dans Le Manifeste comme représentant "une violation despotique du droit de propriété" - comme la nationalisation des banques et l'impôt progressif sur le revenu - sont, on le voit maintenant, tout à fait compatibles avec le capitalisme, en particulier avec le capitalisme dans sa période de déclin qui est caractérisée par la domination totalitaire de l'Etat. Là aussi, l'expérience révolutionnaire de la classe ouvrière a apporté un niveau de clarté bien plus grand sur le contenu économique de la révolution. Mais Le Manifeste a parfaitement raison d'affirmer le principe général selon lequel le prolétariat ne peut aller de l'avant vers le communisme qu'en centralisant les forces productives sous son contrôle.
L'expérience concrète de la révolution de 1848 a déjà clarifié les choses. Ayant prévu l'imminence d'un grand soulèvement social, Le Manifeste avait déjà envisagé son caractère hybride, à mi-chemin entre la grande révolution bourgeoise de 1789 et la future révolution communiste, et présenté une série de mesures tactiques conçues pour soutenir la lutte contre le féodalisme de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie tout en préparant le terrain de la révolution prolétarienne qui, pensaient Marx et Engels, aurait rapidement lieu dans le sillage de la victoire de la bourgeoisie.
En fait, les événements n'ont pas confirmé cette perspective. Le surgissement du prolétariat dans les rues de Paris - simultanément à la montée, en Angleterre, du premier véritable parti ouvrier, les Chartistes - a empli la bourgeoisie de terreur. Celle-ci a pris conscience que cette force montante ne pourrait pas être contrôlée facilement après s'être déchaînée dans la lutte contre les puissances féodales. Aussi la bourgeoisie a-t-elle été poussée à faire des compromis avec l'ancien régime, en particulier en Allemagne. En même temps, le prolétariat n'était pas assez mûr politiquement pour assumer la direction de la société : les aspirations communistes des prolétaires parisiens étaient plus implicites qu'explicites. Et, dans beaucoup d'autres pays, le prolétariat était encore en train de se former à partir de la dissolution des anciennes formes d'exploitation.
Les mouvements de 1848 ont été un baptême du feu pour la Ligue des Communistes nouvellement formée. Cherchant à mettre en oeuvre la tactique préconisée dans Le Manifeste, la Ligue s'est opposée au révolutionnarisme facile de ceux qui considéraient que la dictature du prolétariat était une possibilité immédiate et à ceux qui rêvaient de libérer militairement l'Allemagne par la force des baïonnettes françaises. Au contraire, la Ligue a cherché à mettre en pratique l'alliance tactique avec la démocratie radicale allemande. En fait, elle est allée trop loin dans ce sens et a dissout la Ligue dans les Unions des démocrates créées par les partis radicaux bourgeois et petit-bourgeois.
A la lumière de ces erreurs et de la réflexion suscitée par la répression sauvage des ouvriers parisiens et par la trahison de la bourgeoisie allemande vis-à-vis de sa propre révolution, la Ligue des Communistes a tiré des leçons vitales, notamment dans le texte rédigé par Marx pour la Ligue, Les luttes de classe en France :
- la nécessité de l'autonomie du prolétariat. Il fallait s'attendre à la trahison de la bourgeoisie et la prévoir. Elle devait inévitablement s'allier avec la réaction ou, si elle était victorieuse, se retourner contre les ouvriers. Il était donc vital que les ouvriers maintiennent leurs propres organisations pendant tout le processus des révolutions bourgeoises. C'était valable pour l'avant-garde politique communiste comme pour les organisations plus générales de la classe (les "clubs" ouvriers, les différents "comités", etc.) ;
- ces organes devaient être armés et même prêts à former un nouveau gouvernement ouvrier. De plus, Marx a commencé à entrevoir que ce nouveau pouvoir ne pourrait naître qu'en "détruisant" l'appareil d'Etat existant - leçon que la Commune de Paris allait pleinement confirmer en 1871.
La perspective restait celle de "la révolution permanente" : une transition immédiate de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. En fait, ces leçons sont plus appropriées à l'époque de la révolution prolétarienne, comme les événements de Russie en 1917 devaient le montrer. Et au sein même de la Ligue des communistes, avaient lieu d'âpres débats sur les perspectives qui se présentaient à la classe ouvrière au lendemain des défaites de 1848. Une tendance immédiatiste menée par Willich et Schapper pensait que la défaite était sans conséquence et que la Ligue devait se préparer à de nouvelles aventures révolutionnaires. Mais la tendance autour de Marx réfléchit de façon approfondie sur les évènements qui s'étaient déroulés ; elle comprit non seulement que la révolution ne pouvait pas surgir directement sur les cendres de la défaite, mais aussi que le capitalisme lui-même n'était pas mûr pour la révolution prolétarienne ; celle-ci ne pourrait ressurgir qu'à partir d'une nouvelle crise capitaliste. De ce fait les révolutionnaires avaient pour tâche de préserver les leçons du passé et de mener une étude sérieuse du système capitaliste afin de comprendre sa véritable destinée historique. Ces divergences devaient aboutir à la dissolution de la Ligue et, pour Marx, à une période de travail théorique approfondi qui allait donner lieu à son œuvre maitresse, Le Capital.
C'est dans la sphère de l'économie politique que réside la clé pour comprendre l'avenir du capitalisme. Au plus haut de la phase révolutionnaire de la bourgeoisie, ses économistes politiques, notamment Adam Smith, avaient fait d'importantes contributions sur la compréhension de la nature de la société capitaliste et développé en particulier la théorie de la valeur-travail qui aujourd'hui, à l'époque du déclin du capitalisme, a été quasiment totalement abandonnée par les bourgeois "experts" en économie. Mais même les meilleurs économistes bourgeois ont été incapables de tirer les conclusions de ces premières recherches car leurs préjugés de classe les en empêchaient. Ce n'est qu'en adoptant le point de vue du prolétariat qu'il était possible de saisir les véritables mécanismes internes du capital, car seule cette classe pouvait lucidement en tirer des conclusions qui étaient tout à fait désagréables à la bourgeoisie et ses apologistes : non seulement le capitalisme est une société basée sur l'exploitation de classe, mais elle est aussi la dernière forme d'exploitation de classe dans l'histoire de l'humanité et a créé la possibilité et la nécessité de son dépassement par une société communiste sans classe.
Mais dans son examen de la nature et de la destinée du capital, Marx ne s'est pas limité à l'époque capitaliste. Au contraire, on ne pouvait comprendre le capitalisme que sur la toile de fond de toute l'histoire de l'humanité. Ainsi Le Capital et son "brouillon", Les Grundrisse, reviennent sur les préoccupations anthropologiques et philosophiques qui avaient animé les Manuscrits de 1844, avec le bénéfice d'une méthode historique plus élaborée :
- l'affirmation de l'existence d'une nature humaine : l'homme n'est pas une page blanche qui renaît avec chaque nouvelle formation économique ; au contraire l'homme développe sa nature à travers sa propre activité dans l'histoire ;
- l'affirmation du concept d'aliénation qui est également considéré dans son développement historique : le travail salarié capitaliste incarne la forme la plus avancée d'aliénation du travail et, en même temps, constitue la prémisse de son émancipation. Ceci implique le rejet d'une vision purement linéaire de l'histoire, comme progrès absolu en faveur de la méthode dialectique qui conçoit l'évolution historique vers l'avant à travers un processus contradictoire comprenant des phases de régression et de déclin.
Dans ce cadre, la dynamique de l'histoire montre une dissolution croissante des liens sociaux originels de l'homme à travers la généralisation des rapports marchands : le communisme primitif et le capitalisme se situent à des extrémités antithétiques du processus historique, préparant la voie pour la synthèse communiste. Le mouvement de l'histoire est celui de la montée et du déclin de différentes formations sociales antagonistes. Le concept d'ascendance et de décadence des modes de production successifs est inséparable du matérialisme historique ; et contrairement à certaines incompréhensions grossières, la décadence d'un système social n'implique pas du tout un arrêt total de la croissance énonmique.
Malgré sa profondeur et sa complexité, Le Capital est essentiellement un ouvrage polémique. C'est une dénonciation passionnée des apologistes "scientifiques" du capitalisme et dans ce sens, "le plus redoutable missile qui ait jamais été lancé à la tête des bourgeois"1 pour utiliser l'expression de Marx.
Le point de départ du Capital est d'élucider la mystification de la marchandise. Le capitalisme est un système de production universelle de marchandises : tout est à vendre. Le règne de la marchandise voile la réalité du mode de fonctionnement du système. Il était donc nécessaire de révéler son véritable secret, la plus-value, afin de démontrer que toute la production capitaliste sans exception est basée sur l'exploitation de la force de travail humain et que c'est elle la véritable source de l'injustice et de la barbarie de la vie sous le capitalisme.
En même temps, saisir le secret de la plus-value, c'est démontrer que le capitalisme est marqué par de profondes contradictions qui l'amèneront inévitablement à son déclin et à sa chute finale. Ces contradictions sont basées sur la nature même du travail salarié :
- la crise de surproduction : la majorité de la population sous le capitalisme est, par la nature même de la plus-value, constituée de surproducteurs et de sous-consommateurs. Le capitalisme est incapable de réaliser toute la valeur qu'il produit dans le circuit fermé de ses rapports de production ;
- la tendance à la baisse du taux de profit : seule la force de travail de l'homme peut créer de la valeur nouvelle ; cependant, la concurrence incessante force en permanence le capitalisme à réduire la quantité de travail vivant par rapport à la quantité de travail mort des machines.
Durant la période ascendante dans laquelle vivait Marx, le capitalisme pouvait repousser ses contradictions internes en s'étendant constamment dans les vastes régions pré-capitalistes qui l'entouraient. Dans Le Capital, Marx saisit déjà la réalité de ce processus et ses limites, mais le développement de cette question restera inachevé, pas uniquement du fait des limitations personnelles auxquelles Marx était confronté, mais aussi parce que seule l'évolution réelle du capitalisme pouvait clarifier le processus réel au cours duquel le système capitaliste entrerait dans sa phase de déclin. La compréhension de la phase de l'impérialisme, de la décadence capitaliste, devait être développée par les successeurs de Marx, notamment par Rosa Luxemburg.
Les contradictions du capitalisme indiquent aussi leur solution : le communisme. Une société plongée dans le chaos par la domination des rapports marchands ne peut être dépassée que par une société qui abolit le travail salarié et la production pour l'échange, une société de "producteurs librement associés" dans laquelle les rapports entre les êtres humains ne sont plus obscurs, mais simples et clairs. De ce fait, Le Capital constitue aussi une description du communisme ; en grande partie dans un sens négatif, mais également d'une façon plus directe et positive qui souligne comment une société de producteurs librement associés fonctionnerait. Et au-delà de ça, Le Capital et les Grundrisse reviennent sur la vision inspirée des Manuscrits de 1844 et cherchent à décrire le règne de la liberté - à nous fournir un aperçu de la libre activité créatrice de l'homme qui est l'essence de la production communiste.
En 1864, la période de reflux de la lutte de la classe ouvrière prend fin. Les ouvriers d'Europe et d'Amérique se sont organisés en syndicats pour défendre leurs intérêts économiques. Ils utilisent de plus en plus l'arme de la grève et les ouvriers se mobilisent aussi sur le terrain politique pour soutenir des causes progressistes comme la guerre contre l'esclavage en Amérique. Cette fermentation de la classe donna naissance à l'Association internationale des Travailleurs (AIT) ; la fraction de Marx prit une part active à sa formation. Marx et Engels reconnurent dans l'Internationale une expression authentique de la classe ouvrière, même si elle était constituée de toutes sortes de courants, souvent confus. La fraction marxiste dans l'Internationale se trouva donc engagée dans beaucoup de débats critiques avec ces courants, en particulier sur :
- le principe de l'auto-émancipation de la classe ouvrière (contre les réformistes bourgeois bien-pensants qui voulaient libérer la classe par en haut), et le principe de l'autonomie de classe (contre les nationalistes bourgeois comme Mazzini) ;
- la défense de la lutte politique et de l'organisation centralisée contre la position anti-politique et les préjugés fédéralistes des anarchistes.
Le débat sur la nécessité que le prolétariat reconnaisse la dimension politique de sa lutte se concrétisait en grande partie à l'époque dans la discussion sur la nécessité ou non de faire campagne au sein de la sphère politique bourgeoise, le parlement et les élections, donc en lien avec la période historique de la révolution : pour les marxistes, la lutte pour les réformes était encore à l'ordre du jour parce que le système capitaliste n'était pas encore entré dans son "ère de révolutions sociales". Mais en 1871, le mouvement réel de la classe fit un pas en avant historique : la première prise du pouvoir politique par la classe ouvrière, la Commune de Paris. En même temps que Marx comprenait la nature "prématurée" de cette insurrection, elle était un signe avant-coureur fondamental du futur, et apportait une clarté nouvelle sur le problème des rapports entre le prolétariat et l'Etat bourgeois. Alors que dans Le Manifeste communiste, la perspective était de prendre le contrôle de l'Etat existant, la Commune de Paris a montré que cette partie du programme était devenue obsolète et que le prolétariat ne pouvait venir au pouvoir que par la destruction violente de l'Etat capitaliste. Loin d'invalider la méthode marxiste, c'en était une confirmation éclatante. Cette clarification n'est pas venue de nulle part : la critique marxiste de l'Etat remonte aux écrits de Marx de 1843. Le Manifeste voit le communisme comme une société sans Etat et dans les leçons tirées par la Ligue des Communistes de l'expérience de 1848, il y a déjà une insistance sur la nécessité d'une organisation prolétarienne autonome et même l'idée qu'il faut détruire l'appareil bureaucratique. Mais après la Commune, tout cela peut être incorporé dans une synthèse supérieure.
Le combat héroïque des Communards a montré clairement que la révolution des ouvriers signifiait :
- la dissolution de l'armée permanente et son remplacement par l'armement du prolétariat ;
- le remplacement d'une bureaucratie privilégiée par des fonctionnaires publics payés au niveau des salaires ouvriers ;
- le remplacement des institutions de type parlementaire par des organes qui fusionnent les fonctions exécutive et législative et, plus important que tout, le principe de l'élection et de la révocabilité de toutes les positions de responsabilité dans le nouveau pouvoir.
Ce nouveau pouvoir fournissait le cadre organisé pour :
- entraîner les autres classes non exploiteuses derrière le prolétariat ;
- commencer la transformation économique et sociale qui montrait la voie vers le communisme même s'il ne pouvait être réalisé ni à cette époque ni dans un tel contexte limité géographiquement.
La Commune était donc déjà un "demi-Etat" qui était historiquement destiné à ouvrir la voie vers une société sans classe. Mais même à ce moment-là, Marx et Engels furent capables de saisir le côté "négatif" de l'Etat-Commune : Marx a montré que la Commune ne pouvait que fournir un cadre organisé pour le mouvement d'émancipation sociale du prolétariat mais qu'elle n'était pas, elle-même, ce mouvement ; Engels a insisté sur le fait que cet Etat restait un "mal nécessaire". L'expérience ultérieure - la révolution russe de 1917-27 - allait démontrer la profondeur de cette vision et révéler à quel point il est vital que le prolétariat forge ses propres organes de classe autonomes pour contrôler l'Etat - organes comme les conseils ouvriers qui n'étaient pas concevables par les prolétaires à demi artisans de Paris en 1871.
Pour finir, la Commune indiquait que la période des guerres nationales en Europe était terminée : face au spectre de la révolution prolétarienne, la bourgeoisie de France et celle de Prusse unirent leurs forces pour écraser leur principal ennemi. Pour le prolétariat d'Europe, la défense nationale était devenue un masque pour la défense d'intérêts de classe entièrement hostiles aux siens.
Avec l’écrasement brutal de la Commune, le mouvement ouvrier était confronté à une nouvelle période de recul et l’Internationale n’allait pas lui survivre longtemps. Pour le courant marxiste, s'ouvrait une période de combat politique intense contre des forces qui, tout en agissant au sein du mouvement, étaient plus ou moins l’expression de l’influence et de la perspective d’autres classes. Ce fut un combat, d’un côté, contre les influences bourgeoises les plus explicites du réformisme et du "socialisme d’Etat" et, de l’autre, contre les idéologies petites bourgeoises et de déclassés de l’anarchisme.
L’identification entre capitalisme d’Etat et socialisme a été à la base du plus grand mensonge du 20e siècle, sous la forme stalinisme = communisme. Une des raisons pour lesquelles le mensonge a eu tant de poids, c'est qu’il reprend ce qui avait été auparavant des confusions naturelles dans le mouvement ouvrier. Durant la période ascendante, quand le capitalisme se présentait en grande partie sous la forme de capitalistes privés, on pouvait facilement penser que la centralisation du capital par l’Etat représentait un coup porté au capital (comme nous l’avons vu dans Le Manifeste, par exemple). Néanmoins, la théorie marxiste fournissait déjà la base pour critiquer cette idée, en démontrant que le capital n’est pas un rapport juridique mais un rapport social, si bien que cela fait peu de différence si la plus-value est extraite par un individu ou par un capitaliste collectif. De plus, vers la fin du 19e siècle, alors que l’Etat commençait à intervenir de plus en plus vigoureusement dans l’économie, Engels avait déjà rendu explicite cette critique implicite.
- Dans la période qui suivit la dissolution de l’Internationale, le centre de développement du mouvement ouvrier se déplaça en Allemagne. Les conditions politiques arriérées qui régnaient encore dans ce pays se reflétaient aussi dans l'arriération du courant autour de Lassalle qui se caractérisait par une adoration de l’Etat, et de l’Etat semi-féodal de Bismarck en plus. Même la fraction marxiste, dirigée par Bebel et Liebknecht, n’était pas complètement dépourvue de tels préjugés. Le compromis entre ces deux groupes donna naissance au Parti ouvrier social-démocrate allemand. Le programme du nouveau parti, en 1875, fut l’objet d’une critique cinglante de Marx dans sa Critique du Programme de Gotha qui résume la démarche marxiste sur le problème de la révolution et du communisme à ce moment là. Ainsi, face à la tendance du Programme de Gotha à prendre les réformes immédiates pour le but à long terme du communisme, Marx mettait en garde le parti allemand contre le fait de s’en remettre à l’Etat des exploiteurs pour protéger les exploités et même pour conduire la société vers le socialisme :
- Contre la tendance à faire de la social-démocratie un parti de toutes les classes prenant la défense des réformes démocratiques, les marxistes – pour qui "social-démocratie" était une appellation qu'ils considéraient comme totalement inadéquate – insistaient sur le caractère de classe du parti et sur sa position irrémédiablement hostile à la société bourgeoise.
- Contre les idées substitutionnistes qui considéraient le parti comme une élite bourgeoise éduquée devant apporter leur salut aux ouvriers ignorants, les marxistes soutenaient que les éléments des autres classes ne pouvaient rejoindre le mouvement prolétarien qu’après avoir rejeté leurs préjugés bourgeois.
- Contre les illusions sur la notion d’un "Etat du peuple" qui pourrait, petit à petit, arriver par des réformes au socialisme, les marxistes insistaient sur le fait que le communisme signifiait une transformation radicale de la société et qu’il ne pouvait être instauré qu’après une période de dictature du prolétariat qui avait pour but la disparition totale de toute forme d’Etat. Le principe de la dictature du prolétariat avait été entièrement confirmé dans les faits par la Commune de Paris.
- Contre l’appel du Programme de Gotha à une "juste distribution" du produit social, Marx insistait sur le fait que la clé de tout mouvement vers le communisme était l’abolition de l’échange et de la loi de la valeur.
Alors que le Programme de Gotha confond le socialisme avec la propriété d’Etat, Marx parle d’un mouvement qui parcourt les étapes inférieures jusqu'aux plus élevées du communisme. Durant la première étape, la société est encore marquée par la pénurie et l’empreinte de la vieille société. Les rapports sociaux capitalistes doivent être combattus par des mesures qui empêchent le retour de la tendance à accumuler de la plus-value. Marx voyait le système des bons du travail comme un premier pas vers l’abolition du système salarié, bien qu’encore marqué du sceau du "droit bourgeois".
Le combat contre les influences ouvertement bourgeoises du "socialisme d’Etat" allait de pair avec la lutte pour surmonter les vestiges d’idéologie petite-bourgeoise, incarnée dans l’anarchisme. Ce n’était pas un combat nouveau : dans un ouvrage comme Misère de la Philosophie, le marxisme s’était déjà prononcé contre la nostalgie proudhonienne envers une société de producteurs indépendants régie par "l'échange égalitaire". Dans les années 1860, l’anarchisme paraissait avoir évolué, puisque le courant de Bakounine au moins se décrivait comme collectiviste et même communiste. Mais en réalité, l’essence du bakouninisme n’était pas moins étrangère au prolétariat que l’idéologie proudhonienne. Le bakouninisme avait, en plus, le désavantage de ne plus pouvoir être considéré comme une expression de l’immaturité du mouvement ouvrier, mais se positionnait d’emblée contre l’avancée fondamentale que représentait la vision marxiste.
Le conflit entre marxisme et bakouninisme, entre la position prolétarienne et la position petite-bourgeoise, fut mené à plusieurs niveaux :
- la question d’organisation : Bakounine participa à la vie de l’Internationale en se présentant comme le défenseur de la liberté et de l’autonomie locale contre les tendances centralisées qui s’exprimaient dans le Conseil général de l’Internationale. Mais la centralisation exprime la nécessité d’unité du prolétariat, alors que les bakouninistes voulaient réduire le rôle du Conseil général à celui de simple boîte à lettres, empêcher l’Internationale de parler d’une seule voix contre l’ennemi de classe ; ainsi cette orientation ne pouvait que conduire à la désorganisation des rangs du mouvement prolétarien. En plus, les discours des bakouninistes sur la liberté et l’autonomie étaient de la pure hypocrisie puisque leur but caché était d’infiltrer l’Internationale par le biais d’une société secrete qui était, elle, extrêmement "autoritaire", fondée selon le modèle maçonnique, ayant le "Citoyen B." - Bakounine – à sa tête. La lutte pour des principes organisationnels prolétariens, fondés sur la transparence et des responsabilités clairement définies, contre les intrigues petites-bourgeoises du clan bakouniniste, fut la question centrale au Congrès de l’Internationale de 1872.
- La méthode historique : alors que le courant marxiste défendait la méthode du matérialisme historique et qu'il concevait l'orientation de l’activité du mouvement ouvrier en fonction des conditions objectives historiques auxquelles ce dernier était confronté, Bakounine rejetait cette démarche, lui préférant des proclamations sur les idées éternelles de justice et de liberté, et prétendait que la révolution était possible à tout moment.
- Le sujet de la révolution : alors que les marxistes reconnaissaient que la seule classe destinée à faire la révolution communiste, le prolétariat moderne, était toujours en train de se constituer, peu importait aux bakouninistes qui voyaient la révolution comme une grande conflagration que pouvaient diriger des paysans, des rebelles semi-prolétariens ou des brigands aussi bien que la classe ouvrière.
- La nature politique de la lutte de classe : puisque, pour les marxistes, la révolution communiste n’était pas encore à l’ordre du jour de l’histoire, il fallait que la classe ouvrière se consolide en tant que force politique au sein de la société bourgeoise, ce qui voulait dire s’organiser dans les syndicats et d’autres organismes de défense similaires et intervenir sur la scène politique bourgeoise du parlement pour défendre ses intérêts dans le cadre de la légalité. Les bakouninistes, pour leur part, rejetaient par principe toute activité parlementaire et – vis-à-vis de cette dernière au moins – rejetaient toute lutte qui n’avait pas pour but l’abolition du capitalisme ; de plus, pour eux, le renversement du capitalisme n’exigeait pas la conquête du pouvoir politique par les ouvriers, mais la "dissolution" immédiate de toute forme d’Etat. A l'encontre de cette vision, les marxistes tirèrent les véritables leçons de la Commune : la révolution de la classe ouvrière implique, au contraire, la prise du pouvoir politique, mais ce nouveau pouvoir est d’un type nouveau, c'est un pouvoir où le prolétariat dans son ensemble, et non une élite privilégiée, prend directement en charge la gestion de la vie économique et politique. Dans la pratique, les phrases ultra révolutionnaires des anarchistes n’étaient qu’un mince vernis plaqué sur une pratique opportuniste à la remorque de la bourgeoisie, du type de celle qu’ils avaient eue en Espagne en participant à des instances locales qui n’étaient en aucune manière distinctes de l’Etat capitaliste.
- La question de la société future : la véritable nature de l’anarchisme en tant que reflet de la vision conservatrice d’une couche petite-bourgeoise ruinée par la concentration du capital, n’était nulle part plus évidente que dans sa vision de la société future. C’était aussi vrai pour les "collectivistes" bakouninistes que cela l’avait été pour Proudhon : le texte de Guillaume en particulier, La construction d’un nouvel ordre social met l’accent sur le fait que les différentes associations de producteurs et les communes qui naîtraient après la révolution, devaient être reliées grâce aux bons offices d’une "Banque d’Echange" qui organiserait la vente et l’achat au nom de la société. Les marxistes, à l’opposé, insistaient sur le fait que dans une société vraiment "collectiviste", les producteurs n’échangeraient pas leurs produits, parce qu’ils sont déjà le produit et la "propriété" de la société tout entière. La perpétuation de rapports marchands ne peut que refléter l’existence de la propriété privée et servira de base au surgissement d’une nouvelle forme de capitalisme.
Pendant les dernières années de sa vie, Marx a dédié une bonne partie de son énergie intellectuelle à l’étude des sociétés archaïques. La publication de La société archaïque de Morgan et les questions que lui posait le mouvement ouvrier russe sur les perspectives pour la révolution en Russie, l’amenèrent à entreprendre une étude intensive qui nous reste sous la forme des "Notes Ethnographiques" très incomplètes, mais encore extrêmement importantes. Ces études ont aussi alimenté le grand travail anthropologique d’Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.
Le travail de Morgan sur les indiens d’Amérique a constitué, pour Marx et Engels, une confirmation éclatante de leur thèse sur le communisme primitif : à l'encontre de la conception bourgeoise conventionnelle selon laquelle la propriété privée, la hiérarchie sociale et l’inégalité des sexes seraient inhérentes à la nature humaine, l’étude de Morgan révélait que plus la formation sociale était primitive, plus la propriété était communautaire, plus le processus de prise de décision était collectif, plus les rapports entre hommes et femmes étaient basés sur des relations de respect mutuel. Elle fournissait un immense appui aux arguments communistes contre les mythologies servies par la bourgeoisie. En même temps, le sujet principal des investigations de Morgan – les Iroquois – était déjà une société en transition entre les formes plus anciennes "d’état sauvage" et l’état civilisé ou la société de classe ; les formes structurées d’héritage dans le clan ou dans le système de la Gens montraient les germes de la propriété privée qui est la base de l’apparition des classes, de l’Etat et de la "défaite historique du sexe féminin".
La démarche de Marx vis-à-vis de la société primitive était fondée sur sa méthode matérialiste qui considérait que l’évolution historique des sociétés était déterminée, en dernière instance, par des changements dans leur infrastructure économique. Ces changements entraînèrent la fin de la communauté primitive et ouvrirent la voie à l’apparition de formations sociales plus développées. Mais sa vision du progrès historique était radicalement opposée à l’évolutionnisme bourgeois trivial qui voyait une ascension purement linéaire, allant de l’ombre vers la lumière, ascension culminant dans la splendeur éclatante de la civilisation bourgeoise. La vision de Marx était profondément dialectique : loin d'écarter le communisme primitif comme à moitié humain, les "Notes" expriment un profond respect pour les qualités de la communauté tribale : sa capacité de s’autogouverner, le pouvoir d’imagination de ses créations artistiques, son égalitarisme sexuel. Les limitations concomitantes de la société primitive – en particulier, les restrictions imposées aux individus et la division de l’humanité en unités tribales – furent nécessairement dépassées par le progrès historique. Mais le côté positif de ces sociétés s’est perdu au cours du processus et devra être restauré à un niveau supérieur dans le futur communiste.
Engels partageait la même vision dialectique de l’histoire – contrairement à ce que disent certains qui veulent établir une démarcation entre Marx et Engels, en accusant ce dernier d’être un vulgaire "évolutionniste" – et c’est clairement démontré par son livre, L' Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat.
Le problème des sociétés primitives et pré-capitalistes n’était pas une simple question concernant le passé. Les années 1870 et 1880 ont été une période durant laquelle le capitalisme, ayant accompli les tâches de la révolution bourgeoise dans la vieille Europe, arrivait à la phase impérialiste où il se partageait les régions non capitalistes restantes du monde. Le mouvement prolétarien devait donc adopter une position claire sur la question coloniale, d’autant plus qu’il y avait dans ses rangs des courants qui défendaient une conception de "colonialisme socialiste", une forme précoce de chauvinisme dont le danger devait se révéler pleinement en 1914.
Il n’était pas question que les révolutionnaires soutiennent la mission progressiste de l’impérialisme. Mais comme de grandes parties de la planète étaient encore dominées par des formes pré-capitalistes de production, il était nécessaire d’élaborer une perspective communiste pour ces régions. Cela se concrétisait en Russie : les fondateurs du mouvement communiste en Russie écrivirent à Marx en lui demandant quelle était son attitude vis-à-vis de la communauté archaïque, le Mir agraire, qui subsistait encore dans la Russie tsariste. Cette formation pouvait-elle servir de base à un développement du communisme en Russie ? Et – contrairement à ce qu’attendaient certains de ses adeptes "marxistes" en Russie qui se montrèrent plutôt discrets sur le contenu de la réponse de Marx – Marx conclut que "la révolution bourgeoise" n’était pas une étape obligée en Russie et que la commune agraire pourrait servir de base à une transformation communiste. Mais il y mettait une condition préalable : cela n’arriverait que si la révolution russe contre le tsarisme donnait le signal d’une révolution prolétarienne en occident.
Tout cet épisode montre que la méthode de Marx n’était en aucune façon limitée ou dogmatique : au contraire, il rejetait les schémas de développement historique grossiers que certains marxistes faisaient dériver de ses prémisses, et il révisait et repassait toujours en revue ses conclusions. Mais cela montre aussi la puissance prophétique de sa méthode : même si le développement du capitalisme en Russie allait miner le Mir dans son essence, le rejet par Marx d’une théorie de la révolution par étapes en Russie allait trouver sa continuité dans la théorie de la révolution permanente de Trotsky et dans les "Thèses d’avril" de Lénine, qui reconnaissaient, à la suite de Marx, que le seul espoir pour tout soulèvement révolutionnaire en Russie était de se lier immédiatement à la révolution prolétarienne en Europe occidentale.
L’apparition de partis "sociaux démocrates" en Europe a été une expression importante du resurgissement du prolétariat après la défaite écrasante de la Commune. Malgré leur irritation à l’égard du terme "social démocratie", Marx et Engels ont soutenu avec enthousiasme la formation de ces partis, qui représentait une avancée par rapport à l’Internationale à deux titres : d’abord, ils incarnaient une distinction plus nette entre les organes unitaires et généraux de la classe (pendant cette période, les syndicats en particulier) et l’organisation politique qui regroupe les éléments les plus avancés de la classe. Deuxièmement, ils se sont constitués sur la base du marxisme.
Il n’y a aucun doute sur le fait qu’il y avait, dès le début, des faiblesses significatives dans les bases programmatiques de ces partis. Même les directions marxistes en leur sein étaient souvent marquées par le poids de toutes sortes de bagages idéologiques, et en prenant de l’influence, ces partis commencèrent à devenir un pôle d’attraction pour toutes sortes de réformistes bourgeois qui étaient franchement hostiles au marxisme. La période d’expansion capitaliste à la fin du 19e siècle créa les conditions pour le développement d’un opportunisme de plus en plus flagrant au sein de ces partis, processus de dégénérescence interne qui allait culminer avec la grande trahison de 1914.
Ceci a conduit beaucoup de courants à prétention politique radicale, se proclamant généralement eux-mêmes communistes, mais profondément influencés par l’anarchisme, à rejeter en bloc toute l’expérience de la social-démocratie, à la dénoncer pour n’être rien d’autre qu’une expression d’une adaptation à la société bourgeoise. Mais c’est ignorer complètement la continuité réelle du mouvement prolétarien et la façon dont il développe la compréhension de ses buts historiques. Tous les meilleurs éléments du mouvement communiste au 20e siècle – de Lénine à Luxemburg et de Bordiga à Pannekoek – sont passés par l’école de la social-démocratie et n’auraient pas existé sans elle. Ce n’est pas un hasard si la méthode a-historique qui conduit à condamner globalement la social-démocratie en arrive très souvent à rejeter Engels, et même le marxisme lui-même, aux poubelles de l’histoire, révélant par là les racines anarchistes de sa pensée.
Contre ceux qui veulent séparer Engels de Marx et le présentent comme un vulgaire réformiste, la polémique d’Engels – dans L’Anti-Dühring en particulier - contre les influences bourgeoises réelles à l’œuvre au sein de la social- démocratie exprime indubitablement une défense fondamentale des principes communistes :
-l’affirmation des contradictions insolubles du capitalisme, qui proviennent de la nature même de la production et de la réalisation de la plus-value ;
-la critique de l’intervention de l’Etat et de la propriété d’Etat qui ne constituent pas une solution à ces contradictions mais le dernier rempart du capitalisme contre elles ;
-le rejet qui s’ensuit du "socialisme d’Etat" et l’insistance sur le fait que le socialisme/communisme exige le dépérissement de toute forme d’Etat ;
-la définition du communisme comme une association de producteurs qui s’est libérée du travail salarié et de la production de marchandises ;
-la réaffirmation des buts les plus élevés du communisme comme étant le dépassement de l’aliénation et le véritable commencement de l’histoire de l’humanité.
Engels n’était pas non plus une figure isolée dans les partis sociaux-démocrates. Une brève étude des travaux d’Auguste Bebel et de William Morris le confirment : ils défendaient qu'il fallait renverser le capitalisme parce que ses contradictions conduiraient à des catastrophes de plus en plus grandes pour l’humanité ; ils rejetaient l’identification entre propriété d’Etat et socialisme ; ils soulignaient la nécessité pour la classe ouvrière révolutionnaire d’établir une nouvelle forme de pouvoir sur le modèle de la Commune de Paris ; ils reconnaissaient que le socialisme implique l’abolition du marché et de l’argent ; ils comprenaient que le socialisme ne peut se construire dans un seul pays mais requiert l’action unifiée du prolétariat mondial ; ils ont fait la critique internationaliste du colonialisme capitaliste et rejeté le chauvinisme national, surtout dans le contexte des rivalités croissantes entre les grandes puissances impérialistes. Toutes ces positions n’étaient pas extérieures aux partis sociaux-démocrates mais étaient l’expression de leur noyau profondément révolutionnaire.
Ce n’est qu’après avoir réglé son compte à la mystification sur la nature capitaliste de la social-démocratie avant 1914 qu’on peut aborder sérieusement l'étude des forces et des limites de la façon dont les révolutionnaires de cette époque ont envisagé la transformation de la vie sociale et l’élimination des problèmes les plus pressants pour l’humanité.
Une des grandes questions pour la pensée communiste au 19e siècle était "la question de la femme". Dès les Manuscrits de 1844, Marx avait soutenu que les rapports entre les hommes et les femmes dans n’importe quelle société constituaient une clé pour comprendre si cette société était proche, ou loin de réaliser la nature profonde de l’humanité. Les travaux d’Engels dans L' Origine de la famille et de Bebel dans La femme et le socialisme analysent le développement historique de l’oppression de la femme, qui franchit une étape fondamentale avec l’abolition de la communauté primitive et l’apparition de la propriété privée et qui est restée sans solution sous les formes les plus avancées de civilisation capitaliste. Cette démarche historique constitue par définition une critique de l’idéologie féministe qui tend à attribuer l’oppression des femmes à un élément inné, biologique chez le mâle humain, et donc comme un attribut éternel de la condition humaine. Le féminisme révèle sa démarche conservatrice, même quand il se cache derrière une critique soi-disant radicale d'une vision du socialisme en tant que transformation "purement économique". Le communisme n’est d’aucune façon une transformation "purement économique". Mais, de même qu'il commence par le renversement politique de l’Etat bourgeois, de même son but ultime de transformation profonde des rapports sociaux implique l’élimination des forces économiques qui sont sous-jacentes au conflit entre les hommes et les femmes et à la transformation de la sexualité en une marchandise.
De la même manière que les féministes accusent à tort le marxisme de "n’être pas allé assez loin", les écologistes, reprenant le mensonge selon lequel marxisme = stalinisme, affirment que le marxisme n’est qu’une idéologie "productionniste" parmi d'autres qui porte la responsabilité de la destruction de l’environnement naturel au 20e siècle. Un même type d'accusation était aussi porté, sur un plan plus philosophique, contre la social-démocratie du 19e siècle dont la méthode était souvent identifiée à un matérialisme purement mécanique, à une "science" non critique qui considérerait l’homme comme en dehors de la nature et traiterait la nature comme le fait le capitalisme : comme une chose morte à acheter, vendre et exploiter. Là aussi, Engels se trouve souvent au rang des accusés. Toutefois même s’il est vrai que ces tendances mécanistes ont existé au sein des partis sociaux-démocrates et ont même prévalu quand le processus de dégénérescence s’est accéléré, leurs meilleurs éléments ont toujours défendu une démarche tout à fait différente. Là, de nouveau, il y a une complète continuité entre Marx et Engels dans la reconnaissance que l’humanité fait partie de la nature et que le communisme conduira à une vraie réconciliation entre l’homme et la nature après des millénaires d’aliénation.
Cette vision ne se limitait pas à un avenir inconcevable et lointain ; dans les travaux de Marx, Engels, Bebel, Morris et d’autres, on trouve un programme concret que le prolétariat devra mettre en œuvre quand il viendra au pouvoir. Ce programme se résume dans l'expression : "abolition de la séparation entre la ville et la campagne". Le stalinisme au pouvoir a interprété cette phrase à sa façon – en justifiant l’empoisonnement de la campagne et la construction d’immenses casernes pour loger les ouvriers. Mais pour les vrais marxistes du 19e siècle, cette phrase n’avait pas pour sens l’urbanisation frénétique de la planète mais l’élimination des villes surpeuplées et la répartition harmonieuse de l’humanité sur l’ensemble du globe. Ce projet est encore plus valable que jamais dans le monde d’aujourd’hui avec ses gigantesques mégapoles et la pollution de l’environnement qui sévit.
En tant qu’artiste qui avait adhéré de tout son cœur au mouvement socialiste, William Morris était bien placé pour écrire sur la transformation du travail dans une société communiste, car il comprenait très bien à la fois la nature démoralisante du travail dans le capitalisme et les possibilités de changement radical par le remplacement du travail salarié par une activité vraiment créatrice. Dans son roman visionnaire : News from nowhere (Nouvelles de nulle part), il est ouvertement dit que "le bonheur sans un travail quotidien heureux est impossible". Cela s’accorde parfaitement avec la conception marxiste de la place centrale du travail dans la vie de l’homme : l’homme s’est fait lui-même grâce au travail, mais il s’est fait dans des conditions qui génèrent son auto-aliénation. De ce fait, le dépassement de l’aliénation ne peut s’accomplir sans une transformation fondamentale du travail.
Le communisme, contrairement à ce que disent certains qui parlent en son nom, n’est pas contre le travail, "anti-travail". Même sous le capitalisme, l’idéologie du "refus du travail" n’est que l’expression d’une révolte purement individuelle de classes ou de couches marginales. Une des premières mesures du pouvoir prolétarien sera d’instaurer l’obligation universelle de travailler. Dans les premières phases du processus révolutionnaire, cela comportera inévitablement un élément de contrainte, puisqu’il est impossible d’abolir la pénurie sans une période de transition plus ou moins longue, période qui impliquera certainement des sacrifices matériels considérables, spécialement dans la phase initiale de guerre civile contre la vieille classe dominante. Mais les progrès sur la voie du communisme seront mesurés à l’aune du degré auquel le travail aura cessé d’être une forme de sacrifice et deviendra un vrai plaisir. Dans son essai Travail utile et travail inutile, Morris identifie les trois principaux aspects du "travail utile" :
-Ce travail est soutenu par "l’espoir de repos" : la réduction de la journée de travail devra être une mesure immédiate de la révolution victorieuse ; autrement, il sera impossible pour la majorité de la classe ouvrière de jouer un rôle actif dans le processus révolutionnaire. Le capitalisme a déjà créé les conditions pour l'application de cette mesure en développant la technologie qui pourra – une fois libérée de la recherche du profit – être utilisée pour réduire largement la quantité de tâches répétitives et désagréables impliquées dans le processus du travail. En même temps, les quantités énormes de forces de travail humain gaspillées dans la production capitaliste – sous la forme de chômage massif ou de travail qui n’a aucun but utilitaire (bureaucratie, production militaire, etc.) – pourront être réorganisées dans la production et les services utiles, et cela permettra aussi de réduire la journée de travail de tous. Des hommes comme Engels, Bebel et Morris faisaient déjà ces observations et elles sont encore plus valables dans la période de décadence du capitalisme.
-Il devra y avoir "l' espoir du produit" : en d’autres termes, les travailleurs s'intéresseront à ce qui est produit, soit parce que c’est essentiel à la satisfaction des besoins humains, soit parce que c’est beau en soi. Déjà au temps de Morris, le capitalisme avait une capacité énorme de sortir des produits minables et sans utilité, mais la production massive, dans le capitalisme décadent, de choses sans intérêt et horribles, a probablement dépassé ses pires cauchemars.
-Il devra y avoir "l'espoir de plaisir dans le travail lui-même". Morris et Bebel insistent sur le fait que le travail devra être accompli dans des conditions agréables. Sous le capitalisme, l’usine est un modèle de l’enfer sur terre ; la production communiste gardera le caractère associé du travail d’usine mais dans un environnement matériel très différent. De même, la division capitaliste du travail – qui condamne tant de prolétaires à accomplir des corvées répétitives et abrutissantes jour après jour – devra être dépassée de façon à ce que chaque producteur profite d’un équilibre entre travail intellectuel et travail physique, puisse se dédier à des tâches variées et, en les accomplissant, développer une variété de dons. De plus, le travail du futur sera libéré du rythme frénétique exigé par la chasse au profit et sera adapté aux besoins humains et aux désirs des hommes. Fourier, avec son pouvoir d’imagination caractéristique, voyait le travail dans ses "phalanstères" fondé sur "l'attirance passionnée" et anticipait le rapprochement entre le travail quotidien et le jeu. Marx, qui admirait beaucoup Fourier, soutenait que le travail réellement créatif était aussi une "affaire rudement sérieuse", ou, comme il le dit dans les Grundrisse, "Un homme ne peut redevenir enfant sans être puéril". Cependant, il continue: "Mais est-il insensible à la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas s’efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité?"2. L’activité communiste aura surmonté l’ancienne contradiction entre le travail et le jeu. Ces esquisses de l’avenir communiste n’étaient pas des utopies, puisque le marxisme avait déjà démontré que le capitalisme a créé les conditions matérielles pour que le travail quotidien soit complètement transformé de cette façon et a identifié la force sociale qui sera contrainte d’entreprendre la transformation, précisément parce qu’elle est la dernière victime de l’aliénation du travail.
La dictature du prolétariat a constitué un concept fondamental du marxisme dès son origine. Les précédents articles ont montré qu'il n'a jamais été une idée statique mais qu'il a évolué et est devenu plus concret à la lumière de la lutte prolétarienne. De même, la défense de la dictature du prolétariat contre les diverses formes d'opportunisme a constitué un élément constant dans le développement du marxisme. Ainsi, basant ses arguments sur l'expérience de la Commune de Paris, Marx a fait une critique cinglante de la notion lassallienne d'un "Etat du peuple" mis en avant dans le Programme de Gotha du nouveau Parti ouvrier social-démocrate en Allemagne.
En même temps, puisque la perspective du pouvoir prolétarien est en lutte constante contre l'idéologie dominante, cela implique également de lutter contre l'impact de cette idéologie, y compris sur les fractions les plus lucides du mouvement ouvrier. Même après l'expérience de la Commune de Paris par exemple, Marx en personne a fait en 1872 un discours au Congrès de l'Internationale à La Haye dans lequel il suggérait que, dans certains pays au moins, le prolétariat pourrait accéder au pouvoir de façon pacifique grâce à l'appareil démocratique de l'Etat existant.
Dans les années 1880, le parti allemand devenu le parti le plus important du mouvement international, avait été mis hors-la-loi par Bismarck ; cela l'a aidé à préserver son intégrité politique. Mais même quand des concessions à la démocratie bourgeoise persistaient, la vision qui prévalait était que la révolution prolétarienne requerrait nécessairement le renversement de la bourgeoisie par la force et la leçon fondamentale de La Commune - selon laquelle l'appareil d'Etat existant ne pouvait pas être conquis mais devait être détruit de fond en comble - n'avait pas été oubliée.
Cependant, durant la décennie suivante, la légalisation du parti, l'arrivée d'intellectuels petits-bourgeois et, surtout, la spectaculaire expansion du capitalisme et le gain qui s'en est suivi de réformes conséquentes pour la classe ouvrière ont fourni le terrain au réformisme au sein du parti qui a pris une forme plus définie. La tendance "socialiste d'Etat" autour de Vollmar et les théories révisionnistes de Bernstein en particulier cherchaient à persuader le mouvement socialiste d'abandonner ses positions en faveur d'une révolution violente, et de se déclarer ouvertement comme parti démocratique réformiste.
Dans un parti prolétarien, la pénétration ouverte d'influences bourgeoises comme celles-là rencontre inévitablement une forte résistance de la part de ceux qui représentent le cœur prolétarien de l'organisation. Dans le parti allemand, les tendances opportunistes ont été combattues de la façon la plus notoire par Rosa Luxemburg dans sa brochure Réforme sociale ou révolution ?, mais le développement de fractions de gauche était un phénomène international.
De plus, les luttes menées par Luxemburg, Lénine et d'autres ont semblé l'emporter. Les révisionnistes furent condamnés non seulement par "Rosa la rouge" mais aussi par "le pape" du marxisme, Karl Kautsky.
Néanmoins, les victoires de la gauche se sont avérées plus fragiles qu'il n'y paraissait. L'idéologie démocratiste s'était infiltrée dans l'ensemble du mouvement et même Engels n'en fut pas épargné. Dans son introduction de 1895 au livre de Marx Les luttes de classe en France, Engels soulignait avec justesse qu'avoir recours aux barricades et aux combats de rue ne suffisait plus désormais pour renverser l'ancien régime, et que le prolétariat devait construire un rapport de forces de masse en sa faveur avant de s'engager dans la lutte pour le pouvoir. Ce texte fut déformé par la direction du parti allemand afin de faire apparaître qu'Engels était opposé à toute forme de violence prolétarienne. Mais comme Rosa Luxemburg l'a montré, les opportunistes purent faire cela parce qu'il y avait vraiment des faiblesses dans l'argument d'Engels : la construction de la force politique prolétarienne était plus ou moins identifiée à la croissance graduelle des partis sociaux-démocrates et de leur influence sur l'arène parlementaire.
Cette orientation du gradualisme parlementaire a été théorisée par Kautsky en particulier qui s'était bien opposé aux éléments ouvertement révisionnistes, mais défendait de plus en plus une position de "centre" conservateur qui accordait plus de valeur à ce que le parti paraisse uni qu'à sa clarté programmatique. Dans ses ouvrages de base comme La révolution sociale Kautsky identifiait la prise du pouvoir par le prolétariat à l'accession à la majorité parlementaire, même s'il disait clairement que dans une telle situation, la classe ouvrière devait se préparer à réprimer la résistance de la contre-révolution. Cette stratégie politique allait de pair avec une attitude "réaliste" sur le plan économique qui perdait de vue le véritable contenu du programme socialiste - l'abolition du salariat et de la production marchande- et voyait le socialisme comme une régulation de la vie économique par l'Etat.
L'article du prochain numéro résumera le deuxième volume de la série qui couvre la période allant de 1905 à la fin de la grande vague révolutionnaire internationale. Il commencera par montrer comment la question de la forme et du contenu de la révolution fut clarifiée à travers un âpre débat sur les nouvelles formes qui commençaient à émerger dans la lutte de classe, alors que le capitalisme approchait le point culminant entre sa phase d'ascendance et celle de sa décadence.
CDW
1 Marx à Johann Becker, 17 avril 1867 ("missile" est en anglais dans le texte).
2 Marx, Grundrisse – 1. Chapitre sur l’argent, éd. 10/18, p78,
C’est ce que met en évidence le présent article qui se base essentiellement sur le procès verbal en anglais de cette conférence publié en 1984 (deux ans après sa tenue) sous forme de brochure 1 par le BIPR (constitué fin 1983).
Dans l’adresse d’ouverture de cette conférence, la CWO qui l’avait organisée à Londres, évoque les trois conférences précédentes et notamment la 3e :
"Six groupes ont participé à la 3e conférence dont l’ordre du jour comportait la crise économique et les perspectives pour la lutte de classe ainsi que le rôle et les tâches du parti. Les débats de cette conférence ont confirmé les domaines d’accord qui avaient déjà été mis en évidence mais on est arrivé à une impasse en ce qui concerne la discussion sur le rôle et les tâches du parti. Afin que les futures conférences puissent aller au delà de la simple réitération du besoin du parti avec la répétition des mêmes arguments sur son rôle et ses tâches, le PCInt a proposé un critère additionnel de participation aux conférences stipulant que le parti doit jouer un rôle dirigeant dans la lutte de classe. Cela a fait apparaître une claire division entre les groupes qui comprennent que le parti a des tâches aujourd’hui et qu’il doit prendre un rôle dirigeant dans la lutte de classe et ceux qui rejettent l’idée que le parti devrait être organisé dans la classe aujourd’hui afin d’être en position de prendre un rôle dirigeant dans la révolution de demain. Seule la CWO a soutenu la résolution du PCInt et la 3e conférence s’est dispersée dans le désordre.
Aujourd’hui, de ce fait, moins de groupes sont présents que lors de la dernière conférence mais les bases existent maintenant pour commencer un processus de clarification sur les tâches réelles du parti. Dans ce sens, la dissolution de la dernière conférence ne fut pas une séparation totalement négative. Comme la CWO l’a écrit dans Revolutionary Perspectives n° 18 dans sa relation de la 3e conférence :
"Quoi qu’il soit décidé dans le futur, le résultat de la 3e conférence signifie que le travail international entre les communistes va procéder sur des bases différentes de celles du passé."(…)
Bien qu’aujourd’hui nous ayons un nombre inférieur de participants que lors des 2e et 3e conférences, nous partons de bases plus claires et plus sérieuses. Nous espérons que cette conférence va démontrer ce sérieux par une volonté de débattre et de discuter dans le but d’influencer nos positions respectives plutôt que de monter des polémiques stériles et d’essayer d’utiliser les conférences comme une arène publicitaire pour son propre groupe."
Le procès-verbal de la conférence permet de se faire une idée lumineuse du "plus grand sérieux" qui l’a distinguée des précédentes.
En premier lieu, il convient de se pencher sur les aspects "techniques" (qui ont évidemment une signification et une incidence politique) de préparation et de tenue de la conférence.
C’est ainsi que, contrairement aux précédentes conférences, il n’y a pas eu de bulletin préparatoire. Les documents qui y ont été soumis à l’avance sont pour l’essentiel des textes déjà publiés dans la presse des groupes participants. Il faut à ce sujet faire une mention spéciale des documents soumis par le PCInt : il s’agit d’une liste impressionnante de textes (y compris un livre) publiés par le PCInt sur les questions à l’ordre du jour et qui doit représenter plusieurs centaines de pages (voir cette liste dans la circulaire du PCInt du 25 août 1982, p. 39). Tout cela en italien ! C’est certainement une langue très belle et c’est aussi dans cette langue qu’ont été écrits des documents très importants dans l’histoire du mouvement ouvrier (à commencer par les études de Labriola sur le marxisme et surtout les textes fondamentaux de la Gauche communiste italienne entre 1920 et la Seconde Guerre mondiale). Malheureusement, l’italien n’est pas une langue internationale et nous pouvons imaginer la perplexité des autres groupes participants devant cet amoncellement de documents dont ils ne pouvaient pas connaître le contenu.
Il faut cependant reconnaître que, dans la même circulaire, le PCInt se montre préoccupé de ce problème de langue : "Nous somme en train de traduire en anglais un autre document, en relation avec les points de l’ordre du jour, qui sera envoyé le plus vite possible". Malheureusement, dans une lettre du 15 septembre à un des groupes sollicités, on peut lire : "Pour des raisons techniques, le texte promis ne sera prêt qu’à la conférence elle-même" (p. 40). Nous sommes bien conscients des difficultés que rencontrent, dans le domaine des traductions comme dans beaucoup d’autres, les groupes de la Gauche communiste du fait de leurs faibles forces. Nous ne saurions critiquer cette faiblesse du PCInt en elle-même. Mais ici son incapacité de produire à l’avance un document compréhensible par les autres participants à la conférence "pour des raisons techniques" ne fait que révéler le peu d’importance qu’il attribuait à cette question. Si vraiment il avait accordé à ce type d’activité le même "sérieux" que le CCI lui avait apporté auparavant, il se serait mobilisé beaucoup plus pour surmonter les "problèmes techniques", ne serait-ce qu’en faisant appel à un traducteur professionnel.
La conférence elle-même s’est heurtée à ce même problème de traduction, comme nous l’apprenons dans le compte rendu :
"Le caractère relativement bref des interventions du PCInt est dû, pour une grande part, aux limitations dans les traductions de l’italien à l’anglais de la part du groupe accueillant la conférence." Ainsi, une bonne partie des explications et des arguments donnés par le PCInt s’est perdue, ce qui est évidemment fort dommage. La CWO semble s’excuser de sa faible connaissance de la langue italienne. Mais il nous semble qu’il revenait au PCInt, s’il avait vraiment pris au sérieux la conférence, de faire en sorte d’envoyer au sein de sa délégation un camarade capable de s’exprimer en anglais. Pour une organisation qui se veut être un "parti", cela devait être possible de trouver dans ses rangs au moins un tel camarade. Les camarades de la CWO peuvent estimer que lorsque le CCI était présent aux conférences, il ne faisait que "répéter toujours les mêmes arguments sur le parti". Ils peuvent même laisser entendre que nous voulions utiliser ces conférences en tant que tribune pour notre politique de chapelle. En tout cas, ils voudront bien reconnaître que les capacités d’organisation du tandem qu’ils ont formé avec le PCInt étaient de loin inférieures à celles du CCI. Et ce n’est pas seulement une question de nombre de militants. C’est fondamentalement la question de la compréhension de l’importance des tâches qui sont celles des révolutionnaires à l’heure actuelle et du sérieux qu’on apporte dans leur accomplissement. La CWO et le PCInt estiment que le parti (et les groupes qui le préparent à l’heure actuelle, c’est-à-dire eux-mêmes) ont des "tâches d’organisation" des luttes de classe. Ce n’est pas la position du CCI 2. Cependant, malgré nos faiblesses, nous essayons d’organiser du mieux possible les activités qu’ils nous appartient d’accomplir. Ce ne semble pas être vraiment le cas de la CWO et du PCInt : ils doivent penser que s’ils consacrent trop d’énergie et d’attention aux tâches d’organisation aujourd’hui, ils seront fatigués demain lorsqu’il s’agira "d’organiser" la classe pour la révolution.
Dans la brochure rendant compte de la conférence, nous apprenons que les groupes initialement invités étaient les suivants (circulaire du 28 juin 1982) :
- Partito Comunista Internacionalista (Battaglia Comunista, Italie) ;
- Communist Workers' Organisation (Grande-Bretagne, France) ;
- L’Eveil internationaliste (France) ;
- Unity of Communist Militants (Iran) ;
- Wildcat (États-Unis) ;
- Kompol (Autriche) ;
- Marxist Worker (États-Unis) ;
ces trois derniers groupes ayant un statut "d’observateur".
A l’arrivée, il n’y avait plus que trois groupes. Voyons ce qu’il était advenu des autres.
"Au moment où s’est tenue la conférence, Marxist Worker et Wildcat avaient apparemment cessé d’exister." (p. 38). On peut juger de la perspicacité de la CWO et du PCInt qui constituaient le Comité technique chargé de préparer la conférence : dans leur grand souci de "sélection" d’organisations "vraiment capables de poser correctement la question du parti et de lui attribuer un rôle dirigeant dans la révolution de demain", ils s’étaient tournés vers des groupes qui avaient jugé préférable de se mettre en vacances en attendant le futur parti (probablement pour avoir plus de forces pour être en mesure de jouer un "rôle dirigeant" le moment venu). D’ailleurs, on peut dire que la conférence l’a échappé belle : si Wildcat avait survécu et était venu, il n’aurait pas manqué de la polluer avec son "conseillisme" à côté duquel celui que le PCInt reprochait au CCI est du pipi de chat. Un conseillisme qui était pourtant connu mais qui apparemment lui permettait de satisfaire les critères qui excluaient le CCI.
Quant aux autres groupes qui ne sont pas venus, nous laissons de nouveau la parole à la CWO :
"Sur la base des événements qui ont suivi, il semble approprié aujourd’hui d’établir la signification de la dernière conférence. Il est apparu que la non participation de deux groupes qui avaient initialement été d’accord pour participer, manifestait leur éloignement du cadre des conférences. Kompol n’a plus communiqué avec nous tandis que l’Éveil internationaliste s’est embarqué dans une trajectoire moderniste qui le conduit également en dehors du cadre du marxisme." (Préambule, p. 1)
Encore une fois, on ne peut que rester admiratif devant le flair politique à toute épreuve des groupes invitants.
Venons-en maintenant au SUCM (Étudiants supporters de l’UCM d’Iran), seul autre groupe présent à la conférence en dehors des deux qui l’avaient convoquée.
Voici ce que la brochure dit à son propos :
"Le SUCM a cessé d’exister. Ses membres ont intégré une organisation plus ample (la Organisation of the supporters of the Communist Party of Iran Abroad – OSCPIA) 3 qui comprend les anciens membres du SUCM ainsi que ceux du Komala kurde. Malgré leur adhésion initiale aux critères de participation aux conférences ; malgré leur volonté de discuter et de maintenir des relations avec les organisations appartenant à la tradition de la Gauche communiste européenne, le SUCM s’est trouvé bloqué par sa position de groupe de soutien d’un groupe plus vaste en Iran, un groupe qui est devenu le Parti communiste d’Iran en septembre 1983. En laissant de côté toute polémique, il apparaît que cette date revêt une importance objective, confirmée, par exemple, par la trajectoire des camarades du SUCM en ce qui concerne la question de la République démocratique révolutionnaire et ses implications. Au moment de la 4e conférence, le SUCM acceptait clairement l’idée que de véritables guerres de libération nationale sont impossibles à l’ère de l’impérialisme, dans le sens où il ne peut y avoir d’authentique guerre de libération nationale en dehors de la révolution des ouvriers pour l’établissement de la dictature prolétarienne. Depuis, cependant, le SUCM a insisté de plus en plus sur la thèse que des luttes communistes émergent des luttes nationales. En fait, la position théorique a été diluée pour être conforme avec les positions du CPIran, positions qui sont très dangereuses – comme les articles dans la presse de la CWO et du PCInt l’ont démontré. Ainsi, au lieu d'approfondir le processus de clarification et de pousser l'organisation iranienne vers des positions plus claires et fermement enracinées dans le sol révolutionnaire, l'OSCPIA essaie de réconcilier avec le Communisme de gauche les déformations du programme communiste manifestées par le SUCM et le PC d'Iran. Il est inévitable qu’il y ait des déformations, d’une forme ou d’une autre, dans une aire qui n’a pas de contact avec la tradition de la Gauche communiste ou avec son héritage d’élaboration théorique et de lutte politique. Cependant, ce n’est pas la tâche des communistes ni de cacher ces déformations ni de les accepter et de s’adapter à elles mais de contribuer à les dépasser. A cet égard, l’OSCPIA a manqué une opportunité importante. Étant donné l’état actuel des divergences, il n’est pas possible de définir le PCIran comme une force pouvant réclamer le droit d’entrer à nouveau dans le camp politique délimité par les conférences de la Gauche communiste."
A en croire les explications données dans ce passage, le SUCM, postérieurement à la conférence et dans le sillage du PCIran, aurait évolué vers des positions qui ne lui permettaient plus "de réclamer le droit d’entrer dans le camp politique délimité par les conférences de la Gauche communiste". En somme, ces deux organisations étaient logées à la même enseigne que le CCI puisque notre organisation non plus ne pouvait plus "réclamer un tel droit". 4
En fait, le PCIran n’était pas seulement "en dehors du camp politique délimité par les conférences", mais aussi en dehors du camp de la classe ouvrière. C’était une organisation bien bourgeoise, de tendance stalino-maoïste. On est fasciné par la subtile diplomatie (afin d’éviter "la polémique" !?) avec laquelle le BIPR parle de cette organisation. Le BIPR n’aime pas appeler un chat un chat. Il préfère dire que l’animal évoqué n’est pas un chien ni un hamster, bien que ce soit quand même un animal de compagnie. Cette façon de procéder est bien connue dans le mouvement ouvrier et elle a un nom : l’opportunisme, ou bien les mots n’ont plus de sens. C’est vrai que ce n’est pas agréable de penser que des éléments avec qui on a tenu quelques mois auparavant une conférence dans la perspective du futur parti mondial de la révolution sont devenus des défenseurs patentés de l’ordre capitaliste. C’est encore plus difficile de l’admettre publiquement. Alors, on préfère dire que ces éléments, qu’on continue à appeler des "camarades", "ont manqué une opportunité importante", qu’ils se sont "trouvé bloqués", que leur "position théorique a été diluée pour être conforme avec les positions du CPIran", positions qu’on qualifie de "très dangereuses", pour ne pas dire qu’elles sont bourgeoises.
Ce que le BIPR ne voit pas, ou ne veut pas voir, ou tout simplement refuse de reconnaître publiquement, c’est que l’évolution du SUCM vers un organe de défense de l’ordre capitaliste (rebaptisé "force ne pouvant réclamer le droit d’entrer dans le camp politique délimité par les conférences de la Gauche communiste") n’en est pas une sur le fond. Au moment même de la conférence, le SUCM était déjà une organisation bourgeoise de tendance maoïste. C’est ce que démontrent, à qui veut ouvrir les yeux, ses interventions au moment de la conférence.
Nous reproduisons ci-dessous quelques unes de ces interventions :
"… dans les conditions de son fonctionnement normal et de non-crise, le capital, sur le marché intérieur des pays métropolitains, tolère les revendications du mouvement syndical et c’est seulement lors de l’approfondissement de la crise qu'il recourt à l’écrasement décisif du mouvement syndical" (p. 6)
Cette affirmation est pour le moins surprenante de la part d’un groupe supposé appartenir à la Gauche communiste. En réalité, dans les pays avancés, ce n’est pas le mouvement syndical qui est écrasé lorsque la crise s’approfondit, mais les luttes ouvrières avec la complicité du mouvement syndical. Cela, même les trotskistes sont capables de le reconnaître. Mais pas le SUCM qui identifie sans problème mouvement syndical et lutte de classe. Ainsi, sur la question du rôle des syndicats (qui n’est pas une question secondaire mais parmi les plus fondamentales), le SUCM se situe à droite du trotskisme pour rejoindre la position des staliniens ou des social-démocrates. Et c’est avec un tel groupe que la CWO et le PCInt se proposaient de coopérer en vue de la formation du parti mondial.
Mais ce n’est là qu’un avant-goût :
"Aujourd'hui le prolétariat en Iran est à la veille de former son parti communiste et, avec la force massive qui est derrière le programme de ce parti, il doit devenir un facteur indépendant et déterminant dans les bouleversements actuels en Iran. Le leadership incontestable de Komala 5 sur la lutte de vastes secteurs des ouvriers et des exploités au Kurdistan, l'influence que le marxisme révolutionnaire a acquise parmi les ouvriers avancés en Iran, l'existence de vastes réseaux de noyaux d’ouvriers qui distribuent les publications théoriques et ouvrières du marxisme révolutionnaire (…), en dépit des conditions de la terreur et de la répression (…) ; la perte des illusions envers le populisme et le mouvement vers le marxisme révolutionnaire, tout cela est indicatif du rôle important que le prolétariat socialiste d'Iran jouera dans les prochains événements. Du point de vue du prolétariat mondial, la signification de cette question tient dans le fait que maintenant, après plus de 50 ans, le drapeau rouge du communisme est sur le point de devenir le drapeau de la lutte des ouvriers d'un pays dominé. La levée de ce drapeau dans une partie du monde est un appel au prolétariat mondial pour en finir avec la dispersion dans ses rangs, à s’unir comme classe contre la bourgeoisie mondiale et à lui régler son compte." (p. 10-11)
Face à une telle déclaration, on a le choix entre trois hypothèses :
- soit nous avons affaire à des éléments sincères mais totalement illuminés et n’ayant aucun sens des réalités ;
- soit nous sommes face à un bluff de grande envergure destiné à impressionner le public mais qui n’est basé sur aucune réalité ;
- soit, effectivement, le PCIran et Komala ont l’influence qui est décrite, mais alors un courant politique ayant une telle influence ne peut être que bourgeois dans les conditions historiques de 1982.
Si la première hypothèse est la vraie, la première suggestion à faire à de tels éléments, avant toute discussion, est d’aller se faire soigner.
Si nous avons affaire à un bluff, la discussion avec des éléments qui mentent à ce point ne présente aucun intérêt, même s’ils croient défendre de cette façon des positions communistes. Comme disait Marx, "la vérité est révolutionnaire" et si le mensonge est une des armes éminentes de la propagande bourgeoise, il ne saurait en aucune façon faire partie de l’arsenal du prolétariat et de son avant-garde communiste.
Reste la troisième hypothèse : le SUCM était un groupe non pas prolétarien mais gauchiste, c’est-à-dire bourgeois. C’est bien cette nature bourgeoise qui apparaît clairement dans les discussions de la conférence sur la question de la "révolution démocratique" et du programme du parti. En effet, au milieu d’interventions qui se veulent ancrées théoriquement, citations à l’appui, sur les auteurs marxistes, Marx et surtout Lénine, nous avons droit à ce qui suit :
"La crise mondiale de l’impérialisme crée l’embryon de l’émergence de conditions révolutionnaires, mais cet embryon, précisément à cause des conditions différentes existant dans les pays dominés et les métropoles, est plus développé dans les pays dominés. Les premières étincelles de la révolution socialiste du prolétariat mondial contre le capital et le capitalisme à son stade suprême allument le feu de la révolution démocratique dans les pays dominés. Une révolution qui, de ce point de vue, est une partie inséparable de la révolution socialiste mondiale mais qui, du fait de son isolement, des limitations dans la force des ouvriers et des exploités des pays dominés, du manque des conditions objectives au sein du prolétariat de ces pays d’un côté, et de l’autre la présence de vastes masses d’exploités non prolétariennes révolutionnaires, prend inévitablement la forme et se développe, en premier lieu, au sein d’une révolution démocratique. La présente révolution d’Iran est une telle révolution." (p. 7)
(…)
"La révolution présente est une révolution démocratique dont la tâche est d’éliminer les obstacles au libre développement de la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme.
Le contenu de la victoire de cette révolution est l’établissement d’un système politique démocratique sous la direction du prolétariat qui, du point de vue économique, équivaut à la négation pratique de la domination de l’impérialisme." (p. 8)
Par ailleurs, le SUCM dénonce en ces termes la politique du gouvernement de Khomeiny à l’occasion de la guerre entre l’Irak et l’Iran qui a éclaté en septembre 1980, un an et demi après l’instauration de la "République islamique" :
"L’attaque contre les gains démocratiques de l’insurrection [le soulèvement du début 1979 qui a chassé le Shah et permis la prise de pouvoir par Khomeiny] et la prévention contre l’exercice de l’autorité démocratique du peuple dans la détermination et la conduite de ses propres affaires." (p. 10)
Enfin, le SUCM établit une distinction entre le programme minimum (qui serait celui de la "République démocratique") et le programme maximum, le socialisme (p. 8). Une telle distinction avait cours dans la social-démocratie au temps de la 2e Internationale, lorsque le capitalisme était encore un système ascendant et que la révolution prolétarienne n’était pas encore à l’ordre du jour, mais elle a été rejetée par les révolutionnaires pour la période ouverte avec la Première Guerre mondiale y compris par Trotsky et ses épigones.
Évidemment, face aux conceptions bourgeoises du SUCM, la CWO et le PCInt défendent les positions de la Gauche communiste.
Sur la question syndicale, le PCInt est très clair dans son intervention :
"Aucun syndicat ne peut faire autre chose que de rester sur un terrain bourgeois (…) A l’époque impérialiste, les communistes ne peuvent en aucune circonstance songer à la possibilité de redresser les syndicats ou de reconstruire de nouveaux syndicats. (…) Les syndicats conduisent la classe à la défaite dans la mesure où ils mystifient celle-ci avec l’idée de défendre ses intérêts au moyen du syndicalisme. Il est nécessaire de détruire les syndicats." (p. 12)
Ce sont des formulations que le CCI pourrait signer des deux mains. La seule chose qu’il faut regretter, c’est que le PCInt qui énonce ces positions dans une présentation sur les luttes en Pologne de 1980, ne dise pas explicitement qu’elles sont totalement opposées aux positions exposées par le SUCM peu avant sur la même question. Est-ce parce qu’il a manqué de vigilance face aux déclarations du SUCM ? Est-ce à cause d’un problème de langue ? Mais la CWO, pour sa part, comprend l’anglais. Ou est-ce une "tactique" pour ne pas prendre immédiatement à rebrousse-poil le SUCM ?
En tout cas, sur la question de la "révolution démocratique", de la "république démocratique" et du "programme minimum", le PCInt et la CWO ne peuvent faire autrement que de rejeter de telles notions qui n’ont rien à voir avec le patrimoine programmatique de la Gauche communiste :
"L’oppression et la misère des masses ne peuvent, en elles-mêmes conduire à la révolution. Cela ne peut arriver que lorsqu’elles sont dirigées par le prolétariat de ces régions en lien avec le prolétariat mondial. (…) Dire que Marx les a appuyées [les revendications démocratiques] dans le passé et que, par suite, il nous faut les appuyer aujourd’hui, dans une époque différente, c'est, comme Lénine l’a dit sur un autre sujet, citer les mots de Marx contre l’esprit de Marx. Aujourd'hui, nous vivons à l’époque du déclin du capitalisme et cela signifie que le prolétariat n’a RIEN A GAGNER à appuyer tel ou tel capital national, ou bien telle ou telle revendication réformiste. (…)
C’est un non-sens que de suggérer que nous pouvons écrire un programme qui fournisse les bases objectives pour la lutte pour le socialisme. Ou bien les bases objectives existent ou bien elles n’existent pas. Comme le dit le PC d’Italie dans ses thèses de 1922 : "Nous ne pouvons par des expédients créer les bases objectives." (…) Seule la lutte pour le socialisme elle-même peut détruire l’impérialisme, non des expédients structurels sur la démocratie ou des revendications minimales." (p. 16)
"Nous pensons que le rôle du parti communiste dans les pays dominants et dans les pays dominés est le même. Nous n’incluons pas dans le programme communiste des revendications minimales du 19e siècle. (…) Nous voulons faire une révolution communiste et nous ne pouvons y parvenir qu’en mettant en avant le programme communiste mais jamais en incluant dans notre programme des revendications qui peuvent être récupérées par la bourgeoisie." (p. 18)
Nous pourrions multiplier les citations de la CWO et du PCInt défendant les positions de la Gauche communiste, de même d'ailleurs que celles du SUCM mettant en évidence qu'il n'avait rien à voir avec ce courant, mais cela nous conduirait à reproduire un bon tiers de la brochure 6. Pour qui sait lire et connaît les positions du maoïsme dans les années 70-80, il est clair que le SUCM (qui prend soin dans plusieurs de ses interventions de critiquer les conceptions maoïstes officielles) constituait en fait une variante "de gauche" et "critique" de ce courant. D’ailleurs, à deux reprises, la CWO constate les similitudes entre les positions du SUCM et celles du maoïsme :
"Notre réelle objection concerne cependant la théorie de l'aristocratie ouvrière. Nous pensons que ce sont les derniers germes du populisme de l’UCM et que son origine est dans le maoïsme." (p. 18)
"Le passage sur la paysannerie [dans le "Programme de l’Unité des Combattants communistes" soumis à la conférence] est le dernier vestige du populisme dans le SUCM. (…) La théorie de la paysannerie est une réminiscence de maoïsme, quelque chose que nous rejetons totalement." (p. 22)
Cependant, ces remarques restent bien timides et "diplomatiques". Pourtant, il est une question que la CWO et le PCInt auraient pu poser au SUCM : c’est la signification du passage suivant qui figure dans un des textes présentés par le SUCM à la conférence, le "Programme du Parti communiste", adopté par l'UCM et Komala, et publié en mai 1982, c’est-à-dire 5 mois avant la conférence :
"La domination du révisionnisme sur le Parti communiste de Russie a abouti à la défaite et au recul de la classe ouvrière mondiale dans une de ses principales places fortes". Par révisionnisme, ce programme entendait la révision "Kroutchévienne" du "Marxisme-Léninisme". C’est exactement la vision défendue par le maoïsme et il aurait été intéressant que le SUCM précise s’il considérait qu’avant Kroutchev, le Parti communiste russe de Staline était encore un parti de la classe ouvrière. Malheureusement, cette question fondamentale n’a pas été posée ni par le PCInt, ni par la CWO. Faut-il croire que ces deux organisations n’avaient pas lu ce document pourtant essentiel puisqu’il représentait le programme du SUCM ? On doit rejeter une telle interprétation puisqu’elle serait en total désaccord avec le "sérieux" revendiqué hautement par la CWO dans son discours d’ouverture. D’ailleurs, plusieurs interventions du PCInt et de la CWO citent de façon précise des passages de ce document. Il reste une autre interprétation : ces deux organisations n’ont pas posé la question parce qu’elles avaient peur de la réponse. En effet, comment auraient-elles pu poursuivre une conférence avec une organisation qui aurait considéré comme "révolutionnaire" et "communiste" Staline, le principal chef de file de la contre-révolution qui s’est déchaînée contre le prolétariat dans les années 30, l’assassin des meilleurs combattants de la révolution d’Octobre, le massacreur de dizaines de millions d’ouvriers et de paysans russes.
Évidemment soulever cette question n’aurait pas été très "diplomatique" et risquait de provoquer un fiasco immédiat de la conférence qui se serait réduite à un tête-à-tête entre le PCInt et la CWO, c’est-à-dire les deux seuls groupes qui avaient adopté, à la 3e conférence, le critère supplémentaire destiné à éliminer le CCI afin de donner un nouveau souffle aux conférences.
Ces deux organisations ont préféré souligner le total accord qui existait entre leur vision du rôle du parti et celle défendue par le SUCM dans sa présentation sur cette question et qui affirmait que "le parti organise tous les aspects de la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie et dirige la classe ouvrière dans l’accomplissement de la révolution sociale" (p. 25) Que le parti du PCInt et de la CWO ait un programme totalement opposé à celui du SUCM (révolution communiste ou révolution démocratique), que l’un et l’autre "organisent" et "dirigent" les luttes dans des directions contraires, cela a une importance apparemment secondaire pour la CWO et le PCInt. L’essentiel c’est que le SUCM n’ait aucun penchant "conseilliste" comme c’est le cas du CCI.
La conférence s’est conclue avec un relevé des points d’accord et de désaccord fait par le présidium 7. La liste des convergences est nettement plus longue. Concernant les "aires de désaccord", il est signalé uniquement la question de la "révolution démocratique" sur laquelle il est dit que :
"Il y a le besoin d’autres discussions et clarifications avec le SUCM :
a) La révolution démocratique doit être définie lors de la prochaine conférence.
b) Nous proposons [le présidium] que le meilleur moyen en soit de critiquer à travers un texte la vision du SUCM de la révolution démocratique et que nous ayons une discussion plus développée sur les bases économiques de l’impérialisme." (p. 37)
De la vision totalement opposée du rôle des syndicats qui s’est exprimée au cours de la conférence, il n’y a pas un mot, probablement dans la mesure où le SUCM a entièrement approuvé la présentation sur les luttes de Pologne dans laquelle le PCInt avait abordé cette question dans les termes que nous avons vus plus haut (alors que le SUCM ne pouvait qu’être en désaccord avec cette présentation sur ce point).
A la fin, le SUCM et le PCInt se sont exprimés :
SUCM : "Il y a un an que nous avons contacté le PCInt et la CWO. Nous les remercions de leur aide et nous apprécions le contact avec les deux groupes. Nous avons essayé de transmettre les critiques à l’UCM en Iran. Nous sommes d’accord avec le résumé."
PCInt : "Nous sommes d’accord avec le résumé. Nous somme également contents de rencontrer des camarades venant d’Iran. De façon certaine, les discussions avec eux doivent être développées afin de trouver une solution politique aux divergences sur lesquelles cette conférence s’est focalisée."
Ainsi, contrairement à la 3e qui s’était "dispersée dans le désordre" comme l’avait rappelé la CWO dans le discours d’ouverture, la "4e conférence" s’est achevée avec la volonté de tous les participants de poursuivre la discussion. On sait ce qu’il est advenu par la suite.
En fait, il a fallu un bon moment pour que la CWO et le PCInt ouvrent (un peu !) les yeux sur la nature de leurs interlocuteurs, et c’est seulement quand ces derniers ont jeté le masque. Ainsi, plusieurs mois après la "4e conférence", la CWO, à sa conférence territoriale, a pris violemment parti contre le CCI qui s’était permis, comme c’est son habitude, d’appeler un chat un chat et un groupe bourgeois un groupe bourgeois :
"Les interventions du SUCM ont consisté principalement dans des flatteries envers la CWO : leur seule objection concrète a consisté à suggérer avec subtilité à la CWO d’apporter un soutien "critique "et "conditionnel" aux mouvements nationaux. Cette suggestion est restée sans réponse de la part de la CWO dont la colère a été en revanche réservée au CCI quand nous avons essayé de soulever la question de fond de la présence du SUCM ; alors la CWO s’est dépêché de faire taire le camarade du CCI avant qu’il ait pu prononcer plus de dix mots." (World Revolution n° 60, mai 83, "When will you draw the line, CWO ?")
C’est la même attitude que nous avons rencontrée lors d’une réunion publique du CCI à Leeds :
"Les interventions les plus véhémentes de la CWO étaient principalement pour soutenir le SUCM contre les "allégations non fondées" du CCI sur la nature de classe de l’UCM et de Komala et ensuite pour saluer la démagogie du SUCM comme la contribution la plus claire à la réunion. Vociférer contre les communistes parce qu’ils mettent en garde le mouvement révolutionnaire contre l’invasion de l’idéologie bourgeoise n’était que le pas suivant de l’attitude sectaire de la CWO envers le CCI". (Ibid.)
Cette attitude qui réserve ses flèches les plus acérées contre les tendances qui mettent en garde contre le danger représenté par les organisations bourgeoises et qui prend, de ce fait, la défense de ces dernières n’est pas nouvelle dans le mouvement ouvrier. C’est l’attitude de la direction centriste de l’Internationale communiste lorsqu’elle a préconisé le "Front unique" avec les partis socialistes, une attitude que la Gauche communiste a justement dénoncée.
C’est pour cela que la conférence qui s’est tenue en septembre 1982 à Londres ne mérite absolument pas le titre de "4e conférence de groupes de la Gauche communiste". D’une part parce qu’elle s’est tenue avec la présence d’un groupe qui n’appartenait pas au prolétariat, et encore moins à la Gauche communiste, le SUCM. Et, d’autre part, parce que dans cette conférence étaient totalement absents l’esprit et la démarche politique qui caractérisent la Gauche communiste, et qui sont faits d’une recherche scrupuleuse de la clarté, d’intransigeance contre toutes les manifestations de pénétration de visions bourgeoises au sein du prolétariat et contre l’opportunisme. 8
Tel n’est pas l’avis du BIPR qui, en conclusion de la présentation de la brochure, nous affirme :
"Cependant, la validité ou non de la 4e conférence internationale ne tourne pas autour de la participation du SUCM (laquelle, comme pour tous les autres groupes, dépendait de son acceptation des critères développés de la 1e à la 3e).
La 4e conférence a confirmé le développement d’une tendance politique claire dans le milieu politique international, une tendance qui reconnaît que c’est la tâche des révolutionnaires aujourd’hui de développer une présence organisée au sein de la lutte de classe et de travailler concrètement pour la formation du parti international. Si le futur parti n’est pas plus qu'une organisation propagandiste, c’est-à-dire s’il n’est pas un parti organisé dans la classe ouvrière comme un tout, il ne sera pas en position de mener la lutte de classe de demain à sa conclusion victorieuse.
La formation du Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR), en décembre 1983, est la manifestation concrète de cette tendance et est en soi la preuve de la validité de la 4e conférence. L’homogénéité politique atteinte par le PCInt et la CWO (et confirmée, au passage, durant les débats avec le SUCM) a permis aux deux groupes d’accomplir des pas en avant pratiques vers la formation du futur parti. La correspondance internationale des deux groupes (et d’autres membres du Bureau) est maintenant de la responsabilité du Bureau. Mais le Bureau est plus qu’une affaire du PCInt-CWO, c’est un moyen, pour les organisations et les éléments émergeant dans le monde entier, de clarifier leurs positions en prenant part à un débat international et au travail du Bureau lui-même. En fait, c’est le point de référence international dont le PCInt envisageait en 1977 qu’il pourrait se développer à partir des conférences. En étendant et en développant son travail au sein de son cadre politique clairement défini, le Bureau sera par la suite en position d’appeler une 5e conférence qui marquera un pas supplémentaire vers la formation du parti international."
De 5e conférence, il n’y en a pas eu : après le fiasco et le ridicule de la 4e (que les membres du BIPR ne peuvent pas se cacher, même s’ils essaient de les cacher à l’extérieur), il était en effet préférable d’arrêter les frais. Et puis, ayant rejoint en cela les bordiguistes, le BIPR estime maintenant qu’il est la seule organisation au monde capable de contribuer valablement à la formation du futur parti de la révolution mondiale 9. Nous ne pouvons que le laisser à ses rêves mégalomanes… et à sa triste incapacité à représenter la continuité de ce que la Gauche communiste a apporté de meilleur au mouvement historique de la classe ouvrière.
Fabienne
1 4th International Conference of Groups of the Communist Left – Proceedings, Texts, Correspondence
2 Ce qui ne veut nullement dire que nous sous-estimions le rôle du parti dans la préparation et l'accomplissement de la révolution. Il est indispensable pour le développement de la conscience dans la classe et pour donner une orientation politique à ses combats, y compris sur la question de son auto-organisation. Mais cela ne veut pas dire qu'il "organise" les combats de la classe ou la prise du pouvoir, tâche qui revient à l'organisation spécifique de l'ensemble de celle-ci, les conseils ouvriers.
3 Organisation des Supporteurs du Parti Communiste d’Iran à l’Étranger
4 Il nous faut être très clairs pour le lecteur : le CCI n’a jamais songé à "réclamer" un tel "droit". A partir du moment où, lors de la 3e conférence, le PCInt et la CWO ont explicitement affirmé qu’ils voulaient poursuivre les conférences SANS le CCI, il ne nous est jamais venu à l’idée de "forcer la main" à ces organisations (comme nous aurions pu le faire, par exemple, si nous nous étions abstenus au moment du vote du critère supplémentaire, puisque l’Éveil Internationaliste, qui s’était abstenu, a été invité à la 4e). Cela ne nous a pas empêchés, par la suite (comme la Revue Internationale en a fait état à plusieurs reprises) de faire à ces groupes des propositions de travail en commun chaque fois que nous l’estimions nécessaire, notamment des prises de position face aux affrontements impérialistes, propositions qui ont presque toujours été repoussées.
5 Komala était une organisation de guérilla liée au Parti démocratique kurde.
6 Nous encourageons les lecteurs qui lisent l'anglais à la commander au BIPR et à en prendre connaissance dans son intégralité.
7 Il faut noter que le PCInt a accepté à la "4e conférence" ce qu’il avait obstinément refusé lors des conférences précédentes : qu’il y ait une prise de position résumant les points d’accord et de désaccord. Le motif de son refus était qu’il ne voulait adopter aucun document en commun avec les autres groupes du fait des divergences qui existaient entre eux. Il faut croire, que pour le PCInt, les divergences existant entre groupes de la gauche communiste sont plus importantes que celles qui séparent des groupes communistes des groupes bourgeois.
8 En ce sens, la CWO avait raison de dire à l'ouverture de la conférence que : "le résultat de la 3e conférence signifie que le travail international entre les communistes va procéder sur des bases différentes de celles du passé". Bien différentes, effectivement, mais pas dans le bon sens pour ce qui concerne le BIPR.
9 Pour être tout à fait précis, le refus du BIPR de toute discussion ou de tout travail en commun avec le CCI pour cause de "divergences trop importantes" ne s'applique pas avec la même rigueur envers d'autres groupes. Dans plusieurs articles de notre Revue nous avons souligné son ouverture beaucoup plus grande envers des groupes carrément conseillistes, comme Red and Black Notes au Canada ou qui n'appartiennent pas à la Gauche communiste, ni même au camp prolétarien, tel l'OCI en Italie (voir à ce sujet notamment "La vision marxiste et la vision opportuniste dans la politique de la construction du parti", Revue internationale n° 103 et 105). Cette ouverture s'applique même à des éléments qui se présentent comme les seuls défenseurs des "véritables positions du CCI" et qui ont constitué la "Fraction Interne du CCI" (FICCI), un petit groupuscule parasitaire qui s'est distingué par des comportements inqualifiables tels que le vol de matériel de notre organisation, le chantage, le mouchardage et même les menaces de mort contre un de nos militants. Dans son Bulletin communiste n° 33, la FICCI rapporte les discussions qu'elle mène depuis plusieurs années avec le BIPR et les présente ainsi :
"En renouant le fil avec cette discussion, la fraction et le BIPR redonnent vie au cycle des Conférences des groupes de la Gauche communiste qui se sont tenues dans les années 1970 et 1980. Le souci, l'objectif, sont les mêmes. Et, si les Conférences ont abouti en partie à une impasse, il importe aujourd'hui de reprendre l'ouvrage et de le porter à un niveau supérieur, tirant les leçons du passé (...) de se dégager des malentendus, des blocages liés à des questions de termes, aux incompréhensions mutuelles. Ce faisant, nous sommes tout à fait convaincus que nous reprenons, en quelque sorte, le flambeau que le CCI a abandonné en s'enfermant dans un sectarisme de plus en plus délirant."
La FICCI ne précise pas pourquoi les conférences ont été interrompues alors que ses membres étaient encore dans le CCI et avaient partagé notre condamnation de leur sabotage par le PCInt et la CWO. C'est un mensonge de plus à mettre au compte de la FICCI, mais il y en a tellement !
Cela dit, il apparaît clairement que le BIPR accepte de discuter avec des éléments qui affirment défendre des positions (celles du CCI) qui justement motivent le fait qu'il refuse depuis longtemps déjà de discuter avec le CCI. C'est vrai que la FICCI présente de grands avantages par rapport au CCI :
- elle passe son temps à dénigrer notre organisation ;
- elle ne risque pas de "faire de l'ombre au BIPR" compte tenu de son importance ridicule ;
- elle ne trouve pas de mots assez élogieux pour flatter en permanence cette organisation qualifiée de seul pôle de regroupement international pour le futur parti révolutionnaire.
Encore une fois, nous constatons que la plus basse flatterie constitue un excellent "argument" pour convaincre le BIPR d'accepter la discussion. Elle avait été efficace en 1982 de la part d'un groupe bourgeois comme le SUCM, elle l'est encore aujourd'hui de la part d'une petite bande de voyous.
Cela dit, il ne semble pas que le BIPR soit très fier des discussions qu'il mène avec la FICCI puisque celles-ci n'ont pas trouvé de place dans sa presse jusqu'à présent et que le lien vers le site Internet de la FICCI a disparu du site du BIPR depuis un bon moment.
Depuis 1989, le prolétariat mondial a traversé une longue période de recul de sa conscience de classe et de sa combativité. La chute des régimes prétendument "communistes" et la campagne de la bourgeoisie sur l’"impossibilité" d’une alternative à la société capitaliste, l’ont profondément affecté dans sa capacité à se concevoir en tant que classe capable de jouer un rôle historique, celui du renversement du capitalisme et de l'édification d'une nouvelle société. Il en est résulté que les vieilles rengaines de Marcuse, de l’Ecole de Francfort, etc., qui proclament la disparition du prolétariat et son remplacement par de nouveaux "sujets révolutionnaires", ont connu un regain de succès chez des camarades qui se posent la question de "comment lutter" contre ce monde de barbarie et de misère. Cependant, sous l'effet de l'aggravation accélérée des contradictions du capitalisme, en particulier au niveau de sa crise économique, cette situation est en voie de dépassement. Le prolétariat international retrouve sa combativité1 et développe sa conscience, ce dont témoigne l’émergence de minorités qui ne se posent pas simplement la question de savoir "qui est le sujet révolutionnaire ?", mais également celle-ci : "quels objectifs et moyens le prolétariat doit-il se donner pour assumer sa nature révolutionnaire ?"2
Face à un tel questionnement, l’intervention du Groupe Communiste Internationaliste (GCI) sème une grande confusion. D’un côté, il se revendique comme étant "révolutionnaire des plus extrêmes" (il condamne le parlementarisme et le nationalisme, il dénonce la gauche et l’extrême gauche du capitalisme et attaque la propriété privée, etc.) mais, d’un autre côté, il soutient "de façon critique", comme le fait l’extrême gauche du capital, certaines prises de position les plus réactionnaires de la bourgeoisie et attaque furieusement les positions de classe du prolétariat et ses vraies organisations communistes. Ainsi, la trajectoire du GCI au cours des vingt cinq dernières années se réduit à un soutien à peine dissimulé à des causes ouvertement bourgeoises, sous prétexte que derrière celles-ci se cacheraient des "mouvements prolétaires de masse". Cet article se donne pour objectif de dénoncer une telle imposture.
Né d'une scission du CCI en 1979, le GCI n'a cessé depuis lors d'apporter son soutien à toutes les causes bourgeoises :
- au début des années 1980, il prit parti de façon détournée pour le Bloc Populaire Révolutionnaire du Salvador dans la guerre qui secoua le pays pendant cette décennie (et qui opposait les impérialismes américain et russe par pions interposés). Le GCI dénonçait la direction du BPR comme bourgeoise mais considérait que, "derrière elle", se cachait un "mouvement de masse révolutionnaire" qui devait être soutenu ;3
- à partir du milieu des années 1980, dans la guerre entre fractions de la bourgeoisie qui opposa le Sentier Lumineux 4 aux fractions dominantes de la bourgeoisie péruvienne, le GCI prit aussi parti, indirectement, pour les sendéristes. Le prétexte en était le "soutien aux prolétaires prisonniers, victimes du terrorisme de l’Etat bourgeois"5 ;
- à la fin des années 1980 et au début des années 1990, face à la lutte du mouvement nationaliste de la Kabylie algérienne (1988) ou à celle qui se développait au Kurdistan irakien (1991), le GCI invoqua les prétextes les plus sophistiqués pour apporter son soutien à ces mouvements : il parla de la création "par les masses" de "conseils ouvriers" alors que, comme lui-même est contraint de le reconnaître dans le cas de la Kabylie, ces "conseils ouvriers" étaient en réalité des organismes interclassistes de hameaux ou de quartiers mis en place par des chefs tribaux ou des leaders de partis nationalistes ou opposants, appelés dans bien des cas des "Comités de Tribu" !6 Face aux conflits impérialistes récents, le GCI a maintenu la même démarche. En plus du positionnement décidé en faveur de l'insurrection irakienne (sur lequel nous reviendrons dans la suite de cet article), il convient de souligner comment, dans le conflit entre Israël et la Palestine, il s'est précipité sur des expressions de l'idéologie pacifiste au sein des secteurs de gauche de la bourgeoisie israélienne pour les présenter, même si c'est de façon critique, comme rien de moins qu'un "premier pas" vers le "défaitisme révolutionnaire". C'est ainsi qu'il cite le passage suivant de la lettre d’un objecteur, qui a certainement pris des risques en exprimant sa révolte contre la guerre, laquelle ne sort néanmoins pas du terrain nationaliste : "Votre armée qui se nomme elle-même "Israeli Defence Force" (Force de Défense d’Israël) n’est rien de plus que le bras armé du mouvement des colonies. Cette armée n’existe pas pour apporter la sécurité aux citoyens israéliens, elle n’existe que pour garantir la poursuite du vol de la terre palestinienne. En tant que juif, les crimes que commet cette milice à l’encontre du peuple palestinien me répugnent. Il est de mon devoir comme juif et comme être humain de refuser catégoriquement de jouer quelque rôle que ce soit dans cette armée. En tant que fils d’un peuple victime de pogromes et de destructions, je refuse de jouer un rôle dans votre politique insensée. Comme être humain, il est de mon devoir de refuser de participer à toute institution qui commet des crimes contre l’humanité." (Lettre citée dans l'article "Nous ne sommes ni israéliens, ni palestiniens, ni juifs, ni musulmans, … nous sommes le prolétariat !" dans Communisme n°54, avril 2003). En effet, au delà des intentions de son auteur, cette lettre pourrait être signée par des fractions du capital israélien qui, percevant le mécontentement croissant parmi les ouvriers et la population face à une guerre sans fin, émettent une critique publique contre la manière de conduire celle-ci. La lettre invoque "la défense de la sécurité des citoyens d’Israël", qui n'est autre qu'une forme sophistiquée pour parler de la sécurité du capital israélien. Elle ne pose pas le problème des intérêts des travailleurs et des masses exploitées mais bien celui de la nation israélienne. C'est-à-dire qu'elle contient tous les ingrédients – défense de la nation et du capital national - servant de base à la guerre impérialiste.
Les "apports" du GCI se résument à un cocktail de positions "radicales" et de prises de position typiques du tiers-mondisme et du gauchisme bourgeois. Comment le GCI concilie-t-il l’eau et le feu ? Son chantage est le suivant : pourquoi mépriser un mouvement prolétarien pour la seule raison que sa direction est bourgeoise ? La révolution russe de 1905 n’eut-t-elle pas son origine dans une manifestation menée par le pope Gapone ?
Cet "argument" s’appuie sur un sophisme qui, comme nous allons le voir, constitue le sable mouvant sur lequel s’élève tout l’édifice "théorique" du GCI. Un sophisme est une affirmation fausse qui se déduit de prémisses correctes. Une illustration en est l’exemple célèbre suivant : "Socrate est mortel, tous les hommes sont mortels, tous les hommes sont Socrate". Il s’agit donc d’une affirmation absurde, d’un pur jeu intellectuel consistant à enchaîner des syllogismes.
"1905" fut un authentique mouvement prolétarien mettant en mouvement de grandes masses qui gagnèrent la rue et qui, au début, furent l’objet de tentatives de manipulation par la police tsariste. Mais ceci n’implique pas que tout mouvement présentant de "grandes faiblesses" et "dirigé par la bourgeoisie" soit prolétarien. C’est ici que réside le grossier sophisme de ces messieurs du GCI ! Nombreux sont les "mouvements de masse" qui ont été organisés par des fractions de la bourgeoisie pour le bénéfice de ces dernières. Ces mouvements ont mené à de violents affrontements, ont conduit à de spectaculaires changements de gouvernement, appelés fréquemment "révolutions". Mais rien de tout cela ne faisait d’eux des mouvements prolétariens comparables à la révolution de 19057.
Un exemple de la méthode de l’amalgame pratiquée par le GCI nous est donné par son analyse des événements de Bolivie en 2003. Il y avait les masses dans la rue, des attaques de banque ou d’institutions bourgeoises, des routes coupées, des supermarchés pillés, des lynchages, des présidents renversés…, nous avons là tous les ingrédients pour que le GCI, parlant "d’affirmation prolétarienne", s’exclame : "Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas proclamé ouvertement qu’il faut détruire le pouvoir bourgeois, le parlement bourgeois avec toute sa démocratie représentative (y compris la fameuse Constituante) et construire le pouvoir prolétarien pour faire la révolution sociale!" ("Quelques lignes de force dans la lutte du prolétariat en Bolivie" in Communisme n° 56, octobre 2004).
Quiconque analysant un peu sérieusement les événements boliviens ne verra rien qui ressemble à une "destruction" du pouvoir bourgeois ni à la "construction du pouvoir prolétarien". Le mouvement fut dominé du début à la fin par les revendications bourgeoises (nationalisation des hydrocarbures, assemblée constituante, reconnaissance de la nationalité aymara etc.) et ses objectifs généraux gravitèrent autour de thèmes aussi "révolutionnaires" que "en finir avec le modèle néo-libéral", "mettre en place une autre forme de gouvernement", "lutter contre l’impérialisme yankee"8.
Le GCI est bien obligé de le reconnaître mais immédiatement il sort de sa manche l’argument "inattaquable" : cela fait partie des "faiblesses" du mouvement ! En suivant cette logique irréfutable, une lutte pour des revendications bourgeoises, du début à la fin, est à même de connaître une merveilleuse mutation qui portera le prolétariat au pouvoir afin de réaliser la révolution sociale. Cette version "ultra radicale" des vieux contes de fées, permet au GCI d’opérer une monstrueuse défiguration de la lutte prolétarienne.
Toute société en crise et en décomposition, comme c’est actuellement le cas du capitalisme, subit des convulsions de plus en plus fortes qui vont de la rébellion, des émeutes, assauts, désordres, aux violations répétées des règles les plus élémentaires de la vie en société. Mais ce chaos manifeste n’a rien à voir avec une révolution sociale. Celle-ci, qui plus est lorsqu’il s’agit de la révolution prolétarienne, celle d’une classe à la fois exploitée et révolutionnaire, désagrège effectivement l’ordre établi, le met cul par dessus tête, mais elle le fait de manière consciente et organisée, dans une perspective de transformation sociale. "Sans doute, quand les champions de l'opportunisme en Allemagne entendent parler de révolution, ils pensent tout de suite au sang versé, aux batailles de rue, à la poudre et au plomb, et ils en déduisent en toute logique que la grève de masse conduit inévitablement à la révolution – ils en concluent qu'il faut s'en abstenir. Et en fait nous constatons en Russie que presque chaque grève de masse aboutit à un affrontement sanglant avec les forces de l'ordre tsaristes ; ceci est aussi vrai des grèves prétendument politiques que des conflits économiques. Mais la révolution est autre chose, est davantage qu'un simple bain de sang. A la différence de la police qui par révolution entend simplement la bataille de rue et la bagarre, c'est-à-dire le "désordre", le socialisme scientifique voit d'abord dans la révolution un bouleversement interne profond des rapports de classe." (Rosa Luxemburg : Grève de masses, parti et syndicats). Il est certain que la révolution prolétarienne est violente, passe par des combats sanglants, mais ceux-ci ne sont que des moyens consciemment contrôlés par les masses prolétariennes, en cohérence avec le but révolutionnaire auquel elles aspirent. Le GCI, dans un de ses habituels exercices de sophisme, isole et abstrait du phénomène vivant qu’est une révolution, l'unique élément "désordre", "altération de l’ordre public" et, avec une logique imparable, il en déduit que toute convulsion qui altère la société bourgeoise est "révolutionnaire".
L’activisme aveugle des "masses en révolte" est utilisé par le GCI pour faire passer en contrebande la thèse selon laquelle celles-ci rejetteraient l’électoralisme et seraient en voie de dépasser les illusions démocratiques. Il nous apprend ainsi que le slogan "Qu’ils partent tous", tant agité en Argentine par la petite bourgeoisie au cours des convulsions de 2001, va plus loin que la Russie de 1917 : "Le mot d’ordre "Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste plus un seul!" constitue, cependant, un mot d’ordre qui va bien au-delà de la politique, notamment comme critique de la démocratie ; il est bien plus clair que les mots d’ordre que l’on peut retrouver dans des mouvements insurrectionnels nettement plus puissants, y compris celui d’Octobre 1917 en Russie où "Pain et Paix" représentaient les mots d’ordre centraux." ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 56, octobre 2004)
Ces messieurs du GCI falsifient scandaleusement les faits historiques. En effet, les mots d'ordre d’Octobre étaient "Tout le pouvoir aux soviets", c’est-à-dire qu’ils posaient la seule question qui permet la critique en acte de la démocratie en abattant l’Etat bourgeois et en imposant sur ses ruines la dictature du prolétariat. En revanche, le "qu’ils partent tous" contient le rêve utopique de la "régénération démocratique" au moyen de la "participation populaire directe", sans "politiciens professionnels". Il ne s’est produit en Argentine aucune "rupture" avec la démocratie mais au contraire un resserrement de ses chaînes, la preuve en est donnée par un fait que rapporte le GCI lui-même : "Lors des élections, le vote majoritaire sera le vote dit "vote de la colère" ou "vote de la rage", un vote non valide, à annuler. Des groupes de prolétaires impriment des bulletins électoraux sur le mode du pamphlet avec pour légende "Aucun parti. Je ne vote pour personne. Vote de la rage"." ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003). C’est cela la rupture avec l’électoralisme ! Il s’agit au contraire de son affirmation, car ces actions renforcent la participation au cirque électoral en incitant à voter alors même qu'on ne fait pas confiance aux "politiciens actuels", à exprimer sa méfiance envers eux et sa confiance en la participation électorale !
Le GCI ramène par la porte de derrière, en la camouflant derrière un brouillard activiste, la défense de la démocratie qu’il avait rejetée solennellement par la porte de devant. Ainsi, encore en Argentine, il apporte son soutien aux "escraches", qui sont des actions de protestation devant les domiciles de militaires impliqués dans les crimes barbares de la sale guerre (1976-83). Ces actions, impulsées par "l'ultra démocrate" Kirschner constituent actuellement une manœuvre de l’Etat argentin, pour faire diversion à des attaques de plus en plus cruelles contre les conditions de vie du prolétariat et de la majeure partie de la population. Quelques galonnés argentins sont utilisés comme boucs émissaires afin de défouler la colère des masses mécontentes. Loin d’affaiblir le prolétariat dans sa conscience, pour le GCI, "Par cette condamnation sociale, le prolétariat développe sa force, en mobilisant un grand nombre de personnes (quartiers, voisins, amis…)" (Ibid.) Derrière ces paroles pompeuses, il y a la réalité de mobilisations anti-répression typiques de collectifs citadins (voisins, amis, quartiers) destinées à refaire une façade démocratique à l'Etat.9
Ce que prône le GCI comme méthode de combat du prolétariat n’est rien d’autre qu’une démarche syndicaliste, et même carrément social-démocrate, qui ne se différencie du gauchisme classique que par son radicalisme verbal, son exaltation de la violence et sa façon de tout étiqueter comme "prolétarien".
Dans une thèse sur l’autonomie prolétarienne et ses limites (Communisme n° 54, avril 2003), en référence aux événements d’Argentine en 2001, le GCI nous expose ce que pourrait être la quintessence de l’organisation combattante des travailleurs et de ses méthodes de lutte : "Au cours de ce processus d’affirmation comme classe, le prolétariat se dote de structures massives d’association comme les assemblées de quartier. Celles-ci, à leur tour, ont été précédées, rendues possibles et engendrées par des structures ayant une plus grande permanence et une plus grande organisation : celles des piqueteros telles que décrites ci-dessus et d’autres structures qui, depuis des années, luttent contre l’impunité des bourreaux et des assassins de l’Etat argentin (Mères de la Place de Mai, Hijos,...), celles des associations de travailleurs en lutte (usines occupées) ou celui du mouvement des pensionnés. La corrélation entre les différents types de structures, la continuité relative de certaines d’entre elles et les formes d’action directe qu’elles ont adoptées ont permis cette affirmation de l’autonomie du prolétariat en Argentine et constituent un exemple qui tend à s’étendre à l’Amérique et au monde : piquets, escraches, pillage organisé et organisation du quartier autour d’une énorme marmite afin que tous aient à manger chaque jour,… " ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003)
Allons donc ! Les assemblées de quartier qui, dans les révoltes de 2001 en Argentine, étaient pour la plupart des expressions de la petite bourgeoisie désespérée se transforment en "structures massives d’associations ouvrières"10.
En revanche, ce qui exprime le mieux la vision du GCI sur les "associations ouvrières" est sa thèse selon laquelle cette "auto-organisation du prolétariat" serait "précédée, rendue possible et potentialisée" par des "structures permanentes" comme les piqueteros, les associations d’usines occupées, et jusqu’aux Mères de la Place de Mai !
Une fois de plus, une telle prise de position s’aligne sur ce que proposent la gauche et l’extrême gauche du Capital : si vous voulez lutter, vous devez avoir une organisation de masse préalable qui vous encadre de façon sectorielle (organisations syndicales, coopératives ; organisations anti-répression, de retraités, de jeunes, de chômeurs, de quartiers, etc.). Et quelles leçons tirent justement les éléments prolétariens de leur passage par ces structures ? Simplement qu’elles ne servent aucunement de levier pour l'organisation, la conscience et la force de la classe ouvrière, mais qu’elles se présentent au contraire comme des outils de l’Etat bourgeois pour désorganiser, atomiser, démobiliser et enfermer les ouvriers qui tombent dans leurs filets, sur le terrain de la bourgeoisie. Ce ne sont pas des moyens d'action du prolétariat contre l’Etat bourgeois mais des armes de celui-ci contre le prolétariat.
Il en est ainsi parce que, dans le capitalisme décadent, il ne peut exister une organisation de masse permanente qui se propose uniquement de limiter tel ou tel aspect de l’exploitation et de l’oppression capitalistes. Ce type d’organisation, du fait même qu'il est incapable de remettre en question l’Etat bourgeois, est irrémédiablement absorbé par celui-ci. Il s’intègre ainsi nécessairement dans ses mécanismes démocratiques de contrôle totalitaire de la société et tout particulièrement de la classe ouvrière. Dans le capitalisme décadent, l'existence d'organisations unitaires de défense économique et politique de la classe ouvrière est conditionnée par la mobilisation massive des ouvriers.
Nous avons assisté en Argentine à une prolifération d’organisations "de base" : mouvement des piqueteros, entreprises autogérées, réseaux de troc appelés "économie solidaire", syndicats autoconvoqués, réfectoires populaires… Ces organisations sont généralement nées dans le feu de l’action de ripostes ouvrières ou de la population contre une exploitation et une misère de plus en plus exaspérantes, et ces ripostes se sont faites en marge et, de nombreuses fois, contre les syndicats et les institutions officielles. Cependant, la tentative de les rendre permanentes a conduit inévitablement à leur absorption par l’Etat bourgeois, grâce en particulier à l’intervention rapide d’organismes d’aide (comme les ONG de l’église catholique ou issues du péronisme lui-même) et surtout d’un essaim d’organisations gauchistes (essentiellement trotskistes).
Le cas le plus clair de la fonction anti-ouvrière de ces organisations permanentes est le mouvement des piqueteros. En 1996-97, il y eut, dans diverses régions d’Argentine, des routes coupées par des chômeurs qui luttaient pour obtenir des moyens de subsistance. Ces premières actions exprimaient une authentique lutte prolétarienne. Elles ne purent cependant pas s’étendre du fait de la situation de recul de la classe ouvrière au niveau mondial, à la fois sur le plan de sa conscience et sur celui de sa combativité. Alors qu'il s'avérait qu’elles étaient incapables d’établir contre l’Etat bourgeois un rapport de force qui leur soit favorable, elles furent peu à peu conçues comme des moyens de pression sur celui-ci. Les chômeurs furent progressivement "organisés" par des syndicalistes radicaux, par des groupes d’extrême gauche (trotskistes surtout), donnant lieu au mouvement des piqueteros qui dégénéra en un authentique mouvement d’assistanat (l’Etat distribuait des sacs de provisions aux multiples organisations de piqueteros en échange de leur contrôle sur les ouvriers).
Mais, à l'encontre de cette conclusion donnée par des éléments en Argentine même11 et des intérêts de la classe ouvrière, le GCI contribue de toutes ses forces au mythe anti-prolétarien du mouvement des piqueteros en le présentant - carrément !- comme l’expression de la renaissance du prolétariat en Argentine : "L’affirmation prolétarienne en Argentine n’aurait pas été possible sans le développement du mouvement piquetero, fer de lance de l’associationnisme prolétarien durant ces cinq dernières années. Les piquets en Argentine, la paralysation de camions, de routes, d’autoroutes et leur extension à d’autres pays ont montré au monde entier que le prolétariat comme sujet historique n’était pas mort et que le transport constituait le talon d’Achille du capital dans sa phase actuelle."12 ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003)
Et quand la réalité lui permet difficilement de continuer à soutenir son analyse, le GCI s'en tire à nouveau en invoquant une faiblesse du mouvement des piqueteros, son "institutionnalisation", pour éviter de parler de son intégration pure et simple dans l’Etat bourgeois. Ainsi, faisant référence à un congrès d’associations de piqueteros qui s’est tenu en 2000, il concède : "Cependant, ce congrès pendant lequel sera mis sur pied un plan de lutte signifiant l’intensification des barrages routiers pour le mois à venir va être l’objet d’une tentative de contrôle de la part d’une tendance qui cherche à institutionnaliser le mouvement. Au sein de cette tendance se retrouvent, la CTA (Centrale des Travailleurs Argentins) à laquelle adhère l’importante Fédération Terre et Logement, le CCC (Courant Classiste et Combatif) et le Pôle Ouvrier-Parti Ouvrier. Mélange de différentes idéologies politicistes et gauchistes (populisme radical, trotskisme, maoïsme) cette tendance cherche, dans sa pratique, à officialiser le mouvement piquetero, à en faire un interlocuteur valable, avec des représentants permanents et des formulations de revendications claires auxquelles l’Etat puisse répondre ("liberté pour les combattants sociaux prisonniers, Planes Trabajar et fin des politiques de conciliation neolibérales") ce qui mène les tenants de cette tendance à accepter un ensemble de conditions qui dénaturent la force du mouvement et tend à sa liquidation." ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003)
Mais, pour le CGI, ce n'est pas cela qui signifie la perte de son caractère prolétarien par le mouvement comme en témoigne le fait que "des masses de piqueteros ignorent ces consignes, rompent avec la légalité qu’on veut leur imposer et refusent d’abandonner leurs méthodes de lutte : l’utilisation de la cagoule (élément que le mouvement avait affirmé comme aspect élémentaire de sécurité et de défense), le barrage total des routes et même la prise d’agences bancaires, de sièges du gouvernement continueront à se développer" ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003).
En définitive, le GCI suit les mêmes schémas que le gauchisme bourgeois : celui-ci aussi parle "d'institutionnalisation" des organisations de masses pour ajouter ensuite qu'il existe une "base" qui contrebalance la direction et prend des initiatives de "lutte". Quels moyens de lutte ? Le port de la cagoule ou le radicalisme stérile consistant en "coupures totales des routes", comme les syndicalistes savent très bien les préconiser lorsqu’ils craignent quelque débordement.
L’objectif du prolétariat consisterait en la "réappropriation généralisée des moyens de vie, par l’attaque de la bourgeoisie et de son Etat". Un tel objectif de "réappropriation généralisée" aurait déjà pris forme, en Argentine toujours : "A partir du 18 décembre aux quatre coins d’Argentine, le prolétariat assaille supermarchés, camions de livraison, commerces, banques, usines,... partage des marchandises expropriées entre les prolétaires et approvisionne les cantines "populaires" avec le produit des récupérations" ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003). Le programme "communiste" du GCI se résume en ce que "les prolétaires exproprient directement la propriété bourgeoise pour satisfaire leurs besoins immédiats."
Le propos peut, comme de façon plus générale le radicalisme verbal et braillard du GCI, apeurer quelque bourgeois idiot. Il peut même impressionner des éléments en révolte mais ignorants. Mais, si on l’analyse sérieusement, il se révèle être des plus réactionnaires. Le prolétariat n’a pas pour objectif la distribution "directe" des biens et des richesses existantes pour la simple raison que, comme le démontra Marx face aux théories de Proudhon, la racine de l’exploitation capitaliste ne réside pas dans la façon de répartir la production, mais dans les rapports sociaux à travers lesquels s’organise la production.13
Appeler un "saqueo" (expropriation de marchandises) une "expropriation directe de la propriété bourgeoise" n’est qu’une entourloupe enrobée de terminologie "marxiste". Dans un "saqueo" la propriété n’est pas attaquée, elle change simplement de mains. Le GCI ne fait que se situer dans la continuité directe de la doctrine de Bakounine qui considérait les bandits comme les "révolutionnaires les plus conséquents". Que les uns exproprient les autres ne participe d’aucune dynamique "révolutionnaire", mais constitue au contraire une reproduction de la logique même de la société bourgeoise : la bourgeoisie a exproprié les paysans et les artisans pour les transformer en prolétaires, et les bourgeois s’exproprient entre eux dans la féroce concurrence qui caractérise leur système. Le vol de biens de consommation fait partie, sous diverses formes, du jeu des rapports capitalistes de production (les voleurs qui s’approprient des biens d’autrui, le commerçant qui escroque à plus ou moins grande échelle ; le petit ou le grand capitaliste qui arnaque les consommateurs ou ses propres concurrents, etc.). Si nous voulons imaginer une société où la consigne serait "expropriez-vous les uns les autres", nous n’avons qu’à regarder le capitalisme : "les degrés qui séparaient les hausses de prix abusives, les fraudes des hobereaux polonais, les affaires fictives, les falsifications de produits alimentaires, l'escroquerie, les malversations de fonctionnaires, du vol, de l'effraction et du gangstérisme ont disparu au point que la frontière entre les citoyens honorables et les bandits s'est évanouie. Ici se répète le phénomène de la dépravation constante et rapide des vertus bourgeoises lorsqu'elles sont trans-plantées outre-mer sur un terrain social étranger, dans les conditions de la colonisation. En se débarrassant des barrières et des soutiens conventionnels de la morale et du droit, la société bourgeoise, dont la loi vitale profonde est l'immoralité, est la proie d'un encanaillement pur et simple : exploitation effrénée et directe de l'homme par l'homme" (Rosa Luxemburg in "La révolution russe").
"Attaquer la propriété" est en fin de compte une formule aussi tapageuse que vide de sens. Dans le meilleur des cas, elle va aux conséquences sans même effleurer les causes. Dans sa polémique avec Proudhon, Marx réfute ces radicalismes grandiloquents : "A chaque époque historique la propriété s'est développée différemment et dans une série de rapports sociaux entièrement différents. Ainsi définir la propriété bourgeoise n'est autre chose que faire l'exposé de tous les rapports sociaux de la production bourgeoise. Vouloir donner une définition de la propriété, comme d'un rapport indépendant, d'une catégorie à part, d'une idée abstraite et éternelle, ce ne peut être qu'une illusion de métaphysique ou de jurisprudence."14
Comment doit être la future société selon la doctrine du GCI ? Il nous dit très doctement que "l’objectif invariant de la révolution prolétarienne est de travailler le moins possible et vivre le mieux possible, objectif qui, en fin de compte, est exactement le même que celui pour lequel luttait l’esclave quand il s’opposait à l’esclavagisme il y a 500 ou 3000 ans. La révolution prolétarienne n’est pas autre chose que la généralisation historique de la lutte pour les intérêts matériels de toutes les classes exploitées de l’antiquité." ("Pouvoir et Révolution", Communisme nº 56, octobre 2004)
Typique de l'idéal de la révolte petite bourgeoise estudiantine, l'audacieuse tirade du GCI en faveur de la "réduction du temps de travail" n'est pas capable d'aller au-delà d'une vision réduisant le travail à cette activité aliénante qu'elle est dans les sociétés de classe et sous le capitalisme en particulier. Elle est à cent lieues de pouvoir prendre en compte que, dans une société libérée de l'exploitation, le travail cessera d'être un facteur d'abrutissement pour devenir un facteur d'épanouissement de l'être humain.
Proclamer que "l’objectif invariant" (sic) de la "révolution prolétarienne" est "travailler le moins possible et vivre le mieux possible", c'est réduire le programme du prolétariat à une lapalissade ridicule. Mis à part quelques cadres "drogués du travail", tout le monde a cet "objectif invariant", à commencer par monsieur Bush qui, bien qu’il soit président des Etats-Unis, fait la sieste chaque jour, part se reposer en fin de semaine, fait le paresseux autant qu’il peut, mettant rigoureusement en œuvre le principe "révolutionnaire" du GCI.
L’objectif est si "invariant" que, effectivement, il peut être élevé au rang d’aspiration universelle de tout le genre humain, passé et futur et, du coup, on peut avec un principe si démocratique mettre sur le même plan esclaves, serfs, prolétaires… Une telle égalité signifie la négation de tout ce qui caractérise la société communiste, laquelle est le produit spécifique de l’être et du devenir historiques du prolétariat. Le prolétariat est l’héritier de toutes les classes exploitées qui l’ont précédé tout au long de l’histoire, en revanche, cela ne signifie pas qu’il soit de même nature ni qu’il ait les mêmes objectifs qu’elles, ni la même perspective historique. Cette vérité élémentaire du matérialisme historique est jetée à la poubelle par le GCI et remplacée par ses sophismes à trois sous.
Dans les Principes du Communisme, Engels rappelle que "Les classes laborieuses ont, selon les différentes phases de développement de la société, vécu dans des conditions différentes et occupé des positions différentes vis-à-vis des classes possédantes et dominantes." Il y démontre les différences existant en premier lieu entre l’esclave et le prolétariat moderne, et notamment que : " L'esclave est considéré comme une chose, non pas comme un membre de la société civile. Le prolétaire est reconnu en tant que personne, en tant que membre de la société civile. L'esclave peut donc avoir une existence meilleure que le prolétaire, mais ce dernier appartient à une étape supérieure du développement de la société, et il se trouve lui-même à un niveau plus élevé que l'esclave.". Quel est l’objectif de l’esclave ? "Ce dernier - répond Engels – se libère en supprimant, seulement de tous les rapports de la propriété privée, le rapport de l'esclavage, grâce à quoi il devient seulement un prolétaire. Le prolétaire, lui, ne peut se libérer qu'en supprimant la propriété privée elle-même." La libération de l’esclave ne consiste pas à abolir l’exploitation mais à passer à une autre forme supérieure d’exploitation : celle de "travailleur libre", soumis au travail salarié capitaliste, comme cela se produisit par exemple aux Etats-Unis avec la Guerre de Sécession. De même il examine les différences entre le serf et le prolétaire : " Le serf se libère, soit en se réfugiant dans les villes et en y devenant artisan, soit en donnant à son maître de l'argent au lieu de travail et de produits, et en devenant un fermier libre, soit en chassant son seigneur féodal et en devenant lui-même propriétaire, bref, en entrant d'une façon ou de l'autre dans la classe possédante, et dans la concurrence. Le prolétaire se libère en supprimant la concurrence elle-même, la propriété privée et toutes les différences de classe."
Ces différences font du prolétariat la classe révolutionnaire de l’actuelle société et constituent les fondements matériels de sa lutte historique.
Le GCI veut effacer tout cela d’un trait de plume pour offrir, à qui veut l’entendre, une "révolution" de pacotille qui incarne le désordre et l’anarchie que provoque chaque fois plus l’évolution du capitalisme.
Nous avons mis en évidence que toute la doctrine du GCI se base sur des sophismes grossiers. Son soutien scandaleux à l’insurrection dans la criminelle et chaotique guerre impérialiste qui secoue l’Irak se fonde sur deux d’entre eux.
La lutte de classe est le moteur de l’histoire. L’antagonisme fondamental du capitalisme est la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. Mais devons-nous déduire de cela le dogme stupide que tout conflit relève de cet antagonisme bourgeoisie/prolétariat ? Le GCI n’éprouve aucune gêne à l’affirmer. Pour lui, "La guerre est devenue toujours plus ouvertement une guerre civile, une guerre sociale directement contre l’ennemi de classe : le prolétaire." ("Haïti : le prolétariat affronte la bourgeoisie mondiale", Communisme nº 56, octobre 2004). Ainsi, "Cette terreur se concrétise par la lutte contre l’agitation sociale, par les occupations militaires permanentes (Irak, Afghanistan, ex-Yougoslavie, Tchétchénie, la majorité des pays africains,...), par la guerre contre la subversion, par les prisons et les centres de détention, les tortures, etc. (…) Il devient de plus en plus difficile de faire passer ces opérations internationales de police contre le prolétariat pour des guerres entre gouvernements". ("Et Aguila III n’est pas passé !", Communisme n° 56, octobre 2004)
On ne peut imaginer plus grand radicalisme ! Mais où mène ce radicalisme d’apparat ? A mettre dans le même sac la lutte de la classe ouvrière, les guerres impérialistes, les agitations sociales de tout type … Ceci constitue concrètement un appel à soutenir aussi bien les combattants islamistes (actuellement les principaux occupants des camps de torture comme Guantanamo) qui seraient les victimes visibles de la guerre sociale "contre le prolétariat", que les bandes informelles qui opèrent en Irak, sous prétexte qu’elles s’opposeraient aux "opération internationales de police contre le prolétariat".
Selon le GCI, toutes les fractions de la bourgeoisie mondiale ont resserré les rangs derrière les Etats-Unis pour effectuer une opération de police contre le prolétariat en Irak. Le GCI nous informe que, là-bas au Moyen-Orient, existerait une lutte de classe si dangereuse qu’elle obligerait le gendarme mondial à intervenir. Les pauvres aveugles qui ne voient pas cette "lumineuse réalité" et éludent ainsi la question sont décriés par le GCI : "mais où donc se trouve le prolétariat dans tout ce bordel ? Qu'est-ce qu'il fait ? Quelles sont les idéologies qu'il affronte dans sa tentative de s'autonomiser de toutes les forces bourgeoises pour les abattre ? C'est de cela que devraient discuter aujourd'hui les quelques noyaux de prolétaires qui, contre vents et marées, dans l'ambiance nauséabonde de paix sociale qui nous étreint, essayent de maintenir haut le drapeau de la révolution sociale. Et au lieu de cela, la plupart, sinon tous, restent englués dans la problématique de savoir si telle ou telle contradiction inter-bourgeoise est la plus fondamentale." ("De quelques considérations sur les événements qui secouent actuellement l'Irak" in Communisme nº 55, février 2004).
Sur sa lancée, le GCI parvient à la conclusion que le capitalisme possède un gouvernement mondial unique, niant ce que le marxisme a toujours défendu, à savoir la division du capital en Etats nationaux concurrents qui se battent à mort sur l'arène internationale : "à travers le monde, un nombre croissant de territoires se trouve ainsi directement administré par les instances mondiales des capitalistes réunis dans ces repaires de voleurs et de brigands que sont l’ONU, le FMI et la Banque mondiale (…) Régulièrement, l’Etat mondial du Capital prend des aspects chaque fois plus perceptibles dans l’imposition terroriste de son ordre" ("Haïti: le prolétariat affronte la bourgeoisie mondiale", Communisme nº 56, octobre 2004). L’ultra radical GCI nous sert ainsi une vieille théorie de Kautsky, que Lénine combattit énergiquement, selon laquelle le capital s’unifierait en un super impérialisme. Cette théorie est régulièrement défendue par la Gauche et l’extrême gauche du capital pour mieux attacher les ouvriers à "leur" Etat national ; ils parlent d’un capital "mondialement unifié" en instances "apatrides" comme l’ONU, le FMI, la Banque Mondiale, les multinationales, etc. Le GCI va dans le même sens qu'eux en suggérant (mais sans le dire ouvertement, ce qui est encore pire) que l'ennemi principal c'est l'impérialisme américain, le super impérialisme qui fédère derrière lui l'essentiel du capitalisme mondial. C'est tout à fait cohérent avec son rôle de sergent recruteur pour la guerre impérialiste en Irak (même si c'est de loin dans son fauteuil !) que le GCI assume avec le soutien qu'il apporte au mouvement bourgeois de l’insurrection irakienne, avec l'excuse de la faire passer pour prolétarienne : "c'est tout l'appareil, les services, les organes, les représentants sur place de l'Etat mondial qui sont systématiquement pris pour cible. Loin d'être aveugles, ces actes de résistance armée ont une logique si nous prenons la peine de sortir un peu des stéréotypes et du bourrage de crâne idéologique que les bourgeois nous proposent pour seule explication de ce qui se passe en Irak. Derrière les objectifs, ainsi que dans la guérilla quotidienne qui est menée contre les forces d'occupation, on peut deviner les contours d'un prolétariat qui essaye de lutter, de s'organiser contre toutes les fractions bourgeoises qui ont décidé d'apporter l'ordre et la sécurité capitalistes dans la région, même s'il est encore extrêmement difficile de juger de l'autonomie de notre classe par rapport aux forces bourgeoises qui essayent d'encadrer la colère, la rage de notre classe contre tout ce qui représente de près ou de loin l'Etat mondial. Les actes de sabotages, attentats, manifestations, occupations, grèves... ne sont pas le fait d'islamistes ou de nationalistes panarabes, cela serait trop facile et irait dans le sens du discours dominant qui veut absolument enfermer notre compréhension dans une lutte entre "le bien et le mal", entre les "bons et les méchants", un peu comme dans un western, évacuant une fois encore la contradiction mortelle du capitalisme : le prolétariat." ("De quelques considérations sur les événements qui secouent actuellement l'Irak" in Communisme nº 55, février 2004)
La scission du CCI dont le GCI est issu a pour origine toute une série de divergences au sein de la section du CCI en Belgique qui surgirent en 1978-79 au sujet de l’explication de la crise économique, du rôle du parti et de ses rapports avec la classe, de la nature du terrorisme, du poids des luttes du prolétariat dans les pays de la périphérie du capitalisme… Rapidement les éléments en désaccord, dont chacun avait une position différente, se regroupèrent dans une Tendance et ensuite quittèrent l'organisation en donnant naissance au GCI sans établir clairement les désaccords fondant cette scission. Ainsi, le GCI ne se constitua pas sur la base d’un ensemble de positions politiques cohérentes comme alternative à celles du CCI, mais sur un amalgame de divergences insuffisamment élaborées et, surtout, sur la base de sentiments négatifs, d’ambitions personnelles déçues et de rancœurs 15. La conséquence en fut que les leaders du groupe s’affrontèrent rapidement entre eux produisant deux nouvelles scissions 16, et il resta à la tête du GCI l’élément ayant le plus de penchants pour le gauchisme et qui, depuis, n’a cessé d’appuyer toute sorte de causes bourgeoises.
Un groupe comme le GCI n’est pas typiquement gauchiste, comme le sont les trotskistes ou les maoïstes car, contrairement à eux, il n’affiche pas un programme défendant ouvertement l’Etat bourgeois. Il les dénonce même de façon très radicale. Néanmoins, comme nous l'avons mis en évidence tout au long de cet article, derrière son radicalisme vis-à-vis des forces politiques et institutions de la bourgeoisie, ses analyses et mots d'ordre ont pour conséquence essentielle, non pas d'armer politiquement et théoriquement les éléments qui tentent de poser en termes et perspective politiques la révolte légitime que leur inspire le monde actuel, mais bien de la canaliser vers les impasses du gauchisme ou de l'anarchisme17. C'est tout particulièrement vrai concernant des éléments qui, tentant de se dégager de l'anarchisme, peuvent être séduits par la formule du "marxisme" que leur propose le GCI, et ainsi abandonner en cours de route le processus de clarification entamé.
Mais la contribution du GCI ne se limite pas à cet aspect pourtant déjà important. La virulence de ses attaques n'épargne pas les révolutionnaires authentiques et notre organisation en particulier. Toujours avec la même méthode du sophisme que nous avons mise en évidence, et sans aucune argumentation sérieuse, il nous gratifie au passage de "sociaux-démocrates", de "pacifistes", de "kautskistes", "d'auxiliaires de la police"18… En ce sens, il ne fait qu'apporter sa petite contribution à l'effort général de la bourgeoisie pour discréditer tout combat s'inscrivant authentiquement dans une perspective révolutionnaire. Enfin nous rappellerons ici, sans pour autant le développer à nouveau, que le GCI a poussé son radicalisme au service d'une cause qui n'est certainement pas l'émancipation du prolétariat, jusqu'à l’appel au meurtre de militants de la section du CCI au Mexique 19. Cet appel du GCI s'est par la suite trouvé relayé, sous une autre forme et dirigé cette fois contre les militants du CCI en Espagne, par un groupe proche du GCI (ARDE)20.
Ainsi donc, si le programme du GCI n'en fait pas une pièce de l'appareil politique de la bourgeoisie, il n'en demeure pas moins que ce groupe n'appartient pas pour autant au camp du prolétariat étant donné que sa vocation est de l’attaquer et de le détruire. En ce sens, il est un représentant de ce que le CCI caractérise comme étant le parasitisme politique. Pour conclure notre article, nous reproduisons un extrait de nos "Thèses sur le parasitisme" (Revue Internationale n°94) particulièrement adapté à la situation que nous avons examinée : " …la notion de parasitisme politique n’est nullement "une invention du CCI". C’est l’AIT qui la première a été confrontée à cette menace contre le mouvement prolétarien, qui l’a identifiée et combattue. C’est elle, à commencer par Marx et Engels, qui caractérisait déjà de parasites ces éléments politisés qui, tout en prétendant adhérer au programme et aux organisations du prolétariat, concentrent leurs efforts sur le combat, non pas contre la classe dominante, mais contre les organisations de la classe révolutionnaire. L'essence de leur activité est de dénigrer et de manœuvrer contre le camp communiste, même s'ils prétendent lui appartenir et le servir" (Point 9).
C.Mir 06-11-05.
1 Voir la Revue Internationale n°119 "Résolution sur la lutte de classes".
2 On peut lire une évaluation de cette maturation de minorités au sein du prolétariat international et de notre activité vis-à-vis d’elles dans le bilan du 16ème Congrès du CCI paru dans la Revue Internationale n° 122.
3 Voir "Lutte de classe au Salvador", Communisme n° 12, février 1981. Le schéma de l’argumentation se différencie à peine de celui utilisé par le trotskisme. Celui-ci aussi justifie son soutien à des luttes bourgeoises en parlant de "mouvements révolutionnaires de masses" cachés derrière la "façade" des "dirigeants bourgeois".
4 Guérilla péruvienne d'inspiration maoïste visant à faire tomber les villes par leur encerclement depuis les campagnes où sont recruté les effectifs de la Guérilla. C'est en fait la population, des campagnes en particulier, qui a fait les frais du régime de terreur leur étant imposé par les deux camps bourgeois, celui au pouvoir et Sentier Lumineux.
5 Voir "Solidarité internationale avec le prolétariat et ses prisonniers au Pérou" in Communisme n° 25, novembre 1986 et "L'éternel pacifisme euroraciste de la social-démocratie (le CCI dans sa version mexicaine)" in Communisme n° 43, mai 1996. Dans ces publications, le GCI justifie de la sorte sa défense des prisonniers politiques au Pérou : "Mais le fait de se situer franchement du côté du prolétariat en affrontant et en dénonçant le terrorisme d’Etat n’a rien à voir avec un appui critique à telle ou telle organisation formelle". Il faut remarquer que, mis à part le subterfuge consistant à invoquer "l'organisation formelle" (c'est-à-dire une couverture sans importance) d'une force bourgeoise dotée des moyens de son action, il s'agit d'un argument qui a déjà été utilisé mille fois par les "antifascistes". Dans les luttes entre fractions de la bourgeoisie, celle qui est dans l’opposition ou la clandestinité a l’habitude d’utiliser comme chair à canon, pour ses actions, des éléments d’origine prolétaire. Lorsqu’ils tombent entre les mains de la fraction rivale, ces éléments sont cruellement torturés par ses sbires. Cependant ce n’est pas une raison pour prendre partie pour la cause étrangère au prolétariat au service de laquelle ils sont embrigadés, à travers la "solidarité" avec les prisonniers politiques. Dans les guerres impérialistes, les soldats sont la chair à canon de semblables bandes. En revanche, la lutte contre la guerre ne consiste pas à soutenir une des bandes sous prétexte de "défendre les soldats", mais à défendre l’internationalisme prolétarien contre toutes les bandes, quelles qu’elles soient.
6 Citation d’une source journalistique reproduite par le GCI: "La référence aux liens du sang constitutifs de la Arch permet de regrouper les hameaux appartenant à la même lignée, mais dispersés en différentes communes et sous-préfectures". Le programme pour une Coordination des Arch de Kabylie (2000 délégués) est nationaliste et démocratique, bien que concocté avec quelques revendications accrocheuses pour les travailleurs : "Ils réclament, dans le désordre, le retrait immédiat de la gendarmerie, la prise en charge par l’Etat des victimes de la répression, l’annulation des jugements contre les manifestants, la consécration du tamazight comme langue nationale officielle, des avantages de liberté et de justice, l’adoption d’un plan d’urgence pour la Kabylie et le paiement d’une indemnité pour tous les chômeurs." ("Prolétaires de tous les pays, La lutte des classes en Algérie est la nôtre!" Communisme n°52).
7 Voir la série d’articles sur ce mouvement de notre classe qui a débuté dans la Revue Internationale n°120.
8 Comme vient de l'illustrer la victoire électorale du nouveau président Evo Morales qui vient grossir les rangs de la "gauche latina" (Castro, Lula, Chavez), ces présidents de gauche en Amérique Latine qui, en plus de poursuivre les attaques contre la classe ouvrière comme le ferait n'importe quel gouvernement de droite, est capable de lui "vendre" des illusions.
9 Ceci est corroboré par l’affirmation du GCI dans un article sur "l’autonomie prolétarienne en Argentine" selon lequel les organisations des Mères de Mai auraient contribué à l’autoorganisation du prolétariat !
10 Voir notre article dans la Revue Internationale n°109 sur la révolte sociale de 2001 en Argentine.
11 Voir l’article "La mystification des piqueteros" écrit par un groupe argentin, le NCI, que nous avons publié dans la Revue Internationale n° 119.
12 Par ailleurs, affirmer que les "transports sont le talon d’Achille du Capital" n’est qu’une ingénieuse constatation sociologique qui sert à masquer le désir du GCI d’enfermer le prolétariat dans une vision syndicaliste de sa lutte. Dans la période ascendante du capitalisme (19ème siècle), la force du prolétariat, organisé dans ses syndicats, résidait dans sa capacité à paralyser une partie de la production capitaliste. Ce ne sont plus de telles conditions qui prévalent actuellement dans le capitalisme décadent caractérisé par la forte solidarité, derrière l'Etat, de tous les capitalistes contre le prolétariat. La pression économique sur un capitaliste en particulier ou même un ensemble d'entre eux ne peut avoir qu'un impact très limité. C’est pourquoi, ce type de lutte emprunté aux méthodes syndicales du 19ème siècle fait aujourd'hui le jeu de la classe capitaliste. Mais ceci ne signifie pas pour autant que les ouvriers aient perdu la capacité de constituer une force contre le capital. Avec des méthodes de lutte différentes, ils y parviennent encore comme le démontre l'histoire de ce siècle : en s’unissant à travers le développement d’une ferme solidarité entre toutes les couches du prolétariat brisant les divisions du secteur, de l’entreprise, de la région, de l'ethnie ou de la nation, en s'organisant comme classe autonome dans la société, pour la défense de ses propres revendications contre l’exploitation capitaliste et qui assume consciemment la confrontation avec l’Etat capitaliste. C’est seulement de cette façon que le prolétariat développe réellement sa force et peut opposer un rapport de force face à l'Etat.
13 La consigne des prolétaires de Rome, qui fut popularisée par le christianisme, était la répartition des richesses. Mais eux pouvaient se poser le problème car ils ne jouaient aucun rôle dans la production, qui était entièrement le fruit du travail des esclaves : "les prolétaires romains ne vivaient pas du travail, mais des aumônes que leur donnait le gouvernement. En cela la demande de propriété collective des chrétiens ne se référait pas aux moyens de production, mais aux biens de consommation. Ils ne demandaient pas que la terre, les ateliers et les outils et instruments de travail soient propriété collective, mais que l’on distribue tout entre eux, maisons, vêtements, nourriture et autres produits nécessaires pour vivre. Les communautés chrétiennes prenaient bien soin de ne pas chercher à connaître l’origine de ces richesses. Le travail productif était toujours dû aux esclaves." (Rosa Luxemburg : "Le socialisme et les églises", article en anglais provenant des Archives d’auteurs marxistes d’Internet (marxist.org) et traduit par nos soins).
14 Marx : La misère de la philosophie.
15 Ainsi, la raison première de cette scission ne se situe pas au niveau des divergences évoquées, bien réelles par ailleurs, mais dans la manière dont elles n'ont pas été assumées de façon responsable. En effet, les divergences sont normales au sein d'une organisation révolutionnaire et le débat rigoureux et patient auxquelles elles doivent donner lieu constitue une source de clarification et de renforcement. Cependant, les principaux protagonistes adoptèrent à l'époque toute une série d’attitudes et de comportements anti-organisationnels (ambitions personnelles, contestation des organes centraux, diffamation de camarades, ressentiments…), qui étaient en partie le résultat de conceptions gauchistes qu'ils n'avaient pas réellement dépassées, entravant ainsi la discussion. Pour davantage d'informations, voir dans la Revue Internationale n°109 le "Texte sur le fonctionnement de l’organisation dans le CCI".
16 Qui donnèrent lieu à deux groupes: le Mouvement Communiste et la Fraction Communiste Internationale, ce dernier ayant eu une existence éphémère.
17 Le CCI a déjà critiqué l'interprétation anarchiste que fait le GCI du matérialisme historique dans les n° 48, 49 et 50 de la Revue Internationale, au sein de la série "Comprendre la Décadence du Capitalisme".
18 Voir en particulier l'article du GCI, "Une fois de plus... le CCI du côté des flics contre les révolutionnaires !", in Communisme n° 26, février 1988, et notre réponse "Les délires paranoïaques de l'anarcho-bordiguisme punk", in Révolution internationale n° 168, mai 1988.
19 Voir à ce sujet, notre prise de position "Les parasites du GCI appellent au meurtre de nos militants au Mexique", publiée dans toute la presse territoriale du CCI et notamment Révolution Internationale n°262, novembre 1996. L'appel en question se trouve dans l'article du GCI "L'éternel pacifisme euroraciste de la social-démocratie (le CCI dans sa version mexicaine") in Communisme n° 43, mai 1996.
20 Voir à ce sujet, notre prise de position "Menaces de mort contre le CCI : Solidarité avec nos militants menacés !" publiée dans toute la presse territoriale du CCI et notamment Révolution Internationale n°355, mars 2005.
Nous sommes encore bien loin de voir partout émerger des luttes massives mais nous assistons déjà à des manifestations significatives d'un changement dans l'état d'esprit de la classe ouvrière, à une réflexion plus profonde, notamment parmi les jeunes générations qui n'ont pas subi les effets des campagnes sur la mort du communisme lors de l'effondrement du bloc de l'Est, il y a 16 ans. Dans notre "Résolution sur la situation internationale", adoptée au 16e Congrès du CCI et publiée dans la Revue Internationale n° 122 (3e trimestre 2005), nous montrions que, depuis 2003, nous assistions à un "tournant" de la lutte de classe s'exprimant notamment par une tendance à la politisation au sein de la classe ouvrière. Nous mettions en évidence que ces luttes présentaient les caractéristiques suivantes :
Chacun de ces points peut pleinement se vérifier aujourd'hui, non seulement au vu des luttes contre le CPE en France mais, aussi, à travers d'autres exemples de ripostes à des attaques de la bourgeoisie.
Ainsi, dans deux des plus importants pays centraux proches de la France, en même temps que la lutte contre le CPE, les syndicats ont été contraints de prendre les devants du mécontentement social grandissant et d'organiser des grèves et des manifestations sectorielles qui ont revêtu une certaine ampleur :
Les vagues de cette effervescence sociale touchent également les États-Unis. Dans plusieurs villes ont été organisés de grands rassemblements contre le projet de loi, prévu au Sénat après l'aval de la chambre des représentants en décembre 2005, criminalisant et durcissant la répression non seulement contre les travailleurs clandestins ou en situation irrégulière, notamment d'origine latino-américaine, mais aussi contre les personnes qui leur fourniraient des services ou qui les hébergeraient. Par ailleurs, il s'agit de multiplier les contrôles et de ramener de 6 à 3 ans, renouvelable une seule fois, la durée de validité des cartes de séjour aux États-Unis délivrées aux travailleurs immigrés. Enfin, on reparle du projet de l'administration qui prévoit d'élargir, tout le long des 3200 kilomètres de la frontière avec le Mexique, le mur existant déjà à certains endroits, en particulier entre Tijuana et la banlieue sud de San Diego. A Los Angeles, entre 500 000 et 1 million de personnes se sont mobilisées le 27 mars ; elles étaient plus de 100 000 à Chicago le 10 mars ; d'autres rassemblements similaires ont eu lieu dans beaucoup d'autres villes, notamment à Houston, Phoenix, Denver, Philadelphie.
Même si elles ne sont pas aussi spectaculaires, se déroulent chaque mois dans le monde d'autres luttes exprimant une des caractéristiques essentielles du développement actuel des luttes ouvrières à l'échelle internationale qui portent des germes annonçant l'avenir : la solidarité ouvrière au-delà des secteurs, des générations, des nationalités .
Ces manifestations récentes de solidarité ouvrière ont fait l'objet d'un black-out le plus complet possible des médias.
D'autres luttes significatives se sont déroulées au Royaume-Uni : c'est d'abord le cas en Irlande du Nord où, après des décennies de guerre civile entre catholiques et protestants, 800 postiers se sont spontanément mis en grève en février pendant deux semaines et demie à Belfast contre les amendes et les pressions de la direction pour leur imposer une forte augmentation des cadences et des charges de travail. A l'origine, ces travailleurs se sont mobilisés pour empêcher des mesures disciplinaires à l'encontre de certains de leurs camarades de travail dans deux bureaux de postes, l'un "protestant", l'autre "catholique". Le syndicat des communications a alors montré son vrai visage et s’est opposé à la grève. A Belfast, un de ses porte-parole a même déclaré : "Nous refusons la grève et demandons aux travailleurs de retourner au travail, car elle est illégale". Mais les ouvriers ont poursuivi leur lutte, ne tenant aucun compte de son caractère légal ou non. Ils ont ainsi démontré qu'ils n'avaient pas besoin des syndicats pour s'organiser.
Lors d'une manifestation commune, ils ont franchi la "frontière" séparant les quartiers catholiques et protestants et ont défilé ensemble dans les rues de la ville, montant d'abord par une grande artère du quartier protestant, puis redescendant par une autre du quartier catholique. Ces dernières années, des luttes, principalement dans le secteur de la santé, avaient déjà montré une réelle solidarité entre ouvriers de confessions différentes mais c'était la première fois qu'une telle solidarité s'affichait ouvertement entre ouvriers "catholiques" et "protestants" au cœur d'une province ravagée et déchirée depuis des décennies par une sanglante guerre civile.
Par la suite, les syndicats aidés par les gauchistes ont tourné casaque et ont prétendu à leur tour apporter leur "solidarité", notamment en organisant des piquets de grève dans chaque bureau de poste. Cela leur a permis d'enfermer les travailleurs dans leurs bureaux de poste, de les isoler ainsi les uns des autres, et de saboter finalement la lutte.
Malgré ce sabotage, l'unité explicite et pratique des ouvriers catholiques et protestants dans les rues de Belfast durant cette grève a fait revivre la mémoire des grandes manifestations de 1932, où les prolétaires divisés dans les des deux camps s'étaient unis pour lutter contre la réduction des allocations de chômage. Mais c’était dans une période de défaite de la classe ouvrière ne permettant pas à ces actions exemplaires de renforcer le développement de la lutte de classe. Aujourd’hui, il existe un plus grand potentiel pour que, dans le futur, la classe ouvrière fasse échec aux politiques de division de la classe dominante permettant à celle-ci de mieux régner pour préserver l’ordre capitaliste. Le grand apport de cette lutte a été l’expérience d’une unité de classe mise en pratique en dehors du contrôle des syndicats. Elle a une portée qui dépasse de loin la seule situation des employés des postes qui en ont été les acteurs, et constitue un exemple précieux à suivre qui doit être propagé au plus grand nombre.
Déjà aujourd'hui, il est loin de constituer un fait isolé. A Cottam, près de Lincoln dans la partie orientale du centre de l'Angleterre, fin février, une cinquantaine d'ouvriers des centrales électriques se sont mis en grève pour soutenir des travailleurs immigrés d'origine hongroise payés en moyenne la moitié moins que leurs camarades anglais. Les contrats de ces travailleurs immigrés leur conféraient un statut très précaire, avec la menace d’être licenciés du jour au lendemain ou transférés à tout moment sur d'autres chantiers n'importe où en Europe. Là encore, les syndicats se sont opposés à cette grève vu son "illégalité" puisque, de part et d'autre, pour les ouvriers hongrois comme pour les ouvriers anglais, "elle n'avait pas été décidée à l'issue d'un vote démocratique". Les médias ont également dénigré cette grève, une feuille de chou locale rapportant même les propos d'un intellectuel de service à la botte de la bourgeoisie disant qu'appeler les ouvriers anglais et hongrois à se mettre ensemble dans les piquets de grève allait donner une image "inconvenante" et constituait une "dénaturation du sens de l'honneur de la classe ouvrière britannique". A l'inverse, pour la classe ouvrière, reconnaître que tous les ouvriers défendent les mêmes intérêts, quelles que soient la nationalité ou les spécificités des conditions de travail ou de rémunération, est un pas important pour entrer en lutte comme une classe unie.
Dans le Jura suisse, à Reconvilier, après une première grève en novembre 2004, 300 métallurgistes de Swissmetal se sont mis en grève pendant près d'un mois, de fin janvier à fin février en solidarité avec 27 de leurs camarades licenciés. Cette lutte a démarré en dehors des syndicats. Mais ceux-ci ont finalement organisé la négociation avec le patronat en imposant le chantage suivant : soit accepter les licenciements, soit le non-paiement de jours de grève, "sacrifier" soit les emplois, soit les salaires. Suivre la logique du système capitaliste, cela revenait, selon l'expression utilisée par une ouvrière de Reconvilier, à "choisir entre la peste et le choléra". Une autre vague de licenciements concernant 120 ouvriers est d'ailleurs déjà programmée. Mais cette grève est parvenue à poser clairement la question de la capacité des grévistes de s'opposer à ce chantage et à cette logique du capital. Un autre ouvrier tirait d'ailleurs la leçon suivante de cet échec de la grève : "C'est une faute que nous ayons laissé le contrôle des négociations dans d'autres mains que les nôtres".
En Inde, il y a moins d'un an, en juillet 2005, se déroulait la lutte de milliers d'ouvriers de Honda à Gurgaon dans la banlieue de Delhi. Après avoir été rejoints dans la lutte par une masse d'ouvriers venus d'usines voisines d'une autre cité industrielle et soutenus par la population, les ouvriers s'étaient confrontés à une répression policière extrêmement brutale et à une vague d'arrestations parmi les grévistes. Le 1er février dernier, ce sont 23 000 ouvriers qui se sont mis en grève dans un mouvement touchant 123 aéroports du pays. Cette grève était une riposte à une attaque massive de la direction qui projetait d'éliminer progressivement 40 % des effectifs, principalement les travailleurs les plus âgés qui risquent de ne plus retrouver d'emploi. A Delhi et à Bombay, le trafic aérien a été paralysé pendant 4 jours, il a été également arrêté à Calcutta. Cette grève a été déclarée illégale par les autorités. Celles-ci ont envoyé la police et des forces paramilitaires dans plusieurs villes, notamment à Bombay, pour matraquer les ouvriers et leur faire reprendre le travail, en application d'une loi permettant la répression "d'actes illégaux contre la sécurité de l'aviation civile". En même temps, en bons partenaires de la coalition gouvernementale, syndicats et gauchistes négociaient parallèlement avec celle-ci dès le 3 février. Ils ont appelé ensuite conjointement les ouvriers à rencontrer le Premier Ministre, les poussant ainsi à reprendre le travail en échange d'une vaine promesse de réexaminer le dossier du plan de licenciements dans les aéroports. Ils contribuaient ainsi à les diviser dans un partage des tâches efficace entre partisans de la reddition et ceux de la poursuite de la grève.
La combativité ouvrière s'est également exprimée aux usines Toyota près de Bangalore où les ouvriers ont fait grève pendant 15 jours à partir du 4 janvier contre l'augmentation des cadences de travail à l'origine, d'une part, d'une multiplication des accidents de travail sur les chaînes de montage et, d'autre part, d'une pluie d'amendes. Ces pénalités pour "rendements insuffisants" étaient systématiquement répercutées sur les salaires. Là encore, les ouvriers se sont spontanément heurtés à l'opposition des syndicats qui ont déclaré leur grève illégale. La répression a été féroce : 1500 grévistes sur 2300 ont été arrêtés pour "trouble de la paix sociale". Cette grève a reçu le soutien actif d'autres ouvriers de Bangalore. Cela a obligé les syndicats et les organisations gauchistes à monter un "comité de coordination" dans les autres entreprises de la ville en soutien à la grève et contre la répression des ouvriers de Toyota, pour contenir et saboter cet élan spontané de solidarité ouvrière. Mi-février également, des ouvriers d'autres entreprises de Bombay sont venus manifester leur soutien à 910 ouvriers d'Hindusthan Lever en lutte contre des suppressions d'emploi.
Ces luttes confirment pleinement une maturation, une politisation dans la lutte de classes qui s'est dessinée avec le "tournant" des luttes de 2003 contre la "réforme" des retraites, notamment en France et en Autriche. La classe ouvrière avait depuis lors déjà manifesté clairement des réactions de solidarité ouvrière que nous avons régulièrement répercutées dans notre presse, en opposition au complet black-out organisé par les médias sur ces luttes. Ces réactions s'étaient exprimées en particulier dans la grève chez Mercedes-Daimler-Chrysler en juillet 2004 où les ouvriers de Brême étaient entrés en grève et avaient manifesté aux côtés de leurs camarades de Sindelfingen-Stuttgart, victimes d'un chantage aux licenciements en échange du sacrifice de leurs "avantages", alors même que la direction de l'entreprise se proposait de transférer 6000 emplois de la région de Stuttgart vers le site de Brême.
Il en avait été de même avec les bagagistes et employés de British Airways à l'aéroport d'Heathrow qui, en août 2005, dans les jours suivants les attentats de Londres et en pleine campagne antiterroriste de la bourgeoisie, s'étaient mis spontanément en grève pour soutenir les 670 ouvriers, la plupart d'origine pakistanaise, de l'entreprise de restauration des aéroports Gate Gourmet menacés de licenciements.
Autres exemples : la grève de 18 000 mécaniciens de Boeing pendant 3 semaines en septembre 2005 refusant la nouvelle convention proposée par la direction visant à baisser le montant de leur retraite et à diminuer le montant des remboursements médicaux. Dans ce conflit, les ouvriers s'étaient opposés à la discrimination des traitements à la fois entre les "jeunes et les anciens ouvriers" et entre les différentes usines. Plus explicitement encore, lors de la grève dans le métro et les transports publics à New York en décembre 2005, à la veille de Noël, contre une attaque sur les retraites qui ne visait explicitement que ceux qui seraient embauchés dans le futur, les ouvriers ont démontré leur capacité de refuser une telle manœuvre de division. Malgré une très forte pression s'exerçant contre les grévistes, la grève a été largement suivie car la plupart des prolétaires avaient pleinement conscience que se battre pour l'avenir de leurs enfants, pour les générations à venir, cela faisait partie de leur combat (qui apporte un cinglant démenti à la propagande bourgeoise d'un prolétariat américain intégré ou inexistant, s'appuyant sur la réalité d'une plus grande difficulté de cette fraction du prolétariat mondial à développer des luttes significatives).
En décembre dernier, aux usines Seat de Barcelone, en Espagne, les ouvriers se sont mis en grève spontanément en opposition aux syndicats qui avaient signé dans leur dos des "accords de la honte" permettant le licenciement de 600 d'entre eux.
En Argentine, durant l'été 2005, la plus grande vague de grèves depuis 15 ans a touché notamment les hôpitaux et les services de la santé, des entreprises de produits alimentaires, les employés du métro de Buenos Aires, les travailleurs municipaux de plusieurs provinces, les instituteurs. A plusieurs reprises, des ouvriers d'autres entreprises se sont joints aux manifestations en soutien aux grévistes. Ce fut le cas en particulier des travailleurs du pétrole, des employés de la justice, des enseignants, des chômeurs qui ont rejoint dans la lutte leurs camarades employés municipaux à Caleta Olivia. A Neuquen, des travailleurs du secteur de la santé se sont joints à la manifestation des instituteurs en grève. Dans un hôpital pour enfants, les ouvriers en lutte ont exigé la même augmentation pour toutes les catégories professionnelle. Les ouvriers se sont heurtés à une répression féroce ainsi qu'à des campagnes de dénigrement de leurs luttes dans les médias.
Le développement d'un sentiment de solidarité face à des attaques massives et frontales, conséquences de l'accélération de la crise économique et de l'impasse du capitalisme, tend à s'affirmer dans la lutte au-delà des barrières qu'impose partout chaque bourgeoisie nationale : la corporation, l'usine, l'entreprise, le secteur, la nationalité. En même temps, la classe ouvrière est poussée à prendre elle-même en charge ses luttes et à s'affirmer, à prendre peu à peu confiance en ses propres forces. Elle est ainsi amenée à se confronter aux manœuvres de la bourgeoisie et au sabotage des syndicats pour isoler et enfermer les ouvriers. Dans ce long et difficile processus de maturation, la présence de jeunes générations ouvrières combatives qui n'ont pas subi l'impact idéologique du recul de la lutte de classe de "l'après-1989" constitue un ferment dynamique important. C'est pourquoi, les luttes actuelles, malgré toutes leurs limites et leurs faiblesses, préparent le terrain à d'autres luttes futures et sont porteuses d'avenir pour le développement de la lutte de classes.
Aujourd'hui, officiellement, l'économie mondiale se porte assez bien. Aux États-Unis, le taux de chômage serait un des plus bas depuis 10 ans, et il serait en diminution globale depuis un an en Europe ; l'Espagne afficherait un dynamisme économique sans précédent. Pourtant, il n'y a aucun répit dans les attaques contre la classe ouvrière. Au contraire. 60 000 métallos se retrouvent licenciés dans la région de Détroit (répartis entre General Motors en menace de faillite et Ford). Les plans de licenciements se succèdent aux usines Seat dans la région de Barcelone comme à la Fiat en Italie.
Partout, l'État patron, représentant suprême de la défense des intérêts du capital national, est en première ligne pour porter les attaques, intensifiant la précarité des emplois (CNE, CPE en France) et la flexibilité du travail, attaquant le niveau des retraites et l'accès aux soins (Grande-Bretagne, Allemagne). Les secteurs de l'éducation et de la santé sont quasiment partout en crise. La bourgeoisie américaine déclare qu'elle n'est pas assez compétitive à cause du poids des retraites sur les entreprises pourtant payées sur des fonds de pension à la merci des faillites et des effondrements boursiers.
Ce démantèlement systématique de l'État providence (attaque sur le paiement des retraites, sur la Sécurité sociale, attaque contre la condition des chômeurs et remise en cause de leurs allocations chômage, multiplication de licenciements dans tous les pays et dans tous les secteurs, généralisation de la précarité et de la flexibilité) signifie non seulement l'enfoncement dans la misère et la précarité de tous les prolétaires dans tous les pays mais aussi l'incapacité croissante du système à intégrer les futures générations ouvrières dans la production.
Les attaques sont partout introduites au nom de la "réforme", de l'adaptation structurelle à la mondialisation de l'économie. Une de leurs caractéristiques majeures est que toutes les générations sont frappées par la généralisation de la précarité qui affecte quasi simultanément les prolétaires les plus âgés comme les jeunes, ceux qui sont censés "entrer dans la vie active" et les préretraités ou les retraités. La bourgeoisie n'est pas encore partout dans une situation de crise manifeste mais l'ensemble des attaques et des mesures que prend le capital contre la classe ouvrière est la preuve de l'impasse historique dans lequel il se trouve, avec une absence totale de perspective pour les nouvelles générations. Les pays qu'on nous vante comme des modèles économiques en Europe, l'Espagne, le Danemark ou la Grande-Bretagne sont souvent ceux qui, derrière la "bonne santé" apparente de leur économie, se sont illustrés par des d'attaques anti-ouvrières importantes et ont connu une forte aggravation de la misère. Cette façade idéologique ne résiste pas à l'épreuve de la réalité : un seul exemple, celui de la Grande-Bretagne dont l'hebdomadaire français Marianne dresse ce tableau édifiant dans son édition datée du 1er avril : "le miracle blairien, c'est aussi cela : un enfant sur trois qui vit en dessous du seuil de pauvreté. Un enfant sur cinq qui mange moins de trois repas par jour (Tony Blair avait promis lors d'un discours prononcé à Toynbee Hall en 1999 que la "pauvreté des enfants serait éradiquée d'ici une génération". Combien d'années une génération représente-t-elle pour le Premier ministre ?) Près de 100 000 de ces enfants qui dorment dans une cuisine ou une salle de bains, faute de place et pour cause : il faut remonter à 1925 pour voir un gouvernement britannique construire moins de logements sociaux que le New Labour 2 bis ! Dix millions d'adultes qui n'ont les moyens ni d'épargner, ni d'assurer leurs quelques biens. Six millions d'entre eux qui n'ont pas de quoi se vêtir convenablement en hiver. Deux millions de foyers qui n'ont pas de chauffage adéquat- pour la plupart des retraités, dont on estime qu'ils furent plus de 25 000 à mourir des conséquences du froid en 2004." Quel révélateur de la faillite d'un système économique qui, non seulement est de plus en plus incapable de procurer un emploi à ses jeunes, mais qui condamne des enfants dès le plus jeune âge à crever de faim, de froid, de misère !
Les émeutes dans les banlieues françaises en novembre dernier sont le révélateur le plus édifiant de cette impasse. Si on regarde la situation dans son ensemble comme une simple "photo", comme un panoramique instantané, le monde actuel est désespérant. On n'y voit que chômage, misère, guerre, barbarie, chaos, terrorisme, pollution, insécurité, incurie face aux catastrophes, à la grippe aviaire et autres fléaux. Après le coup de massue porté contre les "vieux" et futurs retraités, les coups sont maintenant assénés contre les "jeunes" et futurs chômeurs ! Le capitalisme montre ouvertement son vrai visage : celui d'un système décadent qui n'a plus aucun avenir à offrir aux nouvelles générations. Un système gangrené par une crise économique insoluble. Un système qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a dépensé des sommes faramineuses dans la production d'armements de plus en plus sophistiqués et meurtriers. Un système qui, depuis la guerre du Golfe en 1991, a continué à répandre le sang sur toute la planète malgré toutes les promesses sur "l'ère de paix et de prospérité" qui devait suivre l'effondrement du bloc de l'Est. C'est le même système en faillite, c'est la même classe capitaliste aux abois qui ici jette des millions d'êtres humains dans la misère, le chômage, et qui sème la mort en Irak, au Moyen-Orient, en Afrique ! Mais l'espoir existe. Les jeunes générations de prolétaires en France viennent de le démontrer, d'en apporter une démonstration éclatante. A travers leur refus d'une nouvelle attaque, le CPE, et en demandant le soutien et la participation non seulement de leurs parents mais de tous les autres salariés, ils ont montré une claire prise de conscience que toutes les générations étaient touchées, que leur combat contre le CPE n'était qu'une étape dans les attaques de la bourgeoisie et que cette attaque concernait d'emblée toute la classe ouvrière.
Non seulement la bourgeoisie a pendant des semaines fait le black-out sur ce qui se passait réellement en France, mais, dans le monde entier, les médias aux ordres de la classe dominante ont systématiquement déformé et dénaturé les événements en présentant la situation en France "à feu et à sang", et le mouvement contre le CPE comme une réédition des émeutes des mois d'octobre-novembre 2005, focalisant complaisamment leurs images sur les affrontements marginaux avec la police dans la rue ou sur les "exploits des casseurs" dans les manifestations. Derrière cet amalgame, d'une part entre les violences aveugles et désespérées qui ont embrasé les banlieues à l'automne dernier et, d'autre part, la lutte de classe des enfants de la classe ouvrière et des travailleurs qui se sont joints à leur mouvement dont les méthodes et la dynamique sont diamétralement opposées, il y a la volonté délibérée de la classe dominante de dénaturer cette lutte et d'empêcher ainsi la classe ouvrière des autres pays de prendre conscience qu'il est nécessaire et possible de lutter pour une autre perspective.
Et cette volonté de la bourgeoisie se comprend parfaitement. Même si, du fait de ses préjugés de classe, elle n'a pas une conscience claire des perspectives du mouvement prolétarien, elle devine confusément toute l'importance et toute la profondeur du combat qui vient de se mener en France. Une importance non pas seulement pour la classe ouvrière de ce pays, mais fondamentalement comme un moment d'une reprise mondiale de la lutte de classe. Une profondeur qui exprime, au-delà des revendications précises autour desquelles s'est faite la mobilisation de la jeunesse scolarisée, un refus croissant, de la part des jeunes générations, du futur que leur offre un système capitaliste aux abois dont les attaques croissantes contre les exploités ne peuvent que provoquer des affrontements de classe de plus en plus massifs, et surtout de plus en plus conscients et solidaires.
WIM (15-04-06)
1 [1207] Voir les "Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France" dans ce numéro.
Ces thèses ont été adoptées par le CCI le 3 avril 2006 alors que le mouvement des étudiants était encore en train de se dérouler. En particulier, la grande manifestation du 4 avril, que le gouvernement espérait moins puissante que la précédente (le 28 mars) l'a dépassée en ampleur. On a pu y voir, notamment, une participation plus importante encore de travailleurs du secteur privé. Dans son discours du 31 mars, le président Chirac avait tenté une manœuvre ridicule : il avait à la fois annoncé la promulgation de la loi "Égalité des chances" et demandé que son article 8 (créant le Contrat Première Embauche qui était le principal motif de la colère des étudiants) ne soit pas appliqué. Au lieu d'affaiblir la mobilisation, cette contorsion piteuse l'a au contraire renforcée. En outre, le danger d'un déclenchement spontané de grèves dans le secteur directement productif, comme cela était arrivé en mai 1968, s'est fait de plus en plus présent. Le gouvernement a dû se rendre à l'évidence que ses petites manœuvres ne réussiraient pas à casser le mouvement, ce qui l'a conduit, non sans d'ultimes contorsions, à retirer le CPE le 10 avril. En fait, les thèses envisageaient encore la possibilité que le gouvernement ne recule pas. Cela dit, l'épilogue de la crise, qui a vu un tel recul du gouvernement, vient confirmer et renforcer l'idée centrale des thèses : l'importance et la profondeur de la mobilisation des jeunes générations de la classe ouvrière en ces jours du printemps 2006. (18 avril, 2006)
Maintenant que le gouvernement a reculé sur le CPE, dont le retrait avait constitué la revendication phare de la mobilisation, celle-ci a perdu toute sa dynamique. Est-ce à dire que les choses vont "redevenir comme avant", comme le souhaiterait, évidemment la bourgeoisie, toutes tendances confondues. Certainement pas. Comme il est dit dans les thèses : "cette classe [la bourgeoisie] ne pourra supprimer toute l'expérience accumulée pendant des semaines par des dizaines de milliers de futurs travailleurs, leur éveil à la politique et leur prise de conscience. C'est là un véritable trésor pour les luttes futures du prolétariat, un élément de premier plan de leur capacité à poursuivre leur chemin vers la révolution communiste." Ce trésor, il importe que les acteurs de ce magnifique combat le fassent fructifier en tirant tous les enseignements de leur expérience, qu'ils identifient clairement quelles furent les forces véritables, et aussi les faiblesses de leur lutte. Et surtout qu'ils dégagent la perspective qui se présente à la société, une perspective qui était déjà inscrite dans la lutte qu'ils ont menée : face aux attaques de plus en plus violentes qu'un capitalisme en crise mortelle va porter inévitablement contre la classe exploitée, la seule réponse possible de celle-ci est d'intensifier son combat de résistance et de se préparer ainsi pour le renversement de ce système. Cette réflexion, comme la lutte qui s'achève, c'est de façon collective qu'elle doit être menée, à travers des débats, de nouvelles assemblées, des cercles de discussion ouverts, comme l'étaient les assemblées générales, à tous ceux qui veulent s'associer à cette réflexion, et notamment les organisations politiques qui soutiennent le combat de la classe ouvrière.
Cette réflexion collective ne pourra être menée que s'il se maintient, parmi les acteurs de la lutte l'état d'esprit fraternel, l'unité et la solidarité qui s'étaient manifestés dans celle-ci. En ce sens, alors que la très grande majorité de ceux qui avaient participé à la lutte se sont rendu compte que celle-ci était terminée sous sa forme précédente, l'heure n'est plus aux combats d'arrière-garde, aux blocages ultra minoritaires et "jusqu'auboutistes" qui sont, de toutes façons, condamnés à la défaite et qui risquent de provoquer des divisions et des tensions parmi ceux qui, pendant des semaines, ont mené un combat de classe exemplaire. (18 avril 2003)
1) La mobilisation actuelle des étudiants en France se présente, d'ores et déjà, comme un des épisodes majeurs de la lutte de classe dans ce pays depuis les 15 dernières années, un épisode d'une importance au moins comparable aux luttes de l'automne 1995 sur la question de la réforme de la Sécurité sociale et dans la fonction publique au printemps 2003 sur la question des retraites. Cette affirmation peut sembler paradoxale dans la mesure où ce ne sont pas des salariés qui sont aujourd'hui mobilisés au premier chef (à l'exception de leur participation à un certain nombre de journées d'action et de manifestations : 7 février, 7 mars, 18 mars et 28 mars) mais un secteur de la société qui n'est pas encore entré dans le monde du travail, la jeunesse scolarisée. Cependant, ce fait ne saurait remettre en cause le caractère profondément prolétarien de ce mouvement.
Il en est ainsi pour les raisons suivantes :
La nature prolétarienne du mouvement s'est confirmée dès son début dans le fait que les assemblées générales ont majoritairement retiré, de leur liste de revendications, celles qui avaient un caractère exclusivement "étudiant" (comme la demande de retrait du LMD – le système européen de diplômes qui s'est imposé en France récemment et qui pénalise une partie des étudiants de ce pays). Cette décision correspondait à la volonté affirmée dès le début par la très grande majorité des étudiants, non seulement de rechercher la solidarité de l'ensemble de la classe ouvrière (le terme habituellement employé dans les AG étant celui de "salariés") mais également de l'entraîner dans la lutte.
2) Le caractère profondément prolétarien du mouvement s'est également illustré dans les formes qu'il s'est données, notamment celles des assemblées générales souveraines dans lesquelles se manifeste une vie réelle n'ayant rien à voir avec les caricatures "d'assemblées générales" convoquées habituellement par les syndicats dans les entreprises. Il existe évidemment une grande hétérogénéité entre les différentes universités dans ce domaine. Certaines AG ayant encore beaucoup de ressemblances avec les assemblées syndicales, alors que d'autres sont le siège d'une vie et d'une réflexion intenses, manifestant un haut degré d'implication et de maturité des participants. Cependant, au delà de cette hétérogénéité, il est remarquable que beaucoup d'assemblées ont réussi à surmonter les écueils des premiers jours où elles avaient tourné en rond autour de questions telles que "il faut voter sur le fait de voter ou non sur telle question" (par exemple, la présence ou non dans l'AG de personnes extérieures à l'Université, ou sur la possibilité pour celles-ci de prendre la parole), ce qui avait pour conséquence le départ d'un grand nombre d'étudiants et le fait que les décisions ultimes étaient prises par les membres des syndicats étudiants ou d'organisations politiques. Durant les deux premières semaines du mouvement, la tendance dominante dans les assemblées générales a été celle d'une présence de plus en plus en plus nombreuse des étudiants, d'une participation de plus en plus ample de ces derniers dans les prises de parole, avec une réduction correspondante de la proportion des interventions provenant de membres des syndicats ou d'organisations politiques. La prise en charge croissante par l'ensemble des assemblées de leur propre vie s'est notamment traduite par le fait que la présence de ces derniers à la tribune chargée d'organiser les débats a tendu à se réduire au bénéfice de celle d'éléments qui n'avaient pas d'affiliation ou même d'expérience particulière avant le mouvement. De même, dans les assemblées les mieux organisées, on a pu voir la mise en place d'un renouvellement quotidien des équipes (de 3 membres en général) chargées d'organiser et d'animer la vie de l'assemblée alors que les assemblées les moins vivantes et organisées étaient plutôt "dirigées" tous les jours par la même équipe souvent beaucoup plus pléthorique que dans les premières. Il importe de nouveau de signaler que la tendance des assemblées a été le remplacement de ce deuxième mode d'organisation par le premier. Un des éléments importants de cette évolution a été la participation de délégations d'étudiants d'une université aux AG d'autres universités, ce qui, outre le renforcement du sentiment de force et de solidarité entre les différentes AG, a permis à celles qui étaient en retrait de s'inspirer des avancées de celles qui étaient plus en pointe[1] [1208]. C'est là aussi une des caractéristiques importantes de la dynamique des assemblées ouvrières dans les mouvements de classe ayant atteint un niveau important de conscience et d'organisation.
3) Une des manifestations majeures du caractère prolétarien des assemblées qui se sont tenues dans les universités au cours de cette période est le fait que, très rapidement, leur ouverture vers l'extérieur ne s'est pas limitée aux seuls étudiants d'autres universités mais qu'elle s'est étendue également à la participation de personnes qui n'étaient pas des étudiants. D'emblée, les AG ont appelé le personnel des universités (enseignant, technique ou administratif –IATOS) à venir y participer, en même temps qu'elles les appelaient à rejoindre la lutte, mais elles sont allées bien plus loin que cela. En particulier, des travailleurs ou des retraités, parents ou grands parents d'étudiants et lycéens en lutte, ont reçu en général un accueil très chaleureux et attentif de la part des assemblées dès lors qu'ils inscrivent leurs interventions dans le sens du renforcement et de l'extension du mouvement, notamment en direction des salariés.
L'ouverture des assemblées à des personnes n'appartenant pas à l'entreprise ou au secteur directement concerné, non seulement en tant qu'observateurs, mais en tant que participants actifs, est une composante extrêmement importante du mouvement de la classe ouvrière. Il est clair que lorsqu'une décision doit être prise nécessitant un vote, il peut être nécessaire d'instaurer des modalités permettant que seules les personnes appartenant à l'unité productive ou géographique sur laquelle se base l'assemblée participent à la prise de décision, cela afin d'éviter les "bourrages" de l'assemblée par des professionnels de la politique bourgeoise ou d'éléments à leur service. A cette fin, un des moyens utilisés par beaucoup d'assemblées étudiantes est de comptabiliser non les mains levées mais les cartes d'étudiant (qui sont différentes d'une université à l'autre) brandies. Cette question de l'ouverture des assemblées est une question cruciale pour la lutte de la classe ouvrière. Dans la mesure où, en temps "normal", c'est-à-dire en dehors des périodes de lutte intense, les éléments qui ont le plus d'audience dans les rangs ouvriers sont ceux qui appartiennent à des organisations de la classe capitaliste (syndicats ou partis politiques de "gauche"), la fermeture des assemblées constitue un excellent moyen pour ces organisations de conserver leur contrôle sur les travailleurs au détriment de la dynamique de leur lutte et au service, évidemment, des intérêts de la bourgeoisie. L'ouverture des assemblées qui permet aux éléments les plus avancés de la classe, et notamment aux organisations révolutionnaires, de contribuer à la prise de conscience des travailleurs en lutte, a toujours constitué une ligne de clivage dans l'histoire des combats de la classe ouvrière entre les courants qui défendent une orientation prolétarienne et ceux qui défendent l'ordre capitaliste. Les exemples sont nombreux. Parmi les plus significatifs on peut signaler celui du Congrès des Conseils ouvriers qui s'est tenu à la mi-décembre 1918 à Berlin, après que le soulèvement des soldats et des ouvriers contre la guerre, début novembre, ait conduit la bourgeoisie allemande, non seulement à mettre fin à la guerre, mais aussi à se débarrasser du Kaiser et à remettre le pouvoir politique au parti social-démocrate. Du fait de l'immaturité de la conscience dans la classe ouvrière de même que des modalités de désignation des délégués, ce Congrès était dominé par les Sociaux-démocrates qui ont interdit la participation aussi bien de représentants des soviets révolutionnaires de Russie que de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les deux figures les plus éminentes du mouvement révolutionnaire, sous prétexte qu'ils n'étaient pas des ouvriers. Ce Congrès a finalement décidé de remettre tout son pouvoir au gouvernement dirigé par la Social-démocratie, un gouvernement qui allait assassiner Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht un mois plus tard. Un autre exemple significatif est celui qui, au sein de l'Association internationale des Travailleurs (AIT - 1e Internationale), lors de son Congrès de 1866, a vu certains dirigeants français, tel Tolain, un ouvrier ciseleur en bronze, tenter d'imposer que "seuls les ouvriers puissent voter au congrès", une disposition qui visait principalement Karl Marx et ses camarades les plus proches. Au moment de la Commune de Paris de 1871, Marx fut un des plus ardents défenseurs de celle-ci alors que Tolain était à Versailles dans les rangs de ceux qui ont organisé l'écrasement de la Commune faisant 30.000 morts dans les rangs ouvriers.
Concernant le mouvement actuel des étudiants, il est significatif que les plus grandes résistances à l'ouverture des assemblées soit venue des membres patentés du syndicat étudiant UNEF (dirigé par le Parti socialiste) et que celles-ci se soient d'autant plus ouvertes que s'amenuisait l'influence de l'UNEF en leur sein.
4) Une des caractéristiques les plus importantes de l'épisode actuel de la lutte de classe en France, c'est qu'elle a surpris presque totalement l'ensemble des secteurs de la bourgeoisie et de son appareil politique (partis de droite, de gauche et organisations syndicales). C'est un des éléments qui permet de comprendre aussi bien la vitalité et la profondeur du mouvement que la situation extrêmement délicate dans laquelle se trouve la classe dominante dans ce pays à ce jour. En ce sens, il faut faire une distinction très nette entre le présent mouvement et les luttes massives de l'automne 1995 et du printemps 2003.
La mobilisation des travailleurs de 1995 contre le "plan Juppé" de réforme de la Sécurité sociale avait, en réalité, été orchestrée grâce à un partage des tâches très habile entre le gouvernement et les syndicats. Le premier, avec toute l'arrogance dont était capable le Premier Ministre de l'époque, Alain Juppé, avait accompagné les attaques contre la Sécurité sociale (qui concernaient tous les salariés du secteur public et du secteur privé) d'attaques spécifiques contre le régime de retraite des travailleurs de la SNCF et d'autres entreprises publiques de transports. Les travailleurs de ces entreprises avaient constitué de ce fait le fer de lance de la mobilisation. Peu de jours avant Noël, alors que les grèves duraient depuis des semaines, le gouvernement avait reculé sur la question des régimes spéciaux de retraites ce qui avait conduit, suite à l'appel des syndicats, à la reprise du travail dans les secteurs concernés. Cette reprise dans les secteurs les plus en pointe avait signifié, évidemment, la fin du mouvement dans tous les autres secteurs. Pour leur part, la plupart des syndicats (à l'exception de la CFDT), s'étaient montrés très "combatifs" appelant, notamment, à l'élargissement du mouvement et à la tenue d'assemblées générales fréquentes. Malgré son ampleur, la mobilisation des travailleurs n'avait pas abouti à une victoire mais, fondamentalement, à un échec puisque la principale revendication, le retrait du "plan Juppé" de réforme de la Sécurité sociale, n'avait pas été satisfaite. Cependant, du fait du recul du gouvernement sur la question des régimes spéciaux de retraite, les syndicats avaient pu camoufler cette défaite en "victoire", ce qui leur avait permis de redorer leur blason passablement terni par leurs sabotages des luttes ouvrières au cours des années 1980.
La mobilisation de 2003 dans la fonction publique faisait suite à la décision de prolonger la durée minimale de vie au travail avant de pouvoir bénéficier d'une pension de retraite à taux plein. Tous les fonctionnaires étaient frappés par cette mesure mais ceux qui ont manifesté la plus grande combativité, furent les enseignants et les autres personnels des établissements scolaires qui, en plus de l'attaque sur les retraites, subissaient une attaque supplémentaire sous couvert de "décentralisation". Les enseignants n'étaient en général pas visés par cette dernière mesure mais ils se sentaient particulièrement concernés par une attaque visant des collègues de travail et par la mobilisation de ces derniers. De plus, la décision de porter à 40 ans et même plus, le nombre minimal d'années de travail pour des secteurs de la classe ouvrière qui, du fait de la durée de leur formation, ne commencent pas à travailler avant l'âge de 23 ans (voire 25 ans) signifiait qu'ils devraient continuer à travailler dans des conditions qui sont toujours plus pénibles et usantes bien au-delà de l'âge légal de la retraite, 60 ans. Avec un style différent de celui de Juppé en 1995, le Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin a fait passer un message du même ordre en déclarant que "Ce n'est pas la rue qui gouverne". Finalement, malgré la combativité des travailleurs de l'éducation et leur ténacité (certains ont fait 6 semaines de grève), malgré des manifestations parmi les plus massives depuis mai 68, le mouvement n'a pu faire reculer le gouvernement lequel a décidé, lorsque la mobilisation commençait à fléchir, de revenir sur certaines des mesures particulières touchant le personnel non enseignant des établissements scolaires afin de détruire l'unité qui s'était développée au sein de ces derniers entre les différentes catégories professionnelles et donc la dynamique de mobilisation. L'inévitable reprise du travail parmi les personnels des écoles a signifié la fin du mouvement qui, comme en 1995, n'a pas réussi à repousser la principale attaque du gouvernement, celle contre les retraites. Cependant, alors que l'épisode de 1995 avait pu être présenté comme une "victoire" par les syndicats, ce qui a permis de renforcer leur emprise sur l'ensemble des travailleurs, celui de 2003 a été ressenti principalement comme un échec (notamment parmi une bonne partie des enseignants qui ont perdu presque 6 semaines de leur salaire), ce qui a affecté sensiblement la confiance des travailleurs à leur égard.
5) On peut ainsi résumer les grandes caractéristiques des attaques de la bourgeoisie contre la classe ouvrière en 1995 et 2003 :
Concernant la mobilisation actuelle, un certain nombre d'évidences s'imposent :
6) Le caractère provocateur de la méthode du gouvernement s'est également révélé dans la tentative de faire passer la loi "à la hussarde", en faisant appel à des dispositifs de la Constitution qui permettent son adoption sans vote du Parlement et en prévoyant son passage devant celui-ci pendant la période des vacances scolaires des étudiants et des lycéens. Cependant, cette "kolossale finesse" du gouvernement et de son chef, de Villepin, s'est retournée contre eux. Loin de prendre de vitesse toute possibilité de mobilisation, cette manœuvre assez grossière n'a réussi qu'à accroître encore plus la colère des étudiants et des lycéens et à radicaliser leur mobilisation. En 1995, le caractère provocateur des déclarations et l'attitude arrogante du Premier Ministre Juppé avaient été également un élément de la radicalisation du mouvement de grève. Mais, à cette époque, cette attitude correspondait tout à fait aux objectifs de la bourgeoisie qui avait prévu la réaction des travailleurs et qui, dans un contexte où la classe ouvrière subissait encore de plein fouet le poids des campagnes idéologiques consécutives à l'effondrement des régimes soi-disant "socialistes" (ce qui limitait nécessairement les potentialités de la lutte), avait orchestré une manœuvre destinée à redorer le blason des syndicats. Aujourd'hui, en revanche, c'est de façon involontaire que le Premier Ministre a réussi à polariser la colère de la jeunesse scolarisée ainsi que de la plus grande partie de la classe ouvrière contre sa politique. Au cours de l'été 2005, Villepin était parvenu à faire passer sans difficulté le CNE (Contrat Nouvelle Embauche) qui permet aux entreprises de moins de 20 salariés de licencier pendant deux ans après son embauche le travailleur, quel que soit son âge, sans fournir le moindre motif. Au début de l'hiver, il a estimé qu'il en serait de même pour le CPE, lequel étend à toutes les entreprises, publiques ou privées, les mêmes dispositions que le CNE, mais pour les moins de 26 ans. La suite lui a montré que c'était là une grosse erreur d'appréciation puisque, tous les médias et toutes les forces politiques de la bourgeoisie en conviennent, le gouvernement s'est mis dans une situation très délicate. En fait, ce n'est pas seulement le gouvernement qui est aujourd'hui extrêmement embarrassé ; c'est l'ensemble des partis politiques bourgeois (de droite comme de gauche) de même que l'ensemble des syndicats qui, chacun à sa façon, reproche à Villepin sa "méthode". D'ailleurs, ce dernier a lui-même reconnu en partie ses fautes en disant qu'il "regrettait" la méthode qu'il avait employée.
Il est indiscutable qu'il y a eu des maladresses politiques de la part du gouvernement, et notamment de la part de son chef. Celui-ci est présenté comme "autiste"[2] [1209] par la plupart des formations de gauche ou syndicales, un personnage "hautain" incapable de comprendre les véritables aspirations du "peuple". Ses "amis" de droite (en particulier, évidemment, les proches de son grand rival pour les prochaines élections présidentielles, Nicolas Sarkozy) insistent sur le fait que, comme il n'a jamais été un élu (contrairement à Sarkozy qui a été député et maire d'une ville importante[3] [1210] pendant de longues années), il a du mal à tisser des liens avec le terrain, avec la base "populaire". Au passage, on laisse entendre que son goût pour la poésie et les belles lettres révèle qu'il est une sorte de "dilettante", d'amateur en politique. Cependant, le reproche qui lui est fait de façon la plus unanime (y compris par le patronat), c'est de n'avoir pas fait précéder sa proposition de loi par une consultation des "acteurs sociaux" ou "corps intermédiaires" (suivant les termes des sociologues médiatiques), en fait des syndicats. Ce reproche lui est porté notamment avec beaucoup de virulence par le syndicat le plus "modéré", la CFDT, qui en 1995 et en 2003 avait soutenu les attaques du gouvernement.
On peut donc dire que, dans les circonstances présentes, la droite française a eu à cœur de mériter sa réputation de "droite la plus bête du monde". Plus généralement, il convient de signaler que la bourgeoisie française, d'une certaine façon, manifeste une nouvelle fois (et paye également) son manque de maîtrise du jeu politique qui l'a conduite à des "accidents" électoraux comme celui de 1981 ou celui de 2002. Dans le premier cas, du fait des divisions de la droite, la gauche était arrivée au gouvernement à contre tendance de l'orientation que s'était donnée la bourgeoisie des autres grands pays avancés face à la situation sociale (en particulier en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie ou aux États-Unis). Dans le deuxième cas, la gauche (du fait également de ses divisions) était absente du second tour de l'élection présidentielle lequel s'était joué entre Le Pen, le chef de file de l'extrême droite, et Chirac, dont la réélection a été "plombée" par toutes les voix de gauche qui s'étaient portées sur lui au titre du "moindre mal". En effet, élu avec ces voix de la gauche, Chirac avait beaucoup moins les mains libres que s'il avait remporté la victoire face au champion de celle-ci, Lionel Jospin. Ce manque de légitimité de Chirac fait partie des ingrédients qui expliquent la faiblesse du gouvernement de droite face à la classe ouvrière et sa difficulté à l'attaquer.
Cela dit, cette faiblesse politique de la droite (et de l'appareil politique de la bourgeoisie française en général) ne l'a pas empêchée de réussir en 2003 une attaque massive contre la classe ouvrière sur la question des retraites. En particulier, elle ne permet pas d'expliquer l'ampleur de la lutte actuelle, notamment la très grande mobilisation de centaines milliers de jeunes futurs travailleurs, la dynamique du mouvement, les formes de lutte réellement prolétariennes.
7) En 1968 aussi, la mobilisation des étudiants, et ensuite la formidable grève des travailleurs (9 millions de grévistes pendant plusieurs semaines –plus de 150 millions de jours de grève) résultait en partie des erreurs commises par le régime gaulliste en fin de règne. L'attitude provocatrice des autorités vis-à-vis des étudiants (entrée de la police dans la Sorbonne le 3 mai pour la première fois depuis des centaines d'années, arrestation et emprisonnement de plusieurs étudiants qui avaient tenté de s'opposer à son évacuation de force) a été un facteur de mobilisation massive de ces derniers au cours de la semaine du 3 au 10 mai. Suite à la répression féroce de la nuit du 10 au 11 mai et à l'émotion qui s'en était suivie dans toute l'opinion, le gouvernement a décidé de reculer sur les deux revendications étudiantes, la réouverture de la Sorbonne et la libération des étudiants arrêtés la semaine précédente. Ce recul du gouvernement et l'énorme succès de la manifestation appelée par les syndicats le 13 mai[4] [1211] avaient conduit à une série de débrayages spontanés dans de grandes usines, comme Renault à Cléon et Sud-Aviation à Nantes. Une des motivations de ces débrayages, portée principalement par les jeunes ouvriers, était que si la détermination des étudiants (qui pourtant n'ont aucun poids dans l'économie) avait réussi à faire reculer le gouvernement, celui-ci serait également obligé de reculer devant celle des ouvriers qui eux disposent d'un moyen de pression autrement plus puissant, la grève. L'exemple des ouvriers de Nantes et de Cléon s'est propagé comme une traînée de poudre en prenant de vitesse les syndicats. Craignant d'être complètement débordés, ces derniers ont été obligés de "prendre le train en marche" au bout de deux jours et ont appelé à la grève laquelle a fini par toucher 9 millions d'ouvriers paralysant l'économie du pays pendant plusieurs semaines. Cependant, dès ce moment-là, il fallait être myope pour considérer qu'un mouvement d'une telle ampleur ne pouvait avoir que des causes circonstancielles ou "nationales". Il correspondait nécessairement à une modification très sensible à l'échelle internationale du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat au bénéfice de ce dernier[5] [1212]. C'est bien ce qui allait se confirmer un an plus tard par le "Cordobazo" du 29 mai 1969 en Argentine[6] [1213], par l'automne chaud italien de 1969 (baptisé aussi "Mai rampant"), puis par les grandes grèves de la Baltique de "l'hiver polonais" 1970-71 et beaucoup d'autres mouvements moins spectaculaires mais qui tous confirmaient que Mai 1968 n'avait nullement été une sorte d'éclair dans un ciel bleu mais traduisait bien la reprise historique du prolétariat mondial après plus de quatre décennies de contre-révolution.
8) Le mouvement actuel en France, lui non plus, ne peut s'expliquer par de simples considérations particulières (les "erreurs" du gouvernement Villepin) ou nationales. En fait, il constitue une confirmation éclatante de ce que le CCI a mis en évidence depuis 2003 : une tendance à la reprise des luttes de la classe ouvrière internationale et à un développement de la conscience en son sein :
"Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans la lutte de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968." (Revue internationale n°117, "Rapport sur la lutte de classe")Ces caractéristiques que nous mettions en évidence lors de notre 16e Congrès se sont pleinement manifestées dans le mouvement actuel des étudiants en France.
C'est ainsi que le lien entre générations de combattants s'est établi spontanément dans les assemblées étudiantes : non seulement les travailleurs les plus âgés (y compris des retraités) étaient autorisés à prendre la parole dans les AG, mais ils y étaient encouragés et c'est avec beaucoup d'attention et de chaleur que leurs interventions faisant part de leur expérience de la lutte étaient accueillies par la jeune génération[7] [1214].
Pour sa part, la préoccupation pour l'avenir (et non seulement pour une situation immédiate) est au cœur même de la mobilisation qui englobe des jeunes qui ne seront confrontés au CPE que dans plusieurs années (parfois plus de 5 ans pour ce qui concerne beaucoup de lycéens). Cette préoccupation pour l'avenir s'était déjà manifestée en 2003 sur la question des retraites où l'on avait pu voir de nombreux jeunes dans les manifestations ce qui était déjà aussi un indice de cette solidarité entre générations de la classe ouvrière. Dans le mouvement actuel, la mobilisation contre la précarité, et donc contre le chômage, pose de façon implicite, et explicite pour un nombre croissant d'étudiants et de jeunes travailleurs, la question de l'avenir que le capitalisme réserve à la société ; préoccupation qui est également partagée par de nombreux travailleurs âgés qui se demandent : "Quelle société laissons-nous à nos enfants ?"
La question de la solidarité (notamment entre générations mais aussi entre différents secteurs de la classe ouvrière) a été une des questions clé du mouvement :
9) Une des caractéristiques majeures du mouvement actuel est le fait qu'il est porté par les jeunes générations. Et ce n'est nullement le fruit du hasard. Depuis quelques années, le CCI avait relevé l'existence au sein des nouvelles générations d'un processus de réflexion en profondeur même si non spectaculaire et qui se manifestait principalement par l'éveil à une politique communiste d'un nombre bien plus important qu'auparavant de jeunes éléments (dont certains ont, d'ores et déjà, fait le pas de rejoindre nos rangs). Il y voyait la "partie émergée de l'iceberg" d'un processus de prise de conscience affectant de larges secteurs des nouvelles générations prolétariennes qui, tôt ou tard, allaient s'engager dans de vastes combats :
Le mouvement actuel des étudiants en France exprime l'émergence de ce processus souterrain qui avait commencé il y a déjà quelques années. Il est le signe que le plus fort de l'impact des campagnes idéologiques orchestrées depuis 1989 sur "la fin du communisme", "la disparition de la lutte de classe" (voire de la classe ouvrière) est maintenant derrière nous.
Au lendemain de la reprise historique du prolétariat mondial, à partir de 1968, nous constations que :
Lors de notre 8e Congrès, treize ans plus tard, le rapport sur la situation internationale avait complété cette analyse dans les termes suivants :
Quelques mois plus tard, l'effondrement des régimes soi-disant "socialistes" et l'important recul que cet événement a provoqué dans la classe ouvrière devaient concrétiser cette prévision. En réalité, toutes proportions gardées, il en est de la reprise actuelle des combats de classe comme de la reprise historique de 1968 après 40 ans de contre-révolution : les générations qui ont subi la défaite et surtout la terrible pression des mystifications bourgeoises ne pouvaient plus animer un nouvel épisode de l'affrontement entre classes. De fait, c'est une génération qui était encore à l'école primaire au moment de ces campagnes, et qui n'a pas été directement affectée par elles, qui est aujourd'hui la première à reprendre le flambeau de la lutte.
10) La comparaison entre la mobilisation étudiante d'aujourd'hui en France et les événements de mai 1968 permet de dégager un certain nombre de caractéristiques importantes du mouvement actuel. La majorité des étudiants en lutte actuellement l'affirme très clairement : "notre lutte est différente de celle de Mai 68". C'est tout à fait juste, mais il importe de comprendre pourquoi.
La première différence, et qui est fondamentale, consiste dans le fait que le mouvement de Mai 1968 s'est situé au tout début de la crise ouverte de l'économie capitaliste mondiale alors que celle-ci dure maintenant depuis près de quatre décennies (avec une forte aggravation à partir de 1974). A partir de 1967 on avait assisté dans plusieurs pays, notamment en Allemagne et en France, à une montée du nombre de chômeurs, ce qui constituait une des bases à la fois de l'inquiétude qui commençait à poindre parmi les étudiants et du mécontentement qui a conduit la classe ouvrière à engager la lutte. Cela dit, le nombre des chômeurs en France aujourd'hui est 10 fois plus élevé que celui de mai 1968 et ce chômage massif (de l'ordre de 10% de la population active en chiffres officiels) dure déjà depuis plusieurs décennies. Il en résulte toute une série de différences.
Ainsi, même si les premières atteintes de la crise ont constitué un des éléments à l'origine de la colère étudiante en 1968, ce n'est nullement dans les mêmes termes qu'aujourd'hui. A l'époque, il n'y avait pas de menace majeure de chômage ou de précarité à la fin des études. L'inquiétude principale qui affectait alors la jeunesse estudiantine était de ne pouvoir désormais accéder au même statut social que celui dont avait bénéficié la génération précédente de diplômés de l'université. En fait, la génération de 1968 était la première à être confrontée avec une certaine brutalité au phénomène de "prolétarisation des cadres" abondamment étudiée par les sociologues de l'époque. Ce phénomène avait débuté quelques années auparavant, avant même que la crise ouverte ne vienne se manifester, à la suite d'une augmentation très sensible du nombre d'étudiants dans les universités. Cette augmentation résultait des besoins de l'économie mais aussi de la volonté et de la possibilité de la génération de leurs parents, qui avait subi avec la Seconde Guerre mondiale une période de privations considérables, de pourvoir ses enfants d'une situation économique et sociale supérieure à la sienne. Cette "massification" de la population étudiante avait provoqué, depuis quelques années, un malaise grandissant résultant de la permanence au sein de l'Université de structures et de pratiques héritées d'un temps où seule une élite pouvait la fréquenter, notamment un fort autoritarisme. Une autre composante du malaise du monde étudiant, qui s'est fait notamment sentir à partir de 1964 aux États-Unis, était la guerre du Vietnam qui mettait à mal le mythe du rôle "civilisateur" des grandes démocraties occidentales et qui avait favorisé un engouement dans des secteurs significatifs de la jeunesse des universités pour les thèmes tiers-mondistes -guévaristes ou maoïstes. Ces thèmes étaient alimentés par les théories de "penseurs" pseudo "révolutionnaires", tel Herbert Marcuse, qui avaient annoncé "l'intégration de la classe ouvrière" et l'émergence de nouvelles forces "révolutionnaires" comme les "minorités opprimées" (les noirs, les femmes, etc.), les paysans du tiers-monde, voire … les étudiants. De nombreux étudiants de cette période se considéraient comme "révolutionnaires" tout comme ils considéraient comme "révolutionnaires" des personnages tels Che Guevara, Ho Chi Min ou Mao. Enfin, une des composantes de la situation de l'époque était le clivage très important entre la nouvelle génération et celle de ses parents à laquelle étaient adressées de multiples critiques. En particulier, du fait que cette génération avait travaillé dur pour se sortir de la situation de misère, voire de famine, résultant de la Seconde Guerre mondiale, il lui était reproché de ne se préoccuper que de bien-être matériel. D'où le succès des fantaisies sur la "société de consommation" et de slogans tels "ne travaillez jamais". Fille d'une génération qui avait subi de plein fouet la contre-révolution, la jeunesse des années 60 lui reprochait son conformisme et sa soumission aux exigences du capitalisme. Réciproquement, beaucoup de parents ne comprenaient pas et avaient du mal à accepter que leurs enfants traitent avec mépris les sacrifices qu'ils avaient consentis pour leur donner une situation économique meilleure que la leur.
11) Le monde d'aujourd'hui est bien différent de celui de 1968 et la situation de la jeunesse étudiante actuelle a peu de chose à voir avec celle des "sixties" :
12) C'est pour cela aussi, paradoxalement, que les thèmes "radicaux" ou "révolutionnaires" sont très peu présents dans les discussions et préoccupations des étudiants d'aujourd'hui. Alors que ceux de 68 avaient, en de nombreux endroits, transformé les facultés en forums permanents débattant de la question de la révolution, des conseils ouvriers, etc., la majorité des discussions qui se tiennent aujourd'hui dans les universités tournent autour de questions beaucoup plus "terre à terre", comme le CPE et ses implications, la précarité, les moyens de lutte (blocages, assemblées générales, coordinations, manifestations, etc.). Cependant, leur polarisation autour du retrait du CPE, qui apparemment témoigne d'une ambition bien moins "radicale" que celle des étudiants de 1968, ne saurait signifier une moindre profondeur du mouvement actuel par rapport à celui d'il y a 38 ans. Bien au contraire. Les préoccupations "révolutionnaires" des étudiants de 1968 (en fait de la minorité d'entre eux qui constituait "l'avant-garde du mouvement") étaient incontestablement sincères mais elles étaient fortement marquées par le tiers-mondisme (guévarisme ou maoïsme) sinon par l'anti-fascisme. Au mieux, si l'on peut dire, elles étaient de nature anarchiste (dans le sillage de Cohn-Bendit) ou situationnistes. Elles avaient une vision romantique petite-bourgeoise de la révolution quand ce n'était pas de simples appendices "radicaux" du stalinisme. Mais quels que soient les courants qui affichaient des idées "révolutionnaires", qu'ils soient de nature bourgeoise ou petite-bourgeoise, aucun d'entre eux n'avait la moindre idée du processus réel de développement du mouvement de la classe ouvrière vers la révolution, et encore moins de la signification des grèves ouvrières massives comme première manifestation de la sortie de la période de contre-révolution[8] [1215]. Aujourd'hui, les préoccupations "révolutionnaires" ne sont pas encore présentes de façon significative dans le mouvement mais sa nature de classe incontestable et le terrain sur lequel se fait la mobilisation : le refus d'un futur de soumission aux exigences et aux conditions de l'exploitation capitaliste (le chômage, la précarité, l'arbitraire des patrons, etc.), sont porteurs d'une dynamique qui, nécessairement, provoquera dans toute une frange des participants aux combats actuels une prise de conscience de la nécessité du renversement du capitalisme. Et cette prise de conscience ne sera nullement basée sur des chimères comme celles qui prévalaient en 1968 et qui ont permis un "recyclage" des leaders du mouvement dans l'appareil politique officiel de la bourgeoisie (les ministres Bernard Kouchner et Joshka Fischer, le sénateur Henri Weber, le porte parole des verts au Parlement européen Daniel Cohn-Bendit, le patron de presse Serge July, etc.) quand ils n'ont pas conduit à l'impasse tragique du terrorisme ("Brigades rouges" en Italie, "Fraction armée rouge" en Allemagne, "Action directe" en France). Bien au contraire. Cette prise de conscience se développera à partir de la compréhension des conditions fondamentales qui rendent la révolution prolétarienne nécessaire et possible : la crise économique insurmontable du capitalisme mondial, l'impasse historique de ce système, la nécessité de concevoir les luttes prolétariennes de résistance contre les attaques croissantes de la bourgeoisie comme autant de préparatifs en vue du renversement final du capitalisme. En 1968, la rapidité de l'éclosion des préoccupations "révolutionnaires" était en grande partie le signe de leur superficialité et de leur manque de consistance théorique-politique correspondant à leur nature fondamentalement petite-bourgeoise. Le processus de radicalisation des luttes de la classe ouvrière, même s'il peut connaître à certains moments des accélérations surprenantes, est un phénomène beaucoup plus long, justement parce qu'il est incomparablement plus profond. Comme le disait Marx, "être radical, c'est aller à la racine des choses", et c'est une démarche qui nécessairement prend du temps et se base sur la capitalisation de toute une expérience de luttes.
13) En fait, ce n'est pas dans la "radicalité" des objectifs du mouvement des étudiants, ni dans les discussions qui s'y mènent que se manifeste sa profondeur. Cette profondeur, elle est donnée par les questions fondamentales que pose implicitement la revendication du retrait du CPE : l'avenir de précarité et de chômage que le capitalisme en crise réserve aux jeunes générations et qui signe la faillite historique de ce système. Mais plus encore, cette profondeur s'exprime par les méthodes et l'organisation de la lutte telles qu'elles ont été relevées aux points 2 et 3 : les assemblées générales vivantes, ouvertes, disciplinées, manifestant une préoccupation de réflexion et de prise en charge collective de la conduite du mouvement, la nomination de commissions, comités de grève, délégations responsables devant les AG, la volonté d'extension de la lutte en direction de l'ensemble des secteurs de la classe ouvrière. Dans La guerre civile en France, Marx signale que le caractère véritablement prolétarien de la Commune de Paris ne s'exprime pas tant par les mesures économiques qu'elle a adoptées (la suppression du travail de nuit des enfants et le moratoire sur les loyers) mais par les moyens et le mode d'organisation qu'elle s'est donnés. Cette analyse de Marx s'applique tout à fait à la situation actuelle. Le plus important dans les luttes que mène la classe sur son terrain ne réside pas tant dans les objectifs contingents qu'elle peut se fixer à tel ou tel moment, et qui seront dépassés dans les étapes ultérieures du mouvement, mais dans sa capacité à prendre en main pleinement ces luttes et donc dans les méthodes qu'elle se donne pour cette prise en main. Ce sont ces moyens et méthodes de sa lutte qui sont les meilleurs garants de la dynamique et de la capacité de la classe à avancer dans le futur. C'est bien une des insistances majeures du livre de Rosa Luxemburg Grèves de masse, parti et syndicats, tirant les leçons de la révolution de 1905 en Russie. En réalité, au-delà du fait que le mouvement actuel était bien en deçà de celui de 1905 du point de vue de ses enjeux politiques, il faut souligner que les moyens qu'il s'est donnés sont, de façon embryonnaire, ceux de la grève de masse, telle qu'elle s'est exprimée notamment en août 1980 en Pologne.
14) La profondeur du mouvement des étudiants s'exprime également dans sa capacité à ne pas tomber dans le piège de la violence que la bourgeoisie lui a tendu à plusieurs reprises y compris en utilisant et manipulant les "casseurs" : occupation policière de la Sorbonne, souricière à la fin de la manifestation du 16 mars, charges policières à la fin de celle du 18 mars, violences des "casseurs" contre les manifestants du 23 mars. Même si une petite minorité d'étudiants, notamment ceux influencés par les idéologies anarchisantes, se sont laissé tenter par les affrontements avec les forces de police, la grande majorité d'entre eux a eu à cœur de ne pas laisser pourrir le mouvement dans des affrontements à répétition avec les forces de répression. En ce sens, le mouvement actuel des étudiants a fait preuve d'une bien plus grande maturité que celui de 1968. La violence - affrontements avec les CRS et barricades - avait constitué, entre le 3 mai et le 10 mai 1968, une des composantes du mouvement qui, suite à la répression de la nuit du 10 au 11 et aux louvoiements du gouvernement, avait ouvert les portes de l'immense grève de la classe ouvrière. Cela dit, dans la suite du mouvement, les barricades et les violences étaient devenues un des éléments de la reprise en main de la situation par les différentes forces de la bourgeoisie, le gouvernement et les syndicats, notamment en sapant la très grande sympathie acquise dans un premier temps par les étudiants dans l'ensemble de la population et notamment la classe ouvrière. Pour les partis de gauche et pour les syndicats, il devenait facile de mettre sur un même plan ceux qui parlaient de la nécessité de la révolution et ceux qui brûlaient des voitures et n'avaient de cesse d'aller "au contact" avec les CRS. D'autant plus que, effectivement, c'étaient souvent les mêmes. Pour les étudiants qui se croyaient "révolutionnaires", le mouvement de Mai 68 était déjà la Révolution, et les barricades qui se dressaient jour après jour étaient présentées comme les héritières de celles de 1848 et de la Commune. Aujourd'hui, même lorsqu'ils se posent la question des perspectives générales du mouvement, et donc de la nécessité de la révolution, les étudiants sont bien conscients que ce ne sont pas des affrontements avec les forces de police qui font la force du mouvement. En fait, même si il est encore très loin de se poser la question de la révolution, et donc de réfléchir au problème de la violence de classe du prolétariat dans sa lutte pour le renversement du capitalisme, le mouvement a été confronté implicitement à ce problème et a su lui apporter une réponse dans le sens de la lutte et de l'être du prolétariat. Celui-ci a été confronté depuis le début à la violence extrême de la classe exploiteuse, la répression lorsqu'il essayait de défendre ses intérêts, la guerre impérialiste mais aussi à la violence quotidienne de l'exploitation. Contrairement aux classes exploiteuses, la classe porteuse du communisme ne porte pas avec elle la violence, et même si elle ne peut s'épargner l'utilisation de celle-ci, ce n'est jamais en s'identifiant avec elle. En particulier, la violence dont elle devra faire preuve pour renverser le capitalisme, et dont elle devra se servir avec détermination, est nécessairement une violence consciente et organisée et doit donc être précédée de tout un processus de développement de sa conscience et de son organisation à travers les différentes luttes contre l'exploitation. La mobilisation actuelle des étudiants, notamment du fait de sa capacité à s'organiser et à aborder de façon réfléchie les problèmes qui lui sont posés, y compris celui de la violence, est de ce fait beaucoup plus près de la révolution, du renversement violent de l'ordre bourgeois que ne pouvaient l'être les barricades de Mai 1968.
15) C'est justement la question de la violence qui constitue un des éléments essentiels permettant de souligner la différence fondamentale entre les émeutes des banlieues de l'automne 2005 et le mouvement des étudiants du printemps 2006. A l'origine des deux mouvements, il y a évidemment une cause commune : la crise insurmontable du mode de production capitaliste, l'avenir de chômage et de précarité qu'il réserve aux enfants de la classe ouvrière. Cependant, les émeutes des banlieues, exprimant fondamentalement un désespoir complet face à cette situation, ne sauraient en aucune façon être considérées comme une forme, même approximative, de la lutte de classe. En particulier, les composantes essentielles des mouvements du prolétariat, la solidarité, l'organisation, la prise en main collective et consciente de la lutte, étaient totalement absentes de ces émeutes. Aucune solidarité des jeunes désespérés envers les propriétaires des voitures qu'ils brûlaient et qui étaient celles de leurs voisins, de prolétaires eux-mêmes victimes du chômage et de la précarité. Bien peu de conscience de la part de ces émeutiers, souvent très jeunes, dont la violence et les destructions s'exerçaient de façon aveugle, et souvent sous forme de jeu. Quant à l'organisation et à l'action collective, elles prenaient la forme des bandes de cités dirigées par un petit "caïd" (tirant souvent son autorité du fait qu'il est le plus violent de la bande), et qui se faisaient concurrence entre elles pour gagner le concours du plus grand nombre de voitures brûlées. En réalité, la démarche des jeunes émeutiers d'octobre-novembre 2005 non seulement en fait des proies faciles pour toutes sortes de manipulations policières, mais nous donne une indication de comment les effets de la décomposition de la société capitaliste peuvent constituer une entrave au développement de la lutte et de la conscience du prolétariat.
16) Au cours du mouvement actuel, c'est de façon répétée que les bandes de "lascars" ont mis à profit les manifestations pour venir au centre des villes se livrer à leur sport favori : "casser du flic et des vitrines", et cela à la grande satisfaction des médias étrangers qui s'étaient déjà distingués à la fin 2005 par leurs images choc à la Une des journaux et à la télévision. Il est clair que les images des violences qui, pendant toute une période, ont été les seules présentées aux prolétaires en dehors de la France, ont constitué un excellent moyen pour renforcer le black-out sur ce qui se passait réellement dans ce pays et priver la classe ouvrière mondiale des éléments pouvant participer à sa prise de conscience. Mais ce n'est pas seulement vis-à-vis du prolétariat des autres pays qu'ont été exploitées les violences des bandes de "lascars". En France même, elles ont, dans un premier temps, été utilisées pour tenter de présenter la lutte menée par les étudiants comme une espèce de "remake" des violences de l'automne dernier. Peine perdue : personne n'a cru à une telle fable et c'est pour cela que le Ministre de l'Intérieur, Sarkozy, a rapidement changé son fusil d'épaule en déclarant qu'il faisait une claire différence entre les étudiants et les "voyous". Les violences ont été alors montées en épingle pour tenter de dissuader un maximum de travailleurs, voire d'étudiants et de lycéens, de participer aux manifestations, notamment à celle du 18 mars. La participation exceptionnelle à cette manifestation a fait la preuve que cette manœuvre ne marchait pas. Enfin, le 23 mars, c'est avec la bénédiction des forces de police que des "casseurs" s'en sont pris aux manifestants eux-mêmes pour les dépouiller, ou tout simplement pour les tabasser sans raison. Beaucoup d'étudiants ont été démoralisés par ces violences : "Quand ce sont les CRS qui nous matraquent, ça nous donne la pêche, mais quand ce sont les gamins des banlieues, pour qui on se bat aussi, ça fout un coup au moral". Cependant, une nouvelle fois, les étudiants ont fait la preuve de leur maturité et de leur conscience. Plutôt que d'essayer d'organiser des actions violentes contre les jeunes "casseurs", comme l'ont fait les services d'ordre syndicaux qui, lors de la manifestation du 28 mars les ont rabattus vers les forces de police à coups de gourdin, ils ont décidé en plusieurs endroits de nommer des délégations chargées d'aller discuter avec les jeunes des quartiers défavorisés, notamment pour leur expliquer que la lutte des étudiants et des lycéens est aussi en faveur de ces jeunes plongés dans le désespoir du chômage massif et de l'exclusion. C'est de façon intuitive, sans connaissance des expériences de l'histoire du mouvement ouvrier, que la majorité des étudiants a mis en pratique un des enseignements essentiels qui se dégagent de ces expériences : pas de violence au sein de la classe ouvrière. Face à des secteurs du prolétariat qui peuvent se laisser entraîner dans des actions contraires à ses intérêts généraux, la persuasion et l'appel à la conscience constituent le moyen essentiel d'action en leur direction, dès lors que ces secteurs ne sont pas de simples appendices de l'état bourgeois (comme les commandos de briseurs de grèves).
17) Une des raisons de la très grande maturité du mouvement actuel, notamment vis-à-vis de la question de la violence, réside dans la très forte participation des étudiantes et des lycéennes dans ce mouvement. Il est connu qu'à ces âges, les jeunes filles ont généralement une plus grande maturité que leurs camarades du sexe masculin. De plus, concernant la question de la violence, il est clair que les femmes se laissent en général moins facilement entraîner sur ce terrain que les hommes. En 1968, les étudiantes aussi ont participé au mouvement mais lorsque la barricade est devenue le symbole de celui-ci, le rôle qui leur a été dévolu a souvent été celui de faire-valoir des "héros" casqués qui posaient au sommet des tas de pavés, d'infirmières de ceux qui étaient blessés et de pourvoyeuses de sandwichs leur permettant de se restaurer entre deux affrontements avec les CRS. Rien de tel dans le mouvement d'aujourd'hui. Dans les "blocages" aux portes des universités, les étudiantes sont nombreuses et leur attitude est significative du sens que le mouvement a donné jusqu'à présent à ces piquets : non pas le "baston" vis-à-vis de ceux qui veulent aller en cours, mais l'explication, les arguments et la persuasion. Dans les assemblées générales et les différentes commissions, même si, le plus souvent, les étudiantes sont moins "grandes gueules" et moins engagées dans des organisations politiques que les garçons, elles constituent un élément de premier ordre dans l'organisation, la discipline et l'efficacité de celles-ci de même que dans leur capacité de réflexion collective. L'histoire des luttes du prolétariat a mis en évidence que la profondeur d'un mouvement pouvait être évaluée en partie par la proportion des ouvrières qui s'y impliquaient. En "temps normal" les femmes prolétaires, du fait qu'elles subissent une oppression encore plus étouffante que les prolétaires hommes sont, en règle générale moins impliquées qu'eux dans les conflits sociaux. Ce n'est qu'au moment où ces conflits atteignent une grande profondeur, que les couches les plus opprimées du prolétariat, notamment les ouvrières, se lancent dans le combat et la réflexion de classe. La très grande participation des étudiantes et des lycéennes dans le mouvement actuel, le rôle de premier plan qu'elles y jouent, constituent un indice supplémentaire non seulement de sa nature authentiquement prolétarienne, mais aussi de sa profondeur.
18) Comme on l'a vu, le mouvement actuel des étudiants en France constitue une expression de premier plan de la nouvelle vitalité du prolétariat mondial depuis 3 années, une nouvelle vitalité et une capacité accrue de prise de conscience. La bourgeoisie fera évidemment tout son possible pour limiter au maximum l'impact de ce mouvement pour l'avenir. Si elle en a les moyens, elle refusera de céder sur ses revendications principales afin de maintenir dans la classe ouvrière en France le sentiment d'impuissance qu'elle avait réussi à lui imposer en 2003. En tout état de cause, elle mettra tout en œuvre pour que la classe ouvrière ne tire pas les riches leçons de ce mouvement, notamment en provoquant un pourrissement de la lutte facteur de démoralisation ou bien une récupération par les syndicats et les partis de gauche. Cependant, quelles que soient les manœuvres de la bourgeoisie, cette classe ne pourra supprimer toute l'expérience accumulée pendant des semaines par des dizaines de milliers de futurs travailleurs, leur éveil à la politique et leur prise de conscience. C'est là un véritable trésor pour les luttes futures du prolétariat, un élément de premier plan de leur capacité à poursuivre leur chemin vers la révolution communiste. Il appartient aux révolutionnaires de participer pleinement, tant à la capitalisation de l'expérience présente qu'à l'utilisation de cette expérience dans les combats futurs.
[1] [1216] Afin de permettre à la lutte de se donner la plus grande puissance et unité possibles, les étudiants ont ressenti la nécessité de constituer une "coordination nationale" de délégués des différentes assemblées. En soi, la démarche est absolument correcte. Cependant, dans la mesure où une bonne proportion des délégués sont des membres d'organisations politiques bourgeoises (telle la "Ligue communiste révolutionnaire", trotskiste) qui sont présentes dans le milieu étudiant, les réunions hebdomadaires de la coordination ont été souvent le théâtre des manœuvres politiciennes de ces organisations lesquelles ont notamment tenté, sans succès jusqu'à présent, de constituer un "Bureau de la Coordination" qui serait devenu un instrument de leur politique. Comme nous l'avons souvent noté dans les articles de notre presse (notamment lors des grèves en Italie de 1987 et lors de la grève des hôpitaux en France de 1988) la centralisation, qui est une nécessité dans une lutte de grande ampleur, ne peut réellement contribuer au développement du mouvement que si elle se base sur un haut degré de prise en main de celui-ci et de vigilance à la base, dans les assemblées générales. Il faut également noter qu'une organisation comme la LCR a tenté de doter le mouvement des étudiants de "porte-parole" auprès des médias. Le fait qu'il ne soit pas apparu de "leader" médiatique du mouvement n'est pas à mettre au compte de sa faiblesse mais au contraire de sa grande profondeur.
[2] [1217] On a même pu entendre à la télévision un "spécialiste" de la psychologie des hommes politiques déclarer qu'il faisait partie de la catégorie des "entêtés narcissiques".
[3] [1218] Il revient à la vérité de préciser que la commune en question est Neuilly-sur-Seine, l'exemple le plus symbolique des villes à population bourgeoise. Ce n'est certainement pas avec ses électeurs que Sarkozy a appris à "parler au peuple".
[4] [1219] C'était une date symbolique puisqu'elle marquait le dixième anniversaire du coup d'État du 13 mai 1958 qui avait abouti au retour de De Gaulle au pouvoir. Un des principaux slogans de la manifestation était "Dix ans, ça suffit !"
[5] [1220] C'est ainsi qu'en janvier 1968, notre publication Internacionalismo du Venezuela (la seule publication de notre courant existant à l'époque) avait annoncé l'ouverture d'une nouvelle période d'affrontements de classe à l'échelle internationale : "Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas deviner quand et de quelle façon vont se dérouler les événements futurs. Mais ce dont nous sommes effectivement sûrs et conscients, concernant le processus dans lequel est plongé actuellement le capitalisme, c'est qu'il n'est pas possible de l'arrêter avec des réformes, des dévaluations, ni autre type de mesures économiques capitalistes et qu 'il mène directement à la crise. Et nous sommes sûrs également que le processus inverse de développement de la combativité de la classe, qu'on vit actuellement de façon générale, va conduire la classe ouvrière à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l'État bourgeois."
[6] [1221] Ce jour là, à la suite de toute une série de mobilisations dans les villes ouvrières contre les violentes attaques économiques et la répression de la junte militaire, les ouvriers de Cordoba avaient complètement débordé les forces de police et l'armée (pourtant équipées de tanks) et s'étaient rendus maîtres de la ville (la deuxième du pays). Le gouvernement n'a pu "rétablir l'ordre" que le lendemain grâce à l'envoi massif de l'armée.
[7] [1222] Nous sommes bien loin ici de l'attitude de beaucoup d'étudiants de 1968 qui considéraient leurs aînés comme de "vieux cons" (alors que ces derniers les traitaient souvent de "petits cons").
[8] [1223] Il vaut la peine de signaler que cette cécité sur la signification véritable de Mai 1968 n'affectait pas seulement les courants d'extraction stalinienne ou trotskiste pour qui, évidemment, il n'y avait pas eu de contre-révolution mais une progression de la "révolution" avec l'apparition à la suite de la Seconde Guerre mondiale de toute une série d'états "socialistes" ou "ouvriers déformés" et avec les "luttes d'indépendance nationale" qui avaient commencé à la même période et qui se sont prolongées pendant plusieurs décennies. En fait, la plupart des courants et éléments qui se rattachaient à la Gauche communiste, et notamment à la Gauche italienne, n'ont pas compris grand-chose à se qui se passait en 1968 puisque, aujourd'hui encore, aussi bien les bordiguistes que Battaglia comunista estiment que nous ne sommes pas encore sortis de la contre-révolution.
Les premiers articles de cette série ont mis en évidence en quoi la forme et le contenu de la révolution de 1905 avaient constitué quelque chose de totalement nouveau, correspondant aux caractéristiques de la nouvelle période de la vie du capitalisme, celle de sa décadence. Nous avons montré que les syndicats avaient été supplantés par une forme d'organisation mieux adaptée aux objectifs et à la nature de la lutte engagée par la classe ouvrière dans cette période, les soviets. Nous avons démontré le caractère erroné de l'idée attribuant leur surgissement à l'arriération supposée de la Russie en mettant en évidence qu'au contraire, il correspondait à un niveau avancé de conscience atteint par la classe ouvrière. En fait, face aux nouvelles tâches qui se posent à la classe ouvrière, les syndicats cessent de constituer un outil de défense de ses intérêts pour devenir un obstacle au développement même de la lutte de classe. Si le mouvement en Russie en 1905, puis à nouveau en 1917, a fait surgir des syndicats là où il n'en existait pas auparavant, c'est l'expression à la fois de la ferveur révolutionnaire de la classe ouvrière qui a tenté d'utiliser tous les moyens pour faire avancer sa lutte mais aussi d'une inexpérience certaine vis-à-vis de ceux-ci. En fait, ce sont les soviets qui ont mené la lutte et lui ont conféré sa nature révolutionnaire ; les syndicats n'ont fait que suivre.
Le surgissement des soviets est inséparable de la grève de masse qui s'est révélé constituer le moyen de la lutte contre le capitalisme quand les réformes partielles et les palliatifs ne sont plus possibles. Tout comme les soviets, elle surgit des besoins de la classe dans son ensemble en étant capable d'entraîner les masses ouvrières, et de constituer un creuset pour le développement de leur conscience. Dans son développement même, elle s'est heurtée aux limites des syndicats et à une partie du mouvement ouvrier pour qui elle n'évoquait rien d'autre que le spectre de l'anarchisme. C'est à l'aile gauche du mouvement ouvrier, avec à sa tête Rosa Luxemburg puis Anton Pannekoek, qu'est revenue la tâche de défendre la grève de masse, non comme une simple tactique prônée par la direction des syndicats, mais comme une force élémentaire, révolutionnaire et sans cesse renouvelée, jaillissant du cœur de la classe ouvrière, capable d'unifier sa combativité et sa conscience à un niveau supérieur.
La caractéristique de 1905 qui concentre toutes les autres est que la lutte pour des réformes est désormais remplacée par la lutte pour la révolution.
Nous avons montré que ces changements n'étaient pas spécifiques à la Russie, mais concernaient l'ensemble de la classe ouvrière mondiale puisqu'il s'agissait de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. La classe ouvrière, qui s'était érigée en classe internationale capable de combattre pour ses intérêts propres, était désormais confrontée à la lutte pour le renversement du capitalisme et la transformation des rapports de production, et non plus à celle pour des améliorations en leur sein. Partout dans le monde, la Première Guerre mondiale a été précédée par une escalade et une intensification des grèves qui commençaient à remettre en question les vieilles formes d'organisation et les anciens objectifs de lutte, certaines de ces luttes ayant débouché sur des conflits ouverts avec l'Etat. Bref, après 1905, la lutte de la classe ouvrière est devenue la lutte pour le communisme.
Ainsi, la signification réelle de 1905, c'est qu'il montrait le futur, ouvrant la voie à toutes les luttes qui seront engagées ensuite par la classe ouvrière dans le capitalisme décadent. C'est-à-dire toutes celles du siècle dernier, celles d'aujourd'hui, et celles de demain.
Le rôle joué par 1905 dans la préparation de l'avenir s'est manifesté très clairement en l'année 1917, pendant laquelle les soviets ont constitué le premier instrument de la révolution. Le pouvoir soviétique s'est dressé contre le pouvoir bourgeois du gouvernement provisoire, comme Trotsky l'a écrit avec éloquence dans son Histoire de la Révolution Russe :
La réaction monarchiste s'était cachée dans des fissures. Dès que surgirent les premières eaux du déluge, les propriétaires de toute espèce et de toute tendance se groupèrent sous le drapeau du parti cadet qui, du coup, se trouva être le seul parti non socialiste et, en même temps, l'extrême-droite dans l'arène ouverte.
Les soviets sont la seule forme d'organisation de la classe ouvrière qui soit en adéquation avec les moyens et les buts de la lutte pour le communisme. Cependant, c'était loin d'être clair à l'époque, en particulier pour les révolutionnaires en Russie. Cela ne s'est clarifié qu'avec la discussion sur la question des syndicats au Premier Congrès de la Troisième internationale, comme nous le montrons dans l'article "Les prises de position politiques de la 3e Internationale" (Revue Internationale n° 123). Dans la discussion, des délégués de beaucoup de pays européens ont fermement dénoncé le rôle contre-révolutionnaire désormais joué par les syndicats. A contrario, Zinoviev, dans sa présentation du rapport sur la Russie, argumentait : "La seconde forme d'organisation ouvrière en Russie sont les syndicats. Ils se sont développés ici d'une manière différente qu'en Allemagne : ils ont joué un rôle révolutionnaire important dans les années 1904-1905 et, aujourd'hui, ils marchent côte à côte avec nous dans la lutte pour le socialisme (...) Une grande majorité de membres des syndicats soutient les positions de notre parti, et toutes les décisions des syndicats sont prises dans l'esprit de ces positions". Ceci ne prouve nullement qu'en Russie, les syndicats aient eu des vertus qu'ils n'avaient pas ailleurs, mais, tout simplement, que du fait de certaines spécificités de la Russie et, comme le conclut le texte cité plus haut, "ils avaient été entraînés dans le sillage des soviets", ils ont, pendant la phase révolutionnaire, manifesté moins qu'ailleurs leur rôle d'instrument de l'Etat capitaliste contre la classe ouvrière.
Si la révolution de 1917 a été rendue possible par celle de 1905, elle n'a pas débouché sur la révolution communiste mondiale. Il aurait fallu pour cela que la révolution parvienne à s'étendre et vaincre en dehors de la Russie. L'immaturité de la conscience du prolétariat à l'époque ne l'a pas permis. Cependant, depuis lors, beaucoup de leçons de la vague révolutionnaire ont été tirées par les groupes isolés de révolutionnaires qui ont survécu à la répression de la vague révolutionnaire de 1917-1923 et à la contre-révolution, et qui ont cherché à reconstruire le mouvement révolutionnaire. C'est le rôle qu'a assumé la Gauche communiste. Ces leçons ont aussi été confirmées par l'expérience de la classe ouvrière dans sa lutte quotidienne et lors de ses efforts les plus importants, comme en Pologne au début des années 1980. L'élaboration de ces leçons avait commencé immédiatement après 1905, et c'est à ce travail que nous retournons maintenant.
Dans cette dernière partie consacrée à 1905, nous allons examiner comment le mouvement révolutionnaire a appréhendé les événements, l'analyse qu'il a en fait et avec quelle méthode. Ce dernier point n'est pas sans importance dans la mesure où un changement de la situation historique implique une adaptation des moyens permettant de la comprendre.
Ce qui frappe à propos du débat et de la lutte théorique entrepris après 1905 est leur caractère collectif et international, même si les protagonistes n'en avaient pas tous conscience.
Alors qu'après la Commune de Paris en 1870, Marx avait été capable, au nom du Conseil général de l'Association internationale des Travailleurs (la Première Internationale), de résumer sa signification dans une seule brochure, il n'a pas été possible de faire de même concernant les évènements de 1905, du fait en particulier de la complexité des questions posées.
En particulier, les révolutionnaires de l'époque étaient confrontés à un changement sans précédent de période historique, un changement qui remettait en question beaucoup d'hypothèses et d'acquis du mouvement ouvrier, comme le rôle des syndicats et la forme de la lutte de classe. La contribution essentielle de la gauche du mouvement ouvrier est non seulement d'avoir cherché à relever ce défi, mais aussi d'avoir fait preuve d'une grande lucidité sur beaucoup de questions à travers une utilisation remarquable de la méthode marxiste, laissant ainsi derrière elle un brillant héritage théorique. Un tel résultat l'emporte très largement sur les inévitables manques et faiblesses de ces efforts théoriques. Attendre quelque chose d'autre, attendre la perfection n'est pas seulement naïf, mais montre une incapacité à comprendre la réelle nature du marxisme et de toute la lutte de la classe ouvrière. Ce serait comme s'attendre à ce que la classe ouvrière soit victorieuse dans chaque grève, qu'elle démasque clairement chaque manœuvre de la classe dominante et, finalement, qu'elle soit capable de faire la révolution dès que sont présentes les conditions objectives de celle-ci.
Le caractère parfois fragmenté des contributions et du débat ne constituait pas une faiblesse en soi mais la conséquence inévitable du développement à chaud de la lutte théorique qui était le pendant du développement de la lutte "pratique". On pourrait même dire que le pendant de la grève de masse est la "lutte théorique de masse". Evidemment, cette dernière n'implique pas autant de monde que la première, mais elle exprime le même esprit collectif et exige les mêmes qualités de solidarité, de modestie et de dévouement. Par-dessus tout, elle exige un engagement actif, comme le soulignaient nos camarades d'Internationalisme il y a près de soixante ans :
C'est cela qui a séparé la gauche du mouvement ouvrier (Lénine, Luxemburg, Pannekoek, etc.) du centre représenté par Kautsky et de la droite ouvertement révisionniste, menée par Bernstein. L'abîme entre le centre et la gauche était manifeste dans le débat à propos de la grève de masse dans lequel Kautsky s'est montré incapable de voir les changements sous-jacents dans la lutte de classe, analysés par Luxemburg. Incapable de dépasser la vision du passé, Kautsky n'a rien saisi de l'argumentation de Luxemburg et, dans une seconde phase de la discussion, a même essayé d'en bloquer la publication 3 [1227].
On peut identifier quelques caractéristiques centrales des documents et des débats auxquels a donné lieu 1905 :
Tout ceci exprime la réalité d'une période de changements, faite à la fois de ruptures et de tentatives pour les comprendre et les maîtriser mais aussi de désorientation affectant beaucoup d'éléments. Certains rejetaient l'ensemble du passé, d'autres s'accrochaient à ce qu'ils connaissaient et tentaient d'ignorer les changements, alors que d'autres encore reconnaissaient les changements et cherchaient à s'y adapter, tout en conservant du passé ce qu'il y avait de valable. Ces différents types de réponses déterminaient, au sein du mouvement ouvrier, des divisions qui se développaient entre la droite, le centre et la gauche. En outre, les débats mettaient essentiellement aux prises ces tendances plutôt que des individus. C'est de la gauche qu'est venu le réel effort pour comprendre la nouvelle situation, alors que la droite tournait le dos aux conclusions et à la méthode du marxisme et que le centre abandonnait de plus en plus sa méthode en faveur d'une orthodoxie stérile et conservatrice, illustrée le plus clairement par Karl Kautsky.
La contribution fondamentale de la gauche a été de reconnaître que quelque chose avait changé ; elle a vu que la société entrait dans une nouvelle période et a cherché à le comprendre. En cela, la gauche défendait la méthode marxiste, et donc le véritable héritage de Marx. Les travaux de Lénine, de Luxemburg et de Trotsky montrent clairement que leurs auteurs étaient poussés par les conditions objectives, chacun d'eux ayant développé des analyses essentielles :
L'effort théorique au sein de la classe ouvrière est loin de se limiter à ces trois figures du mouvement ouvrier : des tendances de gauche ont émergé partout où il existait des expressions politiques organisées du mouvement ouvrier. Lénine à travers L'impérialisme, stade suprême du capitalisme et Luxemburg avec L'accumulation du capital ont essayé de saisir ce qui avait changé dans la structure du capitalisme comme un tout, mais ceci dépasse le périmètre de cet article.
L'héritage de 1905 est le patrimoine commun à toute la gauche du mouvement ouvrier et nous allons examiner les efforts accomplis par cette dernière pour comprendre successivement les questions vitales du but, de la forme et des moyens des luttes ouvrières dans la nouvelle période.
Bien que cela n'ait fait l'objet d'aucune déclaration explicite, la reconnaissance que la révolution prolétarienne ne se situait plus à un horizon lointain, qu'elle cessait d'être une aspiration générale mais était devenue une réalité tangible, était partagée implicitement par tous. D'un point de vue formel, Lénine, Trotsky et Luxemburg définissent tous le but de la prochaine révolution comme étant celui de la révolution bourgeoise. Mais leur analyse de la nature de cette révolution bourgeoise et du rôle que la classe ouvrière sera amenée à y jouer, contredisent implicitement une telle perspective. Ils soulignent tous, de différente manière et à des degrés divers, que le prolétariat sera la principale force à l'œuvre dans cette révolution. Ils se trouvent ainsi, unis de fait, contre ceux qui ne font que répéter les schémas anciens devenus caducs.
En 1906, Trotsky publie Bilan et Perspectives où il expose l'idée de la révolution permanente, ou de la "révolution ininterrompue" comme on la désignait alors. Il explique aussi les conditions requises pour la révolution et suggère qu'elles sont quasiment toutes remplies.
La première condition concerne le niveau de développement des moyens de production. Il explique que ceux-ci sont en place :
Cela nous mène à la seconde prémisse, la prémisse "socio-économique"; en d'autres termes, le développement du prolétariat. Ici, Trotsky s'interroge : "quel doit être le poids numérique relatif du prolétariat ? Doit-il constituer la moitié, les deux tiers, ou les neuf dixièmes de la population ?" Mais s'il pose la question, il rejette immédiatement une telle vision "automatique" et affirme que "l'importance du prolétariat dépend entièrement du rôle qu'il joue dans la production à grande échelle". Pour Trotsky, c'est le rôle qualitatif que joue le prolétariat qui compte, plus que le quantitatif. Ceci a deux implications importantes. Premièrement, il n'est pas nécessaire que le prolétariat constitue la majorité de la population pour instaurer le socialisme. Deuxièmement et en particulier, l'échelle de l'industrie et la concentration du prolétariat en Russie donnaient à celui-ci un poids relatif plus important que dans des pays comme la Grande-Bretagne ou l'Allemagne où il représentait cependant une même proportion de la population. Après avoir examiné le rôle du prolétariat dans d'autres pays importants, Trotsky poursuit : "Tout ceci nous amène à conclure que l'évolution économique - la croissance de l'industrie, des grandes entreprises, des villes, du prolétariat en général et du prolétariat industriel en particulier - a déjà préparé le terrain, non seulement pour la lutte du prolétariat pour le pouvoir politique, mais aussi pour la conquête de ce pouvoir."
La troisième prémisse est la "dictature du prolétariat", qui semble essentiellement recouvrir chez Trotsky le développement de la conscience de classe : "Il faut, en outre, que cette classe soit consciente de ses intérêts objectifs ; il faut qu'elle comprenne qu'il n'y a pas d'issue pour elle en dehors du socialisme; il faut qu'elle s'unisse en une armée assez puissante pour conquérir, dans une lutte ouverte, le pouvoir politique." Il ne se prononce pas explicitement sur la question de savoir si cette condition est remplie, mais rejette l'idée de "bien des idéologues socialistes" selon laquelle "Le prolétariat, et même "l'humanité" en général devraient tout d'abord se dépouiller de leur vieille nature égoïste, l'altruisme devrait dominer la vie sociale, etc." ; et il conclut : "Le socialisme n'a pas pour but de créer une psychologie socialiste comme prémisse du socialisme, mais de créer des conditions de vie socialiste comme prémisses d'une psychologie socialiste." Cette reconnaissance du rapport dynamique qui existe entre la révolution et la conscience constitue une des manifestations les plus importantes de sa clairvoyance vis-à-vis du processus de développement de la révolution. Lorsqu'il examine la situation particulière de la Russie, Trotsky suggère que 1905 a directement posé la question de la révolution : " ...le prolétariat russe a révélé une puissance colossale, dépassant les espoirs les plus optimistes des sociaux-démocrates russes. Le cours de la révolution russe a été déterminé, au moins dans ses traits fondamentau.. Ce qui, il y a deux ou trois ans, semblait du domaine du possible, s'est rapproché du probable et, tout l'indique, est tout près de devenir inévitable."5 [1229]
Auparavant, toujours dans Bilan et Perspectives, Trotsky affirme que le développement historique implique que ce n'est plus la bourgeoisie mais le prolétariat à qui est dévolu, désormais le rôle révolutionnaire : la révolution de 1905 et la création du Soviet de Saint-Pétersbourg en ont été la confirmation. Cela signifiait que les révolutions bourgeoises telles qu'on les avait connues jusqu'alors n'étaient plus possibles. Trotsky rejette en particulier l'idée que le prolétariat mènerait une révolution et passerait ensuite la main à la bourgeoisie :
Si le prolétariat détient la majorité dans un gouvernement, sa tâche n'est plus de réaliser le programme minimum de réformes, mais le programme maximum de la révolution sociale. Ce n'est pas une question de choix, mais de dynamique de la situation. Trotsky illustre ceci avec l'exemple de la journée de huit heures. Bien que "cette revendication [ne soit] nullement en contradiction avec l'existence de rapports capitalistes, (...) il est hors de doute qu'elle provoquerait une résistance organisée et résolue des capitalistes, qui prendrait, par exemple, la forme de lock-out et de fermetures d'usines." Un gouvernement bourgeois confronté à une telle situation reculerait et réprimerait les ouvriers, mais il n'y aurait "pour un gouvernement ouvrier, qu'une seule réponse possible à un lock-out général : l'expropriation des usines, et l'introduction, au moins dans les plus grandes, de la production sur une base socialisée". En un mot, pour Trotsky, "...la révolution russe créera des conditions favorables au passage du pouvoir entre les mains des ouvriers - et, si la révolution l'emporte, c'est ce qui se réalisera en effet - avant que les politiciens du libéralisme bourgeois n'aient la chance de pouvoir faire pleinement la preuve de leur talent à gouverner"7 [1231].
Lénine, comme Trotsky, situe la révolution dans le contexte du développement international des conditions objectives :
Ceci est un extrait de la longue polémique qui a opposé les Bolcheviks aux Mencheviks sur la révolution de 1905 que tous les deux considéraient de nature démocratique-bourgeoise. Les premiers (auteurs de la résolution citée dans le passage ci-dessous) appellent le prolétariat à en prendre la direction, alors que les seconds (à l'origine de la résolution de la Conférence10 [1234]) tendent à laisser l'initiative à la bourgeoisie :
"La résolution de la conférence parle de la liquidation de l’ancien régime dans une lutte entre les divers éléments de la société. La résolution du congrès dit que nous, parti du prolétariat, devons procéder à cette liquidation ; que la fondation d'une République démocratique sera la seule liquidation réelle de l'ancien régime ; que nous devons conquérir cette République ; que nous nous battrons pour elle et pour une liberté absolue, non seulement contre l'autocratie, mais aussi contre la bourgeoisie lorsque celle-ci tentera (et elle n'y manquera pas) de nous arracher nos conquêtes. La résolution du congrès appelle au combat une classe déterminée, en lui assignant un objectif immédiat nettement déterminé. La résolution de la conférence traite d'une lutte entre des forces diverses. Des deux résolutions, l'une traduit la psychologie de la lutte active, l'autre celle de la contemplation passive."11 [1235].
Lénine est inlassablement revenu sur la nécessité pour le prolétariat d'assumer le rôle dirigeant, contre la position des Mencheviks qu'il qualifiait de droite dans le parti :
Ces citations montrent la nature dynamique de la position bolchevique : bien que ne reconnaissant pas l'existence des conditions pour une révolution prolétarienne, elle a cependant été capable de saisir le rôle central joué par le prolétariat et de l'exprimer clairement en termes de lutte pour le pouvoir. Bien que Lénine affirme explicitement que 1905 était une révolution bourgeoise 14 [1238], l'analyse qu'il développe du rôle particulier que doit y jouer le prolétariat constitue une base qui permettra l'évolution de sa position en avril 1917 et son appel à la révolution prolétarienne :
La question de la tactique immédiate qui occupe tant de place dans les écrits de Lénine et mène à d'apparents revirements de position (comme sur les élections à la Douma), résulte de la préoccupation constante de relier la compréhension générale de la situation à l'activité réelle de la classe ouvrière et de son organisation révolutionnaire, au lieu de rester enfermé dans des schémas hors du temps.
Luxemburg reconnaît également que 1905 a posé la question de la révolution prolétarienne, tout en affirmant, elle aussi, que la tâche est celle de la révolution bourgeoisie. Cela paraît évident à la lecture de son analyse de la grève de masse comme expression de la révolution :
Luxemburg est la plus explicite à propos du changement de période historique lorsqu'elle compare les révolutions française, allemande et russe :
Plus loin, elle semble même affirmer que la tâche à laquelle le prolétariat allemand est confronté, est la révolution prolétarienne : "Aussi une période de luttes politiques ouvertes n'aurait nécessairement en Allemagne pour seul objectif historique que la dictature du prolétariat." 19 [1243].
La contribution la plus importante de Luxemburg à la discussion alimentée par 1905 est son oeuvre Grève de masse, parti et syndicats, écrit en août 1906 20 [1244], dans laquelle elle analyse la nature et les caractéristiques de la grève. Après avoir passé en revue la position marxiste traditionnelle sur la grève de masse, fait une critique des positions anarchiste et révisionniste et examiné le développement réel de la grève en Russie, Luxemburg esquisse les aspects principaux de la grève de masse.
Premièrement, et contrairement à la conception des anarchistes et de beaucoup de membres du parti social-démocrate allemand, elle met en avant que la grève de masse n'est pas "un acte, unique", mais "un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s'étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies." 21 [1245]. Cela conduit à faire une distinction entre grèves politiques de masse "de démonstration" et "grèves de masse de lutte". Les premières sont une tactique utilisée par le parti, qui "exigent un niveau très élevé de discipline de parti, une direction politique et une idéologie politique conscientes, et apparaissent donc selon le schéma comme la forme la plus haute et la plus mûre de la grève de masse" 22 [1246], mais qui, en réalité, appartiennent au début du mouvement et deviennent moins importantes "avec le développement des luttes révolutionnaires."23 [1247]. Elles ouvrent la voie à la force plus élémentaire de la grève de masse de lutte.
Deuxièmement, cette forme de la grève de masse dépasse la séparation artificielle entre luttes économiques et politiques :
L'unité des luttes économiques et politiques "est précisément la grève de masse" 25 [1249].
Troisièmement, "la grève de masse est inséparable de la révolution". Cependant, Luxemburg rejette le schéma, largement répandu dans le mouvement ouvrier, selon lequel la grève de masse ne peut conduire qu'à une confrontation sanglante avec l'Etat et mènerait inévitablement à un immense bain de sang puisque que ce dernier détient le monopole des armes. C'était l'argument de base utilisé par les détracteurs de la grève de masse qui la présentait comme de futiles gesticulations. Au contraire, alors que la révolution russe contenait sans aucun doute des heurts avec l'Etat, elle est issue des conditions objectives de la lutte de classe ; elle est issue du mouvement de masses en action toujours plus nombreuses. Bref, "ce n'est pas la grève de masse qui produit pas la révolution, mais la révolution qui produit la grève de masse" 26 [1250].
Quatrièmement, comme l'implique le point précédent, de véritables grèves de masse ne peuvent pas être décrétées ou planifiées à l'avance. Cela conduit Luxemburg à souligner l'élément de spontanéité tout en rejetant l'idée que celui-ci serait le produit d'une prétendue arriération de la Russie :
Mais cela ne l'a pas amenée à rejeter l'importance de l'organisation :
L'analyse de Luxemburg est très différente de celle des anarchistes et des marxistes orthodoxes du fait qu'elle se situe dans un contexte différent : celui de la révolution. Dans les premières pages de Grève de masse, parti et syndicats, elle affirme clairement que ses conclusions, apparemment si contradictoires avec celles de Marx et Engels eux-mêmes, sont la conséquence de l'application de leur méthode à une nouvelle situation :
Bref, Luxemburg présente une analyse de la dynamique révolutionnaire, avec la classe ouvrière à sa tête, qui surgit de conditions objectives en plein changement. Cela l'amène à souligner correctement la spontanéité de la grève de masse, mais aussi à reconnaître que cette spontanéité est en fait le produit de l'expérience de la classe ouvrière. Cela l'éloigne de Kautsky et de ses proches qui, bien qu'étant perçus à l'époque comme soutenant la grève de masse, demeuraient prisonniers de la vision orthodoxe et étaient incapables de saisir les changements fondamentaux qui intervenaient dans la situation et ont été concrétisés dans la révolution russe de 1905.
Le débat sur la grève de masse a connu une seconde phase en 1910 29 [1253] et a abouti à la scission finale entre Luxemburg et Kautsky. Dans ce débat, Pannekoek a joué un rôle important et a non seulement défendu des positions proches de celles de Luxemburg mais, de plus, les a développées. Il commence par explicitement lier la question de la grève de masse aux leçons de 1905 :
Il partage avec Luxemburg sa conception de la nature de la grève de masse ; il la considère comme un processus et critique la conception de Kautsky d'un "événement ayant lieu une fois pour toutes". Il affirme qu'elle forme une continuité avec la lutte au jour le jour et il établit un lien entre la forme d'action actuelle, à petite échelle, et les luttes qui mèneront à la conquête du pouvoir.
Il met en relation l'action de masse et le développement du capitalisme :
Il poursuit en défendant les aspects dynamiques de la grève de masse :
Il conclut que la différence fondamentale entre cette position et celle de Kautsky concerne la question de la révolution et, ce faisant, il montre où le centrisme de Kautsky va le mener :
Trotsky décrit parfaitement les soviets dans son livre 1905, comme nous l'avons vu dans les parties précédentes de cette série. A la fin du livre, dans un passage déjà cité dans cette série, il résume l'importance du soviet durant la révolution :
Après la défaite de la révolution, il a continué à étudier le rôle que devrait jouer le soviet dans le futur :
Dans Bilan et Perspectives, Trotsky souligne que les soviets ont été une création de la classe ouvrière qui correspondait à la période révolutionnaire :
L'attitude de Lénine envers les soviets en 1905 a déjà été évoquée dans la Revue Internationale n° 123, où nous citions une lettre inédite dans laquelle il rejetait l'opposition aux soviets de la part de quelques Bolcheviks et défendait "à la fois le soviet des députés ouvriers et le parti" 3 [1260]5, tout en rejetant l'argument selon lequel il devrait s'aligner sur un quelconque parti. Après la révolution, Lénine a constamment défendu le rôle des soviets dans l'organisation et l'unification de la classe.
Avant le congrès unificateur de 1906 36 [1261], il avait écrit un projet de résolution sur les soviets de députés ouvriers qui les reconnaissait comme une caractéristique de la lutte révolutionnaire plutôt que comme une spécificité de 1905 :
La résolution poursuit sur l'attitude des Bolcheviks envers les soviets et conclut que les révolutionnaires doivent y prendre une part active et inciter la classe ouvrière, aussi bien que les paysans, les soldats et les marins, à y participer, mais mettait en garde sur le fait que l'extension des activités et de l'influence du soviet s'effondrerait si elle n'était pas soutenue par une armée "et par conséquent, une des tâches principales de ces institutions dans chaque situation révolutionnaire doit être d'armer le peuple et de renforcer les institutions militaires du prolétariat" 38 [1263]. Dans d'autres textes, Lénine défend le rôle des soviets comme organes de la lutte révolutionnaire générale, tout en soulignant qu'ils ne sont pas suffisants à eux seuls pour organiser l'insurrection armée. En 1917, Lénine voit que les événements sont allés bien au-delà de la révolution bourgeoise, vers la révolution prolétarienne, et qu'en son centre se trouvaient les soviets :
Dans des termes étonnamment similaires à ceux de Trotsky, il analysait alors la nature du double pouvoir qui existait en Russie :
Les questions que la révolution de 1905 a posées ont marqué toute la pratique révolutionnaire et les débats qui l'ont suivie. Dans ce sens, nous pouvons conclure que 1905 n'était pas une simple répétition générale de 1917, comme on le dit souvent, mais le premier acte d'un drame qui aujourd'hui n'est pas encore dénoué. Les questions de pratique et de théorie discutées au début du 20e siècle et que nous avons évoquées tout au long de cette série, ont depuis lors continué à être développées. Une constante, c'est que c'est toujours la gauche du mouvement ouvrier qui a pris en charge ce travail. Pendant la vague révolutionnaire, Lénine, Luxemburg et Pannekoek ont été rejoints par beaucoup d'autres. A la suite de la défaite, leurs rangs ont été dramatiquement décimés à mesure que la contre-révolution en général, et le stalinisme en particulier, triomphaient. Le stalinisme a été la négation de tout ce que 1905 contenait de vital et de prolétarien : les ouvriers ont été massacrés au nom de l'Etat "ouvrier", les soviets ont été dissous au profit d'une bureaucratie centralisée et la notion de révolution prolétarienne a été pervertie pour en faire une arme idéologique de la politique étrangère de l'Etat stalinien.
Cependant, un peu partout dans le monde, des minorités ont résisté à la contre-révolution. Les plus déterminées et les plus rigoureuses de ces minorités étaient ces organisations que nous définissons comme appartenant à la Gauche communiste et qui ont été l'objet de nombreuses études de la part du CCI41 [1266]. Les questions du but, de la méthode et des formes de la révolution ont été au cœur de tout leur travail et grâce à leurs efforts et à leur dévouement, beaucoup des leçons de 1905 ont été approfondies et clarifiées.
Sur la question centrale de la révolution prolétarienne elle-même, le plus grand pas en avant a été la reconnaissance que les conditions matérielles pour la révolution communiste mondiale étaient présentes dès le début du 20e siècle. C'est ce qui fut défendu au Premier Congrès de la Troisième Internationale, puis développé ensuite par la Gauche communiste italienne, au travers de l'élaboration de la théorie de la décadence du capitalisme. Ainsi se trouva clarifié le fait que l'ère des révolutions bourgeoises était terminée. En fait, la discussion à propos du rôle du prolétariat en Russie n'était pas l'expression du retard de la révolution bourgeoise dans ce pays, mais un indicateur de l'entrée du monde entier dans une nouvelle période dans laquelle la tâche était, et demeure, la révolution communiste mondiale. Cette clarification a fourni le seul cadre permettant la compréhension de toutes les autres questions.
Reconnaître le rôle irremplaçable de la grève de masse, c'était réaffirmer la position marxiste fondamentale selon laquelle c'est le prolétariat qui fait la révolution communiste dans son combat de classe contre la bourgeoisie. La voie parlementaire n'a jamais constitué un moyen de changer la société ; de même, le communisme ne sera pas le résultat d'une accumulation de réformes arrachées par des luttes partielles. L'action de masse met aux prises une classe contre l'autre. Elle est aussi le moyen à travers lequel le prolétariat développe sa conscience et son expérience pratique. Comme l'ont constaté Luxemburg et Pannekoek, c'est l'action de masse qui a accéléré l'éducation des ouvriers et leur entraînement à la lutte. C'est un mouvement hétérogène qui surgit de la classe ouvrière et dans lequel les minorités révolutionnaires jouent un rôle dynamique. Sa réalité même confirme la position marxiste fondamentale sur l'interaction mutuelle entre conscience et action.
La discussion sur le rôle des soviets ou conseils ouvriers a mené à une clarification sur le rôle des syndicats, sur les rapports entre l'organisation révolutionnaire et les conseils et sur toute la question de la période de transition du capitalisme au communisme.
North (2 février 2006)
1 [1267] Volume I, chapitre X, "Le nouveau pouvoir".
2 [1268] "Contre la conception du chef génial" dans la Revue Internationale n° 33
3 [1269] Voir "Théorie et pratique" par Rosa Luxemburg.
4 [1270] Trotsky, Bilan et perspectives.
5 [1271] Ibid.
6 [1272] Ibid.
7 [1273] Ibid.
8 [1274] Vperoyd a été créé après que les Mencheviks ont pris le contrôle de l'Iskra suite au 2e Congrès du Parti ouvrier social démocrate de Russie en 1903.
9 [1275] Lénine, Deux tactiques de la Social-démocratie.
10 [1276] En avril 1905, les Bolcheviks ont appelé au Troisième Congrès du POSDR. Les Mencheviks ont refusé d'y participer et ont tenu leur propre Conférence.
11 [1277] Lénine, Deux tactiques de la Social-démocratie.
12 [1278] Lénine, "Rapport sur le Congrès d'unification du POSDR", avril 1906.
13 [1279] Lénine, "La victoire électorale social-démocrate à Tiflis".
14 [1280] "Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience et d'organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible l'émancipation immédiate et totale de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignares peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours …" (Deux tactiques de la Social-démocratie).
15 [1281] Lénine, Thèses d'Avril ("Les tâches du prolétariat dans la révolution présente ")
16 [1282] Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.
17 [1283] Rosa Luxemburg, The revolution in Russia, 1905.
18 [1284] Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.
19 [1285] Ibid.
20 [1286] Cet ouvrage a été écrit en Finlande après sa sortie de prison en Pologne, où elle avait participé au mouvement révolutionnaire. Il est peut-être significatif qu'elle ait alors passé beaucoup de temps en Finlande en compagnie de l'avant-garde bolchevique, y compris Lénine.
21 [1287] Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.
22 [1288] Ibid.
23 [1289] Ibid.
24 [1290] Ibid.
25 [1291] Ibid.
26 [1292] Ibid.
27 [1293] Ibid.
28 [1294] Ibid.
29 [1295] Voir notre livre La Gauche communiste Germano hollandaise pour davantage d'informations sur ce sujet.
30 [1296] “Prussia in Revolt”, International Socialist Review, Vol X, No.11, May 1910
31 [1297] Théorie marxiste et tactique révolutionnaire dans "Socialisme : la voie occidentale", PUF, Paris 1983.
32 [1298] Ibid.
33 [1299] Ibid.
34 [1300] Issu d'une contribution à "L'histoire du Soviet" cité par I.Deutscher, Le prophète armé, "La révolution permanente".
35 [1301] Lénine, Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers.
3 [1302]5 Lénine, Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers.
36 [1303] Le Congrès d'unification du POSDR qui s'est tenu en avril 1906 et à réuni les Mencheviks et les Bolcheviks a été une conséquence de la dynamique de la révolution.
37 [1304] Lénine, "Une plate-forme tactique pour l'unité du Congrès"
38 [1305] Ibid. Il n'y a pas eu de discussion sur les soviets au Congrès qui était dominé par les Mencheviks.
39 [1306] Lénine, Thèses d'Avril ("Les tâches du prolétariat dans la révolution présente ")
40 [1307] Ibid.
41 [1308] Voir nos livres La Gauche communiste d'Italie 1926-1945, La Gauche communiste germano hollandaise, The Russian Communist Left et The British Communist Left
Le but du deuxième volume de la série d'articles sur le communisme est de montrer comment le programme communiste s'est développé à travers l'expérience directe de la révolution prolétarienne. Le contexte, c'est la nouvelle époque de guerre et de révolution qu'a inaugurée définitivement la Première Guerre impérialiste mondiale et, en particulier, le développement et l'extinction de la première grande vague révolutionnaire de la classe ouvrière internationale entre 1917 et la fin des années 1920. Nous avions donc modifié le titre de la série pour ce deuxième volume : le communisme n'était plus, désormais, une perspective qui s'avérerait nécessaire une fois que le capitalisme aurait achevé sa mission progressiste ; les nouvelles conditions de la décadence du capitalisme, période dans laquelle le capitalisme était non seulement devenu un obstacle au progrès, mais aussi une menace pour la survie même de la société, avaient mis le communisme "à l'ordre du jour de l'histoire". Cependant, le volume commence en 1905, moment de transition au cours duquel se dessinaient déjà les nouvelles conditions avant de devenir définitives - une période d'ambiguïté qui se reflète souvent dans l'ambiguïté des perspectives tracées par les révolutionnaires eux-mêmes. Néanmoins, l'explosion soudaine de la grève de masse et le soulèvement qui eurent lieu en Russie en 1905, sont venu éclairer une discussion qui avait déjà commencé dans les rangs du mouvement marxiste et qui concernait une question tout à fait adaptée aux préoccupations de cette série : comment, lorsque sonnera l'heure de la révolution, le prolétariat prendra-t-il le pouvoir ? Tel était le véritable contenu du débat sur la grève de masse qui animait, en particulier, le Parti social-démocrate allemand.
Ce débat comportait en substance trois protagonistes : d'une part, la gauche révolutionnaire, autour de figures comme Luxemburg et Pannekoek, menait la bagarre d'abord contre les thèses ouvertement révisionnistes de Bernstein et d'autres qui voulaient explicitement laisser tomber toute référence au renversement révolutionnaire du capitalisme, et contre la bureaucratie syndicale qui ne pouvait pas envisager de lutte ouvrière qui ne soit rigidement contrôlée par les syndicats et voulait que tout mouvement de grève générale soit étroitement limité dans ses revendications et dans sa durée. D'autre part, le centre "orthodoxe" du parti, tout en soutenant officiellement l'idée de grève de masses, la considérait aussi comme une tactique limitée qui devait être subordonnée à une stratégie fondamentalement parlementaire. La gauche, au contraire, considérait la grève de masse comme l'indication que le capitalisme approchait le point ultime de son cours ascendant et donc comme un signe précurseur de la révolution. Bien que toutes les forces conservatrices au sein du parti l'aient généralement rejetée comme "anarchiste", l'analyse que développaient Luxemburg et Pannekoek n'était pas un nouvel emballage de l'ancienne abstraction anarchiste de la grève générale, mais s'efforçait de faire ressortir les vraies caractéristiques du mouvement de masse dans la nouvelle période :
Tandis que Luxemburg a développé ces caractéristiques générales de la grève de masse, la compréhension des nouvelles formes d'organisation de la lutte - les soviets - fut en grande partie élaborée par les révolutionnaires en Russie. Trotsky et Lénine saisirent très rapidement la signification des soviets en tant qu'instruments d'organisation de la grève de masse, en tant que forme flexible qui permettait aux masses de débattre, de décider et de développer leur conscience de classe et en tant qu'organe de l'insurrection et du pouvoir politique prolétariens. Contre les "super léninistes" du parti dont la première réaction avait été d'appeler les soviets à se dissoudre dans le parti, Lénine mit en avant que le parti, en tant qu'organisation de l'avant-garde révolutionnaire, et le soviet, en tant qu'organisation de l'unification de la classe dans son ensemble, n'étaient pas rivaux mais parfaitement complémentaires. Il révéla ainsi que la conception bolchevique du parti exprimait une véritable rupture avec l'ancienne notion social-démocrate du parti de masse et était un produit organique de la nouvelle époque de luttes révolutionnaires.
Les événements de 1905 ont aussi donné lieu à un vif débat autour des perspectives de la révolution en Russie. Ce débat aussi a vu trois protagonistes :
Pendant ce temps dans le Parti allemand, la défaite du soulèvement de 1905 avait renforcé les arguments de Kautsky et d'autres qui défendaient que la grève de masse devait uniquement être envisagée comme une tactique défensive et que la meilleure stratégie pour la classe ouvrière était la "guerre d'usure", graduelle, essentiellement légaliste, dont les élections et le parlement constituaient les instruments fondamentaux pour que le prolétariat accède au pouvoir. La réponse de la gauche est incorporée dans le travail de Pannekoek : il montre que le prolétariat a développé de nouveaux organes de lutte qui correspondent à la nouvelle époque de la vie du capital ; et, contre l'idée de "guerre d'usure", il réaffirme la vision marxiste selon laquelle la révolution n'a pas pour but de conquérir l'Etat mais de le détruire et de le remplacer par de nouveaux organes de pouvoir politique.
Selon la philosophie empiriste bourgeoise, le marxisme n'est qu'une pseudo-science puisqu'il ne permet pas d'infirmer ses hypothèses. En fait, l'ambition du marxisme d'utiliser la méthode scientifique ne peut être testée entre les murs d'un laboratoire mais seulement dans le laboratoire bien plus vaste de l'histoire sociale. Les événements cataclysmiques de 1914 ont constitué une confirmation éclatante de la perspective mise en avant dans Le manifeste communiste de 1848 - qui annonce la perspective générale socialisme ou barbarie - et de la prédiction étrangement précise d'Engels d'une guerre dévastatrice en Europe, publiée en 1887. De même, les tempêtes révolutionnaires de 1917-19 ont confirmé le deuxième terme de l'alternative : la capacité de la classe ouvrière d'offrir une alternative à la barbarie du capitalisme en déclin.
Ces mouvements ont posé le problème de la dictature du prolétariat de façon éminemment pratique. Mais pour le mouvement ouvrier, il n'y a pas de séparation rigide entre la théorie et la pratique. L'Etat et la Révolution de Lénine, rédigé pendant la période cruciale de février à octobre 1917 en Russie, obéit à la nécessité pour le prolétariat d'élaborer une claire compréhension théorique de son mouvement pratique. C'était d'autant plus nécessaire que la prédominance de l'opportunisme dans les partis de la Deuxième Internationale avait embrouillé le concept de dictature du prolétariat en le remplaçant de plus en plus par une théorisation d'une voie graduelle, parlementaire du prolétariat vers le pouvoir. Contre ces distorsions réformistes - et aussi contre les fausses réponses apportées au problème par l'anarchisme - Lénine a entrepris de restaurer les enseignements fondamentaux du marxisme sur le problème de l'Etat et de la période de transition au communisme.
La première tâche de Lénine était donc de démolir la notion de l'Etat en tant qu'instrument neutre qui peut être utilisé en bien ou en mal selon la volonté de ceux qui le dirigent. C'était une nécessité élémentaire de réaffirmer la vision marxiste selon laquelle l'Etat ne peut qu'être un instrument d'oppression d'une classe par une autre - réalité cachée non seulement par les arguments bien établis de Kautsky et autres apologues mais plus concrètement en Russie même, par les Mencheviks et leurs alliés qui parlaient avec de grandes phrases de la "démocratie révolutionnaire" qui servait de feuille de vigne au Gouvernement provisoire capitaliste qui fut mis au pouvoir après le soulèvement de février.
Parce que c'est un organe adapté à la domination de classe de la bourgeoisie, l'appareil d'Etat bourgeois existant ne pouvait être "transformé" dans l'intérêt du prolétariat. Lénine retrace donc le développement de la conception marxiste de l'Etat, depuis Le Manifeste communiste jusqu'à ce jour et montre comment les expériences successives de la lutte du prolétariat -les révolutions de 1848 et, surtout, la Commune de Paris de 1871- ont clarifié la nécessité pour la classe ouvrière de détruire l'Etat existant et de le remplacer par un nouveau type de pouvoir politique. Ce nouveau pouvoir devait se baser sur une série de mesures essentielles qui permettraient à la classe ouvrière de maintenir son autorité politique sur toutes les institutions de la période de transition : dissolution de l'armée de métier et armement général des ouvriers ; élection et révocabilité de tous les fonctionnaires publics qui reçoivent une rémunération équivalente au salaire moyen des ouvriers ; fusion des fonctions exécutives et législatives en un seul corps.
Ce devait être les principes du nouveau pouvoir ouvrier que Lénine défendait contre le régime bourgeois du Gouvernement provisoire. La nécessité de passer à l'action en septembre-octobre 1917 a empêché Lénine de développer la façon dont les soviets constituaient une forme de dictature du prolétariat supérieure à la Commune de Paris. Mais L'Etat et la Révolution a vraiment l'immense mérite d'enterrer certaines ambiguïtés contenues dans les écrits de Marx et Engels qui s'étaient demandé si la classe ouvrière pourrait parvenir au pouvoir de façon pacifique dans certains pays plus démocratiques comme la Grande Bretagne, la Hollande ou les Etats-Unis. Lénine a clairement établi que, dans les conditions de la nouvelle époque impérialiste où partout l'Etat militarisé avait mis le manteau du pouvoir arbitraire, il ne pouvait plus y avoir aucune exception. Dans les pays "démocratiques" comme dans les régimes plus autoritaires, le programme prolétarien est le même : destruction de l'appareil d'Etat existant et formation d'un "Etat-Commune".
Contre l'anarchisme, L'Etat et la Révolution souligne que l'Etat en tant que tel ne peut être aboli du jour au lendemain. Après le renversement de l'Etat bourgeois, les classes existent toujours et, avec elles, la réalité de la pénurie matérielle. Ces conditions objectives rendent nécessaires le demi-Etat de la période de transition. Mais Lénine dit clairement que le but du prolétariat n'est pas de renforcer continuellement l'Etat mais d'assurer la diminution graduelle de son rôle dans la vie sociale, jusqu'à ce qu'il disparaisse complètement. Cela requiert la participation constante des masses ouvrières à la vie politique et leur contrôle vigilant sur toutes les fonctions étatiques. En même temps, cela nécessite une transformation économique dans une direction communiste : à ce sujet, Lénine reprend les indications contenues dans la Critique par Marx du Programme du Gotha qui défend un système de bons du travail en tant qu'alternative temporaire à la forme salariale.
Lénine a écrit ce livre à la veille d'une expérience révolutionnaire gigantesque. Il était donc impossible pour lui de faire plus que poser les paramètres généraux des problèmes de la période de transition. L'Etat et la Révolution contient inévitablement des lacunes et des insuffisances qui allaient être énormément clarifiées au cours des années suivantes de victoires et de défaites :
Malgré cela, L'Etat et la Révolution montre beaucoup de perspicacité sur les aspects négatifs de l'Etat. Reconnaissant que l'Etat doit gérer une situation de pénurie matérielle et donc maintenir le droit bourgeois dans la distribution de la richesse sociale, Lénine se réfère même au nouvel Etat comme à "un Etat bourgeois sans bourgeoisie", formule provocatrice qui, bien que manquant de précision, exprime certainement la perception des dangers potentiels provenant de l'Etat de transition.
L'éclatement de la révolution en Allemagne en 1918 a confirmé la perspective qui avait guidé les Bolcheviks vers l'insurrection d'Octobre : la perspective de la révolution mondiale. Etant donné les traditions historiques de la classe ouvrière allemande et la place de l'Allemagne au cœur du capitalisme mondial, la révolution allemande était la pierre de touche de l'ensemble du processus révolutionnaire mondial. Elle contribua à mettre fin à la guerre mondiale et constituait l'espoir pour le pouvoir prolétarien assiégé en Russie. De même, sa défaite définitive dans les années qui on suivit, scella le sort de la révolution en Russie qui succomba à une terrible contre-révolution interne et, alors que la victoire de la révolution aurait pu ouvrir la porte à une étape nouvelle et supérieure de la société humaine, son échec déboucha sur un siècle d'une barbarie telle que l'humanité n'en avait jamais connu jusqu'alors.
En décembre 1918 - un mois après le soulèvement de novembre et deux semaines avant la défaite tragique du soulèvement de Berlin au cours de laquelle Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht perdirent la vie - le Parti communiste d'Allemagne (KPD) tenait son Congrès de fondation. Le programme du nouveau Parti (également connu sous le nom de : "Que veut la Ligue Spartacus ?") était introduit par Rosa Luxemburg elle-même qui le replaçait dans son contexte historique. Tout en tirant son inspiration du Manifeste communiste de 1848, le nouveau programme devait être établi sur des bases très différentes ; cela avait déjà été valable pour le programme d'Erfurt de la social-démocratie allemande et de la distinction qu'il faisait entre programme minimum et programme maximum, qui était adaptée à la période où la révolution prolétarienne n'était pas encore immédiatement à l'ordre du jour. La guerre mondiale avait fait entrer l'humanité dans une nouvelle époque de son histoire - l'époque de déclin du capitalisme, l'époque de la révolution prolétarienne - et le nouveau programme devait donc comprendre la lutte directe pour la dictature du prolétariat et la construction du socialisme. Cela requérait une rupture non seulement avec le programme formel de la social-démocratie, mais aussi avec les illusions réformistes qui avaient si profondément infecté le Parti dans la dernière partie du 19e siècle et dans la première décennie du 20e - illusions dans une conquête graduelle, parlementaire du pouvoir qui avaient même affecté des révolutionnaires aussi lucides qu'Engels lui-même.
Mais défendre que la révolution prolétarienne était à l'ordre du jour de l'histoire n'impliquait pas que le prolétariat était capable de la faire immédiatement. En fait, les événements de la révolution de novembre avaient montré que la classe ouvrière allemande en particulier avait encore beaucoup de chemin à faire pour se débarrasser du poids mort du passé comme l'influence démesurée des traîtres sociaux-démocrates au sein des conseils ouvriers en était l'expression. Luxemburg insista sur le fait que la classe ouvrière allemande avait besoin de s'éduquer elle-même à travers un processus de luttes, économiques et politiques, défensives et offensives, qui lui apporteraient la confiance et la conscience dont elle avait besoin pour prendre pleinement en charge la société. C'est une des grandes tragédies de la révolution allemande que la bourgeoisie ait réussi à provoquer le prolétariat dans un soulèvement prématuré qui allait court-circuiter le développement de ce processus et le priver de ses leaders politiques les plus clairvoyants.
Le document du KPD commence par affirmer ses buts et ses principes généraux. Il affirme avec force la nécessité du renversement violent du pouvoir bourgeois tout en rejetant l'idée que la violence prolétarienne soit une nouvelle forme de terreur. Le socialisme, souligne-t-il, représente un saut qualitatif dans l'évolution de la société humaine et il est impossible de l'introduire par une série de décrets venus d'en haut ; il ne peut qu'être le fruit de l'œuvre créatrice et collective de millions de prolétaires.
En même temps, ce document est un véritable programme dans le sens où il met en avant une série de mesures pratiques visant à établir la domination de la classe ouvrière et à faire de premiers pas en vue de la socialisation de la production ; par exemple :
La majorité des mesures préconisées par le programme du KPD restent valides aujourd'hui bien que, en tant que document produit au début d'une immense expérience révolutionnaire, il ne soit pas clair dans tous ses points. Il parle donc de nationalisation de l'économie comme d'une étape vers le socialisme et ne pouvait savoir à quel point le capital pouvait s'accommoder facilement de cette forme. Tout en rejetant toute forme de putschisme, il garde l'idée que le parti doit se présenter comme candidat au pouvoir politique. Il est très incomplet sur les tâches internationales de la révolution. Mais ce sont des faiblesses qui auraient pu être surmontées si la révolution allemande n'avait pas été tuée dans l'œuf avant d'éclore.
La plateforme de l'Internationale communiste (IC) a été établie à son Premier Congrès en mars 1919, quelques mois à peine après l'issue tragique du soulèvement de Berlin. Mais la vague révolutionnaire internationale était encore à son plus haut point : au moment même où l'IC tenait son Congrès arriva la nouvelle de la proclamation d'une République des Soviets en Hongrie. La clarté des positions politiques adoptées par le Premier Congrès reflète ce mouvement ascendant de la classe, tout comme son évolution opportuniste ultérieure reflétera la phase descendante du mouvement.
Boukharine introduisit la discussion du Congrès sur le projet de plateforme et ses remarques étaient elles-mêmes fortifiées par les avancées théoriques considérables que les révolutionnaires faisaient pendant cette période. Boukharine insista sur le fait que le point de départ de la plateforme était la reconnaissance de la banqueroute du système capitaliste à l'échelle globale. Dès le début, l'IC avait compris que la "mondialisation" du capital était déjà une réalité accomplie et donc un facteur fondamental de son déclin et de son effondrement.
Le discours de Boukharine met aussi en relief une caractéristique du Premier Congrès - son ouverture aux nouveaux développements apportés par l'entrée dans une nouvelle époque inaugurée par la guerre. Il reconnaissait donc qu'en Allemagne au moins, les syndicats existants avaient cessé de jouer un rôle positif quelconque et qu'ils devaient être remplacés par de nouveaux organes de la classe, produits par le mouvement de masse, en particulier les comité d'usines. Ceci contraste tout à fait avec les congrès ultérieurs dans lesquels la participation aux syndicats officiels est devenue obligatoire pour tous les partis de l'Internationale. Mais c'est cohérent avec la vision de la plateforme sur le capitalisme d'Etat selon laquelle, comme Boukharine le développa par ailleurs, l'intégration des syndicats au système capitaliste était précisément une fonction du capitalisme d'Etat.
La plateforme elle-même passe brièvement en revue la nouvelle période et les tâches du prolétariat. Elle ne cherche pas à présenter un programme détaillé de mesures pour la révolution prolétarienne. Une nouvelle fois, elle affirme très clairement qu'avec la guerre mondiale, "une nouvelle époque est née. L'époque du déclin du capitalisme, de sa désintégration interne, l'époque de la révolution communiste prolétarienne". Insistant sur le fait que la prise du pouvoir par le prolétariat est la seule alternative à la barbarie capitaliste, elle appelle à la destruction révolutionnaire de toutes les institutions de l'Etat bourgeois (parlement, police, tribunaux, etc.) et à les remplacer par des organes du pouvoir prolétarien, fondés sur les conseils ouvriers armés ; elle dénonce la vacuité de la démocratie bourgeoise et proclame que le système des conseils est le seul à permettre aux masses d'exercer une véritable autorité ; et elle donne les grandes lignes pour l'expropriation de la bourgeoisie et la socialisation de la production. Celles-ci comprennent la socialisation immédiate des principaux centres de l'industrie et de l'agriculture capitalistes, l'intégration graduelle des petits producteurs indépendants au secteur socialisé, des mesures radicales visant à remplacer le marché par la distribution équitable des produits.
Dans la lutte pour la victoire, la plateforme insiste sur la nécessité d'une rupture politique complète avec l'aile droite de la social-démocratie, "laquais outrageux du capital et bourreaux de la révolution communiste", mais aussi avec le centre kautskyste. Cette position - diamétralement opposée à la politique de Front unique que l'IC allait adopter à peine deux ans plus tard - n'avait rien de sectaire, puisqu'elle était combinée à un appel à s'unir à toutes les forces prolétariennes authentiques, y compris les éléments du mouvement anarcho-syndicaliste. Face au front uni de la contre-révolution capitaliste qui avait déjà pris les vies de Luxemburg et de Liebknecht, la plateforme appelait au développement de luttes massives dans tous les pays, menant à la confrontation directe avec l'Etat bourgeois.
L'existence de plusieurs programmes de différents partis nationaux aux côtés de la plateforme de l'Internationale communiste témoigne de la persistance d'un certain fédéralisme, même dans la nouvelle Internationale qui s'efforçait de dépasser l'autonomie nationale qui avait contribué à la faillite de l'ancienne.
Mais le programme du Parti russe, établi à son 9e Congrès en 1919, est d'un intérêt particulier : alors que le programme du KPD était le produit d'un parti confronté à la tâche de diriger la classe ouvrière vers une révolution imminente, le nouveau programme du Parti bolchevique était une prise de position sur les buts et les méthodes du premier pouvoir soviétique, d'une dictature du prolétariat réelle. Il était donc accompagné au niveau le plus concret d'une série de décrets qui exprimaient la politique de la République soviétique sur toutes sortes de questions particulières même si, comme Trotsky l'admit, beaucoup de ces décrets avaient plus une nature de propagande qu'ils ne représentaient une politique immédiatement réalisable.
Comme la plateforme de l'IC, le programme commence par affirmer l'aube d'une nouvelle période de déclin du capitalisme et la nécessité de la révolution prolétarienne mondiale. Il reprend également la nécessité d'une rupture complète avec les partis sociaux-démocrates officiels.
Le programme se divise ensuite selon les parties suivantes :
De même qu'il rédigea le programme du Parti russe, Boukharine écrivit une étude théorique sur les problèmes de la période de transition. Bien qu'il présente beaucoup de défauts, certains éléments de ce document représentent une sérieuse contribution à la théorie marxiste et l'examen de ses faiblesses éclaire aussi les problèmes qu'il cherche à poser.
Boukharine avait été à l'avant-garde du Parti bolchevique pendant la guerre impérialiste. Son livre L'impérialisme et l'économie mondiale s'apparentait aux recherches de Rosa Luxemburg sur les conditions économiques de la nouvelle période de déclin du capitalisme - L'accumulation du capital. Le livre de Boukharine fut l'un des premiers à montrer que le début de cette nouvelle période avait inauguré une nouvelle étape de l'organisation du capital - l'étape du capitalisme d'Etat, qu'il reliait, en premier lieu, à la lutte militaire d'ensemble entre les Etats impérialistes. Dans son article "Vers une théorie de l'Etat impérialiste", Boukharine a aussi adopté une position très avancée sur la question nationale (développant là aussi une vision similaire à celle de Luxemburg sur l'impossibilité de la libération nationale à l'époque impérialiste) et sur la question de l'Etat, en venant plus rapidement que Lénine lui-même à la position que ce dernier défend dans L'Etat et la révolution : la nécessité de détruire l'appareil d'Etat bourgeois.
Ces conceptions sont développées dans son livre L'économie de la période de transition, rédigé en 1920. Boukharine y réitère la vision marxiste de la fin inévitablement violente et catastrophique de la domination de classe capitaliste, et donc de la nécessité de la révolution prolétarienne comme seule base pour construire un mode de production nouveau et supérieur. En même temps, il va plus loin dans les caractéristiques de cette nouvelle phase de la décadence capitaliste. Il prévoit la tendance croissante du capitalisme sénile à dilapider et détruire les forces de production accumulées, incarnée avant tout par l'économie de guerre, malgré la "croissance" quantitative qu'elle a pu entraîner. Il montre également comment, dans le capitalisme d'Etat, les anciens partis et syndicats ouvriers sont "nationalisés", intégrés dans l'appareil d'Etat capitaliste monstrueusement hypertrophié.
Dans ses grandes lignes, l'articulation entre l'alternative communiste et ce système mondial en déclin est parfaitement claire : une révolution mondiale fondée sur l'auto-activité de la classe ouvrière dans ses nouveaux organes de lutte, les soviets, une révolution ayant pour but d'unir l'humanité en une communauté mondiale qui remplace les lois aveugles de la production de marchandises par la régulation consciente de la vie sociale.
Mais les moyens et les buts de la révolution prolétarienne doivent être rendus concrets et ce ne peut qu'être le résultat de l'expérience vivante et de la réflexion sur cette expérience. Et c'est là que le livre montre ses faiblesses. Bien qu'en 1918, Boukharine ait fait partie de la tendance communiste de gauche dans le Parti bolchevique, c'était avant tout sur la question de la paix de Brest-Litovsk. A la différence d'autres communistes de gauche comme Ossinski, il ne fut pas capable de développer une vision critique vis-à-vis des premiers signes de bureaucratisation de l'Etat soviétique. Au contraire, son livre a servi d'une certaine manière d'apologie du statu quo pendant la période de guerre civile, puisqu'il était avant tout une justification théorique des mesures du Communisme de guerre comme expression d'un processus authentique de transformation communiste.
Ainsi pour Boukharine, la disparition virtuelle de l'argent et des salaires pendant la guerre civile - résultat direct de l'effondrement de l'économie capitaliste - voulait dire que l'exploitation était déjà dépassée et qu'une forme de communisme était advenue. De même, l'horrible nécessité imposée au bastion prolétarien en Russie - une guerre de fronts dirigée par l'Armée rouge - devient dans son livre non seulement une "norme" de la période de luttes révolutionnaires, mais aussi le modèle d'extension de la révolution qui se présentait maintenant comme une bataille épique entre les Etats prolétarien et capitaliste. Sur cette question, le Boukharine "de gauche" était loin à droite de Lénine qui n'oublia jamais que l'extension de la révolution était avant tout une tâche politique et non pas militaire.
L'une des ironies du livre de Boukharine, c'est qu'ayant clairement identifié le capitalisme d'Etat en tant que forme universelle de l'organisation capitaliste à l'époque de déclin du système, il devient obstinément aveugle vis-à-vis du danger du capitalisme d'Etat après la révolution prolétarienne. Sous "l'Etat prolétarien", dans le système de "nationalisations prolétariennes", l'exploitation devient impossible. De même, puisque le nouvel Etat est l'expression organique des intérêts historiques du prolétariat, il y a tout à gagner à fusionner tous les organes de classe des ouvriers dans l'appareil d'Etat et même à restaurer les pratiques les plus hiérarchiques dans la gestion de la vie économique et sociale. Il n'y a pas de conscience du tout du fait que l'Etat de transition, en tant qu'expression du besoin de maintenir ensemble une formation sociale disparate et transitoire, puisse jouer un rôle conservateur et même finir par se détacher des intérêts du prolétariat.
Dans la période qui suivit 1921, la trajectoire de Boukharine dans le parti passa rapidement de la gauche à la droite . Mais en fait, il y avait en fait une continuité dans cette évolution : une tendance à s'accommoder du statu quo. Comme L'économie de la période de transition constitue déjà une tentative de présenter le régime rigoureux du Communisme de guerre comme le but des efforts du prolétariat, ce ne fut pas un grand saut de proclamer, quelques années après, que la Nouvelle Economie Politique (NEP) qui rouvrit la porte aux lois du marché - qui n'avaient été que "déplacées" pendant la période précédente - était déjà l'antichambre du socialisme. Boukharine, encore plus que Staline, fut le théoricien du "socialisme en un seul pays" et cette idée est déjà présente dans la proclamation absurde selon laquelle le bastion russe isolé de 1918-20 où le prolétariat fut décimé par la guerre civile et de plus en plus soumis à la croissance du nouveau Léviathan bureaucratique, était déjà la société communiste.
L'isolement de la révolution russe devait avoir un impact négatif sur les positions politiques de la nouvelle Internationale communiste qui commença à perdre la clarté qu'elle avait montrée à son Premier Congrès, en particulier vis-à-vis des partis sociaux-démocrates. Dénoncés auparavant comme partis de la bourgeoisie, l'IC commença à formuler la tactique du "front unique" avec ceux-ci, en partie parce qu'elle cherchait à élargir le soutien au bastion russe dévasté. La montée de l'opportunisme dans l'IC fut vigoureusement combattue par les courants de gauche dans un certain nombre de pays, en particulier en Italie et en Allemagne.
L'une des premières manifestations de la montée de l'opportunisme dans l'IC fut la brochure de Lénine La maladie infantile du communisme. Ce texte a servi depuis de base à de nombreuses distorsions à propos de la gauche communiste, en particulier sur la gauche allemande et le KAPD - qui fut exclu du KPD en 1920. Le KAPD était accusé de céder à une politique "sectaire" parce qu'il voulait remplacer les vrais syndicats ouvriers par des "unions révolutionnaires" artificielles ; il était surtout accusé de tomber dans l'anarchisme du fait de son point de vue sur des questions vitales comme le parlement et le rôle du parti.
Il est vrai que le KAPD qui est le produit d'une rupture prématurée et tragique avec le parti allemand, n'a jamais été une organisation homogène. Il comprenait un certain nombre d'éléments vraiment influencés par l'anarchisme ; et, avec le reflux de la révolution, cette influence devait donner naissance aux idées conseillistes qui se développèrent largement dans le mouvement communiste allemand. Mais un bref examen de son programme montre que le KAPD, à son meilleur moment, représentait un haut degré de clarté marxiste :
Dans les mesures pratiques qu'il met en avant, le programme du KAPD est en continuité directe avec celui du KPD, en particulier l'appel à dissoudre tous les corps parlementaires et municipaux et leur remplacement par un système centralisé de conseils ouvriers. Le programme de 1920 est cependant plus clair sur les tâches internationales de la révolution ; il appelle par exemple à la fusion immédiate avec d'autres républiques soviétiques. Il va aussi plus loin sur le problème du contenu économique de la révolution et insiste sur la nécessité de faire immédiatement des pas pour orienter la production vers les besoins (même si on peut discuter l'affirmation du programme selon laquelle la formation d'un "bloc économique socialiste" avec la Russie seule pourrait représenter des pas significatifs vers le communisme). Pour finir, le programme soulève certaines "nouvelles" questions, non traitées par le programme de 1918, comme la démarche du prolétariat envers l'art, la science, l'éducation et la jeunesse, qui montrent que le KAPD, loin d'être un courant purement "ouvriériste" était intéressé par toutes les questions posées par la transformation communiste de la vie sociale.
CDW
1 [1310] Revue internationale n°68 à 88
Dans cet article nous examinerons si la théorie et la pratique des IWW leur ont permis de remplir leurs objectifs et de faire face au plus grand défi auquel avait jamais été confronté le mouvement ouvrier international : l'éclatement du premier grand conflit impérialiste mondial de l'histoire en 1914.
Le préambule adopté lors de la Convention de fondation des IWW prenait clairement parti pour la destruction révolutionnaire du capitalisme. "La classe ouvrière et la classe des patrons n'ont rien en commun. Il ne peut y avoir de paix tant que des millions de travailleurs connaissent la faim et le besoin, tandis qu'une minorité, que compose la classe des patrons, possède toutes les bonnes choses de la vie... Entre ces deux classes, la lutte doit se poursuivre jusqu'à ce que les ouvriers du monde s'organisent en tant que classe, s'approprient la terre et l'appareil de production et abolissent le système salarié... C'est la mission historique de la classe ouvrière d'abolir le capitalisme." Cependant l'organisation des IWW n'était pas claire sur la nature de cette révolution ni sur les moyens d'y parvenir, en particulier sur la nature politique ou économique de la révolution. Aussi, bien que les IWW aient accepté et même salué la participation d'organisations et de militants politiques dans leurs rangs et que leurs membres aient soutenu les candidats socialistes aux élections, ils ont, dès leur origine, entretenu de grandes confusions sur la nature de l'action politique du prolétariat.
En 1905, les membres du Parti socialiste (SPA, Socialist Party of America 1) présents à la Convention de fondation présumaient que les IWW soutiendraient le Parti. De leur côté, leurs rivaux DeLeonistes espéraient que les IWW s'allieraient au SLP (Socialist Labor Party). Ces espérances naïves manifestaient une sérieuse sous-estimation du scepticisme qui allait prévaloir à la Convention de fondation vis-à-vis de la politique. Malgré leurs sympathies marxistes, les fondateurs des IWW pensaient, en règle générale, que les ouvriers devaient subordonner la lutte politique à la lutte économique. Par exemple, avant la Convention, la Western Federation of Miners (WFM, Fédération occidentale des mineurs) écrivait : "L'expérience nous a appris que l'organisation économique et l'organisation politique devaient être distinctes et séparées... D'après nous, il est nécessaire d'unir les ouvriers dans le domaine économique avant de les unir sur le terrain politique."2
Malgré des points de vue très divergents sur la politique, la Convention, dans l'intérêt de l'unité, formula en termes compliqués une concession aux socialistes des deux partis en acceptant d'insérer, dans le préambule de la constitution des IWW, un paragraphe politique qui se présente ainsi : "Entre les deux classes, la lutte doit se poursuivre jusqu'à ce que tous les travailleurs se rassemblent sur le terrain politique aussi bien qu'industriel, et s'approprient ce qu'ils produisent par leur travail, à travers une organisation économique de la classe ouvrière, sans affiliation à aucun parti politique." Pour la plupart des délégués, cette concession se référant à la politique était incompréhensible. Un délégué se plaignit : "je ne peux pas me permettre, chaque fois que je rencontre quelqu'un, d'avoir frère DeLeon avec moi pour lui expliquer ce que veut dire ce paragraphe."3
L'opposition à la politique provenait d'une incompréhension théorique de la nature de la lutte de classe, de la révolution prolétarienne et des tâches politiques du prolétariat. Pour les IWW, la "politique" avait un sens très étroit ; elle signifiait le parlementarisme, la participation aux élections bourgeoises. De ce point de vue, l'action politique - c'est à dire la participation aux élections - n'avait qu'une valeur de propagande et démontrait la futilité de l'électoralisme comme le montre cette prise de position : "La seule valeur qu'a l'activité politique pour la classe ouvrière, c'est du point de vue de l'agitation et de l'éducation. Son mérite éducatif consiste uniquement à prouver aux ouvriers sa totale inefficacité pour juguler le pouvoir de la classe dominante et donc à forcer les ouvriers à s'appuyer sur l'organisation de leur classe dans les industries du monde."
"Il est impossible à quiconque d'appartenir à l'Etat capitaliste et d'utiliser l'appareil d'Etat dans l'intérêt des ouvriers. Tout ce qui peut être fait, c'est le tenter et être mis en accusation - ce qui arrivera - et alors cela fournira une leçon de choses aux ouvriers sur le caractère de classe de l'Etat."4
De telles prises de position étaient très répandues. Alors que "les anti-politiques" détestaient DeLeon, non sans ironie, ils partageaient beaucoup de ses conceptions théoriques comme :
En s'insurgeant contre "la politique" parce qu'il était impossible d'utiliser l'Etat capitaliste pour les buts révolutionnaires de la classe ouvrière, les Wobblies montraient qu'ils ne comprenaient pas la nature de la révolution prolétarienne et révélaient leur ignorance d'une leçon fondamentale tirée par Marx de l'expérience de la Commune de Paris : la reconnaissance que le prolétariat doit détruire l'Etat capitaliste. Qu'est-ce qui est plus politique que la destruction de l'Etat capitaliste, la prise en main des moyens de production ? La révolution prolétarienne sera l'acte politique et social le plus audacieux et le plus complet de toute l'histoire de la société humaine - une révolution au cours de laquelle les masses exploitées et opprimées se dresseront pour détruire l'Etat de la classe exploiteuse et imposeront leur propre dictature révolutionnaire de classe sur la société afin de réaliser la transition au communisme. A partir du point de vue juste selon lequel les ouvriers ne peuvent pas s'emparer de l'Etat bourgeois et l'utiliser au service du programme révolutionnaire, "les anti-politiques" parvenaient à la conclusion fausse selon laquelle la révolution prolétarienne était un acte économique et non politique. A l'instar des anarchistes, les IWW en déduisaient qu'ils pouvaient ignorer le politique, non seulement le parlement, mais le pouvoir d'Etat de la bourgeoisie elle-même. Ils défendaient ce point de vue en dépit de leur propre activité comme celle des luttes pour la liberté d'expression qu'ils menaient non pas sur les lieux de production, mais dans la rue en tant qu'acte de confrontation politique à l'Etat.5 Et malgré de durs affrontements avec la bourgeoisie au cours desquels cette dernière montrait qu'elle ne tenait aucun compte de ses propres lois, les IWW n'ont pas manifesté la moindre compréhension du fait que s'ouvrait une période où le parlement et les lois bourgeoises allaient devenir seulement un masque pour l'exercice du pouvoir le plus impitoyable contre la menace prolétarienne. Cela devait avoir des conséquences catastrophiques, comme nous le verrons, et c'est une tragédie de dimension historique que, dans cette nouvelle période, tant de militants dévoués et courageux se soient lancés dans les luttes qui venaient sans avoir assimilé ces aspects fondamentaux de la perspective marxiste.
Le compromis politique évoqué plus haut (la concession aux socialistes des deux partis), incarné dans les arcanes du préambule de 1905 ne fut pas suffisant pour maintenir l'unité de l'organisation. Au moment de la Convention de 1908, la perspective anti-politique triomphait. DeLeon ne put participer à la Convention pour des questions de mandat ; lui et ses partenaires rompirent pour former, à Detroit, leur propre IWW subordonné au SLP ; cette organisation ne réussit pas plus à vivre que la Socialist Trade and Labor Alliance avant elle. Debs et bien d'autres membres du SPA ne renouvelèrent pas leur adhésion et se retirèrent de l'organisation. Même le WFM, qui avait joué un rôle vital dans la fondation des IWW, se retira de l'organisation. Haywood resta dans l'organisation. En 1911, il était simultanément membre dirigeant des IWW et membre du Bureau du Parti socialiste jusqu'à ce qu'il fût retiré de ce dernier pour cause d'appartenance aux IWW ; les socialistes considéraient désormais impossible cette double appartenance à cause de la position des IWW sur le sabotage et de l'opposition de ces derniers à l'action politique.
Pour les IWW, l'union industrielle était une forme organisationnelle qui englobait tout. L'union n'était pas seulement une organisation unitaire servant à la fois à défendre les intérêts de la classe ouvrière et à incarner la forme de la domination prolétarienne après la révolution, elle était aussi une organisation de militants révolutionnaires et d'agitateurs. D'après la constitution de 1908, les IWW pensaient que "l'armée des producteurs doit être organisée non seulement pour la lutte quotidienne contre les capitalistes, mais également pour diriger la production après le renversement du capitalisme. En nous organisant sur une base industrielle, nous sommes en train de créer la structure de la nouvelle société à l'intérieur de l'ancienne". Comme nous l'avons montré auparavant dans cette série d'articles, c'est une vision syndicaliste révolutionnaire qui voit la possibilité de "former la structure de la nouvelle société à l'intérieur même de l'ancienne (...) [Elle] provient de l'incompréhension profonde concernant l'antagonisme existant entre la dernière des sociétés d'exploitation, le capitalisme, et la société sans classe qu'il s'agit d'instaurer. C'est une grave erreur qui conduit à sous-estimer la profondeur de la transformation sociale nécessaire pour opérer la transition entre ces deux formes sociales et, aussi, à sous-estimer la résistance de la classe dominante à la prise du pouvoir par la classe ouvrière."6
De plus, la conception selon laquelle la même organisation pourrait être simultanément une organisation révolutionnaire des ouvriers et des agitateurs conscients de la classe et une organisation ouverte à tous les ouvriers dans la lutte de classe au sein du capitalisme révèle une double confusion, caractéristique du syndicalisme révolutionnaire. La première de ces confusions consistait dans l'incapacité de distinguer les deux types d'organisation qui ont été secrétées historiquement par la classe ouvrière, les organisations révolutionnaires et les organisations unitaires. Les IWW ne sont pas parvenus à comprendre qu'une organisation révolutionnaire qui regroupe les militants sur la base d'un accord partagé et de leur engagement envers les principes et le programme révolutionnaires est, par essence, une organisation politique, un parti de classe en fait, même si elle n'en prend pas le nom. Une telle organisation ne peut, par définition, que regrouper une minorité de la classe ouvrière, ses membres les plus conscients politiquement et les plus dévoués. Comme le dit Le Manifeste communiste de 1848 : "Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien". L'incapacité des IWW de faire cette distinction les a condamnés à une existence instable. L'admission dans l'organisation était ouverte comme les portes d'un moulin où sont entrés, pour en sortir aussi vite, jusqu'à un million d'ouvriers peut-être entre 1905 et 1917. De nouvelles sections syndicales locales étaient à peine créées qu'elles disparaissaient aussi vite après, sans laisser de trace, dès que se terminait la lutte qui les avaient suscitées.
La tension qui résultait de cette conception contradictoire, vouloir être à la fois une organisation révolutionnaire et une organisation de masse ouverte à tous les ouvriers, allait en fin de compte contribuer à l'échec historique des IWW pendant la vague révolutionnaire qui suivit la Première Guerre mondiale. La vision que les IWW avaient de leur rôle, en tant que syndicat de masse regroupant tous les ouvriers, les amena à se préoccuper de plus en plus de la construction d'une l'organisation syndicale au détriment des principes révolutionnaires.
La seconde confusion provient du fait que les IWW n'ont pas compris que, tout en cherchant à défendre avec ferveur les intérêts de leur classe, la bataille menée par les unionistes industriels contre le syndicalisme de métier et les syndicats collaborationnistes était de plus en plus anachronique. Au début du 20e siècle, la période historique était en train de changer. La création du marché mondial et la tendance à sa saturation faisaient entrer le capitalisme dans sa phase de décadence et mettaient un terme à la période où il était possible de lutter pour des réformes durables. Dans ces nouvelles conditions, la forme syndicale d'organisation elle-même, qu'elle soit de métier ou industrielle, devenait inadaptée à la lutte de classe et était condamnée à disparaître ou à être absorbée par l'Etat capitaliste pour devenir un organe de contrôle de la classe ouvrière. L'expérience de la grève de masse en Russie en 1905 et la découverte des soviets, ou conseils ouvriers, par le prolétariat de ce pays constitua un moment critique pour le prolétariat mondial. Les leçons de ces développements et de leur impact sur la lutte de classe sont au centre des travaux théoriques de Rosa Luxemburg, Léon Trotsky, Anton Pannekoek et d'autres dans l'aile gauche de la Deuxième Internationale. Dans les luttes réelles du prolétariat, et contrairement à la théorie du syndicalisme révolutionnaire, les conseils ouvriers prenaient la place des syndicats en tant qu'organisation unitaire de la classe ouvrière. Ce nouveau type d'organisation unissait les ouvriers de toutes les industries dans une zone territoriale donnée pour la confrontation révolutionnaire avec la classe dominante et constituait la forme "historiquement trouvée" qu'allait prendre la dictature du prolétariat (pour utiliser une nouvelle fois l'expression de Lénine). Tout aussi important est le fait que l'expérience de 1905 a montré que les organisations unitaires de masse de la classe ouvrière en lutte pour le pouvoir ne pouvaient se maintenir en tant qu'organisations permanentes au sein du capitalisme quand refluait la mobilisation des ouvriers. Bien que la Convention de fondation des IWW ait exprimé sa solidarité avec les luttes ouvrières du prolétariat russe de 1905, le travail théorique d'élaboration à partir de l'expérience russe semble malheureusement avoir été complètement inexistant dans les IWW qui ne reconnurent jamais la signification du changement de période, ni les conseils ouvriers, et continuèrent de chanter les louanges de "l'unionisme industriel [comme] seule voie vers la liberté". 7
L'incapacité de tirer des leçons de l'expérience concrète réelle et même de s'apercevoir des développements théoriques qui étaient effectués dans l'aile gauche de la social-démocratie (qui devait devenir plus tard l'ossature de l'Internationale communiste) n'est qu'un aspect particulièrement dommageable du fait que, de façon générale, le travail théorique des IWW était très faible. Les thèmes théoriques des journaux de propagande publiés par les IWW répètent, en grande partie, les points fondamentaux du marxisme relatifs à la plus-value, au conflit entre le prolétariat et la bourgeoisie, mais ne prennent pas en compte les élaborations ultérieures de la théorie marxiste réalisées par l'aile gauche de la social-démocratie. Sur le plan historique, les IWW n'ont pas apporté grand chose, sinon rien, à la théorie du marxisme, ni même à la théorie de l'unionisme. En tant qu'historien, Melvyn Dubosky note que les IWW "n'apportaient aucune idée vraiment originale, aucune explication radicale du changement social, aucune théorie fondamentale de la révolution" 8. Leur critique du capitalisme ne dépassa jamais une haine viscérale de l'exploitation et de l'oppression du système et ne chercha jamais à examiner les nuances et les intrications du développement capitaliste, ni à comprendre la signification et les conséquences du changement des conditions dans lesquelles la classe ouvrière menait ses luttes.
La seule exception, désastreuse, à cette ignorance de la nécessité de l'élaboration théorique est peut-être l'effort qu'ont fait les IWW pour expliquer plus profondément leur conception de "l'action directe", qui les a amenés à une défense théorique naïve du "sabotage" dans la lutte de classe, les a rendus vulnérables aux accusations de terrorisme et a ouvert la porte à la répression. Dans leur défense du sabotage, les IWW excluaient l'atteinte à la vie humaine, mais ils confondaient tout un tas d'activités qu'on peut considérer comme des tactiques de routine dans la lutte de classe quotidienne : les grèves du zèle ou le "open mouth sabotage" (saboter en parlant) qui consistait à rendre publics des secrets gênants de l'usine ; des actions purement individuelles qui avaient plus en commun avec l'anarchisme petit bourgeois et sa "propagande par l'action" qu'avec les méthodes de la classe ouvrière de luttes massives. Par exemple, les IWW ont pris la défense d'une action qui avait eu lieu dans un théâtre de Chicago où quelqu'un "jeta simplement sur le sol des produits chimiques puants pendant la représentation et se dépêcha de sortir en silence".9 Certains orateurs soap box10 des IWW défendaient de façon démagogique l'utilisation des bombes et de la dynamite. Comme il était difficile de réconcilier la glorification du sabotage par des individus ou de petits groupes d'ouvriers avec l'engagement dans la lutte de masse, les IWW résolurent la contradiction en déclarant qu'elle n'existait pas : "les actes individuels de sabotage , accomplis dans le but que la classe ouvrière en profite, ne peuvent en aucune façon être utilisés contre la solidarité. Au contraire, ils sont facteurs d'unité. Le saboteur n'engage que lui-même et en vient à prendre des risques à cause de ses puissants désirs de classe".
Les guerres et les révolutions sont des moments historiques déterminants pour les organisations qui se réclament du prolétariat, un test révélateur de leur véritable nature de classe. En ce sens, l'éclatement de la Première Guerre mondiale en août 1914 fut le révélateur de la trahison des principaux partis de la social-démocratie en Europe : ils ont pris parti pour leurs bourgeoisies respectives, ont soutenu la guerre impérialiste et tourné le dos aux principes de l'internationalisme prolétarien et de l'opposition à la guerre impérialiste ; ils ont participé à la mobilisation du prolétariat pour la boucherie et franchi la frontière de classe qui les séparait de la bourgeoisie.
Pour leur part, les IWW n'avaient que du mépris pour le patriotisme. Selon leurs propres termes, "de toutes les idées idiotes et perverties que les ouvriers acceptent de la part de cette classe qui vit de leur misère, le patriotisme est la pire". Les Wobblies adhéraient, sur le plan formel, au principe de l'internationalisme prolétarien et se sont opposés à la guerre. En 1914, peu après l'éclatement de la guerre en Europe, la Convention des IWW adopta une résolution qui établissait que "...le mouvement industriel balaiera toutes les frontières et établira des relations internationales entre tous les hommes engagés dans l'industrie... En tant que membres de l'armée industrielle, nous refuserons de nous battre pour un autre but que la réalisation de la liberté industrielle". En 1916, la 10e Convention annuelle adopta une résolution dans laquelle l'organisation s'engageait sur un programme qui défendait "la propagande anti-militariste en temps de paix, la défense de la solidarité entre les ouvriers du monde entier et, en temps de guerre, la grève générale de toutes les industries".11
Mais quand l'impérialisme américain est entré en guerre aux côtés des Alliés en avril 1917, les IWW faillirent lamentablement et ne mirent pas leur internationalisme ni leur anti-militarisme en pratique. Au lieu de cela, l'organisation tomba dans une attitude centriste hésitante, caractérisée par la prudence et l'inaction. Contrairement à l'AFL, les IWW n'ont jamais cautionné la guerre ni participé à mobiliser le prolétariat pour le carnage. Mais ils ne développèrent pas non plus d'opposition active à la guerre. Contrairement aux socialistes, ils n'adoptèrent même jamais de résolution dénonçant la guerre. Au contraire, les brochures contre la guerre comme The Deadly Parallel furent retirées de la circulation. Les orateurs soapbox des IWW stoppèrent leur agitation contre la guerre. Représentant le point de vue de la majorité du Bureau exécutif général, Haywood considérait la guerre comme un dérivatif par rapport à la lutte de classe et que le plus important était de construire l'union ; il avait peur qu'une opposition active à la guerre amène les IWW à subir la répression.12 L'éditeur de Solidarity, Ben Williams, attaqua violemment ce qu'il appelait des gesticulations anti-guerre "dénuées de sens". "En cas de guerre, écrivait Williams, nous voulons que le One Big Union sorte plus fort du conflit, avec plus de contrôle sur l'industrie qu'avant. Pourquoi sacrifierions-nous les intérêts de la classe ouvrière par égard pour quelques parades et quelques manifestations anti-guerre bruyantes et impuissantes ? Continuons plutôt notre tâche d'organiser la classe ouvrière pour qu'elle s'empare des industries, guerre ou pas, et arrêtons toute agression capitaliste future qui mène à la guerre ou à toute autre forme de barbarie."13 Voilà le fruit de l'accumulation des confusions : les IWW ne comprenaient pas la signification de la guerre mondiale, ni qu'elle marquait l'aube de la nouvelle ère de guerres et de révolutions, ni le changement des conditions de la lutte de classe qu'elle entraînait. Ils ne comprenaient pas non plus que leur tâche était celle d'une organisation révolutionnaire (celle d'un parti en fait), et au lieu de cela se centraient sur leur rôle en tant que syndicat de masse et sur leur perspective de croissance, comme si de rien n'était.
Malgré la promesse contenue dans leur résolution de 1916 d' "étendre leur assurance de soutien moral et matériel à tous les ouvriers qui souffrent entre les mains de la classe capitaliste à cause de leur adhésion à ces principes [anti-guerre]", on laissait les militants, confrontés au choix de se soumettre à la conscription et à la guerre impérialiste ou de résister, décider individuellement et ils ne recevaient aucun soutien de l'organisation. Beaucoup de dirigeants des IWW s'opposaient à juste titre aux manifestations et aux organisations inter-classistes contre la guerre et défendaient avec raison le fait que les IWW n'avaient pas suffisamment d'influence dans le prolétariat pour organiser avec succès une grève générale contre la guerre. Cependant, ils ne montraient pas non plus qu'ils cherchaient des moyens de s'opposer à la guerre impérialiste sur le terrain de la classe ouvrière. Dans une lettre à Frank Little, un des dirigeants de la fraction anti-guerre du Bureau exécutif général, Haywood conseille : "Garde la tête froide ; ne parle pas. Beaucoup de gens ressentent les choses comme toi, mais la guerre mondiale a peu d'importance comparée à la grande guerre de classe... Je suis incapable de définir les pas à prendre contre la guerre."14 Ce conseil qui représentait le point de vue majoritaire dans le Bureau, exprime une totale sous-estimation de la signification de la période historique ouverte par la guerre mondiale et laissait la gauche des IWW totalement désarmée face à la répression étatique qui se préparait.
James Slovick, secrétaire du syndicat des Transports maritimes des IWW, écrivit à Haywood en février 1917, avant que les Etats-Unis n'entrent en guerre ; il recommandait de préparer une grève générale contre la guerre à venir, même si cela devait conduire à la destruction de l'organisation. Slovick pressentait à juste titre que la bourgeoisie utiliserait la guerre comme prétexte pour attaquer les IWW tous azimuts, que ceux-ci mènent ou non une action contre la guerre. Il soutenait qu'une grève générale contre la guerre aurait une importance historique et démontrerait que les IWW étaient la seule organisation ouvrière au monde capable de lutter pour en finir avec la boucherie et il réclamait qu'une convention extraordinaire des IWW soit convoquée pour décider de la question. Haywood déclina la requête : "Evidemment, il est impossible pour cette tâche... que tu lances des actions sur ton initiative individuelle. Cependant, je verse ta lettre au dossier pour qu'on s'y réfère ultérieurement". Face aux préparatifs d'entrée en guerre de la bourgeoisie, d'implication dans le massacre impérialiste général, une requête pour tenir d'urgence une convention du Congrès continental de la classe ouvrière afin qu'il discute de la réponse prolétarienne adaptée ... était versée au dossier pour pouvoir s'y référer ultérieurement ! Et par qui ? Par personne d'autre que le très combatif Big Bill Haywood ! Et cela, parce que s'opposer à la boucherie impérialiste pourrait perturber la construction de l'union !
Pour sa part, Frank Little considérait la guerre impérialiste comme le crime le plus grave que le capitalisme ait commis contre la classe ouvrière mondiale et voulait faire campagne contre la conscription. Il disait : "Les IWW s'opposent à toutes les guerres et doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher les ouvriers de rejoindre l'armée". Contre ceux qui évoquaient la répression de l'Etat qui s'abattrait contre les opposants à la conscription et, en invoquant la condamnation des IWW qui s'ensuivrait, Little répondait : "Mieux vaut mourir en combattant qu'abandonner".15, La voix de Little fut rapidement réduite au silence au sein du débat interne aux IWW puisqu'il il fut assassiné par les gros bras au service de l'entreprise pendant la grève des mineurs du Montana, durant l'été 1917. Mais même ce point de vue qui avait le mérite de défendre résolument l'internationalisme prolétarien, souffrait de naïveté politique par son acceptation fataliste de la répression.
Au lieu de s'attaquer à la guerre et de préparer les militants et la direction à l'activité clandestine, les IWW ont centré leurs efforts sur la construction de l'union, ils ont organisé des grèves dans les industries jugées vulnérables à la pression de la lutte. Pour eux, il était apparemment important que s'ils étaient attaqués par le gouvernement, ce soit pour quelque chose comme la lutte pour de meilleurs salaires et non pas contre la guerre. Ironie de l'histoire, ce sont les IWW, qui avaient choisi consciemment de ne pas lutter activement contre la guerre une fois les Etats-Unis entrés dans le conflit, qui furent la cible de la répression, et non les partis socialistes qui s'y étaient opposés. Alors que des socialistes, comme Eugene Debs qui avait ouvertement pris la parole contre la conscription, étaient individuellement arrêtés et emprisonnés, les IWW furent accusés, en tant qu'organisation, de conspiration et de sabotage de l'effort de guerre. En ce sens, la guerre a fourni un prétexte à la bourgeoisie pour réprimer les IWW du fait de leurs activités passées, de leur langage radical, et de la peur qu'ils lui avaient inspirée. En fait, on pourrait même dire que la bourgeoisie américaine était plus consciente que les chefs des IWW eux-mêmes des dangers que leur organisation représentait. Cent soixante cinq dirigeants des IWW furent accusés, le 28 septembre 1917, d'obstruction à l'effort de guerre et à la conscription, de conspiration et de sabotage, et d'interférence dans le bon fonctionnement économique de la société. Le gouvernement était si décidé à décapiter les IWW qu'il accusa même des gens qui étaient déjà morts ou qui avaient quitté l'organisation bien avant l'entrée des Etats-Unis en guerre. Parmi les Wobblies accusés, on trouve par exemple :
Au grand procès, les avocats des Wobblies défendirent que ces derniers n'avaient pas tenté d'interférer contre l'effort de guerre. Ils soulignèrent que sur les 521 conflits du travail qui avaient eu lieu dans la période de guerre, seuls 3 d'entre eux avaient été organisés par les IWW, les autres par l'AFL. Dans son témoignage, Haywood renia le point de vue de Frank Little et mit en avant que la littérature anti-guerre comme le Deadly Parallel et la brochure sur le sabotage avaient été retirées de la circulation après l'entrée des Etats-Unis en guerre.
Bien qu'ils aient été innocents vis-à-vis des accusations, les Wobblies, en moins d'une heure de délibération du jury, furent déclarés coupables et le gros des dirigeants qui centralisaient les IWW fut envoyé, chaînes aux pieds, à Leavenworth. L'organisation tomba sous le contrôle des anarcho-syndicalistes anti-centralisation et commença à décliner, malgré son engagement dans les grèves générales de Winnipeg au Canada et de Seattle, et dans d'importantes luttes à Butte (Montana) et à Toledo (Ohio).
L'image romantique du Wobbly persiste encore aujourd'hui dans la culture américaine, celle d'un révolutionnaire aguerri, itinérant, voyageant clandestinement dans les trains de marchandises, errant de ville en ville, faisant de la propagande et de l'agitation pour le One Big Union - un chevalier prolétarien en armure étincelante. Ce modèle de révolutionnaire, individu exemplaire qui a tant de charme aux yeux des anarchistes, n'a pas d'intérêt pour le prolétariat. La lutte de classe ne se mène pas grâce à des individus isolés et héroïques mais par l'effort collectif de la classe ouvrière, une classe à la fois exploitée et révolutionnaire, qui trouve sa force non dans des individus brillants mais dans la capacité des masses ouvrières à développer la conscience, à discuter et débattre, et à mener ensemble une action unie.
Malgré leur opposition justifiée à l'opportunisme politique et au crétinisme parlementaire, les inadéquations théoriques des IWW, caractéristiques du syndicalisme révolutionnaire, les rendirent incapables de comprendre les tâches politiques du prolétariat. Les IWW ont milité à une époque extrêmement significative de l'histoire de la lutte de classe. C'était une période où le capitalisme mondial atteignit son apogée historique et se transforma en entrave au développement des forces productives, devenant un système décadent. N'étant plus historiquement progressiste, le capitalisme était mûr pour son renversement révolutionnaire et son remplacement par un nouveau mode de production contrôlé par la classe ouvrière mondiale. C'était une période où le prolétariat, à travers son expérience de 1905 en Russie, découvrit la grève de masse comme moyen de mener la lutte, et les soviets ou conseils ouvriers comme moyen d'exercer sa dictature révolutionnaire de classe pour accomplir la transformation de la société. C'était une période où le capitalisme décadent a placé l'humanité devant le choix historique guerre ou révolution, non comme une question abstraite mais comme une question pratique immédiate. Ces événements et ces luttes donnèrent une impulsion à une formidable entreprise théorique, accomplie par l'aile gauche de la social-démocratie, pour comprendre les forces en jeu, tirer rapidement les leçons qui surgissaient de l'expérience de la lutte de classe et formuler les contours du chemin à suivre pour aller de l'avant. Mais au milieu de ce tourbillon d'événements historiques et d'élaboration théorique, la vision des IWW sur la lutte de classe et la révolution resta engluée dans le cadre du débat sur les syndicats de métier et l'unionisme industriel qui caractérisait le capitalisme ascendant et qui ne correspondait plus aux tâches que le prolétariat devait affronter dans le capitalisme décadent.
Face à la Première Guerre impérialiste mondiale, confrontation qui révéla la vraie nature de classe de ceux qui se réclamaient de la défense des principes révolutionnaires et de l'internationalisme prolétarien , l'internationalisme tant vanté des IWW s'effondra dans l'hésitation et le centrisme. Comme on l'a vu, la majorité des dirigeants, y compris Haywood, ne considéraient pas la guerre impérialiste mondiale et la résistance à cette boucherie comme un moment décisif de la lutte de classe, mais comme une distraction vis-à-vis du travail "réel" de construction de l'union. Ironiquement, en dépit des hésitations des IWW à lutter contre la guerre, la classe dominante américaine a saisi ce moment comme occasion d'utiliser la rhétorique révolutionnaire passée des IWW contre elle et a lancé une attaque sans précédent en les décapitant et en les confinant par la suite et pour toujours au statut de culte anarcho-syndicaliste .
Toute organisation qui s'accroche à des conceptions théoriques invalidées par l'histoire et l'expérience concrète est soit condamnée à disparaître, soit à survivre comme une secte, incapable de comprendre et encore moins d'influencer la lutte de classe. De nos jours, une secte anarchiste qui s'appelle toujours les IWW, a célébré l'année dernière son centenaire, mais elle n'est pas capable de contribuer positivement en quoi que ce soit à la lutte révolutionnaire. Les meilleurs militants des IWW furent perdus à cause de la répression étatique à la fin de la Première Guerre mondiale, ou bien ils adhérèrent aux nouveaux partis communistes après celle-ci. La révolution russe exerça une attraction considérable sur les membres non anarchistes des IWW, "attirant les adhérents comme des mouches".16 Parmi les Wobblies connus qui évoluèrent vers le Parti communiste récemment fondé, il y avait Harrison George, George Mink, Elizabeth Gurley Flynn, John Reed, Harold Harvey, George Hardy, Charles Asleigh, Ray Brown et Earl Browder - dont certains sont ensuite devenus staliniens. Big Bill Haywood évolua aussi vers le communisme, même s'il resta dans les IWW jusqu'à ce qu'il s'exile en Russie en 1922. "Big Bill Haywood avait dit à Ralph Chaplin, "la révolution russe est le plus grand événement de notre vie. Elle représente tout ce à quoi nous avons rêvé et ce pour quoi nous nous sommes battus toute notre vie. C'est l'aube de la liberté et de la démocratie industrielle. 17 Cependant, Haywood fut désillusionné par la révolution russe, en partie parce qu'il était déçu que la révolution n'ait pas pris une forme unioniste ; mais un commentaire qu'il fit à Max Eastman résume de façon succincte l'échec du syndicalisme révolutionnaire des IWW dont il avait été un si grand architecte : "Les IWW tenté de saisir le monde entier mais une partie du monde a sauté plus loin qu'eux." 18
Il est certain que les syndicalistes révolutionnaires des IWW voulaient bien faire et étaient profondément dévoués à leur classe, mais leur réponse à l'opportunisme, au réformisme et au crétinisme parlementaire a complètement raté son objectif. Leur unionisme industriel et leur syndicalisme révolutionnaire ne correspondaient pas à la période historique. Le monde avait "sauté plus loin qu'eux" et les avait laissés loin derrière.
Leur incapacité à comprendre ce que veut dire vraiment la politique pour la classe ouvrière et à réaliser que leur rôle comme organisation était fondamentalement celui d'un parti politique a mené au grand échec des IWW face à la guerre impérialiste. L'incapacité totale à comprendre ce que la guerre voulait dire au niveau du développement historique du capitalisme a amené les dirigeants à faire confiance à la démocratie bourgeoise et à une "loi juste" lors du Grand Procès des IWW. Le résultat, c'est que les IWW ont été littéralement détruits, leurs finances considérablement affaiblies, leurs dirigeants emprisonnés ou exilés, au lieu d'avoir préparé la clandestinité afin de continuer la lutte. Cela les a rendus incapables de remplir leur rôle et de jeter dans la balance l'énorme poids du prolétariat américain en soutien à la révolution en Russie.
J.Grevin
1 Pour plus de détails sur cette organisation et d'autres, ainsi que sur les personnalités mentionnées dans cet article, voir la première partie dans la Revue internationale n°124.
2 Miners Magazine, VI (23 février 1905), cité in Dubosky.Melvyn, We shall be all : a history of the Industrial Workers of the World, Urbana and Chicago, II, University of Illinois Press, 2nd edition, 1988, p. 83
3 Dubosky, p.83-85
4 The IWW and the political parties, de Vincent St John, date inconnue, transcrit par J.D. Crutchfield. (Voir www/workerseducation.org/crutch/pamphlets/political.html)
5 Voir l'article précédent dans la Revue internationale n°124
6 Revue internationale n° 118, "Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire", p.23
7 Joseph Ettor, Industrial Unionism: The Road to freedom, 1913
8 Dubosky, p.147
9 Walker C. Smith, Sabotage:Its History, Philosophy and Function, 1913.
10 Ibid.
11 Proceedings of the Tenth Annual Convention of the IWW (Procès-verbaux de la 10e Convention annuelle des IWW) Chicago, 1916.
12 Patrick Renshaw, The Wobblies, Garden City: Doublday, 1967, qui cite des notes, des procès-verbaux et d'autres documents des IWW à la Cour d'Appel américaine, 7e district, octobre 1917
13 Solidarity, février 1917, cité par Dubosky.
14 "Haywood à Little", 6 mai 1917, cité par Renshaw.
15 Renshaw citant les témoignages et l'interrogatoire de Haywood in US versus William D. Haywood.
16 James P. Cannon, The IWW: The Great Infatuation, NY, Pioneer Press, 1955.
17 Colin, Bread and Roses too, citant Ralph Chaplin, Wobbly: the Rough and Tumble Story of an American Radical, Chicago, University of Chicago, 1948.
18 Colin, Bread and Roses too, citant Eastman, Bill Haywood.
Au cours de la dernière période, les faits les plus marquants de l'actualité mondiale sont venus illustrer les principaux enjeux historiques auxquels est confrontée l'humanité aujourd'hui. D'un côté, le système capitaliste qui domine le monde a apporté encore de nouvelles preuves de l'impasse tragique et barbare à laquelle il condamne l'ensemble de la société. De l'autre, nous assistons à une confirmation du développement des luttes et de la conscience du prolétariat, la seule force de la société qui soit en mesure de lui apporter un futur.
Cette alternative n'est pas encore perceptible pour l'ensemble de la classe ouvrière, ni même pour les secteurs qui sont entrées dans la lutte récemment. Dans une société où "les idées dominantes sont celles de la classe dominante" (Marx), seuls les petites minorités communistes peuvent, pour le moment, être conscientes des véritables enjeux qui sont contenus dans la situation présente de la société humaine. C'est pour cela qu'il appartient aux révolutionnaires de mettre en évidence ces enjeux, notamment en dénonçant toutes les tentatives de la classe dominante de les occulter.
Il est loin le temps où le principal dirigeant du monde, le président américain George Bush père, annonçait avec la fin de la "guerre froide" et après la Guerre du Golfe de 1991, l'ouverture d'une "période de paix et de prospérité". Chaque jour qui passe nous gratifie d'une nouvelle atrocité guerrière. L'Afrique continue d'être le théâtre de conflits sanglants et terriblement meurtriers, non seulement du fait des armes mais aussi des épidémies et des famines qu'ils provoquent. Quand la guerre semble s'arrêter ici, elle reprend ailleurs de plus belle comme on a pu le voir récemment en Somalie où les "tribunaux islamistes" ont mené une offensive contre les "seigneurs de guerre" (l'Alliance pour la restauration de la paix et contre le terrorisme – ARPCT) alliés des États-Unis. L'intervention de ces derniers dans ce pays, au début des années 1990, s'était soldée par un cuisant revers en 1993 et n'avait fait que déstabiliser encore plus la situation, et même si, aujourd'hui, les "tribunaux islamiques" semblent disposés à collaborer à leur tour avec la puissance américaine, il est clair qu'en Somalie, comme dans de multiples autres pays, le retour à la paix ne peut être que de courte durée. Et ce n'est pas la volonté de la part de l'Administration américaine de faire de "la lutte contre le terrorisme l'un des piliers de la politique des États-Unis en ce qui concerne la Corne de l'Afrique" (déclaration de la sous-secrétaire d'État pour les affaires africaines, Mme Jendayi Frazer, le 29 juin) qui peut constituer un gage d'une possible stabilisation future de la situation dans la Corne de l'Afrique.
En fait, une bonne proportion des guerres qui se développent à l'heure actuelle a justement pour justification, sinon pour origine, cette prétendue "lutte contre le terrorisme". C'est le cas des deux conflits majeurs qui affectent aujourd'hui le Moyen-Orient : la guerre en Irak et celle entre Israël et les cliques armées de Palestine.
En Irak, c'est par dizaines de milliers de morts que la population a déjà payé la "fin de la guerre" proclamée le 1er mai 2003 par Georges W. Bush depuis le porte-avions Abraham Lincoln. C'est aussi par milliers (plus de 2500) qu'il faut compter le nombre de jeunes soldats américains tués dans ce pays depuis que leur gouvernement les a chargés d'y "garantir la paix". En fait, il ne passe pas un jour sans que les rues de Bagdad et d'autres villes irakiennes ne soient le théâtre de véritables carnages. Et cette violence ne vise pas, pour l'essentiel, les troupes d'occupation mais principalement les populations civiles dont l'accession à la "démocratie" est synonyme d'une terreur permanente et d'une misère qui n'ont rien à envier à celles subies du temps de Saddam Hussein. L'invasion de l'Irak avait été menée, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, au nom de la lutte contre deux menaces :
- la menace du terrorisme d'Al Qaïda, auquel aurait été lié le régime de Saddam Hussein ;
- celle des "armes de destruction massive" dont aurait disposé le dictateur irakien.
En matière d'armes de "destruction massive", il a été établi que les seules qui sont présentes en Irak sont celles qu'y ont apporté les forces de la "coalition" dirigée par les États-Unis. Quant à la lutte contre le terrorisme, qui est devenue la nouvelle croisade officielle de la première puissance mondiale, on peut constater sa totale inefficacité puisque la présence des troupes américaines en Irak constitue à coup sûr le meilleur moyen de susciter des vocations de "kamikazes" parmi des jeunes éléments complètement désespérés et fanatisés par les prêches islamistes. Et cela est vrai non seulement dans ce pays, mais un peu partout dans le monde, y compris dans les pays les plus développés : un an exactement après les attentats dans le Métro de Londres, l'existence et le développement, au sein-même des métropoles du capitalisme, de groupes terroristes se réclamant de la "guerre sainte" ne se sont pas démentis 1 [1311].
L'autre conflit majeur du Proche-Orient, le conflit palestinien, n'en finit pas de s'enfoncer dans l'impasse guerrière venant démentir les espoirs de "paix" qu'avaient salués les secteurs dominants de la bourgeoisie mondiale à la suite des accords d'Oslo en 1992. D'un côté, on a un appareil d'État croupion, l'Autorité palestinienne, qui étale ses divisions de façon ouverte et dans la rue avec des règlements de compte quotidiens entre les différentes cliques armées (notamment celles du Hamas et du Fatah), qui ne parvient pas de ce fait à faire régner l'ordre face aux petits groupes qui ont décidé de poursuivre les actions terroristes, montrant ainsi son incapacité d'offrir la moindre perspective aux populations écrasées par la misère, le chômage et la terreur. De l'autre, on a un État armé jusqu'aux dents, Israël, dont l'essentiel de la politique, comme on le voit encore aujourd'hui, consiste à déployer et déchaîner sa puissance militaire face à ces actions terroristes, une puissance militaire dont sont victimes non pas tant les groupes à l'origine de ces actions, mais les populations civiles, ce qui ne peut qu'alimenter de nouvelles vocations au "djihad" et aux attentats kamikazes. En fait, l'État d'Israël pratique à petite échelle, une politique similaire à celle de son grand frère américain, une politique qui loin de pouvoir rétablir la paix ne peut que jeter de l'huile sur le feu 2 [1312].
Depuis l'effondrement du bloc de l'Est et de l'URSS, à la fin des années 1980, effondrement qui a provoqué l'inévitable disparition du bloc occidental, les États-Unis se sont attribués le rôle de super gendarme du monde chargé de faire régner "l'ordre et la paix". C'était le but affiché par George Bush père dans sa guerre contre l'Irak de 1991 et que nous analysions à la veille de celle-ci :
"Ce que montre donc la guerre du Golfe, c'est que, face à la tendance au chaos généralisé propre a la phase de décomposition, et à laquelle l'effondrement du bloc de l'Est a donné un coup d'accélérateur considérable, il n'y a pas d'autre issue pour le capitalisme, dans sa tentative de maintenir en place les différentes parties d'un corps qui tend à se disloquer, que l'imposition du corset de fer que constitue la force des armes. En ce sens, les moyens mêmes qu'il utilise pour tenter de contenir un chaos de plus en plus sanglant sont un facteur d'aggravation considérable de la barbarie guerrière dans laquelle est plongé le capitalisme."
"Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les événements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au 'chacun pour soi', où les alliances entre États n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d'ordre par l'emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire."
Cependant, il y a loin des discours des dirigeants du monde (même s'il leur arrive d'être sincères) à la réalité d'un système qui se refuse obstinément à se plier à leur volonté :
"Dans la période présente, plus encore que dans les décennies passées, la barbarie guerrière (n'en déplaise à MM. Bush et Mitterrand avec leurs prophéties d'un "nouvel ordre de paix") sera une donnée permanente et omniprésente de la situation mondiale, impliquant de façon croissante les pays développés." (Militarisme et décomposition, Revue Internationale n°°64, 1er trimestre 1991)
Depuis 15 ans, la situation mondiale n'a fait que confirmer de façon tragique cette prévision des révolutionnaires. Les affrontements guerriers n'ont cessé d'accabler les populations de nombreuses parties du monde, l'instabilité et les tensions dans les rapports entre pays n'ont pas connu de répit et tendent à s'aggraver encore aujourd'hui, notamment avec les ambitions d'États comme l'Iran et la Corée du Nord qui veulent suivre les traces d'autres pays de la région, tels l'Inde et le Pakistan, pour se doter de l'arme atomique et s'équiper en fusées capables de les expédier sur un ennemi distant. Le tir de plusieurs missiles "Taepodong" le 4 juillet par la Corée du Nord, et l'impuissance de la "communauté internationale" à réagir face à ce qui apparaît comme une véritable provocation, soulignent l'instabilité croissante de la situation mondiale. Évidemment, la Corée du Nord ne saurait constituer une menace réelle pour la puissance américaine, même si ses missiles pourraient atteindre les côtes de l'Alaska. Mais ses provocations en disent long sur l'incapacité du gendarme américain, embourbé en Irak, à faire régner son "ordre".
Les plans militaires de la Corée du Nord apparaissent comme une véritable absurdité, conséquence pour certains de la "maladie mentale" de son chef suprême, Kim Jong-il, qui condamne sa population à la famine alors qu'il dilapide les maigres ressources du pays à des programmes militaires insensés et, en fin de compte, suicidaires. En réalité, la politique menée par la Corée du Nord n'est qu'une caricature de celle menée par tous les États du monde, à commencer par le plus puissant d'entre eux, l'État américain dont l'aventure irakienne a également été attribuée à la stupidité de George W. Bush fils, cet autre "fils à son père" comme Kim Jong-il. En réalité, même si certains dirigeants politiques sont fous, paranoïaques ou mégalomanes (c'était vrai pour Hitler ou "l'empereur" de Centre-Afrique Bokassa, mais il ne semble pas toutefois que ce soit le cas de George W., même s'il n'est pas un homme politique de haute volée), la politique "folle" qu'ils peuvent être conduits à mener n'est que l'expression des convulsions d'un système qui, lui-même, est devenu "fou" du fait des contradictions insurmontables auxquelles est confrontée sa base économique.
Voici le monde, le futur, que nous propose la bourgeoisie : l'insécurité, la guerre, les massacres, les famines et, en prime, la promesse d'une dégradation irréversible de l'environnement dont les conséquences commencent dès à présent à se manifester avec le dérèglement climatique dont les effets futurs risquent d'être encore bien plus catastrophiques que ceux d'aujourd'hui (tempêtes, ouragans, inondations meurtrières, etc.). Et une des choses les plus révoltantes, c'est que tous les secteurs de la classe dominante ont le culot de nous présenter les exactions et les crimes dont ils se rendent responsables comme animés par la volonté de mettre en œuvre des grands principes humains : la prospérité, la liberté, la sécurité, la solidarité, la lutte contre l'oppression…
C'est au nom de la "prospérité et du bien être" que l'économie capitaliste, dont le seul moteur est la recherche du profit, plonge des milliards d'êtres humains dans la misère, le chômage et le désespoir en même temps qu'il détruit de façon systématique l'environnement. C'est au nom de la "liberté" et de la "sécurité" que la puissance américaine, et bien d'autres, mènent leurs entreprises guerrières. C'est au nom de la "solidarité entre nations civilisées" ou de la "solidarité nationale" face à la menace terroriste ou autres, qu'est renforcé l'habillage idéologique de ces entreprises. C'est au nom de la lutte des opprimés contre le "Satan américain" et ses complices, que les cliques terroristes mènent leurs actions, de préférence contre des civils totalement innocents.
En fait, ce n'est pas de la classe dominante et de ses clones terroristes qu'on peut attendre quoi que ce soit pour défendre ces valeurs, mais bien de la classe exploitée par excellence, le prolétariat.
Au milieu de toute cette barbarie sanglante qui caractérise le monde actuel, la seule lueur d'espoir pour l'humanité réside bien dans la reprise des combats de la classe ouvrière à l'échelle mondiale, notamment depuis un an. Parce que la crise économique se développe à l'échelle mondiale et n'épargne aucun pays, aucune région du monde, la lutte du prolétariat contre le capitalisme tend de plus en plus à se développer à l'échelle universelle et porte avec elle la perspective future du renversement du capitalisme. En ce sens, le caractère simultané des combats de classe de ces derniers mois tant dans les États les plus industrialisés que dans les pays du "Tiers-Monde" sont significatifs de la reprise actuelle de la lutte de classe : après les grèves qui ont paralysé l'aéroport d'Heathrow à Londres et les transports de New York en 2005, ce sont les travailleurs de l'usine Seat à Barcelone, puis les étudiants en France, suivis immédiatement par les ouvriers de la métallurgie à Vigo en Espagne, qui sont entrés massivement en lutte au printemps dernier. Au même moment, dans les Émirats Arabes, à Dubaï une vague de luttes a explosé parmi les ouvriers immigrés travaillant dans les chantiers de construction d'immeubles. Face à la répression, les travailleurs de l'aéroport de Dubaï se sont mis spontanément en grève fin mai en solidarité avec les travailleurs du bâtiment. Au Bengladesh, ce sont près de deux millions d'ouvriers du textile dans la région de Dhaka qui se sont engagés dans une série de grèves sauvages massives fin mai et début juin pour protester contre les salaires misérables et les conditions de vie insoutenables que leur fait subir le capitalisme 3 [1313]. Partout, que ce soit dans les pays les plus développés comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, et précédemment l'Allemagne ou la Suède ou dans les pays les moins développés comme le Bengladesh, la classe ouvrière est en train de relever la tête, de développer ses luttes. L'énorme combativité qui a caractérisé les luttes récentes révèle que partout la classe exploitée refuse aujourd'hui de se soumettre à l'inacceptable et à logique barbare de l'exploitation capitaliste.
Sur la scène mondiale, face au développement du "chacun pour soi" et à la "guerre de tous contre tous" à laquelle se livrent les cliques bourgeoises, la classe ouvrière est en train d'opposer sa propre perspective : celle de l'unité et de la solidarité contre les attaques incessantes du capitalisme. C'est bien cette solidarité qui a particulièrement marqué toutes les luttes ouvrières depuis plus d'un an et qui constitue une avancée considérable dans la conscience de classe du prolétariat. Face à l'impasse du capitalisme, au chômage, aux licenciements et au "no future" que ce système promet aux ouvriers et notamment à ses nouvelles générations, la classe exploitée est en train de prendre conscience que sa seule force réside dans sa capacité à opposer un front massif et uni pour affronter le Moloch capitaliste.
Ainsi, ce sont deux mondes qui se font face : le monde de la bourgeoisie et le monde ouvrier. La première, après qu'elle ait incarné, face à la féodalité, le progrès de l'humanité, est devenue aujourd'hui le défenseur attitré de toute la barbarie, la bestialité, le désespoir qui accablent l'espèce humaine. Pour sa part, même si elle n'en a pas encore conscience, la classe ouvrière représente le futur, un futur qui sera débarrassé définitivement de la misère et de la guerre. Un futur dans lequel, un des principes les plus précieux de l'espèce humaine, la solidarité, deviendra la règle universelle. Une solidarité dont les luttes ouvrières récentes nous ont montré qu'elle n'avait pas été enterrée définitivement par une société à la dérive, mais qu'elle représentait l'avenir du combat.
Fabienne (8 juillet)
1 [1314] Cela ne veut pas dire que les gouvernements des pays "démocratiques" ne puissent pas, dans certaines circonstances, laisser se développer, voire favoriser, l'activité de tels groupes afin de justifier leurs entreprises guerrières ou le renforcement des mesures répressives. L'exemple le plus évident d'une telle politique est celle menée par l'État américain avant et après les attentats du 11 septembre 2001 dont seuls les naïfs ne veulent pas croire qu'ils ont été délibérément prévus, encouragés (voire organisés en partie) et couverts par les organes spécialisés de cet État (voir à ce propos notre article " Pearl Harbor 1941, les 'Twin Towers' 2001 : Le machiavélisme de la bourgeoisie [1315]" dans la Revue Internationale n° 108).
2 [1316] C'est d'ailleurs la crainte qui s'exprime dès à présent dans certains secteurs de la bourgeoisie israélienne face à l'offensive de Tsahal dans la bande de Gaza au nom de la libération d'un soldat israélien enlevé par un groupe terroriste.
3 [1317] Voir notre article "Dubaï, Bangladesh : La classe ouvrière se révolte contre l'exploitation capitaliste [1318]" dans Révolution internationale n° 370
II y a 70 ans, en mai 1936, éclatait en France une immense vague de grèves ouvrières spontanées contre l'aggravation de l'exploitation provoquée par la crise économique et le développement de l'économie de guerre. En juillet de la même année, en Espagne, face au soulèvement militaire de Franco, la classe ouvrière partait immédiatement en grève générale et prenait les armes pour répondre à l'attaque. De nombreux révolutionnaires, jusqu’aux plus célèbres, tel Trotsky, crurent voir dans ces événements le début d'une nouvelle vague révolutionnaire internationale. En réalité, du fait d'une analyse superficielle des forces en présence, ils se laissaient induire en erreur par l’adhésion enthousiaste des ouvriers et la "radicalité" de certains discours. Sur la base d’une analyse lucide du rapport de forces au niveau international, la Gauche Communiste d’Italie (dans sa revue Bilan) avait compris que les Fronts populaires, loin d’être l’expression d’un développement du mouvement révolutionnaire, exprimaient tout le contraire : un mouvement d’enfermement croissant de la classe ouvrière dans une idéologie nationaliste, démocratique et l’abandon de la lutte contre les conséquences de la crise historique du capitalisme : "Le Front populaire s’est avéré être le processus réel de la dissolution de la conscience de classe des prolétaires, l’arme destinée à maintenir, dans toutes les circonstances de leur vie sociale et politique, les ouvriers sur le terrain du maintien de la société bourgeoise" (Bilan n°31, mai-juin 1936). De fait, rapidement, aussi bien en France qu’en Espagne, l'appareil politique de la gauche "socialiste" et "communiste" saura se mettre à la tête de ces mouvements et, enfermant les ouvriers dans la fausse alternative fascisme/anti-fascisme, il parviendra à les saboter de l'intérieur, à les orienter vers la défense de l’État démocratique et finalement à embrigader la classe ouvrière en France et en Espagne pour la boucherie inter-impérialiste mondiale.
Aujourd’hui, dans un contexte de lente reprise de la lutte de classe et de resurgissement de nouvelles générations en recherche d’alternatives radicales face à la faillite de plus en plus manifeste du capitalisme, la mouvance altermondialiste, telle ATTAC, dénonce le libéralisme sauvage et la "dictature du marché", qui "retire le pouvoir politique des mains des États, et donc des citoyens" et appelle à la "défense de la démocratie contre le diktat financier". Cet "autre monde" proposé par les altermondialistes renvoie souvent aux politiques appliquées pendant les années 1930 ou 1950 à 70, où l’État avait selon eux une place beaucoup plus importante d’acteur économique direct. Dans cette optique, la politique des gouvernements de Front populaire, avec leurs programmes de contrôle de l’économie par l’État, "d’unité des forces populaires contre les capitalistes et la menace fasciste", avec la mise en route d’une "révolution sociale", ne peut qu’être montée en épingle pour étayer l’affirmation qu’un "autre monde", qu’une autre politique est possible au sein du capitalisme.
Aussi, évoquer à l’occasion de ce 70e anniversaire le contexte et la signification des événements de 1936 est plus que jamais indispensable :
- pour rappeler les leçons tragiques de ces expériences, en particulier le piège fatal que constitue, pour la classe ouvrière, le fait d’abandonner le terrain de la défense intransigeante de ses intérêts spécifiques pour se soumettre aux nécessités de la lutte d’un camp bourgeois contre l’autre ;
- pour dénoncer le mensonge colporté par la "gauche", selon lequel celle-ci aurait été pendant ces événements l’incarnation des intérêts de la classe ouvrière, en montrant au contraire comment elle en fut le fossoyeur.
Les années 1930 – marquées par la défaite de la vague révolutionnaire des années 1917-23 et le triomphe de la contre-révolution – se distinguent fondamentalement de l’actuelle période historique de remontée des luttes et de lent développement de la conscience. Cependant, les nouvelles générations de prolétaires qui cherchent à se dégager des idéologies contre-révolutionnaires se heurtent toujours à cette même "gauche", ses pièges et ses manipulations idéologiques, même si celle-ci porte les habits neufs de l’altermondialisme. Et elles ne pourront réussir à s’en dégager que si elles se réapproprient les leçons, si chèrement payées, de l’expérience passée du prolétariat.
Les Fronts populaires, qui prétendaient "unifier les forces populaires face à l’arrogance des capitalistes et à la montée du fascisme", ont-ils effectivement mis en route une dynamique de renforcement de la lutte contre l’exploitation capitaliste ? Représentaient-ils une étape sur la voie du développement de la révolution ? Pour répondre à cette question, une approche marxiste ne peut se fonder exclusivement sur la radicalité des discours et la violence des heurts sociaux qui secouèrent différents pays d’Europe occidentale à cette époque mais sur une analyse du rapport de force entre les classes à l’échelle internationale et sur toute une époque historique. Dans quel contexte général de force et de faiblesse du prolétariat et de son ennemie mortelle, la bourgeoisie, les événements de 1936 surgissent-ils ?
Après la puissante vague révolutionnaire qui oblige la bourgeoisie à mettre fin à la guerre, qui amène la classe ouvrière à prendre le pouvoir en Russie et à faire vaciller le pouvoir bourgeois en Allemagne et dans l’ensemble de l’Europe centrale, le prolétariat va subir tout au long des années 1920 une série de défaites sanglantes. L’écrasement du prolétariat en Allemagne, en 1919 puis en 1923 par les sociaux-démocrates du SPD et ses "chiens sanglants", ouvrait la voie à l’arrivée de Hitler au gouvernement. Le tragique isolement de la révolution en Russie signait l’arrêt de mort de l’Internationale Communiste et laissait le champ libre au triomphe de la contre-révolution stalinienne qui avait anéantit toute la vieille garde des bolcheviks et les forces vives du prolétariat. Enfin, les derniers soubresauts prolétariens étaient impitoyablement étouffés en 1927 en Chine. Le cours de l’histoire avait été renversé. La bourgeoisie avait remporté des victoires décisives sur le prolétariat international et le cours vers la révolution mondiale laissait la place à une marche inexorable vers la guerre mondiale, qui signifiait le pire retour à la barbarie capitaliste.
Ces défaites écrasantes des bataillons d’avant-garde du prolétariat mondial n'excluaient pas, toutefois, des sursauts de combativité, parfois importants, au sein de la classe, et ceci en particulier dans les pays où elle n'avait pas subi l’écrasement physique ou idéologique direct dans le cadre des confrontations révolutionnaires de la période 1917-1927. Ainsi, au plus fort de la crise économique des années 1930, en juillet 1932, éclate en Belgique une grève sauvage des mineurs qui prend rapidement une dimension insurrectionnelle. A partir d’un mouvement contre l’imposition de réductions des salaires dans les mines du Borinage, le licenciement des grévistes provoque une extension de la lutte dans toute la province et des heurts violents avec la gendarmerie. En Espagne, pendant les années 1931 à 1934 déjà, la classe ouvrière espagnole se lance dans de nombreux mouvements de luttes qui sont sauvagement réprimées. En octobre 1934, c’est l’ensemble des zones minières des Asturies et la ceinture industrielle d’Oviedo et de Gijon qui se lancent dans une insurrection suicidaire qui sera écrasée par le gouvernement républicain et son armée et donnera lieu à une répression sauvage. Enfin, en France, si la classe ouvrière est profondément épuisée par la politique "gauchiste" du PC dont la propagande prétend, jusqu’en 1934, que la révolution était toujours imminente et qu'il fallait "des soviets partout", elle manifeste néanmoins toujours une certaine combativité. Pendant l’été 1935, confrontés aux décrets-lois imposant d’importantes réductions salariales aux travailleurs de l’Etat, d’imposantes manifestations et des confrontations violentes avec la police ont lieu dans les arsenaux de Toulon, Tarbes, Lorient et Brest. Dans cette dernière ville, après qu’un ouvrier ait été frappé à mort à coup de crosse par les militaires, les travailleurs exaspérés déclenchent de violentes manifestations et émeutes entre le 5 et le 10 août 1935, faisant 3 morts et des centaines de blessés ; des dizaines d’ouvriers sont incarcérés1 [1319].
Ces manifestations de combativité subsistante, marquées souvent par la rage, le désespoir et le désarroi politique, constituaient en réalité "des sursauts de désespoir" qui n’infirmaient en rien un contexte international de défaite et de désagrégation des forces ouvrières, comme le rappelle la revue Bilan à propos de l’Espagne : "Si le critère internationaliste veut dire quelque chose, il faut affirmer que, sous le signe d’une croissance de la contre-révolution au niveau mondial, l’orientation de l’Espagne, entre 1931 et 1936, ne pouvait que poursuivre une direction parallèle [au cours contre-révolutionnaire des événements ndlr] et non le cours inverse d’un développement révolutionnaire. La révolution ne peut atteindre son plein développement que comme produit d’une situation révolutionnaire à l'échelle internationale." (Bilan n°35, janvier 1937)
Toutefois, pour embrigader les ouvriers des pays n’ayant pas subi l’écrasement de mouvements révolutionnaires, il fallait que les bourgeoisies nationales utilisent une mystification particulière. Là où le prolétariat avait déjà été écrasé à l’issue d’une confrontation directe entre les classes, l’embrigadement idéologique belliciste - derrière le fascisme ou le nazisme, ou pour le stalinisme, derrière l’idéologie spécifique de la "défense de la patrie du socialisme", obtenu essentiellement au moyen de la terreur - apparaissait comme des formes particulières de développement de la contre-révolution. A ces régimes politiques particuliers va correspondre de façon générale, dans les pays restés "démocratiques", le même embrigadement guerrier réalisé sous le drapeau de l’antifascisme. Pour en arriver là, les bourgeoisies française et espagnole (mais d’autres aussi, comme la bourgeoisie belge par exemple) se serviront de la venue de la gauche au gouvernement pour mobiliser la classe ouvrière derrière l’antifascisme en défense de l’État "démocratique" et pour mettre en place l’économie de guerre.
Le fait que les politiques de Front populaire ne se développent pas pour renforcer la dynamique des luttes ouvrières est déjà clairement mis en évidence par le positionnement de la gauche envers les combats prolétariens évoqués ci-dessus. Cela s'illustre aussi en Belgique. Lors des grèves insurrectionnelles de 1932 dans ce pays, le Parti ouvrier belge (POB) et sa commission syndicale refusent de soutenir le mouvement, ce qui va orienter la rage des travailleurs aussi contre la social-démocratie : la Maison du Peuple de Charleroi sera prise d’assaut par les émeutiers tandis que les cartes de membre du POB et de ses syndicats seront déchirées et brûlées.C’est pour canaliser la rage et le désespoir ouvriers que le POB mettra en avant dès la fin 1933 le fameux "Plan du Travail", son alternative "populaire" à la crise du capitalisme.
L’Espagne témoigne aussi de façon éclatante de ce que le prolétariat peut attendre d’un gouvernement "républicain" et de "gauche". Dès les premiers mois de son existence, la République espagnole montrera qu’en fait de massacres des ouvriers, elle n’avait rien à envier aux régimes fascistes : un grand nombre de luttes des années 1930 sont écrasées par des gouvernements républicains où siège aussi, jusqu’en 1933, le PSOE. L’insurrection suicidaire des Asturies d’octobre 1934, incitée par un discours "révolutionnaire" du PSOE à ce moment dans l’opposition, sera complètement isolée par ce même PSOE et son syndicat, l’UGT, qui empêchent toute extension du mouvement. Dès ce moment, Bilan pose en termes extrêmement clairs la question de la signification des régimes démocratiques de "gauche" : "En effet, depuis sa fondation, en avril 1931 et jusqu’en décembre 1931, la 'marche à gauche' de la République Espagnole, la formation du gouvernement Azana-Caballero-Lerroux, son amputation en décembre 1931 de l’aile droite représentée par Lerroux, ne détermine nullement des conditions favorables à l’avancement des positions de classe du prolétariat ou à la formation des organismes capables d’en diriger la lutte révolutionnaire. Et il ne s’agit nullement de voir ici ce que le gouvernement républicain et radical-socialiste aurait dû faire pour le salut de la … révolution communiste, mais il s’agit de rechercher si oui ou non, cette conversion à gauche ou à l’extrême gauche du capitalisme, ce concert unanime qui allait des socialistes jusqu’aux syndicalistes pour la défense de la République, a créé les conditions du développement des conquêtes ouvrières et de la marche révolutionnaire du prolétariat ? Ou bien encore, si cette conversion à gauche n’était pas dictée par la nécessité, pour le capitalisme, d’enivrer les ouvriers bouleversés [lire traversés à la place de bouleversés ndlr] par un profond élan révolutionnaire, afin qu’ils ne s’orientent pas vers la lutte révolutionnaire (…)" (Bilan n° 12, novembre 1934).
Enfin, il est particulièrement significatif que les confrontations violentes de Brest et Toulon de l’été 1935 éclatent au moment même où se constitue le Front populaire. Ces luttes s’étant développées spontanément, contre les mots d’ordre des leaders politiques et syndicaux de la "gauche", ces derniers n’hésiteront pas à traiter les émeutiers de "provocateurs" qui troublent "l’ordre républicain" : "ni le Front populaire, ni les communistes qui sont dans les premiers rangs ne brisent les vitres, ne pillent les cafés, ni n’arrachent les drapeaux tricolores" (Edito de l’Humanité, 7.août 1935).
Depuis le début donc, comme le relevait Bilan à propos de l’Espagne dès 1933, les politiques de Front populaire et les gouvernements de gauche ne se situent nullement dans une dynamique de renforcement des combats prolétariens mais se développent contre, voire se heurtent aux mouvements ouvriers sur un terrain de classe dans le but d’étouffer ces derniers sursauts de résistance à la "dissolution totale du prolétariat au sein du capitalisme" (Bilan n° 22, août-septembre 1935) : "En France, le Front populaire, fidèle à la tradition des traîtres, ne manquera de provoquer au meurtre contre ceux qui ne se plieront pas devant le 'désarmement des français' et qui, comme à Brest et à Toulon, déclencheront des grèves revendicatives, des batailles de classe contre le capitalisme et en dehors de l’emprise des piliers du Front populaire" (Bilan n° 26, décembre-janvier 1936).
Les fronts populaires n’ont-ils pas néanmoins "uni les forces populaires face à la montée du fascisme" ? Face à la venue au pouvoir de Hitler en Allemagne au début de 1933, la gauche va exploiter la poussée de fractions d’extrême-droite ou fascisantes dans les divers pays "démocratiques" pour mettre en avant la nécessité de la défense de la démocratie à travers un large front antifasciste.
Cette stratégie sera mise en pratique dès le début de 1934 pour la première fois en France et trouve son point de départ dans une énorme manipulation. Le prétexte était fourni par la manifestation violente de protestation et de mécontentement du 6 février 1934 contre les effets de la crise et de la corruption des gouvernements de la Troisième République, manifestation dans laquelle s’étaient mêlés des groupes d’extrême droite (Croix de Feu, Camelots du Roi) mais aussi des militants du PC. Quelques jours plus tard, on assiste cependant à un brusque revirement de l’attitude du PC, lié à un changement de stratégie émanant de Staline et de l'Internationale communiste. Ceux-ci préconisaient désormais de substituer à la tactique "classe contre classe" une politique de rapprochement avec les partis socialistes. Le 6 février fut dès lors présenté comme une "offensive fasciste" et une "tentative de coup d’État" en France.
L’émeute du 6 février 1934 va permettre à la gauche de monter en épingle l’existence d’un danger fasciste en France et en conséquence de lancer une large campagne de mobilisation des travailleurs au nom de 1'antifascisme pour la défense de la "démocratie". La grève générale lancée à la fois par le PC et la SFIO dès le 12 intronisait l’antifascisme avec le mot d’ordre "Unité ! Unité contre le fascisme !" Le PCF assimile rapidement la nouvelle orientation et la conférence nationale d'Ivry de juin 34 a pour unique question à l’ordre du jour "l’organisation du Front unique de lutte antifasciste"2 [1320], ce qui mène rapidement a la signature d'un pacte "d’unité d’action" entre le PC et la SFIO le 27 juillet 1934.
Le fascisme étant identifié comme "l’ennemi principal", l'antifascisme devient alors le thème qui va permettre de regrouper toutes les forces de la bourgeoisie "éprises de liberté" derrière le drapeau du Front populaire et donc lier les intérêts du prolétariat à ceux du capital national en constituant "l’alliance de la classe ouvrière avec les travailleurs des classes moyennes" pour éviter à la France "la honte et les malheurs de la dictature fasciste", comme le déclare Maurice Thorez, secrétaire général du PCF. Dans le prolongement de cela, le PCF développe le thème des "200 familles et leurs mercenaires qui pillent la France et bradent l'intérêt national". Tout le monde en dehors de ces "capitalistes" subit la crise et est solidaire et ainsi on dissout la classe ouvrière et ses intérêts de classe dans le peuple et la nation contre "une poignée de parasites": "Rassemblement de la France qui peine, qui travaille et qui se débarrassera des parasites qui la rongent" (Comité central du PCF, 02/11/1934).
D’autre part, le fascisme est dénoncé de manière hystérique et quotidienne comme le seul fauteur de guerre. Le Front populaire mobilise alors la classe ouvrière dans la défense de la patrie contre l’envahisseur fasciste et le peuple allemand est identifié au nazisme. Les slogans du PCF exhortent à "acheter français !" et glorifient la réconciliation nationale : "Nous, communistes, qui avons réconcilié le drapeau tricolore de nos pères et le drapeau rouge de nos espérances" (M. Thorez, Radio Paris, 17 avril 1936). La gauche entraîne ainsi les prolétaires derrière le char de l’État à travers le nationalisme le plus outrancier, les pires expressions du chauvinisme et de la xénophobie.
Cette campagne intensive trouve son apothéose dans la célébration unitaire du 14 juillet 1935 sous le thème de la défense "des libertés démocratiques conquises par le peuple de France". L’appel du comité d’organisation avance le serment suivant : "Nous faisons le serment de rester unis pour défendre la démocratie, (…), pour mettre nos libertés hors de l’atteinte du fascisme". Les manifestations débouchent sur la constitution publique du Front populaire, le 14 juillet 1935, en faisant chanter la "Marseillaise" aux ouvriers sous les portraits accolés de Marx et de Robespierre et en leur faisant crier "Vive la République Française des Soviets !" Ainsi, grâce au développement de la campagne électorale pour le "Front populaire de la paix et du travail", les partis de "gauche" dévoient les combats ouvriers du terrain de classe vers le terrain électoral de la démocratie bourgeoise, noient le prolétariat dans la masse informe du "peuple de France" et l’embrigadent pour la défense des intérêts nationaux. "C’était là une conséquence des nouvelles positions du 14 juillet qui représentaient l’aboutissement logique de la politique dite antifasciste. La République n’était pas le capitalisme, mais le régime de la liberté, de la démocratie qui représente, comme on sait, la plate-forme même de l’antifascisme. Les ouvriers juraient solennellement de défendre cette République contre les factieux de l’intérieur et de l’extérieur, alors que Staline leur recommandait d’approuver les armements de l’impérialisme français au nom de la défense de l’U.R.S.S" (Bilan n° 22, août-septembre 1935).
La même stratégie de mobilisation de la classe ouvrière sur le terrain électoral en défense de la démocratie, l’intégrant dans l’ensemble des couches populaires et la mobilisant pour la défense des intérêts nationaux, se retrouve dans divers pays. En Belgique, la mobilisation des travailleurs derrière la campagne autour du "Plan du Travail" est orchestrée avec des moyens de propagande psychologique qui n’ont rien à envier à la propagande nazie ou stalinienne et débouchera sur l’entrée du POB au gouvernement en 1935. Le battage antifasciste, surtout mené par la gauche du POB, trouve son point d’orgue en 1937 dans un duel singulier à Bruxelles entre Degrelle, le chef du parti Fasciste Rex, et le premier ministre Van Zeeland, qui bénéficie de l’appui de toutes les forces "démocratiques", y compris le PCB. La même année, Spaak, un des dirigeants de l’aile gauche du POB, souligne le "caractère national" du programme socialiste belge et propose de transformer le parti en parti populaire, puisqu’il défend l’intérêt commun et non plus l’intérêt d’une seule classe !
Toutefois, c’est en Espagne que l’exemple français inspirera le plus clairement la politique de la gauche. Après les massacres dans les Asturies, le PSOE va également axer sa propagande sur l’antifascisme, le "front uni de tous les démocrates" et va appeler à un programme de Front populaire face au péril fasciste. En janvier 1935, il signera avec le syndicat UGT, les partis républicains, le PCE une alliance de "Front populaire", avec le soutien critique de la CNT3 [1321] et du POUM4 [1322]. Ce "Front populaire" prétend ouvertement remplacer la lutte ouvrière par le bulletin de vote, par une lutte sur le terrain de la bourgeoisie contre la fraction "fasciste" de celle-ci, au bénéfice de son aile "antifasciste" et "démocratique". Le combat contre le capitalisme est enterré au profit d’un illusoire "programme de réformes" du système qui devrait réaliser une "révolution démocratique". Mystifiant le prolétariat au moyen de ce fallacieux front antifasciste et démocratique, la gauche le mobilise sur le terrain électoral et obtient un triomphe aux élections de février 1936 : "Le fait qu’en 1936, après cette expérience concluante [la coalition républicaine-socialiste en 1931-33 ndlr] quant à la fonction de la démocratie comme moyen de manœuvre pour le maintien du régime capitaliste, on a pu de nouveau, comme en 1931-1933, pousser le prolétariat espagnol à s’aligner sur un plan non de classe mais de la défense de la 'République', du 'Socialisme' et du 'Progrès' contre les forces de la Monarchie, du Clérico-fascisme et de la réaction, démontre la profondeur du désarroi des ouvriers sur ce secteur espagnol où les prolétaires ont donné récemment des preuves de combativité et d’esprit de sacrifice" (Bilan n° 28, février-mars 1936)
Dans les faits, la politique antifasciste de la gauche et la constitution de "Fronts populaires", vont effectivement réussir à atomiser les travailleurs, à les diluer dans la population, à les mobiliser pour une adaptation démocratique du capitalisme, tandis que le poison du chauvinisme et du nationalisme leur est instillé. Bilan ne s’y trompe pas lorsqu’il commente ainsi la constitution officielle du Front populaire le 14 juillet 1935 : "C’est sous le signe d’imposantes manifestations de masse que le prolétariat français se dissout au sein du régime capitaliste. Malgré les milliers et les milliers d’ouvriers défilant dans les rues de Paris, on peut affirmer que, pas plus en France qu’en Allemagne, ne subsiste une classe prolétarienne luttant pour ses objectifs propres. A ce sujet, le 14 juillet marque un moment décisif dans le processus de désagrégation du prolétariat et dans la reconstitution de l’unité sacro-sainte de la Nation capitaliste. (…) Les ouvriers ont donc toléré le drapeau tricolore, chanté la 'Marseillaise' et même applaudi les Daladier, Cot et autres ministres capitalistes qui, avec Blum, Cachin5 [1323], ont solennellement juré 'de donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et la paix au monde' ou, en d’autres termes, du plomb, des casernes et la guerre impérialiste pour tous" (Bilan n° 21, juillet-août 1935).
Mais la gauche n’a-t-elle pas, tout au moins à travers ses programmes de renforcement du contrôle par l’État de l’économie, limité les affres de la libre concurrence du capital "monopolistique" et protégé ainsi les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière ? A nouveau, il est important de situer les mesures prônées par la gauche dans le cadre général de la situation du capitalisme.
Au début des années 1930, l’anarchie de la production capitaliste est totale. La crise mondiale jette sur le pavé des millions de prolétaires. Pour la bourgeoisie triomphante, la crise économique liée à la décadence du système capitaliste, qui se manifeste partout à travers une grande dépression dans les années 30 ("krach" boursier de 1929, taux d’inflation records, chute de la production industrielle et de la croissance, accélération vertigineuse du chômage), poussait impérieusement vers la guerre impérialiste pour le repartage d’un marché mondial sursaturé. "Exporter ou mourir" devenait le mot d’ordre de chaque bourgeoisie nationale, clairement exprimé par les dirigeants nazis.
Après la Première Guerre mondiale, par le traité de Versailles, l'Allemagne se voit privée de ses maigres colonies et avec de lourdes dettes de guerre. Elle se trouve coincée au centre de l'Europe et, dès ce moment, se pose le problème qui va déterminer l'ensemble de la politique de tous les pays d'Europe durant les deux décennies qui vont suivre. Avec la reconstruction de son économie, l'Allemagne se trouvera devant la nécessité impérieuse de trouver des débouchés pour ses marchandises et son expansion ne pourra se faire qu'à l'intérieur du cadre européen. Les événements s’accélèrent avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir en 1933. Les nécessités économiques qui poussent l'Allemagne vers la guerre vont trouver dans l'idéologie nazie leur expression politique : la remise en cause du Traité de Versailles, l'exigence d'un "espace vital" qui ne peut être que l'Europe.
Tout cela va précipiter chez certaines fractions de la bourgeoisie française la conviction que la guerre ne pourra être évitée et que la Russie soviétique dans ce cas serait un bon allié pour faire échec aux visées du pangermanisme. D'autant plus qu'au niveau international, la situation se clarifie : à la même période où l'Allemagne quitte la Société des Nations, l'URSS y entre. Celle-ci, dans un premier temps, avait joué la carte allemande pour lutter contre le blocus continental que lui imposent les démocraties occidentales. Mais lorsque les liens de l'Allemagne avec les États-Unis se renforcent quand ceux-ci investissent et, avec le plan Dawes6 [1324], renflouent l'économie allemande en soutenant la reconstruction économique du "bastion" de l'Occident contre le communisme, la Russie stalinienne va réorienter toute sa politique étrangère pour tenter de briser cette alliance. En effet, jusque très tardivement, d'importantes fractions de la bourgeoisie des pays occidentaux croient qu'il est possible d'éviter la guerre avec l'Allemagne en faisant quelques concessions et surtout en orientant la nécessaire expansion de l'Allemagne vers l'Est. Munich en 1938 traduira encore cette incompréhension de la situation et de la guerre qui vient.
Le voyage que le ministre français des affaires étrangères Laval effectue à Moscou en mai 1935 va souligner spectaculairement cette mise en place des pions de l'impérialisme sur l'échiquier européen avec le rapprochement franco-russe : la signature par Staline, d’un traité de coopération, implique une reconnaissance implicite par ce dernier de la politique de défense française et un encouragement au PCF à voter les crédits militaires. Quelques mois plus tard, en août 35, le 7e Congrès du PC US va tirer au niveau politique les conséquences de la possibilité pour la Russie d'une alliance avec les pays occidentaux pour faire face à l'impérialisme allemand. Dimitrov, le Secrétaire général de l'Internationale communiste, désigne le nouvel ennemi qu'il faut combattre : le fascisme. Les socialistes que l'on brocardait violemment la veille deviennent une (parmi d'autres) force démocratique avec qui il faut s'allier pour vaincre l'ennemi fasciste. Les partis staliniens, dans les autres pays, vont suivre dans son tournant politique à 180° leur grand frère aîné, le PC russe, se faisant ainsi les meilleurs défenseurs des intérêts impérialistes de la soi-disant "patrie du socialisme".
Bref, pour tous les pays industrialisés, la nécessité s’impose de développer puissamment l’économie de guerre, pas seulement la production massive d’armements mais aussi toute l’infrastructure nécessaire à cette production. Toutes les grandes puissances, "démocratiques" comme "fascistes", développaient de façon similaire sous le contrôle de l’État une politique de "grands travaux" et une industrie d’armements entièrement orientées vers la préparation d’une nouvelle boucherie mondiale. Autour d’elle, l’industrie s’organise ; elle impose les nouvelles organisations du travail, dont le "taylorisme" sera un des plus beaux rejetons.
Une des caractéristiques centrales des politiques économiques de la "gauche" est justement le renforcement des mesures d’intervention de l’État pour soutenir l’économie en crise et de contrôle étatique sur divers secteurs de l’économie. Elle justifiait ce type de mesures relevant "de 'l’économie dirigée', du Socialisme d’État, [car ndlr] mûrissant les conditions qui doivent permettre aux 'socialistes' de conquérir 'pacifiquement' et progressivement les rouages essentiels de l’État" (Bilan n° 3, janvier 1934). Ces mesures sont prônées de façon générale par l’ensemble de la social-démocratie en Europe. Elles sont reprises dans les programmes économiques du Front populaire en France, connus sous le nom de plan Jouhaux. En Espagne, le programme du Front populaire s'appuyait sur une large politique de crédits agraires et un vaste plan de travaux publics pour la résorption du chômage, ainsi que sur des lois sociales fixant, par exemple, un salaire minimum. Voyons quelle était la signification réelle de tels programmes à travers l’examen d’un de leurs grands modèles, le "New Deal", mis en place aux États-Unis après la crise de 1929 par les démocrates sous Roosevelt, et l’analyse d’une des concrétisations théoriques les plus achevées de ce "Socialisme d’État", le "Plan du Travail" du socialiste belge Henri De Man.
Le "New Deal", mis en place aux États-Unis à partir de 1932 est un plan de reconstruction économique et de "paix sociale". L’intervention du gouvernement vise à rétablir l’équilibre du système bancaire et à relancer le marché financier, à mettre en œuvre de grands travaux (barrages, programmes publics) et à initier certains programmes sociaux (mise en place d’un système de retraite, d’une assurance-chômage, etc.). Une nouvelle agence fédérale, la National Recovery Administration (NRA), a pour mission de stabiliser les prix et les salaires en coopérant avec les entreprises et les syndicats. Elle crée la Public Works Administration (PWA), qui devait contrôler la mise en œuvre de la politique de grands travaux publics.
Le gouvernement de Roosevelt ouvre-t-il la voie – éventuellement sans le savoir – à la conquête des rouages essentiels de l’État par le parti des travailleurs ? Pour Bilan, c’est tout le contraire qui est vrai : "L’intensité de la crise économique qui y sévit conjuguée avec le chômage et la misère de millions d’hommes, amoncellent les menaces de conflits sociaux redoutables que le capitalisme américain doit dissiper ou étouffer par tous les moyens en son pouvoir" (Bilan n° 3, janvier 1934). Loin donc d’être des mesures en faveur des travailleurs, les mesures de "paix sociale" sont des attaques directes contre l’autonomie de classe du prolétariat. "Roosevelt s’est assigné comme but de diriger la classe ouvrière non vers une opposition de classe, mais vers sa dissolution au sein même du régime capitaliste, sous le contrôle de l’État capitaliste. Ainsi, des conflits sociaux ne pourraient plus surgir de la lutte réelle – et de classe – entre les ouvriers et le patronat et ils se limiteraient à une opposition de la classe ouvrière et de la N.R.A., organisme de l’État capitaliste. Les ouvriers devraient donc renoncer à toute initiative de lutte et confier leur sort à l’ennemi lui-même" (Id.).
Trouve-t-on des objectifs similaires dans le "Plan du Travail" d’Henri De Man ? Cet architecte principal de tels programmes de contrôle étatique, grand inspirateur de la plupart des mesures prises aussi bien par les Fronts populaires que par les régimes fascistes (Mussolini était un de ses grands admirateurs) était le chef de l’institut des cadres du POB et, à partir de 1933, vice-président et grande vedette du parti. Pour De Man, qui a profondément étudié les développements industriels et sociaux aux États-Unis et en Allemagne, il faut écarter les "vieux dogmes". Pour lui, la base de la lutte de classe est le sentiment d’infériorité sociale des travailleurs. Plutôt donc que d’orienter le socialisme sur la satisfaction des besoins matériels d’une classe (les travailleurs), il faut l’orienter vers des valeurs spirituelles universelles comme la justice, le respect de la personnalité humaine et le souci de "l’intérêt général". Terminées donc les contradictions incontournables et inconciliables entre la classe ouvrière et les capitalistes. Par ailleurs, tout comme la révolution, il faut rejeter aussi le "vieux réformisme" qui est devenu inopérant en temps de crise : cela ne sert plus à rien de revendiquer une part plus importante d’un gâteau qui se réduit toujours plus, il faut réaliser un nouveau gâteau plus grand. C’est l’objectif de ce qu’il appelle la "révolution constructive". Dans cette optique, il développe pour le "Congrès de Noël" 1933 du POB son "Plan du Travail" qui prévoit des "réformes de structure" du capitalisme :
- la nationalisation des banques, qui continuent à exister mais qui vendent une partie de leurs actions à une institution de crédit de l’État et qui se soumettront aux orientations du Plan économique ;
- cette même institution de crédit de l’État rachètera une partie des actions des grands monopoles dans quelques secteurs industriels de base (comme l’énergie) de sorte que ces derniers deviennent des entreprises mixtes, propriétés conjointes de capitalistes et de l’État ;
- à côté de ces entreprises "associées", il continue à exister un secteur capitaliste libre, stimulé et soutenu par l’État ;
- les syndicats seront directement impliqués dans cette économie mixte de concertation à travers le "contrôle ouvrier", orientation que De Man propage à partir des expériences qu’il a observées dans les grandes entreprises américaines.
Ces "réformes de structure", prônées par De Man, vont-elles dans le sens du combat de la classe ouvrière ? Pour Bilan, De Man veut "démontrer que la lutte ouvrière doit se limiter naturellement dans des objectifs nationaux pour ce qui est de sa forme et de son contenu, que socialisation signifie nationalisation progressive de l’économie capitaliste, ou économie mixte. Sous le couvert de 'l’action immédiate', De Man en arrive à prêcher l’adaptation nationale des ouvriers dans la 'nation une et indivisible' et qui (…) s’offre comme le refuge suprême des ouvriers mâtés par la réaction capitaliste". En conclusion, "Les réformes de structure d’H. De Man ont donc pour but de remiser la lutte véritable des travailleurs – et c’est là sa seule fonction – dans un domaine irréel, d’où on exclut toute lutte pour la défense des intérêts immédiats et, par là même, historique du prolétariat, au nom d’une réforme de structure qui, dans sa conception comme dans ses moyens, ne peut que servir à la bourgeoisie pour renforcer son État de classe en réduisant la classe ouvrière à l’impuissance" (Bilan n° 4, février 1934).
Mais Bilan va plus loin et situe la mise en avant du "Plan du Travail" par rapport au rôle que joue la gauche dans le cadre historique de la période.
"L’avènement du fascisme en Allemagne clôture une période décisive de la lutte ouvrière. (…). La social-démocratie, qui fut un élément essentiel de ces défaites, est aussi un élément de reconstitution organique de la vie du capitalisme (…), elle emploie un nouveau langage pour continuer sa fonction, rejette un internationalisme verbal qui n’est plus nécessaire, pour passer franchement à la préparation idéologique des prolétaires pour la défense de 'sa nation'. (…), et c’est là que nous trouvons la source véritable du plan De Man. Ce dernier représente la tentative concrète de sanctionner, par une mobilisation adéquate, la défaite essuyée par l’internationalisme révolutionnaire et la préparation idéologique pour l’incorporation du prolétariat à la lutte autour du capitalisme pour la guerre. C’est pourquoi son national-socialisme à la même fonction que le national-socialisme des fascistes" (Bilan n° 4, février 1934)
L’analyse du New Deal comme du Plan De Man illustre bien que ces mesures ne vont nullement dans le sens de renforcer le combat prolétarien contre le capitalisme mais au contraire visent à réduire la classe ouvrière à l’impuissance et à la soumettre aux nécessités de la défense de la nation. Dans ce sens, comme Bilan le remarque, le plan De Man ne se distingue en rien du programme de contrôle par l’État des régimes fascistes et nazis ; ou encore des plans quinquennaux du stalinisme qui sont appliqués en URSS depuis 1928 et qui avaient d’ailleurs à l’origine inspiré les démocrates aux États-Unis.
Si ce type de mesures est généralisé, c’est que celles-ci correspondent aux besoins du capitalisme décadent. Dans cette période en effet, la tendance générale vers le capitalisme d’État est une des caractéristiques dominantes de la vie sociale. "Chaque capital national, privé de toute base pour un développement puissant, condamné à une concurrence impérialiste aiguë, est contraint de s’organiser de la façon la plus efficace pour à l’extérieur, affronter économiquement et militairement ses rivaux et, à l’intérieur, faire face à une exacerbation croissante des contradictions sociales. La seule force de la société qui soit capable de prendre en charge l’accomplissement des tâches que cela impose est l’État. Effectivement, seul l’État :
- peut prendre en main l’économie nationale de façon globale et centralisée et atténuer la concurrence interne qui l’affaiblit afin de renforcer sa capacité à affronter comme un tout la concurrence sur le marché mondial ;
- mettre sur pied la puissance militaire nécessaire à la défense de ses intérêts face à l’exacerbation des antagonismes internationaux ;
- enfin, grâce entre autres, aux forces de répression et à une bureaucratie de plus en plus pesantes, raffermir la cohésion interne de la société menacée de dislocation par la décomposition croissante de ses fondements économiques (…)." (Plate-forme du CCI)
En réalité donc, tous ces programmes qui visent à une nouvelle organisation de la production nationale sous le contrôle de l’État, entièrement orientée vers la guerre économique et vers la préparation d’une nouvelle boucherie mondiale (économie de guerre), correspondent parfaitement aux nécessités de survie des États bourgeois au sein du capitalisme dans la période de décadence.
Mais les grèves massives de mai-juin 1936 en France et les mesures sociales prises par le gouvernement de Front populaire, tout comme la "révolution espagnole" déclenchée en juillet 1936 ne balayent-elles pas ces analyses pessimistes, ne confirment-elles pas au contraire, dans la pratique, la justesse de la démarche des fronts "antifascistes" ou "populaires", ne représentent-elles pas en fin de compte l’expression concrète de cette "révolution sociale" en marche ? Examinons tour à tour chacun des mouvements évoqués.
La grande vague de grèves qui suivra dès la mi-mai la montée au gouvernement du Front Populaire après sa victoire électorale du 5 mai 1936, va confirmer toutes les limites du mouvement ouvrier, marqué par l'échec de la vague révolutionnaire et subissant la chape de plomb de la contre-révolution.
Dès le 7 mai, une vague de grèves démarre d’abord dans le secteur aéronautique et ensuite dans la métallurgie et l’automobile, avec des occupations spontanées d'usines. Ces luttes témoignent surtout, malgré toute leur combativité, combien faible était la capacité des travailleurs à mener le combat sur leur terrain de classe. En effet, dès les premiers jours, la gauche réussira à maquiller en "victoire ouvrière" le dévoiement de la combativité ouvrière subsistante sur le terrain du nationalisme, de l'intérêt national. S'il est vrai que, pour la première fois, on assista en France à des occupations d'usines, c'est aussi la première fois qu'on voit les ouvriers chanter à la fois l'Internationale et la Marseillaise, marcher derrière les plis du drapeau rouge mêlés à ceux du drapeau tricolore. L'appareil d'encadrement que constituent le PC et les syndicats est maître de la situation, parvenant à enfermer dans les usines les ouvriers qui se laissent bercer au son de l'accordéon, pendant que l'on règle leur sort au sommet, dans des négociations qui vont aboutir aux accords de Matignon. S'il y a unité, ce n'est certainement pas celle de la classe ouvrière mais sûrement celle de l'encadrement de la bourgeoisie sur la classe ouvrière. Lorsque quelques récalcitrants ne comprennent pas qu'après les accords il faut reprendre le travail, l'Humanité se charge d'expliquer "qu"il faut savoir terminer une grève... il faut même savoir consentir au compromis" (M. Thorez, discours du 11 juin 1936), "qu’il ne faut pas effrayer nos amis radicaux".
Lors du procès de Riom, intenté par le régime de Vichy contre les responsables de la "décadence morale de la France", Blum lui-même rappela en quoi les occupations d’usine allaient justement dans le sens de la mobilisation nationale recherchée : "les ouvriers étaient là comme des gardiens, des surveillants, et aussi, en un certain sens, comme des copropriétaires. Et du point de vue spécial qui vous occupe, constater une communauté de droits et de devoirs vis-à-vis du patrimoine national, est-ce que cela ne conduit pas à en assurer et à en préparer la défense commune, la défense unanime ? (…). C’est à cette mesure qu’on crée peu à peu pour les ouvriers une copropriété de la patrie, qu’on leur enseigne à défendre cette patrie".
La gauche a obtenu ce qu'elle voulait : elle a amené la combativité ouvrière sur le terrain stérile du nationalisme, de l'intérêt national. "La bourgeoisie est obligée de recourir au Front populaire pour canaliser à son profit une explosion inévitable de la lutte des classes et elle ne peut le faire que dans la mesure où le Front populaire apparaît comme une émanation de la classe ouvrière et non comme la force capitaliste qui a dissout le prolétariat pour le mobiliser pour la guerre" (Bilan n° 32 Juin-juillet 1936).
Pour achever toute résistance ouvrière, les staliniens vont assommer à coups de gourdins ceux qui "se laissent provoquer à une action inconsidérée", "ceux qui ne savent pas terminer une grève (M. Thorez, 8 juin 1936) et le gouvernement du Front populaire va faire massacrer et mitrailler des ouvriers par ses gendarmes mobiles à Clichy en 1937. En brutalisant ou en tuant les dernières minorités d’ouvriers récalcitrants, la bourgeoisie achevait de gagner son pari d’entraîner l’ensemble du prolétariat français dans la défense de la nation.
Fondamentalement, le programme du Front populaire n’avait pas de quoi inquiéter la bourgeoisie. Le président du Parti radical, E. Daladier, la rassurait d’ailleurs dès le 16 mai : "Le programme du Front populaire ne renferme aucun article qui puisse troubler les intérêts légitimes de n’importe quel citoyen, inquiéter l’épargne, porter atteinte à aucune force saine du labeur français. Beaucoup de ceux qui l’ont combattu avec le plus de passion ne l’avaient sans doute jamais lu" (L’œuvre, 16 mai 1936). Cependant, pour pouvoir diffuser l’idéologie anti-fasciste et être tout à fait crédible dans son rôle de défenseur de la patrie et de l’État capitaliste, la gauche devait certes accorder quelques miettes. Les accords de Matignon et les pseudo-acquis de 1936 furent des éléments déterminants pour pouvoir présenter l’arrivée de la gauche au pouvoir comme une "grande victoire ouvrière", pour pousser les prolétaires à faire confiance au Front populaire et les faire adhérer à la défense de l’État bourgeois jusque dans ses entreprises guerrières.
Ce fameux accord de Matignon, conclu le 7 juin 1936, célébré par la CGT comme une "victoire sur la misère", qui de nos jours encore passe pour un modèle de "réforme sociale", est donc la carotte que l'on vend aux ouvriers. Mais qu'en est-il exactement ?
Sous l’apparence de "concessions" à la classe ouvrière, telles les augmentations de salaire, les "40 heures", les "congés payés", la bourgeoisie assurait tout d’abord l’organisation de la production sous la direction de l’État "impartial", comme le signale le leader de la CGT Léon Jouhaux : "(…) le début d’une ère nouvelle …, l’ère des relations directes entre les deux grandes forces économiques organisées du pays. (…). Les décisions ont été prises dans la plus complète indépendance, sous l’égide du gouvernement, celui-ci remplissant, si nécessaire, un rôle d’arbitre correspondant à sa fonction de représentant de l’intérêt général" (discours radiodiffusé du 8 juin 1936). Ensuite, elle faisait passer des mesures essentielles pour faire accepter aux travailleurs une intensification sans précédent des cadences de production via l’introduction de nouvelles méthodes d’organisation du travail destinées à décupler les rendements horaires si nécessaire pour faire tourner à plein régime l’industrie d’armement. Ce sera la généralisation du taylorisme, du travail à la chaîne et de la dictature du chronomètre à l’usine.
C’est Léon Blum en personne qui déchirera le voile "social" posé sur les lois de 1936 à l’occasion du procès organisé par le régime de Vichy à Riom en 1942 cherchant à faire du Front Populaire et des 40 heures, les responsables de la lourde défaite de 1940 suite à l’assaut de l’armée nazie :
"Le rendement horaire, de quoi est-il fonction ? (…) il dépend de la bonne coordination et de la bonne adaptation des mouvements de l’ouvrier à sa machine ; il dépend aussi de la condition morale et physique de l’ouvrier."
Il y a toute une école en Amérique, l’école Taylor, l’école des ingénieurs Bedeau, que vous voyez se promener dans des inspections, qui ont poussé très loin l’étude des méthodes d’organisation matérielle conduisant au maximum de rendement horaire de la machine, ce qui est précisément leur objectif. Mais il y a aussi l’école Gilbreth qui a étudié et recherché les données les plus favorables dans les conditions physiques de l’ouvrier pour que ce rendement soit obtenu. La donnée essentielle c’est que la fatigue de l’ouvrier soit limitée…
Ne croyez-vous pas que cette condition morale et physique de l’ouvrier, toute notre législation sociale était de nature à l’améliorer : la journée plus courte, les loisirs, les congés payés, le sentiment d’une dignité, d’une égalité conquise, tout cela était, devait être, un des éléments qui peuvent porter au maximum le rendement horaire tiré de la machine par l'ouvrier."
Voilà comment et pourquoi les mesures "sociales" du gouvernement de Front populaire furent un passage obligé pour adapter et façonner les prolétaires aux nouvelles méthodes infernales de production visant l’armement rapide de la nation avant que ne tombent les premières déclarations officielles de guerre. D’ailleurs, il est à noter que les fameux congés payés, sous une forme ou sous une autre, ont été accordés à la même époque dans la plupart des pays développés s’acheminant vers la guerre et imposant de ce fait à leurs ouvriers les mêmes cadences de production.
Ainsi, en juin 1936, sous l’inspiration des mouvements en France, éclate en Belgique une grève des dockers. Après avoir essayé de l’arrêter, les syndicats reconnaissent le mouvement et l’orientent vers des revendications similaires à celles du Front populaire en France : hausse des salaires, semaine des "40 heures" et une semaine de congés payés. Le 15 juin, le mouvement se généralise vers le Borinage et les régions liégeoise et limbourgeoise : 350 000 ouvriers sont en grève dans tout le pays. Le résultat principal du mouvement sera le raffinement du système de concertation sociale à travers la constitution d’une conférence nationale du travail où patrons et syndicats se concertent sur un plan national pour optimiser le niveau concurrentiel de l’industrie belge.
Une fois la fin des grèves obtenue et l’installation durable d’un rendement horaire maximum de l’exploitation de la force de travail, il ne restait plus au gouvernement de Front Populaire qu’à passer à la reconquête du terrain concédé. Les augmentations salariales vont être rognées par l'inflation quelques mois plus tard (augmentation de 54% des prix des produits alimentaires entre 1936 et 1938), les 40 heures seront remises en cause par Blum lui-même un an après et complètement oubliées lorsque le gouvernement radical de Daladier en 1938 lance la machine économique à plein régime pour la guerre, supprimant des majorations pour les 250 premières heures de travail supplémentaire, annulant des dispositions des conventions collectives interdisant le travail aux pièces et appliquant des sanctions pour tout refus d’effectuer des heures supplémentaires pour la défense nationale : "(…) S’agissant des usines travaillant pour la défense nationale, les dérogations à la loi des 40 h ont toujours été accordées. En outre, en 1938, j’ai obtenu des organisations ouvrières une sorte de concordat, portant à 45 h la durée du travail dans les usines opérant directement ou non pour la défense nationale." (Blum au procès de Riom). Enfin, les congés payés, eux, seront dévorés en une bouchée puisque, sur proposition du patronat, appuyé par le gouvernement Blum et relayé par les syndicats, les fêtes de Noël et du Premier de l’An seront à récupérer. Une mesure qui s’appliquera ensuite à toutes les fêtes légales soit 80 heures de travail supplémentaire ce qui correspond exactement aux 2 semaines de congés payés.
Quant à la reconnaissance des délégués syndicaux et des conventions collectives, cela ne représente en fait que le renforcement de l’emprise des syndicats sur les ouvriers via leur plus large implantation dans les usines. Pour quoi faire ? Léon Jouhaux, socialiste et dirigeant syndical, nous explique cela en ces termes : "…les organisations ouvrières [syndicats ndlr] veulent la paix sociale. Tout d’abord pour ne pas gêner le gouvernement de Front Populaire et pour, par la suite, ne pas freiner le réarmement." En fait, quand la bourgeoisie prépare la guerre, l’État se voit contraint de contrôler l’ensemble de la société pour orienter toutes ses énergies vers la macabre perspective. Et, dans l’usine, il se trouve que c’est le syndicat qui est le mieux à même de permettre à l’État de développer sa présence policière.
Si on assiste à une victoire, c'est en vérité à celle, sinistre, du capital qui prépare la seule solution pour résoudre la crise : la guerre impérialiste.
En France, dès l’origine du Front populaire, derrière son slogan "Paix, pain, liberté" et au-delà de l’antifascisme et du pacifisme, la défense des intérêts impérialistes de la bourgeoisie française sera mêlée aux illusions démocratiques. Dans ce cadre, la "gauche" exploite habilement la préparation de la guerre au niveau international pour montrer que le "péril fasciste est aux portes du pays", organisant par exemple un battage sur l’agression italienne en Ethiopie. Plus nettement encore, la SFIO et le PC se partagent le travail par rapport à la guerre civile espagnole : tandis que la SFIO refuse l’intervention en Espagne au nom du "pacifisme", le PC prône cette intervention au nom de la "lutte antifasciste".
Dès lors, s'il est une tâche pour laquelle le capital français doit être redevable au gouvernement de Front populaire, c'est bien celle d'avoir préparé la guerre. Ceci de trois manières :
- tout d’abord, la gauche a pu utiliser la gigantesque masse des ouvriers en grèves comme moyen de pression sur les forces les plus rétrogrades de la bourgeoisie, en imposant les mesures nécessaires à la sauvegarde du capital national face à la crise et tout en faisant passer tout cela pour une victoire de la classe ouvrière ;
- ensuite, le Front populaire a lancé un programme de réarmement qui passe par la nationalisation des industries de guerre et sur lequel Blum déclarera lors du procès de Riom : "J'ai déposé un grand projet fiscal... qui vise à tendre toutes les forces de la nation vers le réarmement et qui fait de cet effort de réarmement intensif la condition même, l'élément même d'un démarrage industriel et économique définitif. Il sort résolument de l'économie libérale, il se place sur le plan d'une économie de guerre".
En effet, la gauche est consciente de la guerre qui vient ; c'est elle qui a poussé à l'entente franco-russe, qui dénonce le plus violemment les tendances munichoises dans la bourgeoisie française. Les "solutions" qu'elle apporte à la crise ne sont pas différentes de celles de l'Allemagne fasciste, de l'Amérique du New Deal ou de la Russie stalinienne : développement du secteur improductif des industries d'armement. Quel que soit le masque derrière lequel se cache le capital, les mesures économiques mises en place sont les mêmes. Comme le fait remarquer Bilan : "Ce n’est pas par hasard si ces grandes grèves se déclenchent dans l’industrie métallurgique en débutant par les usines d’avions […] c’est qu’il s’agit de secteurs qui travaillent aujourd’hui à plein rendement, du fait de la politique de réarmement suivie dans tous les pays. Ce fait ressenti par les ouvriers fait qu’ils ont dû déclencher leur mouvement pour diminuer le rythme abrutissant de la chaîne (…)"
- enfin et surtout, le Front populaire a amené la classe ouvrière sur le pire terrain pour elle, celui de sa défaite et de son écrasement : le nationalisme.
Avec l'hystérie patriotarde que développe la gauche au travers de 1'anti-fascisme, le prolétariat est amené à défendre une fraction de la bourgeoisie contre une autre, la démocrate contre la fasciste, un État contre un autre, la France contre l'Allemagne. Le PCF déclare : "L'heure est venue de réaliser effectivement l'armement général du peuple, de réaliser les réformes profondes qui assureront une puissance décuplée des moyens militaires et techniques du pays. L'armée du peuple, l'armée des ouvriers et des paysans bien encadrés, bien instruits, bien conduits par des officiers fidèles à la République". C'est au nom de cet "idéal" que les "communistes" vont célébrer Jeanne d'Arc, "grande libératrice de la France", que le PC appelle à un Front Français et reprend à son compte le mot d'ordre qui fut celui de l'extrême droite quelques années auparavant : "La France aux Français !" C'est sous le prétexte de défendre les libertés démocratiques menacées par le fascisme que l'on amène les prolétaires à accepter les sacrifices nécessaires à la santé du capital français et finalement à accepter le sacrifice de leur vie dans la boucherie de la Deuxième Guerre mondiale.
Dans cette tâche de bourreau, le Front populaire va trouver des alliés efficaces chez ses critiques de gauche : le Parti Socialiste Ouvrier et Paysan (PSOP) de Marceau Pivert, Trotskystes ou Anarchistes. Ceux-ci vont jouer le rôle de rabatteurs des éléments les plus combatifs de la classe et constamment se posent comme "plus radicaux", mais ce sera en fait plus "radicaux" dans la mystification de la classe ouvrière. Les Jeunesses Socialistes de la Seine, où les trotskystes tels Craipeau et Roux font de l'entrisme, sont les premiers à préconiser et organiser des milices anti-fascistes, les amis de Pivert qui se regroupent au sein du P.S.O.P. seront les plus virulents pour critiquer la "lâcheté" de Munich. Tous sont unanimes pour défendre la République espagnole au côté des anti-fascistes et tous participeront plus tard au carnage inter-impérialiste au sein de la résistance. Tous ont donné leur obole à la défense du capital national, ils ont bien mérité de la patrie !
A travers la constitution du Front populaire (Frente Popular) et sa victoire aux élections de février 1936, la bourgeoisie avait instillé au sein de la classe le poison de la "révolution démocratique" et réussi ainsi à lier la classe ouvrière à la défense de l’État "démocratique" bourgeois. De fait, lorsqu’une nouvelle vague de grèves éclate immédiatement après les élections, celle-ci est freinée et sabotée par la gauche et les anarchistes parce que "elles font le jeu des patrons et de la droite". Cela va se concrétiser tragiquement lors du Pronunciamiento militaire du 19 juillet 1936. Face au coup d’État, les ouvriers ripostent immédiatement par des grèves, des occupations de casernes et le désarmement de soldats, et ceci contre les directives du gouvernement qui appelait au calme. Là où les appels du gouvernement sont respectés ("Le gouvernement commande, le Front populaire obéit"), les militaires prennent le contrôle dans un bain de sang.
Cependant, l'illusion de la "révolution espagnole" est renforcée à travers la pseudo "disparition" de l’État capitaliste républicain, et la non-existence de la bourgeoisie, tous s’abritant derrière un pseudo "gouvernement ouvrier" et des organismes "plus à gauche" comme "le Comité central des Milices antifascistes" ou le "Conseil central de l’économie", qui entretiennent l’illusion d’un double pouvoir. Au nom de ce "changement révolutionnaire", si facilement conquis, la bourgeoisie demande et obtient des ouvriers l’Union Sacrée autour du seul et unique objectif de battre Franco. Or, "L’alternative ne réside point entre Azaña et Franco, mais entre bourgeoisie et prolétariat ; que l’un ou l’autre des deux partenaires soit battu, cela n’empêche que celui qui sera réellement vaincu sera le prolétariat qui fera les frais de la victoire d’Azaña ou de celle de Franco" (Bilan n° 33, juillet-août 1936).
Très vite, le gouvernement républicain de Front populaire, avec l’aide de la CNT et du POUM, détourne ainsi la réaction ouvrière contre le coup d’état franquiste vers la lutte antifasciste et déploie des manœuvres d’embrigadement pour déplacer le combat d’une bataille sociale, économique et politique contre l’ensemble des forces de la bourgeoisie vers la confrontation militaire dans les tranchées uniquement contre Franco, et l’armement des ouvriers n’est octroyé que pour les envoyer se faire massacrer sur les fronts militaires de la "guerre civile", hors de leur terrain de classe. "L’on pourrait supposer que l’armement des ouvriers contient des vertus congénitales au point de vue politique et qu’une fois matériellement armés, les ouvriers pourront se débarrasser des chefs traîtres pour passer aux formes supérieures de leur lutte. Il n’en est rien. Les ouvriers que le Front Populaire est parvenu à incorporer à la bourgeoisie, puisqu’ils combattent sous la direction et pour la victoire d’une fraction bourgeoise, s’interdisent par cela même la possibilité d’évoluer autour des positions de classe" (Bilan n° 33, juillet-août 1936).
Par ailleurs, cette guerre n’a rien de "civile" mais devient rapidement, avec l’engagement des démocraties et de la Russie du côté des "Républicains" et de l’Italie et de l’Allemagne du côté des "Phalangistes", un pur conflit inter-impérialiste et le prélude à la 2e boucherie mondiale. "Aux [en lieu et place des ndlr] frontières de classe, les seules qui auraient pu démantibuler les régiments de Franco, redonner confiance aux paysans terrorisés par la droite, d’autres frontières ont surgi, celles spécifiquement capitalistes, et l’Union Sacrée a été réalisée pour le carnage impérialiste, région contre région, ville contre ville en Espagne et, par extension, États contre États dans les deux blocs démocratique et fasciste. Qu’il n’y ait pas la guerre mondiale, cela ne signifie pas que la mobilisation du prolétariat espagnol et international ne soit pas actuellement achevée pour son entr’égorgement sous le drapeau impérialiste de l’opposition : fascisme-antifascisme" (Bilan n° 34, août-septembre 1936)
La guerre d’Espagne a encore développé un autre mythe, un autre mensonge. Tout en substituant à la guerre de classes du prolétariat contre le capitalisme la guerre entre "Démocratie" et "Fascisme", le Front populaire défigurait le contenu même de la révolution : l’objectif central n’était plus la destruction de l’État bourgeois et la prise du pouvoir politique par le prolétariat mais des prétendues mesures de socialisation et de gestion ouvrière des usines. Ce sont surtout les anarchistes et certaines tendances se réclamant du conseillisme qui exaltent tout particulièrement ce mythe, proclamant même que, dans cette Espagne républicaine, antifasciste et stalinienne, la conquête des positions socialistes était bien plus avancée que ce qu’avait pu atteindre la Révolution d’Octobre en Russie.
Sans développer ici cette question, il faut toutefois souligner que ces mesures, même si elles avaient été plus radicales qu’elles ne furent en réalité, n’auraient en rien changé le caractère fondamentalement contre-révolutionnaire du déroulement des événements en Espagne. Pour la bourgeoisie comme pour le prolétariat, le point central de la révolution ne peut être que celui de la destruction ou de la conservation de l’État capitaliste.
Le capitalisme peut non seulement s’accommoder momentanément des mesures d’autogestion ou de prétendues socialisations (mise en coopératives) des exploitations agricoles en attendant la possibilité de les ramener dans l’ordre à la première occasion propice, mais il peut parfaitement les susciter comme moyens de mystification et de dévoiement des énergies du prolétariat vers des conquêtes illusoires afin de le détourner de l’objectif central qui est l’enjeu de la Révolution : destruction de la puissance du capitalisme, son État.
L’exaltation des prétendues mesures sociales comme le summum de la Révolution n’est qu’une radicalité en paroles qui détourne le prolétariat de sa lutte révolutionnaire contre l’État et camoufle sa mobilisation comme chair à canon au service de la bourgeoisie. Ayant quitté son terrain de classe, le prolétariat non seulement sera enrôlé dans les milices antifascistes des anarchistes et des "poumistes" et envoyé au massacre comme chair à canon sur les fronts mais, de plus, connaîtra une sauvage surexploitation et toujours plus de sacrifices au nom de la production pour la guerre "de libération", de l’économie de guerre antifasciste : réduction des salaires, inflation, rationnements, militarisation du travail, allongement des journées de travail. Et lorsque le prolétariat désespéré se soulèvera, à Barcelone en mai 1937, le Front populaire et la Generalidad de Barcelone, où participent activement les anarchistes, répriment ouvertement et massacrent la classe ouvrière de cette ville, tandis que les franquistes interrompent les hostilités pour permettre aux bourreaux de gauche d’écraser dans le sang le soulèvement ouvrier.
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Des sociaux-démocrates aux gauchistes, tout le monde est d'accord, y compris certaines fractions de droite de la bourgeoisie, pour voir dans la montée de la gauche au gouvernement en 1936 en France et en Espagne (mais également, de façon moins spectaculaire sans doute, dans d’autres pays comme la Suède ou la Belgique) une grande victoire de la classe ouvrière et un signe de sa combativité et de sa force dans les années 30. Face à ces manipulations idéologiques, les révolutionnaires d'aujourd'hui, comme leurs prédécesseurs dans la revue Bilan, se doivent d'affirmer le caractère mystificateur des Fronts populaires et des "révolutions sociales" que ceux-ci prétendaient initier. L’arrivée au pouvoir de la gauche à cette époque exprimait au contraire la profondeur de la défaite du prolétariat mondial et a permis un embrigadement direct de la classe ouvrière en France et en Espagne dans la guerre impérialiste que préparait toute la bourgeoisie, en l’enrôlant massivement derrière la mystification de l’idéologie anti-fasciste.
" (…) Et je pensais surtout que c’était un immense résultat et un immense service rendu que d’avoir ramené ces masses et cette élite ouvrière à l’amour et au sentiment du devoir envers la patrie" (déclarations de Blum au procès de Riom).
"1936" marque pour la classe ouvrière une des périodes les plus noires de la contre-révolution, où les pires défaites de la classe ouvrière lui étaient présentées comme des victoires ; où, face à un prolétariat subissant encore le contrecoup de l’écrasement de la vague révolutionnaire qui commença en 1917, la bourgeoisie a pu imposer quasiment sans coup férir sa "solution" à la crise : la guerre.
Jos
1 [1325] Lire B. Kermoal, "Colère ouvrière à la veille du Front populaire", Le Monde diplomatique, juin 2006, p. 28.
2 [1326] Les citations concernant le Front populaires sont généralement tirées de L. Bodin et J. Touchard, Front populaire 1936, Paris : Armand Colin, 1985.
3 [1327] Confédération nationale du Travail, centrale anarcho-syndicaliste.
4 [1328] Parti Ouvrier d'Unification Marxiste, petit parti concentré en Catalogne représentant l'extrême gauche "radicale" de la Social-démocratie. Il fait partie du "Bureau de Londres" qui regroupe internationalement les courants socialistes de gauche (SAPD allemand, PSOP français, Independent Labour Party britannique, etc.).
5 [1329] Edouard Daladier : dirigeant du Parti Radical, de nombreuses fois ministre à partir de 1924 (notamment des Colonnies et de la Guerre), chef du gouvernement en 1933, en 1934 et en 1938. C'est à ce titre que le 30 septembre 1938 il signe les accords de Munich. Pierre Cot : il commence sa carrière politique comme radical et la termine comme compagnon de route du PCF. Il est nommé ministre de l'Air en 1933 par Daladier. Léon Blum : chef historique de la SFIO (parti socialiste) après la scission du Congrès de Tours de 1920 qui voit se former le Parti communiste. Marcel Cachin : figure mythique du PCF, directeur de L'Humanité de 1918 à 1958. Ses états de service sont éloquents : il est jusqu'au-boutiste pendant la première guerre mondiale et, à ce titre, il est envoyé par le gouvernement français pour remettre à Mussolini, alors socialiste, l'argent qui lui permet de fonder Il popolo d'Italia destiné à faire propagande pour l'entrée de l'Italie dans la guerre. En 1917, après la révolution de février, il est envoyé en Russie pour convaincre le Gouvernement provisoire de poursuivre la guerre. En 1918, il se vante d'avoir pleuré quand le drapeau français a flotté à nouveau sur Strasbourg suite à la victoire de la France sur l'Allemagne. En 1920, il rallie le PCF où, il représente la droite du parti aux côtés de Frossard. Toute sa vie, il s'est distingué par son arrivisme et sa servilité ce qui lui a permis d'épouser avec talent tous les tournants du PCF.
6 [1330] Plan adopté, sur proposition du banquier américain Charles Dawes, par la Conférence de Londres en août 1924 regroupant les vainqueurs de la guerre et l'Allemagne. Ce plan soulage ce pays des "réparations de guerre" qu'elle devait payer à ses vainqueurs (principalement à la France) ce qui lui permet de relancer son économie, et favoriser les investissements américains…
Un des résultats dramatiques de la contre-révolution qui a noyé dans le sang la révolution d’octobre 1917, a été l’isolement complet d’une poignée de révolutionnaires en URSS qui ont survécu aux goulags et aux rafles du Guépéou et du KGB (lesquels ont aussi réussi à ensevelir les contributions théoriques de la Gauche communiste russe). Lorsque l’effondrement de l’URSS a commencé à lever la chape de plomb mise en place par la bourgeoisie stalinienne, il était donc important que les révolutionnaires en occident et dans les pays de l’ex-URSS tentent de renouer les contacts, afin d’échanger leurs expériences et leurs idées, de telle sorte que les révolutionnaires de ces pays puissent retrouver leur place au sein du milieu prolétarien international. C’est pourquoi le CCI participe depuis 1996 aux conférences organisées à Moscou (et à Kiev en 2005) par le groupe Praxis, et entreprend un travail régulier de correspondance avec plusieurs groupes et contacts en Russie et en Ukraine. Nous avons déjà publié plusieurs articles à propos de cette correspondance sur notre site web en langue russe. Nous venons également de sortir en langue russe la dernière des publications imprimées du CCI, Internationalisme, dans le but de faciliter l’échange des idées en particulier auprès des camarades qui n’ont pas accès à Internet.
Nous savons que ce travail requiert beaucoup de patience de part et d’autre. Les problèmes de langues et de traduction constituent déjà une très grande difficulté; les idées de la Gauche communiste dont le CCI tire son héritage sont très peu connues en Russie ; de même, les notions développées par les camarades dans l’ ex-URSS sont souvent très marquées par l’expérience spécifique de ces pays et sont peu familières pour le lecteur en occident. Les deux articles que nous publions ci-dessous sont le fruit de ce travail de longue haleine : le premier [1331],extrait de notre correspondance avec un camarade de Voronezh (ville située sur le Don au sud de Moscou),contient notre réponse au camarade sur la question de l’autogestion ; le deuxième [1332] est un article écrit par un camarade d’Ukraine à propos des élections présidentielles en 2004 qui ont renversé le régime de Leonid Kuchma.
Cher camarade,
Nous avons bien reçu ta dernière lettre et nous saluons à nouveau tes contributions sur la loi de la valeur et sur l’autogestion. Elles font partie de l’indispensable discussion entre communistes pour définir avec un maximum de rigueur le programme de la révolution prolétarienne. Voici comment tu abordes les problèmes :
- "Dans votre livre, La décadence du capitalisme, vous dites que sous le socialisme la production marchande sera liquidée. Mais il est impossible de liquider la production marchande sans abolir la loi de la valeur. D’après la théorie de Marx, sous le socialisme, les produits du travail seront échangés selon la quantité de temps de travail nécessaire (selon le travail), c’est-à-dire conformément à la loi de la valeur."
- "Dans votre brochure Plate-forme et Manifestes [1333], le point 11 s’intitule : "L’autogestion, auto-exploitation du prolétariat". Qu’est-ce que ça veut dire auto-exploitation ? L’exploitation, c’est l’appropriation des produits du travail d’autrui. Si je comprends bien, l’auto-exploitation c’est l’appropriation des produits de son propre travail. Ainsi Robinson Crusoë s’auto-exploitait quand il consommait les produits de son propre travail. Robinson Crusoë s’exploitait lui-même."
Nous allons essayer de répondre à ces deux questions, tout en montrant comment elles sont liées.
Dans ta lettre du 26 décembre 2004, tu cites un passage de la Critique du programme de Gotha de Marx : "Il [le producteur individuel] reçoit de la société un bon certifiant qu’il a fourni telle somme de travail (après déduction du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des réserves sociales exactement autant d’objets de consommation que lui a coûtés son travail. Le même quantum de travail qu’il a donné à la société sous une forme, il le reçoit en retour sous une autre. Évidemment, il règne ici le même principe que celui qui règle l’échange des marchandises, pour autant qu’il est échange d’équivalents."1 [1334]
L’idée essentielle défendue par Marx ici, c’est, qu’après la révolution, alors que le prolétariat détient le pouvoir, il est encore nécessaire pendant toute une période d’aligner les "salaires" des ouvriers sur le temps de travail et, en conséquence, de calculer le temps de travail contenu dans les produits, afin d’arriver à une "valeur d’échange" des produits qui peut être exprimée en "bons de travail". La production marchande, la loi de la valeur, et donc le marché, subsistent encore, et nous sommes bien d’accord avec lui. Nous comprenons donc ta surprise lorsque, dans notre livre La décadence du capitalisme, tu as lu que dans le socialisme la production marchande aurait disparu. Il s’agit en fait d’un malentendu sur les termes. En effet, dans notre presse, nous utilisons toujours le mot socialisme comme un synonyme de communisme en tant que but final du prolétariat : une société sans classes et sans État où les produits du travail ne seront plus des marchandises, où la loi de la valeur aura été éliminée. Dès l’époque où il écrivit Misère de la philosophie (1847), Marx était très clair là-dessus, dans le communisme il n’y a plus d’échange, il n’y a plus de marchandises : "Dans une société à venir, où l’antagonisme des classes aura cessé, où il n’y aura plus de classes, l’usage ne sera plus déterminé par le minimum du temps de production ; mais le temps de production qu’on consacrerait aux différents objets serait déterminé par leur degré d’utilité sociale."2 [1335] À ce stade, la valeur d’échange aura été abolie. La communauté humaine réunifiée, au travers de ses organes administratifs chargés de la planification centralisée de la production, décidera quelle quantité de travail devra être consacrée à la production de tel ou tel produit. Mais elle n’aura plus besoin du "détour" de l’échange comme cela se passe dans le capitalisme puisque, ce qui importe, c’est le degré d’utilité sociale des produits. Nous serons alors dans une société d’abondance où non seulement les besoins les plus élémentaires de l’être humain sont satisfaits mais où ces besoins eux-mêmes connaissent un formidable développement. Dans cette société, le travail lui-même aura complètement changé de nature : le temps consacré à la création des besoins de subsistance étant réduit au minimum, le travail deviendra pour la première fois une activité vraiment libre. La distribution, comme la production, changeront également de nature. Peu importe désormais le temps consacré par l’individu à la production sociale, seul règnera le principe : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !"
L’identification et la défense de ce but final de la lutte prolétarienne – une société sans classes, sans État ni frontières nationales, sans marchandises – irriguent toute l’œuvre de Marx, d'Engels et des révolutionnaires des générations suivantes. Il est important de le rappeler puisque ce but détermine profondément le mouvement qui y mène, de même que les moyens nécessaires à mettre en œuvre.
Après l’expérience de la révolution russe, puis de la contre-révolution stalinienne, nous pensons qu’il est préférable pour la clarté politique de parler d’une "période de transition du capitalisme au socialisme" plutôt que de "socialisme" ou de "phase inférieure du communisme". Il est évident qu’il ne s’agit pas d’une simple question de terminologie. En effet, la dictature du prolétariat ne peut pas être conçue comme une société stable, ni comme un mode de production spécifique. C’est une société en pleine évolution, tendue vers la réalisation du but final, faite de bouleversements sociaux et politiques, où les anciens rapports de production sont attaqués et déclinent tandis qu’apparaissent et se renforcent les nouveaux. Dans la Critique du programme de Gotha, juste avant le passage cité au début de cet article, Marx précise bien que : "La société communiste que nous avons ici à l’esprit, ce n’est pas celle qui s’est développée sur ses bases propres, mais au contraire [nous soulignons], celle qui vient d’émerger de la société capitaliste ; c’est donc une société, qui, à tous égards, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancien ordre où elle a été engendrée."3 [1336] Quelques pages plus loin, il affirme très clairement : "Entre la société capitaliste et la société communiste, se situe la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. À cette période correspond également une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat."
Notre lettre précédente avait permis, semble-t-il, de lever ce malentendu et ta réponse exprimait un accord sur le fond : "Comme je comprends le marxisme, cette période de transition s’appelle le socialisme. Je ne parle pas du communisme de marché, mais du socialisme de marché. (...) Avec l’augmentation des forces productives, la distribution en fonction du travail se transforme en distribution selon les besoins, le socialisme se transforme pas à pas en communisme et le marché disparaîtra avec le temps."
Dans ta lettre du 26 décembre 2004, tu soulignais qu’il n’existe que trois formes de distribution des produits basées sur le temps de travail socialement nécessaire contenu en eux :
- par l’intermédiaire de l’argent (A), auquel cas l’échange des marchandises (M) s’effectue sous la forme M-A-M ;
- par l’intermédiaire d’un bon de travail (B) dont parlait Marx : M-B-M ;
- directement sous la forme du troc : M-M.
Et tu remarquais que, dans les trois cas, nous avons affaire à un échange de marchandises, donc à l’existence du marché, c’est-à-dire à une société qui utilise un équivalent général, la monnaie, pour exprimer le temps de travail, même si la monnaie n'est pas nécessaire dans le cas archaïque du troc pour déterminer l'équivalence. Comme tu le dis : "L’argent et les bons sont presque la même chose, parce qu’ils mesurent la même chose – le temps de travail. La différence entre eux est la même qu’entre une règle graduée en centimètres et une autre graduée en pouces." Nous sommes d’accord avec toi pour dire que c’est à cette situation économique que sera confronté le prolétariat après la prise du pouvoir et qu’ignorer cela représente une régression par rapport au marxisme. Ceci d’autant plus que la guerre civile entre le prolétariat et la bourgeoisie à l’échelle mondiale aura provoqué de nombreuses destructions qui se traduiront par un recul de la production. Sans cesse, les communistes devront combattre les illusions sur une extinction rapide et sans problème de la loi de la valeur. La nécessité pour le prolétariat de mener à son terme la suppression de l’échange et de créer les conditions du dépérissement de l’État, fera de la période de transition une période de bouleversement révolutionnaire comme l’humanité n’en a jamais connue.
Malgré ces précisions, il est évident qu’un désaccord subsiste. Tu écris, par exemple, dans la même lettre : "Sous le socialisme, les produits du travail seront échangés selon la quantité de travail socialement nécessaire. Et là où les produits du travail sont échangés selon la quantité de travail, le marché et la production marchande continuent d’exister. Par conséquent, pour abolir la production marchande il faut abolir la distribution basée sur la quantité de travail. Donc, si vous voulez abolir la production marchande, vous devez abolir le socialisme. Si vous vous considérez comme marxistes, vous devez reconnaître que le socialisme, dans son essence, est basé sur le marché. Sinon, allez chez les anarchistes ! "
De ce que nous avons vu plus haut, nous supposons que tu désignes par "socialisme" la période de transition du capitalisme au communisme. Cette période reste, par son essence, instable : soit le prolétariat est victorieux, et "l’économie de transition" est transformée dans le sens du communisme, c'est-à-dire vers l’abolition de l’économie marchande ; soit le prolétariat perd du terrain, les lois du marché se réaffirment, et il y a le danger que la voie soit ouverte vers la contre-révolution.
Encore dans la même lettre, tu écris qu’on retrouve cette ignorance chez les anarchistes. En effet, chez eux, l’émancipation de l’humanité repose uniquement sur un effort de volonté et, par conséquent, le communisme aurait pu voir le jour à n’importe quelle époque historique. Ce faisant, ils rejettent toute connaissance scientifique du développement social et, du coup, sont incapables de comprendre quel rôle peuvent y jouer la lutte de classe et la volonté humaine. Dans sa Préface au Capital, Marx répondait, sans les nommer, aux anarchistes qui nient l’inévitabilité d’une période de transition : "Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement – et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne – elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de gestation, et adoucir les maux de leur enfantement."4 [1337]
Selon Marx et Engels, la nécessité de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire d’une période de transition entre les deux modes de production “stables” que constituent le capitalisme et le communisme, repose sur deux fondements :
- l’impossibilité d’un épanouissement du communisme au sein du capitalisme (contrairement au capitalisme qui prit naissance au sein du féodalisme) ;
- le fait que le formidable développement des forces productives obtenu par le capitalisme est encore insuffisant pour permettre la pleine satisfaction des besoins humains qui caractérise le communisme.
Cela, non seulement les anarchistes sont bien évidemment incapables de le comprendre mais, plus encore, leur "vision du communisme" ne dépasse en aucune façon l’étroit horizon bourgeois. On peut le constater déjà dans l’œuvre de Proudhon. Pour celui-ci, l’économie politique est la science suprême et il s’acharne à déceler dans chaque catégorie économique capitaliste les bons et les mauvais côtés. Le bon côté de l’échange, c’est qu’il met face à face deux valeurs égales. Le bon côté de la concurrence, c’est l’émulation. Et il trouvera immanquablement un bon côté à la propriété privée : "Mais il est évident que si l’inégalité est un des attributs de la propriété, elle n’est pas toute la propriété ; car ce qui rend la propriété délectable, comme disait je ne sais plus quel philosophe, c’est la faculté de disposer à volonté non pas seulement de la valeur de son bien mais de sa nature spécifique, de l’exploiter selon son plaisir, de s’y fortifier et de s’y clore, d’en faire tel usage que l’intérêt, la passion et le caprice vous suggèrent."5 [1338]
On nous annonçait le règne de la liberté, on écope des rêves bornés et mesquins du petit producteur. Pour les anarchistes, la société idéale n’est qu’un capitalisme idéalisé où régneront en maître l’échange et la loi de la valeur, c’est-à-dire les conditions de l’exploitation de l’homme par l’homme. A contrario, le marxisme se présente comme une critique radicale du capitalisme qui défend la perspective d’une véritable émancipation du prolétariat et, du même coup, de l’humanité tout entière. Marx et Engels ont toujours combattu le communisme grossier qui cantonnait la révolution à la sphère de la distribution et qui aboutissait simplement à un partage de la misère. Ils lui opposaient le jaillissement des forces productrices libérées des entraves du capitalisme. Ils ne réclamaient pas seulement la satisfaction des besoins élémentaires de l’être humain mais encore l’accomplissement de celui-ci, le dépassement de la séparation entre l’individu et la communauté, le développement de toutes les facultés de l’individu actuellement étouffées par la pieuvre de la division du travail : "Dans la phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie ; quand, avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues, et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : ‘De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !’ "6 [1339]
Par là, le marxisme ne cède pas aux phrases ronflantes du radicalisme petit bourgeois et de l’utopie ; il sait que le seul moyen de sortir du capitalisme, c’est l’élimination du salariat et de l’échange qui résument toutes les contradictions du capitalisme, qui sont la cause ultime des guerres, des crises et de la misère qui ravagent la société. La politique économique mise en œuvre par la dictature du prolétariat est toute entière tournée vers ce but. Selon cette conception, il n’y a pas transmutation spontanée mais destruction des rapports sociaux capitalistes.
Ce rappel nous permet de souligner l’extrême confusion avec laquelle les anarchistes prétendent dépasser la séparation de l’ouvrier d’avec les produits de son travail. Dans leur esprit, en devenant propriétaires de l’usine où ils travaillent, les ouvriers deviennent forcément propriétaires des produits de leur travail. Ils les dominent enfin, ils en obtiennent même l’intégralité de la jouissance. Résultat : la propriété est devenue éternelle et sacrée. Nous sommes ici en présence d’un régime de type fédéraliste hérité des modes de production précapitalistes. C’est la même démarche chez Lassalle. Celui-ci a appris chez Marx que l’exploitation se traduit par l’extraction de plus-value. Réclamons dès lors pour l’ouvrier le produit intégral du travail et le problème est réglé. Ce faisant, comme dit Engels dans l’Anti-Dühring : "On retire à la société la fonction progressive la plus importante de la société, l’accumulation ; on la remet aux mains et à l’arbitraire des individus."7 [1340] Après les travaux de Marx, ces confusions sur le travail, la force de travail et le produit du travail sont devenues proprement inadmissibles. Ce galimatias théorique commun à Lassalle et aux anarchistes forme la base des conceptions autogestionnaires. Ici, on ne s’oriente plus vers l’abolition de l’échange et le communisme, on multiplie les obstacles sur son chemin. Voici comment Marx, toujours dans la Critique du programme de Gotha, conclut la critique acerbe de ces conceptions : "Je me suis plus longuement étendu sur le “fruit intégral du travail”, le “droit égal” et la “distribution équitable”, afin de montrer la faute commise par ceux qui veulent imposer derechef à notre parti, comme des dogmes, des conceptions qui ont pu avoir un sens à une certaine époque, mais qui ne sont plus aujourd’hui qu’une pacotille hors d’usage ; et aussi ceux-là qui dénaturent la conception réaliste enseignée à grand-peine au parti, et qui s’y est à présent bien enracinée ; ceux-là qui réapparaissent avec leurs finasseries d’idéologues, de juristes, ou que sais-je, si familières aux démocrates et socialistes français."8 [1341]
De ce point de vue, il nous semble que tu t’arrêtes en chemin dans ton raisonnement. Tu es d’accord avec nous pour dire que, durant cette période, il n’y aura pas d’exploitation de la classe ouvrière, du fait que c’est le prolétariat qui exerce le pouvoir, du fait du processus de collectivisation des moyens de production, du fait que le surtravail n’a plus la forme d’une plus-value destinée à l’accumulation du capital mais est destiné (une fois défalqué le fond de réserve et ce qui est destiné aux membres improductifs de la société) à la satisfaction croissante des besoins sociaux. Tu dis très justement : "La différence entre le socialisme [période de transition] et le capitalisme consiste en ce que sous le socialisme la main-d’œuvre n’existe pas en tant que marchandise" (lettre du 23 janvier 2005). Mais tu affirmes dans la lettre suivante : "La loi de la valeur restera en vigueur complètement, non partiellement." Ce que renforce encore ton expression : "socialisme de marché". Tu vois bien la nécessité d’attaquer le salariat mais pas celle d’attaquer l’échange marchand. Or, les deux sont profondément liés.
La loi de la valeur découverte par Marx ne consiste pas seulement à élucider l’origine de la valeur des marchandises, elle résout l’énigme de la reproduction élargie du capital. Alors même que le prolétaire reçoit de la vente de sa force de travail un salaire qui correspond à sa valeur réelle, il fournit pourtant une valeur bien supérieure dans le processus de production. L'exploitation qui permet que soit ainsi extraite une telle plus-value du travail du prolétaire existait déjà dans la production marchande simple à partir de laquelle le capitalisme est né et s’est développé. Il n’est donc pas possible de supprimer l’exploitation du prolétariat sans s’attaquer à l’échange marchand. C’est d’ailleurs ce que nous explique clairement Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État : "Dès que les producteurs ne consommèrent plus eux-mêmes directement leurs produits, mais s’en dessaisirent par l’échange, ils en perdirent le contrôle. Ils ne surent plus ce qu’il en advenait, et il devint possible que le produit fût employé quelque jour contre le producteur, pour l’exploiter et l’opprimer. C’est pourquoi aucune société ne peut, à la longue, rester maîtresse de sa propre production, ni conserver le contrôle sur les effets sociaux de son procès de production, si elle ne supprime pas l’échange entre individus."9 [1342]
Si la loi de la valeur reste "en vigueur complètement", comme tu l’affirmes, alors le prolétariat restera une classe exploitée. Pour que l’exploitation cesse durant la période de transition, il ne suffit pas que la bourgeoisie ait été expropriée. Il faut encore que les moyens de production cessent d’exister en tant que capital. Au principe capitaliste du travail mort, du travail accumulé, qui se soumet le travail vivant en vue de la production de plus-value, il faut substituer le principe du travail vivant qui maîtrise le travail accumulé en vue d’une production destinée à la satisfaction des besoins des membres de la société. La dictature du prolétariat devra dans ce sens combattre le productivisme absurde et catastrophique du capitalisme. Comme le disait la Gauche Communiste de France, "La part de surtravail que le prolétariat aura à prélever sera peut-être au début aussi grande que sous le capitalisme. Le principe économique socialiste ne saurait donc être distingué, dans la grandeur immédiate, du rapport entre le travail payé et non payé. Seule la tendance de la courbe, la tendance au rapprochement du rapport pourra servir d’indication de l’évolution de l’économie et être le baromètre indiquant la nature de classe de la production."10 [1343]
La deuxième question en discussion est traitée au point 11 de notre plate-forme : "L’autogestion, auto-exploitation du prolétariat". Tu affirmes ici un net désaccord avec notre position. Cela te paraît inconcevable que les ouvriers puissent s’exploiter eux-mêmes. "Mais je ne comprends pas du tout", écris-tu, "comment il est possible de s’exploiter, c’est à peu près la même chose que de se voler." Depuis les grandes luttes ouvrières de la fin des années 1960, la plupart de nos sections ont été confrontées concrètement à la question de l’autogestion par les ouvriers de "leur" entreprise au sein de la société capitaliste. Elles ont pu donc vérifier dans la pratique que sous le masque autogestionnaire se cache le piège de l’isolement tendu par les syndicats. Les exemples sont en effet nombreux : l’entreprise fabriquant les montres Lip en France en 1973, Quaregnon et Salik en Belgique en 1978-79, Triumph en Angleterre à la même époque et tout récemment dans la mine de Tower Colliery au Pays de Galles. À chaque fois le scénario est le même : la menace de faillite provoque la lutte des ouvriers, les syndicats organisent l’isolement de la lutte et finissent par obtenir la défaite en faisant miroiter le rachat de l’usine par les ouvriers et les cadres, quitte à verser, si nécessaire, plusieurs mois de salaire ou la prime de licenciement pour augmenter le capital de l’entreprise. En 1979, l’usine Lip, entre-temps devenue coopérative ouvrière, est obligée de fermer sous la pression de la concurrence. Lors de la dernière assemblée générale, un ouvrier exprime sa rage et son désespoir face aux délégués syndicaux qui étaient devenus en fait les véritables patrons de l’entreprise : "Vous êtes ignobles ! Aujourd’hui c’est vous qui nous foutez à la porte... Vous nous avez menti !"11 [1344] Faire accepter les sacrifices que la crise économique impose, exige d'étouffer dans l’œuf les luttes ouvrières de résistance, voilà l’utilité du mot d’ordre de l’autogestion.
Cette position de principe est pleinement conforme au marxisme. Il faut déjà remarquer que nous ne sommes pas les premiers à utiliser la notion d’auto-exploitation des ouvriers. Voici ce qu’écrivait Rosa Luxemburg en 1898 :
"Mais dans l’économie capitaliste l’échange domine la production ; à cause de la concurrence il exige, pour que puisse vivre l’entreprise, une exploitation impitoyable de la force de travail, c’est-à-dire la domination complète du processus de production par les intérêts capitalistes. Pratiquement, cela se traduit par la nécessité d’intensifier le travail, d’en raccourcir ou d’en prolonger la durée selon la conjoncture, d’embaucher ou de licencier la force de travail selon les besoins du marché, en un mot de pratiquer toutes méthodes bien connues qui permettent à une entreprise capitaliste de soutenir la concurrence des autres entreprises. D’où, pour la coopérative de production, la nécessité, contradictoire pour les ouvriers, de se gouverner eux-mêmes avec toute l’autorité absolue nécessaire et de jouer vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes. De cette contradiction la coopérative de production meurt, en ce sens qu’elle redevient une entreprise capitaliste ou bien, au cas où les intérêts ouvriers sont les plus forts, qu’elle se dissout."12 [1345]
Lorsque des ouvriers jouent "vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes", c’est cela que nous appelons auto-exploitation. Ta défense de l’autogestion s’appuie sur l’expérience des coopératives ouvrières au 19e siècle et tu cites en particulier la "Résolution sur le travail coopératif", adoptée au premier congrès de l’AIT. En effet, Marx et Engels ont à plusieurs reprises encouragé le mouvement coopératif, essentiellement les coopératives de production, pas tellement pour leurs résultats pratiques mais plutôt parce qu’elles confortaient l’idée que les prolétaires pourront très bien se passer des capitalistes. C’est pourquoi ils se sont empressés d’en souligner les limites, les risques incessants qu’elles tombent plus ou moins directement sous le contrôle de la bourgeoisie. Leur souci était d’éviter que les coopératives ne détournent les ouvriers de la perspective révolutionnaire, de la nécessité de la prise du pouvoir sur l’ensemble de la société. Cette résolution stipule :
"a) Nous reconnaissons le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de la société présente, fondée sur l’antagonisme des classes. Son grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de l’association de producteurs libres et égaux.
b) Mais le système coopératif restreint aux formes minuscules issues des efforts individuels des esclaves salariés, est impuissant à transformer par lui-même la société capitaliste. Pour convertir la production sociale en un large et harmonieux système de travail coopératif, des changements généraux sont indispensables. Ces changements ne seront jamais obtenus sans l’emploi des forces organisées de la société. Donc, le pouvoir d’État, arraché des mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, doit être manié par les producteurs eux-mêmes."13 [1346]
Tu cites d’ailleurs la première partie de ce passage mais pas la seconde qui lui donne pourtant un éclairage fondamental et qui reflète beaucoup plus fidèlement la véritable pensée de Marx. On sait que dans la 1e Internationale, Marx était obligé de composer avec toute une série d’écoles socialistes confuses qu’il espérait faire progresser. En prenant conscience de lui-même, le mouvement ouvrier se débarrasserait des "recettes doctrinaires" et Marx y contribua activement. Les associations coopératives appartenaient à ce type doctrinaire et entendaient se substituer à la lutte de classe, à la protection des ouvriers, à la lutte syndicale et même au renversement de la société capitaliste. Pour Marx, il était indispensable que la classe ouvrière se hisse à la hauteur d’une compréhension théorique de ce qu’elle devait réaliser dans la pratique. Dans ce sens, la formule : "un large et harmonieux système de travail coopératif" désigne incontestablement dans son esprit la société communiste et non pas une fédération de coopératives ouvrières.
La première partie de cette résolution signifie pour toi que la lutte pour des réformes n’est pas contradictoire avec le renversement révolutionnaire du capitalisme, qu'elle en est complémentaire. Mais cette complémentarité n’était possible qu’à l’époque du capitalisme progressiste, époque où la bourgeoisie pouvait encore jouer un rôle révolutionnaire vis-à-vis des vestiges du féodalisme et où les ouvriers devaient participer aux luttes parlementaires et syndicales pour la reconnaissance des droits démocratiques, pour imposer de grandes réformes sociales afin de hâter l’apparition des conditions de la révolution communiste. Aujourd’hui, au contraire, nous vivons l’époque de la décadence du capitalisme. Avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale, avec l’émergence d’une nouvelle période du capitalisme, celle de l’impérialisme, de la décadence, les réformes sont devenues impossibles. Sans cette démarche historique propre au marxisme, on finit par oublier l’avertissement de Lénine dans La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky : "L’une des méthodes les plus sournoises de l’opportunisme consiste à répéter une position valable dans le passé."
Tu affirmes que, d’après Marx, "le socialisme naît au sein de la société bourgeoise vieille et mourante." Si nous ouvrons le Manifeste communiste, par exemple, nous ne trouvons nulle part une telle idée. Marx et Engels y expliquent que la bourgeoisie avait développé de nouveaux rapports de production progressivement au sein du féodalisme et que sa révolution politique vient parachever la domination économique acquise auparavant. Ils montrent ensuite que le processus est inverse pour le prolétariat : "Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir essayaient de consolider leur situation acquise en soumettant la société aux conditions qui leur assuraient leurs revenus propres. Les prolétaires ne peuvent se rendre maîtres des forces productives sociales qu'en abolissant leur propre mode d'appropriation d'aujourd'hui et, par suite, tout le mode d'appropriation en vigueur jusqu'à nos jours. Les prolétaires n'ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont à détruire toute garantie privée, toute sécurité privée antérieure" (Manifeste communiste, "Bourgeois et prolétaires"). La révolution politique du prolétariat représente la condition indispensable à l’émergence de nouveaux rapports de production. Ce qui naît au sein de la société bourgeoise, ce sont les conditions du socialisme, pas le socialisme lui-même.
Pour appuyer ton argumentation, tu développes l’idée que "La décadence signifie la stagnation économique, la floraison de la délinquance, l’augmentation de la misère et du chômage, un pouvoir d’État faible et instable (un exemple frappant ce sont les empires militaires dans l’ancienne Rome qui ne se maintenaient que quelques mois), la lutte de classe aiguë. Et la chose principale que vous n’avez pas mentionné dans votre livre La décadence du capitalisme, c’est l’apparition de nouveaux rapports de classes au sein de l’ancienne société mourante. Dans l’Empire romain, c’était les colons, les esclaves dans les exploitations agricoles, donc des serfs dans leur essence. Dans la période de la destruction de la société bourgeoise, ce sont les entreprises autogérées, plus précisément les coopératives." Il est vrai que, dans le capitalisme décadent, la société bourgeoise est marquée par une grande instabilité. La bourgeoisie doit faire face à un affaiblissement économique sans précédent, la crise de surproduction exerce ses ravages du fait de l’insuffisance des marchés solvables à l’échelle internationale, les rivalités impérialistes s’exacerbent et débouchent sur la guerre mondiale. Précisément, la bourgeoisie répond à cette situation par un renforcement de l’État comme ce fut déjà le cas dans la décadence de l’Empire romain et, pour ce qui concerne le féodalisme, avec la monarchie absolue. L’aggravation de la concurrence, la nécessité d’une surexploitation du prolétariat, l’apparition d’un chômage massif, un État totalitaire qui étend ses tentacules à toute la société civile (et non pas un “État faible et instable”), voilà justement les raisons qui rendent désormais impossible la survivance des coopératives ouvrières.
Nous sommes tout à fait d’accord avec toi pour dire que ce sont "les communistes de Gauche qui avaient raison sur la question [du capitalisme d’État] et pas Lénine." Ils avaient compris intuitivement que le capitalisme se renforçait en Russie même en l’absence d’une bourgeoisie privée et que le pouvoir de la classe ouvrière était en danger. En effet, sous la pression de l’isolement de la révolution, les Conseils ouvriers ont perdu le pouvoir au profit de l’État auquel le parti bolchevique s’était totalement identifié. Mais nous ne sommes pas pour autant d’accord avec les remèdes proposés par l’Opposition ouvrière de Kollontaï. Réclamer que la gestion des entreprises et l’échange des produits passent sous le contrôle des ouvriers de chaque usine ne pouvait qu’aggraver le problème, le rendre encore plus compliqué. Non seulement les ouvriers n’auraient obtenu qu’un pouvoir symbolique mais ils auraient de plus perdu leur unité de classe qui s’était réalisée si magnifiquement par le surgissement des Conseils ouvriers et l’influence d’un réel parti d’avant-garde en leur sein, le parti bolchevique.
Tu penses au contraire que : "Il est beaucoup plus facile et commode pour les ouvriers de contrôler la production au niveau des entreprises. (...) Après Octobre 17, l’économie a été gérée d’une manière centralisée. Finalement, le socialisme s’est dégradé en capitalisme d’État, malgré la volonté des Bolcheviks. (...) Donc, sous le socialisme, les Conseils ouvriers n’auront pas pour fonction de gérer l’économie, ils ne planifieront pas la production ni ne distribueront les produits. Si on prête ces fonctions aux Conseils ouvriers, le socialisme évoluera inévitablement vers le capitalisme d’État." En ce qui nous concerne, nous sommes convaincus que la centralisation est fondamentale pour le pouvoir ouvrier. Si tu retires la centralisation du socialisme, alors tu obtiens les communautés autonomes anarchistes et une régression des forces productives. Ce qui s’est passé en Russie, c’est qu’une force centralisée, l’État, a supplanté une autre force centralisée, les Conseils ouvriers. D’où est donc venue la bureaucratie puis la nouvelle bourgeoisie stalinienne ? Elle est venue de l’État, pas des Conseils ouvriers qui ont, quant à eux, subi un processus de dépérissement qui les a conduits à la mort. Ce n’est pas la centralisation qui est la cause de la dégénérescence de la révolution russe. Si les Conseils ouvriers ont été affaiblis à ce point, si les Bolcheviks se sont faits eux-mêmes happer par l’État, c’est à cause de l’isolement de la révolution. Les mitrailleuses qui assassinaient le prolétariat allemand atteignaient, comme par ricochet, le prolétariat russe qui, sans tarder, ne devint qu’un géant blessé, affaibli, exsangue. Nouvelle confirmation de cette grande leçon de la révolution russe : le socialisme est impossible dans un seul pays !
Pour conclure, revenons à ta conception de l’autogestion des entreprises sous le capitalisme.14 [1347] Dans ces coopératives, les ouvriers décident collectivement la répartition du profit. Le salariat n’existe plus, "les ouvriers reçoivent la valeur d’usage et non pas la valeur d’échange de leur force de travail." D’abord, nous pensons qu’il y a ici une confusion entre "valeur d’échange" et "valeur d’usage" : cette dernière exprime l’utilité de ce qui est produit, l’usage qu’on peut en faire. Et justement, une des spécificités fondamentales, par rapport aux autres époques de l’histoire, du processus de production mis en œuvre par le prolétariat moderne, c’est précisément que les valeurs d’usage qu’il produit ne peuvent être appropriées que par la société toute entière : contrairement aux chaussures (par exemple) produites par l’artisan cordonnier, les centaines de millions de puces électroniques produites par les ouvriers d’Intel ou AMD n’ont aucune valeur d’usage "en soi" ; leur valeur d’usage n’existe qu’en tant que composants d’autres machines produites par d’autres ouvriers dans d’autres usines et qui rentrent eux-mêmes dans la chaîne de production d’autres usines encore. La même chose est vraie y compris pour les "cordonniers" modernes : les ouvriers de Jinjiang en Chine produisent 700 millions de chaussures par an : on a du mal à imaginer qu’ils pourraient les porter toutes ! De même, on imagine mal telle usine autogérée rétribuer les ouvriers en moissonneuses-batteuses, par définition indivisibles et telle autre en stylos à bille.
Mais admettons, comme tu le dis, que les ouvriers reçoivent l’équivalent à la fois du capital variable et de la plus value produite. Ils ne peuvent cependant consommer intégralement le profit de l’entreprise mais seulement une partie relativement faible, le reste devant être transformé en nouveaux moyens de production. En effet, les lois de la concurrence (puisque nous sommes bien ici dans une situation de concurrence) sont ainsi faites que toute entreprise doit s'agrandir et augmenter sa productivité si elle ne veut pas périr. Une partie du profit est donc accumulée et transformée à nouveau en capital. Et nécessairement une partie quasiment aussi importante que dans une usine non autogérée, sinon l'entreprise autogérée ne s'agrandira pas aussi rapidement que les autres et finira aussi par dépérir. Au minimum, les prix de revient de l’usine autogérée doivent être aussi bas que ceux du reste de l’économie capitaliste, faute de quoi elle ne trouvera pas d’acheteurs pour ses produits. Ce qui veut dire inévitablement que les ouvriers des usines autogérées devront aligner leurs salaires et leur rythme de travail sur ceux des ouvriers employés par des entreprises capitalistes : en un mot, ils devront s’auto-exploiter.
Plus encore, nous nous retrouvons dans les mêmes conditions d’exploitation que dans toute autre entreprise puisque la force de travail reste soumise, aliénée au travail mort, au travail accumulé, au capital. Tout au plus peuvent-ils récupérer cette fraction du profit qui, dans l’entreprise capitaliste traditionnelle, va à la consommation personnelle du patron ou constitue les dividendes des actionnaires. Les ouvriers qui s’étaient réjouis d’avoir obtenu un supplément à leur salaire devront vite déchanter. Les chefs qu’ils avaient élus en toute confiance, sauront vite les convaincre de rendre ce supplément et même de consentir des réductions de salaire.
"Ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d’État, [ni la transformation en entreprises autogérées, pourrions-nous ajouter] ne supprime la qualité de capital des forces productives", dit Engels dans l’Anti-Dühring. La transformation du statut juridique des entreprises ne change rien à leur nature capitaliste. Car le capital n’est pas une forme de propriété, il est un rapport social. Seule la révolution politique du prolétariat, en imposant une nouvelle orientation à la production sociale peut éliminer le capital. Mais il ne peut l’obtenir en reculant par rapport au niveau de socialisation internationale atteint sous le capitalisme. Il doit au contraire parachever cette socialisation en brisant le cadre national, le cadre de l’entreprise et la division du travail. Le mot d’ordre du Manifeste communiste prendra alors tout son sens : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".
En attendant de te lire, reçois nos salutations fraternelles et communistes.
Le C.C.I., le 22 novembre 2005
1 [1348] Karl Marx, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Partie I.3 des Gloses marginales, p. 1419.
2 [1349] Karl Marx, Misère de la philosophie, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Chapitre premier : Une découverte scientifique ; Deuxième partie : La valeur constituée ou la valeur synthétique, p. 37.
3 [1350] Karl Marx, Op. Cit., p. 1418.
4 [1351] Karl Marx, Préface de la première édition du Livre Premier du Capital, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 550.
5 [1352] Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? cité dans Claude Harmel, Histoire de l’anarchie, Éditions Champ Libre, Paris, 1984, p. 149.
6 [1353] Karl Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1420.
7 [1354] Friedrich Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, Paris, 1977, Troisième partie, Chapitre IV : La répartition, p. 348.
8 [1355] Critique du programme du parti ouvrier allemand, op. cit., p. 1421.
9 [1356] Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Chapitre V : "Genèse de l’État athénien" Éditions Sociales/Messidor, Collection Essentiel, Paris, 1983, p. 202.
10 [1357] "L’expérience russe [1358]", Internationalisme n°10, mai 1946, republié dans la Revue Internationale n°61, 2e trimestre 1990, et dans notre brochure "Effondrement du Stalinisme".
11 [1359] Révolution Internationale n°67, novembre 1979.
12 [1360] Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution, Petite Collection Maspero, Paris, 1976, deuxième partie, chapitre 2 : "Les syndicats, les coopératives et la démocratie politique", p. 61
13 [1361] Karl Marx, Résolutions du Premier Congrès de l’A.I.T. (réuni à Genève en septembre 1866), in Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1469.
14 [1362] Pour citer ta lettre :
"L’autogestion (dans le plein sens du terme), c’est lorsque les ouvriers gèrent eux-mêmes leur entreprise, y compris en se partageant les profits. En fait, l’entreprise est devenue la propriété des ouvriers."
"Pour moi, les entreprises coopératives ont les caractéristiques suivantes :
1 l’absence complète du salariat,
2) l’élection de tous les responsables,
3) la distribution des profits par le collectif des travailleurs de l’entreprise."
"Dans les entreprises où le salariat n’existe pas, c’est-à-dire lorsque les ouvriers reçoivent la valeur d’usage [le capital variable + la plus-value] et non pas la valeur d’échange de leur force de travail [le capital variable], la production est dix fois plus efficace."
"Les ouvriers fabriquent des produits, ils les vendent sur le marché. Avec ce qu’ils ont gagné, ils peuvent acheter l’équivalent de la même quantité de travail à d’autres ouvriers. Il y a bien eu une distribution effectuée sur la base de la quantité de travail. Ensuite, une partie de la valeur va au renouvellement des moyens de production, tandis que l’autre va à la consommation individuelle des ouvriers."
La "révolution orange" de 2004 en Ukraine a été un évènement très fortement médiatisé en occident. On peut dire qu’elle semblait posséder tous les ingrédients d’un feuilleton à succès de politique-fiction : d’un côté une mafia stalinienne profondément corrompue, très probablement coupable du meurtre d’un journaliste qui aurait mené une enquête trop approfondie sur ses "affaires" ; de l’autre l’héroïque défenseur de la démocratie, Yushchenko, au visage ravagé par le poison d’un attentat raté du KGB et à ses côtés la très belle Yulia Timoshenko, figure emblématique de la jeunesse et de l'espoir pour l’avenir.
Un des grands intérêts de cet article très documenté, est le fait qu’il montre les dessous de la "révolution orange" et, de ce fait, démystifie les illusions de la démocratisation dans les pays de l’ex-URSS. Depuis 2004, les évènements ont largement confirmé l’analyse contenue dans cet article : la démocratisation en Ukraine était déterminée essentiellement par des luttes de pouvoir entre les principaux clans de la bourgeoisie de ce pays. Timoshenko, devenue Premier Ministre sous le nouveau gouvernement de Yushchenko, fut limogée par ce dernier à peine neuf mois plus tard. Les élections parlementaires de 2006 (qui ont vu le Parti des Régions de Yanukovich, le candidat présidentiel déçu de 2004, et l’héritier de Kuchma devenir le plus grand bloc parlementaire) ont été suivies par une série de tractations entre les différents partis. Ces élections ont vu Timoshenko (qui n’a pas réussi à revenir à son poste de Premier Ministre malgré une tentative d’accord avec le parti Notre Ukraine de Yushchenko), se joindre aux "socialistes" et "communistes" et… au Parti des Régions afin de nommer son ancien ennemi Yanukovich au poste de Premier Ministre. Les alliances sont tellement instables et entièrement fondées sur des luttes de cliques, que cette situation pourrait très bien être de nouveau renversée d’ici la mise sous presse de notre revue.
Nous faisons nôtre la dénonciation de la démocratie par l’auteur de cet article. En particulier, nous voulons souligner la justesse de l’idée suivant laquelle "si les ouvriers se joignent à un mouvement bourgeois derrière des slogans démocratiques, cela signifie qu'ils refusent de lutter pour les intérêts spécifiques du prolétariat". Il subsiste néanmoins un certain nombre de points sur lesquels nous avons estimé nécessaire de signaler des désaccords ou ce que nous considérons comme des imprécisions. Pour ne pas entraver la trame de l’argumentation, ceux-ci sont signalés dans des notes en fin d’article (notes i à vi).
CCI, 7 juillet 2006
La fonction de la démocratie bourgeoise
Un développement inégal, l'anarchie de la production et une pluralité d'intérêts au sein de la classe dominante sont caractéristiques de la société capitaliste et ce sont des axiomes pour tout observateur sans préjugé. Tel est donc notre point de départ. L'expérience montre que dans la société capitaliste, la configuration des différents groupes d'intérêts au sein de la classe dominante change dans des laps de temps relativement courts. Dans la pratique, aujourd'hui n'est déjà plus comme hier et demain sera notablement différent d'aujourd'hui. Dans la mesure où l'équilibre des intérêts de la bourgeoisie change de façon dynamique, il est nécessaire que le système politique de la société capitaliste soit capable de répondre à ces changements en temps et en heure. En d'autres termes, il ne doit pas seulement être flexible, il doit également montrer qu'il peut prendre les formes les plus variées. Il s'ensuit que moins les formes politiques de la société bourgeoise sont flexibles, moins elles seront capables de répondre à ces changements de rapports de force et moins elles seront durables.
La dictature est probablement l'une des formes les moins flexibles du système politique bourgeois et l'une des moins adaptées pour réagir rapidement à un changement du rapport de forces au sein de la bourgeoisie. A strictement parler, elle est créée pour perpétuer un équilibre établi au moment de sa victoire. Cependant, il est impossible d'éliminer une caractéristique de la société bourgeoise comme les changements d'intérêts au sein de la classe dominante. Aussi la dictature, en règle générale, s'avère historiquement de courte durée. Concrètement, on peut compter sur les doigts d'une main les régimes bourgeois de dictature qui ont duré plus d'un tiers de siècle. En règle générale encore, une telle longévité se retrouve dans les pays capitalistes arriérés. Un exemple de choix est la Corée du Nord où la famille Kim exerce sa dictature depuis soixante ans. Les régimes démocratiques bourgeois, en revanche, peuvent survivre pendant des siècles. Le secret de leur stabilité réside dans leur flexibilité. La démocratie bourgeoise permet de refléter facilement et efficacement les changements de groupes d'intérêts de la bourgeoisie au sein du système politique. En ce sens, ils constituent une couverture politique idéale à la domination du capital.i [1364].
Cependant, ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas les avantages que tire le capitalisme de la démocratie bourgeoise, mais les processus qui se sont développés dans des conditions dominées par des régimes non démocratiques, autoritaires ou carrément dictatoriaux. Il est sûr qu'il existe des raisons objectives à l'établissement d'un mode particulier de gouvernement, c'est-à-dire qu'un certain équilibre d'intérêts de la bourgeoisie mène à leur apparition. Mais cet équilibre n'est pas aujourd'hui le même qu'hier. Et si la raison qui a mené à l'établissement d'un régime autoritaire disparaît, cela signifie que le régime lui-même doit laisser la place.
Mais, comme nous l'avons dit, les régimes autoritaires ou dictatoriaux ne s'adaptent pas aux situations de la société, ils demandent au contraire que les situations s'adaptent à eux. Plutôt qu'accepter leur propre disparition, ils se cramponneront par toutes les vérités et contrevérités et chercheront à prolonger leur existence en dépit de l'état d'esprit de la société civile.
Une telle situation est nécessairement insatisfaisante pour les couches de la bourgeoisie dont les intérêts ne sont pas exprimés par le régime au pouvoir. Elles cherchent à agir en tant qu'oppositions, accusent le régime d'être anti-démocratique et cherchent à briser le pouvoir. Comme alternative à la dictature, elles proposent la démocratie puisque la démocratie leur donne la possibilité de changer la répartition du pouvoir au sein des organes de pouvoir étatique selon le nouvel équilibre d'intérêts, ce que ne permet pas la dictature ou un mode de domination autoritaire. Toute opposition bourgeoise au sein de ce type de système déploie donc fièrement le drapeau de la démocratie. Qu'elle reste fidèle aux principes de la démocratie après sa victoire est une question secondaire pour nous, car si elle ne le fait pas, la bannière démocratique sera vite brandie par une autre fraction de la bourgeoisie, appartenant peut-être même au groupe au pouvoir, et ainsi la lutte pour la démocratie recommencera.
Bien plus importantes sont les méthodes que l'opposition bourgeoise utilise dans la lutte pour ses propres idéaux politiques. Elles dépendent en grande partie des caractéristiques du régime qu'elle combat. Plus le régime autoritaire ignore avec obstination les revendications de l'opinion publique bourgeoise, plus il s'accroche obstinément au pouvoir, plus il utilise la violence pour éviter de s'effondrer face au nouveau rapport de force entre différents intérêts, plus forte est la résistance que l'opposition bourgeoise doit alors combattre et plus radicales sont les méthodes imposées à ses politiciens. Nous pouvons simplement rappeler que l'opposition au dictateur actuel du Turkménistan, Niyazov, a créé une émigration politique secrète ou que Saakashvili (président de la Géorgie 1 [1365]) et Yushchenko (président de l'Ukraine) ont appelé sans vergogne "révolution" les événements qui les ont portés au pouvoir.
Ainsi le radicalisme plus ou moins grand des méthodes dans la lutte pour la démocratie dépend des conditions du régime autoritaire et de la dictature. Plus grande est l'orgie d'arbitraire qu'une dictature se permet dans sa lutte pour sa survie, plus il y a de chance que les figures les plus respectables des oppositions bourgeoises déclarent qu'elles sont révolutionnaires.
Plus le régime autoritaire se montre jusqu'au boutiste et inflexible face au changement dans l'air du temps, plus l'opposition bourgeoise doit concentrer sa force pour le renverser. Pour constituer une telle force, elle doit trouver le soutien des masses travailleuses du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Si elle y parvient, elle accroît grandement ses chances de renverser l'ennemi. Cependant, les ouvriers, les paysans et les commerçants rejoignent l'opposition sur une base bourgeoise au départ, puisque celle-ci ne propose aucun autre but stratégique que des changements en faveur des élites bourgeoises. Par conséquent, si les ouvriers se joignent à un mouvement bourgeois derrière des slogans démocratiques, cela signifie qu'ils refusent de lutter pour les intérêts spécifiques du prolétariat. Et les marxistes qui, dans l'intérêt d'un mouvement d'opposition dans le présent, abandonnent les buts stratégiques de la lutte de classe, quittent leur terrain de classe indépendant et suivent le sillage de la bourgeoisie. En développant la propagande pour la démocratie, ils ne font qu'aider une fraction de la bourgeoisie à en renverser une autre, c'est tout.
Même si cette lutte peut être caractérisée par sa grande échelle, l'implication des masses travailleuses, les méthodes radicales, la ténacité envers la résistance de l'adversaire et même la capacité à mener une rébellion armée, cela ne la rend pas pour autant révolutionnaire. Elle génère une illusion de révolution à cause des similitudes avec les formes et les méthodes de lutte qu'on connaît des expériences révolutionnaires. Mais une ressemblance extérieure ne signifie pas une même essence. De la même façon qu'une baleine peut paraître être un poisson et qu'elle n'en est pas un en réalité, mais est un mammifère, de même la lutte pour la démocratie dans la société capitaliste développée ressemble à une révolution mais n'en est pas une. La révolution constitue un changement qualitatif dans le développement d'une société, une transition d'une forme à une autre, et son élément principal est un changement des rapports de propriété ii [1366]. Mais quels changements des rapports de propriété ont été apportés par la "révolution orange" par exemple ? Quelles formations ont changé en Ukraine en 2004 ?
Ceci dit, on sait que le terme "révolution" est aussi utilisé pour décrire des événements qui ne remettent pas en cause les rapports de propriété, par exemple, en France en 1830, 1848 et 1870. Mais ces événements étaient caractérisés par un changement progressif : à chaque fois, le pouvoir a été pris par une partie de la bourgeoisie moins encombrée que les précédentes par les survivances féodales. C'est-à-dire que ces événements constituaient les derniers actes de la Grande Révolution française de 1789, débarrassant la société des rapports féodaux de propriété et ce n'est que dans ce sens qu'on peut en parler comme de révolutions. Quand la société capitaliste a atteint sa maturité, un changement dans les fractions dominantes, quelles que soient leurs méthodes, ne constitue pas le passage d'une bourgeoisie chargée de survivances féodales à une fraction plus progressiste. Le changement a lieu entre semblables - entre une fraction bourgeoise et une autre équivalente. Dans une telle situation, on ne peut parler de changements progressistes. Que la lutte ait lieu pour la démocratie contre la dictature ou pour la dictature contre la démocratie, dans la société capitaliste développée, le seul changement révolutionnaire est celui qui mène à sa destruction et à un nouvel ordre, supérieur, au communisme.
Les marxistes qui tentent de s'allier à des groupements d'opposition bourgeois sont condamnés à se liquider eux-mêmes. En entrant en lutte aux côtés d'un groupe bourgeois et en abandonnant leur position indépendante, ils abandonnent aussi, de façon volontaire, l'activité communiste révolutionnaire, la seule qui soit possible dans la période actuelle. Par conséquent, quelles que soient leurs intentions subjectives, ils ne luttent plus pour le communisme. Tel est le piège dans lequel ils tombent en défendant la démocratie. Ils pensent qu'en renversant la dictature, ils se rapprocheront d'une nouvelle forme sociale, mais en réalité, cela détruit complètement leur propre force et leur capacité à lutter pour elle. Au contraire, leurs revendications propres se dissolvent dans le mouvement de l'opposition démocratique : leur différence d'essence par rapport à ce genre de mouvement disparaît.
Cela, c'est la théorie. Mais des conclusions pratiques très importantes en découlent. Les marxistes qui vivent dans des pays aux régimes autoritaires doivent se préparer à leur renversement. Le premier signe avant-coureur de leur renversement futur sera l'apparition d'oppositions bourgeoises aux slogans généralement démocratiques. Ensuite, plus les détenteurs de l'appareil d'Etat seront stupides, plus leur renversement ressemblera à une révolution. Cependant il est nécessaire de bien comprendre qu'une opposition bourgeoise, quelle que soit sa lutte pour la victoire, n'est pas révolutionnaire et n'apportera pas de changements fondamentaux. Aussi, quelles que soient les circonstances, les marxistes ne doivent pas suivre l'opposition, même si au niveau tactique sa lutte et notre lutte contre le régime bourgeois concret peuvent coïncider temporairement. Au contraire, il est nécessaire de dénoncer et le régime autoritaire et les illusions démocratiques qu'il génère. C'est la seule façon possible d'utiliser la ruine d'un régime autoritaire pour renforcer nos propres positions dans la lutte pour le communisme. Pourquoi ? Parce que dans le système politique pour lequel nous luttons, il n'y a de place ni pour une bourgeoisie démocratique, ni pour une bourgeoisie autoritaire.
Les causes de la vague Orange
L'Ukraine n'a pas connu de crise politique aussi aiguë que celle de la "révolution orange" depuis 1993. Cette année-là avait été marquée par la grève générale dans le Donbass et dans la région industrielle de Pridneprovie. Sur la base d'une coïncidence entre ses intérêts propres et ceux des "patrons rouges", la classe ouvrière avait mené une lutte contre les politiques de prédateur de l'Etat ukrainien. La grève conduisit à la démission de Leonid Kuchma (alors premier ministre) et provoqua une crise à la tête de l'Etat bourgeois. Il en a résulté des élections parlementaires et présidentielles anticipées. Cependant la classe ouvrière n'a pas atteint son but principal, à savoir arrêter la crise économique et le vol.
La crise de novembre-décembre 2004 est très différente de celle d'août-septembre 1993. Alors qu'à l'époque, le prolétariat avait surgi comme force politique indépendante, en 2004 on n'a rien vu de tel iii [1367]. Aussi, une analyse sociale de classe de ces événements doit partir de l'équilibre entre les forces de pouvoir bourgeois. C'est précisément une rupture dans les rangs de ces dernières qui a provoqué la "révolution orange".
Jusqu'à l'été 2004, le régime Kuchma était en grande partie parvenu à maintenir un black-out sur ce qui se passait en Ukraine ; aussi les premières étapes de la future séparation entre l'aile "bleu-blanc" et l'aile "orange" sont passé inaperçues de la majorité des gens non avertis. Tout au moins, l'auteur de ces lignes, vivant dans la région "bleu-blanc" a-t-il ressenti une atmosphère dominante de stabilité asphyxiante. Pendant ce temps, en Ukraine occidentale, à Kiev et dans certaines régions du centre, le mouvement orange avait déjà commencé à surgir. Mais la rupture au sein de la classe dominante avait précédé ce processus.
La crise bien connue de l'hiver 2000-2001 (l'affaire Gongadze 2 [1368]) a fait surgir une opposition anti-Kuchma ; après bien des doutes et des fluctuations, Viktor Yushchenko a finalement rejoint l'opposition. En avril 2001, Kuchma l'avait démis de ses fonctions de Premier Ministre. L'opposition avait menacé Kuchma de mise en accusation et ce dernier eut peur que Yushchenko ne devienne un adversaire (selon la constitution, en cas de mise en accusation du Président, c'est le premier Ministre qui assume ses fonctions). Ce que Kuchma craignait est arrivé. L'ex-Premier Ministre Yushchenko prit la tête d'une opposition de droite et déclara ses ambitions présidentielles. Grâce aux élections parlementaires de 2002 où il a été question de fraude massive en particulier dans la région (oblast) du Donetsk (dont le gouverneur était Yanukovich), Kuchma parvint à créer une majorité stable soutenant sa présidence. Les oppositionnels de tous poils disparurent graduellement de la scène politique ; le contrôle des médias fut renforcé, etc. Lentement mais sûrement, l'Ukraine a été "poutinisée". Cependant, derrière la scène, les choses ne se passaient pas si facilement. D'abord, Kuchma devait penser à son successeur à la présidence.
Les anciens pensaient que le monde reposait sur trois baleines. Bien qu'il ne soit pas "le monde", Leonid Kuchma aussi avait trois piliers, trois clans oligarchiques ou, pour être plus précis, trois groupes financiers-industriels. C'étaient les clans de Kiev, du Donetsk et du Dniepropetrovsk. Ce dernier a pendant longtemps détenu une position dominante - ce qui n'est pas surprenant puisque c'est le clan d'origine de l'ancien président. C'est grâce à Leonid Kuchma qu'il avait rétabli la position dominante qu'il avait à l'époque de Brejnev. Le chef reconnu du clan du Donetsk est Rinat Ahmetov et dans le clan de Kiev, ce sont les frères Surkis et Victor Medvedchuk qui ont le rôle dirigeant.
Alors que dans les années 1990, le rôle dirigeant dans la politique ukrainienne était joué par le clan de Dniepropetrovsk, à la fin de la seconde présidence de Kuchma, la situation a changé. Le développement industriel initié en Ukraine a mené au renforcement des positions du clan du Donetsk. On a peu de détails sur les luttes internes entre les clans dans ces conditions de changement d'équilibre, mais on connaît le résultat final. A l'automne 2002, le clan du Donetsk a promu son homme comme héritier de Kuchma - un chef de l'administration étatique du oblast du Donetsk, Victor Yanukovich. Pendant l'été 2003, il est apparu clairement que ce choix était définitif.
Pour le clan du Donetsk, s'enclencha un processus de renforcement, ce qu'en science économique on appelle un effet de démultiplication . Le renforcement relatif par rapport aux autres clans lui donna un poste de Premier Ministre ce qui, à son tour, provoqua un renforcement économique du Donetsk et constitua un tremplin pour les présidentielles et donc la possibilité d'assujettir définitivement ses rivaux. Utilisant la possibilité incarnée par Yanukovich, les hommes du Donetsk promurent (furent les acteurs d') une expansion économique active. Déjà au début des années 1990, des experts indépendants avaient noté que cela mécontentait le clan du Dniepropetrovsk et potentiellement les hommes d'affaires de Kharkov. Cependant, début 2004, la bourgeoisie de Kharkov restait en bons termes avec le colosse du Donetsk, et le gendre du président, Pinchuk (il faut entendre du clan du Dniepropetrovsk) avec Ahmetov privatisèrent une grand complexe industriel, le Krivorozhsteel. Les frictions internes au sein de l'alliance dominante des clans et de leurs supporters régionaux ne disparurent pas de la scène avant l'automne 2004.
La menace vis-à-vis de l'unité de la fraction dominante de la bourgeoisie est venue du dehors. La bourgeoisie ukrainienne s'avérait incapable de surmonter la rupture qui avait eu lieu en lien avec l'affaire Gongadze, malgré les efforts du parti autoritaire. Les raisons en sont encore obscures. En tous cas, l'auteur peut seulement dire qu'il n'a pas assez d'informations à ce sujet. Cependant, malgré l'isolement graduel de l'opposition, les représentants du "parti autoritaire" continuèrent à rejoindre ses rangs. En 2001-2002, le "parti" perdit des hommes aussi importants que des hommes d'affaires et des politiciens comme Petr Poroshenko (qui quitta le parti social-démocrate d'Ukraine (unifié); Yury Yekhanurov (qui quitta le parti démocratique du peuple), Roman Bezsmertny (qui laissa directement tomber Kuchma puisqu'il était un député présidentiel au Parlement). Le parti de Yushchenko reçut le soutien du maire de Kiev, Alexander Omelchenko. Début 2004, Alexander Zinchenko, membre en vue du SPSDU(u) fut à son tour un gain important de l'opposition. Il se disputa avec ses collègues du parti et avec le clan de Kiev et prit le parti de Yushchenko. En septembre 2004, à cause du succès évident de la campagne électorale de Yushchenko, la majorité parlementaire qui soutenait le président s'évanouit. Certains députés abandonnèrent la fraction du "centre" et le président n'avait déjà plus qu'une majorité relative. Entre temps, la propagande active pour Yushchenko se poursuivait et dans la future région orange, une organisation, "Pora" ("C'est le moment") développait son activité. Dans le sud, elle ne rencontra que peu d'écho. Alors que, en Ukraine occidentale et à Kiev, les autorités locales soutenaient de toute évidence la campagne électorale de Yushchenko, dans le centre, dans le sud et à l'est, l'appareil d'Etat soutenait fermement Yanukovich. Même si dès l'été 2004, il était déjà évident que dans les régions centrales, la population était résolument opposée au point de vue des dirigeants, ceci n'a même pas troublé les députés élus qui auraient pu avoir peur pour leurs sièges.
Mais nous devons dire que le black-out des médias s'est fait sentir durant l'été 2004. La région "bleu-blanc" ne connaissait pas grand chose de l'état d'esprit de la région "orange". C'est une raison supplémentaire pour que les marxistes considèrent qu'un parti bien organisé est nécessaire. Dans des conditions où la classe dominante empêche de se répandre l'information qui lui fait du tort, seul un parti fortement structuré peut créer un canal pour la collecte et la diffusion alternatives de l'information sur ce qui se passe dans le pays.
Cependant, la rupture au sein de la classe dominante était aussi particulière. Avant la "révolution orange", Pinchuk, Kuchma et Poutine - à des moments différents et indépendamment l'un de l'autre - avaient pris position à la fois pour Yushchenko et Yanukovich : il s'agit de représentants de la même orientation. Kuchma exprima même ses regrets envers la scission. Mais malgré la scission, quelque chose comme un gentlemen’s agreement eut lieu entre ses représentants. Chaque partie versa des tonnes d'ordures et de matériel compromettant sur son adversaire, mais un sujet resta tabou. La véritable histoire de la tromperie sans précédent de la population d'Ukraine pendant la première décennie d'indépendance est vraiment un puits sans fond d'informations qui pourraient nuire à l'adversaire. Cependant, ni Yushchenko ni Yanukovich ne les ont utilisées. Probablement le fait que chacun avait participé à ces sales affaires l'emportait sur leur hostilité mutuelle. Mais une chose était claire : les élections ne porteraient pas sur un changement de régime mais sur le changement de sa composition.
La politique étrangère était la seule différence significative entre les deux parties. Yanukovich avait l'intention de poursuivre l'orientation de Kuchma en 2001-2004 qui consistait à balancer entre l'Union européenne et la Russie avec un penchant plus fort pour la Russie. Yushchenko avait la réputation d'être pro-américain mais, en réalité, il penchait plutôt pour l'Union européenne et s'éloigner de la Russie. L'attitude du gouvernement depuis sa victoire le confirme entièrement. Mais lequel avait raison ?
En janvier 2005, le journal Uriadovy Courier publia de premières statistiques sur le développement du commerce extérieur de l'Ukraine en 2004. Elles nous forcent à conclure que la victoire de Yushchenko n'était pas accidentelle. Entre janvier et novembre 2004, les exportations ont augmenté de 42,7 % pour atteindre 29 482,7 millions de dollars tandis que les importations augmentaient de 28,2 % avec 26 070,3 millions de dollars. La balance positive du commerce est passée de 324,3 millions de dollars à 3412,4 millions de dollar. C'est une somme fantastique. Un tel revenu du commerce extérieur permettrait de rembourser la dette extérieure en 4 ans. Mais l'aspect le plus intéressant est que la part russe ne se monte qu'à 18 % des exportations ukrainiennes et celle des Etats-Unis seulement à 4,9. L'Union européenne est apparue comme principal partenaire commercial de l'Ukraine (29,4 ) alors que la part de la CIS est au total de 26,2 %. Parce que le développement industriel de l'Ukraine dépend de l'orientation de l'économie vers l'exportation, la poursuite de l'augmentation des profits de la bourgeoisie ukrainienne, y compris du clan du Donetsk, dépend du succès du développement du commerce avec l'Union européenne? Mais l'Union européenne, c'est bien connu, bloque l'accès de ses propres marchés aux hommes d'affaires d'Etats inamicaux. Aussi la bourgeoisie ukrainienne avait-elle de bonnes raisons de soutenir Yushchenko.
La conjoncture économique étrangère pouvait renforcer la position du groupe de Yushchenko dans la lutte contre Kuchma-Yanukovich, mais elle ne pouvait, par elle-même, créer les événements connus sous le nom de "révolution orange". Pour soulever les masses, un facteur interne était nécessaire. Ce facteur, c'était le mécontentement accumulé pendant des années dans la société. Mais cela non plus n'était pas suffisant. Il ne fait aucun doute qu'un même mécontentement existe aussi en Russie, il n'a cependant donné lieu à aucune "révolution orange". Aussi sommes-nous amenés à conclure que le facteur décisif, qui a servi d'exutoire au mécontentement, est la scission dans la classe dominante. L'opposition décida d'exploiter le mécontentement des exploités, de l'orienter à son profit et d'en faire un bélier pour détruire les positions du groupe dominant. Telle a été l'essence de la "révolution orange".
Le mouvement orange a utilisé les valeurs officielles du régime de Kuchma : le nationalisme, la démocratie, le marché et la prétendue "option européenne". Il n'y a pas grand chose de nouveau là-dedans. Ces éléments sous-tendent l'état d'esprit messianique incarné dans la formule "Yushchenko, sauveur de la nation" qui a déjà ouvert la voie à un culte de la personnalité. C’est ce qui a fait la seule différence du mouvement "orange" avec l'idéologie avec laquelle on a lavé le cerveau de la population ukrainienne depuis 14 ans. Dans ces circonstances, il ne fallait pas grand chose pour être un oppositionnel orange et prendre parti pour Yushchenko. Il suffisait de croire que Kuchma est un hypocrite qui ne faisait pas ce qu'il promettait.
Une croyance aussi enthousiaste dans la propagande de Yushchenko était loin d'être partagée par tous les groupes sociaux. D'abord les ouvriers au sud et à l'est étaient en grande partie satisfaits des succès économiques des dernières années et sceptiques à l'égard des promesses faites par Yushchenko de sauver l'Ukraine. Une question sérieuse, c'est pourquoi le prolétariat de Kiev n'a pas eu la même attitude ? Alors que lui aussi pense qu'il bénéficie du développement industriel, cela ne l'a pas empêché de soutenir la fraction orange. Deuxièmement, parmi les populations du sud et de l'est, le nationalisme ukrainien de Yushchenko a rencontré peu d'écho parce qu'elles sont principalement composées de Russes et d'Ukrainiens russifiés.
A l'exception des jeunes dont la conscience s'est formée dans des conditions de propagande nationaliste, Yushchenko n'a pas reçu de large soutien dans ces régions, et même parmi la jeunesse, ce soutien était plus faible qu'au centre et à l'ouest.
En fin de compte, une grande partie du "mouvement orange" provient des couches petites-bourgeoises de l'Ukraine centrale et occidentale. Ce sont des paysans, des semi-prolétaires, des commerçants et des étudiants. Beaucoup de prolétaires de ces régions ont soutenu la fraction orange. Cela vaut la peine d'examiner leur caractère social. A l'exception de Liv, Lvov et d'autres villes plus petites, le prolétariat de l'Ukraine du centre et de l'ouest est concentré dans de petites villes éparpillées parmi les villages. Selon le recensement de 1989 au moment où le niveau d'urbanisation en Ukraine a atteint un sommet, 33,1 % de la population du pays vivait à la campagne. Des seize régions qui allaient soutenir la fraction orange (sans compter Kiev), dans trois d'entre elles seulement cette proportion était inférieure à 41 %. Dans cinq régions, elle était entre 43 et 47 %, et dans huit, elle dépassait 50% et dans certains cas de façon notable (oblast de Ternopol 59,2%, oblast de Zakarpate 58,9 %). Dans les années 1990, la situation n'a fait qu'empirer : l'industrie a été détruite, le niveau culturel de la population a régressé, les ouvriers ont dû avoir recours à leur jardin potager pour survivre et ont commencé à retourner travailler la terre, à restaurer leurs relations sociales avec les villages où ils ont, de plus, beaucoup de familles. Aussi l'influence de l'atmosphère petite-bourgeoise rurale a immensément augmenté. Finalement, les dernières années de montée industrielle se reflètent clairement, dans cette région agraire, sur le plan électoral : la bourgeoisie et la population de grands centres industriels a bénéficié de l'ascension, mais pas la zone orange. Le résultat, c'est que le potentiel de mécontentement s'est maintenu dans ces régions et le groupe Yushchenko l'a exploité dans sa lutte pour ses intérêts de faction en utilisant à ses fins un prolétariat infesté par une conscience petite-bourgeoise.
Yushchenko et sa sœur d’armes Timoshenko (elle joua une sorte de rôle à la Dolores Ibarruri3 [1369] dans la "révolution orange") n'ont probablement jamais entendu le raisonnement de certains marxistes tombés dans le menchevisme à la recherche d'un nouveau type révolutionnaire. Aussi les dirigeants orange ont-ils pris directement de l'expérience des Bolcheviks iv [1370]. Dans la nuit du 22 novembre, pendant le comptage des voix du second tour des élections, ils n'ont pas seulement appelé leurs supporters à descendre dans la rue à Kiev. Avant, ils les avaient unis et préparés, avaient assuré une base organisatrice correspondante et leur avaient offert une structure politique bien préparée. Les manifestations spontanées dans les squares de la ville avaient été préparées par une propagande et une organisation soigneuse des masses. Comme l'ont dit certains à Kiev, les tentes sont apparues Place de l'Indépendance avant le second tour et les supporters de Yushchenko avaient expliqué, depuis le printemps, qui était coupable et ce qu'il fallait faire. Evidemment, l'aide des autorités de la ville de Kiev leur a facilité la tâche. Mais ce n'était pas le principal facteur. Quand l'heure décisive arriva, les mécontents du résultat des élections savaient déjà où aller et qui rejoindre. Ils ont attendu avec "Pora", devant le quartier général de Yushchenko, devant les sièges des partis "Notre Ukraine" et "Batkivshchina" ("La patrie"). La protestation sociale (peu importe ce qu'il y a derrière) fut uniquement et clairement canalisée dans des luttes pour "sauver la nation". Les supporters de nouveaux types de révolution sauront-ils dire comment il est possible de neutraliser de pareils pièges de la bourgeoisie et de détacher au moins une partie de la population de son emprise sans lui opposer la même arme -un parti bien organisé et entraîné ?
Le dénouement de la "révolution orange"
Il est nécessaire en même temps de revenir sur quelques points qui ont fait jusque là l’objet de certains doutes. D’abord, y avait-il eu de la fraude lors des élections présidentielles ? Oui, bien sur ! Des deux côtés. On a moins parlé des manœuvres des supporters de Yushchenko pour une simple raison : ils ne contrôlaient pas l’appareil d’Etat comme Yanukovich et c’est pour cela que leurs possibilités étaient sérieusement limitées. Il est possible que sans fraude, les deux Victor aient obtenu le même résultat au deuxième tour qu’au premier. Mais finalement, cela ne s’est pas produit.
Une autre explication affirme que le mouvement orange était artificiel, que les gens le soutenaient pour de l’argent, etc. En fait, il n’en a pas du tout été ainsi et quelquefois, même, de très loin. Commençons par les aspects négatifs. Il est connu que ceux qui opéraient pour Yushchenko ont été payés avant et pendant les élections. Ouvertement, les partis bourgeois n’agissent jamais autrement. On sait aussi que les activistes de "Pora" travaillaient pour de l’argent. D’ailleurs, les individus qui ont été poursuivis pour avoir bloqué le Cabinet ministériel pendant les événements orange, ont répondu aux enquêteurs avec des réponses apprises par cœur, ce qui montrait bien qu’ils n’agissaient pas par conviction. On sait aussi que certaines personnes ont vu leurs voyages à Kiev payés (cette information est cependant limitée à la région " bleu-blanc"). Enfin, c'est un fait que les grèves des patrons d'entreprises ont eu lieu du côté orange aussi bien que du côté " bleu-blanc". 4 [1371]
Le journal russe Mirovaia Revolutsi ("Révolution mondiale") a déjà donné des éléments sur la nature de ce phénomène dans la CEI, bien que dans l’article en question il soit suggéré que cette facilité offerte ne serait pas nécessaire à la bourgeoisie ukrainienne dans le futur proche. Cependant, la réalité l’a obligé à revenir là-dessus. Les directeurs de compagnies dans le Donbass et dans la région de Pridneprovie ont les premiers pris l’initiative de soutenir Yanukovich. Avant le deuxième tour, ils ont mené une série de courtes "grèves" contre Yushchenko. A l’appel des sirènes de l’usine, les ouvriers devaient assister à un petit meeting et très vite, chacun retournait produire de nouveau de la plus-value. Les manœuvres des directeurs d’usine orange ne sont pas aussi bien connues et doivent être encore analysées, cependant il est déjà possible de confirmer que les vagues de grèves en Ukraine occidentale après le deuxième tour étaient pour la plupart artificielles ; l’initiative ne venait pas d’en bas, mais d’en haut. Par exemple, dans l'oblast de Vinnitsa, Petr Poroshenko a fermé toutes ses usines et proposé de laisser les gens aller aux meetings à Kiev. Cependant, on n’a pas entendu parler de l’apparition de représentants de groupes de travailleurs ou de comités de grève en relation avec la "révolution orange".5 [1372]
Par ailleurs, une multitude de témoignages montre que la majorité des supporters orange allait occuper les places de la ville par conviction.. Les meetings à Kiev rassemblaient plusieurs centaines de milliers de personnes. On peut évaluer leur audience en prenant en compte que la Place de l’Indépendance et les rues adjacentes étaient incapables de contenir tous ceux qui voulaient venir. La marée orange se répandait jusqu’à la Place Sophia, où il y a un monument à Bogdan Khmelnitsky. Ceux qui connaissent la géographie de Kiev n’ont pas besoin d’explication pour voir ce que cela représente. Les supporters orange n'étaient pas effrayés par la température glaciale qui sévissait dans la capitale à la fin novembre. Ni la neige, ni une température de – 10° ne les ont dispersés. Quant à la population de Kiev, elle apportait une aide active aux visiteurs : elle les nourrissait ou leur offrait un endroit où dormir. Alors que pendant les premiers jours de la "révolution", l’état-major de Yushchenko n’avait pas encore réussi à faire des provisions pour les participants aux meetings, c’est le soutien des habitants de la capitale qui a largement contribué au succès des manifestations. En quelques occasions, les élèves ont pratiquement fait l’école buissonnière pour participer aux actions revendicatives malgré les efforts des professeurs pour les en empêcher. Dans les Universités de Lvov et de Kiev, et dans d’autres grandes écoles, les cours étaient suspendus, non parce que les administrations des universités favorables à Yushchenko le voulaient, mais parce que les étudiants abandonnaient leurs études et allaient manifester. On ne peut pas organiser tout cela qu’avec de l’argent.
Il faut aussi mentionner le haut degré de discipline existant chez les supporters orange. Un service d'ordre pour protéger les meetings fut organisé presque immédiatement à Kiev. Selon des personnes dignes de confiance, ce service d’ordre apparut d’abord spontanément. Naturellement, par la suite ce sont les patrons orange qui en prirent les rênes. Malgré le froid, les participants aux meetings ne buvaient pas d’alcool. Les alcooliques et les drogués étaient immédiatement repérés et éjectés de la place. Ainsi le mouvement réussit-il à éviter les provocations, le tapage et les désordres spontanés. Ces faits règlent son compte à une thèse philistine largement répandue : "comment est-il possible de faire une révolution avec un tel peuple ?" Si les gens ont été capables de montrer de telles qualités dans le combat pour des objectifs bourgeois, que seront-ils capables de montrer en matière de discipline et d’organisation quand ils combattront pour leurs propres intérêts de classe !
Dans les conditions actuelles, cependant, on doit reconnaître que malheureusement des centaines de milliers de personnes en Ukraine n’ont ménagé ni leur temps, ni leur énergie, ni leur santé dans le combat d’une partie de la bourgeoisie contre l’autre, pour que le premier ministre écarté par Kuchma l’emporte sur celui en poste.
De ce point de vue, nous devons reconnaître que, depuis la période de la Perestroïka, la bourgeoisie n’avait jamais dominé aussi complètement le prolétariat que maintenant.v [1373] Nous n’avons même pas vu la moindre tentative de défendre une position de classe prolétarienne indépendante, sauf si on prend en compte les efforts de quelques groupes marxistes microscopiques. Cela ressemble à un retour à 1987, quand les gens étaient unis au parti et même prêts à mourir pour lui. La bourgeoisie a restauré son hégémonie absolue sur le prolétariat avec la victoire de Yushchenko, mais elle l’a fait de telle manière que cette hégémonie s’avérera de courte durée. Elle va bientôt commencer à s’effriter, bien que nous devions voir plus précisément le pourquoi et le comment. Je voudrais en même temps souligner que dans les circonstances actuelles, le leadership de Yushchenko a un tel crédit qu’il peut complètement ignorer les intérêts du prolétariat. C’est pourquoi le "pouvoir honnête" pour lequel se bat actuellement Yushchenko se montrera bientôt d’un arbitraire sans précédent par rapport aux exploités. Il suffit de dire que les plans pour abolir le jour férié du premier mai est déjà en chantier6 [1374]. C’est un début symbolique – tout un programme dans un seul geste.
Terminons avec une analyse des conflits internes de la classe bourgeoise. La vague orange a immédiatement brisé les structures sur lesquelles s’appuyait Yanukovich. Les conseils régionaux et municipaux dans plusieurs oblast de l’Ukraine occidentale et centrale ont déclaré qu’ils reconnaîtraient le président Yushchenko, un conseil de Kiev a pris aussi son parti. Litvin, le président du Soviet Suprême a, par précaution, commencé à accompagner Yushchenko et les représentants du haut commandement de l’armée ont déclaré que celle-ci ne s’opposerait pas au peuple. En ce qui concerne le président Kuchma, il s’est retiré de lui-même des événements, à la surprise complète de tous les observateurs. Pendant les premiers jours de la "révolution orange", il y avait des craintes qu’il ne disperse les meetings par la force. Mais cela ne s’est pas produit. Leonid Kuchma n’a rien essayé du tout. C’est une des énigmes de la "révolution orange". Les contradictions entre les hommes du Donetsk et de Dniepropetrovsk ont probablement affaibli la position de Kuchma. Comme nous l’avons dit, ce dernier avait déjà probablement déjà ressenti le poids de l’expansion des premiers. En tous cas, le clan Kuchma a refusé de soutenir Yanukovich. Trois faits majeurs en sont la preuve : 1. l’inaction de Kuchma ; 2. le puissant businessman Sergei Tigibko qui, à cette époque, dirigeait à la fois la Banque nationale d’Ukraine et la campagne électorale de Yanukovich, donnait sa démission et abandonnait les états-majors de son patron à l’arbitraire du destin ; 3. quand il est devenu clair que la "Révolution orange" n’allait pas être anéantie, un soulèvement s’est produit à Dniepropetrovsk. Le gouverneur en poste, V. Yatsuba, qui était le protégé de Yanukovich, démissionna parce que les députés du conseil de l’oblast avaient élu Shvets, le prédécesseur de Yatsuba, comme nouveau président. Le gouverneur refusa naturellement de travailler avec son ennemi. Cependant, prudemment, Kuchma ne confirma pas cette démission.
Une lutte acharnée se développa aussi dans la région de Kharkov. Les cercles d’affaire dans la ville virent une chance de s’émanciper de la tutelle des hommes du Donetsk et soutinrent le mouvement orange. Le conseil municipal de Kharkov était favorable à Yushchenko. Le "sauveur de la Nation" vint lui-même dans cette ville spécialement pour traiter avec les hommes d’affaire locaux. Mais les autorités locales combattirent pour Yanukovich, et Karkhov, malgré l’activité orange, resta bleu-blanc.
La vague orange a donc ainsi provoqué une division dans la classe dominante et miné la position de Yanukovich. Beaucoup parmi ses supporters changèrent de camp et passèrent dans celui de Yushchenko. Le contrôle de l’appareil d’Etat commençait à lui échapper. Là, nous pouvons voir l’avantage de Yushchenko sur son rival. Il avait un mouvement populaire massif de son côté alors que Yanukovich n’en avait pas. Grâce à l’inaction de Kuchma, la "révolution orange" commençait à remporter des victoires. Son succès est en grande partie dû à la paralysie de l’autorité de l’Etat central. Cependant, à la fin de la première semaine, les bleu-blanc se lançaient dans une contre offensive, conduite par une convention de représentants de gouvernements locaux dans la ville de Severodonetsk. Elle réclamait la transformation de l’Ukraine en fédération et agitait la menace d’une sécession des régions bleu-blanc d’avec l’Ukraine. En même temps commençait une fameuse session de la cour constitutionnelle d’Ukraine qui décidait que les résultats du vote n’étaient pas valables et fixait de nouvelles élections. La décision de la cour représentait un nouveau succès pour les orange. Après ces succès, la lutte se limita à des batailles pour des positions, bien qu’il fût clair que les bleu-blanc perdaient. Ils obtenaient néanmoins quelques succès. Ils réussirent à organiser un mouvement massif pour soutenir Yanukovich, beaucoup plus faible cependant que le mouvement orange.
Globalement, la "révolution orange" s’est achevée avec une victoire partielle du groupe Yushchenko. D’abord, quelques accords furent conclus entre Yushchenko et Kuchma. Aussi tard qu’en février 2005, le cabinet des ministres proposait de réduire les privilèges de Kuchma, l’édit garantissant Kuchma contre les poursuites (comme celui promulgué pour Eltsine par Poutine) n’était pas signé, et les attaques gouvernementales contre l’Usine de Pinchuk, "Krivorozhsteel", commençaient en vue de la nationaliser7 [1375]. Il est possible que Kuchma n’ait réussi à n’en tirer que peu de profit pour lui-même et que ce fut fondamentalement Yushchenko qui ait bénéficié du compromis. Mais les détails des négociations restent inconnus. Ensuite, les forces du camp Kuchma-Yanukovich décidaient d’assurer leur sécurité et menaient des réformes constitutionnelles à cette fin. L’accord avec la réforme constitutionnelle devint une base pour un compromis entre la bourgeoisie orange et la bleu-blanc. Au niveau général, la destinée de la réforme constitutionnelle est très intéressante. D’abord, elle avait été conçue pour renforcer un pouvoir présidentiel et, en même temps, pour adapter le système politique ukrainien aux standards européens. Par la suite, à la fin de 2003, la majorité présidentielle décidait qu’il fallait changer de direction et diminuer le pouvoir du président. Il y avait probablement des inquiétudes sur le fait que le pouvoir ne tombe dans les mains du populaire Yushchenko, tout autant que des craintes de donner trop de pouvoir à un protégé des hommes du Donetsk qui apparaissait indubitablement comme le successeur de Kuchma. L’opposition, avec Yushchenko et Timoshenko à sa tête, soutint le nouveau projet au début, mais se prononça contre lui par la suite. Le vote sur les amendements échoua lamentablement en juin 2004. Il ne manquait que 5 voix pour qu’ils soient acceptés. Mais il restait l’espoir qu’ils puissent être votés pendant la session d’automne du Soviet suprême. Pendant la "révolution orange", ceux qui restaient dans la majorité présidentielle ont justement utilisé cette opportunité. Ils se sont déclarés en faveur de la réforme constitutionnelle comme condition essentielle de la satisfaction d’un certain nombre d’exigences politiques orange8 [1376]. La faction Yushchenko fut d’accord9 [1377]. Seul le clan Timoshenko vota contre. Timoshenko peut cependant le regretter aujourd’hui. Etant devenue premier ministre, elle bénéficie de la plupart des avantages de la réforme. Depuis janvier 2006, le pouvoir du président a été fortement limité et le personnage clef devient le premier ministre, désigné par la majorité parlementaire devant laquelle il est responsable. Cela ne fait rien qu’il n’y ait pas actuellement de majorité dans le Soviet Suprême. Quand le Soviet Suprême a voté pour Timoshenko comme premier ministre, 357 députés sur 425 présents ont voté pour. On n’avait pas vu une telle "approbation" depuis 1989. La bourgeoisie d’Ukraine a ainsi célébré un retour de sa complète hégémonie sur le prolétariat.
En définitive, une leçon importante de la "révolution orange" peut être tirée en ce qui concerne le fonctionnement de la cour constitutionnelle d’Ukraine. Comme on le sait, les victimes firent appel deux fois exactement pour les mêmes raisons. En novembre 2004, Yushchenko entreprit une action contre la falsification des résultats du deuxième tour et en janvier 2005, Yanukovich fit la même chose pour les résultats du troisième tour. Mais les résultats ne furent pas seulement différents mais le jugement aussi. Dans le premier cas, la cour a travaillé de bonne foi, et sur le fond, a répondu positivement à la réclamation du plaignant. Dans le deuxième cas, une réunion a tourné à la farce et il était hors de question de répondre positivement à la plainte. Les adeptes de Yanukovich disent que la cour est vendue aux Oranges. Mais c’est absurde. En réalité, tout est déterminé par le rapport de force. Des centaines de milliers d’individus soutenaient Yushchenko, prêts à prendre des mesures extrêmes pour s’emparer du pouvoir par la violence et ils n’étaient pas concentrés à la périphérie mais dans la capitale même. Yanukovich ne pouvait pas jeter une telle force dans la rue. Le mouvement bleu-blanc avait alors notablement moins de puissance que les orange et n’était pas soutenu dans la capitale. Rien d’étonnant à ce qu’il ait perdu. Il en découle :
1. que la concentration du pouvoir de tout mouvement social (indépendamment de sa nature) dans la capitale est un facteur important de sa victoire ;
2. que dans les moments de conflits sociaux aigus, ce sont les masses qui décident de l’issue de la lutte vi [1378] ;
3. que le droit du pouvoir est toujours plus fort que le pouvoir de la loi, et que quelles que soient les lois, les revendications publiques massives sont capables de passer outre.
Ces conclusions ne sont pas nouvelles et confirment la validité des tactiques révolutionnaires élaborées au temps des grandes révolutions européennes. Il est bon aussi de se rappeler que la similitude de méthode ne signifie pas toujours similitude de nature. La "révolution orange" n’avait rien de révolutionnaire par elle-même. Tous ses virages et ses zigzags ne peuvent être expliqués par des motifs de "lutte de classe" mais pour des motifs de "luttes de clans". Le peuple, qui a joué un rôle décisif dans la victoire de Yushchenko, n’en est pas du tout ressorti comme étant l’acteur social principal, il s’en est volontairement remis au "sauveur de la nation". J’espère que cet article le montre suffisamment bien et que les chefs orange détruiront, de façon non moins persuasive, les illusions des lecteurs qui seraient un peu sceptiques par rapport à cette prise de position.10 [1379]
Yuri Shakin
1 [1380]En 2004, la prétendue révolution - dite "des roses"- a renversé le pouvoir du président Chevarnadzé en Géorgie
2 [1381]En novembre 2000, le corps du journaliste de l'opposition Gueorgui Gongadze, disparu en septembre, est retrouvé mutilé et décapité. Le président Kuchma est soupçonné d'être impliqué dans cette affaire.
3 [1382]Pour les lecteurs en occident, cela vaut la peine de préciser que, contrairement à Dolores Ibarruri, Yulia Timoshenko est multimilliardaire, soupçonnée d’avoir bâti sa fortune en partie grâce au vol du gaz en provenance de la Russie et et sa revente hors taxes de manière parfaitement illégale.
4 [1383]Des protestations d’ouvriers avec arrêt de travail organisées par les chefs d’entreprises. Ainsi les ouvriers "faisaient grève» à la demande de leurs patrons et pas pour leurs intérêts de classe.
5 [1384]Aujourd’hui, on ne connaît que trois grèves réelles en faveur de Yushchenko au moment de la révolution Orange. Elles se sont produites à Kieveet dans les régions de Lvov et Volyn.
6 [1385]Bien que ces plans aient été abandonnés aujourd’hui, la tendance générale démontre que le pouvoir est de plus en plus arbitraire.
7 [1386]Cette grande entreprise a été réellement nationalisée mais immédiatement vendue pour faire plus d’argent.
8 [1387]Démission du procureur général et du président de la commission centrale électorale, révision des résultats officiels des élections, etc. Les Oranges obtinrent cela en donnant leur accord à la réforme constitutionnelle.
9 [1388]Leurs voix suffisaient pour que les amendements soient acceptés.
10 [1389]Les dernières élections parlementaires montrent que j’étais un peu trop optimiste dans ma conclusion. Les illusions dans les rangs d’orange sont en cours de disparition, mais elles meurent aussi lentement qu’elles étaient nées.
Notes de la rédaction
i [1390] Nous sommes tout à fait d'accord avec cette caractérisation. Nous voulons insister ici sur le fait que c'est la capacité de mystification de la classe ouvrière que possède cette forme particulièrement efficace de la dictature du capital qui détermine pourquoi la bourgeoisie n'a en général pas d'autre choix que d'y recourir face aux fractions les plus importantes du prolétariat mondial, lorsqu'elles ne sont pas sous le coup d'une défaite physique et politique profonde comme c'était le cas dans les années 1930 dans certains pays tels l'Allemagne ou l'Italie.
ii [1391] Nous sommes tout à fait d'accord avec la profonde différence de nature entre la révolution prolétarienne et les "illusions de révolution" correspondant aux formes que peuvent être amenées à prendre les luttes entre fractions de la bourgeoisie. Mais nous voulons insister sur le caractère extrêmement superficiel de la ressemblance dont il est question dans le texte, entre la révolution prolétariennes et la mobilisation par la bourgeoisie du peuple dans la rue, à ses propres fins. Pour nous, sur ce plan, il n'y a pas similitude dans la forme de la lutte et encore moins dans ses méthodes. Il suffit, pour s'en rendre compte, de relire les pages de Trotsky à propos des révolutions de 1905 et 1917 en Russie. Ce qui en ressort c'est la spontanéité des masses ouvrières, leur activité créatrice et leur capacité à s'organiser par elles-mêmes.
iii [1392] Il s’agit ici sans doute d’une difficulté dans les termes. Dire que le prolétariat a surgi comme "force politique indépendante" implique une capacité de sa part d’agir, pour ses intérêts propres, sur le terrain politique face au pouvoir étatique. Cela suppose, de sa part, un haut degré de conscience, dont une des expressions est la formation de son propre parti de classe. Il est clair que cette situation n’existait pas en Ukraine (ni nulle part ailleurs) en 1993, et qu’il serait sans doute plus correct de dire que le prolétariat luttait à l’époque sur son propre terrain de classe, c’est-à-dire pour ses intérêts économiques propres, contrairement à la situation en 2004
iv [1393] Il est indéniable que c'est la capacité du parti bolchevique à déjouer les pièges de la bourgeoisie, et notamment la provocation de juillet 1917 visant à déclencher une insurrection prématurée, qui a rendu possible la révolution d'Octobre ; de même que sa contribution essentielle à la constitution du Comité militaire révolutionnaire a permis la victoire de l'insurrection. Mais avancer comme le fait le texte, sans plus de précautions, que grâce à de telles qualités politiques, le parti bolchevique aurait pu constituer une source d'inspiration pour les dirigeants orange, cela tend à confiner ce parti dans un rôle d'état major de la classe ouvrière. C'est effectivement une telle vision du parti bolchevique, dont nous ignorons si elle est celle de l'auteur, qui a été véhiculée par le stalinisme et le trotskisme dégénérescent. Pour nous, elle ne correspond pas à la réalité des liens entre le prolétariat et son parti de classe. En particulier, elle fait passer au second plan l'élément fondamental, à savoir le combat politique mené par ce parti pour le développement de la conscience au sein du prolétariat.
v [1394] Si cela peut être vrai ponctuellement dans la situation ukrainienne, il faut préciser que le rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat n’est pas déterminé fondamentalement sur le plan national, dans chaque pays, mais internationalement. Le rapport de forces actuellement défavorable aux ouvriers en Ukraine pourra très bien se voir renversé à l’avenir par le développement des luttes dans d’autres pays.
vi [1395] Nous trouvons que la généralisation est abusive et que, de ce fait, elle prête à confusion. Comme l'histoire l'a montré, la bourgeoisie est capable de mettre les masses en mouvement, de façon prématurée par rapport à leur niveau général de préparation, afin de leur infliger une défaite militaire décisive comme cela fut le cas lors de l'insurrection à Berlin en janvier 1919.
Dans la première partie de ce résumé du second volume (Revue Internationale n°125 [1396]), nous avions analysé comment le programme communiste a été enrichi par l’énorme avancée qu’avait faite la classe ouvrière avec le surgissement révolutionnaire international provoqué par la Première Guerre mondiale. Dans cette seconde partie, nous verrons comment les révolutionnaires ont combattu pour comprendre le recul et la défaite de la vague révolutionnaire, tout en montrant en quoi ils ont ainsi dégagé des leçons inestimables pour les révolutions futures.
Si, comme Rosa Luxemburg l'a écrit, la révolution russe a constitué "la première expérience de dictature du prolétariat dans l’histoire mondiale" (La Révolution russe), il en découle que toute révolution future aura nécessairement à la lumière de cette première expérience et des leçons qu'on en tire. Comme le mouvement prolétarien n'a aucun intérêt à fuir la réalité, l’effort pour comprendre ces leçons doit porter sur l'ensemble du processus révolutionnaire dès ses premiers jours, même s'il a fallu de nombreuses années d’expériences pénibles et de réflexion tout aussi douloureuse pour assimiler pleinement l’héritage que la révolution russe nous a légué.
La brochure de Rosa Luxemburg, La Révolution russe, rédigée en prison en 1918, nous fournit un modèle de démarche critique vis-à-vis des erreurs de la révolution. Luxemburg commence par affirmer sa solidarité totale avec le pouvoir des soviets et avec le parti bolchevique et souligne que les difficultés auxquelles ceux-ci étaient confrontés provenaient d’abord et avant tout de l’isolement du bastion russe. Seule l'intervention du prolétariat mondial – et en particulier du prolétariat allemand – en exécutant la sentence historique d'abattre l'ordre capitaliste pourrait permettre de surmonter ces difficultés.
Dans ce cadre, Luxemburg critique les Bolcheviks sur trois points :
Au sein de la Russie-même, les premières réactions contre le danger de déraillement du parti datent aussi de 1918, et leur foyer principal (au moins au sein du courant révolutionnaire marxiste) était la tendance de la Gauche communiste dans le parti bolchevique. On se souvient surtout de cette tendance pour son opposition au traité de Brest-Litovsk, dont elle craignait qu’il ait pour résultat d’abandonner non seulement des territoires mais les principes de la révolution elle-même. En fait, sur le plan des principes, il n’y a pas de comparaison entre le traité de Brest-Litovsk et celui de Rapallo intervenu quatre ans plus tard : le premier a été établi ouvertement, sans aucune tentative de cacher ses lourdes conséquences ; le second s’est conclu en secret et impliquait de facto une alliance entre l’impérialisme allemand et l’Etat soviétique. Par ailleurs, la position défendue par Boukharine et d’autres communistes de gauche en faveur d’une "guerre révolutionnaire" était, comme Bilan l’a souligné plus tard, fondée sur une sérieuse confusion : l’idée qu'on pouvait étendre la révolution par des moyens militaires sous une forme ou une autre, alors qu’en fait elle ne peut gagner les ouvriers du monde à sa cause qu’à travers des moyens essentiellement politiques (comme la formation de l’Internationale communiste en 1919).
En revanche, les premiers débats entre Lénine et les Gauches sur la question du capitalisme d’Etat ont permis de tirer des leçons plus fructueuses de la révolution. Lénine défendait l’acceptation des termes de la paix allemande car il était nécessaire que le pouvoir des soviets dispose "d’un espace vital" qui permette de reconstruire un minimum de vie sociale et économique.
Les désaccords portaient sur deux questions :
La critique du capitalisme d’Etat par les Gauches était certes embryonnaire et contenait de nombreuses confusions : elles tendaient à voir le principal danger venir de la petite bourgeoisie et ne voyaient pas clairement que la bureaucratie étatique pouvait elle-même jouer le rôle d’une nouvelle bourgeoisie ; elles nourrissaient aussi des illusions sur la possibilité d’une transformation socialiste authentique à l’intérieur des frontières de la Russie. Mais Lénine se trompait quand il voyait dans le capitalisme d'Etat autre chose que la négation du communisme ; en tirant la sonnette d’alarme sur son développement en Russie, les Gauches s'avéraient prophétiques.
Malgré des différences importantes au sein du parti bolchevique à propos de la direction que prenait la révolution et, en particulier, de la direction qui était prise par l’Etat soviétique, la nécessité de l’unité face à la menace immédiate de la contre-révolution tendait à contenir ces désaccords dans certaines limites. On peut dire la même chose des tensions au sein de la société russe dans son ensemble : malgré les conditions épouvantables qu’enduraient les ouvriers et les paysans pendant la période de guerre civile, le conflit naissant entre leurs intérêts matériels et politiques et les exigences économiques du nouvel appareil d’Etat avait été mis en veilleuse à cause de la lutte contre les Blancs. Avec la victoire de la guerre civile, toutefois, le couvercle sauta. De plus, avec l’isolement de la révolution qui se poursuivit du fait d’une série de défaites cruciales pour le prolétariat en Europe, ce conflit devenait maintenant évident en tant que contradiction centrale du régime de transition.
Au sein du parti, les problèmes de fond auxquels faisait face la révolution furent abordés au travers du débat sur la question syndicale, qui passa au premier plan au 10e Congrès du Parti, en mars 1921. Ce débat fut mené essentiellement autour de trois positions différentes, bien qu'au sein de chacune d'entre elles aient existé de nombreuses variantes :
Avec l’avantage du recul, il apparaît clairement qu’il y avait de sérieuses faiblesses dans les prémisses de ce débat. Pour commencer, les syndicats ne se sont pas prêtés si aisément à devenir des organes de discipline du travail par hasard : c'est une trajectoire qui était dictée par les nouvelles conditions du capitalisme décadent. Ce n’était pas les syndicats, mais les organes créés par la classe en réponse à cette nouvelle période – les comités d’usine, les conseils, etc. – qui avaient la tâche de défendre l’autonomie de la classe ouvrière. En même temps, tous les courants engagés dans ce débat étaient acquis, à un degré plus ou moins grand, à l’idée que la dictature du prolétariat devait être exercée par le parti communiste.
Néanmoins, le débat était l’expression d’une tentative de comprendre, dans une situation de grande confusion, les problèmes qui se posent quand le pouvoir d’Etat créé par la révolution commence à échapper au contrôle du prolétariat et à se retourner contre ses intérêts. Ce problème devait apparaître de façon encore plus dramatique lors de la révolte de Cronstadt qui éclata en plein milieu du 10e Congrès à la suite d’une série de grèves ouvrières à Petrograd.
La direction bolchevique dénonça au début la rébellion comme n’étant qu’une conspiration des Gardes blancs. Plus tard, elle mit l’accent sur son caractère petit-bourgeois, mais l’écrasement de la révolte était toujours justifié par le fait qu'elle aurait ouvert la porte, à la fois géographiquement et politiquement, à l'irruption de la contre-révolution. Cependant, Lénine en particulier était contraint de reconnaître que la révolte constituait un avertissement envers le fait que les méthodes du travail forcé de la période du communisme de guerre ne pouvaient continuer et qu’une sorte de "normalisation" des rapports sociaux capitalistes était nécessaire. Mais il n’y avait aucun compromis sur la notion selon laquelle seule la domination exclusive du parti bolchevique pouvait assurer la défense du pouvoir prolétarien en Russie. Cette vision était partagée par beaucoup de communistes de gauche russes : au 10e Congrès, des membres des groupes de l’opposition furent parmi les premiers volontaires pour mener l’assaut contre la garnison de Cronstadt. Même le KAPD, en Allemagne, refusa de soutenir les rebelles. Victor Serge, à contrecœur, défendit aussi l’écrasement de la révolte comme étant un moindre mal par rapport à la chute des Bolcheviks et au retour d’une nouvelle tyrannie des Blancs.
Cependant, il y eut, au sein du camp révolutionnaire, beaucoup de voix qui s’élevèrent contre. Les anarchistes bien sûr, qui avaient déjà porté beaucoup de critiques correctes aux excès de la Tchéka et à la suppression des organisations de la classe ouvrière. Cependant, l’anarchisme n’a pas grand chose à offrir comme leçons de cette grande expérience puisque, pour lui, la réponse des Bolcheviks à la révolte était inscrite, dès l’origine, dans la nature même de tout parti marxiste.
Cependant, à Cronstadt même, beaucoup de Bolcheviks se joignirent à la révolte sur la base d’un soutien aux premiers idéaux d’Octobre 1917 : pour le pouvoir des soviets et pour la révolution mondiale. Le communiste de gauche, Miasnikov, refusa de se joindre à ceux qui avaient participé à l’attaque contre la garnison ; il entrevoyait les résultats catastrophiques que produirait l’écrasement d’une révolte ouvrière par l’Etat "ouvrier". A l'époque, ce n'était que des intuitions. Ce n'est que dans les années 1930, avec les travaux de la Gauche communiste italienne, que les leçons les plus claires purent être tirées. Reconnaissant sans ambiguïté le caractère prolétarien de la révolte, la Gauche italienne défendit que les rapports de violence au sein du camp prolétarien devaient être rejetés par principe ; que la classe ouvrière devait garder les moyens de se défendre face à l’Etat de transition qui, de par sa nature, présente le risque de devenir un point de ralliement pour les forces de la contre-révolution ; et que le parti communiste ne pouvait pas être impliqué dans l’appareil d’Etat mais devait garder son indépendance à son égard. Plaçant les principes au dessus des contingences immédiates, la Gauche italienne était prête à dire qu’il aurait mieux valu perdre Cronstadt que conserver le pouvoir et saper les buts fondamentaux de la révolution.
En 1921, le parti a été confronté à un dilemme historique : garder le pouvoir et devenir un agent de la contre-révolution ou rentrer dans l’opposition et militer dans les rangs de la classe ouvrière. En pratique, la fusion entre le parti et l’Etat était déjà trop avancée pour que tout le parti soit capable de choisir une telle orientation ; ce qui se posait en termes plus concrets, c’était de mener l'activité de fractions de gauche, travaillant à l’intérieur ou en dehors du parti pour contrer son glissement vers la dégénérescence. L’interdiction des fractions dans le parti, après le 10e Congrès, a signifié que ce travail allait devoir être poursuivi de plus en plus en dehors et, en définitive, contre le parti existant.
Les concessions à la paysannerie – nécessité inévitable, pour Lénine, mise en lumière par le soulèvement de Cronstadt – furent intégrées dans la Nouvelle Politique Economique, considérée comme un recul temporaire qui permettrait au pouvoir prolétarien ravagé par la guerre de reconstruire son économie en miettes et de se maintenir comme bastion de la révolution mondiale. En pratique, cependant, les efforts pour rompre l’isolement de l’Etat soviétique conduisirent à des concessions fondamentales sur le plan des principes : pas seulement par le commerce avec les puissances capitalistes, qui, en soi, ne constituait pas une brèche dans les principes, mais par des alliances militaires secrètes, comme le traité de Rapallo avec l’Allemagne. Et de telles alliances militaires s’accompagnèrent d’alliances politiques contre nature avec les forces de la social-démocratie, dénoncée auparavant comme aile gauche de la bourgeoisie. Ce fut la politique du "Front Unique" adoptée au Troisième Congrès de l’Internationale communiste.
En Russie même, Lénine avait déjà affirmé en 1918 que le capitalisme d’Etat constituait un pas en avant pour un pays aussi arriéré ; en 1922, il continuait à défendre que le capitalisme d’Etat pouvait être utile au prolétariat tant qu’il était sous la direction de "l’Etat prolétarien", ce qui voulait de plus en plus dire le parti prolétarien. Et cependant, il était forcé d’admettre que, loin de diriger l’Etat hérité de la révolution, le parti, au contraire, était de plus en plus dirigé par ce dernier – non pas vers la perspective qu’il voulait atteindre, mais vers une restauration de la bourgeoisie.
Lénine vit rapidement que le parti communiste lui-même était profondément affecté par ce processus d’involution. Il localisa d’abord le problème dans les plus basses couches des bureaucrates sans culture qui avaient commencé à affluer dans le parti. Mais, dans ses dernières années, il devint douloureusement conscient que la pourriture avait atteint les plus hauts échelons du parti : comme Trotsky l’a souligné, le dernier combat de Lénine était principalement ciblé contre Staline et le stalinisme naissant. Mais, piégé dans la prison de l’Etat, Lénine était incapable d’offrir autre chose que des mesures administratives pour faire face à cette marée bureaucratique. S'il avait vécu plus longtemps, il aurait sûrement été contraint d’aller plus loin dans sa démarche oppositionnelle, mais désormais la lutte contre la contre-révolution montante devait passer dans d’autres mains.
En 1923, la première crise économique de la NEP éclate. Elle provoque des réductions de salaire, des suppressions d’emploi ainsi qu’une vague de grèves spontanées. Au sein du parti, cela provoqua des conflits et des débats, donnant naissance à de nouveaux regroupements oppositionnels. La première expression ouverte de ces derniers fut la Plate-forme des 46, qui comprenait des personnes proches de Trotsky (désormais de plus en plus mis à l’écart par le triumvirat au pouvoir : Staline, Kamenev et Zinoviev) et des éléments du groupe du Centralisme Démocratique. La Plate-forme critiquait la tendance à considérer la NEP comme la voie royale vers le socialisme, réclamait plutôt plus de planification centralisée que moins. Plus important, elle mettait en garde contre l'étouffement croissant de la vie interne du parti.
En même temps, la Plate-forme prenait ses distances avec les groupes d’opposition les plus radicaux, le plus important d'entre eux étant le Groupe Ouvrier de Miasnikov qui avait une certaine présence au sein des mouvements de grève dans les centres industriels. Catalogué comme une réaction compréhensible mais "pessimiste" à la montée de la bureaucratisation, le Manifeste du Groupe Ouvrier était en fait une expression du sérieux de la Gauche communiste russe :
Les communistes de gauche furent donc l’avant-garde théorique dans la lutte contre la contre-révolution en Russie. Le fait que Trotsky ait adopté, en 1923, une démarche ouvertement oppositionnelle eut une importance considérable étant donnée sa réputation en tant que dirigeant de l’insurrection d’octobre. Mais, comparée aux positions intransigeantes du Groupe Ouvrier, l’opposition de Trotsky au stalinisme était marquée par une démarche centriste et hésitante :
Ces erreurs étaient en partie dues à des questions de caractère : Trotsky n’était pas, comme Staline, un intrigant accompli et n’avait pas son ambition personnelle dévorante. Mais il y avait des motifs politiques plus fondamentaux dans l’incapacité de Trotsky à aller jusqu’au bout de ses critiques et à adopter les conclusions radicales auxquelles était arrivée la Gauche communiste :
En 1927, Trotsky avait accepté l’idée qu’il y avait un danger de restauration de la bourgeoisie en Russie – une sorte de contre-révolution rampante sans renversement formel du régime bolchevique. Cependant, il sous-estimait largement l'avancement de celle-ci :
Les théories économiques de l’Opposition de gauche autour de Trotsky constituaient un obstacle important à la compréhension que "l’Etat soviétique" lui-même était en train de devenir l’agent direct de la contre-révolution, sans qu'ait lieu aucun retour à la propriété "privée" classique. La signification de la déclaration par Staline du socialisme en un seul pays ne fut saisie que tardivement et jamais avec une profondeur suffisante. Enhardi par la mort de Lénine et par la stagnation évidente de la révolution mondiale, Staline put faire cette proclamation qui constituait une rupture ouverte avec l’internationalisme et un engagement à faire de la Russie une puissance mondiale impérialiste. Elle était en opposition complète avec les Bolcheviks de 1917 pour qui le socialisme ne pouvait être le fruit que de la victoire de la révolution mondiale. Mais plus les bolcheviks étaient entraînés dans la gestion de l’Etat et de l’économie russes, plus ils commençaient à développer des théories sur les pas en avant vers le socialisme qu’ils pouvaient effectuer, y compris dans le contexte d’un pays isolé et arriéré. Le débat sur la NEP, par exemple, avait en grande partie été posé en ces termes, la droite défendant que le socialisme pouvait se réaliser en utilisant les lois du marché, la gauche insistant sur le rôle de la planification et de l’industrie lourde. Preobrazhensky, principal théoricien sur le plan économique de la gauche oppositionnelle, parlait du dépassement de la loi de la valeur capitaliste grâce au monopole du marché extérieur et à l’accumulation dans le secteur étatique, qui était même baptisée "accumulation socialiste primitive".
La théorie de l’accumulation socialiste primitive identifiait à tort la croissance de l’industrie avec les intérêts de la classe ouvrière et le socialisme. En réalité, la croissance industrielle en Russie ne pouvait provenir que d’une exploitation croissante de la classe ouvrière. Bref, "l’accumulation socialiste primitive" n'était que de l'accumulation de capital. C’est pourquoi la Gauche italienne, par exemple, met en garde contre toute tendance à prendre la croissance industrielle, ou le développement d’industries étatisées, comme une mesure du progrès vers le socialisme.
En fait, la lutte contre la théorie du socialisme en un seul pays eut lieu à l’initiative des Zinoviévistes après la dissolution du triumvirat régnant. Ceci conduisit à la formation de l’Opposition Unifiée en 1926 qui, à l’origine, incluait également les Centralistes démocratiques. Malgré son adhésion formelle à l’interdiction des fractions, la nouvelle Opposition fut de plus en plus contrainte de porter ses critiques du régime au sein de la base du parti et même directement chez les travailleurs. Elle fut confrontée à des menaces, des mensonges, des accusations montées de toutes pièces, à la répression et à l’expulsion. Malgré cela, elle ne comprenait toujours pas la nature de ce qu'elle combattait. Staline exploita son désir de réconciliation dans le parti pour la forcer à se retirer de toute activité décrite comme "fractionnelle". Les Zinoviévistes et quelques disciples de Trotsky capitulèrent immédiatement ; et en 1928, quand Staline annonça son "tournant à gauche" et adopta une politique d’industrialisation rapide, beaucoup parmi les trotskistes, y compris Preobrazhensky lui-même, pensèrent que Staline adoptait enfin leur politique.
En même temps, cependant, des éléments de l’Opposition étaient de plus en plus influencés par les communistes de gauche qui voyaient beaucoup mieux que la contre-révolution avait eu lieu. Les Centralistes démocratiques, par exemple, tout en gardant encore l’espoir d’une réforme radicale du régime des soviets, étaient beaucoup plus clairs sur le fait qu’industrie étatisée ne veut pas dire socialisme ; que la fusion du parti avec l’Etat conduisait à la liquidation du parti ; que la politique étrangère du régime soviétique s’opposait de plus en plus aux intérêts internationaux de la classe ouvrière. A la suite de l’expulsion massive de l’Opposition en 1927, les communistes de gauche considérèrent de plus en plus que le régime et le parti ne pouvaient plus être réformés. Les éléments qui restaient du groupe de Miasnikov jouèrent un rôle clef dans ce processus de radicalisation. Mais dans les années suivantes, c'est surtout dans les prisons de Staline que ces débats animés sur la nature du régime allaient se tenir.
Etant donnée l’ampleur de la défaite en Russie, le centre de gravité des efforts pour comprendre la nature du régime stalinien s'est déplacé en Europe occidentale. Comme les partis communistes étaient "bolchevisés" - c’est-à-dire transformés en instruments aux ordres de la politique étrangère russe – une série de groupes d’opposition allaient surgir en leur sein, mais allaient rapidement scissionner ou être exclus.
En Allemagne, ces groupes pouvaient représenter quelquefois des milliers de membres, leur nombre diminua toutefois rapidement. Le KAPD existait encore et déployait une activité sérieuse vis-à-vis de ces courants. Un des plus connus fut le groupe autour de Karl Korsch ; la correspondance entre Bordiga et lui, en 1926, met en lumière les nombreux problèmes rencontrés par les révolutionnaires à cette époque.
Une des caractéristiques de la Gauche allemande – et un des facteurs qui contribua à sa défaillance organisationnelle - était sa tendance à tirer des conclusions hâtives sur la nature du nouveau système en Russie. Tout en étant capable de reconnaître sa nature capitaliste, il était souvent incapable de répondre à la question clef : comment un pouvoir prolétarien a-t-il pu se transformer en son contraire ? Très souvent, la réponse était de nier que ce dernier ait jamais eu une nature prolétarienne – de prétendre que la révolution d'Octobre n’était rien de plus qu’une révolution bourgeoise et que les Bolcheviks n’étaient qu’un parti de l’intelligentsia. La réponse de Bordiga était caractéristique de la méthode plus patiente de la Gauche italienne : s’opposant à toute construction hâtive de nouvelles organisations, sans base programmatique sérieuse, Bordiga mettait en avant la nécessité de mener une discussion profonde et large sur une situation qui soulevait tant de questions nouvelles. C’était la seule base possible pour tout regroupement conséquent. En même temps, Bordiga refusait de céder sur le caractère prolétarien de la révolution d’Octobre, et insistait sur le fait que la question posée au mouvement révolutionnaire était celle de comprendre comment un pouvoir prolétarien isolé dans un pays pouvait subir un processus de dégénérescence interne.
Avec la victoire du nazisme en Allemagne, le foyer des discussions se déplaça de nouveau, cette fois vers la France où un certain nombre de groupes d’opposition tinrent une Conférence à Paris en 1933 pour discuter de la nature du régime en Russie. Des tenants "officiels" de Trotsky y assistaient aussi, mais la majorité des groupes se situait plus à gauche et, parmi eux, se trouvait la Gauche italienne en exil. A la Conférence furent développées de nombreuses théories sur la nature du régime russe, beaucoup d’entre elles étant contradictoires : il s'agissait d'un système de classe d’un nouveau genre et il ne fallait plus le soutenir ; ou d'un système de classe d'un nouveau type mais qui devait être défendu ; cela restait un régime prolétarien mais il ne devrait pas être défendu… Tout cela témoigne de la difficulté immense à laquelle étaient confrontés les révolutionnaires pour comprendre réellement la direction et la signification des événements en Union Soviétique. Mais cela montre aussi que la position des trotskistes "orthodoxes" - selon laquelle, malgré sa dégénérescence, l’URSS reste un Etat ouvrier qui doit être défendu contre l’impérialisme – était combattue par différents points de vue.
Ce fut en grande partie à cause de ces pressions de la Gauche que Trotsky écrivit sa fameuse analyse de la révolution russe en 1936, La Révolution trahie.
Ce livre est la preuve que, bien que glissant de façon croissante vers l'opportunisme, Trotsky demeurait encore un marxiste. Ainsi, il fustige de façon éloquente les affirmations de Staline présentant l’URSS comme un paradis pour les ouvriers et, se fondant sur la prise de position de Lénine pour qui l’Etat de transition est un "Etat bourgeois sans la bourgeoisie", il expose des points de vue tout à fait valables sur la nature de cet Etat et les dangers qu’il représente pour le prolétariat. Trotsky avait alors aussi conclu que le vieux parti bolchevique était mort et que la bureaucratie ne pouvait plus être réformée mais devait être renversée par la force. Néanmoins, ce livre est fondamentalement incohérent : en donnant des arguments explicites contre la vision selon laquelle l’URSS était une forme de capitalisme d’Etat, Trotsky s’accrochait fermement à la thèse selon laquelle les formes de propriété nationalisée constituaient une preuve du caractère prolétarien de l’Etat. Alors qu’il concède au niveau théorique qu’il y a une tendance au capitalisme d’Etat dans la période de déclin du capitalisme, il rejette l’idée que la bureaucratie stalinienne pouvait être une nouvelle classe dirigeante simplement au nom du fait qu’elle n’a ni titres, ni actions, et qu’elle ne peut pas transmettre de propriété à ses héritiers. Au lieu d'appréhender le capital essentiellement comme rapport social impersonnel, il le réduit à une forme juridique.
De même, l’idée que l’URSS pouvait encore être un Etat ouvrier révélait aussi une profonde incompréhension de sa part de la nature de la révolution prolétarienne, même s’il admettait que la classe ouvrière, en tant que telle, était entièrement exclue du pouvoir politique. C’est la première révolution dans l’histoire qui soit l’œuvre d’une classe sans propriété, une classe qui ne peut posséder sa propre forme d’économie et qui ne peut parvenir à son émancipation qu’à travers l'utilisation du pouvoir politique comme levier pour soumettre les lois "naturelles" de l’économie au contrôle conscient de l’homme.
Plus grave que tout, la caractérisation faite de l’URSS par Trotsky condamnait son mouvement à faire l’apologie du stalinisme sur la scène mondiale. C’est ce qu'illustre de façon évidente l’argument de Trotsky selon lequel la croissance industrielle rapide sous Staline prouvait la supériorité du socialisme sur le capitalisme, alors qu'elle était basée sur une exploitation féroce de la classe ouvrière et partie intégrante de la construction d’une économie de guerre en préparation d’une nouvelle division impérialiste du globe. Une autre illustration tout aussi évidente de cela est fournie par la défense sans faille de la politique étrangère russe par les trotskistes et la défense inconditionnelle de l’Union Soviétique contre les attaques impérialistes – à une époque où l’Etat russe lui-même était devenu un protagoniste actif dans l’arène impérialiste mondiale. Cette analyse contient les germes de la trahison finale de l’internationalisme par ce courant pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Le livre de Trotsky laissait la porte ouverte à l’idée que la question de l’URSS n’avait pas été tranchée de façon définitive, et que seuls des événements historiques décisifs, comme la guerre mondiale, pourraient le faire. Dans ses derniers écrits, peut être conscient de la fragilité de sa théorie sur "l’Etat ouvrier", mais toujours réticent à accepter la nature capitaliste d’Etat de l’URSS, il commença à spéculer sur le fait que, s’il s’avérait que le stalinisme représentait une nouvelle forme de société de classe, ni capitaliste, ni socialiste, le marxisme aurait été discrédité. Trotsky a été assassiné avant d’avoir pu se prononcer sur le fait que "l’énigme russe" avait bien été résolue par la guerre. Mais, parmi ses disciples politiques de la première heure, seuls ceux qui découvrirent le chemin tracé par la Gauche communiste et adoptèrent la position caractérisant le régime en URSS de capitaliste d’Etat (tels que Stinas en Grèce, Munis en Espagne et sa propre femme, Natalia) furent capables de rester fidèles à l’internationalisme prolétarien pendant et après la Deuxième Guerre mondiale.
La Gauche communiste trouve son expression la plus avancée dans les parties du prolétariat mondial qui avaient le plus vigoureusement défié le capitalisme pendant la grande vague révolutionnaire à savoir, en dehors de la Russie, le prolétariat allemand et italien. Ainsi, les Gauches communistes allemande et italienne furent l’avant-garde théorique de la Gauche communiste partout ailleurs en dehors de la Russie.
Lorsqu’elle chercha à comprendre la nature du régime qui avait surgi des cendres de la défaite en Russie, la Gauche allemande fut très souvent en avance dans ses conclusions. Elle fut non seulement capable de voir que le système stalinien était une forme de capitalisme d’Etat, mais elle développa aussi des points de vue perspicaces sur le capitalisme d’Etat en tant que tendance universelle du capitalisme en crise. Et cependant, bien trop souvent, ces analyses allaient de pair avec une tendance à se désolidariser de la révolution d’Octobre et à déclarer que le bolchevisme était le fer de lance de la contre-révolution – vision qui participait d'une hâte à abandonner l’idée même d’un parti prolétarien et à sous-estimer profondément le rôle de l’organisation révolutionnaire.
La Gauche italienne, au contraire, mit beaucoup de temps à arriver à une claire compréhension de la nature de l’URSS, mais sa démarche, plus patiente et plus rigoureuse, s’appuyait sur des prémisses fondamentales :
Cependant, malgré ces bases solides, la vision de la Gauche italienne sur la nature de l’URSS dans les années 30 était extrêmement contradictoire. Superficiellement, elle partageait avec Trotsky l’idée que, puisque l’URSS conservait les formes nationalisées de propriété, elle était toujours un Etat prolétarien : la bureaucratie stalinienne était définie comme une caste parasite plutôt que comme une classe exploiteuse dans le plein sens du terme.
Toutefois, l’internationalisme convaincu de la Gauche italienne la distinguait des trotskistes dont la position de défense de l’Etat ouvrier dégénéré les conduisit à se jeter dans le piège de la participation à la guerre impérialiste. La revue théorique de la Gauche italienne, Bilan, commença à paraître en 1933. Après quelques hésitations au début, les événements des années qui suivirent (l’accession d’Hitler au pouvoir, le soutien au réarmement français, l’adhésion de l'URSS à la Ligue des Nations, la guerre d’Espagne) la convainquirent que, même si l’URSS était encore dotée d'un Etat prolétarien, elle jouait désormais un rôle contre-révolutionnaire à l’échelle mondiale. En conséquence, l’intérêt international de la classe ouvrière exigeait que les révolutionnaires refusent toute solidarité avec cet Etat.
Cette analyse de Bilan était liée à sa reconnaissance du fait que le prolétariat avait subi une défaite historique et que le monde se dirigeait vers une autre guerre impérialiste. Bilan prédisait avec une exactitude impressionnante que l’URSS s’alignerait inévitablement sur l’un ou l’autre des blocs qui se formaient pour préparer ce massacre, rejetant la vision de Trotsky selon laquelle, puisque l’URSS était fondamentalement hostile au capital mondial, les puissances impérialistes mondiales allaient être contraintes de s’unir contre elle.
Au contraire, Bilan démontrait que, malgré la subsistance de formes de propriété "collectivisées", la classe ouvrière en URSS subissait un niveau d’exploitation capitaliste sans merci : l’industrialisation accélérée baptisée "construction du socialisme" ne construisait rien de plus qu’une économie de guerre qui devait permettre à l’URSS de jouer son rôle dans la nouvelle disposition de l’impérialisme. La Gauche italienne rejetait donc complètement les hymnes élogieux de Trotsky à l'égard de l’industrialisation de l’URSS.
Bilan était aussi conscient qu’il existait une tendance croissante au capitalisme d’Etat dans les pays occidentaux, que ce soit sous la forme du fascisme ou du "New Deal" démocratique. Cependant Bilan hésitait à faire le dernier pas : reconnaître que la bureaucratie stalinienne était en fait une bourgeoisie d’Etat, qu’il décrivait comme "un agent du capital mondial" plutôt que comme une nouvelle représentation de la classe capitaliste.
Cependant, comme les arguments en faveur de "l’Etat prolétarien" entraient de plus en plus en contradiction avec les événements qui se déroulaient dans le monde, une minorité de camarades de la Fraction commença à remettre toute la théorie en question. Ce n'est pas par hasard si cette minorité fut la mieux armée pour résister au déboussolement que l’éclatement de la guerre provoqua, au début, dans la Fraction et dont l'expression fut la théorie révisionniste de "l’économie de guerre". Cette dernière, qui prévoyait que la guerre mondiale n’aurait pas lieu, avait conduit la fraction dans une impasse.
Cela avait toujours constitué un axiome que l'éclatement de la guerre devait résoudre, d’une manière ou d’une autre, la question russe. Pour les éléments les plus clairs de la Gauche italienne, la participation de l’URSS dans une guerre impérialiste de rapine fournissait la preuve finale. Les arguments les plus cohérents en faveur d’une définition de l’URSS comme impérialiste et capitaliste furent développés d'abord par les camarades qui on poursuivi le travail de Bilan dans la Fraction française de la Gauche communiste et, après la guerre, par la Gauche communiste de France. En intégrant certaines des meilleures analyses de la Gauche allemande, mais sans tomber dans le dénigrement conseilliste d’Octobre, ce courant a montré pourquoi le capitalisme d’Etat était la forme essentielle adoptée par le système dans son époque de déclin. En ce qui concerne la Russie, les derniers vestiges d’une définition "juridique" du capitalisme furent abandonnés, avec la réaffirmation des fondements de la vision marxiste selon laquelle le capital est un rapport social qui peut aussi bien être administré par un Etat centralisé que par un conglomérat de capitalistes privés. Ce courant en déduisit les conclusions qui s'imposaient à une démarche prolétarienne pour aborder la période de transition : le progrès vers le communisme ne doit pas être mesuré par la croissance du secteur étatique – qui contient en réalité le plus grand danger d’un retour au capitalisme – mais par la tendance du travail vivant à dominer le travail mort, par le remplacement de la production de plus-value par une production orientée vers la satisfaction des besoins humains.
A l'encontre des démarches de plus en plus superficielles envers la question de la culture dans la pensée bourgeoise, qui tendent à la réduire aux expressions les plus immédiates de groupes nationaux ou ethniques, ou même au statut de modes sociales passagères, le marxisme place la question dans son contexte le plus large et le plus profond : celui des caractéristiques fondamentales de l’humanité et de sa spécificité par rapport au reste de la nature, et dans le cadre des modes de production successifs qui constituent l’histoire de l’humanité.
La révolution prolétarienne en Russie, si riche en leçons sur les objectifs politiques et économiques de la classe ouvrière, s’est aussi accompagnée d’une brève mais puissante explosion de créativité dans la sphère de l’art et de la culture : dans la peinture, la sculpture, l’architecture, la littérature et la musique ; dans l’organisation pratique de la vie quotidienne selon des lignes plus communautaires ; dans les sciences humaines telles que la psychologie, etc. En même temps, elle a posé la question générale de la transition de l’humanité d’une culture bourgeoise à une culture supérieure, communiste.
Un des points clef en débat parmi les révolutionnaires russes était de savoir si cette transition verrait le développement d’une culture spécifiquement prolétarienne. Comme les cultures antérieures avaient été intimement liées à la vision du monde de la classe dominante, il semblait à certains que le prolétariat lui aussi, une fois devenu classe dominante, construirait sa propre culture opposée à celle de la vielle classe exploiteuse. C’était certainement la vision du mouvement Proletkult qui se développa de façon considérable dans les premières années de la révolution.
Dans une résolution soumise au Congrès du Proletkult de 1920, Lénine lui-même semblait partager l’idée d’une culture spécifiquement prolétarienne. En même temps, il critiquait certains aspects du mouvement Proletkult : son ouvriérisme philistin, qui aboutissait à la glorification de la classe ouvrière telle qu'elle est plutôt que de voir ce qu’elle doit devenir, et son rejet iconoclaste de tous les acquis antérieurs de l’humanité au niveau culturel. Lénine était aussi gêné par la tendance du Proletkult à se concevoir comme un parti séparé avec sa propre organisation et son propre programme. La résolution de Lénine recommande donc que l’orientation de l’activité culturelle dans le régime des soviets soit directement sous l’égide de l’Etat. Cependant, le principal intérêt de Lénine pour la question culturelle se situait ailleurs. Pour lui, la question de la culture était moins liée au problème grandiose de savoir s’il pouvait y avoir une nouvelle culture prolétarienne en Russie soviétique, qu’à celui de surmonter l’immense arriération culturelle des masses russes, chez qui les coutumes médiévales et la superstition avaient encore une grande influence. Lénine, en particulier, voyait le faible développement culturel des masses comme un terrain fertile pour le fléau de la bureaucratie dans l’Etat des soviets. Elever le niveau culturel des masses était pour lui un moyen de combattre ce fléau et d'accroître la capacité des masses à garder le pouvoir politique.
Trotsky, par ailleurs, développait une critique plus détaillée du mouvement Proletkult. Dans sa vision – exposée dans un chapitre de son livre Littérature et Révolution - l'expression culture prolétarienne est inadaptée. La bourgeoisie, en tant que classe exploiteuse qui, pendant toute une période, pouvait développer son pouvoir économique au sein même du cadre du vieux système féodal, pouvait aussi développer sa propre culture spécifique. Ce n’est pas le cas pour le prolétariat qui, en tant que classe exploitée, ne dispose pas des bases matérielles nécessaires pour développer sa propre culture dans la société capitaliste. C’est vrai que le prolétariat doit se constituer en classe dominante pendant la période de transition au communisme, mais ce n’est qu’une dictature politique temporaire, dont le but n’est pas de préserver indéfiniment le prolétariat mais de le dissoudre dans une nouvelle communauté humaine.
Littérature et Révolution fut écrit en 1924. C’était dans les faits un élément du combat de Trotsky contre la montée du stalinisme. Bien que, dans ses premières années, le plaidoyer de Proletkult pour une initiative autonome du prolétariat ait souvent fait de celui-ci un point de ralliement des groupes de l’aile gauche qui s’opposaient au développement de la bureaucratie soviétique, par la suite, ses héritiers tendirent à s’identifier à l’idéologie du socialisme dans un seul pays. Cette théorie leur semblait cohérente avec l’idée qu’une "nouvelle" culture s’était déjà créée en Union Soviétique. Trotsky dans ses écrits sur la culture dénonce la vacuité de ces affirmations ; il s’oppose vigoureusement à la transformation de l’art en propagande d’Etat et prend position en faveur d’une politique "anarchiste" dans la sphère culturelle, qui ne peut être dictée ni par l’Etat ni par le parti.
La vision de Trotsky de la culture communiste du futur est contenue dans le dernier chapitre de Littérature et Révolution. Trotsky commence par répéter son opposition au terme "culture prolétarienne" pour décrire les relations entre l’art et la classe ouvrière pendant la période de transition au communisme. Il fait d’ailleurs la distinction entre art révolutionnaire et art socialiste. Le premier se définit essentiellement par son opposition à la société existante ; Trotsky considère même qu’il tendra à être marqué par un "esprit de haine sociale". Il pose aussi la question de quelle "école" d’art serait la plus adaptée à une période de révolution et utilise le terme "réalisme" pour la décrire. Cependant, ceci ne signifie pas pour Trotsky la subordination bornée de l’art à la propagande d’Etat associée à l’école stalinienne du "réalisme socialiste". Cela ne signifie pas non plus que Trotsky rejetait la possibilité d’incorporer les acquis des formes d’art qui n’étaient pas directement liées au mouvement révolutionnaire ou étaient même caractérisées par une fuite désespérée de la réalité.
Pour Trotsky, l’art socialiste sera imprégné des émotions les plus grandes et les plus positives qui fleuriront dans une société basée sur la solidarité. En même temps, Trotsky rejette l’idée que, dans une société qui a aboli les divisions de classe et les autres sources d’oppression et d’angoisse, l’art deviendrait stérile. Au contraire, il tendra à imprégner tous les aspects de la vie quotidienne d’une énergie créative et harmonieuse. Comme les êtres humains dans une société communiste auront toujours à affronter les questions fondamentales de la vie humaine – l’amour et la mort, par-dessus tout – la dimension tragique de l’art aura encore sa place. Trotsky se retrouve ici en plein accord avec la démarche de Marx dans les Grundrisse où ce dernier explique pourquoi l’art des époques antérieures de l’humanité ne perd pas son charme pour nous ; c’est parce que l’art ne peut être réduit aux aspects politiques de la vie de l’homme, ou même aux rapports sociaux d’une période particulière de l’histoire, mais qu’il est lié aux besoins fondamentaux et aux aspirations de notre nature humaine.
L’art du futur ne deviendra pas non plus monolithique. Au contraire, Trotsky envisage la formation de "partis" prenant position pour ou contre des démarches ou des projets artistiques particuliers ou, en d’autres termes, un débat continuel et vivant entre les producteurs librement associés.
Dans cette société du futur, l’art sera donc intégré à la production de biens de consommation, dans la construction des villes et dans la conception du paysage. Ce ne sera plus le domaine d’une minorité de spécialistes, il deviendra partie intégrante de ce que Bordiga appelait "un plan de vie pour l’espèce humaine" ; il sera l’expression de la capacité de l’homme à construire un monde "en harmonie avec les lois de la beauté" comme le disait Marx.
En modelant le paysage autour de lui, l’homme du futur ne visera pas à restaurer une vision idyllique de la vie rurale perdue. Le futur communiste sera fondé sur les découvertes les plus avancées de la science et de la technologie. Ce sera ainsi la ville plus que le village qui sera l’unité centrale du futur. Mais Trotsky ne tourne pas le dos à la vision marxiste d’une nouvelle harmonie entre ville et campagne et donc à la disparition des mégapoles gargantuesques et surpeuplées qui sont devenues une réalité si destructrice dans le capitalisme décadent. C’est évident, par exemple, dans l’idée de Trotsky que le tigre et la forêt vierge seront protégés et respectés par les générations futures.
Enfin, Trotsky ose dépeindre les habitants humains de ce futur communiste lointain. Ce sera une humanité qui ne sera plus dominée par les forces naturelles et sociales aveugles. Une humanité qui ne sera plus dominée par la peur de la mort et qui sera de ce fait capable d’exprimer pleinement ses instincts de vie. Les hommes et les femmes de ce futur se déplaceront avec grâce et précision, selon les lois de la beauté dans le "travail, la marche et le jeu". Leur niveau moyen "s’élèvera à la hauteur d’un Aristote, d’un Goethe ou d’un Marx". On peut même aller plus loin : en cernant et en maîtrisant les profondeurs de l’inconscient, l’humanité ne deviendra pas seulement pleinement humaine mais aussi, dans un sens, évoluera vers une nouvelle espèce : "l’homme aura pour objectif de maîtriser ses sentiments, d’élever ses instincts à la hauteur de sa conscience, de les rendre transparents, d’étendre les domaines de sa volonté jusque dans ses recoins les plus cachés, et s’élèvera par là à un nouveau plan, pour créer un type biologique-social supérieur ; ou si vous préférez, le surhomme, l’homme au-delà de l’homme".
C’est certainement une des tentatives les plus sérieuses de la part d'un communiste révolutionnaire de décrire sa vision de la destinée possible de l’homme. Comme elle est solidement fondée sur les potentialités réelles de l’humanité et sur la révolution prolétarienne mondiale comme condition indispensable, elle ne peut être rejetée comme une régression vers le socialisme utopique ; elle réussit en même temps à asseoir les spéculations les plus inspirées des vieux utopistes sur un terrain beaucoup plus solide. Le terrain du communisme comme sphère de possibilités illimitées.
CDW
Face à la guerre qui ravage en permanence le Moyen-Orient et récemment encore face au conflit qui a ensanglanté le Liban et Israël, la position des révolutionnaires ne souffre pas la moindre ambiguïté. C'est pourquoi nous soutenons pleinement les rares voix internationalistes et révolutionnaires qui s'élèvent dans cette région comme celle du groupe Enternasyonalist Komunist Sol en Turquie. Dans sa prise de position sur la situation au Liban et en Palestine que nous avons reproduite dans différents organes de notre presse territoriale, ce groupe rejette fermement tout soutien aux cliques et factions bourgeoises rivales qui s'affrontent et dont les victimes directes sont des millions de prolétaires qu'ils soient d'origine palestinienne, juive, chiite, sunnite, kurde, druze ou autre. Il a très justement mis en avant que "l'impérialisme est la politique naturelle que pratique n'importe quel État national ou n'importe quelle organisation fonctionnant comme un État national." Il a également dénoncé le fait que "en Turquie comme dans le reste du monde, la plupart des gauchistes ont apporté leur soutien total à l'OLP et au Hamas. Dans le dernier conflit, ils se sont exprimés d'une seule voix pour dire 'nous sommes tous le Hezbollah'. En suivant cette logique qui consiste à dire 'l'ennemi de mon ennemi est mon ami', ils ont pleinement soutenu cette organisation violente qui a poussé la classe ouvrière dans une désastreuse guerre nationaliste. Ce soutien des gauchistes au nationalisme nous montre pourquoi ils n'ont pas grand chose à dire qui diffère de ce que dit le MPH (parti du mouvement national - les Loups gris fascistes) (…) La guerre entre le Hezbollah et Israël et la guerre en Palestine sont toutes deux des guerres inter-impérialistes et les différents camps en jeu utilisent tous le nationalisme pour entraîner la classe ouvrière de leur région dans leur camp. Plus les ouvriers seront aspirés dans le nationalisme, plus ils perdront leur capacité à agir en tant que classe. C'est pourquoi ni Israël, ni le Hezbollah, ni l'OLP, ni le Hamas ne doivent être soutenus en aucune circonstance." Cela démontre que la perspective prolétarienne vit et s'affirme toujours, non seulement à travers le développement des luttes de la classe ouvrière partout dans le monde : en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine, en Inde ou au Bengla Desh, mais aussi à travers l'apparition dans différents pays de petits groupes et d'éléments politisés cherchant à défendre les positions internationalistes qui sont la marque distinctive de la politique prolétarienne.
La guerre au Liban l'été dernier aura constitué une nouvelle étape vers une mise à feu et à sang de tout le Moyen-Orient et vers l'enfoncement de la planète dans un chaos de plus en plus incontrôlable, une guerre à laquelle toutes les puissances impérialistes auront contribué, des plus grandes aux plus petites, au sein de la "prétendue communauté internationale". 7000 frappes aériennes rien que sur le territoire libanais sans compter les innombrables tirs de roquettes sur le Nord d'Israël, plus de 1200 morts au Liban et en Israël (dont plus de 300 enfants de moins de 12 ans), près de 5000 blessés, un million de civils qui ont dû fuir les bombes ou les zones de combat. D'autres, trop pauvres pour fuir, qui se terrent comme ils peuvent, la peur au ventre… Des quartiers, des villages réduits à l'état de ruines, des hôpitaux débordés et pleins à craquer : tel est le bilan d'un mois de guerre au Liban et en Israël suite à l'offensive de Tsahal pour réduire l'emprise grandissante du Hezbollah, en réplique à une des nombreuses attaques meurtrières des milices islamistes au-delà de la frontière israélo-libanaise. Les destructions sont évaluées à 6 milliards d'euros, sans compter le coût militaire de la guerre elle-même.
C'est une véritable politique de la terre brûlée à laquelle s'est livré l'État israélien avec une brutalité, une sauvagerie et un acharnement incroyables contre les populations civiles des villages au Sud Liban, chassées sans ménagement de leurs terres, de leur maison, réduites à crever de faim, sans eau potable, exposées aux pires épidémies. Ce sont aussi 90 ponts et d'innombrables voies de communication systématiquement coupés (routes, autoroutes…), 3 centrales électriques et des milliers d'habitations détruites, une pollution envahissante, des bombardements incessants. Le gouvernement israélien et son armée n'ont cessé de proclamer leur volonté "d'épargner les civils" et des massacres comme ceux de Canaa ont été qualifiés "d'accidents regrettables" (comme les fameux "dommages collatéraux" dans les guerres du Golfe et dans les Balkans). Or, c'est dans cette population civile que l'on dénombre le plus de victimes, et de loin : 90% des tués !
Quant au Hezbollah, bien qu'avec des moyens plus limités donc moins spectaculaires, il a pratiqué exactement la même politique meurtrière et sanguinaire de bombardement à tort et à travers, ses missiles s'attaquant à la population civile et aux villes du nord d'Israël (75% des tués faisant même partie des populations arabes qu'il prétendait protéger).
L'impasse de la situation au Moyen-Orient s'était déjà concrétisée avec l'arrivée au pouvoir du Hamas dans les territoires palestiniens (que l'intransigeance du gouvernement israélien aura contribué à provoquer en "radicalisant" une majorité de la population palestinienne) et le déchirement ouvert entre les fractions de la bourgeoisie palestinienne, principalement entre le Fatah et le Hamas, interdisant désormais toute solution négociée. Devant cette impasse, la réaction d'Israël a été celle qui, dans le monde d'aujourd'hui, a de plus en plus les faveurs de tous les États : la fuite en avant. Afin de réaffirmer son autorité, Israël s'est retournée de l'autre côté dans le but de stopper l’influence croissante du Hezbollah au Sud Liban, aidé, financé et armé par le régime iranien. Le prétexte invoqué par Israël pour déclencher la guerre a été d'obtenir la libération de deux soldats israéliens faits prisonniers par le Hezbollah : quatre mois après leur enlèvement, ils sont toujours prisonniers des milices chiites. L'autre motif invoqué était de "neutraliser" et désarmer le Hezbollah dont les attaques et les incursions sur le sol israélien depuis le Sud Liban constitueraient une menace permanente pour la sécurité de l'État hébreu.
Au bout du compte, l'opération guerrière se solde par un cuisant revers, mettant brutalement fin au mythe de l'invincibilité, de l'invulnérabilité de l'armée israélienne. Civils et militaires au sein de la bourgeoisie israélienne se renvoient la responsabilité d'une guerre mal préparée. A l'inverse, le Hezbollah sort renforcé du conflit et a acquis une légitimité nouvelle, à travers sa résistance, aux yeux des populations arabes. Le Hezbollah, comme le Hamas, n'était au départ qu'une de ces innombrables milices islamiques qui se sont constituées contre l'État d'Israël. Il a surgi lors de l'offensive israélienne au Sud Liban en 1982. Grâce à sa composante chiite, il a prospéré en bénéficiant du copieux soutien financier du régime des ayatollahs et des mollahs iraniens. La Syrie l'a également utilisé en lui apportant un important soutien logistique ce qui lui a permis d'en faire une base arrière lorsqu'elle a été contrainte en 2005 de se retirer du Liban. Cette bande de tueurs sanguinaires a su en même temps tisser patiemment un puissant réseau de sergents recruteurs à travers la couverture d'une aide médicale, sanitaire et sociale, alimentée par de généreux fonds tirés de la manne pétrolière de l'État iranien. Ces fonds lui permettent même de financer les réparations des maisons détruites ou endommagées par les bombes et les roquettes afin d'enrôler la population civile dans ses rangs. On a notamment pu voir dans des reportages que cette "armée de l'ombre" était composée de nombreux gamins entre 10 et 15 ans servant de chair à canon dans ces sanglants règlements de compte.
La Syrie et l'Iran forment momentanément le bloc le plus homogène autour du Hamas ou du Hezbollah. En particulier, l'Iran affiche clairement ses ambitions de devenir la principale puissance impérialiste de la région. La détention de l'arme atomique lui assurerait en effet ce rôle. Et c'est justement une des grandes préoccupations de la puissance américaine puisque, depuis sa fondation en 1979, la "République islamique" a affiché une hostilité permanente aux États-Unis,
C'est donc avec le feu vert de cette puissance que s'est déclenchée l'offensive israélienne contre le Liban. Enlisés jusqu'au cou dans le bourbier de la guerre en Irak comme en Afghanistan, et après l'échec de leur "plan de paix" pour régler la question palestinienne, les États-Unis ne peuvent que constater l'échec patent de leur stratégie visant à instaurer une "Pax americana" au Proche et au Moyen-Orient. En particulier, la présence américaine en Irak depuis trois ans se traduit par un chaos sanglant, une véritable guerre civile effroyable entre factions rivales, des attentats quotidiens frappant aveuglément la population, au rythme de 80 à 100 morts par jour.
Dans ce contexte, il était hors de question pour les États-Unis d'intervenir eux-mêmes alors que leur objectif dans la région est de s'en prendre à ces États dénoncés comme "terroristes" et incarnation de "l'axe du mal", que constituent pour eux la Syrie et surtout l'Iran dont le Hezbollah a le soutien. L'offensive israélienne qui devait servir d'avertissement à ces deux États démontre la parfaite convergence d'intérêts entre la Maison Blanche et la bourgeoisie israélienne. C'est pourquoi l'échec d'Israël marque également un nouveau recul des États-Unis et la poursuite de l'affaiblissement du leadership américain.
Le comble du cynisme et de l'hypocrisie est atteint par l'ONU qui pendant un mois qu'a duré la guerre au Liban n'a cessé de proclamer sa "volonté de paix" tout en affichant son "impuissance"[1] [1405]. C'est un odieux mensonge. Ce "repaire de brigands" (suivant le terme employé par Lénine à propos de l'ancêtre de l'ONU, la Société des Nations) est le marigot où s'ébattent les plus monstrueux crocodiles de la planète. Les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité sont les plus grands États prédateurs de la terre :
- Les États-Unis dont l'hégémonie repose sur l'armada militaire la plus puissante du monde et dont les forfaits guerriers depuis la proclamation en 1990 d'une "ère de paix et de prospérité" par Bush Senior (les deux guerres du Golfe, l'intervention dans les Balkans, l'occupation de l'Irak, la guerre en Afghanistan…) parlent d'eux-mêmes.
- La Russie, responsable des pires atrocités lors de ses deux guerres en Tchétchénie, ayant mal digéré l'implosion de l'URSS et ruminant son désir de revanche, affiche aujourd'hui des prétentions impérialistes nouvelles en profitant de la position de faiblesse des États-Unis. C'est pour cela qu'elle joue la carte du soutien à l'Iran et plus discrètement celle du Hezbollah.
- La Chine, profitant de son influence économique grandissante, rêve d'accéder à de nouvelles zones d'influence hors de l'Asie du Sud-Est. Elle fait notamment les yeux doux à l'Iran, partenaire économique privilégié qui lui dispense sa manne pétrolière à un tarif particulièrement avantageux. Chacune de leur côté, ces deux dernières puissances n'ont cessé de chercher à saboter les résolutions de l'ONU dont elles étaient parties prenantes.
- La Grande-Bretagne a accompagné jusqu'ici les principales expéditions punitives des États-Unis pour la défense de ses propres intérêts. Elle entend reconquérir ainsi la zone d'influence dont elle disposait à travers son ancien protectorat dans cette région (Iran et Irak, notamment).
- La bourgeoisie française a gardé la nostalgie d'une époque où elle se partageait les zones d'influence au Moyen-Orient avec la Grande-Bretagne. C'est pourquoi elle s'est ralliée au plan américain sur le Liban, autour de la fameuse résolution 1201 de l'ONU, concoctant même le plan de redéploiement de la FINUL. C'est aussi pourquoi elle a accepté de porter son engagement au Sud Liban de 400 à 2 000 soldats au sein de la FINUL.
D'autres puissances sont également en lice comme l'Italie qui, en échange du plus gros contingent des forces de l'ONU, se verra confier après février 2006 le commandement suprême de la FINUL au Liban. Ainsi, quelques mois à peine après le retrait des troupes italiennes d'Irak, Prodi après avoir âprement critiqué l'engagement de l'équipe Berlusconi dans ce pays, ressert le même rata au Liban, confirmant les ambitions de l'Italie d'avoir son couvert sur la table des grands, au risque d'y laisser de nouvelles plumes. Cela démontre que toutes les puissances sont vautrées dans la guerre.
Le Moyen Orient offre aujourd'hui un concentré du caractère irrationnel de la guerre où chaque impérialisme s'engouffre de plus en plus pour défendre ses propres intérêts au prix d'une extension toujours plus large et plus sanglante des conflits, impliquant des États de plus en plus nombreux.
L'extension des zones d'affrontements sanglants dans le monde est une manifestation du caractère inéluctable de la barbarie guerrière du capitalisme. La guerre et le militarisme sont bel et bien devenus le mode de vie permanent du capitalisme décadent en pleine décomposition. C'est une des caractéristiques essentielles de l'impasse tragique d'un système qui n'a rien d'autre à offrir à l'humanité que de semer la misère et la mort.
Le gendarme garant de la préservation de "l'ordre mondial" est lui-même aujourd'hui un puissant facteur actif d'accélération de chaos.
Comment est-il possible que la première armée du monde, dotée des moyens technologiques les plus modernes, des services de renseignements les plus puissants, d'armes sophistiquées capables de repérer et d'atteindre avec précision des cibles à des milliers de kilomètres de distance, se retrouve prise au piège d'un tel bourbier ? Comment se fait-il aussi que les États-Unis, pays le plus puissant du monde, soit dirigé par un demi abruti entouré d'une bande d'activistes peu conforme à l'image traditionnelle d'une "grande démocratie" bourgeoise responsable ? Il est vrai que Bush Junior qualifié par l'écrivain Norman Mailer de "pire président de l'histoire des États-Unis : ignorant, arrogant et totalement stupide" s'est entouré d'une équipe de "têtes pensantes" particulièrement "allumées" qui lui dictent sa politique : du vice-président Dick Cheney au secrétaire d'État à la Défense Donald Rumsfeld en passant par son gourou-manager Karl Rove et par le "théoricien" Paul Wolfowitz. Ce dernier dès le début des années 1990 se faisait le porte-parole le plus conséquent d'une "doctrine" qui énonçait clairement que "la mission politique et militaire essentielle de l'Amérique pour l'après-Guerre froide consistera à faire en sorte qu'aucune superpuissance rivale ne puisse émerger en Europe de l'Ouest, en Asie ou dans les territoires de l'ancienne Union soviétique". Cette "doctrine" a été rendue publique en mars 1992 quand la bourgeoisie américaine s'illusionnait encore sur le succès de sa stratégie, au lendemain de l'effondrement de l'URSS et de la réunification de l'Allemagne. Dans ce but, ces gens-là déclaraient il y a quelques années que pour mobiliser la nation et pour imposer au monde entier les valeurs démocratiques de l'Amérique et empêcher les rivalités impérialistes, "il faudrait un nouveau Pearl Harbor". Il faut rappeler que l'attaque de la base des forces navales américaines par le Japon en décembre 1941, qui avait fait 4500 morts ou blessés côté américain, avait permis l'entrée en guerre des États-Unis aux côtés des Alliés en faisant basculer une opinion publique jusque là largement réticente à cette entrée en guerre, alors que les plus hautes autorités politiques américaines étaient au courant du projet d'attaque et n'étaient pas intervenues. Depuis que Cheney et compagnie sont arrivés au pouvoir, grâce à la victoire de Bush junior en 2000, ils n'ont fait que mettre en œuvre la politique prévue : les attentats du 11 septembre leur ont servi de "nouveau Pearl Harbor" et c'est au nom de leur nouvelle croisade contre le terrorisme qu'ils ont pu justifier l'invasion de l'Afghanistan puis de l'Irak, en même temps que de nouveaux programmes militaires particulièrement coûteux, sans oublier un renforcement sans précédent du contrôle policier sur la population. Le fait que les États-Unis se donnent de tels dirigeants jouant le sort de la planète comme des apprentis sorciers obéit à la même logique du capitalisme décadent en crise qui a porté au pouvoir un Hitler en Allemagne dans une autre période. Ce n'est pas tel ou tel individu au sommet de l'État qui fait évoluer le capitalisme dans tel ou tel sens, c'est au contraire ce système en pleine déliquescence qui permet à tel ou tel individu représentatif de cette évolution et capable de la mettre en œuvre d'accéder au pouvoir. Cela exprime clairement l'impasse historique dans laquelle le capitalisme enfonce l'humanité.
Le bilan de cette politique est accablant : 3000 soldats morts depuis le début de la guerre en Irak il y a trois ans (dont plus de 2800 pour les troupes américaines), 655 000 Irakiens ont péri entre mars 2003 et juillet 2006 alors que les attentats meurtriers et les affrontements entre fractions chiites et sunnites n'ont fait depuis que s'intensifier. Ce sont 160 000 soldats d'occupation qui sont présents sur le sol irakien sous le haut commandement des États-Unis et qui se retrouvent incapables "d'assurer leur mission de maintien de l'ordre" dans un pays au bord de l'éclatement et de la guerre civile. Au nord, les milices chiites tentent d'imposer leur loi et multiplient les démonstrations de force, au sud, des activistes sunnites qui revendiquent fièrement leurs liens avec les talibans et Al Qaïda viennent d'autoproclamer une "république islamique" tandis qu'au milieu, dans la région de Bagdad, la population est exposée à des bandes de pillards, à des voitures piégées et la moindre sortie isolée des troupes américaines s'expose à tomber dans un guet-apens.
Les guerres en Irak et en Afghanistan engloutissent en outre des sommes colossales qui creusent toujours davantage le déficit budgétaire et précipitent les États-Unis dans un endettement faramineux. La situation en Afghanistan n'est pas moins catastrophique. La traque interminable contre Al Qaïda et la présence là aussi d'une armée d'occupation redonnent du crédit aux talibans chassés du pouvoir en 2002 mais qui, réarmés par l'Iran et plus discrètement par la Chine, multiplient les embuscades et les attentats. Les "démons terroristes" que sont Ben Laden ou le régime des talibans sont d'ailleurs l'un comme l'autre des "créatures" des États-Unis pour contrer l'ex-URSS à l'époque des blocs impérialistes après l'invasion des troupes russes en Afghanistan. Le premier est un ancien espion recruté par la CIA en 1979 qui, après avoir servi à Istanbul, d'intermédiaire financier d'un trafic d'armes de l'Arabie Saoudite et des États-Unis à destination du maquis afghan est devenu "naturellement", dès le début de l'intervention russe, l'intermédiaire des Américains pour répartir le financement de la résistance afghane. Les seconds ont été armés et financés par les États-Unis et leur accession au pouvoir s'est accomplie avec l'entière bénédiction de l'Oncle Sam.
Il est aussi patent que la grande croisade contre le terrorisme loin d'aboutir à son éradication n'a débouché au contraire que sur la démultiplication des actions terroristes et des attentats kamikazes où le seul objectif est de faire le plus de victimes possibles. Aujourd'hui, la Maison-Blanche reste impuissante face aux pieds de nez les plus humiliants que lui inflige l'État iranien. Cela donne d'ailleurs des ailes à des puissances de quatrième ou de cinquième ordre comme la Corée du Nord qui s'est permis de procéder le 8 octobre à un essai nucléaire qui en fait le 8e pays détenteur de l'arme atomique. Ce gigantesque défi vient mettre en péril l'équilibre de toute l'Asie du Sud-est et vient conforter à leur tour les aspirations de nouveaux prétendants à se doter de l'arme nucléaire. Elle vient ainsi justifier la remilitarisation et le réarmement rapide du Japon et son orientation vers la production d'armes nucléaires pour faire face à son voisin immédiat. Ce n'est pas le moindre danger qui vient illustrer "l'effet domino" de la fuite en avant dans le militarisme et le "chacun pour soi".
Il faut aussi évoquer la situation de chaos effroyable qui sévit au Moyen-Orient et en particulier dans la bande de Gaza. A la suite de la victoire électorale du Hamas fin janvier, l'aide internationale directe a été suspendue et le gouvernement israélien a organisé le blocus des transferts de fonds des recettes fiscales et douanières à l'Autorité palestinienne. 165 000 fonctionnaires ne sont plus payés depuis 7 mois mais leur colère ainsi que celle de toute une population dont 70% vit en dessous du seuil de pauvreté, avec un taux de chômage de 44%, est aisément récupérée dans les affrontements de rue qui opposent à nouveau régulièrement depuis le 1er octobre les milices du Hamas et celles du Fatah. Les tentatives de gouvernement d'union nationale avortent les unes après les autres. Alors même qu'elle se retirait du Sud Liban, Tsahal a réinvesti les zones frontalières avec l'Égypte à la limite de la bande de Gaza et a repris ses bombardements de missiles sur la ville de Rafah sous prétexte de traque aux activistes du Hamas. Pour ceux qui peuvent encore avoir du travail, les contrôles sont incessants. La population vit au milieu d'un climat de terreur et d'insécurité permanentes. Depuis le 25 juin, 300 morts ont été recensés dans ce territoire.
Le fiasco de la politique américaine est donc patent. C'est pourquoi on assiste à une large remise en cause de l'administration Bush, y compris dans son propre camp, celui des républicains. Les cérémonies de commémoration du 5e anniversaire du 11 septembre ont été l'occasion d'un tir nourri de critiques incendiaires dirigées contre Bush et relayées par les médias américains. Il y a cinq ans, le CCI s'était fait accuser d'avoir une vision machiavélique de l'histoire alors qu'il se contentait de démontrer l'hypothèse que la Maison-Blanche avait laissé se perpétrer les attentats en toute connaissance de cause afin de justifier les aventures militaires en préparation[2] [1406]. Aujourd'hui, un nombre incroyable de livres, de documentaires, d'articles sur Internet non seulement remettent en cause la version officielle du 11 septembre mais une bonne partie d'entre eux avancent des théories beaucoup plus crues et dénoncent un complot et une manipulation concertée de l'équipe Bush. Dans la population elle-même, d'après les sondages les plus récents, plus d'un tiers des Américains et presque la moitié de la population new-yorkaise pensent qu'il y a eu manipulation des attentats, que le 11 septembre était un "inside job" (un travail de l'intérieur).
De même, alors que 60% de la population américaine pense que la guerre en Irak est une "mauvaise chose", une majeure partie d'entre elle ne croit plus à la thèse de la détention de potentiel nucléaire ni aux liens de Saddam avec Al Qaïda et juge qu'il s'agissait d'un prétexte pour justifier une intervention en Irak. Une demi-douzaine de livres récents (dont celui du journaliste-vedette Bob Woodward qui avait soulevé le scandale du Watergate à l'époque de Nixon) dresse des réquisitoires implacables pour dénoncer ce "mensonge" d'État et pour réclamer le retrait des troupes d'Irak. Cela ne signifie nullement que la politique militariste des États-Unis peut se saborder mais le gouvernement est contraint d'en tenir compte et d'étaler ses propres contradictions pour tenter de s'adapter.
La prétendue dernière "gaffe" de Bush admettant le parallèle avec la guerre au Vietnam est concomitante avec les "fuites"… orchestrées par les interviews accordées par James Baker lui-même. Le plan de l'ancien chef d'État-major de l'ère Reagan puis secrétaire d'État à l'époque de Bush père préconise l'ouverture du dialogue avec la Syrie et l'Iran et surtout un retrait partiel des troupes d'Irak. Cette tentative de parade limitée souligne le niveau d'affaiblissement de la bourgeoisie américaine pour qui le retrait pur est simple d'Irak serait le camouflet le plus cinglant de son histoire et qu'elle ne peut pas se permettre. Le parallèle avec le Vietnam est à vrai dire une sous-estimation trompeuse. A l'époque, le retrait des troupes du Vietnam avait permis aux États-Unis une réorientation stratégique bénéfique de ses alliances et d'attirer la Chine dans son propre camp contre l'ex-URSS. Aujourd'hui le retrait des troupes américaines d'Irak serait une pure capitulation sans aucune contrepartie et entraînerait un discrédit complet de la puissance américaine. Elle entraînerait en même temps l'éclatement du pays provoquant une aggravation considérable du chaos dans l'ensemble de la région. Ces contradictions sont des manifestations criantes de la crise et de l'affaiblissement du leadership américain et de l'avancée du "chacun pour soi" témoin du chaos grandissant dans les relations internationales. Et un changement de majorité au prochain Congrès lors des prochaines élections de "mi-mandat", et même l'élection éventuelle d'un président démocrate, dans deux ans, ne sauraient apporter d'autre "choix" qu'une fuite en avant dans des aventures militaires. L'équipe d'excités qui gouverne à Washington a fait la preuve d'un niveau d'incompétence rarement atteint par une administration américaine. Mais quelles que soient les équipes qui prendront la relève, elles ne pourront pas changer une donnée fondamentale : face à un système capitaliste qui s'enfonce dans sa crise mortelle, la classe dominante n'est pas capable d'apporter d'autre réponse que la fuite en avant dans la barbarie guerrière. Et la première bourgeoisie mondiale ne pourra que tenir son rang dans ce domaine.
Aux États-Unis, le poids du chauvinisme étalé partout au lendemain du 11 septembre a en grande partie disparu avec l'expérience du double fiasco de la lutte anti-terroriste et de l'enlisement de la guerre en Irak. Les campagnes de recrutement de l'armée peinent à trouver des candidats prêts à aller se faire trouer la peau en Irak tandis que les troupes sont gagnées par la démoralisation. Malgré les risques encourus, des milliers de désertions se produisent sur le terrain. On a enregistré que plus d'un millier de déserteurs se sont réfugiés au Canada.
Cette situation ne reflète pas que l'impasse de la bourgeoisie mais annonce une autre alternative. Le poids de plus en plus insupportable de la guerre et de la barbarie dans la société est une dimension indispensable de la prise de conscience par les prolétaires de la faillite irrémédiable du système capitaliste. La seule réponse que la classe ouvrière puisse opposer à la guerre impérialiste, la seule solidarité qu'elle puisse apporter à ses frères de classe exposés aux pires massacres, c'est de se mobiliser sur son terrain de classe contre ses propres exploiteurs. C'est de se battre et de développer ses luttes sur le terrain social contre sa propre bourgeoisie nationale. Et cela, la classe ouvrière a commencé de la faire dans la grève de solidarité qu'ont menée les employés de l'aéroport d'Heathrow en août 2005 en peine campagne anti-terroriste après les attentats de Londres, avec des ouvriers pakistanais licenciés par l'entreprise de restauration Gate Gourmet. Comme elle l'a fait à travers la mobilisation des futurs prolétaires contre le CPE en France ou les ouvriers de la métallurgie à Vigo en Espagne. Comme l'ont fait sur le sol américain les 18 000 mécaniciens de Boeing en septembre 2005 qui se sont opposés à la baisse du montant de leur retraite tout en refusant la discrimination des régimes entre jeunes et anciens ouvriers. Comme l'ont fait les ouvriers du métro et des transports publics dans une grève à New York à la veille de Noël 2005. Face à une attaque sur les retraites qui ne visait explicitement que ceux qui seraient embauchés dans le futur, ils ont ainsi affirmé leur prise de conscience que se battre pour l'avenir de leurs enfants faisait partie de leur combat. Ces luttes sont encore bien faibles et le chemin qui mènera à un affrontement décisif entre le prolétariat et la bourgeoisie est encore long et difficile, mais elles témoignent d'une reprise des combats de classe à l'échelle internationale. Elles constituent la seule lueur d'espoir possible d'un futur différent, d'une alternative pour l'humanité à la barbarie capitaliste.
W (21 octobre)
[1] [1407] Ce cynisme et cette hypocrisie se sont pleinement révélés sur le terrain, à travers un épisode des derniers jours de la guerre : un convoi composé d'une partie de la population d'un village libanais, avec nombre de femmes et d'enfants tentant de fuir la zone de combats est tombé en panne et a été pris sous la mitraille de Tsahal. Les membres du convoi ont alors cherché refuge auprès d'un camp de l'ONU tout proche. On leur a répondu qu'il était impossible de les abriter, qu'ils n'avaient aucun mandat pour cela. La plupart (58 d'entre eux) sont morts sous la mitraille de l'armée israélienne et sous les yeux passifs des forces de la FINUL (selon le témoignage au journal télévisé d'une mère de famille rescapée).
[2] [1408] Lire notre article "Pearl Harbor 1941, les "Twin Towers" 2001, Le machaivélisme de la bourgeoisie [1315]" dans la Revue internationale n° 108
Dans la nuit du 23 au 24 octobre 1956, les ouvriers de Budapest, suivis presque immédiatement par ceux de toute la Hongrie, excédés par les conditions d’exploitation infernales et la terreur imposées par le régime stalinien en place depuis 1948, se révoltèrent dans une insurrection armée embrasant le pays. En l’espace de 24 heures, la grève gagnait les principales villes industrielles et la classe ouvrière, organisée en conseils, prenait le contrôle du soulèvement.
Cette révolte, authentique, du prolétariat hongrois contre l’ordre capitaliste à la mode stalinienne (pesant avec la force d’une chape de plomb sur les ouvriers des pays de l’Est de l’Europe) est une réalité que la bourgeoisie, depuis maintenant 50 ans, n’a eu de cesse soit de dissimuler, soit (le plus souvent) de dénaturer. Dans sa version expurgée et falsifiée, la place et les actes déterminants du prolétariat sont minimisés au possible. Et, lorsqu’il faut en venir au rôle central des conseils ouvriers autant dire que ces derniers ne sont évoqués que du bout des lèvres, au détour d’une anecdote ou noyés dans un amoncellement de Comités, Conseils nationaux ou municipaux plus nationalistes les uns que les autres, quand ce n’est pas, au bout du compte, pour être jeté purement et simplement aux oubliettes.
Déjà en 1956, les mensonges les plus crapuleux circulaient à l’Est comme à l’Ouest. Selon le Kremlin, relayé par les Partis communistes d’Europe, les événements de Hongrie étaient une "insurrection fasciste" manipulée par les "impérialistes d’occident". Pour les staliniens de l’époque, outre la nécessité de préparer et trouver une justification à l’écrasement du prolétariat hongrois par les chars russes, il fallait maintenir, vis-à-vis des ouvriers de l’Ouest, l’illusion sur la prétendue nature "socialiste" du bloc soviétique et éviter à tout prix qu’ils ne reconnaissent dans le soulèvement de leurs frères hongrois la manifestation d’une lutte prolétarienne.
L’insurrection hongroise était donc transformée par les uns en "œuvre de bandes fascistes à la solde des Etats-Unis" tandis que pour les autres, la bourgeoisie des pays du bloc occidental, elle devenait une lutte pour "le triomphe de la démocratie", "de la liberté" et pour "l’indépendance nationale". Si ces deux mensonges sont complémentaires et se rejoignent pour dissimuler à la classe ouvrière sa propre histoire, c’est la version d’un combat patriotique où toute les classes se confondent dans un "élan populaire" pour la "victoire de la démocratie" qui deviendra (avec l’étalement au grand jour des crimes du stalinisme et plus encore après l’effondrement du bloc de l’Est) l’axe unique de la propagande bourgeoise.
Ainsi, la bourgeoisie, en commémorant tous les 10 ans l’écrasement de cette lutte, poursuit son entreprise entamée à l’origine des évènements dans le seul but d’empêcher la classe ouvrière de comprendre que l’insurrection hongroise ne fait que traduire sa propre nature révolutionnaire, sa capacité à affronter l’Etat et à s’organiser pour cela en conseils ouvriers. Cette nature révolutionnaire est d’autant plus manifeste qu’elle s’exprime en 1956, au cours du pire moment qui soit, celui de la contre-révolution, lorsqu’à l’échelle mondiale le prolétariat se trouve au plus bas de ses forces, laminé par la Seconde Guerre mondiale, muselé et contrôlé par les syndicats et leurs cousins de la police politique. Aussi, c’est la raison pour laquelle, dans ce contexte difficile, la révolte de 1956 ne pouvait en aucun cas se muer en une tentative consciente de la part du prolétariat de s’emparer du pouvoir politique et de bâtir une nouvelle société.
Comme de coutume, la réalité est bien différente de ce qu’en présente la bourgeoisie. L’insurrection hongroise est, avant toute chose, une riposte prolétarienne à la féroce surexploitation qui se met en place dans les pays tombés sous la domination impérialiste de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale.
Après les tourments de la guerre, les coups de bottes du régime fasciste de l’amiral Horthy[1] [1409] puis ceux du gouvernement de transition (1944-1948), c’est sous les bottes staliniennes que les ouvriers hongrois vont connaître une autre forme de descente aux enfers.
A la fin de la guerre, dans les territoires que l’on dit "libérés" de l’occupation nazie en Europe de l’Est, le "libérateur" soviétique a la ferme intention de prendre racine et de prolonger son empire jusqu’aux portes de l’Autriche. L’armée rouge (talonnée par la police politique russe, le NKVD) domine alors un espace qui s’étend de la Baltique aux Balkans. Dans toute cette région, les pillages, les viols et les déportations en masse vers les camps de travaux forcés figurent au menu sanglant de l’occupation soviétique et constituent un avant-goût de ce que sera bientôt l’installation définitive des régimes staliniens. En Hongrie, c’est à partir de 1948, lorsque l’hégémonie du Parti communiste sur l’appareil politique devient sans partage, que la stalinisation du pays se révèle être un fait acquis. Matyas Rakosi[2] [1410], celui que l’on dit être le meilleur élève de Staline, entouré de sa bande d’assassins et de tortionnaires (à l’image du sinistre Gerö[3] [1411]), devient la personnification même de tout l’édifice stalinien en Hongrie dont les principaux piliers seront (selon la recette bien connue) : terreur politique et exploitation sans limites de la classe ouvrière.
L'Union soviétique, vainqueur et occupant de l’Est de l’Europe, exige des pays vaincus et occupés, en particulier ceux ayant collaboré avec les puissances de l’Axe, comme ce fut le cas pour la Hongrie, le paiement de lourdes réparations. En fait, il ne s’agit que d’un prétexte visant à inféoder les systèmes de production des pays nouvellement satellisés et à les faire tourner à plein régime au profit exclusif des intérêts économiques et impérialistes de l’URSS. Un véritable système de vampirisation se met en place dès 1945-1946 avec, par exemple, le démontage de certaines usines et leur transfert (ouvriers compris) sur le sol russe.Dans la même veine, il y a aussi l’instauration du COMECON, le marché "d’échange privilégié" de 1949 où les privilèges sont à sens unique. Ici, l’Etat russe peut écouler sa production en la vendant à des prix nettement supérieurs à ceux en usage sur le marché mondial. Inversement, il se procure chez ses satellites des produits à prix dérisoires.
C’est donc toute l’économie hongroise qui se plie aux quatre volontés et aux plans de production de la maison mère russe, ce qu’illustre magistralement l’année 1953 et le déclenchement de la guerre de Corée où la Hongrie se voit contrainte par l’URSS de reconvertir la grande majorité de ses usines en fabriques d’armes. D’ailleurs, elle deviendra, à partir de cette date, le principal fournisseur en armement de l’Union soviétique.
Pour satisfaire les desiderata économiques et les impératifs militaires russes, la politique d’industrialisation hongroise va se faire à marche forcée et à vitesse accélérée. Les plans quinquennaux, notamment celui de 1950, assurent un bond de la production et de la productivité sans précédent. Mais, puisque les miracles ne tombent pas du ciel, dans la coulisse, sous les rouages de cette industrialisation galopante on trouve, sans surprise, l’exploitation effrénée de la classe ouvrière. La moindre parcelle de son énergie sera aspirée pour réaliser le plan de 1950-1954 donnant la priorité à l’industrie lourde liée à la production d’armement. Celle-ci sera multipliée par 5 à l’issue du plan.
Tout est mis en œuvre pour saigner aux quatre veines le prolétariat hongrois. Dans cet esprit, sera instauré et systématisé le salaire aux pièces, accompagné de quotas de production périodiquement révisés à la hausse. Le PC roumain disait à ce propos, avec une forte dose de cynisme, que "le travail aux pièces est un système révolutionnaire qui élimine l’inertie…tout le monde a la possibilité de travailler plus durement…", en réalité le système "élimine" surtout ceux qui refusent la "possibilité" de mourir à la tâche pour un salaire de misère.
Un peu comme le mythique Sisyphe condamné dans les Enfers à pousser sans relâche un rocher sur la pente d’une montagne, les Sisyphe hongrois étaient condamnés aux cadences de travail infernales et ininterrompues.
Dans la plupart des usines, à la fin de chaque mois, la direction s’apercevait fatalement du dangereux retard pris sur les prévisions inhumaines du plan. Le signal était alors donné pour la "grande ruée", l’explosion des cadences pareille à la "Stourmovtchina"[4] [1412] endurée régulièrement par les ouvriers russes. Et des "Stourmovtchina" il y en avait non seulement à la fin de chaque mois, mais, de plus en plus, à la fin de chaque semaine. Au moment de la "grande ruée", les heures supplémentaires pleuvaient à verse, comme le nombre d’accidents du travail. Les hommes et les machines étaient alors poussés jusqu’à leur ultime limite.
Pour couronner le tout, il n’était pas rare que les ouvriers aient l’adorable surprise, à leur arrivée à l’usine, de découvrir la "lettre d’engagement" signée et envoyée en leur nom par…le syndicat. Déjà exténués, ils se retrouvaient avec, dans les pattes, "l’engagement solennel" d’augmenter la production (une fois de plus) en l’honneur de tel ou tel anniversaire ou fête. En fait, toutes les occasions étaient bonnes pour lancer ce type de journées de travail "volontaire"…et gratuit (cela va sans dire). De mars 1950 à février 1951, on compte jusqu’à 11 de ces journées : jour de la "libération", 1er mai, semaine de la Corée, anniversaire de Rakosi et autres prétextes propices aux réjouissances et aux heures supplémentaires non payées.
Pendant la période du 1er plan quinquennal, alors que la production était multipliée par 2, et la productivité augmentée de 63%, le niveau de vie des ouvriers s’effondrait inexorablement. Sur 5 ans, de 1949 à 1954, le salaire net fut réduit de 20% et, au cours de l’année 1956, seulement 15% des familles vivaient au-dessus du minimum vital défini par les experts du régime eux-mêmes !
L’ère du stakhanovisme ne s’est évidemment pas invitée en Hongrie sur la base du volontariat et de l’amour de la "patrie socialiste". Il va de soi que la classe dominante l’a imposée avec toute la persuasion de la terreur, les menaces de représailles violentes et les très fortes sanctions en cas de non accomplissement des normes de production (atteignant chaque fois de nouveaux sommets).
La terreur stalinienne prendra alors tout son sens au sein des usines. C’est ainsi que le 9 janvier 1950, le gouvernement adopta un décret interdisant aux ouvriers de quitter leur lieu de travail sans permission. La discipline était stricte et les "infractions" punies de lourdes amendes.
Cette terreur quotidienne impliquait nécessairement une infrastructure policière omniprésente. Police et syndicats se devaient d’être partout, à tel point qu’en certains endroits la situation virait carrément au burlesque. L’usine MOFEM de Magyarovar dont l’effectif avait triplé entre 1950 et 1956, , , dut recruter, pour assurer le contrôle répressif de ses ouvriers, non pas trois fois plus mais dix fois plus de personnel de surveillance : permanents du syndicat, du parti et de la police intérieure de l’usine.
Les statuts donnés aux syndicats en 1950, par le régime, sont de ce point de vue sans équivoque : "…organiser et étendre l’émulation socialiste des travailleurs, combattre pour une meilleure organisation du travail, pour le renforcement de la discipline…et l’augmentation de la productivité".
Mais les amendes et les brimades n’étaient malheureusement pas les seules sanctions contre les "récalcitrants".
Le 6 décembre 1948, le ministre de l’industrie, Istvan Kossa, en visite dans la ville de Debrecen vociféra contre "…les travailleurs [qui] ont adopté une attitude terroriste envers les directeurs des industries nationalisées…". Dit autrement, ceux-ci ne se pliaient pas de "bon cœur" aux normes stakhanovistes ou tout simplement ne parvenaient pas à atteindre les quotas invraisemblables de production exigés. Dès lors, les ouvriers qui ne paraissaient pas assez "amoureux" de leur travail étaient régulièrement dénoncés comme "agents du capitalisme occidental", "fascistes" ou "escrocs".
Kossa ajouta lors de son discours que, s’ils ne changeaient pas d’"attitude", une période de travaux forcés pourrait les y aider. Et ce n’était pas une menace en l’air comme l’illustre ce cas, parmi tant d’autres, d’un ouvrier de l’usine de wagons de Györ accusé "d’escroquerie au salaire" et condamné en conséquence à une peine d’emprisonnement dans un camp d’internement. Le témoignage de Sandor Kopacsi, directeur des internements en 1949 et préfet de police de Budapest en 1956, est lui aussi édifiant : "D’après les données, je pus constater que les camps étaient peuplés d’ouvriers, de cultivateurs peu fortunés ; quelques personnes relevaient de classes hostiles au régime. La tâche [du directeur] était simple : il fallait prolonger, généralement de six mois le temps d’internement des détenus. […] Six mois d’internement ou six mois de prolongation. Ce n’était évidemment pas les "dix ans" et les "quinze ans" de rallonge, de rigueur dans les grandes terres de Sibérie…N’empêche que l’internement, c’était l’internement, et même avec le système de prolongation de "six mois en six mois", les condamnés ne retournaient pas à la vie civile, pas plus que ceux qui dégustaient de quinze à vingt-cinq ans dans le grand nord de la Sibérie."[5] [1413] En 1955, le nombre de détenus explose et il se trouve étrangement que la majorité d'entre eux sont de ces ouvriers "récalcitrants".
Sous le régime Rakosi, des dizaines de milliers de personnes disparaissaient sans laisser de traces…elles étaient en fait arrêtées et internées. On disait alors qu’un mal profond frappait la Hongrie : "le mal de la sonnette". Ce qui voulait dire que lorsqu’on sonnait le matin chez quelqu’un, on ne pouvait jamais savoir si c’était le laitier ou un agent de la police politique (AVH).
Malgré le règne de la terreur, la présence de l’Armée rouge et les tortures de l’AVH , la colère au sein du prolétariat était de plus en plus palpable, et ce dès 1948. Le ressentiment des ouvriers n’était plus très loin d’exploser dans la rue. Ils sentaient monter en eux le besoin irrépressible de se débarrasser de tout l’appareil hiérarchisé de la bureaucratie soviétique, depuis ceux qui se trouvent au sommet et prennent les décisions clés, concernant le niveau et les normes de production, jusqu’aux contremaîtres et autres surveillants qui, le chrono à la main, les pressaient pour qu’ils transforment les plans en produits finis.
Les ouvriers excédés étaient au bout du rouleau. Les conditions d’exploitation n’étaient plus tolérables, l’insurrection était en train de couver.
Ce que l’URSS a mis en place en Hongrie était bien entendu identique à ce qui pouvait se passer dans les autres Etats stalinisés du Bloc de l’Est. C’est pourquoi le mécontentement des ouvriers y fut tout aussi présent. Dès le début du mois de juin de l’année 1953, les ouvriers tchécoslovaques, à Pilsen, s’étaient affrontés à l’appareil d’Etat stalinien car ils refusaient de continuer à être payés sous la forme du fameux salaire aux pièces. Une quinzaine de jours plus tard, le 17 juin 1953, c’est à Berlin-Est qu’une grande grève, conduite par les ouvriers du bâtiment, éclate suite au relèvement général de 10% des normes de production et à une perte de salaire de l’ordre de 30%. Les ouvriers défilèrent dans la Stalin Allee au cris de "A bas la tyrannie des normes", "on est des travailleurs pas des esclaves". Des comités de grèves surgirent spontanément pour pousser à l’extension de la lutte et marchèrent vers l’autre secteur de la ville pour appeler les ouvriers de l’Ouest à se joindre à eux. Le célèbre mur n’étant pas encore construit, les alliés occidentaux décidèrent de boucler précipitamment leur secteur. Ce furent les chars russes stationnés en RDA (Allemagne de l’Est) qui mirent fin à cette grève. Voilà comment, à l’Est comme à l’Ouest, la bourgeoisie conjuguait ses forces, dans la plus parfaite des ententes, pour faire face à la réaction prolétarienne. Au même moment, d’autres manifestations et soulèvements ouvriers surgirent dans 7 villes polonaises. La loi martiale fut proclamée à Varsovie, Cracovie, en Silésie et, là encore, les chars russes durent intervenir pour réprimer l’agitation ouvrière. La Hongrie n’était pas en reste. Des grèves éclatèrent, d’abord dans le quartier ouvrier, le grand centre de production de fer et d’acier de Csepel à Budapest, pour s’étendre à d’autres villes industrielles comme Ozd et Diösgyör.
Le vent de révolte contre le stalinisme qui souffla sur les terres de l’Est devait justement trouver son point d’orgue dans l’insurrection hongroise d’octobre 1956.
Le climat d’agitation qui traverse la Hongrie inquiète évidemment au plus haut point le Kremlin. Pour tenter de relâcher la pression de cette chaudière surchauffée, Moscou décide d’écarter temporairement du pouvoir celui qui incarne la terreur du régime, Matyas Rakosi, en le démettant en juin 1953 de son poste de premier ministre. Revenu au pouvoir en 1955, il en est à nouveau limogé en juillet 1956. Mais rien n’y fait, la tension accumulée est trop importante et les conditions de vie sont inchangées ; la chaudière est prête à exploser.
Dans cette ambiance pré-insurrectionnelle, propice au renversement du régime en place, les fractions nationalistes de la bourgeoisie hongroise comprennent vite qu’elles ont une carte à jouer pour se débarrasser de leur vassalité à l’égard de Moscou, ou du moins pour desserrer leurs colliers et rallonger leurs laisses. La soviétisation à marche forcée de l’Etat hongrois, la prise de pouvoir totale et sans partage par les hommes du Kremlin soutenus par les chars de l’armée rouge, une industrie intégralement mise au service des intérêts économiques et impérialistes de l’URSS…c’en est trop pour la bourgeoisie nationale qui attend son heure pour chasser l’occupant. Les aspirations d’indépendance nationale sont très présentes, y compris chez certains staliniens hongrois, les "communistes nationaux", appelant de leurs vœux une "voie hongroise du socialisme" à l’image de bon nombre d’intellectuels. Ils feront d’Imre Nagy[6] [1414] leur champion, le "héros" de l’insurrection d’octobre. De même, la soviétisation de l’armée n’avait pu se faire sans concessions à l’égard du nationalisme des anciens officiers. L’alliance avec l’URSS, pour eux, ne correspondait pas aux exigences de l’intérêt national qui s’orientait plus traditionnellement vers l’Ouest. Avec le soulèvement d’octobre, l’armée elle aussi entrevoit la possibilité de se dégager des entraves staliniennes. C’est pourquoi, elle participera en partie aux combats de rue. Cet élan de résistance patriotique sera incarné par le général Pal Maleter et les troupes de la caserne Kilian de Budapest. Ce sont ces fractions de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie qui empoisonneront l’atmosphère de révolte ouvrière avec leur propagande nationaliste. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si, jusqu’à aujourd’hui, la classe dominante a cherché à faire de Nagy et de Maleter des personnages mythiques des événements de 1956. En ne retenant que ces "icônes" bourgeoises, elle accrédite le mensonge d’une "révolution de libération démocratique et nationale".
Voilà pourquoi, depuis le limogeage de Rakosi en juillet, le climat d’agitation est entretenu par la pression des éléments petits bourgeois, les intellectuels nationalistes de l’Union des Ecrivains et les étudiants du Cercle Petofi. Ces derniers organiseront, le 23 octobre, une manifestation pacifique à Budapest à laquelle de nombreux ouvriers vont se joindre. Arrivés au pied de la statue du général Bem, une résolution de l’Union des Ecrivains est lue, exprimant les soit disant aspirations indépendantistes du "peuple hongrois".
Voici ce qui pour la bourgeoisie fut la quintessence de l’insurrection hongroise… un rassemblement d’étudiants et d’intellectuels luttant pour la libération de la nation du joug moscovite. Depuis 50 ans, la classe dominante jette ainsi le voile sur le principal acteur du soulèvement, la classe ouvrière et sa motivation qui, bien loin de la résistance nationale et de l’amour de la patrie, cherchait avant tout à résister aux terribles conditions de vie qui lui étaient imposées.
A l’heure des sorties d’usines, la manifestation est rejointe massivement par les ouvriers de Budapest. Alors que le rassemblement est officiellement terminé, les ouvriers ne se dispersent pas, bien au contraire. Plutôt que de rester sur leur faim, ils convergent à la fois vers la place du Parlement et la statue de Staline qu’ils commencent à détruire à coup de masse et de chalumeau. Puis, la marée humaine se dirige du côté de la Maison de la radio pour protester contre une allocution du 1er ministre Gerö qui accusait les manifestants de n’être qu’une "bande d’aventuriers nationalistes visant à briser le pouvoir de la classe ouvrière". C’est là que la police politique (AVH) ouvre le feu sur la foule et que le mouvement de protestation bascule dans l’insurrection armée. Les intellectuels nationalistes, à l’initiative de la manifestation, étaient à ce point dépassés par la tournure des évènements que, de l’aveu même du secrétaire du Cercle Petofi, Balazs Nagy, ils "freinaient le mouvement plutôt qu’ils ne l’impulsaient".
En 24 heures, la grève générale, forte de 4 millions d’ouvriers, s’installe dans toute la Hongrie. Dans les grands centres industriels des conseils ouvriers surgissent spontanément ; c’est de cette façon que la classe ouvrière s’organise et prend le contrôle de l’insurrection.
Les prolétaires constituent sans conteste l’épine dorsale du mouvement et le démontrent par une combativité et une détermination à toute épreuve. Ils s’arment et dressent partout des barricades, se battent à chaque coin de rue de la capitale à armes inégales contre l’AVH et les chars russes. En effet, les AVH sont très vite débordés par les événements et le tout nouveau gouvernement, formé dans l’urgence et conduit par le "progressiste" Imre Nagy, en appelle, sans l’ombre d’une hésitation, à l’intervention des chars soviétique afin de protéger le régime de la colère ouvrière. Ce dirigeant n’aura alors de cesse d’en appeler à la restauration de l’ordre et à la "soumission des insurgés". Plus tard, ce champion de la démocratie affirmera que l’intervention des forces soviétique "a été nécessaire dans l’intérêt de la discipline socialiste".
Les tanks font leur entrée dans Budapest le 24 octobre vers 2h du matin et c’est dans les banlieues ouvrières que les blindés se heurtent aux premières barricades. L’usine de Csepel avec ses milliers de métallos va offrir la plus opiniâtre des résistances : fusils désuets et cocktails Molotov contre divisions de blindés russes.
Nagy, le candidat légitime de toutes les aspirations nationalistes, est incapable de ramener le calme. Il n’obtiendra jamais la confiance et le désarmement des ouvriers parce que, contrairement aux intellectuels et à une partie de l’armée hongroise, les travailleurs ne luttaient pas pour "la délivrance nationale", bien qu’ils aient pu être contaminés par la propagande et les chants patriotiques ambiants, mais fondamentalement se révoltaient contre la terreur et l’exploitation.
Le 4 novembre, au même instant où Moscou remplace Nagy par Janos Kadar, 6000 tanks soviétiques fondent sur la capitale pour une seconde charge afin de mettre un terme définitif au soulèvement. C’est la raison pour laquelle tout le poids de l’assaut se portera sur les banlieues ouvrières : Csepel la rouge, Ujpest, Kobanya, Dunapentele. Malgré un ennemi 100 fois supérieur en hommes et en matériel, les ouvriers continuent à se battre et résistent comme des lions.
"A Csepel, les ouvriers sont résolus à combattre. Le 7 novembre, un barrage d’artillerie y est déclenché appuyé par un bombardement aérien. Le lendemain, un émissaire soviétique vient demander aux ouvriers de se rendre. Ils refusent et le combat continue. Le jour suivant, un autre officier lança une dernière sommation : s’ils ne rendaient pas les armes, il n’y aurait pas de quartier. Une fois de plus, les insurgés refusèrent de se soumettre. Les tirs d’artillerie devinrent de plus en plus intenses. Les forces soviétiques employèrent des mortiers lance-fusée qui causèrent de graves dégâts aux usines et aux immeubles avoisinants. Les munitions épuisées, les ouvriers arrêtent le combat". (Budapest, l’insurrection, François Fejtö.)
Seuls la faim et le manque de munition semblaient pouvoir mettre un terme aux combats et à la résistance ouvrière.
Les quartiers ouvriers en sortirent entièrement rasés et certaines estimations font état de plusieurs dizaines de milliers de morts. Pourtant, malgré ces massacres, la grève se prolongea durant quelques semaines. Même quand celle-ci se termina, des actes de résistance continuèrent à se manifester sporadiquement jusqu’en janvier 1957.
Le courage, la révolte contre la misère, le ras le bol face aux conditions d’exploitation et à la terreur stalinienne sont des éléments de taille pour expliquer cette résistance pugnace des ouvriers hongrois mais il faut y ajouter un autre facteur de poids ; le fait que cette révolte fut organisée au moyen de conseils ouvriers.
A Budapest, comme en province, l’insurrection s’est immédiatement traduite par la constitution de conseils. Pour la première fois depuis presque 40 ans, les ouvriers de Hongrie dans leur lutte contre la bureaucratie stalinienne ont retrouvé spontanément les formes de l’organisation et du pouvoir prolétarien que leurs pères avaient fait surgir pour la première fois en Russie au cours de la Révolution de 1905 ainsi que lors de la vague révolutionnaire partie de Petrograd en 1917 pour atteindre Budapest en 1919 avec sa brève République des conseils. Dès le 25 octobre 1956, les villes de Dunapentele, Szolnok (grand nœud ferroviaire du pays), Pécs (dans les mines du Sud-Ouest), Debrecen, Szeged, Miscolk, Györ, sont dirigées par des conseils ouvriers qui organisent l’armement des insurgés, le ravitaillement et présentent les revendications économiques et politiques.
C’est par ce biais que fut conduite avec maîtrise la grève dans les principaux centres industriels de la Hongrie. Des secteurs aussi fondamentaux pour la mobilité du prolétariat que les transports, aussi vitaux que les hôpitaux et l’énergie électrique continuaient dans bien des cas à travailler sur ordre des conseils. De même concernant l’insurrection, les conseils formaient et contrôlaient les milices ouvrières, distribuaient l’armement (sous contrôle des ouvriers des arsenaux), et exigeaient la dissolution de certains organismes émanant du régime.
Très tôt, le 25 octobre, le conseil de Miscolk lance un appel aux conseils ouvriers de toutes les villes pour "coordonner leurs efforts en vue de créer un seul et unique mouvement" ; sa concrétisation sera beaucoup plus lente et chaotique. Après le 4 novembre, s’amorce une tentative pour coordonner sur le plan des arrondissements l’activité des conseils de Csepel. Dans les 13e et 14e arrondissements un premier conseil ouvrier d’arrondissement se met en place. Plus tard, le 13 novembre, le conseil d’Ujpest impulse la création d’un puissant conseil pour toute la capitale, c’est la naissance du Conseil Central du Grand Budapest. Premier pas, tardif, vers une autorité unifiée de la classe ouvrière.
Cependant, pour les ouvriers hongrois, le rôle politique des conseils, pourtant au cœur de cet organe voué à la prise de pouvoir, n’était qu’un pis-aller, une fonction que la situation imposait faute de mieux, en attendant que les "spécialistes", les "experts de la politique" se ressaisissent et prennent les rênes du pouvoir : "Personne ne suggère que les conseils ouvriers eux-mêmes pourraient être la représentation politique des ouvriers. Certes…le conseil ouvrier devait remplir certaines fonctions politique, car il s’opposait à un régime et les ouvriers n’avait pas d’autres représentations mais dans l’esprit des travailleurs c’était à titre provisoire." (Témoignage de Ferenc Töke, vice-président du Conseil central du Grand Budapest).
Nous touchons ici une des limites majeures du soulèvement : le faible niveau de conscience du prolétariat hongrois qui, sans perspective révolutionnaire ni l’appui des ouvriers de tous les pays, ne pouvait faire de miracle. En effet, les événements de Hongrie se déroulaient à contre-courant, dans une sinistre période, celle de la contre-révolution pesant sur la classe ouvrière à l’Est comme à l’Ouest.
Il est vrai que les ouvriers ont constitué le moteur de l’insurrection contre le gouvernement soutenu par les tanks russes. Mais, si ce mouvement trouve son sens prolétarien dans la résistance farouche à l’exploitation, il est faux d’identifier la gigantesque combativité des ouvriers hongrois à une claire manifestation de la conscience révolutionnaire. L’insurrection ouvrière de 1956 marque inévitablement un recul du niveau de conscience des prolétaires par rapport à ce qu’il fut lors de la vague révolutionnaire de 1917-1923. Alors que les conseils ouvriers à la fin de la Première Guerre mondiale se présentent comme des organes politiques de la classe ouvrière, expression de sa dictature, les conseils de 1956 à aucun moment ne remettent en cause l’Etat. Si le conseil ouvrier de Miscolk proclame le 29 octobre "la suppression de l’AVH" (associée plus facilement à la terreur du régime) il ajoute dans la foulée que "Le gouvernement ne devra s’appuyer que sur deux forces armées, l’armée nationale et la police ordinaire." Non seulement l’Etat capitaliste n’est pas menacé dans son existence mais ses deux principales lignes de défense armée sont préservées.
A contrario, les conseils de 1919 qui avaient une compréhension claire du but historique de leur lutte, posèrent d’emblée la nécessité de dissoudre l’armée. A l’époque, les usines de Csepel, en même temps qu’elles créaient leurs conseils, prirent pour mot d’ordre :
"- abattre la bourgeoisie et ses institutions
- vive la dictature du prolétariat
- mobilisation pour la défense des acquis révolutionnaires par l’armement du peuple."
En 1956, les conseils iront jusqu’à se saborder eux-mêmes en se définissant comme de simples organes de gestion économique des usines : "Notre intention n’était pas de prétendre à un rôle politique. Nous pensions généralement que, de même qu’il fallait des spécialistes à la direction de l’économie, de même la direction politique devait être assumée par des experts." (Ferenc Töke). Parfois ils s’identifient même à une sorte de comité d’entreprise : "L’usine appartient aux ouvriers, ceux ci paient à l’Etat l’impôt calculé sur la base de la production de dividendes fixés selon les bénéfices…le conseil ouvrier tranche en cas de conflit l’embauche et le licenciement de tous les travailleurs" (résolution du Conseil du Grand Budapest)
Dans cette période sombre des années 1950, le prolétariat international est exsangue. Les appels du conseils de Budapest aux "travailleurs du reste du monde" pour des "grèves de solidarité" restent lettre morte. Et, à l’image de leurs frères de classe des autres pays, les ouvriers hongrois (malgré leur courage) ont une conscience très affaiblie. Dans ce contexte, les conseils surgissent instinctivement mais leur vocation, la prise de pouvoir, reste inévitablement absente. "La forme sans le contenu", les conseils de 1956 ne peuvent être compris que comme des conseils "inachevés" ou au mieux des ébauches de conseils.
Il est d’autant plus facile dès lors pour les officiers hongrois et les intellectuels d’enfermer les ouvriers dans la prison des idées nationalistes et pour les chars russes de les massacrer.
Si les conseils n’étaient pas considérés par les ouvriers comme des organes politiques, Kadar, le haut commandement russe et les grandes démocraties occidentales les considéraient, pour leur part et d’après leur expérience, comme des organes hautement politiques. En effet, malgré toutes les faiblesses de la classe ouvrière liées à la période, l’écrasement du prolétariat hongrois fut à la mesure de la crainte permanente qu’inspire à la bourgeoisie toute expression de la lutte prolétarienne.
Dès le début, quand Nagy parle de désarmer la classe ouvrière, il pense bien sûr aux sulfateuses mais aussi, et surtout, aux conseils. Et, lorsque Janos Kadar reprend le pouvoir en novembre, il exprime exactement la même préoccupation : les conseils doivent "être repris en mains et purgés des démagogues qui n’ont rien à y faire."
Ainsi, dès l’apparition des conseils, les syndicats à la solde du régime vont se lancer dans le travail qu’ils connaissent le mieux : le sabotage. Quand le Conseil National des Syndicats (CNS) "propose aux ouvriers et aux employés de commencer… à élire des conseils ouvriers dans les fabriques, les usines, les mines et dans tous les lieux de travail…" ce n’est que pour mieux en prendre le contrôle, renforcer leur tendance au confinement dans les tâches économiques, les empêcher de poser la question de la prise de pouvoir et les intégrer à l’appareil d’Etat. "Le conseil d’ouvriers sera responsable de sa gestion devant tous les travailleurs, et devant l’Etat… [les conseils] ont, dans l’immédiat, la tâche essentielle d’assurer la reprise du travail, de rétablir et de garantir l’ordre et la discipline." (Déclaration du présidium du CNS, le 27 octobre).
Fort heureusement, les syndicats, désignés sous le règne de Rakosi, n’ont que très peu de crédibilité auprès des ouvriers, comme le prouve cette rectification faite par le Conseil du Grand Budapest le 27 novembre : "Les syndicats essaient actuellement de présenter les conseils ouvriers comme s’ils furent constitués grâce à la lutte des syndicats. Il est superflu de préciser que c’est là une affirmation gratuite. Seuls les ouvriers ont combattu pour la création des conseils ouvriers et la lutte de ces conseils a été dans bien des cas entravée par les syndicats qui se sont gardés de les aider."
Le 6 décembre, les arrestations des membres des conseils commencent (prélude à d’autres plus massives et sanglantes). Plusieurs usines sont encerclées par les troupes russes et les AVH. Dans l’île de Csepel, des centaines d’ouvriers rassemblent le peu de forces qui leur reste et livrent une dernière bataille pour empêcher la police de pénétrer dans les usines et de procéder aux arrestations. Le 15 décembre, la peine de mort pour fait de grève est mise en application par des tribunaux d’exception autorisés à exécuter sur place les ouvriers reconnus "coupables". Des guirlandes de pendus décorent les ponts du Danube.
Le 26 décembre, Gyorgy Marosan, social-démocrate et ministre de Kadar déclare que, si cela s’avère nécessaire, le gouvernement mettra à mort 10 000 personnes pour prouver que c’est lui le vrai gouvernement et non les conseils.
Avec la répression kadariste, c’est l’acharnement du Kremlin à écraser la classe ouvrière qui s’affiche. Pour Moscou, il faut certe mettre au pas les satellites et leurs velléités indépendantistes mais, bien avant cela, il s’agit d’éradiquer le spectre de la menace prolétarienne et son symbole, le conseil d’ouvriers. C’est pour cette raison que les Tito, Mao et les staliniens du monde entier ont accordés un soutien inconditionnel à la ligne du Kremlin.
Le bloc des grandes démocraties lui même donnera son blanc seing à la répression. L’ambassadeur américain à Moscou, Charles Bohlen, raconte dans ses mémoires que, le 29 octobre 1956, il avait été chargé par le secrétaire d’Etat John Foster Dulles de transmettre un message urgent aux dirigeants soviétiques Khroutchev, Joukov et Boulgamine. Dulles faisait dire aux dirigeants de l’URSS que les Etats-Unis ne considèraient pas la Hongrie ou quelque autre satellite que ce soit comme un allié militaire possible. Autrement dit, "messieurs vous êtes maîtres chez vous, à vous de faire le ménage".
Contrairement à tous les mensonges que la bourgeoisie n’a cessé de déverser sur l’insurrection de 1956 en Hongrie, c’est bien un combat ouvrier contre l’exploitation capitaliste qui y fut engagé. Certes, la période n’était pas propice. L’ensemble de la classe ouvrière n’avait plus le visage tourné vers la perspective d’une vague révolutionnaire internationale comme celle de 1917-1923 qui a vu fleurir l’éphémère République hongroise des Conseils en mars 1919. De ce fait, les ouvriers hongrois ne pouvaient clairement poser la nécessité de détruire le capitalisme et de prendre le pouvoir, ce qui explique d’autant mieux leurs incompréhensions quant à la nature hautement politique et subversive des conseils qu’ils avaient fait surgir au cours de leur lutte. Et pourtant, c’est bien la nature révolutionnaire du prolétariat lui-même qui venait d’être courageusement réaffirmée à travers la révolte des ouvriers hongrois et leur organisation en conseil ; la réaffirmation du rôle historique du prolétariat tel que l’avait formulé Tibor Szamuelly[7] [1415] en 1919 : "Notre but et notre tâche c’est l’anéantissement du capitalisme".
Jude, 28 juillet.
[1] [1416] Ancien chef militaire de Hongrie et dictateur (régent à vie) de 1920 à 1944.
[2] [1417] Secrétaire général du Parti communiste de Hongrie (KPU) et premier ministre de Hongrie à partir de 1952.
[3] [1418] Dirigeant du NKVD en Espagne, Enrö Gerö organise en Juillet 1937 le rapt et l’assassinat d’Erwin Wolf, proche collaborateur de Trotsky. Il revient en Hongrie dès 1945 pour continuer son office de boucher stalinien en tant que secrétaire général du Parti communiste hongrois.
[4] [1419] Mot russe qui désigne le même phénomène do forçage des cadences à l'extrême.
[5] [1420] Sandor Kopacsi, Au nom de la classe ouvrière.
[6] [1421] Le 13 juin 1953, dans le cadre de la déstalinisation, il remplaça Mátyás Rákosi comme ministre président. Quand il préconisa l'idée d'un "socialisme national et humain", la lutte pour le pouvoir recommença à l'intérieur du Parti et ce fut le groupe stalinien de son prédécesseur Rákosi qui l'emporta. Imre Nagy fut relevé de ses fonctions le 14 avril 1955 par la direction du Parti communiste hongrois et fut quelques mois plus tard exclu du parti
[7] [1422] Figure de proue du mouvement ouvrier hongrois, Tibor Szamuelly est l’ardent défenseur de la création d’un Parti Communiste Unitaire, regroupant marxistes et anarchistes, qui verra finalement le jour en novembre 1918 avec pour programme la dictature du prolétariat. Défenseur acharné de la révolution en Hongrie, il sera exécuté par les forces contre-révolutionnaires en août 1919.
Notre organisation a entrepris d'écrire une série d'articles à propos du concept marxiste de décadence d'un mode de production et plus particulièrement concernant la décadence du mode de production capitaliste. Cette série s'imposait afin de réaffirmer et développer le cœur de l'analyse marxiste de l'évolution des sociétés humaines qui fonde la possibilité et la nécessité du communisme. En effet, seule cette analyse permet d'offrir un cadre intégrant en un tout cohérent l'ensemble des phénomènes qui traversent la vie du capitalisme depuis l'éclatement de la Première Guerre mondiale. Cette série était également rendue nécessaire par les tergiversations et les critiques envers ce cadre d'analyse, voire même à son abandon, de la part de différents groupes et éléments révolutionnaires.
Cette série a débuté dans le n°118 [1425] de cette revue avec un premier article illustrant la place centrale qu'occupe la théorie de la décadence dans l'œuvre des fondateurs du marxisme. Ensuite, dans la mesure où la confrontation des positions divergentes au sein du milieu révolutionnaire ‑ en vue de leur clarification ‑ constitue pour nous une priorité, nous avons intercalé deux articles polémiques (Revue internationale n°119 [1426] et 120 [1427]) pour réagir vigoureusement à l'abandon à peine voilé de ce concept fondamental du marxisme de la part du BIPR[1] [1428]. Enfin, nous avons poursuivi notre série en examinant aussi la place centrale qu'à occupé ce concept dans les organisations du mouvement ouvrier du temps de Marx jusqu'à la 3e Internationale (Revue internationale n°121 [1429]) ainsi que dans les positions politiques de cette dernière au cours de ses deux premiers congrès (Revue internationale n°123 [1430]). Avant de poursuivre dans un prochain numéro avec la discussion sur la décadence du capitalisme qui s'est tenue au cours du Troisième Congrès de l'Internationale Communiste, nous intercalons à nouveau ici une polémique avec le BIPR à propos d'un article sur "Le rôle économique de la guerre dans la phase de décadence du capitalisme" écrit par la CWO et paru dans le numéro 37 de sa publication Revolutionary Perspectives (novembre 2005).
Dans cet article, la CWO tente de démontrer qu'il existerait une rationalité économique à la guerre en ce sens que la prospérité qui lui fait suite serait "...basée sur l'accroissement du taux de profit causé par les effets économiques de la guerre" et donc que "les guerres mondiales sont devenues essentielles pour la survie du capitalisme depuis le début du 20e siècle et qu'elles ont remplacé les crises décennales du 19e siècle". Pour ce faire, elle base son analyse de la crise du capitalisme à partir de la seule loi de la baisse tendancielle du taux de profit mise en évidence par Marx. Toujours dans ce même article, la CWO nous accuse d'abandonner la méthode matérialiste en invoquant notre refus d'attribuer une rationalité économique aux guerres de la décadence du capitalisme ainsi que notre prétendue absence de méthode matérialiste qui présiderait à notre analyse de "la phase actuelle de décomposition du capitalisme".
Dans notre réponse nous nous proposons d'aborder successivement les cinq thèmes suivants :
(1) Nous montrerons en quoi le BIPR ne retient qu'une compréhension très partielle de l'analyse de Marx de la dynamique et des contradictions du mode de production capitaliste. Nous avons déjà amplement critiqué cette démarche[2] [1431] héritée de Paul Mattick (1904-81)[3] [1432], démarche qui rend la CWO incapable de saisir correctement les racines de la décadence du capitalisme, de ses crises et plus particulièrement de ses guerres multiples qui représentent une des expressions les plus significatives de la faillite de ce système. Nous nous proposons ici d'approfondir cette question en dégageant la divergence de fond entre l'analyse de la CWO et celle de Marx et d'expliciter plus amplement cette dernière.
(2) Nous montrerons qu'il n'existe pas de lien de causalité mécanique entre la crise économique et la guerre même si cette dernière est bien une expression en dernière instance de la faillite du mode de production capitaliste et de l'aggravation des contradictions économiques de ce dernier. Nous verrons en quoi la prospérité de l'après Seconde Guerre mondiale ne résulte pas des destructions subies au cours de celle-ci. Nous expliquerons pourquoi il est totalement abusif d'assimiler les guerres en décadence aux cycles décennaux des crises au 19e siècle et, enfin, nous montrerons en quoi la réelle mécanique économique de la guerre est à 180° des élucubrations toutes spéculatives de la CWO.
(3) Nous examinerons en quoi cette théorie de "la fonction économique des guerres pour la survie du capitalisme" ‑ telle que la présente la CWO ‑ n'a aucune tradition dans le mouvement ouvrier : en réalité, elle plonge ses véritables racines avec les analyses économistes du conseilliste Paul Mattick dans son livre Marx et Keynes (1969). Même s'il est vrai qu'une partie de la Gauche italienne n'a pas été dépourvue d'ambiguïtés sur cette question, elle n'a jamais analysé le rôle de la guerre comme le fait la CWO, à savoir : un véritable bain de jouvence permettant au taux de profit de se régénérer grâce aux destructions de la guerre[4] [1433] !
(4) Nous réfuterons théoriquement et empiriquement toute idée de rationalité de la guerre dans la période de décadence du capitalisme. A ce propos, il est clair que depuis le début des années 80, nous avons renoué avec toute la tradition du mouvement ouvrier qui, comme nous le verrons, a toujours refusé d'attribuer une quelconque fonction économique aux guerres dans la décadence du capitalisme.
(5) Enfin, nous montrerons que la méthode d'analyse qui est à la base de l’idée de la nécessité économique de la guerre pour la survie du capitalisme procède d'un matérialisme vulgaire qui évacue complètement la lutte de classe dans la compréhension de l'évolution sociale. Cette abâtardissement du matérialisme historique empêche la CWO ne fusse que de comprendre l'origine de la phase de décomposition d'un mode de production tel que développé par Marx.
En conclusion, il apparaîtra clairement que, si la guerre interimpérialiste a occupé une place centrale au sein du mouvement ouvrier, ce n'est pas pour "son rôle économique dans la survie du capitalisme" comme le prétend le BIPR mais parce qu'elle a marqué l'ouverture de la phase de décadence du mode de production capitaliste ; parce qu'elle a posé un défi au mouvement ouvrier qui est à l'origine de sa fracture la plus importante sur la question de l'internationalisme prolétarien ; parce que, du fait des misères qu'elle a engendrées, elle a aiguillonné l'éclatement de la première vague révolutionnaire à l'échelle mondiale (1917‑23) ; parce qu'elle a politiquement mis à l'épreuve tous les groupes communistes rejetant le stalinisme au moment de la seconde guerre mondiale ; parce que les guerres impérialistes représentent une immense destruction de tout le patrimoine accumulé par l'humanité (ses forces productives, ses richesses historiques et culturelles, etc.) et notamment de sa principale composante : la classe ouvrière et ses avant-gardes. Bref, si la guerre a constitué une question importante au sein du mouvement ouvrier ce ne fut pas, ni essentiellement, ni primordialement, pour une raison économique mais avant tout pour des raisons politiques, sociales et impérialistes.
[1] [1434] La CWO est, avec Battaglia Comunista (BC), l'un des deux co-fondateurs de BIPR (Bureau International pour le Parti Révolutionnaire). Dans la mesure où elles défendent la même position à propos de l'analyse de la guerre, notre article critiquera et citera indifféremment l'une ou l'autre de ces deux organisations.
[2] [1435] Pour se faire une bonne idée de ces divergences, nous renvoyons le lecteur à nos articles dans les numéros suivants de notre Revue Internationale : n°12, "Quelques réponses du CCI au CWO [1436]" ; n°13, "Marxisme et théories des crises [1437]" ; n°16, "Théories économiques" ; n°19, "Sur l'impérialisme [1438]" ; n°22, "Les théories des crises [1439]" ; n°82, "La nature de la guerre impérialiste : réponse au BIPR [1440]" ; n°83, "La conception du BIPR de la décadence et la question de la guerre [1441]" ; n°84, "Les théories de la crise historique du capitalisme : réponse au BIPR" ; n°121, "La descente aux enfers [1442]".
[3] [1443] Militant des Jeunesses spartakistes dès l'âge de 14 ans, il fut élu délégué au Conseil ouvrier des usines Siemens à Berlin pendant la période révolutionnaire. En 1920, il quitte le parti communiste (KPD) pour rejoindre le KAPD (le Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne). En 1926 il émigre aux États-Unis avec d'autres camarades. Il participe aux IWW (Industrial Workers of the World) ‑ voir notre article dans la Revue Internationale n°124 ‑ pour ensuite rejoindre un petit parti d'orientation communiste de conseils qui publiera Living Marxism (1938-41) et New Essays (1942-43) et dont il était le rédacteur. Il a publié plusieurs ouvrages dont certains ont été traduits en plusieurs langues.
[4] [1444] "La dévaluation du capital durant la guerre ainsi que ses destructions pures et simples créèrent une configuration pour le capital subsistant où la masse de profit disponible est à la disposition d'un capital constant nettement moindre. Dès lors, la profitabilité du capital subsistant s'en trouve accru. (...) On estime que, durant la Première Guerre mondiale, 35 % de la richesse accumulée par l'humanité fut détruite ou dilapidée en quelques années. (...) Ce fut sur la base de cette dévaluation de capital et de dévalorisation de la force de travail que le taux de profit se rétablit et c'est en s'appuyant sur cela que le rétablissement fut basé jusqu'en 1929. (...) La composition organique du capital américain a été réduite de 35 % durant la guerre et n'a retrouvé seulement son niveau de 1940 qu'au début des années 1960. Ceci est obtenu en grande partie par la dévalorisation du capital constant. (...) Ce fut cette augmentation du taux de profit dans la période d'après-guerre qui permit de démarrer une nouvelle phase d'accumulation. (...) La reprise générale était basée sur l'augmentation du taux de profit causé par les effets économiques de la guerre. Nous en déduisons que les guerres mondiales sont devenues indispensables pour la survie du capitalisme depuis le début du 20e siècle...".
S'inspirant des théories développées par le conseilliste Paul Mattick, la CWO défend une vision mono-causale et très partielle de la dynamique du capitalisme en s'appuyant exclusivement sur "la loi de la baisse tendancielle du taux de profit" mise en évidence par Marx dans Le Capital. Cette loi serait à la base, aussi bien des crises économiques que de l'avènement de la décadence ou des guerres multiples de par le monde. A la suite de Marx, nous considérons également que cette loi joue un rôle essentiel dans la dynamique du capitalisme mais, comme il l'a lui-même souligné, elle n'intervient que dans l'un des "deux actes du procès de production capitaliste". En effet, Marx a toujours très clairement mis en évidence que, pour boucler le cycle d'accumulation, les capitalistes devaient non seulement pouvoir produire avec suffisamment de profits ‑ c'est "le premier acte du procès de production capitaliste" (et c'est à ce stade que la loi de la baisse du taux de profit révèle toute son importance) ‑ mais aussi vendre l'entièreté de la marchandise produite. Cette vente constitue ce que Marx appelle le "second acte du procès de production capitaliste". Elle est fondamentale en ce sens que cette vente sur le marché est la condition indispensable pour pouvoir réaliser, sous forme de plus-value à réinvestir, l'entièreté du travail cristallisé dans la marchandise au cours de la production. Non seulement Marx a constamment souligné l'impérieuse nécessité de passer par ces deux actes puisque, dira-t-il, si l'un d'eux n'était pas présent, c'est tout le bouclage du cycle d'accumulation qui serait mis en péril, mais il nous a aussi donné la clé des rapports existant entre eux. En effet, Marx a toujours clairement insisté sur le fait que, bien qu'étroitement liés, l'acte de production est "indépendant" de l'acte de vente. Il précisera même que ces deux actes "ne sont pas identiques", qu'ils sont "non théoriquement liés". Autrement dit, Marx nous a enseigné que la production ne crée pas automatiquement son propre marché contrairement aux affabulations des économistes bourgeois, ou encore, dira-t-il, que "l'extension de la production ne correspond pas forcément à l'accroissement des marchés". Pourquoi ? Tout simplement parce que la production et le marché sont différemment déterminés : l'extraction du surtravail (l'acte premier de la production) "n'a pour limite que la force productive de la société" (Marx) alors que la réalisation de ce surtravail sur le marché (l'acte second de la vente) a essentiellement pour limite "la capacité de consommation de la société", or, "cette capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum". Il faut, insiste Marx en conséquence, que "le marché s'agrandisse sans cesse". Il précisera même que "cette contradiction interne", résultant du procès immédiat de production, "cherche une solution dans l'extension du champ extérieur de la production".
En effet, lorsque Marx résume dans la conclusion de son chapitre sur la Loi de la baisse tendancielle du taux de profit ce qu'il considère être sa compréhension globale du mouvement et des contradictions du procès de production capitaliste, il parle bien d'une pièce qui se déroule en deux actes[1] [1445]. Le premier acte représente le mouvement "d'acquisition de la plus-value" qui, "à mesure que se développe le procès de production, se traduit par la baisse du taux de profit et l'accroissement de la masse de plus-value" alors que le second acte correspond à la nécessité pour "la masse totale de marchandise d'être vendue". Et de souligner que "si cette vente n'a pas lieu ou n'est que partielle, l'ouvrier est certes exploité mais le capitaliste ne réalise alors pas son exploitation". Marx nous précise même les rapports existant entre ces deux actes que sont la production et la vente en disant que "théoriquement les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques, elles ne sont pas liées".
Toute différente est la conception de la CWO-BIPR qui réduit le procès capitaliste de production au seul "acte premier d'acquisition de la plus-value" qui "à mesure que se développe le procès de production, se traduit par la baisse du taux de profit et l'accroissement de la masse de plus-value". Ceci explique que, nulle part dans son article, la CWO n'évoque la nécessité de l'acte second du procès de production, à savoir le besoin pour "la masse totale de marchandise d'être vendue". Et pour cause, à la suite de Paul Mattick, le BIPR prétend que la production engendre elle-même son propre marché[2] [1446]. Pour le BIPR, cet acte second de la vente ne pose problème que consécutivement à l'insuffisance de plus-value accumulable résultant de la baisse tendancielle du taux de profit. La crise de surproduction serait exclusivement déterminée par les difficultés rencontrées dans l'acte premier de la production. Or, nous avons vu que, pour Marx, il apparaît très clairement que ces deux actes de la production et de la vente "ne sont pas théoriquement liés", "qu'ils sont indépendants" : "En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l’extension de l’un ne correspond pas forcément à l’accroissement de l’autre" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II, IV Les crises ; Limites du marché et accroissement de la consommation, p. 489). Ceci signifie que la production ne crée pas automatiquement son propre marché ou, autrement dit, que ce marché n'est pas fondamentalement déterminé par les conditions de la production mais par "...la capacité de consommation de la société. Or celle-ci n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites". (Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1974, Livre III°, tome 1 : 257-258)
Cette position défendue par la CWO-BIPR date de plus d'un siècle et demi, c'est la vision développée par les économistes bourgeois tels que Ricardo, Mill et Say auxquels Marx a déjà clairement répondu à de nombreuses reprises : "Les économistes qui, tels Ricardo, considèrent que la production s'identifie directement à l'auto valorisation du capital, ne se préoccupent donc pas des limitations de la consommation ou de la circulation. Car, pour eux, la production crée automatiquement une équivalence dans ces dernières, et l'offre ne pose pas de problème par rapport à la demande ; ils s'intéressent donc uniquement au développement des forces productives (...) Mill et Say déclarent que l'offre et la demande sont identiques, et doivent se recouvrir. L'offre est la demande, celle-ci se mesure à la quantité de celle-là. Une grande confusion règne ici..." (Gründrisse, chapitre du Capital : 216-217, édition 10/18). Quelle est le fond de la réponse apportée par Marx à cette "grande confusion" de l'économie bourgeoise et reprise par la CWO-BIPR ?
Tout d'abord, Marx est entièrement d'accord avec ces économistes pour constater que : "En fait, la production crée elle-même une demande, en employant davantage d'ouvriers dans la même branche d'activité et en créant de nouvelles industries : de nouveaux capitalistes y emploient de nouveaux ouvriers et ouvrent en même temps de nouveaux marchés pour les anciens..." mais, ajoute-t-il immédiatement dans la suite de la citation, en approuvant en cela ce que dit Malthus : "..."la demande émanant du travailleur productif lui-même ne peut jamais suffire à toute la demande, parce qu'elle ne recouvre pas entièrement le champ de ce qu'il produit. Si c'était le cas, il n'y aurait plus aucun bénéfice ni, donc, de raison pour le faire travailler. L'existence même d'un profit réalisé sur une marchandise quelconque implique une demande autre que celle émanant du travailleur qui l'a produite"..." (ibid). Sur le fond, Marx ne fait ici qu'exprimer ce qu'il énonçait ci-dessus, à savoir la limite de "la capacité de consommation de la société" qui s'explique parce que "cette capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum".
Mais comment alors Marx explique-t-il cette "détermination des limites de la capacité de consommation de la société par des rapports de distribution antagoniques" ? Comme pour tous les modes antérieurs de production fondés sur l'exploitation, le capitalisme s'articule autour d'un conflit entre classes antagoniques dont l'enjeu est l'appropriation du surtravail. Par conséquent, la tendance immanente du capitalisme consiste, pour la classe dominante, à restreindre en permanence la consommation des producteurs afin de pouvoir s'approprier un maximum de plus-value : "Chacun des capitalistes sait que ses ouvriers ne lui font pas face comme consommateurs dans la production, et s'efforce de restreindre autant que possible leur consommation, c'est-à-dire leur capacité d'échange, leur salaire" (ibid.).
Cette tendance immanente et permanente du capitalisme à vouloir restreindre le pouvoir de consommation des exploités n'est autre que l'illustration de la contradiction "sociale-privée", à savoir la contradiction entre la dimension de plus en plus sociale de la production et son appropriation qui reste privée. En effet, du point de vue de l'intérêt privé de chaque capitaliste pris individuellement, le salaire apparaît comme un coût à minimiser au même titre que ses autres coûts de production alors que, du point de vue social du fonctionnement du capitalisme pris comme un tout, la masse salariale globale apparaît comme un marché dans lequel chaque capitaliste écoule sa production. Dès lors, Marx poursuit son explication dans la même citation (c'est lui qui souligne) : "Chacun des capitalistes souhaite que les ouvriers des autres capitalistes fassent la plus grande consommation possible de ses marchandises. (...) Mais l'illusion propre à chacun des capitalistes privés, en opposition à tous les autres, à savoir qu'en dehors de ses propres ouvriers, toute la classe ouvrière n'est faite que de consommateurs et d'échangistes, de dispensateurs d'argents, et non d'ouvriers, provient de ce que le capitaliste oublie ce qu'énonce Malthus : "L'existence même d'un profit réalisé sur une marchandise quelconque implique une demande autre que celle émanant du travailleur qui l'a produite" et par conséquent "la demande émanant du travailleur productif lui-même ne peut jamais suffire à toute la demande". Étant donné qu'une branche de production en active une autre et gagne ainsi des consommateurs parmi les ouvriers du capital étranger, chaque capitaliste croit à tort que la classe ouvrière, créée par la production elle-même, suffit à tout. Cette demande créée par la production elle-même incite à négliger la juste proportion de ce qu'il faut produire par rapport aux ouvriers : elle tend à dépasser largement leur demande, tandis que, par ailleurs, la demande des classes non ouvrières disparaît ou se réduit fortement, ‑ c'est ainsi que se prépare l'effondrement" (ibid. : 227-228).
C'est donc la poursuite des intérêts privés de chaque capitaliste ‑ aiguillonnée par l'enjeu de classe autour de l'appropriation du maximum de surtravail ‑ qui pousse chacun d'eux à minimiser le salaire de ses propres ouvriers afin de s'approprier un maximum de plus-value mais, ce faisant, cette tendance immanente du système à comprimer les salaires engendre la base sociale des limites du capitalisme puisqu'elle a pour résultat de restreindre "la capacité de consommation de la société". Cette contradiction "sociale-privée" qui explique que la "consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum" est ce que Marx appelle "les rapports de distribution antagoniques" : "la capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum". Ceci n'est autre que ce qu'énonçait Marx dans la citation du Capital que nous avons reproduite en bas de page : "plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation".
Après avoir examiné quelle était la divergence essentielle entre l'analyse de Marx et celle de la CWO et avoir vu comment Marx avait déjà répondu à celle-ci il y a plus d'un siècle, il nous faut maintenant examiner comment cet auteur a réellement analysé la dynamique et les contradictions du mode de production capitaliste.
Chaque mode de production qui parcourt l'histoire de l'humanité ‑ comme les modes asiatique, antique, féodal et capitaliste ‑ se caractérise par un rapport social de production spécifique qui lui est propre : tribus, esclavage, servage, salariat. C'est ce rapport social de production qui détermine les liens spécifiques que nouent entre eux les détenteurs des moyens de production et les travailleurs dans un rapport conflictuel entre classes et qui sont définis par le mode d'appropriation du surtravail. Ce sont ces rapports sociaux qui sont au cœur de la dynamique et des contradictions de chacun de ces modes de production[3] [1447]. Dans le capitalisme, le rapport spécifique qui lie les moyens de production aux travailleurs est constitué par le salariat : "Le capital suppose donc le travail salarié, le travail salarié suppose le capital. Ils sont la condition l’un de l’autre ; ils se créent mutuellement." (Marx, Travail salarié et capital, La Pléiade, Économie I : 215). Ce rapport social de production, tout à la fois, imprime la dynamique du capitalisme, puisqu'il constitue le lieu de l'extraction de la plus-value (c'est l'acte premier du procès capitaliste de production), et, en même temps, contient ses contradictions insurmontables, puisque l'enjeu autour de l'appropriation de cette plus-value tend à restreindre la capacité de consommation de la société (c'est l'acte second du procès capitaliste de production, la vente) : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société" (Marx, Le Capital, La Pléiade, Économie II : 1206). Ce sont les difficultés qui surgissent à la fois des contradictions au sein et entre ces deux actes du procès capitaliste de production qui engendrent "une épidémie sociale, qui, à toute autre époque, eût semblé absurde : l'épidémie de la surproduction" (Marx, Le Manifeste, La Pléiade, Économie I : 167) ; c'est pourquoi Marx répétera constamment que "c'est dans les crises du marché mondial qu'éclatent les contradictions et les antagonismes de la production bourgeoise" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II : 466).
Le salariat est un rapport dynamique en ce sens que, pour survivre, le système, aiguillonné par la baisse tendancielle du taux de profit et par la concurrence, doit constamment pousser à bout l'exploitation salariale, étendre le champ d’application de la loi de la valeur, accumuler en permanence et élargir ses marchés solvables : "Il va de soi qu’avec le développement de la production capitaliste, donc la baisse des prix des marchandises, celles-ci augmentent en nombre ; qu’il doit en être vendu davantage ; que, par conséquent, il faut une extension constante du marché, besoin du mode de production capitaliste. (...) Toutes les contradictions de la production bourgeoise éclatent collectivement dans les crises générales du marché mondial, et de façon isolée, dispersée, dans les crises particulières (quant à leur contenu et à leur extension). La surproduction est une conséquence particulière de la loi de la production générale du capital : produire en proportion des forces productives (c’est-à-dire selon la possibilité d’exploiter, avec une masse de capital donnée, la masse maximum de travail) sans tenir compte des limites réelles du marché ni des besoins solvables ; réaliser cette loi par l’extension incessante de la reproduction et de l’accumulation, donc par la retransformation constante du revenu en capital, tandis que, d’autre part, la masse de producteurs reste limitée et doit, sur la base de la production capitaliste, rester limitée à la quantité moyenne des besoins." (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II : 457, 497-498). Et, au sein de cette dynamique, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit occupe une place centrale dans la mesure où elle pousse chaque capitaliste à compenser la baisse de profit dans chacune de ses marchandises par une production en masse afin de rétablir et même accroître sa quantité totale de profit. Chaque capitaliste se retrouve ainsi face à la nécessité de réaliser sur le marché une quantité sans cesse accrue de marchandises : "Tel est le phénomène qui résulte de la nature du mode de production capitaliste : la productivité accrue du travail entraîne la baisse du prix de la marchandise particulière ou d'une quantité donnée de marchandises, un accroissement dans le nombre de marchandises, une réduction de la masse de profit pour chaque marchandise et du taux de profit afférent à la somme des marchandises, tandis que la masse du profit réalisée sur la totalité des marchandises augmente. (...) En réalité, la baisse des prix des marchandises et l'augmentation de la masse du profit réalisé sur la quantité accrue de marchandises à meilleur marché ne sont qu'une autre expression de la loi de la baisse du taux de profit accompagnant l'augmentation de la masse du profit" (Marx, Le Capital, La Pléiade, Économie II : 1013-1015).
Mais le salariat est également un rapport contradictoire en ce sens que si la production revêt un caractère de plus en plus social et élargi au monde entier, le surproduit reste approprié privativement. En s'appuyant sur cette contradiction "sociale-privée", Marx démontre que, dans un cadre où "la consommation n’augmente pas au rythme de l’augmentation de la productivité du travail", le capitalisme engendre "une surproduction qui provient justement du fait que la masse du peuple ne peut jamais consommer davantage que la quantité moyenne des biens de première nécessité, que sa consommation n’augmente donc pas au rythme de l’augmentation de la productivité du travail. (...). Ricardo ne voit pas que la marchandise doit être nécessairement transformée en argent. La demande des ouvriers ne saurait suffire, puisque le profit provient justement du fait que la demande des ouvriers est inférieure à la valeur de leur produit et qu'il est d'autant plus grand que cette demande est relativement moindre. La demande des capitalistes entre eux ne saurait pas suffire davantage. (Marx, Le Capital, livre IV, Théories sur la Plus-Value, tome 2 : 559-560, Éditions Sociales). "Dire enfin que les capitalistes n'ont en somme qu'à échanger et à consommer leurs marchandises entre eux, c'est oublier tout le caractère de la production capitaliste et oublier qu'il s'agit de mettre le capital en valeur, non de le consommer" (Marx, Le Capital, Livre III, tome 1 : 269-270, Éditions Sociales).
Dans un cadre où l’appropriation privée confisque l’essentiel des gains de productivité puisque "la consommation (de la masse du peuple) n’augmente pas au rythme de l’augmentation de la productivité du travail", la généralisation du salariat, dans ce contexte de "base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation", restreint inévitablement les débouchés eu égard aux besoins relativement immenses de l’accumulation élargie du capital, contraignant ainsi le système à constamment devoir trouver des acheteurs non seulement au sein, mais de plus en plus en dehors de la sphère capital-travail : "...plus la production capitaliste se développe, et plus elle est obligée de produire à une échelle qui n'a rien à voir avec la demande immédiate, mais dépend d'une extension constante du marché mondial (...). Le simple rapport entre travailleur salarié et capitaliste implique : 1. Que la majeure partie des producteurs (les ouvriers) ne sont pas consommateurs, (pas acheteurs) d'une très grande portion de leur produit, les moyens et la matière de travail ; 2. Que la majeure partie des producteurs, des ouvriers, ne peuvent consommer un équivalent pour leur produit, qu'aussi longtemps qu'ils produisent plus que cet équivalent, qu'ils produisent la plus-value, le surproduit. Il leur faut constamment être des surproducteurs, produire au-delà de leurs besoins pour pouvoir être consommateurs ou acheteurs (...). La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à la mesure des forces productives, c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital, sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables" (Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1975, livre IV, Théories sur la Plus-value, tome 2 : 559, 619, 637).
Dans ce contexte, Marx a clairement démontré l’inéluctabilité des crises de surproduction par la restriction relative de la demande finale, conséquence, d'une part, de la nécessaire fuite en avant de la production qui s’impose à chaque capitaliste afin d'accroître la masse de plus-value pour compenser la baisse du taux de profit et, d'autre part, de l'obstacle récurrent qui se dresse pour le capital : l'éclatement de la crise par le rétrécissement relatif du marché nécessaire à l'écoulement de cette production, bien avant que ne se manifeste l'insuffisance de la plus-value engendrée par la baisse tendancielle du taux de profit : "Au cours de la reproduction et de l’accumulation, de petites améliorations s’effectuent continuellement, qui finissent par modifier toute l’échelle de la production : il y a développement croissant des forces productives. Dire de cette production croissante qu’elle a besoin d’un marché de plus en plus étendu et qu’elle se développe plus rapidement que celui-ci, c’est exprimer, sous sa forme réelle et non plus abstraite, le phénomène à expliquer. Le marché s’agrandit moins vite que la production ; autrement dit, dans le cycle de sa reproduction ‑ un cycle dans lequel il n’y a pas seulement reproduction simple, mais élargie ‑, le capital décrit non pas un cercle, mais une spirale : il arrive un moment où le marché semble trop étroit pour la production. C’est ce qui arrive à la fin du cycle. Mais cela signifie simplement que le marché est sursaturé. La surproduction est manifeste. Si le marché s’était élargi de pair avec l’accroissement de la production, il n’y aurait ni encombrement du marché ni surproduction. Cependant, si l’on admet que le marché doit s’étendre avec la production, on admet également la possibilité d’une surproduction. Du point de vue géographique, le marché est limité : le marché intérieur est restreint par rapport à un marché intérieur et extérieur, qui l’est par rapport au marché mondial, lequel, ‑bien que susceptible d’extension‑ est lui-même limité dans le temps. En admettant donc que le marché doive s’étendre pour éviter la surproduction, on admet la possibilité de la surproduction. En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l’extension de l’un ne correspond pas forcément à l’accroissement de l’autre. Il se peut que les limites du marché ne s’étendent pas aussi vite que l’exige la production ou que de nouveaux débouchés soient rapidement saturés, si bien que le marché élargi devient une barrière tout comme auparavant le marché étroit" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II : 489)[4] [1448].
Bien que primordiale pour expliquer le développement des crises récurrentes de surproduction qui traversent toute la vie du capitalisme, la dimension contradictoire du salariat qui tend constamment à réduire le marché solvable relativement aux besoins de plus en plus grands de l'accumulation du capital n'est évidemment pas le seul facteur analysé par Marx qui concourt à engendrer ces crises. D'autres contradictions et facteurs se conjuguent pour les alimenter. Il en va ainsi du déséquilibre dans le rythme de l'accumulation entre les deux grands secteurs de la production (celui des biens de consommation et celui des biens de production), de la vitesse différente de rotation des capitaux dans les différentes branches de la production, de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, etc. Marx s'en explique longuement mais il n'est pas possible d'exposer ses arguments ici dans le cadre de cet article. Il nous faut néanmoins souligner que, parmi tous ces autres facteurs contribuant à l'éclatement des crises de surproduction, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit occupe effectivement une place centrale ‑ Marx en avait d'ailleurs fait la clé de compréhension des cycles décennaux qui rythmaient les deux premiers tiers du 19e siècle[5] [1449] : en effet, lorsque la dynamique à la hausse du taux de profit s'inverse à la baisse, elle engendre inévitablement une spirale dépressive qui ralentit l'accumulation et par suite les commandes réciproques entre les différentes branches de la production et elle provoque en conséquence le licenciement des salariés et la compression de la masse salariale, etc. Tous ces phénomènes se conjuguant pour créer une mévente généralisée de marchandises.
La crise de surproduction apparaît donc bien souvent à la fois comme une crise de rentabilité du capital (baisse du taux de profit) et de répartition (insuffisance de débouchés solvables). Cette nature double de la crise tient au fait que chaque capitaliste cherche individuellement à réduire les salaires autant qu'il le peut (sans se soucier socialement des débouchés globaux) et, en même temps, cherche à augmenter au maximum sa productivité face à la concurrence (ce qui à terme pèsera sur le taux de profit : crise de valorisation). Le caractère privé et conflictuel du capitalisme lui interdit sur le moyen et long terme toute régulation qui assurerait la compatibilité des tendances contradictoires qui le traversent : le surinvestissement (suraccumulation) et l'insuffisance relative des débouchés reviennent périodiquement gripper l'accumulation du capital et diminuer son taux de croissance.
Cependant, Marx a bien mis en évidence que cette baisse tendancielle du taux de profit n'est en rien le résultat d'un schéma répétitif, déterminé algébriquement et atemporel. Elle doit s'analyser et se comprendre dans ses spécificités singulières à chaque fois qu'elle se manifeste car, avec les trois facteurs fondamentaux qui la déterminent (salaires, productivité du travail et productivité du capital), plusieurs scénarios sont possibles, surtout quand les combinaisons de ces trois facteurs peuvent, à leur tour, se décliner avec des contre tendances qui varient notablement au cours du temps : disposition d'un large marché domestique, colonialisme, investissements dans des pays ou des secteurs à composition organique du capital plus réduite[6] [1450], accroissement de la féminisation du travail ou recours à de la main d'œuvre immigrée, etc.
Dès lors, nous pouvons dire que, pour fonctionner correctement, le capitalisme doit à la fois produire avec profit et vendre les marchandises ainsi produites. Suivant Marx, ces deux exigences, dans les conditions du capitalisme réel, sont éminemment contradictoires. Elles ne peuvent pas être rendues compatibles à moyen et long terme parce que la concurrence, l'appropriation privée et l'enjeu autour de l'appropriation du surtravail interdisent socialement au capitalisme de réguler durablement ces contradictions. C'est donc bien le rapport social de production fondamental du capitalisme - le salariat - qui est en cause.
Pourquoi estimons-nous nécessaire de devoir faire cette précision qui peut apparaître comme quelque peu "technique et complexe" pour quelqu'un qui n'est pas habitué à manipuler ces concepts économiques et leurs rapports réciproques ? Parce qu'elle nous permet de bien préciser les divergences fondamentales entre la vision de Marx et celle de la CWO, tout en se prémunissant contre de fausses polémiques éventuelles.
Oui, avec Marx , nous concevons bien que la dynamique à la baisse du taux de profit concourt également à engendrer des crises de surproduction mais, là où la CWO diverge totalement avec Marx :
1) c'est quand elle fait l'impasse absolue sur cette dimension contradictoire du salariat ‑ pourtant massivement soulignée par Marx ‑ qui constitue la base première et principale des crises de surproduction dans la mesure où elle tend à restreindre en permanence le pouvoir de consommation des salariés et donc les marchés solvables si nécessaires pour réaliser une production de marchandises sans cesse accrue ;
2) c'est qu'en lieu et place de cette contradiction sociale résidant dans le rapport salarial, elle fait de la baisse tendancielle du taux de profit le mécanisme exclusif des crises de surproduction et même l'alpha et l'oméga de toutes les contradictions économiques du capitalisme, y compris de sa décadence et de toutes les guerres impérialistes ;
3) enfin, c'est quand elle fait strictement dépendre la dimension du marché solvable de la dynamique à l'expansion ou à la contraction de la production qui, elle-même, serait fonction de l'évolution du taux de profit, alors que, selon les termes mêmes de Marx, les deux actes du procès de production que sont la production et la vente "ne sont pas identiques", sont "indépendants", "non théoriquement liés". La meilleure preuve, s'il en faut, et sur laquelle nous nous expliquerons plus longuement dans la suite de cet article, du caractère profondément erroné de cette vision de la CWO, est le fait que cela fait plus d'un quart de siècle que le taux de profit est nettement orienté à la hausse et qu'il a rejoint les taux qui prévalaient pendant les "trente glorieuses" ... alors que les taux de croissance de la productivité, de l'investissement, de l'accumulation et donc de la croissance sont toujours orientés à la baisse ou stagnants[7] [1451] ! Ce paradoxe n'est évidemment compréhensible qu'à partir du moment où l'on comprend que la crise est la conséquence de l'insuffisance relative des marchés solvables par la contraction massive de la masse salariale, cette contraction expliquant par ailleurs le rétablissement du taux de profit.
Comment le capitalisme surmonte-t-il sa tendance immanente à restreindre ses marchés solvables ? Comment peut-il résoudre cette contradiction "interne" à son mode de fonctionnement ? La réponse de Marx est très claire et identique dans toute son œuvre : "Il faut donc que le marché s’agrandisse sans cesse (...) Cette contradiction interne cherche une solution dans l’extension du champ extérieur de la production" (Le Capital, ibid.) ; "Cette demande créée par la production... tend à dépasser largement leur demande (des salariés), tandis que, par ailleurs, la demande des classes non ouvrières disparaît ou se réduit fortement, ‑ c'est ainsi que se prépare l'effondrement" (Gründrisse, ibid.).
Cette compréhension de Marx n'est autre que celle que reprendra Rosa Luxemburg dans son ouvrage L'Accumulation du Capital. En quelque sorte, cette grande révolutionnaire prolongera les développements de Marx en écrivant le chapitre relatif au marché mondial qui est l'un de ceux que Marx n'a pu achever[8] [1452]. L'entièreté de l'ouvrage de Rosa est traversée par cette idée maîtresse de Marx selon laquelle la "demande créée par la production tend à dépasser largement la demande des salariés tandis que, par ailleurs, la demande des classes non ouvrières disparaît ou se réduit fortement, - c'est ainsi que se prépare l'effondrement". Elle précisera cette idée en mettant en avant que, puisque la totalité de la plus-value du capital social global avait besoin, pour être réalisée, d’un élargissement constant de ses marchés tant internes qu'externes, le capitalisme était dépendant de ses conquêtes continuelles de marchés solvables tant au niveau national, qu'international : "Par ce processus, le capital prépare doublement son propre effondrement : d'une part, en s'étendant aux dépens des formes de production non capitalistes, il fait avancer le moment où l'humanité toute entière ne se composera plus effectivement que de capitalistes et de prolétaires et où l'expansion ultérieure, donc l'accumulation, deviendront impossibles. D'autre part, à mesure qu'il avance, il exaspère les antagonismes de classe et l'anarchie économique et politique internationale à tel point qu'il provoquera contre sa domination la rébellion du prolétariat international bien avant que l'évolution économique ait abouti à sa dernière conséquence : la domination absolue et exclusive de la production capitaliste dans le monde. (...) L'impérialisme actuel (...) est la dernière étape du processus historique : la période de concurrence mondiale accentuée et généralisée des États capitalistes autour des derniers restes de territoires non capitalistes du globe." (L'Accumulation du Capital, Maspéro : 152, 229)[9] [1453].
Rosa contextualisera et concrétisera cette idée dans la réalité vivante du cheminement historique du capitalisme et ce dans trois domaines :
(a) Elle décrira magistralement la progression concrète du capitalisme au travers de sa tendance permanente à "l'extension du champ extérieur de la production", expliquant la naissance et le développement du capitalisme au sein de l'économie marchande issue des ruines du féodalisme jusqu'à sa domination sur l'ensemble du marché mondial.
(b) Elle saisira les contradictions propres à l'époque impérialiste, ce "phénomène à caractère international que Marx n'a pas connu : le développement impérialiste de ces 25 dernières années (...) cet essor inaugurait, comme on le sait, une nouvelle période d'effervescence pour les États européens : leur expansion à qui mieux mieux vers les pays et les zones du monde restées non capitalistes. Déjà depuis les années 1880, on assistait à une nouvelle ruée particulièrement violente vers les conquêtes coloniales" (La crise de la Social-démocratie).
(c) Enfin, elle précisera plus amplement la raison et le moment de l’entrée en décadence du système capitaliste. En effet, outre son analyse du lien historiquement indissoluble entre les rapports sociaux de production capitalistes et l'impérialisme, qui montre que le système ne peut vivre sans s'étendre, sans être impérialiste par essence, ce que Rosa Luxemburg précise davantage c'est le moment et la manière dont le système capitaliste entre dans sa phase de décadence.
Encore une fois ici, concernant ce dernier point, Rosa Luxemburg ne fera que reprendre et développer une idée maintes fois répétée par Marx depuis le Manifeste Communiste selon laquelle "la constitution du marché mondial, du moins dans ses grandes lignes" et "une production conditionnée par le marché mondial" signeront la fin de la phase ascendante du capitalisme : "La véritable mission de la société bourgeoise, c’est de créer le marché mondial, du moins dans ses grandes lignes, ainsi qu’une production conditionnée par le marché mondial." (Lettre de Marx à Engels du 8 octobre 1858). Prolongeant l’intuition de Marx sur le moment de l’entrée en décadence du capitalisme, et quasiment dans les mêmes termes, Rosa Luxemburg en dégagera clairement la dynamique et le moment : "... Les crises telles que nous les avons connues jusqu'à présent (revêtent) elles aussi en quelque sorte le caractère de crises juvéniles. Nous n'en sommes pas parvenus pour autant au degré d'élaboration et d'épuisement du marché mondial qui pourrait provoquer l'assaut fatal et périodique des forces productives contre les barrières des marchés, assaut qui constituerait le type même de la crise de sénilité du capitalisme... Une fois le marché mondial élaboré et constitué dans ses grandes lignes et tel qu'il ne peut plus s'agrandir au moyen de brusques poussées expansionnistes, la productivité du travail continuera à s'accroître d'une manière irrésistible ; c'est alors que débutera, à plus ou moins brève échéance, l'assaut périodique des forces de production contre les barrières qui endiguent les échanges, assaut que sa répétition même rendra de plus en plus rude et impérieux" (Réforme sociale ou Révolution, première édition en langue allemande, cité par Sternberg, Le Conflit du siècle : 76, édition du Seuil, 1958).
Dès lors, l'épuisement relatif ‑ c'est-à-dire eu égard aux besoins de l'accumulation ‑ de ces marchés devra précipiter le système dans sa phase de décadence. A cette question Rosa répondra dès les prodromes de la guerre 14-18, estimant que le conflit inter impérialiste mondial ouvre l'époque où le capitalisme devient une entrave permanente pour le développement des forces productives : "La nécessité du socialisme est pleinement justifiée dès le moment où l'autre, la domination de la classe bourgeoise, cesse d'être porteuse de progrès historique et devient un carcan et un danger pour l'évolution ultérieure de la société. C'est précisément ce que la guerre actuelle a révélé à propos de l’ordre capitaliste." (Rosa Luxemburg, La crise de la Social-démocratie [1915] : 209-210). L’entrée en décadence du système s’est donc caractérisée non par la disparition des marchés extra capitalistes (c'est-à-dire "la demande des classes non ouvrières" ‑ Marx) mais par leurs insuffisances eu égard aux besoins de l'accumulation élargie atteinte par le capitalisme. C'est-à-dire que la masse de plus-value réalisée dans les marchés extra capitalistes était devenue insuffisante pour récupérer la fraction nécessaire de la part de plus-value produite par le capitalisme et destinée à être réinvestie. Une fraction du capital total ne trouvait plus à s'écouler sur le marché mondial, signalant une surproduction qui, d'épisodique en période ascendante, tendra à devenir un obstacle permanent auquel sera confronté le capitalisme tout au long de sa décadence. Cette idée de Rosa Luxemburg était d’ailleurs déjà explicitement développée par Engels lorsqu’en février 1886 il écrivait à F.K. Wischnewtsky que "s’il y a trois pays (disons l’Angleterre, l’Amérique du Nord et l’Allemagne) qui s’affrontent comparativement sur un pied d’égalité pour la possession du marché mondial, il ne peut en résulter qu’une surproduction chronique, l’un des trois étant capable de fournir toute la quantité demandée". L'accumulation élargie s'en trouve donc ralentie mais n'en a pas disparu pour autant. L'histoire économique du capitalisme depuis 1914 est l'histoire du développement des palliatifs face à ce goulot d'étranglement et l'histoire de l'inefficacité de ces derniers est signalée, entre autres, par la grande crise des années 30, la Deuxième Guerre mondiale et ces trente cinq dernières années de crise.
Cette identité totale dans l'analyse de Marx et de Rosa Luxemburg des contradictions du capitalisme rendent complètement absurde les accusations sans fondement aucun ‑ propagées par le stalinisme et le gauchisme et malheureusement reprises par le BIPR ‑ consistant à les opposer et à prétendre de façon erronée que : (a) l'explication de Marx des crises résiderait dans la baisse tendancielle du taux de profit alors que celle de Rosa Luxemburg résiderait dans la saturation des marchés ; (b) que Marx identifierait les contradictions du capitalisme au sein de la production alors que Rosa les situerait dans la réalisation, ou encore que (c) pour Marx la contradiction serait "interne" au capitalisme (la production) alors que pour Rosa elle serait "externe" (les marchés), etc. Tout cela n'a aucun sens si l'on comprend bien que ce sont les propres lois internes et contradictoires du capitalisme qui, dans leur développement, tendent à restreindre la demande sociale finale et engendrent les crises récurrentes de surproduction. Marx et Rosa n'ont rien dit d'autre.
Poussé par la nécessité de s'accaparer un maximum de surtravail, le capitalisme soumet le monde à la dictature du salariat. Ce faisant, il instaure la plus formidable contradiction qui, en restreignant relativement le pouvoir de consommation de la société en regard d'une production de marchandise sans cesse accrue, engendre un phénomène inconnu jusqu'alors dans toute l'histoire de l'humanité, les crises de surproduction : "C'est dans les crises du marché mondial qu'éclatent les contradictions et les antagonismes de la production bourgeoise" (Marx).
Marx rattache fondamentalement les crises de surproduction aux freins que ce rapport salarial met à la croissance de la consommation finale de la société et plus spécifiquement des travailleurs salariés. Plus précisément, Marx situe cette contradiction entre, d'une part, la tendance à "un développement absolu des forces productives" et donc à l'accroissement sans limite de la production sociale en valeur et en volume et, d'autre part, la limitation de la croissance de la consommation finale de la société. C'est cette contradiction qu'il qualifie, dans le livre IV du Capital sur les Théories sur la plus-value, de contradiction production-consommation finale[10] [1454] : "Toutes les contradictions de la production bourgeoise éclatent collectivement dans les crises générales du marché mondial ; dans les crises particulières elles n'apparaissent que dispersées, isolées, partielles. La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à mesure des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables..." (Éditions Sociales, Tome II : 636-637).
Dans cet article nous avons vu que, si la loi de la baisse tendancielle du taux de profit concourt bien à l'émergence des crises de surproduction, elle n'en constitue ni la cause exclusive ni même la cause principale. Nous verrons dans la suite de cet article qu'elle n'est pas non plus à même d'expliquer les grandes étapes qui ont rythmé l'évolution du système capitaliste, ni son entrée en décadence, ni sa tendance à engendrer des guerres de plus en plus étendues et meurtrières mettant en péril l'existence même de la société humaine.
Engels qui avait une parfaite connaissance des analyses économiques de Marx - notamment pour avoir travaillé des années durant sur les manuscrits des Livres II et III du Capital - ne s’y est pas trompé. En effet, lorsque dans la préface à l’édition anglaise du Livre I du Capital (1886), il souligne l’impasse historique du capitalisme, ce n’est pas à la baisse tendancielle du taux de profit qu’il fait référence mais à cette contradiction soulignée en permanence par Marx entre "un développement absolu des forces productives" et "la limitation de la croissance de la consommation finale de la société"’ : "Alors que les forces productives s’accroissent en progression géométrique, l’extension des marchés se poursuit tout au plus en progression arithmétique. Le cycle décennal de stagnation, prospérité, surproduction et crise, que l’on a vu se reproduire de 1825 à 1867, paraît certes avoir achevé sa course, mais uniquement pour nous plonger dans le bourbier sans issue d’une dépression permanente et endémique" (cité dans les œuvres de Marx, La Pléiade - Economie II : 1802). Et ce "bourbier sans issue d’une dépression permanente et endémique" auquel il fait référence, ce n’est autre que l’annonce prémonitoire de l’entrée en décadence du capitalisme. Entrée en décadence qui se caractérise par "une surproduction chronique"’, dira Engels la même année dans la lettre à F.K. Wischnewtsky que nous avons déjà citée ci-dessus. Nous pouvons maintenant comprendre en quoi ce sont bel et bien les analyses de Rosa Luxemburg qui se placent dans le droit fil de celles de Marx et Engels et les prolongent et non celles du BIPR.
C. Mcl
[1] [1455] Les citations proviennent de cet extrait complet :"Dès que la quantité de surtravail qu'on peut tirer de l'ouvrier est matérialisée en marchandises, la plus-value est produite. Mais avec cette production de la plus-value, c'est seulement le premier acte du procès de production capitaliste, du procès de production immédiat qui s'est achevé. Le capital a absorbé une quantité déterminée de travail non payé. A mesure que se développe le procès qui se traduit par la baisse du taux de profit, la masse de plus-value ainsi produite s'enfle démesurément. Alors s'ouvre le deuxième acte du procès. La masse totale des marchandises, le produit total, aussi bien la portion qui remplace le capital constant et le capital variable que celle qui représente de la plus-value, doivent être vendues. Si cette vente n'a pas lieu ou n'est que partielle, ou si elle a lieu seulement à des prix inférieurs aux prix de production, l'ouvrier certes est exploité, mais le capitaliste ne réalise pas son exploitation en tant que telle : cette exploitation peut s'allier pour le capitaliste à une réalisation seulement partielle de la plus-value extorquée ou à l'absence de toute réalisation et même aller de pair avec la perte d'une partie ou de la totalité de son capital. Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne diffèrent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées. Les unes n'ont pour limite que la force productive de la société, les autres les proportions respectives des diverses branches de production et la capacité de consommation de la société. Or celle-ci n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites. Elle est en outre limitée par la tendance à l'accumulation, la tendance à agrandir le capital et à produire de la plus-value sur une échelle élargie. C'est là, pour la production capitaliste, une loi, imposée par les constants bouleversements des méthodes de production elles-mêmes, par la dépréciation du capital existant que ces bouleversements entraînent toujours, la lutte générale de la concurrence et la nécessité de perfectionner la production et d'en étendre l'échelle, simplement pour se maintenir et sous peine de disparaître. Il faut donc que le marché s’agrandisse sans cesse, si bien que ses connexions internes et les conditions qui le règlent prennent de plus en plus l’allure de lois de la nature indépendantes des producteurs et échappent de plus en plus à leur contrôle. Cette contradiction interne cherche une solution dans l’extension du champ extérieur de la production. Mais plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation" (Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1974, Livre III°, tome 1 : 257-258).
[2] [1456] "[Pour le CCI] cette contradiction, production de la plus-value et sa réalisation, apparaît comme une surproduction de marchandises et donc comme cause de la saturation du marché, qui à son tour s’oppose au processus d’accumulation, ce qui met le système dans son ensemble dans l’impossibilité de contrebalancer la chute du taux de profit. En réalité [pour Battaglia], le processus est inverse. (...) C’est le cycle économique et le processus de valorisation qui rendent "solvable" ou "insolvable" le marché. C’est partant des lois contradictoires qui règlent le processus d’accumulation que l’on peut arriver à expliquer la "crise" du marché" (Texte de présentation de Battaglia Communista à la Première Conférence des groupes de la Gauche communiste, 1977).
[3] [1457] "En produisant, les hommes ne sont pas seulement en rapport avec la nature. Ils ne produisent que s’ils collaborent d’une certaine façon et font échange de leurs activités. Pour produire, ils établissent entre eux des liens et des rapports bien déterminés : leur contact avec la nature, autrement dit la production s’effectue uniquement dans le cadre de ces liens et de ces rapports sociaux. (...) Les rapports de production, pris dans leur totalité, constituent ce que l’on nomme les rapports sociaux, et notamment une société parvenue à un stade d’évolution historique déterminé, une société particulière et bien caractérisée. La société antique, la société féodale, la société bourgeoise sont de tels ensembles de rapports de production, dont chacun désigne un stade particulier de l’évolution historique de l’humanité" (Marx, Travail salarié et capital, La Pléiade, Économie I : 212).
[4] [1458] Dans son article, la CWO nous donne une citation de Marx qui laisserait croire que l'analyse de la crise par ce dernier reposerait exclusivement sur la seule loi de la baisse tendancielle du taux de profit : "Ces contradictions conduisent à des explosions, à des cataclysmes, à des crises, où l'arrêt temporaire de tout travail et l'anéantissement d'une grande partie du capital ramèneront brutalement celui-ci à un point où il sera capable de recréer ses forces productives sans commettre un suicide. Mais parce que ces catastrophes reviennent régulièrement et se produisent chaque fois sur une plus grande échelle, elles aboutiront en fin de compte au renversement violent du capital." (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II, p.273). Si la CWO s'était donné la peine de citer l'ensemble du passage, elle aurait constaté que, quelques lignes auparavant, Marx parle de la nécessité de "l'extrême développement du marché" puisqu'il nous explique que "Cette diminution du taux de profit est fonction : 1°) de la force productive déjà existante qui constitue la base matérielle pour une nouvelle production... ; 2°) de la diminution de cette part du capital déjà produit qui doit être échangée contre du travail immédiat... ; 3°) de la grandeur du capital en général, le capital non fixe y compris. Cela implique l'extrême développement du commerce, des opérations d'échange et du marché ; l'universalité du travail simultané ; des moyens de communication, etc. ; des fonds de consommation nécessaires pour mettre en oeuvre ce processus gigantesque..." (Marx, La Pléiade, II, p.272). Voilà ce dont la CWO ne parle jamais et dont Marx parle tout le temps : "de l'extrême développement du marché".
[5] [1459] "A mesure que la valeur et la durée du capital fixe engagé se développent avec le mode de production capitaliste, la vie de l’industrie et du capital industriel se développe dans chaque entreprise particulière et se prolonge sur une période, disons en moyenne dix ans. (…) …ce cycle de rotations qui s’enchaînent et se prolongent pendant une série d’années, où le capital est prisonnier de son élément fixe, constitue une des bases matérielles des crises périodiques » (Marx, Le Capital, LP II : 614) ; « Nous voyons ainsi que, dans la période de développement de l’industrie anglaise (1815 à 1870) marquée par des cycles décennaux, le maximum de la dernière prospérité avant la crise réapparaît toujours comme minimum de la prospérité qui lui fait suite, pour monter ensuite à un nouveau maximum bien plus élevé » (Marx, Le Capital, LP II : 1219) ; « Mais c’est seulement de l’époque où l’industrie mécanique, ayant jeté des racines assez profondes, exerça une influence prépondérante sur toute la production nationale, où, grâce à elle, le commerce étranger commença à primer le commerce intérieur, où le marché universel s’annexa successivement de vastes terrains au Nouveau Monde, en Asie et en Australie, où enfin les nations industrielles entrant en lice furent devenues assez nombreuses, c’est de cette époque seulement que datent les cycles renaissants dont les phases successives embrassent des années et qui aboutissent toujours à une crise générale, fin d’un cycle et point de départ d’un autre. Jusqu’ici la durée périodique de ces cycles est de dix ou onze ans, mais il n’y a aucune raison pour considérer ce chiffre comme constant. Au contraire, on doit inférer des lois de la production capitaliste, telles que nous venons de les développer, qu’il est variable et que la période des cycles se raccourcira graduellement" (Marx, Le Capital, LP I : 1150).
[6] [1460] Comme dans les activités tertiaires ou dans les nouvelles branches industrielles.
[7] [1461] Pour un plus grand développent de cette argumentation, tant sur un plan théorique que statistique, le lecteur peut se référer à notre article sur la crise dans le numéro 121 de cette revue.
[8] [1462] "Le système de l'économie bourgeoise se présente à mes yeux dans l'ordre suivant : capital, propriété foncière, travail salarié ; Etat, commerce extérieur, marché mondial. (...) J'ai sous les yeux l'ensemble des matériaux sous forme de monographies écrites à des périodes très éloignées les unes des autres, non pour l'impression, mais pour mon édification personnelle. Il dépendra des circonstances que je les mette en oeuvre d'une façon cohérente suivant le plan que je viens d'indiquer" (Marx, Avant-propos à la Critique de l'économie politique, La Pléiade, Economie I : 271). Malheureusement, les circonstances en décideront autrement et ne laisseront pas l'occasion à Marx d'achever son plan initial.
[9] [1463] Ces développements de Rosa ne sont autres que ce que Marx a toujours expliqués dans tous ses travaux économiques et ce dès les origines. Ainsi, dans son opuscule Travail salarié et capital, dira-t-il ceci : "Les crises gagnent en fréquences et en violence. C'est que la masse des produits et donc le besoin de débouchés s'accroît, alors que le marché mondial se rétrécit ; c'est que chaque crise soumet au monde commercial un marché non encore conquis ou peu exploité et restreint ainsi les débouchés" (La Pléiade, Économie I : 228).
[10] [1464] Marx a écrit un paragraphe entier sur cette question dans son Livre IV sur Les théories sur la plus-value : 628-637, Éditions Sociales, tome II. Ce paragraphe est intitulé on ne peut plus explicitement : "Contradiction entre le développement irrésistible des forces productives et la limitation de la consommation en tant que base de la surproduction".
Pourquoi présenter un texte sur l’éthique aujourd’hui ? Depuis plus de deux ans, le CCI mène un débat interne sur la question de la morale et de l’éthique prolétarienne à partir d’un texte d’orientation dont nous publions ci-dessous de larges extraits. Si nous avons estimé nécessaire d’ouvrir un tel débat théorique, c’est essentiellement parce que notre organisation a été confrontée en son sein, lors de sa crise de 2001, à des comportements particulièrement destructeurs et totalement étrangers à la classe porteuse du communisme. Ces comportements ont été cristallisés dans les méthodes de voyous utilisées par quelques éléments qui allaient donner naissance à la prétendue "fraction interne" du CCI (FICCI)[1]: vol, chantage, mensonges, campagnes de calomnies, mouchardage, harcèlement moral et menaces de mort contre nos camarades. C’est donc à partir d’un problème concret d’une extrême gravité et qui constitue une menace pour le milieu politique prolétarien, que nous avons pris conscience de la nécessité d’armer l’organisation face à une question qui a toujours préoccupé et traversé le mouvement ouvrier depuis ses origines, celle de la morale prolétarienne. Nous avons toujours affirmé, notamment dans nos Statuts, que la question du comportement des militants est une question politique à part entière. Mais jusqu’à présent, le CCI n’avait pas encore été en mesure de mener une réflexion plus approfondie sur cette question en la reliant à celle de la morale et de l’éthique du prolétariat. Pour comprendre les origines, les buts et les caractéristiques de l’éthique de la classe ouvrière, le CCI a dû se pencher sur l’évolution de la morale dans l’histoire de l’humanité en se réappropriant les acquis théoriques du marxisme qui se sont appuyés sur les avancées de la civilisation humaine, notamment dans le domaine de la science et de la philosophie. Ce texte d’orientation ne s’est pas donné comme objectif de constituer une élaboration théorique achevée, mais de tracer quelques pistes de réflexion afin de permettre à l’ensemble de l’organisation d’approfondir un certain nombre des questions fondamentales (telles que l’origine et la nature de la morale dans l’histoire de l’humanité, la différence entre morale bourgeoise et morale prolétarienne, la dégénérescence des moeurs et de l’éthique dans la période de décomposition du capitalisme, etc.). Dans la mesure où ce débat interne n’est pas encore achevé, nous ne publions ici que les extraits du texte d’orientation qui nous ont semblé les plus accessibles au lecteur non averti. Du fait qu’il s’agit d’un texte interne dont les idées sont extrêmement condensées et font appel à des concepts théoriques parfois assez complexes, nous sommes conscients que certains passages pourront paraître difficiles au lecteur. Néanmoins, certains aspects de notre débat étant arrivés à maturité, nous avons jugé utile de porter les extraits de ce texte d’orientation à l’extérieur afin que la réflexion entamée par le CCI puisse s’engager et se poursuivre dans l’ensemble de la classe ouvrière et du milieu politique prolétarien.
Dès l’origine, la question du comportement politique des militants, et donc de la morale prolétarienne, a joué un rôle central dans la vie du CCI. On trouve dans nos statuts (adoptés en 1982) la concrétisation vivante de notre vision de cette question. [2]
Nous avons toujours insisté sur le fait que les statuts du CCI ne sont pas une liste de règles définissant ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, mais une orientation pour notre attitude et notre conduite, incluant un ensemble cohérent de valeurs morales (notamment en ce qui concerne les rapports des militants entre eux et envers l’organisation). C’est pourquoi nous exigeons de tous ceux qui veulent devenir membres de notre organisation un accord profond avec ces valeurs. Nos statuts sont une partie intégrante de notre plate-forme, et ne servent pas seulement à établir qui peut devenir membre du CCI et dans quelles conditions. Ils conditionnent le cadre et l’esprit de la vie militante de l’organisation et de chacun de ses membres.
La signification que le CCI a toujours attachée à ces principes de comportement est illustrée par le fait qu’il s’est toujours engagé à les défendre, même au risque de subir des crises organisationnelles. De ce fait, le CCI s’est situé de façon consciente et inébranlable dans la tradition de lutte de Marx et Engels au sein de la Première Internationale, des Bolcheviks et de la Fraction italienne de la Gauche communiste. C’est pour cela qu’il a été capable de surmonter toute une série de crises et de maintenir les principes fondamentaux d'un comportement de classe.
Cependant, c’est de façon plus implicite qu’explicite que le CCI a défendu le concept d’une morale et d’une éthique prolétariennes ; il l’a mis en pratique de façon empirique plutôt que généralisé d’un point de vue théorique. Face aux grandes réticences de la nouvelle génération de révolutionnaires qui a surgi à la fin des années 1960 envers tout concept de morale, considéré comme étant nécessairement réactionnaire, l’attitude développée par l’organisation a consisté à accorder plus d’importance à ce que soient acceptés les attitudes et les comportements de la classe ouvrière plutôt que de mener ce débat très général à un moment où ce dernier n’était pas encore mûr.
Les questions de morale prolétarienne ne sont pas le seul domaine envers lequel le CCI a procédé de cette manière. Dans les premières années d’existence du CCI, il existait des réserves similaires concernant la nécessité de la centralisation, le caractère indispensable de l’intervention des révolutionnaires et le rôle dirigeant de l’organisation dans le développement de la conscience de classe, la nécessité de combattre le démocratisme ou la reconnaissance de l’actualité du combat contre l’opportunisme et le centrisme.
Les grands débats que nous avons menés, de même que les crises que nous avons traversées, ont révélé que l’organisation a toujours été capable non seulement d’élever son niveau théorique mais aussi de clarifier ces questions qui étaient restées confuses au début. De ce fait, sur les questions organisationnelles, le CCI a toujours su relever le défi en approfondissant et en élargissant sa compréhension théorique des questions posées.
Le CCI a déjà analysé ses crises récentes ainsi que le danger sous jacent à la perte des acquis du mouvement ouvrier comme des manifestations de l’entrée du capitalisme dans une phase nouvelle et terminale, celle de sa décomposition. En ce sens, la clarification d’une question aussi cruciale que la morale prolétarienne est une nécessité de cette nouvelle période historique et concerne l’ensemble de la classe ouvrière.
"La morale est le résultat du développement historique, elle est le produit de l’évolution. Elle trouve ses origines dans les instincts sociaux de l’espèce humaine, dans la nécessité matérielle de la vie sociale. Étant donné que les idéaux de la social-démocratie sont entièrement dirigés vers un ordre supérieur de la vie sociale, ils doivent nécessairement être des idéaux moraux"[3].
Du fait de l’incapacité des deux principales classes de la société, la bourgeoisie et le prolétariat, à imposer leur propre réponse à la crise de l’économie capitaliste, le capitalisme est entré dans sa phase terminale de décomposition, caractérisée par la dissolution graduelle non seulement des valeurs sociales mais de la société elle-même.
Aujourd’hui, face au "chacun pour soi", à la tendance au délitement du tissu social et à la corrosion de toutes les valeurs morales, il sera impossible aux organisations révolutionnaires -et plus généralement à la nouvelle génération de militants qui apparaît- de renverser le capitalisme sans clarifier les questions de morale et d’éthique. Non seulement le développement conscient des luttes ouvrières mais aussi une lutte théorique spécifique sur ces questions, vers une réappropriation du travail du mouvement marxiste, est devenue une question de vie ou de mort pour la société humaine. Cette lutte est indispensable non seulement pour la résistance prolétarienne aux manifestations de la décomposition du capitalisme et à l’amoralisme ambiant, mais aussi pour reconquérir la confiance du prolétariat dans le futur de l’humanité à travers son propre projet historique.
La forme particulière qu’a prise la contre-révolution en URSS - celle du stalinisme qui se présente comme l’accomplissement et non comme le fossoyeur de la révolution d’Octobre 1917 - a déjà sapé la confiance dans le prolétariat et dans son alternative communiste. Malgré la fin de la période de contre-révolution en 1968, l’effondrement des régimes staliniens en 1989 –(qui a marqué l’entrée du capitalisme dans sa phase historique de décomposition) a une fois encore affecté la confiance du prolétariat en lui-même en tant que sujet de la libération de l’ensemble de l’humanité.
L’affaiblissement de la confiance de la classe ouvrière en elle-même, de son identité de classe et de sa perspective révolutionnaire, résultant des campagnes de la bourgeoisie sur la prétendue "faillite du communisme", a modifié les conditions dans lesquelles se pose la question de l’éthique aujourd’hui. En fait, les revers subis par la classe ouvrière (et notamment le recul de sa conscience suite à l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes staliniens) ont endommagé sa confiance, non seulement dans une perspective communiste mais dans la société dans son ensemble.
Pour les ouvriers conscients, au cours de la période ascendante du capitalisme (et plus encore pendant la première vague révolutionnaire de 1917-23), l’affirmation selon laquelle les problèmes de la société contemporaine s’expliqueraient par le caractère fondamentalement "mauvais" de l’être humain ne suscitait que dédain et mépris. A l’inverse, l’idéologie selon laquelle, fondamentalement, la société serait incapable de s’améliorer et de développer des formes supérieures de solidarité humaine, est devenue aujourd’hui une donnée de la situation historique. De nos jours, les doutes, profondément enracinés, sur les qualités morales de notre espèce affectent non seulement les classes dominantes ou intermédiaires, mais menacent le prolétariat lui-même, y compris ses minorités révolutionnaires. Ce manque de confiance dans la possibilité d’une vision plus collective et responsable en vue de la construction d’une véritable communauté humaine n’est pas uniquement le résultat de la propagande de la classe dominante. L’évolution historique elle-même a mené à cette crise de confiance généralisée dans l’avenir de l’humanité.
Nous vivons une période marquée par :
L’opinion populaire voit se confirmer le jugement du philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) selon lequel l’homme serait, par nature, un loup pour l’homme. Selon cette vision, l’homme serait un être fondamentalement destructeur, prédateur, égoïste, irrémédiablement irrationnel et son comportement social serait inférieur à celui de la plupart des espèces animales. Pour l’écologisme petit-bourgeois par exemple, le développement culturel est considéré comme une "erreur" ou une "impasse". L’humanité elle-même est vue comme une excroissance cancéreuse de l’histoire, vis-à-vis de laquelle la nature va -et même doit- reprendre ses "droits".
Évidemment, la décomposition du capitalisme n’a pas donné naissance à de telles visions, mais elle les a considérablement accentuées et confortées.
Dans les siècles précédents, la généralisation de la production de marchandises sous la domination du capitalisme a progressivement dissous les liens de solidarité qui étaient à la base de la société humaine, au point que leurs réminiscences mêmes risquent de disparaître à jamais de la mémoire collective.
La phase de déclin des formations sociales depuis le communisme primitif a toujours été caractérisée par la dissolution des valeurs morales établies par la société et, tant qu’une alternative historique n’a pas encore commencé à s’affirmer, par une perte de confiance dans le futur.
Mais la barbarie et l’inhumanité de la décadence capitaliste sont sans précédent dans l’histoire de l’espèce humaine. Il est vrai qu’il n’est pas facile après les massacres d’Auschwitz et Hiroshima, et face aux génocides, à la destruction permanente et généralisée, de maintenir sa confiance dans la possibilité d’un progrès moral.
Le capitalisme a également rompu l’équilibre rudimentaire qui existait auparavant entre l’homme et le reste de la nature, sapant ainsi la base à long terme de la société humaine.
A ces caractéristiques de l’évolution historique du capitalisme, nous devons ajouter l’accumulation des effets d’un phénomène plus général de l’ascendance de l’humanité dans le contexte des sociétés de classe : le fait que l’évolution morale et sociale est en retard sur l’évolution technologique.
"La science naturelle est considérée avec justesse comme le champ dans lequel la pensée humaine, à travers une série continue de triomphes, a développé le plus puissamment ses formes de conception logique... Au contraire à l’autre extrême se trouve le vaste champ des actions et des rapports humains dans lequel l’utilisation d’outils ne joue pas un rôle immédiat, et qui agit dans une distance lointaine, en tant que phénomène profondément inconnu et invisible. Là, la pensée et l’action sont plus déterminés par la passion et les impulsions, par l’arbitraire et l’improvisation, par la tradition et la croyance ; là, aucune logique méthodologique ne mène à la certitude de la connaissance (...) Le contraste qui apparaît ici, entre d’un côté la perfection et de l’autre l’imperfection, signifie que l'homme contrôle les forces de la nature ou va de plus en plus y parvenir, mais qu’il ne contrôle pas encore les forces de volonté et de passion qui sont en lui. Là où il a arrêté d’avancer ; peut-être même régressé, c’est au niveau du manque évident de contrôle sur sa propre "nature" (Tilney). Il est clair que c’est la raison pour laquelle la société est encore si loin derrière la science. Potentiellement, l’homme a la maîtrise sur la nature. Mais il ne possède pas encore la maîtrise sur sa propre nature"[4].
Après 1968, la dynamique des luttes ouvrières a constitué un contrepoids puissant au scepticisme croissant au sein de la société capitaliste. Mais en même temps, le manque d’assimilation en profondeur du marxisme a mené à la vision commune au sein de la nouvelle génération de révolutionnaires suivant laquelle il n’y aurait pas de place pour les questions de morale ou d’éthique dans la théorie socialiste. Cette démarche était d’abord et avant tout le produit de la rupture de la continuité organique provoquée par la contre-révolution qui a suivi la vague révolutionnaire de 1917-23. Jusqu’alors, les valeurs éthiques du mouvement ouvrier faisaient partie d’une tradition qui avait toujours été transmise d’une génération à l’autre. L’assimilation de ces valeurs était donc favorisée par le fait qu’elles faisaient partie d’une pratique vivante, collective et organisée. La contre-révolution a balayé, dans une grande mesure, la connaissance de ces acquis, tout comme elle a presque complètement balayé les minorités révolutionnaires qui les incarnaient.
Cette perversion de l’éthique du prolétariat a, à son tour, renforcé l’impression que la morale, par sa nature même, est une affaire intrinsèquement réactionnaire des classes dominantes et exploiteuses. L’histoire montre, évidemment, que dans toutes les sociétés divisées en classes la morale dominante a toujours été la morale de la classe dominante. Et cela à tel point que morale et État, mais aussi morale et religion, sont presque devenus synonymes dans l’opinion populaire. Les sentiments moraux de la société dans son ensemble ont toujours été utilisés par les exploiteurs, par l’État et par la religion, pour sanctifier et perpétuer le statu quo afin que les classes exploitées se soumettent à leur oppression. Le "moralisme" grâce auquel les classes dominantes se sont toujours efforcées de briser la résistance des classes laborieuses à travers l’instillation d’une conscience coupable, est un des grands fléaux de l’humanité. C’est aussi l’une des armes les plus subtiles et efficaces des classes dominantes pour assurer leur domination sur l’ensemble de la société.
Le marxisme a toujours combattu la morale des classes dominantes tout comme il a combattu le moralisme philistin de la petite bourgeoisie. Contre l’hypocrisie des apologues moraux du capitalisme, le marxisme a toujours mis en avant, notamment, que la critique de l’économie politique doit se baser sur une connaissance scientifique et non sur un jugement éthique.
Néanmoins, la perversion de la morale du prolétariat par le stalinisme ne constitue pas une raison pour abandonner la conception de la morale prolétarienne (de la même façon que le prolétariat ne doit pas rejeter le concept de communisme sous prétexte qu’il a été récupéré et perverti par la contre révolution en URSS). Le marxisme a montré que l’histoire morale de humanité n’est pas seulement l’histoire de la morale de la classe dominante. Il a démontré que les classes exploitées ont leurs propres valeurs éthiques et que ces valeurs ont joué un rôle révolutionnaire dans le progrès de l’humanité. Il a démontré que la morale n’est pas non plus identique à la fonction d’exploitation, de l’État ou de la religion et que le futur -s’il y a un futur- appartient à une morale qui dépasse l’exploitation, l’État et la religion.
"… les hommes s'habitueront graduellement à respecter les règles élémentaires de la vie en société connues depuis des siècles, rebattues durant des millénaires dans toutes les prescriptions morales, à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission, sans cet appareil spécial de coercition qui a nom : l'État".[5]
Le marxisme a révélé que le prolétariat est la seule classe de l’histoire qui puisse, en se libérant de l’aliénation, en développant sa conscience, son unité et sa solidarité, libérer la morale, et donc l’humanité, du fléau de la "mauvaise conscience" basée sur la culpabilité et la soif de vengeance et de punition.
De plus, en bannissant le moralisme petit-bourgeois de la critique de l’économie politique, le marxisme a été capable de démontrer scientifiquement le rôle des facteurs moraux dans la lutte de classe du prolétariat. Il a ainsi découvert par exemple que la détermination de la valeur de la force de travail -contrairement à toutes les autres marchandises- contient une dimension morale : le courage, la détermination, la solidarité et la dignité des exploités.
Les résistances au concept de morale prolétarienne expriment également le poids de l’idéologie de la petite bourgeoisie fortement marquée par le démocratisme. Elles révèlent l’aversion du petit bourgeois envers les principes de comportement qui, comme tout principe, constituent autant d’entraves à sa "liberté individuelle". L’infiltration au sein du mouvement ouvrier contemporain de cette idéologie d’une classe sans devenir historique est une faiblesse qui a renforcé l’immaturité de la génération issue du mouvement de mai 68.
La morale est un guide indispensable de comportement dans le monde culturel de l’humanité. Elle permet d’identifier les principes et les règles de vie commune des membres de la société. La solidarité, la sensibilité, la générosité, le soutien aux nécessiteux, l’honnêteté, l’attitude amicale et la bienveillance, la modestie, la solidarité entre générations sont des trésors qui appartiennent à l’héritage moral de l’humanité. Ce sont des qualités sans lesquelles la vie en société devient impossible. C’est pourquoi les êtres humains ont toujours reconnu leur valeur, tout comme l’indifférence envers les autres, la brutalité, l’avidité, l’envie, l’arrogance et la vanité, la malhonnêteté et le mensonge ont toujours provoqué la désapprobation et l’indignation.
Comme telle, la morale remplit la fonction de favoriser les pulsions sociales en opposition aux pulsions antisociales de l’humanité, dans l’intérêt de la cohésion de la communauté. Elle canalise l’énergie psychique dans l’intérêt de tous. La façon dont cette énergie est canalisée varie suivant le mode de production, la constellation sociale, etc.
Au sein de chaque société, des normes de comportement et d’évaluation ont été édifiées, sur la base de l’expérience vivante, et correspondant à un mode de vie donné. Ce processus fait partie de ce que Marx dans Le Capital appelle l’émancipation relative vis-à-vis de l’arbitraire et du simple hasard à travers l’établissement de l’ordre.
La morale a un caractère impératif. C’est une appropriation du monde social à travers des jugements sur le "bien" et le "mal", sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Cette approche de la réalité utilise des mécanismes psychiques spécifiques, comme la bonne conscience et le sens des responsabilités. Ces mécanismes influencent la prise de décision et le comportement général et, souvent, les déterminent. Les exigences de la morale contiennent une prise de conscience de ce qu’est la vie sociale, une conscience qui a été absorbée et assimilée au niveau émotionnel. Comme tout moyen d’appropriation et de transformation de la réalité, elle a un caractère collectif. A travers l’imagination, l’intuition et l’évaluation, elle permet au sujet d’entrer dans le monde mental et émotionnel des autres êtres humains. Elle est donc source de solidarité humaine et moyen d’enrichissement et de développement spirituels mutuels. Elle ne peut évoluer sans interaction sociale, sans transmission des acquis et de l’expérience entre les membres de la société, entre la société et l’individu et d’une génération à l’autre.
L’une des caractéristiques de la morale réside dans le fait qu’elle s’approprie la réalité avec pour instrument de mesure ce qui devrait être. Sa démarche est téléologique plutôt que causale. La collusion entre ce qui est et ce qui doit être est caractéristique de l’activité morale ; elle en fait un facteur actif et vital.
Le marxisme n’a jamais nié la nécessité ni l’importance de la contribution de facteurs non théoriques et non scientifiques dans l’ascension de l’espèce humaine. Au contraire, il a toujours compris leur caractère indispensable et même leur indépendance relative. C’est pourquoi il a été capable d’examiner leurs connexions dans l’histoire et de reconnaître leur complémentarité.
Dans les sociétés primitives, mais aussi dans les sociétés de classes, la morale se développe de façon spontanée. Bien avant que la capacité de codifier les valeurs morales (ou de réfléchir dessus) ne se soit développée, existaient des types de comportement et leur évaluation. Chaque société, chaque classe ou chaque groupe social et même chaque profession (comme le soulignait Engels), notamment à travers l’édification de codes de déontologie, a son propre schéma de comportement moral. Comme l’a remarqué Hegel, une série d’actes d’un sujet est le sujet lui-même. La morale est bien plus que la somme des règles et des coutumes de comportement. C’est une part essentielle de la coloration que prennent les rapports humains dans une société donnée.
Elle est le reflet et un facteur actif à la fois de la façon dont l’homme se voit lui-même et de la façon dont il parvient à comprendre les autres, à pénétrer dans l’univers mental de l’autre. La morale est basée sur l’empathie qui s’inscrit dans le champ des émotions spécifiques à l’espèce humaine. C’est justement pour cela que Marx affirmait : "Rien de ce qui est humain ne m’est étranger".
Les évaluations morales sont nécessaires non seulement en réponse aux problèmes quotidiens, mais comme partie d'une activité planifiée et consciemment dirigée vers un but. Non seulement elles guident des décisions particulières, mais elles orientent toute une vie ou toute une époque historique.
Bien que l’instinct, l’intuition et l’inconscient constituent des aspects essentiels du monde moral de l’homme, avec l’ascension de l’humanité le rôle de la conscience grandit également dans cette sphère. Les questions morales touchent les profondeurs mêmes de l’existence humaine. Une orientation morale est le produit de besoins sociaux mais aussi une manière de penser dans une société ou un groupe donné. Elle nécessite une évaluation de la valeur de la vie humaine, du rapport de l’individu à la société, une définition de sa propre place dans le monde, de ses propres responsabilités envers l’ensemble de la communauté. Mais ici, l’évaluation prend place non de façon contemplative mais sous la forme de comportements sociaux. L’orientation éthique apporte sa contribution spécifique -pratique, évaluative, impérative- sur le sens à donner à la vie humaine.
Bien que le développement de l’univers soit un processus qui existe au delà et indépendamment de tout but ou "signification" objective, l’humanité est cette partie de la nature qui se donne des buts et lutte pour leur réalisation.
Dans L’origine de la famille, de la propriété et de l'État, Engels montre que la morale plonge ses racines dans les rapports socio-économiques et les intérêts de classe. Mais il montre également son rôle régulateur, non seulement dans la reproduction des structures sociales existantes, mais aussi dans l’émergence de nouveaux rapports sociaux. La morale peut soit entraver, soit accélérer le progrès historique. La morale reflète fréquemment, avant la philosophie et la science, les changements cachés sous la surface de la société.
Le caractère de classe d’une morale donnée ne doit pas nous faire perdre de vue le fait que tout système moral contient des éléments humains généraux qui contribuent à la préservation de la société à un stade de son développement. Comme Engels le met en évidence dans l’Anti-Dühring, la morale prolétarienne contient bien plus d’éléments de valeur humaine générale que celle des autres classes sociales parce qu’elle représente le futur contre la morale de la bourgeoisie. Engels insiste, à juste raison, sur l’existence du progrès moral dans l’histoire. A travers les efforts, d’une génération à l’autre, pour mieux maîtriser l’existence humaine et à travers les luttes des classes historiques, la richesse de l’expérience morale de la société s’est accrue. Bien que le développement éthique de l’homme ne soit pas du tout linéaire, le progrès dans ce domaine peut se mesurer dans la nécessité et la possibilité de résoudre des problèmes humains toujours plus complexes. Cela révèle tout le potentiel d’enrichissement du monde intérieur et social de l’homme qui, comme l’a souligné Trotsky, est l’un des critères les plus importants du progrès.
Une autre caractéristique fondamentale de la morale réside dans le fait que, tout en exprimant les besoins de la société dans son ensemble, son existence est inséparable de la vie intime de l’être humain, du monde intérieur de sa conscience et de sa personnalité. Toute démarche qui sous-estime le facteur subjectif, reste nécessairement abstraite et passive. C’est l’identification intime et profonde de l’homme aux valeurs morales qui, entre autres, le distingue de l’animal et qui lui donne la force de transformer la société. Ici, ce qui est socialement nécessaire devient la voix interne de la "bonne conscience", permettant de relier les émotions humaines à la dynamique du progrès social. Le mûrissement moral de l’être humain l’arme contre les préjugés et le fanatisme et augmente ses capacités à réagir consciemment et de façon créative face aux conflits moraux.
Il est également nécessaire de souligner que, bien que la morale trouve sa base biologique dans les instincts sociaux, son évolution est inséparable de la participation à la culture humaine. Le dégagement de l’espèce humaine du règne animal ne dépend pas seulement du développement de la pensée, mais aussi de l’éducation et du raffinement des émotions. Tolstoï avait donc raison de souligner le rôle, dans le progrès humain, de l’art -au sens large-, à côté de celui de la science.
"Tout comme, grâce à la capacité des hommes de comprendre les pensées exprimées en mots, tout être humain peut connaître tout ce que l’ensemble de l’humanité a réalisé pour lui dans le domaine de la pensée... de même, grâce à la capacité humaine, à travers l’art, d’être touché par les sentiments des autres, il peut accéder aux émotions de ses contemporains, à ce que d’autres êtres humains, des milliers d’années auparavant, ont ressenti et il devient possible pour lui d’exprimer ses propres sentiments aux autres. Si les êtres humains n’avaient pas la possibilité, la capacité d’absorber au moyen des mots, toutes les pensées de ceux qui ont vécu avant eux et de communiquer leurs propres pensées à d’autres, ils seraient comme des animaux sauvages ou comme un Gaspard Hauser. S’ils n’avaient pas cette autre capacité humaine d’être affectés par l’art, les êtres humains seraient très certainement dans une mesure encore plus grande, des sauvages et par dessus tout bien plus étrangers les uns aux autres et plus hostiles"[6]
L’éthique est la théorie de la morale, ayant pour objectif de mieux comprendre son rôle, d’améliorer et de systématiser son contenu et son champ d’action. Bien que l’éthique soit une discipline théorique, son but a toujours été pratique. Une éthique qui ne contribuerait pas à améliorer les comportements humains dans la vie réelle est par définition sans valeur. L’éthique est apparue et s’est développée en tant que science philosophique, non seulement pour des raisons historiques mais aussi parce que la morale n’est pas un objet précis mais un rapport qui embrasse l’ensemble de la vie humaine et la conscience. Depuis la philosophie grecque classique jusqu’à Spinoza et Kant, l’éthique a toujours été conçue comme un défi essentiel auquel se sont confrontés les plus grands cerveaux de l’humanité.
Malgré la multitude des démarches et des réponses suivant les différents types de sociétés, un but commun a toujours caractérisé l’éthique, notamment depuis Socrate. C’est la réponse à la question : comment l’homme peut-il parvenir à construire le bonheur universel pour l’ensemble de son espèce ? L’éthique a toujours été une arme de combat, en particulier une arme de la lutte de classe. La confrontation à la maladie et à la mort, aux conflits d’intérêt et à la souffrance morale, a souvent été un puissant stimulant pour l’étude de l’éthique. Mais alors que la morale, aussi rudimentaire que soient ses manifestations, est une condition très ancienne de l’existence de la société humaine (et existait déjà dans les premières sociétés primitives), l’éthique est un phénomène beaucoup plus récent et est apparue avec la société divisée en classes. Le besoin d’orienter consciemment le comportement et la vie de chacun est le produit de la nature de la vie sociale qui est devenue de plus en plus complexe avec l’apparition des classes sociales. Dans la société primitive, la solidarité entre les hommes et le sens de leur activité étaient directement dictés par la plus rude des pénuries. La liberté de choix individuel n’existait pas encore. C’est dans le contexte de la contradiction croissante entre vie privée et vie publique, entre les besoins des individus et ceux de la société, qu’une réflexion théorique sur le comportement et ses principes a pris corps. Cette réflexion est inséparable de l’apparition d’une attitude critique vis-à-vis de la société et de la volonté de la changer de façon consciente et réfléchie. Ainsi, si l’éclatement de la communauté primitive et l’apparition de la société de classes constitue une condition pour une telle démarche, l’apparition de l’éthique -comme celle de la philosophie en général- est stimulée en particulier par le développement de la production de marchandises, comme ce fut le cas dans la Grèce antique. Non seulement l’apparition de l’éthique mais aussi son évolution dépendait fondamentalement du développement des forces productives, notamment des bases économiques, matérielles de la société.
Avec la société de classes, les exigences morales et les coutumes changent nécessairement puisque chaque formation sociale fait apparaître une morale qui correspond à ses besoins. Quand les morales établies par les classes dominantes entrent en contradiction avec le développement historique, elles deviennent source d’une souffrance terrible, augmentent le recours à la violence physique et psychique pour s’imposer et mènent à une désorientation généralisée, à une hypocrisie latente, mais aussi à l’auto flagellation, notamment au sein des classes exploitées. Ces phases de déclin des sociétés constituent un défi particulier pour l’éthique et cette dernière s’attache à formuler de nouveaux principes qui auront prise sur les masses et ne les orienteront que dans une phase ultérieure.
Cependant, le développement de l’éthique est loin d’être un reflet mécanique, passif, des bases économiques de la société. Elle possède une dynamique interne propre, comme l’avait déjà illustré l’évolution du premier matérialisme, celui des matérialistes grecs dont les contributions à l’éthique appartiennent encore à l’héritage théorique inestimable de l’humanité. Cette dynamique interne de l’éthique se révèle dans la poursuite de sa préoccupation centrale : l’aspiration au bonheur pour l’ensemble de l’humanité. Héraclite, déjà, faisait ressortir la question centrale de l’éthique : le rapport entre l’individu et la société, entre ce que font réellement les individus et ce qu’ils devraient faire dans l’intérêt général. Mais cette philosophie "de la nature" était incapable de donner une explication matérialiste des origines de la morale et en particulier de la bonne conscience. De plus, son insistance unilatérale sur la causalité, au détriment du côté "téléologique" de l’existence de l’homme (activité réfléchie en vue d’un but conscient), l’empêchait de parvenir à donner des réponses satisfaisantes aux questions éthiques parmi les plus fondamentales pour l’avenir de l’espèce humaine. (telles que le rapport de l’homme à sa propre finitude, à sa propre mort et à celles de ses semblables notamment face à la guerre et autres conflits meurtriers).
C’est pourquoi, non seulement l’évolution sociale objective mais l’absence de réponse aux questions morales qui étaient posées, ont ouvert la voie à l’idéalisme philosophique. Cet idéalisme est apparu en même temps qu’une nouvelle croyance religieuse, le monothéisme, fondée sur la foi en un Dieu unique, sauveur de l’humanité et seul capable d’ouvrir les portes du bonheur universel dans un paradis céleste. L’apparition de la morale idéaliste n’était plus basée sur l’explication de la nature mais sur l’exploration de la vie spirituelle. Cette démarche n’est pas parvenue à se dégager totalement de la pensée animiste et magique des sociétés primitives et a culminé dans la vision suivant laquelle l’essence humaine serait divisée en deux parties, l’une spirituelle (morale) et l’autre matérielle (corporelle). L’homme serait en quelque sorte mi-ange, mi-animal.
Ce n’est qu’avec le matérialisme révolutionnaire de la bourgeoisie ascendante d’Europe occidentale que le triomphe de l’idéalisme moral a pu sérieusement être mis en question. Ce nouveau matérialisme postulait que les pulsions naturelles de l’homme contenaient le germe de tout ce qui est bien, rendant l’ordre social ancien responsables de tout le mal. Sont issus de cette école de pensée, non seulement les armes théoriques de la révolution bourgeoise mais aussi le socialisme utopique (Fourier chez les matérialistes français, Owen et le système "utilitariste" de Bentham).
Mais ce matérialisme de la bourgeoisie révolutionnaire était incapable d’expliquer l’origine de la morale. Les morales ne peuvent être expliquées "naturellement" parce que la nature humaine contient déjà la morale. Cette théorie révolutionnaire ne pouvait pas non plus expliquer sa propre origine. Si l’homme, à sa naissance, n’est qu’une page blanche, une table rase, comme l’affirme ce matérialisme bourgeois, et si sa nature d’être social n’est déterminée que par son imprégnation dans l’ordre social existant, d’où viennent les idées révolutionnaires, quelle est l’origine de l’indignation morale -cette condition indispensable pour une société nouvelle et meilleure ? Le fait que le matérialisme bourgeois ait combattu le pessimisme de l’idéalisme (qui niait toute possibilité d’un progrès moral dans le monde réel de l’homme) constitue sa grande contribution. Néanmoins, malgré son optimisme apparemment sans limites, ce matérialisme par trop mécanique et métaphysique n’offrait qu’une base peu solide à une réelle confiance dans l’humanité. En définitive, dans cette vision du monde incarné par la philosophie des lumières, c’est l’homme "illuminé" qui devait apparaître comme la seule source de la perfection morale de l’espèce humaine.
Le fait que le matérialisme bourgeois n’ait pas réussi à expliquer les origines de la morale a contribué à la rechute de Kant dans l’idéalisme moral quand il cherche à expliquer le phénomène de la bonne conscience. En déclarant que "la loi morale à l’intérieur de nous" était une "chose en soi", existant a priori, en dehors du temps et de l’espace, Kant déclarait en fait que nous ne pouvons pas connaître les origines de la morale.
Ainsi, malgré toutes ces contributions inestimables à l’histoire de l’humanité et qui constituent les pièces d’un puzzle encore éparpillées, ce n’est que le prolétariat qui sera à même, grâce à la théorie marxiste, de donner une réponse cohérente et satisfaisante à cette question des origines de la morale.
Pour le marxisme, l’origine de la morale réside dans la nature entièrement sociale, collective, de l’espèce humaine. Cette morale est le produit non seulement de profonds instincts sociaux mais aussi de la dépendance de l’espèce à l’égard du travail collectif, associé et planifié, et de l’appareil productif de plus en plus complexe que celui-ci exige. La base, le coeur de la morale, c’est la reconnaissance de la nécessité de la solidarité face à la fragilité biologique de l’être humain. Cette solidarité (que les découvertes scientifiques récentes, notamment en anthropologie et paléontologie ont d’ailleurs mises en évidence) constitue le dénominateur commun de tout ce qui a été positif et durable au cours de l’histoire de la morale. En tant que telle, la solidarité est à la fois l’étalon du progrès moral et l’expression de la continuité de cette histoire malgré toutes les ruptures et régressions.
Cette histoire est caractérisée par la reconnaissance que les chances de survie sont d’autant plus grandes que la société (ou la classe sociale) est plus unifiée, sa cohésion plus solide, et plus grande l’harmonie entre toutes ses parties. Mais le développement de la morale à travers les siècles n’est pas seulement une question de survie pour l’espèce humaine. Il conditionne l’apparition de formes toujours plus achevées et complexes de collectivités humaines qui elles-mêmes sont la condition du développement des potentialités de l’homme et de la société. Par ailleurs, ce n’est qu’en établissant des rapports avec les autres que les êtres humains peuvent découvrir leur propre humanité. La recherche pratique des intérêts collectifs est l’outil de l’élévation morale des membres de la société. La vie la plus riche est celle qui est la plus ancrée dans la société.
La raison pour laquelle seul le prolétariat pouvait répondre à la question de l’origine et de l’essence de la morale, réside dans le fait que la perspective d’une communauté mondiale unifiée, une société communiste, constitue la clef pour appréhender l’histoire de la morale. Le prolétariat est la première classe de l’histoire qui n’ait pas d’intérêt particulier à défendre et qui soit unie par une vraie socialisation de la production, base matérielle d’un niveau qualitativement supérieur de la solidarité humaine.
L’éthique matérialiste du marxisme, grâce à sa capacité à intégrer les découvertes scientifiques (notamment celles de Darwin à qui Marx avait dédicacé le Capital) permet donc de comprendre que l’homme, en tant que produit de l’évolution, n’est pas, en fait, une table rase à la naissance. Il apporte avec lui, "dans le monde" une série de besoins sociaux issus de ses origines animales (par exemple le besoin de tendresse et d’affection sans lequel le nouveau-né ne peut se développer et peut même ne pas survivre).
Mais les progrès de la science ont aussi révélé que l’homme est également un combattant né. C’est bien ce qui lui a permis de partir à la conquête du monde, de dominer les forces de la nature, de la transformer en développant sa vie sociale sur toute la planète. L’histoire montre ainsi qu’il ne se résigne pas en général face aux difficultés. La lutte de l’humanité ne peut que se fonder sur une série d’instincts qu’elle a hérités du règne animal : ceux de l’auto préservation, de la reproduction sexuelle, de la protection de ses petits, etc. Dans le cadre de la société, ces instincts de préservation de l’espèce n’ont pu se développer qu’à travers le partage de ses émotions avec ses semblables. S’il est vrai que ces qualités sont le produit de la socialisation, il n’en est pas moins vrai que ce sont ces qualités qui, en retour, rendent possible sa vie en société. L’histoire de l’humanité a aussi montré que l’homme peut et doit également mobiliser un potentiel d’agressivité sans lequel il ne peut se défendre contre un environnement hostile.
Mais les bases de la combativité de l’espèce humaine sont beaucoup plus profondes que cela, et sont par dessus tout ancrées dans la culture. L’humanité est la seule partie de la nature qui, à travers le procès du travail, se transforme constamment elle-même. Cela signifie que, dans le long processus d’hominisation, de transformation du "singe en homme", la conscience est devenue le principal instrument de la lutte de l’humanité pour sa survie. A chaque fois que l’homme a atteint un but, il a modifié son environnement et il s’est donné de nouveaux objectifs plus élevés. Ce qui a nécessité en retour un nouveau développement de sa nature d’être social.
La méthode scientifique du marxisme a dévoilé les origines biologiques, "naturelles" de la morale et du progrès social. Parce qu’il a découvert les lois du mouvement de l’histoire humaine et dépassé le point de vue métaphysique, le marxisme a résolu des questions auxquelles l’ancien matérialisme bourgeois était incapable de répondre. Ce faisant, il a démontré la relativité, mais aussi la validité relative, des différents systèmes moraux dans l’histoire. Il a révélé leur dépendance à l’égard du développement des forces productives et, à partir d’une certaine période historique, de la lutte de classe. Par là même, il a posé les bases théoriques d’un dépassement pratique de ce qui fut l’un des plus grands fléaux de l’humanité jusqu’à nos jours : la tyrannie fanatique, dogmatique de tout système moral.
En montrant que l’histoire a un sens et forme un tout cohérent, le marxisme a dépassé le faux choix entre le pessimisme moral de l’idéalisme et l’optimisme étroit du matérialisme bourgeois. En démontrant l’existence d’un progrès moral dans l’histoire de l’humanité, il a élargi les bases de la confiance du prolétariat dans le futur.
Malgré la noble simplicité des principes communautaires de la société primitive, leurs vertus étaient liées à l’accomplissement aveugle de rites et de superstitions qui ne pouvaient être mis en question, et n’ont jamais été le résultat d’un choix conscient. Ce n’est qu’avec l’apparition d’une société de classes (en Europe, à l’apogée de la société esclavagiste) que les êtres humains ont pu acquérir une valeur morale indépendante des relations par le sang. Cet acquis a été le produit de la culture, de la révolte des esclaves et des autres couches opprimées. Il est important de remarquer que les luttes des classes exploitées, même quand elles ne contenaient pas de perspective révolutionnaire, ont enrichi l’héritage moral de l'humanité, à travers la culture de l’esprit de rébellion et d’indignation, de la conquête d’un respect pour le travail humain, de la défense de la dignité de chaque être humain. La richesse morale de la société n’est jamais le simple résultat de la constellation économique, sociale, culturelle du moment. Elle est le produit d’une accumulation historique. De même que l’expérience et la souffrance d’une vie longue et difficile contribuent à la maturation de ceux qu’elle n’a pas brisés, l’enfer de la société de classes contribue aussi au développement de la noblesse morale de l’humanité, à condition que cette société puisse être renversée.
Il faut ajouter que le matérialisme historique a dissous l’ancienne opposition, qui freinait les progrès de l’éthique, entre instinct et conscience, entre causalité et téléologie. Les lois objectives du développement historique sont elles-mêmes des manifestations de l’activité humaine. Elles n’apparaissent comme extérieures que parce que les buts que les hommes se fixent, dépendent des circonstances que le passé a léguées au présent. Considérée de façon dynamique, dans le mouvement du passé vers le futur, l’humanité est à la fois le résultat et la cause du changement. En ce sens, la morale et l’éthique sont à la fois produits et facteurs actifs de l’histoire.
En révélant la vraie nature de la morale, le marxisme est en retour capable d’influer sur son cours, en l'affûtant comme une arme de la lutte de classe du prolétariat.
La morale prolétarienne se développe en combattant les valeurs dominantes ; elle ne s’en tient pas à l’écart. Le cœur de la morale de la société bourgeoise est contenu dans la généralisation de la production de marchandises. Cela détermine son caractère essentiellement démocratique, qui a joué un rôle hautement progressiste dans la dissolution de la société féodale mais qui révèle de plus en plus son côté irrationnel avec le déclin du système capitaliste.
Le capitalisme a soumis l’ensemble de la société, y compris la force de travail elle-même, à la quantification de la valeur d’échange. La valeur de l’être humain et de son activité productrice ne réside plus dans sa qualité humaine concrète ni dans sa contribution particulière à la collectivité. Elle ne peut plus être mesurée que de façon quantitative par rapport aux autres et à une moyenne abstraite qui s’impose à la société comme une force indépendante et aveugle. En introduisant la concurrence entre les hommes, en les obligeant à se comparer constamment les uns aux autres, le capitalisme érode la solidarité humaine à la base de la société. En faisant abstraction des qualités réelles des êtres humains, y compris de leurs qualités morales, il sape la base même de la morale. En remplaçant la question "que puis-je apporter comme contribution â la communauté ?" par la question "quelle est ma valeur propre au sein de la communauté ?" (richesse, pouvoir, prestige), il met en question la possibilité même d’une communauté humaine.
La tendance de la société bourgeoise est d’éroder les acquis moraux de l’humanité qui se sont accumulés au cours de milliers d’années, depuis la simple tradition d’hospitalité et de respect des autres dans la vie quotidienne jusqu’au réflexe élémentaire de porter assistance à ceux qui sont dans le besoin.
Avec l’entrée du capitalisme dans sa phase terminale, celle de la décomposition, cette tendance inhérente au capitalisme prend le dessus. La nature irrationnelle de cette tendance, incompatible à long terme avec la préservation de la société, se révèle dans la nécessité pour la bourgeoisie elle-même, dans l’intérêt de son système, de recourir à des chercheurs qui font des investigations et développent des stratégies contre le "mobbing" (le harcèlement moral), à des pédagogues chargés d’enseigner aux écoliers comment gérer les conflits. De même, la qualité de plus en plus rare de pouvoir travailler en équipe est considérée comme la qualification la plus recherchée à l’embauche dans de nombreuses entreprises aujourd’hui.
Ce qui est spécifique au capitalisme, c’est l’exploitation sur la base de la "liberté" et de l’"égalité" juridique des exploités. D’où le caractère essentiellement hypocrite de la morale bourgeoise. Mais cette spécificité modifie aussi le rôle que la violence joue au sein de la société.
Contrairement à ce que peuvent proclamer ceux qui font l’apologie du capitalisme, celui-ci n’utilise pas moins la force brute que les autres modes de production, mais bien plus encore. Cependant comme le développement du processus d’exploitation lui-même est basé désormais sur les rapports économiques et non sur la contrainte physique, le capitalisme a opéré un saut qualitatif dans l’usage de la violence indirecte, morale, psychique. La calomnie, la destruction de la personnalité individuelle, la recherche de boucs émissaires, l’isolement social, la démolition systématique de la dignité humaine et de la confiance en soi, sont devenus des instruments quotidiens du contrôle social. Plus encore, cette violence est devenue la manifestation de la liberté démocratique, l’idéal moral de la société bourgeoise. Plus la bourgeoisie recourt à cette violence indirecte et à la domination de sa morale contre le prolétariat, plus elle renforce sa dictature.
La lutte du prolétariat pour le communisme constitue de loin, jusqu’à présent, le sommet de la morale de l’humanité. Cela signifie que la classe ouvrière a hérité de l’accumulation des fruits de la civilisation, les a développés à un niveau qualitativement supérieur, les sauvant ainsi de la liquidation par la décomposition capitaliste. Un des principaux buts de la révolution communiste, c’est la victoire des instincts sociaux sur les pulsions anti-sociales. Comme Engels l’expliquait dans L'Anti-Dühring, une morale réellement humaine, au delà des contradictions de classe, ne deviendra possible que dans une société où les contradictions de classe elles-mêmes mais aussi la mémoire de celles-ci auront disparu dans la pratique de la vie quotidienne.
Le prolétariat intègre dans son mouvement d’anciennes règles de la communauté tout autant que les acquis des manifestations les plus récentes et complexes de la culture morale. Il s’agit aussi bien de règles élémentaires telles que l’interdiction du vol et du meurtre, qui ne sont pas seulement des règles d’or de la solidarité et de la confiance mutuelle pour le mouvement ouvrier, mais une barrière irremplaçable contre l’influence morale étrangère de la bourgeoisie et du lumpen prolétariat.
Le mouvement ouvrier se nourrit également du développement de la vie sociale, du souci pour la vie des autres, de la protection des enfants, des vieillards, des plus faibles et de ceux qui sont dans le besoin. Bien que l’amour de l'humanité ne soit pas l’apanage du prolétariat, comme l’a affirmé Lénine, cette réappropriation par la classe ouvrière est nécessairement un élément critique qui vise à dépasser l’inexpérience, l’étroitesse d’esprit et le provincialisme des couches et des classes exploitées non prolétariennes.
Le surgissement de la classe ouvrière comme porteur de progrès moral est une parfaite illustration de la nature dialectique du développement social. En séparant radicalement les producteurs d’avec les moyens de production et par leur soumission complète aux lois du marché, le capitalisme a créé pour la première fois une classe sociale dépossédée de sa propre humanité. La genèse de la classe ouvrière moderne est donc l’histoire de la dissolution de l’ancienne communauté sociale et de ses acquis. Cette dislocation de la communauté humaine originelle a engendré le déracinement, le vagabondage et la criminalisation de millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Placés en dehors de la sphère de la société, ils étaient condamnés à un processus sans précédent d’abrutissement et de dégradation morale. A l’aube du capitalisme, les quartiers ouvriers dans les régions industrialisées étaient des terrains fertiles pour l’ignorance, le crime, la prostitution, l’alcoolisme, l’indifférence et le désespoir.
Dans son étude sur la classe ouvrière en Angleterre, Engels était déjà capable de remarquer que les prolétaires qui avaient une conscience de classe constituaient le secteur de la société le plus noble, le plus humain et le plus susceptible d’être respecté. Plus tard, en faisant le bilan de la Commune de Paris, Marx a mis en évidence l’héroïsme, l’esprit de sacrifice et la passion pour sa tâche herculéenne du Paris qui se battait, travaillait et pensait, à l’opposé du Paris parasite, sceptique et égoïste de la bourgeoisie.
Cette transformation du prolétariat, de la perte à la conquête de sa propre humanité, est l’expression de sa nature spécifique de classe à la fois exploitée et révolutionnaire. Le capitalisme a donné naissance à la première classe de l’histoire qui ne peut affirmer son humanité et exprimer son identité et ses intérêts de classe que par le développement de la solidarité. Comme jamais auparavant, la solidarité est devenue l’arme de la lutte de classe et le moyen spécifique par lequel l’appropriation, la défense et le plus grand développement de la culture humaine deviennent possibles. Comme Marx le déclarait en 1872 ; "Citoyens ! Rappelons nous le principe fondamental de l'Internationale : la solidarité. Ce n'est que quand nous aurons établi ce principe vital sur des bases sûres chez les travailleurs de tous les pays que nous serons capables d'accomplir le grand but final que nous nous sommes fixés. La transformation doit prendre place dans la solidarité, c‘est ce que nous enseigne la Commune de Paris."[7]
Cette solidarité du prolétariat est le produit de la lutte de classe. Sans le combat constant entre les propriétaires des usines et les travailleurs, Marx nous dit que : "la classe ouvrière de Grande-Bretagne et de l’Europe entière serait une masse humble, opprimée, à faible caractère, épuisée, dont l’émancipation grâce à sa propre force serait complètement impossible comme celle des esclaves de l’ancienne Grèce et de Rome".[8]
Et Marx ajoute : "de façon à apprécier correctement la valeur des grèves et des coalitions, nous ne devons pas nous permettre d’être déçus par l’insignifiance apparente des résultats économiques, mais par dessus tout, garder à l’esprit les conséquences morales et politiques".
Cette solidarité va de pair avec l’indignation morale des travailleurs confrontés à la dégradation de leurs conditions de vie. Cette indignation est une pré-condition, non seulement de leur combat et de la défense de leur dignité mais aussi de l’éclosion de leur conscience. Après avoir défini le travail à l’usine comme un moyen d’abrutissement des ouvriers, Engels conclut que si les travailleurs étaient "non seulement capables de sauver leur santé, mais aussi de développer et d’aiguiser leur compréhension à un niveau plus élevé que celui des autres"[9] ce n’est que par l’indignation devant leur destin et devant l’immoralité et la cupidité de la bourgeoisie.
La libération du prolétariat de la carcasse paternaliste du féodalisme lui a permis de développer la dimension globale, politique de ces "résultats moraux" et donc de prendre à coeur sa responsabilité à l’égard de la société toute entière. Dans son livre sur les classes laborieuses en Angleterre, Engels rappelle comment, en France, la politique et, en Grande-Bretagne, l’économie ont libéré les travailleurs de leur "apathie à l’égard des intérêts généraux de l’humanité", une apathie qui les rendait "morts spirituellement".
Pour la classe ouvrière, sa solidarité n’est pas un instrument parmi d’autres à utiliser quand le besoin s’en fait sentir. C’est l’essence même de la lutte et de l’existence quotidienne de la classe ouvrière. C’est pourquoi l’organisation et la centralisation de ses combats sont la manifestation vivante de cette solidarité.
L’élévation morale du mouvement ouvrier est inséparable de la formulation de son but historique. Au cours de ses études sur les socialistes utopiques, Marx reconnaissait l’influence éthique des idées communistes au travers desquelles "se forge notre conscience". Dans son livre "Le socialisme et les Églises", Rosa Luxemburg rappelait également que le taux de criminalité avait baissé dans les quartiers industriels de Varsovie dès que les ouvriers sont devenus socialistes.
La plus haute expression, de loin, de la solidarité humaine, du progrès éthique de la société jusqu’à présent, c’est l’internationalisme prolétarien. Ce principe est le moyen indispensable de la libération de la classe ouvrière, qui pose les bases de la future communauté humaine. Le caractère central de ce principe et le fait que seule la classe ouvrière puisse le défendre, souligne toute l’importance de l’autonomie morale du prolétariat vis-à-vis des autres classes et couches de la société. Il est indispensable pour les ouvriers conscients de se libérer eux-mêmes de la façon de penser et des sentiments de la population au sens large, de façon à opposer leur propre morale à celle de la classe dominante.
La solidarité n’est pas seulement un moyen indispensable pour réaliser le but communiste, mais c’est aussi l’essence de ce but.
Les révolutions ont toujours engendré un renouveau moral de la société. Elles ne peuvent surgir et être victorieuses sans que déjà, auparavant, les masses ne se soient emparées de nouvelles valeurs et de nouvelles idées qui galvanisent leur esprit de combat, leur courage et leur détermination. La supériorité des valeurs morales du prolétariat constitue un des principaux moyens de sa capacité à entraîner derrière lui les autres couches non exploiteuses. Bien qu’il soit impossible de développer complètement une morale communiste au sein de la société de classes, les principes de la classe ouvrière établis par le marxisme annoncent le futur et contribuent à dégager sa voie. Au travers du combat lui-même, la classe ouvrière ajuste de plus en plus ses comportements et ses valeurs à ses propres besoins et à ses buts, acquérant ainsi une nouvelle dignité humaine.
Le prolétariat n’a pas besoin d’illusions morales, et il déteste l’hypocrisie. Son intérêt est de débarrasser la morale de toutes les illusions et de tous les préjugés. En tant que première classe de la société ayant une compréhension scientifique de celle-ci, le prolétariat est le seul qui puisse faire valoir cette autre préoccupation de la morale qu’est la vérité. Et ce n’est pas un hasard si le journal du parti bolchevique s’appelait justement la "Pravda" (La "Vérité").
Comme pour la solidarité, cette droiture prend un sens nouveau et plus profond. Face au capitalisme qui ne peut exister sans mensonge et tromperies et qui camoufle la réalité sociale, en faisant en sorte que les rapports entre les hommes apparaissent comme des rapports entre objets, le but du prolétariat est de faire apparaître la vérité comme le moyen indispensable de sa propre libération. C’est pour cela que le marxisme n’a jamais tenté de minimiser l’importance des obstacles sur la voie de la victoire, ni refusé de reconnaître une défaite. L’épreuve la plus dure de la droiture est d’être vrai vis-à-vis de soi-même. Et ce qui est valable pour les classes l’est également pour les individus. Bien sûr, cette quête pour comprendre sa propre réalité peut être douloureuse et ne doit pas être entendue dans un sens absolu. Mais l’idéologie et l’automystification sont en contradiction directe avec les intérêts de la classe ouvrière.
En fait, en mettant la recherche de la vérité au centre de ses préoccupations, le marxisme est l’héritier de ce que l’éthique scientifique de l’humanité a produit de meilleur. Pour le prolétariat, la lutte pour la clarté est la valeur la plus importante. L’attitude consistant à éviter et à saboter les débats et la clarification est une insulte à cette valeur, puisqu’une telle démarche ouvre toujours grand la porte à la pénétration d’idéologies et de comportements étrangers au prolétariat.
Par ailleurs, le combat pour le communisme pose au prolétariat de nouvelles questions et le met face à de nouvelles dimensions de l’action éthique. Par exemple, la lutte pour la prise du pouvoir pose directement la question des rapports entre les intérêts du prolétariat et ceux de l’humanité dans son ensemble qui, à cette étape de l’histoire, correspondent les uns aux autres sans toutefois être identiques. Face au choix entre socialisme et barbarie, la classe ouvrière doit assumer consciemment ses responsabilités à l’égard de l’humanité comme un tout. En septembre-octobre 1917, lorsque les conditions de l’insurrection étaient mûres et face au danger que l’extension de la révolution échoue et conduise à des souffrances terribles pour le prolétariat mondial, Lénine défendait qu’il fallait "prendre le risque" car c’était le sort de la civilisation elle-même qui était en jeu. De même, la politique de transformation économique après la prise du pouvoir met la classe ouvrière devant la nécessité de développer de façon consciente de nouveaux rapports entre les hommes et le reste de la nature dans la mesure où ces rapports ne peuvent plus être ceux d’un "vainqueur en terrain conquis" (Engels, Anti-Dühring)
CCI
[1] Pour un aperçu des comportements des éléments de la FICCI, voir notamment nos articles "Des menaces de mort contre les militants du CCI [1465]", "Les réunions publiques du CCI interdites aux mouchards [1466]", "Les méthodes policières de la FICCI [1467]" (respectivement dans les n° 355, 338 et 330 de Révolution Internationale) ainsi que "Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels [1468]" dans la Revue internationale n° 110 et "16e Congrès du CCI : Se préparer aux combats de classe et au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires [1469]" dans la Revue internationale n° 122.
[2] Cette vision est notamment développée dans le texte "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CC [1470]I" publié dans la Revue internationale n° 109.
[3] Josef Dietzgen : "The Religion of Social Democracy – Sermons", 1870, chapitre V
[4] Anton Pannekoek, Anthropogenesis, A study in the Origin of Man, 1944.
[5] Lénine : L'État et la révolution
[6] Tolstoï : What is art ? 1897. Dans une contribution à la Neue Zeit sur cet essai, Rosa Luxemburg a déclaré qu’en formulant un tel point de vue, Tolstoï manifestait bien plus de socialisme et de matérialisme historique que la plus grande partie de ce qui était publié dans la presse du parti.
[7] Marx : "Discours" au Congrès de la Haye de l'Association Internationale des Travailleurs, 1872.
[8] Marx : "La politique russe vis-à-vis de l’Angleterre" - Le mouvement ouvrier en Angleterre, 1853
[9] Engels : La condition des classes laborieuses en Angleterre, 1845. Chapitre : "Les différentes branches de travail. L’ouvrier d’usine au sens étroit (Esclavage, règles d’usine)".
Après avoir résumé les deux premiers volumes de cette série, nous pouvons maintenant reprendre le fil chronologique. Dans le deuxième volume [1396], nous avons déjà abordé la phase de contre-révolution, en particulier concernant les efforts des révolutionnaires pour comprendre la nature de classe de la Russie stalinienne dans les années 1920 et 1930. Dans l'article "L'énigme russe et la Gauche communiste italienne [1402]" de la Revue Internationale n° 106 (comme dans notre brochure La Gauche communiste d'Italie [1471]), nous défendions que c'était la Fraction italienne de la Gauche communiste, autour de la revue Bilan, qui avait le mieux compris les tâches de la minorité révolutionnaire dans une phase de défaite, et qui avait développé la méthode la plus fructueuse pour comprendre les raisons de l'échec de la révolution. Aujourd'hui, nous nous centrons principalement sur la façon dont les révolutionnaires ont discuté, au plus profond de la contre-révolution, les problèmes de la période de transition, et notre point de départ est une nouvelle fois la Fraction italienne.
Bilan a commencé à être publié en 1933, année qui a apporté à la Gauche italienne en exil la confirmation du triomphe de la contre-révolution et de l'ouverture du cours vers une Seconde Guerre impérialiste mondiale. Hitler est arrivé au pouvoir en Allemagne avec la complicité de l'État démocratique, dans un contexte où l'Internationale communiste avait prouvé son incapacité totale à défendre les intérêts de classe du prolétariat. L'année 1934 devait apporter une confirmation supplémentaire du diagnostic que Bilan faisait de la période : l'écrasement des ouvriers de Vienne, la ratification par le PC français du réarmement de la France et l'acceptation de l'URSS à la Société des Nations, ce "repaire de brigands".
C'est dans ce climat sinistre que Bilan avait entrepris de s'atteler à une des tâches principales du moment : comprendre comment, en moins de deux décennies, l'État soviétique avait été transformé de l'instrument de la révolution mondiale qu'il était en un bastion central de la contre-révolution; et en même temps, engager un débat dans le mouvement ouvrier à propos des leçons de cette expérience pour la révolution future. Comme pour tout le parcours théorique de la Fraction italienne, cette tâche était approchée avec la plus grande prudence, le plus grand sérieux. Les points en question furent abordés en particulier dans une longue série écrite par Vercesi[1], Parti-État-Internationale (PEI), qui s'est articulée en une douzaine d'articles en trois ans. Plutôt que de se fixer sur la situation immédiate et de chercher des réponses instantanées, le but de la série était de replacer la question dans le contexte historique le plus large possible, d'intégrer les contributions les plus importantes et les plus appropriées du mouvement ouvrier passé. Les premiers articles de la série examinent donc la doctrine marxiste classique sur la nature des classes sociales et leurs instruments politiques; l'émergence de l'État dans les périodes antérieures de l'histoire de l'humanité; et la relation entre l'Internationale et les partis qui la composent; de même, pour examiner l'évolution de l'État soviétique, la série se penche également sur les caractéristiques de l'État démocratique et de l'État fasciste.
L'insistance sur la nécessité d'un débat au sein du mouvement ouvrier à propos des problèmes considérés était également typique de la démarche de Bilan, qui ne prétendait pas fournir des réponses définitives à ces problèmes et comprenait que la contribution d'autres courants se situant sur un terrain prolétarien serait un élément vital dans le processus de clarification. Le dernier paragraphe de toute la série exprimait cet espoir avec la modestie et le sérieux qui caractérisaient Bilan:
"Nous sommes arrivés au bout de notre effort avec la pleine conscience de notre infériorité en face de l'étendue du problème qui était devant nous. Nous osons toutefois affirmer qu'une cohérence ferme existe entre toutes les considérations théoriques et politiques que nous avons traitées dans les différents chapitres. Peut-être cette cohérence pourra-t-elle représenter une condition favorable à l'établissement d'une polémique internationale qui, prenant pour base notre étude, ou l'étude d'autres courants communistes, en arrive enfin à provoquer un échange de vues, une polémique serrée, une tentative d'élaboration du programme de la dictature du prolétariat de demain qui, tout en étant incapable d'atteindre la hauteur que les gigantesques sacrifices du prolétariat de tous les pays ont effectués, tout en ne pouvant pas se mesurer avec les tâches grandioses de l'avenir de la classe ouvrière, en arrive tout de même à représenter un pas vers cette direction; un pas nécessaire, un pas qui, si nous ne le franchissions pas, nous mettrait demain devant les pires responsabilités, dans l'incapacité de donner une théorie révolutionnaire aux ouvriers reprenant à nouveau les armes pour leur victoire contre l'ennemi" (Bilan n° 26, p. 879).
Cette démarche – contrastant radicalement avec l'attitude de "seul au monde" affichée par la plupart des descendants directs de la Gauche italienne aujourd'hui - s'est concrétisée dans un échange de vues public entre la Gauche italienne d'une part, et la Gauche hollandaise d'autre part. Et ceci eut lieu en grande partie par l'intermédiaire de A. Hennaut du groupe belge Ligue des Communistes Internationalistes. Dans Bilan 19, 20, 21 et 22, Hennaut a écrit un résumé de la contribution la plus importante de la Gauche hollandaise à la question de la transformation communiste de la société, Les fondements de la production et de la distribution communistes, par Jan Appel et Henk Canne-Meier. Nous reviendrons sur cet aspect du débat dans un prochain article. Hennaut a également écrit une critique de la série de Vercesi, en particulier des chapitres sur l'État soviétique, dans Bilan 33 et 34. Vercesi, à son tour, a répondu à cette critique dans Bilan n° 35. En outre, la série d'articles de Mitchell intitulée Problèmes de la période de transition, dans Bilan 28, 31, 35, 37 et 38 était en grande partie une polémique avec les visions de ceux à qui se référait Bilan comme "les Internationalistes hollandais".
Nous republierons bientôt des articles de Mitchell (et par la même occasion, nous assurerons leur première traduction en anglais et dans d'autres langues). Pour le moment, nous manquons de forces pour republier la série de Vercesi et les contributions de Hennaut. Mais nous pensons que cela vaut certainement la peine de passer en revue dans cet article les principaux arguments développés dans la série Parti-Etat-Internationale à propos des leçons de l'expérience russe et, dans un prochain article, nous reviendrons sur la critique de Hennaut et la réponse que Vercesi lui a apportée.
Pour Bilan, la question centrale était d'expliquer comment un organe qui avait surgi d'une authentique révolution prolétarienne, qui avait été forgé pour défendre cette révolution et donc pour servir comme instrument du prolétariat mondial, en était venu à agir comme fer de lance de la contre-révolution. Ceci était vrai aussi bien en Russie, où l'État "soviétique" contrôlait l'exploitation féroce du prolétariat par l'intermédiaire d'une machine bureaucratique hypertrophiée, qu'au niveau international, où il sabotait activement les intérêts internationaux de la classe ouvrière au bénéfice des intérêts nationaux de la Russie. C'était le cas, par exemple, en Chine où, à travers sa domination sur le Comintern, l'État russe encourageait le PC chinois à livrer les ouvriers insurgés de Shanghai aux exécuteurs du Kuomintang. C'était également le cas à l'intérieur des partis communistes où le GPU avait réussi à réduire au silence ou à exclure tous ceux qui exprimaient la moindre critique de la ligne de Moscou et, par-dessus tout, ceux qui étaient demeurés loyaux aux principes internationalistes d'Octobre 1917.
Dans son approche de cette question, Bilan prenait soin d'éviter deux erreurs symétriques dans le camp prolétarien de l'époque : celle des trotskistes, qui dans leur ardeur à s'accrocher à la tradition d'Octobre, refusaient de remettre en question la notion de défense de l'URSS malgré le rôle contre-révolutionnaire de celle-ci à l'échelle mondiale ; et celle de la Gauche germano-hollandaise qui en était arrivée à caractériser l'URSS comme un État bourgeois – ce qui était certainement correct dans les années 1930 - mais qui, ce faisant, avait aussi tendance à nier le caractère prolétarien de la révolution d'Octobre.
Pour Bilan, il était extrêmement important de définir Octobre 1917 comme une révolution prolétarienne. Ce problème, soulignait-il, ne pouvait être posé qu'à partir d'un point de vue global et historique. La question n'était pas de savoir si tel ou tel pays en soi était "mûr" ou non pour la révolution socialiste, mais de savoir si le capitalisme, comme système mondial, était entré ou non dans un conflit fondamental et irréversible avec les forces productives qu'il avait mises en mouvement : en somme, la question était de savoir si le capitalisme était arrivé ou non à sa phase de décadence. La série d'articles de Mitchell a posé ce problème avec une clarté particulière, mais la démarche fondamentale se retrouve déjà dans le PEI de Vercesi, singulièrement dans Bilan 19 et 21 où Vercesi attaque l'idée stalinienne selon laquelle le socialisme était possible en Russie du fait de la "loi du développement inégal" : en d'autres termes, que la Russie pouvait accéder "seule" au socialisme précisément parce qu'elle connaissait déjà une économie paysanne semi-autarcique. Mais en même temps, l'article rejetait les arguments des Gauches communistes hollandaise et allemande qui, en écho aux vieux arguments mencheviques, même si c'était avec des intentions différentes, utilisaient les mêmes prémisses pour affirmer que la Russie était bien trop arriérée pour pouvoir réellement réussir la socialisation de l'économie. Donc, la révolution avait échoué parce que, comme l'affirmait Hennaut dans Nature et évolution de la révolution russe, la Russie n'était simplement pas assez développée pour le socialisme. Dans les termes de Hennaut, "la révolution bolchevique a été faite par le prolétariat, mais n'a pas été une révolution prolétarienne" (Bilan n° 34, p. 1124).
Pour Bilan, en revanche, le "développement inégal" n'était qu'un aspect de la manière dont le capitalisme avait évolué. Cela ne change rien au fait qu'aucun pays pris isolément ne pouvait être considéré comme mûr pour le socialisme, parce que le socialisme ne peut être construit qu'à l'échelle mondiale, une fois que le capitalisme a atteint un certain degré de maturité à l'échelle mondiale.
Comme le soulignait Bilan dans d'autres articles écrits dans cette période, une fois que le capitalisme est traité comme une unité globale, il devient évident que le système ne peut pas être progressif dans certaines régions et décadent dans d'autres. Le capitalisme a été un pas en avant pour l'humanité à une certaine étape de son développement, mais une fois que cette étape a été dépassée, il est devenu universellement sénile. La première guerre mondiale et la révolution d'Octobre l'ont démontré dans la pratique. Cela a mené Bilan à rejeter tout soutien aux luttes de libération nationale ou aux révolutions "bourgeoises" dans les régions les moins développées. Pour la Fraction, les événements de 1927 en Chine ont fourni la preuve décisive que la bourgeoisie était partout une force contre-révolutionnaire.
Pour les mêmes raisons, et contrairement aux thèses de la Gauche germano-hollandaise, Bilan soulignait que la révolution d'Octobre ne pouvait pas avoir eu un caractère bourgeois ou double; elle ne pouvait être que le point de départ de la révolution prolétarienne mondiale.
Une fois défini ce point de départ fondamental, le problème central était alors le suivant : comment et pourquoi l'État soviétique, un instrument qui était à l'origine aux mains d'une véritable révolution menée par le prolétariat, a-t-il échappé à son contrôle pour se retourner contre lui ? Et en répondant à cette question, la Gauche italienne a développé une grande clairvoyance concernant la nature et la fonction de l'État de transition.
A ce propos, la série PEI se plonge dans l'histoire et dans le travail d'Engels en particulier, pour nous rappeler que, pour le marxisme, l'État est un "fléau" hérité de la société de classes. Tout au long de la série, il est expliqué que l'État, même l'État "prolétarien" qui surgit après le renversement de la bourgeoisie, contient le risque intrinsèque de devenir le point de convergence des forces conservatrices, voire contre-révolutionnaires.
"Au point de vue théorique, le nouvel instrument que possède le prolétariat après sa victoire révolutionnaire, l'État prolétarien, se différencie profondément des organismes ouvriers de résistance : le syndicat, la coopérative, la mutuelle, et de l'organisme politique : le parti de classe. Mais cette différenciation s'opère non parce que l'État possèderait des facteurs organiques bien supérieurs aux autres institutions mais, bien au contraire, parce que l'État, malgré l'apparence de sa plus grande puissance matérielle, possède, au point de vue politique, de moindres possibilités d'action, il est mille fois plus vulnérable par l'ennemi, que les autres organismes ouvriers. En effet, l'État doit sa plus grande puissance matérielle à des facteurs objectifs qui correspondent parfaitement aux intérêts des classes exploiteuses mais ne peuvent avoir aucun rapport avec la fonction révolutionnaire du prolétariat qui aura recours provisoirement à la dictature et y recourra pour accentuer le processus de dépérissement de l'État au travers d'une expansion de la production qui permettra d'extirper les bases mêmes des classes" (Bilan n° 18, p. 612).
Ou encore : "S'il est vrai que le syndicat est menacé dès sa fondation de devenir l'instrument des courants opportunistes, cela est d'autant plus vrai pour l'État dont la nature même est d'enrayer les intérêts des masses travailleuses pour permettre la sauvegarde d'un régime d'exploitation de classe, ou pour menacer, après la victoire du prolétariat, de donner vie à des stratifications sociales s'opposant toujours davantage à la mission libératrice du prolétariat (...) Considérant – suivant Engels - l'État comme un fléau dont hérite le prolétariat, nous garderons, à son égard, une méfiance presque instinctive" (Bilan n° 26, pp. 873-874).
Il s'agit certainement là d'une des contributions les plus importantes de Bilan à la théorie marxiste. Elle a représenté un pas en avant par rapport au texte qui avait, jusque là, fait figure de meilleure synthèse et élaboration de la théorie marxiste sur cette question, L'État et la révolution de Lénine, écrit dans le feu de la révolution en 1917[2]. Ce texte avait été une nécessité indispensable pour réaffirmer la doctrine marxiste sur l'État face aux distorsions social-démocrates qui avaient fini par dominer le mouvement ouvrier au début du 20e siècle et, en particulier, pour rappeler au prolétariat que Marx et Engels s'étaient prononcés pour la destruction de l'État bourgeois, pas pour sa conquête, et pour son remplacement par une nouvelle forme d'État, l'"État-Commune". Mais Bilan avait à sa disposition l'expérience de la défaite de la révolution russe, qui avait montré que même l'État-Commune comportait des faiblesses fondamentales qu'il serait dangereux pour la classe révolutionnaire d'ignorer. Par-dessus tout, Bilan mettait en garde contre une fusion des organes propres à la classe ouvrière, que ce soit le parti ou les organes unitaires qui regroupent la classe comme un tout, dans l'appareil étatique.
Dans l'article concluant la série, Vercesi note que dans les écrits de Marx, Engels et Lénine sur l'État post-révolutionnaire, la relation entre parti et État n'est absolument pas traitée; la classe ouvrière s'est donc trouvé précipitée dans une révolution sans que cette question fondamentale ait pu être clarifiée auparavant par une expérience directe : "Dictature de l'État, voilà en quels termes fut réellement posé le problème de la dictature du prolétariat lors de la victoire de la révolution russe. Il est indiscutable que la thèse centrale qui ressort de l'expérience russe, prise dans son entièreté, est bien celle de la dictature de l'État ouvrier. Le problème de la fonction du parti est foncièrement faussé par le fait que sa liaison intime avec l'État conduisait progressivement à intervertir radicalement les rôles, le parti devenant un rouage de l'État qui lui fournissait les organismes répressifs permettant le triomphe du centrisme. [3]
La confusion entre ces deux notions de parti et d'État est d'autant plus préjudiciable qu'il n'existe aucune possibilité de concilier ces deux organes, alors qu'une opposition inconciliable existe entre la nature, la fonction et les objectifs de l'État et du parti. L'adjectif de prolétarien ne change pas la nature de l'État qui reste un organe de contrainte économique et politique, alors que le parti est l'organe dont le rôle est, par excellence, celui d'arriver non par la contrainte, mais par l'éducation politique à l'émancipation des travailleurs" (Bilan n° 26, p. 871).
L'article poursuit en affirmant que la classe ouvrière ne pourrait sans doute pas s'emparer du pouvoir dans des conditions idéales, mais dans une situation où sa majorité reste encore fortement la proie de l'idéologie dominante ; d'où le rôle du parti communiste, plus fondamental que jamais après le renversement politique de la classe dominante. Ces mêmes conditions devraient aussi engendrer un appareil d'État, mais alors que "les ouvriers ont donc un intérêt primordial à l'existence et au développement du parti de classe", l'État resterait un instrument qui n'est pas "en conformité à la poursuite et à la réalisation de ses buts historiques".
Un autre aspect de ce contraste fondamental entre parti et État est que, alors que l'État dans un bastion prolétarien tend à s'identifier avec les intérêts nationaux de l'économie existante, le parti est organiquement lié aux besoins internationaux de la classe ouvrière. Et bien que la série PEI, comme le suggère son titre, fasse une distinction entre l'Internationale et les partis nationaux qui la composent, toute la dynamique de la Gauche italienne depuis Bordiga a été de voir le parti comme un parti mondial unifié dès le début. Leur solution à la tendance de l'État national à imposer au parti ses intérêts locaux – tendance qui avait conduit à la très rapide dégénérescence de l'IC en un instrument des intérêts nationaux russes - était de confier le contrôle de l'État à l'Internationale plutôt qu'au parti national présent dans le pays où les ouvriers avaient pris le pouvoir.
Cependant, cette façon de penser, bien que motivée par un internationalisme à toute épreuve, était une conception erronée, liée à une faiblesse majeure dans la position de Bilan. La Fraction mettait en garde contre toute fusion entre le parti et l'État ; elle rejetait la similitude entre la dictature du prolétariat et l'État de transition. Mais elle continuait à défendre la notion de "dictature du parti communiste", même si les définitions qu'elle en donnait restaient ténébreuses : "Dictature du parti du prolétariat signifie pour nous que, désormais, après la fondation de l'État, le prolétariat a besoin de dresser un bastion (qui sera le complément de celui réalisé dans l'ordre économique) au travers duquel devra s'effectuer tout le mouvement idéologique et politique de la nouvelle société prolétarienne" (Bilan n° 25, p. 844) ; la "dictature du parti communiste ne peut signifier autre chose qu'affirmation claire d'un effort, d'une tentative historique que va faire le parti de la classe ouvrière" (Bilan n° 26, p. 874).
La notion de dictature du parti était en partie fondée sur la critique parfaitement correcte faite par Bilan du concept de démocratie, sur lequel nous reviendrons plus longuement dans un autre article. Dans la même ligne de pensée que Bordiga dans son essai de 1922 Le Principe démocratique, Bilan avait clairement compris que la révolution ne pouvait pas être un processus formellement démocratique et que, très souvent, ce serait l'initiative d'une minorité qui tirerait la majorité vers le combat contre l'État capitaliste. C'était également vrai, comme le démontre avec force Vercesi dans PEI (voir Bilan n° 26, pp. 875-877), que la classe ouvrière devait faire la révolution telle qu'elle était, et non pas dans une sorte d'état idéal. Cela signifiait que la véritable participation des masses à l'exercice du pouvoir était quelque chose que les masses elles-mêmes auraient à apprendre de leur expérience.
Mais les polémiques de Bilan sur ce point étaient loin d'être limpides. Critiquant à juste titre Rosa Luxemburg qui avait affirmé que les Bolcheviks n'auraient pas dû appeler à la dissolution de l'Assemblée constituante, Vercesi en tire la conclusion que l'utilisation du principe électif est par définition une expression de parlementarisme bourgeois, ne traçant pas de distinction claire entre le principe bourgeois de représentation et la méthode soviétique de délégués élus et révocables, qui est différente non seulement quant à la forme, mais aussi dans son contenu. Le parti devrait donc "proclamer sa candidature pour représenter l'ensemble de la classe ouvrière dans le cours compliqué de son évolution en vue d'atteindre – sous la direction de l'Internationale - le but final de la révolution mondiale" (Bilan n° 26, p. 874). Mais cette notion était incontestablement en complète opposition avec l'insistance de la Fraction sur le fait que le parti devait absolument éviter de se faire happer dans l'appareil étatique, ne pouvait en aucun cas s'imposer au prolétariat et ne pouvait certainement pas faire usage de la violence contre les ouvriers : "Dictature du parti ne peut devenir, par souci d'un schéma logique, imposition à la classe ouvrière des solutions arrêtées par le parti, ne peut surtout pas signifier que le parti puisse s'appuyer sur les organes répressifs de l'État pour éteindre toute voix discordante" (ibid.). Pas moins contradictoire était l'idée de Bilan qu'il ne pourrait y avoir qu'un seul parti, puisqu'en même temps il était l'avocat convaincu de la liberté pour les fractions d'agir à l'intérieur du parti. Ceci impliquait nécessairement la possibilité de plus qu'un seul groupe agissant sur un terrain prolétarien durant la révolution, que de tels groupes s'appellent partis ou non.
Le fait est que Bilan était conscient des contradictions de sa position, mais tendait à les voir comme le simple reflet de la nature contradictoire de la période de transition elle-même : "l'idée même de la période de transition ne permet pas d'arriver à des notions toutes finies et (...) nous devrons admettre que les contradictions existant à la base même de l'expérience que va faire le prolétariat se reflètent dans la constitution de l'État ouvrier" (Bilan n° 26, p. 875). Ceci n'est pas faux en soi puisque, dans une large mesure, les problèmes de la période de transition demeurent des questions ouvertes, non résolues pour le mouvement révolutionnaire. Mais la question de la dictature du parti ne fait pas partie de ces questions ouvertes. La révolution russe a démontré qu'elle ne pouvait être une réalité sans que le parti ne fasse usage de ces pratiques contre lesquelles Bilan met précisément en garde : l’utilisation de l’appareil d’État contre le prolétariat et la fusion du parti dans l’appareil d’État qui sont non seulement nuisibles pour l’organe unitaire de la classe, mais aussi pour le parti lui-même. Néanmoins, il est clair que tout ce processus de réflexion mené par Bilan, malgré toutes ses limites, a marqué incontestablement un pas en avant important par rapport à la position des Bolcheviks et de l’IC qui, après 1920, ont clairement tendu à nier que la fusion du parti dans l’appareil de "l’État ouvrier" posait un problème (malgré de nombreuses prises de position clairvoyantes de Lénine et d'autres). L'argument selon lequel les besoins de l'État et les besoins du parti sont antagoniques a été essentiel ; il a établi les prémisses des clarifications futures, par exemple dans la Gauche belge qui écrivait déjà en 1938 que le parti n'était "pas un organisme achevé, immuable, intouchable ; il n'a pas un mandat impératif de la classe, ni aucun droit permanent à exprimer les intérêts finaux de la classe" (Communisme n° 18). Ce fut particulièrement le cas avec la Gauche française après la guerre, qui a été capable de faire une réelle synthèse entre la méthode de la Gauche italienne et les clarifications les plus en pointe des Gauches hollandaise et allemande. Ainsi, la Gauche communiste de France a finalement réussi à enterrer la notion du parti régnant "au nom" du prolétariat ; l'idée que le parti devrait exercer le pouvoir était un reliquat de la période des parlements bourgeois et n'avait pas sa place dans un système soviétique fondé sur les délégués révocables.
Dans tous les cas, il est déjà affirmé explicitement dans PEI que pour Bilan la vigilance et la clarté programmatique du parti n'étaient pas suffisantes ; la classe aussi avait besoin de ses organes unitaires d'autodéfense face au poids conservateur de l'appareil d'État. Dans une certaine mesure, Bilan était toujours à ce propos dans le cadre de la critique que Lénine avait faite de la position de Trotski au 10è Congrès du parti russe en 1921 : le prolétariat aurait dû maintenir des syndicats indépendants pour défendre ses intérêts économiques immédiats, y compris contre les exigences de l'État de transition. Bien que Bilan eût déjà commencé à critiquer l'absorption des syndicats par le capitalisme (en particulier une minorité autour de Stefanini), ces derniers étaient encore vus comme des organes ouvriers, et il existait clairement l'idée que la révolution pourrait leur procurer un second souffle[4]. D'autres organes de la classe créés par l'évolution de la situation en Russie n'ont été traités que plus superficiellement. Les comités d'usines tendaient à être identifiés avec les déviations anarcho-syndicalistes qui leur étaient associées aux premiers jours de leur évolution, bien que PEI reconût le besoin pour eux de rester des organes de la lutte de classe plutôt que de gestion économique. La faiblesse la plus importante a été d'échouer à comprendre toutes les implications de la remarque cruciale de Lénine, selon laquelle les soviets étaient la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat. "Quant aux soviets, nous n'hésitons pas à affirmer, pour les considérations déjà données au sujet du mécanisme démocratique, que s'ils ont une importance énorme dans la première phase de la révolution, celle de la guerre civile pour abattre le régime capitaliste, par la suite ils perdront beaucoup de leur importance primitive, le prolétariat ne pouvant pas trouver en eux des organes capables d'accompagner sa mission pour le triomphe de la révolution mondiale (cette tâche revenant au parti et à l'Internationale prolétarienne), ni la tâche de la défense de ses intérêts immédiats (cela ne pouvant être réalisé qu'au travers des syndicats dont il ne s'agit nullement de fausser la nature en en faisant des chaînons de l'État). Dans la deuxième phase de la révolution, les soviets pourront toutefois représenter un élément de contrôle de l'action du parti qui a tout intérêt à se voir entouré de la surveillance active de l'ensemble de la masse qui se trouve regroupée en ces institutions" (Bilan n° 26, p. 878).
Néanmoins, la prémisse de départ était claire, et elle a fourni la base des futures avancées théoriques de la Gauche communiste : la classe ouvrière ne pouvait pas abandonner ses organes indépendants sous prétexte de l'existence d'un État estampillé "prolétarien". En cas de conflit, le devoir des communistes était d'accompagner la classe ; d'où la position radicale qu'ils avaient déjà défendue sur la question du soulèvement de Kronstadt, en désaccord total avec Trotski qui continuait à défendre son rôle dans l'écrasement de Kronstadt jusque dans les années 1930 : "Le conflit en Ukraine avec Makhno, aussi bien que le soulèvement de Kronstadt, bien qu'ils aient été conclus par une victoire des Bolcheviks, sont loin de représenter les meilleurs moments de la politique soviétique. Dans les deux cas, nous avons vu les premières expressions de cette superposition de l'armée sur les masses, d'une des caractéristiques de ce que Marx appelait l'État "parasite" dans La guerre civile en France. L'approche qui prétend qu'il suffit de déterminer les objectifs politiques d'un groupe opposé pour justifier la politique menée envers lui (vous êtes un anarchiste et donc je vous écrase au nom du communisme) n'est valable que dans la mesure où le parti fait en sorte de comprendre les raisons des mouvements qui pourraient être orientés vers des solutions contre-révolutionnaires par les manœuvres que l'ennemi ne manquera pas d'utiliser. Une fois établies les motivations sociales qui poussent les couches d'ouvriers et de paysans à l'action, il est nécessaire de donner une réponse à ce problème d'une manière qui permette au prolétariat de pénétrer au plus profond de l'appareil d'État. Les premières victoires frontales obtenues par les Bolcheviks (Makhno, Kronstadt) sur des groupes agissant au sein du prolétariat se sont faites au détriment de l'essence prolétarienne de l'organisation étatique. Assaillis de mille dangers, les Bolcheviks croyaient qu'il était possible de mettre en œuvre l'écrasement de ces mouvements et de le considérer comme des victoires prolétariennes parce qu'ils étaient dirigés par des anarchistes ou parce que la bourgeoisie pourrait s'en servir dans son combat contre l'État prolétarien. Nous ne voulons pas dire ici que l'attitude qu'auraient dû prendre les Bolcheviks est nécessairement à l'opposé de ce qu'ils firent, car des éléments factuels nous manquent, mais nous tenons à souligner qu'ils montrent une tendance qui se confirmera ouvertement par la suite – la dissociation entre les masses et l'État, de plus en plus prisonnier des lois qui l'éloignaient de sa fonction révolutionnaire". Dans un texte ultérieur, Vercesi poussa cet argument plus loin, disant que "il aurait mieux valu perdre Kronstadt plutôt que le conserver d'un point de vue géographique, alors que cette victoire ne pouvait avoir qu'un résultat : celui de modifier les bases mêmes, la substance de l'action mise en œuvre par le prolétariat" ("La question de l'État", Octobre, 1938). En d'autres termes, il y avait désormais une reconnaissance explicite que l'écrasement de Kronstadt était une erreur désastreuse.
Rétrospectivement, il peut sembler difficile de comprendre le point de vue de Bilan, selon lequel en 1934-36 encore, l'URSS restait un État prolétarien. Dans l'article de la Revue Internationale n° 106, nous expliquions que ceci était en partie le résultat de l'insistance de Bilan sur la nécessité d'une approche méthodique et prudente de la question : dans la compréhension de la défaite de la révolution, il était essentiel de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, comme l'avait fait la Gauche germano-hollandaise (un chemin suivi également par le groupe Réveil Communiste qui avait vu le jour comme partie de la Gauche italienne). Mais il y avait d'autres bases théoriques à cette erreur. Dans le sens le plus immédiat, Bilan restait marié à la vision erronée de Trotski, selon laquelle l'État de l'URSS conservait son caractère prolétarien parce que la propriété privée des moyens de production n'avait pas été rétablie ; la bureaucratie, par conséquent, ne pouvait pas être caractérisée comme une classe. La différence avec les trotskistes étant que, d'une part, Bilan ne niait pas que les ouvriers en URSS fussent toujours sujets à l'exploitation capitaliste, ils voyaient simplement l'État soviétique dégénéré comme un instrument du capital mondial plutôt que comme l'organe d'une nouvelle classe capitaliste russe. Et parce que cet État jouait un rôle contre-révolutionnaire sur la scène mondiale, où il participait au jeu d'échecs impérialiste global, ils virent clairement que continuer à défendre l'URSS ne pouvait conduire qu'à un abandon de l'internationalisme.
Il y a aussi des racines plus historiques à cette erreur. Celles-ci peuvent être retrouvées en retournant aux premiers articles de la série PEI, qui contiennent un dithyrambe de l'État comme l'organe d'une classe, ou plutôt comme si l'État était né comme la sécrétion organique d'une classe dominante. Cette conception laisse de côté la vision de Engels selon laquelle l'État était à l'origine l'émanation spontanée d'une situation de division en classes, qui est par la suite devenu l'État de la classe économiquement dominante. La destruction de l'État par la révolution d'Octobre avait, dans un sens, recréé les conditions de la première période de l'État dans l'histoire : une fois encore, un État apparaissait spontanément des contradictions de classe de la société. Mais cette fois, il n'y avait pas de nouvelle classe économiquement dominante à laquelle l'État aurait pu s'identifier. Au contraire, le nouvel État soviétique devait être utilisé par une classe exploitée dont les intérêts historiques lui étaient fondamentalement antagoniques – d'où l'erreur de décrire même un État de transition fonctionnant correctement comme prolétarien par nature. Son échec à voir cela a enchaîné Bilan à la notion de l'État prolétarien, même quand ses arguments montraient de plus en plus que les organes authentiques du prolétariat ne pouvaient pas s'identifier à l'État de transition, qu'il y avait une différence de qualité entre la relation du prolétariat à l'État et sa relation au parti ou à ses organes unitaires.
L'idée de Bilan d'une "économie prolétarienne" a fourni un soutien théorique supplémentaire à l'idée d'un État prolétarien. Comme nous l'avons vu, Bilan insistait sur le fait "que toute possibilité de victoire socialiste doit être écartée en dehors de la victoire de la révolution dans les autres pays" ; mais il poursuit en disant "qu'il faudra parler plus modestement non d'une économie socialiste, mais simplement d'une économie prolétarienne" (Bilan n° 25, p. 841). Ceci est erroné pour les mêmes raisons qu'est erronée la notion d'État prolétarien. En tant que classe exploitée, le prolétariat ne pouvait pas avoir d'économie propre. Comme nous l'avons vu, cette notion a aussi accentué les difficultés de Bilan à voir l'apparition du capitalisme d'État en URSS et à rompre avec la vision de Trotski selon laquelle l'élimination des capitalistes privés conférait un caractère prolétarien à l'État qui les avait expropriés.
Cependant, PEI fait une soigneuse distinction entre propriété d'État et socialisme, et avertit que la socialisation de l'économie ne saurait en aucune façon constituer une garantie contre la dégénérescence de la révolution : "Dans le domaine économique, nous avons longuement expliqué, en reprenant Le Capital, que la socialisation des moyens de production n'est pas une condition suffisante pour sauvegarder au prolétariat la victoire qu'il a conquise. Nous avons aussi expliqué pourquoi nous devons revoir la thèse centrale du IVe Congrès de l'Internationale qui, après avoir considéré comme "socialistes" les industries étatiques et "non socialistes" toutes les autres, en arrivait à cette conclusion : la condition de la victoire du socialisme se trouvait dans l'extension croissante du "secteur socialiste" évinçant les formations économiques du "secteur privé". L'expérience russe est là pour nous prouver qu'au terme d'une socialisation monopolisant toute l'économie soviétique, nous ne verrons nullement une extension de la conscience de classe du prolétariat russe et de son rôle, mais la conclusion d'un processus de dégénérescence amenant l'État soviétique à s'intégrer au monde capitaliste" (Bilan n° 26, p. 872).
Ici aussi, comme nous l'avons déjà montré dans notre article de la Revue Internationale n° 106, d'autres avancées théoriques de Bilan à propos du capitalisme dans le reste du monde approchaient certainement d'une compréhension plus profonde de la notion de capitalisme d'État (par exemple, le plan De Man mis en œuvre par l'État belge). Dans la même veine, l'article de PEI qui traite de l'État fasciste affirme que, dans la période du capitalisme décadent, il y a une tendance générale de la part de l'État à absorber toute expression de la classe ouvrière. De telles avancées devaient aussi permettre aux héritiers de Bilan au sein de la Gauche communiste de reconnaître le capitalisme d'État comme une tendance universelle dans la décadence capitaliste, et donc de comprendre que dans la forme qu'il avait prise en URSS, même s'il avait ses propres caractéristiques uniques, il n'était aucunement différent par essence des formes qu'ils avait prises ailleurs.
La compréhension de Bilan du conflit entre les besoins de l'État et les besoins internationaux du prolétariat se concrétisait aussi dans la manière dont il traitait la question de la relation entre un pouvoir prolétarien isolé et le monde capitaliste extérieur. Il n'y avait aucun utopisme rigide dans son approche. La position de Lénine concernant Brest Litovsk était soutenue, en particulier contre l'idée de Boukharine d'étendre la révolution par la "guerre révolutionnaire". L'expérience de l'avancée de l'Armée Rouge en Pologne en 1920 l'avait convaincu que la victoire militaire de l'État prolétarien sur un État capitaliste ne pouvait pas être confondue avec une réelle avancée de la révolution mondiale. D'ailleurs, et contrairement à la Gauche allemande, la Fraction ne rejetait pas par principe le recours temporaire à une politique économique du type de la NEP, aussi longtemps qu'elle était guidée par des principes généraux prolétariens : de ce fait, la possibilité et même la probabilité de commerce entre le pouvoir prolétarien et le monde capitaliste étaient acceptées. Mais une distinction fondamentale était faite entre ces inévitables concessions et la trahison – généralement secrète - des principes fondamentaux, comme dans l'exemple du traité de Rapallo, qui avait permis que des armes russes soient utilisées pour écraser la révolution en Allemagne. "La solution qu'ont donnée les Bolcheviks à Brest ne comportait pas une altération des caractères internes de l'État soviétique dans ses rapports avec le capitalisme et le prolétariat mondial. En 1921, lors de l'introduction de la NEP et, en 1922, lors du traité de Rapallo, une modification profonde devait se vérifier dans la position occupée par l'État prolétarien dans le domaine de la lutte des classes sur l'échelle mondiale. Entre 1918 et 1921 devait se déclarer et ensuite se résorber la vague révolutionnaire déferlée sur le monde entier ; l'État prolétarien rencontrait, dans la nouvelle situation, des difficultés énormes et le moment était venu où – ne pouvant plus s'appuyer sur ses soutiens naturels, les mouvements révolutionnaires dans les autres pays - il devait ou bien accepter une lutte dans des conditions devenues extrêmement défavorables pour lui, ou éviter la lutte, et par cela même, accepter un compromis qui devait graduellement et inévitablement le conduire dans un chemin qui devait d'abord altérer, ensuite détruire la fonction prolétarienne qui lui revenait pour nous amener à la situation actuelle où l'État prolétarien est devenu une maille de l'appareil de domination du capitalisme mondial" (Bilan n° 18, p. 610).
Ici, la Fraction se faisait très critique par rapport à certaines visions de Lénine qui avaient contribué à cette involution – en particulier, l'idée "d'alliances" temporaires et tactiques entre le pouvoir prolétarien et un ensemble d'impérialistes contre d'autres puissances impérialistes : "les directives exposées par Lénine, où il considérait possible pour l'État russe de louvoyer entre les brigands impérialistes et d'accepter même l'appui d'une constellation impérialiste en vue de défendre les frontières de l'État soviétique menacé par un autre groupe capitaliste, ces directives générales témoignent – à notre avis - de la difficulté gigantesque que rencontraient les Bolcheviks pour établir la politique de l'État russe alors qu'aucune expérience précédente ne pouvait les armer pour se diriger dans la lutte contre le capitalisme mondial et en vue du triomphe de la révolution mondiale" (Bilan n° 18, pp. 608-609).
Nous avons vu que Bilan s'opposait à l'idée d'essayer de déterminer si chaque pays pris séparément était "mûr" pour le communisme, car cette question ne pouvait être posée qu'à l'échelle mondiale. Il rejetait donc catégoriquement toute notion de dépassement des rapports capitalistes de production dans le cadre d'un seul pays – une erreur vers laquelle la Gauche germano-hollandaise était attirée. ""L'erreur que commettent les Communistes de la Gauche allemande, et avec eux le camarade Hennaut, c'est de se mettre en une direction foncièrement stérile car le fondement du marxisme consiste justement à reconnaître que les bases d'une économie communiste ne peuvent se présenter que sur le terrain mondial, et jamais elles ne peuvent être réalisées à l'intérieur des frontières d'un État prolétarien. Ce dernier pourra intervenir dans le domaine économique pour changer le processus de la production, mais nullement pour asseoir définitivement ce processus sur des bases communistes, car à ce sujet les conditions pour rendre possible une telle économie ne peuvent être réalisées que sur la base internationale (…). Nous ne nous acheminerons pas vers la réalisation de ce but suprême en faisant croire aux travailleurs qu'après la victoire sur la bourgeoisie, ils pourront directement diriger et gérer l'économie dans un seul pays. Jusqu'à la victoire de la révolution mondiale, ces conditions n'existent pas, et pour se mettre dans la direction qui permette la maturation de ces conditions, il faut commencer par reconnaître qu’à l’intérieur d’un seul pays il est impossible d'obtenir des résultats définitifs." (Bilan n° 21, p. 717).
Cela ne signifie pas que Bilan était indifférent à la question des mesures économiques à prendre dans un bastion prolétarien. Comme pour la question de l'État, il avait de cette question une approche partant des besoins concrets de la classe ouvrière.
Si les communistes devaient se tenir aux côtés de leur classe, alors le programme économique qu'ils défendaient se devait également de placer les intérêts prolétariens au-dessus de l'intérêt "général" (c'est-à-dire national) défendu par l'État. De là le rejet total de tous les hymnes à la croissance économique soviétique, qui étaient nombreux non seulement parmi les staliniens, mais aussi chez les trotskistes. Pour Bilan, malgré l'existence d'une économie "socialisée", il s'agissait encore de la production de plus-value, d'exploitation capitaliste, même si nous avons vu qu'il tendait à percevoir la bureaucratie étatique russe comme le serviteur du "capital mondial" plus que comme le représentant, sous une forme nouvelle, d'une classe dominante spécifiquement russe.
Contre la sujétion des conditions de vie prolétariennes au développement de l'industrie lourde et d'une économie tournée vers la guerre, Bilan en appelait à renverser la logique d'accumulation en se concentrant sur la production de biens de consommation. Nous examinerons plus en détails ce problème lorsque nous étudierons le texte de Mitchell, qui se polarise beaucoup plus sur les questions économiques de la période de transition. Mais une fois de plus, le même principe de base nous guide : la pire chose que puissent faire les communistes dans une révolution est de présenter la situation immédiate comme le but idéal, erreur que beaucoup ont commise dans la période du "communisme de guerre". L'exploitation et la loi de la valeur ne peuvent être abolies du jour au lendemain et toute affirmation du contraire serait un nouveau masque pour le capitalisme. Mais des mesures concrètes peuvent être prises, donnant la priorité aux besoins immédiats des ouvriers. Et c'était pour cette raison supplémentaire que les ouvriers devaient être capables de défendre leurs intérêts économiques immédiats, contre l'État si nécessaire. Le progrès ne se mesurerait pas à l'ampleur des sacrifices ouvriers, comme dans la Russie stakhanoviste, mais dans la réelle amélioration des conditions de vie des ouvriers, ce qui comprend non seulement un plus grand nombre de biens de consommation, mais aussi le temps de se reposer et de participer à la vie politique.
Voici comment Vercesi posait le problème dans Bilan n° 21 (pp. 719-720) : "Si le prolétariat n’est pas à même d’instituer d’un coup la société communiste après la victoire qu’il a remportée contre la bourgeoisie, si donc la loi de la valeur continue à exister (et il ne pourrait pas en être autrement), il existe toutefois une condition essentielle qu’il devra remplir pour orienter son État, non pas vers son incorporation au restant du monde capitaliste, mais dans la direction opposée de la victoire du prolétariat mondial. A la formule qui représente la clé de l'économie bourgeoise et qui donne le taux de plus-value : pl/v, c’est-à-dire le rapport entre le total du travail non payé et le travail payé, le prolétariat n’est pas en mesure – à cause de l’insuffisance de l’expansion productive- d’opposer cette autre formule qui ne contient plus de limites à la satisfaction des besoins des producteurs et où par conséquent disparaîtra et la plus-value, et l’expression même du paiement du travail. Mais si la bourgeoisie établit sa bible sur la nécessité d'une croissance continue de la plus-value, afin de la convertir en capital "dans l'intérêt commun de toutes les classes" (sic !), le prolétariat par contre doit agir dans la direction d’une diminution constante du travail non payé, ce qui amène inévitablement comme conséquence un rythme d'accumulation suivant un cours extrêmement ralenti par rapport à l'économie capitaliste.
Pour ce qui concerne la Russie, il est notoire que la règle instituée a été justement celle de procéder à une intense accumulation en vue d’une meilleure défense de l'État, que l’on nous présentait menacé à tout instant d'une intervention des États capitalistes. Il fallait armer cet État d'une puissante industrie lourde pour le mettre dans les conditions voulues afin de servir la révolution mondiale. Le travail gratuit recevait donc une consécration révolutionnaire. De plus, dans la structure même de l'économie russe, l’accroissement des positions socialistes à l’égard du secteur privé devait se manifester par une intensification toujours croissante de l'accumulation. Or cette dernière, ainsi que Marx nous l'a prouvé, ne peut que dépendre du taux de l’exploitation de la classe ouvrière, et c'est en définitive grâce au travail non payé que la puissance économique, politique et militaire de la Russie a pu se construire. Seulement parce que le même mécanisme d'accumulation capitaliste a continué à fonctionner, de gigantesques résultats économiques n'ont pu être obtenus qu’au prix d’une conversion graduelle de l'État russe, rejoignant enfin les autres États capitalistes dans le giron dont la guerre est l’inévitable précipice. L'État prolétarien, pour être conservé à la classe ouvrière, devra donc faire dépendre le taux d'accumulation non point du taux des salaires, mais de ce que Marx appelait la "force productrice de la société", et convertir en amélioration directe de la classe ouvrière, en augmentation immédiate des salaires. La gestion prolétarienne se reconnaît donc dans la diminution de la plus-value absolue et dans la conversion presque intégrale de la plus-value relative en salaires payés aux ouvriers".
Certains des termes utilisés ici par Vercesi sont sujets à discussion – est-il par exemple encore approprié de parler de "salaires", même si on reconnaît que les racines fondamentales du système salarial ne peuvent pas disparaître immédiatement ? Nous reviendrons là-dessus dans d'autres articles. Mais l'essentiel pour la Gauche italienne était le principe qui lui a permis de résister au raz-de-marée de la contre-révolution dans les années 1930 et 1940 : l'exigence de prendre pour seul point de départ de l'analyse de chaque question la défense des besoins de la classe ouvrière internationale, même lorsque cela semblait contredire les "grandes victoires" que le stalinisme et la démocratie revendiquaient pour le prolétariat. Quant aux victoires de la "construction socialiste" dans les années 1930, tout autant que les triomphes de la démocratie sur le fascisme dans la décennie qui a suivi, elles ont constitué pour le prolétariat les pires des défaites.
CDW
[3] A cette époque, pour la Gauche italienne, le terme "centrisme" désignait le stalinisme.
La méthode est parfaitement correcte : les organes prolétariens qui pendant la guerre rejoignent les campagnes de la bourgeoisie passent "de l'autre côté de la barricade". Mais dans ce cas, ils cessent d'avoir un caractère prolétarien et sont intégrés à l'Etat capitaliste. C'est la conclusion correcte que tiraient Stefanini et d'autres.
La situation dramatique du Moyen-Orient livré au chaos révèle le cynisme et la duplicité profonde de la bourgeoisie de tous les pays. Chaque bourgeoisie prétend en effet apporter la paix et établir davantage de justice ou de démocratie pour les populations qui subissent quotidiennement ces horreurs et ces massacres depuis des années. Mais ces beaux discours ne servent qu'à masquer la défense de sordides intérêts impérialistes concurrents et à justifier des interventions qui constituent le facteur prépondérant de l'aggravation des conflits et de l'accumulation de la barbarie guerrière du capitalisme. Ce cynisme et cette hypocrisie viennent également d'être confirmés par un événement récent, l'exécution précipitée de Saddam Hussein, illustrant, sur un autre plan, les sanglants règlements de compte entre fractions rivales de la bourgeoisie.
Le jugement et l'exécution de Saddam Hussein ont été salués spontanément par Bush comme une "victoire de la démocratie". Il y a une part de vérité dans cette déclaration : c'est souvent au nom de la démocratie et de sa défense présentée comme l'idéal de la bourgeoisie que celle-ci a perpétré ses règlements de compte ou ses crimes. Nous avons déjà consacré un article de cette revue à le démontrer (Lire Revue Internationale n°66 [1472], 3e trimestre 1991, "Les massacres et les crimes des grandes démocraties"). Avec un cynisme sans bornes, Bush a également osé déclarer le 5 novembre 2006, à l'annonce du verdict de la condamnation à mort de Saddam Hussein, alors qu'il était lui-même en pleine campagne électorale dans le Nebraska, que cette sentence pouvait apparaître comme une "justification des sacrifices consentis par les forces américaines" depuis mars 2003 en Irak. Ainsi, pour Bush, la peau d'un assassin valait celle de plus de 3000 jeunes Américains tués en Irak (soit davantage de victimes que la destruction des Twin Towers), la plupart à la fleur de l'âge ! Et il ne compte pour rien la peau de celles des centaines de milliers d'Irakiens depuis le début de l'intervention américaine. En fait, depuis l'occupation des troupes américaines, il y a eu plus de 600 000 morts côté irakien que le gouvernement irakien vient d'ailleurs de décider de ne plus décompter pour ne pas "saper le moral" de la population.
Les Etats-Unis étaient au plus haut point intéressés à ce que l'exécution de Saddam Hussein ait lieu avant que ne se tiennent les procès suivants. La raison en est qu'ils ne tenaient en rien à ce que soient évoqués trop d'épisodes compromettants pour eux. Il s'agit de faire le maximum pour ne pas rappeler le soutien total des Etats-Unis et des grandes puissances occidentales à la politique de Saddam Hussein entre 1979 et 1990, à commencer par la guerre entre l'Irak et l'Iran (1980 -88).
En effet, un des multiples chefs d'accusation requis contre Saddam Hussein dans l'un de ces procès concernait le gazage à l'arme chimique de 5000 Kurdes à Halabjah en 1988. Ce massacre intervenait dans le cadre et à la fin de la guerre entre l'Irak et l'Iran, qui a fait plus de 1.200.000 morts et deux fois plus de blessés et d'invalides. C'était alors les Etats-Unis et, derrière eux, la plupart des puissances occidentales qui soutenaient et armaient Saddam Hussein. Prise par les Iraniens, cette ville avait été reprise par les Irakiens qui avaient décidé d'une opération de représailles à l'encontre de la population kurde. Ce massacre n'était d'ailleurs que le plus spectaculaire au sein d'une campagne d'extermination baptisée "'Al Anfal"("le butin de guerre") qui fit 180.000 victimes parmi les Kurdes irakiens entre 1987 et 1988.
Lorsque, à l'époque, Saddam Hussein initie cette guerre en attaquant l'Iran, il le fait avec le plein soutien de toutes les puissances occidentales. Face à l'avènement d'une république islamiste chiite en 1979 en Iran où l'ayatollah Khomeiny se permettait de défier la puissance américaine en qualifiant les Etats-Unis de "grand Satan" et que le président démocrate de l'époque, Carter, avait échoué à le renverser, Saddam Hussein a joué le rôle de gendarme de la région pour le compte des Etats-Unis et du camp occidental en lui déclarant la guerre et en la faisant durer pendant 8 ans, pour affaiblir l'Iran. La contre-attaque iranienne aurait d'ailleurs amené ce pays à la victoire si l'Irak n'avait pas bénéficié du soutien militaire américain sur place. En 1987, le bloc occidental sous la houlette des Etats-Unis avait mobilisé une formidable armada dans les eaux du Golfe persique avec le déploiement de plus de 250 bâtiments de guerre en provenance de la quasi-totalité des pays occidentaux, avec 35.000 hommes à leur bord et équipés des avions de guerre les plus sophistiqués de l'époque. Cette armada, présentée comme une "force d'interposition humanitaire", a détruit, notamment, une plate-forme pétrolière et plusieurs des navires les plus performants de la flotte iranienne. C'est grâce à ce soutien que Saddam Hussein a pu signer une paix le ramenant sur les mêmes frontières qu'au moment où il avait déclenché les hostilités.
Déjà, Saddam Hussein était parvenu au pouvoir, avec le soutien de la CIA, en faisant exécuter ses rivaux chiites et kurdes mais aussi les autres chefs sunnites au sein du parti Baas, accusés à tort ou à raison de fomenter des complots contre lui. Il a été courtisé et honoré pendant des années par ses pairs comme un grand homme d'Etat (devenant par exemple le "grand ami de la France" - et de Chirac et Chevènement en particulier). Le fait qu'il se soit distingué tout au long de sa carrière politique par des exécutions sanguinaires et expéditives en tous genres (pendaisons, décapitation, tortures des opposants, gazage à l'arme chimique, charniers de populations chiites ou kurdes) n'a jamais gêné le moindre homme politique bourgeois jusqu'à ce que l'on "découvre", à la veille de la guerre du Golfe de 1991 qu'il était un affreux tyran sanguinaire[1], ce qui lui valut à cette époque le "titre" de "boucher de Bagdad" qui ne lui avait pas pourtant été "décerné" lorsque précédemment il était l'exécutant sanguinaire de la politique occidentale. Il faut également rappeler que Saddam Hussein était tombé dans un piège quand il a cru bénéficier du feu vert de Washington lors de son invasion du Koweït à l'été 1990, fournissant le prétexte aux Etats-Unis pour engager la plus monstrueuse opération militaire depuis la Seconde Guerre mondiale. C'est ainsi qu'ils ont monté la première guerre du Golfe, en janvier 1991, en désignant dès lors Saddam Hussein comme l'ennemi public n°1. L'opération montée sous la houlette américaine et baptisée par eux "Tempête du Désert ", que la propagande a voulu faire passer comme une guerre propre avec ses images de "war game" en vidéo, aura fauché près de 500.000 vies humaines en 42 jours, opéré 106.000 raids aériens en déversant 100.000 tonnes de bombes, expérimentant toute la gamme des armes les plus meurtrières (bombes au napalm, à fragmentation, à dépression...). Elle avait pour but essentiel de faire une démonstration de la suprématie militaire écrasante des Etats-Unis dans le monde et de forcer leurs anciens alliés du bloc de l'Ouest, devenus leurs plus dangereux rivaux impérialistes potentiels, à y participer derrière eux. Il s'agissait ainsi de donner un coup d'arrêt à la tendance de ces derniers à vouloir se dégager de la tutelle américaine depuis la dissolution du bloc de l'Ouest et des alliances qui le sous-tendaient.
Avec le même machiavélisme, les Etats-Unis et leurs "alliés" ont ourdi une autre machination. Après avoir appelé les Kurdes au Nord et les Chiites au Sud à se soulever contre le régime de Saddam Hussein, ils ont laissé dans un premier temps intactes les troupes d'élite du dictateur pour lui permettre cyniquement de noyer dans le sang ces rébellions, n'ayant aucun intérêt à voir remettre en cause l'unité du pays, la population kurde en particulier étant livrée une nouvelle fois à d'atroces massacres.
Les médias européens aux ordres et jusqu'au très pro-américain Sarkozy en France lui-même peuvent hypocritement dénoncer aujourd'hui "le mauvais choix", "l'erreur", "la maladresse" que constituerait l'exécution précipitée de Saddam Hussein. Pas plus que la bourgeoisie américaine, la bourgeoisie des pays d'Europe occidentale n'a intérêt à ce que soit rappelée la part qu'elle a pris à tous ces crimes, même au travers du prisme déformant des "procès" et "jugements". Il est vrai que les circonstances de cette exécution débouchent sur un regain d'exacerbation des haines entre communautés : elle s'est déroulée alors qu'avait débuté la période de l'Aïd, la plus grande fête religieuse de l'année pour l'islam, ce qui pouvait plaire à la partie la plus fanatisée de la communauté chiite vouant une haine mortelle à la communauté sunnite à laquelle appartenait Saddam Hussein ; elle ne pouvait par contre qu'indigner les Sunnites et choquer la plupart des populations de confession musulmane. De plus, Saddam Hussein a pu être présenté, auprès des générations qui n'ont pas connu sa férule, comme un martyr.
Mais toutes les bourgeoisies n'avaient pourtant pas d'autre choix car elles partagent le même intérêt que l'administration Bush à cette exécution hâtive qui permet de masquer et de faire oublier leurs propres responsabilités et leur entière complicité face à ces atrocités qu'elles continuent à alimenter aujourd'hui. Les sommets de barbarie et de duplicité atteints au Moyen-Orient ne sont en fait qu'un concentré révélateur de l'état du monde, ils constituent le symbole de l'impasse totale du système capitaliste qui est de mise partout ailleurs[2]
Les récents développements du conflit entre Israël et les différentes fractions palestiniennes, de même que l'intensification des affrontements entre ces différentes fractions du camp palestinien, ont atteint les sommets de l'absurdité. Ce qui frappe, c'est en effet comment les différentes bourgeoises en présence sont, par la dynamique de la situation et la force des contradictions, amenées à prendre des décisions qui sont tout à fait contradictoires et irrationnelles, y inclus du point de vue de leurs intérêts stratégiques à court terme.
Lorsque Ehoud Olmert tend la main au président de l'Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, avec à la clé quelques concessions faites aux Palestiniens, notamment concernant la levée de quelques barrages ou la promesse de débloquer 100 millions de dollars au nom de "l'aide humanitaire", les médias parlent aussitôt de relance du processus de paix au Proche-Orient et Mahmoud Abbas fait valoir cette avancée, face à son rival du Hamas, car ces pseudo-concessions sont censées faire la preuve de la validité de sa politique de coopération avec Israël en permettant d'obtenir des "avantages".
Mais c'est Ehoud Olmert lui-même qui saborde en partie ces quelques atouts qu'il partageait avec le président de l'Autorité palestinienne, lorsqu'il est contraint, le lendemain, sous la pression des fractions ultra-conservatrices de son gouvernement, de prendre la décision de renouer avec la politique d'implantations de colonies israéliennes dans les territoires occupés et d'accélérer la destruction d'habitations palestiniennes à Jérusalem.
Les accords entre le Fatah et Israël avaient pour conséquence l'autorisation donnée par cette dernière à l'Egypte de livrer des armes au Fatah pour le favoriser dans sa lutte contre le Hamas. Cependant l'énième sommet de Charm-el-Cheikh entre Israël et l'Egypte a été totalement parasité par une nouvelle opération militaire de Tsahal à Ramallah en Cisjordanie et par une reprise des raids aériens dans la Bande de Gaza, en réponse à de sporadiques tirs de roquettes. Ainsi, les messages d'apaisement ou les proclamations d'une volonté de renouer les fils du dialogue sont singulièrement brouillés et les intentions d'Israël apparaissent totalement contradictoires.
Autre paradoxe, c'est au moment où Olmert et Abbas se rencontrent, ou encore juste avant le sommet israélo-égyptien, qu'Israël se proclame puissance nucléaire et menace directement d'utiliser la bombe atomique. Bien que cette menace ait été essentiellement dirigée contre l'Iran qui vise le même statut, elle vaut aussi indirectement pour tous ses voisins. Comment entamer des pourparlers avec un interlocuteur si dangereux et belliqueux ?
De plus, cette déclaration ne peut que pousser l'Iran à poursuivre dans cette voie et à légitimer ses ambitions de devenir le bouclier et le gendarme de la région, dans la même logique de détention d'une "force de dissuasion" que toutes les grandes puissances.
Mais I'Etat hébreu n'est pas seulement en cause. Tout se passe comme si chaque protagoniste devenait incapable de s'orienter pour assurer la défense de ses intérêts.
De son côté, Abbas a pris le risque de déclencher l'épreuve de force avec les milices du Hamas et a mis le feu aux poudres en annonçant sa volonté de recourir à des élections anticipées à Gaza, ce qui ne pouvait être vécu par le Hamas "démocratiquement élu" que comme une véritable provocation. Mais cette épreuve de force qui s'est traduite par de sanglants combats de rue était le seul moyen pour l'Autorité palestinienne de chercher à sortir du blocus israélien et du gel de l'aide internationale depuis l'arrivée au pouvoir du Hamas. Non seulement ce blocus s'avère catastrophique pour les populations incapables d'aller travailler hors des territoires bouclés par la police et l'armée israéliennes mais il a aussi suscité la grève de 170.000 fonctionnaires palestiniens dont les salaires ne sont plus payés dans la Bande de Gaza comme en Cisjordanie depuis des mois (notamment dans des secteurs aussi vitaux que l'enseignement et la santé). La colère des fonctionnaires, qui s'étend jusque dans les rangs de la police ou de l'armée, est exploitée aussi bien par le Hamas que le Fatah comme base de recrutement dans leurs milices respectives, selon que la responsabilité de cette situation est imputée à un camp ou à l'autre, alors que des gamins entre 10 et 15 ans continuent à se retrouver massivement enrôlés comme chair à canon dans ces tueries.
De son côté, le Hamas cherche à exploiter cette situation de chaos pour tenter de négocier directement avec Israël un échange de prisonniers entre le caporal israélien enlevé en juin 2006 et ses activistes.
Le chaos sanglant issu de la cohabitation explosive depuis un an entre le gouvernement élu du Hamas et le président de l'Autorité palestinienne reste la seule perspective. Face à cette politique qui ne peut qu'affaiblir considérablement chaque partie, la trêve décidée en fin d'année entre les milices du Fatah et celle du Hamas ne peut faire illusion. Elle ne cesse d'être émaillée d'affrontements meurtriers : attentats à la voiture piégée, combats de rue, enlèvements à répétition reprennent de plus belle, semant la terreur et la mort parmi les populations de la bande de Gaza déjà réduites à la misère. Et pour couronner le tout, les raids israéliens en Cisjordanie ou les interventions musclées de la police israélienne lors de contrôles constituent autant de "dérapages" supplémentaires : des enfants, des écoliers sont régulièrement tués dans ces multiples règlements de compte. Le prolétariat israélien déjà saigné à blanc par l'effort de guerre se retrouve tout aussi exposé aux opérations de représailles lancées par le Hamas d'un côté et le Hezbollah de l'autre.
En même temps, la situation n'est pas davantage sécurisée au Sud-Liban où sont déployées les forces de l'ONU. Depuis l'assassinat du leader chrétien Pierre Gemayel en novembre 06, l'instabilité règne. Alors que le Hezbollah et des milices chiites (ou chrétiennes du général Aoun provisoirement rallié à la Syrie) se livraient à une démonstration de force en assiégeant pendant plusieurs jours le palais présidentiel à Beyrouth, parallèlement, des groupes armés sunnites menaçaient le parlement libanais et son président chiite Nabil Berri. La tension entre fractions rivales est à son comble. Quant à la mission de l'ONU, désarmer le Hezbollah, personne ne peut la prendre au sérieux.
En Afghanistan, le déploiement de 32.000 soldats des forces internationales de l'OTAN et de 8500 soldats américains, reste inefficace. Les combats contre Al Qaïda et les talibans qui ont effectué une centaine d'attaques dans le Sud du pays, s'enlisent inexorablement. Le bilan de cette guérilla est de 4000 morts pour la seule année 2006. Le Pakistan, en principe allié des Etats-Unis, ne cesse en même temps de servir de base arrière aux talibans et à Al Qaïda.
Chaque Etat, chaque fraction est poussée en avant dans l'aventure guerrière, malgré les revers subis.
'impasse la plus révélatrice est celle de la première puissance du monde. La politique de la bourgeoisie américaine est la première en proie à ces mêmes contradictions. Alors que le rapport Baker, ancien conseiller de Bush père et diligenté par le gouvernement fédéral, dresse un constat d'échec de la guerre menée en Irak, et préconise un changement d'orientation, prônant d'une part une ouverture diplomatique envers la Syrie et l'Iran, d'autre part un retrait graduel des 144.000 soldats américains embourbés sur le sol irakien, à quoi assiste-t-on ? Bush Junior, contraint au renouvellement partiel du gouvernement, notamment le remplacement de Rumsfeld par Robert Gates au secrétariat d'Etat à la Défense, se contente de faire tomber quelques têtes à qui il fait porter la responsabilité du fiasco de la guerre en Irak (l'exemple le plus récent est le limogeage des deux principaux chefs de l'état-major des forces d'occupation en Irak, qui se sont d'ailleurs opposés au déploiement de nouvelles forces américaines à Bagdad, ne croyant pas à l'efficacité d'une telle mesure). Mais surtout il décide un renforcement des troupes américaines en Irak, 21 500 recrues supplémentaires qui devraient être envoyées prochainement sur le front irakien pour "sécuriser" Bagdad, alors que, d'ores et déjà, ce sont des réservistes qui sont mobilisés d'office. Le changement de majorité au Congrès et jusqu'au Sénat américain désormais dominé par le camp des démocrates n'y change rien : tout désengagement ou tout refus de débloquer de nouveaux crédits militaires pour la guerre en Irak serait perçu comme un aveu de faiblesse des Etats-Unis, de la nation américaine dont le camp démocrate ne veut pas assumer la responsabilité. Toute la bourgeoisie américaine, comme chaque clique bourgeoise ou chaque Etat, se retrouve bel et bien coincée dans un engrenage guerrier où chaque décision, chaque mouvement l'enferre davantage dans une fuite en avant irrationnelle pour défendre ses intérêts impérialistes face à ses rivaux.
Les atrocités guerrières s'exercent quotidiennement depuis des années sur le continent africain.
Après des décennies de massacres autour du Zaïre et du Rwanda, après les affrontements de clans en Côte d'Ivoire, déjà attisés par les rivalités entre grandes puissances, de nouvelles régions se retrouvent à feu et à sang.
Au Soudan, la "rébellion" contre le gouvernement pro-islamiste de Khartoum est aujourd'hui morcelée en une myriade de différentes fractions qui se combattent entre elles, instrumentalisées par telle ou telle puissance dans un jeu d'alliances de plus en plus précaire. En trois ans, la région du Darfour à l'Ouest du Soudan aura connu 400 000 morts et plus d'un million et demi de réfugiés, les centaines de villages que les populations occupaient naguère, ont été entièrement détruits et celles-ci s'entassent désormais dans des camps immenses, mourant de faim, de soif, d'épidémies en plein désert, subissant périodiquement les pires exactions de la part de différentes bandes armées comme des forces gouvernementales soudanaises. L'exode des rebelles a conduit à l'extension et à l'exportation du conflit ailleurs même qu'au Darfour, notamment en Centrafrique et au Tchad, ce qui pousse la France à s'impliquer militairement de plus en plus dans la région pour préserver les derniers bastions de ses "chasses gardées" en Afrique, en particulier en participant activement aux combats contre le pouvoir soudanais depuis le sol tchadien.
Depuis le renversement de l'ancien dictateur-président Siyad Barré en 1990, accompagnant la chute de son protecteur, l'URSS, la Somalie est un pays livré au chaos, miné par une guerre continuelle entre d'innombrables clans, qui sont autant de gangs mafieux et de bandes armées de pillards, des véritables tueurs à gages vendant leurs services au plus offrant, faisant régner la terreur et semant la misère et la désolation sur tout le territoire. Les puissances occidentales qui s'étaient ruées entre 1992 et 1995 sur ce pays ont dû battre en retraite face à l'ampleur du chaos et de la décomposition ; le débarquement spectaculaire des "marines" américains s'était lui-même soldé par un fiasco piteux en 1994, laissant la place à l'anarchie la plus totale. Les tueries entre ces cliques sanguinaires rivales ont fait 500.000 morts depuis 1991.
L'Union des tribunaux islamiques qui constituait une de ces bandes sous le vernis de la charia et d'un islam "radical" s'était finalement emparée de la capitale Mogadiscio, avec quelques milliers d'hommes armés, en mai 2006. Le gouvernement de transition réfugié à Baidoa a alors appelé son puissant voisin, l'Ethiopie à la rescousse[3]. L'armée éthiopienne, avec le soutien ouvert des Etats-Unis, a bombardé la capitale, faisant fuir en quelques heures les troupes islamistes, dont le plus grand nombre a gagné le Sud du pays. Mogadiscio est un effroyable champ de ruines dont la population misérable est réduite à vivre d'expédients. Un nouveau gouvernement provisoire, soutenu à bout de bras par l'armée éthiopienne, s'y est installé mais sans aucune autorité politique comme le montre le fait que sa demande à la population de rendre les armes soit restée sans effet. Après la victoire éclair de l'Ethiopie, la trêve elle aussi ne pouvait être que provisoire et précaire car les "rebelles" islamistes sont en train de se réarmer notamment à travers la frontière poreuse du Sud avec le Kenya. Mais les rebelles peuvent bénéficier d'autres points d'appui, au Soudan, en Erythrée- adversaire traditionnel de l'Ethiopie - ou au Yémen. Cette situation incertaine ne pouvait qu'inquiéter les Etats-Unis dans la mesure où la corne de l'Afrique, avec la base de Djibouti et le pont qu'offre la Somalie vers l'Asie et le Moyen-Orient, constitue une zone parmi les plus stratégiques du monde. Ceci a incité les Etats-Unis à intervenir directement le 8 janvier pour bombarder le Sud du pays où se sont réfugiés les "rebelles" dont la Maison Blanche prétend qu'ils sont directement manipulés et sous l'emprise d'Al Qaïda.
Les Etats-Unis, la France ou toute autre grande puissance, chacune de son côté, ne peuvent nullement parvenir à jouer un rôle stabilisateur ni même constituer un frein au déchaînement de la barbarie guerrière, quel que soit le gouvernement en place, chez eux, en Afrique ou n'importe où ailleurs dans le monde. Au contraire, leurs intérêts impérialistes les pousseront toujours davantage à propager les tueries.
L'enfoncement d'une partie de plus en plus étendue de l'humanité dans ce chaos et cette barbarie, les pires de toute l'histoire, est le seul avenir que nous réserve le capitalisme. La guerre impérialiste mobilise aujourd'hui toute la richesse de la science, de la technologie, du travail humain non pas pour apporter le bien-être à l'humanité, mais au contraire pour détruire ses richesses, pour accumuler les ruines et les cadavres. Cette guerre impérialiste qui dilapide un patrimoine édifié au fil des siècles d'histoire, et menace à terme d'engloutir et de détruire toute l'humanité, est une des expressions de l'aberration profonde de ce système.
Plus que jamais, le seul espoir possible réside dans le renversement du capitalisme, dans l'instauration de rapports sociaux libérés des contradictions qui étranglent la société, par la seule classe porteuse d'un avenir pour l'humanité : la classe ouvrière.
Wim (10 janvier)[1] D'ailleurs, un autre tyran de la région, le Syrien Hafez-el-Assad, éternel rival de Saddam, lui, sera resté au-delà de ses funérailles un "grand homme d'Etat", en compensation de son ralliement au camp occidental à l'époque des blocs, malgré une carrière aussi sanguinaire et l'usage des mêmes procédés que Saddam Hussein.
[2] Certains plumitifs de la bourgeoisie sont même capables de constater la nausée que provoque cette accumulation insoutenable de barbarie dans le monde actuel : "La barbarie châtiant la barbarie pour enfanter à son tour la barbarie. Une vidéo circulant sur Internet, dernière contribution au festival d'images de l'innommable, depuis les décapitations orchestrées par Zarkaoui jusqu'à l'amoncellement de chairs humiliées à Abou Ghraïb par les GI (...) Aux terribles services secrets de l'ex-tyran succèdent les escadrons de la mort du ministre de l'Intérieur dominés par les brigades Al-Badr pro-iraniennes. (...) Qu'ils se réclament de la terreur ben-ladiste, de la lutte contre les Américains ou qu'ils se disent les relais du pouvoir (chiite), les meurtriers qui enlèvent les civils irakiens ont un trait commun : ils opèrent sous la loi de la pulsion individuelle. Sur les décombres de l'Irak pullulent les charognards de toutes espèces, de tous clans. Le mensonge étant la norme, la police pratique le rapt et le brigandage, l'homme de Dieu décapite et éviscère, le Chiite applique au Sunnite le traitement qu'il a lui-même subi" (l'hebdomadaire français Marianne daté du 6 janvier). Mais cela est mis sur le compte de la "pulsion individuelle", et finalement de "la nature humaine". Ce qu'ils ne peuvent pas reconnaître et comprendre, c'est que cette barbarie est au contraire un produit éminemment historique, un produit du système capitaliste et qu'il existe historiquement une classe sociale tout aussi capable d'y mettre un terme : le prolétariat.
[3] L'Ethiopie, elle aussi ancien bastion de l'URSS, est devenue, depuis la fuite de Mengistu en 1991, la place forte des Etats-Unis dans la région de la Corne de l'Afrique.
Dans la continuation de la série sur le syndicalisme révolutionnaire que nous publions depuis la Revue Internationale n°118 [1474], nous débutons ici une étude de l’expérience de la CNT espagnole. Actuellement une nouvelle génération de travailleurs s’implique progressivement dans la lutte de classe contre le capitalisme. Dans le combat, de nombreuses questions sont soulevées. Une des plus récurrentes est la question syndicale. Alors que les grands syndicats suscitent une méfiance notoire, l’idée d’un "syndicalisme révolutionnaire" exerce une certaine attraction : s’organiser en dehors des structures de l’Etat en visant à unifier la lutte immédiate et la lutte révolutionnaire. L’étude des expériences de la CGT française et des IWW d'Amérique du Nord a démontré que cette idée est aussi irréalisable qu'utopique, mais le cas de la CNT, comme nous allons le voir, est encore plus éloquent de cette impossibilité.
Depuis le début du 20e siècle l’histoire a démontré, à travers des expériences répétées, que Syndicalisme et Révolution sont deux termes antithétiques, qu’il est impossible de réunir.
Aujourd'hui, CNT et anarchisme se présentent, comme deux termes unis et inséparables. L’anarchisme, qui fut absent des grands mouvements ouvriers des 19e et 20e siècles[1], considère la CNT comme la preuve que son idéologie est à même d'agglomérer une grande organisation de masse ayant un rôle décisif dans les luttes ouvrières qui se déroulèrent en Espagne de 1919 à 1936. Cependant, ce ne fut pas l’anarchisme qui créa la CNT, puisqu'à son origine celle-ci s'était donnée une orientation syndicaliste révolutionnaire. Cela ne signifie pas que l’anarchisme fût absent à sa fondation et n’ait pas imprimé sa marque dans l’évolution de l’organisation. [2]
Comme nous l’avons exposé précédemment dans d’autres articles de cette série - nous n’y reviendrons pas ici - le syndicalisme révolutionnaire est une tentative de réponse aux nouvelles conditions historiques : la fin de l’apogée du capitalisme et son entrée progressive dans sa phase de décadence qui se manifestèrent clairement par la gigantesque hécatombe de la Première Guerre mondiale. Face à cette réalité, des secteurs de plus en plus nombreux de la classe ouvrière constataient l’opportunisme galopant des partis socialistes - corrompus par le crétinisme parlementaire et le réformisme -, ainsi que la bureaucratisation et le conservatisme des syndicats. Deux types de réponses se firent jour : d’un côté, une tendance révolutionnaire au sein des partis socialistes (la gauche constituée par des groupes dont les militants les plus en vue furent Lénine, Rosa Luxemburg, Pannekoek, etc.) et, de l’autre, le syndicalisme révolutionnaire.
Ces conditions historiques générales sont valables pour l’Espagne également, bien que dans ce cas elles soient marquées par le retard et les contradictions particulières du capitalisme espagnol. Deux de celles-ci eurent un poids décisif qui affecta négativement le prolétariat de l’époque.
La première de ces contradictions était l’absence évidente d’unification et de centralisation économiques réelles entre les divers territoires de la péninsule, ce qui générait une dispersion locale et régionale, donnant lieu à une prolifération de soulèvements dans le cadre des municipalités dont la plus importante fut l’insurrection républicaine cantonale de 1873. L’anarchisme, de par ses positions fédéralistes, était prédisposé à devenir le porte-parole de ces conditions historiques archaïques : l’autonomie de chaque municipalité ou territoire qui se déclarait souverain et n’acceptait que la fragile et aléatoire union du "pacte de solidarité". Comme le remarque Peirats[3] dans son ouvrage La CNT dans la révolution espagnole, "ce programme, celui de l’Alliance de Bakounine, convenait très bien au tempérament des espagnols déshérités. La version fédérale introduite par les bakouninistes était comme la pluie sur un sol mouillé puisqu’elle réactivait les réminiscences des droits locaux, des chartes villageoises et des municipalités libres du Moyen-Âge." (Page 3, tome I) [4]
Face au retard et aux différences explosives de développement économique entre les régions, l’État bourgeois, bien que formellement constitutionnel, s’était appuyé sur la force brute de l’armée pour donner de la cohésion à la société, déchaînant des répressions périodiques dirigées essentiellement contre le prolétariat et, dans une moindre mesure, contre les couches moyennes des villes. Non seulement les ouvriers et les paysans, mais aussi de larges couches de la petite bourgeoisie se sentaient complètement exclus d’un État théoriquement libéral mais violemment répressif, autoritaire, entre les mains de caciques, ce qui déconsidérait totalement la politique et le système parlementaire. Cela suscitait un apolitisme viscéral exprimé par l’anarchisme mais également très répandu dans le milieu ouvrier. Ces conditions générales entraînèrent, d’un côté, la faiblesse de la tradition marxiste en Espagne et, de l’autre, l’influence considérable de l’anarchisme. Le groupe autour de Pablo Iglesias [5] resta fidèle au courant marxiste dans l’AIT et forma en 1881 le Parti Socialiste. Cependant, cette organisation fut toujours affectée d’une extrême faiblesse politique, au point que Munis [6] disait que nombre de ses dirigeants n’avaient jamais lu aucun ouvrage de Marx : "Les ouvrages les plus fondamentaux et les plus importants de la pensée théorique n’avaient pas été traduits. Et ceux qui avaient été publiés, (le Manifeste communiste, l'Anti-Dühring, Misère de la Philosophie, Socialisme utopique et Socialisme scientifique) étaient davantage lus par les intellectuels bourgeois que par les socialistes. Les écrits ou les discours de Pablo Iglesias ainsi que ceux de ses héritiers, Besteiro, Fernando de los Rios, Araquistain, Pietro y Caballero, ignorent complètement le marxisme, quand ils ne le contredisent pas délibérément." (Jalons de Défaite, promesses de Victoire, pages 59) [7]. C'est pour cette même raison que ce parti a dérivé rapidement vers l’opportunisme qui en a fait l'un des partis les plus à droite de toute l’Internationale.
Concernant la tendance anarchiste, nous ne pouvons ici y consacrer l'étude détaillée nécessaire pour comprendre ses différents courants et les multiples positions qu’elle a adoptées. Il serait également nécessaire de distinguer une majorité de militants sincèrement dévoués à la cause prolétarienne et ceux qui se sont fait passer pour leurs dirigeants, lesquels en général, à part quelques exemples d'honnêteté, ont bafoué à chaque pas les "principes" dont ils se revendiquaient ostensiblement. Il suffit de rappeler les agissements ignominieux des partisans directs de Bakounine en Espagne lors de l’insurrection cantonaliste de 1873 qu’Engels dénonce si brillamment dans sa brochure "Les bakouninistes à l'oeuvre": "ces mêmes hommes qui se donnent le titre de révolutionnaires, d’autonomistes, anarchistes etc., se sont lancés dans la politique à cette occasion ; mais la pire des politiques, la politique bourgeoise ; ils n’ont pas œuvré pour donner le Pouvoir politique à la classe ouvrière, c’est une idée qui leur fait horreur, mais pour aider une fraction de la bourgeoisie à conquérir le Gouvernement. Laquelle fraction est constituée d’aventuriers, d'arrivistes et d’ambitieux, se disant républicains intransigeants." [8]
Après cet épisode, dans le contexte du reflux international des luttes qui suivit la défaite de la Commune de Paris, la bourgeoisie espagnole déchaîna une répression féroce qui allait se poursuivre de longues années. Dans ces conditions de terreur étatique et de confusion idéologique, le courant anarchiste n’avait que deux certitudes inébranlables : le fédéralisme et l’apolitisme. Au-delà de ces certitudes, il s'est débattu constamment dans un dilemme : fallait-il mener une action publique afin de créer une organisation de masse ? Ou bien mener une lutte minoritaire et clandestine sur la base du slogan anarchiste de "la propagande par le fait" ? Ce dilemme plongea le mouvement dans une complète paralysie. En Andalousie cette oscillation pendulaire prenait parfois la forme de "grève générale" consistant en soulèvements locaux isolés qui étaient facilement écrasés par la Garde civile et auxquels succédait une répression implacable. D’autres fois, elle prenait celle d’"actions exemplaires" (incendies des récoltes, mises à sac de fermes, etc.) que les gouvernements en place mettaient à profit pour déchaîner de nouvelles vagues de répression. [9]
La CNT va naître à Barcelone, principale concentration industrielle d’Espagne, à partir des conditions historiques qui prédominaient à l’échelle mondiale dans la première décennie du 20e siècle. Comme nous l'avons vu ailleurs[10], la lutte ouvrière tendait à s’orienter vers la grève de masse révolutionnaire dont la Révolution Russe de 1905 constitue la manifestation la plus avancée.
En Espagne aussi, le changement de période historique s'est manifesté dans les nouvelles formes qu'ont tendu à prendre les réactions ouvrières. Deux épisodes, que nous allons relater brièvement ci-dessous, expriment cette tendance : la grève de 1902 à Barcelone et la Semaine Tragique de 1909 également à Barcelone.
La grève a démarré dans le secteur de la métallurgie en décembre 1901 pour réclamer la journée de 9 heures. Face à la répression et au refus des patrons, la solidarité du prolétariat barcelonais s’exprima dans les rues. Celle-ci se manifesta massivement et spontanément à la fin janvier 1902 sans qu’il y ait eu le moindre appel à la lutte de la part des organisations syndicales ou politiques. Pendant plusieurs journées, eurent lieu des réunions massives avec la participation d’ouvriers de tous les secteurs confondus. Cependant, du fait de son absence d’écho dans le reste du pays, la grève s'affaiblira progressivement. A cette situation contribuèrent, d’une part le sabotage ouvert de la part du Parti Socialiste qui en arriva même à bloquer les fonds de solidarité recueillis par les Trade Unions britanniques et, d'autre part, aussi, la passivité des sociétés de tendance anarchiste[11]. Par ailleurs, la Fédération de Travailleurs de la Région Espagnole nouvellement reconstituée en 1900 sur la base d'une orientation "apolitique"[12] était aussi absente en invoquant comme argument que "les ouvriers de l’industrie métallurgique de Barcelone n’avaient jamais appartenu à aucun groupement politique ou social et n’avaient en rien la mentalité pour s’associer"[13]. Cependant, cette expérience ébranla profondément les organisations ouvrières constituées puisqu’elle n'avait suivi aucun des "schémas" traditionnels de lutte : ni la grève générale conçue par les anarchistes ni les actions de pression dans un cadre sectoriel et strictement économique selon la vision des socialistes.
Ce qu'on a appelé "La Semaine Tragique" de 1909 a eu lieu à cause de la réponse populaire massive contre l'embarquement des troupes pour le Maroc[14]. A nouveau, ce mouvement s'est exprimé par la solidarité de classe active, l’extension des luttes et la conquête de la rue par les manifestations à partir de l’initiative directe des ouvriers sans aucune sorte d’appel ou planification préalable. La lutte économique et la lutte politique se sont unies. D'un côté, la solidarité de tous les secteurs ouvriers avec les grévistes du textile, principale industrie catalane, de l'autre, le refus de la guerre impérialiste manifesté dans la mobilisation contre l’embarquement de soldats pour la guerre du Maroc. Sous l’influence néfaste du républicanisme bourgeois, mené par le démagogue notoire Lerroux[15], le mouvement a dégénéré en actions violentes stériles dont les plus spectaculaires furent les incendies d’églises et de couvents. Le gouvernement profita de tout cela pour déchaîner une nouvelle vague de répression qui prit des formes particulièrement barbares et sadiques.
C'est dans ce contexte qu'est née en 1907 Solidarité Ouvrière (qui deviendra trois ans plus tard la CNT). Solidarité Ouvrière unit cinq tendances présentes dans le milieu ouvrier :
Ce qui domine, c'est le projet de constituer une seule organisation unitaire qui soude l’ensemble de la classe pour la lutte.
Au cours de ces années, les théories du syndicalisme révolutionnaire français circulent largement. Anselmo Lorenzo, anarchiste espagnol de premier plan, avait traduit en 1904 l’œuvre d’Emile Pouget, Le Syndicat ; José Prat traduisit et diffusa d’autres ouvrages comme ceux de Pouget, Pelloutier ou Pataud[17]. Le même Prat dans son ouvrage La Bourgeoisie et le Prolétariat (1908) résume l’essence du syndicalisme révolutionnaire en affirmant que celui-ci "n’accepte rien de l’ordre actuel ; il le subit en espérant avoir la force syndicale pour le détruire. Par des grèves de plus en plus généralisées, il révolutionne progressivement la classe ouvrière et l’achemine vers la grève générale. Sans négliger d’arracher à la bourgeoisie patronale toutes les améliorations immédiates pouvant être positives, son but est la transformation complète de la société actuelle en société socialiste, se passant dans son action de l'agent politique : révolutionnarisme économico-social."
Solidarité Ouvrière avait prévu de tenir son Congrès fin septembre 1909 à Barcelone ; cependant le congrès ne put avoir lieu à cause des événements de la Semaine Tragique et de la répression qui s’ensuivit. Le Premier Congrès de la CNT se tint donc en 1910.
L’organisation qui s'est présentée depuis comme le modèle de l'anarcho-syndicalisme, surgit pourtant sur la base de positions du syndicalisme révolutionnaire : "il n’apparaît nulle part la plus petite référence à l’anarchisme, ni comme but, ni comme base d’action, ni comme principes, etc. Ni lors du Congrès au cours des discussions, ni dans ses résolutions ou les manifestes ultérieurs de la Confédération, il n'y a la moindre allusion au thème de l'anarchisme qui pourrait faire penser à une prédominance de ce courant politique ou, au moins, à son poids dans la nouvelle Confédération. Celle-ci apparaît comme un organisme totalement neutre, si comme tel on peut comprendre la pratique exclusive du syndicalisme révolutionnaire ; apolitique dans le sens où elle ne participe pas au jeu politique ou au processus de gouvernement de la société, mais politique dans le sens où elle se propose de remplacer le système actuel de gouvernement social par un système différent, basé sur la propre organisation syndicale" (A. Bar, La CNT dans les années rouges, page 223) [18]
Cela dit, il serait faux de croire que la CNT n’était pas influencée par les positions anarchistes. Le poids de celles-ci était évident sur les trois piliers du syndicalisme révolutionnaire que nous avons analysés dans les articles précédents de la série évaluant l’expérience de la CGT française et des IWW nord américains : l’apolitisme, l’action directe et la centralisation.
Comme nous avons vu dans les articles précédents de cette série, le syndicalisme révolutionnaire prétend surtout "se suffire à lui-même" : le syndicat doit offrir à la classe ouvrière son organisation unitaire de lutte, le moyen d’organisation de la société future, et même le cadre de sa réflexion théorique, même si l’importance de cette dernière est très largement sous-estimée. Les organisations politiques étaient souvent considérées moins comme nocives qu’inutiles. En France, ce courant produisit néanmoins des travaux théoriques et des réflexions, à travers lesquels, par exemple, ses positions parvinrent en Espagne. Mais ici au contraire, le syndicalisme révolutionnaire avait une vocation éminemment "pratique", il ne produisit pratiquement aucun travail théorique et on peut dire que ses documents les plus importants ont été les résolutions adoptées lors des congrès, dans lesquels le niveau de discussion était réellement limité. "Le syndicalisme révolutionnaire espagnol fut fidèle à un des principes de base du syndicalisme : être un mode d’action, une pratique, et non une simple théorie ; de ce fait, contrairement à ce qui advint en France, il est très rare de disposer d’ouvrages théoriques du syndicalisme révolutionnaire espagnol… Les manifestations les plus claires de syndicalisme révolutionnaire sont justement les documents des organisations, les manifestes et les accords, aussi bien de Solidarité Ouvrière que de la CNT." (A. Bar, opus cité)
Il est remarquable que le Congrès ne consacrât aucune session à la situation internationale, ni au problème de la guerre (pourtant présente dans tous les esprits à l’époque comme une menace imminente). Il est encore plus significatif qu’aucune discussion n’ait eu lieu à propos des récents événements de la Semaine Tragique qui englobait une multitude de problèmes brûlants (la guerre, la solidarité directe dans la lutte, le rôle néfaste du républicanisme de Lerroux)[19]. Nous pouvons constater ici la désaffection envers l’analyse des conditions de la lutte de classe et de la période historique, la difficulté à mener une réflexion théorique et par conséquent à tirer les leçons des expériences de lutte. Au lieu de cela, toute une session fut consacrée à un débat embrouillé et interminable sur la manière dont il convenait d’interpréter la formule "l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes", qui se traduisit par la proclamation selon laquelle seuls les travailleurs manuels pouvaient mener cette lutte et que les travailleurs intellectuels devaient en être écartés et acceptés uniquement comme "collaborateurs".
Ce point était considéré par la majorité des ouvriers comme celui différenciant la pratique de l’UGT socialiste de la nouvelle organisation, la CNT. De fait on pourrait dire que c’est la base même de la constitution de la CNT en tant que syndicat à l’échelle nationale (et non plus en Catalogne seule comme au début) : "L’initiative de transformer Solidarité Ouvrière en Confédération espagnole est partie non pas de cette Confédération elle-même mais de nombreuses entités hors de Catalogne, qui, désireuses de se solidariser avec les sociétés qui à ce jour ne font pas partie de l’Union Générale des Travailleurs, considèrent en revanche avec intérêt les moyens de la lutte directe" (José Negre, cité par A. Bar, op cité)
De nombreux regroupements ouvriers d’autres régions d’Espagne en avaient assez du crétinisme réformiste, de la rigidité bureaucratique et du "quiétisme" –comme le reconnaissaient beaucoup de socialistes critiques- de l’UGT. Ils accueillirent donc avec enthousiasme la nouvelle centrale ouvrière qui préconisait la lutte directe de masse et une perspective révolutionnaire bien que celle-ci fût assez floue. Il faut cependant éclaircir un malentendu : l’action directe n'est pas la même chose que la grève de masse. Les luttes qui se déclenchent sans appel préalable comme résultat d’une maturation souterraine, les assemblées générales où les ouvriers réfléchissent et décident ensemble, les manifestations de rue massives, l’organisation directe des ouvriers eux-mêmes sans attendre les directives des dirigeants, tous ces traits qui vont caractériser la lutte ouvrière dans la période historique de décadence du capitalisme, n’ont rien à voir avec l’action directe. Cette dernière est l'action par laquelle des groupes constitués spontanément par affinité réalisent des actions minoritaires d’"expropriation" ou de "propagande par l'exemple". Les méthodes de la grève de masse émanent de l’action collective et indépendante des ouvriers alors que les méthodes de l’action directe dépendent de la "volonté souveraine" de petits groupes d’individus. L'amalgame entre l' "action directe" et les nouvelles méthodes de lutte développées par la classe comme en Russie en 1905 ou dans les expériences de Barcelone (1902 et 1909) que nous venons de mentionner, produisit une énorme confusion qui allait poursuivre la CNT tout au long de son histoire.
Cette confusion allait se manifester dans un débat stérile entre adversaires et partisans de la "grève générale". Les membres du PSOE s’opposaient à la grève générale dans laquelle ils voyaient le positionnement abstrait et volontariste de l’anarchisme consistant à se jeter sur telle ou telle lutte pour "la transformer arbitrairement en révolution". Pas plus que leurs acolytes des partis socialistes des autres pays d'Europe, ils ne parvenaient à comprendre le changement des conditions historiques qui impliquait que la révolution cessait d’être un lointain idéal pour devenir l’axe principal autour duquel devaient s’unir tous les efforts de lutte et de conscience de classe [20]. Rejetant la vision anarchiste de la révolution "sublime, grande et majestueuse", ils ignoraient et rejetaient aussi les changements concrets dans la situation.
Face à eux, les syndicalistes révolutionnaires englobaient dans la vieille outre de la grève générale, complètement tributaire du syndicalisme, leur volonté sincère de prendre en charge la lutte, de développer des assemblées et des luttes massives. Les thèses de l' "action directe" et de la "grève générale", si radicales en apparence, devaient se limiter au terrain économique et apparaissaient ainsi comme un économisme syndical plus ou moins radicalisé. Elles n’exprimaient pas la profondeur de la lutte, mais au contraire ses limites : "La Confédération et les sections qui l’intègrent devront toujours lutter sur le plus pur terrain économique, c'est-à-dire celui de l’action directe" (Statuts).
Une grande partie de la discussion au Congrès de 1910 a été dédiée à la question organisationnelle : comment un syndicat de niveau national devait-il se structurer ? Le refus de la centralisation et le fédéralisme le plus extrême firent triompher sur ce point les positions anarchistes et la CNT allait adopter dans un premier temps (jusqu’au changement que marque le Congrès de 1919) une organisation complètement anachronique basée sur la juxtaposition de sociétés de métiers d’une part et de fédérations locales d'autre part.
Alors que les évènements de 1905 en Russie faisaient la preuve que l’unité de la classe ouvrière était une force sociale révolutionnaire, s'organisant de façon centralisée et se rassemblant dans le soviet de Petersbourg, au-delà des secteurs et des catégories, et qui de plus était ouvert à l’intervention des organisations politiques révolutionnaires, la CNT approuvait en Espagne des propositions qui allaient malheureusement dans le sens contraire.
D’une part, influencés par le fédéralisme et en réponse à l’extrême misère et à la brutalité odieuse du régime capitaliste, des groupes locaux se lançaient périodiquement dans des insurrections qui débouchaient sur la proclamation du communisme libertaire dans une municipalité. A celles-ci, le pouvoir bourgeois répondait par une répression sauvage. Cela se produisit très fréquemment en Andalousie au cours des cinq années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, mais également dans des régions, comme le Valenciennois, où l'agriculture était plus développée, ainsi que l'illustre l'exemple suivant. En 1912, à Cullera, riche agglomération agro-industrielle, un mouvement de journaliers éclate, prend la Mairie et proclame le "communisme libertaire" dans la localité. Complètement isolés, les ouvriers subirent une répression sauvage et conjointe de la part des forces de l'armée et de la Garde civile.
D’autre part, par groupes entiers les ouvriers se faisaient happer par le corporatisme[21]. La méthode de ce dernier est de calquer l’organisation ouvrière sur les subdivisions multiples et complexes de l’organisation capitaliste de la production, ce qui a pour effet de développer parmi les ouvriers une étroitesse d'esprit du style "charbonnier est maître chez soi". Pour le corporatisme, l’unité ne consiste pas en l’union de tous les travailleurs, toutes catégories et entreprises confondues, en un seul et unique collectif, mais dans l'établissement d'un "pacte de solidarité et de défense mutuelle" entre des parties indépendantes et souveraines de la classe ouvrière. Une telle vision se trouve entérinée par le Règlement adopté par le Congrès qui va jusqu'à admettre l’existence de deux sociétés distinctes pour le même métier dans une même localité.
Le Congrès de 1910 fut parcouru par un thème fort significatif. Le jour même où il commença, les ouvriers de Sabadell (localité industrielle près de Barcelone) étaient en grève généralisée en solidarité avec leurs camarades de Seydoux frappés par plusieurs licenciements disciplinaires. Les grévistes envoyèrent des délégués au Congrès pour demander que soit déclarée la grève générale en solidarité. Le Congrès témoigna d’un grand enthousiasme et d’un fort courant de sympathie. Cependant il adopta une résolution basée sur les conceptions syndicalistes les plus rancies, toujours plus dépassées par le vent frais de la lutte ouvrière de masse : "Nous proposons au Congrès qu'il adopte comme mesure de solidarité avec les grévistes de Sabadell que tous les délégués présents encouragent leurs entités respectives à accomplir leur devoir inéluctable : appliquer les décisions des assemblées de délégués de Solidarité Ouvrière de Barcelone d'aider matériellement les grévistes." Cette motion confuse et hésitante constitua une douche glacée pour les ouvriers de Sabadell qui finirent par se remettre au travail complètement vaincus.
Cet épisode symbolise la contradiction dans laquelle allait évoluer la CNT dans la période suivante. Si une vie ouvrière impétueuse battait en son sein, désireuse de riposter à la situation de plus en plus explosive dans laquelle le capitalisme s’enfonçait, par contre la méthode de riposte, le syndicalisme révolutionnaire, allait se montrer de plus en plus inadéquate et contreproductive et, en définitive, constituer un obstacle plus qu’un stimulant.
Nous traiterons de cette question dans le prochain article où nous analyserons l’action de la CNT dans la période tourmentée de 1914-1923 : la CNT face à la guerre et à la révolution.
RR et CMir (15 juin 2006)
[1] Son influence fut très limitée pendant la Commune de Paris et sa présence fut insignifiante en 1905 et 1917 en Russie, tout comme en 1918-23 en Allemagne.
[2] La préface d’un livre sur le procès-verbal du Congrès de Constitution de la CNT (Editorial Anagramme 1976) considère que la CNT "n’était ni anarco-collectiviste ni anarco-communiste ni même pleinement syndicaliste révolutionnaire mais apolitique et fédéraliste".
[3] Parmi les historiens anarchistes, il est l'un des plus connus et réputés par sa rigueur. L’ouvrage cité est considéré comme une référence dans le milieu anarchiste espagnol.
[4] Une page plus loin, Peirats développe l’idée suivante : "en contrepartie à l’esprit unitaire, reflet d’une géographie unitaire - celle de la meseta - les bords de la péninsule, avec leurs chaînes montagneuses, leurs vallées et leurs plaines, forment un cercle de compartiments auxquels correspondent des variétés infinies de types, de langues et de traditions. Chaque zone ou recoin de ce paysage accidenté, représente une entité souveraine, jalouse de ses institutions, orgueilleuse de sa liberté. C’est ici le berceau du fédéralisme ibérique. Cette configuration géographique fut toujours un semis d’autonomies côtoyant parfois le séparatisme, réplique à l’est de l’absolutisme (…) Entre le séparatisme et l’absolutisme, s’égarait le fédéralisme. Celui-ci se fonde sur le rapprochement libre et volontaire de toutes les autonomies, depuis celle des individus jusqu’à celle des régions naturelles ou ayant des affinités, en passant par les municipalités libres. L’accueil chaleureux qui fut réservé en Espagne à certaines influences idéologiques venant de l’étranger, est loin de démentir mais affirme plutôt l’existence – à peine mitigée par des siècles d’extorsion - d’un fédéralisme autochtone.(…) Les émissaires bakouninistes semèrent leur fédéralisme, le libertaire, parmi la classe ouvrière espagnole" (opus cité, page 18.) La classe ouvrière, par son travail associé à l’échelle internationale, représente l’unification consciente –et pour autant librement consentie- de toute l’humanité. Ce qui s’oppose radicalement au fédéralisme qui est une idéologie reflétant la dispersion, la fragmentation liées à la petite bourgeoisie ainsi qu’aux modes de production archaïques qui précédèrent le capitalisme.
[5] Pablo Iglesias (1850-1925) fondateur et dirigeant du PSOE jusqu’à sa mort.
[6] Révolutionnaire espagnol (1911-1989) provenant de l’Opposition de Gauche de Trotski qui rompit avec celle-ci lors de sa capitulation devant la 2e Guerre mondiale et qui défendit des positions de classe face à cette dernière. Fondateur du groupe FOR (Ferment Ouvrier Révolutionnaire). Voir notre article dans la Revue Internationale n°58 [1475], "à la mémoire de Munis, militant de la classe ouvrière".
[7] Voir nos commentaires sur ce livre dans notre brochure en espagnol : "1936 : Franco et la République massacrent les ouvriers".
[8] Voir Archives d’auteurs marxistes : "Los Bakuninistas en Acción [1476]".
[9] En 1882-1883, l’Etat déchaîna une répression féroce contre des journaliers et des anarchistes, en la justifiant par la lutte contre une société qui organisait des attentats : La Mano Negra. L’existence de cette société n’a jamais été prouvée.
[10] Voir, à partir de la Revue Internationale n°120 [1477], notre série sur la révolution de 1905.
[11] L’historien de tendance ouvertement anarchiste Francisco Olaya Morales, dans son livre Histoire du mouvement ouvrier espagnol (1900-1936)" apporte le témoignage suivant : "fin décembre, le Comité de Grève contacta certaines sociétés de tendance anarchiste, mais elles refusèrent de rejoindre le comité en invoquant qu’il avait transgressé les règles de l’action directe" (sic) (page 54).
[12] Nous reviendrons ultérieurement sur cette expérience
[13] Voir le livre de Olaya cité à la note précédente, page 54
[14] Le capital espagnol, en défense de ses propres intérêts impérialistes (se procurer une série de territoires coloniaux en récupérant les restes dont ne voulaient pas les grandes puissances) s'était engagé dans une guerre coûteuse au Maroc qui requérait un envoi continu de troupes sacrifiant de nombreux ouvriers et paysans. Beaucoup de jeunes savaient que leur envoi au Maroc allait signifier leur mort ou leur invalidité pour le reste de leur vie de même que la misère de la vie en caserne.
[15] 1864-1949. Individu trouble et aventurier, fondateur du Parti radical, qui eut un grand poids dans la politique espagnole jusque dans les années 1930.
[16] A la différence de l’expérience française (voir les articles de cette série dans les numéros 118 [1474] et 120 [1478] de la Revue Internationale) ou de l’expérience des IWW (voir les articles dans les numéros 124 [1479] et 125 [1480]), en Espagne il n’y a pas d'ouvrages ni même d'articles à travers lesquels s’exprime une tendance syndicaliste révolutionnaire différenciée. Elle est formée par des sociétés de métiers ayant rompu avec le syndicat socialiste –UGT- et aussi par des anarchistes plus ouverts aux différentes tendances existant dans le mouvement ouvrier comme José Prat dont on parlera par la suite.
[17] Théoriciens du syndicalisme révolutionnaire français. Voir l’article dans la Revue Internationale n°120 [1478].
[18] L'historien de tendance anarchiste, Francisco Olaya Morales, lorsqu'il se réfère à la période de la fondation de la CNT dans son livre "Histoire du mouvement ouvrier espagnol (1900-1936)", indique clairement (page 277 et suivantes) que les socialistes ont participé à la fondation et à la première étape de la CNT. Il cite José Prat, auteur anarchiste bien qu'indépendant dont nous avons parlé plus haut, qui a affirmé une position ouverte et favorable à une telle participation.
[19] Il y eut seulement une brève mention au problème douloureux des nombreux prisonniers.
[20] C'est le problème que va appréhender au cours de ces années-là Rosa Luxemburg lors de son examen de la gigantesque grève de masse de 1905 : "Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l'énergie combative même aux heures d'accalmie politique; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d'énergie d'où la lutte politique tire toujours des forces fraîches; en même temps le travail infatigable de grignotage revendicatif déclenche tantôt ici, tantôt là des conflits aigus d'où éclatent brusquement des batailles politiques. En un mot la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l'effet se succèdent et alternent sans cesse et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s'exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie." (Grève de masse, parti et syndicat)
[21] On peut donner l'exemple suivant du poids du corporatisme. En 1915, le comité de Reus, agglomération industrielle proche de Tarragone – dominé cette fois-ci par les socialistes – a signé un accord avec le patronat dans le dos des ouvrières en grève et dont il résulta la défaite de celles-ci. Les pétitions que firent circuler les ouvrières afin que le Comité fasse campagne pour une grève générale de solidarité furent enterrées. Le comité, dominé par des hommes, n'eut que du mépris pour les revendications des femmes et fit prévaloir les intérêts du secteur – la métallurgie - dont il était l'émanation majoritaire au détriment de l'intérêt fondamental de la classe ouvrière dans son ensemble constitué par la nécessaire solidarité avec les camarades femmes en lutte.
Dans la première partie de cet article, nous avons vu que, contrairement à ce qui est souvent affirmé, ce n'est pas le mécanisme de la baisse tendancielle du taux de profit qui constitue le coeur de l'analyse des contradictions économiques du système capitaliste élaboré par Marx, mais le frein que le rapport salarial met à la croissance de la demande finale de la société : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société"[1]. Ceci découle de la soumission du monde à la dictature du salariat permettant à la bourgeoisie de s'approprier un maximum de surtravail. En conséquence nous dit Marx, cette frénésie de production de marchandises engendrée par l'exploitation des travailleurs génère un amoncellement de produits qui croît plus rapidement que la demande solvable globale dans l’ensemble de la société : "En étudiant le procès de production, nous avons vu que toute la tendance, tout l'effort de la production capitaliste consiste à accaparer le plus possible de surtravail ... bref par la production sur une grande échelle, donc la production de masse. L'essence de la production capitaliste implique donc une production qui ne tienne pas compte des limites du marché"[2]. Cette contradiction provoque périodiquement un phénomène inconnu jusqu'alors dans toute l'histoire de l'humanité : les crises de surproduction : "Une épidémie sociale, qui, à toute autre époque, eût semblé absurde : l'épidémie de la surproduction"[3] ; "L’expansibilité immense et intermittente du système de fabrique, jointe à sa dépendance du marché universel, enfante nécessairement une production fiévreuse suivie d’un encombrement des marchés dont la contraction amène la paralysie. La vie de l’industrie se transforme ainsi en série de périodes d’activité moyenne, de prospérité, de surproduction, de crise et de stagnation"[4].
Plus précisément, Marx situe cette contradiction entre la tendance à un développement effréné des forces productives et la limitation de la croissance de la consommation finale de la société suite à l'appauvrissement relatif des travailleurs salariés : "Chacun des capitalistes sait que ses ouvriers ne lui font pas face comme consommateurs dans la production, et s'efforce de restreindre autant que possible leur consommation, c'est-à-dire leur capacité d'échange, leur salaire"[5]. Or, poursuit Marx : " la capacité de consommation de la société n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques[6], qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites"[7]. Il s’ensuit donc que "La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à mesure des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marchés ou des besoins solvables..."[8]. Le cœur de l'analyse marxiste des contradictions économiques du capitalisme découle donc du fait que ce dernier doit accroître sans cesse sa production alors que la consommation ne peut pas, dans le cadre de la structure de classe capitaliste, suivre un rythme identique.
Dans la première partie de notre article, nous avons également vu que, dans son mécanisme interne, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit pouvait très bien concourir à l'émergence de crises de surproduction : "La limite du mode de production se manifeste dans les faits que voici : 1° Le développement de la productivité du travail engendre, dans la baisse du taux de profit, une loi qui, à un certain moment, se tourne brutalement contre ce développement et doit être constamment surmontée par des crises"[9]. Cependant, elle ne constitue chez Marx ni la cause exclusive ni même la cause principale des contradictions du capitalisme. D'ailleurs, lorsque dans la préface à l’édition anglaise (1886) du Livre I du Capital, Engels résume la conception de Marx, ce n’est pas à la baisse tendancielle du taux de profit qu’il fait référence mais à cette contradiction soulignée en permanence par Marx entre "un développement absolu des forces productives" et "la limitation de la croissance de la consommation finale de la société" : "Alors que les forces productives s’accroissent en progression géométrique, l’extension des marchés se poursuit tout au plus en progression arithmétique. Le cycle décennal de stagnation, prospérité, surproduction et crise, que l’on a vu se reproduire de 1825 à 1867, paraît certes avoir achevé sa course, mais uniquement pour nous plonger dans le bourbier sans issue d’une dépression permanente et endémique "[10].
Ainsi, comme nous venons de le mettre en évidence, et comme il est très clair pour quiconque aborde cette question sérieusement et avec honnêteté, la CWO défend sur la question des causes fondamentales des crises économiques du capitalisme et de la décadence de ce mode de production une analyse différente de celle défendue en leur temps par Marx et Engels. C'est tout à fait son droit, et même sa responsabilité si elle l'estime nécessaire. En effet, quelles que soient la valeur et la profondeur de la contribution, considérable, qu'il a apportée à la théorie du prolétariat, Marx n'était pas infaillible et ses écrits ne sont pas à considérer comme des textes sacrés. Ce serait là une démarche religieuse totalement étrangère au marxisme, comme à toute méthode scientifique d'ailleurs. Les écrits de Marx doivent eux aussi être soumis à la critique de la méthode marxiste. C'est la démarche qu'a adoptée Rosa Luxemburg dans L'accumulation du capital (1913) lorsqu'elle relève les contradictions contenues dans le livre II du Capital. Cela dit, lorsqu'on remet en cause une partie des écrits de Marx, l'honnêteté politique et scientifique commande d'assumer explicitement et en toute clarté une telle démarche. C'est bien ce qu'a fait Rosa Luxemburg dans son livre, ce qui lui a valu une levée de boucliers de la part des "marxistes orthodoxes", scandalisés qu'on puisse critiquer ouvertement un écrit de Marx. Ce n'est pas, malheureusement, ce que fait la CWO lorsque, non seulement elle s'écarte de l'analyse de Marx tout en prétendant y rester fidèle mais qu'elle accuse les analyses du CCI de s'écarter du matérialisme, et donc du marxisme. Pour notre part, si sur cette question nous reprenons les analyses de Marx, c'est parce que nous considérons qu'elles sont justes et qu'elles rendent compte de la réalité de la vie du capitalisme.
Ainsi, après avoir examiné cette question sur un plan théorique dans la première partie de cet article, nous allons montrer ici en quoi la réalité empirique invalide totalement la théorie de ceux qui font de l’évolution du taux de profit l’alpha et l’oméga de l'explication des crises, des guerres et de la décadence. Pour cela, nous continuerons à nous appuyer sur la critique de l'analyse de Paul Mattick, reprise par le BIPR, selon laquelle, à la veille de la Première Guerre mondiale, la crise économique aurait atteint des proportions telles que celle-ci ne pouvait plus se résoudre par les moyens classiques de la dévalorisation du capital fixe (faillites) comme lors des crises au XIXè siècle, mais devait désormais passer par les destructions physiques de la guerre : "Dans les conditions du XIXè siècle, une crise affectant plus ou moins toutes les unités de capital à l'échelle internationale arrivait sans difficultés excessives à résorber la suraccumulation. Mais au tournant du siècle fut atteint un point à partir duquel les crises et la concurrence ne parvinrent plus à détruire du capital dans des proportions suffisantes ... le cycle économique ... se métamorphosa en un cycle de guerres mondiales ... la guerre a pour effet de ranimer et d'amplifier l'activité économique. (...) Et cela ... à cause ... de la destruction de capital" (Paul Mattick, cité dans l’article de Revolutionary Perspectives n°37 de la CWO, la branche anglaise du BIPR)[11].
Telle est l'analyse économique de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence faite par le BIPR. Sur cette base, ce dernier nous accuse d’idéalisme parce que nous n’avancerions pas une analyse clairement économique comme soubassement à chacun des phénomènes de la société et de la décadence en particulier : "Dans la conception matérialiste de l'histoire le procès social comme un tout est déterminé par le procès économique. Les contradictions de la vie matérielle déterminent la vie idéologique. Le CCI affirme, de la façon la plus superficielle, qu'une période entière de l'histoire du capitalisme est terminée et qu'une nouvelle s'est ouverte. Un tel changement majeur ne peut advenir sans un changement fondamental dans l'infrastructure capitaliste. Le CCI doit dans tous les cas soutenir ses assertions avec une analyse tirant ses racines dans la sphère de production ou admettre qu'elles sont de pures conjectures" (Revolutionary Perspectives n°37). C'est ce que nous allons aborder maintenant.
Pensant faire oeuvre de bonne méthode marxiste, le BIPR a trouvé chez le conseilliste Paul Mattick les 'bases matérielles' à l'ouverture de la période de décadence du capitalisme. Malheureusement pour lui, si la méthode marxiste - le matérialisme historique et dialectique - se résumait à concevoir une explication économique à tous les phénomènes qui traversent le capitalisme alors, comme nous l'enseignait Engels, "l’application de la théorie à n’importe quelle période historique, serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré"[12]. Ce que le BIPR oublie tout simplement ici c’est que le marxisme n’est pas seulement une méthode d’analyse matérialiste mais également historique et dialectique. Or, que nous enseigne l’histoire sur cette question de l’entrée en décadence d’un mode de production sur le plan économique ?
L’histoire nous enseigne qu’aucune période de décadence n'a débuté par une crise économique ! Il n'y a rien de bien surprenant à cela puisque l'apogée d'un mode de production se confond avec sa période de plus grande prospérité. Les premières manifestations de son entrée en décadence ne peuvent donc se manifester que très faiblement sur ce plan, elles se manifestent avant tout dans d’autres domaines et sur d’autres plans. Ainsi, par exemple, avant de s'enfoncer dans des crises sans fin sur le plan matériel, la décadence romaine se manifesta d’abord par l'arrêt de son expansion géographique au cours du IIè siècle après JC ; par les premières défaites militaires aux marges de l'Empire romain au cours du IIIè siècle ainsi que par l’éclatement de révoltes d’esclaves un peu partout dans les colonies pour la première fois de façon simultanée. De même, avant de s'enfoncer après le début du XIVè siècle dans la crise économique, les famines et les affres des épidémies de peste et de la guerre de cent ans, c'est d'abord par l'arrêt des défrichements aux limites ultimes des fiefs dans le dernier tiers du XIIIè siècle que se marquèrent les premiers signes de la décadence du mode de production féodal. Dans ces deux cas, les crises économiques comme produits des blocages infrastructurels ne se développèrent que bien après leur entrée en décadence. Le passage de l'ascendance à la décadence d'un mode de production sur le plan économique peut se comparer à une inversion de marée : à son point le plus haut, la mer paraît au faîte de sa puissance et le retournement semble imperceptible. Même si les contradictions dans les soubassements économiques commencent à miner en profondeur les tréfonds de la société, ce sont d'abord les manifestations dans le domaine superstructurel qui apparaissent en premier.
Il en va de même pour le capitalisme, avant de se manifester sur le plan économique et quantitatif, la décadence apparaîtra d’abord comme un phénomène qualitatif se traduisant d’abord sur les plans sociaux, politiques et idéologiques par l’exacerbation des conflits au sein de la classe dominante aboutissant au premier conflit mondial, par la prise en main de l’économie par l’Etat pour les besoins de la guerre, par la trahison de la Social‑démocratie et le passage des syndicats dans le camp du capital, par l’irruption d’un prolétariat désormais capable de mettre à bas la domination de la bourgeoisie et par la mise en place des premières mesures de contrôle social de la classe ouvrière.
Il est donc tout à fait logique et en pleine cohérence avec le matérialisme historique que l’entrée en décadence du capitalisme ne se manifeste pas, d’abord, par une crise économique. Les événements qui adviennent à ce moment n'expriment pas encore pleinement toutes les caractéristiques de sa phase de décadence mais une exacerbation des dynamiques propres à son ascendance dans un contexte qui est en train de profondément se modifier. Ce n’est qu’ultérieurement, lorsque les blocages infrastructurels auront fait leur oeuvre, que les crises économiques vont pleinement se déployer. La cause de la décadence et de la première guerre mondiale ne sont donc pas à rechercher dans une introuvable baisse du taux de profit ou une crise économique en 1913 (cf. infra) mais dans un faisceau de causes économiques, politiques, inter‑impérialistes et hégémoniques comme nous l’expliquions dans notre Revue Internationale n°67 [1482][13]. Cette prospérité du capitalisme au cours de la dite Belle Epoque était d’ailleurs pleinement reconnue par le mouvement révolutionnaire puisque l'Internationale Communiste (1919-28) constatait à son troisième congrès, dans son "Rapport sur la situation mondiale" écrit par Trotsky, que : "Les deux dizaines d’années qui avaient précédé la guerre furent une époque d’ascension capitaliste particulièrement puissante".
Ce constat théorique et empirique tiré de l’évolution des modes de production passés se confirme pleinement concernant le capitalisme. Que ce soit l'examen du taux de croissance, d'autres paramètres économiques ou du taux de profit, rien ne vient attester la théorie de Mattick et du BIPR selon laquelle l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence et l'éclatement de la première guerre mondiale seraient le produit d'une crise économique consécutive à une baisse du taux de profit nécessitant de recourir à une dévalorisation massive de capital par les destructions de guerre.
En effet, le taux de croissance du PNB par habitant en volume (donc inflation déduite) n'a fait que croître durant toute la phase ascendante du capitalisme pour culminer à la veille de 1914. Toutes les données que nous publions ci-dessous montrent que cette dernière période, à la veille de la première guerre mondiale, fut la plus prospère de toute l'histoire du capitalisme jusqu'alors. Ce constat est identique quels que soient les indicateurs pris en compte :
Croissance du Produit Mondial Brut |
|
1800-1830 |
0,1 |
1830-1870 |
0,4 |
1870-1880 |
0,5 |
1880-1890 |
0,8 |
1890-1900 |
1,2 |
1900-1913 |
1,5 |
Source : Bairoch Paul, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, 1994, éditions la découverte, p.21. |
|
Production industrielle mondiale |
Commerce mondial |
1786-1820 |
2,48 |
0,88 |
1820-1840 |
2,92 |
2,81 |
1840-1870 |
3,28 |
5,07 |
1870-1894 |
3,27 |
3,10 |
1894-1913 |
4,65 |
3,74 |
Source : W.W. Rostow, The world economy, history and prospect, 1978, University of Texas Press. |
Il en va de même si l’on examine l'évolution du taux de profit qui est la variable prise en compte par tous ceux qui font de ce dernier la clé de compréhension de toutes les contradictions économiques du capitalisme. Les graphiques pour les Etats-Unis et la France que nous avons reproduits ci-dessous nous montrent également que rien ne vient attester la théorie défendue par Mattick et le BPR. En effet, en France, ni le niveau, ni l'évolution du taux de profit ne peuvent guère expliquer l'éclatement de la Première Guerre mondiale puisque ce taux était croissant depuis 1896 et même très fortement croissant à partir de 1910 ! Quand aux Etats-Unis, ce n'est pas non plus l'évolution de leur taux de profit qui peut expliquer l'entrée de ce pays dans la guerre de 1914-18 puisque, oscillant autour de 15 % depuis 1890, il était reparti dans un cycle à la hausse à partir de 1914 jusqu'à atteindre 16 % au moment de l'engagement de ce pays dans le conflit en mars-avril 1917 ! Ni le niveau, ni l'évolution du taux de profit à la veille de la première guerre mondiale ne sont donc à même d'expliquer l'éclatement du conflit et l'entrée du système capitaliste dans sa phase de décadence.
Néanmoins, il est indubitable que les premiers signes perceptibles marquant le tournant entre la phase ascendante et décadente du capitalisme commencèrent à se manifester et cela non pas au niveau de l'évolution du taux de profit, comme le pensent de façon erronée Mattick et le BIPR, mais au niveau d'une l'insuffisance de la demande finale avec l'apparition des prémisses de la saturation relative des marchés solvables eu égard au besoin de l'accumulation à l'échelle mondiale comme l’avait prévu Marx, Engels et Rosa Luxemburg (cf. première partie). C'est aussi ce que consignait ce même rapport de la Troisième Internationale dans la suite de la citation : "Enserrant le marché mondial par leurs trusts, leurs cartels et leurs consortiums, les maîtres des destinées du monde se rendaient compte que le développement de la production devait se heurter aux limites de la capacité d’achat du marché capitaliste mondial". Ainsi, aux Etats-Unis, après une vigoureuse croissance pendant 20 années (1890-1910) au cours desquelles l’indice de l’activité industrielle est multiplié par 2,5, ce dernier se met à stagner entre 1910 et 1914 et ne redémarre qu'en 1915 grâce aux exportations de matériel de guerre à destination de l’Europe en guerre. Non seulement l'économie américaine perd en dynamisme à la veille de 1914 mais l’Europe également connaît certaines difficultés conjoncturelles face à une demande mondiale contrainte et tente de plus en plus vainement de se tourner vers les débouchés extérieurs : "Mais, sous l’influence de la crise qui se développait en Europe, l’année suivante [1912] connut à nouveau un renversement de conjoncture [aux Etats-Unis] (...) L'Allemagne traversait alors une période d'expansion accélérée. La production industrielle dépassa, en 1913, de 32 % le niveau de 1908 (...) Le marché intérieur étant incapable d’absorber une telle production, l’industrie se tourna vers les débouchés extérieurs, les exportations s'élevaient de 60 % contre 41 % pour les importations (...) le renversement s’amorça au début de 1913 (...) Le chômage se développa en 1914. La dépression fut légère et de courte durée ; une reprise se manifesta temporairement au printemps 1914. La crise, ainsi commencée en Allemagne, se propagea au Royaume-Uni. (...) La répercussion de la crise allemande se fit sentir en France en août 1913 (...) Aux Etats-Unis ce ne fut qu'au début de 1915 que la production se développa sous l'influence de la demande de guerre..." (toutes les données, ainsi que la citation de ce paragraphe, proviennent de l'ouvrage sur "Les crises économiques", PUF n°1295, 1993, p.42 à 48).
Ces difficultés conjoncturelles qui se développèrent à la veille de 1914 constituaient autant de signes précurseurs de ce que sera la difficulté économique permanente du capitalisme en décadence : une insuffisance structurelle de marchés solvables. Cependant, force est de constater que la première guerre mondiale éclate dans un climat général de prospérité et non de crise c’est-à-dire dans le prolongement de la Belle Epoque : "Les dernières années de l'avant-guerre, comme toute la période 1900-1910, furent particulièrement bonnes dans les trois grandes puissances qui participèrent à la guerre (France, Allemagne et Royaume-Uni). Du point de vue de la croissance économique, les années 1909 à 1913 représentaient sans doute les quatre meilleures années de leur histoire. Hormis la France où l'année 1913 fut marquée par un ralentissement de la croissance, cette année fut une des meilleures du siècle, avec un taux annuel de 4,5% en Allemagne, 3,4% en Angleterre et seulement 0,6% en France. Les mauvais résultats français s'expliquent en totalité par la baisse de 3,1% en volume de la production agricole"[14]. La guerre éclate donc avant le début d'une véritable crise économique, un peu comme si cette dernière avait été anticipée ‑ ce que note d'ailleurs aussi ce même rapport de l'IC dans la suite de la citation : "...les maîtres des destinées du monde essayèrent de sortir de cette situation par les moyens de la violence ; la crise sanglante de la guerre mondiale devait remplacer une longue période menaçante de dépression économique..." ‑. C'est pourquoi, tous les révolutionnaires de l'époque, de Lénine à Rosa Luxemburg en passant par Trotsky et Pannekoek, s'ils ont signalé le facteur économique parmi les causes de l'éclatement de la première guerre mondiale, ne l’évoquent pas sous la forme d’une crise économique ou d’une baisse du taux de profit mais comme l'exacerbation de tendances impérialistes antérieures : la poursuite de la curée impérialiste pour s'accaparer des derniers restes de territoires non capitalistes du globe[15] ou le repartage et non plus la conquête de nouveaux marchés[16].
A côté de ces constats "économiques", tous ces illustres révolutionnaires développèrent longuement une série d'autres facteurs d'ordre hégémoniques, politiques, sociaux et inter-impérialistes. Ainsi, par exemple, Lénine insistera sur la dimension hégémonique de l'impérialisme et ses conséquences dans la phase de décadence du capitalisme : "(...) premièrement, le partage du monde étant achevé, un nouveau partage oblige à tendre la main vers n'importe quels territoires ; deuxièmement, ce qui est l'essentiel même de l'impérialisme, c'est la rivalité de plusieurs grandes puissances tendant à l'hégémonie, c'est-à-dire la conquête de territoires , non pas tant pour elles-mêmes que pour affaiblir l'adversaire et saper son hégémonie (la Belgique est surtout nécessaire à l'Allemagne comme point d'appui contre l'Angleterre ; l'Angleterre a surtout besoin de Bagdad comme point d'appui contre l'Allemagne, etc.)" (Oeuvres, tome 22 : 290). Cette caractéristique nouvelle de l'impérialisme soulignée par Lénine est fondamentale à comprendre car elle signifie que "la conquête de territoires" au cours des conflits inter-impérialistes dans la période de décadence aura de moins en moins de rationalité économique mais prendra une dimension stratégique prépondérante : "(la Belgique est surtout nécessaire à l'Allemagne comme point d'appui contre l'Angleterre ; l'Angleterre a surtout besoin de Bagdad comme point d'appui contre l'Allemagne, etc.)"[17].
Si l'on peut effectivement percevoir les premiers indices de difficultés économiques à la veille de 1914, d'une part, ceux-ci restèrent encore forts ténus (analogues en gravité aux crises conjoncturelles antérieures et sans commune mesure avec la longue crise qui va commencer en 1929 ou avec la profondeur des crises actuelles) et, d'autre part, ils se manifestèrent non pas au niveau d'une baisse du taux de profit mais au niveau d'une saturation des marchés qui constituera la caractéristique marquante de la décadence du capitalisme sur le plan économique comme Rosa Luxemburg l’avait magistralement prévu : "Plus les pays qui développent leur propre industrie capitaliste sont nombreux, et plus le besoin d'extension et les capacités d'extension de la production augmentent d'un côté, et moins les capacités de réalisation de la production augmentent en rapport avec les premières. Si l'on compare les bonds par lesquels l'industrie anglaise a progressé dans les années 1860 et 1870, alors que l'Angleterre dominait encore le marché mondial, avec sa croissance dans les deux dernières décennies, depuis que l'Allemagne et les Etats-Unis d'Amérique ont fait considérablement reculer l'Angleterre sur le marché mondial, il en ressort que la croissance a été beaucoup plus lente qu'avant. Le sort de l'industrie anglaise attend aussi l'industrie allemande, l'industrie nord-américaine et finalement l'industrie du monde. A chaque pas de son propre développement, la production capitaliste s'approche irrésistiblement de l'époque où elle ne pourra se développer que de plus en plus lentement et difficilement"[18].
En conclusion de notre petit examen empirique, la première guerre mondiale n'éclate indubitablement ni à la suite d’une chute du taux de profit, ni à la suite d’une crise économique comme le pensent à tort Mattick et le BIPR. Reste maintenant à examiner le complément de la thèse du BIPR, à savoir vérifier empiriquement si les destructions de guerre ont été à la base d’une "prospérité" retrouvée en temps de paix en prenant appui sur un rétablissement du taux de profit suite aux destructions de guerre.
Fort bien ‑ nous répondra sans doute le BIPR ‑ mais si l’éclatement de la première guerre mondiale ne peut s’expliquer ni par une baisse du taux de profit ni par une crise économique forçant le capitalisme à massivement dévaloriser son capital, toujours est-il qu'une dévalorisation a bien eu lieu au cours de la guerre suite aux destructions massives et qu’elle est à la base de la reprise de la croissance économique et du taux de profit au lendemain du conflit : "Ce fut sur la base de cette dévaluation de capital et de dévalorisation de la force de travail que le taux de profit se rétablit et c'est en s'appuyant sur cela que le rétablissement fut basé jusqu'en 1929" (Revolutionary Perspectives n°37)’.
Qu’en fut-il en réalité ? Y a-t-il bien eu "dévaluation du capital" et "dévalorisation de la force de travail" durant la guerre permettant un "rétablissement jusqu’en 1929", rétablissement qui aurait été permis par la remontée du taux de profit suite aux destructions de guerre ? La réfutation de cette idée de rationalité économique à la première guerre mondiale est empiriquement très simple à effectuer puisque les "35 % de biens accumulés par l’humanité et détruits au cours de la première guerre mondiale" (Revolutionary Perspectives n°37), loin de "poser les bases pour des périodes d'accumulation renouvelée du capital" (Revolutionary Perspectives n°37), ont au contraire engendré une stagnation du commerce mondial durant toute l’entre-deux guerres ainsi que les pires performances économiques de toute l'histoire du capitalisme[19].
Si l’on examine un peu plus en détail la croissance du PIB par habitant durant cette période trouble de l’entre-deux guerre en prenant le début de la période de décadence du capitalisme comme point de référence (1913), la fin de la première guerre mondiale (1919), l’année de l’éclatement de la grande crise des années 1930 (1929) ainsi que la situation à la veille de la seconde guerre mondiale (1939), nous pouvons constater les évolutions suivantes :
La très faible croissance sur l’ensemble de la période (de l’ordre de +/- 1% l’an seulement en moyenne) montre que les destructions de guerre n’ont pas constitué ce stimulant à l’activité économique tel que nous l’affirment Mattick et le BIPR. Ce tableau montre aussi que les situations furent très contrastées et que ce ne sont pas systématiquement les pays les plus impliqués dans la guerre qui s’en sortent le mieux durant la très courte période de reconstruction et de reprise entre 1919 et 1929. La guerre ne fut certainement pas une bonne affaire, ni pour l’Angleterre, puisqu’elle ne dépasse son niveau de 1913 que de 4 points seulement, ni pour l’Allemagne avec 13 points à peine ! Pour ce dernier pays, la forte croissance durant les années 1929-39 relève essentiellement des dépenses de réarmement généralisées au cours des années 1930 puisque l'indice de sa production industrielle qui était de 100 en 1913, n'en est encore qu’au niveau 102 en 1929 alors que la part des dépenses militaires dans le PNB, qui n'étaient toujours que de 0,9% pendant la période 1929-32, commencent à s'élever brutalement en 1933 à 3,3 %, et continuent leur progression sans discontinuer jusqu'à atteindre 28 % en 1938[20] !
En conclusion, rien, ni théoriquement, ni historiquement et encore moins empiriquement ne vient conforter cette idée de Mattick reprise par le BIPR selon laquelle la guerre aurait des vertus régénératrices pour l'économie : "la guerre a pour effet de ranimer et d’amplifier l’activité économique" (Revolutionary Perspectives n°37). S'il y a bien une vérité dans ce que dit le BIPR, c'est cette vérité proclamée par tous les révolutionnaires depuis 1914 selon laquelle la guerre fut une catastrophe incomparable dans toute l’histoire de l’humanité. Une catastrophe non seulement sur le plan économique (un peu plus d’un tiers de la richesse du monde fut dilapidée), mais également sur les plans sociaux (exploitation féroce d’une force de travail réduite à la plus extrême des misères), politiques (avec la trahison des grandes organisations dont le prolétariat s’était péniblement doté pendant un demi siècle de combats : les partis socialistes et les syndicats) et humaine (10 millions de soldats morts ‑ auxquels il faudrait encore ajouter les civils décédés ‑, 20 millions de soldats blessés et 20 millions de morts suite à l’épidémie de grippe espagnole consécutive aux désastres de la guerre). Dès lors, si rien sur le plan économique ne vient apporter une quelconque rationalité économique à la guerre, le BIPR devrait réfléchir à deux fois avant de se moquer de notre position selon laquelle les guerres en phase de décadence du capitalisme sont devenues irrationnelles : "Au lieu de voir la guerre comme ayant une fonction économique pour la survie du système capitaliste, il a été défendu par certains groupes de la Gauche Communiste, notamment le Courant Communiste International (CCI), que les guerres n'avaient pas de fonction pour le capitalisme. Au lieu de cela, les guerres furent caractérisées comme 'irrationnelles', sans aucune fonction ni à court ni à moyen terme dans l'accumulation du capital" (Revolutionary Perspectives n°37).
Au lieu de se précipiter pour nous caractériser d'idéalistes, le BIPR ferait mieux de retirer ses lunettes matérialistes vulgaires et en revenir à une analyse un peu plus historique et dialectique, car l’examen minutieux de ce que le BIPR appelle "le procès économique", "la vie matérielle", "l’infrastructure capitaliste", "la sphère de production", nous enseigne qu’il n’y eu ni crise, ni baisse du taux de profit avant la Première Guerre mondiale, ni reprise miraculeuse en temps de paix sur la base des destructions de guerre. Nous invitons donc le BIPR à sérieusement vérifier ce qu’il professe comme vérité avant d’accuser les autres d’idéalisme alors que cette organisation ne parvient même pas à produire une "analyse matérialiste" permettant de restituer la réalité de façon un temps soit peu cohérente.
Si la théorie de Mattick et du BIPR ne se vérifie pas du tout concernant la première guerre mondiale, ne serait-elle pas valable pour d’autres périodes ? L’invalidation de cette théorie est-elle généralisable ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner ici. Pour aborder cette question, nous nous appuierons sur deux seules courbes reconstituant l'évolution du taux de profit à très long terme et qui concernent respectivement les Etats-Unis et la France. Nous aurions bien évidemment aimé présenter celle relative à l'Allemagne, mais, malgré nos recherches, nous n’avons pu disposer que de son évolution pour la période d’après 1945 ainsi que pour quelques dates antérieures. Malheureusement, le manque d’homogénéité dans le mode de calcul à ces différentes dates rend toute analyse de son évolution délicate. D’après les données dont nous disposons cependant, à quelques variations près, nous pouvons considérer la courbe de la France comme caractéristique de l'évolution sur le vieux continent[21].
Ainsi, il est légitime de considérer que l'évolution du taux de profit au 20e siècle, observée à la fois en France et aux Etats-Unis est suffisamment représentative de la tendance du monde industrialisé pour valider le constat que nous faisons de la totale inadéquation de la théorie économique de Mattick et du BIPR à la réalité. Ainsi, non seulement les Etats-Unis étaient devenus la première économie dans le monde dès 1880 mais ces deux pays représentaient à eux seuls, 50% de la richesse mondiale produite vers 1926-29 (W.W. Rostow, op. cité, tome II-2 : 52) ! S'il s'avérait que, malgré l'indisponibilité de statistiques officielles permettant de le vérifier, des tendances économiques spécifiques à certains pays et à certaines périodes prennent le contre-pied de la tendance largement dominante sur laquelle nous nous sommes basés, il ne pourrait s'agir là, tout au plus, que de cas particuliers et limités ne pouvant qu'en apparence vérifier la théorie du BIPR qui est en réalité globalement invalidée par ailleurs.
Comme nous l’avons déjà montré ci-dessus, le graphique de l’évolution du taux de profit en France signale très clairement que l'on ne peut expliquer l'éclatement de la première guerre mondiale puisque ce taux était croissant depuis 1896 et même très fortement croissant à partir de 1910 ! De plus, nous constatons qu'il en va tout autant pour la seconde guerre mondiale puisque, à la veille de son éclatement, le niveau du taux de profit de l'économie française était très élevé (le double de la période de grande prospérité économique allant de 1896 à la première guerre mondiale !) et, qu’après une baisse pendant les années 1920, il est resté stable tout au long des années 1930.
De surcroît, si la guerre devait s'expliquer par le niveau et/ou la tendance à la baisse du taux de profit, alors on ne comprend pas pourquoi la troisième guerre mondiale n'aurait pas éclaté durant la seconde moitié des années 1970 puisque sa tendance était clairement à la baisse à partir de 1965 et que son niveau passe nettement en-dessous de celui de 1914 et de 1940, tant pour les Etats-Unis que pour la France, seuils qui étaient pourtant censés avoir déclenché la première et la seconde guerre mondiale selon le BIPR !
Quant aux Etats-Unis, ce n'est pas non plus l'évolution de leur taux de profit qui peut expliquer l'entrée de ce pays dans la première guerre mondiale puisque sa tendance repart à la hausse quelques années avant son entrée dans le conflit. Il en va de même pour la seconde guerre mondiale puisque le taux de profit américain remonte très vigoureusement pendant la dizaine d'années qui précède l'engagement de ce pays dans le conflit, qu'il retrouve en 1940 son niveau d'avant la crise et qu’il atteint un niveau encore plus élevé au moment de son entrée en guerre (début 1942).
En conclusion, contrairement à la théorie de Mattick et du BIPR, que ce soit sur l'ancien ou sur le nouveau continent, ni le niveau, ni l’évolution du taux de profit ne peuvent expliquer l'éclatement des deux guerres mondiales ! Non seulement nous constatons que les taux de profit n'étaient pas orientés à la baisse à la veille des conflits mondiaux mais ils étaient la plupart du temps à la hausse depuis plusieurs années ! Pour le moins, ceci devrait remettre en question la théorie de la rationalité économique de la guerre professée par le BIPR car quelle rationalité y aurait-il pour le capitalisme d'entrer en guerre et de procéder à une destruction massive de son capital fixe alors que son taux de profit vole vers des sommets !? Comprenne qui pourra !
La dynamique de remontée du taux de profit aux Etats-Unis est bien antérieure à la seconde guerre mondiale à tel point qu'en 1940, c'est-à-dire avant l'éclatement de la guerre et avant l'engagement américain dans le conflit, les Etats-Unis retrouvent leur niveau moyen d'avant la grande crise de 1929, niveau moyen qui sera aussi celui des "trente glorieuses". Au moment de l'entrée en guerre ce niveau est encore plus élevé. Dès lors, ni le rétablissement du taux de profit, ni la prospérité économique d'après-guerre ne peuvent s'expliquer par les destructions de guerre. Il en va de même pour la grande guerre puisque la dynamique de reprise du taux de profit aux Etats-Unis est antérieure à l'engagement américain dans la première guerre mondiale et il n'y a pas d'amélioration sensible de ce taux après la guerre. A nouveau, ni le niveau, ni la tendance du taux de profit après la Première Guerre mondiale ne peuvent s'expliquer par l'engagement américain dans la guerre.
Quant à la France, son taux de profit ne s'améliore pas sensiblement après la grande guerre puisque, après une micro hausse de 1% entre 1920-23, ce taux chute de 2% au cours des années 20 pour se stabiliser ensuite pendant les années 30. Seul le niveau nettement supérieur – pendant 4 ans seulement - du taux de profit après la seconde guerre mondiale par rapport à la situation d'avant-guerre pourrait donner du crédit dans ce cas ‑ mais seulement dans ce cas – à l'hypothèse du BIPR. Nous verrons cependant dans les suites de cet article que la prospérité d'après guerre ne doit rien aux destructions et autres conséquences économiques de la guerre.
En conclusion, force est de constater que le retour à la rentabilité des capitaux est bien antérieure aux conflits militaires et aux destructions de guerre ! La guerre et ses destructions n’ont donc pas grand chose à voire dans la remontée du taux de profit ! Les supposées destructions de guerre régénérant un taux de profit qui, à son tour, permettrait une prospérité au lendemain des guerres sont tout aussi fantomatiques que le reste de la théorie du BIPR !
Est-ce que le niveau et/ou l'évolution du taux de profit peuvent rendre compte du krach de 1929 et de la crise des années 1930 ? Contrairement à ce que professe le BIPR, ce ne peut être le niveau atteint par le taux de profit aux Etats-Unis qui pourrait expliquer en quoi que ce soit l'éclatement de cette crise puisqu'il atteint, en 1929, une valeur nettement supérieure aux deux décennies précédentes de croissance économique. Quant à l'orientation du taux de profit, il est, certes, à la baisse juste avant la crise de 1929 ‑ tant aux Etats-Unis qu'en France ‑ mais cette baisse est très limitée en intensité et dans le temps. Ainsi, en France, la chute du taux de profit entre 1973-80 est bien plus drastique que lors de la crise de 1929 sans pour cela engendrer de conséquences de même ampleur (une brutale déflation générant un recul très prononcé de la production). Quoique se déroulant sur une plus longue période, un même constat peut être tiré pour les Etats-Unis car la chute du taux de profit entre la fin des années 1960 et le début des années 1980 est à peine plus faible que pendant la crise de 1929 sans engendrer non plus les mêmes conséquences spectaculaires. Dans les deux cas, la différence d'avec la crise actuelle tient aux mesures de capitalisme d'Etat destinées à soutenir artificiellement la demande solvable, démontrant par là que cette dernière est également une variable déterminante au niveau de l'explication des crises.
Force est cependant de constater que le taux de profit chute effectivement de façon drastique entre 1929 et 1932 aux Etats-Unis (très faiblement en France cependant). Cette dernière remarque vaut également pour la crise qui émerge de nouveau à la fin des années 1960 : l'orientation du taux de profit est nettement à la baisse entre 1960-80 aux Etats-Unis et entre 1965-80 en France. Ceci signale bel et bien l'existence d'une crise de la profitabilité du capital. Ce que l’on peut affirmer ici dans le cadre de notre discussion, c'est que le taux de profit, s'il a pu constituer un facteur aggravant dans le mécanisme de ces deux crises économiques (celles de 1929 et de la fin des années 1960) n'est cependant pas le seul facteur à entrer en ligne de compte. La saturation des marchés et les mesures de capitalisme d'Etat y ont joué un rôle déterminant. Par ailleurs, il n’épuise absolument pas la question de la crise et de son évolution car l’on constate que le taux de profit remonte vigoureusement dès 1932 aux Etats-Unis alors que l’état de crise perdure et qu’il remonte aussi vigoureusement dès le début des années 1980 dans les pays de l’OCDE alors que l’état de crise continue à s’aggraver ! Dès lors, si le taux de profit a pu constituer un facteur aggravant de ces deux crises, il est bien incapable d’en expliquer le déroulement et la permanence dans le temps bien au-delà de son rétablissement !
Le déroulement de la crise actuelle montre à l’évidence en quoi la théorie de la crise exclusivement basée sur l’évolution du taux de profit est totalement insatisfaisante. Le BIPR affirme que le cycle d'accumulation se bloque ou stagne lorsque le taux de profit atteint un seuil trop faible et que ce dernier ne peut véritablement redémarrer que suite aux destructions de guerres permettant de dévaloriser et renouveler le capital fixe : "La loi de la baisse tendancielle du taux de profit signifie qu'à un certain seuil le cycle d'accumulation s'arrête ou stagne. Lorsque ceci advient, seule une dévaluation massive de capitaux existants peut faire redémarrer l'accumulation. Au XXè siècle, les deux guerres mondiales en furent le résultat. Aujourd'hui nous avons eu plus d'une trentaine d'années de stagnation et le système n'a pu que boitiller au travers d'une accumulation massive de dettes tant privées que publiques"[22]. Mais alors :
Le BIPR a tenté de répondre à la troisième question ci-dessus : comment expliquer la spectaculaire remontée actuelle du taux de profit sans une dévaluation massive suite aux destructions de guerre ? A cette fin, il avance deux arguments. Le premier consiste à reprendre les arguments que nous lui rétorquions dans notre article polémique du n°121 de cette Revue, à savoir que le taux de profit n'augmente pas seulement à la suite d'une dévalorisation massive de capital fixe mais qu'il peut aussi s'accroître suite à une augmentation du taux de plus-value (ou taux d'exploitation)[24]. Or, ceci est très nettement le cas depuis l'austérité drastique qui s'est abattue sur la classe ouvrière (blocage et baisse des salaires, accroissement des rythmes et du temps de travail, etc.) et permet d'expliquer cette remontée du taux de profit. Le second argument du BIPR consiste à substituer les destructions et dévaluations d'une guerre qui n'a pas eu lieu par les balivernes de la propagande bourgeoise concernant une soi-disant nouvelle révolution technologique. Cette dernière aurait eu le même effet ; celui de diminuer le prix du capital fixe suite aux gains de productivité induits par cette nouvelle révolution technologique. Ceci est doublement faux puisque les gains de productivité stagnent à un très faible niveau dans l'ensemble des pays développés, démontrant par-là que cette soi-disant "nouvelle révolution technologique" dont le BIPR nous rebat constamment les oreilles n'est autre que de la pure propagande issue des médias bourgeois[25].
A l'aide de ces deux arguments (hausse du taux de plus-value suite à l'austérité et diminution de la valeur du capital fixe suite à la nouvelle révolution technologique), le BIPR pense triomphalement être parvenu à expliquer la remontée du taux de profit ! Fort bien, mais le problème reste entier pour lui et il se tire même une balle dans le pied en aggravant ses propres contradictions car :
Toutes ces contradictions et questions insolubles invalident purement et simplement la thèse de Mattick et du BIPR qui professent que seul le niveau et/ou la variation du taux de profit sont à même d’expliquer la crise et son évolution ! Pour notre part, tous ces mystères ne sont évidemment compréhensibles que si l’on intègre la thèse centrale énoncée par Marx, à savoir la "restriction de la capacité de consommation de la société", c'est-à-dire la saturation des marchés solvables (cf. première partie de cet article). Pour nous, la réponse est extrêmement claire, le taux de profit n'a pu remonter que suite à la hausse du taux de plus-value consécutive aux attaques incessantes contre la classe ouvrière et non suite à un allégement de la composition organique sur la base d'une fantomatique "nouvelle révolution technologique". C'est cette insuffisance de marchés solvables qui explique qu'aujourd'hui, malgré un taux de profit rétabli, l'accumulation, la productivité et la croissance ne redémarrent pas : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société". Cette réponse est extrêmement simple et claire mais incompréhensible pour le BIPR.
Cette incapacité à comprendre et intégrer la globalité des analyses de Marx et à en rester au dogme de la monocausalité des crises par la baisse du taux de profit est un des obstacles majeurs à leur bonne compréhension. C'est ce que nous allons examiner au point suivant en allant à la racine des divergences entre l'analyse de Marx des crises et la pâle copie émasculée qu'en restitue le BIPR.
C. Mcl
[1] Marx, Le Capital, Livre III, La Pléiade, Economie II : 1206. Cette analyse élaborée par Marx n’a évidemment strictement rien à voir avec la théorie sous-consommationiste des crises qu'il dénonce par ailleurs : "...on prétend que la classe ouvrière reçoit une trop faible part de son propre produit et que l'on pourrait remédier à ce mal en lui accordant une plus grande part de ce produit, donc des salaires plus élevés. Mais il suffit de rappeler que les crises sont chaque fois préparées précisément par une période de hausse générale des salaires, où la classe ouvrière obtient effectivement une plus grande part de la fraction du produit annuel qui est destiné à la consommation. Du point de vue de ces chevaliers du 'simple' (!) bon sens..." (Le Capital, La Pléiade, Economie II : 781). Il faut effectivement être bien naïf comme dit Marx pour croire que la crise économique pourrait se résoudre par une augmentation de la part salariale puisque cette dernière ne peut se faire qu'au détriment de la part des profits et donc de l’investissement productif.
[2] Marx, Le Capital, Edition Sociales, Théories sur la Plus-Value, Livre IV, tome II : 621.
[3] Marx, Le Manifeste, La Pléiade, Economie I : 167.
[4] Marx, Le Capital, La Pléiade, Economie I : 1298-1300.
[5] Marx, Gründrisse, chapitre du Capital : 227, édition 10/18.
[6] Marx parle ici du salariat qui est au centre de ce "rapport de distribution antagonique" et dont la lutte de classe règle la répartition entre la tendance des capitalistes à s’accaparer un maximum de surtravail et la résistance à cette appropriation de la part des travailleurs. C'est cet enjeu qui explique la pente naturelle du capitalisme à restreindre au maximum la part des salaires au bénéfice de la part des profits, ou, autrement dit, d’augmenter le taux de plus-value : plus-value / salaires, également appelé le taux d'exploitation : "La tendance générale de la production capitaliste n’est pas d’élever, mais d’abaisser le niveau moyen des salaires"(Marx, Salaire, prix et profit, La Pléiade, Economie I : 533).
[7] Marx, Le Capital, Editions Sociales, 1974, Livre III°, tome 1 : 257-258
[8] Marx, Le Capital, Edition Sociales, Théories sur la Plus-value, Livre IV, tome II : 636-637.
[9] Marx exprime cette idée dans de nombreux autres passages dans toute son oeuvre dont voici encore un exemple : "Surproduction de capital ne signifie jamais que surproduction de moyens de production ... une baisse du degré d'exploitation au-dessous d'un certain point provoque, en effet, des perturbations et des arrêts dans le processus de production capitaliste, des crises, voire la destruction de capital" (La Pléiade, Economie II : 1038)
[10] Cité dans les œuvres de Marx, La Pléiade – Economie II : 1802.
[11] "Dans les conditions du XIXè siècle, une crise affectant plus ou moins toutes les unités de capital à l'échelle internationale arrivait sans difficultés excessives à résorber la suraccumulation. Mais au tournant du siècle fut atteint un point à partir duquel les crises et la concurrence ne parvinrent plus à détruire du capital dans des proportions suffisantes pour transformer la structure du capital total dans le sens d'une rentabilité accrue. Le cycle économique, en tant qu'instrument d'accumulation, avait dès lors visiblement fait son temps ; plus exactement, il se métamorphosa en un ‘cycle’ de guerres mondiales. Bien qu'on puisse donner de cette situation une explication politique, elle fut tout autant une conséquence du processus de l'accumulation capitaliste. (...) La reprise de l'accumulation du capital, consécutive à une crise 'strictement' économique, s'accompagne d'une augmentation généralisée de la production. De même, la guerre a pour effet de ranimer et d'amplifier l'activité économique. Dans un cas comme dans l'autre, le capital refait surface à un moment donné, plus concentré et plus centralisé que jamais. Et cela, en dépit et à cause, tout à la fois, de la destruction de capital" (Paul Mattick, Marx et Keynes : 167-168, Edition Gallimard, 1972).
[12] "D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi-même n’avons jamais affirmé davantage. Si ensuite, quelqu’un (le BIPR, ndlr) torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure - les formes politiques de la lutte des classes et ses résultats -, les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasard. (...) Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique, serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré. (...) C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes (le BIPR, ndlr) donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. (...) Mais, malheureusement, il n’arrive que trop fréquemment que l’on (le BIPR, ndlr) croit avoir parfaitement compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans difficulté, dès qu’on s’en est approprié les principes essentiels, et cela n’est pas toujours exact" (Engels, lettre du 21 septembre 1890 à J. Block).
c) la démobilisation du prolétariat européen sur son terrain de classe face à la menace de guerre mondiale (contrairement à la situation de 1912, lorsque se tient le Congrès de Bâle) et son embrigadement derrière les drapeaux bourgeois permis, en premier lieu, par la trahison avérée (et vérifiée par les principaux gouvernements) de la majorité des chefs de la Social‑démocratie. Ce sont donc principalement des facteurs politiques qui déterminent, une fois que le capitalisme est entré en décadence, qu'il a fait la preuve qu'il arrivait à une impasse historique, le MOMENT du déclenchement de la guerre" (pages 25-26).
[14] Bairoch Paul, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, 1994, Editions La Découverte, p.193.
[15] "L’impérialisme actuel n’est pas comme dans le schéma de Bauer, le prélude à l’expansion capitaliste mais la dernière étape de son processus historique d’expansion : la période de la concurrence mondiale accentuée et généralisée des Etats capitalistes autour des derniers restes de territoires non capitalistes du globe. Dans cette phase finale, la catastrophe économique et politique constitue l’élément vital, le mode normal d’existence du capital..." (Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital - Anti-critiques, Maspéro, p.229) ; "...ce jeune impérialisme (L’Allemagne), plein de force ... fit son apparition sur la scène mondiale avec des appétits monstrueux, alors que le monde était déjà pour ainsi dire partagé, devait devenir très rapidement le facteur imprévisible de l’agitation générale" (Rosa Luxemburg, Junius brochure).
[16] "Grâce à ses colonies, l’Angleterre a augmenté ‘son’ réseau ferré de 100 000 kilomètres, soit quatre fois plus que l’Allemagne. Or, il est de notoriété publique que le développement des forces productives, et notamment de la production de la houille et du fer, a été pendant cette période incomparablement plus rapide en Allemagne qu’en Angleterre et, à plus forte raison, qu’en France et en Russie. En 1892, l’Allemagne produisait 4,9 millions de tonnes de fonte contre 6,8 en Angleterre ; en 1912, elle en produisait déjà 17,9 contre 9 millions, c’est-à-dire qu’elle avait une formidable supériorité sur l’Angleterre ! Faut-il se demander s’il y avait, sur le terrain du capitalisme, un moyen autre que la guerre de remédier à la disproportion entre, d’une part, le développement des forces productives et l’accumulation des capitaux et, d’autre part, le partage des colonies et des ‘zones d’influences’ pour le capital financier ? (...) 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où ... s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes" (Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme, Oeuvres complètes, tome 22, p.297 et 287).
[17] Ceci renvoie bien entendu à la polémique que nous avions menée avec le BIPR à propos des multiples guerres aux Moyen-Orient. Ce dernier soutenait la thèse de la rationalité économique de ces conflits du côté américain par la volonté de préserver leur rente pétrolière alors que nous lui opposions la thèse de Lénine en montrant que "la conquête du territoire irakien n'a pas tant été menée pour elle-même mais pour affaiblir l'Europe et saper son hégémonie". Le fait actuellement patent que ce conflit est un gouffre sans fond pour les Etats-Unis, qu'ils ne verront jamais la couleur du moindre revenu pétrolier puisqu'ils sont totalement incapable de contrôler le territoire et qu'ils aimeraient pouvoir se désengager, montrent toute la justesse du cadre d'analyse de Lénine !
[18] Introduction à l'économie politique, édition 10/18, p.298-299.
[19] Pour le commerce mondial : 0,12 % entre 1913-1938 soit 25 fois moins qu'entre 1870-1893 (3,10 %) et 30 fois moins qu'entre 1893-1913 (3,74 %) (W.W. Rostow, 1978, The World Economy History and Prospect, University of Texas Press).
La croissance mondiale du PNB par habitant sera seulement de 0,91 % pendant la période 1913-50 contre 1,30 % entre 1870 et 1913 ‑ soit 43 % de plus ‑, 2,93 % entre 1950 et 1973 ‑ soit trois fois plus ‑ et 1,33 % entre 1973 et 1998 ‑ soit 43 % de plus encore pendant cette longue période de crise ‑ (Maddison Angus, L'économie mondiale, 2001, OCDE).
[20] C'est en partie aussi le cas pour le Japon où ce pourcentage n'était que de 1,6 % en 1933 pour s'élever à 9,8 % en 1938. Ce ne fut par contre pas le cas pour les Etats-Unis où le pourcentage n'était encore qu'à 1,3 % en 1938 (toutes ces données sont tirées de Paul Bairoch, Victoires et déboires III, Folio, p.88-89).
[21] Il serait très mal venu de la part du BIPR de nous rétorquer que sa théorie ne s’applique qu’à l'Allemagne, à savoir le pays ayant déclaré la guerre, car, d’une part, ce serait à lui de nous en apporter la preuve empirique et, d’autre part, cela entrerait en contradiction totale avec toute son argumentation qui traite des racines mondiales de l’éclatement de la guerre de 1914-18 et de l'entrée en décadence du capitalisme (il parle d'ailleurs indifféremment de l’Europe ou des Etats-Unis dans son article). Jamais son argumentation ‑ et c’est bien logique ‑ ne se situe au seul niveau national. De plus, à supposer même que le taux de profit en Allemagne évoluait à la baisse à la veille de la première guerre mondiale et à la hausse ensuite, le problème resterait entier car comment démontrer l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence au niveau mondial alors que la baisse du taux de profit ne se vérifierait que dans un seul pays ?
[23] cf. le graphique publié ci-dessus pour la France ainsi que celui paru dans notre Revue n°121 concernant l'ensemble des pays du G8. Tout deux nous montrent une évolution similaire, à savoir un découplage très net entre un taux de profit à la hausse et une baisse de toutes les autres variables économiques.
[24] "La crise en elle-même, cependant, a comme résultat de rétablir les bonnes proportions entre les éléments du capital et de permettre à l'accumulation de redémarrer. Elle réalise cela essentiellement par deux moyens, la dévaluation du capital fixe et l'accroissement du taux de plus value". (Revolutionary Perspectives n°37)
[25] Nous pouvons constater ce maintien de la productivité à un faible niveau sur le graphique pour la France que nous avons publié ci-dessus ainsi que sur le graphique pour les pays du G8 (les huit pays les plus importants économiquement dans le monde) publié dans le n°121 de cette Revue. En réalité, seuls les Etats-Unis ont connu une faible remontée de leurs gains de productivité mais l'explication de cette remontée conjoncturelle dépasserait le cadre de cet article.
[26] Cette reconnaissance n'est en réalité que très partielle, en tendance, faite du bout des lèvres ... alors qu'il est manifeste que le taux de profit est en augmentation vigoureuse et continue depuis le début des années 1980 et qu'il atteint désormais une hausse analogue à celle des années 1960.
[27] "Selon la théorie marxienne, une augmentation adéquate de la masse de la plus-value suffit à transformer la stagnation en expansion" (Paul Mattick, Marx et Keynes, Gallimard, 1972 : 116), ou encore : "Mais, dans le monde en général comme dans chaque pays pris séparément, la cause de la surproduction n'est autre que le degré insuffisant de l'exploitation. Voilà pourquoi une exploitation accrue permet de la résorber - à condition, il va de soi, que cet accroissement soit assez fort pour relancer l'expansion du capital et, par là, celle de la demande du marché" (idem, p.104) ... malheureusement pour Mattick, la configuration du capitalisme depuis 1980 (mais aussi entre 1932 et la seconde guerre mondiale) vient apporter un démenti cinglant à ses théories puisque, malgré un très fort accroissement de l'exploitation, il n'y a pas eu de relance de l'expansion du capital et de la demande du marché.
Dans le numéro précédent [1485] de notre Revue nous avons commencé la publication de larges extraits d'un texte d'orientation soumis à la discussion interne dans notre organisation et traitant de Marxisme et éthique. Dans les extraits publiés on peut lire :
"Nous avons toujours insisté sur le fait que les statuts du CCI ne sont pas une liste de règles définissant ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, mais une orientation pour notre attitude et notre conduite, incluant un ensemble cohérent de valeurs morales (notamment en ce qui concerne les rapports des militants entre eux et envers l’organisation). C’est pourquoi nous exigeons de tous ceux qui veulent devenir membres de notre organisation un accord profond avec ces valeurs. Nos statuts sont une partie intégrante de notre plate-forme, et ne servent pas seulement à établir qui peut devenir membre du CCI et dans quelles conditions. Ils conditionnent le cadre et l’esprit de la vie militante de l’organisation et de chacun de ses membres.
La signification que le CCI a toujours attachée à ces principes de comportement est illustrée par le fait qu’il s’est toujours engagé à les défendre, même au risque de subir des crises organisationnelles. De ce fait, le CCI s’est situé de façon consciente et inébranlable dans la tradition de lutte de Marx et Engels au sein de la Première Internationale, des Bolcheviks et de la Fraction italienne de la Gauche communiste. C’est pour cela qu’il a été capable de surmonter toute une série de crises et de maintenir les principes fondamentaux d'un comportement de classe.
Cependant, c’est de façon plus implicite qu’explicite que le CCI a défendu le concept d’une morale et d’une éthique prolétariennes ; il l’a mis en pratique de façon empirique plutôt que généralisé d’un point de vue théorique. Face aux grandes réticences de la nouvelle génération de révolutionnaires qui a surgi à la fin des années 1960 envers tout concept de morale, considéré comme étant nécessairement réactionnaire, l’attitude développée par l’organisation a consisté à accorder plus d’importance à ce que soient acceptés les attitudes et les comportements de la classe ouvrière plutôt que de mener ce débat très général à un moment où ce dernier n’était pas encore mûr.
Les questions de morale prolétarienne ne sont pas le seul domaine envers lequel le CCI a procédé de cette manière. Dans les premières années d’existence du CCI, il existait des réserves similaires concernant la nécessité de la centralisation, le caractère indispensable de l’intervention des révolutionnaires et le rôle dirigeant de l’organisation dans le développement de la conscience de classe, la nécessité de combattre le démocratisme ou la reconnaissance de l’actualité du combat contre l’opportunisme et le centrisme."
Cette première partie des extraits publiés traitait des thèmes suivants :
Dans ce numéro, nous allons poursuivre cette publication d'extraits en revenant sur les combats menés par le marxisme contre différentes formes et manifestations de la morale bourgeoise et sur le combat nécessaire que le prolétariat devra mener contre les effets de la décomposition de la société capitaliste, notamment dans la perspective de la reconquête de cet élément essentiel de son combat et de sa perspective historique, la solidarité.
A la fin du 19e siècle, le courant autour de Bernstein au sein de la Deuxième Internationale mettait en avant que dans la mesure où le marxisme se revendiquait d’une démarche scientifique, il excluait le rôle de l’éthique dans la lutte de classe. Considérant qu’une démarche scientifique et une démarche éthique s’excluaient mutuellement, ce courant prêchait le renoncement à la démarche scientifique au profit de l’approche éthique. Il proposait de ‘compléter’ le marxisme avec l’éthique de Kant. Derrière cette volonté de condamner moralement l’avidité des individus capitalistes, se faisait jour la détermination du réformisme bourgeois d’enterrer ce qui est fondamentalement irréconciliable entre le capitalisme et le communisme.
Loin d’exclure l’éthique, la démarche scientifique du marxisme introduit pour la première fois une dimension réellement scientifique à la connaissance sociale et par là même à la morale. Il assemble le puzzle de l’histoire par la compréhension que le rapport social essentiel est celui qui existe entre la force de travail (le travail vivant) et les moyens de production (le travail mort). Le capitalisme avait préparé la voie à cette découverte, exactement comme il a préparé la voie au communisme en dépersonnalisant le mécanisme de l’exploitation.
En réalité, l’appel à revenir à l’éthique de Kant représentait une régression théorique bien en deçà du matérialisme bourgeois qui avait déjà compris quelles étaient les origines sociales du "bien et du mal". Depuis lors, chaque avancée dans le savoir social a confirmé et approfondi cette compréhension. Ceci s’applique au progrès, pas seulement dans les sciences comme dans le cas de la psychanalyse, mais aussi à l’art. Comme l’a écrit Rosa Luxemburg, "Hamlet, à travers le crime de sa mère, est confronté à la dissolution de tous les liens de l’humanité et à un monde hors de son entendement. Il en va de même avec Dostoïevski, quand il envisage le fait qu‘un être humain puisse en assassiner un autre. Il ne trouve pas de repos, il se sent responsable de cet horrible fardeau qui pèse sur ses épaules, comme il en est pour chacun d’entre nous. Il doit entrer dans l'âme du meurtrier, il doit traquer sa misère, son affliction, jusqu’aux replis les plus cachés de son coeur. Il souffre toutes ses tortures et est aveuglé par la terrible compréhension que le meurtrier lui même est la victime la plus malheureuse de la société... Les romans de Dostoïevski sont des attaques féroces contre la société bourgeoise à la face de laquelle il crie : le vrai meurtrier, le meurtrier de l’âme humaine, c’est vous"[1]
C’était aussi le point de vue défendu par la jeune dictature du prolétariat en Russie. Elle demandait aux tribunaux de "se libérer entièrement de tout esprit de revanche. Ils ne peuvent pas se venger des gens simplement parce qu’ils ont dû vivre dans une société bourgeoise".[2]
C’est justement cette compréhension que nous sommes tous victimes des circonstances qui fait de l’éthique marxiste l’expression la plus élevée du progrès moral de nos jours. Cette démarche n’abolit pas la morale, comme le prétendent les bourgeois, ou n’exclut pas la responsabilité individuelle comme l’individualisme petit bourgeois le ferait. Mais elle représente un pas de géant car elle fonde la morale sur la compréhension plutôt que sur la faute, le sentiment de culpabilité qui handicape le progrès moral en faisant une séparation entre la personnalité propre de chacun et les autres humains. Elle remplace la haine des personnes, cette source primordiale de pulsion anti-sociale, par l’indignation et la révolte vis-à-vis des rapports et des comportements sociaux.
La nostalgie réformiste vis-à-vis de Kant était en réalité l’expression de l’érosion de la volonté de combattre. L’interprétation idéaliste de la morale, en lui déniant son rôle de transformation des rapports sociaux, est une concession émotionnelle à l’ordre existant. Bien que les idéaux les plus élevés de l’humanité aient toujours été ceux de la paix intérieure et de l’harmonie avec le monde social et naturel qui nous entoure, ils ne peuvent être atteints que par une lutte constante. La première condition du bonheur humain est de savoir qu’on fait ce qui est nécessaire, qu’on sert, volontairement, une grande cause.
Kant avait beaucoup mieux compris que les théoriciens utilitaristes bourgeois comme Bentham [3] la nature contradictoire de la morale bourgeoise. En particulier, il avait compris que l’individualisme débridé, même sous la forme positive de la recherche du bonheur personnel, pouvait mener à la dissolution de la société. Le fait qu’au sein du capitalisme, il ne puisse y avoir uniquement que des vainqueurs dans la lutte concurrentielle, rend inévitable la division entre ce à quoi on aspire et le devoir. L’insistance de Kant sur la prééminence du devoir correspond à la reconnaissance du fait que la valeur la plus élevée de la société bourgeoise n’est pas l’individu mais l’État et, en particulier, la nation.
Dans la morale bourgeoise, le patriotisme est une valeur beaucoup plus élevée que l’amour de l’humanité. En fait, derrière le manque d’indignation au sein du mouvement ouvrier face au réformisme, l’érosion de l’internationalisme prolétarien transparaissait déjà.
Pour Kant, un acte moral motivé par le sens du devoir a une plus grande valeur éthique qu’un acte accompli avec enthousiasme, passion et plaisir. Ici, la valeur éthique est liée au renoncement, à l’idéalisation du sacrifice de soi par l’idéologie nationaliste et étatique. Le prolétariat rejette absolument ce culte inhumain du sacrifice en soi que la bourgeoisie a hérité de la religion. Bien que la joie du combat renferme nécessairement le fait d’être prêt à souffrir, le mouvement ouvrier n’a jamais fait de ce mal nécessaire une qualité morale en soi. D’ailleurs, même avant le marxisme, les meilleures contributions à l’éthique ont toujours souligné les conséquences pathologiques et immorales d’une telle démarche. Contrairement à ce que croit l’éthique bourgeoise, le sacrifice de soi ne sanctifie pas un but qui n’est pas valable.
Comme Franz Mehring l’a souligné, même Schopenhauer qui fondait son éthique sur la compassion plutôt que sur le devoir, représentait un pas décisif par rapport à Kant.[4]
La morale bourgeoise, incapable même d’imaginer le dépassement de la contradiction entre individu et société, entre égoïsme et altruisme, prend parti pour l’un contre l’autre, ou cherche un compromis entre les deux. Elle n’arrive pas à comprendre que l’individu lui-même a une nature sociale. Contre les morales idéalistes, le marxisme défend l’idéalisme moral comme une activité qui donne du plaisir, et comme un des atouts les plus puissants d’une classe montante contre une classe en décomposition.
Un autre attrait de l’éthique kantienne pour l’opportunisme est que son rigorisme moral, sa formule de "l’impératif catégorique", contenait la promesse d’une sorte de code qui permettrait de pouvoir résoudre automatiquement tous les conflits moraux. Pour Kant, la certitude qu’on a raison est caractéristique de l’activité morale. (…) Là encore, s’exprime la volonté d’éviter le combat.
Le caractère dialectique de la morale est nié, là où la vertu et le vice, dans la vie concrète, ne sont pas toujours aisément distinguables. Comme Josef Dietzgen l’a souligné, la raison ne peut déterminer le cours de l’action à l’avance, puisque chaque individu et chaque situation sont uniques et sans précédent. Les problèmes moraux complexes doivent être étudiés de façon à être compris et résolus de manière créative. Cela peut quelquefois exiger une investigation particulière et même la création d’un organe spécifique, comme le mouvement ouvrier l’a compris depuis longtemps[5].
En réalité, les conflits moraux font inévitablement partie de la vie, et non pas seulement au sein de la société de classe. Par exemple, différents principes éthiques peuvent entrer en conflit les uns avec les autres (…), ou les différents niveaux de la socialisation de l’homme (ses responsabilités vis-à-vis de la classe ouvrière, de la famille, l’équilibre de la personnalité, etc.). Cela requiert d’être prêt â vivre momentanément avec des incertitudes, de façon à permettre un véritable examen, en évitant la tentation de faire taire sa propre conscience ; la capacité de remettre en question ses propres préjugés ; et par dessus tout, une méthode collective rigoureuse de clarification.
Dans le combat contre le néo-Kantisme, Kautsky a montré comment la contribution de Darwin sur les origines de la conscience dans les pulsions biologiques, à l’origine animales, avait brisé l’emprise la plus forte des morales idéalistes. Cette force invisible, cette voix à peine audible, qui n’opère que dans les profondeurs intérieures de la personnalité, a toujours été le point crucial des controverses éthiques. L’éthique idéaliste avait raison d’insister sur le fait que la mauvaise conscience ne peut pas être expliquée par la peur de l’opinion publique ou des sanctions de la majorité. Au contraire, cette conscience peut nous obliger à nous opposer à l’opinion publique et à la répression, ou à regretter nos actions, même si celles-ci rencontrent une approbation universelle. "La loi morale n'est pas autre chose qu'une pulsion animale. De là provient sa nature mystérieuse, cette voix en nous qui n’est en relation avec aucune pulsion extérieure, aucun intérêt visible, ce démon ou ce Dieu, que de Socrate et Platon jusqu’à Kant, les théoriciens de la morale ont entendue, eux qui ont refusé de faire découler la morale de l’ego ou du plaisir. Une pulsion réellement mystérieuse, mais pas plus mystérieuse que l’amour sexuel, l’amour maternel, l’instinct de conservation... Le fait que la loi morale soit un instinct universel, comparable à l’instinct de conservation et de reproduction, explique sa force, son insistance, faisant qu’on lui obéit sans réfléchir"[6]
Ces conclusions ont été confirmées depuis lors par la science, par exemple par Freud qui insistait sur le fait que les animaux les plus évolués et les plus socialisés possèdent un dispositif psychique de base comme l’homme et pouvaient souffrir de névroses comparables. Mais Freud n’a pas seulement approfondi notre compréhension de ces questions. Comme la démarche psychanalytique n’est pas seulement une investigation mais qu’elle est aussi thérapeutique et cherche à intervenir, elle partage avec le marxisme un souci pour le développement progressif du dispositif moral de l’homme.
Freud fait des distinctions entre les pulsions (le "Ça"), le "Moi" qui permet de connaître l’environnement et d’assurer l’existence (une sorte de principe de réalité) et le "Surmoi" qui comprend la bonne conscience et assure l’appartenance à la communauté. Bien que Freud ait parfois affirmé dans des polémiques que la "bonne conscience" n’est "rien d’autre que la peur sociale", toute sa conception de comment les enfants internalisent la morale de la société exprime clairement que ce processus dépend de l’attachement affectif et émotionnel aux parents et du fait qu’ils sont acceptés en tant qu’exemple d’émulation.[7] (…)
Freud examine aussi les interactions entre les facteurs conscients et inconscients de la bonne conscience elle-même. Le "Surmoi" développe la capacité de réfléchir sur lui-même. Le "Moi", pour sa part, peut et doit réfléchir sur les réflexions du "Surmoi". C’est à travers cette "double réflexion" que le cours d’une action devient un acte conscient, propre à soi-même. Cela correspond à la vision marxiste selon laquelle le dispositif moral de l’homme est basé sur des pulsions sociales; qu’il comprend des composantes inconscientes, semi-conscientes et conscientes ; qu’avec l’avancée de l’humanité, le rôle du facteur conscience s’accroît jusqu’à ce que, avec le prolétariat révolutionnaire, l’éthique, basée sur une méthode scientifique, devienne de plus en plus le guide du comportement moral; qu’au sein de la bonne conscience elle-même, le progrès moral est inséparable du développement de la conscience aux dépens des sentiments de culpabilité.[8] L’homme peut de plus en plus assumer ses responsabilités, pas seulement vis-à-vis de sa propre bonne conscience, mais aussi à cause de ce que contiennent ses propres valeurs morales et ses convictions.
En dépit de ses faiblesses, le matérialisme bourgeois, en particulier sous sa forme utilitariste - avec le concept que la morale est l’expression d’intérêts réels et objectifs - représentait un énorme pas en avant dans la théorie éthique. Il préparait la voie à une compréhension historique de l’évolution morale. En révélant la nature relative et transitoire de tous les systèmes de morale, il a porté un grand coup à la vision religieuse et idéaliste d’un code, éternellement invariable, et prétendument établi par Dieu.
Comme nous l’avons vu, la classe ouvrière, dès les premiers temps, tirait déjà ses propres conclusions socialistes de cette démarche. Bien que les premiers théoriciens socialistes tels que Robert Owen ou William Thompson soient allés bien au delà de la philosophie de Jeremy Bentham, qu’ils avaient prise comme point de départ, l’influence de la démarche utilitariste est restée forte au sein du mouvement ouvrier, même après le surgissement du marxisme. Les premiers socialistes ont révolutionné la théorie de Bentham, en appliquant ses postulats de base aux classes sociales plutôt qu’aux individus, préparant ainsi la voie à la compréhension de la nature sociale et de classe de l’histoire de la morale. La reconnaissance que les propriétaires d’esclaves n’avaient pas le même registre de valeurs que les marchands ou les nomades du désert, ni le même que les bergers des montagnes, avait déjà été sérieusement confirmée par l’anthropologie au cours de l’expansion coloniale. Le marxisme a profité de ce travail préparatoire, comme il a profité des études de Morgan et de Maurer en donnant un éclairage sur la "généalogie des morales"[9]. Mais malgré le progrès que cela représentait, cet utilitarisme, même sous sa forme prolétarienne, laissait tout un tas de questions sans réponse.
Premièrement, si la morale n’est rien d’autre que la codification d’intérêts matériels, elle devient elle-même superflue et disparaît en tant que facteur social en lui-même. Le matérialiste radical anglais, Mandeville, avait déjà affirmé sur cette base que la morale n’est rien d’autre que de l’hypocrisie servant à cacher les intérêts fondamentaux des classes dominantes. Plus tard, Nietzsche devait tirer des conclusions quelque peu différentes des mêmes prémisses : la morale est le moyen de la multitude qui est faible d’empêcher la domination de l’élite, et donc que la libération de cette dernière demandait la reconnaissance que pour elle tout est permis. Mais comme Mehring l’a souligné, la prétendue abolition de la morale chez Nietzsche, dans Par delà le Bien et le Mal, n’est rien d’autre que l’établissement d’une nouvelle morale, celle du capitalisme réactionnaire et de sa haine du prolétariat socialiste, libérée des entraves de la décence petite bourgeoise et de la respectabilité de la grande bourgeoisie[10]. En particulier, l’identité entre intérêt et morale implique, comme les jésuites l’avaient déjà affirmé, que la fin justifie les moyens[11].
Deuxièmement, en prenant pour postulat que les classes sociales représentent des "individus collectifs" qui poursuivent simplement leurs propres intérêts, l’histoire apparaît comme une dispute sans aucun sens, dont ce qu’il en ressort est peut être important pour les classes concernées mais pas pour la société dans son ensemble. Cela représente une régression par rapport à Hegel qui avait déjà compris (bien que sous une forme mystifiée) non seulement la relativité de toute morale mais aussi le caractère progressiste de l’édification de nouveaux systèmes éthiques en violation de la morale établie. C’était dans ce sens que Hegel déclarait: "On peut s’imaginer qu’on dit quelque chose de grand en affirmant : l’homme est naturellement bon. Mais on oublie qu’on dit quelque chose de beaucoup plus grand en disant : l’homme est naturellement mauvais"[12].
Troisièmement, la démarche utilitaire conduit à un rationalisme stérile qui élimine les émotions sociales de la vie morale.
Les conséquences négatives de ces restes utilitaristes bourgeois sont devenues visibles quand le mouvement ouvrier, avec la Première Internationale, a commencé à dépasser la phase des sectes. L’investigation sur le complot de l’Alliance contre l’internationale, -en particulier, les commentaires de Marx et Engels sur le "catéchisme révolutionnaire" de Bakounine- révèle "l’introduction de l’anarchie dans la morale" au travers d’un "jésuitisme" qui "pousse l’immoralité de la bourgeoisie jusqu'à ses ultimes conséquences". Le rapport rédigé sur mandat du Congrès la Haye en 1872 souligne les éléments suivants de la vision de Bakounine : le révolutionnaire n’a pas d’intérêt personnel, pas d’affaires ni de sentiments personnels ou d’envies qui lui soient propres ; il a rompu non seulement avec l’ordre bourgeois, mais avec la morale et les coutumes du monde civilisé tout entier ; il considère comme une vertu tout ce qui favorise le triomphe de la révolution et comme un vice tout ce qui la freine ; il est toujours prêt à tout sacrifier, y compris sa propre volonté et sa personnalité ; il élimine tous les sentiments d’amitié, d’amour ou de reconnaissance ; confronté à la nécessité, il n’hésite jamais à liquider n’importe quel être humain ; il ne connaît d’autre échelle de valeurs que celle de l’utilité.
Profondément indignés face à cette démarche, Marx et Engels déclarent que c’est la morale des bas-fonds, celle du lumpen-prolétariat. Aussi grotesque qu’infamant, plus autoritaire que le communisme le plus primitif, Bakounine fait de la révolution "une série d’assassinats individuels puis de masse" où "la seule règle de conduite est la morale jésuite exagérée"[13].
Comme nous le savons, le mouvement ouvrier dans son ensemble n’a pas assimilé en profondeur les leçons de la lutte contre le bakouninisme. Dans son Matérialisme historique, Boukharine présente les normes de l’éthique comme de simples règles et règlements. La tactique remplace la morale. Encore plus confuse est l’attitude de Lukacs face à la révolution. Après avoir au départ présenté le prolétariat comme la réalisation de l’idéalisme moral de Kant et Fichte, Lukacs verse dans l’utilitarisme. Dans Que signifie une action révolutionnaire ? (1919), il déclare : "la règle du tout qui prime sur la partie implique le sacrifice de soi déterminé... Ne peut être révolutionnaire que celui qui est prêt à tout pour faire aboutir ces intérêts".
Mais le renforcement de la morale utilitariste après 1917 en URSS était par dessus tout l’expression des besoins de l’État transitoire. Dans «Morale et normes de classe", Preobrajensky présente l’organisation révolutionnaire comme une espèce d’ordre monastique moderne. Il veut même soumettre les relations sexuelles au principe de la sélection eugénique, dans un monde où la distinction entre individu et société est abolie et dans lequel les émotions sont subordonnées aux résultats des sciences naturelles. Même Trotsky n’est pas indemne de cette influence, puisque dans Leur morale et la nôtre, dans une défense inavouée de la répression de Cronstadt, il défend au fond la formule selon laquelle "la fin justifie les moyens".
C’est tout à fait vrai que chaque classe sociale tend à identifier le "bien" et la "vertu" à ses propres intérêts. Néanmoins, intérêt et morale ne sont pas identiques. L’influence de classe sur les valeurs sociales est extrêmement complexe, puisqu’elle intègre la position d’une classe donnée dans le processus de production et la lutte de classe, ses traditions, ses buts et ses attentes pour le futur, sa part dans la culture tout autant que la façon dont tout cela se manifeste sous la forme du mode de vie, des émotions, des intuitions et des aspirations.
En opposition à la confusion utilitariste entre intérêt et morale, (ou "devoir" comme il le formule ici), Dietzgen distingue les deux. "L’intérêt représente davantage le bonheur concret, présent, tangible ; le devoir au contraire, le bonheur général, élargi, conçu aussi pour l’avenir. (...). Le devoir se préoccupe également du coeur, des besoins de la société, de l’avenir, du salut de l’âme, bref de la totalité de nos intérêts ; et il nous enseigne à renoncer au superflu pour obtenir et conserver le nécessaire"[14].En réaction aux affirmations idéalistes de l’invariance de la morale, l’utilitarisme social tombe dans l’autre extrême et insiste si unilatéralement sur sa nature transitoire qu’il perd de vue l’existence de valeurs communes qui donnent une cohésion à la société, et de progrès éthiques. La continuité du sentiment de communauté n’est pas cependant une fiction métaphysique.
Ce "relativisme exagéré" voit les classes individuelles et leur combat mais ne voit pas "le processus social global, l’interconnexion des différents épisodes et, par là, ne réussit même pas à distinguer les différentes étapes du développement moral comme faisant partie de processus liés entre eux. Il ne possède pas de critères généraux avec lesquels évaluer les différentes normes, il n‘est pas capable d’aller au delà des apparences immédiates et temporaires. Il ne rassemble pas les différentes apparences dans une unité au moyen de la pensée dialectique"[15].
En ce qui concerne les rapports entre la fin et les moyens, la formulation correcte du problème n’est pas que la fin justifie les moyens mais que le but influe sur les moyens et que les moyens influent sur le but. Les deux termes de la contradiction se déterminent mutuellement et se conditionnent l’un l’autre. De plus, la fin et les moyens ne sont autres que des maillons dans une chaîne historique, dont chaque fin est en retour un moyen d’atteindre un but plus élevé. C’est pourquoi la rigueur méthodologique et éthique doit s’appliquer à tout le processus, en se référant au passé et au futur, et pas seulement à l’immédiat. Les moyens qui ne servent pas à un but donné, ne font que le déformer et s’en éloigner. Le prolétariat, par exemple, ne peut pas vaincre la bourgeoisie en utilisant les armes de celle-ci. La morale du prolétariat s’oriente à la fois d’après la réalité sociale et d’après les émotions sociales. C’est pourquoi elle rejette à la fois l’exclusion dogmatique de la violence et le concept d’indifférence morale vis-à-vis des moyens employés.
En parallèle avec cette fausse compréhension des liens entre but et moyens, Preobrajensky considère aussi que le sort des parties, et en particulier de l’individu, n’est pas important et peut aisément être sacrifié dans l’intérêt du tout. Ce n’était cependant pas l’attitude de Marx qui considérait la Commune de Paris comme prématurée, mais s’est néanmoins rallié à elle par solidarité ; ni celle d’Eugène Léviné et du jeune KPD qui sont entrés dans le gouvernement de la République des Conseils de Bavière en train d’échouer, et à la proclamation de laquelle ils s’étaient opposés ; pour organiser sa défense de façon à minimiser le nombre de victimes prolétariennes. Le critère unilatéral de l’utilitarisme de classe ouvre en fait la porte à une solidarité de classe très conditionnelle.
Comme Rosa Luxemburg l’a souligné dans sa polémique contre Bernstein, la contradiction principale au coeur du mouvement prolétarien est que son combat quotidien se situe au sein du capitalisme alors que ses buts sont en dehors et représentent une rupture fondamentale avec ce système. Il en résulte que l’usage de la violence et de la ruse contre l’ennemi de classe est nécessaire, et l’expression d’une haine de classe et d’agressions anti-sociales difficiles à éviter. Mais le prolétariat n’est pas moralement indifférent face à de telles manifestations. Même quand il emploie la violence, il ne doit jamais oublier, comme Pannekoek l’a dit, que son but est d’éclairer les esprits, non de les détruire. Et comme Bilan[16] en a tiré la conclusion de l’expérience russe, le prolétariat doit éviter l’usage de la violence autant que possible contre les couches non exploiteuses et l’exclure, par principe, au sein des rangs de la classe ouvrière. Même dans le contexte de la guerre civile contre l’ennemi de classe, le prolétariat doit être convaincu de la nécessité d’agir contre l’apparition de sentiments anti-sociaux tels que la vengeance, la cruauté, la volonté de détruire puisqu’ils conduisent à l’abrutissement et affaiblissent la lumière de la conscience. De tels sentiments sont le signe de la pénétration de l’influence d’une classe étrangère. Ce n’est pas pour rien qu’après la révolution d’Octobre, Lénine considérait que, juste après l’extension de la révolution, la priorité devait être l’élévation du niveau culturel des masses. Nous devons aussi nous rappeler que c’est d’abord parce qu’il avait vu la cruauté et l’indifférence morale de Staline, que Lénine a été capable d’identifier (dans son "testament") le danger qu’il représentait.
Les moyens employés par le prolétariat doivent correspondre, autant que possible, à la fois au but et aux émotions sociales qui correspondent à sa nature de classe. Ce n’est pas pour rien qu’au nom de ces émotions, le programme du 14 décembre 1918 du KPD, tout en défendant résolument la nécessité de la violence de classe, rejetait l’usage de la terreur.
En opposition à cela, l’élimination du côté émotionnel de la morale par la démarche de l’utilitarisme matérialiste mécaniciste est typiquement bourgeoise. Dans cette démarche, l’usage des mensonges, de la tromperie est moralement supérieur s’il sert à l’accomplissement d’un but donné. Mais les mensonges qu’ont fait circuler les bolcheviks pour justifier la répression de Cronstadt, ont non seulement miné la confiance de la classe dans le parti mais ont aussi sapé la conviction des bolcheviks eux-mêmes. La vision selon laquelle "la fin justifie les moyens", nie dans la pratique la supériorité éthique de la révolution prolétarienne sur la bourgeoisie. Elle oublie que, plus la préoccupation d’une classe correspond au bien-être de l’humanité, plus cette classe peut en tirer sa force morale.
Le slogan qui a cours dans le monde des affaires suivant lequel il n’y a que le succès qui compte, quels que soient les moyens employés, ne saurait s'appliquer à la classe ouvrière. Le prolétariat est la première classe révolutionnaire dont la victoire finale est préparée par une série de défaites. Les leçons inestimables, mais aussi l’exemple moral des grands révolutionnaires et des grandes luttes ouvrières sont les conditions pour une victoire future.
Dans la période historique présente, l’importance de la question de l’éthique est plus grande que jamais. La tendance caractéristique à la dissolution des liens sociaux et de toute pensée cohérente, a obligatoirement des effets particulièrement négatifs sur la morale. De plus, la désorientation éthique au sein de la société est elle-même une composante centrale du problème qui se trouve au coeur de la décomposition du tissu social. La situation de blocage qui s’est produite entre la réponse de la bourgeoisie à la crise du capitalisme et la réponse du prolétariat, entre la guerre mondiale et la révolution mondiale, est directement liée à la sphère de l’éthique sociale. La sortie de la contre-révolution due à une nouvelle génération du prolétariat qui n’avait pas été défaite après 68, n’exprimait pas moins que le discrédit historique du nationalisme, surtout dans les pays où se trouvent les secteurs les plus forts du prolétariat mondial. Par ailleurs cependant, les luttes ouvrières massives après 68 ne se sont pas accompagnées, pour le moment, d’un développement correspondant de la dimension théorique et politique du combat prolétarien, en particulier d’une affirmation explicite et consciente du principe de l’internationalisme prolétarien. En conséquence, aucune des deux classes majeures de la société contemporaine n’a été capable, pour le moment, de faire progresser son idéal spécifique de classe concernant la communauté sociale.
En général, la morale dominante est celle de la classe dominante. Pour cette raison précisément, toute morale dominante, de façon à servir les intérêts de la classe dominante, doit en même temps contenir des éléments d’intérêt moral général de façon à assurer la cohésion de la société. Un de ces éléments est le développement d’une perspective ou d’un idéal de communauté sociale. Un tel idéal est un facteur indispensable pour réfréner les pulsions anti-sociales.
Comme nous l’avons vu, le nationalisme est l’idéal spécifique de la société bourgeoise. Ceci correspond au fait que l’État national est l’unité la plus développée que peut réaliser le capitalisme. Quand le capitalisme entre dans sa phase décadente, l’État-Nation cesse définitivement d’être un instrument de progrès dans l’histoire, devenant en fait le principal instrument de la barbarie sociale. Mais déjà, bien avant que cela ne se soit produit, le fossoyeur du capitalisme, la classe ouvrière -justement parce qu’elle est le porteur d’un idéal plus élevé, internationaliste- a été capable de mettre en limière la nature trompeuse de la communauté nationale. Bien qu’en 1914, les travailleurs aient oublié cette leçon au début, la Première Guerre mondiale allait révéler la réalité de la principale tendance, non seulement de la morale bourgeoise, mais de la morale de toutes les classes exploiteuses. Celle-ci consiste en la mobilisation des élans les plus héroïques, les plus altruistes, des classes laborieuses au service de la plus étroite et de la plus sordide des causes.
Malgré son caractère trompeur et de plus en plus barbare, la nation est le seul idéal que la bourgeoisie peut brandir pour donner une cohésion à la société. Il n’y a que cet idéal qui corresponde à la réalité contemporaine de la structure étatique de la société bourgeoise. C’est pourquoi tous les autres idéaux sociaux qui se font jour aujourd’hui -la famille, l’environnement local, la religion, la communauté culturelle ou ethnique, le style de vie en groupe ou en gang- sont réellement des expressions de la dissolution de la vie sociale, de la putréfaction de la société de classe. Ce n’est pas moins vrai pour toutes les réponses morales qui essaient d’embrasser la société dans son ensemble, mais sur la base de l’interclassisme : l’humanitarisme, l’écologisme, "l’altermondialisation". En prenant comme postulat que l’amélioration de l’individu est à la base du renouveau de la société, elles représentent des expressions démocratistes de la même fragmentation individualiste à la base de la société. Il va sans dire que toutes ces idéologies servent admirablement la classe dominante dans son combat pour bloquer le développement d’une alternative de classe, prolétarienne, internationaliste, au capitalisme.
Au sein de la société en décomposition, nous pouvons identifier certains traits qui ont des implications directes au niveau des valeurs sociales.
D’abord, le manque de perspective fait que les comportements humains tendent à se tourner vers le présent et le passé. Comme nous l’avons vu, une part centrale du coeur rationnel de la morale est la défense des intérêts à long terme contre le poids de l’immédiat. L’absence d’une perspective à long terme favorise la perte de solidarité entre individus et groupes de la société contemporaine, mais aussi entre les générations. Il en résulte que tend à se développer la mentalité pogromiste c’est-à-dire la haine destructrice envers un bouc émissaire rendu responsable de la disparition d’un passé meilleur idéalisé. Sur la scène politique mondiale, nous pouvons observer cette tendance au développement de l’anti-sémitisme, de l’anti-occidentalisme ou de l’anti-islamisme, à la multiplication des "nettoyages ethniques", à la montée du populisme politique contre les immigrants et d’une mentalité de ghetto chez les immigrants eux-mêmes. Mais cette mentalité tend à imprégner la vie sociale dans son ensemble, comme l’illustre le développement du "mobbing" comme phénomène général.
Ensuite, le développement de la peur sociale tend à paralyser à la fois les instincts sociaux et la réflexion cohérente, les principes de base de la solidarité humaine et surtout de classe aujourd’hui. Cette peur est le résultat de l’atomisation sociale qui donne à chaque individu le sentiment d’être seul avec ses problèmes. Cette solitude donne en retour un éclairage particulier à la façon dont est vu le reste de la société, rendant le mode de réaction des autres êtres humains plus imprévisible, ce qui fait que ces derniers sont considérés comme menaçants et hostiles. Cette peur -qui nourrit tous les courants irrationnels de pensée qui sont tournés vers le passé et le néant- doit être distinguée de la peur résultant d’une insécurité sociale croissante provoquée par la crise économique. Car un tel sentiment d’insécurité matérielle peut devenir un puissant stimulant de la solidarité de classe face à cette crise économique.
Enfin, le manque de perspective et la dislocation des liens sociaux font que, pour de nombreux êtres humains, la vie semble être dépourvue de sens. Cette atmosphère de nihilisme est en général insupportable pour l’humanité, parce qu’elle est en contradiction avec l’essence consciente et sociale du genre humain. Elle donne donc lieu à toute une série de phénomènes très intriqués, dont le plus important est le développement d’une nouvelle religiosité et d’une fixation sur la mort.
Dans les sociétés principalement fondées sur l’économie naturelle, la religion est avant tout l’expression d’une arriération, d’une ignorance et d’une peur des forces de la nature. Dans le capitalisme, la religion se nourrit principalement de l’aliénation sociale, de la peur des forces sociales qui sont devenues inexplicables et incontrôlables. A l’époque de la décomposition du capitalisme, c’est avant tout le nihilisme ambiant qui alimente le besoin de religion. Alors que la religion traditionnelle, pour aussi réactionnaire qu’ait été son rôle, faisait toujours partie de la vision d’un monde communautaire et que la religion modernisée de la bourgeoisie représentait l’adaptation de cette vision traditionnelle du monde à la perspective de la société capitaliste, le mysticisme de la décomposition capitaliste se nourrit du nihilisme ambiant. Que ce soit sous la forme d’une pure atomisation d"es "âmes" ésotériques à la recherche du fameux "se retrouver soi-même" en dehors de tout contexte social, ou sous la forme de la mentalité totalement fermée des sectes et du fondamentalisme religieux, qui offrent l’effacement de la personnalité et l’élimination de la responsabilité individuelle, cette tendance, alors qu’elle prétend donner une réponse, n’est en réalité que l’expression poussée à l’extrême de ce nihilisme.
De plus, c’est ce manque de perspective et cette dislocation du lien social qui fait que la réalité biologique de la mort semble enlever son sens à la vie individuelle. L’aspect morbide qui en découle (dont se nourrit pour une bonne part le mysticisme d’aujourd’hui) trouve son expression soit dans une peur démesurée de la mort, soit dans une aspiration pathologique à mourir. La première expression se concrétise par exemple dans la mentalité "hédoniste" de la "fun society" (dont la devise pourrait être : "mangeons, buvons et éclatons-nous, car demain nous mourrons") ; l’autre, dans des cultes tels que le satanisme, les sectes de la fin du monde et dans le culte croissant de la violence, de la destruction et du martyr (comme dans le cas des kamikazes).
Le marxisme en tant que vision matérialiste, révolutionnaire du prolétariat, a toujours été caractérisé par son profond attachement au monde et son affirmation passionnée de la valeur de la vie humaine. En même temps, son point de vue dialectique a compris la vie et la mort, l’être et le néant comme faisant partie d’une unité indivisible. Il n’ignore pas la mort et ne surestime pas non plus son rôle dans la vie. Le genre humain fait partie de la nature. Comme tel, la croissance, l’épanouissement, mais aussi la maladie, le déclin et la mort font autant partie de son existence que le coucher de soleil ou la chute des feuilles en automne. Mais l’homme est un produit non seulement de la nature mais également de la société. En tant qu’héritier des acquis de la culture humaine, porteur de son devenir, le prolétariat révolutionnaire se rattache aux sources sociales d’une force réelle, enracinée dans la clarté de pensée et la fraternité, la patience et l’humour, la joie et l’affection, la sécurité réelle d’une confiance bien placée.
Pour la classe ouvrière, l’éthique n’est pas quelque chose d’abstrait, à côté de son combat. La solidarité, la base de sa morale de classe, est en même temps la première condition de sa véritable capacité à s’affirmer en tant que classe en lutte.
Aujourd’hui, le prolétariat est confronté à la tâche de reconquérir son identité de classe, qui a subi un énorme recul après 1989. Cette tâche est inséparable de la lutte pour se réapproprier ses traditions de solidarité.
La solidarité n’est pas simplement une composante centrale de la lutte quotidienne de la classe ouvrière, mais porte aussi en germe la société future. Les deux aspects qui se relient au présent et au futur, s’influencent mutuellement. Le redéploiement de la solidarité de classe au sein des luttes ouvrières est un aspect essentiel de la dynamique actuelle de la lutte de classe et de l’ouverture du chemin vers une nouvelle perspective révolutionnaire. Une telle perspective, en retour, lorsqu’elle sera dégagée, sera un puissant facteur du renforcement de la solidarité dans les luttes immédiates du prolétariat.
Cette perspective est donc décisive face aux problèmes que posent à la classe ouvrière la décadence et la décomposition du capitalisme. Il en est ainsi, par exemple, de la question de l’immigration. Dans le capitalisme ascendant, la position du mouvement ouvrier, en particulier de la Gauche, était de défendre l’ouverture des frontières et le libre mouvement du travail. Cela faisait partie du programme minimum de la classe ouvrière. Aujourd’hui, le choix entre frontières ouvertes ou fermées est une fausse alternative puisque c’est uniquement l’abolition de toutes les frontières qui peut résoudre la question. Dans les conditions de la décomposition, la question de l’immigration tend à éroder la solidarité de classe, menaçant même d’infester les ouvriers avec la mentalité pogromiste. Face à cette situation, la perspective d’une communauté mondiale, basée sur la solidarité, est le facteur le plus efficace de la défense du principe de l’internationalisme prolétarien.
A condition que la classe ouvrière, à travers une longue période de développement de ses luttes et de réflexion politique, parvienne â regagner son identité de classe, le fait de reconnaître à quel point les émotions sociales, les liens et les modes de comportement sont minés par le capitalisme de nos jours, peut devenir en lui-même un facteur qui pousse le prolétariat à formuler de façon consciente ses propres valeurs de classe. L’indignation de la classe ouvrière face aux comportements provoqués par le capitalisme en décomposition, et la conscience que seule la lutte prolétarienne peut offrir une alternative, sont centrales pour que le prolétariat puisse réaffirmer sa perspective révolutionnaire.
L’organisation révolutionnaire a un rôle indispensable à jouer dans ce processus, non seulement à travers la propagande des principes de classe mais aussi, et par dessus tout, en donnant elle-même un exemple vivant de leur mise en application et de leur défense.
Par ailleurs, la défense de la morale prolétarienne est un instrument indispensable dans la lutte contre l’opportunisme et donc, dans la défense du programme de la classe ouvrière. Plus fermement que jamais, les révolutionnaires doivent se situer dans la tradition du marxisme en menant un combat intransigeant contre tout comportement venant d’une classe étrangère.
[1] Luxemburg: "l’esprit de la littérature russe" (Introduction à Korolenko). 1919
[2] Boukharine et Preobrajensky : l’ABC du communisme - Commentaire du programme du 8e Congrès du Parti, 1919. Chapitre IX. La justice prolétarienne. § 74 : Les méthodes pénales prolétariennes.
[3] Jeremy Bentham (1748-1832) était un philosophe, juriste et réformateur britannique. Il était ami, notamment, d'Adam Smith et de Jean-Baptiste Say deux économistes majeurs de la bourgeoisie à l'époque où celle-ci était encore une classe révolutionnaire. Il a influencé des philosophes "classiques" de celle-ci comme John Stuart Mill, John Austin, Herbert Spencer, Henry Sidgwick ou James Mill. Il a apporté son soutien à la révolution française de 1789 et lui a fait plusieurs propositions concernant l’établissement du droit, le système judiciaire, pénitentiaire, l’organisation politique de l’État, et la politique vis-à-vis des colonies (Emancipate your Colonies). La jeune République française le fait d’ailleurs citoyen d’honneur le 23 août 1792. Son influence se retrouve dans le Code civil (appelé aussi "Code Napoléon") qui, encore aujourd'hui, continue de régir le droit privé français. La pensée de Bentham part du principe suivant : les individus ne conçoivent leurs intérêts que sous le rapport du plaisir et la peine. Ils cherchent à "maximiser" leur bonheur, exprimé par le surplus de plaisir sur la peine. Il s’agit pour chaque individu de procéder à un calcul hédoniste. Chaque action possède des effets négatifs et des effets positifs, et ce, pour un temps plus ou moins long avec divers degrés d’intensité ; il s’agit donc pour l’individu de réaliser celles qui lui apportent le plus de bonheur. Il donnera le nom d'Utilitarisme à cette doctrine dès 1781.
Bentham avait mis au point une méthode, "Le calcul du bonheur et des peines", qui vise à déterminer scientifiquement – c'est-à-dire en usant de règles précises – la quantité de plaisir et de peine générée par nos diverses actions.
Ces critères sont au nombre de sept :
Théoriquement, l'action la plus morale sera celle qui réunit le plus grand nombre de critères.
[4] Mehring : "Retour à Schopenhauer". Neue Zeit. 1908/09
[5] Ainsi, la plupart des organisations politiques du prolétariat se sont dotées, à côté des organes de centralisation chargés de traiter des "affaires courantes" d'organes tels que des "commissions de contrôle" ou "commissions des conflits", composées de militants expérimentés et bénéficiant de la plus grande confiance de leurs camarades, et chargés spécifiquement des questions délicates touchant notamment à des aspects sensibles et nécessitant la discrétion du comportement des militants au sein ou en dehors de l'organisation.
[6] Kautsky : Ethique et Matérialisme historique. Chapitre : "l’Éthique du Darwinisme" (Les instincts sociaux)
[7] Cela a été confirmé par les observations d’Anna Freud selon lesquelles les orphelins sortis des camps de concentration, alors qu’ils établissaient entre eux une sorte de solidarité rudimentaire, sur des bases égalitaires, n’acceptaient les références morales et culturelles de la société dans son ensemble que lorsqu'ils étaient regroupés dans de plus petites unités "familiales", dirigées chacune par une personne adulte respectée, à l’égard de qui les enfants pouvaient développer de l’affection et de l’admiration.
[8] Le livre de Kautsky sur l’éthique est la première étude marxiste globale de cette question et sa principale contribution à la théorie socialiste. Cependant, il surestime l’importance de la contribution de Darwin. En conséquence, il sous-estime les facteurs spécifiquement humains de la culture et de la conscience, tendant à une vision statique dans laquelle les différentes formes sociales favorisent ou handicapent plus ou moins des pulsions sociales fondamentalement invariantes.
[9] Voir par exemple Paul Lafargue : Recherche sur l’origine de l’idée du bien et du juste. 1885, republié dans la Neue Zeit, 1899-1900
[10] Mehring : Sur la philosophie du capitalisme, 1891. Nous devons ajouter que Nietzsche est le théoricien du comportement de l’aventurier déclassé.
[11] L’avant-garde de la Contre-réforme contre le protestantisme, le jésuitisme, était caractérisée par l’adoption des méthodes de la bourgeoisie pour défendre l’église féodale. C’est pourquoi, très tôt, il est l’expression de la base de la morale capitaliste, bien avant que la classe bourgeoise dans son ensemble (qui jouait encore un rôle révolutionnaire) n’ait ouvertement révélé les côtés les plus ignobles de sa domination de classe. Voir par exemple Mehring : L'histoire de l'Allemagne depuis le début du Moyen-Âge, 1910. Partie 1. Chapitre 6 : "Jésuitisme, Calvinisme, Luthéranisme."
[12] Une remarque en passant. La réponse la plus appropriée à cette question du fond des temps, de savoir si l’être humain est bon ou mauvais, peut être probablement donnée en paraphrasant ce que Marx et Engels, dans La Sainte Famille écrivaient à propos du roman d’Eugène Sue, Les mystères de Paris, dans le chapitre consacré à "Fleur de Marie" : "l’humanité n’est ni bonne ni mauvaise, elle est humaine".
[13] Un complot Contre l’internationale- Rapport sur les activités de Bakounine. 1874. Chapitre VIII. L’Alliance en Russie (le catéchisme révolutionnaire. l’appel de Bakounine aux officiers de l’armée russe)
[14] Dietzgen : L’essence du travail intellectuel humain, 1869.
[15] Henriette Roland Holst Communisme et Morale. 1925. Chapitre V. ("le sens de la vie et les tâches du prolétariat"). Malgré quelques faiblesses importantes, ce livre contient surtout une excellente critique de la morale utilitariste.
[16] Revue en langue française de la fraction de gauche du parti communiste d'Italie (devenue par la suite, Fraction italienne de la Gauche communiste internationale)
[17] Que veut la Ligue Spartacus ? Ici, comme dans d’autres écrits de Rosa Luxembourg, nous trouvons une compréhension profonde de la psychologie de classe du prolétariat.
[18] Trotsky : Histoire de la Révolution russe, 1930. Fin du chapitre : "Lénine appelle à l’insurrection".
Dans l’article précédent de cette série (Revue Internationale n° 127 : "Les années 1930 : le débat sur la période de transition [1486]"), nous avons entrepris l'étude des leçons tirées par la Gauche communiste d’Italie de la première vague révolutionnaire internationale, et de la révolution russe en particulier, et des efforts qu'elle a engagés pour comprendre comment appliquer ces leçons dans l'avenir à la transformation révolutionnaire. Nous avions mis en évidence la méthode caractéristique de la Fraction italienne dans l'accomplissement de cette tâche :
Nous avons montré comment cette méthode s’était concrétisée dans une série d’articles écrits par Vercesi sous le titre : "Parti, Etat, Internationale". Dans ce numéro de la Revue, nous entamons la publication d’une autre série d’articles fondamentaux sur le même thème : Les problèmes de la période de transition, écrits par Mitchell qui, à l’époque où cette série commence, était membre du groupe belge, la Ligue des Communistes internationalistes (LCI) et qui, par la suite, contribua à la fondation de la fraction belge de la Gauche communiste. Cette dernière allait se séparer de la LCI sur la question de la Guerre d’Espagne et former, avec la fraction italienne, la Gauche communiste internationale. A notre connaissance, c’est la première fois depuis les années 30 que cette série d’articles est publiée et qu’elle est traduite en d’autres langues.
Dans l’introduction de cet article, Mitchell dit clairement qu’il est "en accord avec tout le cadre et l’esprit de Bilan", qu’il rejette toute approche spéculative des problèmes de la période de transition et affirme que "le marxisme est une méthode expérimentale et non un jeu de devinettes et de prévisions", puisqu’il fonde ses conclusions et ses prévisions sur les événements historiques réels et sur l’expérience authentique du mouvement prolétarien. Il poursuit en mettant en avant les principaux axes de la série qu’il se propose d’écrire :
Les articles ont plus ou moins suivi ces grandes lignes, encore que, du fait de la complexité des problèmes économiques de la période de transition, ce sont finalement cinq articles qui ont constitué cette série dans Bilan les années suivantes. Le débat avec le courant internationaliste hollandais, en particulier, a fait l’objet d’une grande attention, notamment la démarche adoptée par ce courant vis à vis de la transformation économique et développée dans l'ouvrage : Principes fondamentaux de la production et de la distribution communiste par Jan Appel et Henrik Canne-Meyer. Ces travaux sont résumés dans Bilan par A. Hennaut, militant de la LCI.
Dans le premier article que nous publions[1] ici, Mitchell s’intéresse aux conditions historiques de la révolution prolétarienne. Il se centre sur les questions et les débats cruciaux suivants :
C’est sur cette base résolument internationaliste que Mitchell entreprend de polémiquer contre les erreurs théoriques les plus importantes de l’époque. D’abord et avant tout, il rejette la doctrine stalinienne du "socialisme en un seul pays" et son prétendu soubassement théorique : "la loi du développement inégal", explication donnée au fait que les différentes parties du système capitaliste mondiale évoluent à des rythmes différents et atteignent des niveaux différents de développement technologique et social. On doit rappeler que Staline avait fait un usage sélectif et abusif d’un passage d’un article de Lénine d’août 1915, "Du mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe" pour justifier son argumentation : "L'inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s'ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part. Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde capitaliste en attirant à lui les classes opprimées des autres pays, en les poussant à s'insurger contre les capitalistes, en employant même, en cas de nécessité, la force militaire contre les classes d'exploiteurs et leurs États." Staline a pris une phrase de Lénine ("la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part.") pour tirer la conclusion totalement sans fondement selon laquelle, par cette expression, Lénine ne parlait pas essentiellement de la victoire politique de la classe ouvrière comme premier pas de la révolution mondiale, mais de la réalisation d’un mode de production complètement socialiste à l’intérieur de frontières nationales.
Dans son texte La Troisième Internationale après Lénine (critique du projet de programme qui allait être adopté au 5ème Congrès de l’IC en 1928 et représentait fondamentalement le faire-part du suicide de l’Internationale en la faisant adhérer à la théorie du socialisme dans un seul pays), Trotski montre avec brio pourquoi cette nouvelle théorie ne découle en rien logiquement, ni de l'expression "victoire du socialisme" utilisée par Lénine, ni de la conception de ce dernier du développement inégal. Trotski insiste en particulier sur le fait que le développement du capitalisme est toujours à la fois "inégal" et "combiné", de telle façon que toutes les parties du système capitaliste mondial, bien que se situant clairement à des étapes différentes dans leur développement matériel, fonctionnent comme un ensemble déterminé mutuellement. Il en concluait qu’une évolution autarcique vers le socialisme était complètement impossible.
Mitchell reconnaît que Trotski et ses disciples ont été parmi les premiers à s’opposer à la théorie du socialisme dans un seul pays. Mais en même temps, il leur reproche d’accepter le développement inégal comme une "loi inconditionnelle" et de faire des concessions à la possibilité d’avancées nationales vers le socialisme. Dans La Troisième Internationale après Lénine, Trotski va même si loin qu’il en arrive à défendre l'idée que cette loi a gouverné l’ensemble de l’histoire de l'humanité. En réalité, il est plus juste de défendre que le développement inégal est une conséquence particulière des rapports sociaux qui "gouvernent" les différents modes de production : dans le capitalisme, c’est le résultat des lois de l’accumulation, qui font que la production de richesses à un pôle a engendre la pauvreté à l'autre. . Les disparités entre différentes régions géographiques sont particulièrement claires à l'époque de l'impérialisme On pourrait aussi argumenter que l’acceptation de la "loi" du développement inégal par les trotskistes les a conduits à faire des concessions à la notion d’Etats ouvriers isolés, capables de faire des avancées significatives sur la voie du socialisme au sein d’un cadre national. Une bonne partie des articles de Mitchell, dans cette série, est dirigée contre la tendance des trotskistes à perdre tout sens critique face à la croissance frénétique de la production industrielle en URSS pendant les années 1930.
Mitchell critique aussi les thèses mencheviques et kautskistes, relayées par des internationalistes authentiques comme Hennaut et les communistes de conseil hollandais, qui voyaient l'origine des échecs de la révolution russe dans l’arriération des conditions matérielles en Russie même. Contre cette vision selon laquelle il existe des pays particuliers qui sont "mûrs pour le socialisme et d'autres qui ne le sont pas, Mitchell insiste encore une fois sur le fait que le problème ne peut être envisagé que dans un cadre international : "Nous avons souligné au début de cette étude que le capitalisme, bien qu'il ait puissamment développé la capacité productive de la société, n'a pas réuni, de ce fait, tous les matériaux permettant l'organisation immédiate du socialisme. Comme Marx l'indique, seulement les conditions matérielles pour résoudre ce problème existent 'ou du moins sont en voie de devenir' (…) A plus forte raison, cette conception restrictive s'applique-t-elle à chacune des composantes nationales de 1'économie mondiale. Toutes sont historiquement mûres pour le socialisme, mais aucune d'entre elles n'est mûre au point de réunir toutes les conditions matérielles nécessaires à l'édification du socialisme intégral et ce, quel que soit le degré de développement atteint."
En republiant la série d’articles de Mitchell, nous aurons l’occasion de pointer quelques faiblesses et quelques incohérences de sa contribution, certaines mineures, d’autres plus importantes, mais des passages comme celui que nous venons de citer confirment que, lorsqu'il s’agit des questions fondamentales, nous le CCI, comme Mitchell, nous travaillons toujours "en accord avec l’ensemble du cadre et de l’esprit de Bilan".
CDWDu titre de cette étude, il ne peut être déduit que nous allons nous livrer à des investigations dans les brumes de l'avenir ou que même nous esquisserons des solutions aux multiples et complexes tâches qui s'imposeront au prolétariat érigé en classe dirigeante. Le cadre et l'esprit de Bilan n'autorisent de tels desseins. Nous laissons à d'autres, aux "techniciens" et aux fabricants de recettes, ou aux "orthodoxes" du marxisme le plaisir de se livrer à des anticipations, de se promener dans les sentiers de l'utopisme ou de jeter à la face des prolétaires des formules vidées de leur substance de classe.
Pour nous, il ne peut être question de construire des schémas - panacées valables une fois pour toutes et qui, mécaniquement, s'adapteraient à toutes les situations historiques. Le marxisme est une méthode expérimentale et non un jeu de devinettes et de pronostics. Il plonge ses racines dans une réalité historique essentiellement mouvante et contradictoire : il se nourrit des expériences passées, se trempe et se corrige dans le présent pour s'enrichir au feu des expériences ultérieures.
C'est en traçant la synthèse des événements historiques, que le marxisme dégage du fatras idéaliste, la signification de l'Etat, qu'il forge la théorie de la dictature du prolétariat et affirme la nécessité de l'Etat prolétarien transitoire. Si de celui-ci, il parvient à définir le contenu de classe, il ne peut que se borner à une esquisse de ses formes sociales. Il lui est encore impossible d'asseoir les principes de gestion de l'Etat prolétarien sur des bases solides et il ne parvient pas non plus à tracer avec précision la ligne de démarcation entre Parti et Etat. De sorte que cette immaturité principielle devait peser inévitablement sur l'existence et l'évolution de l'Etat soviétique.
Il appartient précisément aux marxistes naufragés de la débâcle du mouvement ouvrier de forger l'arme théorique qui fera de l'Etat prolétarien futur l'instrument de la Révolution mondiale et non pas la proie du capitalisme mondial.
La présente contribution à cette recherche théorique traitera successivement : a) des conditions historiques où surgit la révolution prolétarienne ; b) de la nécessité de l'Etat transitoire ; c) des catégories économiques et sociales qui, nécessairement, survivent dans la phase transitoire ; d) enfin de quelques données quant à une gestion prolétarienne de l'Etat transitoire.
C'est devenu un axiome que de dire que la société capitaliste, débordée par les forces productives qu'elle ne parvient plus à utiliser intégralement, submergée sous l'amas des marchandises qu'elle ne parvient plus à écouler, est devenue un anachronisme historique. De là à conclure que sa disparition doit ouvrir le règne de l'abondance, il n'y a pas loin.
En réalité, l'accumulation capitaliste est arrivée au terme extrême de sa progression et le mode capitaliste de production n'est plus qu'un frein à l'évolution historique.
Cela ne signifie nullement que le capitalisme est comme un fruit mûr que le prolétariat n'aurait plus qu'à cueillir pour faire régner la félicité, mais bien que les conditions matérielles existent pour édifier la base (seulement la base) du socialisme, préparant la société communiste.
Marx fait remarquer "qu'au moment même où la civilisation apparaît, la production commence à se fonder sur l'antagonisme des ordres, des états des classes, enfin sur l'antagonisme du travail accumulé et du travail immédiat. Pas d'antagonisme, pas de progrès. C'est la loi que la civilisation a suivie jusqu'à nos jours. Jusqu'à présent, les forces productives se sont développées grâce à ce régime de l'antagonisme des classes" (Misère de la Philosophie). Engels, dans L'Anti-Dühring constate que l'existence d'une société divisée en classes n'est que "la conséquence nécessaire du faible développement de la production dans le passé" et il en déduit que, "si la division en classes a une certaine légitimité historique, elle ne l'a pourtant que pour un temps donné, pour des conditions sociales déterminées. Elle était fondée sur l'insuffisance de la production, elle sera balayée par le plein épanouissement des forces productives modernes."
Il est évident que le développement ultime du capitalisme correspond non pas à "un plein épanouissement des forces productives" dans le sens qu'elles seraient capables de faire face à tous les besoins humains, mais à une situation où la survivance des antagonismes de classe non seulement arrête tout le développement de la société mais entraîne sa régression.
Telle est bien la pensée d'Engels lorsqu'il dit que l'abolition des classes "suppose une évolution de la production parvenue à un niveau où l'appropriation par une certaine classe de la société des moyens de production et des produits, et par là de la souveraineté politique du monopole d'éducation et de direction intellectuelle, sera devenue non seulement une superfétation, mais aussi économiquement, politiquement et intellectuellement, une entrave à l'évolution". Et, lorsqu'il ajoute que la société capitaliste a atteint cette évolution et que "la possibilité existe d'assurer à tous les membres de la société par le moyen de la production sociale une existence non seulement parfaitement suffisante et plus riche de jour en jour au point de vue matériel, mais leur garantissant encore le développement et la mise en œuvre absolument libre de leurs facultés physiques et intellectuelles", il n'est pas douteux qu’il vise seulement la possibilité de s'acheminer vers une pleine satisfaction des besoins et non ici les moyens matériels pour y pourvoir immédiatement. Engels d'ailleurs précise que "la libération des moyens de production est l'unique condition préalable d'un développement des forces productives ininterrompu et constamment accéléré et par là, d'un accroissement pratiquement illimité de la production elle-même."
Par conséquent, la période de transition (qui ne peut avoir qu'une configuration mondiale et non particulière à un Etat), est une phase politique et économique qui, inévitablement, enregistre encore une déficience productive par rapport à tous les besoins individuels, même en tenant compte du niveau prodigieux déjà atteint par la productivité du travail. La suppression du rapport capitaliste de production et de son expression antagonique donne la possibilité immédiate de pourvoir aux besoins essentiels des hommes (en faisant abstraction des nécessités de la lutte des classes qui pourront temporairement abaisser la production).
Aller au-delà, nécessite le développement incessant des forces productives. Quant à la réalisation de la formule "à chacun selon ses besoins", elle se place au terme d'un long processus, avançant non en ligne droite mais en courbes sinueuses agitées de contradictions et de conflits, et qui se superpose au processus de la lutte mondiale des classes.
La mission historique du prolétariat consiste, comme le disait Engels, à faire faire à 1'humanité le saut "du règne de la nécessité dans le règne de la liberté" ; mais il ne peut le réaliser que pour autant qu'une analyse des conditions historiques où se place cet acte de libération lui en fasse découvrir la nature et les limites, afin d'en imprégner toute son activité politique et économique. Le prolétariat ne peut donc pas opposer abstraitement le capitalisme au socialisme, comme s'il s'agissait de deux époques entre lesquelles n'existerait aucune interdépendance, comme si le socialisme n'était pas le prolongement historique du capitalisme, fatalement chargé des scories de celui-ci mais quelque chose de propre et de net que la Révolution prolétarienne apporterait dans ses flancs.
On ne peut dire que ce soit par indifférence ou négligence que nos maîtres n'aient pas abordé dans les détails les problèmes de la période de transition. Mais Marx et Engels étaient aux antipodes des utopistes; ils en étaient la vivante négation. Ils ne cherchaient pas à construire abstraitement, à imaginer ce qui ne pouvait être résolu que par la science.
Encore en 1918, Rosa Luxembourg qui, cependant, apporta une immense contribution théorique au marxisme, dut s'en tenir à la constatation (La Révolution Russe) que : "bien loin d'être une somme de prescriptions toutes faites qu'on n'aurait qu'à mettre en application, la réalisation pratique du socialisme comme système économique social et juridique, est une chose qui réside dans le brouillard de l'avenir. ...Le socialisme a pour condition préalable une série de mesures violentes contre la propriété, etc. Ce qui est négatif, la destruction, on peu le décréter ; ce qui est positif, la construction, non".
Marx avait déjà indiqué dans sa préface au Capital que : "lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement — et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne — elle ne peut ni dépasser d'un saut, ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel, mais elle peut abréger la période de la gestation et adoucir les maux de l'enfantement".
Une politique de gestion prolétarienne ne pourra donc que s'attacher essentiellement à la direction et aux tendances à imprimer à l'évolution économique, tandis que les expériences historiques (et la Révolution Russe, bien qu'incomplète, en est une gigantesque) constitueront le réservoir où le prolétariat puisera les formes sociales adaptables à une telle politique. Celle-ci aura un contenu socialiste seulement si le cours économique reçoit une orientation diamétralement opposée à celle du capitalisme, si donc il se dirige vers une élévation progressive et constante des conditions de vie des masses et non vers leur abaissement.
Si l'on veut apprécier la Révolution, non comme un fait isolé, mais comme un produit du milieu historique, il faut s'en rapporter à la loi fondamentale de l'Histoire qui n'est autre que la loi générale de l'évolution dialectique dont le centre moteur est la lutte des classes, celle-ci formant la substance vivante des événements historiques.
Le marxisme nous enseigne que la cause des révolutions ne doit pas être recherchée dans la Philosophie mais dans l'Economie d'une société déterminée. Ce sont les changements graduels apportés dans le mode de production et d'échange, sous l'aiguillon de la lutte de classes, qui aboutissent inévitablement à la "catastrophe" révolutionnaire qui rompt l'enveloppe des rapports sociaux et de production existants.
A cet égard, le XXe siècle correspond, pour la société capitaliste, a ce qu'ont signifié, pour la société féodale, les XVIIIe et XIXe siècles, c'est-à-dire à une ère de violentes convulsions révolutionnaires ébranlant la société dans son ensemble.
Dans l'ère de la décadence bourgeoise, les révolutions prolétariennes sont donc le produit d'une maturité historique de toute la société, et les mailles d'une chaîne d'événements, qui peuvent fort bien alterner avec des défaites du prolétariat et des guerres, comme l'histoire n'a pas manqué de nous le prouver depuis 1914.
La victoire d'un prolétariat déterminé, tout en étant la résultante immédiate de circonstances particulières, n'est en définitive qu'une partie d'un tout : la révolution mondiale. Nous verrons que, pour cette raison fondamentale, il ne peut être question d'assigner à cette révolution un cours autonome qui se justifierait par l'originalité de son milieu géographique et social.
Nous nous heurtons ici à un problème qui fut au centre des controverses théoriques dont le centrisme russe[2] (et avec lui l'Internationale Communiste) tira sa thèse du "socialisme en un seul pays". Il s'agit de l'interprétation à donner au développement inégal qui se vérifia tout au long de l'évolution historique.
Marx observe que la vie économique offre un phénomène analogue à ce qui se passe dans d'autres branches de la biologie. Dès que la vie a dépassé une période donnée de développement et passe d'un stade à un autre, elle commence à obéir à d'autres lois et ce, bien qu'elle dépendra toujours des lois fondamentales qui régissent toutes les manifestations vitales.
Il en est de même de chaque période historique qui possède ses lois propres, bien que toute l'histoire soit régie par la loi de l'évolution dialectique. C'est ainsi, par exemple, que Marx nie que la loi de la population soit la même dans tous les temps et dans tous les lieux. Chaque degré de développement a sa loi particulière de la population et Marx le démontre en réfutant la théorie de Malthus.
Dans Le Capital, où il dissèque la mécanique du système capitaliste, Marx ne s'attarde pas aux multiples aspects inégaux de son expansion car pour lui, "il ne s'agit pas, en somme, du développement plus ou moins considérable des antinomies sociales qui découlent des lois naturelles de la production capitaliste. Il s'agit de ces lois elles-mêmes, de ces tendances qui agissent et s'affirment avec une inéluctable nécessité. Le pays qui est industriellement le plus avancé ne fait que montrer au pays moins développé l'image de l'avenir qui l'attend". (Préface du Capital).
De cette pensée de Marx ressort clairement que ce qui doit être considéré comme élément fondamental, ce n'est pas l'aspect inégal imprimé à l'évolution des différents pays constituant la société capitaliste —aspect qui ne serait que l'expression d'une pseudo-loi de nécessité historique du développement inégal— mais que ce sont les lois spécifiques de la production capitaliste, régissant l'ensemble de la société et subordonnées elles-mêmes à la loi générale de l'évolution matérialiste et dialectique.
Le milieu géographique explique pourquoi l'évolution historique et les lois spécifiques d'une société se manifestent sous des formes variées et inégales de développement, mais il ne fournit nullement l'explication du processus historique lui-même. Autrement dit, le milieu géographique n'est pas le facteur actif de l'histoire.
Marx remarque que si la production capitaliste est favorisée par un climat modéré, celui-ci n'apparaît que comme une possibilité qui ne peut être utilisée que dans des conditions historiques indépendantes des conditions géographiques. Il dit notamment :
Le milieu géographique ne put donc être l'élément primordial en fonction duquel les différents pays se seraient développés suivant des lois propres à leur milieu original, et non suivant des lois générales surgies de conditions historiques déterminées s'étendant à toute une époque. Sinon la conclusion s'imposerait que l'évolution de chaque pays a suivi un cours autonome, indépendant du milieu historique.
Mais, pour que l'historique se réalisât, il a fallu l'intervention de l'homme s'effectuant toujours sous l'empire de rapports sociaux antagoniques (abstraction faite du communisme primitif) variant avec l'époque historique et imprimant à la lutte des classes des formes correspondantes : lutte entre esclave et maître, entre serf et seigneur, entre bourgeois et féodal, entre prolétaire et bourgeois.
Cela ne signifie évidemment pas que, pour ce qui est des périodes pré-capitalistes, les différents types de sociétés qui les jalonnent : asiatique, esclavagiste, féodal, se succèdent rigoureusement et que leurs lois spécifiques agissaient universellement. Semblable évolution était exclue par le fait que ces formations sociales étaient toutes basées sur des modes de production peu progressifs par nature.
Chacune de ces sociétés ne put franchir certaines limites mesurées par un rayon déterminé, un bassin (comme le bassin méditerranéen dans l'antiquité esclavagiste), pendant qu'aux antipodes vivaient des conglomérats régis par d'autres rapports sociaux et de production, moins ou plus évolués, sous l'action de multiples facteurs parmi lesquels le facteur géographique n'était pas l'essentiel.
Mais, avec l'avènement du capitalisme, le cours de l'évolution put s'élargir. S'il recueillit une succession historique s'illustrant par des différenciations de développement considérables, il ne lui fallut pas longtemps pour maîtriser ces dernières
Dominé par la loi de l'accumulation de plus-value, le capitalisme apparut sur l'arène de l'histoire comme le mode de production le plus puissant et le plus progressif, tout comme le système économique le plus expansif. Bien qu'il se caractérisât par une tendance à universaliser son mode de production, bien qu'il favorisa un certain nivellement, il ne détruisit nullement toutes les formes sociales antérieures. Il se les annexa et y puisa les forces le poussant irrésistiblement en avant.
Nous avons déjà donné notre avis (voir Crises et Cycles) sur la perspective que Marx aurait soi-disant esquissée d'un avènement d'une société capitaliste pure et équilibrée ; nous n'avons donc pas à y revenir, les faits ayant démenti éloquemment non pas cette pseudo-prédiction de Marx, mais les hypothèses de ceux qui s'en servaient pour renforcer l'idéologie bourgeoise. Nous savons que le capitalisme entra dans sa phase de décomposition avant d'avoir pu parachever sa mission historique parce que ses contradictions se développèrent beaucoup plus vite que l'expansion de son système. Le capitalisme n'en fut pas moins le premier système de production engendrant une économie mondiale se caractérisant, non par une homogénéité et un équilibre inconciliable avec sa nature, mais par une étroite interdépendance de ses parties subissant toutes, en dernière analyse, la loi du Capital et le joug de la bourgeoisie impérialiste.
Le développement de la société capitaliste, sous l'aiguillon de la concurrence, a produit cette complexe et remarquable organisation mondiale de la division du travail qui peut et doit être perfectionnée, assainie (c'est la tâche du prolétariat) mais ne peut pas être détruite. Elle n'est nullement révoquée par le phénomène du nationalisme économique, qui apparaît, dans la crise générale du capitalisme, comme la manifestation réactionnaire de la contradiction exacerbée entre le caractère universel de 1'économie capitaliste et sa division en Etats nationaux antagoniques. Bien plus, sa vivace réalité s'affirme avec plus de vigueur encore dans l'étouffante ambiance créée par l'existence de ce qu'on pourrait appeler des économies obsidionales. N'assistons-nous pas aujourd'hui, sous le couvert du protectionnisme quasi-hermétique, à toute une efflorescence d'industries édifiées au prix d'énormes faux-frais, s'encastrant dans les diverses économies de guerre, mais pesant lourdement sur l'existence des masses ? Organismes parasitaires, non viables économiquement et qu'une société socialiste expulsera de son sein.
Sans cette base mondiale de la division du travail, une société socialiste est évidemment impensable.
L'interdépendance et la subordination réciproque des diverses sphères productives (aujourd'hui confinées dans le cadre des nations bourgeoises) sont une nécessité historique et le capitalisme leur a donné leur complète signification, tant au point de vue politique qu'au point de vue économique. Que cette structure sociale, élevée à l'échelle mondiale, soit désarticulée par mille forces contradictoires, ne l'empêche pas d'exister. Elle se greffe sur une répartition des forces productives et des richesses naturelles (exploitées) qui est précisément le travail de toute l'évolution historique. Il ne dépend nullement de la volonté du capitalisme impérialiste de répudier l'étroite solidarité de toutes les régions du globe, en se cloisonnant dans les cadres nationaux. S'il tente aujourd'hui cette folle entreprise, c'est parce qu'il y est acculé par les contradictions de son système, mais au prix de la destruction de richesses matérialisant la plus-value arrachée à de multiples générations de prolétaires, précipitant une destruction gigantesque de forces de travail dans le gouffre de la guerre impérialiste.
Le prolétariat international, non plus, ne peut méconnaître la loi de l'évolution historique. Un prolétariat ayant fait sa révolution devra payer le "socialisme en un seul pays" de l'abandon de la lutte mondiale des classes et par conséquent de sa propre défaite.
Que l'évolution inégale puisse être considérée comme la loi historique d'où résulterait la nécessité de développements nationaux autonomes n'est, d'après ce qui précède, que la négation même du concept mondial de la société.
Comme nous l'avons indiqué, l'inégalité de l'évolution économique et politique, loin de constituer une "loi absolue du capitalisme" (programme du 6e Congrès de l'IC) n'est qu'un ensemble de manifestations se déroulant sous l'empire des lois spécifiques du système bourgeois de production.
Dans sa phase d'expansion, le capitalisme, au travers d'un processus contradictoire et sinueux, tendit au nivellement des inégalités de croissance, tandis que dans sa phase de régression, il approfondit celles qui subsistaient, de par les nécessités de son évolution : le capital des métropoles épuisait la substance des pays retardataires et détruisait les bases de leur développement.
De cette constatation d'une évolution rétrograde et parasitaire, l'Internationale Communiste déduisit "que l'inégalité augmente et s'accentue encore à l'époque de l'impérialisme" et elle en tira sa thèse du "socialisme national" qu'elle crut renforcer en jetant la confusion entre "socialisme" national et "révolution" nationale et en se fondant sur l'impossibilité historique d'une révolution prolétarienne mondiale en tant qu'acte simultané.
Pour étayer ses arguments, elle eût, de plus, recours à une sophistication de certains écrits de Lénine et, notamment, de son article de 1915, sur le mot d'ordre des Etats-Unis mondiaux (Contre le Courant) où il considérait que "l'inégalité de progression économique et politique est 1'inéluctable loi du capitalisme; de là, il sied de déduire qu'une victoire du Socialisme est possible, pour commencer, dans quelques Etats capitalistes seulement, ou même dans un seul."
Trotsky fit bonne justice de ces falsifications dans L'Internationale Communiste après Lénine et nous n'avons donc pas à nous attarder à une nouvelle réfutation.
Mais il reste que Trotsky, se prévalant de Marx et de Lénine, crut pouvoir se servir de la "loi" du développement inégal - érigée également par lui en loi absolue du capitalisme - pour expliquer d'une part, l'inévitabilité de la révolution sous sa forme nationale et, d'autre part, son explosion, en premier lieu, dans les pays arriérés : "de l'évolution inégale, saccadée du capitalisme dérive le caractère inégal, saccadé de la révolution socialiste, tandis que de l'interdépendance mutuelle des divers pays poussée à un degré très avancé, découle l'impossibilité non seulement politique, mais aussi économique de construire le Socialisme dans un seul pays." (L'I C. après Lénine); et encore que "la prévision de ce fait que la Russie, historiquement arriérée, pouvait connaître une révolution prolétarienne plus tôt que l'Angleterre avancée, était entièrement fondée sur la loi du développement inégal". (La Révolution Permanente).
Tout d'abord, Marx, pour reconnaître la nécessité des révolutions nationales, n'a nullement invoqué l'inégalité de l'évolution et il ne fait pas de doute que pour lui cette nécessité découle de la division de la société en nations capitalistes, qui n'est que le corollaire de sa division en classes.
Le Manifeste communiste dit que : "comme le prolétariat de chaque pays doit, en premier lieu, conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe nationalement dirigeante, devenir lui-même la Nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot". Et plus tard, Marx, dans sa Critique du Programme de Gotha, précisera "qu'il va absolument de soi que pour pouvoir lutter d'une façon générale, la classe ouvrière doit s'organiser chez elle en tant que classe et que l'intérieur du pays est le théâtre immédiat de sa lutte. C'est en cela que sa lutte de classe est nationale, non pas quant à son contenu mais, comme le dit Le Manifeste, quant à sa forme".
Cette lutte nationale, lorsqu'elle éclate en révolution prolétarienne, devient le produit d'une maturité historique des contrastes[3] économiques et sociaux de la société capitaliste dans son ensemble, avec cette signification que la dictature du prolétariat est un point de départ et non un point d'arrivée. Aspect développé de la lutte mondiale des classes, elle doit rester intégrée à celle-ci si elle veut vivre. C'est aussi dans le sens de cette continuité du processus révolutionnaire qu'il peut être parlé de révolution "permanente".
Trotsky, tout en rejetant absolument la théorie du "socialisme dans un seul pays" et en la considérant comme réactionnaire, en arrive cependant, en se fondant sur la "loi" du développement inégal du capitalisme, à déformer la signification des révolutions prolétariennes. Cette "loi" s'incorporera même à ce qui constitue sa théorie de la Révolution permanente qui, d'après lui, comprend deux thèses fondamentales : l'une, basée sur une "juste" conception de la loi de l'évolution inégale et l'autre, sur une compréhension exacte de l'économie mondiale.
Si, pour se borner à l'époque de l'Impérialisme, ses diverses manifestations inégales ne devaient pas se rattacher aux lois spécifiques du capitalisme, modifiées dans leur activité par la crise générale de décomposition, mais être l'expression d'une loi historique de l'inégalité, relevant du caractère de nécessité, on ne comprendrait pas pourquoi l'action de cette loi se limiterait à l'éclosion de révolutions nationales commençant dans les pays arriérés -au lieu de s'étendre - jusqu'à favoriser le développement d'économies autonomes, c'est-à-dire aussi le "socialisme national".
En donnant la prépondérance au milieu géographique (car c'est à cela que revient l'élévation de l'évolution inégale en loi) et non au véritable facteur historique, la lutte des classes, on ouvre la porte à toute justification du "socialisme" économique et politique s'appuyant sur des possibilités physiques de développement indépendant, porte par où n'a pas manqué de pénétrer le centrisme, pour ce qui concerne la Russie.
Trotsky, vainement, accusera Staline de "faire de la loi du développement inégal un fétiche et de la déclarer suffisante pour servir de fondement au socialisme national" car, partant de la même prémisse théorique, il devrait logiquement aboutir aux mêmes conclusions s'il ne s'arrêtait arbitrairement en route.
Pour caractériser la révolution russe, Trotsky dira "qu'elle fut la plus grandiose de toutes les manifestations de l'inégalité de l'évolution historique; la théorie de la révolution permanente qui avait donné le pronostic du cataclysme d'Octobre était par ce fait même fondée sur cette loi".
Le retard du développement de la Russie peut, dans une certaine mesure, être invoqué pour expliquer le saut de la révolution par dessus la phase bourgeoise, bien que la raison essentielle soit qu'elle surgit dans une période qui enregistre l'incapacité, pour une bourgeoisie nationale, de réaliser ses objectifs historiques. Mais ce retard prend toute sa signification sur le plan politique, parce qu'à l'incapacité historique de la bourgeoisie russe se juxtapose sa faiblesse organique, celle-ci entretenue évidemment par le climat impérialiste. Dans l'ébranlement de la guerre impérialiste, la Russie devait apparaître comme le point de rupture du front capitaliste. La révolution mondiale s'amorça précisément là où existait un terrain favorable au prolétariat et à la construction de son parti de classe.
Nous voudrions, pour terminer cette première partie, examiner la thèse de "pays mûrs" ou "non mûrs" pour le socialisme, thèse chère aux "évolutionnistes" et qui a laissé quelques traces dans la pensée de communistes oppositionnels, lorsqu'il s'est agi pour eux de définir le caractère de la révolution russe ou de rechercher l'origine de sa dégénérescence.
Dans sa préface à la Critique de 1'économie politique, Marx a donné l'essentiel de sa pensée sur ce que signifiait une évolution sociale arrivée à l'état de maturité, en affirmant "qu'une société ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir et que jamais de nouveaux et supérieurs rapports de production ne se substituent à elle avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports aient été couvées dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que les problèmes qu'elle peut résoudre car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir".
C'est dire que les conditions de maturité ne peuvent se rapporter qu'à l'ensemble de la société régie par un système de production prédominant. En outre, la notion de maturité n'a qu'une valeur relative et non absolue. Une société est "mûre" dans ce sens que sa structure sociale et son cadre juridique sont devenus trop étroits par rapport aux forces matérielles qu'elle a développées.
Nous avons souligné au début de cette étude que le capitalisme, bien qu'il ait puissamment développé la capacité productive de la société, n'a pas réuni, de ce fait, tous les matériaux permettant l'organisation immédiate du socialisme. Comme Marx l'indique, seulement les conditions matérielles pour résoudre ce problème existent "ou du moins sont en voie de devenir".
A plus forte raison, cette conception restrictive s'applique-t-elle à chacune des composantes nationales de 1'économie mondiale. Toutes sont historiquement mûres pour le socialisme, mais aucune d'entre elles n'est mûre au point de réunir toutes les conditions matérielles nécessaires à l'édification du socialisme intégral et ce, quel que soit le degré de développement atteint.
Aucune nation ne contient, à elle seule, tous les éléments d'une société socialiste et le national-socialisme s'oppose irréductiblement à l'internationalisme de 1'économie impérialiste, à la division universelle du travail et à l'antagonisme mondial entre la bourgeoisie et le prolétariat
C'est pure abstraction que de concevoir une société socialiste comme étant la juxtaposition d'économies socialistes complètes. La distribution mondiale des forces productives (qui n'est pas un produit artificiel) exclut aussi bien pour les nations "supérieures" que pour les régions "inférieures" la possibilité de réaliser intégralement le socialisme. Le poids spécifique de chacune d'elles dans l'économie mondiale mesure leur degré de dépendance réciproque et non l'ampleur de leur indépendance. L'Angleterre, un des secteurs les plus avancés du capitalisme, où celui-ci s'exprime à peu près à l'état pur, n'est pas viable, considérée isolément. Les faits montrent aujourd'hui que, privées en partie seulement du marché mondial, les forces productives nationales périclitent. C'est le cas pour l'industrie cotonnière et l'industrie charbonnière en Angleterre. Aux Etats-Unis, l'industrie automobile, limitée au marché intérieur, cependant vaste, doit rétrograder. Une Allemagne prolétarienne isolée, assisterait impuissante à la contraction de son appareil industriel, même en tenant compte d'une large expansion de la consommation.
Il est donc abstrait de poser la question de pays "mûrs" ou "pas mûrs" pour le socialisme, car le critère de maturité est à rejeter aussi bien pour les pays à développement supérieur que pour les pays retardataires.
Dès lors, c'est sous l'angle d'une maturation historique des antagonismes sociaux résultant du conflit aigu entre les forces matérielles et les rapports de production, que le problème doit être abordé. Limiter les données de celui-ci à des facteurs matériels, c'est se placer sur la position des théoriciens de la IIe Internationale, celle de Kautsky et des socialistes allemands, qui considéraient que la Russie, en tant qu'économie arriérée où le secteur agricole -techniquement faible- occupait une place prépondérante, n'était pas mûre pour une révolution prolétarienne, mais seulement pour une révolution bourgeoise, conception allant rejoindre celle des mencheviks russes. Otto Bauer, de "l'immaturité" économique de la Russie, avait déduit que l'Etat prolétarien devait inévitablement dégénérer.
Rosa Luxembourg (La Révolution russe) faisait cette remarque que, d'après la conception de principe des sociaux-démocrates, la Révolution russe aurait dû s'arrêter à la chute du tsarisme : "Si elle a passé au-delà, si elle s'est donné pour mission la dictature du prolétariat, ça a été, selon cette doctrine, une simple faute de l'aile radicale du mouvement ouvrier russe, les bolcheviks, et tous les mécomptes que la révolution a subis dans son cours ultérieur, tous les embarras dont elle a été victime, se présentent comme un résultat de cette faute fatale".
La question est de savoir si la Russie était mûre ou non pour la révolution prolétarienne n'avait pas à être résolue en fonction des conditions matérielles de son économie, mais en fonction des rapports de classe bouleversés par la situation internationale. La condition essentielle était l'existence d'un prolétariat concentré, bien qu'en proportion infime par rapport à l'immense masse des producteurs paysans, et dont la conscience s'exprimait par un parti de classe, puissant par son idéologie et son expérience révolutionnaire. Avec Rosa Luxemburg, nous disons que "le prolétariat russe ne pouvait être considéré que comme l'avant garde du prolétariat mondial, avant-garde dont les mouvements exprimaient le degré de maturité des antagonismes sociaux à l'échelle internationale. C'est le développement de l'Allemagne, de 1'Angleterre et de la France qui se manifestait à Saint-Pétersbourg. C'est ce développement qui décidait du sort de la révolution russe. Celle-ci ne pouvait atteindre son but que si elle était le prologue de la révolution du prolétariat européen".
Certains camarades de l'Opposition communiste ont cependant basé leur appréciation de la révolution russe sur le critère de "l'immaturité" économique.
Le camarade Hennaut, dans son étude sur les "Classes dans la Russie des Soviets" se place sur cette position.
Faisant état des considérations d'Engels, que nous avons déjà commentées au début, Hennaut les interprète comme ayant une signification particulière pouvant s'appliquer à un pays déterminé et non comme se rapportant à toute la société parvenue au terme historique de son évolution.
Engels se trouverait ainsi en contradiction évidente avec ce que Marx disait dans la préface de sa "Critique". Mais de notre commentaire résulte qu'il ne peut en être ainsi.
D'après Hennaut, pour la justification d'une révolution prolétarienne, c'est le facteur économique qui doit prévaloir et non le facteur politique. Il dit ceci : "appliquées à l'époque contemporaine de l'histoire humaine, ces constatations (d'Engels, ndlr) ne peuvent signifier autre chose que la prise du pouvoir par le prolétariat, le maintien et l'utilisation de ce pouvoir à des fins socialistes, n'est guère concevable que là où le capitalisme a préalablement déblayé le chemin du socialisme, c'est-à-dire que là où il a fait surgir un prolétariat industriel nombreux, englobant sinon la majorité, du moins une forte minorité de la population et où il a créé une industrie développée, capable d'imprimer son cachet au développement ultérieur de l'économie toute entière". Plus loin, il soulignera que : "c'était en dernier lieu les capacités économiques et culturelles du pays qui allaient déterminer le sort ultérieur de la révolution russe lorsqu'il s'avéra que les prolétariats non russes n'étaient pas prêts à faire leur révolution. L'état arriéré de la société russe devait ici faire sentir tous ses côtés négatifs". Mais peut-être le camarade Hennaut n'a-t-il pas remarqué que, partir des conditions matérielles pour "légitimer" ou pas une révolution prolétarienne, entraîne irrésistiblement, qu'on le veuille ou non, dans l'engrenage du "socialisme national".
Nous répétons que la condition fondamentale d'existence de la révolution prolétarienne, c'est la continuité de sa liaison en fonction de laquelle doit se définir la politique intérieure et extérieure de l'Etat prolétarien. C'est précisément parce que la Révolution, si elle doit commencer sur le terrain national, ne peut s'y maintenir indéfiniment, quelles que soient la richesse et l'ampleur du milieu national ; c'est parce qu'elle doit s'élargir à d'autres révolutions nationales jusqu'à aboutir à la révolution mondiale, sous peine d'asphyxie ou de dégénérescence, que nous considérons comme une erreur de se fonder sur des prémisses matérielles.
C'est en se rattachant aux mêmes considérations politiques que l'on doit expliquer, en dernière analyse, le "bond" de la révolution russe, par dessus les étapes intermédiaires. La Révolution d'Octobre a démontré que, dans l'époque de l'Impérialisme décadent, le prolétariat ne pouvait s'arrêter à la phase bourgeoise de l'évolution mais devait la dépasser en se substituant à la bourgeoisie incapable de réaliser son programme historique. Pour atteindre cet objectif, les bolcheviks n'avaient nullement à inventorier le capital matériel, les forces productives disponibles, mais bien à évaluer le rapport des classes.
Encore une fois, le saut n'était pas conditionné par des facteurs économiques, mais politiques, tandis qu'il ne pouvait prendre toute sa signification, au point de vue du développement matériel, que par la soudure via la révolution prolétarienne avec la révolution mondiale. L'"immaturité" des pays retardataires, qui impliquait le saut aussi bien que "la maturité" des pays avancés se trouvait ainsi incorporée au même processus de l'évolution mondiale de la lutte des classes.
Lénine a fait justice des reproches adressées aux bolcheviks d'avoir pris le pouvoir : "ce serait une faute irréparable de dire que, puisqu'il y a déséquilibre reconnu entre nos forces économiques et notre force politique, il ne fallait pas prendre le pouvoir ! Pour raisonner ainsi, il faut être aveugle, il faut oublier que cet équilibre n'existera jamais et ne peut pas exister dans l'évolution sociale, non plus que dans l'évolution naturelle et que c'est seulement à la suite de nombreuses expériences, dont chacune prise à part sera incomplète et souffrira d'un certain déséquilibre, que le socialisme triomphant peut être créé par la collaboration révolutionnaire des prolétaires de tous les pays".
Un prolétariat, si "pauvre" soit-il, n'a pas à "attendre" l'action de prolétariats plus "riches" pour faire sa propre révolution. Qu'après celle-ci les difficultés se multiplieront par rapport à celles rencontrées par un prolétariat plus favorisé, c'est l'évidence même, mais l'histoire n'offre pas le choix !
La nature de l'époque historique fait que les révolutions bourgeoises, dirigées par la bourgeoisie, sont révolues. La survivance du capitalisme est devenue un frein au progrès de l'évolution et, par conséquent, un obstacle à l'épanouissement d'une révolution bourgeoise qui se trouve privée de la soupape d'un marché mondial saturé de marchandises. En outre la bourgeoisie ne peut plus s'assurer le concours des masses ouvrières, comme ce fut le cas en 1789, mais comme ce ne fut déjà plus le cas en 1848, en 1871 et en Russie, en 1905.
La révolution d'Octobre fut la saisissante illustration d'un de ces apparents paradoxes de l'histoire, et elle donna l'exemple d'un prolétariat achevant une éphémère révolution bourgeoise, mais obligé d'y substituer ses propres objectifs pour ne pas retomber sous la coupe de l'Impérialisme.
La bourgeoisie russe fut originellement affaiblie par l'hégémonie du capital occidental sur l'économie du pays. Ce dernier, comme prix de soutien au tsarisme, préleva une part importante du revenu national, entravant ainsi le développement des positions économiques de la bourgeoisie.
1905 apparaît comme une tentative de révolution bourgeoise d'où la bourgeoisie est absente. Un prolétariat fortement concentré avait déjà pu se constituer en une force révolutionnaire indépendante, obligeant la bourgeoisie libérale, politiquement incapable, à se maintenir dans le sillage de l'impérialisme autocratique et féodal, mais la révolution bourgeoise de 1905 ne put aboutir à une victoire prolétarienne parce que, bien que surgie de l'ébranlement provoqué par la guerre russo-japonaise, elle ne correspondait pas à une maturation des antagonismes sociaux à l'échelle internationale et qu'aussi le tsarisme put recevoir l'appui financier et matériel de toute la bourgeoisie européenne.
Comme le remarque Rosa Luxembourg : "La révolution de 1905-1907 n'avait trouvé qu'un faible écho en Europe, aussi devait-elle rester un chapitre préliminaire. La suite et la fin étaient liées à l'évolution européenne."
La révolution de 1917 devait éclore dans des conditions historiques plus évoluées.
Dans La révolution prolétarienne, Lénine en a caractérisé les phases successives. Nous ne pouvons mieux faire que de les citer :
La dictature du prolétariat fut l'instrument qui permit, d'une part d'amener la révolution bourgeoise à terme et, d'autre part, de la dépasser. C'est ce qui explique le mot d'ordre des bolcheviks : "la terre aux paysans" contre lequel s'est élevée Rosa Luxembourg, erronément à notre avis.
Avec Lénine, nous disons que "les bolcheviks ont rigoureusement distingué la révolution démocratique bourgeoise de la révolution prolétarienne ; en menant jusqu'au bout la première, ils ont ouvert la porte à la seconde. C'est la seule politique révolutionnaire, la seule politique marxiste."
(A suivre)
[1] En plus de deux notes destinées à éclairer le sens de certains termes, nous avons également ajouté, par rapport au texte original, deux intertitres destinés à en faciliter la lecture.
[2] Terme par lequel Bilan désignait le stalinisme.(ndlr)
[3] Terme par lequel Bilan désigne les "antagonismes" (ndlr).
Il y a plus d'un siècle, Friedrich Engels prédisait que, laissée à elle-même, la société capitaliste plongerait l'humanité dans la barbarie. Et effectivement, durant ces cent dernières années, la guerre impérialiste n'a cessé d'apporter son lot croissant d'épisodes chaque fois plus abominables venant illustrer la façon dont cette prévision se réalisait. Aujourd'hui, le monde capitaliste a ouvert une autre voie vers l'apocalypse qui vient compléter celle de la guerre impérialiste : celle d'une catastrophe écologique "man-made" -"fabriquée par l'homme"- qui, en l'espace de quelques générations, pourrait transformer la terre en une planète aussi inhospitalière pour la vie humaine que la planète Mars. Bien que les défenseurs de l'ordre capitaliste soient conscients de cette perspective, ils n'y peuvent absolument rien, car c'est la perpétuation contre nature elle-même de leur mode de production agonisant qui provoque la guerre impérialiste tout comme la catastrophe écologique.
Le fiasco sanglant auquel a abouti l'invasion de l'Irak par la "coalition" dirigée par les États-Unis en 2003, marque un moment fatidique dans le développement de la guerre impérialiste vers la destruction même de la société. Quatre ans après l'invasion, bien loin d'être "libéré", l'Irak s'est transformé en ce que les journalistes bourgeois appellent pudiquement "une société en panne", où la population, après avoir subi les massacres de la Guerre du Golfe de 1991, puis avoir été saignée à blanc pendant une décennie de sanctions économiques[1], est soumise quotidiennement aux attentats suicides, aux pogromes de divers "insurgés", aux assassinats des escadrons de la mort du Ministère de l'Intérieur ou à l'élimination arbitraire par les forces d'occupation. Et la situation en Irak n'est que l'épicentre d'un processus de désintégration et de chaos militarisés qui s'étend en Palestine, en Somalie, au Soudan, au Liban, en Afghanistan et menace sans cesse d'engloutir de nouvelles régions du globe dont ne sont pas exclues les métropoles capitalistes centrales comme l'ont montré les attentats terroristes à New York, Madrid et Londres pendant la première décennie de ce siècle. Loin de construire un nouvel ordre au Moyen Orient, le pouvoir militaire américain n'a fait que répandre un chaos militaire croissant.
En un sens, il n'y a rien de nouveau dans ce carnage militaire de masse. La Première Guerre mondiale de 1914-18 constituait déjà un premier pas majeur vers un "avenir" barbare. Le massacre mutuel de millions de jeunes ouvriers envoyés dans les tranchées par leurs maîtres impérialistes respectifs, fut suivi d'une pandémie, la "grippe espagnole", qui a emporté la vie de millions d'autres, tandis que les nations industrielles européennes les plus puissantes du capitalisme se retrouvaient économiquement à genoux. Après l'échec de la révolution d'Octobre 1917 et des révolutions ouvrières qu'elle avait inspirées dans le reste du monde au cours des années 1920, la voie était ouverte vers un épisode de guerre totale encore plus catastrophique, la Seconde Guerre mondiale de 1939-45. Ce sont alors les populations civiles sans défense qui devinrent la cible principale d'un massacre de masse systématique par les forces aériennes et qu'un génocide de plusieurs millions d'êtres humains fut perpétré au cœur de la civilisation européenne.
Puis la "Guerre froide" de 1947 à 1989 a produit toute une série de carnages aussi destructeurs, en Corée, au Vietnam, au Cambodge et à travers l'Afrique, tandis que l'antagonisme entre les États-Unis et l'URSS contenait la menace permanente d'un holocauste nucléaire global.
Ce qui est nouveau dans la guerre impérialiste aujourd'hui, ce n'est pas le niveau absolu de destruction, puisque les récents conflits militaires, tout en étant menés avec une puissance de feu bien plus mortelle qu'auparavant, au moins de la part des États-Unis, n'ont pas encore emporté dans l'abîme les principales concentrations de populations au cœur du capitalisme, comme ce fut le cas pendant les Première et Deuxième Guerres mondiales. Ce qui est différent, c'est que l'anéantissement de toute la société humaine qu'apporterait une telle guerre, apparaît aujourd'hui bien plus clairement. En 1918, Rosa Luxemburg comparait la barbarie de la Première Guerre mondiale au déclin de la Rome antique et aux années sombres qui ont suivi. Aujourd'hui, même cette comparaison dramatique semble inadéquate pour exprimer l'horreur sans fin que la barbarie capitaliste nous réserve. Malgré toute la brutalité et le chaos destructeur des deux guerres mondiales du siècle dernier, il existait toujours une perspective - même si elle était en fin de compte illusoire - de reconstruire un ordre social dans l'intérêt des puissances impérialistes dominantes. Les foyers de tension de l'époque contemporaine au contraire n'offrent aux protagonistes en guerre aucune autre perspective que de descendre encore plus dans la fragmentation sociale à tous les niveaux, dans la décomposition de l'ordre social, dans un chaos sans fin.
La plus grande partie de la bourgeoisie américaine a été forcée de reconnaître que sa stratégie impérialiste d'imposition unilatérale de son hégémonie mondiale, que ce soit sur le plan diplomatique, militaire ou idéologique, a mal tourné. Le rapport du Groupe d'Étude sur l'Irak (Irak Study Group) présenté au Congrès américain ne cache pas ce fait évident. Au lieu de renforcer le prestige de l'impérialisme américain, l'occupation de l'Irak l'a affaibli quasiment à tous les niveaux. Mais quelle alternative à la politique de Bush proposent les plus sévères critiques au sein de la classe dominante américaine ? Le retrait est impossible sans affaiblir encore plus l'hégémonie américaine et accélérer le chaos. Une partition de l'Irak en fonction de groupes ethniques aurait aussi le même résultat. Certains proposent même de revenir à une politique d'endiguement comme pendant la Guerre froide. Mais il est clair qu'il ne peut y avoir de retour à l'ordre mondial des deux blocs impérialistes. Aussi le fiasco en Irak est-il bien pire que celui du Vietnam puisque, contrairement à cette dernière guerre, c'est le monde entier que les États-Unis essaient maintenant d'endiguer et pas seulement leur bloc rival, l'URSS.
Aussi, malgré les critiques acerbes du ISG et le contrôle du Congrès américain par le parti démocrate, le président Bush a été autorisé à augmenter d'au moins 20 000 le nombre des soldats en Irak et se lance dans une nouvelle politique de menaces militaire et diplomatique vis-à-vis de l'Iran. Quelles que soient les stratégies alternatives qu'étudie la classe dominante américaine, elle sera, tôt ou tard, contrainte de donner une nouvelle preuve sanglante de son statut de superpuissance avec des conséquences encore plus abominables pour les populations du monde, ce qui accélérera encore l'extension de la barbarie.
Cela n'est le résultat ni de l'incompétence ni de l'arrogance de l'administration républicaine de Bush et des néo conservateurs comme les bourgeoisies des autres puissances impérialistes ne cessent de nous le répéter. S'en remettre aux Nations Unies et au multilatéralisme ne constitue pas une option de paix comme ces bourgeoisies le proclament ainsi que les pacifistes de toutes sortes. Depuis 1989, Washington l'a très bien compris : les Nations Unies sont devenues une tribune pour contrecarrer les projets américains : un lieu où ses rivaux moins puissants peuvent retarder, délayer et même mettre leur veto à la politique américaine afin d'empêcher que leurs propres positions soient affaiblies. En présentant les États-Unis comme les seuls responsables de la guerre et du chaos, la France, l'Allemagne et les autres ne font que révéler la part pleine et entière qu'elles prennent à la logique destructrice actuelle de l'impérialisme : une logique où chacun joue pour soi et doit s'opposer à tous les autres.
Il n'est pas surprenant que les manifestations régulières sur le thème "Stop the War" - "Arrêtez la guerre" - dans les grandes villes des principales puissances apportent en général un soutien bruyant à de petits gangsters impérialistes du Moyen-Orient, comme les insurgés d'Irak ou le Hezbollah du Liban qui combattent les États-Unis. Ce que cela révèle, c'est que l'impérialisme est un processus dont aucune nation ne peut se tenir à l'écart et que la guerre n'est pas seulement le résultat de l'agression des plus grandes puissances.
D'autres proclament toujours, contre toute évidence, que l'aventure américaine en Irak est une "guerre pour le pétrole", obscurcissant ainsi complètement le danger posé par ses objectifs géostratégiques fondamentaux. C'est là une sous-estimation considérable de la gravité de la situation actuelle. En réalité, l'impasse dans laquelle se trouve aujourd'hui l'impérialisme américain en Irak n'est que la manifestation de l'impasse globale dans laquelle se trouve la société capitaliste. George Bush père avait annoncé qu'avec la disparition du bloc russe s'était ouverte une ère nouvelle de paix et de stabilité, un "nouvel ordre mondial". Rapidement, notamment avec la première guerre du Golfe puis avec le conflit barbare en Yougoslavie, au cœur de l'Europe, la réalité s'était chargée de démentir cette prévision. Les années 1991 n'ont pas été celles de l'ordre mondial mais celles d'un chaos militaire croissant. Ironiquement, il est revenu à George Bush fils d'être un acteur de premier plan dans un nouveau pas décisif de ce chaos irréversible.
En même temps que le capitalisme en décomposition attise son cours impérialiste vers une barbarie plus clairement perceptible, il a également accéléré un assaut contre la biosphère d'une telle férocité qu'un holocauste climatique artificiellement créé pourrait lui aussi balayer la civilisation et la vie humaines. Selon le consensus auquel sont arrivés les scientifiques en écologie du monde, dans le rapport de février 2007 du Groupe d'experts Intergouvernemental sur l'Évolution du Climat (GIEC), il est clair que la théorie selon laquelle le réchauffement de la planète par l'accumulation de hauts taux de dioxyde de carbone dans l'atmosphère serait dû à la combustion à grande échelle d'énergies fossiles, n'est plus une simple hypothèse mais est considérée comme "très probable". Le dioxyde de carbone de l'atmosphère retient la chaleur du soleil réfléchie par la surface de la terre et l'irradie dans l'air environnant, menant à "l'effet de serre". Ce processus a commencé vers 1750, au début de la révolution capitaliste industrielle et, depuis, l'augmentation des émissions de dioxyde de carbone et le réchauffement de la planète n'ont cessé de croître. Depuis 1950, cette double augmentation s'est accélérée avec une pente beaucoup plus raide de la courbe de croissance, et de nouveaux records planétaires de température ont été atteints quasiment chaque année durant la dernière décennie. Les conséquences de ce réchauffement de la planète ont déjà commencé à apparaître à une échelle alarmante : une modification du climat conduisant à la fois à des sécheresses répétées et à des inondations à grande échelle, des vagues de chaleur mortelles en Europe du Nord et des conditions climatiques extrêmes d'une grande puissance destructrice qui, à leur tour, sont déjà responsables du développement de famines et de maladies dans le Tiers Monde et de la ruine de villes entières comme la Nouvelle Orléans après le cyclone Katrina.
On ne saurait bien sûr blâmer le capitalisme pour avoir commencé à brûler des énergies fossiles ou à agir sur l'environnement avec des conséquences imprévues et dangereuses. En fait, ceci a lieu depuis l'aube de la civilisation humaine :
"Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s'attendre à jeter par là les bases de l'actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d'accumulation et de conservation de l'humidité. Les Italiens qui, sur le versant sud des Alpes, saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de soins sur le versant nord, n'avaient pas idée qu'ils sapaient par là l'élevage de haute montagne sur leur territoire; ils soupçonnaient moins encore que, ce faisant, ils privaient d'eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l'année et que celles ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d'autant plus furieux. Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu'avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofule. Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu'un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l'avantage que nous avons sur l'ensemble des autres créatures, de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement." (Friedrich Engels, Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme)
Le capitalisme est néanmoins responsable de l'énorme accélération de ce processus de détérioration de l'environnement. Non à cause de l'industrialisation en soi mais comme résultat de sa recherche d'un profit maximal et de l'indifférence qui en découle vis-à-vis des besoins écologiques et humains sauf lorsqu'ils coïncident avec le but d'accumuler des richesses. De plus, le mode de production capitaliste a d'autres caractéristiques qui contribuent à la destruction effrénée de l'environnement. La concurrence intrinsèque entre capitalistes, en particulier entre chaque État national, empêche, en dernière instance au moins, toute coopération véritable à l'échelle mondiale. Et, en lien avec cette caractéristique, la tendance du capitalisme à la surproduction dans sa recherche insatiable de profit.
Dans le capitalisme décadent, dans sa période de crise permanente, cette tendance à la surproduction devient chronique. C'est apparu de façon particulièrement claire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale quand l'expansion des économies capitalistes a eu lieu artificiellement, en partie à travers la politique de financement des déficits, par une énorme extension de toutes sortes d'endettement dans l'économie. Ceci n'a pas mené à la satisfaction des besoins de la masse de la population ouvrière qui est restée embourbée dans la pauvreté, mais à un énorme gaspillage : à des montagnes de marchandises invendues, au dumping de millions de tonnes de nourriture, à l'obsolescence planifiée dès leur production d'une immense quantité de produits, depuis les voitures jusqu'aux ordinateurs qu'il faut rapidement mettre au rebut, à une masse énorme de marchandises identiques produites par des concurrents sans nombre pour le même marché.
De plus, tandis que le rythme du changement et de la sophistication technologiques s'accroît dans la décadence, les innovations qui en résultent, contrairement à la situation de la période d'ascendance du capitalisme, tendent à être stimulées principalement par le secteur militaire. En même temps, sur le plan des infrastructures : construction, système sanitaire, production d'énergie, systèmes de transport, nous assistons à très peu de développements révolutionnaires à une échelle comparable à celle qui a caractérisé l'émergence de l'économie capitaliste. Dans la période de décomposition capitaliste, la phase finale de la décadence, il y a une accélération de la tendance opposée, une tentative de réduire le coût de la maintenance, même des vieilles infrastructures, dans la recherche de profits immédiats. On voit la caricature de ce processus dans l'expansion actuelle de la production en Chine et en Inde où est largement absente toute infrastructure industrielle. Au lieu de donner un nouvel élan de vie au capitalisme, cette expansion donne lieu à des niveaux de pollution faramineux : la destruction de l'ensemble des systèmes fluviaux, d'énormes couches de smog qui recouvrent plusieurs pays, etc.
Ce long processus de déclin et de décomposition du mode de production capitaliste peut permettre d'expliquer pourquoi il y a eu une telle accélération dramatique des émissions de dioxyde de carbone et du réchauffement de la planète durant les dernières décennies. Il permet aussi d'expliquer pourquoi, face à une telle évolution économique et climatique, le capitalisme et ses "décideurs" seront incapables de renverser les effets catastrophiques du réchauffement climatique.
Ces deux scénarios apocalyptiques qui peuvent détruire la civilisation humaine elle-même, sont dans une certaine mesure reconnus et rendus publics par les porte-parole et les médias des dirigeants de toutes les nations capitalistes. Le fait qu'ils recommandent d'innombrables remèdes pour éviter ces issues fatales, ne veut pas dire qu'un seul d'entre eux ait une alternative réaliste aux perspectives barbares que nous avons esquissées. Au contraire. Face au désastre écologique qu'il génère comme face à la barbarie impérialiste, le capitalisme est également impuissant.
Les gouvernements du monde ont généreusement financé à travers les Nations Unies la recherche du Groupe d'experts Intergouvernemental sur l'Évolution du Climat (GIEC) depuis 1990, et leurs médias ont largement divulgué ses conclusions récentes les plus affligeantes.
A leur tour, les principaux partis politiques de la bourgeoisie de tous les pays se parent de diverses nuances de vert. Mais à y regarder de plus près, la politique écologique de ces partis, aussi radicale qu'elle puisse paraître, obscurcit délibérément la gravité du problème parce que la seule solution à y apporter mettrait en cause le système même dont ils chantent les louanges. Le dénominateur commun de toutes ces campagnes "vertes" est d'empêcher le développement d'une conscience révolutionnaire dans une population horrifiée à juste titre par le réchauffement climatique. Le message écologique permanent des gouvernements, c'est que "sauver la planète est la responsabilité de chacun" alors que la vaste majorité est privée de tout pouvoir économique ou politique, de contrôle sur la production et sur la consommation, sur ce qui est produit et comment. Et la bourgeoisie qui, elle, a ce pouvoir de décision, a moins que jamais l'intention de satisfaire les besoins écologiques et humains aux dépens de ses profits.
Al Gore qui a manqué de peu devenir président démocrate des États-Unis en 2000, s'est porté à la tête d'une campagne internationale contre les émissions de carbone avec son film "Une vérité qui dérange" qui a gagné un Oscar à Hollywood pour la façon vivante dont il traite le danger de la montée des températures planétaires, de la fonte des glaces polaires, de la montée des mers et de toutes les dévastations qui en découlent. Mais le film est aussi une plateforme électorale pour Al Gore lui-même. Il n'est pas le seul vieux politicien à prendre conscience que la peur justifiée de la population vis-à-vis d'une crise écologique peut être exploitée dans la ruée pour le pouvoir qui caractérise le jeu démocratique des grands pays capitalistes. En France, les candidats à la présidence ont tous signé le "pacte écologique" du journaliste Nicolas Hulot. En Grande-Bretagne, les principaux partis politiques rivalisent pour être plus "verts" que les autres. Le rapport Stern commandé par Gordon Brown du New Labour a été suivi par plusieurs initiatives gouvernementales pour réduire les émissions de carbone. David Cameron, chef de l'opposition conservatrice, va en vélo au Parlement (pendant que son entourage arrive derrière en Mercedes).
Il suffit d'examiner les résultats des précédentes politiques gouvernementales pour réduire les émissions de carbone pour constater l'incapacité des États à faire preuve d'une quelconque efficacité. Au lieu de stabiliser les émissions de gaz à effet de serre au niveau de 1990 en l'an 2000, ce à quoi les signataires du protocole de Kyoto s'étaient modestement engagés en 1997, il y a eu une augmentation de 10,1% des émissions dans les principaux pays industrialisés à la fin du siècle et il est prévu que cette pollution aura encore augmenté de 25,3% en 2010 ! (Deutsche Umwelthilfe)
Il suffit aussi de constater la totale négligence des États capitalistes envers les calamités qui se sont déjà abattues à cause du changement climatique pour juger de la sincérité des interminables déclarations de bonnes intentions.
Il y a ceux qui, reconnaissant que le mobile du profit constitue un facteur puissant de démotivation dans la limitation efficace de la pollution, croient qu'on peut résoudre le problème en remplaçant les politiques libérales par des solutions organisées par l'État. Mais il est clair, surtout à l'échelle internationale, que les États capitalistes, même s'ils s'organisent chez eux, sont incapables de coopérer entre eux sur cette question car chacun devrait faire des sacrifices économiques de son côté. Le capitalisme, c'est la concurrence, et aujourd'hui plus que jamais, il est dominé par le chacun pour soi.
Le monde capitaliste est incapable de s'unir autour d'un projet commun aussi massif et coûteux qu'une transformation complète de l'industrie et des transports afin de parvenir à une réduction drastique de la production d'énergie brûlant du carbone. Au contraire, la principale préoccupation de toutes les nations capitalistes est de chercher à utiliser ce problème pour promouvoir leurs propres ambitions sordides. Comme sur le plan impérialiste et militaire, sur le plan écologique le capitalisme est traversé par des divisions nationales insurmontables et ne peut donc pas répondre de façon significative aux besoins les plus pressants de l'humanité.
Mais il serait tout à fait erroné d'adopter une attitude de résignation et de penser que la société humaine sombrera inévitablement à cause de ces puissantes tendances - l'impérialisme et la destruction écologique - à la barbarie. Face à la fatuité de toutes les demi-mesures que le capitalisme nous propose pour apporter la paix et l'harmonie avec la nature, le fatalisme est une attitude aussi erronée que la croyance naïve en ces cures cosmétiques.
En même temps qu'il sacrifie tout à la course au profit et à la concurrence, le capitalisme a aussi, malgré lui, produit les éléments de son dépassement comme mode d'exploitation. Il a produit les moyens potentiels technologiques et culturels pour créer un système de production mondial, unifié et planifié, en harmonie avec les besoins de l'humanité et de la nature. Il a produit une classe, le prolétariat, qui n'a pas besoin de préjugés nationaux ou concurrents, et qui a tout intérêt au développement de la solidarité internationale. La classe ouvrière n'a aucun intérêt dans le désir rapace de profit. En d'autres termes, le capitalisme a jeté les bases pour un ordre supérieur de la société, pour son dépassement par le socialisme. Le capitalisme a développé les moyens de détruire la société humaine mais il a aussi créé son propre fossoyeur, la classe ouvrière, qui peut préserver cette société humaine et lui faire accomplir un pas décisif dans son épanouissement.
Le capitalisme a permis la création d'une culture scientifique qui est capable d'identifier et de mesurer les gaz invisibles comme le dioxyde de carbone tant dans l'atmosphère d'aujourd'hui que dans celle d'il y a 10 000 ans. Les scientifiques savent identifier les isotopes de dioxyde de carbone spécifiques produits par la combustion des énergies fossiles. La communauté scientifique a été capable de tester et de vérifier l'hypothèse de "l'effet de serre". Pourtant, elle est loin l'époque où le capitalisme en tant que système social était capable d'utiliser la méthode scientifique et ses résultats dans l'intérêt du progrès de l'humanité. La plus grande partie des recherches et des découvertes scientifiques d'aujourd'hui est dédiée à la destruction, au développement de méthodes toujours plus sophistiquées de mort massive. Seul un nouvel ordre social, une société communiste, peut mettre la science au service de l'humanité.
Malgré les cent dernières années de déclin et de pourrissement du capitalisme et les sévères défaites qu'a subies la classe ouvrière, le soubassement nécessaire pour créer une nouvelle société est toujours intact.
Le resurgissement du prolétariat mondial depuis 1968 en est la preuve. Le développement de sa lutte de classe contre la pression constante sur le niveau de vie des prolétaires durant les décennies qui ont suivi, a empêché l'issue barbare promise par la Guerre froide : une confrontation totale entre les blocs impérialistes. Depuis 1989 cependant et la disparition des blocs, la position défensive de la classe ouvrière n'a pas permis d'empêcher la succession d'horribles guerres locales qui menacent de s'accélérer hors de tout contrôle et d'impliquer de plus en plus de régions de la planète. Dans cette période de décomposition capitaliste, le prolétariat n'a plus le temps pour lui, d'autant plus qu'une catastrophe écologique pressante doit maintenant être ajoutée à l'équation historique.
Mais nous ne pouvons pas dire encore que le déclin et la décomposition du capitalisme ont atteint "un point de non retour" - un point où sa barbarie ne pourrait plus être renversée.
Depuis 2003, la classe ouvrière a commencé à reprendre la lutte avec une vigueur renouvelée, après que l'effondrement du bloc de l'Est a mis momentanément un terme à son resurgissement depuis 1968.
Dans ces conditions de développement de la confiance de la classe, les dangers croissants représentés par la guerre impérialiste et la catastrophe écologique, au lieu d'induire des sentiments d'impuissance et de fatalisme, peuvent conduire à une plus grande réflexion politique et à une plus grande conscience des enjeux de la situation mondiale, à une conscience de la nécessité du renversement révolutionnaire de la société capitaliste. C'est la responsabilité des révolutionnaires de participer activement à cette prise de conscience.
Como, 3/04/2007.
[1] La mortalité infantile en Irak est passée de 40 pour 1000 en 1990 à 102 pour 1000 en 2005, The Times, 26 mars 2007.
Nous avons échangé récemment une correspondance avec un lecteur de Montreal (Canada) qui nous a conduits à présenter une nouvelle fois notre vision sur les luttes de "libération nationale" que nous avons largement traitée dans nos publications mais également celle, plus générale, des "revendications démocratiques" qui n'avait pas fait l'objet, jusqu'à présent, de texte développé spécifique de notre part. Dans la mesure où les arguments que nous présentons à notre lecteur ont une portée générale et répondent à un questionnement réel existant au sein de la classe ouvrière, notamment du fait de l'influence auprès de celle-ci des partis de gauche et d'extrême gauche, nous avons estimé utile de publier de larges extraits de cette correspondance.
Dans un de ses premiers courriers, notre lecteur nous demandait ce que le CCI pensait de la question nationale québécoise.
Voici ce que fut notre première réponse :
Quant à la question nationale québécoise, elle n'est pas différente de celle posée par tout mouvement d'indépendance nationale depuis plus d'un siècle maintenant, signifiant un renforcement des illusions nationalistes pour le prolétariat et un affaiblissement de ses luttes. Nous considérons que toute organisation qui, au Québec, soutient la revendication de l'indépendance de la "Belle Province" participe, qu'elle en soit consciente ou non, à l'affaiblissement du prolétariat québécois, canadien et nord-américain.
Dans un deuxième courrier sur cette question nous précisions notre position :
Pour ce qui concerne la question spécifique du Québec et de l'attitude à adopter face au mouvement indépendantiste tu écris dans ton message du 1er janvier : "Concernant le Québec, je comprends votre opposition à l'indépendance du Québec et au nationalisme québécois, mais je ne crois pas que le nationalisme canadien soit plus "progressiste" loin de là. Je crois qu'il faut s'opposer résolument à toutes les campagnes pour la défense de l'État canadien et pour le maintien de l"unité nationale" du Canada. Le Canada est un État impérialiste et oppresseur qui doit être détruit de fond en comble. Je ne veux pas dire qu'il faille appuyer l'indépendance du Québec et des peuples autochtones, mais il faut aussi rejeter tout appui au chauvinisme canadien-anglais qui est dominant au sein de l'État canadien."
Il est clair qu'il est hors de question pour des communistes d'apporter le moindre soutien au chauvinisme canadien-anglais, comme à tout chauvinisme d'ailleurs. Cependant tu parles de "chauvinisme canadien-anglais" et de "nationalisme québécois". A quoi correspond cette différence de qualification ? Penses-tu que le nationalisme québécois soit moins nocif pour la classe ouvrière que le nationalisme canadien-anglais ? Ce n'est certainement pas notre avis. Et pour illustrer cela on peut envisager une situation hypothétique mais qui n'est pas absurde, celle d'un puissant mouvement de la classe ouvrière au Québec qui, dans un premier temps, ne toucherait pas les provinces anglophones. Il est clair que la bourgeoisie canadienne (y compris celle du Québec) fera tout son possible pour qu'il ne s'étende pas dans ces provinces et un des meilleurs moyens pour que ce ne soit pas le cas, c'est que les ouvriers du Québec mêlent à leurs revendications de classe prolétariennes des revendications indépendantistes ou autonomistes. Ainsi, le nationalisme québécois se présente comme un des pires poisons pour le prolétariat du Québec et de l'ensemble du Canada, probablement plus dangereux encore que le nationalisme canadien-anglais puisqu'il paraît peu probable qu'un mouvement de classe des ouvriers anglophones soit inspiré par la condamnation de l'indépendance du Québec.
Dans une situation qui peut avoir des ressemblances avec celle du Québec au sein de l'État canadien, Lénine écrivait à propos de la question de l'indépendance de la Pologne [1]:
"La situation est sans contredit très embrouillée mais il y a une issue qui permettrait à tous les participants de rester des internationalistes : les social-démocrates russes et allemands exigeant "la liberté de séparation" inconditionnelle de la Pologne ; les social-démocrates polonais s'attachant à réaliser l'unité de la lutte prolétarienne dans un petit et dans les grands pays sans lancer pour le moment le mot d'ordre de l'indépendance de la Pologne." (Bilan d'une discussion sur le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, 1916)
Ainsi, si on veut vraiment être fidèle à la position de Lénine, il faudrait que les communistes défendent l'indépendance du Québec dans les provinces anglophones mais se refusent à une telle attitude au Québec même. (...)
Pour notre part, nous ne partageons pas la position de Lénine : nous pensons qu'il faut tenir le même langage à tous les ouvriers quelle que soit leur nationalité ou leur langue. C'est ce que nous faisons par exemple en Belgique où notre journal Internationalisme publie exactement les mêmes articles en français et en flamand. Cela dit, il faut reconnaître que la position, même erronée, de Lénine était inspirée par un internationalisme sans faille ce qui n'est certainement pas le cas si, au Québec, on ne dénonce pas vigoureusement le nationalisme et les revendications indépendantistes.
La réponse de notre lecteur à ce courrier avait été assez vive :
"Je crois que vous avez une vision profondément erronée du rapport entre le nationalisme québécois et le chauvinisme canadien-anglais. Ce dernier est DOMINANT au sein de l'État canadien et nourrit le racisme anti-québécois et anti-francophone. L'existence de ce chauvinisme et son enracinement dans la classe ouvrière anglo-canadienne empêche toute unité de la classe ouvrière pancanadienne. Il encourage le développement de tendances nationalistes chez les travailleurs québécois. Un de ses aspects est le refus du bilinguisme, qui de toute façon est davantage un mythe qu'une réalité au Canada. La plupart des francophones sont obligés de parler anglais et la plupart des anglophones ne parlent ou refusent de parler français.
Contrairement à ce que vous dites le mouvement ouvrier au Canada anglais est basé sur la défense de l'unité canadienne et de l"intégrité" de l'État canadien et ce au détriment des Québécois et des Premières Nations. Il n'y aura JAMAIS d'unité de la classe ouvrière au Canada tant que durera l'oppression des minorités nationales et le racisme anglo-chauvin. (...)
C'est une chose de rejeter le nationalisme québécois et de considérer l'indépendance du Québec comme une impasse et même une tromperie pour la classe ouvrière mais de là à prétendre qu'il est plus "dangereux" que le chauvinisme anglophone, qui s'apparente à l'orangisme protestant en Irlande du Nord, il y a une marge gigantesque!
Le gouvernement canadien fait tout en son pouvoir pour garder le Québec de force dans la Confédération, allant jusqu'à menacer de ne pas reconnaître un résultat positif lors du référendum de 1995 et même de dépecer un éventuel Québec indépendant selon des lignes ethniques, ce que l'on a appelé la partition du Québec. Ensuite ce fut la loi sur la Clarté référendaire où le gouvernement fédéral s'arrogeait le droit de décider des règles d'un prochain référendum sur la souveraineté au niveau de la question et du seuil de majorité nécessaire pour réaliser l'indépendance du Québec.
Ne venez surtout pas me dire que le chauvinisme anglo-canadien est moins nocif pour l'unité de la classe ouvrière. Je vous invite fortement à vous renseigner et vous documenter sur la question nationale québécoise."
A ce courrier nous répondions ainsi :
Au vu de tes messages, ce qui t'a fait réagir très vivement c'est que nous puissions écrire que, par certains côtés, le nationalisme québécois puisse être "plus dangereux que le nationalisme canadien-anglais".
Nous ne contestons pas les faits que tu donnes pour appuyer ta critique de notre position, notamment que : "le chauvinisme canadien-anglais soit DOMINANT au sein de l'État canadien, qu'il nourrit le racisme anti-québécois et anti-francophone" et que "il encourage le développement de tendances nationalistes chez les travailleurs québécois". De même, nous sommes prêts à admettre que "le chauvinisme anglophone s'apparente à l'orangisme protestant en Irlande du Nord".
Et c'est d'ailleurs à partir de ce dernier argument que nous allons baser notre réponse.
En effet, il nous semble qu'il y a de ta part une interprétation fausse de notre analyse. Lorsque nous écrivons que le nationalisme québécois peut s'avérer plus dangereux pour la classe ouvrière que le nationalisme anglophone, cela ne signifie nullement qu'on puisse considérer ce dernier comme une sorte de "moindre mal" ou qu'il soit moins odieux que le premier. En fait, c'est vrai que, dans la mesure où la population francophone subit de la part de l'État canadien une forme d'oppression nationale, les revendications indépendantistes peuvent se présenter comme une sorte de lutte contre l'oppression. Et c'est vrai que la lutte de classe du prolétariat est aussi une lutte contre l'oppression. Et c'est justement là que réside le plus grand danger.
Lorsque les ouvriers anglophones entrent dans la lutte, notamment face aux attaques portées contre la classe ouvrière par le gouvernement fédéral, il y a peu de chances que leur combat puisse se donner comme revendication le maintien de l'oppression nationale sur les ouvriers francophones puisque ce derniers sont aussi victimes de la politique de ce gouvernement. Même si les ouvriers anglophones n'ont pas de sympathie particulière pour les francophones en temps normal, il serait surprenant que lors d'un affrontement avec leur bourgeoisie, ils prennent pour boucs émissaires ces derniers. En effet, l'histoire nous montre que lorsque les ouvriers entrent dans la lutte (une lutte véritable s'entend et non des "actions" comme ont l'habitude de les organiser les syndicats dont la fonction est justement de saboter et dévoyer la combativité ouvrière), il existe une forte tendance chez eux à exprimer une forme de solidarité à l'égard des autres travailleurs avec qui ils ont un ennemi en commun.
Encore une fois, nous ne connaissons pas bien la situation au Canada, mais nous avons de multiples expériences de ce type en Europe. Par exemple, malgré tous les battages nationalistes dont sont la cible les ouvriers flamands et francophones en Belgique, malgré le fait que les partis politiques et les syndicats soient organisés sur un plan communautaire, nous avons constaté lors des luttes importantes dans ce pays qu'à cette occasion les ouvriers se souciaient bien peu de leur origine linguiste et géographique et qu'ils éprouvaient même une réelle satisfaction à se retrouver au coude à coude, alors qu'en "temps normal" on ne cesse de les opposer. Un autre exemple nous a été donné il y a juste un an dans un des pays où le nationalisme a pesé avec le plus de force, l'Irlande du Nord. En effet, c'est au coude à coude que les postiers catholiques et protestants de Belfast ont fait la grève en février 2006 et ont manifesté dans les quartiers protestants et catholiques contre leur ennemi commun (voir notre article https://fr.internationalism.org/ri367/greves.htm [1488]).
Tu écris : "Il n'y aura JAMAIS d'unité de la classe ouvrière au Canada tant que durera l'oppression des minorités nationales et le racisme anglo-chauvin." Tu sembles dire, par conséquent, que le rejet par les ouvriers anglophones de leur propre chauvinisme constitue une sorte de préalable avant que puissent s'engager des combats unitaires contre la bourgeoisie canadienne. En fait, l'ensemble des expériences historiques dément un tel schéma : c'est au cours du développement des combats de classe, et non comme préalable, que les ouvriers sont amenés à dépasser les mystifications de tous ordres, y compris les mystifications nationalistes, utilisées par la bourgeoisie pour maintenir sa domination sur la société.
En fin de compte, si nous disons que le nationalisme québécois peut s'avérer plus dangereux que le nationalisme anglophone, c'est JUSTEMENT parce qu'il existe une forme d'oppression nationale des ouvriers francophones. Lorsque ces derniers engagent la lutte contre l'État fédéral, ils risquent d'être plus réceptifs aux discours qui présentent la lutte de classe et la lutte contre l'oppression nationale comme deux luttes complémentaires.
Il en est de cette question comme de la question de la démocratie et du fascisme. Ce sont deux formes de la domination de classe de la bourgeoisie, de la dictature de cette classe. La deuxième se distingue par une plus grande brutalité dans l'exercice de cette dictature mais cela ne veut pas dire que les communistes aient à choisir le "moindre mal" entre les deux. En fait, l'histoire de la révolution russe et allemande entre 1917 et 1923 nous enseigne que le plus grand danger pour la classe ouvrière était représenté non pas par les partis ouvertement réactionnaires ou "liberticides" mais par les "social-démocrates", ceux qui bénéficiaient de la plus grande confiance de la part des ouvriers.
Un dernier exemple à propos du danger du nationalisme des nations opprimées : celui de la Pologne.
L'indépendance de la Pologne contre l'oppression tsariste était une des revendications centrales des 1ère et 2e Internationales. Cependant, dès la fin du 19e siècle, Rosa Luxemburg et ses camarades polonais ont remis en cause cette revendication en indiquant, notamment, que la revendication par les socialistes de l'indépendance de la Pologne risquait d'affaiblir le prolétariat de ce pays. En 1905, le prolétariat de Pologne a été à l'avant-garde de la révolution contre le régime tsariste. Par contre, en 1917 et par la suite, il n'a pas poursuivi sur cette lancée. Au contraire : un des moyens les plus importants qu'a trouvé la bourgeoisie anglo-française pour paralyser et défaire le prolétariat polonais a été d'accorder l'indépendance de la Pologne. Les ouvriers de ce pays ont été alors emportés par un tourbillon nationaliste qui leur a fait tourner le dos à la révolution qui se déroulait de l'autre côté de leur frontière orientale et même à s'enrôler, pour certains, dans les troupes qui ont combattu cette révolution.
Finalement quel est le nationalisme qui s'est révélé le plus dangereux : l'odieux chauvinisme "grand-russien" que dénonçait Lénine, plein de mépris pour les polonais et autres nationalités mais qui a été dépassé par les ouvriers russes au moment de la révolution, ou bien le nationalisme des ouvriers de la nation opprimée par excellence, la Pologne ?
La réponse va de soi. Mais il faut ajouter que le fait que les ouvriers polonais aient majoritairement suivi les sirènes nationalistes après 1917 a eu des conséquences tragiques. Leur non participation à la révolution, leur hostilité même à son égard, ont empêché la révolution russe et la révolution allemande de se rejoindre géographiquement. Et si cette jonction avait pu se faire, il est probable que la révolution mondiale aurait pu l'emporter épargnant à l'humanité toute la barbarie du 20e siècle et qui se poursuit aujourd'hui.
Suite à ce courrier, notre lecteur nous écrivait :
"Concernant la question nationale, je peux comprendre que vous êtes opposés aux revendications nationalistes, mais je ne crois pas que ceci doit conduire à fermer les yeux sur l'oppression nationale. Par exemple dans les années 60 et 70 une des revendications principales des travailleurs québécois était le droit de travailler en français, car un grand nombre d'entreprises et de commerces surtout dans la région de Montréal fonctionnaient uniquement en anglais. De grands progrès ont été accomplis à ce niveau, mais il en reste encore à faire. Selon moi il est indispensable de soutenir ce genre de revendications démocratiques. Il ne faut pas dire aux travailleurs "attendez l'avènement du socialisme pour régler ça" même si le capitalisme est incapable, de par sa nature, de mettre fin à l'oppression nationale. (...)
... je ne pense pas que ce genre de revendications [démocratiques], tout en n'étant pas révolutionnaires, puissent nuire à l'unité du prolétariat. Bien au contraire ! Le droit de travailler dans sa langue, même s'il ne met pas fin à l'exploitation, est un droit indispensable pour les travailleurs. Dans les années 60, les travailleurs québécois n'avaient même pas le droit de s'adresser en français aux contremaîtres dans plusieurs entreprises de la région de Montréal. Certains restaurants de l'ouest de Montréal avaient des menus unilingues anglais et les grands commerces de ce secteur ne fonctionnaient qu'en anglais.
Comme j'ai mentionné dans mon message, la situation s'est beaucoup améliorée depuis ce temps, mais il y a encore du progrès à faire, surtout pour les petites entreprises de moins de 50 employés. Au niveau pancanadien le bilinguisme est loin d'être une réalité malgré les beaux discours officiels.
Concernant la question nationale québécoise, vous m'avez demandé pourquoi j'emploie le terme chauvinisme pour le nationalisme canadien-anglais et que je ne fais pas la même chose pour le nationalisme québécois. Généralement les organisations de gauche utilisent le mot chauvinisme pour désigner le nationalisme canadien-anglais, car c'est la nation dominante au sein de l'État canadien. Ça ne veut pas dire que le nationalisme québécois soit plus "progressiste" que sa contrepartie canadienne-anglaise. (...)
Le mouvement ouvrier canadien-anglais a déjà levé l'étendard de l'unité canadienne lors de la grève générale de 1972 au Québec. En effet le NPD (Nouveau Parti Démocratique) et le CTC (Congrès du Travail du Canada) ont dénoncé cette grève comme étant "séparatiste" et "nuisible pour l'unité canadienne" ! Selon moi une position internationaliste doit s'opposer résolument et sans compromis aux deux camps bourgeois et aux deux nationalismes (canadien-anglais et québécois). Même si aujourd'hui un mouvement de la classe ouvrière au Canada Anglais a peu de chances de se baser sur la défense de l'oppression des Québécois, le chauvinisme anglophone est encore bien présent partout au Canada et est nuisible à l'unité de la classe ouvrière. Toute défense de l'État canadien et de sa soi-disant "unité" est au moins aussi réactionnaire que la promotion de l'indépendance du Québec".
Aux différents courriers du camarade qui revenaient sur cette question des revendications contre l'oppression linguistique nous avons apporté une longue réponse :
Cher camarade,
Avec cette lettre, nous poursuivons avec toi la discussion sur la question nationale, et notamment sur la question québécoise.
En premier lieu, nous tenons à souligner que nous sommes absolument d'accord avec toi lorsque tu affirmes que :
"... il faut être clair que l'opposition au mouvement indépendantiste québécois n'a rien à voir avec la défense de l'État impérialiste canadien et qu'elle rejette complètement le nationalisme canadien. Le camp fédéraliste canadien ne mérite pas plus d'appui que le camp indépendantiste québécois."
Et aussi :
"... une position internationaliste doit s'opposer résolument et sans compromis aux deux camps bourgeois et aux deux nationalismes (canadien-anglais et québécois)"
Effectivement, l'internationalisme aujourd'hui signifie qu'on ne peut apporter son appui à AUCUN État national. Il faut préciser aujourd'hui car il n'en a pas toujours été ainsi. En effet, au 19e siècle, il était tout à fait possible pour des internationalistes de soutenir non seulement certaines luttes d'indépendance nationale (classiquement, la lutte d'indépendance de la Pologne par exemple), mais également certains États nationaux. C'est ainsi que dans les différentes guerres qui ont affecté l'Europe au milieu du 19e siècle, Marx et Engels prenaient souvent parti pour l'un ou l'autre camp dans la mesure où ils considéraient que la victoire de telle nation ou la défaite de telle autre favorisait l'avancée de la bourgeoisie contre la réaction féodale (symbolisée par le tsarisme). De même, Marx, au nom du Conseil général de l'AIT, a envoyé au Président américain Lincoln, en décembre 1864, un message de félicitations pour sa réélection et de soutien à sa politique contre la tentative de sécession des États du Sud (dans ce cas, Marx et Engels se sont donc opposés, et avec la plus grande vigueur, à une revendication d'indépendance nationale !).
En fait, nous sommes là au cœur de la question des "revendications démocratiques" que tu soulèves :
"... dans les années 60 et 70 une des revendications principales des travailleurs québécois était le droit de travailler en français... Selon moi il est indispensable de soutenir ce genre de revendications démocratiques. Il ne faut pas dire aux travailleurs "attendez l'avènement du socialisme pour régler ça" même si le capitalisme est incapable, de part sa nature, de mettre fin à l'oppression nationale.
... je ne pense pas que ce genre de revendications, tout en n'étant pas révolutionnaires, puissent nuire à l'unité du prolétariat"
Pour pouvoir aborder correctement le cas spécifique des revendications d'ordre "linguistique" (et notamment celles de l'ostracisme des autorités canadiennes envers les locuteurs français), il est nécessaire de revenir sur la question générale des "revendications démocratiques".
La formule elle-même est significative :
- revendication : c'est une demande exprimée (y compris par le moyen de la violence) auprès d'une autorité qui est censée la satisfaire, de gré ou de force ; cela suppose donc que le pouvoir de décision n'appartient pas à ceux qui expriment la revendication, même s'ils peuvent évidemment "forcer la main" aux détenteurs de ce pouvoir grâce à un rapport de forces favorable (exemple : augmentation salariale ou retrait d'une mesure anti-ouvrière obtenue grâce à une mobilisation massive des travailleurs obligeant le patron à reculer, ce qui ne veut pas dire qu'il soit désormais privé de son pouvoir de décision dans l'entreprise).
- démocratie : étymologiquement "pouvoir du peuple" ; c'est Athènes qui a inventé la "démocratie" (très limitée d'ailleurs puisque les esclaves, les "métèques" et les femmes en étaient exclus) mais c'est la bourgeoisie qui lui a apporté ses "lettres de noblesse", si l'on peut dire.
En effet, l'ascension de la bourgeoisie dans la société s'accompagne du développement des différents attributs de la "démocratie". Ce n'est évidemment pas le fait du hasard mais correspond à la nécessité pour la classe bourgeoise d'abolir les privilèges politiques, économiques et sociaux de la noblesse. Pour cette dernière, et particulièrement pour son représentant suprême, le Roi, le pouvoir est d'essence divine. Elle n'a de compte à rendre, en principe, qu'au Tout Puissant, même si, en France, par exemple, se sont réunis 21 fois, entre 1302 et 1789, les états généraux, représentant la noblesse, le clergé et le "tiers état", pour donner leur avis sur des questions financières ou de mode de gouvernement. C'est justement lors de la dernière réunion des états généraux que ceux-ci, sous la pression des révoltes paysannes et urbaines et devant la faillite financière de la monarchie, enclenchent le processus de la révolution française (notamment en abolissant les privilèges de la noblesse et du clergé et en limitant les pouvoirs du Roi). Dès lors, à l'image de ce qu'avait fait la bourgeoisie anglaise un siècle et demi plus tôt, la bourgeoisie française va établir son pouvoir politique qui, d'ailleurs, n'est pas encore très "démocratique" (notamment si on pense au pouvoir autocratique de Napoléon 1er, pourtant héritier de la Révolution de 1789).
Effectivement, si elle considère que la noblesse ne doit plus avoir voix au chapitre, la bourgeoisie ne conçoit la "démocratie" que pour son propre compte. Sa devise est "Liberté, Égalité, Fraternité" et elle proclame que "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits" (Déclaration des droits de l'homme). Cependant, bien que le suffrage universel fût inscrit dans la Constitution de 1793, celui-ci ne deviendra effectif en France que le 2 mars 1848, dans la foulée de la révolution de février. Et ce n'est que bien plus tard que le suffrage universel sera instauré dans les autres pays "avancés" : Allemagne : 1871, Pays-Bas : 1896, Autriche : 1906, Suède : 1909, Italie : 1912, Belgique : 1919 juste après... la très "démocratique" Angleterre en 1918. En fait, dans la plupart des pays d'Europe, c'est le suffrage censitaire qui constitue, au 19e siècle, la base de la démocratie bourgeoise : dans la mesure où seuls peuvent voter ceux qui payent un certain niveau d'impôt (dans certains cas, un impôt élevé donne même droit à plusieurs voix), les ouvriers et les autres pauvres, c'est-à-dire la grande masse de la population, sont exclus du processus électoral. C'est pour cela que le suffrage universel constitue une des revendications principales du mouvement ouvrier à cette époque. C'est notamment le cas en Angleterre où le premier mouvement de masse de la classe ouvrière mondiale, le Chartisme, s'est constitué autour de la question du suffrage universel. Si la bourgeoisie a fait opposition pendant de nombreuses années à ce dernier, c'est évidemment qu'elle craignait que les ouvriers n'utilisent les bulletins de vote pour contester son pouvoir au sein de l'État. Cette crainte était plus particulièrement portée par les secteurs les plus archaïques de la bourgeoisie, notamment ceux qui étaient restés proches de l'aristocratie (laquelle, dans certains pays, avait abandonné ses privilèges économiques, comme l'exemption de l'impôt, mais avait conservé des positions fortes au sein de l'État, notamment dans l'appareil militaire ou le corps diplomatique). C'est pour cela qu'à cette époque, on a pu assister à des alliances entre la classe ouvrière et certains secteurs de la bourgeoisie. Ce fut le cas notamment à Paris en février 1848 où la révolution reçut le soutien des ouvriers, des artisans, de la bourgeoisie "libérale" (exemple du poète Lamartine), et même des monarchistes "légitimistes" qui avaient vu dans le Roi Louis-Philippe un usurpateur. Cela dit, l'antagonisme de classe entre bourgeoisie et prolétariat allait rapidement apparaître au grand jour avec les "journées de juin" 1848 où, après le soulèvement des ouvriers contre la fermeture des ateliers nationaux, 1500 d'entre eux furent assassinés et 15 000 déportés en Algérie. En fait, c'est à partir de cette époque que certains secteurs de la bourgeoisie, les plus dynamiques, ont compris qu'ils pouvaient tirer parti du suffrage universel pour contrer les secteurs archaïques qui faisaient obstacle au progrès économique. D'ailleurs, durant la période suivante, la bourgeoisie française s'est accommodée d'un système politique qui combinait une forme d'autocratie (Napoléon III) avec le suffrage universel, grâce notamment au poids de la paysannerie réactionnaire. C'est en fait une assemblée élue au suffrage universel où dominent les élus des campagnes (les "ruraux") qui décide la répression de la Commune de Paris en 1871 et donne les pleins pouvoirs à Thiers pour diriger le massacre de 30 000 ouvriers au cours de la "semaine sanglante" de la fin mai.
Ainsi, deux décennies de suffrage universel en France ont fait la preuve que la classe dominante pouvait fort bien s'accommoder de ce mode d'organisation de ses institutions. Pourtant, dans toute la période qui suit, bien qu'ils mettent en garde contre le "crétinisme parlementaire" et que, tirant les leçons de la Commune, ils soulignent la nécessité de détruire l'État bourgeois, Marx et Engels, avec l'ensemble du mouvement ouvrier (à l'exception des anarchistes), continuent de considérer le suffrage universel comme une des revendications principales de la lutte du prolétariat.
A cette époque, malgré les dangers qu'il contenait, le soutien à cette "revendication démocratique" se justifiait totalement :
- permettre aux partis ouvriers, en présentant leurs propres candidats, de se distinguer clairement des partis bourgeois sur le terrain même des institutions bourgeoises ;
- faire des campagnes électorales des moments de la propagande pour les idées socialistes ;
- utiliser éventuellement l'action au sein du Parlement (discours, propositions de lois) comme une tribune pour cette même propagande ;
- apporter un soutien aux partis bourgeois progressistes contre les partis réactionnaires afin de favoriser les conditions politiques du développement du capitalisme moderne.
En lien avec la revendication du suffrage universel, clé de voûte de la démocratie bourgeoise, la classe ouvrière revendiquait aussi d'autres droits tels que la liberté de la presse et la liberté d'association. En fait, ce sont là des revendications que la classe ouvrière mettait en avant en même temps que les secteurs progressistes de la bourgeoisie. Par exemple, le premier texte politique publié par Marx traite de la censure exercée par la monarchie prussienne (Remarques sur la récente réglementation de la censure prussienne, 1842). En tant que responsable de la Gazette Rhénane (1842-43) qui était encore d'inspiration bourgeoise radicale aussi bien qu'en tant que responsable de la Nouvelle Gazette Rhénane (1848-49) qui était d'inspiration communiste, il n'a pas cessé de vilipender la censure des autorités : c'est une sorte de résumé du fait qu'à cette époque il y avait une convergence à propos des revendications démocratiques entre le mouvement ouvrier et la bourgeoisie qui était encore une classe révolutionnaire devant se débarrasser des vestiges de l'ordre féodal.
Pour ce qui concerne la liberté d'association, on retrouve le même type de convergence entre les intérêts du prolétariat et ceux de la bourgeoisie progressiste. D'ailleurs, la liberté d'association, au même titre que la liberté de la presse évidemment, est une des conditions fondamentales du fonctionnement de la démocratie bourgeoise fondée sur le suffrage universel puisque les partis politiques sont un élément essentiel de ce mécanisme. Cela dit, ce qui s'applique au droit d'association sur le plan politique ne s'appliquait nullement sur le plan de l'organisation des ouvriers pour la défense de leurs intérêts économiques. Même la bourgeoisie la plus révolutionnaire qui fut, celle qui a conduit la révolution française de 1789, s'est opposée farouchement à ce droit malgré ses grands principes de "Liberté, Égalité, Fraternité". C'est ainsi que, par une loi organique du 14 juin 1791, les coalitions entre travailleurs étaient interdites en tant que "attentat contre la liberté et la Déclaration des Droits de l'Homme" et il a fallu attendre la révolution de 1848 pour que cette loi soit modifiée (avec toutefois des réserves puisque, dans la nouvelle formulation, étaient encore stigmatisées les "atteintes au libre exercice de l'industrie et de la liberté du travail"). Finalement, ce n'est qu'en 1884 que les syndicats ont pu se constituer librement. Quant à la "Patrie de la Liberté", la Grande-Bretagne, elle n'a reconnu légalement les "Trade Unions" qu'en juin 1871 (il faut dire que leurs dirigeants, et notamment ceux qui siégeaient au sein du Conseil Général de l'AIT, ont pris position contre la Commune de Paris).
Les revendications nationales qui occupent une place très importante à partir du milieu du 19e siècle (et qui sont au cœur de la révolution de 1848 à travers l'Europe) font partie intégrante des "revendications démocratiques" dans la mesure, notamment, où il existe une convergence entre les anciens empires (l'empire russe et l'empire autrichien) et la domination de l'aristocratie. Une des raisons fondamentales de l'appui du mouvement ouvrier à certaines de ces revendications c'est qu'elles affaiblissent ces empires et donc la réaction féodale tout en ouvrant la voie à la constitution d'États-nations viables. A cette époque, le soutien à ces revendications nationales était d'ailleurs une question de tout premier plan pour la classe ouvrière. Une des meilleures illustrations en est que l'AIT a été constituée en 1864 à Londres par des ouvriers anglais et français lors d'un rassemblement de soutien à l'indépendance de la Pologne. Mais ce soutien du mouvement ouvrier ne s'applique pas à toutes les revendications nationales. Ainsi, Marx et Engels condamnent les revendications nationales des petits peuple slaves (Serbes, Croates, Slovènes, Tchèques, Moraves, Slovaques...) car elles ne peuvent conduire à la constitution d'un État national viable et qu'elles sont un obstacle aux progrès du capitalisme moderne en faisant le jeu de l'Empire russe et en entravant le développement de la bourgeoisie allemande (voir à ce propos l'article d'Engels de 1849 Le panslavisme démocratique,).
L'attitude de soutien du mouvement ouvrier aux revendications démocratiques se fondait essentiellement sur une situation historique où le capitalisme était encore progressif. Dans cette situation, certains secteurs de la bourgeoisie pouvaient encore agir de façon "révolutionnaire" ou "progressiste". Mais la situation change radicalement au début du 20e siècle et particulièrement avec la Première Guerre mondiale. Désormais, tous les secteurs de la bourgeoisie sont devenus réactionnaires puisque le capitalisme a achevé sa tâche historique fondamentale en soumettant l'ensemble de la planète à ses lois économiques et en développant à une échelle sans précédent les forces productives de la société (à commencer par la principale d'entre elles, la classe ouvrière). Ce système n'est plus une condition du progrès de l'humanité mais au contraire un obstacle à celui-ci. Nous sommes entrés, comme l'a dit l'Internationale communiste en 1919, dans "l'Ère des guerres et des révolutions". Et si on passe en revue les principales revendications démocratiques signalées plus haut, et qui ont été au centre des luttes ouvrières au cours du 19e siècle, on peut voir comment elles cessent de constituer un terrain pour la lutte du prolétariat.
Le suffrage universel (qui pourtant n'a pas encore été accordé dans la totalité des pays développés, comme on l'a vu) devient un des moyens privilégiés utilisés par la bourgeoisie pour préserver sa domination. On peut prendre deux exemples qui concernent les deux pays où la révolution est allée le plus loin : la Russie et l'Allemagne.
En Russie, après la prise du pouvoir par les soviets en Octobre 1917, sont organisées des élections au suffrage universel pour une assemblée constituante (les bolcheviks en avaient fait une revendication avant octobre afin de démasquer le gouvernement provisoire et les partis bourgeois qui s'opposaient à l'élection d'une Constituante). Ces élections donnent une majorité aux partis, notamment aux socialistes-révolutionnaires, qui avaient constitué avec le Gouvernement provisoire le dernier rempart de l'ordre bourgeois. Cette Constituante soulève de grands espoirs dans les rangs de la bourgeoisie russe et internationale qui y voit le moyen de priver la classe ouvrière de sa victoire et de reprendre le pouvoir. C'est pour cette raison que, dès la première réunion de cette assemblée, le pouvoir soviétique la dissout.
Un an plus tard, en Allemagne, la guerre, comme en Russie, a accouché de la révolution. Début novembre, des conseils d'ouvriers et de soldats sont constitués dans tout le pays mais ils sont dominés (comme au début de la révolution russe) par les sociaux-démocrates majoritaires, ceux qui avaient participé à l'Union nationale dans la guerre impérialiste. Ces conseils remettent le pouvoir à un "Conseil des Commissaires du Peuple" entre les mains du SPD (mais où participent aussi des "indépendants" de l'USPD qui servent de caution aux véritables "patrons"). Tout de suite, le SPD en appelle à l'élection d'une assemblée constituante (prévue pour le 15 février 1919) :
"Qui veut le pain, doit vouloir la paix. Qui veut la paix, doit vouloir la Constituante, la représentation librement élue de l'ensemble du peuple allemand. Qui contrecarre la Constituante ou bien tergiverse, vous ôte la paix, la liberté et le pain, vous dérobe les fruits immédiats de la victoire de la révolution : c'est un contre-révolutionnaire." [Ainsi, les Spartakistes sont des "contre-révolutionnaires". Les staliniens n'ont rien inventé lorsque, plus tard, ils ont désigné ainsi ceux qui restaient fidèles à la révolution.]
"La socialisation aura lieu et devra avoir lieu (...) de par la volonté du peuple du travail qui, fondamentalement, veut abolir cette économie animée par l'aspiration des particuliers au profit. Mais cela sera mille fois plus facile à imposer si c'est la Constituante qui le décrète, que si c'est la dictature d'un quelconque comité révolutionnaire qui l'ordonne (...)." (Tract du SPD, voir notre série d'articles sur la révolution allemande dans la Revue Internationale)
C'est évidemment un moyen de désarmer la classe ouvrière et de l'entraîner sur un terrain qui n'est pas le sien, de vider de toute utilité les conseils ouvriers (qu'on présente comme une institution provisoire jusqu'à la prochaine Constituante) et d'empêcher que ces derniers ne connaissent une évolution semblable à celle des soviets en Russie où les révolutionnaires ont progressivement conquis la majorité en leur sein.
En même temps qu'ils font de grandes proclamations "démocratiques" pour endormir la classe ouvrière, les dirigeants socialistes planifient avec l'état major de l'armée le "nettoyage des bolcheviks", c'est-à-dire la répression sanglante contre les ouvriers insurgés et la liquidation des révolutionnaires. C'est ce qu'ils réalisent à la mi-janvier suite à une provocation qui pousse les ouvriers de Berlin dans une insurrection prématurée. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht (taxés de "contre-révolutionnaires" puisqu'ils dénonçaient par avance l'assemblée constituante) sont assassinés, en même temps que des centaines d'ouvriers, le 15 janvier. Le 19 janvier se tiennent des élections anticipées à l'Assemble constituante. C'est le triomphe du suffrage universel... contre la classe ouvrière.
Concernant la liberté de la presse, elle a été, dans la plupart des pays d'Europe, progressivement conquise pour les journaux ouvriers à la fin de 19e siècle. En Allemagne, par exemple, les lois anti-socialistes qui entravaient la presse sociale-démocrate (qui est publiée en Suisse) sont levées en 1890. Cependant, si à la veille de la Première Guerre mondiale le mouvement ouvrier peut s'exprimer avec une liberté presque complète dans les pays les plus avancés, cette conquête est abolie du jour au lendemain dès le déclenchement de la guerre. La seule position qui peut librement s'exprimer dans les journaux est celle de soutien à l'Union nationale et à l'effort de guerre. Dans les pays qui participent à la guerre, c'est de façon illégale et clandestine, comme dans la Russie tsariste, que les révolutionnaires publient et diffusent leur presse. A tel point que la Russie d'après la révolution de février 1917 devient le pays "le plus libre du monde". Cette abolition soudaine de la liberté de la presse pour le mouvement ouvrier, cette remise en cause du jour au lendemain des acquis de décennies de luttes, prise en charge non par des secteurs archaïques de la classe dominante mais par la bourgeoisie la plus "avancée", est un des signes que nous sommes entrés dans une nouvelle période où, désormais, il ne peut exister le moindre intérêt commun entre le prolétariat et quelque secteur bourgeois que ce soit. Ce que révèle cette atteinte à la liberté d'expression des organisations ouvrières, ce n'est pas une plus grande force de la bourgeoisie mais au contraire une plus grande faiblesse, une faiblesse qui résulte du fait que la domination de la bourgeoisie sur la société n'est plus en adéquation avec les besoins historiques de celle-ci mais constitue, au contraire, l'antithèse criante et définitive de ces besoins.
Évidemment, après la Première Guerre mondiale, la liberté de la presse a été rétablie pour les organisations ouvrières dans les pays avancés. Mais cette liberté de la presse retrouvée n'était plus le résultat des combats de la classe ouvrière coïncidant avec les intérêts des secteurs les plus dynamiques de la bourgeoisie, comme cela avait été le cas au cours du 19e siècle. Bien au contraire, elle correspondait au fait que la bourgeoisie avait réussi à prendre le dessus sur le prolétariat au cours de la vague révolutionnaire des années 1917-23 ce qui la mettait en position de force face à ce dernier. Un des éléments majeurs de cette force de la bourgeoisie c'est qu'elle avait réussi à prendre le contrôle des anciennes organisations de la classe ouvrière, les partis socialistes et les syndicats. Ces organisations continuaient, évidemment, à se présenter comme les défenseurs de la classe ouvrière utilisant, pour cela, un langage "anticapitaliste" ce qui obligeait la classe dominante à "organiser" la liberté de la presse pour qu'elle permette le "débat démocratique". Il ne faut d'ailleurs pas oublier qu'au lendemain de la révolution russe, c'est au nom de la "démocratie" que la bourgeoisie a établi un cordon sanitaire autour de celle-ci accusée d'être "liberticide". Cependant, on a pu voir rapidement que cet amour des "libertés démocratiques" pouvait parfaitement être mis entre parenthèses par la bourgeoisie, non pas par ses secteurs les plus archaïques mais bien par ses secteurs les plus modernes. C'est ce qui est arrivé avec la montée du fascisme au début des années 20 en Italie et au début des années 30 en Allemagne. En effet, contrairement à ce que pensait l'Internationale communiste, critiquée en cela par la Gauche communiste italienne, le fascisme ne représentait nullement une sorte de "réaction féodale" (même si certains aristocrates amoureux de "l'ordre" ont pu le soutenir). Au contraire, c'était une orientation politique soutenue par les secteurs les plus modernes de la bourgeoisie qui y voyaient le moyen d'impulser la politique impérialiste du pays. Cela s'est d'ailleurs parfaitement confirmé dans le cas de l'Allemagne où Hitler, avant même son accession au pouvoir, a reçu un soutien massif des secteurs dominants et les plus modernes de l'industrie, particulièrement la sidérurgie (Krupp, Thyssen) et la chimie (BASF).
Pour ce qui concerne la question de la "liberté d'association", elle est évidemment en lien avec celle de la "liberté de la presse" et du suffrage universel. Dans la plupart des pays avancés, les organisations de la classe ouvrière ont droit de cité. Mais il faut insister encore une fois sur le fait que cette "liberté" est la contrepartie de l'intégration dans l'appareil d'État des anciens partis ouvriers[2]. D'ailleurs, après la Première Guerre mondiale, suite à la démonstration de l'efficacité de l'action de ces partis contre la classe ouvrière, la bourgeoisie leur fait de plus en plus confiance et leur confie le pouvoir dans plusieurs pays d'Europe au cours des années 30 dans le cadre des politiques de "Front populaire". Elle s'appuie d'ailleurs non seulement sur les partis socialistes mais également sur les partis "communistes" qui ont à leur tour trahi le prolétariat. Ces derniers joueront d'ailleurs le rôle de fer de lance de la contre-révolution, notamment en Espagne où ils se distingueront dans l'assassinat des ouvriers les plus combatifs. Mais dans plusieurs autres pays d'Europe, ils sont les sergents recruteurs de la Seconde Guerre mondiale et les principaux protagonistes de la "Résistance", particulièrement en France et en Italie. Il faut d'ailleurs noter que la défense des idées internationalistes et révolutionnaires est devenue particulièrement difficile au cours de cette période. C'est ainsi que Trotsky se voit interdire l'asile politique dans la plupart des pays du monde (qui devient pour lui une "planète sans visa" comme il l'écrit dans son autobiographie), qu'il est soumis, en même temps que ses camarades, à une surveillance et des persécutions policières permanentes. Les difficultés pour les révolutionnaires seront encore plus grandes à la fin de la Seconde Guerre mondiale où ceux qui sont restés fidèles aux principes internationalistes seront traités, en premier lieu par les staliniens, de "collabos", persécutés et même assassinés pour certains d'entre eux (comme en Italie).
Concernant la liberté d'association, il faut faire une mention spéciale à propos des syndicats. Eux aussi ont bénéficié, après la Première Guerre mondiale, d'une sollicitude toute particulière de la part de la bourgeoisie. Au cours des années 30, ils participent à leur place dans le sabotage des luttes et surtout à la canalisation du mécontentement ouvrier vers le soutien des partis bourgeois les plus en pointe dans la préparation de la guerre impérialiste (soutien à Roosevelt aux États-Unis, soutien en Europe aux "fronts populaires" pourvoyeurs en chair à canon au nom de "l'antifascisme"). Il faut d'ailleurs noter qu'il n'y a pas que les secteurs "démocratiques" de la bourgeoisie qui s'appuient sur les syndicats, le fascisme lui-même fait appel à eux ayant compris la nécessité d'un encadrement "à la base" de la classe ouvrière. Évidemment, dans les régimes fascistes, comme dans les régimes staliniens, le rôle d'organes de l'État et d'auxiliaires de la police des syndicats est beaucoup plus clair que dans les régimes démocratiques. Cela dit, même dans ces derniers, c'est de façon ouverte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que les syndicats se présentent comme les meilleurs défenseurs de l'économie nationale et font la police dans les entreprises pour inciter les ouvriers aux sacrifices au nom de la reconstruction.
Le "droit" de participer aux élections pour lequel se sont battus les travailleurs au 19e siècle est devenu, au cours du 20e siècle le "devoir électoral" orchestré à grands renforts médiatiques par la bourgeoisie (quand le vote ne devient pas obligatoire sous peine de sanctions, comme en Belgique). De la même façon, le "droit" à se syndiquer pour lequel ils se sont battus à la même période est devenu "l'obligation" de se syndiquer (puisque dans certains secteurs l'appartenance au syndicat est indispensable pour trouver un travail) ou de s'en remettre au syndicat pour la mise en avant des revendications ou pour se mettre en grève.
Une des grandes forces de la bourgeoisie au cours du 20e siècle, et qui s'est affirmée clairement dès la Première Guerre mondiale, est d'avoir réussi à retourner contre la classe ouvrière les "acquis" démocratiques pour lesquelles cette dernière s'était battue farouchement, quelquefois en versant son sang, au cours du siècle précédent.
Et cela est particulièrement valable pour cette "revendication démocratique" particulière que constituait l'autodétermination nationale ou la défense des minorités nationales opprimées. On a vu plus haut que cette revendication n'avait rien de prolétarien en soi mais qu'elle pouvait, et devait, être soutenue (bien que de façon sélective) par la classe ouvrière et son avant-garde. Contrairement à ce qui advenu avec les syndicats, les revendications "nationales" n'ont pas acquis leur caractère bourgeois avec l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. Elles étaient bourgeoises dès l'origine. Mais du fait que la bourgeoisie a cessé d'être une classe révolutionnaire ou même progressiste, ces revendications ont acquis un caractère totalement réactionnaire et contre-révolutionnaire et sont devenues un poison pour le prolétariat.
Les exemples ne manquent pas. Ainsi, un des thèmes majeurs invoqués par les bourgeoisies européennes pour justifier la guerre impérialiste a été la défense des nationalités opprimées. Et comme la guerre opposait des empires qui, nécessairement, opprimaient des peuples divers, les "arguments" ne manquaient pas : Alsace et Lorraine sous la coupe, contre le gré de leur population, de l'Empire allemand ; slaves du Sud dominés par l'Empire autrichien, peuples des Balkans opprimés par l'Empire Ottoman, Pays baltes et Finlande (sans compter des dizaines de nationalités dans le Caucase ou en Asie centrale) enfermés dans la "prison des peuples" (comme on désignait l'empire tsariste), etc. A cette liste de peuples opprimés par les principaux protagonistes de la guerre mondiale, il faut évidemment ajouter la multitude des populations colonisées d'Afrique, d'Asie et d'Océanie
De même, on a déjà vu dans notre courrier précédent comment l'indépendance de la Pologne constitua une arme de guerre décisive contre la révolution mondiale à la suite de la guerre mondiale. On peut ajouter que le mot d'ordre de "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" ne trouva pas de meilleur défenseur à cette époque que le président américain Woodrow Wilson. Si la bourgeoisie qui venait de prendre la première place mondiale manifestait une telle sollicitude envers les peuples opprimés ce n'est évidemment pas par "humanisme" (quels qu'aient pu être les sentiments personnels de Wilson) mais bien parce qu'elle y trouvait un intérêt. Et ce n'est pas difficile à comprendre : la plus grande partie du monde étant encore sous la domination coloniale des puissances européennes qui avaient gagné la guerre (ou qui s'en étaient tenues à l'écart comme les Pays-Bas, l'Espagne et le Portugal), une décolonisation de ces contrées ouvrait la voie de leur prise de contrôle (avec des moyens moins voyants que la simple administration coloniale) par l'impérialisme américain qui était singulièrement dépourvu de colonies.
Dernier point là-dessus : alors que l'émancipation nationale du 19e siècle était associée aux conquêtes démocratiques contre les empires féodaux, les nations européennes qui obtiennent leur "indépendance" au lendemain de la Première Guerre mondiale sont, pour la plupart dirigées par des dictatures de type fasciste. C'est notamment le cas de la Pologne (avec le régime de Pilsudski) mais également des trois pays baltes et de la Hongrie.
La Seconde Guerre mondiale, de même que sa préparation, n'échappent pas à l'utilisation des revendications nationales. Ainsi, par exemple, c'est au nom des "droits" de la minorité allemande des Sudètes que le régime nazi s'empare d'une partie de la Tchécoslovaquie en 1938 (accords de Munich). De même, c'est au nom de l'indépendance de la Croatie que les armées nazies envahissent la Yougoslavie en 1941, opération qui reçoit le soutien de la Hongrie venue au secours des "droits nationaux" de la minorité hongroise de Voïvodine.
En fait, ce qui s'est passé dans le monde depuis la Première Guerre mondiale confirme totalement l'analyse faite par Rosa Luxemburg dès la fin du 19e siècle : la revendication de l'indépendance nationale avait cessé de jouer le rôle progressiste qu'elle avait, dans un certain nombre de cas, joué auparavant. Non seulement elle était devenue une revendication particulièrement néfaste pour la classe ouvrière mais elle s'intégrait efficacement dans les visées impérialistes des différents États en même temps qu'elle servait souvent de drapeau aux cliques les plus réactionnaires et xénophobes de la classe dominante.
"Droits démocratiques" et lutte du prolétariat aujourd'hui
Pour ce qui est de la situation d'aujourd'hui, il est clair que le prolétariat doit se défendre contre toutes les attaques qu'il subit au sein du capitalisme et que ce n'est pas le rôle des révolutionnaires de dire aux ouvriers : "laissez-là vos luttes, elles ne servent à rien, ne pensez qu'à la révolution". De même, les luttes ouvrières ne peuvent se limiter au seul plan des intérêts économiques. Par exemple, la mobilisation pour défendre des travailleurs victimes de la répression ou de discriminations racistes ou xénophobes fait partie intégrante de la solidarité de classe qui est au cœur de l'être même du prolétariat combattant.
Cela dit, faut-il en conclure que la classe ouvrière peut encore aujourd'hui appuyer des "revendications démocratiques" ?
On a vu ce que sont devenus les "droits démocratiques" conquis par les luttes ouvrières du 19e siècle :
- Le suffrage universel constitue un des moyens majeurs pour masquer la dictature du capital derrière le paravent de l'idée que le "peuple est souverain" ; c'est un des instruments de choix pour canaliser et stériliser le mécontentement et les espoirs de la classe ouvrière.
- La "liberté de la presse" s'accommode parfaitement du contrôle totalitaire de l'information à travers les grands médias aux ordres, chargés de dispenser les vérités officielles. En "Démocratie", il peut y en avoir plusieurs mais elles convergent toutes autour de l'idée qu'il n'y a pas d'autre système possible que le capitalisme sous l'une ou l'autre de ses variantes. Et quand c'est nécessaire, la "liberté de la presse" est mise officiellement en veilleuse au nom des contraintes de la guerre (comme ce fut le cas lors des guerres du Golfe de 1991 et 2003).
- La "liberté d'association" (au même titre que la liberté de la presse) n'est tolérée, y compris dans les plus grandes démocraties, que pour autant qu'elle ne puisse pas porter atteinte au pouvoir bourgeois et à ses objectifs impérialistes. Les exemples ne manquent pas de violations flagrantes de cette liberté. Pour ne citer que le champion mondial de la "démocratie" et la "patrie des droits de l'homme" nous avons aux États-Unis les persécutions des sympathisants de la gauche lors du Maccarthisme et, en France, la dissolution des groupes d'extrême gauche et l'arrestation de leurs dirigeants après l'immense grève de mai 68 (sans oublier les persécutions et même les assassinats des opposants à la guerre d'Algérie au cours des années 50). Depuis sa formation en 1975, notre propre organisation elle-même, malgré sa très petite taille et sa très faible influence, n'a pas été épargnée : perquisitions, filatures, intimidations des militants...
- Quant au "droit syndical", nous avons vu que c'est le moyen le plus efficace pour l'État capitaliste d'exercer son contrôle "à la base" sur les exploités et de saboter leurs luttes. Il vaut d'ailleurs la peine, à ce sujet, d'évoquer ce qui advenu en Pologne en 1980-81. En août 80, les ouvriers, sans organisation syndicale préalable (les syndicats officiels étant complètement discrédités), organisés en assemblées générales et comités de grève, sont capables d'empêcher l'État stalinien de les réprimer (comme cela avait été le cas en 1970 et 1976) et réussissent à le faire reculer. Leur première revendication[3], la constitution d'un syndicat "indépendant", ouvre la voie à la formation de "Solidarnosc". Dans les mois qui suivent, les dirigeants de celui-ci, ceux-là même qui peu auparavant étaient encore emprisonnés ou victimes de toutes sortes de persécutions, se mobilisent dans tout le pays pour faire arrêter de nombreuses grèves si bien que, peu à peu, la classe ouvrière se démobilise. C'est lorsque ce travail est terminé que l'État stalinien peut reprendre les choses en main en instaurant l'état de guerre, le 13 décembre 1981. La répression est particulièrement brutale (des dizaines de morts, 10 000 arrestations) et les poches de résistance des ouvriers sont isolées. En août 1980, le gouvernement n'aurait jamais pu exercer une telle répression sans provoquer un embrasement généralisé : 15 mois de travail de Solidarnosc l'a permise...
En fait, les "droits démocratiques", et plus généralement les "droits de l'homme", sont devenus aujourd'hui le thème majeur des campagnes politiques de la plupart des secteurs de la bourgeoisie.
C'est au nom de la défense de ces "droits" que le bloc occidental a mené la guerre froide pendant plus de 40 ans contre le bloc russe. C'est toujours pour la défense des "droits démocratiques" contre la "barbarie du terrorisme et du fondamentalisme musulman" ou "la dictature de Saddam Hussein" que le gouvernement américain s'est lancé dans les guerres dévastatrices du Moyen-Orient. Nous passons sur de nombreux autres exemples, mais il vaut aussi la peine de rappeler que la défense de la "démocratie", avant qu'elle ne soit le drapeau de l'impérialisme américain et de ses alliés après 1947, leur avait déjà servi de thème de mobilisation pour l'embrigadement des ouvriers comme chair à canon dans le plus grand massacre de l'histoire, la Seconde Guerre mondiale. A ce propos, il est intéressant de relever que, tant qu'il était leur allié contre l'Allemagne, le régime stalinien, qui pourtant valait bien les régimes fascistes en termes de terreur policière et de massacres de populations (et qui les avait précédés dans ce domaine) ne provoquait pas beaucoup d'objections de la part des gouvernements occidentaux croisés de la "démocratie".
Pour ce qui concerne les partis de gauche, c'est-à-dire les partis bourgeois qui ont le plus d'impact sur la classe ouvrière, la revendication des "droits démocratiques" est, en règle générale, un excellent moyen de noyer les revendications de classe des ouvriers et de faire obstacle à l'identité de classe du prolétariat. En fait, il en est des "revendications démocratiques" comme du pacifisme : face à la guerre, on assiste régulièrement à des mobilisations orchestrées par toutes sortes de secteurs politiques allant de l'extrême gauche à certains éléments de la droite et chauvins estimant que telle ou telle guerre n'est pas opportune pour les "intérêts de la nation" (c'est assez fréquent aujourd'hui en France où même la droite est majoritairement contre la politique américaine). Derrière la banderole "Non à la guerre", les ouvriers, et surtout leurs intérêts de classe, sont complètement noyés au milieu d'une marée de bonne conscience pacifique et démocratique (quand ce n'est pas de chauvinisme : il n'est pas rare de voir dans les manifestations contre la guerre au Moyen-Orient des musulmans barbus en costume traditionnel et des femmes voilées).
La position des révolutionnaires face au pacifisme a toujours été, depuis la Première Guerre mondiale, de combattre résolument les illusions petites-bourgeoises qu'il véhiculait. Les révolutionnaires ont toujours été au premier rang pour dénoncer la guerre impérialiste mais cette dénonciation ne s'est jamais basée sur des considérations simplement morales. Ils ont mis en évidence que c'est le capitalisme comme un tout qui est responsable des guerres, qu'elles sont inévitables tant que survivra ce système et que la seule force de la société en mesure de lutter réellement contre la guerre était la classe ouvrière qui devait préserver son indépendance de classe face à tous les discours pacifistes, humanistes et démocratiques.
Une première chose qu'il faut dire, c'est que le mouvement ouvrier n'a jamais considéré comme "progressiste" ou "démocratique" la persistance des langues autochtones et donc les revendications en faveur d'une telle persistance. En fait, une des caractéristiques de la bourgeoisie révolutionnaire a été de réaliser l'unification de nations viables ce qui passait par le dépassement des particularismes provinciaux et locaux liés à la période féodale. L'imposition d'une langue nationale unique a constitué, dans bien des cas, un des instruments de cette unification nationale (au même titre que l'unification des systèmes de poids et mesures, par exemple). Cette unification de la langue s'est faite la plupart du temps par la force, la répression, voire par des bains de sang : en fait, les méthodes classiques avec lesquelles le capitalisme a étendu son emprise sur le monde. Tout au long de leur vie, Marx et Engels ont évidemment dénoncé les méthodes barbares avec lesquelles le capitalisme avait établi son hégémonie sur la planète, que ce soit lors de son accumulation primitive (voir à ce sujet les pages admirables de la dernière section du livre I du Capital traitant de l'accumulation primitive)[4] ou lors des conquêtes coloniales. En même temps, ils ont toujours expliqué que, malgré sa barbarie, la bourgeoisie s'était faite l'agent inconscient du progrès historique en créant un marché mondial, en libérant le développement des forces productives de la société, en généralisant le travail associé en même temps que le salariat, bref en préparant les conditions matérielles de l'avènement du socialisme.[5]
Beaucoup plus encore que tous les autres systèmes sociaux réunis, le capitalisme a semé autour de lui la destruction des civilisations et des cultures, et donc des langues. Il ne sert à rien de le déplorer ou de vouloir revenir en arrière : c'est un fait historique accompli et irréversible. On ne peut faire tourner à l'envers la roue de l'histoire. C'est comme si l'on voulait revenir à l'artisanat ou à la petite exploitation agricole autosuffisante du Moyen-Âge.[6]
Cette marche irrésistible du capitalisme a sélectionné un certain nombre de langues dominantes, non pas sur la base d'une quelconque supériorité linguistique, mais tout simplement sur la base d'une supériorité militaire et économique des peuples et des États qui les utilisaient. Certaines de ces langues nationales sont devenues des langues internationales, parlées par les habitants de plusieurs pays. Elles ne sont pas très nombreuses dans ce cas : aujourd'hui, il ne reste essentiellement que l'Anglais, l'Espagnol, le Français[7] et l'Allemand. Concernant cette dernière langue, qui pourtant est d'une grande richesse et d'une grande rigueur, et qui a été le support initial d'ouvrages fondamentaux de la culture mondiale (les œuvres philosophiques de Kant, Fichte, Hegel, etc. ; les œuvres de Freud, la théorie de la relativité d'Einstein et... les œuvres de Marx) elle n'est utilisée qu'en Europe et son avenir est derrière elle.
En fait, comme véritables langues internationales utilisées en tant que langue principale par plus d'une centaine de millions de locuteurs, il n'y a que l'espagnol et, évidemment, l'anglais. Cette dernière langue est aujourd'hui la véritable langue internationale. C'est la conséquence inévitable du fait que les deux nations qui ont successivement dominé le capitalisme étaient l'Angleterre puis les États-Unis. Quiconque aujourd'hui ne connaît pas l'anglais se trouve handicapé tant pour voyager que pour naviguer sur Internet, de même que pour faire des études scientifiques sérieuses, notamment dans les domaines les plus en pointe comme l'informatique. Ce qui n'est évidemment pas le cas du français (qui était pourtant, par le passé, la langue internationale des cours européennes et de la diplomatie, ce qui ne concernait finalement que bien peu de monde).
C'est pour cela, pour en revenir à une remarque que tu fais dans tes messages, que même s'il était promu de façon active par l'État fédéral canadien, le bilinguisme ne serait jamais une réalité au Canada. On a aujourd'hui un exemple édifiant dans le cas de la Belgique. Historiquement, ce pays a été dominé par la bourgeoisie francophone. A Anvers ou à Gand, les ouvriers flamands avaient souvent affaire à un patron qui parlait français. Cela avait d'ailleurs provoqué parmi beaucoup d'entre eux le sentiment qu'en refusant de parler français, ils résistaient à leur patron et à la bourgeoisie. Néanmoins, s'il n'a jamais existé de façon intégrale pour l'une ou l'autre des communautés, le bilinguisme était beaucoup plus répandu parmi les flamands que parmi les wallons francophones. Depuis plusieurs décennies, la Wallonie, berceau de la grande industrie en Belgique, est en perte de vitesse sur le plan économique par rapport à la Flandre. Un des thèmes des nationalistes flamands actuels est que cette région, avec son taux de chômage plus élevé et ses industries vieillies, est un fardeau pour la Flandre. Aux ouvriers flamands on essaye de raconter qu'ils doivent travailler et payer des impôts pour subvenir aux besoins des ouvriers wallons : c'est une des thématiques du parti d'extrême droite indépendantiste Vlaams Belang.
Le fait que les ouvriers flamands d'aujourd'hui aient de plus en plus l'occasion de parler flamand avec leur patron ne change évidemment pas leur condition d'exploités. Cela dit, la population de la Flandre est de plus en plus bilingue mais la deuxième langue qui se développe n'est pas le français, qui permettrait une meilleure communication avec les populations francophones du pays, mais l'anglais. C'est d'ailleurs aussi le cas pour ce qui concerne les populations francophones. Et le fait que, dans leurs discours, le Roi et le chef du gouvernement s'expriment, de façon très équitable, en français et en flamand n'y change rien.
On peut prendre un autre exemple, celui du catalan.
La Catalogne est, historiquement, la principale région industrielle d'Espagne et la plus avancée sur beaucoup de plans comme le niveau de vie, le niveau culturel et d'éducation. La classe ouvrière de Catalogne a représenté, depuis le 19e siècle, le secteur le plus combatif et conscient du prolétariat d'Espagne. Dans cette région, la question des revendications linguistiques s'est posée aussi depuis longtemps puisque la langue officielle de toutes les régions d'Espagne était le castillan alors que la langue courante, celle qu'on parle en famille, avec ses amis comme dans la rue, est le catalan. Cette question a évidemment été soulevée au sein du mouvement ouvrier. D'ailleurs, parmi les anarcho-syndicalistes qui ont dominé ce dernier pendant longtemps, c'était souvent une question qui fâchait puisque certains, au nom du "fédéralisme" cher aux anarchistes, préconisaient la prééminence du catalan dans la presse ouvrière alors que d'autres faisaient valoir, avec raison, que si le patron de l'entreprise était catalan, beaucoup d'ouvriers ne l'étaient pas et parlaient le castillan (langue qui était aussi parlée par les ouvriers catalans). L'emploi du catalan était un excellent moyen pour le patron pour diviser les ouvriers.
Pendant la période franquiste, où le catalan n'avait pas droit de cité ni dans les médias, ni à l'école, ni encore moins dans les administrations, son usage est apparu pour une grande partie de la population de Catalogne comme une forme de résistance contre la dictature. Loin d'affaiblir l'utilisation du catalan, la politique de Franco a réussi fondamentalement le contraire à tel point que les immigrés des autres régions apprenaient cette langue, tant pour se faire accepter par les autochtones[8] que pour participer, eux aussi, à cette "résistance".
Avec la fin du franquisme et l'instauration de la "démocratie" en Espagne, le mouvement autonomiste a pu s'épanouir. Les régions, et particulièrement la région catalane, ont obtenu des prérogatives qu'elles avaient perdues dans le passé. Une de ces prérogatives est de faire du catalan la langue officielle de la région, c'est-à-dire que les administrations ne doivent plus fonctionner qu'en catalan et que cette langue est enseignée de façon exclusive pour les petites classes des écoles, le castillan ne figurant au programme que comme langue "étrangère".
Parallèlement, dans les universités de Catalogne, de plus en plus de cours ont lieu en catalan ce qui, évidemment, pénalise les étudiants provenant d'autres régions ou de l'étranger (qui, s'ils apprennent dans leurs études l'espagnol, langue internationale, n'ont pas l'idée d'apprendre une langue régionale). Résultat : alors que la qualité des enseignements des universités catalanes est réputée, et particulièrement celle de Barcelone, et que de ce fait elles attiraient les meilleurs étudiants espagnols, européens ou sud-américains, ces derniers tendent de plus en plus à choisir les universités où ils ne risquent pas de buter sur une langue qu'ils ne connaissent pas. L'ouverture sur l'Europe et le monde dont s'enorgueillit la Catalogne ne peut que souffrir de l'hégémonie croissante du catalan et dans la concurrence ancestrale entre Barcelone et Madrid, cette dernière ville risque de prendre un avantage décisif non, comme au temps du franquisme, à cause d'une centralisation forcée, mais au contraire du fait des "conquêtes démocratiques" de la Catalogne. Cela dit, si la bourgeoisie et la petite bourgeoisie catalanes sont en train de mener une politique qui revient à se tirer une balle dans le pied, cela ne consterne pas particulièrement les révolutionnaires internationalistes. En revanche, la scolarisation en catalan a des conséquences beaucoup plus graves. Les nouvelles générations de prolétaires de Catalogne auront plus de difficultés qu'auparavant à communiquer avec leurs frères de classe du reste du pays et ils n'auront plus l'aisance de leurs parents dans cette langue internationale qu'est l'espagnol, même s'ils maîtrisent beaucoup mieux qu'eux la grammaire catalane.
Pour en revenir aux brimades linguistiques qui existaient au Québec par le passé et que tu signales dans tes messages (et qui ressemblent un peu à ce qui existait en Flandre auparavant au détriment des ouvriers flamands), elles sont typiques des comportements de toutes les bourgeoisies et constituent un moyen supplémentaire d'affirmer leur force par rapport aux ouvriers à qui il s'agit de faire comprendre "qui est le maître". En même temps, c'est un excellent moyen de diviser les ouvriers entre ceux qui parlent la langue du patron (à qui on veut faire croire qu'ils sont "privilégiés") et ceux qui ne la parlent pas ou mal. C'est enfin un moyen de canaliser le mécontentement des ouvriers contre leur exploitation vers un terrain qui n'est pas celui de la classe ouvrière et qui ne peut que saper l'unité de classe. Même si tous les bourgeois ne sont pas assez intelligents pour faire ce calcul machiavélique, l'existence de situations où, en plus de l'exploitation classique, les ouvriers doivent subir des brimades supplémentaires, est un excellent moyen de se ménager une soupape lorsque la pression sociale devient trop forte. Les bourgeois, même s'ils sont stupides et aveuglés par le chauvinisme, ont la faculté de comprendre où sont leurs véritables intérêts. Plutôt que de céder sur des questions essentielles, tant pour les ouvriers que pour les profits capitalistes, comme le niveau des salaires ou les conditions de travail, les bourgeois sont prêts à "céder" sur ce qui "ne coûte rien", notamment la question linguistique. En cela, ils seront aidés par les forces politiques, et notamment par celles de gauche et d'extrême gauche, qui ont inscrit dans leur programme les revendications linguistiques et qui présenteront la satisfaction de ces revendications comme une "victoire", même si les autres n'ont pas été satisfaites (surtout si ces revendications sont considérées comme "principales", comme tu le signales dans ton message du 18 février). En réalité, si au cours des dernières décennies, les situations de brimade linguistique pour les ouvriers ont tendu à reculer au Québec, ce n'est pas seulement une conséquence des politiques des partis nationalistes. C'est aussi une conséquence des luttes ouvrières qui se sont développées partout dans le monde, et aussi au Canada, à partir de la fin des années 60.
Face à une situation de ce type, quel doit être le discours des révolutionnaires ? Eh bien de dire la vérité aux ouvriers, de leur dire ce qui vient d'être présenté ci-dessus. Ils doivent encourager les luttes des ouvriers pour la défense de leurs conditions d'existence et, en cela, ils ne se contentent pas de parler de la révolution qui abolira toute forme d'oppression. Mais leur rôle est aussi de mettre en garde les ouvriers contre tous les pièges qui leur sont tendus, toutes les manœuvres qui visent à saper la solidarité de l'ensemble de la classe ouvrière et ils ne doivent pas avoir peur de critiquer des revendications lorsqu'ils estiment qu'elles ne vont pas dans ce sens.[9] Sinon, ils ne jouent pas leur rôle en tant que révolutionnaires :
"1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat.
2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité." (Manifeste Communiste)
Dans l'attente de tes commentaires sur cette lettre, reçois, cher camarade, nos meilleures salutations communistes.
Pour le CCI,
[1] Avec une différence de taille cependant : l'oppression que faisait subir le régime tsariste aux différentes nationalités de l'empire russe est sans commune mesure avec l'attitude du gouvernement d'Ottawa vis-à-vis des différentes nationalités du Canada.
[2] Dans un de tes messages tu écris que : "Le mouvement ouvrier canadien-anglais a déjà levé l'étendard de l'unité canadienne lors de la grève générale de 1972 au Québec. En effet le NPD (Nouveau Parti Démocratique) et le CTC (Congrès du Travail du Canada) ont dénoncé cette grève comme étant 'séparatiste' et 'nuisible pour l'unité canadienne' !". En fait, ce n'est pas "le mouvement ouvrier canadien-anglais" qui a adopté cette attitude mais les partis bourgeois à langage ouvrier et les syndicats au service du capital.
[3] En fait, dans un premier temps, cette revendication ne figurait pas en première position, les revendications économiques et touchant à la répression se trouvaient devant. Mais ce sont les "experts" politiques du mouvement, issus de la "mouvance démocratique" (Kuron, Modzelewski, Michnik, Geremek...), qui ont insisté pour qu'elle se trouve à cette place.
[4] "Ce régime industriel de petits producteurs indépendants, travaillant à leur compte, présuppose le morcellement du sol et l'éparpillement des autres moyens de production. Comme il en exclut la concentration, il exclut aussi la coopération sur une grande échelle, la subdivision de la besogne dans l'atelier et aux champs, le machinisme, la domination savante de l'homme sur la nature, le libre développement des puissances sociales du travail, le concert et l'unité dans les fins, les moyens et les efforts de l'activité collective. Il n'est compatible qu'avec un état de la production et de la société étroitement borné. L'éterniser, ce serait, comme le dit pertinemment Pecqueur, 'décréter la médiocrité en tout'. Mais, arrivé à un certain degré, il engendre de lui-même les agents matériels de sa dissolution. A partir de ce moment, des forces et des passions qu'il comprime commencent à s'agiter au sein de la société. Il doit être, il est anéanti. Son mouvement d'élimination transformant les moyens de production individuels et épars en moyens de production socialement concentrés, faisant de la propriété naine du grand nombre la propriété colossale de quelques-uns, cette douloureuse, cette épouvantable expropriation du peuple travailleur, voilà les origines, voilà la genèse du capital. Elle embrasse toute une série de procédés violents, dont nous n'avons passé en revue que les plus marquants sous le titre de méthodes d'accumulation primitive." (Chapitre XXXII : Tendance historique de l'accumulation capitaliste)
"Dans le même temps que l'industrie cotonnière introduisait en Angleterre l'esclavage des enfants, aux États-Unis elle transformait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en un système d'exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l'esclavage dissimulé des salariés en Europe, l'esclavage sans phrase dans le nouveau monde.
Tantœ molis erat ! Voilà de quel prix nous avons payé nos conquêtes ; voilà ce qu'il en a coûté pour dégager les 'lois éternelles et naturelles' de la production capitaliste, pour consommer le divorce du travailleur d'avec les conditions du travail, pour transformer celles-ci en capital, et la masse du peuple en salariés, en pauvres industrieux (labouring poor), chef-d'œuvre de l'art, création sublime de l'histoire moderne. Si, d'après Augier, c'est "avec des taches naturelles de sang, sur une de ses faces" que "l'argent est venu au monde", le capital y arrive suant le sang et la boue par tous les pores." (Chapitre XXXI : Genèse du capitaliste industriel)
[5] "Or, aussi triste qu'il soit du point de vue des sentiments humains de voir ces myriades d'organisations sociales patriarcales, inoffensives et laborieuses se dissoudre, se désagréger en éléments constitutifs et être réduites à la détresse, et leurs membres perdre en même temps leur ancienne forme de civilisation et leurs moyens de subsistance traditionnels, nous ne devons pas oublier que ces communautés villageoises idylliques, malgré leur aspect inoffensif, ont toujours été une base solide du despotisme oriental, qu'elles enfermaient la maison humaine dans un cadre extrêmement étroit, en en faisant un instrument docile de la superstition et l'esclave des règles admises, en la dépouillant de toute grandeur et de toute force historique... Il est vrai que l'Angleterre, en provoquant une révolution sociale en Hindoustan, était guidée par les intérêts les plus abjects et agissait d'une façon stupide pour atteindre ses buts. Mais la question n'est pas là. Il s'agit de savoir si l'humanité peut accomplir sa destinée sans une révolution fondamentale dans l'état social de l'Asie. Sinon, quels que fussent les crimes de l'Angleterre, elle fut un instrument inconscient de l'histoire en provoquant cette révolution. Dans ce cas, quelque tristesse que nous puissions ressentir au spectacle de l'effondrement d'un monde ancien, nous avons le droit de nous exclamer avec Goethe :
"Doit-elle nous affliger
La peine qui de la joie est grosse ?
Le règne de Timour n'a-t-il pas fauché
Les âmes par myriades ?""
(Marx, "La domination britannique en Inde", New York Daily Tribune, 25 juin 1853)
[6] Il faut noter que c'était le rêve d'un certain nombre d'éléments révoltés après les événements de mai 1968 en France. Voulant échapper au capitalisme et à l'aliénation qu'il engendre, ils sont allés fonder des communautés en Ardèche, dans des villages désertés par leurs habitants, pour vivre du tissage et de l'élevage de chèvres. Ce fut, pour la plupart, une catastrophe : obligés de produire au plus bas prix pour vendre leur production, ils ont vécu dans la misère, ce qui a provoqué rapidement des conflits entre "associés", ranimant la chasse aux "fainéants qui vivaient sur le dos des autres", suscitant la réapparition de "petits chefs" soucieux de la "bonne marche des affaires", pour finir par s'intégrer, pour les plus avisés, dans les circuits commerciaux du capitalisme.
[7] Il faut noter que le français s'est imposé en réduisant à l'état de dialectes folkloriques d'autres langues comme le breton, le picard, l'occitan, le provençal, le catalan, et bien d'autres...
[8] Il faut noter que même sous l'ère franquiste, lorsqu'on était perdu dans Barcelone, il n'était pas bien vu de demander son chemin en castillan. Paradoxalement, la personne à qui l'on demandait de l'aide comprenait beaucoup mieux cette langue lorsqu'elle était parlée avec un fort accent français ou anglais que lorsqu'elle était parlée sans accent.
[9] Les révolutionnaires ne doivent pas hésiter à reprendre l'idée fondamentale de Marx : l'oppression et même la barbarie dont le capitalisme est responsable, et qu'il faut dénoncer, n'ont pas que des côtés négatifs : elles créent les conditions pour l'émancipation future de la classe ouvrière et même du succès de ses luttes présentes. S'ils sont obligés d'apprendre l'anglais ou de progresser dans cette langue pour pouvoir trouver du travail ou simplement aller faire des achats, les ouvriers québécois doivent aussi y trouver un avantage : cela ne peut que faciliter leur communication avec leurs frères de classe anglophones dans le pays même et dans le grand voisin nord-américain. Il ne s'agit pas pour les révolutionnaires de dédouaner les comportements xénophobes et odieux des bourgeois anglophones mais bien d'expliquer aux ouvriers francophones qu'ils ont la possibilité de retourner contre la bourgeoisie elle-même les armes qu'elle emploie contre eux. La grande révolutionnaire Rosa Luxemburg, née dans la partie de la Pologne dominée par la Russie, a été contrainte d'apprendre la langue de ce pays. Elle ne s'en est jamais plainte, au contraire. C'était pour elle une facilité pour communiquer avec ses camarades de Russie (par exemple Lénine avec qui elle a eu de longues discussions après la révolution de 1905 ce qui a permis aux deux révolutionnaires de mieux se connaître, se comprendre et s'apprécier). Cela a été aussi pour elle l'occasion de connaître et d'apprécier la littérature russe dont elle a traduit certains ouvrages en Allemand afin de les faire connaître aux lecteurs de cette langue.
En Juin 2006, le CCI a reçu une invitation de la part de la Socialist Political Alliance (SPA), un groupe de Corée du Sud qui se réclame de la tradition de la Gauche communiste, pour participer à une "Conférence internationale de Marxistes révolutionnaires" ; cette Conférence allait se tenir dans les villes de Séoul et de Ulsan, dans le courant du mois d'octobre de cette même année. Nous avions été en contact avec la SPA pendant environ un an et, malgré les inévitables difficultés de langue, nous avions pu entamer des discussions, en particulier sur les questions de la décadence du capitalisme et des perspectives pour le développement des organisations communistes dans la période actuelle.
La déclaration préliminaire de la SPA souligne avec force l'état d'esprit qui animait l'appel à la Conférence : "Nous connaissons très bien les différentes conférences ou réunions de Marxistes qui se tiennent régulièrement en différents endroits de la planète. Mais nous savons aussi très bien que ces conférences focalisent leurs discussions sur une théorie abstraite de type universitaire et la solidarité rituelle entre tous ceux qui se disent être à la "gauche" du capitalisme. Au-delà de ça, nous reconnaissons profondément la vision de la nécessité d'une véritable révolution prolétarienne contre la barbarie et la guerre, dans la phase de décadence du capitalisme.
Bien que les ouvriers coréens expriment leurs difficultés sur leur lieu de travail et que les forces politiques révolutionnaires en Corée soient très confuses sur la perspective d'une société communiste, nous devons réaliser la solidarité du prolétariat mondial au-delà d'une usine, d'un pays et d'une nation et réfléchir à la base sur les lourdes défaites qui ont négligé les principes de l'internationalisme dans le mouvement révolutionnaire passé."
Même l'examen le plus bref de l'histoire de l'Extrême Orient suffit à révéler l'immense importance de cette initiative. Nous l'avons mis en évidence dans notre "Salut à la Conférence" : "En 1927, le massacre des ouvriers de Shanghai a été l'épisode final d'un combat révolutionnaire qui a ébranlé le monde pendant dix ans, à partir de la Révolution d'Octobre en Russie en 1917. Dans les années qui ont suivi, la classe ouvrière mondiale et l'ensemble de l'humanité ont subi les pires horreurs de la plus terrible des contre-révolutions que l'histoire ait jamais connue. En Orient, la population a dû supporter les prémisses de la Deuxième Guerre mondiale avec l'invasion de la Mandchourie par le Japon, ensuite la Guerre mondiale elle-même qui a culminé dans la destruction de Hiroshima et de Nagasaki, ensuite, la guerre civile en Chine et la guerre de Corée ; puis la terrible famine en Chine pendant le prétendu "Grand bond en avant" sous Mao Zedong, la guerre du Vietnam...
Tous ces événements terrifiants, qui ont ébranlé le monde, ont submergé un prolétariat qui, en Orient, était encore jeune et inexpérimenté et très peu en contact avec le développement de la théorie communiste en Occident. Pour autant que nous le sachions, aucune expression de la Gauche communiste n'a pu survivre, ni même n'est apparue chez les ouvriers d'Orient.
En conséquence, le fait qu'aujourd'hui, en Orient, une conférence de communistes internationalistes ait été initiée par une organisation qui s'identifie explicitement à la Gauche communiste est un événement d'importance historique pour la classe ouvrière. Elle contient la promesse - peut-être pour la première fois dans l'histoire - de l'élaboration d'une véritable unité entre les ouvriers d'Orient et ceux d'Occident. Ce n'est pas non plus un événement isolé : celui-ci fait partie d'un lent éveil de la conscience du prolétariat mondial et de ses minorités politiques". La délégation du CCI a donc assisté à la Conférence avec pour objectif, non seulement de contribuer au mieux de ses capacités à l'émergence d'une voix internationaliste de la Gauche communiste en Extrême Orient, mais aussi d'apprendre : quelles sont les questions les plus importantes pour les ouvriers et les révolutionnaires en Corée ? Quelles formes prennent dans ce pays les questions qui touchent l'ensemble des ouvriers ? Quelles leçons l'expérience des ouvriers coréens peut-elle offrir aux ouvriers ailleurs, spécialement en Extrême Orient mais, aussi de manière plus générale, dans l'ensemble du monde ? Et enfin, quelles leçons le prolétariat coréen peut-il tirer de l'expérience de ses frères de classe du reste du monde ?
La Conférence se proposait au départ de discuter des sujets suivants : la décadence du capitalisme, la situation de la lutte de classe et la stratégie que doivent adopter les révolutionnaires dans la situation actuelle. Cependant, dans les jours qui ont précédé la Conférence, l'importance politique à long terme des objectifs qu'elle s'était fixés a été éclipsée par l'exacerbation dramatique des tensions impérialistes dans la région causée par l'explosion de la première bombe nucléaire de la Corée du Nord et par les manœuvres qui ont suivi, en particulier de la part des différents pouvoirs présents dans la région (Etats-Unis, Chine, Japon, Russie, Corée du Sud). Lors d'une réunion qui a précédé la Conférence, la délégation du CCI et le groupe de la SPA de Séoul ont été d'accord pour estimer qu'il était de la plus grande importance, pour des internationalistes, de prendre publiquement position sur cette situation et ont décidé de présenter conjointement à la Conférence une Déclaration internationaliste contre la menace de guerre. Comme nous le verrons, la discussion que cette Déclaration a provoquée a constitué une partie importante des débats pendant la Conférence elle-même.
Dans ce Rapport, nous nous proposons d'examiner quelques uns des thèmes principaux qui ont été débattus à la Conférence, dans l'espoir non seulement de donner son expression la plus large à la discussion elle-même, mais aussi de contribuer à la réflexion des camarades coréens en offrant une perspective internationale aux questions auxquelles ils sont aujourd'hui confrontés.
Avant d'en venir à la Conférence elle-même, il est toutefois nécessaire de placer brièvement la situation en Corée dans son contexte historique. Au cours des siècles qui ont précédé l'expansion du capitalisme en Extrême Orient, la Corée a à la fois bénéficié et souffert de sa position géographique en tant que petit pays coincé entre deux grandes puissances historiques : la Chine et le Japon. D'un côté, celle-ci a servi de pont et de catalyseur culturel pour les deux pays : il ne fait par exemple aucun doute que l'art de la céramique en Chine et spécialement au Japon doit beaucoup aux artisans potiers de Corée qui ont développé les techniques aujourd'hui disparues du vernissage des porcelaines céladon.[1] D'un autre côté, le pays a été victime d'invasions fréquentes et brutales de la part de ses deux puissants voisins, et pour la plus grande partie de son histoire récente, l'idéologie dominante a été sous le contrôle d'une caste d'érudits confucéens qui travaillait en langue chinoise et résistait à l'influence des idées nouvelles qui ont accompagné l'arrivée des puissances européennes dans la région. Pendant le 19e siècle, la rivalité acharnée et croissante entre la Chine, le Japon et la Russie - cette puissance coloniale étendait maintenant son influence jusqu'aux frontières de la Chine et sur l'Océan Pacifique - a conduit à une compétition intense pour développer leur influence en Corée même. Toutefois, l'influence que recherchaient ces puissances était essentiellement d'ordre stratégique : du point de vue du retour sur investissement, les possibilités qu'offraient la Chine et le Japon étaient beaucoup plus importantes que celles dont disposait la Corée, surtout compte tenu de l'instabilité politique causée par les luttes intestines entre les différentes factions des classes dirigeantes coréennes qui étaient divisées à la fois sur les bénéfices de la "modernisation", et par les tentatives de chacune d'utiliser l'influence des voisins impérialistes de la Corée pour renforcer leur propre pouvoir. Au début du 20e siècle, la Russie a intensifié ses tentatives d'établir une base navale en Corée, ce qui ne pouvait être perçu par le Japon que comme une menace mortelle envers sa propre indépendance : cette rivalité devait mener en 1905 à l'éclatement de la guerre russo-japonaise au cours de laquelle le Japon a anéanti la flotte russe. En 1910, le Japon a envahi la Corée et y a établi un régime colonial qui allait durer jusqu'à la défaite du Japon en 1945.
Le développement industriel, avant l'invasion des Japonais, était donc extrêmement timide et l'industrialisation qui suivit fut largement dépendante des besoins de l'économie de guerre du Japon : vers 1945, il y avait environ deux millions d'ouvriers de l'industrie en Corée, largement concentrés dans le Nord. Le Sud du pays restait essentiellement rural et souffrait d'une grande pauvreté. Et, comme si la population ouvrière de Corée n'avait pas suffisamment souffert de la domination coloniale, de l'industrialisation forcée et de la guerre,[2] elle se trouvait maintenant sur la zone frontière du nouveau conflit impérialiste qui allait dominer le monde jusqu'en 1989 : la division de la planète entre les deux grands blocs impérialistes des Etats-Unis et de l'URSS. L'URSS avait décidé de soutenir l'insurrection déclenchée par le "Parti ouvrier coréen", stalinien, pour sonder les nouvelles frontières de la domination impérialiste américaine, tout comme elle l'avait fait en Grèce après 1945. Le résultat y fut le même, quoique d'une bien plus grande importance, à une échelle plus destructrice : une guerre civile cruelle entre le Nord et le Sud de la Corée, dans laquelle les autorités coréennes de chaque camp - même si elles se battaient pour défendre leurs propres intérêts de bourgeoisie - n'étaient rien d'autre que des pions entre les mains de puissances bien plus grandes s'affrontant pour la domination du monde. La guerre a duré trois ans (1950-53). Au cours de celle-ci, toute la péninsule a été ravagée d'un bout à l'autre par les avancées et les reculs successifs des deux armées rivales. La guerre s'est terminée sur la partition définitive en deux pays séparés : la Corée du Nord et la Corée du Sud. Les Etats-Unis ont, jusqu'à aujourd'hui, maintenu une présence militaire en Corée du Sud, avec plus de 30.000 hommes de troupes stationnés dans le pays.
Avant même la fin de la guerre, les Etats-Unis étaient déjà parvenus à la conclusion que l'occupation militaire ne stabiliserait pas, par elle-même, la région[3] et avaient décidé de mettre en œuvre l'équivalent d'un plan Marshall pour l'Asie du Sud-Est et l'Extrême Orient. "Sachant que la misère économique et sociale est le principal argument sur lequel s'appuient les fractions nationalistes pro-soviétiques pour arriver au pouvoir dans certains pays d'Asie, les Etats-Unis vont faire des zones qui se situent au voisinage immédiat de la Chine (Taiwan, Hongkong, Corée du Sud et Japon), les avant-postes de la "prospérité occidentale". La priorité pour les Etats-Unis sera d'établir un cordon sanitaire par rapport à l'avancée du bloc soviétique en Asie".[4] Cette politique eut des implications importantes pour la Corée du Sud : "Dépourvu de matières premières et dont l'essentiel de l'appareil industriel se localisait au Nord, ce pays se retrouvait exsangue au lendemain de la guerre : la baisse de la production atteint 44 % et celle de l'emploi 59 %, les capitaux, les moyens de production intermédiaires, les compétences techniques et les capacités de gestion étaient quasi inexistants. (...) De 1945 à 1978, la Corée du Sud a reçu quelques 13 milliards de dollars, soit 600 par tête, et Taiwan 5,6 milliards, soit 425 par tête. Entre 1953 et 1960, l'aide étrangère contribue pour environ 90 % à la formation du capital fixe de la Corée du Sud. L'aide fournie par les Etats-Unis atteignait 14 % du PNB en 1957. (...) Mais les Etats-Unis ne se sont pas bornés à fournir aide et soutien militaires, aide financière et assistance technique ; ils ont en fait pris en charge dans les différents pays toute la direction de l'Etat et de l'économie. En l'absence de véritables bourgeoisies nationales, le seul corps social pouvant prendre la tête de l'entreprise de modernisation voulue par les Etats-Unis était représenté par les armées. Un capitalisme d'Etat particulièrement efficace sera instauré dans chacun de ces pays. La croissance économique sera aiguillonnée par un système qui alliera étroitement le secteur public et privé, par une centralisation quasi militaire mais avec la sanction du marché. Contrairement à la variante est européenne de capitalisme d'Etat qui engendrera des caricatures de dérives bureaucratiques, ces pays ont allié la centralisation et la puissance étatique avec la sanction de la loi de la valeur. De nombreuses politiques interventionnistes ont été mises en place : la formation de conglomérats industriels, le vote de lois de protection du marché intérieur, le contrôle commercial aux frontières, la mise en place d'une planification tantôt impérative, tantôt incitative, une gestion étatique de l'attribution des crédits, une orientation des capitaux et ressources des différents pays vers les secteurs porteurs, l'octroi de licences exclusives, de monopoles de gestion, etc. Ainsi en Corée du Sud, c'est grâce à la relation unique tissée avec les "chaebols" (équivalents des "zaibatsus" japonais), grands conglomérats industriels souvent fondés à l'initiative ou avec l'aide de l'Etat, que les pouvoirs publics sud-coréens ont orienté le développement économique".[5]
La classe ouvrière de la Corée du Sud était donc confrontée à une politique d'exploitation féroce et à une industrialisation forcenée, exécutées par une succession de régimes militaires instables, à demi démocratiques et à demi autoritaires, qui maintenaient leur pouvoir par la répression brutale des grèves et des révoltes ouvrières, notamment le soulèvement massif de Kwangju, au début des années 1980.[6] A la suite des événements de Kwangju, la classe dirigeante coréenne a essayé de stabiliser la situation sous la présidence du général Chun Doo-hwan (précédemment à la tête de la CIA coréenne), en donnant un vernis démocratique à ce qui demeurait essentiellement un régime militaire autoritaire. Cette tentative échoua lamentablement : l'année 1986 a vu le rassemblement d'une opposition de masse à Séoul, Inch'on, Kwangju, Taegu et Pusan, alors qu'en 1987, "Plus de 3 300 conflits mobilisèrent des travailleurs de l'industrie qui réclamaient des salaires plus élevés, de meilleurs traitements et de meilleures conditions de travail, forçant le gouvernement à faire des concessions en accédant à certaines de leurs revendications."[7] L'incapacité du régime militaire corrompu du général Chun d'imposer la paix sociale par la force conduisit à un changement de direction ; le régime Chun adopta le "programme de démocratisation" proposé par le général Roh Tae-woo, leader du Democratic Justice Party, parti gouvernemental, qui gagna les élections présidentielles de décembre 1987. Les élections présidentielles de 1992 portèrent au pouvoir un leader de longue date de l'opposition démocratique, Kim Young-Sam, et la transition de la Corée vers la démocratie fut achevée. Ou bien, comme nous l'ont dit les camarades de la SPA, la bourgeoisie coréenne a finalement réussi à édifier une façade démocratique suffisante pour cacher la poursuite de la domination de l'alliance entre l'appareil militaire, les "chaebols", et l'appareil de sûreté.
En ce qui concerne l'expérience récente de ses minorités politiques, le contexte historique de la Corée présente des analogies avec celui d'autres pays de la périphérie, en Asie mais aussi en Amérique latine.[8] Il a eu des conséquences importantes pour l'émergence d'un mouvement internationaliste en Corée même.
Au niveau de ce que nous pourrions appeler "la mémoire collective" de la classe, il est clair qu'il existe une différence importante entre l'expérience politique et organisationnelle accumulée par la classe ouvrière en Europe - qui commençait déjà en 1848 à s'affirmer comme force indépendante dans la société (la fraction "force physique" du mouvement chartiste en Grande-Bretagne) - et celle de la classe en Corée. Si nous nous souvenons que les vagues de la lutte de classe en Europe dans les années 1980 ont vu le lent développement d'une méfiance générale à l'égard des syndicats et la tendance des ouvriers à prendre leurs luttes entre leurs propres mains, il est particulièrement frappant de constater que, pendant la même période, les mouvements en Corée étaient marqués par une tendance à fondre les luttes ouvrières pour les revendications propres à leur classe dans les revendications du "mouvement démocratique", pour une réorganisation de l'appareil d'Etat. En conséquence, l'opposition fondamentale entre les intérêts de la classe ouvrière et ceux des fractions démocratiques n'était pas immédiatement évidente pour les militants qui entraient dans une activité politique dans cette période.
Nous ne voudrions pas non plus sous-estimer les difficultés créées par les barrières de langue. La "mémoire collective" de la classe ouvrière est plus forte lorsqu'elle prend une forme écrite et théorique. Alors que les minorités politiques qui ont surgi en Europe dans les années 1970 ont eu accès, dans le texte original ou dans leur traduction, aux écrits de la gauche de la Deuxième Internationale (Lénine, Luxemburg), puis de la gauche de la Troisième Internationale et de la Gauche communiste qui en a émergé (Bordiga, Pannekoek, Gorter, le groupe de la Gauche italienne autour de Bilan et la Gauche communiste de France), en Corée, le travail de Pannekoek (Les Conseils ouvriers) et celui de Luxemburg (L'Accumulation du Capital) commencent à peine à être publiés grâce aux efforts conjoints du Seoul Group for Workers'Councils (SGWC) et de la SPA auquel le SGWC est étroitement associé.[9]
Plus spécifique à la situation coréenne, a été l'effet de la partition du pays entre le Nord et le Sud imposée par le conflit impérialiste entre les blocs américain et russe, la présence militaire américaine en Corée du Sud et le soutien qu'ont apporté les Etats-Unis aux régimes militaires successifs qui ont disparu en 1988. La combinaison de l'inexpérience générale de la classe ouvrière en Corée et de l'absence en son sein d'une voix clairement internationaliste, à laquelle il faut ajouter la confusion entre le mouvement ouvrier et l'opposition démocratique bourgeoise que nous avons citée plus haut, tout ceci a conduit à ce que la société est globalement contaminée par un nationalisme coréen insidieux, souvent déguisé en "anti-impérialisme" où ce sont seulement les Etats-Unis et leurs alliés qui apparaissent comme une force impérialiste. L'opposition au régime militaire, voire même au capitalisme, tend à être identifiée à l'opposition aux Etats-Unis.
Enfin, une caractéristique importante des débats au sein du milieu politique coréen est la question des syndicats. Pour la génération actuelle de militants en particulier, l'expérience des syndicats remonte aux luttes des années 1980 et du début des années 1990, au cours desquelles les syndicats étaient en grande partie clandestins, pas encore "bureaucratisés" et certainement animés et dirigés par des militants profondément dévoués (incluant des camarades qui, aujourd'hui, font partie de la SPA et du SGWC). A cause des conditions de clandestinité et de répression, les militants impliqués à cette époque ne voyaient pas clairement que le "programme" des syndicats non seulement n'était pas révolutionnaire, mais ne pouvait pas non plus défendre les intérêts des ouvriers. Pendant les années 1980, les syndicats étaient étroitement liés à l'opposition démocratique au régime militaire dont l'ambition n'était pas de renverser le capitalisme, mais tout à fait l'inverse : renverser le régime militaire et s'approprier comme tel l'appareil de capitalisme d'Etat. En revanche, la "démocratisation" de la société coréenne, depuis les années 1990, a mis en évidence l'intégration des syndicats dans l'appareil d'Etat, et cela a provoqué un désarroi profond parmi les militants sur la façon de réagir à cette situation nouvelle : comme l'a déclaré un camarade, "les syndicats se sont transformés au point de devenir les meilleurs défenseurs de l'Etat démocratique". Il en résulte une impression générale de "déception" par rapport aux syndicats et la recherche d'une autre méthode pour l'activité militante au sein de la classe ouvrière. C'est à maintes reprises que nous avons pu sentir, dans les interventions au cours de la Conférence et dans des discussions informelles, à quel point il est urgent pour les camarades coréens d'avoir accès à la réflexion sur la nature des syndicats dans la décadence du capitalisme qui a constitué une partie tellement importante de la réflexion dans le mouvement ouvrier européen depuis la révolution russe et, en particulier, depuis l'échec de la révolution en Allemagne.
Le nouveau millénaire est donc témoin du développement d'un effort réel chez de nombreux militants coréens pour remettre en question les bases de leur activité passée qui avait été, comme nous l'avons vu, fortement influencée à la fois par l'idéologie stalinienne et par celle de la démocratie bourgeoise. Dans le but de préserver une certaine unité et de fournir un espace de discussion pour ceux qui sont engagés dans ce processus, un certain nombre de groupes et d'éléments ont pris l'initiative de créer un "Réseau de révolutionnaires marxistes", plus ou moins formel.[10] Il est inévitable que la rupture avec le passé soit extrêmement difficile et il y a une grande hétérogénéité parmi les différents groupes du Réseau. Les conditions historiques que nous avons décrites brièvement plus haut impliquent que la différenciation entre les principes de l'internationalisme prolétarien et la perspective bourgeoise, essentiellement nationaliste, qui caractérise le stalinisme et le trotskisme, a juste commencé à se faire ces toutes dernières années, sur la base de l'expérience pratique des années 1990 et, pour une large part, grâce aux efforts de la SPA pour introduire les idées et les positions de la gauche communiste au sein du Réseau.
Dans ce contexte, il y a, à notre avis, deux aspects absolument fondamentaux dans l'introduction qu'a faite la SPA de la Conférence :
- D'abord, la déclaration explicite selon laquelle il est nécessaire pour les révolutionnaires en Corée de placer l'expérience des ouvriers coréens dans le cadre historique et théorique plus large de la classe ouvrière internationale : "Le but de la Conférence internationale est d'ouvrir largement l'horizon de la reconnaissance par la théorie et par la pratique des perspectives de la révolution mondiale. Nous espérons qu'au cours de cette Conférence importante, les révolutionnaires marxistes marcheront main dans la main, dans le sens de la solidarité, de l'unité et de l'accomplissement de la tâche historique de cristallisation de la révolution mondiale avec le prolétariat mondial."
- Deuxièmement, ceci ne peut être réalisé que sur la base des principes de la Gauche communiste : "La Conférence internationale des marxistes révolutionnaires en Corée constitue la réunion précieuse, le champ de discussions entre les communistes de gauche du monde et les révolutionnaires marxistes de Corée, et la première manifestation pour exposer les positions politiques [c'est-à-dire, des communistes de gauche] au sein du milieu révolutionnaire."
Il n'y a pas la place dans cet article pour faire un compte-rendu exhaustif des discussions de la Conférence. Nous chercherons plutôt à souligner ce qui nous a semblé être les points les plus importants qu'elles ont fait apparaître, dans l'espoir de contribuer à la poursuite des débats commencés à la Conférence, à la fois entre les camarades coréens eux-mêmes et, plus généralement, au sein du mouvement internationaliste du monde entier.
C'était le premier sujet soumis à la discussion. Avant d'examiner le débat, nous devons d'abord affirmer que nous soutenons totalement la préoccupation qui sous-tend la démarche de la SPA : commencer la Conférence en donnant une base théorique solide aux autres questions en débat, c'est-à-dire la situation de la lutte de classe et la stratégie des révolutionnaires. De plus, nous saluons les efforts héroïques des camarades de la SPA pour présenter une brève synthèse des différents points de vue qui existent sur cette question au sein de la Gauche communiste. Etant donné la complexité de la question - qui a été objet de débat au sein du mouvement ouvrier depuis le début du 20e siècle et sur laquelle se sont penchés ses plus grands théoriciens - cette initiative est extrêmement hardie.
Avec du recul, on peut cependant estimer que c'était un peu trop audacieux ! Alors qu'il était particulièrement frappant de voir comment le concept de la décadence du capitalisme recevait "instinctivement" un accueil favorable (si on peut l'exprimer ainsi), il est apparu tout aussi clairement, d'après les questions posées tant dans la discussion formelle qu'en dehors de celle-ci, que la plupart des participants manquaient de bases théoriques pour s'attaquer en profondeur à la question.[11] Dire cela n'est nullement une critique : de nombreux textes de base ne sont pas disponibles en Corée, ce qui en soi est une expression, comme nous l'avons dit plus haut, de l'inexpérience objective du mouvement ouvrier coréen. Nous espérons en tous cas que les questions soulevées, et aussi les textes introductifs présentés en particulier par la SPA et par le CCI, permettront aux camarades de commencer à se situer dans le débat et aussi, de façon tout aussi importante, de comprendre pourquoi cette question théorique ne se pose pas en dehors de la réalité et des préoccupations concrètes de la lutte, mais qu'elle est le facteur déterminant fondamental de la situation dans laquelle nous vivons aujourd'hui.[12]
Cela vaut la peine de reprendre une question d'un jeune étudiant qui a exprimé, en peu de mots, la contradiction flagrante entre l'apparence et la réalité dans le capitalisme d'aujourd'hui : "De nombreuses personnes ressentent la décadence, nous - les étudiants sans diplôme - sommes soumis à l'idéologie bourgeoise, nous avons le sentiment qu'il existe une société opulente, comment pouvons-nous exprimer la décadence avec des mots plus concrets ?". Il est vrai qu'un aspect de l'idéologie bourgeoise (au moins dans les pays industrialisés) est la prétention que nous vivons dans un monde de "consommation abondante" - et il est vrai que dans les rues de Séoul, les magasins croulant sous les matériels électroniques paraissent donner un semblant de réalité à cette idéologie. Cependant, il est d'une évidence flagrante que la jeunesse coréenne rencontre aujourd'hui les mêmes problèmes que les jeunes prolétaires de partout ailleurs : chômage, contrats de travail précaires, difficulté générale à trouver du travail, prix élevé du logement. Cela fait partie de la tâche des communistes de montrer clairement à la classe ouvrière d'aujourd'hui le lien entre le chômage de masse dont elle est la victime et la guerre permanente et généralisée qui est l'autre aspect fondamental de la décadence du capitalisme, comme nous avons essayé de le mettre en évidence dans notre brève réponse à cette question.
Certainement l'une des questions parmi les plus importantes en discussion, non seulement à la Conférence mais dans le mouvement en Corée en général, est celle de la lutte de classe et de ses méthodes. Comme nous l'avons compris, d'après les interventions au cours de la Conférence et aussi dans les discussions informelles à l'extérieur, la question syndicale pose un réel problème aux militants qui ont pris part aux luttes de la fin des années 1980. D'une certaine façon, la situation en Corée est analogue à celle de la Pologne, à la suite de la création du syndicat Solidarnosc et elle constitue, jusqu'à aujourd'hui, une autre démonstration de la profonde vérité des principes de la Gauche communiste : dans la décadence du capitalisme, il n'est plus possible de créer des organisations de masse permanentes de la classe ouvrière. Même les syndicats formés dans le feu de la lutte, comme ce fut le cas en Corée, ne peuvent que devenir des accessoires de l'Etat, des moyens non de renforcer la lutte ouvrière mais de renforcer l'emprise de l'Etat sur celle-ci. Pourquoi en est-il ainsi ? La raison fondamentale est qu'il est impossible pour la classe ouvrière d'obtenir du capitalisme dans sa période de décadence, des réformes durables. Les syndicats perdent la fonction qu'ils avaient à l'origine et restent attachés à la préservation du capitalisme. Ils ont acquis un point de vue national, souvent en outre restreint à un seul corps de métier ou d'industrie, et non un point de vue international commun à tous les travailleurs : ils sont inévitablement soumis à la logique du capitalisme et de ses questions comme "qu'est-ce que le pays peut se permettre ?", ou "qu'est-ce qui est bon pour l'économie nationale ?". C'est en fait un reproche que nous avons entendu adresser aux syndicats en Corée - ces derniers en étaient même arrivés à pousser les ouvriers à limiter leurs revendications à ce que les patrons étaient prêts à payer, plutôt que de se baser sur les besoins des ouvriers eux-mêmes.[13]
Face à cette inévitable trahison des syndicats et à leur intégration à l'appareil d'Etat démocratique, les camarades coréens ont cherché une réponse dans les idées de la Gauche communiste. En conséquence, la notion de "conseils ouvriers" a soulevé parmi eux un grand intérêt. Le problème est qu'il y a une tendance générale à voir les conseils ouvriers non comme l'organe du pouvoir ouvrier dans une situation révolutionnaire, mais comme une nouvelle sorte de syndicat, capable d'exister en permanence au sein du capitalisme. En fait, cette idée a même été théorisée sur un plan historique dans une présentation sur "La stratégie du mouvement des conseils dans la période actuelle en Corée du Sud, et comment la mettre en pratique", par le Militants Group for Revolutionary Workers' Party. Nous devons dire que cette présentation met l'histoire complètement sur la tête quand elle proclame que les conseils ouvriers créés en 1919, pendant la révolution allemande, se sont développés à partir des syndicats ![14] A notre avis, il ne s'agit pas ici d'une simple inexactitude historique qui pourrait être corrigée par un débat universitaire. Plus profondément le problème vient du fait qu'il est extrêmement difficile d'accepter qu'en dehors d'une période révolutionnaire, il est simplement impossible aux ouvriers d'être en lutte de manière permanente. Les militants qui sont pris dans cette logique, indépendamment de la sincérité de leur désir de travailler pour la classe ouvrière, et même indépendamment des positions politiques prolétariennes qu'ils peuvent défendre de manière authentique, courent le risque de tomber dans le piège de l'immédiatisme, de courir sans cesse après une activité "pratique" qui n'a rien à voir avec ce qui est concrètement possible dans la situation historique telle qu'elle existe.
Selon la vision prolétarienne du monde, poser la question de cette façon rend la réponse impossible. Comme l'a dit un délégué du CCI : "Si les ouvriers ne sont pas en lutte, il est alors impossible de leur mettre un pistolet sur la tempe et de leur dire ‘Vous devez combattre !' ". Il n'est pas possible non plus pour les révolutionnaires de lutter "au nom de la classe ouvrière". Les révolutionnaires ne peuvent pas provoquer la lutte de classe : ce n'est pas un principe, c'est un simple fait historique. Ce qu'ils peuvent faire, c'est contribuer au développement de la prise de conscience par la classe ouvrière de son identité de classe, de sa place dans la société en tant que classe ayant ses intérêts propres et surtout des objectifs révolutionnaires qui vont au-delà de la lutte immédiate, au-delà de la situation immédiate des ouvriers dans les usines, dans les bureaux ou dans les files d'attente pour l'allocation chômage. C'est l'une des clés pour comprendre des soulèvements en apparence "spontanés", tel celui de 1905 en Russie : malgré le fait que les révolutionnaires de cette époque n'ont pas joué un grand rôle dans l'explosion soudaine de la lutte, le terrain avait été préparé depuis des années par l'intervention systématique de la Social-Démocratie (les révolutionnaires de l'époque), qui a joué un rôle décisif en développant la conscience de l'identité de classe des ouvriers.[15] En quelques mots, en dehors des périodes de luttes ouvrières ouvertes, une des tâches essentielles des révolutionnaires est de faire la propagande pour le développement des idées qui renforceront la lutte à venir.
Il y a une autre question, soulevée dans la présentation faite par Loren Goldner et par le délégué de Perspective Internationaliste, qui ne doit pas rester sans réponse : l'idée que la "recomposition" de la classe ouvrière - en d'autres termes, d'un côté, la tendance vers la disparition des usines géantes caractéristiques de la fin du 19e et du 20e siècles en faveur d'unités de production géographiquement dispersées et, d'un autre côté, le développement croissant des conditions de travail précaires pour les ouvriers, spécialement pour les jeunes travailleurs (contrats à court terme, chômage, travail à temps partiel, etc.) - a conduit à la découverte de "nouvelles méthodes de lutte" qui vont "au-delà du lieu de travail". Les exemples les plus notables de ces "nouvelles méthodes de lutte" sont les "piquets volants", prétendument inventés en 2001 par le mouvement des piqueteros en Argentine et par les émeutiers des banlieues françaises en 2005. Nous ne nous proposons pas dans cet article de répondre à l'enthousiasme des camarades pour les émeutes françaises et pour le mouvement des piqueteros et qui, à notre avis, est profondément erroné.[16] Cependant nous pensons vraiment nécessaire de nous attaquer à une erreur politique plus générale qui est exprimée dans ces positions et selon laquelle la conscience révolutionnaire des ouvriers dépend de leur expérience immédiate, au jour le jour, sur leur lieu de travail.
En fait, non seulement les conditions de travail précaires et les "piquets volants" ne sont pas une nouveauté historique,[17] mais les supposées "nouvelles formes de luttes" qui sont en général offertes à notre admiration ne sont rien d'autre que l'expression de l'impuissance des ouvriers dans une situation donnée : les émeutes des gamins des banlieues françaises en 2005 en sont un exemple classique. La réalité, c'est que (dans la période de décadence du capitalisme) à chaque fois que la lutte ouvrière acquiert une certaine indépendance, elle tend à s'organiser non dans des syndicats mais dans des assemblées de masse avec élection de délégués ; en d'autres termes, dans une forme organisée qui, à la fois, vient des soviets et les préfigure. L'exemple historique récent le plus frappant est sans doute celui des luttes en Pologne en 1980 ; une autre expérience, elle aussi dans les années 1980, a été celle des COBAS (des comités de base) formés pendant les luttes massives des enseignants en Italie (pas vraiment un secteur industriel "traditionnel" !). Plus proche de nous dans le temps, nous pouvons signaler les grèves à Vigo (Espagne) en 2006.[18] Ici, les ouvriers des constructions mécaniques qui ont commencé la grève, travaillaient avec des contrats précaires dans de petits ateliers industriels. Puisqu'il n'y avait pas une seule grande usine sur laquelle la lutte pouvait se focaliser, ils ont tenu des assemblées massives, non sur les lieux de travail, mais sur les places de la ville. Ces assemblées massives se rapportaient à une forme d'organisation qui avait déjà été utilisée en 1972, dans cette même ville.
La question est donc celle-ci : pourquoi, à la fin du 19e siècle, le développement d'une force de travail massive et précaire a-t-il conduit à la formation des premiers syndicats de masse d'ouvriers non spécialisés, alors qu'au 21e siècle ce n'est plus le cas ?
Pourquoi les ouvriers de Russie ont-ils, en 1905, inventé les conseils ouvriers - les soviets - que Lénine a appelés "La forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat" ? Pourquoi les assemblées massives sont-elles devenues la forme d'organisation ouvrière typique pour la lutte, chaque fois que les ouvriers réussissent à développer leur autonomie et leur force ?
A notre avis, comme nous l'avions dit lors de la Conférence, la réponse se trouve non dans des comparaisons sociologiques, mais dans une compréhension politique beaucoup plus profonde du changement dans la période historique qui a eu lieu au début du 20e siècle, changement qui a été décrit par la Troisième Internationale comme l'ouverture d'une "époque de guerres et de révolutions".
En outre, la vision sociologique de la classe ouvrière défendue par PI et par Loren Goldner est frappante dans le fait qu'elle révèle une sous-estimation totale des capacités théoriques et politiques du prolétariat : c'est presque comme si les ouvriers n'étaient pas capables de penser au-delà de ce qui peut leur arriver sur leur lieu de travail, comme si leur cerveau s'éteignait sitôt qu'ils quittaient leur travail, comme s'ils ne se sentaient pas concernés par l'avenir de leurs enfants (problèmes d'école, éducation, décomposition de la société), par la solidarité avec ceux qui sont âgés ou malades, avec les générations à venir (problèmes par rapport au déclin des services de santé, des régimes de retraites), comme s'ils étaient incapables d'avoir un regard critique sur les problèmes d'environnement ou la barbarie sans fin de la guerre et de faire le lien entre ce qu'ils apprennent sur ce qui se passe dans le monde et leur expérience directe propre par rapport à l'exploitation capitaliste sur le lieu de travail.
Cette compréhension politique et historique large du monde n'est pas nécessaire seulement pour la lutte immédiate. Si le prolétariat mondial réussit à renverser le capitalisme, il devra bâtir à sa place une société entièrement nouvelle, une société telle qu'elle n'a jamais existé dans l'histoire de l'humanité. Pour accomplir une telle tâche, il doit pouvoir développer la compréhension la plus profonde de l'histoire de l'humanité, il doit pouvoir se revendiquer comme étant l'héritier des plus grandes réalisations de l'humanité en matière d'art, de science et de philosophie. C'est ce pourquoi précisément sont faites les organisations politiques de la classe ouvrière : elles sont un moyen par lequel les ouvriers accèdent à une pensée plus générale sur leur condition et sur les perspectives qui leur sont ouvertes.[19]
Nous avons déjà publié le texte de la Déclaration sur notre site Web et dans notre presse, et nous ne répéterons pas ici son contenu.[20] Le débat autour de cette Déclaration s'est concentré sur la proposition, mise en avant par un membre du Ulsan Labour Education Committee, d'attribuer la responsabilité majeure des tensions croissantes dans la région à la présence américaine et, par conséquent, de présenter la Corée du Nord comme une "victime" de la politique américaine d' "endiguement". Nous pensons que cette proposition, ainsi que le soutien qu'elle a reçu de la part de quelques uns des membres de la Conférence les plus influencés par le trotskisme, était significative de la difficulté que rencontrent de nombreux camarades coréens pour rompre avec l'idéologie "anti-impérialiste" des années 1980 (c'est-à-dire essentiellement anti-américaine) et d'un attachement persistant à la défense de la Corée du Nord et donc au nationalisme coréen, malgré leur rejet indubitablement sincère du stalinisme.
Le CCI et plusieurs membres de la SPA ont vigoureusement argumenté contre le fait de vouloir altérer ce qui constituait la force principale de la Déclaration. Comme nous l'avons souligné dans le débat sur cette Déclaration, à la fois à Séoul et à Ulsan, l'idée que, dans un conflit impérialiste, un pays est plus à "blâmer" qu'un autre est exactement la même que celle qui a permis aux traîtres de la Social-Démocratie d'appeler les ouvriers à soutenir "leur" nation en 1914 : les ouvriers allemands contre la "barbarie tsariste", les ouvriers français contre le "militarisme prussien", les ouvriers britanniques en soutien à la "courageuse petite Belgique" et ainsi de suite. Pour nous, la période de décadence du capitalisme a démontré toute la profondeur de la compréhension de Rosa Luxemburg du fait que l'impérialisme n'est pas la faute de tel ou tel pays, mais que c'est une caractéristique fondamentale du capitalisme lui-même : dans cette période, tous les Etats sont impérialistes. La seule différence entre le géant américain et le nain nord coréen est la dimension de leurs appétits impérialistes et leur capacité à les satisfaire.
Deux autres objections qui, à notre avis valent la peine d'être mentionnées, sont apparues au cours de la discussion. La première a été la proposition d'un camarade du groupe Solidarity for Workers' Liberation d'inclure un point dénonçant le fait que le gouvernement de la Corée du Sud a pris prétexte de la situation de tension pour renforcer les mesures de répression. Cette suggestion pleinement justifiée a été formulée pendant la discussion à Séoul, et la version finale qui a été débattue à Ulsan le jour suivant (et depuis publiée) a été modifiée en conséquence.
La deuxième objection, de la part d'un camarade du groupe Sahoejueo Nodongja,[21] était que la situation présente n'était pas si grave et que si on la dénonçait maintenant, cela accréditerait l'idée d'une guerre épouvantable orchestrée par la bourgeoisie pour poursuivre ses objectifs propres. A notre avis, cette objection n'est pas déraisonnable, mais elle est néanmoins erronée. Qu'elle soit ou non imminente, cette menace de guerre en Extrême Orient est bel et bien suspendue au dessus de cette région et il ne fait aussi aucun doute que les tensions entre les principaux acteurs sur la scène impérialistes (Chine, Taiwan, Japon, Etats-Unis, Russie) sont en train de s'aggraver. Nous considérons que, dans cette situation, il est d'une grande importance que les internationalistes soient capables de dénoncer la responsabilité de tous les camps impérialistes : en agissant ainsi, nous suivons les pas de Lénine, de Luxemburg et de la Gauche de la Seconde Internationale qui ont combattu pour que la résolution internationaliste soit votée par le Congrès de Stuttgart en 1907. C'est une responsabilité primordiale des organisations révolutionnaires que de prendre position, au sein du prolétariat, sur les événements cruciaux des conflits impérialistes ou de la lutte de classe.[22]
Pour conclure sur ce point, nous voulons saluer le soutien internationaliste fraternel apporté à la Déclaration par la délégation de PI et par d' autres camarades en tant qu'individus présents à la Conférence.
A la réunion finale, avant le départ de notre délégation, le CCI et la SPA se sont trouvés totalement d'accord sur l'évaluation générale de la Conférence. Les points soulevés les plus significatifs ont été les suivants :
1. Le fait que cette Conférence ait pu avoir lieu constitue en lui-même un événement d'importance historique, puisque pour la première fois, les positions de la Gauche communiste sont défendues et commencent à prendre racine dans un pays hautement industrialisé d'Extrême Orient.
2. La SPA a considéré que les discussions qui ont eu lieu pendant la Conférence ont été d'une importance particulière puisqu'elles ont mis en évidence de manière concrète la différence fondamentale entre la Gauche communiste et le Trotskisme. En agissant ainsi, la Conférence a renforcé la détermination de la SPA de développer sa propre compréhension des principes de la Gauche communiste et de les rendre plus largement disponibles pour le mouvement ouvrier coréen.
3. La Déclaration sur les essais nucléaires de la Corée du Nord a été l'expression des positions internationalistes de la Gauche communiste, en particulier de la SPA et du CCI. Le débat sur la Déclaration a révélé le problème des tendances nationalistes qui subsistent dans le mouvement ouvrier coréen. Dans le "Réseau", il y a des divergences sur cette question qui demeurent non résolues dans le milieu et la SPA est déterminée à œuvrer pour, à terme, les surmonter.
4. L'une des questions les plus importantes pour les débats à venir est celle des syndicats. Il sera nécessaire pour les camarades en Corée d'analyser leur histoire là-bas, notamment depuis les années 1980, à la lumière de l'expérience historique du prolétariat mondial telle qu'on la trouve concentrée dans les positions défendues par la Gauche communiste.
En même temps que toute l'importance qu'elle revêt, nous sommes bien conscients que cette Conférence ne représente qu'un premier pas dans le développement de la présence des principes de la Gauche communiste en Extrême Orient et d'un travail commun entre les révolutionnaires de l'Est et de l'Ouest. Ceci dit, nous considérons que le fait que la Conférence ait eu lieu, ainsi que les débats en son sein, ont confirmé deux points sur lesquels le CCI a toujours insisté et qui seront fondamentaux pour la construction du futur parti communiste mondial de la classe ouvrière.
Le premier des deux est le fondement politique sur lequel une telle organisation sera construite. Sur toutes les questions fondamentales - la question syndicale, la question parlementaire, la question du nationalisme et des luttes de libération nationale - le développement d'un mouvement internationaliste nouveau ne peut s'accomplir qu'à partir des bases établies par les petits groupes de la Gauche communiste entre les années 1920 et 50 (notamment par Bilan, le KAPD, le GIK, la GCF), d'où le CCI tire sa filiation.[23]
Pour le second, la conférence en Corée et l'appel explicite de la SPA à "réaliser la solidarité du prolétariat mondial" constitue déjà une nouvelle confirmation que le mouvement internationaliste ne se développe pas sur les bases d'une fédération de partis nationaux existants, mais directement à un niveau international [24]. Ceci représente une avancée historique par rapport à la situation dans laquelle la Troisième Internationale s'est créée, en pleine révolution et sur la base des fractions de gauche qui sont sorties des partis nationaux de la Seconde Internationale. Ceci est aussi le reflet de la nature de la classe ouvrière aujourd'hui : une classe qui, plus que jamais dans l'histoire, est unie dans un processus de production mondial et dans une société capitaliste globale dont les contradictions ne peuvent être surmontées que par son renversement à l'échelle mondiale, pour être remplacée par une communauté humaine mondiale.
John Donne / Heinrich Schiller
[1] Nous devrions aussi mentionner l'invention, au 15e siècle, de l'alphabet hangeul (han-gûl), peut-être la première tentative de transcription d'une langue sur la base d'une étude scientifique de sa phonologie.
[2] Ceci inclut la prostitution imposée à des milliers de femmes coréennes dans les bordels de l'armée japonaise et la destruction de l'ancienne économie agraire, dans la mesure où la production coréenne était de plus en plus dépendante des exigences du Japon lui-même.
[3] "Les Etats-Unis sont intéressés par la création de barrières militaires entre les régions non communistes et les régions communistes. Pour que cette barrière soit efficace, les régions séparées doivent être stables (...). Les Etats-Unis doivent déterminer les causes particulières de l'instabilité et contribuer, de manière intelligente et audacieuse, à sa suppression. Notre expérience en Chine a montré qu'il est inutile de temporiser avec les causes de l'instabilité, qu'une politique qui cherche une stabilisation temporaire est condamnée à l'échec quand le désir général est à un changement permanent." Melvin Conant Jnr, "JCCR : an object lesson", dans Far Eastern Survey, 2 Mai 1951.
[4] "Les dragons asiatiques s'essoufflent" [1489] , Revue Internationale n°89 (1997)
[5] "La première et la plus importante source de financement a été l'acquisition par les "chaebols" des biens assignés, à des prix nettement sous-évalués. Au lendemain de la guerre ils représentaient 30 % du patrimoine sud-coréen anciennement détenu par les japonais. Initialement placés sous la tutelle de l'Office américain des biens assignés, ils ont été distribués par l'Office lui-même et par le gouvernement ensuite." Ibid., Revue Internationale n°89.
[6] Nous ne proposons pas, dans cet article, de traiter de la situation de la classe ouvrière en Corée du Nord, qui a eu à souffrir toutes les horreurs d'un régime stalinien ultra militariste.
[7] Andrew Nahm, A history of the Korean people.
[8] Les cas des Philippines et du Brésil sont des exemples qui viennent immédiatement à l'esprit.
[9] Quelques camarades du SGWC ont pris part à la Conférence de façon individuelle.
[10] En plus de la SPA, les groupes coréens suivants appartenant au "Réseau" ont donné des présentations à la Conférence : Solidarity for Workers' Liberation, Ulsan Labour Education Committee, Militants group for Revolutionary Workers' Party. Une présentation sur la lutte de classe a aussi été faite, à titre individuel, par Loren Goldner.
[11] Ceci a été particulièrement vrai de la discussion sur la décadence qui s'est tenue à Séoul : cette partie de la Conférence était ouverte au public et incluait la présence d'un certain nombre de jeunes étudiants ayant peu ou même aucune expérience politique.
[12] Nous ne nous proposons pas d'examiner ici la position du groupe Perspective Internationaliste sur "la domination formelle et réelle du capital". Nous avons déjà assez longuement traité de ce sujet dans la Revue Internationale n°60 [1490] , publiée en 1990, à une époque où PI continuait encore à s'appeler la "Fraction Externe du CCI". Il est néanmoins intéressant de mentionner que les premiers efforts de PI pour démontrer dans la pratique la supériorité de sa "nouvelle" compréhension théorique ont peu convaincu, puisque PI continuait à affirmer, deux ans après la chute du Mur de Berlin, que les événements d'Europe de l'Est représentaient un véritable renforcement de la Russie !
[13] Ce compte-rendu reste inévitablement extrêmement schématique et susceptible d'être corrigé et précisé. Nous pouvons seulement regretter que la présentation du camarade de ULEC (Ulsan Labour Education Committee) sur l'histoire du mouvement ouvrier coréen ait été beaucoup trop longue pour être traduite en anglais et nous soit donc inaccessible. Nous espérons qu'il sera possible aux camarades de préparer et de traduire une version plus brève de leur texte qui en résumerait les points principaux.
[14] En fait, les syndicats ont été, pendant la révolution allemande, les pires ennemis des soviets. Pour un compte-rendu de la révolution allemande, voir les articles publiés dans la Revue Internationale n° 80 à 82 [1491] .
[15] Voir notre série sur la révolution de 1905 [1492] publiée dans les n° 120,122,123,125 de la Revue Internationale.
[16] Pour plus de détails sur ces sujets, voir, par exemple, "Emeutes dans les banlieues françaises : face au désespoir, seule la classe ouvrière est porteuse d'avenir" [1493] et "Argentine : la mystification des piqueteros" [1494] , publié dans la Revue Internationale n° 119.
Nous devons dire aussi que le fait de mettre en avant l'idée de la "disparition" de l'industrie à main d'œuvre massive, est apparu comme quelque chose de surréaliste dans la ville de Ulsan où l'usine Hyundai emploie à elle seule 20.000 ouvriers !
[17] Si nous prenons pour exemple l'idée que le "travail précaire" a conduit à l'invention des "piquets volants" comme "nouvelle forme de lutte", nous pouvons voir que cette idée est simplement dépourvue de fondement historique. Le piquet volant (c'est-à-dire une délégation d'ouvriers en lutte allant dans d'autres lieux de travail pour entraîner les autres ouvriers dans le mouvement) est quelque chose qui existe depuis longtemps : pour prendre le seul exemple de la Grande-Bretagne, le piquet volant a été très utilisé dans deux luttes importantes des années 1970 : les grèves des mineurs en 1972 et en 1974, lorsque les mineurs ont envoyé des piquets aux centrales électriques, ou la grève des ouvriers du bâtiment en 1972, à l'occasion de laquelle ils envoyèrent des piquets pour répandre la grève sur différents chantiers. L'existence d'une force de travail "précaire" n'a elle non plus rien de nouveau. C'est précisément l'apparition d'une force de travail non qualifiée et précaire (spécialement dans les docks) qui a conduit à la formation du "General Labourers' Union" par le syndicaliste révolutionnaire Tom Mann, en 1889 (Engels et Eleonor, la fille de Marx, ont aussi été impliqués dans le développement de ce syndicat).
[18] Voir l'article [1495] publié dans Internationalisme.
[19] Les communistes "n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien." Le Manifeste communiste.
[20] La Déclaration peut-être lue ici [1496]
[21] "Ouvrier socialiste". Malgré son nom, ce groupe n'a rien à voir avec le Socialist Workers' Party de Grande-Bretagne. Nous présentons par avance nos excuses au camarade si nous nous sommes mépris sur sa ligne de pensée. La barrière de la langue a pu nous amener à une erreur d'interprétation.
[22] Le fait que, dans cette Conférence, les internationalistes ne soient pas demeurés sans voix face à la menace de guerre constitue, à notre avis, un vrai pas en avant, si on le compare aux Conférences de la Gauche communiste de la fin des années 1970 où les participants - et notamment Battaglia Comunista et de la CWO - ont refusé toute déclaration commune sur l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS.
[23] D'après PI, nous devons aller "au-delà de la Gauche communiste". Aucun des groupes que nous avons cités n'aurait prétendu avoir le dernier mot sur ces questions : l'histoire va de l'avant et nous parvenons à une meilleure compréhension de l'expérience historique. Mais il est impossible de construire une maison sans en avoir au préalable posé les fondations et, à notre avis, les seules fondations sur lesquelles il est possible de construire sont celles posées par nos prédécesseurs de la Gauche communiste. La logique de la position de PI est de jeter par-dessus bord l'histoire d'où nous provenons - et de déclarer que "l'histoire commence avec nous". Aussi détestable que cette idée puisse paraître à PI, elle n'est rien d'autre qu'une variante de la position bordiguiste selon laquelle "le Parti" (ou, pour le BIPR, le "Bureau") est l'unique source de sagesse et n'a rien à apprendre de qui que ce soit.
[24] Cet aspect du développement de la future organisation internationale a été matière à polémique entre le CCI et le BIPR dans les années 1980, le BIPR soutenant qu'une organisation internationale ne peut être construite que sur la base d'organisations politiques préexistant dans les différents pays. La pratique réelle du mouvement internationaliste d'aujourd'hui invalide totalement cette théorie du BIPR.
Dans ce numéro de la Revue internationale, nous republions le deuxième article de Bilan n° 31 (mai-juin 1936) de la série Les problèmes de la période de transition, écrite par Mitchell. Après avoir exposé, dans le premier article de cette série [1499] (republié dans la Revue Internationale n° 128), les conditions historiques générales de la révolution prolétarienne, Mitchell retrace l'évolution de la théorie marxiste de l'Etat, en lien étroit avec les moments les plus importants de la lutte de la classe ouvrière contre le capitalisme - 1848, la Commune de Paris et la Révolution russe. Suivant les traces de L'Etat et la Révolution (1917) de Lénine, il montre comment le prolétariat a progressivement clarifié la question de ses relations à l'Etat au cours de ces expériences fondamentales : depuis le concept général selon lequel l'Etat, en tant qu'instrument d'oppression d'une classe par l'autre, devait nécessairement disparaître dans la société communiste, jusqu'aux étapes les plus concrètes de la compréhension de la manière dont le prolétariat atteindrait ce but, en détruisant l'ordre bourgeois et en érigeant à sa place une nouvelle forme d'Etat destinée à dépérir après une période de transition plus ou moins longue. Les études de Mitchell vont plus loin que le niveau de compréhension atteint par le livre de Lénine en étant capables de prendre en compte les leçons cruciales de la révolution d'Octobre et les terribles difficultés auxquelles elle a fait face du fait de son isolement international : avant tout, la nécessité d'éviter toute identification entre le prolétariat, ses organes de classe spécifiques (que Mitchell définissait comme étant les soviets, le parti et les syndicats) et l'appareil d'ensemble de l'Etat de transition qui constitue, par nature, un fléau hérité de la vielle société et qui est inévitablement plus vulnérable au danger de corruption et dégénérescence. De ce point de vue, le parti bolchevique s'était complètement trompé à la fois en identifiant la dictature du prolétariat avec l'Etat de transition, et en s'identifiant lui-même de façon croissante avec ce dernier.
Produit d'un processus intense de réflexion et de clarification, le texte de Mitchell contient certaines faiblesses de la Gauche communiste italienne et belge des années 1930, mais aussi recèle ce qui en fait la force : ainsi, alors qu'il argumente que le parti ne devrait pas se fondre dans l'Etat, le texte continue à soutenir que la tâche du parti est d'exercer la dictature du prolétariat ; ou encore, alors qu'il débute en posant clairement que la collectivisation des moyens de production n'est pas identique au socialisme, il se termine en continuant à défendre que, l'économie de l'URSS étant collectivisée, celle-ci n'était pas à cette époque un Etat capitaliste, cependant tout en reconnaissant bien sûr que le prolétariat russe était soumis à l'exploitation capitaliste. Nous avons plus amplement examiné ces contradictions dans des articles précédents (voir "L'énigme russe et la Gauche communiste d'Italie" [1402], 1933-1946 dans la Revue internationale n° 106 et "Les années 1930 - le débat sur la période de transition" [1499], dans la Revue internationale n° 128), mais ces faiblesses ne compromettent pas la clarté d'ensemble de ce texte qui demeure une contribution fondamentale à la théorie marxiste de l'Etat.
Dans notre exposé introductif nous pensons avoir dégagé l'idée essentielle qu'il n'existe et ne peut exister aucun synchronisme entre la maturité historique de la Révolution prolétarienne et sa maturité matérielle aussi bien que culturelle. Nous vivons dans l'ère des révolutions prolétariennes parce que le progrès social ne peut se poursuivre qu'à la condition que disparaisse l'antagonisme de classe qui, jusqu'ici, fut le fondement de ce même progrès à une époque considérée comme la préhistoire du genre humain.
Mais la réappropriation collective des richesses développées par la société bourgeoise supprime seulement la contradiction entre la forme sociale des forces productives et leur appropriation privée. Elle n'est rien de plus que la condition "sine qua non" du développement ultérieur de la société. Elle ne comporte aucun automatisme pour l'épanouissement social. Elle ne contient en soi aucune des solutions constructives du Socialisme tout comme elle ne peut faire d'emblée table rase de toutes les inégalités sociales.
Point de départ, la collectivisation des moyens de production et d'échange n'est pas le socialisme, mais sa condition fondamentale. Elle n'est encore qu'une solution juridique aux contradictions sociales et, par elle-même, ne comble nullement les déficiences matérielles et spirituelles dont le prolétariat hérite du capitalisme. L'Histoire "surprend" le prolétariat et l'oblige à réaliser sa mission dans un état d'impréparation que le plus ferme idéalisme et le plus grand dynamisme révolutionnaires ne peuvent transformer d'emblée en une pleine capacité pour lui de résoudre tous les redoutables et complexes problèmes qui surgissent.
Tant après qu'avant la conquête du pouvoir, le prolétariat doit suppléer à l'immaturité historique de sa conscience en s'appuyant sur son parti - qui reste son guide et son éducateur dans la période de transition entre le capitalisme et le communisme. De même le prolétariat ne peut parer à l'insuffisance temporaire des forces productives que le capitalisme lui lègue qu'en recourant à l'Etat, organisme de contrainte, "fléau dont le prolétariat hérite dans sa lutte pour arriver à sa domination de classe mais dont il devra, comme l'a fait la Commune, et dans la mesure du possible atténuer les plus fâcheux effets, jusqu'au jour où une génération élevée dans une société d'hommes libres et égaux, pourra se débarrasser de tout fatras gouvernemental." (Engels).
La nécessité de "tolérer" l'Etat pendant la phase transitoire s'échelonnant entre le capitalisme et le communisme, résulte du caractère spécifique de cette période définie par Marx dans sa Critique de Gotha : "Nous avons affaire à une société communiste non pas telle qu'elle s'est développée sur les bases qui lui sont propres, mais telle qu'elle vient, au contraire, de sortir de la société capitaliste ; par conséquent une société qui, sous tous les rapports : économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l'ancienne société des flancs de laquelle elle sort."
Nous examinerons quels sont ces stigmates lorsque nous analyserons les catégories économiques et sociales que l'économie prolétarienne hérite du capitalisme mais qui sont appelées à "dépérir" en même temps que l'Etat prolétarien.
Evidemment, il serait vain de se dissimuler le danger mortel qu'offre, pour la révolution prolétarienne, la survivance de cette servitude que constitue l'Etat, même ouvrier. Mais partir de l'existence en soi de cet Etat pour conclure à l'inévitable dégénérescence de la Révolution équivaudrait à faire fi de la dialectique historique comme à renoncer à la Révolution elle-même.
D'autre part, subordonner le déclenchement de la Révolution à la capacité pleinement réalisée par les masses d'exercer le pouvoir, reviendrait à renverser les données du problème historique tel qu'il se pose, à nier en somme la nécessité de l'Etat transitoire tout comme celle du parti. En définitive, ce postulat rejoint logiquement celui qui fonde la Révolution sur la "maturité" des conditions matérielles, et que nous avons examiné dans la première partie de cette étude
Nous reviendrons par la suite sur le problème de la capacité de gestion des masses prolétariennes.
Si le prolétariat victorieux se trouve donc amené, de par les conditions historiques à devoir subir un Etat pendant une période plus ou moins prolongée, il lui importe cependant de savoir de quel Etat il s'agira.
La méthode marxiste permit, d'une part, de découvrir la signification de l'Etat dans les sociétés divisées en classes, d'en définir la nature, d'autre part, par une analyse des expériences révolutionnaires vécues dans le cours du siècle dernier par le prolétariat, de déterminer le comportement de celui-ci vis-à-vis de l'Etat bourgeois.
Marx et surtout Engels dégagèrent la notion de l'Etat de tout son fatras idéaliste. Mettant à nu la véritable nature de l'Etat, ils découvrirent qu'il n'était qu'un instrument d'asservissement aux mains de la classe dominante, dans une société déterminée, qu'il ne servait qu'à sauvegarder les privilèges économiques et politiques de cette classe et à imposer, par la contrainte et la violence, les règles juridiques correspondant au mode de propriété et de production sur lequel ces privilèges étaient fondés ; qu'enfin, l'Etat n'était que l'expression de la domination d'une minorité sur la majorité de la population. La charpente de l'Etat, en même temps aspect concret de la scission en classes de la société, c'était sa force armée et ses organes coercitifs, placés au-dessus de la masse du peuple, s'opposant à elle et excluant toute possibilité, pour la classe opprimée, de maintenir sa propre organisation "spontanée" de défense armée. La classe dominante ne pouvait tolérer la coexistence de ses propres instruments répressifs avec une force armée du peuple.
Pour ne prendre que des exemples tirés de l'Histoire de la société bourgeoise : en France, la révolution de février 1848 arma les ouvriers "qui se constituèrent en force dans l'Etat" (Engels) ; la bourgeoisie n'eut qu'une préoccupation : désarmer les ouvriers ; elle les provoqua en liquidant les ateliers nationaux et elle les écrasa au cours du soulèvement de juin. En France encore, après septembre 1870, fut formée, en vue de la défense du pays, une garde nationale, composée en majorité d'ouvriers : "L'antagonisme entre le gouvernement où il n'y avait, ou presque, que des bourgeois et le prolétariat en armes, éclata aussitôt... Armer Paris, c'était armer la Révolution. Pour Thiers, la domination des classes possédantes serait menacée tant que les ouvriers parisiens resteraient en armes. Les désarmer fut son premier souci." (Engels). D'où le 18 mars et la Commune.
Mais ayant pénétré le "secret" de l'Etat bourgeois (qu'il fût monarchique ou républicain, autoritaire ou démocratique), le prolétariat avait à définir à son égard sa propre politique. La méthode expérimentale du marxisme lui en donna les moyens.
A l'époque du Manifeste Communiste (1847), Marx avait bien marqué la nécessité pour le prolétariat de conquérir le pouvoir politique, de s'organiser en classe dominante, mais sans pouvoir préciser qu'il s'agissait pour lui de fonder son propre Etat. Il avait déjà prévu la disparition de tout Etat avec l'abolition des classes, mais il n'avait pu dépasser une formulation générale, encore abstraite. L'expérience française de 1848-1851 fournit à Marx la substance historique qui allait renforcer en lui l'idée de la destruction de l'Etat bourgeois, sans lui permettre cependant de délimiter les contours de l'Etat prolétarien appelé à le remplacer. Le prolétariat apparaît comme la première classe révolutionnaire dans l'histoire, à qui incombe la nécessité d'anéantir la machine bureaucratique et policière, de plus en plus centralisée, dont toutes les classes exploiteuses s'étaient servies jusqu'ici pour écraser les masses exploitées. Dans son 18 Brumaire, Marx souligna que "toutes les révolutions politiques n'ont fait que perfectionner cette machine au lieu de la briser." Le pouvoir centralisé de l'Etat, avec ses organes répressifs, remontait à la monarchie absolue ; la Bourgeoisie naissante s'en servit pour lutter contre la féodalité, la Révolution française ne fit que le débarrasser des dernières entraves féodales et le Premier Empire paracheva l'Etat moderne. La société bourgeoise développée transforma le pouvoir central en une machine d'oppression du prolétariat. Pourquoi l'Etat ne fut jamais détruit par aucune des classes révolutionnaires, mais conquis, Marx en donna l'explication fondamentale dans Le Manifeste : "les moyens de production et d'échange, sur la base desquels s'est édifiée la bourgeoisie, furent créés à l'intérieur de la société féodale". La Bourgeoisie, sur la base de positions économiques conquises graduellement, n'eut pas à détruire une organisation politique dans laquelle elle était parvenue à s'installer. Elle n'eut à supprimer ni la bureaucratie, ni la police, ni la force armée, mais à subordonner ces instruments d'oppression à ses fins propres, parce que la révolution politique ne faisait que substituer juridiquement une forme d'exploitation à une autre forme d'exploitation.
Par contre, le prolétariat était une classe exprimant les intérêts de l'Humanité et non des intérêts particuliers pouvant s'encastrer dans un Etat fondé sur l'exploitation : "Les prolétaires n'avaient rien à sauvegarder qui leur appartenait ; ils avaient à détruire toute garantie privée, toute sécurité privée existante" (Le Manifeste). La Commune de Paris fut la première réponse historique, encore bien imparfaite, à la question de savoir en quoi l'Etat prolétarien se différencierait de l'Etat bourgeois : la domination de la majorité sur la minorité dépossédée de ses privilèges, rendait inutile le maintien d'une machine bureaucratique et militaire, spécialement au service d'intérêts particuliers, à laquelle le prolétariat substituait, et son propre armement - pour briser toute résistance bourgeoise - et une forme politique lui permettant d'accéder progressivement à la gestion sociale. C'est en cela que "la Commune ne fut déjà plus un Etat au sens propre du mot". (Engels). Lénine souligna "qu'elle arrivait ainsi - œuvre gigantesque - à remplacer certaines institutions par des institutions de principe essentiellement différent".
Mais l'Etat prolétarien n'en conservait pas moins le caractère foncier de tout Etat : il restait un organe de coercition qui, bien qu'assurant la domination de la majorité sur la minorité, ne pouvait toujours qu'exprimer l'impuissance à supprimer temporairement le droit bourgeois ; il était, suivant l'expression de Lénine "un Etat bourgeois sans bourgeoisie" qui, sous peine de se retourner contre le prolétariat, devait être maintenu sous le contrôle direct de celui-ci et de son parti.
La théorie de la dictature du prolétariat, ébauchée dans Le Manifeste, mais qui puisa dans la Commune de 1871 ses premiers matériaux historiques - juxtaposa à la notion de destruction de l'Etat bourgeois, celle du dépérissement de l'Etat prolétarien. L'idée de la disparition de tout Etat, on la trouve déjà chez Marx, à l'état embryonnaire, dans sa Misère de la Philosophie ; mais ce fut surtout Engels qui la développa dans L'origine de la Propriété et L'Anti-Dühring tandis que par après, Lénine la commenta lumineusement dans L'Etat et la Révolution. Quant à la distinction fondamentale entre destruction de l'Etat bourgeois et extinction de l'Etat prolétarien, elle a été faite avec suffisamment de vigueur par Lénine pour que nous n'ayons pas à y insister ici, d'autant plus que nos considérations antérieures ne permettent aucune équivoque à ce sujet.
Ce qui doit retenir notre attention, c'est que le postulat du dépérissement de l'Etat prolétarien est appelé à devenir en quelque sorte la pierre de touche du contenu des révolutions prolétariennes. Nous avons déjà indiqué que celles-ci surgissaient dans un milieu historique obligeant le prolétariat victorieux à supporter encore un Etat, bien que ce ne pût être "qu'un Etat en dépérissement, c'est-à-dire constitué de telle sorte qu'il commence sans délai à dépérir et qu'il ne puisse pas ne point dépérir".(Lénine).
Le grand mérite du marxisme fut d'avoir démontré irréfutablement que jamais l'Etat ne fut un facteur autonome de l'Histoire, mais qu'il n'était qu'un produit de la société divisée en classes - la classe précédant l'Etat - tandis qu'il disparaîtrait avec les classes elles-mêmes. Si après la dissolution du communisme primitif, l'Etat avait toujours existé sous une forme plus ou moins évoluée, parce qu'il se superposait nécessairement à une forme d'exploitation de l'homme par l'homme, il n'en était pas moins vrai qu'il devait tout aussi nécessairement mourir au terme d'une évolution historique qui rendrait superflues toute oppression et toute contrainte, parce qu'elle aurait éliminé le "droit bourgeois" et que, suivant l'expression de Saint-Simon "la politique se serait résorbée toute entière dans l'économie".
Mais la science marxiste n'avait pas encore élaboré la solution au problème de savoir comment et par quel processus l'Etat disparaîtrait, problème qui était lui-même conditionné par celui du rapport entre le prolétariat et "son" Etat.
La Commune - ébauche de la dictature du prolétariat, expérience gigantesque qui n'évita ni la défaite, ni la confusion parce que. d'une part, elle naquit dans une période d'immaturité historique et que d'autre part, il lui manqua le guide théorique, le parti - n'apporta que quelques éléments premiers esquissant encore vaguement les rapports entre Etat et Prolétariat.
Marx, en 1875, dans sa Critique de Gotha dut encore s'en tenir à cette interrogation : "Quelle transformation subira l'Etat, dans une société communiste ?" (Marx vise ici la période de transition. N. d. l. R.) "Quelles fonctions sociales s'y maintiendront qui soient analogues aux fonctions actuelles de l'Etat ? Cette question ne peut être résolue que par la science et ce n'est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple au mot Etat qu'on fera avancer le problème d'un saut de puce."
Dans la Commune, Marx vit surtout une forme politique tout à fait expansive, tandis que les anciennes formes étaient essentiellement répressives ; " ...la forme politique, enfin trouvée, sous laquelle il était possible de réaliser l'émancipation du travail". (La Guerre Civile). Ce faisant, il posait seulement les données du problème capital de l'initiation et de l'éducation des masses qui auraient à se dégager de plus en plus de l'emprise de l'Etat pour enfin faire coïncider la mort de celui-ci avec la réalisation de la société sans classes. En ce sens, la Commune posait quelques jalons sur la voie de cette évolution. Elle montrait que si le prolétariat ne pouvait supprimer d'emblée le système des délégations, "il avait à prendre ses précautions contre ses propres subordonnés et ses propres fonctionnaires en les déclarant sans exception et en tout temps amovibles." (Engels). Et pour Marx, "rien ne pouvait être plus étranger à l'esprit de la Commune que de remplacer le suffrage universel (pour la désignation des mandataires N. d. l. R.) par un système de nominations hiérarchiques."
Mais l'élaboration théorique dut s'en tenir là. Et quarante ans plus tard, Lénine n'aura pas avancé en ce domaine. Dans son Etat et la Révolution, il s'en tiendra à des formulations banales et sommaires, se bornera à souligner la nécessité de "transformer les fonctions de l'Etat en des fonctions de contrôle et d'enregistrement si simples qu'elles soient à la portée de l'énorme majorité de la population et peu à peu de la population toute entière". Il ne pourra que se limiter, comme Engels, à énoncer ce à quoi correspondra la disparition de l'Etat, c'est-à-dire à l'ère de la liberté véritable en même temps qu'à la mort de la démocratie qui aura perdu toute signification sociale. Quant au processus suivant lequel s'élimineront toutes les servitudes qui seront comme l'arrière-faix du capitalisme, Lénine constatera que la "question reste ouverte du moment et des formes concrètes de cette mort de l'Etat, car nous n'avons pas de donnée qui nous permette de la trancher."
Ainsi restait non résolu le problème de la gestion d'une économie et d'un Etat prolétariens s'exerçant en fonction de la révolution internationale. Des principes régissant la solution politique de ce problème, le prolétariat russe se trouva dépourvu au moment où il s'engagea en Octobre 1917 dans la plus formidable expérience historique. Inévitablement les bolcheviks devaient sentir peser sur eux le poids écrasant de cette carence théorique au cours de leurs tentatives de délimiter les rapports entre Etat et Prolétariat.
Avec le recul d'où nous pouvons aujourd'hui considérer l'expérience russe, il apparaît que très probablement, si les bolcheviks et l'Internationale avaient pu acquérir une claire vision de cette tâche capitale, le reflux révolutionnaire à l'Occident, bien qu'il eût constitué quand même une entrave considérable au développement de la Révolution d'octobre, n'en aurait pas altéré le caractère internationaliste, et n'aurait pas provoqué sa rupture avec le prolétariat mondial en la conduisant à l'impasse du "socialisme en un seul pays".
Mais l'Etat soviétique ne fut pas considéré par les bolcheviks, au travers des terribles difficultés contingentes, essentiellement comme un "fléau dont le prolétariat hérite et dont il devra atténuer les plus fâcheux effets", mais comme un organisme pouvant s'identifier complètement avec la dictature prolétarienne, c'est-à-dire le Parti.
D'où résulta cette altération principale que le fondement de la dictature du prolétariat, ce n'était pas le Parti, mais l'Etat qui, par le renversement des rapports qui s'ensuivit, se trouva placé dans des conditions d'évolution aboutissant non à son dépérissement mais au renforcement de son pouvoir coercitif et répressif. D'instrument de la révolution mondiale, l'Etat prolétarien était appelé à devenir inévitablement une arme de la contre-révolution mondiale.
Bien que Marx, Engels et surtout Lénine eussent maintes fois souligné la nécessité d'opposer à l'Etat prolétarien son antidote prolétarien, capable d'empêcher sa dégénérescence, la Révolution russe, loin d'assurer le maintien et la vitalité des organisations de classe du prolétariat, les stérilisa en les incorporant à l'appareil étatique et ainsi dévora sa propre substance.
Même dans la pensée de Lénine, la notion "Dictature de l'Etat" devint prédominante. C'est ainsi qu'à la fin de 1918, dans sa polémique avec Kautsky (Révolution prolétarienne) il ne parvint pas à dissocier les deux notions opposées : Etat et Dictature du prolétariat. Il répliqua victorieusement à Kautsky pour ce qui concernait la définition de la dictature du prolétariat, sa signification fondamentale de classe (tout le pouvoir aux Soviets) ; mais à la nécessité de la destruction de l'Etat bourgeois et de l'écrasement de la classe dominante, il lia celle de la transformation des organisations prolétariennes en organisations étatiques. Il est vrai de dire que cette affirmation n'avait rien d'absolu, parce qu'elle se rapportait à la phase de guerre civile et de renversement de la domination bourgeoise et que Lénine visait les Soviets qui se substituaient en tant qu'instrument d'oppression sur la bourgeoisie à l'appareil d'Etat de cette dernière.
La difficulté énorme d'une juste orientation dans la question des rapports entre l'Etat et le Prolétariat et que Lénine ne put vaincre, provint précisément de cette double nécessité contradictoire de maintenir un Etat, organe de contrainte économique et politique restant sous le contrôle du prolétariat (donc de son parti) pendant que d'autre part devait être assurée la participation de plus en plus élargie des masses à la gestion et à l'administration de la société prolétarienne, alors que précisément cette participation ne pouvait s'exercer transitoirement qu'au sein d'organismes étatiques, corruptibles par nature.
L'expérience de la révolution russe révéla au prolétariat combien s'affirmait complexe et difficile la tâche de produire un climat social où put s'épanouir l'activité et la culture des masses.
La controverse sur la Dictature et la Démocratie se concentra précisément sur ce problème dont la solution devait donner la clef des révolutions prolétariennes. A cet égard, il faut souligner que les considérations opposées de Lénine et Luxembourg sur la "démocratie prolétarienne", partaient de la préoccupation qui leur était commune, de créer les conditions d'une expansion incessante des capacités des masses. Mais pour Lénine, le concept de la démocratie, même prolétarienne, impliquait toujours celui de l'oppression inévitable d'une classe sur une autre classe, que ce fût la domination bourgeoise écrasant le prolétariat ou la dictature du prolétariat s'exerçant sur la bourgeoisie. Et la "démocratie" disparaissait, comme nous l'avons déjà dit, au moment où elle se trouvait entièrement réalisée avec l'extinction des classes et de l'Etat, c'est-à-dire au moment où le concept de liberté recevait sa pleine signification.
A l'idée de Lénine d'une démocratie "discriminatoire", Luxembourg (Révolution russe) opposait celle de la "démocratie sans limites" qui représentait pour elle la condition nécessaire d'une "participation sans entraves des masses populaires" à la dictature du prolétariat. Celle-ci ne pouvait se réaliser qu'au travers de l'exercice total des libertés "démocratiques" : liberté illimitée de la presse, liberté politique entière, parlementarisme (bien que, par après, dans le programme de Spartacus, le sort du parlementarisme se trouvera subordonné à celui de la Révolution).
Le souci prédominant de Luxembourg, de ne pas voir les organes de la machine étatique entraver l'épanouissement de la vie politique du prolétariat et sa participation active aux tâches de la dictature, l'empêcha d'apercevoir le rôle fondamental conféré au Parti, puisqu'elle alla jusqu'à opposer Dictature de classe et Dictature de Parti. Son énorme mérite fut cependant d'avoir opposé, comme Marx le fit pour la Commune, le contenu social de la domination bourgeoise à celui de la domination prolétarienne : "la domination de classe de la bourgeoisie n'avait pas besoin d'une instruction et d'une éducation politique de toute la masse du peuple ou du moins pas au delà de certaines limites fort étroites, tandis que pour la dictature prolétarienne, elle est l'élément vital, l'air sans lequel elle ne peut pas exister". Dans le programme de Spartacus, elle reprit les données du problème capital de l'éducation des masses (dont la solution revient au parti) en posant que "l'histoire ne nous rend pas la tâche aussi facile qu'elle l'était pour les révolutions bourgeoises ; il ne suffit pas de renverser le pouvoir officiel au centre et de le remplacer par quelques douzaines ou quelques milliers d'hommes nouveaux. Il faut que nous travaillions de bas en haut."
Emporté par le processus contradictoire de la révolution russe, Lénine mettait sans cesse l'accent sur la nécessité d'opposer un "correctif" prolétarien et des organes de contrôle ouvrier, à la tendance de l'Etat transitoire à se faire corrompre.
Dans son rapport au Congrès des Soviets d'avril 1918 sur Les tâches actuelles du pouvoir soviétique, il soulignait la nécessité de surveiller constamment l'évolution des Soviets et du pouvoir soviétique : "il y a une tendance "petite bourgeoise" qui transforme les membres des Soviets en "parlementaires" ou en bureaucrates. Il faut lutter contre cela en attirant dans l'administration, tous les membres des Soviets". Dans ce but, Lénine préconisait "la participation de tous les pauvres à la pratique de l'administration, la participation gratuite de tout travailleur à l'administration de l'Etat, ses huit heures de travail productif une fois achevées. Il est bien difficile d'atteindre ce but, mais cette transition est essentielle pour le socialisme. La nouveauté des difficultés de cette tâche provoque naturellement des tâtonnements, de nombreuses fautes, des hésitations - tout cela est inévitable au cours de tout mouvement brusque en avant. L'originalité du moment présent aux yeux de beaucoup de ceux qui s'appellent socialistes, réside dans le fait qu'on s'était habitué à opposer le capitalisme au socialisme, mettant entre les deux le mot "bond" ".
Que dans le même rapport, Lénine fut amené à légitimer les pouvoirs dictatoriaux individuels, était l'expression non seulement d'une sombre situation contingente engendrant le "communisme de guerre", mais également du contraste déjà souligné entre, d'une part, un régime nécessaire de contrainte appliqué par la machine d'Etat et, d'autre part, le besoin pour la sauvegarde de la dictature prolétarienne de diluer ce régime dans l'activité grandissante des masses. "Autant, disait-il, nous devons mettre d'énergie à défendre les pouvoirs dictatoriaux des individus à de certaines fins exécutives déterminées, autant nous devons veiller à ce que les formes et les procédés de contrôle des masses soient multiples et variés afin de parer à toute ombre de déformation du pouvoir des Soviets et d'arracher sans cesse l'ivraie bureaucratique".
Mais trois ans de guerre civile et la nécessité vitale d'un redressement économique empêchèrent les bolcheviks de rechercher une ligne politique claire quant aux rapports entre les organes étatiques et le prolétariat. Non pas qu'ils n'eussent pas pressenti le péril mortel qui menaçait le cours de la Révolution. Le programme du 8e Congrès du Parti russe en mars 1919, parlait du danger de la renaissance partielle de la bureaucratie qui s'effectuait à l'intérieur du régime soviétique, et cela bien que tout l'ancien appareil bureaucratique tsariste eût été détruit de fond en comble par les Soviets. Le 9e Congrès de décembre 1920 traitait encore de la question bureaucratique. Et au 10e Congrès, celui de la NEP, Lénine en discuta longuement pour aboutir à cette conclusion : que les racines économiques de la bureaucratie soviétique ne s'implantaient pas sur des bases militaires et juridiques comme dans l'appareil bourgeois mais qu'elles partaient des services ; que la bureaucratie, si elle avait repoussé, surtout dans la période du "communisme de guerre", n'avait fait qu'exprimer le "côté négatif" de cette période, avait été en quelque sorte la rançon de la nécessité d'une centralisation dictatoriale donnant la maîtrise au fonctionnaire. Après une année de Nouvelle Politique économique, Lénine au 11e Congrès, souligna avec force la contradiction historique s'exprimant par l'obligation pour le prolétariat de prendre le pouvoir et de l'utiliser dans des conditions d'impréparation idéologique et culturelle : "Nous avons en mains un pouvoir politique absolument suffisant ; nous avons aussi des ressources économiques suffisantes ; mais l'avant-garde de la classe ouvrière qui s'est lancée en avant n'a pas assez de savoir-faire pour conduire elle-même directement ses affaires, pour fixer les bornes, pour se départager, pour subordonner elle-même et ne pas se laisser subordonner. Pour cela, il faut avant tout du savoir-faire et c'est ce qui nous fait défaut ; c'est une situation qui ne s'est jamais encore vue dans l'histoire".
A propos du Capitalisme d'Etat qu'il avait fallu accepter, Lénine exhortait le parti : "Apprenez donc, communistes, ouvriers, partie consciente du prolétariat qui s'est chargée de diriger l'Etat, apprenez à faire de la sorte que l'Etat que vous avez pris entre vos mains agisse selon votre gré... l'Etat reste entre vos mains, mais est-ce qu'en fait de politique économique nouvelle il a marché selon nos désirs ? NON!... Comment a-t-il donc marché? La machine vous glisse sous la main : on dirait qu'un autre homme la dirige, la machine court dans une autre direction que celle qu'on lui a tracée".
Lénine, en posant comme tâche de "construire le communisme avec des mains non-communistes" ne faisait que reprendre une des données du problème central à résoudre par la révolution prolétarienne. En marquant que le parti avait à diriger dans la voie tracée par lui, l'économie que "d'autres" géraient, il ne faisait qu'opposer la fonction du parti à celle, divergente, de l'appareil étatique.
La sauvegarde de la Révolution russe et son maintien sur les rails de la Révolution mondiale n'étaient donc pas conditionnés par l'absence de l'ivraie bureaucratique - excroissance accompagnant inévitablement la période transitoire - mais par la présence vigilante d'organismes prolétariens où pût s'exercer l'activité éducatrice du Parti, conservant au travers de l'Internationale la vision de ses tâches internationalistes. Ce problème capital, les Bolcheviks ne purent le résoudre par suite d'une série de circonstances historiques et parce qu'ils ne disposaient pas encore du capital expérimental et théorique indispensable. L'écrasante pression des événements contingents leur fit perdre de vue l'importance que pouvaient représenter la conservation des Soviets et Syndicats en tant qu'organisations se juxtaposant à l'Etat et le contrôlant, mais ne s'y incorporant pas.
L'expérience russe n'a pu démontrer dans quelle mesure les Soviets eussent pu constituer suivant l'expression de Lénine "l'organisation des travailleurs et des masses exploitées, auxquels ils faciliteraient la possibilité d'organiser et de gouverner l'Etat eux-mêmes" ; dans quelle mesure ils eussent pu concentrer en eux "le législatif, l'exécutif et le judiciaire", si le centrisme (c'est à dire le stalinisme NdlR) ne les avait castrés de leur puissance révolutionnaire.
En tout état de cause, les Soviets apparurent comme la forme russe de la dictature du prolétariat plutôt que comme sa forme spécifique, acquérant une valeur internationale. Ce qui est acquis, au point de vue expérimental c'est que, dans la phase de destruction de la société tsariste, les Soviets constituèrent la charpente de l'organisation armée que les ouvriers russes substituèrent à la machine bureaucratique et militaire et l'autocratie et dirigèrent ensuite contre les réactions des classes expropriées.
Quant aux syndicats, leur fonction fut altérée dans le processus même de dégénérescence de tout l'appareil de la dictature prolétarienne. Dans sa Maladie infantile (datant du début de 1920), Lénine soulignait toute l'importance des syndicats par lesquels "le parti se trouvait intimement lié avec la classe et avec la masse et par lesquels, sous la direction du parti, la dictature de classe était réalisée". Tout comme avant la conquête du pouvoir "le parti se trouvait d'autant plus obligé, et par les anciennes méthodes et par les nouvelles, à s'attacher à l'éducation des syndicats, à les diriger, sans oublier, en même temps qu'ils restaient et resteraient longtemps l'indispensable "école du communisme", l'école préparatoire des prolétaires pour la réalisation de leur dictature, l'association indispensable des ouvriers pour le passage définitif de toute l'économie du pays, d'abord aux mains de la classe ouvrière (et non de professions isolées), puis de tous les travailleurs".
La question du rôle des syndicats prit de l'ampleur à la fin de 1920. Trotsky se basant sur l'expérience qu'il avait réalisée dans le domaine des transports, considérait que les syndicats devaient être des organismes d'Etat chargés de maintenir la discipline du travail et d'assurer l'organisation de la production, il allait même jusqu'à proposer leur suppression, prétendant que dans un Etat ouvrier, ils faisaient double emploi avec les organes de l'Etat !
La discussion rebondit au 10e Congrès du Parti, en mars 1921, sous la pression des événements (Cronstadt). La conception de Trotsky s'y heurta tant à l'Opposition ouvrière, dirigée par Chliapnikov et Kollontaï, qui proposait de confier aux syndicats la gestion et la direction de la production qu'à celle de Lénine, qui considérait l'étatisation des syndicats comme prématurée et estimait que "l'Etat n'étant pas ouvrier, mais ouvrier et paysan avec de nombreuses déformations bureaucratiques", les syndicats avaient à défendre les intérêts ouvriers contre un tel Etat. Mais la thèse partagée par Lénine soulignait bien que le désaccord avec la thèse de Trotsky ne portait pas sur une question de principe, mais résultait de considérations contingentes.
Le fait que Trotsky fut battu à ce Congrès, n'indiqua nullement que la confusion se trouva dissipée quant au rôle que les syndicats avaient à jouer dans la dictature prolétarienne. En effet, les thèses du 3e Congrès de l'I.C. reproduisirent cette confusion en marquant, d'une part que : "avant, pendant et après la conquête du pouvoir, les syndicats demeurent une organisation plus vaste, plus massive, plus générale que le parti et, par rapport à ce dernier, jouent jusqu'à un certain point, le rôle de la circonférence par rapport au centre", et aussi que "les communistes et les éléments sympathisants doivent constituer à l'intérieur des syndicats des groupements communistes entièrement subordonnés au parti communiste dans son ensemble". D'autre part, "qu'après la conquête et l'affermissement du pouvoir prolétarien, l'action des syndicats se transporte surtout dans le domaine de l'organisation économique et ils consacrent presque toutes leurs forces à la construction de l'édifice économique sur les bases socialistes, devenant ainsi une véritable école pratique de communisme".
On sait que, par la suite, les syndicats, non seulement perdirent tout contrôle sur la direction des entreprises, mais qu'ils devinrent des organismes chargés de pousser la production et non de défendre les intérêts des ouvriers. En "compensation", le recrutement administratif de l'industrie s'opéra parmi les dirigeants syndicaux et le droit de grève "théorique" fut maintenu, tandis qu'en fait, les grèves se heurtaient à l'opposition des directions syndicales.
Le critère sûr servant d'appui aux marxistes pour affirmer que l'Etat soviétique est un Etat dégénéré, qui a perdu toute fonction prolétarienne, qui est passé au service du capitalisme mondial, se fonde sur cette vérification historique que l'évolution de l'Etat russe, de 1917 à 1936, loin de tendre vers le dépérissement de celui-ci, s'orienta au contraire vers son renforcement, ce qui devait conduire inévitablement à en faire un instrument de l'oppression et de l'exploitation des ouvriers russes. On assiste à un phénomène tout à fait nouveau dans l'histoire, résultant d'une situation historique sans précédent : l'existence au sein de la société capitaliste d'un Etat prolétarien basé sur la collectivisation des moyens de production, mais où se vérifie un processus social déterminant une exploitation effrénée de la force de travail, sans que cette exploitation puisse être rattachée à la domination d'une classe possédant des droits juridiques sur la production et y exerçant son initiative. Ce "paradoxe" social ne peut, d'après nous, être expliqué par l'affirmation de l'existence d'une bureaucratie érigée en classe dominante (deux notions qui s'excluent réciproquement du point de vue du matérialisme historique) ; mais il ne peut être que l'expression d'une politique qui livra l'Etat russe à l'emprise de la loi d'évolution du capitalisme mondial aboutissant à la guerre impérialiste. Au chapitre consacré à la gestion de l'économie prolétarienne, nous reviendrons sur l'aspect concret de cette caractéristique essentielle de la dégénérescence de l'Etat soviétique, en vertu de laquelle le prolétariat russe se trouve être la proie, non d'une classe exploiteuse nationale, mais de la classe capitaliste mondiale ; un tel rapport économique et politique contient évidemment toutes les prémices capables demain, dans la tourmente de la guerre impérialiste, de provoquer la restauration du capitalisme en Russie, si le prolétariat russe, avec l'aide du prolétariat international, ne parvient pas à balayer les forces qui l'auront précipité dans le massacre.
Tenant compte des considérations que nous avons énoncées quant aux conditions et à l'ambiance historique dans lesquelles naît l'Etat prolétarien, il est évident que le dépérissement de celui-ci ne peut se concevoir en tant que manifestation autonome, se limitant à des cadres nationaux, mais seulement comme le symptôme du développement de la Révolution mondiale.
L'Etat soviétique ne pouvait que dépérir dès l'instant où le parti et l'Internationale ne concevaient plus la révolution russe comme une étape et un chaînon de la révolution mondiale et lui assignaient au contraire, la tâche de construire le "Socialisme en un seul pays". Cela explique pourquoi le poids spécifique des organes étatiques et l'exploitation des ouvriers russes s'accrurent avec le développement de l'industrialisation et des forces économiques, pourquoi la "liquidation des classes" détermina non l'affaiblissement de l'Etat, mais son renforcement, s'exprimant par le rétablissement des trois forces formant la charpente de l'Etat bourgeois : la bureaucratie, la police et l'armée permanente.
Ce phénomène social n'apporte dans la moindre mesure, la démonstration que la théorie marxiste est fausse, qui fonde la révolution prolétarienne sur la collectivisation des forces productives et sur la nécessité de l'Etat transitoire et de la dictature du prolétariat. Ce phénomène est seulement le fruit amer d'une situation historique qui empêche les bolcheviks et l'Internationale d'asservir l'Etat à une politique internationaliste, qui fit d'eux, au contraire, les serviteurs de l'Etat contre le prolétariat, en les engageant dans la voie du socialisme national. Les bolcheviks ne parvinrent pas, au travers des difficultés gigantesques qui les assaillaient, à formuler une politique qui les eut prémunis contre la confusion qui s'établit entre l'appareil étatique de répression, (lequel aurait dû être dirigé seulement contre les classes dépossédées) et les organisations de classe du prolétariat qui auraient dû exercer leur contrôle sur la gestion administrative de l'économie. La disparition de ces organismes obligea l'Etat prolétarien, sur la base de la réalisation du programme national, à diriger ses organes répressifs aussi bien contre le prolétariat que contre la bourgeoisie, afin d'assurer la marche de l'appareil économique. L'Etat, "fléau inévitable" se retourna contre les ouvriers bien que le maintien nécessaire du "principe d'autorité" pendant la période transitoire n'impliquât nullement l'exercice de la contrainte bureaucratique.
Précisément, le problème consistait à ne pas approfondir le décalage existant entre l'impréparation politique et culturelle du prolétariat même et l'obligation que le cours historique lui imposa d'avoir à gérer un Etat. La solution devait tendre, au contraire, à combler cette contradiction.
Mais avec Rosa Luxembourg nous disons qu'en Russie la question de la vie de l'Etat prolétarien et de l'édification du socialisme ne pouvait être que posée et non résolue. C'est aux fractions marxistes à extraire de la Révolution russe les données essentielles qui permettront au prolétariat, dans le flux des révolutions nouvelles, de résoudre les problèmes de la Révolution mondiale et de l'instauration du communisme.
(A suivre)
Les quatorze premières années du 20e siècle marquent l'apogée du capitalisme. On les appelait "La Belle Époque". L'économie prospérait sans cesse, les inventions et les découvertes scientifiques s'enchaînaient les unes aux autres, une atmosphère d'optimisme envahissait la société. Le mouvement ouvrier a été contaminé par cette ambiance, ce qui s'exprimait par l'accentuation en son sein des tendances réformistes et des illusions selon lesquelles on pourrait arriver pacifiquement au socialisme à travers des conquêtes successives[1].
Pour toutes ces raisons, l'éclatement de la Première Guerre mondiale a constitué, pour ceux qui vivaient à cette époque, un choc brutal, une énorme décharge électrique. Les doux espoirs d'un progrès ininterrompu qui avaient émoussé les esprits, se sont transformés d'un seul coup en un terrible cauchemar. Une guerre d'une brutalité et d'une étendue inédites apportait de toutes parts ses effets dévastateurs : les hommes tombaient comme des mouches sur les champs de bataille ; le rationnement, l'état de siège, le travail militarisé s'implantaient à l'arrière. L'optimisme débordant s'est transformé en un pessimisme paralysant.
Les organisations prolétariennes se voyaient soumises à une épreuve dramatique. Les événements se sont précipités à une vitesse vertigineuse. En 1913 - malgré les gros nuages des tensions impérialistes - tout semblait rose. En 1914, la guerre éclatait. En 1915 commençaient les premières ripostes contre la guerre. En 1917 la révolution éclatait en Russie. Du point de vue historique, c'est un laps de temps extrêmement court. La conscience prolétarienne, qui n'a pas de réponses toutes faites, ni de recettes toutes prêtes pour faire face à toutes les situations mais qui se base sur une réflexion et un débat en profondeur, se trouvait face à un énorme défi. Les épreuves de la guerre et de la révolution - les deux événements décisifs de la vie contemporaine -se sont présentées successivement dans un délai de trois ans à peine.
Nous avons déjà mis en évidence dans le premier article sur l'histoire de la CNT[2] le retard du capitalisme espagnol et les contradictions qui le tenaillaient. L'Espagne s'est déclarée neutre face à la guerre et certains secteurs du capital national (surtout en Catalogne) ont fait des affaires florissantes en vendant aux deux camps toutes sortes de produits. Cependant, la guerre mondiale a frappé durement les ouvriers et toutes les couches travailleuses, notamment à travers une forte inflation. En même temps, le sentiment élémentaire de solidarité face aux souffrances que subissaient leurs frères des autres pays, a provoqué une forte inquiétude. Tout cela a interpellé les organisations ouvrières.
Cependant, les deux grandes organisations ouvrières qui existaient alors - le PSOE et la CNT - ont réagi de façon très différente. La majorité du PSOE a précipité son intégration définitive à l'État capitaliste. Par contre, la majorité de la CNT s'est orientée vers une position internationaliste et révolutionnaire.
Le Parti socialiste (PSOE) a accéléré sa dégénérescence qui était déjà en cours dans la période précédente[3] : il a pris clairement parti pour la gang de l'Entente (l'axe franco-britannique) et a fait de l'intérêt national sa devise[4]. Avec un cynisme indigne, le rapport du 10e Congrès (octobre 1915) déclarait : "En ce qui concerne la guerre européenne, depuis le début nous suivons le point de vue de Iglesias et des circulaires du comité national : les nations alliées défendent les principes démocratiques contre l'attaque barbare de l'impérialisme allemand et, par conséquent, sans méconnaître l'origine capitaliste et le germe de l'impérialisme et du militarisme qui existaient dans toutes les nations, nous préconisons la défense des pays alliés". Seule une toute petite minorité, assez confuse et timide, a affirmé un point de vue internationaliste. Verdes Montenegro a émis un vote particulier rappelant que "la cause de la guerre est le régime capitaliste dominant et non le militarisme ou la volonté des puissances couronnées ou non couronnées des divers pays" et exigeant que le Congrès "s'adresse aux partis socialistes de tous les peuples en lutte en leur demandant d'accomplir leurs devoirs envers l'Internationale".
Quand éclate la guerre mondiale, la CNT est légalement dissoute. Cependant, des sociétés ouvrières de Barcelone maintiennent leur tradition et publient, en mai 1914, un Manifeste contre le militarisme. Anselmo Lorenzo, militant ouvrier survivant de la Première Internationale et fondateur de la CNT, dénonce dans un article posthume[5] la trahison de la social-démocratie allemande, de la CGT française et des Trade Unions anglaises pour "avoir sacrifié leurs idéaux sur l'autel de leurs patries respectives, en niant le caractère fondamentalement international du problème social"[6]. Face à la guerre il comprend que la solution n'est pas "une hégémonie signée par des vainqueurs et des vaincus", mais la renaissance de l'Internationale : "animés par un optimisme rationnel, les salariés qui conservent la tradition de l'Association internationale des Travailleurs, avec son programme historique et intangible, se présentent comme les sauveurs de la société humaine".
En novembre 1914, un autre Manifeste signé par des groupes anarchistes, des syndicats et des sociétés ouvrières de toute l'Espagne développe les mêmes idées : dénonciation de la guerre, dénonciation des deux gangs rivaux, nécessité d'une paix sans vainqueurs ni vaincus qui "ne pourra être garantie que par la révolution sociale" et il se termine par un appel à la constitution urgente d'une Internationale[7].
L'inquiétude et la réflexion face au problème de la guerre conduit le cercle culturel syndicaliste de El Ferrol[8] (Galice) à lancer, en février 1915, un appel "à toutes les organisations ouvrières du monde pour organiser un congrès international" contre la guerre.
Les organisateurs n'ont pas réussi à se donner les moyens de réaliser cette proposition, les autorités espagnoles ont interdit immédiatement la tenue du Congrès et ont pris des dispositions pour arrêter les délégués étrangers. De plus, le PSOE a lancé une campagne féroce contre cette initiative. Cependant, le Congrès a réussi à se réunir, malgré tout, le 29 avril 1915 avec la participation de délégués anarcho-syndicalistes en provenance du Portugal, de la France et du Brésil[9].
Une deuxième cession a pu être organisée. La discussion sur les causes et la nature de la guerre fut très pauvre : on rendait "tous les peuples" responsables de celle-ci[10] et on mentionnait formellement la méchanceté du régime capitaliste. Tout était centré sur "que faire ?". Sur ce terrain, il était proposé "comme moyen pour mettre fin à la guerre européenne l'approbation de la grève générale révolutionnaire".
On n'a pas tenté de comprendre les causes de la guerre d'un point de vue historique et mondial, il n'y a pas eu non plus d'effort pour comprendre la situation du prolétariat mondial et de quels moyens il disposait pour lutter contre la guerre. On ne faisait confiance qu'au volontarisme activiste de l'appel à la "grève générale révolutionnaire". En dépit de ces faiblesses, le Congrès est parvenu à des conclusions très concrètes. Une campagne énergique contre la guerre fut organisée qui s'est exprimée dans de nombreux meetings, des démonstrations de rue et des manifestes ; un appel a été lancé pour la constitution d'une Internationale ouvrière "dans le but d'organiser tous ceux qui luttent contre le Capital et l'État" ; et, surtout, a été pris la décision de reconstituer la CNT qui, effectivement, s'est réorganisée en Catalogne à partir d'un noyau de jeunes participants au Congrès de Ferrol qui ont décidé de reprendre la publication de la Soli (Solidaridad Obrera -"Solidarité ouvrière"- l'organe traditionnel de la Confédération). A l'été 1915, la CNT compte déjà 15 000 militants qui, par la suite, augmentent de manière spectaculaire.
Il est très significatif que la force ayant impulsé la reconstitution ait été l'opposition à la guerre. L'activité centrale de la CNT dans cette période était la lutte contre la guerre en lien avec le soutien enthousiaste aux luttes revendicatives qui se multipliaient depuis la fin de 1915.
La CNT manifeste une claire volonté de discussion et une grande ouverture face aux positions des Conférences de Zimmerwald et de Kienthal qui sont saluées avec enthousiasme. Elle discute et collabore avec les groupes socialistes minoritaires qui, en Espagne, s'opposent à la guerre. Il y a un grand effort de réflexion pour comprendre les causes de la guerre et les moyens de lutter contre celle-ci. Face aux visions idéalistes et basées sur l'idée que "tous les peuples sont coupables" qui s'étaient exprimées à Ferrol, les éditoriaux de la Soli sont beaucoup plus clairs : ils insistent sur la culpabilité du capitalisme et de ses gouvernements, ils soutiennent les positions de la Gauche de Zimmerwald (Lénine) et signalent que "les classes capitalistes alliées veulent que la paix soit due à une victoire militaire ; nous et tous les travailleurs, que la fin de la guerre soit imposée par le soulèvement du prolétariat des pays en guerre."("Sobre la paz dos criterios" ("Deux critères sur la paix"), Solidaridad Obrera , juin 1917).
Il est très important qu'ait eu lieu au sein de la CNT cette polémique très ferme contre les positions favorables à la participation à la guerre émanant du secteur de l'anarchisme dirigé par Kropotkine et Malato (auteurs du fameux Manifeste des 16 où est préconisé le soutien au gang de l'Entente) et qu'une minorité soutenait au sein même de la CNT. La Soli et Tierra y Libertad se prononcent clairement contre le Manifeste des 16 et réfutent systématiquement ses positions. La CNT rompt clairement avec la CGT française, dont la position est qualifiée d' "orientation tordue, qui n'a pas répondu aux principes internationalistes".
En 1916, un éditorial de la Soli réaffirme catégoriquement le principe internationaliste : "Quel est le nerf de l'internationalisme ? Karl Marx et Michel Bakounine nous l'ont présenté dans toute sa robustesse. Nous le défendons sans nous préoccuper des conséquences et nous comprenons qu'après la guerre, les principes de l'internationalisme redeviendront le stimulant de la Révolution Sociale (...) Nous, les ouvriers espagnols, nous avons plus d'affinité avec les ouvriers de France, d'Allemagne, de Russie, etc. qu'avec la bourgeoisie compatriote. Celle-ci est notre ennemie, pour laquelle nous ne faisons pas de quartier, et le prolétariat des autres pays, pour défendre des intérêts et des aspirations identiques aux nôtres, est notre allié, notre compatriote dans l'Internationale qui se donne pour but la disparition du régime capitaliste (...). Nous ne pouvons avoir aucune solidarité avec l'État, même pour défendre l'intégrité nationale".(cité par A. Bar, pages 433-4).
La révolution de février 1917, bien qu'elle ait été considérée comme de nature bourgeoise, fut saluée avec joie : "Les révolutionnaires russes n'ont pas abandonné les intérêts du prolétariat qu'ils représentaient, entre les mains des capitalistes comme l'ont fait les socialistes et les syndicalistes des pays alliés" ; il a été souligné l'importance du "Soviet, c'est-à-dire, le Conseil des ouvriers et des soldats", qui a opposé son pouvoir à celui de la bourgeoisie représentée par le Gouvernement provisoire, de façon telle que celle-ci "a dû capituler, lui [au Soviet] reconnaître une personnalité propre, accepter sa participation directe et effective... La véritable force réside dans le prolétariat".[11]
Les soviets sont identifiés aux syndicats révolutionnaires : "Les Soviets représentent aujourd'hui en Russie ce qu'étaient les fédérations ouvrières en Espagne, bien que leur composition soit plus hétérogène que celles-ci, puisqu'ils ne sont pas des organismes de classe bien que la majorité de leurs composants soient ouvriers et dans lesquels ont une influence prépondérante ceux qu'on appelle maximalistes, anarchistes, pacifistes, qui suivent Lénine et Maxime Gorki" (Buenacasa dans la Soli, novembre 1917). Comme nous le verrons dans un prochain article, cette identification entre soviets et syndicats révolutionnaires eut des conséquences négatives ; cependant le plus important est que la forme soviet ait été perçue comme l'expression de la force révolutionnaire du prolétariat international. Le 5e Congrès national des Agriculteurs[12] qui se tint en mai 1917 déterminait clairement la perspective : "le capitalisme et l'État politique se précipitent vers leur ruine ; la guerre actuelle, en provoquant des mouvements révolutionnaires comme celui de Russie et d'autres qui vont lui succéder de façon inévitable, accélère leur chute".
La Révolution d'Octobre a provoqué un énorme enthousiasme. Elle était vue comme un véritable triomphe du prolétariat. Tierra y Libertad affirmait, dans son numéro du 7 novembre 1917, que "les idées anarchistes ont triomphé" et, dans celui du 21 novembre, que le régime bolchevique était "guidé par l'esprit anarchiste du maximalisme". La réception, dans cette période, du livre de Lénine L'État et la Révolution a suscité une étude très attentive qui tirait la conclusion que cette brochure "établissait un pont intégrateur entre le marxisme et l'anarchisme". La Soli affirme dans un éditorial que Octobre est "le chemin à suivre" : "Les russes nous montrent le chemin à suivre. Le peuple russe triomphe : nous apprenons de ses actes pour triompher à notre tour, en arrachant par la force ce qu'on nous refuse et ce qu'on nous a pris".
Buenacasa, un remarquable militant anarchiste de l'époque, rappelle dans son ouvrage El movimiento obrero espanol 1886-1926 ("Le mouvement ouvrier espagnol "), édité à Barcelone, 1928 : "Qui en Espagne -étant anarchiste - a dédaigné pour lui-même le qualificatif de Bolchevik ?" Dans le but de faire le bilan d'une année de révolution, la Soli publie en première page rien moins qu'un article de Lénine dont le titre est "Un an de dictature prolétarienne : 1917-1918. L'œuvre sociale et économique des Soviets russes", accompagné d'une note de la Soli dans laquelle est défendue la dictature du prolétariat, signalant l'importance du travail transformateur "que les ouvriers russes ont réalisé dans tous les domaines de la vie en un an seulement, lesquels sont les maîtres du pouvoir", et les Bolcheviks y sont également qualifiés de héros : "Idéalistes sincères, mais hommes pratiques et réalistes à la fois, le moins que nous puissions désirer c'est qu'en Espagne se produise une transformation au moins aussi profonde qu'en Russie, et pour cela il est nécessaire que les travailleurs espagnols, manuels et intellectuels, suivent l'exemple de ces héros bolcheviques" (Soli, 24 novembre 1918) ; il est ajouté, dans un article d'opinion, que "le bolchevisme représente la fin de la superstition, du dogme, de l'esclavage, de la tyrannie, du crime (...) Le bolchevisme, est la nouvelle vie à laquelle nous aspirons ; c'est la paix, l'harmonie, la justice, l'équité, c'est la vie que nous désirons et que nous imposerons dans le monde". (J. Viadiu, "Bolcheviks ! Bolcheviks !", dans Soli , 16 décembre 1918).
Tierra y Libertad, en décembre 1917, en vient même à écrire qu'une révolution, du fait de la nécessité d'une confrontation violente, exige des "dirigeants et de l'autorité".
Afin qu'il n'y ait aucun doute sur le fait qu'il s'agissait de la position officielle de la CNT, le livre de Bar cité précédemment fait référence à un Manifeste, publié par le Comité national de la CNT à l'occasion de la fin de la guerre mondiale, intitulé : "La paix et la révolution", qui avait comme sous-titre une consigne de Lénine - "Seul le prolétariat doit être maître du pouvoir" (12 novembre 1918) - dans lequel il était mis en avant que la révolution russe avait aboli la propriété privée, l'exploitation de l'homme par l'homme et avait établi les lois du communisme, la liberté et la justice (page 445).
Dès le début de la révolution, la CNT a reconnu la vague révolutionnaire internationale et a pris parti en faveur de la formation d'une Internationale qui dirigerait la révolution mondiale : "Brisée par la trahison d'une grande partie de ses représentants les plus significatifs, les Première et Seconde Internationale, il faut former la Troisième, à partir de puissantes organisations exclusivement de classe, pour mettre fin, par la révolution, au système capitaliste et à son fidèle soutien, l'État"(Soli, octobre 1918) et dans le Manifeste : "L'Internationale ouvrière, et personne d'autre, doit être celle qui a le dernier mot, celle qui donnera l'ordre et fixera la date de la poursuite de la guerre sociale sur tout le front contre le capitalisme universel, déjà triomphante en Russie et qui s'étendra aux empires centraux. Le tour de l'Espagne viendra aussi. Fatalement pour le capitalisme".
De la même façon, la CNT a suivi avec le plus grand intérêt les événements révolutionnaires en Allemagne : elle dénonçait la direction social-démocrate comme des "opportunistes, centristes et socialistes nationalistes", en même temps qu'elle saluait "l'idéologie maximaliste de Spartacus" comme "une projection de celle qui triomphait en Russie et dont l'exemple, comme celui de Russie, était quelque chose qu'il fallait imiter en Espagne". Le Manifeste de la CNT se référait effectivement aussi à la révolution en Allemagne : "Regardons la Russie, regardons l'Allemagne. imitons ces champions de la Révolution prolétarienne".
Il est important de noter les débats très intenses au Congrès de la CNT de 1919 qui a discuté séparément deux rapports, l'un sur la révolution russe et l'autre sur la participation à l'IC.
Le premier rapport affirme : "Que la révolution russe incarne, en principe, l'idéal du syndicalisme révolutionnaire. Qu'elle a aboli les privilèges de classe et de caste en donnant le pouvoir au prolétariat, afin qu'il puisse lui-même se procurer le bonheur et le bien-être auxquels il a droit indiscutablement, en instaurant la dictature prolétarienne transitoire afin d'assurer la conquête de la révolution ; (...) [Le Congrès devrait déclarer la CNT unie à celle-ci] inconditionnellement, en la soutenant dans toute la mesure de ses moyens moraux et matériels"[13]. (cité dans A. Bar, page 526).
Un des rapporteurs sur la révolution russe fut très tranchant : "La révolution russe incarne l'idéal du syndicalisme révolutionnaire qui est de donner le pouvoir, tous les éléments de la production et de la socialisation de la richesse au prolétariat ; je suis absolument d'accord avec l'action révolutionnaire russe ; les actes ont plus d'importance que les mots. Une fois que le prolétariat s'est rendu maître du pouvoir, tout ce qu'il aura décidé sera réalisé dans ses différents syndicats et assemblées". Autre intervention : "Je me propose de démontrer que la révolution russe, en adoptant dès la seconde révolution d'Octobre une réforme complète de son programme socialiste, est d'accord avec l'idéal qu'incarne la CNT espagnole".
De fait, comme le dit Bar : "Contre la révolution russe, il n'y a pas eu une seule manifestation ; absolument toutes les interventions se sont exprimées sur des tons admiratifs et laudatifs envers l'action révolutionnaire russe... La grande majorité des interventions se sont exprimées clairement en faveur de la révolution russe, soulignant l'identité existant entre les principes et les idéaux de la CNT et ceux incarnés par cette révolution ; le rapport lui-même s'était exprimé dans ce sens".
Cependant, il n'y avait pas la même unanimité sur la question de l'adhésion à l'Internationale communiste que beaucoup hésitaient à considérer comme le prolongement de la révolution russe et comme un instrument de son extension au niveau mondial et qu'ils considéraient a priori comme un organisme "autoritaire". Le rapport sur l'adhésion à l'IC lui-même préconisait une Internationale syndicaliste et considérait que l'IC "bien qu'adoptant les méthodes de lutte révolutionnaires, poursuit des buts fondamentalement opposés à l'idéal anti-autoritaire et décentralisateur dans la vie des peuples proclamé par la CNT".
Concernant l'adhésion à l'IC, le Congrès était divisé. Il y avait trois tendances fondamentales :
- la première, syndicaliste "pure", considérait l'IC comme un organe politique et bien qu'elle ne lui fût pas hostile, elle préférait organiser une "Internationale syndicaliste révolutionnaire". Segui - militant qui avait un poids très important dans la CNT de l'époque - sans s'opposer à l'entrée dans celle-ci, voyait plutôt cette entrée comme un "moyen tactique" : "nous sommes partisans de l'entrée dans la Troisième Internationale parce que cela cautionnera notre conduite dans l'appel que la CNT d'Espagne va lancer aux organisations syndicales du monde pour constituer la véritable, l'unique, l'authentique Internationale des travailleurs" (cité dans A. Bar, page 531).
- la seconde tendance se prononçait de façon décidée pour l'entrée dans l'IC et était défendue par Arlandis Buenacasa et Carbo qui considéraient l'Internationale comme le produit et l'émanation de la révolution russe[14].
- la troisième, plus anarchiste, était partisane de collaborer fraternellement mais considérait que l'IC ne partageait pas les principes anarchistes.
La motion approuvée finalement par le Congrès disait :
"Au Congrès :
Le Comité National, comme résumé des idées exposées par les différents camarades qui ont pris la parole dans la session du 17 en se référant au thème de la révolution russe, propose :
Premièrement, que la Confédération Nationale du Travail se déclare un ferme défenseur des principes de la Première Internationale, soutenus par Bakounine.
Deuxièmement, elle déclare adhérer, et provisoirement, à la Troisième Internationale pour le caractère révolutionnaire qui y préside, tandis que s'organise et se tient le Congrès international en Espagne qui doit jeter les bases devant régir la véritable Internationale des travailleurs.
Le Comité Confédéral. Madrid, 17 décembre 1919."[15]
Ce survol nécessairement rapide de la réaction de la CNT face à la Première Guerre mondiale et à la première vague révolutionnaire mondiale démontre de façon frappante la profonde différence entre la CGT française anarcho-syndicaliste et la CNT espagnole de l'époque : alors que la CGT sombre dans la trahison en soutenant l'effort de guerre de la bourgeoisie, la CNT travaille pour la lutte internationaliste contre la guerre et se déclare partie prenante de la révolution russe.
En partie, cette différence est le résultat de la situation spécifique de l'Espagne. Le pays n'est pas impliqué directement dans la guerre, et la CNT n'est donc pas confrontée directement au besoin de prendre position face à l'invasion par exemple ; de même, la tradition nationale en Espagne est évidemment beaucoup moins forte qu'en France où même les révolutionnaires ont tendance à être obnubilés par les traditions de la Grande Révolution française. On peut comparer la situation espagnole à celle de l'Italie qui n'est pas impliquée dans la guerre dès 1914 et où le Parti socialiste reste majoritairement sur des positions de classe.
De même, et contrairement à la CGT française, la CNT n'est pas un syndicat bien établi dans la légalité qui risque de perdre ses fonds et son appareil à cause des mesures d'exception prises en temps de guerre. On peut ici faire un parallèle avec les Bolcheviks en Russie, également aguerris par des années de clandestinité et de répression.
L'internationalisme sans compromis de la CNT en 1914 est la démonstration éclatante de sa nature prolétarienne à l'époque. De même, face à la révolution en Russie et en Allemagne, ce qui la distingue est la capacité d'apprendre du processus révolutionnaire et de la pratique de la classe ouvrière elle-même, à un point qui peut étonner aujourd'hui. Ainsi la CNT prend clairement position pour la révolution sans essayer d'imposer les schémas organisationnels du syndicalisme révolutionnaire (la révolution russe "incarne, en principe, l'idéal du syndicalisme révolutionnaire") ; elle reconnaît la nécessité de la dictature du prolétariat et se range fermement et explicitement du côté des Bolcheviks. A partir de cette position, il ne fait aucun doute qu'elle a collaboré loyalement et discuté avec un esprit ouvert avec les organisations internationalistes en laissant de côté toute considération sectaire. Les militants de la CNT n'ont pas regardé la révolution russe à travers le prisme du mépris pour le "politique" ou "l'autoritaire" mais en sachant apprécier à travers elle le combat collectif du prolétariat. Ils ont exprimé cette attitude avec un esprit critique sans renoncer en aucune façon à leurs propres convictions. Le comportement prolétarien de la CNT dans la période de 1914-1919 constitue sans aucun doute un des meilleurs apports qui ont émané de la classe ouvrière en Espagne.
Néanmoins, on peut distinguer certaines faiblesses spécifiques au mouvement anarcho-syndicaliste qui pèseront sur le développement ultérieur de la CNT et sur son engagement aux côtés de la révolution en Russie. Il faut souligner que la CNT en 1914 se trouve essentiellement dans la même situation que Monatte, de l'aile internationaliste de la CGT française. Ni les anarcho-syndicalistes, ni les syndicalistes révolutionnaires n'ont réussi à bâtir une Internationale au sein de laquelle pouvait surgir une gauche révolutionnaire comparable à la gauche de la social-démocratie autour de Lénine et de Luxemburg notamment. La référence à l'AIT est une référence historique à une période révolue, qui n'est plus vraiment de mise dans la nouvelle situation. En 1919, la seule Internationale qui existe, c'est la nouvelle Internationale communiste. Le débat dans la CNT sur l'adhésion à l'IC et, notamment, la tendance à lui préférer une Internationale syndicale qui en 1919 n'existait pas (une Internationale syndicale rouge allait être créée en 1921 dans une tentative de concurrencer les syndicats qui avaient soutenu la guerre), sont indicatifs du danger du rejet doctrinaire par les anarchistes de tout ce qui ressemble à la "politique".
La CNT dans la période de 1914-1919 répondit clairement à partir d'un terrain internationaliste et d'ouverture à l'Internationale communiste (avec l'impulsion active, comme nous venons de le voir, de militants remarquables et de groupes anarchistes). Face à la barbarie de la guerre mondiale qui révélait la menace dans laquelle le capitalisme enfonce l'humanité, face au début de la réponse prolétarienne à la barbarie avec la révolution russe, la CNT a su être avec le prolétariat, avec l'humanité opprimée, avec la lutte pour la transformation révolutionnaire du monde.
L'attitude de la CNT changea radicalement à partir de la moitié des années 1920, où on a observé un net repli vers le syndicalisme, l'apolitisme, le rejet de l'action politique et une attitude fortement sectaire face au marxisme révolutionnaire. Pire encore, lorsqu'on arrive aux années 1930, la CNT n'est plus l'organisation résolument internationaliste et prolétarienne de 1914, elle est devenue l'organisation qui allait participer au gouvernement de la Catalogne et de la République espagnole et, à ce titre, participer au massacre des ouvriers, notamment lors des évènements de 1937.
Comment et pourquoi ce changement s'est opéré sera l'objet des prochains articles de cette série.
RR et CMir (30 mars 2007)
[1] La résistance face à cette marée réformiste s'exprimait d'un côté, dans l'aile révolutionnaire de la social-démocratie et, de façon plus partielle, dans le syndicalisme révolutionnaire et également dans des secteurs de l'anarchisme.
[2] Revue internationale n°128, "La CNT : naissance du syndicalisme révolutionnaire en Espagne (1910-1913)" [1500]
[3] Ce n'est pas l'objet de cet article d'analyser l'évolution du PSOE. Cependant, rappelons que ce parti - comme nous l'avions déjà mis en évidence dans le premier article de cette série - était un des plus à droite de la 2e Internationale ; il souffrait d'une forte dérive opportuniste qui l'a précipité dans les bras du capital. La "Conjuncion Republicano-socialista" de 1919, une alliance électorale bancale qui a fourni un siège électoral à son leader, Pablo Iglesias, fut un des moments clef dans ce processus.
[4] Fabra Ribas, membre du PSOE critique vis-à-vis de la direction mais clairement belliciste, se lamentait du fait que le capital espagnol ne participerait pas à la guerre : "Si la force militaire et navale de l'Espagne avait une valeur effective, si elle pouvait contribuer avec son aide à la défaite du kaiserisme et si l'armée et la marine espagnoles étaient des institutions vraiment nationales, nous serions de fervents partisans de l'intervention armée avec les alliés". (Extrait de son livre El socialismo y el conflicto europeo ("Le socialisme et le conflit européen"), Valencia, sans date de publication, approximativement à la fin de 1914).
[5] Il mourut le 30 novembre 1914.
[6] Publié dans l'Almanach annuel de Tierra y Libertad ("Terre et Liberté"), janvier 1915. Tierra y Libertad était une revue anarchiste proche des milieux de la CNT.
[7] On peut noter la convergence de ces idées avec celles que défendirent Lénine, Rosa Luxemburg et d'autres militants internationalistes dès le début de la guerre.
[8] Ferrol est une ville industrielle, basée sur les chantiers navals et les arsenaux, avec un prolétariat ancien et combatif.
[9] Ceux-ci purent seulement assister à la première session car ils furent arrêtés par les autorités espagnoles et expulsés immédiatement.
[10]"Que cessent les critiques sur le fait que les socialistes allemands portent la responsabilité, ou les français, que Malato ou Kropotkine étaient des traîtres à l'Internationale. Belligérants et neutres, nous avons notre part de culpabilité dans le conflit pour avoir trahi les principes de l'Internationale". (Texte de convocation du Congrès publié dans Tierra y Libertad, mars 1915).
[11] Cité dans A. Bar, La CNT en los anos rojos ("La CNT dans les années rouges"), page 438. Ce livre, que nous avons déjà cité dans le premier article de la série sur l'histoire de la CNT, est assez bien documenté.
[12] En étroite relation avec la CNT.
[13] Livre de Bar, cité précédemment, page 526.
[14] La délégation du syndicat de la métallurgie de Valence déclara : "s'il existe une affinité claire et concrète entre la Troisième Internationale et la révolution russe et que la CNT appuie celle-ci, comment pouvons-nous être séparés de cette Troisième Internationale ?"
[15] Il convient d'ajouter que quand, l'été 1920, Kropotkine a envoyé un "Message aux travailleurs des pays d'Europe occidentale", s'opposant à la révolution russe et aux Bolcheviks, Buenacasa (remarquable militant anarchiste auquel nous avons fait référence précédemment) qui était alors l'éditeur de Solidaridad Obrera à Bilbao et un des porte-parole officiels de la CNT, a dénoncé ce "message" et a pris parti pour la révolution russe, les Bolcheviks et la dictature du prolétariat.
La reprise de la lutte internationale de la classe ouvrière se poursuit. Combien de fois au cours de sa longue histoire, les patrons et les gouvernants ont-ils répété à la classe ouvrière qu'elle n'existait plus, que ses luttes pour défendre ses conditions d'existence étaient anachroniques et que son but ultime, renverser le capitalisme et construire le socialisme, était devenu un vestige désuet du passé ? Après 1989, suite à l'effondrement de l'URSS et du bloc de l'Est, ce vieux message sur la non existence du prolétariat a connu un nouveau souffle qui a permis de maintenir la désorientation dans les rangs ouvriers pendant plus d'une décennie. Aujourd'hui, ce rideau de fumée idéologique se dissipe et, à nouveau, on peut voir et reconnaître un développement des luttes prolétariennes.
En fait, depuis 2003, les choses ont commencé à changer. Dans la Revue internationale n°119, du quatrième trimestre de 2004, le CCI a publié une résolution sur la lutte de classe dans laquelle il identifiait un tournant dans les perspectives de la lutte prolétarienne à la suite des luttes significatives contre les attaques sur les retraites en France et en Autriche. Trois ans plus tard, cette analyse semble se confirmer de plus en plus. Mais avant d'en venir aux illustrations les plus récentes de cette perspective, examinons l'une des conditions majeures pour le développement de la lutte de classe.
L'une des explications avancée en 2003 au renouveau de la lutte de classe était constituée par la brutalité renouvelée des sacrifices imposés à la classe ouvrière, une classe ouvrière qu'on prétendait inexistante. "La dernière période, principalement depuis l'entrée dans le 21e siècle, a remis à l'ordre du jour l'évidence de la crise économique du capitalisme, après les illusions des années 1990 sur la "reprise", les "dragons" et sur la "révolution des nouvelles technologies". En même temps, ce nouveau pas franchi par la crise du capitalisme a conduit la classe dominante à intensifier la violence de ses attaques économiques contre la classe ouvrière, à généraliser ces attaques." (Revue internationale n°119 [1502])
En 2007, l'accélération et l'extension des attaques contre le niveau de vie de la classe ouvrière n'ont pas ralenti mais se sont, au contraire, amplifiées. Parmi les pays capitalistes avancés, l'expérience britannique en est une illustration parlante et tout à fait significative ; mais elle montre aussi comment l'"emballage" idéologique qui accompagne ces attaques perd de son pouvoir de mystification aux yeux de ceux qui les subissent.
L'ère du gouvernement "New Labour" du premier ministre Tony Blair, entré en fonction en 1997 à un moment où l'optimisme ambiant à propos du capitalisme était au beau fixe, vient juste de se terminer. A l'époque, dans la lignée de l'euphorie des années 1990 qui a suivi l'effondrement du bloc de l'Est, le "New Labour" annonçait qu'il avait rompu avec les traditions du "vieux" Labour ; il ne parlait plus de "socialisme" mais d'une "troisième voie" ; il ne parlait plus de la classe ouvrière mais du peuple, plus non plus de division dans la société mais de participation. De vastes sommes d'argent furent dépensées pour propulser ce message populiste. Il fallait démocratiser la bureaucratie étatique à tous les niveaux. L'Ecosse et le Pays de Galles furent gratifiés de parlements locaux. Une nouvelle mairie fut attribuée à la ville de Londres. Et surtout, toutes les coupes dans le niveau de vie de la classe ouvrière, en particulier dans le secteur public, furent présentées comme des "réformes" de "modernisation". Et les victimes de ces réformes avaient même leur mot à dire sur la façon de les mettre en œuvre.
Ce nouvel emballage pour des mesures d'austérité des plus traditionnelles ne pouvait connaître un certain succès que dans la mesure où la crise économique pouvait être plus ou moins dissimulée. Mais aujourd'hui les contradictions deviennent trop criantes. L'ère Blair, au lieu de réaliser une plus grande égalité, a vu au contraire une augmentation de la richesse à un pôle de la société et de la pauvreté à l'autre. Cela n'affecte pas seulement les secteurs les plus pauvres de la classe ouvrière comme les jeunes, les chômeurs et les retraités qui sont réduits à une pauvreté abjecte, mais également des secteurs un peu plus à l'aise financièrement qui font un travail qualifié et ont accès au crédit. Selon les experts-comptables Ernst & Young, ces derniers ont perdu 17% de leur pouvoir d'achat dans les quatre dernières années comme conséquence notamment de l'augmentation du coût des frais domestiques (alimentation, services, logement, etc.).
Mais au delà de raisons purement économiques, d'autres facteurs poussent la classe ouvrière à réfléchir plus en profondeur sur son identité de classe et ses buts propres. La politique étrangère britannique ne peut plus prétendre revendiquer les valeurs "éthiques" que le "New Labour" proclamait en 1997 puisque, comme les aventures en Afghanistan et en Irak l'ont montré, cette politique se base sur de sordides intérêts typiquement impérialistes, qu'on avait essayé de masquer par des mensonges aujourd'hui avérés. Au coût des aventures militaires supporté par le prolétariat, s'ajoute un nouveau fardeau : c'est sur lui que s'exercent le plus lourdement les effets de la dégradation écologique de la planète.
La semaine du 25 au 29 juin dernier, celle où Gordon Brown a succédé comme premier ministre à Tony Blair, a été tout à fait caractéristique de la situation : la guerre en Irak a fait de nouvelles victimes dans les forces britanniques, 25 000 maisons ont été endommagées par les inondations à la suite de chutes de pluie sans précédent en Grande-Bretagne, et les employés des postes ont commencé, pour la première fois depuis plus d'une décennie, une série de grèves nationales contre la baisse des salaires réels et les menaces de réduction d'effectifs. Ces symptômes des contradictions de la société de classe n'ont été que partiellement obscurcis par une campagne d'unité nationale et de défense de l'Etat capitaliste lancée par ce dernier à la suite d'une offensive terroriste "bâclée".
Gordon Brown a donné le ton de la période à venir : il y aura moins de "poudre aux yeux", plus de "travailler dur" et de "faire son devoir".
Dans les autres principaux pays capitalistes aussi on voit s'élever la facture que la bourgeoisie présente à la classe ouvrière pour payer sa crise économique, même si elle ne suit pas le "modèle" britannique.
En France, le mandat du nouveau président Sarkozy est clair : prendre des mesures d'austérité. Il faut faire des sacrifices pour combler le trou de douze milliards d'euros du budget de la Sécurité sociale. Une stratégie, risiblement appelée "flexisécurité", a pour but de faciliter l'augmentation des heures de travail, la limitation des salaires et le licenciement des ouvriers. De nouvelles attaques visant le service public sont aussi en préparation
Aux Etats-Unis, qui exhibent les meilleurs taux de profit officiels des pays capitalistes avancés, il y avait, en 2005, 37 millions de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté, soit 5 millions de plus qu'en 2001 quand l'économie était officiellement en récession.[1]
Le boom immobilier, alimenté par des facilités d'accès au crédit, a permis jusqu'à présent de masquer la paupérisation croissante de la classe ouvrière américaine. Mais les taux d'intérêt ont augmenté, les crédits non remboursés et les saisies de logement poussent comme des champignons. Le boom immobilier s'est arrêté, le marché des emprunts à garantie minimale s'est effondré en même temps que beaucoup d'illusions sur la sécurité et la prospérité des ouvriers.
Le salaire des ouvriers américains a chuté de 4% entre 2001 et 2006[2]. Les syndicats apportent sans vergogne leur caution à cette situation. Par exemple, le United Auto Workers Union (syndicat des ouvriers de l'automobile) a récemment accepté une réduction de presque 50% du taux horaire et une baisse brutale des indemnités de licenciements pour 17 000 ouvriers de l'usine Delphi à Detroit qui produit des pièces détachées automobiles[3]. (Au début de l'année, était annoncée la fermeture de l'usine de Puerto Real (Cadix, Espagne) de la même entreprise Delphi, avec à la clé 4000 ouvriers à la rue.)
Il ne s'agit pas d'une spécificité américaine. Le syndicat ver.di en Allemagne a récemment négocié une baisse de 6% des salaires et une augmentation du temps de travail de 4 heures pour les employés de Deutsche Telekom et a eu le culot d'annoncer qu'il était parvenu à un accord très valable !
Toujours dans l'automobile, aux Etats-Unis, General Motors projette 30 000 licenciements et Ford 10 000 ; en Allemagne, Volkswagen prévoit 10 000 nouveaux licenciements ; en France 5 000 sont prévus à PSA.
BN Amro, première banque des Pays-Bas, et la britannique Barclays, ont annoncé le 23 avril leur fusion qui va entraîner la suppression de 12 800 emplois, tandis que 10 800 autres seront sous-traités. L'avionneur Airbus a d'ores et déjà annoncé la suppression de 10 000 emplois et l'entreprise de télécommunication Alcatel-Lucent, le même nombre.
L'échelle internationale de la reprise de la lutte de classe est étroitement liée au fait que les ouvriers sont fondamentalement confrontés à la même évolution de leurs conditions économiques sur toute la planète. Aussi les tendances que nous venons de décrire brièvement dans les pays développés se reproduisent-elles sous différentes formes pour les travailleurs des pays capitalistes périphériques. Là, nous assistons à l'application encore plus brutale et meurtrière de l'austérité croissante.
L'expansion de l'économie chinoise, loin de représenter une nouvelle ouverture du système capitaliste, dépend en grande partie du dénuement de la classe ouvrière chinoise, c'est-à-dire la réduction de ses conditions de vie en dessous du niveau où elle peut se reproduire et continuer à vivre en tant que classe ouvrière. Le récent scandale sur les méthodes de "recrutement" dans 8 000 briqueteries et petites mines de charbon dans les provinces du Shanxi et du Henan en est un exemple frappant. Ces manufactures dépendaient du kidnapping d'enfants qu'on mettait au travail comme esclaves dans des conditions infernales et qui ne pouvaient être sauvés que si leurs parents réussissaient à les trouver et à venir les chercher. Il est vrai que l'Etat chinois vient d'introduire des lois sur le travail pour empêcher de tels "abus" du système et apporter plus de protection aux travailleurs migrants. Cependant, il est probable que, comme dans le passé, ces lois ne seront pas appliquées. Ce qui sous-tend de telles pratiques ignobles, c'est de toutes façons la logique du marché mondial. Les compagnies américaines font une forte pression contre ces nouvelles lois du travail malgré leur faible portée. Les entreprises multinationales "disent que ces règles accroîtraient de façon substantielle les coûts du travail et réduiraient la flexibilité et certains hommes d'affaires étrangers ont averti qu'ils n'auraient pas d'autre choix que de transférer leurs opérations hors de Chine si on ne changeait pas ces dispositions."[4]
La situation est la même en substance pour la classe ouvrière des pays périphériques qui ne se sont pas ouverts comme la Chine aux capitaux étrangers. En Iran, par exemple, le mot d'ordre économique du président Ahmadinejad est "khodkafa'j" ou "autosuffisance". Cela n'a pas empêché l'Iran de subir la pire crise économique depuis les années 1970, qui a provoqué une chute drastique du niveau de vie de la classe ouvrière, confrontée aujourd'hui à 30% de chômage et 18% d'inflation. Malgré l'augmentation des revenus issus de la hausse des prix du pétrole, l'essence a récemment dû être rationnée vu que, de son exportation, dépend la capacité d'importer les produits raffinés du pétrole ainsi que la moitié des besoins en nourriture.
Le développement et l'élargissement des attaques contre la classe ouvrière dans le monde entier constituent l'une des principales raisons pour lesquelles la lutte de classe a continué à se développer ces dernières années. Nous ne pouvons faire ici la liste de toutes les luttes ouvrières qui ont eu lieu depuis 2003 à travers la planète et nous avons parlé de beaucoup d'entre elles dans les précédents numéros de la Revue internationale. Nous nous réfèrerons aux dernières.
D'abord, il nous faut insister sur le fait que nous ne pouvons donner une vue d'ensemble complète puisque la lutte de classe internationale n'est pas officiellement reconnue par la société bourgeoise ni par ses médias comme un force historique et distincte qu'il faut comprendre et analyser, et sur laquelle il faudrait attirer l'attention. Tout au contraire, beaucoup de luttes ne sont pas connues ou sont complètement dénaturées. Ainsi, la lutte extrêmement importante des étudiants en France contre le CPE au printemps 2006 a d'abord été ignorée par les médias internationaux pour n'être présentée ensuite que comme une suite des épisodes de violence aveugle qui avaient eu lieu dans les banlieues françaises à l'automne précédent. En d'autres termes, les médias ont cherché à enterrer les leçons de valeur sur la solidarité ouvrière et l'auto-organisation qu'avait apportées ce mouvement.
De façon typique, l'Organisation internationale du Travail, généreusement fondée par les Nations Unies, ne s'intéresse absolument pas aux événements de la lutte de classe internationale. Elle se propose, à la place, de soulager l'horrible situation des milliards de victimes de la rapacité du système capitaliste en défendant leurs droits humains individuels dans le cadre légal des institutions de ce même système.
Cependant, l'ostracisme officiel auquel la classe ouvrière est soumise, constitue a contrario une expression de son potentiel de lutte et de sa capacité à renverser le capitalisme.
Durant l'année passée, en gros depuis que le mouvement massif des étudiants français a pris fin avec le retrait du CPE par le gouvernement la lutte de classe dans les principaux pays capitalistes a cherché à répondre à la pression accélérée sur les salaires et les conditions de travail. Cela a souvent eu lieu à travers des actions sporadiques, dans beaucoup de différents pays et de différentes industries, et il y a eu aussi des menaces de grève.
En Grande-Bretagne, en juin 2006, les ouvriers de l'usine automobile de Vauxhall ont débrayé spontanément. En avril de cette année, 113 000 fonctionnaires en Irlande du Nord ont fait un jour de grève. En Espagne, le 18 avril, une manifestation réunissait 40 000 personnes, des ouvriers en provenance de toutes les entreprises de la Baie de Cadix, exprimant leur solidarité dans la lutte avec leurs frères de classe licenciés de Delphi. Le premier mai, un mouvement plus ample encore mobilisait des ouvriers en provenance des autres provinces d'Andalousie. Un tel mouvement de solidarité a en réalité été le résultat de la recherche active d'un soutien, à l'initiative des ouvriers de Delphi, de leurs familles et, notamment, de leurs femmes organisées pour la circonstance dans un collectif ayant pour but de gagner la solidarité la plus large possible.
Au même moment, il y a eu des débrayages spontanés en dehors de toute consigne syndicale dans les usines d'Airbus dans plusieurs pays européens pour protester contre le plan d'austérité de la compagnie. Ce sont souvent de jeunes ouvriers, une nouvelle génération de prolétaires qui ont pris la part la plus active dans ces luttes, notamment à Nantes et Saint-Nazaire en France, où s'est avant tout manifestée une réelle et profonde volonté de développer une solidarité active avec les ouvriers de la production de Toulouse qui avaient cessé le travail.
En Allemagne, pendant 6 semaines a eu lieu toute une série de grèves des employés de Deutsche Telekom contre les réductions dont nous avons parlé plus haut. Au moment où nous écrivons, les cheminots allemands sont en lutte pour les salaires. Il y a eu de nombreuses grèves sauvages, notamment des ouvriers des aéroports italiens.
Mais c'est dans les pays périphériques que nous avons assisté dans la période récente à la poursuite d'une remarquable série de luttes ouvrières explosives et étendues malgré le risque d'une répression brutale et sanglante.
Au Chili, les mineurs du cuivre, une des principales activités économiques du pays, se sont mis en grève. Au Pérou au printemps, une grève illimitée à l'échelle nationale des mineurs du charbon a eu lieu - pour la première depuis 20 ans. En Argentine, en mai et juin, les employés du métro de Buenos Aires ont tenu des assemblées générales et organisé une lutte contre l'accord sur les salaires concocté par leur propre syndicat. L'an dernier en mai au Brésil, les ouvriers des usines Volkswagen ont mené des actions à Sao Paulo. Le 30 mars de cette année, face à la dangerosité de l'état du trafic aérien dans le pays et à la menace que 16 des leurs soient emprisonnés pour fait de grève, 120 contrôleurs aériens ont refusé de travailler, paralysant ainsi 49 des 67 aéroports du pays. Cette action est d'autant plus remarquable que ce secteur est essentiellement soumis à une discipline militaire. Les ouvriers ont néanmoins résisté à l'intense pression exercée par l'Etat, aux menaces et aux calomnies contre eux, y compris de celles émanant de ce prétendu ami des ouvriers qu'est le président Lula lui-même. Depuis plusieurs semaines, un mouvement de grèves affectant en particulier la métallurgie, le secteur public et les universités constitue le plus important mouvement de classe depuis 1986 dans ce pays.
Au Moyen-Orient, de plus en plus ravagé par la guerre impérialiste, la classe ouvrière a relevé la tête. Des grèves dans le secteur public ont eu lieu à l'automne dernier en Palestine et en Israël sur une question similaire : les salaires non payés et les retraites. Une vague de grèves a touché de nombreux secteurs en Egypte au début de l'année : dans les usines de ciment, les élevages de volaille, les mines, les secteurs des bus et des chemins de fer, dans le secteur sanitaire et, surtout, dans l'industrie textile, les ouvriers ont déclenché une série de grèves illégales contre la forte baisse des salaires réels et les réductions de primes. Des prises de position particulièrement claires d'ouvriers du textile mettent clairement en évidence la conscience d'appartenir à une même classe, de combattre un même ennemi de même que .la nécessité de la solidarité de classe contre les divisions entre entreprises et celles créées par les syndicats (lire à ce propos notre presse territoriale, Révolution Internationale n° 380, pour nos lecteurs en langue française). En Iran, selon le journal d'affaires, le Wall Street Journal, "une série de grèves a eu lieu à Téhéran et dans au moins 20 grandes villes depuis l'automne dernier. L'an dernier, une grande grève des ouvriers des transports à Téhéran a paralysé cette ville de 15 millions d'habitants pendant plusieurs jours. Actuellement, des dizaines de milliers d'ouvriers d'industries aussi diverses que les raffineries de gaz, les usines de papier et les imprimeries de journaux, l'automobile et les mines de cuivre sont en grève."[5]Le premier mai, les ouvriers iraniens ont manifesté dans différentes villes au cri de "Non à l'esclavage salarié ! Oui à la liberté et à la dignité !".
En Afrique occidentale, un mouvement de grèves en Guinée, contre des salaires de famine et l'inflation du prix de l'alimentation, a embrasé tout le pays en janvier et février, alarmant non seulement le régime de Lansana Conté mais aussi la bourgeoisie de toute la région. La répression sanglante du mouvement a fait 100 morts.
Il ne s'agit pas de parler d'une révolution imminente ; ces manifestations de la lutte de classe qui se produisent partout dans le monde ne traduisent pas non plus la conscience des ouvriers que leur lutte procède d'une dynamique internationale. Ces luttes sont essentiellement défensives et, comparées aux luttes ouvrières qui ont eu lieu de mai 68 en France à 1981 en Pologne et au delà, elles apparaissent bien moins marquantes et plus limitées. La longue période de chômage, la décomposition croissante pèsent encore très fort sur le développement de la combativité et de la conscience. Néanmoins, ces événements ont une signification mondiale ; ils sont indicatifs de la perte de confiance des ouvriers partout dans le monde vis-à-vis des politiques catastrophiques poursuivies par la classe dominante au niveau économique, politique et militaire.
En comparaison avec les décennies précédentes, les enjeux de la situation mondiale sont bien plus grands, l'ampleur des attaques bien plus vaste, les dangers contenus dans la situation mondiale bien plus accrus. L'héroïsme des ouvriers qui aujourd'hui défient le pouvoir de la classe dominante et de l'Etat, est de ce fait bien plus impressionnant, même s'il est plus silencieux. La situation actuelle demande des ouvriers une réflexion allant au delà du niveau économique et corporatiste. Par exemple, partout l'attaque contre les retraites met en lumière les intérêts communs des différentes générations d'ouvriers, des vieux et des jeunes. La nécessité de chercher la solidarité a constitué une caractéristique frappante de beaucoup de luttes ouvrières actuelles.
La perspective à long terme de la politisation des luttes ouvrières s'exprime dans le surgissement de minorités infimes mais cependant significatives à plus long terme puisqu'elles cherchent à comprendre et à rejoindre les traditions politiques internationalistes de la classe ouvrière ; un écho croissant de la propagande de la Gauche communiste vient également témoigner de ce processus de politisation en développement.
La grève générale des ouvriers français en mai 1968 a mis fin à la longue période de contre-révolution qui a suivi l'échec de la révolution mondiale dans les années 1920. Cette reprise historique de la classe ouvrière s'est manifestée par plusieurs vagues de luttes prolétariennes internationales qui ont pris fin avec la chute du Mur de Berlin en 1989. Aujourd'hui, un nouvel assaut contre le système capitaliste se profile à l'horizon.
Como (5/07/2007)
[1] New York Times, 17 avril 2007
[2] The Economist, 14 septembre 2006.
[3] International Herald Tribune, 30 juin/1er juillet 2007
[4] ibid.
[5] Wall Street Journal, 10 mai 2007
A la fin du mois de mai, le CCI a tenu son 17e congrès international. Dans la mesure où les organisations révolutionnaires n'existent pas pour elles-mêmes mais sont des expressions du prolétariat en même temps que facteurs actifs dans la vie de celui-ci, il leur appartient de rendre compte à l'ensemble de leur classe des travaux de ce moment privilégié que constitue la réunion de leur instance fondamentale : le congrès. C'est le but du présent article que vient compléter la résolution sur la situation internationale [1503] adoptée par le congrès et qui est publiée dans ce même numéro de la Revue Internationale.
Tous les congrès du CCI sont évidemment des moments très importants dans la vie de notre organisation, des jalons qui marquent son développement. Cependant, la première chose qu'il importe de souligner, concernant celui qui s'est tenu au printemps dernier, c'est que son importance est encore bien plus grande que celle des précédents, qu'il marque une étape de première grandeur dans sa vie plus que trentenaire.[1]
La principale illustration de ce fait est la présence dans notre congrès de délégations de trois groupes du camp prolétarien international : Opop du Brésil[2], la SPA[3] de Corée du Sud et EKS[4] de Turquie. Un autre groupe était également invité au congrès, le groupe Internasyonalismo des Philippines, mais, malgré sa profonde volonté d'y envoyer une délégation, cela s'est avéré impossible. Ce groupe a tenu cependant à transmettre au congrès du CCI un salut à ses travaux et des prises de position sur les principaux rapports qui y avaient été soumis.
La présence de plusieurs groupes du milieu prolétarien à un congrès du CCI n'est pas une nouveauté. Dans le passé, au tout début de son existence, le CCI avait déjà accueilli des délégations d'autres groupes. C'est ainsi que sa conférence constitutive en janvier 1975 avait vu la présence du Revolutionary Worker's Group des États-Unis, de Pour une Intervention Communiste de France et Revolutionary Perspectives de Grande-Bretagne. De même, lors de son 2e congrès (1977) était présente une délégation du Partito Comunista Internazionalista (Battaglia Comunista). A son 3e congrès (1979) étaient présentes des délégations de la Communist Workers' Organisation (Grande-Bretagne), du Nucleo Comunista Internazionalista et d'Il Leninista (Italie) et d'un camarade non organisé de Scandinavie. Par la suite, malheureusement, cette pratique n'avait pu être poursuivie, et cela pour des raisons indépendantes de la volonté de notre organisation : disparition de certains groupes, évolution d'autres groupes vers des positions gauchistes (tel le NCI), démarche sectaire des groupes (CWO et Battaglia Comunista) qui avaient pris la responsabilité de saborder les conférences internationales des groupes de la Gauche communiste qui s'étaient tenues à la fin des années 1970.[5] En fait, cela faisait plus d'un quart de siècle que le CCI n'avait pu accueillir d'autres groupes prolétariens à un de ses congrès. En soi, la participation de quatre groupes à notre 17e congrès[6] constituait pour notre organisation un événement très important.
Mais cette importance va bien au-delà du fait d'avoir pu renouer avec une pratique qui était celle du CCI à ses débuts. C'est la signification de l'existence et de l'attitude de ces groupes qui constitue l'élément le plus fondamental. Elles s'inscrivent dans une situation historique que nous avions déjà identifiée lors du précédent congrès : "Les travaux du 16e congrès (...) ont placé au centre de leurs préoccupations l'examen de la reprise des combats de la classe ouvrière et des responsabilités que cette reprise implique pour notre organisation, notamment face au développement d'une nouvelle génération d'éléments qui se tournent vers une perspective politique révolutionnaire." ("16e Congrès du CCI - Se préparer aux combats de classe et au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires", Revue Internationale n° 122)
En effet, lors de l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes staliniens en 1989 : "Les campagnes assourdissantes de la bourgeoisie sur la 'faillite du communisme', la 'victoire définitive du capitalisme libéral et démocratique', la 'fin de la lutte de classe', voire de la classe ouvrière elle-même, ont provoqué un recul important du prolétariat, tant au niveau de sa conscience que de sa combativité. Ce recul était profond et a duré plus de dix ans. Il a marqué toute une génération de travailleurs, engendrant désarroi et même démoralisation. (...) Ce n'est qu'à partir de 2003, notamment à travers les grandes mobilisations contre les attaques visant les retraites en France et en Autriche, que le prolétariat a commencé réellement à sortir du recul qui l'avait affecté depuis 1989. Depuis, cette tendance à la reprise des luttes de la classe et du développement de la conscience en son sein ne s'est pas démentie. Les combats ouvriers ont affecté la plupart des pays centraux, y compris les plus importants d'entre eux comme les États-Unis (Boeing et transports de New York en 2005), l'Allemagne (Daimler et Opel en 2004, médecins hospitaliers au printemps 2006, Deutsche Telekom au printemps 2007), la Grande-Bretagne (aéroport de Londres en août 2005, secteur public au printemps 2006), la France (mouvement des étudiants et des lycéens contre le CPE au printemps 2006) mais aussi toute une série de pays de la périphérie comme Dubaï (ouvriers du bâtiment au printemps 2006), le Bengladesh (ouvriers du textile au printemps 2006), l'Égypte (ouvriers du textile et des transports au printemps 2007)." (Résolution sur la situation internationale adoptée par le 17e congrès)
"Aujourd'hui, comme en 1968 [lors de la reprise historique des luttes ouvrières qui avait mis fin à quatre décennies de contre-révolution], la reprise des combats de classe s'accompagne d'une réflexion en profondeur dont l'apparition de nouveaux éléments se tournant vers les positions de la Gauche communiste constitue la pointe émergée de l'iceberg." (Ibid.)
C'est pour cela que la présence de plusieurs groupes du milieu prolétarien au congrès, l'attitude très ouverte à la discussion de ces groupes (qui tranche avec l'attitude sectaire des "vieux" groupes de la Gauche communiste) ne sont nullement le fait du hasard : elles sont partie prenante de la nouvelle étape du développement du combat de la classe ouvrière mondiale contre le capitalisme.
En fait, les travaux du congrès, notamment à travers des témoignages des différentes sections et des groupes invités, sont venu confirmer cette tendance, depuis la Belgique jusqu'à l'Inde, du Brésil à la Turquie et à la Corée, dans les pays centraux comme dans ceux de la périphérie, tant à la reprise des luttes ouvrières qu'au développement d'une réflexion parmi de nouveaux éléments s'orientant vers les positions de la Gauche communiste. Une tendance qui s'est également illustrée par l'intégration de nouveaux militants au sein de l'organisation, y compris dans des pays où il n'y avait pas eu de nouvelle intégration depuis plusieurs décennies mais aussi par la constitution d'un noyau du CCI au Brésil. C'est pour nous un événement de grande importance qui vient concrétiser le développement de la présence politique de notre organisation dans le premier pays d'Amérique latine, avec les plus grosses concentrations industrielles de cette région du monde et qui comptent aussi parmi les plus importantes à l'échelle mondiale. La création de notre noyau est le résultat d'un travail engagé par le CCI de façon ponctuelle il y a plus de 15 ans et qui s'est intensifié ces dernières années, notamment à travers la prise de contact avec différents groupes et éléments, en particulier Opop, dont une délégation était présente au 17e congrès, mais aussi, dans l'État de São Paulo, avec un groupe en constitution influencé par les positions de la Gauche communiste, avec lequel nous avons établi plus récemment des relations politiques régulières, dont la tenue de réunions publiques en commun. La collaboration avec ces groupes n'est nullement contradictoire avec notre volonté de développer spécifiquement la présence organisationnelle du CCI au Brésil. Bien au contraire, notre présence permanente dans ce pays permettra que se renforce encore la collaboration entre nos organisations, et cela d'autant plus qu'entre notre noyau et OPOP existe déjà une longue histoire commune, faite de confiance et de respect mutuels.
Compte tenu des circonstances particulières dans lesquelles se tenait le congrès, c'est la question des luttes ouvrières qui a constitué le premier point de l'ordre du jour alors que le deuxième point était consacré à l'examen des nouvelles forces révolutionnaires qui surgissent ou se développent à l'heure actuelle. Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet article, rendre compte de façon détaillée des discussions qui se sont déroulées : la résolution sur la situation internationale en constitue une synthèse. Ce qu'il faut souligner fondamentalement ce sont les caractéristiques particulières et nouvelles du développement actuel des combats de classe. Il a en particulier été mis en évidence le fait que la gravité de la crise du capitalisme, la violence des attaques qui s'abattent aujourd'hui et les enjeux dramatiques de la situation mondiale, caractérisée par l'enfoncement dans la barbarie guerrière et par les menaces croissantes que le système fait peser sur l'environnement terrestre, constituent des facteurs de politisation des luttes ouvrières. Une situation quelque peu différente de celle qui avait prévalu au lendemain de la reprise historique des combats de classe en 1968 où les marges de manœuvre dont disposait alors le capitalisme avaient permis de maintenir l'illusion que "demain sera meilleur qu'aujourd'hui". Aujourd'hui, une telle illusion n'est guère plus possible : les nouvelles générations de prolétaires, de même que les plus anciennes, sont conscientes que "demain sera pire qu'aujourd'hui". De ce fait, même si une telle perspective peut constituer un facteur de démoralisation et de démobilisation des travailleurs, les luttes qu'ils mènent, et mèneront nécessairement de plus en plus en réaction aux attaques, vont les amener de façon croissante à prendre conscience que ces luttes constituent des préparatifs pour des affrontements bien plus vastes contre un système moribond. Dès à présent, les luttes auxquelles nous avons assisté depuis 2003 "incorporent de façon croissante la question de la solidarité, une question de premier ordre puisqu'elle constitue le 'contrepoison' par excellence du 'chacun pour soi' propre à la décomposition sociale et que, surtout, elle est au cœur de la capacité du prolétariat mondial non seulement de développer ses combats présents mais aussi de renverser le capitalisme" (Ibid.)
Même si le congrès s'est préoccupé principalement de la question de la lutte de classe, les autres aspects de la situation internationale ont également fait l'objet de discussions importantes. C'est ainsi qu'il a consacré une part importante de ses travaux à la crise économique du capitalisme en se penchant notamment sur la croissance actuelle de certains pays "émergents", tels l'Inde ou la Chine, qui semble contredire les analyses faites par notre organisation, et les marxistes en général, sur la faillite définitive du mode de production capitaliste. En fait, suite à un rapport très détaillé et une discussion approfondie, le congrès a conclu que :
"Les taux de croissance exceptionnels que connaissent à l'heure actuelle des pays comme l'Inde et surtout la Chine ne constituent en aucune façon une preuve d'un "nouveau souffle" de l'économie mondiale, même s'ils ont contribué pour une part non négligeable à la croissance élevée de celle-ci au cours de la dernière période. (...) ... loin de représenter un "nouveau souffle" de l'économie capitaliste, le "miracle chinois" et d'un certain nombre d'autres économies du Tiers-monde n'est pas autre chose qu'un avatar de la décadence du capitalisme. (...) ... tout comme le "miracle" représenté par les taux de croissance à deux chiffres des "tigres" et "dragons" asiatiques avait connu une fin douloureuse en 1997, le "miracle" chinois d'aujourd'hui, même s'il n'a pas des origines identiques et s'il dispose d'atouts bien plus sérieux, sera amené, tôt ou tard, à se heurter aux dures réalités de l'impasse historique du mode de production capitaliste." (Ibid.)
Il faut noter que, sur la question de la crise économique, le congrès s'est fait l'écho des débats qui se mènent actuellement au sein de notre organisation sur comment analyser les mécanismes qui ont permis au capitalisme de connaître sa croissance spectaculaire après la seconde guerre mondiale. Les différentes analyses existant actuellement au sein du CCI (qui toutes rejettent cependant l'idée défendue par le BIPR ou les groupes "bordiguistes" que la guerre constituerait une "solution momentanée" aux contradictions du capitalisme) se répercutent sur la façon de comprendre le dynamisme actuel de l'économie de certains pays "émergents", notamment la Chine. Et c'est justement parce que le congrès s'est penché particulièrement sur ce dernier phénomène que les divergences existant au sein de notre organisation ont eu l'occasion de s'exprimer au congrès. Bien évidemment, comme nous l'avons toujours fait par le passé, nous allons publier dans la Revue Internationale des documents rendant compte de ces débats dès lors qu'ils seront parvenus à un degré de clarté suffisant.
Enfin, l'impact que provoque au sein de la bourgeoisie l'impasse dans laquelle se trouve le mode de production capitaliste et la décomposition de la société que celle-ci engendre a fait l'objet de deux discussions : l'une portant sur les conséquences de cette situation au sein de chaque pays, l'autre sur l'évolution des antagonismes impérialistes entre États, ces deux aspects étant en partie liés entre eux, notamment dans la mesure où les conflits existant au sein des bourgeoisies nationales peuvent provenir d'approches différentes par rapport aux conflits impérialistes (quelles alliances entre États, modalité d'utilisation des forces militaires, etc.). Sur le premier point, le congrès a notamment mis en évidence que tous les discours officiels sur "le moins d'État" ne faisaient que masquer un renforcement continuel de la place de l'État dans la société dans la mesure où cet organe est le seul qui puisse garantir que celle-ci ne succombe au "chacun pour soi" qui caractérise la phase de décomposition du capitalisme. Il a été en particulier fortement souligné le renforcement spectaculaire du caractère policier de l'État, y compris dans les pays les plus "démocratiques" comme la Grande-Bretagne et les États-Unis, un renforcement policier qui, s'il est officiellement motivé par la montée du terrorisme (un autre phénomène lié à la décomposition mais à l'origine duquel les bourgeoisies les plus puissantes ne sont pas étrangères), permet à la classe dominante de se préparer aux futurs affrontements de classe avec le prolétariat. Concernant la question des affrontements impérialistes, le congrès a notamment mis en évidence la faillite, en particulier suite à l'aventure irakienne, de la politique de la première bourgeoisie du monde, la bourgeoisie américaine, et le fait que celle-ci ne fait que révéler l'impasse générale du capitalisme :
"En fait, l'arrivée de l'équipe Cheney, Rumsfeld et compagnie aux rênes de l'État n'était pas le simple fait d'une monumentale "erreur de casting" de la part de cette classe. Si elle a aggravé considérablement la situation des États-Unis sur le plan impérialiste, c'était déjà la manifestation de l'impasse dans laquelle se trouvait ce pays confronté à une perte croissante de son leadership, et plus généralement au développement du "chacun pour soi" dans les relations internationales qui caractérise la phase de décomposition." (Ibid.)
Plus généralement, le congrès a souligné que :
"Le chaos militaire qui se développe de par le monde, plongeant de vastes régions dans un véritable enfer et la désolation, notamment au Moyen-Orient mais aussi et surtout en Afrique, n'est pas la seule manifestation de l'impasse historique dans laquelle se trouve le capitalisme ni, à terme, la plus menaçante pour l'espèce humaine. Aujourd'hui, il est devenu clair que le maintien du système capitaliste tel qu'il a fonctionné jusqu'à présent porte avec lui la perspective de la destruction de l'environnement qui avait permis l'ascension de l'humanité." (Ibid.)
Il a conclu cette partie de la discussion en mettant en avant que :
"L'alternative annoncée par Engels à la fin du 19e siècle, socialisme ou barbarie, est devenue tout au long du 20e siècle une sinistre réalité. Ce que le 21e siècle nous offre comme perspective, c'est tout simplement socialisme ou destruction de l'humanité. Voila l'enjeu véritable auquel se confronte la seule force de la société en mesure de renverser le capitalisme, la classe ouvrière mondiale." (Ibid.)
Cette perspective souligne d'autant plus l'importance décisive des combats que développe actuellement la classe ouvrière mondiale sur lesquelles le congrès s'était penché particulièrement. Elle souligne également le rôle fondamental des organisations révolutionnaires, et notamment du CCI, pour intervenir dans ces combats afin que s'y développe la conscience des enjeux du monde actuel.
Sur ce plan, le congrès a tiré un bilan très positif de l'intervention de notre organisation dans les luttes de la classe et face aux questions cruciales qui se posent à elle. Il a souligné en particulier la capacité du CCI à se mobiliser internationalement (articles dans la presse, sur notre site Internet, réunions publiques, etc.) pour faire connaître les enseignements d'un des épisodes majeurs de la lutte de classe au cours de la dernière période : le combat de la jeunesse étudiante contre le CPE au printemps 2006 en France. A ce propos, il a été relevé que notre site Internet a connu une augmentation spectaculaire de sa fréquentation au cours de cette période, preuve que les révolutionnaires ont non seulement la responsabilité mais aussi la possibilité de contrecarrer le black-out que les médias bourgeois organisent de façon systématique autour des combats prolétariens.
Le congrès a également tiré un bilan extrêmement positif de notre politique en direction des groupes et éléments se situant dans une perspective de défense ou de rapprochement des positions de la Gauche communiste. Ainsi, au cours de la dernière période, comme il a été dit au début de cet article, le CCI a vu l'arrivée d'un nombre significatif de nouveaux militants, arrivée qui faisait suite à des discussions approfondies avec ces camarades (comme c'est toujours le cas avec notre organisation qui n'a pas pour habitude de "recruter" à tout prix, contrairement à ce qui se pratique dans les organisations gauchistes). De même, le CCI s'est impliqué activement dans différents forums Internet, notamment en langue anglaise, la plus importante à l'échelle mondiale, où peuvent s'exprimer des positions de classe, ce qui a permis à un certain nombre d'éléments de mieux connaître nos positions et notre conception de la discussion et, partant, de surmonter une certaine méfiance entretenue par la multitude de petites chapelles parasitaires dont la vocation n'est pas de contribuer à la prise de conscience de la classe ouvrière mais de semer la suspicion à l'égard des organisations qui se donnent justement cette tache. Mais l'aspect le plus positif de cette politique a été sans aucun doute la capacité de notre organisation d'établir ou de renforcer des liens avec d'autres groupes se situant sur des positions révolutionnaires et dont l'illustration était la participation de quatre de ces groupes au 17e congrès. Cela a représenté un effort très important de la part du CCI, notamment avec l'envoi de nombreuses délégations dans de multiples pays (le Brésil, la Corée, la Turquie, les Philippines, évidemment, mais pas seulement).
Les responsabilités croissantes qui incombent au CCI, tant du point de vue de l'intervention au sein des luttes ouvrières que de la discussion avec les groupes et éléments se situant sur un terrain de classe, supposent un renforcement de son tissu organisationnel. Celui-ci avait été sérieusement affecté au début des années 2000 par une crise qui avait éclaté au grand jour à la suite de son 14e congrès et qui avait motivé la tenue d'une conférence extraordinaire un an après, de même qu'elle avait donné lieu à une réflexion approfondie lors de son 15e congrès, en 2003[7]. Comme ce congrès l'avait constaté et comme le 16e congrès l'avait confirmé, le CCI avait largement surmonté les faiblesses organisationnelles qui se trouvaient à l'origine de cette crise. Un des éléments de premier plan dans la capacité du CCI à surmonter ses difficultés organisationnelles consiste en un examen attentif et approfondi de ces difficultés. Pour ce faire, le CCI s'était doté, à partir de 2001, d'une commission spéciale, distincte de son organe central, et nommée comme lui par le Congrès, chargée de mener ce travail de façon plus spécifique. Cette commission a également rendu son mandat qui constate, à côté des progrès très importants accomplis par notre organisation, la persistance de séquelles et de "cicatrices" des difficultés passées dans un certain nombre de sections. C'est la preuve que la construction d'un tissu organisationnel solide n'est jamais achevée, qu'elle nécessite un effort permanent de la part de l'ensemble de l'organisation et des militants. C'est pour cela que le congrès a décidé, sur la base de cette nécessité et partant du rôle fondamental joué par cette commission dans les années passées, de lui donner un caractère permanent en inscrivant son existence dans les statuts du CCI. Ce n'est nullement là une "innovation" de la part de notre organisation. En fait, cela correspond à une tradition dans les organisations politiques de la classe ouvrière. C'est ainsi que le Parti social démocrate allemand, qui était la référence de la 2e Internationale, disposait d'une "Commission de contrôle" ayant le même type d'attributs.
Cela dit, un des éléments majeurs ayant permis cette capacité de notre organisation de surmonter sa crise, et même d'en sortir renforcée, avait été sa capacité à se livrer à une réflexion en profondeur, avec une dimension historique et théorique, sur l'origine et les manifestations de ses faiblesses organisationnelles, réflexion qui s'est notamment menée autour de différents textes d'orientation dont notre Revue a publié des extraits significatifs.[8] Le congrès a poursuivi dans cette direction en consacrant, dès le début, une partie de ses travaux à discuter d'un texte d'orientation sur la culture du débat qui avait été mis en circulation dans le CCI plusieurs mois auparavant (et qui sera publié prochainement dans la Revue internationale). Cette question ne concerne d'ailleurs pas seulement la vie interne de l'organisation. L'intervention des révolutionnaires implique qu'ils soient capables de produire les analyses les plus pertinentes et profondes possibles de même qu'ils puissent défendre avec efficacité ces analyses au sein de la classe afin de contribuer à sa prise de conscience. Et cela suppose qu'ils soient en mesure de discuter du mieux possible ces analyses de même que d'apprendre à les présenter dans l'ensemble de la classe et auprès des éléments en recherche en ayant le souci de tenir compte des préoccupations et questionnements qui les traversent. En fait, dans la mesure où le CCI est confronté, aussi bien dans ses propres rangs que dans l'ensemble de la classe, à l'émergence d'une nouvelle génération de militants ou d'éléments qui s'inscrivent dans le combat pour le renversement du capitalisme, il lui appartient de faire tous les efforts nécessaires pour se réapproprier pleinement et communiquer à cette génération un des éléments les plus précieux de l'expérience du mouvement ouvrier, indissociable de la méthode critique du marxisme : la culture du débat.
La présentation et la discussion de cette question ont mis en évidence que, dans toutes les scissions que nous avions connues dans l'histoire du CCI, une tendance au monolithisme avait joué un rôle fondamental. Dès que des divergences apparaissaient, certains militants commençaient à dire que nous ne pouvions plus travailler ensemble, que le CCI était devenu ou était en train de devenir une organisation bourgeoise, etc. alors que ces divergences pouvaient tout à fait, pour la plupart, être contenues au sein d'une organisation non monolithique. Pourtant, le CCI avait appris de la Fraction italienne de la Gauche communiste que même lorsqu'il y a des divergences concernent des principes fondamentaux, la clarification collective la plus profonde est nécessaire avant toute séparation organisationnelle. En ce sens, ces scissions étaient pour la plupart une manifestation des plus extrêmes d'un manque dans la culture du débat et même d'une vision monolithique. Cependant ces problèmes n'ont pas été éliminés par le départ des militants. C'était également l'expression d'une difficulté plus générale du CCI sur cette question car il y avait des confusions dans nos propres rangs qui peuvent conduire à des glissements vers le monolithisme, qui ont tendance à annihiler le débat plutôt qu'à le développer. Et ces confusions continuent d'exister. Il ne faut pas exagérer l'envergure de ces problèmes. Ce sont des confusions, des glissements qui apparaissent de façon ponctuelle. Mais l'histoire nous a montré, l'histoire du CCI mais aussi celle du mouvement ouvrier, que de petits glissements et de petites confusions peuvent devenir de grands et dangereux glissements si on ne comprend pas les racines des problèmes.
Dans l'histoire de la Gauche communisme, il existe des courants qui ont défendu et théorisé le monolithisme. Le courant bordiguiste en est une caricature. Le CCI au contraire est l'héritier de la tradition de la Fraction italienne et de la Gauche communiste de France qui ont été les adversaires les plus résolus du monolithisme et qui ont mis en pratique de manière très déterminée la culture du débat. Le CCI a été fondé sur cette compréhension qui est entérinée dans ses statuts. Pour cette raison, il est clair que, s'il subsiste encore des problèmes dans la pratique avec cette question, d'une façon générale aucun militant du CCI ne se prononce contre le développement d'une conception de culture du débat. Cela dit, il est nécessaire de signaler la persistance d'un certain nombre de faiblesses. La première de ces faiblesses est une tendance à poser chaque discussion en terme de conflit entre le marxisme et l'opportunisme, entre le bolchevisme et le menchevisme ou même de lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie. Une telle démarche n'aurait de sens que si nous avions la conception de l'invariance du programme communiste. Et là au moins le bordiguisme est conséquent : l'invariance et le monolithisme dont se revendique ce courant vont ensemble. Mais si nous acceptons que le marxisme n'est pas un dogme, que la vérité est relative, qu'elle n'est pas figée mais constitue un processus et donc que nous n'arrêtons jamais d'apprendre parce que la réalité elle-même change en permanence, alors il est évident que le besoin d'approfondir, mais aussi les confusions et même les erreurs, sont des étapes normales, voire nécessaires, pour arriver à la conscience de classe. Ce qui est décisif, c'est l'impulsion collective, la volonté et la participation active vers la clarification.
Il faut remarquer que cette démarche tendant à voir partout, dans tous les débats, la présence de l'opportunisme, c'est-à-dire une tendance vers des positions bourgeoises, peut conduire à une sorte de banalisation du danger de l'opportunisme, à mettre toutes les discussions sur le même niveau. L'expérience nous montre justement que, dans les rares discussions où les principes fondamentaux étaient remis en cause, on a souvent éprouvé des difficultés à le voir : si tout est opportunisme alors, en fin de compte, rien n'est opportunisme.
Une autre conséquence d'une telle démarche consistant à voir l'opportunisme et l'idéologie bourgeoise partout et dans tous les débats, c'est l'inhibition du débat. Les militants "n'ont plus le droit" d'avoir des confusions, de les exprimer ou de faire des erreurs parce que, immédiatement, on les verra, ou ils se verront eux-mêmes, comme des traîtres en puissance. Certains débats ont effectivement un caractère de confrontation entre les positions bourgeoises et les positions prolétariennes : c'est l'expression d'une crise et d'un danger de dégénérescence. Mais dans la vie du prolétariat ce n'est pas la règle générale. Si on met tous les débats sur ce plan, on peut finir avec l'idée que le débat lui-même est l'expression d'une crise.
Un autre problème qui, encore une fois, existe plus dans la pratique que de façon théorisée, consiste à adopter une démarche dans la discussion visant à convaincre les autres aussi vite que possible de la position correcte. C'est une attitude qui mène à l'impatience, à une tentative de monopoliser la discussion, à vouloir en quelque sorte "écraser l'adversaire" dans celle-ci. Une telle démarche conduit à une difficulté à écouter ce que disent les autres. C'est vrai que dans la vie en général, dans une société marquée par l'individualisme et la concurrence, il est difficile d'apprendre à écouter les autres. Mais ne pas écouter conduit à une attitude de fermeture vis-à-vis du monde, ce qui est tout à fait à l'opposé d'une attitude révolutionnaire. En ce sens, il est nécessaire de comprendre que le plus important dans un débat, c'est qu'il ait lieu, qu'il se développe, qu'il y ait une participation aussi large que possible et qu'une véritable clarification puisse émerger. En fin de compte, la vie collective du prolétariat, lorsqu'elle est capable de se développer, va apporter une clarification. La volonté de clarification est une caractéristique du prolétariat en tant que classe ; c'est son intérêt de classe. En particulier, elle exige la vérité et non pas la falsification. C'est pour cela que Rosa Luxemburg a mis en avant que la première tache des révolutionnaires est de dire ce qui est. Les attitudes de confusion ne sont pas la règle, ni même dominantes dans le CCI, mais elles existent et peuvent être dangereuses et ont besoin d'être dépassées. En particulier, il faut apprendre à dédramatiser les débats. La plupart des discussions au sein de l'organisation, et beaucoup de discussions que nous avons en dehors, ne sont pas des confrontations entres des positions bourgeoises et des positions prolétariennes. Ce sont des discussions où, sur la base de positions partagées et d'un but commun, nous approfondissons de façon collective dans une démarche allant de la confusion vers la clarté.
En fait, la capacité de développer une véritable culture du débat dans les organisations révolutionnaires est un des signes majeurs de leur appartenance à la classe ouvrière, de leur capacité à rester vivantes et en phase avec les besoins de celle-ci. Et une telle démarche n'est pas propre aux organisations communistes, elle appartient au prolétariat comme un tout : c'est aussi à travers ses propres discussions, notamment dans ses assemblées générales, que l'ensemble de la classe ouvrière est capable de tirer les leçons de ses expériences et d'avancer dans sa prise de conscience. Le sectarisme et le refus du débat qui, aujourd'hui, caractérisent malheureusement un certain nombre d'organisations du camp prolétarien ne sont nullement une preuve de leur "intransigeance" face à l'idéologie bourgeoise ou face à la confusion. C'est au contraire une manifestation de leur peur de défendre leurs propres positions et, en dernier ressort, la preuve d'un manque de conviction dans la validité de celles-ci.
Cette culture du débat a traversé l'ensemble des travaux du congrès. Et elle a été saluée comme telle par les délégations des groupes invités qui ont en même temps fait part de leur expérience et livré leurs propres réflexions :
C'est ainsi qu'un des camarades de la délégation venue de Corée a fait part de son "impression frappante face à l'esprit de fraternité, de débat, de relations de camaraderie auquel son expérience précédente ne l'avait pas habitué et qu'il nous envie". Un autre camarade de cette délégation a fait part de sa conviction que "la discussion sur la culture du débat serait fructueuse pour le développement de leur propre activité et qu'il était important que le CCI, de même que leur propre groupe, ne se voie pas comme 'seul au monde'."
Pour sa part, la délégation de Opop a tenu à "exprimer avec la plus grande fraternité un salut à ce congrès" et sa "satisfaction de participer à un événement d'une telle importance". Pour la délégation : "Ce congrès n'est pas seulement un événement important pour le CCI mais également pour la classe ouvrière comme un tout. Nous apprenons beaucoup avec le CCI. Nous avons beaucoup appris ces trois dernières années à travers les contacts que nous avons eus, les débats que nous avons menés ensemble au Brésil. Nous avons déjà participé au précédent congrès [celui de la section en France, l'an dernier] et nous avons pu constater le sérieux avec lequel le CCI traite le débat, sa volonté d'être ouvert pour le débat, de ne pas avoir peur du débat et de ne pas avoir peur de confronter des positions différentes des siennes. Au contraire, sa démarche est de susciter le débat et nous voulons remercier le CCI pour nous avoir fait connaître cette approche. De même, nous saluons la façon dont le CCI considère la question des nouvelles générations, actuelles et futures. Nous apprenons de cet héritage auquel se réfère le CCI et qui nous a été transmis par le mouvement ouvrier depuis qu'il existe." En même temps, la délégation a fait part de sa conviction que "le CCI avait également appris aux côtés de Opop", notamment lorsque sa délégation au Brésil a participé aux côtés d' Opop à une intervention dans une assemblée ouvrière dominée par les syndicats.
De son côté, le délégué de EKS a également souligné l'importance du débat dans le développement des positions révolutionnaires dans la classe, notamment pour les nouvelles générations :
"Pour commencer j'aimerais souligner l'importance des débats pour la nouvelle génération. Nous avons des jeunes éléments dans notre groupe et nous nous sommes politisés à travers le débat. Nous avons vraiment beaucoup appris du débat, en particulier parmi les jeunes éléments avec lesquels nous sommes en contact... Je pense que pour la jeune génération le débat sera à l'avenir un aspect très important de son développement politique. Nous avons rencontré un camarade qui venait d'un quartier ouvrier très pauvre d'Istanbul et qui était plus âgé que nous. Il nous a dit que dans le quartier d'où il venait les ouvriers voulaient toujours discuter. Mais les gauchistes qui faisaient du travail politique dans les quartiers ouvriers essayaient toujours de liquider le débat très vite pour passer aux 'choses pratiques', comme on peut s'y attendre. Je pense que la culture prolétarienne que l'on discute ici, maintenant, et que j'ai expérimentée dans ce congrès est une négation de la méthode gauchiste de discussion vue comme une compétition. Je voudrais faire quelques commentaires sur les débats entre les groupes internationalistes. Premièrement je pense qu'il est évident que de tels débats devraient être constructifs et fraternels autant que possible et que nous devrions toujours garder à l'esprit que les débats sont un effort collectif pour arriver à une clarification politique parmi les révolutionnaires. Et ce n'est absolument pas une compétition ou quelque chose qui pourrait créer de l'hostilité ou de la rivalité. Ça c'est la négation totale de l'effort collectif pour arriver à de nouvelles conclusions, pour se rapprocher de la vérité. Il est important aussi que le débat parmi les groupes internationalistes soit régulier autant que possible parce que cela aide beaucoup dans la clarification pour tous ceux qui sont impliqués internationalement. Je pense que c'est nécessaire aussi pour le débat d'être ouvert à tous les éléments prolétariens qui sont intéressés. Je pense aussi que c'est significatif que les débats soient publics pour les éléments révolutionnaires qui sont intéressés. Le débat n'est pas limité à ceux qui sont impliqués directement. Le débat lui-même, ce qui est discuté, sont d'une grande aide pour quelqu'un qui lit tout simplement. Par exemple je me souviens qu'il y a un certain temps j'avais très peur de débattre mais j'étais très intéressé à lire. Cette idée de lire les débats, les résultats, çà aide énormément et donc c'est très important que les débats qui ont lieu soient publics pour tous ceux que cela intéresse. C'est une façon très efficace de se développer théoriquement et politiquement."
Les interventions très chaleureuses des délégations des groupes invités n'avaient rien à voir avec une attitude de flatterie envers le CCI. C'est ainsi que les camarades de Corée ont porté un certain nombre de critiques aux travaux du congrès, regrettant notamment qu'il ne soit pas plus revenu sur l'expérience de notre intervention lors du mouvement contre le CPE en France ou que l'analyse de la situation économique de la Chine ne prenne pas plus en compte la situation sociale et les luttes de la classe ouvrière dans ce pays. L'ensemble des délégués du CCI a apporté une grande attention à ces critiques qui permettront à notre organisation aussi bien de mieux prendre en compte les préoccupations et les attentes des autres groupes du camp prolétarien que de stimuler notre effort pour approfondir nos analyses d'une question aussi importante que celle de la situation en Chine. Évidemment, les éléments et analyses que pourront apporter les autres groupes sur cette question, notamment des groupes d'Extrême-Orient, seront précieux pour notre propre travail.
D'ailleurs, au cours du congrès lui-même, les interventions des délégations ont constitué un apport important à notre compréhension de la situation mondiale, notamment lorsqu'elles ont donné des éléments précis concernant la situation dans leur propre pays. Nous ne pouvons pas dans le cadre de cet article reproduire intégralement les interventions des délégations dont des éléments vont figurer ultérieurement dans les articles de notre presse. Nous nous contenterons d'en signaler les éléments les plus marquants. Concernant la lutte de classe, le délégué de EKS a insisté sur le fait qu'après la défaite des combats massifs de 1989, il y avait aujourd'hui une reprise des luttes ouvrières, une vague de grèves avec des occupations d'usines, face à une situation économique qui est dramatique pour les travailleurs. Devant cette situation, les syndicats ne se contentent pas seulement de saboter les luttes comme ils le font partout, mais ils essaient également de développer le nationalisme parmi les ouvriers en menant campagne sur le thème de la "Turquie séculaire". Pour sa part, la délégation de Opop a signalé que, du fait du lien entre les syndicats et le gouvernement actuel (puisque le président Lula était le principal dirigeant syndical du pays), il existe une tendance aux luttes en dehors du cadre syndical officiel, une "rébellion de la base", comme s'était lui-même nommé le mouvement dans le secteur des banques, en 2003. Les nouvelles attaques économiques que prépare le gouvernement Lula vont évidemment pousser la classe ouvrière à poursuivre ses combats, même si les syndicats adoptent une attitude beaucoup plus "critique" vis-à-vis de Lula.
Une autre contribution importante des délégations de Opop et EKS au congrès a concerné la politique impérialiste de la Turquie et du Brésil. C'est ainsi que Opop a donné des éléments permettant de mieux comprendre le positionnement de ce pays qui, d'un côté se montre un fidèle allié de la politique américaine en tant que "gendarme du monde" (notamment avec une présence militaire à Timor et a Haïti, pays où il assure le commandement des forces étrangères) mais qui, en même temps, tente de développer sa propre diplomatie, avec des accords bilatéraux, notamment en direction de la Russie (à qui elle achète des avions), de l'Inde et de la Chine (dont les produits industriels sont concurrents de la production brésilienne). Par ailleurs, le Brésil développe une politique de puissance impérialiste régionale où elle tente d'imposer ses conditions à des pays comme la Bolivie ou le Paraguay. Quant au camarade de EKS, il a fait une intervention très intéressante sur les tenants et aboutissants de la vie politique de la bourgeoisie turque (notamment les enjeux du conflit entre le secteur "islamiste" et le secteur "laïc") et de ses ambitions impérialistes. Encore une fois ne nous ne pouvons reproduire cette intervention dans cet article. Nous voulons seulement souligner l'idée essentielle figurant dans la conclusion de cette intervention : le risque que, dans une région voisine d'une des zones où se déchaînent avec le plus de violence les conflits impérialistes, notamment en Irak, la bourgeoisie turque ne s'engage dans une spirale militaire dramatique, faisant payer encore plus à sa classe ouvrière le prix des contradictions du capitalisme.
Les interventions des délégations des groupes invités ont constitué, à côté de celles des délégations des sections du CCI, un apport de premier plan aux travaux de l'ensemble du congrès et à sa réflexion sur toutes les questions, lui permettant de "synthétiser la situation mondiale" comme l'a remarqué la délégation du SPA de Corée. En fait, comme nous le signalions au début de cet article, une des clés de l'importance de ce congrès a été la participation des groupes invités ; cette participation a constitué un des éléments majeurs de sa réussite et de l'enthousiasme qui était partagé par toutes ses délégations au moment de sa clôture
oOo
A quelques jours d'intervalle se sont tenues deux réunions internationales : le sommet du G8 et le congrès du CCI. Évidemment, il existe des différences quant à l'ampleur et à l'impact immédiat de ces deux rencontres mais il vaut la peine de souligner combien est frappant le contraste entre elles, tant du point de vue des circonstances, que des buts et du mode de fonctionnement. D'un côté il y a avait une réunion derrière des fils de fer barbelés, un déploiement policier sans précédent et la répression, une réunion où les déclarations sur la "sincérité des débats", sur la "paix" et sur "l'avenir de l'humanité" n'étaient qu'un écran de fumée destiné à masquer les antagonismes entre États capitalistes, à préparer de nouvelles guerres et à préserver un système qui n'offre aucun avenir à l'humanité. De l'autre, il y avait une réunion de révolutionnaires de 15 pays combattant tous les écrans de fumée, tous les faux-semblants, menant des débats réellement fraternels, avec un profond esprit internationaliste, afin de contribuer à la seule perspective capable de sauver l'humanité : la lutte internationale et unie de la classe ouvrière en vue de renverser le capitalisme et d'instaurer la société communiste.
Nous savons que le chemin qui y conduit est encore long et difficile mais le CCI est convaincu que son 17e congrès constitue une étape très importante sur ce chemin.
CCI
[1] Voir notre article "Les trente ans du CCI : s'approprier le passé pour construire l'avenir" [1504] dans la Revue Internationale n° 123.
[2] Opop : Oposição Operária, Opposition Ouvrière. Il s'agit d'un groupe implanté dans plusieurs villes du Brésil qui s'est constitué au début des années 1990, notamment avec des éléments en rupture avec la CUT (Centrale syndicale) et le Parti des Travailleurs de Lula (actuel président de ce pays) pour rejoindre les positions du prolétariat, notamment sur la question essentielle de l'internationalisme, mais aussi sur la question syndicale (dénonciation de ces organes comme instruments de la classe bourgeoise) et parlementaire (dénonciation de la mascarade "démocratique"). C'est un groupe actif dans les luttes ouvrières (notamment dans le secteur des banques) avec qui le CCI entretient des discussions fraternelles depuis plusieurs années (notre site en langue portugaise a notamment publié un compte-rendu de notre débat sur le matérialisme hisorique).Par ailleurs, nos deux organisations ont organisé plusieurs réunions publiques communes au Brésil (voir notamment à ce sujet Quatre interventions publiques du CCI au Brésil : Un renforcement des positions prolétariennes au Brésil" [1505] dans Révolution Internationale n° 365) et ont publié une prise de position commune sur la situation sociale de ce pays. Une délégation de Opop était déjà présente lors du 17e congrès de notre section en France, au printemps 2006 (voir notre article : "17e Congrès de RI : l'organisation révolutionnaire à l'épreuve de la lutte de classe" [1506] dans RI n° 370).
[3] SPA : Socialist Political Alliance, Alliance Politique Socialiste. C'est un groupe qui s'est donné comme tâche de faire connaître en Corée les positions de la Gauche communiste (notamment à travers la traduction de certains de ses textes fondamentaux) et d'animer dans ce pays, et aussi internationalement, les discussions entre groupes et éléments autour de ces positions. Le SPA a organisé en octobre 2006 une conférence internationale où le CCI, qui menait des discussions avec cette organisation depuis près d'un an, a envoyé une délégation (voir notre article "Rapport sur la conférence en Corée - octobre 2006" [1507] dans la Revue Internationale n° 129). Il faut noter que les participants à cette conférence, qui s'est tenue juste après les essais nucléaires de la Corée du Nord, ont adopté une "Déclaration internationaliste depuis la Corée contre la menace de guerre" (voir RI n° 374 [1496]).
[4] EKS : Enternasyonalist Komünist Sol, Gauche Communiste Internationaliste ; groupe constitué récemment en Turquie, qui se situe résolument sur les positions de la Gauche communiste et dont nous avons publié des prises de position [1508].
[5] Sur ces conférences internationales voir notre article "Les conférences internationales de la Gauche Communiste (1976-1980) - Leçons d'une expérience pour le milieu prolétarien" [1509] dans la Revue Internationale n° 122). Le sabotage de ces conférences par les groupes qui allaient constituer le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR) n'avait cependant pas empêché le CCI d'inviter cette organisation à son 13e congrès, en 1999. En effet, nous avions pensé que la gravité des enjeux impérialistes au cœur de l'Europe (c'était le moment des bombardements de la Serbie par les armées de l'OTAN) méritait que les groupes révolutionnaires laissent leurs griefs de côté pour se retrouver en un même lieu afin d'examiner ensemble les implications du conflit et, éventuellement, de produire une déclaration commune. Malheureusement, le BIPR avait décliné cette invitation.
[6] Puisque Internasyonalismo était présent politiquement, même si sa délégation n'avait pu être présente physiquement.
[7] Voir à ce sujet nos articles "Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels" et "15e Congrès du CCI : Renforcer l'organisation face aux enjeux de la période" dans les numéros 110 [1468] et 114 [1510] de la Revue Internationale.
[8] Voir "La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat" ainsi que "Marxisme et éthique" dans les numéros 111 [1511], 112 [1512], 127 [1485] et 128 [1513] de la Revue internationale.
1) Un des éléments les plus importants déterminant la vie actuelle de la société capitaliste est l'entrée de celle-ci dans sa phase de décomposition. Le CCI a déjà, depuis la fin des années 1980, rendu compte des causes et des caractéristiques de cette phase de décomposition de la société. Il a notamment mis en évidence les faits suivants :
a) La phase de décomposition du capitalisme est partie intégrante de la période de décadence de ce système inaugurée avec la Première Guerre mondiale (comme la grande majorité des révolutionnaires l'avait mis en évidence à ce moment-là). A ce titre, elle conserve les principales caractéristiques propres à la décadence du capitalisme, auxquelles viennent s'ajouter des caractéristiques nouvelles et inédites dans la vie de la société.
b) Elle constitue la phase ultime de cette décadence, celle où non seulement se cumulent les traits les plus catastrophiques de ses phases précédentes, mais où l'on assiste à un véritable pourrissement sur pied de l'ensemble de l'édifice social.
c) Ce sont pratiquement tous les aspects de la société humaine qui sont affectés par la décomposition, et particulièrement ceux qui sont déterminants pour la survie même de celle-ci comme les conflits impérialistes et la lutte de classe. En ce sens, c'est avec en toile de fond la phase de décomposition et ses caractéristiques fondamentales qu'il convient d'examiner le moment présent de la situation internationale sous ses aspects majeurs : la crise économique du système capitaliste, les conflits au sein de la classe dominante, et particulièrement sur l'arène impérialiste, et enfin la lutte entre les deux classes fondamentales de la société, bourgeoisie et prolétariat.
2) Paradoxalement, la situation économique du capitalisme est l'aspect de cette société qui est le moins affecté par la décomposition. Il en est ainsi principalement parce que c'est justement cette situation économique qui détermine, en dernière instance, les autres aspects de la vie de ce système, y compris ceux qui relèvent de la décomposition. A l'image des autres modes de production qui l'ont précédé, le mode de production capitaliste, après avoir connu une période d'ascendance qui culmine à la fin du 19e siècle, est entré à son tour, au début du 20e, dans la période de sa décadence. A l'origine de cette décadence, comme pour celle des autres systèmes économiques, se trouve l'inadéquation croissante entre le développement des forces productives et les rapports de production. Concrètement, dans le cas du capitalisme, dont le développement est conditionné par la conquête de marchés extra capitalistes, la Première Guerre mondiale constitue la première manifestation significative de sa décadence. En effet, avec la fin de la conquête coloniale et économique du monde par les métropoles capitalistes, celles-ci sont conduites à s'affronter entre elles pour se disputer leurs marchés respectifs. Dès lors, le capitalisme est entré dans une nouvelle période de son histoire qualifiée par l'Internationale communiste en 1919 comme celle des guerres et des révolutions. L'échec de la vague révolutionnaire qui avait surgi de la Première Guerre mondiale a ainsi ouvert la porte à des convulsions croissantes de la société capitaliste : la grande dépression des années 1930 et sa conséquence, la Seconde Guerre mondiale bien plus meurtrière et barbare encore que la Première. La période qui a suivi, qualifiée par certains "experts" bourgeois de "Trente Glorieuses", a vu le capitalisme donner l'illusion qu'il avait réussi à surmonter ses contradictions mortelles, illusion qui a été partagée par des courants qui pourtant se réclamaient de la révolution communiste. En réalité, cette période de "prospérité" résultant à la fois d'éléments circonstanciels et des mesures palliatives aux effets de la crise économique, a de nouveau laissé la place à la crise ouverte du mode de production capitaliste à la fin des années 1960, avec une forte aggravation à partir du milieu des années 1970. Cette crise ouverte du capitalisme débouchait de nouveau vers l'alternative déjà annoncée par l'Internationale communiste : guerre mondiale ou développement des luttes ouvrières en direction du renversement du capitalisme. La guerre mondiale, contrairement à ce que pensent certains groupes de la Gauche communiste, ne constitue nullement une "solution" à la crise du capitalisme, permettant à celui-ci de se "régénérer", de renouer avec une croissance dynamique. C'est l'impasse dans laquelle se trouve ce système, l'aiguisement des tensions entre secteurs nationaux du capitalisme qui débouche sur une fuite en avant irrépressible sur le plan militaire dont l'aboutissement final est la guerre mondiale. Effectivement, conséquence de l'aggravation des convulsions économiques du capitalisme, les tensions impérialistes ont connu à partir des années 1970 une aggravation certaine. Cependant, elles n'ont pu déboucher sur la guerre mondiale du fait même du surgissement historique de la classe ouvrière à partir de 1968 en réaction aux premières atteintes de la crise. En même temps, si elle avait été capable de contrecarrer la seule perspective possible de la bourgeoisie (si l'on peut parler de "perspective"), la classe ouvrière, au-delà d'une combativité inconnue depuis des décennies, n'a pu mettre en avant sa propre perspective, la révolution communiste. C'est justement cette situation où aucune des deux classes déterminantes de la société ne peut présenter de perspective à cette dernière, où la classe dominante en est réduite à "gérer" au jour le jour et au coup par coup l'enfoncement de son économie dans une crise insurmontable, qui est à l'origine de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition.
3) Une des manifestations majeures de cette absence de perspective historique est le développement du "chacun pour soi" qui affecte tous les niveaux de la société, depuis les individus jusqu'aux États. Cependant, l'on ne peut considérer qu'il y ait, sur le plan de la vie économique du capitalisme, de changement majeur dans ce domaine depuis l'entrée de la société dans sa phase de décomposition. En fait, le "chacun pour soi", la "concurrence de tous contre tous", sont des caractéristiques congénitales du mode de production capitaliste. Ces caractéristiques, il a dû les tempérer lors de l’entrée dans sa période de décadence par une intervention massive de l’État dans l’économie mise en place dès la Première Guerre mondiale et qu’il a réactivées dans les années 30, notamment avec les politiques fascistes ou keynésiennes. Cette intervention de l’État a été complétée, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, par la mise en place d’organismes internationaux, tels le FMI, la Banque mondiale et l’OCDE et, ultérieurement, la Communauté économique européenne (ancêtre de l’Union européenne actuelle) afin d’empêcher que les contradictions économiques n’aboutissent à une débandade générale comme ce fut le cas à la suite du "jeudi noir" de 1929. Aujourd'hui, malgré tous les discours sur le "triomphe du libéralisme", sur le "libre exercice des lois du marché", les États n'ont renoncé ni à l'intervention dans l'économie de leurs pays respectifs, ni à l'utilisation des structures chargées de réguler quelque peu les rapports entre eux en en créant même de nouvelles, telle l'Organisation mondiale du commerce. Cela dit, ni ces politiques, ni ces organismes, s'ils ont permis de ralentir de façon significative le rythme d'enfoncement du capitalisme dans la crise, n'ont permis de venir à bout de celle-ci malgré les présents discours saluant les niveaux "historiques" de croissance de l'économie mondiale et les performances extraordinaires des deux géants asiatiques, l'Inde et surtout la Chine.
4) Les bases sur lesquelles reposent les taux de croissance du PIB mondial aux cours des dernières années, et qui provoquent l’euphorie des bourgeois et de leurs laquais intellectuels, ne sont pas fondamentalement nouvelles. Elles sont les mêmes que celles qui ont permis d’empêcher que la saturation des marchés à l’origine de la crise ouverte à la fin des années 60 ne provoque un étouffement complet de l’économie mondiale et se résument dans un endettement croissant. A l’heure actuelle, la "locomotive" principale de la croissance mondiale est constituée par les énormes déficits de l'économie américaine, tant au niveau de son budget d'État que de sa balance commerciale. En réalité, il s'agit là d'une véritable fuite en avant qui, loin de permettre une solution définitive aux contradictions du capitalisme ne fait que lui préparer des lendemains encore plus douloureux et notamment des ralentissements brutaux de la croissance, comme celui-ci en a connus depuis plus de trente ans. Dès à présent, d'ailleurs, les menaces qui s'amoncellent sur le secteur des logements aux États-Unis, un des moteurs de l'économie américaine, et qui portent avec elles le danger de faillites bancaires catastrophiques, sème le trouble et l'inquiétude dans les milieux économiques. Cette inquiétude est renforcée par la perspective d'autres faillites touchant les "hedge funds" (fonds spéculatifs) faisant suite à celle d’Amaranth, en octobre 2006. La menace est d'autant plus sérieuse que ces organismes, dont la raison d'être est de réaliser de forts profits à court terme en jouant sur les variations des taux de change ou des cours des matières premières, ne sont nullement des francs tireurs en marge du système financier international. Ce sont en réalité les institutions financières les plus "sérieuses" qui placent une partie de leurs avoirs dans ces "hedge funds". De même, les sommes investies dans ces organismes sont considérables au point d'égaler le PIB annuel d'un pays comme la France et elles servent de "levier" à des mouvements de capitaux encore bien plus considérables (près de 700 000 milliards de dollars en 2002, soit 20 fois plus que les transactions sur les biens et services, c'est-à-dire des produits "réels"). Et ce ne sont pas les péroraisons des "alter mondialistes" et autres pourfendeurs de la "financiarisation" de l'économie qui y changeront quoi que ce soit. Ces courants politiques voudraient un capitalisme "propre", "équitable", tournant notamment le dos à la spéculation. En réalité, celle-ci n'est nullement le fait d'un "mauvais" capitalisme qui "oublie" sa responsabilité d'investir dans des secteurs réellement productifs. Comme Marx l'a établi depuis le 19e siècle, la spéculation résulte du fait que, dans la perspective d'un manque de débouchés suffisants pour les investissements productifs, les détenteurs de capitaux préfèrent les faire fructifier à court terme dans une immense loterie, une loterie qui transforme aujourd'hui le capitalisme en un casino planétaire. Vouloir que le capitalisme renonce à la spéculation dans la période actuelle est aussi réaliste que de vouloir que les tigres deviennent végétariens (ou que les dragons cessent de cracher du feu).
5) Les taux de croissance exceptionnels que connaissent à l'heure actuelle des pays comme l'Inde et surtout la Chine ne constituent en aucune façon une preuve d'un "nouveau souffle" de l'économie mondiale, même s'ils ont contribué pour une part non négligeable à la croissance élevée de celle-ci au cours de la dernière période. A la base de cette croissance exceptionnelle, c'est à nouveau la crise du capitalisme que, paradoxalement, l'on retrouve. En effet, cette croissance tire sa dynamique essentielle de deux facteurs : les exportations et les investissements de capitaux provenant des pays les plus développés. Si les réseaux commerciaux de ces derniers se tournent de plus en plus vers la distribution de biens fabriqués en Chine, en lieu et place de produits fabriqués dans les "vieux" pays industriels, c'est qu'ils peuvent les vendre à des prix bien plus bas, ce qui devient une nécessité absolue au moment d'une saturation croissante des marchés et donc d'une compétition commerciale de plus en plus exacerbée, en même temps qu'un tel processus permet de réduire le coût de la force de travail des salariés des pays capitalistes les plus développés. C'est à cette même logique qu'obéit le phénomène des "délocalisations", le transfert des activités industrielles des grandes entreprises vers des pays du Tiers-monde, où la main-d'œuvre est incomparablement moins chère que dans les pays les plus développés. Il faut d'ailleurs noter que si l'économie chinoise bénéficie de ces "délocalisations" sur son propre territoire, elle-même tend à son tour à les pratiquer en direction de pays où les salaires sont encore plus faibles, notamment en Afrique.
6) En fait, l'arrière plan de la "croissance à 2 chiffres" de la Chine, et notamment de son industrie, est celui d'une exploitation effrénée de la classe ouvrière de ce pays qui connaît souvent des conditions de vie comparables à celles de la classe ouvrière anglaise de la première moitié du 19e siècle dénoncées par Engels dans son ouvrage remarquable de 1844. En soi, ce n'est pas un signe de la faillite du capitalisme puisque c'est sur la base d'une exploitation aussi barbare du prolétariat que ce système s'est lancé à la conquête du monde. Cela dit, il existe des différences fondamentales entre la croissance et la condition ouvrière dans les premiers pays capitalistes au 19e siècle et celles de la Chine d'aujourd'hui :
- dans les premiers, l'augmentation des effectifs de la classe ouvrière industrielle dans tel ou tel pays n'a pas correspondu à leur réduction dans les autres : c'est de façon parallèle que se sont développés les secteurs industriels dans des pays comme l'Angleterre, la France, l'Allemagne ou les États-Unis. En même temps, notamment grâce aux luttes de résistance du prolétariat, les conditions de vie de celui-ci ont connu une amélioration progressive tout au long de la seconde moitié du 19e siècle ;
- dans le cas de la Chine d'aujourd'hui, la croissance de l'industrie de ce pays (comme dans d'autres pays du Tiers-monde), se fait au détriment de nombreux secteurs industriels des pays de vieux capitalisme qui disparaissent progressivement ; en même temps, les "délocalisations" sont les instruments d'une attaque en règle contre la classe ouvrière de ces pays, attaque qui a commencé bien avant que celles-ci ne deviennent une pratique courante mais qui permet de l'intensifier encore en termes de chômage, de déqualification, de précarité et de baisse de leur niveau de vie.
Ainsi, loin de représenter un "nouveau souffle" de l'économie capitaliste, le "miracle chinois" et d'un certain nombre d'autres économies du Tiers-monde n'est pas autre chose qu'un avatar de la décadence du capitalisme. En outre, l'extrême dépendance de l'économie chinoise à l'égard de ses exportations constitue un facteur certain de fragilité face à une rétractation de la demande de ses clients actuels, rétractation qui ne saurait manquer d'arriver, notamment lorsque l'économie américaine sera contrainte de remettre de l'ordre dans l'endettement abyssal qui lui permet à l'heure actuelle de jouer le rôle de "locomotive" de la demande mondiale. Ainsi, tout comme le "miracle" représenté par les taux de croissance à deux chiffres des "tigres" et "dragons" asiatiques avait connu une fin douloureuse en 1997, le "miracle" chinois d'aujourd'hui, même s'il n'a pas des origines identiques et s'il dispose d'atouts bien plus sérieux, sera amené, tôt ou tard, à se heurter aux dures réalités de l'impasse historique du mode de production capitaliste.
7) La vie économique de la société bourgeoise, ne peut échapper, dans aucun pays, aux lois de la décadence capitaliste, et pour cause : c'est d'abord sur ce plan que se manifeste cette décadence. Néanmoins, pour cette même raison, les manifestations majeures de la décomposition épargnent pour l'heure la sphère économique. On ne peut en dire autant de la sphère politique de la société capitaliste, notamment celle des antagonismes entre secteurs de la classe dominante et tout particulièrement celle des antagonismes impérialistes. En fait, la première grande manifestation de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition concernait justement le domaine des conflits impérialistes : il s'agit de l'effondrement, à la fin des années 1980, du bloc impérialiste de l'Est qui a provoqué rapidement la disparition du bloc occidental. C'est en premier lieu sur le plan des relations politiques, diplomatiques et militaires entre États que s'exprime aujourd'hui le "chacun pour soi", caractéristique majeure de la phase de décomposition. Le système des blocs contenait le danger d'une troisième guerre mondiale, issue qui n'aurait manqué de survenir si le prolétariat mondial n'avait été capable d'y faire obstacle dès la fin des années 1960. Néanmoins, il représentait une certaine "organisation" des tensions impérialistes, notamment par la discipline imposée au sein de chacun des deux camps par sa puissance dominante. La situation qui s'est ouverte en 1989 est toute différente. Certes, le spectre de la guerre mondiale a cessé de menacer la planète mais, en même temps, on a assisté à un déchaînement des antagonismes impérialistes et des guerres locales avec une implication directe des grandes puissances, à commencer par la première d'entre elles, les États-Unis. Il revenait à ce pays, qui s'est investi depuis des décennies du rôle de "gendarme du monde", de poursuivre et renforcer ce rôle face au nouveau "désordre mondial" issu de la fin de la guerre froide. En réalité, s'il a pris à cœur ce rôle, ce n'est nullement pour contribuer à la stabilité de la planète mais fondamentalement pour tenter de rétablir son leadership sur celle-ci, un leadership sens cesse remis en cause, y compris et notamment par ses anciens alliés, du fait qu'il n'existe plus le ciment fondamental de chacun des blocs impérialistes, la menace d'un bloc adverse. En l'absence définitive de la "menace soviétique", le seul moyen pour la puissance américaine d'imposer sa discipline est de faire étalage de ce qui constitue sa force principale, l'énorme supériorité de sa puissance militaire. Ce faisant, la politique impérialiste des États-Unis est devenue un des principaux facteurs de l'instabilité du monde. Depuis le début des années 1990 les exemples ne manquent pas : la première guerre du Golfe, celle de 1991, visait à resserrer les liens, qui commençaient à disparaître, entre les anciens alliés du bloc occidental (et non pas à "faire respecter le droit international" bafoué par l'annexion irakienne du Koweït qui avait été présenté comme prétexte). Peu après, à propos de la Yougoslavie, l'unité entre les principaux anciens alliés du bloc occidental volait en éclats : l'Allemagne avait mis le feu aux poudres en poussant la Slovénie et la Croatie à se déclarer indépendantes, la France et la Grande-Bretagne nous servaient un remake de "l'Entente cordiale" du début du 20e siècle en soutien des intérêts impérialistes de la Serbie alors que les États-Unis se présentaient comme les parrains des musulmans de Bosnie.
8) La faillite de la bourgeoisie américaine, tout au long des années 1990, à imposer de façon durable son autorité, y compris à la suite de ses différentes opérations militaires, l'a conduite à rechercher un nouvel "ennemi" du "monde libre" et de la "démocratie", capable de ressouder derrière elle les principales puissances du monde, notamment celles qui avaient été ses alliées : le terrorisme islamique. Les attentats du 11 septembre 2001, dont il apparaît de plus en plus clairement (y compris aux yeux de plus d'un tiers de la population américaine et de la moitié des habitants de New York) qu'ils avaient été voulus, sinon préparés, par l'appareil d'état américain, devaient servir de point de départ de cette nouvelle croisade. Cinq ans après, l'échec de cette politique est patent. Si les attentats du 11 septembre ont permis aux États-Unis d'impliquer des pays comme la France et l'Allemagne dans leur intervention en Afghanistan, ils n'ont pas réussi à les entraîner dans leur aventure irakienne de 2003, réussissant même à susciter une alliance de circonstance entre ces deux pays et la Russie contre cette dernière intervention. Par la suite, certains de leurs "alliés" de la première heure au sein de la "coalition" qui est intervenue en Irak, tels l'Espagne et l'Italie, ont quitté le navire. Au final, la bourgeoisie américaine n'a atteint aucun des objectifs qu'elle s'était fixés officiellement ou officieusement : l'élimination des "armes de destruction de masse" en Irak, l'établissement d'une "démocratie" pacifique dans ce pays, la stabilisation et un retour à la paix de l'ensemble de la région sous l'égide américaine, le recul du terrorisme, l'adhésion de la population américaine aux interventions militaires de son gouvernement.
La question des "armes de destruction massive" a été réglée rapidement : très vite, il a été clair que les seules qui étaient présentes en Irak étaient celles apportées par la "coalition", ce qui, évidemment, a mis en évidence les mensonges de l'administration Bush pour "vendre" son projet d'invasion de ce pays.
Quant au recul du terrorisme, on peut constater que l'invasion en Irak ne lui a nullement coupé les ailes mais a constitué, au contraire, un puissant facteur de son développement, tant en Irak même que dans d'autres parties du monde, y compris dans les métropoles capitalistes, comme on a pu le voir à Madrid en mars 2004 et à Londres en juillet 2005.
Ainsi, l'établissement d'une "démocratie" pacifique en Irak s'est soldé par la mise en place d'un gouvernement fantoche qui ne peut conserver le moindre contrôle du pays sans le soutien massif des troupes américaines, "contrôle" qui se limite à quelques "zones de sécurité", laissant dans le reste du pays le champ libre aux massacres entre communautés chiites et sunnites ainsi qu'aux attentats terroristes qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de victimes depuis le renversement de Saddam Hussein.
La stabilisation et la paix au Proche et Moyen-Orient n'ont jamais paru aussi éloignées : dans le conflit cinquantenaire entre Israël et la Palestine, ces dernières années ont vu une aggravation continue de la situation que les affrontements inter palestiniens entre Fatah et Hamas, de même que le discrédit considérable du gouvernement israélien ne peuvent que rendre encore plus dramatiques. La perte d'autorité du géant américain dans la région, suite à son échec cuisant en Irak, n'est évidemment pas étrangère à l'enlisement et la faillite du "processus de paix" dont il est le principal parain.
Cette perte d'autorité est également en partie responsable des difficultés croissantes des forces de l'OTAN en Afghanistan et de la perte de contrôle du gouvernement Karzaï sur le pays face aux Talibans.
Par ailleurs, l'audace croissante dont fait preuve l'Iran sur la question des préparatifs en vue d'obtenir l'arme atomique est une conséquence directe de l'enlisement des États-Unis en Irak qui leur interdit toute autre intervention militaire.
Enfin, la volonté de la bourgeoisie américaine de surmonter définitivement le "syndrome du Vietnam", c'est-à-dire la réticence au sein de la population des États-Unis face à l'envoi de soldats sur des champs de bataille, a abouti au résultat inverse à celui qui était escompté. Si, dans un premier temps, l'émotion provoquée par les attentats du 11 septembre avait permis un renforcement massif au sein de cette population des sentiments nationalistes, de la volonté d'une "union nationale" et de la détermination à s'impliquer dans la "guerre contre le terrorisme", le rejet de la guerre et de l'envoi des soldats américains sur les champs de bataille est revenu en force au cours des dernières années.
Aujourd'hui, en Irak, la bourgeoisie américaine se trouve dans une véritable impasse. D'un côté, tant du point de vue strictement militaire que du point de vue économique et politique, elle n'a pas les moyens d'engager dans ce pays les effectifs qui pourraient éventuellement lui permettre d'y "rétablir l'ordre". De l'autre, elle ne peut pas se permettre de se retirer purement et simplement d'Irak sans, d'une part, afficher encore plus ouvertement la faillite totale de sa politique et, d'autre part, ouvrir les portes à une dislocation de l'Irak et à la déstabilisation encore bien plus considérable de l'ensemble de la région.
9) Ainsi le bilan du mandat Bush fils est certainement un des plus calamiteux de toute l'histoire des États-Unis. L'accession en 2001 à la tête de l'État américain des "neocons" a représenté une véritable catastrophe pour la bourgeoisie américaine. La question qui se pose est : comment a-t-il été possible que la première bourgeoisie du monde ait fait appel à cette bande d'aventuriers irresponsables et incompétents pour diriger la défense de ses intérêts ? Quelle est la cause de cet aveuglement de la classe dominante du principal pays capitaliste ? En fait, l'arrivée de l'équipe Cheney, Rumsfeld et compagnie aux rênes de l'État n'était pas le simple fait d'une monumentale "erreur de casting" de la part de cette classe. Si elle a aggravé considérablement la situation des États-Unis sur le plan impérialiste, c'était déjà la manifestation de l'impasse dans laquelle se trouvait ce pays confronté à une perte croissante de son leadership, et plus généralement au développement du "chacun pour soi" dans les relations internationales qui caractérise la phase de décomposition.
La meilleure preuve de cela est bien le fait que la bourgeoisie la plus habile et intelligente du monde, la bourgeoisie britannique, s'est elle-même laissé entraîner dans l'impasse de l'aventure irakienne. Un autre exemple de cette propension aux choix impérialistes calamiteux de la part des bourgeoisies les plus "efficaces", de celles qui avaient réussi jusqu'à présent à manier avec maestria l'emploi de leur puissance militaire, nous est donné, à une moindre échelle, par l'aventure catastrophique d'Israël au Liban au cours de l'été 2006, une offensive qui, avec le feu vert des "stratèges" de Washington, visait à affaiblir le Hezbollah et qui a réussi le tour de force de renforcer ce parti.
10) Le chaos militaire qui se développe de par le monde, plongeant de vastes régions dans un véritable enfer et la désolation, notamment au Moyen-Orient mais aussi et surtout en Afrique, n'est pas la seule manifestation de l'impasse historique dans laquelle se trouve le capitalisme ni, à terme, la plus menaçante pour l'espèce humaine. Aujourd'hui, il est devenu clair que le maintien du système capitaliste tel qu'il a fonctionné jusqu'à présent porte avec lui la perspective de la destruction de l'environnement qui avait permis l'ascension de l'humanité. La poursuite de l'émission des gaz à effet de serre au rythme actuel, avec le réchauffement de la planète qui en résulte, annonce le déchaînement de catastrophes climatiques sans précédent (canicules, ouragans, désertification, inondations…) avec tout un cortège de calamités humaines effrayantes (famines, déplacement de centaines de millions d'êtres humain, surpopulation dans les régions les plus épargnées…). Face aux premiers effets visibles de cette dégradation de l'environnement, les gouvernements et les secteurs dirigeants de la bourgeoisie ne peuvent plus cacher aux yeux des populations la gravité de la situation et l'avenir catastrophique qui s'annonce. Désormais, les bourgeoisies les plus puissantes et la presque totalité des partis politiques bourgeois se peignent de vert pour promettre qu'ils vont prendre les mesures pour épargner à l'humanité la catastrophe annoncée. Mais il en est du problème de la destruction de l'environnement comme de celui de la guerre : tous les secteurs de la bourgeoisie se déclarent CONTRE cette dernière, mais cette classe, depuis que le capitalisme est entré en décadence est incapable de garantir la paix. Et ce n'est nullement là une question de bonne ou mauvaise volonté (même si derrière les secteurs qui poussent le plus à la guerre on peut trouver les intérêts les plus sordides). Même les dirigeants bourgeois les plus "pacifistes" ne peuvent échapper à une logique objective qui lamine leurs velléités "humanistes" ou la "raison". De la même façon, la "bonne volonté" affichée de façon croissante par les dirigeants de la bourgeoisie vis-à-vis de la protection de l'environnement, même lorsqu'elle n'est pas un simple argument électoral, ne pourra rien contre les contraintes de l'économie capitaliste. S'attaquer efficacement au problème de l'émission des gaz à effet de serre suppose des bouleversements considérables dans les secteurs de la production industrielle, de la production d'énergie, des transports, de l'habitat et donc des investissements massifs et prioritaires dans tous ces secteurs. De même, cela suppose de remettre en cause des intérêts économiques considérables, tant au niveau d'immenses entreprises qu'au niveau des états. Concrètement, si un État prenait à son niveau les dispositions nécessaires pour apporter une contribution efficace à la solution du problème, il se verrait immédiatement pénalisé de façon catastrophique face à la compétition sur le marché mondial. Il en est des États face aux mesures à prendre pour combattre le réchauffement climatique comme des bourgeois face aux augmentations des salaires ouvriers. Ils sont tous POUR de telles mesures… chez les autres. Tant que survivra le mode de production capitaliste, l'humanité est condamnée à subir de façon croissante les calaminés en tous ordres que ce système à l'agonie ne peut éviter de lui imposer, des calamités qui menacent l'existence même de celle-ci.
Ainsi, comme le CCI l'avait mis en évidence il y a plus de 15 ans, le capitalisme en décomposition porte avec lui des menaces considérables pour la survie de l'espèce humaine. L'alternative annoncée par Engels à la fin du 19e siècle, socialisme ou barbarie, est devenue tout au long du 20e siècle une sinistre réalité. Ce que le 21e siècle nous offre comme perspective, c'est tout simplement socialisme ou destruction de l'humanité. Voila l'enjeu véritable auquel se confronte la seule force de la société en mesure de renverser le capitalisme, la classe ouvrière mondiale.
11) A cet enjeu, le prolétariat s'y est déjà confronté, comme on l'a vu, depuis plusieurs décennies puisque c'est son surgissement historique à partir de 1968, mettant fin à la plus profonde contre-révolution de son histoire, qui a empêché le capitalisme d'apporter sa propre réponse à la crise ouverte de son économie, la guerre mondiale. Pendant deux décennies, les luttes ouvrières se sont poursuivies, avec des hauts et des bas, avec des avancées et des reculs, permettant aux travailleurs d'acquérir toute une expérience de la lutte, et notamment du rôle de sabotage qui revient aux syndicats. En même temps, la classe ouvrière a été soumise de façon croissante au poids de la décomposition, ce qui explique notamment le fait que le rejet du syndicalisme classique se soit souvent accompagné d'un repliement vers le corporatisme, témoin du poids du chacun pour soi au sein même des luttes. C'est finalement la décomposition du capitalisme qui a porté un coup décisif à cette première série de combats prolétariens à travers sa manifestation la plus spectaculaire à ce jour, l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes staliniens en 1989. Les campagnes assourdissantes de la bourgeoisie sur la "faillite du communisme", la "victoire définitive du capitalisme libéral et démocratique", la "fin de la lutte de classe", voire de la classe ouvrière elle-même, ont provoqué un recul important du prolétariat, tant au niveau de sa conscience que de sa combativité. Ce recul était profond et a duré plus de dix ans. Il a marqué toute une génération de travailleurs, engendrant désarroi et même démoralisation. Ce désarroi n'a pas été provoqué uniquement par les événements intervenus à la fin des années 80 mais aussi par ceux qui en ont résulté comme la première guerre du Golfe en 1991 et la guerre dans l'ex-Yougoslavie. Ces événements avaient apporté un démenti cinglant aux déclarations euphoriques du président George Bush père annonçant, avec la fin de la guerre froide, l'ouverture d'une "ère nouvelle de paix et de prospérité" mais, dans un contexte général de désarroi de la classe, celle-ci n'a pas pu en profiter pour reprendre le chemin de sa prise de conscience. Au contraire, ces événements ont aggravé un profond sentiment d'impuissance en son sein venant saper encore plus sa confiance en soi et sa combativité.
Au cours des années 1990, la classe ouvrière n'a pas renoncé totalement au combat. La poursuite des attaques capitalistes l'a obligée à mener des luttes de résistance mais ces luttes n'avaient ni l'ampleur, ni la conscience, ni la capacité à se confronter aux syndicats qui étaient celles de la période précédente. Ce n'est qu'à partir de 2003, notamment à travers les grandes mobilisations contre les attaques visant les retraites en France et en Autriche, que le prolétariat a commencé réellement à sortir du recul qui l'avait affecté depuis 1989. Depuis, cette tendance à la reprise des luttes de la classe et du développement de la conscience en son sein ne s'est pas démentie. Les combats ouvriers ont affecté la plupart des pays centraux, y compris les plus importants d'entre eux comme les États-Unis (Boeing et transports de NY en 2005), l'Allemagne (Daimler et Opel en 2004, médecins hospitaliers au printemps 2006, Deutsche Telekom au printemps 2007), la Grande-Bretagne (aéroport de Londres en août 2005, secteur public au printemps 2006), la France (mouvement des étudiants et des lycéens contre le CPE au printemps 2006) mais aussi toute une série de pays de la périphérie comme Dubaï (ouvriers du bâtiment au printemps 2006), le Bengladesh (ouvriers du textile au printemps 2006), l'Égypte (ouvriers des textiles et des transports au printemps 2007).
12) Engels a écrit que la classe ouvrière mène son combat sur trois plans : économique, politique et théorique. C'est notamment en comparant les différences sur ces trois plans entre la vague de luttes débutées en 1968 et celle qui commence en 2003 que l'on peut dégager les perspectives de cette dernière.
La vague de luttes qui commence en 1968 avait une importance politique considérable : elle signifiait en particulier la fin de la période de contre-révolution. De même, elle a suscité une réflexion théorique de premier plan puisqu'elle a permis une réapparition significative du courant de la Gauche communiste dont la formation du CCI, en 1975, a constitué l'expression la plus importante. Les combats de mai 1968 en France, de "l'automne chaud" italien de 1969, avaient pu laisser penser, du fait des préoccupations politiques qui s'y étaient exprimées, qu'on allait assister à une politisation significative de la classe ouvrière internationale au cours des luttes qu'elle allait mener par la suite. Mais cette potentialité ne s'est pas réalisée. L'identité de classe qui s'est développée au sein du prolétariat au cours de ces luttes était bien plus celle d'une catégorie économique que d'une force politique au sein de la société. En particulier, le fait que ce soient ses propres luttes qui ont empêché la bourgeoisie de s'acheminer vers une troisième guerre mondiale est passé complètement inaperçu pour la classe (y compris, d'ailleurs, pour la grande majorité des groupes révolutionnaires). De même, le surgissement de la grève de masse en Pologne en août 1980, s'il a représenté un sommet à ce jour (depuis la fin de la période révolutionnaire du premier après guerre) dans la capacité organisationnelle du prolétariat, a manifesté une faiblesse politique considérable, la seule "politisation" dont il ait fait preuve étant son adhésion aux thèmes démocratiques bourgeois, voire au nationalisme.
Il en a été ainsi pour toute une série de raisons que le CCI a déjà analysées, notamment :
- le rythme lent de la crise économique qui, contrairement à la guerre impérialiste d'où était surgie la première vague révolutionnaire, n'a pu mettre en évidence d'emblée la faillite du système ce qui a favorisé le maintien d'illusions sur la capacité de celui-ci à garantir un niveau de vie décent à la classe ouvrière ;
- la méfiance vis-à-vis des organisations politiques révolutionnaires du fait de l'expérience traumatisante du stalinisme (qui a pris la forme parmi les prolétaires des pays du bloc russe de profondes illusions sur les "bienfaits" de la démocratie bourgeoise traditionnelle) ;
- le poids de la rupture organique entre les organisations révolutionnaires du passé et celles d'aujourd'hui qui a coupé ces dernières de leur classe.
13) La situation dans laquelle se développe aujourd'hui la nouvelle vague des combats de classe est très différente :
- près de quatre décennies de crise ouverte et d'attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière, notamment la montée du chômage et de la précarité, ont balayé les illusions que "ça pourrait aller mieux demain" : les vieilles générations de prolétaires aussi bien que les nouvelles sont de plus en plus conscientes du fait que "demain sera encore pire qu'aujourd'hui" ;
- plus généralement, la permanence des affrontements guerriers prenant des formes de plus en plus barbares de même que la menace dès à présent sensible de la destruction de l'environnement engendrent la montée, encore sourde et confuse, du sentiment de la nécessité de transformer en profondeur la société : l'apparition des mouvements alter mondialistes et la mise en avant par ceux-ci de leur slogan "un autre monde est possible" constituent une sorte de contrepoison sécrétée par la société bourgeoise en vue de dévoyer ce sentiment ;
- le traumatisme provoqué par le stalinisme et par les campagnes qui ont suivi sa chute, il y a maintenant presque deux décennies, s'est éloigné dans le temps : les nouvelles générations de prolétaires qui entrent aujourd'hui dans la vie active et, potentiellement, dans la lutte de classe n'en étaient qu'au stade de l'enfance lorsque s'est déchaîné le gros des campagnes sur la "mort du communisme".
Ces conditions déterminent toute une série de différences entre la vague actuelle de luttes et celle qui a pris fin en 1989.
Ainsi, même si elles répondent à des attaques économiques par certains côtés bien plus graves et générales que celles qui avaient provoqué les surgissements spectaculaires et massifs de la première vague, les luttes actuelles n'ont pas atteint, jusqu'à présent, tout au moins dans les pays centraux du capitalisme, leur même caractère massif. Il en est ainsi pour deux raisons essentielles :
- le resurgissement historique du prolétariat à la fin des années 60 a surpris la bourgeoisie mais cela ne saurait évidemment plus être le cas aujourd'hui et elle prend un maximum de mesures pour anticiper les mouvements de la classe et limiter leur extension comme l'atteste notamment les black-out systématiques qui les accompagnent ;
- l'emploi de l'arme de la grève est beaucoup plus difficile aujourd'hui du fait, notamment, du poids du chômage qui agit comme élément de chantage sur les ouvriers et aussi parce que ces derniers sont de plus en plus conscients que la marge de manœuvre dont dispose la bourgeoisie pour satisfaire leurs revendications est toujours plus mince.
Cependant, ce dernier aspect de la situation n'est pas que facteur de timidité des travailleurs envers la lutte massive. Il porte avec lui une prise de conscience en profondeur de la faillite définitive du capitalisme laquelle constitue la condition de la prise de conscience de la nécessité de renverser ce système. D'une certaine façon, même si c'est encore de façon très confuse, c'est l'ampleur des enjeux que posent les combats de la classe, rien de moins que la révolution communiste, qui détermine l'hésitation de la classe ouvrière à engager ces combats.
Ainsi, même si les luttes économiques de la classe sont pour le moment moins massives que lors de la première vague, elles contiennent, du moins implicitement, une dimension politique bien plus importante. Et cette dimension politique est déjà passée à une manifestation explicite comme le démontre le fait qu'elles incorporent de façon croissante la question de la solidarité, une question de premier ordre puisqu'elle constitue le "contrepoison" par excellence du "chacun pour soi" propre à la décomposition sociale et que, surtout, elle est au cœur de la capacité du prolétariat mondial non seulement de développer ses combats présents mais aussi de renverser le capitalisme :
- ouvriers de l'usine de Bremen de Daimler se mettant en grève spontanée face au chantage exercé par la direction à l'égard des ouvriers de Stuttgart de la même entreprise ;
- grève de solidarité des bagagistes de l'aéroport de Londres contre le licenciement des travailleurs d'une entreprise de restauration, et cela en dépit du caractère illégal d'une telle grève ;
- grève des travailleurs des transports de New York en solidarité avec les nouvelles générations à qui la direction se proposait d'imposer des contrats beaucoup plus défavorables.
14) Cette question de la solidarité a été au cœur du mouvement contre le CPE du printemps 2006 en France qui, s'il a concerné principalement la jeunesse scolarisée (étudiants et lycéens), s'est situé pleinement sur un terrain de classe :
- solidarité active des étudiants des universités les plus en pointe pour venir soutenir leurs camarades des autres universités ;
- solidarité envers les enfants de la classe ouvrière des banlieues dont la révolte désespérée de l'automne précédent révélait les terribles conditions qu'ils subissent au quotidien et l'absence de perspective que leur offre le capital ;
- solidarité entre générations, entre ceux qui s'apprêtent à devenir chômeurs ou travailleurs précaires et ceux qui ont déjà rejoint la situation de salariés, entre ceux qui s'éveillent aux combats de classe et ceux qui avaient déjà une expérience de ces derniers.
15) Ce mouvement a été également exemplaire en ce qui concerne la capacité de la classe à prendre en main ses luttes à travers les assemblées et les comités de grève responsables devant celles-ci (une capacité qu'on a vue également se manifester dans la lutte des ouvriers de la métallurgie de Vigo, en Espagne, au printemps 2006 qui, toutes entreprises confondues, tenaient des assemblées quotidiennes dans la rue). Cela a été permis notamment par le fait que les syndicats sont extrêmement faibles en milieu étudiant et qu'ils n'ont pu jouer le rôle de saboteurs des luttes qu'ils jouent traditionnellement, et qu'ils continueront de jouer jusqu'à la révolution. Une illustration du rôle anti-ouvrier que continuent de jouer les syndicats est le fait que les luttes massives auxquelles on a pu assister jusqu'à présent ont surtout affecté des pays du tiers-monde, là où les syndicats sont très faibles (comme au Bengladesh) ou bien totalement identifiés comme des organes de l'État (comme en Égypte).
16) Le mouvement contre le CPE, qui s'est produit dans le même pays où s'était déroulé le premier et plus spectaculaire combat de la reprise historique du prolétariat, la grève généralisée de mai 1968, nous apporte également d'autres enseignements concernant les différences entre la vague actuelle de luttes et la précédente :
- en 1968, le mouvement des étudiants et celui des ouvriers, s'ils s'étaient succédés dans le temps, et s'il existait une sympathie entre eux, exprimaient deux réalités différentes en rapport avec l'entrée du capitalisme dans sa crise ouverte : la révolte de la petite bourgeoisie intellectuelle face à la perspective d'une dégradation de son statut dans la société du côté des étudiants, une lutte économique des ouvriers contre le début de la dégradation de leurs conditions d'existence ; en 2006, le mouvement des étudiants était un mouvement de la classe ouvrière, ce qui illustre le fait que la modification du type d'activité salariée qui a affecté les pays les plus développés (croissance du secteur tertiaire au détriment du secteur industriel) ne remet pas en cause la capacité du prolétariat de ces pays de mener des combats de classe ;
- dans le mouvement de 1968, la question de la révolution était discutée au quotidien, mais cette préoccupation concernait principalement les étudiants et l'idée que la majorité d'entre eux s'en faisait relevait de variantes de l'idéologie bourgeoise : le castrisme à Cuba ou le maoïsme en Chine ; dans le mouvement de 2006, la question de la révolution était fort peu présente mais il existait en revanche une claire conscience que seules la mobilisation et l'unité de la classe des salariés étaient en mesure de faire reculer les attaques bourgeoises.
17) Cette dernière question renvoie au troisième aspect de la lutte du prolétariat tel qu'Engels l'a établi : la lutte théorique, le développement de la réflexion au sein de la classe sur les perspectives générales de son combat et le surgissement d'éléments et organisations produits et facteurs actifs de cet effort. Aujourd'hui, comme en 1968, la reprise des combats de classe s'accompagne d'une réflexion en profondeur dont l'apparition de nouveaux éléments se tournant vers les positions de la Gauche communiste constitue la pointe émergée de l'iceberg. Il existe, en ce sens, des différences notables entre le processus actuel de réflexion et celui qui s'était déroulé à partir de 1968. La réflexion qui a débuté à partir de cette date faisait suite au surgissement de luttes massives et spectaculaires alors que le processus actuel n'a pas attendu que la classe ouvrière soit en mesure de mener des luttes de la même ampleur pour débuter. C'est une des conséquences de la différence des conditions auxquelles fait face aujourd'hui le prolétariat par rapport à celles qui prévalaient à la fin des années 1960.
Une des caractéristiques de la vague de luttes qui débute en 1968 est que, du fait même de son ampleur, elle démontre la possibilité de la révolution prolétarienne, possibilité qui avait disparu des esprits du fait de la profondeur de la contre-révolution et des illusions créées par la "prospérité" qu'avait connue le capitalisme à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, ce n'est pas la possibilité de la révolution qui constitue l'aliment principal du processus de réflexion mais, au vu des perspectives catastrophiques que nous offre le capitalisme, sa nécessité. De ce fait, s'il est moins rapide et moins immédiatement visible que dans les années 1970, ce processus est beaucoup plus profond et ne sera pas affecté par les moments de repli des luttes ouvrières.
En fait, l'enthousiasme pour l'idée de révolution qui s'était exprimé en 1968 et les années suivantes, du fait même des bases qui l'avaient déterminé, avait favorisé le recrutement par les groupes gauchistes d'une grande majorité des éléments qui avaient adhéré à cette idée. Seule une toute petite minorité de ces éléments, ceux qui étaient les moins marqués par l'idéologie petite-bourgeoise radicale et l'immédiatisme émanant du mouvement des étudiants, avaient réussi à s'approcher des positions de la Gauche communiste et à devenir militants des organisations de celle-ci. Les difficultés qu'a nécessairement rencontrées le mouvement de la classe ouvrière, notamment suite aux différentes contre-offensives de la classe dominante et dans un contexte où pouvaient encore peser les illusions sur une possibilité pour le capitalisme de redresser la situation, a favorisé un retour significatif de l'idéologie réformiste dont ces groupes gauchistes se sont faits les promoteurs "radicaux" à la gauche d'un stalinisme officiel de plus en plus discrédité. Aujourd'hui, notamment à la suite de l'effondrement historique du stalinisme, les courants gauchistes tendent de plus en plus à prendre la place laissée vacante par celui-ci. Cette "officialisation" de ces courants dans le jeu politique bourgeois tend à provoquer une réaction parmi les plus sincères de leurs militants qui partent à la recherche des authentiques positions de classe. C'est pour cela que l'effort de réflexion au sein de la classe se manifeste par l'émergence non seulement d'éléments très jeunes qui d'emblée se tournent vers les positions de la Gauche communiste mais également d'éléments plus âgés ayant derrière eux une expérience dans les organisations bourgeoises d'extrême gauche. C'est, en soi, un phénomène très positif et qui porte avec lui la promesse que les énergies révolutionnaires, qui surgiront nécessairement au fur et à mesure que la classe développera ses luttes, ne pourront pas être captées et stérilisées avec la même facilité et la même ampleur qu'elles ne le furent au cours des années 1970 et qu'elles rejoindront en bien plus grand nombre les positions et les organisations de la Gauche communiste.
La responsabilité des organisations révolutionnaires, et du CCI en particulier, est d'être partie prenante de la réflexion qui se mène d'ores et déjà au sein de la classe, non seulement en intervenant activement dans les luttes qu'elle commence à développer mais également en stimulant la démarche des groupes et éléments qui se proposent de rejoindre son combat.
CCI
Dans les deux derniers numéros de la Revue internationale, nous avons publié les premiers articles de Mitchell sur les problèmes de la période de transition, qui font partie d'une série parue au cours des années 1930 dans Bilan, revue théorique de la Gauche communiste d'Italie. Ces deux articles ont posé le cadre historique de l'avènement de la révolution prolétarienne - le fait que le capitalisme était "mûr" au niveau mondial et non dans un pays ou une région en particulier - et ont examiné les principales leçons politiques à tirer de l'isolement et de la dégénérescence de la révolution en Russie, en particulier concernant les rapports entre le prolétariat et l'Etat de transition. Les deux articles suivants de Mitchell poursuivent sur cette question en examinant le problème du contenu économique de la révolution prolétarienne.
L'article publié ci-dessous, paru dans Bilan n°34 (août - septembre 1934), se présente comme une polémique avec un autre courant internationaliste de l'époque, le GIK des Pays-Bas, dont le document "Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes" avait été publié dans les années 1930 et résumé en français dans Bilan par Hennaut, du groupe belge la Ligue des Communistes internationalistes. C'était tout à fait dans l'esprit de Bilan et de son engagement de principe dans le débat entre révolutionnaires, de publier ce résumé et de lancer une discussion avec la tendance "communiste de conseils" que représentait le GIK. L'article porte un certain nombre de critiques à la démarche adoptée par le GIK sur la période de transition mais ne perd jamais de vue qu'il s'agissait d'un débat au sein du camp prolétarien.
Dans le futur, nous publierons un article plus détaillé qui prend position sur ce débat. Ce que nous voulons, pour le moment, c'est souligner, comme nous l'avons fait de nombreuses fois auparavant, que si nous ne sommes pas toujours d'accord avec tous les termes ni toutes les conclusions de Bilan, nous partageons totalement le fond de sa méthode : la nécessité de se référer aux contributions de nos prédécesseurs dans le mouvement révolutionnaire, l'effort constant de les réexaminer à la lumière de la lutte de classe, en particulier de l'expérience gigantesque apportée par la révolution russe, et le rejet de toute solution facile et simpliste aux problèmes sans précédent qui seront posés par la transformation communiste de la société. Dans cet article en particulier, il existe une claire démarcation vis-à-vis du faux radicalisme qui imagine que la loi de la valeur et, de façon générale, tout l'héritage de la société bourgeoise, pourraient être abolis par décret du jour au lendemain après la prise du pouvoir par la classe ouvrière.
Le marxiste fonde toujours ses analyses et ses perspectives sur le matérialisme dialectique et non sur des aspirations idéalistes. Marx disait "Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement (…) elle ne peut ni dépasser d'un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement" (Préface du Capital). De même le Prolétariat, après avoir fait faire un "bond" à la société, par la révolution politique, ne peut que se soumettre à la loi naturelle d'évolution, tout en agissant pour que se précipite le rythme de la transformation sociale. Les formes sociales intermédiaires, "hybrides", qui surgissent dans la phase reliant le capitalisme au communisme, le prolétariat doit les diriger dans la voie du dépérissement - s'il veut réaliser ses buts historiques - mais il ne peut les supprimer par décret. La suppression de la propriété privée - même si elle est radicale - ne supprime pas ipso facto l'idéologie capitaliste ni le droit bourgeois : "la tradition de toutes les générations de morts pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants". (K.Marx.)
Nous aurons, dans cette partie de notre étude, à nous étendre assez longuement sur certaines catégories économiques (valeur travail, monnaie, salaire), dont l'économie prolétarienne hérite - sans bénéfice d'inventaire - du capitalisme. C'est important, parce qu'on a tenté (nous visons surtout les Internationalistes hollandais, dont nous examinerons les arguments) de faire de ces catégories, des agents de décomposition de la Révolution russe, alors que la dégénérescence de celle-ci n'est pas d'ordre économique, mais politique.
En premier lieu, qu'est ce qu'une catégorie économique ?
Marx répond : "les catégories économiques ne sont que les expressions théoriques, les abstractions des rapports sociaux de la production (…) Les mêmes hommes qui établissent les rapports sociaux conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les principes, les idées, les catégories, conformément à leurs rapports sociaux. Ces idées, ces catégories, sont aussi peu éternelles que les relations qu'elles expriment. Elles sont des produits historiques et transitoires". (Misère de la Philosophie)
On pourrait être tenté de déduire de cette définition, qu'un nouveau mode de production (ou l'instauration de ses bases) apporte automatiquement avec lui les rapports sociaux et les catégories correspondants : ainsi l'appropriation collective des forces productives éliminerait d'emblée les rapports capitalistes et les catégories qui en sont l'expression, ce qui au point de vue social, signifierait la disparition immédiate des classes. Mais Marx a bien précisé qu'au sein de la société "il y a un mouvement continuel d'accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées" (Misère de la Philosophie) ; c'est-à-dire qu'il y a interpénétration de deux processus sociaux, l'un, de décroissance des rapports et catégories appartenant au système de production en déclin, l'autre, de croissance des rapports et catégories qu'engendre le système nouveau : le mouvement dialectique imprimé à l'évolution des sociétés est éternel (tout au plus prendra-t-il d'autres formes dans une société communiste achevée).
A plus forte raison, sera-t-il tourmenté et puissant dans une période de transition entre deux types de société.
Certaines catégories économiques, qui auront survécu à la "catastrophe" révolutionnaire, ne disparaîtront par conséquent qu'avec les rapports de classe qui les auront engendrées, c'est-à-dire, avec les classes elles-mêmes, lorsque s'ouvrira la phase communiste de la société prolétarienne. Dans la phase transitoire, leur vitalité s'exercera certes en raison inverse du poids spécifique des secteurs "socialisés", au sein de l'économie prolétarienne, mais en fonction surtout du rythme de développement de la Révolution mondiale.
La catégorie fondamentale à envisager, c'est la Valeur travail, parce qu'elle constitue le fondement de toutes les autres catégories capitalistes.
Nous ne sommes pas riches en littérature marxiste traitant du "devenir" des catégories économiques dans la période transitoire ; nous possédons sur ce sujet quelques bribes dispersées de la pensée d'Engels dans son Anti-Dühring et de Marx dans Le Capital ; de ce dernier nous avons en outre sa Critique du programme de Gotha, dont chaque terme relatif à la question qui nous occupe, prend de ce fait une importance considérable, dont le sens véritable ne peut être restitué que s'il est rapporté à la théorie de la valeur elle-même.
La valeur possède cette étrange caractéristique que, tout en trouvant sa source dans l'activité d'une force physique, le travail, elle n'a elle-même aucune réalité matérielle. Avant d'analyser la substance de la valeur, Marx, dans sa préface du Capital, prend soin de nous avertir de cette particularité : "La forme valeur, qui a son plein épanouissement dans la forme argent, est fort simple, parce que très peu substantielle. Et cependant, c'est en vain que, depuis plus de 2 000 ans, l'esprit humain s'est efforcé de la pénétrer, alors qu'il a réussi, du moins approximativement, à analyser des formes plus riches et beaucoup plus complexes. Et pourquoi cela ? Parce que le corps complet est plus facile à étudier que la cellule. Ajoutons que, dans l'analyse des formes économiques, on ne peut recourir ni au microscope, ni aux réactifs chimiques : l'abstraction doit tenir lieu de tout."
Et au cours de cette analyse de la valeur, Marx ajoute que : "Par un contraste direct avec la nature physique et matérielle des corps de marchandises, pas un atome de matière naturelle n'entre dans la réalité de leur valeur. On a donc beau retourner dans tous les sens une marchandise déterminée, on ne saurait lui trouver le caractère d'objet de valeur. La réalité de valeur des marchandises est purement sociale."
En outre, pour ce qui concerne la substance de la valeur, c'est-à-dire le travail humain, Marx sous-entend toujours que la valeur d'un produit exprime une certaine quantité de travail simple, lorsqu'elle affirme sa réalité sociale. La réduction du travail complexe à du travail simple est un fait qui se réalise constamment : "Le travail complexe ne vaut que comme puissance du travail simple, ou plutôt comme travail simple multiplié, en sorte qu'une somme moindre de travail complexe équivaut à une somme supérieure de travail simple... Peu importe qu'une marchandise soit le produit du travail le plus complexe ; elle est toujours, quant à la valeur, ramenée au produit du travail simple et ne représente donc qu'une somme déterminée de travail simple". Encore faudrait-il savoir comment cette réduction s'opère. Mais Marx est homme de science et il se borne à nous répondre : "Les proportions diverses dans lesquelles diverses espèces de travail se ramènent au travail simple comme unité de mesure, sont fixées par un processus social, derrière le dos des producteurs et leur paraissent pour cette raison établies par l'usage". (nous soulignons. N.D.L.R.)
C'est un phénomène que Marx constate mais qu'il ne peut expliquer, parce que l'état de ses connaissances sur la valeur ne le lui permet pas. Ce que nous savons seulement c'est que dans la production de marchandises, le marché est le creuset où se fondent tous les travaux individuels, toutes les qualités de travail, où se cristallise le travail moyen réduit à du travail simple : "la société ne valorise pas la maladresse fortuite d'un individu ; elle ne reconnaît comme travail humain général que le travail d'une habileté moyenne et normale (...) ce n'est que dans la mesure où il est socialement nécessaire que le travail individuel contient du travail humain général". (Engels : Anti-Dühring)
A tous les stades historiques du développement social, il a fallu que l'homme connaisse avec plus ou moins de précision la somme des dépenses de travail nécessaires à la production des forces productives et des objets de consommation. Jusqu'ici, cette évaluation a toujours pris des formes empiriques et anarchiques ; avec la production capitaliste, et sous la poussée de la contradiction fondamentale du système, la forme anarchique a atteint ses limites extrêmes, mais ce qu'il importe de souligner encore une fois, c'est que la mesure du temps de travail social ne s'établit pas directement d'une manière absolue mathématique, mais tout à fait relativement, par un rapport qui s'établit sur le marché, à l'aide de la monnaie : la quantité de travail social que contient un objet ne s'exprime pas réellement en heures de travail mais en une autre marchandise quelconque qui, sur le marché, apparaît empiriquement comme renfermant une même quantité de travail social : en tout état de cause, le nombre d'heures de travail social et simple qu'exige en moyenne la production d'un objet reste inconnu. D'ailleurs, Engels fait remarquer que "la science économique de la production marchande n'est nullement la seule science qui aurait à compter avec des facteurs connus seulement d'une manière relative" (Anti-Dühring). Et il fait un parallèle avec les sciences naturelles qui utilisent, en physique, le calcul moléculaire et, en chimie, le calcul atomique : "De même que la production marchande et la science économique de cette production obtiennent une expression relative pour les quantités de travail inconnues d'elles, contenues dans chaque marchandise, en comparant ces marchandises au point de vue de leur teneur relative en travail ; de même la chimie se crée une expression relative pour les poids atomiques qu'elle ignore, en comparant les divers éléments au point de vue de leur poids atomique, en exprimant le poids atomique de l'un par une multiplication ou une fraction de l'autre (soufre, oxygène, hydrogène). Et de même que la production marchande élève l'or au rang de marchandise absolue, d'équivalent général de toutes les autres marchandises, de mesure de toutes les valeurs, de même la chimie élève l'hydrogène au rang de monnaie chimique, en posant le poids atomique de l'hydrogène comme égal à 1, en réduisant les poids atomiques de tous les autres éléments à l'hydrogène, en les exprimant par divers multiples du poids atomique de l'hydrogène".(Anti-Dühring)
Si on se rapporte à la caractéristique essentielle de la période transitoire, à savoir que celle-ci exprime encore une certaine déficience économique exigeant un développement plus grand de la productivité du travail, on en déduira sans difficulté que le calcul du travail consommé continuera de s'imposer, non seulement en fonction d'une répartition rationnelle du travail social, nécessaire dans toutes les .sociétés, mais surtout par besoin d'un régulateur des activités et rapports sociaux.
La question centrale est donc celle-ci : sous quelles formes le temps de travail sera-t-il mesuré ? La forme valeur subsistera-t-elle ?
La réponse est d'autant moins facile que nos maîtres n'ont pas complètement développé leur pensée à ce sujet et qu'elle peut même apparaître parfois comme contradictoire.
Dans l'Anti- Dühring, Engels commence par affirmer que "dès que la société se met en possession des moyens de production et les emploie à la production par voie de socialisation sans intermédiaire, le travail de tous, quelque divers que puisse être son caractère spécifique d'utilité, est du travail immédiatement et directement social. La quantité de travail social contenue dans un produit n'a pas besoin alors d'être fixée seulement par un détour ; l'expérience quotidienne indique combien il en faut en moyenne. La société n'a qu'à calculer combien d'heures de travail sont incorporées dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, dans cent mètres carrés d'étoffe d'une qualité déterminée. Il ne saurait donc lui venir à l'esprit d'exprimer en outre les quantités de travail déposées dans les produits et qu'elle connaît d'une manière directe et absolue, en une mesure seulement relative, flottante, inadéquate, naguère indispensable comme pis-aller, en un tiers produit, au lieu de le faire en ce qui est leur mesure naturelle, adéquate et absolue : le temps" (nous soulignons N.D.L.R.). Et Engels d'ajouter, à l'appui de son affirmation sur les possibilités de calcul d'une manière directe et absolue, que "pas plus que la chimie ne s'aviserait de donner aux poids atomiques une expression relative par le détour de l'atome d'hydrogène, dès qu'elle serait en état de les exprimer d'une manière absolue, en une mesure adéquate, c'est à savoir en poids réels, en billionnièmes ou quadrillionnièmes de gramme, la société, dans les conditions sus indiquées, n'assignera de valeurs aux produits" (nous soulignons N.D.L.R.). Mais précisément le problème est de savoir si l'acte politique que constitue la collectivisation apporte au prolétariat - même si cette mesure est radicale - la connaissance d'une loi nouvelle, absolue, de calcul du temps de travail, qui se substituerait d'emblée à la loi de la valeur. Aucune donnée positive n'autorise une telle hypothèse qui reste exclue du fait que le phénomène de réduction du travail composé en travail simple (qui est la réelle unité de mesure) reste inexpliqué et que par conséquent l'élaboration d'un mode de calcul scientifique du temps de travail, nécessairement fonction de cette réduction, est impossible : probablement même que les conditions d'éclosion d'une telle loi ne s'avéreront réunies que lorsqu'elle deviendra inutile ; c'est-à-dire lorsque la production pourra faire face à tous les besoins et que, par conséquent, la société n'aura plus à s'embarrasser de calculs de travail, l'administration des choses n'exigeant plus qu'un simple enregistrement de matière. Il se passera alors dans le domaine économique un processus parallèle et analogue à celui qui se déroulera dans la vie politique où la démocratie sera superflue au moment où elle se trouvera pleinement réalisée.
Engels, dans une note complémentaire à son exposé précité, accepte implicitement la valeur lorsqu'il dit que : "l'évaluation de l'effet utile et de la dépense de travail des produits est tout ce qui, dans une société communiste, pourrait subsister du concept de valeur de l'économie politique". Ce correctif d'Engels, nous pouvons le compléter par ce que dit Marx dans Le Capital (Tome 14, P. 165) : "après la suppression du mode de production capitaliste, la détermination de la valeur, si l'on maintient la production sociale, sera toujours au premier plan, parce qu'il faudra plus que jamais régler le temps de travail, ainsi que la répartition du travail social entre les différents groupes de production, et en tenir la comptabilité."
La conclusion qui se dégage donc de la connaissance de la réalité s'affirmant devant le prolétariat qui prend la succession du capitalisme est que la loi de la valeur continue à subsister dans la période transitoire, bien qu'elle doive subir de profondes modifications de nature à la faire progressivement disparaître.
Comment et sous quelles formes cette loi s'exercera-t-elle ? Encore une fois, nous savons à partir de ce qui existe dans l'économie bourgeoise où la réalité de la valeur matérialisée dans les marchandises, ne se manifeste que dans les échanges. Nous savons que cette réalité de la valeur est purement sociale, qu'elle ne s'exprime que dans les rapports des marchandises entre elles et dans ces rapports seulement. C'est dans l'échange que les produits du travail manifestent comme valeurs une existence sociale, sous une forme identique bien que distincte de leur existence matérielle en tant que valeurs d'usage. Une marchandise exprime sa valeur par le fait de se poser comme pouvant être échangée contre une autre marchandise, de se poser comme valeur d'échange, mais elle ne le fait que de cette façon. Cependant, si la valeur se manifeste dans le rapport d'échange, ce n'est pas l'échange qui engendre la valeur. Celle-ci existe indépendamment de l'échange.
Dans la phase transitoire, il ne pourrait également s'agir que de la valeur d'échange et non pas d'une valeur absolue "naturelle" contre laquelle Engels s'est élevé en termes sarcastiques dans sa polémique avec Dühring :
"Vouloir abolir la forme capitaliste de la production en instaurant la "valeur véritable", c'est vouloir abolir le catholicisme en instaurant le pape "véritable" : c'est vouloir instituer une société où les producteurs seront maîtres enfin de leur produit, en poussant à ses conséquences logiques une catégorie économique qui est l'expression la plus complète de l'asservissement des producteurs à leur propre produit".(Anti-Dühring)
L'échange sur la base de la valeur, dans l'économie prolétarienne, étant un fait inévitable pour une période plus ou moins longue, il n'en est pas moins vrai qu'il doit se rétrécir et disparaître dans la mesure où le pouvoir prolétarien parvient à asservir, non pas les producteurs à la production comme dans le capitalisme, mais au contraire la production aux besoins sociaux. Evidemment "aucune société ne saurait, d'une façon durable, rester maîtresse de ses propres produits ni conserver un contrôle sur les effets sociaux de son système de production, sans se débarrasser d'abord de l'échange entre individus" (Engels, L'Origine de la Famille). Mais les échanges ne peuvent se supprimer uniquement par la volonté des hommes, mais seulement dans le cours de tout un processus dialectique. C'est ainsi que Marx conçoit les choses lorsque, dans sa Critique du programme de Gotha, il nous dit : "au sein d'un ordre social communiste fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n'échangent pas leurs produits ; de même, le travail incorporé dans des produits n'apparaît pas davantage ici comme la valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n'est plus par la voie d'un détour, mais directement que les travaux de l'individu deviennent partie intégrante au travail de la communauté". Cette évolution, Marx la situe évidemment, dans une société communiste développée et non pas telle qu'elle vient, au contraire, "de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l'ancienne société des flancs de laquelle elle est issue".
L'appropriation collective sur une plus ou moins grande échelle permet la transformation de la nature des rapports économiques à un degré correspondant au poids spécifique dans l'économie du secteur collectif et du secteur capitaliste, mais la forme bourgeoise de ces rapports est maintenue, parce que le prolétariat ne connaît pas d'autres formes à y substituer et parce qu'aussi il ne peut s'abstraire de l'économie mondiale continuant à évoluer sur des bases capitalistes.
A propos de l'impôt alimentaire institué par la NEP, Lénine disait que c'était "une des formes de notre passage d'une espèce originale de communisme, le "communisme militaire", rendue nécessaire par la guerre, la ruine et la misère extrême, à l'échange des produits qui sera le régime normal du socialisme. Cet échange, à son tour, n'est qu'une des formes du passage du socialisme (avec ses particularités résultant de la prédominance du petit paysan dans notre population) au communisme". Et Trotski dans son rapport sur la NEP, au 4eme Congrès de l'IC, marquait que, dans la phase transitoire, les rapports économiques devaient être régularisés par la voie du marché et au moyen de la monnaie.
La pratique de la Révolution russe a à cet égard confirmé la théorie : la survivance de la valeur et du marché ne fit que traduire l'impossibilité de l'Etat prolétarien à pouvoir, et coordonner immédiatement tous les éléments de la production et de la vie sociale, et supprimer le "droit bourgeois". Mais l'évolution de l'économie ne pouvait être orientée vers le socialisme que si la dictature prolétarienne étendait de plus en plus son contrôle sur le marché jusqu'à l'asservir totalement au plan socialiste, c'est-à-dire jusqu'à l'abolir ; par conséquent, si la loi de la valeur, au lieu de se développer comme elle le fît en allant de la production marchande simple à la production capitaliste, suivait le processus inverse de régression et d'extinction qui va de l'économie "mixte" au communisme intégral.
Nous n'avons pas à nous étendre sur la catégorie argent ou monnaie, puisqu'elle n'est qu'une forme développée de la valeur. Si nous admettons l'existence de la valeur, nous devons admettre celle de l'argent qui perd cependant son caractère de "richesse abstraite", son pouvoir d'équivalent général capable de s'approprier n'importe quelle richesse. Ce pouvoir bourgeois de la monnaie, le prolétariat l'annihile d'une part par la collectivisation des richesses fondamentales et de la terre, qui deviennent inaliénables et, d'autre part, par sa politique de classe : rationnement, jeu des prix, etc. L'argent perd aussi, effectivement si pas formellement, sa fonction de mesure des valeurs du fait de l'altération progressive de la loi de la valeur ; et en réalité il ne conserve que sa fonction d'instrument de circulation et de paiement.
Les internationalistes hollandais dans leur essai sur le développement de la société communiste[1] se sont inspirés bien plus de la pensée idéaliste que du matérialisme historique. C'est ainsi que leur analyse de la phase transitoire (qu'ils ne délimitent pas avec la netteté désirable de la phase communiste) procède d'une appréciation anti-dialectique du contenu social de cette période.
Certes, les camarades hollandais partent d'une juste prémisse lorsqu'ils établissent la distinction marxiste entre la période de transition et le communisme intégral. Pour eux également, c'est seulement dans la première phase que la mesure du temps de travail est valable[2]. Mais où ils commencent à quitter le terrain solide de la réalité historique c'est lorsqu'ils opposent à celle-ci une solution comptable et abstraite de calcul du temps de travail. A vrai dire ils ne répondent pas en marxistes à la question essentielle : comment, dans la phase de transition, et par quel mécanisme social, se déterminent les frais de production sur la base du temps de travail ? Ils l'escamotent plutôt par leurs démonstrations arithmétiques assez simplistes. Ils diront bien que l'unité de mesure de la quantité de travail que nécessite la production d'un objet, c'est l'heure de travail social moyen. Mais par là ils ne solutionnent rien : ils ne font que constater ce qui constitue le fondement de la loi de la valeur, en transposant la formule marxiste : temps de travail socialement nécessaire. Pourtant ils proposent une solution : "chaque entreprise calcule combien de temps de travail se trouve incorporé dans sa production...." (Page 56), mais sans indiquer par quel procédé mathématique le travail individuel de chaque producteur devient du travail social, le travail qualifié ou complexe du travail simple qui, comme nous l'avons vu, est la commune mesure du travail humain. Marx nous décrit par quel processus social et économique cette réduction se réalise dans la production marchande et capitaliste ; pour les camarades hollandais, il suffit de la Révolution et de la collectivisation des moyens de production pour faire prévaloir une loi "comptable" qui surgit on ne sait comment et dont on nous laisse ignorer le fonctionnement. Pour eux, une telle substitution est cependant très explicable : puisque la Révolution abolit le rapport social privé de production, elle abolit en même temps l'échange, qui est une fonction de la propriété privée (Page 52) :
"Dans le sens marxiste, la suppression du marché n'est pas autre chose que le résultat des nouveaux rapports de droit" (Page 109). Ils conviennent cependant justement que "la suppression du marché doit être interprétée dans le sens qu'apparemment le marché survit dans le communisme, tandis que le contenu social sur la circulation est entièrement modifié : la circulation des produits sur la base du temps de travail est l'expression du nouveau rapport social" (page 110). Mais, précisément, si le marché survit (bien que le fond et la forme des échanges soient modifiés), il ne peut fonctionner que sur la base de la valeur. Cela, les internationalistes hollandais ne l'aperçoivent pas, "subjugués" qu’ils sont par leur formulation de "temps de travail" qui, en substance, n'est cependant pas autre chose que la valeur elle-même. D'ailleurs pour eux, il n'est pas exclu que dans le "communisme", on parlera encore de "valeur" ; mais ils s'abstiennent de dégager la signification, du point de vue du mécanisme des rapports sociaux, qui résulte du maintien du temps de travail et ils s'en tirent en concluant que, puisque le contenu de la valeur sera modifié, il faudra substituer à l'expression "valeur", celle de "temps de production", et qui évidemment ne modifiera en rien la réalité économique ; tout comme ils diront qu'il n'y a plus échange des produits, mais passage des produits (Pages 53 et 54). Egalement, "au lieu de la fonction de l'argent, nous aurons l'enregistrement du mouvement des produits, la comptabilité sociale, sur la base de l'heure de travail social moyenne" (Page 55).
Nous verrons que leur méconnaissance de la réalité historique entraîne les internationalistes hollandais à d'autres conclusions erronées, lorsqu'ils examinent le problème de la rémunération du travail.
(A suivre.)
[1] Les fondements de la production et de la distribution communiste, dont Bilan a publié un résumé du camarade Hennaut (Nos 19, 20, 22).
[2] A cet égard, nous indiquons qu'un lapsus s'est glissé dans le résumé du camarade Hennaut qui dit ceci : "Et contrairement à ce que certains imaginent, cette comptabilité s'applique non seulement à la société communiste qui a atteint un niveau de développement très élevé, mais elle s'applique à toute société communiste - donc dès le moment où les travailleurs ont exproprié les capitalistes -quel que soit le niveau qu'elle a atteint". (Bilan page 657.)
Dans le 2ème article de cette série nous avons mis en évidence comment la CNT avait donné le meilleur d'elle-même dans la période 1914-1919, marquée par les épreuves décisives de la guerre et de la révolution. En même temps, nous soulignions le fait que cette évolution n'avait pas permis de surmonter la contradiction que contient le syndicalisme révolutionnaire dès des origines, en voulant concilier deux termes antithétiques : syndicalisme et révolution.
En 1914, la plupart des syndicats s'étaient rangés du côté du capital et avaient activement participé à la mobilisation des ouvriers dans la terrible boucherie constituée par la Première Guerre mondiale. Cette trahison fut entérinée lorsque, face aux mouvements révolutionnaires du prolétariat qui éclatèrent à partir de 1917, les syndicats se rangèrent à nouveau aux côtés du capital. Ce fut particulièrement manifeste en Allemagne où, aux côtés de la Social-Démocratie, ils apportèrent leur soutien à l'Etat capitaliste face aux soulèvements ouvriers entre 1918 et 1923.
La CNT fut, avec les IWW[1], l'une des rares organisations syndicales de cette époque à rester fidèle au prolétariat. Cependant, nous allons voir comment, dans la période traitée par cet article, sa composante syndicale a de plus en plus pris le dessus dans la vie de l'organisation et est venue à bout de la composante révolutionnaire qui existait dans son sein.
Les syndicats ne sont pas des organisations créées pour la lutte révolutionnaire. Au contraire, "ils luttent sur le terrain de l'ordre politique bourgeois, de l'Etat de Droit libéral. Pour se développer, ils ont besoin d'un droit de coalition sans obstacle aucun, une égalité de droits strictement appliqués, point final. Leur idéal politique, en tant que syndicats, n'est pas l'ordre socialiste, mais la liberté et l'égalité de l'Etat bourgeois". (Pannekoek, Les divergences tactiques dans le mouvement ouvrier, 1909, souligné dans l'original)
Comme nous l'avons montré dans cette série[2], le syndicalisme révolutionnaire tente d'échapper à cette contradiction en s'imposant une double tâche : celle, spécifiquement syndicale, d'essayer d'améliorer les conditions de vie des ouvriers dans le capitalisme et, par ailleurs, celle de lutter pour la révolution sociale. L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence a montré de façon claire que les syndicats ne répondaient pas à la seconde tâche et qu'ils ne pouvaient survivre qu'en aspirant à une fonction au sein de l'Etat bourgeois dans des conditions "d'égalité et de liberté" ce qui ne pouvait manquer de rendre la réalisation de la première tâche également impossible. Cette réalité apparut nettement au cœur de la CNT pendant l'épisode de la grève générale d'août 1917.
Il y avait en Espagne un énorme mécontentement social dû aux conditions d'exploitation infâmes des ouvriers, à la brutalité de la répression, auxquelles s'ajoutait une inflation galopante qui engloutissait les salaires déjà très bas. Sur le plan politique, le vieux régime de la Restauration[3] était entré dans une crise terminale : la formation de juntes militaires, l'attitude rebelle des représentants les plus significatifs de la bourgeoisie catalane, etc. suscitaient des convulsions croissantes.
Le PSOE, qui avait majoritairement défendu une politique d'alliances avec d'autres formations politiques[4], crut trouver dans cette situation l'occasion de réaliser la "révolution démocratique bourgeoise" alors que les conditions historiques ne s'y prêtaient plus. Il tenta d'utiliser l'immense mécontentement ouvrier comme levier pour abattre le régime de la Restauration et conclut une double alliance : il s'engagea du côté de la bourgeoisie avec les républicains, les réformistes du régime et la bourgeoisie catalaniste. Du côté prolétarien il parvint à impliquer la CNT.
Le 27 mars 1917, l'UGT (au nom du PSOE) mena une réunion avec la CNT (représentée par Segui, Pestana et Lacort) où ils s'accordèrent sur un manifeste qui proposait, avec des formules ambiguës et équivoques, une "réforme" de l'Etat bourgeois, dont la teneur était très modérée. Le ton du document nous est donné par ce passage très clairement nationaliste, qui propose la défense à outrance de l'Etat bourgeois : "ceux qui sont le plus à même de soutenir les charges publiques continuent à se soustraire à leur devoir de citoyenneté : ceux à qui profitent les bénéfices de guerre n'emploient pas leurs revenus à augmenter la richesse nationale, ni ne consacrent une part de leurs bénéfices à l'Etat."[5] Le manifeste propose de préparer la grève générale "dans le but d'obliger les classes dominantes à adopter les changements fondamentaux du système qui garantiront au peuple un minimum de conditions de vie décentes et le développement de ses activités émancipatrices." C'est-à-dire qu'on demande des "réformes" du système bourgeois afin d'obtenir "le minimum décent" (ce que garantit en termes généraux le capitalisme dans son fonctionnement "normal" !) et, comme but "révolutionnaire", de "permettre les activités émancipatrices" !
Malgré les nombreuses critiques qui leur furent adressées, les dirigeants confédéraux continuèrent à soutenir le "mouvement". Largo Caballero et d'autres dirigeants de l'UGT se rendirent à Barcelone afin de convaincre les militants plus récalcitrants de la CNT. Les doutes de ces derniers furent balayés quand on leur fit miroiter "l'action". Bien que la grève générale fût appelée pour des buts nettement bourgeois, on croyait dur comme fer (selon le schéma du syndicalisme révolutionnaire) que le seul fait qu'elle se produise déclencherait une dynamique révolutionnaire.[6]
Dans une situation sociale de plus en plus agitée, où les grèves étaient fréquentes, avec l'effet stimulant des nouvelles en provenance de Russie, une grève des chemins de fer éclata à Valence le 20 juillet et s'étendit rapidement à toute la province du fait de la solidarité massive de tous les ouvriers. Le patronat céda le 24 juillet mais posa une condition provocatrice : le renvoi de 36 grévistes. Le syndicat UGT des cheminots annonça une grève générale de ce secteur pour le 10 août, si ces licenciements avaient lieu. Le gouvernement, qui était informé des préparatifs de grève générale nationale, obligea la compagnie ferroviaire à adopter une position intransigeante afin de provoquer prématurément un mouvement qui n'était pas encore mûr.
Le 10 août, fut déclarée la grève générale dans les chemins de fer et un appel à la grève générale nationale fut lancé pour le 13 août par un comité constitué de membres de la direction du PSOE et de l'UGT. Le manifeste d'appel était une honte : après avoir impliqué la CNT - "le moment est arrivé de mettre en pratique, sans hésitation aucune, les propositions annoncées par les représentants de l'UGT et de la CNT, dans le manifeste adopté au mois de mars dernier" - il se terminait avec la proclamation suivante : "Prenons garde : nous ne sommes pas des instruments du désordre, ainsi que nous qualifient avec impudence les gouvernements qui nous font souffrir. Nous acceptons la mission de nous sacrifier pour le bien de tous, pour le salut du peuple espagnol, et nous sollicitons votre concours. Vive l'Espagne !"[7]
La grève fut suivie inégalement selon les secteurs et les régions mais ce que l'on a pu percevoir, par la suite, ce fut une désorganisation notoire et le fait que les politiciens qui avaient appelé à cette grève, s'étaient défilés - en s'exilant en France - ou bien s'étaient rétractés en l'interdisant, comme ce fut le cas du politicien catalan Cambó (nous reviendrons ultérieurement sur ce personnage). Le gouvernement déploya l'armée partout, déclara l'état de siège et laissa la soldatesque se livrer à ses forfaits habituels[8]. La répression fut sauvage : détentions massives, jugements sommaires... Quelques 2000 militants de la CNT furent emprisonnés.
La "grève générale" du mois d'août s'est traduite par un bain de sang pour les ouvriers, causant la démoralisation et le reflux de parties de la classe ouvrière qui, par la suite, ne relevèrent pas la tête durant plus d'une décennie. Nous avons ici le résultat d'une des positions classiques du syndicalisme révolutionnaire - la grève générale. La majorité des militants de la CNT se méfiait des objectifs bourgeois contenus dans l'appel à la grève mais s'imaginait que "la grève générale" serait l'occasion de déclencher la révolution. Ils supposaient - selon leur schéma abstrait et arbitraire - que cela provoquerait une sorte de "gymnastique révolutionnaire" qui soulèverait les masses. La réalité a démenti brutalement des telles spéculations. Les ouvriers espagnols étaient fortement mobilisés depuis l'hiver 1915, aussi bien sur le plan des luttes que sur celui de la prise de conscience (comme nous l'avons vu dans le deuxième article de la série, la révolution en Russie avait suscité un grand enthousiasme). L'épisode de la grève générale a constitué un grand frein à cette dynamique : le fameux manifeste commun UGT-CNT de mars 1917 avait mis les ouvriers dans l'attente, dans l'illusion vis-à-vis des bourgeois "réformistes" et des militaires "révolutionnaires" des juntes, leur avait donné confiance dans les bon offices des dirigeants socialistes et de l'UGT.
En 1919, la vague révolutionnaire mondiale qui avait commencé en Russie, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, etc., atteignait son point culminant. La Révolution russe avait suscité un enthousiasme gigantesque qui embrasa aussi la lutte du prolétariat en Espagne. Mais cet enthousiasme se manifesta de diverses façons. Les mobilisations furent très puissantes en Catalogne mais n'eurent presque pas d'écho dans le reste de l'Espagne ([9]). Leur point culminant fut la grève de "La Canadiense"[10] qui démarra comme une tentative inspirée par la CNT pour s'imposer au patronat catalan ; l'entreprise fut délibérément choisie pour l'impact qu'elle pouvait avoir sur le tissu industriel de Barcelone. En janvier 1919, face à la décision du patronat de baisser les salaires de certaines catégories de travailleurs, certains d'entre eux protestèrent auprès de l'entreprise et huit d'entre eux furent licenciés. La grève commence en février et après 44 jours, confrontée à l'intransigeance du patronat soutenu par les autorités[11], elle se généralise à tout Barcelone et atteint une ampleur jamais vue en Espagne (une grève de masse authentique comme l'avait identifiée Rosa Luxemburg dans le mouvement de 1905 en Russie : en quelques jours les ouvriers de toutes les entreprises et concentrations ouvrières de la zone urbaine catalane s'unissent dans la lutte, sans appel préalable mais de façon tout à fait unanime comme si une volonté commune les dominait tous). Quand les entreprises tentèrent de publier un communiqué menaçant les ouvriers, le syndicat des imprimeurs imposa la "censure rouge" qui empêcha toute publication.
Malgré la militarisation, malgré la détention de près de 3000 ouvriers dans la sinistre prison de Montjuich, malgré la déclaration de l'état de siège, les travailleurs poursuivirent leur lutte. Les locaux de la CNT étaient fermés par les autorités mais les travailleurs s'organisaient eux-mêmes dans des assemblées spontanées, comme le reconnaît le syndicaliste Pestaña : "Comment mener à terme une grève de ce niveau alors que les syndicats étaient fermés et que leurs membres étaient pourchassés par la police ? (...) nous qui comprenions que la véritable souveraineté est entre les mains du peuple, nous n'avions qu'un pouvoir consultatif ; le pouvoir exécutif se trouvait dans l'assemblée de tous les délégués des syndicats de Barcelone, qui se réunissait chaque jour malgré l'état de siège et la persécution et chaque jour prenait des décisions pour le lendemain, et chaque jour décidait quelles corporations ou quels secteurs devaient être paralysés par la grève le jour suivant" (Conférence de Pestaña à Madrid, octobre 1919, sur la grève de "la Canadiense", extrait de Trajectoire syndicaliste, A. Pestaña, éd. Giner, Madrid, traduit par nos soins).
Les leaders de la CNT catalane - tous de tendance syndicaliste - voulurent terminer la grève quand le gouvernement central, dirigé par Romanones[12], négocia un virage à 180° et envoya son secrétaire personnel discuter un accord qui acceptait les principales revendications. Beaucoup d'ouvriers se méfiaient de cet accord, y voyant, notamment, qu'il ne contenait aucune garantie concernant la libération des nombreux camarades emprisonnés. De façon confuse et cependant stimulés par les nouvelles de Russie et d'autres pays, ils voulaient poursuivre le combat dans une perspective d'offensive révolutionnaire. Le 19 mars, au Théâtre "del Bosque", l'assemblée rejeta l'accord ; les leaders syndicaux convoquèrent alors une réunion pour le lendemain aux arènes taurines, à laquelle participèrent 25 000 travailleurs. Segui (leader indiscutable de la tendance syndicaliste de la CNT et excellent orateur) prit la parole et après une heure de discours posa l'alternative : accepter l'accord ou aller à Montjuich libérer les prisonniers, mettant en branle la révolution. Cette façon "maximaliste" de poser les choses désorienta complètement les ouvriers qui acceptèrent de reprendre le travail.
Les craintes de beaucoup d'ouvriers se vérifièrent. Les autorités refusèrent de libérer les prisonniers, provoquant une énorme indignation et, le 24 mars, éclata une nouvelle grève générale massive qui paralysa Barcelone, débordant la politique officielle des syndicats. Mais la confusion habitait cependant la majorité des ouvriers. La perspective révolutionnaire était pour le moins confuse. Le reste du prolétariat espagnol ne bougeait pas. Dans ces conditions, et malgré la combativité et l'héroïsme des ouvriers de Barcelone qui durent survivre sans salaire pendant plusieurs mois, le moteur de la grève restait l'activisme et la pression des groupes d'action de la CNT dans lesquels confluaient vieux militants et jeunes radicaux.
Les ouvriers finirent par reprendre le travail très démoralisés, ce dont profita le patronat pour imposer un lock-out généralisé qui amena les familles ouvrières au bord de la famine. La tendance syndicaliste ne proposait aucune riposte. La proposition faite par Buenacasa (militant anarchiste radical) d'occuper les usines fut rejetée.
La grève de "la Canadiense", sommet atteint en Espagne par la vague révolutionnaire mondiale, permet de dégager trois leçons :
1. La lutte était restée enfermée dans Barcelone et avait pris la forme d'un conflit "industriel". Nous voyons ici clairement le poids du syndicalisme qui empêche la lutte de s'étendre territorialement et de prendre une dimension politique et sociale qui pose clairement la question de l'affrontement contre l'Etat bourgeois[13]. Le syndicat reste un organe corporatif qui n'exprime pas une alternative à la société mais situe ses propositions au sein du cadre économique du capitalisme. La tendance réelle à la politisation de la grève de "la Canadiense" ne parvint pas à s'exprimer réellement et, à aucun moment, cette grève ne fut pas perçue par la société espagnole comme une lutte de classe mettant en question le système.
2. Les assemblées générales, comme les conseils ouvriers, sont des organes unitaires de la classe alors que le syndicat est un organe qui ne peut dépasser la division sectorielle - qui est aussi l'unité de base de la production capitaliste. Il y eut dans la grève de "la Canadiense" des tentatives d'assemblées générales souveraines directes de la part des ouvriers, qui se superposaient aux structures sectorielles du syndicat mais, en dernier recours, celui-ci gardait le pouvoir de décision, affaiblissait et dispersait les assemblées ouvrières.[14]
3. Les conseils ouvriers surgissent comme un pouvoir dans la société qui défie plus ou moins consciemment l'Etat capitaliste. C'est comme pouvoir qu'il est perçu par l'ensemble de la société et, particulièrement, par les classes sociales non exploiteuses qui tendent à s'adresser à lui pour trancher leurs problèmes. Les organisations syndicales, en revanche, aussi puissantes qu'elles paraissent, sont perçues à juste titre comme des organes corporatifs limités aux questions "de la production". En dernière instance, les autres travailleurs et les classes opprimées les perçoivent comme quelque chose d'étranger, de particulier, et qui ne les concerne pas directement et irrévocablement. Ceci se manifesta particulièrement dans la grève de "la Canadiense" qui ne parvint pas à intégrer dans un même mouvement unitaire la forte agitation sociale des paysans andalous qui atteignait alors son point culminant (le fameux "Triennat" bolchevique, 1917-1920). Bien que les deux mouvements se soient inspirés de la Révolution russe et malgré la sympathie réelle existant entre leurs protagonistes, ils suivirent des chemins parallèles sans connaître la moindre tentative d'unification[15].
La concrétisation de cette troisième leçon, c'est le travail de sabotage réalisé par la tendance syndicaliste au sein de la CNT, couvert dans la pratique par la direction de la confédération (Segui et Pestaña[16] en étaient les représentants principaux). Alors que la lutte était à son sommet,cette direction accepta et parvint à imposer à la CNT la constitution d'une Commission mixte avec le patronat, chargée de régler "équitablement" les conflits du travail. Dans la pratique, elle ne fut qu'une espèce de pompier volant qui se consacrait à isoler et démobiliser les foyers de lutte. Face au contact et à l'action directe collective des ouvriers, la Commission mixte représentait la paralysie et l'isolement de chaque foyer de lutte. Dans son livre Histoire de l'anarcho-syndicalisme espagnol (2006), Gomez Casas reconnaît que "les ouvriers manifestèrent leur répulsion pour la Commission qui finit par se dissoudre. Elle avait approfondi le divorce entre les représentants ouvriers et les ouvriers, provoquant une certaine démoralisation qui affaiblit l'unité ouvrière" (traduit par nos soins).
La tendance syndicaliste qui, dans un premier temps, avait pourtant éprouvé une sympathie sincère pour la Révolution russe[17], dominait toujours plus la CNT et constituait un facteur de sa bureaucratisation : "Il semble évident qu'à la veille de la répression de 1919 commençait à se développer quelque chose comme une bureaucratie syndicaliste malgré les obstacles à ce processus que constituaient l'attitude et la tradition cénétistes et, en particulier, parce qu'il n'y avait pas d'agents syndicaux salariés dans les syndicats pas plus que dans les comités (...). Cette évolution de la spontanéité et de l'amateurisme anarchiste vers la bureaucratie syndicale et le professionnalisme fut, dans des conditions normales, la voie quasi inévitable des organisations ouvrières de masses - y compris celles qui étaient enracinés dans le milieu catalan - et la CGT française y avait eu recours au Nord des Pyrénées" (Meaker, The Revolutionnary Left in Spain, 1974, traduit par nos soins).
Buenacasa constate que "... le syndicalisme, guidé à présent par des hommes qui ont jeté par-dessus bord les principes anarchistes, qui se font appeler Monsieur et Madame, [qui] accordent des consultations et signent des accords dans les bureaux du gouvernement et dans les ministères, qui voyagent en automobile et... en wagon-lit... évolue rapidement vers la forme européenne et nord-américaine qui permet aux leaders de devenir des personnages officiels" (cité par Meaker, ibid.).
La tendance syndicaliste se servait de l'apolitisme de l'idéologie anarchiste et du syndicalisme révolutionnaire pour appuyer de façon à peine dissimulée la politique de la bourgeoisie. Elle se déclara "apolitique" face à la Révolution russe, face à la lutte pour la révolution mondiale et, en définitive, face à toute tentative de politique prolétarienne internationaliste. Cependant, nous avons déjà vu comment en août 1917, elle avait été loin de mépriser une initiative politique de réforme de l'Etat bourgeois en compagnie du PSOE. Elle appuya aussi sans se cacher la "libération nationale" de la Catalogne. Fin 1919, lors d'une grande conférence à Madrid, Segui affirma que "... Nous, les travailleurs, comme nous n'avons rien à perdre à une Catalogne indépendante mais au contraire beaucoup à gagner, nous n'avons pas peur de l'indépendance de la Catalogne (...). Je vous assure, amis madrilènes, qu'une Catalogne libérée de l'Etat espagnol serait une Catalogne amie de tous les peuples de la péninsule hispanique" [18].
Lors du Congrès de Saragosse de 1922, la tendance syndicaliste défendit la fameuse résolution "politique" qui ouvrait la voie à la participation de la CNT à la vie politique espagnole (c'est-à-dire à son intégration à la politique bourgeoise) et c'est d'ailleurs ainsi que la presse bourgeoise le comprit en se réjouissant de cet évènement [19]. La rédaction de la résolution en question fut cependant réalisée très habilement afin de ne pas heurter une majorité qui résistait à passer sous le joug. Deux passages de la résolution sont particulièrement significatifs.
Dans le premier il est affirmé de façon rhétorique que la CNT est "un organisme nettement révolutionnaire qui rejette, franchement et explicitement, l'action parlementaire et de collaboration avec les partis politiques". Mais ceci n'est que le miel avec lequel on essaie de faire passer la pilule amère de la nécessité de participation à l'Etat capitaliste dans le cadre du capital national, au moyen d'une formulation délibérément difficilement compréhensible : "sa mission [à la CNT]est de conquérir ses droits de contrôle et de jugement de toutes les valeurs de solution de la vie nationale et, à cette fin, son devoir est d'exercer une action déterminante au moyen de l'action conjuguée découlant des manifestations de force et des dispositifs de la CNT"[20]. Des expressions comme "les valeurs de solution de la vie nationale" ne constituent rien d'autre qu'une formule alambiquée destinée à faire parcourir aux militants combatifs de la CNT les pas nécessaires à son intégration dans l'Etat capitaliste.
L'autre passage est plus explicite. Il dit clairement que l'intervention politique dont se revendique la CNT consiste à "élever la conscience politique à un niveau supérieur ; réclamer que soit réparée une injustice ; veiller à que soient respectées les libertés conquises et demander une amnistie" (op. cit.). On ne peut exprimer plus clairement la volonté d'accepter le cadre de l'Etat démocratique avec tout son éventail de "droits", de "libertés", de "justice", etc. !
Une forte résistance, animée fondamentalement par deux tendances, les anarchistes d'un côté et les partisans de l'adhésion à l'Internationale communiste de l'autre, finit par se dresser contre la tendance syndicaliste. Sans amoindrir les mérites de ces deux tendances, il faut signaler cependant qu'elles furent incapables de discuter ensemble ou même de collaborer contre la tendance syndicaliste. Elles eurent toutes deux à souffrir aussi d'une profonde faiblesse théorique. La tendance pro bolchevique qui forma des Comités syndicalistes révolutionnaires (CSR), du type de ceux qui étaient animés dans la CGT française en 1917 par Monatte, se contentait de réclamer un retour à la CNT d'avant-guerre sans tenter de comprendre les nouvelles conditions, marquées par le déclin du capitalisme et l'irruption révolutionnaire du prolétariat. Quant à la tendance anarchiste, elle basait tout sur l'action, ce qui explique qu'elle était capable de bien réagir dans les moments de lutte ou face à des positions trop évidentes de la tendance syndicaliste mais cependant incapable de mener un débat ou une stratégie méthodique de lutte.
L'élément décisif de sa faiblesse cependant était son adhésion inconditionnelle au syndicalisme, défendant à outrance que les syndicats continuaient à être des armes valables de lutte pour le prolétariat.
La tendance pro bolchevique souffrit de la dégénérescence de l'IC qui, dans son IIe Congrès, adopta les Thèses sur les syndicats et, à son IIIe Congrès, préconisa le travail dans les syndicats réactionnaires. Elle fonda alors l'Internationale syndicale rouge (ISR) et proposa à la CNT de s'y intégrer. Ces orientations ne faisaient que renforcer la tendance syndicaliste au sein de la CNT et effrayaient la tendance anarchiste qui se réfugiait de plus en plus dans l'action "directe".
La tendance syndicaliste argumentait avec raison que, sur les questions pratiques et de cohérence syndicale, elle était bien plus compétente que l'ISR et les CSR, ces derniers avançant des revendications et des méthodes de lutte totalement irréalistes, dans une conjoncture de reflux croissant. Elle leur reprochait en outre leur "politisation", s'appuyant pour cela sur la politisation opportuniste préconisée par l'IC dégénérescente : le front unique, le gouvernement ouvrier, le front syndical, etc.
Le peu de discussions existantes tournait autour de thèmes qui ne faisaient qu'accroître la confusion : la politisation basée sur le frontisme versus l'apolitisme anarchiste, l'adhésion à l'ISR ou la formation d'une "Internationale" du syndicalisme révolutionnaire[21]. Ces deux questions tournaient résolument le dos aux réalités de l'époque : dans la période tourmentée de 1914-22, on avait pu voir que les syndicats avaient exercé le triple rôle de sergents recruteurs pour la guerre (1914-18), de bourreaux de la révolution et de saboteurs des luttes ouvrières. La Gauche communiste en Allemagne avait développé une réflexion intense sur le rôle des syndicats qui permit à Bergmann de dire[22], lors du IIIe Congrès de l'Internationale communiste, que "la bourgeoisie gouverne en combinant l'épée et le mensonge. L'armée est l'épée de l'Etat et les syndicats sont les organes du mensonge". Mais rien de tout cela n'eut de répercussions sur la CNT, dont les tendances les plus conséquentes restaient prisonnières de la conception syndicale.
Après le recul du mouvement de grève de "la Canadiense" (fin 1919), la bourgeoisie espagnole, et sa fraction catalane en première ligne, déchaînèrent une attaque impitoyable contre les militants de la CNT. Des bandes de "pistoleros" furent organisées, payées par le patronat et coordonnées par le Préfet et le Gouverneur militaire de la région, qui traquaient les syndicalistes et les assassinaient dans le plus pur style mafioso. On arriva à compter 30 morts quotidiens. Les emprisonnements se succédaient parallèlement et la Garde civile (Gendarmerie espagnole) rétablit la pratique barbare de la "corde de prisonniers" : les syndicalistes détenus étaient conduits à pied à des centres de détention situés à des centaines de kilomètres. Beaucoup mouraient en chemin victimes d'épuisement, des passages à tabac ou, tout simplement, tirés comme des lapins. La terrible pratique de la "loi de fuite" fut mise au goût du jour et la bourgeoisie espagnole allait la rendre tristement célèbre : le détenu était relâché dans une rue ou sur un chemin, puis criblé de balles pour s'être "évadé".
Les organisateurs de cette barbarie furent les bourgeois catalans eux-mêmes, si "modernes" et si "démocrates", qui avaient toujours reproché à leurs collègues aristocrates castillans leur brutalité et leur manque de "manières". Mais la bourgeoisie catalane avait vu la menace prolétarienne et voulait prendre une vengeance totale. C'est ainsi que son principal dirigeant, Cambó, dont nous avons déjà parlé, fut le principal protagoniste des "pistoleros". Le Gouverneur militaire, Martinez Anido, lié à la vieille aristocratie castillane, et les bourgeois catalans "progressistes" se réconciliaient définitivement dans la persécution des militants ouvriers. C'était tout un symbole de la nouvelle situation : il n'était plus question de fractions progressistes ou réactionnaires dans la bourgeoisie ; elles étaient toutes d'accord et complices dans la défense réactionnaire d'un ordre social caduc et décadent.
Les tueries durèrent jusqu'en 1923, date du coup d'Etat du général Primo de Rivera qui instaura une dictature avec l'appui non dissimulé du PSOE et de l'UGT. Dans une ambiance de forte démobilisation des masses ouvrières, la CNT s'est engagée dans une terrible spirale : elle riposta aux "pistoleros" par l'organisation de corps d'autodéfense qui rendaient coup pour coup en assassinant des politiques, des cardinaux et des patrons bien choisis. Cette dynamique dégénéra rapidement en une succession sans fin de morts qui accéléra le découragement et la démoralisation des travailleurs. Par ailleurs, amenée sur un terrain où elle était inévitablement la moins forte, la CNT souffrit une hémorragie sans fin de militants, assassinés, emprisonnés, invalides, en fuite... Plus nombreux encore étaient ceux qui se retiraient, complètement démoralisés et dans la confusion. Dans sa dernière époque, en outre, les corps d'autodéfense de la CNT furent infiltrés par toutes sortes d'éléments douteux et marginaux qui n'avaient comme activité que l'assassinat et ne contribuaient qu'à faire perdre son prestige à la CNT et à l'isoler politiquement.
La CNT fut de nouveau lourdement affectée en 1923 par une répression ignoble. Mais sa deuxième disparition n'a pas les mêmes caractéristiques que la première :
- en 1911-15, le syndicalisme pouvait encore, dans certaines circonstances particulières, jouer un rôle favorable à la classe ouvrière, même si cette possibilité diminuait de jour en jour ; mais en 1923, le syndicalisme avait perdu définitivement toute capacité de contribuer à la lutte ouvrière ;
- en 1911-15, la disparition de l'organisation ne provoqua pas une disparition de la réflexion et de la recherche de positions de classe (ce qui permit la reconstitution de 1915 basée sur la lutte contre la guerre impérialiste et la sympathie pour la révolution mondiale) ; en 1923, elle permit le renforcement de deux tendances, syndicale et anarchiste, qui ne pouvaient rien apporter à la lutte ni à la conscience prolétarienne ;
- en 1911-15, l'esprit unitaire et ouvert n'avait pas disparu permettant que cohabitent anarchistes, syndicalistes révolutionnaires et socialistes au sein de la même organisation ; en 1923, toutes les tendances marxistes s'étaient soit auto-exclues soit avaient été éliminées ; il ne restait alors que les tendances fortement sectaires enfermées dans un apolitisme extrême, l'anarchiste et la syndicaliste.
Comme nous le verrons dans un prochain article, la reconstitution de la CNT à la fin des années 20 se fit sur des bases totalement différentes de celles qui avaient présidé à sa naissance en 1910 et à sa première reconstitution en 1915.
RR et C. Mir, 19-6-07
[1] Voir les articles de cette série dans les numéros 124 [1514] et 125 [1396] de la Revue internationale
[2] Voir en particulier le premier article de cette série dans le numéro 118 [1474] de la Revue internationale
[3] Régime de la Restauration (1874-1923) : système monarchique libéral que s'était donnée la bourgeoisie espagnole et qui était basé sur un ensemble de partis dynastiques dont étaient exclus non seulement les ouvriers et paysans mais aussi des couches significatives de la petite bourgeoisie et même de la bourgeoisie
[4] Voir le 2e article de cette série dans la Revue internationale n°129 [1515].
[5] Les citations du manifeste mentionné sont extraites du livre Historia del Movimiento Obrero en España (tome II page 100) de Tuñón de Lara
[6] Comme le raconte Victor Serge (militant belge d'origine russe et d'orientation anarchiste qui cependant a collaboré avec les bolcheviks) qui à ce moment se trouvait à Barcelone : "Le comité national de la CNT ne se posait aucune question fondamentale. Il est entré dans la bataille sans connaître la perspective et sans évaluer les conséquences de son action".
[7] Page 107 du livre cité précédemment.
[8] Nous avons parlé précédemment des juntes militaires qui étaient soi-disant "très critiques" envers le régime (encore que, contrairement au rôle progressiste qu'avait joué l'armée dans la première moitié du XIXe siècle et que Marx avait signalé dans ses écrits sur l'Espagne dans le New York Daily Tribune , les juntes ne faisaient que demander "davantage de saucisson !")
[9] "Mais si la bourgeoisie parvenait, au travers de l'armée, à relier les parties contrastées de son économie, à maintenir une centralisation des régions des plus opposées du point de vue de leur développement, le prolétariat, par contre, réagissant sous la pression des contrastes de classe, avait tendance à se localiser dans les secteurs où ces contrastes s'exprimaient le plus violemment. Le prolétariat de Catalogne fut jeté dans l'arène sociale non en fonction d'une modification de l'ensemble de l'économie espagnole, mais en fonction du développement de la Catalogne. Le même phénomène se vérifie pour les autres régions, y compris pour les régions agraires" (Bilan n° 36, Oct-nov 1936, La leçon des événements en Espagne). [Le terme "contraste" doit être compris par "antagonisme" ndlr]
[10] Ebro Power and Irrigation, une entreprise britano-canadienne connue sous le nom populaire de La Canadiense. Elle fournissait l'électricité aux entreprises et aux zones d'habitation de Barcelone.
[11] Dans un premier temps, l'entreprise était disposée à négocier, mais le Gouverneur civil Gonzalez Rothwos fit pression pour qu'elle ne le fasse pas et envoya la police sur le lieu du conflit.
[12] Comte de Romanones (1863-1950), homme politique du parti libéral, plusieurs fois premier ministre.
[13] C'est là toute la différence entre ce que Rosa Luxemburg avait appelé la "grève de masse" à partir de l'expérience de la Révolution russe de 1905 et les méthodes syndicales de lutte. Voir la série d'articles sur 1905 dans la Revue internationale, nos 120 [1477], 122 [1516] et 123 [1517].
[14] Par ailleurs, il est important de se rendre compte que, y compris avec la meilleure volonté - comme c'était alors le cas - le syndicat tend à kidnapper et à neutraliser l'initiative et la capacité de pensée et de décision des travailleurs. La première phase de la grève s'était terminée, comme nous l'avons vu précédemment, non par une assemblée générale où tous les ouvriers pouvaient apporter leur contribution et décider collectivement, mais par un meeting Plaza de Toros où les grands leaders parlèrent à n'en plus finir, manipulèrent émotionnellement les masses et les placèrent en situation, non pas de pouvoir décider consciemment, mais de se laisser entraîner par les conseils des beaux parleurs.
[15] Cette dispersion a été imputée à la nature fondamentalement paysanne du mouvement andalou, en opposition à la nature ouvrière de la lutte à Barcelone. Il est important d'observer à ce niveau les différences avec l'expérience russe, où l'agitation paysanne prit une forme généralisée et s'unit consciemment et fidèlement à la lutte prolétarienne (bien qu'elle ait eu son rythme et ses revendications propres, certaines d'entre elles étant d'ailleurs contradictoires avec la lutte révolutionnaire) ; les paysans étaient fortement politisés (beaucoup d'entre eux étaient des soldats démobilisés) et tendirent à former des conseils de paysans solidaires des conseils ouvriers ; les Bolcheviks assuraient parmi eux une présence minoritaire mais significative. La situation était très différente en Espagne : l'agitation paysanne est restée localisée à l'Andalousie et n'a jamais dépassé le niveau de luttes locales ; les paysans et les journaliers ne se posaient pas de questions sur le pouvoir et la situation générale, restant concentrés sur la réforme agraire ; les liens avec la CNT étaient davantage des liens de sympathie que d'influence politique.
[16] Nous avons déjà parlé de Segui (1890-1923) précédemment. Il fut le leader incontestable de la CNT entre 1917 et 1923. Il était partisan de l'union avec l'UGT, ce qui l'entraînait non pas à la "modération" mais à une position syndicaliste à outrance. Il fut assassiné par les bandes du Syndicat Libre dont nous parlerons plus tard. Pestaña (1886-1937) a fini par scissionner de la CNT en 1932 pour fonder un "Parti syndicaliste" inspiré par le travaillisme britannique.
[17] Segui par exemple vota l'adhésion à la Troisième Internationale au fameux Congrès de la Comédie - du nom du théâtre où il eut lieu - en décembre 1919. Ce furent autant la déception progressive face à la dégénérescence de la Révolution en Russie - et de l'Internationale communiste - que la nécessité d'assumer jusqu'au bout le syndicalisme qui firent que cette tendance finit par rejeter totalement la Révolution russe, au nom de l'apolitisme.
[18] Juan Gomez Casas, op. cit.
[19] Cette résolution annonce clairement ce que sera la politique de la CNT à partir de 1930 : appui tacite au changement politique en faveur de la République espagnole, abstention sélective, appui au Front populaire en 1936, etc.
[20] Olaya, Histoire du mouvement ouvrier en Espagne, traduit par nos soins.
[21] La Conférence de Berlin en 1922 ressuscita l'AIT et prétendit donner une cohérence anarchiste au syndicalisme révolutionnaire. Nous aborderons cette question dans un prochain article.
[22] Représentant du KAPD au IIIe Congrès de l'IC, en 1921.
L'été 2007 a confirmé la plongée du capitalisme dans des catastrophes toujours plus fréquentes : le bourbier impérialiste illustré par les constants bains de sang de civils en Irak ; les dévastations causées parle changement climatique provoqué par la recherche effrénée du profit ; et un nouveau plongeon dans la crise économique qui promet un plus grand appauvrissement de la population mondiale. A l'inverse, la classe ouvrière, la seule force capable de sauver la société humaine, est de plus en plus mécontente du système capitaliste pourrissant. Mais c'est sur la crise économique que nous allons nous pencher ici, étant donné les événements dramatiques qui ont débuté dans l'immobilier aux États-unis et qui ont ébranlé la finance internationale et le système économique du monde entier.
La crise a été déclenchée par la chute des prix immobiliers en Amérique de pair avec un ralentissement de l'activité dans l'industrie du bâtiment et l'incapacité de très nombreux débiteurs, n'ayant pas les moyens de faire face à la hausse des taux d'intérêts, de rembourser les crédits, maintenant célèbres sous le nom de subprime ou emprunts à risques. De cet épicentre, les ondes de choc se sont répandues dans tout le système financier mondial. En août, des fonds d'investissement et des banques commerciales entières dont les avoirs comprenaient des milliards de dollars de ces prêts à risques, se sont effondrés ou ont dû être secourus. Ainsi deux hedge funds de la banque américaine Bear Sterns se sont effondrés, coûtant un milliard de dollars aux investisseurs. La banque allemande ADF a dû être sauvée in extremis et la banque française BNP Paribas a été brutalement secouée. Les actions des organismes de prêts immobiliers et d'autres banques ont sérieusement baissé, menant à une chute vertigineuse sur toutes les principales places boursières de la planète, anéantissant des milliards de dollars de "travail accumulé". Afin de juguler la perte de confiance et la réticence des banques à accorder des prêts, les banques centrales -la Réserve fédérale américaine (la FED) et la Banque européenne- sont intervenues pour mettre à disposition de nouveaux milliards pour des prêts moins chers. Cet argent n'était pas destiné, bien sûr, aux centaines de milliers de gens ayant perdu leur toit dans le fiasco des subprimes, ni aux dizaines de milliers d'ouvriers jetés au chômage par la crise du bâtiment, mais aux marchés du crédit eux-mêmes. Ainsi, les institutions financières qui ont dilapidé des quantités énormes de liquidités, ont été récompensées par de nouveaux apports pour continuer leurs paris. Mais cela n'a aucunement mis fin à la crise. En Grande Bretagne, cela allait se transformer en farce.
En septembre, la Banque d'Angleterre a critiqué les autres banques centrales pour avoir cautionné les investisseurs dangereux et imprudents qui avaient déclenché la crise et a recommandé une politique plus sévère qui punisse les mauvais acteurs et empêche la réapparition des mêmes problèmes de spéculation. Mais le lendemain même, le président de la Banque, Mervyn King, a pris un virage à 180°. La banque devait secourir le cinquième fournisseur de prêts immobiliers du Royaume-Uni, la Northern Rock. La "stratégie d'entreprise" de cette dernière était d'emprunter sur le marché du crédit puis de re-prêter l'argent aux gens qui achetaient des logements à un taux d'intérêt supérieur. Quand les marchés du crédit ont commencé à s'effondrer, la Northern Rock a fait de même.
Après que le secours à la banque fut annoncé, on a vu se former d'énormes queues devant les différentes agences : les épargnants venaient retirer leur argent -en 3 jours, 2 milliards de Livres sterling ont été retirés. C'était la première ruée de ce type sur une banque anglaise depuis 140 ans (1866). Pour prévenir le risque de contagion, le gouvernement a dû intervenir à nouveau et donner 100% de garantie aux clients de la Northern Rock et aux épargnants d'autres banques menacées[1]. Finalement, "la vieille dame de Threadneedle Street" -la Banque d'Angleterre- a été obligée, à l'instar de toutes les autres banques centrales qu'elle venait de critiquer, d'injecter d'énormes sommes d'argent dans le système bancaire décrépi. Résultat : la crédibilité de la direction même du centre financier de Londres -qui représente aujourd'hui un quart de l'économie britannique- était en ruines.
L'acte suivant du drame qui se poursuit à l'heure où nous écrivons, concerne l'effet de la crise financière sur l'économie en général. La première baisse depuis cinq ans des taux d'intérêt par la FED en vue de rendre le crédit plus disponible n'a pas, pour l'instant, été une réussite. Elle n'a pas mis fin à l'effondrement continu du marché immobilier aux États-Unis et n'écarte pas non plus la même perspective pour les 40 autres pays où s'est développée la même bulle spéculative. Elle n'a pas non plus empêché le développement des restrictions de crédit et leurs effets inévitables sur l'investissement et les dépenses des ménages dans leur ensemble. Au lieu de cela, elle a amené une chute rapide du dollar qui est à son plus bas niveau par rapport aux autres devises depuis que le président Nixon l'avait dévalué en 1971, et une montée record de l'Euro et des matières premières comme le pétrole et l'or.
Ce sont des signes annonciateurs à la fois d'une chute de la croissance de l'économie mondiale, voire d'une récession ouverte de celle-ci, et d'un développement de l'inflation pour la période à venir.
En un mot, la période de croissance économique des six dernières années, bâtie sur le crédit hypothécaire et à la consommation et sur la gigantesque dette extérieure et du budget des États-Unis, arrive à son terme.
Telles sont les données de la situation économique actuelle. La question est : est-ce que la récession qui se profile et que tout le monde pense probable, s'inscrit dans les hauts et bas inévitables d'une économie capitaliste fondamentalement saine, ou est-elle un signe d'un processus de désintégration, de panne interne du capitalisme lui-même qui sera ponctué par des convulsions de plus en plus violentes.
Pour répondre à cette question, il est d'abord nécessaire d'examiner l'idée selon laquelle le développement de la spéculation et la crise du crédit qui en découle seraient, d'une certaine façon, une aberration ou encore un écart par rapport au fonctionnement sain du système et pourraient donc être corrigés par le contrôle de l'État ou par une meilleure régulation. En d'autres termes, la crise actuelle est-elle due aux financiers qui prennent l'économie en otage ?
Le développement du système bancaire, de la Bourse et d'autres mécanismes de crédit fait partie intégrante du développement du capitalisme depuis le 18e siècle. Ils ont été nécessaires pour amasser et centraliser le capital financier et permettre les niveaux d'investissement requis pour une vaste expansion industrielle que même le capitaliste individuel le plus riche ne pouvait envisager. L'idée de l'entrepreneur industriel qui acquiert son capital en économisant et en risquant son argent propre est une pure fiction. La bourgeoisie doit avoir accès aux sommes de capital qui ont déjà été concentrées sur les marchés du crédit. Sur les places financières, ce ne sont pas leurs propres fortunes personnelles que les représentants de la classe bourgeoise mettent en jeu, mais la richesse sociale sous forme monétaire.
Le crédit, beaucoup de crédit, a donc joué un rôle important dans l'accélération énorme de la croissance des forces productives -par rapport aux époques précédentes- et dans la constitution du marché mondial.
D'un autre côté, étant donné les tendances inhérentes à la production capitaliste, le crédit a également constitué un puissant facteur accélérateur de la surproduction, de la surévaluation de la capacité du marché à absorber des produits et a donc catalysé les bulles spéculatives avec leurs conséquences sous forme de crise et de tarissement du crédit. En même temps qu'ils facilitaient ces catastrophes sociales, les Bourses et le système bancaire ont encouragé tous les vices tels que l'avidité et la duplicité, caractéristiques d'une classe exploiteuse qui vit du travail d'autrui ; des vices que nous voyons prospérer aujourd'hui sous la forme de délits d'initiés et de paiements fictifs, de "primes" scandaleuses équivalentes à des fortunes énormes ou de "parachutes dorés", de fraudes comptables ou de vols tout à fait ouverts, etc.
La spéculation, les prêts à risque, les escroqueries, les crashs boursiers qui en découlent et la disparition d'énormes quantités de plus-value sont donc une caractéristique intrinsèque de l'anarchie de la production capitaliste.
En dernière analyse, la spéculation est une conséquence, pas une cause des crises capitalistes. Et si aujourd'hui, il semble que l'activité spéculative de la finance domine l'ensemble de l'économie, c'est parce que depuis 40 ans, la surproduction capitaliste est entrée de façon croissante dans une crise continue, où les marchés mondiaux sont saturés de produits, l'investissement dans la production de moins en moins lucrative ; l'inévitable recours qui reste au capital financier est de parier dans ce qui est devenu une "économie de casino"[2].
Un capitalisme sans excès financiers n'est donc pas possible ;ceux-ci font intrinsèquement partie de la tendance du capitalisme à produire comme si le marché n'avait pas de limites, d'où l'incapacité même d'un Alan Greenspan, l'ancien président de la FED, de savoir si "le marché est surévalué".
Le récent effondrement du marché immobilier aux États-Unis et dans d'autres pays est une illustration du rapport véritable entre la surproduction et la pression du crédit
Les caractéristiques de la crise du marché immobilier rappellent les descriptions des crises capitalistes par Karl Marx dans Le Manifeste communiste : "Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, -l'épidémie de la surproduction... la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce."
Ainsi, ce n'est pas à cause d'une pénurie de logements qu'il y a des masses de sans abri ; paradoxalement, il y en a trop, une véritable surabondance de maisons vides. L'industrie de la construction a travaillé sans relâche ces cinq dernières années. Mais en même temps, le pouvoir d'achat des ouvriers américains a chuté car le capitalisme américain cherchait à augmenter ses profits. Un fossé s'est créé entre les nouveaux logements mis sur le marché et la capacité de paiement de ceux qui en avaient besoin. D'où les prêts à risque -les subprimes- pour séduire les nouveaux acheteurs qui n'en avaient pas les moyens. La quadrature du cercle. Finalement, le marché s'est effondré. Aujourd'hui, alors que des propriétaires de logements de plus en plus nombreux sont expulsés et leurs biens saisis à cause des taux d'intérêt écrasants de leurs emprunts, le marché immobilier sera encore plus saturé -aux États-Unis, on s'attend à ce que 3 millions de personnes perdent leur toit par incapacité à rembourser leurs emprunts subprime. On s'attend au même phénomène de misère dans d'autres pays où la bulle immobilière a éclaté ou est sur le point de le faire. Ainsi, le développement de l'activité dans le bâtiment et des prêts hypothécaires pendant la dernière décennie, loin de réduire le nombre de sans abri, a mis le logement décent hors de portée de la masse de la population ou les propriétaires de maison dans une situation précaire[3].
Évidemment, ce qui préoccupe les dirigeants du système capitaliste -ses managers de hedge funds, ses ministres des finances, ses banquiers des banques centrales, etc.- dans la crise actuelle, ce ne sont pas les tragédies humaines provoquées par la débâcle des subprimes, et les petites aspirations à une vie meilleure (sauf dans le cas où elles pourraient mener à mettre en question l'insanité de ce mode de production), mais l'impossibilité des consommateurs à payer les prix qui flambent des maisons et les taux d'intérêts usuraires sur les prêts.
Le fiasco des subprimes illustre donc la crise du capitalisme, sa tendance chronique, dans sa course au profit, à la surproduction par rapport à la demande solvable, son incapacité, malgré des ressources matérielles,technologiques et humaines phénoménales à sa disposition, à satisfaire les besoins humains les plus élémentaires[4].
Cependant, aussi absurdement gaspilleur et anachronique que le système capitaliste apparaisse à la lumière de la récente crise, la bourgeoisie essaie toujours de se rassurer elle-même ainsi que l'ensemble de la population : au moins, cela n'ira pas aussi mal qu'en 1929.
Le crash de Wall Street en 1929 et la Grande Dépression continuent à hanter la bourgeoisie comme en témoigne la couverture par les médias des récents événements. Des éditoriaux, des articles de fond, des analogies historiques tentent de nous convaincre que la crise financière actuelle ne mènera pas à la même catastrophe, que 1929 était un événement unique qui s'est transformé en désastre à cause de mauvaises décisions.
Les "experts" de la bourgeoisie encouragent plutôt l'illusion selon laquelle la crise financière actuelle serait une sorte de répétition des crashs financiers du 19e siècle qui étaient relativement limités dans le temps et l'espace. En réalité, la situation actuelle a plus en commun avec 1929 qu'avec cette période antérieure de l'ascendance du capitalisme ; elle partage beaucoup des caractéristiques communes aux crises économiques et financières catastrophiques de sa décadence, période qui s'est ouverte avec la Première Guerre mondiale, de désintégration du mode de production capitaliste, une période de guerres et de révolutions.
Les crises économiques de l'ascendance capitaliste et l'activité spéculative qui les ont souvent accompagnées et précédées, constituaient les battements du cœur d'un système sain et ouvraient la voie à une nouvelle expansion capitaliste à travers des continents entiers, à des avancées technologiques majeures, à la conquête de marchés coloniaux, à la transformation des artisans et des paysans en des armées de travailleurs salariés, etc.
Le crash de la Bourse à New York en 1929 qui a annoncé la première crise majeure du capitalisme en déclin a rejeté dans l'ombre toutes les crises spéculatives du 19e siècle. Durant "les années folles" de 1920, la valeur des actions de la Bourse de New York, la plus importante du monde, avaient été multipliée par cinq. Le capitalisme mondial n'avait pas surmonté la catastrophe de la Première Guerre mondiale et, dans le pays devenu le plus riche du monde, la bourgeoisie cherchait des débouchés dans la spéculation boursière.
Mais le "jeudi noir" du 24 octobre 1929, ce fut le déclin brutal. Les ventes en catastrophe se poursuivaient le "mardi noir" de la semaine suivante. Et la Bourse continua à s'effondrer jusqu'en 1932 ; entre temps, les titres avaient perdu 89% de leur valeur maximum de 1929. Ils étaient revenus à des niveaux jamais vus depuis le 19e siècle. Le niveau maximum de la valeur des actions de 1929 ne fut retrouvé qu'en 1954 !
Pendant ce temps, le système bancaire américain qui avait prêté de l'argent pour acheter les titres, s'est lui-même effondré. Cette catastrophe annonça la Grande Dépression des années 1930, la crise la plus profonde jamais connue par le capitalisme. Le PIB américain fut divisé par deux. 13 millions d'ouvriers furent jetés au chômage avec quasiment aucun secours. Un tiers de la population sombra dans la pauvreté la plus abjecte. Les effets résonnèrent sur toute la planète.
Mais il n'y eut pas de rebond économique comme après les crises du 19e siècle. La production ne reprit qu'après avoir été orientée vers la production d'armements en préparation d'une nouvelle re-division du marché mondial dans le bain de sang impérialiste de la Deuxième Guerre mondiale ; en d'autres termes, quand les chômeurs eurent été transformés en chair à canon.
La dépression des années 1930 semble être le résultat de 1929 mais, en réalité, le crash de Wall Street ne fit que précipiter la crise, crise de la surproduction chronique du capitalisme dans sa phase de décadence et qui est l'essence de l'identité entre la crise des années1930 et celle d'aujourd'hui qui a commencé en 1968.
La bourgeoisie des années 1950 et 1960 a proclamé avec suffisance qu'elle avait résolu le problème des crises et les avait réduites à l'état de curiosité historique grâce aux palliatifs tels que l'intervention de l'État dans l'économie sur le plan national et international, par le financement des déficits et la taxation progressive. A sa consternation, la crise mondiale de surproduction est réapparue en 1968.
Depuis 40 ans, cette crise a titubé d'une dépression à une autre, d'une récession ouverte à une autre plus grave, d'un faux eldorado à un autre. La crise depuis 1968 n'a pas pris la forme abrupte du crash de 1929.
En 1929, les experts financiers de la bourgeoisie prirent des mesures qui n'ont pas endigué la crise financière. Ces mesures n'étaient pas des erreurs mais des méthodes qui avaient fonctionné lors des précédents crashs du système, comme celui de 1907 et de la panique qu'il avait engendré ; mais elles n'étaient plus suffisantes dans la nouvelle période. L'État refusa d'intervenir. Les taux d'intérêt augmentèrent, on laissa les réserves monétaires diminuer, les restrictions de crédit se renforcer et la confiance dans le système bancaire et de crédit voler en éclat. Les lois tarifaires Smoot-Hawley imposèrent des barrières aux importations, ce qui accéléra le ralentissement du commerce mondial et, par conséquent, empira la dépression.
Dans les 40 dernières années, la bourgeoisie a compris comment utiliser les mécanismes étatiques pour réduire les taux d'intérêt et injecter des liquidités dans le système bancaire afin de faire face aux crises financières. Elle a été capable d'accompagner la crise, mais au prix d'une surcharge du système capitaliste par des montagnes de dettes. Le déclin a été plus graduel que dans les années 1930 ; néanmoins, les palliatifs s'usent et le système financier est de plus en plus fragile.
L'augmentation phénoménale de la dette dans l'économie mondiale pendant la dernière décennie est illustrée parla croissance extraordinaire, sur le marché du crédit, des hedge funds aujourd'hui célèbres. Le capital estimé de ces fonds a augmenté de 491 milliards de dollars en 2000 à 1745 milliards en 2007[5]. Leurs transactions financières compliquées, pour la plupart secrètes et non régulées, utilisent la dette comme une sécurité négociable dans la recherche de gains à court terme. Les hedge funds sont considérés comme ayant répandu de mauvaises dettes à travers le système financier, accélérant et étendant rapidement la crise financière actuelle.
Le Keynésianisme, système de financement du déficit par l'Etat afin de maintenir le plein emploi, s'est évaporé avec l'inflation galopante des années 1970 et les récessions de 1975 et 1981. Les Reaganomics et le Thatcherisme, moyen de restaurer les profits par la réduction du salaire social, la diminution des impôts, et en laissant les entreprises non rentables faire faillite et provoquer un chômage de masse, ont expiré avec le crash boursier de 1987, le scandale de la Savings and Loans (Société de crédit pour le logement social) et la récession de 1991. Les Dragons asiatiques se sont essoufflés en 1997, avec d'énormes dettes. La révolution Internet, la "nouvelle économie", s'est avérée n'avoir "aucun revenu apparent"et le boom de ses actions a fait faillite en 1999. Le boom de l'immobilier et l'explosion du crédit à la consommation des cinq dernières années, et l'utilisation de la gigantesque dette extérieure des Etats-Unis pour fournir une demande pour l'économie mondiale et l'expansion "miracle" de l'économie chinoise -cela aussi est mis en question.
On ne peut prédire exactement comment l'économie mondiale va poursuivre son déclin mais, ce qui est inévitable, ce sont des convulsions croissantes et une austérité toujours plus grande.
Dans le Volume III du Capital, Karl Marx argumente que le système de crédit développé par le capitalisme a révélé de façon embryonnaire un nouveau mode de production au sein de l'ancien. En élargissant et en socialisant la richesse, en l'ôtant des mains des membres individuels de la bourgeoisie, le capitalisme a pavé le chemin pour une société où la production pourrait être centralisée et contrôlée par les producteurs eux-mêmes et où la propriété bourgeoise pourrait être abolie comme un anachronisme historique : le système du crédit "accélère par conséquent, le développement matériel des forces productives et la création du marché mondial. Le système capitaliste a pour tâche historique de porter à un certain niveau ces bases matérielles du nouveau type de production. En même temps, le crédit accélère les manifestations violentes de cet antagonisme, c'est-à-dire les crises, et, par conséquent, les éléments de dissolution de l'ancien mode de production. [6]"
Cela fait maintenant plus d'un siècle que les conditions sont mûres pour que soient abolis le règne de la bourgeoisie et l'exploitation capitaliste. En l'absence d'une réponse radicale du prolétariat l'amenant à renverser le capitalisme à l'échelle mondiale, les contradictions de ce système moribond, la crise économique en particulier, ne font que s'aggraver. Si aujourd'hui, le crédit continue de jouer un rôle dans l'évolution de ces contradictions, ce n'est plus vis-à-vis de la conquête du marché mondial alors que le capitalisme a établi depuis longtemps la domination de ses rapports de production sur l'ensemble de la planète. En revanche, ce que l'endettement massif de tous les Etats a effectivement permis au capitalisme, c'est d'éviter des plongeons brutaux de l'activité économique, mais pas à n'importe quel prix. Ainsi, après avoir pendant des décennies constitué un facteur d'aplanissement de l'antagonisme entre le développement des forces productives et les rapports de production capitalistes devenus caduques, la folle fuite en avant dans l'utilisation massive et généralisée du crédit, "les manifestations violentes de cet antagonisme", va être appelée à connaître des accélérations brutales qui ébranleront comme jamais l'édifice social. Cependant, prises en elles-mêmes, de telles secousses ne constituent pas une menace pour la division de la société en classes. Elles le deviennent par contre dès lors qu'elles participent à mettre le prolétariat en mouvement.
Or, comme les révolutionnaires l'ont toujours mis en évidence, c'est la crise qui va accélérer le processus déjà en cours de prise de conscience de l'impasse du monde actuel. C'est elle qui, à terme, va précipiter dans la lutte, de plus en plus massivement, de nombreux secteurs de la classe ouvrière permettant à celle-ci de multiplier les expériences. L'enjeu de ces expériences futures est la capacité, parla classe ouvrière, de se défendre et de s'affirmer face à toutes les forces de la bourgeoisie, de prendre confiance en ses propres forces et d'acquérir progressivement la conscience qu'elle seule constitue cette force de la société capable de renverser le capitalisme.
Como, 29/10/2007[1] Selon la revue d'affaires britannique The Economist, cette garantie était en réalité un bluff.
[2] "Et ce ne sont pas les péroraisons des "altermondialistes" et autres pourfendeurs de la "financiarisation"de l'économie qui y changeront quoi que ce soit. Ces courants politiques voudraient un capitalisme "propre", "équitable", tournant notamment le dos à la spéculation. En réalité, celle-ci n'est nullement le fait d'un "mauvais" capitalisme qui "oublie" sa responsabilité d'investir dans des secteurs réellement productifs. Comme Marx l'a établi depuis le 19e siècle, la spéculation résulte du fait que, dans la perspective d'un manque de débouchés suffisants pour les investissements productifs, les détenteurs de capitaux préfèrent les faire fructifier à court terme dans une immense loterie, une loterie qui transforme aujourd'hui le capitalisme en un casino planétaire. Vouloir que le capitalisme renonce à la spéculation dans la période actuelle est aussi réaliste que de vouloir que les tigres deviennent végétariens (ou que les dragons cessent de cracher du feu)." (Résolution sur la situation internationale [1503] adoptée par le17e congrès du CCI - Voir la Revue internationale n° 130)
[3] Benjamin Bernanke, président de la FED, parle des arriérés de loyer comme étant des actes de "délinquance" : en d'autres termes, des infractions contre Mammon. En conséquence, les "criminels" ont été punis... par des taux d'intérêt encore plus élevés !
[4] Nous ne pouvons entrer ici dans la question de l'état des sans abri dans l'ensemble du monde. Selon la Commission des Nations Unies sur les Droits de l'Homme, un milliard de personnes sur la planète n'ont pas de logement adéquat et 100 millions pas de logement du tout.
[5] www.mcclatchydc.com [1518]
[6] Section 5, chapitre "Le rôle du crédit dans la production capitaliste".
Il y a 90 ans avait lieu un des événements les plus importants de toute l'histoire de l'humanité.
Alors que la Première Guerre mondiale était en train de ravager la plupart des pays avancés, qu'elle fauchait des générations entières en même temps qu'elle engloutissait des siècles de progrès de la civilisation, le prolétariat de Russie ranimait avec éclat l'espoir de dizaines de millions d'êtres humains écrasés par l'exploitation et la barbarie guerrière.
La boucherie impérialiste signait le fait que le système capitaliste avait fait son temps, qu'il avait cessé de représenter la condition du développement de la civilisation comme cela avait été le cas par le passé contre le système féodal, qu'il était au contraire devenu la principale entrave à tout développement ultérieur de la civilisation et une menace pour celle-ci. La révolution d'Octobre 1917 faisait la preuve que le prolétariat était bien la classe capable de renverser la domination capitaliste et de prendre en main la direction de la planète afin de l'acheminer vers une société débarrassée l'exploitation et des guerres.
Suivant la nuance à laquelle il appartient, chacun des secteurs de la classe dominante et de son appareil politique va célébrer à sa façon cet anniversaire.
Certains feront en sorte qu'on en parle le moins possible à grand renfort de "scoops" sur toutes sortes de sujets"spectaculaires" comme le drame de la disparition de la petite Maddie Mc Cann, la coupe du monde de rugby ou l'avenir de la monarchie en Espagne.
D'autres l'évoqueront mais uniquement pour répéter une nouvelle fois ce qu'on a entendu jusqu'à la nausée au lendemain de l'effondrement de l'URSS et de son bloc : le stalinisme est le fils légitime de la révolution, toute tentative des exploités de se libérer de leurs chaînes ne peut conduire qu'à la terreur et à l'assassinat de masse.
Certains,enfin, feront l'éloge de l'insurrection ouvrière de1917, de Lénine et des bolcheviks qui étaient à sa tête, mais ils finiront par tomber d'accord sur le fait qu'aujourd'hui la révolution n'est pas nécessaire ou qu'elle n'est pas possible.
Il appartient aux révolutionnaires de mener le combat contre les divers mensonges que les défenseurs de l'ordre capitaliste déversent inlassablement pour détourner la classe ouvrière de sa perspective révolutionnaire. C'est ce que nous faisons dans les deux articles que nous publions ci-dessous.
Le premier a pour but essentiel de montrer que la révolution n'est pas un simple vœu pieux, qu'elle est, non seulement nécessaire mais aussi possible et réalisable.
Le second revient sur un des plus grands mensonges de l'histoire :l'idée suivant laquelle la société qui existait en URSS était une société "socialiste"puisqu'elle avait aboli la propriété individuelle des moyens de production, un mensonge que se sont partagé, de façon intéressée, aussi bien les secteurs classiques de la bourgeoisie "démocratique" que le stalinisme, un mensonge qui a été cautionné également par le trotskisme, un courant politique qui représente pourtant comme "révolutionnaire","communiste" et "anti-stalinien".
Cet article a paru pour la première fois en 1946 dans la revue Internationalisme que publiait le groupe de la Gauche communiste de France, ancêtre du CCI et notre Revue Internationale l'a repris dans son numéro 61, au printemps1990. Sa lecture n'est pas très facile, et c'est pour cela que nous l'avions fait précéder d'une présentation que nous reproduisons ici[1].Nous avons ajouté quelques notes à l'article de 1946dans la mesure où il fait référence à des faits ou des organisations dont la mémoire n'est pas très présente parmi les nouvelles générations qui aujourd'hui, 60 années après, s'ouvrent à la réflexion communiste.
Évidemment, le CCI a consacré de nombreux autres textes à un événement aussi important que la révolution de1917 et nous souhaitons que les deux articles que nous publions ici soient une incitation pour nos lecteurs à lire ces textes[2].
[1] 1Cette présentation est signée MC, c'est-à-dire notre camarade décédé à la fin de cette même année. C'est le dernier article qu'il a écrit pour notre Revue mais il exprime la vigueur de sa pensée qu'il a conservée jusqu'à sa mort. Le fait que ce camarade, qui avait été le principal animateur de la GCF, ait lui-même vécu la révolution de 1917 surplace, dans sa ville de Kichinev, donne à ce document une valeur toute particulière au moment où l'on commémore les 90 ans de cette révolution. (A propos de MC, voir notre article "Marc" dans les numéros 65 [1519] et 66 [1520] de la Revue Internationale)
[2] Il s'agit notamment de nos brochures Octobre 1917 début de la révolution mondiale [1521] et Russie 1917 : La plus grande expérience révolutionnaire de la classe ouvrière [1522] ainsi que des articles publiés dans la Revue Internationale (numéros 51 [1523], 89 [1524], 90 [1525] et 91 [1526])
Dansnos discussions, surtout avec de jeunes éléments, nousentendons fréquemment "C’est vrai que ça vatrès mal, qu’il y a de plus en plus de misère et deguerre, que nos conditions de vie se dégradent, que l’avenirde la planète est menacée. Il faut faire quelque chose,mais quoi ? Une révolution ? Alors ça, c’estde l’utopie, c’est impossible !" C’est la grandedifférence entre mai 1968 et aujourd’hui. En 1968, l’idéede révolution était partout présente alors quela crise commençait juste à frapper à nouveau.Aujourd’hui, le constat de la faillite du capitalisme est devenugénéral mais il existe par contre un grand scepticismequant à la possibilité de changer le monde. Les termesde communisme, de lutte de classe, résonnent comme un rêved’un autre temps. Parler de classe ouvrière et debourgeoisie serait même dépassé.
Or,il existe dans les faits, dans l’histoire, une réponse àces doutes. Il y a 90 ans, le prolétariat a apportéla preuve, par ses actes, qu’on pouvait changer le monde. Larévolution d’Octobre 1917 en Russie, la plus grandioseaction des masses exploitées à ce jour, a en effetmontré que la révolution n’est pas seulementnécessaire mais qu’elle est aussi possible !
La classedominante déverse un flot continuel de mensonges sur cetépisode. Les ouvrages comme La Fin d’une illusion ouLe Livre noir du communisme ne font que reprendre àleur compte une propagande circulant déjà àl’époque : la révolution n’aurait étéqu’un "putsch" des bolcheviks, Lénine aurait étéun agent de l’impérialisme allemand, etc. Les bourgeoisconçoivent les révolutions ouvrières comme unacte de démence collective, un chaos effrayant qui finitépouvantablement1.L’idéologie bourgeoise ne peut pas admettre que lesexploités puissent agir pour leur propre compte. L’actioncollective, solidaire et consciente de la majoritétravailleuse est une notion que la pensée bourgeoise considèrecomme une utopie anti-naturelle.
Pourtant,n'en déplaise à nos exploiteurs, la réalitéc'est bien qu'en 1917, la classe ouvrière a su se dressercollectivement et consciemment contre ce système inhumain.Elle a démontré que les ouvriers n'étaient pasdes bêtes de somme, juste bons à obéir et àtravailler. Au contraire, ces événementsrévolutionnaires ont révélé les capacitésgrandioses et souvent même insoupçonnées duprolétariat en libérant un torrent d'énergiecréatrice et une prodigieuse dynamique de bouleversementcollectif des consciences. John Reed résume ainsi cette viebouillonnante et intense des prolétaires au cours de l'année1917 :
"LaRussie tout entière apprenait à lire ; elle lisaitde la politique, de l'économie, de l'histoire, car le peupleavait besoin de savoir. (...) La soif d'instruction si longtempsrefrénée devint avec la révolution un véritabledélire. Du seul Institut Smolny sortirent chaque jour, pendantles six premiers mois, des tonnes de littérature, qui partombereaux et par wagons allaient saturer le pays. (...) Et quel rôlejouait la parole ! On tenait des meetings dans les tranchées,sur les places des villages, dans les fabriques. Quel admirablespectacle que les 40 000 ouvriers de Poutilov allant écouterdes orateurs social-démocrates, socialistes-révolutionnaires,anarchistes et autres, également attentifs à tous etindifférents à la longueur des discours ; pendantdes mois, à Petrograd et dans toute la Russie, chaque coin derue fut une tribune publique. Dans les trains, dans les tramways,partout jaillissait à l'improviste la discussion. (...) Danstous les meetings, la proposition de limiter le temps de parole étaitrégulièrement repoussée ; chacun pouvaitlibrement exprimer la pensée qui était en lui."2.
La"démocratie"bourgeoise parle beaucoup de "libertéd'expression" quand l’expérience nousdit que tout en elle est manipulation, théâtre et lavagede cerveau. L’authentique liberté d’expression est celleque conquièrent les masses ouvrières dans leur actionrévolutionnaire :
"Danschaque usine, dans chaque atelier, dans chaque compagnie, dans chaquecafé, dans chaque canton, même dans les bourgadesdésertes, la pensée révolutionnaire réalisaitun travail silencieux et moléculaire.Partout surgissaient des interprètesdes événements, des ouvriers à qui on pouvaitdemander la vérité sur ce qui s'était passéet de qui on pouvait attendre les mots d'ordre nécessaires.(...) Ces éléments d'expérience, de critiqued'initiative, d'abnégation, se développaient dans lesmasses et constituaient la mécanique interne inaccessible auregard superficiel, cependant décisive, du mouvementrévolutionnaire comme processus conscient."3.
Cettecapacité de la classe ouvrière à entrer en luttecollectivement et consciemment n’est pas un miracle soudain ;elle est le fruit de nombreuses luttes et d’une longue réflexionsouterraine. Marx comparait souvent la classe ouvrière àune vielle taupe creusant lentement son chemin pour surgir plus loinà l’air libre de façon soudaine et impromptue. Atravers l’insurrection d’Octobre 1917 apparaît la marquedes expériences de la Commune de Paris de 1871 et de larévolution de 1905, des batailles politiques de la Ligue descommunistes, des Ie et IIe Internationales, dela gauche de Zimmerwald, des Spartakistes en Allemagne et du Partibolchevique en Russie. La Révolution russe est certes uneréponse à la guerre, à la faim et à labarbarie du tsarisme moribond, mais c’est aussi et surtout uneréponse consciente, guidée par la continuitéhistorique et mondiale du mouvement prolétarien. Concrètement,les ouvriers russes ont vécu avant l’insurrectionvictorieuse les grandes luttes de 1898, 1902, la Révolution de1905 et les batailles de 1912-14.
"Ilétait nécessaire de compter nonavec une quelconque masse, mais avec la masse des ouvriers dePetrograd et des ouvriers russes en général, quiavaient vécu l'expérience de la Révolution de1905, l'insurrection de Moscou du mois de décembre dela même année, et il étaitnécessaire qu'au sein de cette masse, il y eut des ouvriersqui avaient réfléchi sur l'expérience de 1905,qui avaient assimilé la perspective de la révolution,qui s'étaient penchés une douzaine de fois sur laquestion de l'armée."4
C’estainsi qu’Octobre 1917 fut le point culminant d’un long processusde prise de conscience des masses ouvrières aboutissant, àla veille de l’insurrection, à une atmosphèreprofondément fraternelle dans les rangs ouvriers. Cetteambiance est perceptible, presque palpable dans ces quelques lignesde Trotski : "Les massesressentaient le besoin de se tenir serrées, chacun voulait secontrôler lui-même à travers les autres, et tous,d'un esprit attentif et tendu, cherchaient à voir comment uneseule et même pensée se développait dans leurconscience avec ses diverses nuances et caractéristiques.(...) Des mois de vie politique fébrile (...) avaient éduquédes centaines et des milliers d'autodidactes. (...) La masse netolérait déjà plus dans son milieu leshésitants, ceux qui doutent, les neutres. Elle s'efforçaitde s'emparer de tous, de les attirer, de les convaincre, de lesconquérir. Les usines conjointement avec les régimentsenvoyaient des délégués au front. Les tranchéesse liaient avec les ouvriers et les paysans du plus prochearrière-front. Dans les villes de cette zone avaient lieud'innombrables meetings, conciliabules, conférences, danslesquels les soldats et les matelots combinaient leur action aveccelle des ouvriers et des paysans."5.
Grâceà cette effervescence de débats, les ouvriers purentainsi, effectivement, gagner à leur cause les soldats et lespaysans. La révolution de 1917 correspond à l’êtremême du prolétariat, classe exploitée etrévolutionnaire à la fois qui ne peut se libérerque si elle est capable d’agir de manière collective etconsciente. La lutte révolutionnaire du prolétariatconstitue l’unique espoir de libération pour toutes lesmasses exploitées. La politique bourgeoise est toujours auprofit d’une minorité de la société. Al’inverse, la politique du prolétariat ne poursuit pas unbénéfice particulier mais celui de toute l’humanité."La classe exploitée et opprimée(le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classequi l'exploite et l'opprime (la bourgeoisie), sans libérer enmême temps et à tout jamais, la sociétéentière de l'exploitation, de l'oppression et des luttes declasses."6
Cetteeffervescence de discussion, cette soif d’action et de réflexioncollective se sont matérialisées trèsconcrètement à travers les soviets (ou conseilsouvriers), permettant aux ouvriers de s’organiser et de luttercomme une classe unie et solidaire.
La journéede mobilisation du 22 octobre, appelée par le Soviet dePetrograd, scella définitivement l’insurrection : desmeetings et des assemblées se tinrent dans tous les quartiers,dans toutes les usines, et ils furent massivement d’accord :"A bas Kerenski !"7,"Tout le pouvoir aux Soviets !". Ce ne furentpas seulement les bolcheviks, mais tout le prolétariat dePetrograd qui décida l’insurrection. Ce fut un actegigantesque dans lequel les ouvriers, les employés, lessoldats, de nombreux cosaques, des femmes, des enfants, marquèrentouvertement leur engagement.
"L'insurrectionfut décidée, pour ainsi dire, pour une date fixée :le 25 octobre. Elle ne fut pas fixée par une réunionsecrète, mais ouvertement et publiquement, et la révolutiontriomphante eut lieu précisément le 25 octobre (6novembre dans le calendrier russe) comme il était prévud'avance. L'histoire universelle a connu un grand nombre de révolteset de révolutions : mais nous y chercherions en vain uneautre insurrection d'une classe opprimée qui ait étéfixée à l'avance et publiquement, pour une dateannoncée, et qui ait été accomplievictorieusement, le jour annoncé. En ce sens et en de nombreuxautres, la révolution de novembre est unique etincomparable."8.
Leprolétariat se donna les moyens d'avoir la force nécessaire- armement général des ouvriers, formation du ComitéMilitaire Révolutionnaire, insurrection - pour que le Congrèsdes soviets puisse prendre effectivement le pouvoir.
Dans toutela Russie, bien au delà de Petrograd, une infinité desoviets locaux appelaient à la prise du pouvoir ou leprenaient effectivement, faisant triompher partout l’insurrection.Le parti bolchevique savait parfaitement que la révolutionn’était l’affaire ni du seul parti ni des seuls ouvriersde Petrograd mais du prolétariat tout entier. Les événementsont prouvé que Lénine et Trotsky avaient raison demettre en avant que les soviets, dès leur surgissementspontané dans les grèves de masse de 1905,représentaient la "forme enfin trouvée de ladictature du prolétariat". En 1917, cetteorganisation unitaire de l’ensemble de la classe en lutte joua, àtravers la généralisation d’assembléessouveraines et leur centralisation par déléguéséligibles et révocables à tout moment, un rôlepolitique essentiel et déterminant dans la prise de pouvoir,alors que les syndicats n’y jouèrent aucun rôle.
Aux côtésdes soviets, une autre forme d’organisation de la classe ouvrièrejoua un rôle fondamental et même vital pour la victoirede l’insurrection : le parti bolchevique. Si les sovietspermirent à toute la classe ouvrière de luttercollectivement, le parti (représentant quant à lui lafraction la plus consciente et déterminée) eut pourrôle de participer activement au combat, de favoriser ledéveloppement le plus large et profond de la conscience etd’orienter de façon décisive (par des mots d’ordre)l’activité de la classe. Ce sont les masses qui prennent lepouvoir, ce sont les soviets qui assurent l’organisation mais leparti de classe est une arme indispensable à la lutte. Enjuillet 1917, c’est le parti qui épargnait à laclasse une défaite décisive9.En octobre 1917, c’est encore lui qui mit la classe sur le chemindu pouvoir. Par contre, la révolution d’Octobre a montréde façon vivante que le parti ne peut et ne doit pas remplacerles soviets : s’il est indispensable que le parti assume ladirection politique autant dans la lutte pour le pouvoir que dans ladictature du prolétariat, ce n’est pas sa tâche deprendre le pouvoir. Celui-ci doit rester dans les mains non d’uneminorité (aussi consciente et dévouée soit-elle)mais de toute la classe ouvrière à travers le seulorganisme qui la représente comme un tout : les soviets.Sur ce point, la révolution russe fut une douloureuseexpérience puisque le parti étouffa peu à peu lavie et l’effervescence des conseils ouvriers. Mais sur cettequestion, ni Lénine et les autres bolcheviks, ni lesSpartakistes en Allemagne n’étaient complètementclairs en 1917 et ils ne pouvaient pas l’être. Il ne faut pasoublier qu’Octobre 1917 est la première expériencepour la classe ouvrière d’une insurrection victorieuse àl’échelle de tout un pays !
"LaRévolution russe n’est qu’un détachement de l’arméesocialiste mondiale, et le succès et le triomphe de larévolution que nous avons accomplie dépendent del’action de cette armée. C’est un fait que personne parminous n’oublie (...). Le prolétariat russe aconscience de son isolement révolutionnaire, et il voitclairement que sa victoire a pour condition indispensable et prémissefondamentale, l’intervention unie des ouvriers du mondeentier." (Lénine, 23 juillet 1918).
Pour lesbolcheviks, il était clair que la révolution russen’était que le premier acte de la révolutioninternationale. L’insurrection d’octobre 1917 constituait de faitle poste le plus avancé d’une vague révolutionnairemondiale, le prolétariat livrant des combats titanesques quiont failli venir réellement à bout du capitalisme. En1917, il renverse le pouvoir bourgeois en Russie. Entre 1918 et 1923,il mène de multiples assauts dans le principal pays européen,l’Allemagne. Rapidement, cette vague révolutionnaire serépercute dans toutes les parties du monde. Partout oùil existe une classe ouvrière développée, lesprolétaires se dressent et se battent contre leursexploiteurs : de l’Italie au Canada, de la Hongrie à laChine.
Cetteunité et cet élan de la classe ouvrière àl’échelle internationale ne sont pas apparus par hasard. Cesentiment commun d’appartenir partout à la même classeet au même combat correspond à l’être mêmedu prolétariat. Quel que soit le pays, la classe ouvrièreest sous le même joug de l’exploitation, a en face d’ellela même classe dominante et le même systèmed’exploitation. Cette classe exploitée forme une chaînetraversant les continents, chaque victoire ou défaite de l’unede ses parties touche inexorablement l’ensemble. C’est pourquoila théorie communiste a placé depuis ses originesl’internationalisme prolétarien, la solidarité detous les ouvriers du monde, à la tête de ses principes."Prolétaires de tous les pays, unissez-vous",tel était le mot d’ordre du Manifeste communisterédigé par Marx et Engels. Ce même manifesteaffirmait clairement que "les prolétaires n’ont pasde patrie". La révolution du prolétariat,qui seule peut mettre fin à l’exploitation capitaliste et àtoute forme d’exploitation de l’homme par l’homme, ne peutavoir lieu qu’à l’échelle internationale. C’estbien cette réalité qui était expriméeavec force dès 1847 : "La révolutioncommuniste (...) ne sera pas une révolution purementnationale ; elle se produira en même temps dans tous lespays civilisés (...). Elle exercera égalementsur tous les autres pays du globe une répercussionconsidérable et elle transformera complètement etaccélérera le cours de leur développement. Elleest une révolution universelle ; elle aura, parconséquent, un terrain universel."10.La dimension internationale de la vague révolutionnaire desannées 1917-1923 prouve que l’internationalisme prolétarienn’est pas un beau et grand principe abstrait mais qu’il est aucontraire une réalité réelle et tangible. Faceau nationalisme sanguinaire et viscéral des bourgeoisies sevautrant dans la barbarie de la Première Guerre mondiale, laclasse ouvrière a opposé sa lutte et sa solidaritéinternationale. "Il n’y a pas de socialisme en dehors de lasolidarité internationale du prolétariat", telétait le message fort et clair des tracts circulant dans lesusines en Allemagne11.La victoire de l’insurrection d’octobre 1917 puis la menace del’extension de la révolution en Allemagne ont contraint lesbourgeoisies à mettre un terme à la premièreboucherie mondiale, à cet ignoble bain de sang. En effet, laclasse dominante a dû faire taire ses antagonismesimpérialistes qui la déchiraient depuis quatre annéesafin d’opposer un front uni et endiguer la vague révolutionnaire.
La vaguerévolutionnaire du siècle dernier a étéle point culminant atteint par l’humanité jusqu’àce jour. Au nationalisme et à la guerre, àl’exploitation et à la misère du monde capitaliste,le prolétariat a su ouvrir une autre perspective, saperspective : l’internationalisme et la solidarité detoutes les masses opprimées. La révolution d’Octobre17 a ainsi prouvé la force de la classe ouvrière. Laclasse exploitée a eu le courage et la capacité desaisir le pouvoir des mains des exploiteurs et d’inaugurer larévolution prolétarienne mondiale ! Même sila révolution devait être bientôt défaite,à Berlin, à Budapest et à Turin et bien que leprolétariat russe et mondial ait dû payer cette défaited’un prix terrible (les horreurs de la contre-révolutionstalinienne, une Deuxième Guerre mondiale et toute la barbariequi n’a cessé depuis), la bourgeoisie n’a toujours pas étécapable d’effacer complètement de la mémoire ouvrièrecet événement exaltant et ses leçons. L’ampleurdes falsifications de la bourgeoisie sur Octobre 17 est à lamesure des frayeurs qu’elle a éprouvées. La mémoired’Octobre est là pour rappeler au prolétariat que ledestin de l’humanité repose entre ses mains et qu’il estcapable d’accomplir cette tâche grandiose. La révolutioninternationale représente plus que jamais l’avenir !
Pascale
1)Le dessin animé de Don Bluth et Gary Goldman nommé"Anastasia" qui présente la Révolution russecomme un coup de Raspoutine ayant jeté un sort maléfiqueet démoniaque au peuple russe en est une caricature trèsgrossière mais aussi très révélatrice !
2)John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde.
3)Trotsky, Histoire de la Révolution russe, chap."Regroupement dans les masses".
4)Trotsky, Histoire de la Révolution russe, chap. "Leparadoxe de la révolution de février".
5)Trotsky, Ibid., chap. "La sortie dupré-parlement".
6)Engels, Préface de 1883 au Manifeste communiste.
7)Chef du Gouvernement provisoire bourgeois formé depuisFévrier.
8)Trotsky, la Révolution de novembre, 1919.
9)Lire notre article “Les journées de Juillet, le parti déjoue une provocation de la bourgeoisie [1525]” .
10)F. Engels, Principes du communisme.
11)Formule de Rosa Luxemburg dans la Crise de la social-démocratie,reprise par de très nombreux tracts spartakistes.
La "culture du débat" n'est pas une question nouvelle, ni pour le mouvement ouvrier, ni pour le CCI. Néanmoins, l'évolution historique oblige notre organisation -depuis le tournant du siècle- à revenir sur cette question et à l'examiner de plus près. Deux évolutions principales nous ont contraints à le faire, la première étant l'apparition d'une nouvelle génération de révolutionnaires et, la seconde, la crise interne que nous avons traversée au début de ce siècle.
C'est avant tout le contact avec une nouvelle génération de révolutionnaires qui a obligé le CCI développer et cultiver de manière plus consciente son ouverture vers l'extérieur et sa capacité de dialogue politique.
Chaque génération constitue un maillon dans la chaîne de l'histoire de l'humanité. Chacune d'elle fait face trois tâches fondamentales : recueillir l'héritage collectif de la génération précédente, enrichir cet héritage sur la base de son expérience propre, le transmettre à la génération suivante sorte que cette dernière aille plus loin que la précédente.
Loin d'être faciles à mettre en œuvre, ces tâches représentent un défi particulièrement difficile relever. Ceci est également valable pour le mouvement ouvrier. La vieille génération doit offrir son expérience. Mais elle porte aussi les blessures et les traumatismes de ses luttes ; elle a connu des défaites, des déceptions, elle a dû y faire face et prendre conscience du fait qu'une vie ne suffit souvent pas pour construire des acquis durables de la lutte collective[1] Cela nécessite l'élan et l'énergie de la génération suivante mais également les questions nouvelles qu'elle se pose et la capacité qu'elle a de voir le monde avec des yeux nouveaux.
Mais même si les générations ont besoin les unes des autres, leur capacité à forger l'unité nécessaire entre elles ne va pas automatiquement de soi. Plus la société s'éloigne d'une économie traditionnelle naturelle, plus le capitalisme "révolutionne" de façon constante et rapide les forces productives et l'ensemble de la société, plus l'expérience d'une génération diffère de celle de la suivante. Le capitalisme, système la concurrence par excellence, monte aussi les unes contre les autres les générations dans la lutte de tous contre tous.
C'est dans cadre que notre organisation a commencé à préparer à la tâche de forger ce lien. Mais, plus que cette préparation, c'est la rencontre avec cette nouvelle génération dans la vie réelle qui a donné la question de la culture du débat une signification particulière à nos yeux. Nous nous sommes trouvé sen présence d'une génération qui, elle-même, attache à cette question une importance bien plus grande que ne l'avait fait celle de "1968". La première indication majeure de ce changement, au niveau de la classe ouvrière dans son ensemble, a été donnée par le mouvement massif des étudiants et lycéens en France contre la "précarisation" de l'emploi au printemps 2006. L'insistance, en particulier dans les assemblées générales, sur le débat le plus libre et le plus large possible était très frappante, au contraire du mouvement étudiant de la fin des années 1960 qui a souvent été marqué par une incapacité à mener un dialogue politique. Cette différence vient avant tout du fait qu'aujourd'hui le milieu étudiant est bien plus prolétarisé qu'il y a 40 ans. Le débat intense, à l'échelle la plus large, a toujours été une marque importante des mouvements prolétariens de masse et caractérisait aussi les assemblées ouvrières en France en 1968 ou en 1969 en Italie. Mais en 2006, ce qui était nouveau, c'était l'ouverture de la jeunesse en lutte envers les générations plus âgées et son avidité à apprendre de leur expérience. Cette attitude est très différente celle du mouvement étudiant de la fin des années 1960, notamment en Allemagne (qui constituait peut-être l'expression la plus caricaturale de l'état d'esprit de l'époque). L'un de ses slogans était : "Les plus de 30 ans dans les camps de concentration !" Concrètement, cette idée s'exprimait par la pratique de se huer mutuellement, d'interrompre violemment les réunions "rivales", etc. La rupture de la continuité entre les générations de la classe ouvrière constituait une des racines du problème puisque les relations entre générations sont le terrain privilégié, depuis les temps anciens, pour forger l'aptitude au dialogue. Les militants de 1968 considéraient la génération de leurs parents soit comme une génération qui "s'était vendue" au capitalisme, ou (comme en Allemagne et en Italie) comme une génération de fascistes et de criminels de guerre. Pour les ouvriers qui avaient supporté l'horrible exploitation de la phase qui a suivi 1945 dans l'espoir que leurs enfants vivraient mieux qu'eux, c'était une déception amère d'entendre leurs enfants les accuser d'être des"parasites" qui vivaient de l'exploitation du Tiers-Monde. Mais il est aussi vrai que la génération de parents de cette époque avait en grande partie perdu, ou n'avait jamais réussi à acquérir, l'aptitude au dialogue. Cette génération avait été sauvagement meurtrie et traumatisée par la Deuxième Guerre mondiale et la Guerre froide, par la contre-révolution fasciste, stalinienne et social-démocrate.
Au contraire, 2006 en France a annoncé quelque chose de nouveau et d'extrêmement fécond[2]. Mais déjà quelques années auparavant, cette préoccupation de la nouvelle génération avait été annoncée par des minorités révolutionnaires de la classe ouvrière. Ces minorités, dès le moment où elles sont apparues sur la scène la vie politique, étaient armées de leur propre critique du sectarisme et du refus de débattre. Parmi les premières exigences qu'elles ont exprimées, il y avait la nécessité du débat, non comme un luxe, mais comme un besoin impérieux, la nécessité que ceux qui y participent prennent les autres au sérieux, et apprennent à les écouter ; également la nécessité que dans la discussion, les armes soient l'argumentation et non la force brutale, ni l'appel à la morale ou à l'autorité de "théoriciens".Par rapport au milieu prolétarien internationaliste, ces camarades ont, en général (et tout à fait juste titre), critiqué l'absence de débat fraternel entre les groupes existants (et en ont été profondément choqués). Ils ont tout de suite rejeté la conception du marxisme comme un dogme que la nouvelle génération devrait adopter sans esprit critique[3].
De notre côté, nous avons été surpris par la réaction de cette nouvelle génération envers le CCI lui-même. Les nouveaux camarades qui sont venus à nos réunions publiques, les contacts du monde entier qui ont commencé une correspondance avec nous, les différents groupes et cercles politiques avec lesquels nous avons discuté nous ont dit, de façon répétée, qu'ils avaient vu la nature prolétarienne du CCI autant dans notre comportement, en particulier à travers la façon de discuter, que dans nos positions programmatiques.
D'où vient, chez la nouvelle génération, cette profonde préoccupation vis-à-vis de cette question ? Nous pensons qu'elle est le résultat de la crise historique du capitalisme qui est aujourd'hui bien plus grave et bien plus profonde qu'en 1968. Cette situation requiert la critique la plus radicale possible du capitalisme, la nécessité d'aller aux racines les plus profondes des problèmes. L'un des effets les plus corrosifs de l'individualisme bourgeois est la façon dont il détruit la capacité de discuter et, en particulier, d'écouter et d'apprendre les uns des autres. Le dialogue est remplacé par la "parlotte", le gagnant étant celui qui parle le plus fort (comme dans les campagnes électorales bourgeoises). La culture du débat est le principal moyen de développer, grâce au langage humain, la conscience qui est l'arme principale du combat de la seule classe porteuse d'avenir pour l'humanité. Pour le prolétariat, c'est le seul moyen de surmonter son isolement et son impatience et de se diriger vers l'unification de ses luttes.
Une autre préoccupation actuelle réside dans la volonté de surmonter le cauchemar du stalinisme. En effet, beaucoup de militants qui, aujourd'hui, recherchent les positions internationalistes viennent d'un milieu influencé par le gauchisme ou directement issu de ses rangs ; l'objectif de ce dernier étant de présenter des caricatures de l'idéologie et du comportement bourgeois décadents comme étant du "socialisme". Ces militants ont reçu une éducation politique qui leur a fait croire que l'échange d'arguments est équivalent au "libéralisme bourgeois", "qu'un bon communiste" est quelqu'un qui "la ferme" et fait taire sa conscience et ses émotions. Les camarades qui sont aujourd'hui déterminés à rejeter les effets de ce produit moribond de la contre-révolution comprennent de mieux en mieux qu'une telle démarche ne nécessite pas seulement le rejet de ses positions mais aussi de sa mentalité. Ce faisant, ils contribuent au rétablissement d'une tradition du mouvement ouvrier qui menaçait de disparaître avec la rupture organique qu'a provoquée la contre-révolution[4].
La seconde raison essentielle qui a poussé le CCI à revenir sur la question d'une culture du débat a été notre propre crise interne, au début de ce siècle, qui a été caractérisée pas le comportement le plus indigne jamais vu dans nos rangs. Pour la première fois, depuis sa fondation, le CCI a dû exclure de ses rangs non pas un mais plusieurs de ses membres[5]. Au début de cette crise interne, s'étaient exprimées au sein de notre section en France des difficultés et des divergences d'opinion sur la question de nos principes organisationnels de centralisation. Il n'y a pas de raison pour que des divergences de ce type, en elles-mêmes, soient la cause d'une crise organisationnelle. Et elles ne l'étaient pas. Ce qui a provoqué la crise, cela a été le refus du débat interne et, en particulier, les manœuvres visant à isoler et calomnier -c'est-à-dire à attaquer personnellement- les militants avec lesquels on n'était pas d'accord.
A la suite de cette crise, notre organisation s'est engagée à aller jusqu'aux racines les plus profondes de l'histoire de toutes ses crises et de ses scissions. Nous avons déjà publié des contributions sur certains de ses aspects[6]. L'une des conclusions à laquelle nous sommes parvenus est qu'une tendance au monolithisme avait joué un rôle majeur dans toutes les scissions que nous avons connues. A peine des divergences apparaissaient-elles que certains militants affirmaient déjà qu'ils ne pouvaient plus travailler avec les autres, que le CCI était devenu une organisation stalinienne, ou qu'il était en train de dégénérer. Ces crises ont donc éclaté face à des divergences qui, pour la plupart, pouvaient parfaitement exister au sein d'une organisation non monolithique et, en tous cas, devaient être discutées et clarifiées avant qu'une scission ne soit nécessaire.
L'apparition répétée de démarches monolithiques est surprenante dans une organisation qui se base spécifiquement sur les traditions de la Fraction italienne qui a toujours défendu que, quelles que soient les divergences sur les principes fondamentaux, la clarification la plus profonde et la plus collective devait précéder toute séparation organisationnelle.
Le CCI est le seul courant de la Gauche communiste aujourd'hui qui se place spécifiquement dans la tradition organisationnelle de la Fraction italienne (Bilan) et de la Gauche communiste de France (GCF). Contrairement aux groupes qui sont issus du Parti communiste internationaliste fondé en Italie vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la Fraction italienne reconnaissait le caractère profondément prolétarien des autres courants internationaux de la Gauche communiste qui avaient surgi en réaction à la contre-révolution stalinienne, en particulier la Gauche allemande et hollandaise. Loin de rejeter ces courants comme "anarcho-spontanéistes" ou "syndicalistes révolutionnaires", elle a appris tout ce qu'elle pouvait de ces derniers. En fait, la principale critique qu'elle a portée contre ce qui est devenu le courant "conseilliste" était son sectarisme exprimé à travers le rejet des contributions de la Seconde Internationale et du Bolchevisme en particulier[7]. C'est ainsi que la Fraction italienne a maintenu, en pleine contre-révolution, la compréhension marxiste selon laquelle la conscience de classe se développe collectivement et qu'aucun parti ni aucune tradition ne peut proclamer en détenir le monopole. Il en résulte que la conscience ne peut pas se développer sans un débat fraternel, public et international[8].
Mais cette compréhension essentielle, bien que faisant partie de l'héritage fondamental du CCI, n'est pas facile à mettre en pratique. La culture du débat ne peut se développer que contre le courant de la société bourgeoise. Comme la tendance spontanée au sein du capitalisme n'est pas la clarification des idées mais la violence, la manipulation et la lutte pour obtenir une majorité (dont le cirque électoral de la démocratie bourgeoise est le meilleur exemple), l'infiltration de cette idéologie bourgeoise au sein des organisations prolétariennes contient toujours les germes de crises et de dégénérescence. L'histoire du Parti bolchevique l'illustre parfaitement. Tant que le parti était le fer de lance de la révolution, les débats les plus vivants et souvent les plus vifs constituaient une de ses principales forces. En revanche, l'interdiction des véritables fractions (après le massacre de Cronstadt en 1921) a constitué un signe majeur et a été un facteur actif de sa dégénérescence. De même, la pratique de la"coexistence pacifique" (c'est-à-dire de l'absence de débat) entre les positions conflictuelles qui caractérisait déjà le processus de fondation du Parti communiste internationaliste, ou la théorisation par Bordiga et ses adeptes des vertus du monolithisme ne peuvent être comprises que dans le contexte de la défaite historique du prolétariat au milieu du 20e siècle.
Si les organisations révolutionnaires veulent remplir leur rôle fondamental de développement et d'extension de la conscience de classe, la culture d'une discussion collective, internationale, fraternelle et publique est absolument essentielle. Il est vrai que ceci requiert un haut niveau de maturité politique (mais aussi, de façon plus générale, de maturité humaine). L'histoire du CCI est une illustration du fait que cette maturité ne s'acquiert pas en un jour mais qu'elle est le produit d'un développement historique. Aujourd'hui, la nouvelle génération a un rôle essentiel à jouer dans ce processus qui mûrit.
La capacité de débattre est une caractéristique essentielle du mouvement ouvrier. Mais ce n'est pas lui qui l'a inventée. Dans ce domaine, comme dans d'autres aussi fondamentaux, la lutte pour le socialisme a été capable d'assimiler les meilleurs acquis de l'humanité, de les adapter à ses besoins propres. Ce faisant, elle a transformé ces qualités en les élevant à un niveau supérieur.
Fondamentalement, la culture du débat est une expression de la nature éminemment sociale de l'humanité. C'est en particulier une émanation de l'utilisation spécifiquement humaine du langage. L'utilisation du langage comme moyen d'échanger des informations est quelque chose que l'humanité partage avec beaucoup d'animaux. Ce qui distingue l'humanité du reste de la nature sur ce plan, c'est sa capacité à cultiver et à échanger une argumentation (en lien avec le développement de la logique et de la science) et à parvenir à connaître les autres (le développement de l'empathie liée, entre autres, au développement de l'art).
Par conséquent cette qualité n'est pas nouvelle. En fait elle a précédé les sociétés de classe et a certainement joué un rôle décisif dans le développement de l'espèce humaine. Engels, par exemple, parle du rôle des assemblées générales chez les Grecs à l'époque d'Homère, chez les premières tribus germaniques ou chez les Iroquois d'Amérique du Nord et fait en particulier l'éloge de la culture du débat de ces derniers[9]. Malheureusement, malgré les travaux de Morgan à cette époque et de ses confrères du 19e siècle ainsi que de ceux qui leur ont succédé, nous sommes encore insuffisamment informés sur les tout premiers développements, certainement les plus décisifs, dans ce domaine.
Mais ce que nous savons, en revanche, c'est que la philosophie et les débuts de la pensée scientifique ont commencé à prospérer là où la mythologie et le réalisme naïf -ce couple antique à la fois contradictoire et inséparable- étaient mis en question. Ces deux modes d'appréhension sont prisonniers de l'incapacité de comprendre plus profondément l'expérience immédiate. Les pensées que les premiers hommes ont formées sur leur expérience pratique étaient religieuses par nature. "Depuis les temps très reculés, où les hommes, encore dans l'ignorance de leur propre configuration physique et incités par des apparitions en rêve, en arrivèrent à l'idée que leurs pensées et leurs sensations n'étaient pas une activité de leur propre corps, mais d'une âme particulière, habitant dans ce corps et le quittant au moment de la mort -depuis ce moment, il leur fallut se forger des idées sur les rapports de cette âme avec le monde extérieur. Si au moment de la mort, elle se séparait du corps, il n'y avait aucune raison de lui attribuer encore une mort particulière ; et c'est ainsi que naquit l'idée de son immortalité qui, à cette étape du développement, n'apparaît pas du tout comme une consolation mais, au contraire, comme une fatalité contre laquelle on ne peut rien, et souvent même, chez les Grecs en particulier, comme un véritable malheur."[10]
C'est dans ce cadre d'un réalisme naïf qu'ont eu lieu les premiers pas d'un très lent développement de la culture et des forces productives. Pour sa part, la pensée magique, tout en contenant un certain degré de sagesse psychologique, avait avant tout pour tâche de donner un sens à l'inexplicable et donc de canaliser la peur. Les deux constituèrent d'importantes contributions à l'avancée du genre humain. L'idée selon laquelle le réalisme naïf aurait une affinité particulière avec la philosophie matérialiste, ou que cette dernière se serait développée directement à partir du premier, est sans fondement.
"Il y a une vieille thèse de la dialectique passée dans la conscience populaire qui dit : les extrêmes se touchent. Il y aura donc peu de chances que nous nous trompions si nous cherchons le comble de l'esprit chimérique, de la crédulité et de la superstition, non pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la philosophie de la nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde objectif à entrer dans le cadre de sa pensée subjective, mais bien plutôt dans la direction opposée, dans cette direction qui, se targuant d'utiliser uniquement l'expérience, traite la pensée avec un souverain mépris et, en fait, est allée le plus loin dans la pauvreté de la pensée. Cette école est prédominante en Angleterre."[11]
La religion, comme l'a indiqué Engels, est née non seulement d'une vision magique du monde mais aussi à partir du réalisme naïf. Ses premières généralisations, souvent audacieuses, sur le monde ont nécessairement un caractère qui fait autorité.
Les premières communautés agraires ont vite compris qu'elles dépendaient de la pluie par exemple, mais elles étaient loin de comprendre les conditions dont dépendaient les chutes de pluie. L'invention d'un Dieu de la pluie est un acte créateur pour se rassurer, donnant l'impression qu'il est possible, au moyen de cadeaux ou par la dévotion, d'influencer le cours de la nature. Homo sapiens est l'espèce qui a misé sur le développement de la conscience pour assurer sa survie. En tant que tel, il est confronté à un problème sans précédent : la peur souvent paralysante de l'inconnu. Les explications de l'inconnu se doivent donc de ne permettre aucun doute. De ce besoin, et en tant que son expression la plus développée, résulte l'émergence des religions révélées. Toute la base émotionnelle de cette vision du monde est la croyance, et non pas la connaissance.
Le réalisme naïf n'est que l'autre face de la même médaille, une sorte de "division du travail" mental élémentaire. Tout ce qu'on ne peut pas expliquer dans un sens pratique immédiat, entre nécessairement dans la sphère du magique. De plus, la compréhension pratique est elle-même fondée sur une vision religieuse, à l'origine la vision animiste. Dans cette vision, le monde entier est fétichisé. Même les processus que les êtres humains peuvent, consciemment, produire et reproduire, semblent avoir lieu grâce à l'assistance de forces personnalisées existant indépendamment de notre volonté.
Il est clair que, dans un tel monde, il y a une possibilité limitée pour le débat dans le sens moderne du terme. Il y a environ 2500 ans, une nouvelle qualité a commencé à s'affirmer plus fortement mettant immédiatement et directement en question les jumeaux qu'étaient la religion et "le bon sens commun". Elle s'est développée à partir de l'ancien mode de pensée traditionnel dans le sens où ce dernier s'est transformé en son contraire. Ainsi, le premier mode de pensée dialectique qui a précédé la société de classe - exprimé en Chine par exemple dans l'idée de la polarité entre le yin et le yang, le principe masculin et le principe féminin - s'est transformé en pensée critique, basée sur les composants essentiels de la science, de la philosophie et du matérialisme. Mais tout ceci était inconcevable sans l'apparition de ce que nous avons appelé la culture du débat. Le mot grec pour dialectique signifie, en fait, dialogue ou débat.
Qu'est-ce qui a permis cette nouvelle démarche ? De façon très générale, c'est l'extension du monde des relations sociales et de la connaissance. A un niveau très global, c'était la nature de plus en plus complexe du monde social. Comme Engels aimait le répéter, le bon sens est un garçon fort et vigoureux tant qu'il reste chez lui entre ses quatre murs, mais il connaît toutes sortes de déboires dès qu'il s'aventure dans le monde. Mais la religion a aussi révélé ses limites dans sa capacité à apaiser la peur. En fait, elle n'avait pas éliminé la peur, elle n'avait fait que la rejeter à l'extérieur. A travers ce mécanisme, l'humanité a tenté de confronter une terreur qui, sinon, l'aurait écrasée à une époque où elle n'avait pas d'autres moyens d'autodéfense. Mais ce faisant, elle a fait de sa propre peur une force supplémentaire qui la dominait.
"Expliquer"ce qui est encore inexplicable signifie renoncer à une investigation véritable. C'est donc là que surgit le conflit entre la religion et la science ou, comme le dit Spinoza, entre la soumission et l'investigation. Les philosophes grecs se sont opposés au départ à la religion. Thalès, le premier philosophe que nous connaissions, avait déjà rompu avec la vision mystique du monde. Anaximandre, qui lui a succédé, demandait qu'on explique la nature à partir d'elle-même.
Mais la pensée grecque était également une déclaration de guerre contre le réalisme naïf. Héraclite a expliqué que l'essence des choses n'est pas écrite sur leurs fronts. "La nature aime se cacher", disait-il, ou, comme le dit Marx, "toute science serait superflue si l'apparence répondait directement à la nature des choses."[12]
La nouvelle démarche mettait en cause à la fois la croyance mais aussi les préjugés et la tradition qui sont le credo de la vie quotidienne (en allemand, les deux mots ont un lien : Glaube=croyance et Aberglaube=superstition). Leur étaient opposées la théorie et la dialectique. "Quel que soit le dédain qu'on nourrisse pour toute pensée théorique, on ne peut tout de même pas mettre en liaison deux faits de la nature ou comprendre le rapport existant entre eux sans pensée théorique"[13]
Le développement des rapports sociaux était bien sûr le produit du développement des forces productives. Apparurent donc, en même temps que le problème -l'inadéquation des modes de pensée existants- les moyens de le résoudre. Avant tout, un développement de la confiance en soi, dans la puissance de l'esprit humain en particulier. La science ne peut se développer que lorsqu'il y a une capacité et une volonté d'accepter l'existence du doute et de l'incertitude. Contrairement à l'autorité de la religion et de la tradition, la vérité de la science n'est pas absolue mais relative. Surgissent donc non seulement la possibilité mais également la nécessité d'échanger des opinions
Il est clair que revendiquer le gouvernement de la connaissance ne pouvait se poser que si les forces productives (au sens culturel le plus large) avaient atteint un certain degré de développement. Il ne pouvait même pas être imaginé sans un développement concomitant des arts, de l'éducation, de la littérature, de l'observation de la nature, du langage. Et cela va de pair avec l'apparition, à un certain stade de l'histoire, d'une société de classe dont la couche dirigeante est libérée du fardeau de la production matérielle. Mais ces développements n'ont pas automatiquement fait naître une démarche nouvelle et indépendante. Ni les Égyptiens, ni les Babyloniens, malgré les progrès scientifiques qu'ils ont apportés, ni les Phéniciens qui, les premiers, développèrent un alphabet moderne, ne sont allés aussi loin que les Grecs dans cette voie.
En Grèce, c'est le développement de l'esclavage qui a permis l'émergence d'une classe de citoyens libres à côté des prêtres. Cela a fourni la base matérielle qui a miné la religion. (Nous pouvons ainsi mieux comprendre la formulation d'Engels dans l'Anti-Dühring : sans l'esclavage de l'antiquité, pas de socialisme moderne). En Inde, vers la même époque, un développement de la philosophie, du matérialisme (appelé Lokayata) et de l'étude de la nature coïncide avec la formation et le développement d'une aristocratie guerrière qui s'opposait à la théocratie brahmine et était en partie basée sur l'esclavage agricole. Comme en Grèce où la lutte d'Héraclite contre la religion, l'immortalité et la condamnation des plaisirs charnels étaient dirigées à la fois contre les préjugés des tyrans et contre ceux des classes opprimées, la nouvelle démarche combattante en Inde était portée par une aristocratie. Le Bouddhisme et le Jaïnisme, qui sont apparus à la même époque, étaient beaucoup plus répandus dans la population laborieuse mais se maintenaient dans un cadre religieux -avec leur conception de la réincarnation de l'âme, typique de la société de castes à laquelle ils voulaient s'opposer (qu'on rencontre également en Égypte).
En Chine en revanche, où il y avait un développement de la science et une sorte de matérialisme rudimentaire (par exemple dans la Logique de Mo-ti), ce développement fut limité par l'absence d'une caste dirigeante de prêtres contre laquelle aurait pu se développer une révolte. Le pays était dirigé par une bureaucratie militaire formée à travers la lutte contre les barbares qui l'entouraient[14].
En Grèce existait un facteur supplémentaire et, à bien des égards, décisif qui a également joué un rôle important en Inde : un développement plus avancé de la production de marchandises. La philosophie grecque n'a pas commencé en Grèce même, mais dans les colonies portuaires d'Asie mineure. La production de marchandises implique l'échange non seulement de biens mais aussi de l'expérience contenue dans leur production. Elle accélère l'histoire, favorisant ainsi une expression supérieure de la pensée dialectique. Elle permet un degré d'individualisation sans lequel l'échange d'idées à un niveau aussi élevé n'est pas possible. Et elle commence à mettre fin à l'isolement dans lequel a eu lieu jusqu'alors l'évolution sociale. L'unité économique fondamentale de toutes les sociétés agricoles basées sur l'économie naturelle est le village ou, au mieux, la région autarcique. Mais les premières sociétés d'exploitation fondées sur une coopération plus large, souvent pour développer l'irrigation, étaient toujours des sociétés fondamentalement agricoles. En revanche, le commerce et la navigation ont ouvert la société grecque sur le monde. Elle a reproduit, mais à un niveau supérieur, l'attitude de conquête et de découverte du monde qui caractérise les sociétés nomades. L'histoire montre que, à un certain stade de son développement, l'apparition du phénomène de débat public était inséparable d'un développement international (même s'il était concentré dans une région) et, en un sens, avait un caractère "inter-nationaliste". Diogène et les Cyniques étaient contre la distinction entre Hellènes et Barbares et se sont déclarés citoyens du monde. Démocrite est passé en jugement avec l'accusation d'avoir dilapidé un héritage qu'il avait utilisé pour des voyages éducatifs en Égypte, à Babylone, en Perse et en Inde. Il s'est défendu en lisant des extraits de ses écrits, fruits de ses voyages -et il fut déclaré non coupable.
Le débat est né pour répondre à une nécessité matérielle. En Grèce, il se développe à partir de la comparaison entre différentes sources de connaissance. On compare différents modes de pensée, différents modes d'investigation et leurs résultats, les méthodes de production, les coutumes et les traditions. On découvre qu'ils se contredisent, se confirment ou se complètent l'un l'autre. Ils se combattent ou se complètent, ou les deux. A travers la comparaison, les vérités absolues sont rendues relatives.
Ces débats sont publics. Ils ont lieu dans les ports, sur les places de marché (les forums), dans les écoles et les académies. Sous forme écrite, ils remplissent les bibliothèques et s'étendent à tout le monde connu.
Socrate -ce philosophe qui a passé son temps à débattre sur les places de marché- a incarné l'essence de cette évolution. Sa préoccupation principale -comment atteindre une véritable connaissance de la morale- constitue déjà une attaque contre la religion et contre les préjugés qui supposent qu'on a déjà la réponse à ces questions. Socrate a déclaré que la connaissance était la condition principale pour une éthique correcte et l'ignorance son principal ennemi. C'est donc le développement de la conscience et non la punition qui permet le progrès moral puisque, pour la plupart, les humains ne peuvent pas aller pendant longtemps de façon délibérée à l'encontre de la voix de leur propre conscience.
Mais Socrate est allé plus loin en jetant les bases théoriques de toute science et de toute clarification collective : la reconnaissance que le point de départ de la connaissance, c'est la prise de conscience, c'est-à-dire la nécessité de laisser les préjugés de côté. Cela ouvre le chemin de l'essentiel : la recherche. Il s'opposait vigoureusement aux conclusions précipitées, aux opinions non critiques et satisfaites d'elles-mêmes; à l'arrogance et à la vantardise. Il croyait à "la modestie de la non connaissance" et à la passion qui découle de la connaissance véritable, fondée sur une vision et une conviction profondes. C'est le point de départ du Dialogue socratique. La vérité est le résultat d'une recherche collective qui consiste dans le dialogue entre tous les élèves et où chacun est à la fois élève et maître. Le philosophe n'est plus un prophète qui annonce des révélations, mais quelqu'un qui recherche, avec d'autres, la vérité. Ceci apporte une nouvelle conception des dirigeants : le dirigeant est celui qui est le plus déterminé à faire avancer la clarification sans jamais perdre de vue le but final. Le parallèle avec la façon dont le rôle des communistes dans la lutte de classe est défini dans Le Manifeste communiste, est frappant.
Socrate était maître pour stimuler et diriger les discussions. Il a fait évoluer le débat public jusqu'à la hauteur d'un art ou d'une science. Son élève, Platon, a développé le dialogue à un point qui a rarement été atteint depuis.
Dans l'Introduction à La Dialectique de la Nature, Engels parle de trois grandes périodes dans l'histoire de l'étude de la nature jusqu'à présent : "le génie de l'intuition" des anciens Grecs, les résultats "hautement significatifs mais sporadiques" des Arabes en tant que précurseurs de la troisième période,"la science moderne", dont les premiers pas sont accomplis à La Renaissance. Ce qui est frappant dans "l'époque culturelle arabo-musulmane", c'est sa remarquable capacité à absorber et à faire une synthèse des acquis de différentes cultures antiques et son ouverture à la discussion. August Bebel cite un témoin oculaire de la culture du débat public à Bagdad : "Imaginez simplement qu'à la première réunion, il n'y avait pas seulement des représentants de toutes les sectes musulmanes existantes, orthodoxes et hétérodoxes, mais aussi des adorateurs du feu (Parsi) ; des matérialistes, des athées ; des Juifs et des chrétiens, en un mot toutes les sortes d'infidèles. Chaque secte avait son porte-parole qui devait la représenter. Quand l'un de ces dirigeants de parti entrait dans le hall, tout le monde se levait respectueusement de son siège et personne ne se serait rassis avant qu'il n'ait rejoint sa place. Quand le hall fut presque plein, l'un des infidèles dit : 'Tout le monde connaît les règles. Les musulmans n'ont pas le droit de nous combattre avec des preuves tirées de leurs livres saints ou par des discours basés sur ceux de leur prophète, puisque nous ne croyons ni en vos livres ni en votre prophète. Ici on ne peut se baser que sur des arguments fondés sur la raison humaine'. Ces paroles furent accueillies par une réjouissance générale." [15] Bebel ajoute : "La différence entre la culture arabe et la culture chrétienne était la suivante : les arabes collectaient durant leurs conquêtes toutes les œuvres qui pouvaient servir leurs études et les instruire sur les peuples et les pays qu'ils avaient conquis. Les chrétiens détruisaient, en répandant leur doctrine, tous ces monuments de la culture comme des produits du diable ou des horreurs païennes." Et il conclut : "L'époque de la culture arabo-musulmane est le chaînon qui relie la culture gréco-romaine condamnée et la culture antique dans son ensemble à la culture européenne qui a fleuri depuis la Renaissance. Sans la première, cette dernière n'aurait pas pu atteindre les sommets actuels. Le christianisme était hostile à tout ce développement culturel."
L'une des raisons du fanatisme et du sectarisme aveugles du christianisme a déjà été identifiée par Heinrich Heine et confirmée plus tard par le mouvement ouvrier :plus une culture demande de sacrifice et de renonciation, plus la pensée même que ses principes puissent être mis en question est intolérable.
En ce qui concerne la Renaissance et la Réforme, qu'il qualifie de "plus grand bouleversement progressiste que l'humanité eût jamais connu", Engels souligne non seulement le rôle du développement de la pensée, mais aussi celui des émotions, de la personnalité, du potentiel humain et de la combativité. C'était une époque "qui avait besoin de géants et qui engendra des géants : géants de la pensée, de la passion et du caractère, géants d'universalité et d'érudition. (...) Les héros de ce temps n'étaient pas encore esclaves de la division du travail dont nous sentons si souvent chez leurs successeurs quelles limites elle impose, quelle étroitesse elle engendre. Mais ce qui les distingue surtout, c'est que, presque sans exception, ils sont pleinement plongés sans le mouvement de leur temps, dans la lutte pratique ; ils prennent parti, ils entrent dans le combat, qui par la parole et l'écrit, qui par l'épée, souvent des deux façons." (Engels, ibid., "Introduction")
Si l'on considère les trois époques "héroïques"de la pensée humaine qui ont abouti, selon Engels, au développement de la science moderne, on note à quel point elles étaient limitées dans le temps et l'espace. D'abord elles commencent très tard par rapport à l'histoire de l'humanité dans son ensemble. Même en incluant les chapitres chinois et indien, ces phases étaient limitées sur le plan géographique. Elles n'ont pas non plus duré bien longtemps (la Renaissance en Italie et la Réforme en Allemagne quelques décennies seulement). Et les parties des classes exploiteuses (elles-mêmes extrêmement minoritaires) qui y ont vraiment participé de façon active étaient minuscules.
A ce sujet, deux choses semblent étonnantes. D'abord que ces moments de surgissement du débat public et de la science aient tout simplement eu lieu, et que leur impact ait été si important et si durable -malgré toutes les ruptures et les impasses. Deuxièmement à quel point le prolétariat- malgré la rupture de la continuité organique de son mouvement au milieu du 20e siècle, malgré l'impossibilité d'organisations de masse permanentes dans la décadence du capitalisme- a été capable de maintenir et, parfois, d'élargir considérablement le but du débat organisé. Le mouvement ouvrier a maintenu cette tradition vivante, malgré des interruptions, pendant presque deux siècles. Et à certains moments comme dans les mouvements révolutionnaires en France, en Allemagne et en Russie, ce processus a englobé des millions d'hommes. Ici la quantité se transforme en qualité.
Cette qualité n'est pas, cependant, uniquement produit du fait que le prolétariat -dans les pays industrialisés au moins- compose la majorité de la population. Nous avons déjà vu comment la science moderne et la théorie, après de glorieux débuts pendant la Renaissance, ont été gâchées et entravées dans leur développement par la division bourgeoise du travail. Au cœur de ce problème réside la séparation de la science d'avec les producteurs à un degré impossible à l'époque arabe ou à la Renaissance. "(Cette scission) s'achève enfin dans la grande industrie qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l'enrôle au service du capital."[16]
La conclusion de ce processus, Marx la décrit dans le brouillon de sa réponse à Vera Zassoulitch : "Cette société mène une guerre contre la science, contre les peuples et contre les forces productives qu'elle a créées."
Le capitalisme est le premier système économique qui ne peut exister sans une application systématique de la science à la production. Il doit limiter l'éducation du prolétariat afin de maintenir sa domination de classe. Et il doit développer l'éducation du prolétariat pour maintenir sa position économique. Aujourd'hui la bourgeoisie est de plus en plus une classe sans culture, arriérée, tandis que la science et la culture sont entre les mains soit de prolétaires, soit de représentants rémunérés de la bourgeoisie dont la situation économique et sociale ressemble de plus en plus à celle de la classe ouvrière.
Le prolétariat est l'héritier des traditions scientifiques de l'humanité. Plus encore que par le passé, toute future lutte révolutionnaire prolétarienne apportera nécessairement une floraison sans précédent du débat public et les débuts d'un mouvement vers la restauration de l'unité entre la science et le travail, l'accomplissement d'une compréhension globale plus à la hauteur des exigences de l'époque contemporaine.
La capacité du prolétariat à atteindre de nouveaux sommets a déjà été prouvée avec le développement du marxisme, première démarche scientifique concernant la société humaine et l'histoire. Seul le prolétariat a été capable d'assimiler les plus hauts acquis de la pensée philosophique bourgeoise : la philosophie de Hegel. Les deux formes de dialectique connues dans l'Antiquité étaient la dialectique du changement (Héraclite) et la dialectique de; l'interaction (Platon, Aristote). Seul Hegel est parvenu à combiner ces deux formes et à créer la base pour une dialectique vraiment historique.
Hegel a apporté une nouvelle dimension à tout le concept de débat en attaquant, plus profondément que cela n'avait jamais été fait auparavant, l'opposition rigide, métaphysique entre le vrai et le faux. Dans l'Introduction à La Phénoménologie de l'Esprit, il montre comment des phases différentes et opposées d'un processus de développement -telle l'histoire de la philosophie- constituent une unité organique, comme le sont la fleur et le fruit. Hegel explique que l'incapacité à comprendre cette unité vient de la tendance à se concentrer sur la contradiction et à perdre de vue le développement. En remettant la dialectique sur ses pieds, le marxisme a été capable d'absorber l'aspect le plus progressif de Hegel, la compréhension des processus qui mènent vers le futur.
Le prolétariat est la première classe à la fois exploitée et révolutionnaire. Contrairement aux précédentes classes révolutionnaires qui étaient exploiteuses, sa recherche de la vérité n'est limitée par aucun intérêt de sa préservation en tant que classe. Contrairement aux précédentes classes exploitées, qui ne survivaient qu'en se consolant avec des illusions (religieuses en particulier), son intérêt de classe, c'est la perte des illusions. Comme tel, le prolétariat est la première classe dont la tendance naturelle, dès qu'il réfléchit, s'organise et lutte sur son terrain, va vers la clarification.
Les bordiguistes ont oublié cette caractéristique unique du prolétariat quand ils ont inventé le concept d'invariance. Leur point de départ est correct : la nécessité de rester loyal aux principes de base du marxisme face à l'idéologie bourgeoise. Mais la conclusion selon laquelle il est nécessaire de limiter ou même d'abolir le débat afin de maintenir les positions de classe, est le produit de la contre-révolution. La bourgeoisie a bien mieux compris que, pour attirer le prolétariat sur le terrain du capital, il faut avant tout supprimer et étouffer ses débats. Ayant tenté cela au début à travers la répression violente, elle a, depuis, développé des armes bien plus efficaces tels la "démocratie" parlementaire et le sabotage de la gauche du capital. L'opportunisme a aussi compris cela depuis longtemps. Comme sa caractéristique essentielle est l'incohérence, il doit se cacher, fuir le débat ouvert. La lutte contre l'opportunisme et la nécessité d'une culture du débat, non seulement ne sont pas contradictoires, mais elles sont indispensables l'une à l'autre.
Une telle culture n'exclut pas du tout la confrontation passionnée de positions politiques divergentes, au contraire. Mais cela ne signifie pas que le débat politique doit être conçu comme un duel nécessairement traumatisant, avec des vainqueurs et des vaincus, menant à des ruptures et des scissions. L'exemple le plus édifiant de l'"art" ou de la "science" du débat dans l'histoire est celui du Parti bolchevique entre février et octobre 1917. Même dans un contexte d'intrusion massive d'une idéologie étrangère, ces discussions étaient passionnées mais extrêmement fraternelles et source d'inspiration pour tous les participants. Par dessus tout, elles ont rendu possible ce que Trotsky a appelé "le réarmement" politique du parti, le réajustement de sa politique aux besoins changeants du processus révolutionnaire, qui est une des conditions de la victoire.
Le "Dialogue bolchevique" nécessite de comprendre que tous les débats n'ont pas la même signification. La polémique de Marx contre Proudhon était une"démolition" car elle se donnait pour tâche de jeter aux poubelles de l'histoire et de se débarrasser d'une vision qui était devenue une entrave pour le développement de la conscience de l'ensemble du mouvement ouvrier. En revanche, le jeune Marx, tout en engageant une lutte titanesque contre Hegel et contre le socialisme utopique, ne perdit jamais son immense respect pour Hegel, Fourier, Saint Simon ou Owen qu'il a permis d'intégrer pour toujours dans notre héritage commun. Engels devait écrire plus tard que, sans Hegel, il n'y aurait pas eu le marxisme et, sans les utopistes, pas de socialisme scientifique tel que nous le connaissons.
Les plus graves crises du mouvement ouvrier, y compris celles du CCI, pour leur plus grande part, n'ont pas été suscitées par l'existence de divergences en tant que telles, même si elles pouvaient être fondamentales, mais par le sabotage ouvert du débat et du processus de clarification. L'opportunisme utilise tous les moyens pour parvenir à cette fin. Non seulement il peut minimiser des divergences importantes, mais également exagérer des divergences secondaires ou inventer des divergences là où il n'y en a pas. Il utilise également les attaques personnelles et même le dénigrement et la calomnie.
Le poids mort que font peser sur le mouvement ouvrier le "bon sens commun" de tous les jours d'un côté et le respect a-critique, quasi religieux de certaines coutumes et traditions de l'autre, est lié à ce que Lénine a appelé l'esprit de cercle. Il avait profondément raison dans son combat contre la soumission du processus de construction de l'organisation et de sa vie politique à la "spontanéité" du bon sens commun et à ses conséquences : "Mais pourquoi -demandera le lecteur- le mouvement spontané, qui va dans le sens du moindre effort, mène-t-il précisément à la domination de l'idéologie bourgeoise ? Pour cette simple raison que, chronologiquement, l'idéologie bourgeoise est bien plus ancienne que l'idéologie socialiste, qu'elle est plus achevée sous toutes ses formes et possède infiniment plus de moyens de diffusion "[18]
Ce qui est caractéristique de la mentalité de cercle, c'est la personnalisation du débat, l'attitude consistant à substituer l'argumentation politique à la polarisation non pas sur "ce qui est dit" mais sur "qui le dit". Il va sans dire que cette personnalisation constitue une énorme entrave à la discussion collective fructueuse.
Déjà le "Dialogue socratique" avait compris que le développement du débat n'est pas seulement une question de pensée ; c'est une question éthique. Aujourd'hui, la recherche de la clarification sert les intérêts du prolétariat et son sabotage lui fait du tort. En ce sens, la classe ouvrière pourrait adopter le slogan de l'Allemand de l'époque des Lumières, Lessing, qui affirmait que s'il est une chose qu'il aimait plus que la vérité, c'était la recherche de la vérité.
Les exemples les plus éclatants de culture du débat en tant qu'élément essentiel des mouvements prolétariens de masse sont fournis par la révolution russe[19]. Le parti de classe, loin de s'y opposer, était lui-même à l'avant-garde de cette dynamique. Les discussions au sein du parti en Russie en 1917 concernaient des questions comme la nature de classe de la révolution, s'il fallait ou non soutenir la poursuite de la guerre impérialiste, et quand et comment prendre le pouvoir. Cependant, tout au long de cette période, l'unité du parti fut maintenue malgré des crises politiques au cours desquelles le destin de la révolution mondiale et, avec lui, celui de l'humanité, étaient enjeu.
Cependant, l'histoire de la lutte de classe prolétarienne, du mouvement ouvrier organisé en particulier, nous enseigne que de tels niveaux de culture du débat ne sont pas toujours atteints. Nous avons déjà mentionné l'intrusion répétée de démarches monolithiques dans le CCI. Il n'est pas surprenant que cela ait souvent donné lieu à des scissions de l'organisation. Dans le cadre d'une démarche monolithique, les divergences ne peuvent être résolues à travers le débat et conduisent nécessairement à la rupture et à la séparation. Cependant, le problème n'est pas résolu par la scission des militants qui ont été porteurs de cette démarche de façon caricaturale. La possibilité que de telles démarches non prolétariennes surgissent et ressurgissent indique l'existence de faiblesses plus répandues sur cette question au sein de l'organisation elle-même. Elles consistent souvent en de petites confusions et des idées fausses à peine perceptibles dans la vie et la discussion quotidiennes mais qui peuvent ouvrir le chemin à des difficultés plus graves dans certaines circonstances. L'une d'entre elles consiste en une tendance à poser tout débat en termes de confrontation entre marxisme et opportunisme, de lutte polémique contre l'idéologie bourgeoise. L'une des conséquences de cette démarche est l'inhibition du débat, donnant l'impression aux camarades qu'ils n'ont plus le droit de se tromper ni d'exprimer des confusions ou des désaccords. Une autre conséquence réside dans la "banalisation" de l'opportunisme. Si nous le voyons partout (et crions tout le temps "Au loup !" dès qu'apparaît la moindre divergence), nous ne le reconnaîtrons probablement pas quand il est vraiment là. Un autre problème, c'est l'impatience dans le débat qui a pour résultat de ne pas écouter les arguments des autres et une tendance à vouloir monopoliser la discussion, à écraser ses "adversaires", à convaincre les autres "à tout prix"[20].
Ce que toutes ces démarches ont en commun, c'est le poids de l'impatience petite-bourgeoise, le manque de confiance dans la pratique vivante de la clarification collective au sein du prolétariat. Elles expriment une difficulté à accepter que la discussion et la clarification soient un processus. Comme tous les processus fondamentaux de la vie sociale, ce processus a un rythme interne et sa propre loi de développement. Son déroulement correspond au mouvement de la confusion vers la clarté, il comprend des erreurs et des orientations fausses ainsi que leur correction. De tels processus requièrent du temps pour être vraiment profonds. Ils peuvent être accélérés mais pas court-circuités. Plus la participation est large dans ce processus, plus la participation de l'ensemble de la classe est encouragée et bienvenue, plus riche sera ce processus.
Dans sa polémique contre Bernstein[21], Rosa Luxemburg a souligné la contradiction fondamentale de la lutte de classe en tant que mouvement au sein du capitalisme mais qui tend vers un but qui se situe en dehors de ce dernier. De cette nature contradictoire naissent les deux principaux dangers qui menacent ce mouvement. Le premier est l'opportunisme, c'est-à-dire l'ouverture à l'influence fatale de la classe ennemie. Le mot d'ordre de cette déviation du chemin de la lutte de classe est : "le mouvement est tout, le but n'est rien". Le second danger principal est le sectarisme, c'est-à-dire le manque d'ouverture envers l'influence de la vie de sa propre classe, le prolétariat. Le mot d'ordre de cette déviation est : "le but est tout mais le mouvement n'est rien".
Dans le sillage de la terrible contre-révolution qui a suivi la défaite de la révolution mondiale à la fin de la première Guerre mondiale, s'est développée au sein de ce qui restait du mouvement révolutionnaire l'idée fausse et fatale suivant laquelle il était possible de combattre l'opportunisme par le sectarisme. Cette démarche quia mené à la stérilisation et à la fossilisation, ne parvenait pas à comprendre que l'opportunisme et le sectarisme sont les deux faces de la même médaille puisqu'elles séparent toutes deux le mouvement et le but. Sans la pleine participation des minorités révolutionnaires à la vie réelle et au mouvement de leur classe, le but du communisme ne peut être atteint.
[1] Même de jeunes révolutionnaires aussi mûrs et clairs théoriquement que Marx et Engels pensaient -à l'époque des convulsions sociales de 1848- que le communisme était à l'ordre du jour plus ou moins rapidement. Une supposition qu'ils ont dû rapidement revoir et abandonner.
[2] Lire les Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France [1527], Revue internationale n° 125.
[3] Au sein du camp prolétarien, ce point de vue est théorisé par le courant dit "bordiguiste".
[4] Les biographies et les souvenirs des révolutionnaires du passé sont pleins d'exemples de leur capacité à discuter et, en particulier, à écouter. A cet égard, Lénine était réputé mais il n'était pas le seul. Pour donner ici un seul exemple : les souvenirs de Fritz Sternberg sur ses Conversations avec Trotsky (rédigées en 1963). "Dans ses conversations avec moi, Trotsky était extraordinairement poli. Il ne m'interrompait quasiment jamais, seulement pour me demander d'expliquer ou de développer un mot ou un concept la plupart du temps".
[5] A ce sujet, lire les articles des n °110 et 114 de la Revue internationale, "Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels [1468]" et "15e Congrès du CCI : Renforcer l'organisation face aux enjeux de la période [1510]".
[6] Voir "La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat" et "Marxisme et éthique"dans la Revue internationale n° 111 [1511], 112 [1512], 127 [1485] et 128 [1513].
[7] Voir nos livres sur La Gauche communiste d'Italie [1471] et La Gauche communiste de Hollande [1528].
[8] La Gauche Communiste de France allait maintenir cette vision après la dissolution de la Fraction italienne. Voir par exemple la critique du concept de "chef génial" republié dans la Revue internationale n° 33 [1529] et celle de la notion de discipline concevant les militants de l'organisation comme de simples exécutants qui n'ont pas à discuter des orientations politiques de l'organisation, dans la Revue internationale n° 34 [1530].
[9] Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État.
[10] Engels, Ludwig Feuerbach, début du 2e chapitre.
[11] Engels, La dialectique de la nature, chapitre : "La science de la nature dans le monde des esprits".
[12] Le Capital, Livre III, section 7, Chapitre 48 : "La formule tripartite" (début de la 3e partie).
[13] Engels, La dialectique de la nature, fin du chapitre : "La science de la nature dans le monde des esprits"
[14] Sur les développements en Asie dans les années 500 avant JC, voir les Conférences d'August Thalheimer à l'Université Sun-Yat-Sen à Moscou, 1927 :"Einführung in den dialektischen Materiailismus" (Introduction au matérialisme dialectique). Une édition américaine est parue en 1938.
[15] August Bebel : Die Mohamedanisch-Arabische Kulturepoche (1889), Chapitre VI, "Le développement scientifique, la poésie". Traduit de l'allemand par nous.
[16] Le Capital, Livre I, 4e section, chapitre 14 : "Division du travail et manufacture", 5 "Caractère capitaliste de la manufacture"
[17] Anti-Dühring, 3e partie : "Le socialisme", "Notions théoriques"
[18] Que faire ?, 2e partie "La spontanéité des masses et la conscience de la social-démocratie", partie b) "Le culte du spontané. La Rabotchaïa Mysl"
[19] Voir par exemple le livre de Trotsky : Histoire la révolution russe ou celui de John Reed : Dix jours qui ébranlèrent le monde
[20] Voir le développement à ce sujet dans le rapport sur les travaux du 17e Congrès du CCI, "17econgrès du CCI : un renforcement international du camp prolétarien [1531]" dans la Revue internationale n° 130.
[21] Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution
(L'expérience russe : propriété privée et propriété collective (Internationalisme, 1946) [1532] et Le communisme (VII) : les problèmes de la période de transition (Bilan n°35, septembre-octobre 1936) [1533])
Avec cet article de Bilan n° 35, publication théorique des communistes de gauche italiens, nous poursuivons la republication de la série d'études sur la période de transition réalisées par Mitchell. L'article précédent de la série (publié dans la Revue Internationale n° 130 [1534]) ouvrait la discussion sur les tâches économiques de la dictature du prolétariat, en réponse aux effort des communistes de gauche hollandais du GIK et en mettant en évidence les"principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes" à la lueur de l'expérience en Russie. Le débat entre ces deux courants de la Gauche communiste, quia été dans une grande mesure enterré par l'histoire, avant tout du fait de la contre-révolution,nécessite d'être exhumé alors qu'une nouvelle génération cherche des réponses concernant une réelle alternative au système capitaliste.
Nous allons revenir plus profondément sur les questions posées par ce débat. L'article qui suit se concentre en particulier sur le problème de la répartition du produit social durant la transition vers une société totalement communiste, période pendant laquelle il n'est pas encore possible d'appliquer le principe universel "à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités". Comme nous le disions dans l'introduction à l'article précédent,nous ne partageons pas toutes les positions de Mitchell (et de Bilan)sur cette question, par exemple celle selon laquelle l'URSS aurait d'une certaine manière éliminé le capitalisme à travers l'abolition de la propriété formelle des moyens de production ; de même il y a certainement une discussion à avoir concernant la question de savoir si la principale mesure économique de transition défendue par Marx, le GIK et la Gauche italienne -le système des bons de travail- constitue la base la plus adaptée pour le développement des relations sociales communistes après la destruction du capitalisme d'Etat. Mais cet article porte en lui beaucoup des qualités les meilleures de la Gauche italienne :
On a beaucoup bavardé sur le "produit du travail social" et sa répartition "intégrale" et "équitable", formulations confuses dont la démagogie a pu facilement s'emparer. Mais le problème capital de la destination, du produit social, c'est-à-dire de la somme des activités du travail, se concentre en deux questions fondamentales : comment se répartit le produit total ? Et comment se répartit la fraction de ce produit qui entre immédiatement dans la consommation individuelle ?
Nous savons évidemment qu'il n'existe pas une réponse unique valable pour toutes les sociétés et que les modes de répartition sont fonction des modes de production. Mais nous savons aussi qu'il existe certaines règles fondamentales que n'importe quelle organisation sociale se doit de respecter si elle veut subsister : les sociétés, comme les hommes qui les composent, sont soumises aux lois de la conservation qui suppose la reproduction, non pas simple, mais élargie. C'est là un truisme qu'il faut rappeler.
D'autre part, dès que l'économie brise son cadre naturel, domestique et se généralise en économie marchande, elle acquiert un caractère social qui, avec le système capitaliste, prend une signification immense, parle conflit qui l'oppose irréductiblement au caractère privé de l'appropriation des richesses.
Avec la production "socialisée" du capitalisme, nous nous trouvons donc en présence, non plus de produits d'individus isolés, mais de produits sociaux, c'est-à-dire, de produits qui, non seulement ne répondent pas à l'usage immédiat des producteurs, mais sont, outre cela, les produits communs de leur activités : "le fil, le tissus, les objets en métal venant de la fabrique sont dès lors le produit commun de nombreux ouvriers entre les mains desquels il leur faut successivement passer avant d'être achevés. Aucun individu ne peut en dire : c'est moi qui ai fait cela ; ceci est mon produit" (Engels : Anti-Dühring). En d'autres termes, la production sociale est la synthèse des activités individuelles et non pas leur juxtaposition ; d'où la conséquence que "dans la société, le rapport du producteur au produit, dès que ce dernier est achevé est purement extérieur, et le retour du produit à l'individu dépend des relations de celui-ci avec d'autres individus. Il ne s'en empare pas immédiatement. Aussi bien l'appropriation immédiate du produit n'est pas son but quand il produit dans la société. Entre le producteur et les produits se place la distribution, laquelle, par des lois sociales, détermine sa part du monde des produits et se place donc entre la production et la consommation" (K. Marx : Introduction de la critique... souligné par nous, N. D. L. R.).
Cela reste vrai en société socialiste ; et quand nous disons que les producteurs doivent rétablir leur domination sur la production que le capitalisme leur a enlevée, nous ne visons pas le bouleversement du cours naturel de la vie sociale, mais celui des rapports de production et de répartition.
Dans sa Critique du Programme de Gotha, Marx, en dénonçant l'utopisme réactionnaire de la conception de Lassalle sur le"produit du travail", pose la question en ces termes :"qu'est-ce que c'est que le "produit du travail" ? L'objet créé par le travail ou sa valeur ? Et dans ce dernier cas, la valeur totale du produit ou seulement la fraction de valeur que le travail est venu ajouter à la valeur des moyens de production mis en œuvre" (nous soulignons N.D.L.R.). Il indique comment dans la production sociale -où ne domine plus le producteur individuel mais le producteur social - le concept de "produit du travail" diffère essentiellement de celui qui considère le produit du travailleur indépendant : si nous prenons d'abord le mot "produit du travail" dans le sens d'objet créé par le travail, alors le produit du travail de la communauté, c'est la "totalité du produit social" ; produit social dont il faut défalquer les éléments nécessaires à la reproduction élargie, ceux du fonds de réserve, ceux absorbés par les frais improductifs et les besoins collectifs,ce qui transforme le "produit intégral du travail" en un "produit partiel" c'est-à-dire "la fraction des objets de consommation qui est répartie individuellement entre les producteurs de la collectivité."
En somme ce "produit partiel" non seulement ne comprend pas la partie matérialisée du travail ancien fourni dans les cycles productifs précédents et qui est absorbée par le remplacement des moyens de productions consommés, mais encore il ne représente pas l'entièreté du travail nouveau ajouté au capital social, puisqu'il faut opérer les déductions dont nous venons de parler ;cela revient à dire que le "produit partiel" est l'équivalent du revenu net de la société ou la fraction du revenu brut qui devrait revenir à la consommation individuelle du producteur, mais que la société bourgeoise ne lui répartit pas intégralement.
Voilà donc la réponse à la première question :"comment se répartit le produit total ?" Il en ressort simplement cette conclusion : le surtravail, c'est-à-dire la fraction du travail vivant ou nouveau exigé par l'ensemble des besoins collectifs, ne saurait être aboli par aucun système social, mais d'entrave qu'il est dans le capitalisme, au développement de l'individu, il doit être la condition du plein épanouissement de celui-ci dans la Société communiste. "Dans le monde capitaliste comme dans le système esclavagiste, le surtravail affecte simplement la forme d'un antagonisme, puisqu'il a pour complément l'oisiveté absolue d'une partie de la société" (Le Capital). Ce qui, en effet, détermine le taux du surtravail capitaliste ce sont les nécessités de la production de plus-value, mobile de la production sociale ; la domination de la valeur d'échange sur la valeur d'usage subordonne les besoins de la reproduction élargie et de la consommation à ceux de l'accumulation de capital ; le développement de la productivité du travail incite à augmenter le taux et la masse de surtravail.
Par contre le surtravail socialiste doit être amené au minimum correspondant aux besoins de l'économie prolétarienne comme aux nécessités de la lutte des classes se poursuivant nationalement et internationalement. En réalité, la fixation du taux de l'accumulation et du taux des frais administratifs et improductifs (absorbés par la bureaucratie) se trouvera placée au centre des préoccupations du prolétariat ; mais cet aspect du problème, nous l'examinerons dans un autre chapitre.
Il faut maintenant répondre à la deuxième question posée : "Comment se répartit à son tour le produit partiel" ? Donc la fraction du produit total qui tombe immédiatement dans la consommation individuelle, donc le fonds des salaires, puisque la forme capitaliste de rémunération du travail subsiste pendant la période transitoire.
Commençons par marquer qu'il existe une conception trop facilement accréditée chez certains révolutionnaires et suivant laquelle une appropriation collective, pour être réelle, doit entraîner ipso facto la disparition des salaires et l'instauration d'une rémunération égale pour tous ; à cette proposition s'ajoute ce corollaire, que l'inégalité des salaires présuppose l'exploitation de la force de travail.
Cette conception, que nous retrouverons en examinant les arguments des internationalistes hollandais, procède d'une part -il faut le souligner une nouvelle fois- de la négation du mouvement contradictoire du matérialisme historique, et d'autre part de la confusion créée entre deux catégories différentes : force de travail et travail ; entre la valeur de la force de travail, c'est-à-dire la quantité de travail exigée pour la reproduction de cette force, et la quantité totale de travail que cette même force fournit dans un temps considéré.
Il est exact de dire qu'au contenu politique de la dictature du prolétariat doit correspondre un nouveau contenu social de la rétribution du travail qui ne peut plus être l'équivalent seulement des produits strictement nécessaires à la reproduction de la force du travail. Autrement dit, ce qui constitue le fondement de l'exploitation capitaliste : l'opposition entre la valeur d'usage et la valeur d'échange de cette marchandise particulière qui s'appelle la force de travail, disparaît par la suppression de la propriété privée des moyens de production et par conséquent disparaît aussi l'usage privé de la force du travail. Evidemment l'utilisation nouvelle de cette force et la masse de surtravail qui en résulte peuvent fort bien être détournées de leurs objectifs prolétariens (l'expérience soviétique le démontre) et ainsi peut surgir un mode d'exploitation d'une nature particulière qui, à proprement parler, n'est pas capitaliste. Mais ça c'est une autre histoire sur laquelle nous reviendrons. Pour l'instant nous n'avons à nous arrêter qu'à cette proposition : le fait que dans l'économie prolétarienne le mobile fondamental n'est plus la production, sans cesse élargie de plus-value et de capital, mais la production illimitée de valeurs d'usage, ne signifie pas que les conditions sont mûres pour un nivellement des "salaires" se traduisant par une égalité dans la consommation. D'ailleurs, pas plus unetelle égalité ne se place au début de la période transitoire, qu'elle ne se réalise dans la phase communiste avec la formule inverse "à chacun selon ses besoins".En réalité l'égalité formelle ne peut exister à aucun moment, tandis que le communisme enregistre finalement l'égalité réelle dans l'inégalité naturelle.
Il reste cependant à expliquer pourquoi la différenciation des salaires subsiste dans la phase transitoire en dépit du fait que le salaire, tout en conservant son enveloppe bourgeoise, a perdu son contenu antagonique. Immédiatement se pose la question : quelles sont les normes juridiques de répartition prévalant dans cette période ?
Marx, dans sa Critique de Gotha, nous répond : "le droit ne peut jamais être à un niveau plus élevé que l'état économique et que le degré de civilisation sociale qui y correspond". Lorsqu'il constate que le mode de répartition des objets de consommation n'est que le reflet du mode de répartition des moyens de production et du mode de production lui-même, il ne s'agit pour lui que d'un schéma qui se réalise progressivement. Le capitalisme n'instaure pas d'emblée ses rapports de répartition ; il le fait par étapes, sur les ruines accumulées du système féodal. Le prolétariat ne peut non plus régler immédiatement la répartition suivant des normes socialistes, mais il le fait en vertu d'un droit qui n'est autre que celui "d'une société qui, sous tous les rapports : économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l'ancienne société des flancs de laquelle elle sort". Mais il y a en outre une différence capitale entre les conditions de développement du capitalisme et celles du socialisme. La bourgeoisie, en développant ses positions économiques au sein de la société féodale, construit en même temps les bases de la future superstructure juridique de son système de production et sa révolution politique consacre cet acquis économique et juridique. Le prolétariat ne bénéficie d'aucune évolution semblable et ne peut s'appuyer sur le moindre privilège économique ni sur le moindre embryon concret de "droit socialiste", car pour un marxiste, il ne peut être question de considérer comme un tel droit les"conquêtes sociales" du réformisme. Il lui faut donc appliquer temporairement le droit bourgeois, restreint il est vrai au mécanisme de la répartition. C'est ce qu'entend Marx lorsque, dans sa Critique de Gotha, il parle de droit égal et, à son tour, Lénine, lorsque dans son Etat et la Révolution, il constate avec son réalisme clair et puissant que : " dans la première phase du communisme, on trouve le phénomène curieux de la survivance de "l'horizon étroit du droit bourgeois", par rapport à la distribution des produits de consommation. Le droit bourgeois suppose inévitablement un Etat bourgeois, car le droit n'est rien sans l'appareil qui peut contraindre à observer les normes de ce droit. Donc, sous le régime du communisme, non seulement le droit bourgeois, mais même l'Etat bourgeois - sans bourgeoisie - va subsister pendant un certain espace de temps."
Marx, toujours dans sa Critique de Gotha a analysé comment et en vertu de quels principes le droit égal bourgeois est appliqué : "le droit du producteur est proportionnel au travail qu'il a fourni ; l'égalité consiste ici dans l'emploi du travail comme unité commune.[1]"
Et la rémunération du travail s'effectue comme suit :"le producteur reçoit donc individuellement -les défalcations une fois faites- l'équivalent exact de ce qu'il a donné à la Société. Ce qu'il lui a donné c'est son quantum individuel de travail." (Nous soulignons. N.D.L.R.) Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu'il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu'il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu'il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour le fonds collectif) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux une quantité d'objets de consommation correspondant à la valeur de son travail[2]. Le même quanta de travail qu'il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d'elle sous une autre forme.
C'est évidemment ici le même principe que celui qui règle l'échange des marchandises pour autant qu'il est un échange de valeurs égales. Le fond et la forme diffèrent parce que, les conditions étant différentes, nul ne peut rien fournir d'autre que son travail et que, par ailleurs, rien d'autre que des objets de consommation individuelle ne peut entrer dans la propriété de l'individu. Mais en ce qui concerne le partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l'échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s'échange contre une même quantité de travail sous une autre forme.
Lorsque Marx parle d'un principe analogue à celui qui règle l'échange des marchandises et de quantum individuel de travail, il sous-entend incontestablement le travail simple, substance de la valeur, ce qui signifie que tous les travaux individuels doivent être réduits à une commune mesure pour pouvoir être comparés, évalués et par conséquent rémunérés par application du "droit qui est proportionnel au travail fourni". Nous avons déjà marqué qu'il n'existe encore aucune méthode scientifique de réduction en travail simple et que, par conséquent, la loi de la valeur subsiste dans cette fonction, bien qu'elle n'agisse plus que dans certaines limites déterminées par les conditions politiques et économiques nouvelles. Marx se charge d'ailleurs de lever les doutes qui pourraient subsister à cet égard lorsqu'il analyse la mesure du travail : "mais un individu l'emporte physiquement et moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps (souligné par nous) plus de travail, ou peut travailler plus de temps ; et le travail, pour servir de mesure doit avoir sa durée ou son intensité précisées, sinon il cesserait d'être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe parce que tout homme n'est qu'un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement l'inégalité des dons individuels (souligné par nous) et, par suite, des capacités productives comme des privilèges naturels. C'est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l'inégalité, comme tout droit. Le droit, par sa nature, ne peut consister que dans l'emploi d'une même unité ;mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s'ils n'étaient pas inégaux) ne sont mesurables d'après une unité commune qu'autant qu'on les considère d'un même point de vue, qu'on ne les saisit que sous un aspect déterminé, par exemple, dans le cas donné, qu'on ne les considère que comme travailleurs, rien de plus et indépendamment de tout le reste.
Autre chose : un ouvrier est marié, l'autre non ; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc. A égalité de travail et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit donc effectivement plus que l'autre, l'un est plus riche que l'autre, etc. Pour éviter toutes ces difficultés, le droit devrait être, non pas égal, mais inégal.
Mais ce sont là difficultés inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu'elle est sortie de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement."
De cette analyse, il ressort avec évidence : d'une part, que l'existence du droit égal bourgeois est indissolublement liée à celle de la valeur ; d'autre part, que le mode de répartition renferme encore une double inégalité : l'une, qui est l'expression de la diversité des "dons individuels", des"capacités productives", des "privilèges naturels" ; et l'autre qui, à égalité de travail, surgit des différenciations de condition sociale (famille, etc.). "Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel (souligné par nous), quand le travail sera devenu, non seulement le moyen de vivre, mais même le premier besoin de l'existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s'accroissant ; et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités,à chacun selon ses besoins !". Mais dans la phase transitoire, le droit bourgeois consacre une inégalité de fait qui est inévitable parce que le prolétariat ne peut encore réaliser la justice et l'égalité : des différences de richesse subsisteront et des différences injustes ; mais ce qui ne saurait subsister, c'est l'exploitation de l'homme par l'homme... Marx indique les phases par lesquelles doit passer la société communiste obligée de ne détruire au début que l'injuste accaparement privé des moyens de production, mais incapable de détruire du même coup l'injuste répartition des objets de consommation d'après le travail et non d'après les besoins". (Lénine : L'Etat et la Révolution)
L'échange de quantités égales de travail, bien qu'il se traduise en fait par une inégalité dans la répartition, n'implique donc nullement une exploitation, pour autant que le fond et la forme de l'échange soient modifiés et que subsistent les conditions politiques qui ont déterminé ce changement, c'est-à-dire que se maintienne réellement la dictature du prolétariat. Il serait donc absurde d'invoquer la thèse marxiste pour justifier une forme quelconque d'exploitation résultant en réalité de la dégénérescence de cette dictature. Par contre,la thèse tendant à démontrer que la différenciation des salaires, que la démarcation entre travail qualifié et travail non qualifié, travail simple et travail composé, sont des signes certains de dégénérescence au sein de l'Etat prolétarien et les indices de l'existence d'une classe exploiteuse, cette thèse doit être catégoriquement rejetée, d'une part,parce qu'elle implique l'inévitabilité de cette dégénérescence et, d'autre part, parce qu'elle ne peut en rien contribuer à expliquer l'évolution de la Révolution russe.
Nous avons déjà laissé entendre que les Internationalistes hollandais dans leur essai d'analyse des problèmes de la période de transition, s'étaient beaucoup plus inspirés de leurs désirs que de la réalité historique. Leur schéma abstrait, d'où ils excluent, en gens parfaitement conséquents avec leurs principes, la loi de la valeur, le marché, la monnaie devait, tout aussi logiquement, préconiser une répartition "idéale"des produits. Pour eux puisque "la révolution prolétarienne collectivise les moyens de production et par là ouvre la voie à la vie communiste, les lois dynamiques de la consommation individuelle doivent absolument et nécessairement se conjuguer parce qu'elles sont indissolublement liées aux lois de la production, cette liaison s'opérant de 'soi-même' par le passage à la production communiste". (Page 72 de leur ouvrage déjà cité, Essai sur le développement de la société communiste)
Les camarades hollandais considèrent donc que le nouveau rapport de production, par la collectivisation, détermine automatiquement un nouveau droit sur les produits. "Ce droit s'exprimerait par des conditions égales pour la consommation individuelle qui résident uniquement dans une mesure égale de consommation. Tout comme l'heure de travail individuelle est la mesure du travail individuel, elle est en même temps la mesure de la consommation individuelle. Par là, la consommation est socialement réglée et se meut dans une voie juste. Le passage à la révolution sociale n'est pas autre chose que l'application de la mesure de l'heure-travail sociale moyenne à toute la vie économique. Elle sert de mesure pour la production et aussi de mesure du droit des producteurs sur le produit social". (Page 25.)
Mais encore une fois, cette affirmation ne peut devenir positive que pour autant qu'on en transcrive la signification concrète,c'est-à-dire pour autant qu'on reconnaisse qu'il ne peut s'agir pratiquement que de la valeur, lorsqu'on parle de temps de travail et de mesure du travail. C'est ce qu'ont omis de faire les camarades hollandais et cela les a conduit à fausser leur jugement sur la révolution russe et surtout à restreindre singulièrement le champ de leurs recherches quant aux causes profondes de l'évolution réactionnaire de l'U.R.S.S. L'explication de celle-ci ils ne vont pas la chercher dans le tréfonds de la lutte nationale et internationale des classes (c'est une des caractéristiques négatives de leur étude, qu'elle fait quasi abstraction des problèmes politiques), mais dans le mécanisme économique,lorsqu'ils proposent : "quand les Russes allèrent jusqu'à rétablir la production sur la base de la valeur, ils proclamèrent par là et l'expropriation des travailleurs, des moyens de production et qu'il n'y aurait aucun rapport direct entre l'accroissement de la masse des produits et la part des ouvriers dans cette masse". (Page 19.)
Maintenir la valeur équivaudrait pour eux à poursuivre l'exploitation de la force de travail, alors que nous pensons avoir démontré, sur la base de la thèse marxiste, que la valeur peut subsister sans son contenu antagonique, c'est-à-dire sans qu'il y ait rétribution de la valeur de la force de travail.
Mais outre cela, les internationalistes hollandais faussent la signification des paroles de Marx quant à la répartition des produits. Dans l'affirmation que : l'ouvrier émarge à la répartition au prorata de la quantité de travail qu'il a donnée, ils ne découvrent qu'un aspect de la double inégalité que nous avons soulignée et c'est celui qui résulte de la situation sociale de l'ouvrier (page 81) ; mais ils ne s'arrêtent pas à l'autre aspect qui exprime le fait que les travailleurs, dans un même temps de travail fournissent des quantités différentes de travail simple (travail simple qui est la commune mesure s'exerçant par le jeu de la valeur) donnant donc lieu à une répartition inégale. Ils préfèrent s'en tenir à leur revendication de : suppression des inégalités des salaires, qui reste suspendue dans le vide parce qu'à la suppression du salariat capitaliste ne correspond pas immédiatement la disparition des différenciations dans la rétribution du travail.
Le camarade Hennaut apporte une solution semblable au problème de la répartition dans la période de transition, solution qu'il tire également d'une interprétation erronée parce qu'incomplète des critiques de Marx du programme de Gotha. Dans Bilan, page 747, il dit ceci :"l'inégalité que laisse subsister la première phase du socialisme résulte non pas de la rémunération inégale qui serait appliquée à diverses sortes de travail : le travail simple du manœuvre ou le travail composé de l'ingénieur avec, entre ces deux extrêmes, tous les échelons intermédiaires. Non, tous les genres de travail se valent, seules "sa durée" et "son intensité" devant être mesurées ; mais l'inégalité provient de ce qu'on applique à des hommes ayant des capacités et des besoins différents,des tâches et des ressources uniformes". Et Hennaut renverse la pensée de Marx lorsqu'il lui fait découvrir l'inégalité dans le fait que "la part au profit social restait égale -à prestation égale, bien entendu- pour chaque individu, alors que leurs besoins et l'effort déployé pour atteindre à une même prestation étaient différents"tandis que, comme nous l'avons indiqué, Marx voit l'inégalité dans le fait que les individus reçoivent des parts inégales,parce qu'ils fournissent des quantités inégales de travail et que c'est en cela que réside l'application du droit égal bourgeois.
Une politique d'égalisation des salaires ne peut se placer dans la phase de transition, non seulement parce qu'elle y serait inapplicable, mais parce qu'elle mènerait inévitablement à l'effondrement de la productivité du travail.
Si, pendant le "communisme de guerre" les Bolcheviks ont appliqué le système de la ration égale, indépendamment de la qualification et du rendement du travail, il ne s'agissait pas là d'une méthode économique capable d'assurer le développement systématique de l'économie, mais du régime d'un peuple assiégé qui bandait toutes ses énergies vers la guerre civile.
En partant de la considération générale que les variations et différences dans la qualification du travail (et sa rétribution) sont en raison inverse du degré de la technique de production, on comprend pourquoi en U.R.S.S., après la N.E.P., les variations très grandes des salaires des ouvriers qualifiés et non qualifiés[3] résultaient de l'importance plus grande que prenait la qualification individuelle de l'ouvrier, par rapport aux pays capitalistes hautement développés. Dans ceux-ci, après la Révolution, les catégories de salaires pourront se rapprocher bien davantage qu'en U.R.S.S., en vertu de la loi par laquelle le développement de la productivité du travail tend au nivellement des qualités de travail. Mais les marxistes ne peuvent oublier que "l'asservissante subordination des individus à la division du travail", et avec elle le "droit bourgeois", ne peuvent disparaître que sous la poussée irrésistible d'une prodigieuse technique mise au service des producteurs.
(A suivre.)
Mitchell[1] Nous avons jugé utile de reproduire par après le texte intégral de la Critique de Gotha qui se rapporte à la répartition, parce que nous considérons que chaque terme y revêt une importance capitale.
[2] Marx entend ici par "valeur du travail", la quantité de travail social fourni par le producteur car il va de soi que, puisque le travail crée la valeur, qu'il enforme la substance, il n'a pas lui-même de valeur car, comme le fait remarquer Engels, il s'agirait dans ce cas d'une valeur de la valeur et ce serait comme si on voulait donner un poids à la pesanteur ou une température quelconque à la chaleur.
[3] Nous ne visons évidemment pas ici les formes de"Stakhanovisme" qui ne sont qu'un produit monstrueux du Centrisme.
Nous allons montrer dans ce quatrième article de la série sur la CNT comment le syndicalisme avait affaibli les courants révolutionnaires existants au sein de la CNT (aussi bien ceux d'orientation marxiste qui étaient partisans de l'intégration à la 3e Internationale que ceux d'orientation anarchiste). En 1923, la CNT, affaiblie par la démoralisation des ouvriers après la défaite des luttes de1919-1920 et par la brutale répression menée par les bandes de pistoleros à la solde du patronat et coordonnées par les autorités militaires et préfectorales[1], est de nouveau mise hors la loi par la dictature de Primo de Rivera qui ferme systématiquement ses locaux et emprisonne les Comités dirigeants au fur et à mesure de leur formation.
Malgré ces conditions de persécution constante de ses militants, la CNT va poursuivre une certaine activité. Mais, comme nous l'exposions à la fin du troisième article de cette série, cette activité va prendre une orientation très différente de celle de la période 1911-1915. Alors que,dans cette période, elle se consacrait au soutien des initiatives de lutte qui pouvaient surgir et à une réflexion générale sur les attaques qui frappaient la classe ouvrière et l'humanité (notamment concernant le problème de la guerre impérialiste[2]), elle va maintenant se centrer de manière presque systématique dans le soutien à toutes sortes de conspirations ourdies par des politiciens bourgeois en opposition à la Dictature et elle jouera un rôle décisif dans l'avènement de la République espagnole en 1931, une façade de "libertés" et de "droits", une "République des Travailleurs" (comme elle se présentait elle-même) qui massacrera sans pitié aucune les luttes ouvrières.
La dictature du Général Primo de Rivera résultait de causes multiples.
Tout d'abord, l'épuisement de l'ancien Régime de la Restauration qui avait dominé l'Etat espagnol depuis1876[3] : un système d'alternance entre deux partis (conservateur et libéral) qui représentaient la partie dominante de la bourgeoisie espagnole. Toutefois, ce système n'était pas capable d'intégrer des fractions importantes de la bourgeoisie, en particulier les régionalistes, et marginalisait la petite bourgeoisie (traditionnellement républicaine et anti-cléricale) ; de plus, face aux paysans et aux ouvriers, elle avait pour unique langage la répression féroce.
Deuxièmement, avec l'après-guerre, le capital espagnol avait vu fondre et disparaître les bénéfices faciles obtenus avec la vente, sous couvert de "neutralité", de toutes sortes de produits aux deux camps. La crise était revenue dans toute sa violence et frappait à grands coups de chômage, d'inflation et d'extrême misère.
Troisièmement, la bourgeoisie espagnole se fourvoyait dans une impasse avec la guerre coloniale du Maroc qui allait de désastre en désastre (le plus connu fut le massacre de soldats espagnols entre les mains des guérillas marocaines au cours de l'année 1921). Affaiblie par des luttes internes, par l'incapacité du personnel politique à la diriger et par une bureaucratie pharaonique (il y eut jusqu'à un général pour deux sergents et cinq soldats), l'armée espagnole avait besoin d'être renforcée.
Cependant, sans négliger l'importance de ces trois facteurs, la cause fondamentale à l'instauration de la dictature fut la nouvelle situation internationale. La Première Guerre mondiale marquait l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence qui est dominée par trois facteurs : la crise tend à devenir chronique ; la dynamique guerrière s'impose fortement à tous les Etats, petits ou grands ; la vague révolutionnaire de1917-23 montre l'existence de la menace du prolétariat contre l'ordre social bourgeois. Face à cette situation, chaque capital national a besoin de se renforcer autour de l'Etat, pilier fondamental de sa défense -en développant la tendance générale au capitalisme d'Etat. Dans un premier temps, cette tendance se concrétisa par l'instauration de régimes autoritaires qui supprimèrent les droits constitutionnels et placèrent à la tête de l'Etat des généraux ou des hommes politiques érigés en caudillos charismatiques[4]. Ce fut le cas du Duce italien Mussolini, du Général Horthy en Hongrie qui parvient au pouvoir après l'échec de la tentative de révolution prolétarienne en 1919, ou le cas du général Pildsuki en Pologne etc.
La Dictature de Primo de Ribera fut très bien accueillie par la bourgeoisie espagnole, particulièrement en Catalogne[5], et fut surtout soutenue de manière quasi inconditionnelle parle PSOE dont le syndicat, l'UGT, se transforma en syndicat du régime. Son leader, Largo Caballero, également dirigeant du PSOE, fut nommé conseiller d'Etat du dictateur.
Pour se garantir le monopole syndical, l'UGT fut très active dans la persécution de la CNT et nombre de ses cadres agirent comme des mouchards qui dénonçaient les ouvriers cénétistes ou tout simplement les ouvriers combatifs.
Face à cette situation, la principale réaction de la CNT, impulsée en particulier par ses deux dirigeants les plus représentatifs,Joan Peiró[6] et Angel Pestaña, fut de prendre contact avec toutes sortes de dirigeants de partis bourgeois d'opposition afin d'organiser des"mouvements révolutionnaires" contre la dictature.
Dans son Histoire de l'anarchosyndicalisme, Gomez Casas[7], auteur ouvertement anarchiste[8] le reconnaît sans détour : "la CNT entretint des contacts avec les forces d'opposition à la dictature. Début 1924, Peiró, secrétaire du Comité National de la CNT, qui se trouvait alors à Zaragoza, entra en relation à Paris avec le colonel Macia,représentant de l'opposition catalaniste et tête du mouvement révolutionnaire qui se formait alors" (page 177). En 1924-1926, s'effectua une série de tentatives d'incursion depuis la frontière française, des tentatives de soulèvements militaires combinées avec la CNT qui devait appeler à la grève générale,et en 1926, eut lieu la rocambolesque tentative de séquestration du monarque espagnol à Paris par des anarchistes radicaux (Durruti, Ascaso, et Jover). A chaque fois, la CNT fournissait les militants, c'est-à-dire la chair à canon. Le résultat était toujours le même : la dictature déclenchait une répression sauvage contre les éléments de la CNT en les condamnant à mort, en les envoyant au bagne ou en les torturant atrocement.
En 1928 et1930 eurent lieu d'autres tentatives avec la collaboration active de la CNT. Parmi celles-ci il y eu la célèbre journée de la Saint-Jean "sanjuanada"[9] et la bouffonnerie appelée "complot de Sanchez Guerra", politicien monarchiste libéral qui avait comploté avec le capitaine général de Valence lequel le trahit à la dernière minute. Sanchez Guerra caractérise ainsi les évènements : le plenum clandestin de juillet 1928 autorisa une entente avec les politiciens et les militaires opposés à la dictature. C'est pourquoi, cette fois-ci non plus, la CNT ne fut pas étrangère à la conspiration de Sanchez Guerra. La proclamation à Valence de ce politicien s'opposait à la dictature et à la monarchie absolue. Elle était pour la souveraineté nationale, pour la dignité et l'unité de la marine et de l'armée nationales. Il s'engageait également au maintien énergique de l'ordre public. (page 181)
Comment la CNT pouvait-elle soutenir la souveraineté nationale, l'unité de l'armée et de la marine et le maintien énergique de l'ordre public ?
Joan Peiró, principal promoteur de cette politique la justifie ainsi : "si nous pouvions parler aujourd'hui librement dans un congrès normal, nous modifierions tout ce qui peut l'être- comme l'ont été les conférences et les plenum confédéraux- mais les deux principes fondamentaux de la CNT seraient inamovibles : l'action directe et l'antiparlementarisme sans lesquels la CNT n'aurait pas de raison d'être." (série d'articles intitulés "Délimitation des Camps", publiée dans Action Sociale Ouvrière, 1929).
En quoi consistent donc "l'action directe et l'antiparlementarisme" ? Le sens que leur donnent alors les dirigeants cénétistes n'a rien à voir avec celui qu'ils eurent au début du syndicalisme révolutionnaire[10].
Dans une note, Peirats[11] désigne par action directe le fait " que les conflits doivent se résoudre par le contact direct entre les parties concernées : les questions de travail avec le patronat et celle de l'ordre public avec les autorités" (page 52, opus cité). Cette conception n'a plus rien à voir avec la vision première de la CNT pour qui elle signifiait la lutte directe des masses en dehors des voies imposées par la bourgeoisie. On parle maintenant de négociations directes entre les syndicats et le patronat lors de "conflits du travail" et entre syndicats et les autorités pour les conflits d'ordre public ! En définitive la nouvelle action directe n'est autre que la vision libérale corporatiste d'accords directs entre patronat et syndicats. Ce que nul politicien bourgeois ne désavouerait !
Par rapport à l'antiparlementarisme, au cours d'une intervention au Congrès de juin 1931 (sur lequel nous reviendrons), Peiró donne sa vision en explicitant les conversations avec le colonel Macia : "il nous a demandé quelles seraient les conditions que la confédération poserait pour appuyer ce mouvement révolutionnaire dont le but était d'instaurer une République fédérale. Réponse des représentants de la Confédération : 'Il nous importe peu ce qui pourrait se réaliser après que la révolution soit faite. Ce qui compte est la libération de tous nos prisonniers, sans exception aucune, et que les libertés collectives et individuelles soient absolument garanties'". L'idée correcte mais insuffisante du syndicalisme révolutionnaire à ses débuts, "dénoncer le parlement en tant que masque trompeur de l'Etat", est à présent remplacée par la neutralité syndicale, donnant carte blanche aux "politiques"afin qu'ils configurent un Etat qui garantirait toujours la liberté d'action syndicale.
Cette "adaptation" de concepts tant chéris par le syndicalisme révolutionnaire et par l'anarchisme, sert à s'adapter à une politique d'intégration à l'Etat bourgeois. Ce ne fut pas la conséquence d'une machination malveillante de "dirigeants réformistes" mais une nécessité à laquelle le syndicalisme ne pouvait se soustraire. Celui-ci doit s'adapter à l'Etat capitaliste et pour cela "la seule chose qui l'intéresse" ce sont les libertés juridiques et institutionnelles nécessaires pour pouvoir faire son travail de contrôle des travailleurs et de soumission de leurs revendications aux besoins du capitalisme national, comme nous allons maintenant le voir.
Les répercutions de la dépression de 1929 frappèrent violemment le capital espagnol, provoquant une avalanche de licenciements, une forte augmentation du coût de la vie et étendant la famine parmi les travailleurs journaliers à la campagne. De nouvelles générations ouvrières s'incorporaient alors au monde du travail et simultanément les anciennes commençaient à récupérer des effets des défaites de 1919-20. Les grèves prirent une telle ampleur en 1930 que le dictateur se vit contraint à s'exiler en laissant le pouvoir aux mains du général Berenguer. Celui-ci entama immédiatement des pourparlers avec l'opposition et finit par légaliser la CNT le 20 avril 1930, dont l'organe, Solidaridad obrera (Solidarité ouvrière, dite "Soli") reparut légalement en juillet 1930[12]. Ces petits arrangements n'empêchèrent pas de grandir la vague de grèves. Le régime, mais aussi la monarchie elle-même, étaient totalement débordés,les vieux politiciens "libéraux-monarchistes" eux-mêmes passaient dans l'opposition, jetant aux orties la couronne royale pour la remplacer par le bonnet phrygien républicain. En avril 1931, les élections municipales donnèrent une écrasante majorité aux forces d'opposition auxquelles s'était uni le PSOE qui, depuis 1929, commençait à retourner lui aussi sa veste, illustrant que les rats quittaient le navire de la dictature agonisante. Le monarque dut abdiquer et s'exiler à Paris. La République fut proclamée, soulevant d'immenses illusions populaires[13]. Le gouvernement provisoire de la République regroupait dans une Union nationale le PSOE, les républicains et beaucoup d'ex-monarchistes alignés derrière Alcala Zamora, grand propriétaire terrien andalou proclamé Président de la République.
Cette coalition traita les luttes ouvrières par la traditionnelle répression brutale. Comme le signale Peirats, "les bourgeois de la République ne veulent pas de conflits qui pourraient épouvanter la bourgeoisie. Il ne faut pas non plus faire peur à la droite à laquelle il a été promis que tout continuerait comme avant, au prix modique d'une valse des symboles réels. Et si on ne peut supprimer par décret ni la famine ni les grèves et que celles-ci se multiplient, la loi de "Défense de la République" et celle des "Fainéants et Malfaiteurs", appuyées par la loi dite du "Tir sans sommation", mettraient au pas les agités" (op. cit., p. 52).
La bourgeoisie espagnole poursuivit sa politique traditionnelle de marginalisation et de répression de la CNT, malgré sa légalisation. L'influence éhontée du PSOE, qui voulait maintenir le monopole syndical de l'UGT comme aux plus beaux jours de la dictature, pesa beaucoup dans ce sens. En mai 1931, le ministre du Travail, Largo Caballero, promulguait la "Loi du Jury mixte", une prolongation des comités paritaires imposés sous la dictature[14], qui impliquait l'exclusion de la CNT qui se voyait obligée de passer par le joug bureaucratique étatique pour pouvoir appeler à une grève. Comme le signale Peirats, c'était "une flèche envoyée en plein cœur de la CNT et de sa tactique d'action directe" puisque, comme le disait Peiró, la raison d'être de la CNT se trouvait dans la voie libérale de négociation directe entre patrons et syndicats[15]. La CNT se trouvait ainsi placée dans une situation où elle devait soit accepter le nouveau cadre légal soit se retrouver une fois de plus marginalisée[16], comme s'en plaignait Adolfo Casas : "[les cénétistes] représentaient une source d'énergie, de générosité et de capacité créative que la société n'avait pas su comprendre. Les pouvoirs publics et les institutions bourgeoises préférèrent les réprimer que les respecter, détruire leurs syndicats et provoquer ainsi des réactions violentes et une mentalité favorable à la réaction terroriste et à la loi du talion[17] plutôt que de permettre le développement naturel de leurs entités" (op.cit., p. 164).
La bourgeoisie espagnole fût pour le moins ingrate. En 1930-31, alors que se multipliaient les grèves dans l'ensemble du pays, la principale activité de la CNT fraîchement légalisée ne fût en rien d'impulser ni de développer la force potentielle du mouvement mais, contrairement à ce qu'elle avait fait au cours de périodes antérieures, de contribuer à l'objectif politique bourgeois de remplacer le régime de la dictature par la nouvelle façade de la République. Elle se chargea pendant cette période de mobiliser la chair à canon ouvrière dans tout un travail d'agitation de rue pour soutenir le changement auquel se ralliaient en catastrophe l'immense majorité des politiciens bourgeois qui devenaient soudain les "sauveurs de la situation". Francisco Olaya[18] fournit des témoignages éloquents qui prouvent ce que fût alors l'orientation prioritaire de la CNT.
Il parle (p. 622 et 623) de meetings à Barcelone et à Valence organisés par la CNT dans lesquels interviennent comme orateurs des républicains, ce qui leur donnait une image positive dans la classe ouvrière. Il cite aussi les événements de La Corogne, où la CNT appela à la grève générale pour démanteler les dernières résistances des partisans de la monarchie[19].
En novembre 1930, une grève massive qui s'étendait à tout Barcelone en solidarité avec les travailleurs des transports victimes de la répression violente d'une manifestation (cinq morts) fut brisée par la propre CNT : "La grève se durcissant, le Comité révolutionnaire[20], qui avait prévu le soulèvement républicain pour le 18 du mois, envoya Rafael Sanchez Guerra à la capitale catalane pour demander à la CNT de ne pas gêner le mouvement républicain subversif, et les délégués syndicaux, réunis à Gava, décidèrent du retour au travail" (p. 628, note de la rédaction).Cette action créa un précédent : pour la première fois, la CNT sabotait une lutte pour faciliter un mouvement politique bourgeois d'opposition.
Lors de sélections municipales d'avril 1931 qui allaient précipiter la proclamation de la République, les leaders cénétistes favorisèrent discrètement le recours aux urnes, comme le reconnaît Olaya : "On votait pour la première fois depuis 8 ans, comme si c'était un droit conquis et le vote fut massif, même de la part des militants de la CNT, influencés par leur aversion envers la monarchie et sensibilisés par la situation critique de milliers de détenus sociaux" (p. 646). Dans un article tirant le bilan des élections, Solidaridad obrera affirmait que "le vote avait été en faveur de l'amnistie et pour la République, contre les atrocités et les injustices commises par la Monarchie". Ce fût là un autre précédent marquant qui se concrétisera à nouveau de façon beaucoup plus ouverte lors des fameuses élections de février 1936 !
Olaya reconnaît sans détours que la CNT fût mise au service de l'avènement du régime bourgeois républicain : "Par leur action pendant la période critique allant du 13 au 16 avril 1931, les militants de la CNT furent les artisans de la proclamation de la République, d'autant plus que leurs votes furent déterminants, alors même qu'ils se firent au détriment de leurs principes. Le Manifeste publié par leur Comité le 14 avril à Barcelone faisait cependant état du fait que nous ne sommes pas enthousiasmés par la République bourgeoise, mais nous n'accepterons pas une nouvelle dictature" (p. 660). Il recourt aussi bien sûr à l'éternelle justification de la gauche et des gauchistes, tant de fois pourtant décriée par les anarchistes : "Conscients qu'ils n'étaient pas en mesure de mettre en avant leurs postulats maximalistes, les comités choisissaient la politique du moindre mal" (idem).
L'argument du moindre mal est un leurre. Il consiste à affirmer ne pas renoncer à ses objectifs finaux tout en appuyant dans la pratique de prétendus "objectifs minimaux", qui ne sont en rien des revendications minimales du prolétariat mais bien le programme de la bourgeoisie. Le "moindre mal" n'est pas autre chose que la manière démagogique de faire passer le programme de la bourgeoisie dans une situation politique déterminée tout en maintenant l'illusion qu'on continue à lutter pour un "futur révolutionnaire".
Au cours de ce congrès extraordinaire, la CNT fit un énorme effort pour effectuer une percée dans le système capitaliste. Bien sûr, de nombreuses critiques furent faites et les débats furent houleux, mais les travaux du Congrès allèrent systématiquement dans le sens de l'intégration dans les structures de la production capitaliste et dans les voies institutionnelles de l'Etat bourgeois.
Un mois auparavant, dans un éditorial du 14 mai 1931, Solidarité Ouvrière avait donné le ton. Rejetant l'odieux amalgame avec le pouvoir dans lequel les socialistes voulaient l'enfermer, et qui parlait d'une entente entre monarcho-fascistes d'un côté, et extrémistes anarcho-syndicalistes de l'autre, Solidarité Ouvrière protestait en disant qu'on ne peut pas "situer sur le même plan la manœuvre réactionnaire des monarchistes, aristocrates et religieux, et la protestation virile d'un peuple libéral et honnête qui, aujourd'hui comme hier, a oeuvré plus que tous les républicains officiels pour la chute de la monarchie et le soutien des libertés conquises" (Page 664 op. cit.) Là où l'organe le plus avancé de la CNT (Solidarité Ouvrière) se trouvait en pointe, ce n'était ni sur les objectifs majeurs, ni sur les revendications ouvrières mais sur les revendications du "peuple libéral", sur un "extrémisme" dans la défense de la République.
Pour cela, le Congrès donna son aval à la politique des Pactes avec les conspirateurs bourgeois comme Gomez Casas le reconnaît à travers un euphémisme : "le rapport du Comité national fut discuté avec une grande ferveur, étant donné que l'activité de l'organisme représentatif, surtout dans la référence à la conspiration passée, avait montré une certaine différence avec l'orthodoxie à laquelle le militantisme confédérale était habitué." (Op. cit. page 196.) Comme il est doux de parler de "certaines différences avec l'orthodoxie" alors qu'il s'agit d'un changement radical de la conduite de la CNT en 1910-1923 !
Concernant l'Assemblée constituante[21], l'exposé initial déclarait : "l'Assemblée constituante est le produit d'une action révolutionnaire, à laquelle, directement ou indirectement, nous avons participé. Nous sommes intervenus parce que nous pensons qu'au-delà de la Confédération il existe un peuple assujetti, peuple qu'il faut libérer étant donné que nos postulats, vastes, justes, humains, cheminent vers un pays où il sera impossible qu'un seul homme vive en esclavage" (Gomez Casas, op. cit. page 202). Face à cette rhétorique qu'aurait pu signer le plus modéré des démocrates bourgeois, se produisirent "de très vives discussions, parfois même acharnées" (Gomez Casas) parce qu'il fut inclus l'amendement suivant : "nous sommes en guerre ouverte contre l'Etat. Notre mission, haute et sacrée, est d'éduquer le peuple pour qu'il comprenne la nécessité de se joindre à nous en toute conscience et d'établir notre émancipation pleine et entière au moyen de la révolution sociale. En dehors de ce principe qui fait partie de notre être, nous ne craignons pas de reconnaître que nous avons le devoir indispensable d'indiquer au peuple un plan de revendications minimales qu'il doit exiger en créant sa propre force révolutionnaire." (op. cit. page203)
Si nous analysons avec sérieux cet amendement, nous voyons qu'en réalité il ne change strictement rien. La rhétorique modérée de l'exposé se radicalise dans les termes, avec l'invocation "des principes" parmi lesquels le "plan de revendication minimal", c'est-à-dire la politique quotidienne du syndicat conforme au fait que -comme dit Gomez Casas-"l'anarcho-syndicalisme, bien qu'implicitement, avait accordé une marge de confiance à la timide et naissante République" (op. cit. page203) qui mettait en pratique les objectifs du monarchiste libéral Sanchez Guerra auparavant cité : la souveraineté nationale, la dignité et l'unité de la marine et de l'armée, et surtout, le maintien énergique de l'ordre public. Ce "maintien de l'ordre public" signifia l'assassinat, entre avril et décembre 1931, de plus de 500 ouvriers et journaliers !
Ce compromis de la CNT avec la République était très grave. Cependant, il est important de comprendre que la manière dont le Congrès avait défini son "programme maximum" (sa haute et sacrée mission), démontrait que la "nouvelle société" à laquelle aspirait le syndicat était en réalité la vieille société capitaliste ! L'exposé sur les Fédérations nationales d'Industrie du syndicat définissait ainsi son rôle : "le fait violent de la révolution sociale ayant été réalisé au préalable dans la réorganisation de la machine économique-industrielle-agricole, c'est-à-dire de toutes les sources de la richesse nationale, la FNI sera l'organe adéquat qui coordonnera la production des différentes industries et équilibrera celle-ci avec les besoins de la consommation nationale et de l'échange avec l'étranger" (op. cit. page 200).
Le "fait violent de la révolution sociale" mène selon l'exposé à une société nationale, à une sorte de "socialisme dans un seul pays" -comme le stalinisme- car la question est posée en termes de nation : consommation nationale et échange avec l'étranger. De plus, "équilibrer" la production pour qu'elle satisfasse la consommation nationale plus l'exportation n'est pas une tâche "révolutionnaire" mais constitue la gestion (courante) habituelle de l'économie bourgeoise. Il n'est pas étonnant que l'un des délégués ait protesté avec véhémence contre cet exposé en le qualifiant de "marxiste"[22] : "Ce sont des raisons de type marxiste, ce sont des raisons en accord avec le développement de l'économie bourgeoise dans la période historique présente, en fonction du degré de l'évolution et du développement de cette économie" (op. cit. page 200)
Le délégué mettait les pieds dans le plat en demandant "serait-il possible que nous capitulions simplement à cause du stade d'évolution de l'économie bourgeoise?" (Op. cit. page 201) Le délégué ne pouvait pas comprendre que le syndicat avait besoin de cette capitulation face à l'économie bourgeoise car l'objectif du syndicat dans la période de décadence du capitalisme n'est autre que de faire partie des rouages de l'Etat et de l'économie nationale.
Gomez Casas dit que le rapport concernant les Fédérations de l'Industrie "doit servir de base de réflexion à ceux qui ne voient que l'aspect destructeur révolutionnaire de l'anarcho-syndicalisme." (page 200). Etre "constructif" consiste donc à s'intégrer dans les structures de l'économie bourgeoise comme le signale Gomez Casas lui-même, en tirant le bilan des travaux du Congrès à propos du rôle "présent et futur" des Fédérations d'Industrie : "L'accord des fédérations d'Industrie a démontré avant tout la nécessité pressentie par l'anarcho-syndicalisme, à ce moment là, de réaffirmer ses tendances constructives, sans abandonner pour autant ses objectifs révolutionnaires classiques." (p. 201)
La période que nous venons d'analyser montre un virage fondamental dans l'histoire de la CNT. Elle a été le principal fournisseur de chair à canon dans la bataille bourgeoise pour la République ; elle a frelaté les notions d'action directe et d'antiparlementarisme ; elle a accepté le "moindre mal" de la "Liberté"républicaine ; elle a fait du programme de la bourgeoisie le "programme minimum" du prolétariat, tout en faisant de son "programme maximum" une version radicale des nécessités de l'économie nationale bourgeoise.
Ces modifications évidentes étaient cependant dures à avaler tant par les vieux militants -qui avaient connu la période où, malgré ses difficultés et ses importantes contradictions, la CNT avait été une organisation ouvrière- que par les jeunes qui affluaient vers elle poussés par une situation insupportable et par la profonde déception qu'allait rapidement provoquer la République dans les masses ouvrières.
Les résistances et l'opposition vont alors être constantes. Les convulsions au sein de la CNT vont être violentes : les "modérés", partisans de laisser de côté ceux qu'ils appelaient les"maximalistes anarchistes" et d'assumer un syndicalisme pur et dur, scissionneront momentanément pour former des syndicats d'opposition et seront réintégrés en1936, tandis que Angel Pestaña, partisan d'un "travaillisme" à l'espagnole, scissionnera définitivement pour former un éphémère Parti syndicaliste.
La situation est cependant très différente de celle de1915-19 au cours de laquelle -comme nous l'avons vu dans le deuxième article de cette série- l'orientation de la majorité des militants allait vers le développement d'une conscience révolutionnaire. Les résistances et l'opposition actuelles souffrent d'une désorientation profonde et ne sont pas à même de proposer une perspective réelle.
Il y a de nombreuses raisons à cette différence. L'approfondissement de la décadence du capitalisme et, plus concrètement, le développement de la tendance générale au capitalisme d'Etat ont définitivement fait perdre au syndicalisme toute capacité à recueillir les efforts et les initiatives ouvrières. Les syndicats n'existent plus que comme organes au service du capital, dont la fonction est d'encadrer et de stériliser les énergies de la classe ouvrière. Cette réalité s'impose comme une force aveugle et implacable aux militants d'un syndicat comme la CNT, malgré la bonne volonté et l'indubitable désir d'agir en sens contraire.
En second lieu, les années 1930 sont l'époque du triomphe de la contre-révolution, dont les fers de lance sont alors tant le stalinisme que le nazisme. La combativité et la réflexion ouvrières ne disposent plus, comme en 1915-19, de la boussole qu'avaient été les bolcheviks et les spartakistes, vers qui avaient convergé beaucoup d'anarchistes et de syndicalistes révolutionnaires. Ce qui prédomine est maintenant la destruction de la réflexion prolétarienne par l'alternative infernale entre fascisme et antifascisme, qui prépare l'enfoncement dans la guerre impérialiste. Les grèves et les luttes sont canalisées vers l'union nationale et l'antifascisme, comme on le verra en 1936 tant en Espagne qu'en France.
En troisième lieu, alors que la CNT était encore en1910-23 une organisation ouverte dans laquelle collaboraient et discutaient diverses tendances prolétariennes, elle est à présent monopolisée idéologiquement par l'anarchisme qui, dans sa variante anarcho-syndicaliste, ne fait qu'envelopper un syndicalisme pur et dur dans un flot de radicalisme grandiloquent et un activisme forcené qui ne favorisent ni la réflexion ni l'initiative prolétariennes.
Enfin, la domination de l'anarchisme et de sa vision romantique de la révolution sera favorisée par la politique de la République qui va reprendre à son compte la vieille tendance de la bourgeoisie espagnole à la répression et à la persécution de la CNT. Cette politique va donner à la CNT une auréole de victime et "d'héroïsme radical et intransigeant" qui, dans le contexte que nous venons de décrire de désorientation idéologique du prolétariat mondial, va lui permettre d'intégrer dans ses rangs les meilleurs éléments du prolétariat espagnol.
En1931-36, dans un contexte de convulsions gigantesques du capital espagnol, la CNT, malgré les persécutions dont elle est victime, sera une gigantesque organisation de masse qui réunira l'essentiel des forces vives du prolétariat espagnol. Comme nous le verrons dans le prochain article de cette série, ce pouvoir immense contribuera à la défaite du prolétariat, à son encadrement dans la guerre impérialiste que préparent les fractions de la bourgeoisie en 1936-39.
RR - C. Mir (1er septembre 2007)
[1] Voir à ce propos le troisième article [1535] de la série dans la Revue internationale n° 130, au sein du paragraphe"La défaite du mouvement et la deuxième disparition de la CNT".
[2] Voir le deuxième article [1515] de cette série dans la Revue internationale n° 129.
[3] Voir le premier article [1500] de cette série dans la Revue internationale n° 128.
[4] L'établissement de régimes autoritaires basés sur un parti unique eut lieu essentiellement dans les pays les plus faibles ou plus soumis à des contradictions insolubles -comme ce fut le cas pour l'Allemagne nazie. En revanche, dans les pays plus puissants, ils se développèrent de façon plus graduelle, en respectant plus ou moins les formes démocratiques.
[5] Primo de Rivera était un conspirateur représentant les petits seigneurs andalous, propriétaires terriens brutaux et arrogants, qui menaient une vie oisive de luxe oriental. Mais, en même temps, il entretenait de très bonnes relation avec les négociants et hommes d'affaires catalans, dynamiques, travailleurs et progressistes, réputés être aux antipodes des petits seigneurs andalous.
[6] Juan Peiró fut un militant de la CNT dès sa fondation, bien qu'il n'ait eu de responsabilités dans l'organisation qu'à partir de 1919. Il fut ministre de l'industrie de la République. Il fut fusillé par les autorités franquistes en 1942.
[7] La référence et les dates des éditions du livresont mentionnées dans le deuxième [1515] et le troisième [1535] article de cette série (Revue internationale n°129 et 130).
[8] Il fut secrétaire général de la CNT dans les années 70.
[9] Conspiration militaire appuyée par la CNT qui devait avoir lieu au cours de la nuit de la saint Jean (24 juin) mais qui échoua car de nombreux militaires se rétractèrent à la dernière minute.
[10] Voir à ce sujet le premier article [1474] de la série générale sur le syndicalisme révolutionnaire dans la Revue internationale n°118.
[11] Auteur du livre sur la "CNT dans la révolution espagnole", déjà cité dans le premier article [1500] de la série.
[12] Dans son ouvrage déjà cité, Gomez Casas raconte que le général Berenguer envoya Mola, le directeur de la Sécurité (qui plus tard devint un des plus inflexibles militaires putschistes), discuter avec un délégué de la CNT, Pestaña. Gomez Casas observe que pendant ces discussions "Pestaña confirma le caractère fondamentalement apolitique de la CNT et son absolue indépendance à l'égard de tout parti. Néanmoins, l'organisation considérerait avec sympathie "le régime qui s'approcherait le plus de son idéal""(p. 185). Ces paroles ambiguës montrent bien déjà la volonté de s'intégrer à l'Etat capitaliste.
[13] Pour une étude plus approfondie de cette période, voir notre livre 1936 :Franco et la République massacrent les travailleurs [1536] (disponible en espagnol).
[14] Aux Etats-Unis, la bourgeoisie a poursuivi une politique semblable de marginalisation et répression des IWW (voir à ce sujet la Revue internationale n °125 [1480]). Cependant ces organismes syndicalistes-révolutionnaires n'ont jamais atteint le niveau d'influence que la CNT a eu sur le prolétariat espagnol.
[15] L'idéologie libérale privilégie "l'action directe" des "forces sociales" sans "interférence de l'Etat". Tout ceci n'est bien sûr que supercherie,car les organisations patronales tout comme les organisations syndicales "ouvrières" sont des forces étatiques qui travaillent -et il ne peut qu'en être ainsi- dans le cadre économique et juridique strictement délimité par l'Etat.
[16] La bourgeoisie américaine avait imposé une politique de ce type, mêlant marginalisation et répression, contre les IWW (voir Revue internationale no 125 [1480]). Ces organisations syndicales n'avaient cependant jamais atteint le niveau d'influence qu'avait la CNT dans le prolétariat espagnol.
[17] Note de la rédaction : il n'y a que deux voies selon la bourgeoisie : celle de l'intégration dans le cadre démocratique de l'Etat bourgeois ou la voie "radicale"du terrorisme et, comme le dit Gomez Casas, la loi du talion. En réalité, l'alternative de la classe ouvrière est la lutte autonome internationale sur son propre terrain de classe, alternative qui s'oppose à ces deux voies propres à l'univers aliéné de la bourgeoisie.
[18] Anarchiste très engagé et bien moins nuancé que Gomez Casas. Les citations qui suivent (traduites par nos soins) sont extraites de son ouvrage Histoire du mouvement ouvrier espagnol que nous avons déjà cité dans les précédents articles.
[19] La même orientation politique fut mise en œuvre à Madrid et ailleurs contre des réunions ou des meetings des cercles monarchistes de plus en plus isolés.
[20] Organe d'opposition républicain avec lequel collaboraient parfois quelques leaders de la CNT comme Peiró, signataire du Manifeste d'Intelligence républicaine.
[21] Parlement de la République qui allait adopter la nouvelle constitution laquelle proclamait l'Espagne "République des Travailleurs".
[22] Le délégué raisonnait d'après la version du marxisme présentée par les staliniens et les sociaux-démocrates, pour qui le socialisme équivaut à l'étatisation économique et sociale.
Depuis cinq ans, le développement de la lutte de classe se confirme à l’échelle internationale. Face à des attaques simultanées et de plus en plus profondes partout dans le monde auxquelles elle est confrontée, la classe ouvrière réagit en manifestant sa combativité et en affirmant sa solidarité de classe aussi bien dans les pays les plus développés que dans ceux qui le sont nettement moins.
Ainsi, au cours des derniers mois de l’année 2007, de nombreux pays ont été le théâtre de luttes ouvrières.
En Egypte. De nouveau, au sein d'une puissante vague de luttes, les 27 000 ouvrières et ouvriers de l’usine Ghazl-Al-Mahallah, à une centaine de kilomètres du Caire, qui avaient déjà été au cœur de la vague de luttes de décembre 2006 et du printemps 2007, ont repris le combat à partir du 23 septembre. En effet, les promesses du gouvernement du versement à chacun de l’équivalent de 150 jours de salaire, qui avaient mis fin à leur grève, n’ont pas été tenues. Un gréviste, un temps arrêté par la police, déclarait : "On nous a promis 150 jours de prime, nous voulons seulement faire respecter nos droits ; nous sommes déterminés à aller jusqu’au bout". Les ouvriers de l’entreprise dressaient alors la liste de leurs revendications : recevoir l’équivalent de 150 livres égyptiennes en prime (représentant moins de 20 euros alors que les salaires mensuels varient entre 200 et 250 livres) ; retirer la confiance au comité syndical et au PDG de l’entreprise ; inclure les primes dans le salaire de base comme pourcentage non lié à la production ; augmenter les primes pour la nourriture ; en allouer une autre pour le logement ; fixation d’un salaire minimum indexé sur la hausse des prix ; fournir des moyens de transport aux ouvriers habitant loin de l’entreprise ; améliorer les services médicaux. Les ouvriers d’autres usines textiles, comme ceux de Kafr-Al-Dawar qui avaient déjà déclaré en décembre 2006 "Nous sommes dans le même bateau que vous et embarquons pour le même voyage", ont à nouveau manifesté leur solidarité dès fin septembre et se sont remis en grève à leur tour. Dans d’autres secteurs, comme celui des minoteries au Caire, les ouvriers ont décidé de faire un sit-in et ont transmis un message de solidarité soutenant les revendications des ouvriers du textile. Ailleurs, comme aux usines de Tanta Linseed and Oil, des ouvriers ont suivi l’exemple de Mahalla en exposant publiquement une série de revendications similaires. Parallèlement, ces luttes ont affirmé un puissant rejet des syndicats officiels, perçus comme les fidèles chiens de garde du gouvernement et du patronat : "Le représentant du syndicat officiel, contrôlé par l’Etat, venu demander à ses collèges de stopper la grève, est à l’hôpital, passé à tabac par les ouvriers en colère. "Le syndicat est aux ordres, nous voulons élire nos vrais représentants" expliquent les ouvriers" (cité par le quotidien Libération du 1/10/07). Le gouvernement a été contraint de proposer aux ouvriers le paiement de 120 jours de primes et de promettre des sanctions contre la direction. Mais les prolétaires ont démontré qu’ils ne se fiaient plus à de simples promesses et, prenant peu à peu confiance en leur force collective, leur détermination à se battre jusqu’à satisfaction de leurs revendications demeure intacte.A Dubaï. Avec plus de force qu’au printemps 2006, en octobre 2007, 4 000 ouvriers, la plupart immigrés d’origine indienne, pakistanaise, bangladaise ou chinoise et affectés à la construction de gratte-ciel gigantesques et de palaces hyper-luxueux, traités comme du bétail, gagnant une centaine d’euros par mois, logeant entassés dans des cabanons de fortune ont pris l’initiative de descendre dans la rue pour exprimer leur révolte face à des conditions de surexploitation inhumaines, bravant l’illégalité, malgré leur exposition à la répression, à la perte de leur salaire, de leur emploi et à leur bannissement à vie. Ils ont entraîné pendant deux jours la mobilisation de 400 000 travailleurs du bâtiment.
En Algérie. Pour faire face au mécontentement croissant, les syndicats autonomes de la fonction publique ont appelé à une grève nationale des fonctionnaires, et en particulier les enseignants, pour les 12 et 15 janvier 2008, contre le laminage du pouvoir d’achat et le nouveau statut de l’enseignement qui remet en cause leur grille de salaires. Mais cette grève a également largement impliqué et mobilisé les autres fonctionnaires et le secteur de la santé. La ville de Tizi Ouzou s’est retrouvée totalement paralysée et la grève des enseignants à été particulièrement suivie à Oran, Constantine, Annaba, Bechar, Adrar et Saïda.
Au Venezuela. Les travailleurs du pétrole, après s’être opposés fin mai 2007 aux licenciements d’ouvriers d’une entreprise d’Etat, se sont mobilisés à nouveau en septembre pour réclamer des hausses salariales lors du renouvellement des conventions collectives du secteur. Parallèlement, en mai, le mouvement de protestation des étudiants contre le régime réclamait une amélioration du sort des populations et des travailleurs les plus pauvres. Pour cela, les étudiants ont organisé des assemblées générales ouvertes à tous et élu des comités de grève. En chaque occasion, le gouvernement de Chavez, "l’apôtre de la révolution bolivarienne" a fourni la même réponse : la répression qui s’est soldée par des morts et des centaines de blessés.
Au Pérou. En avril, une grève illimitée, partie depuis une entreprise chinoise, s’est propagée à l’échelle nationale dans les mines de charbon, pour la première fois depuis 20 ans. A Chimbote, l’entreprise Sider Pérou a été totalement paralysée, malgré les manœuvres de sabotage de la grève et les tentatives d’isolement de la part des syndicats. Les femmes de mineurs ont manifesté avec eux ainsi qu’une grande partie de la population de la ville, paysans et chômeurs inclus. Près de Lima, les mineurs de Casapalca ont séquestré les ingénieurs de la mine qui les menaçaient de licenciement s’ils abandonnaient leur poste. Des étudiants de Lima et une partie de la population sont venus apporter de la nourriture et leur soutien aux grévistes. En juin, ce sont une partie importante des 325 000 enseignants qui se sont largement mobilisés, avec aussi le soutien d’une grande partie de la population, malgré là encore un partage du travail entre les syndicats pour faire capoter la lutte. En chaque occasion, le gouvernement a réagi par des arrestations, des menaces de licenciement, une utilisation de "précaires" pour remplacer les mineurs grévistes, en organisant de vastes campagnes médiatiques de dénigrement contre la grève des enseignants.
En Turquie. Face à la perte de garantie de salaire et d’emploi, suite à leur privatisation et au transfert de 10 000 d’entre eux vers des entreprises sous-traitantes, la grève massive de 26 000 ouvriers, pendant 44 jours, à Türk Telekom en fin d’année a représenté la plus importante grève de l’histoire de la Turquie après la grève des mineurs de 1991. En pleine campagne de mobilisation guerrière anti-kurde sur le front irakien, certains "meneurs" ont été arrêtés et accusés de sabotage, voire de haute trahison de l’intérêt national, menacés de licenciements et de sanctions. Ils ont été finalement réintégrés et des hausses de salaires de 10% ont été négociées.
En Grèce. La grève générale, le 12 décembre 2007, contre un projet de réforme des "régimes spéciaux" des retraites (déjà portées pour le régime général à 65 ans pour les hommes et 60 ans pour les femmes) concernant 700 000 travailleurs (32 % de la population active) a rassemblé des employés du privé et des fonctionnaires : banques, écoles, tribunaux, administrations, employés des postes, de l’électricité, du téléphone, des hôpitaux ainsi que des transports publics (métros, tramways, ports, aéroports) avec plus de 100 000 manifestants à Athènes, Thessalonique ainsi que dans les principales villes du pays.
En Finlande. Dans ce pays, où la bourgeoisie a poussé très loin le démantèlement de la protection sociale, plus de 70 000 salariés de la santé (pour la plupart des infirmières) se sont mis en grève en octobre pendant un mois pour réclamer une hausse des salaires (qui varient entre 400 et 600 euros mensuels) d’au moins 24 % alors que le très bas niveau de ceux-ci, en particulier dans le secteur de la santé, pousse nombre de travailleurs à aller travailler en Suède. 12 800 infirmières ont menacé de démissionner collectivement si les négociations entre le gouvernement, qui ne propose qu’une revalorisation de 12 % en deux ans et demi, et le syndicat Tehy n’aboutissaient pas. Des services hospitaliers entiers sont menacés de fermeture.
En Bulgarie. Après une grève symbolique le jour de la rentrée scolaire, les enseignants se sont mis en grève illimitée, fin septembre, pour réclamer une augmentations des salaires : 100% pour les enseignants du secondaire (touchant en moyenne 174 euros par mois) et une augmentation de 5% du budget de l’éducation nationale. La promesse du gouvernement de revoir les salaires de l’enseignement en 2008 a mis provisoirement fin à la grève.
En Hongrie. Après une grève pour protester contre la fermeture de lignes ferroviaires déclarées non rentables ainsi que contre les réformes des retraites et du système de santé mises en place par le gouvernement, les cheminots sont parvenus à entraîner derrière eux, le 17 décembre, 32 000 salariés mécontents de différents secteurs (enseignants, personnels de santé, chauffeurs de bus, employés de l’aéroport de Budapest). Mais, à l’occasion de cette mobilisation interprofessionnelle, les syndicats ont réussi à étouffer dans l’œuf la lutte des cheminots, alors que le Parlement venait de voter la réforme, et les ont appelés à la reprise du travail dès le lendemain.
En Russie. Bravant la répression, qui rend illégale toute grève de plus de 24 heures, malgré la condamnation systématique des grévistes par les cours de justice, le recours systématique à la violence policière et l’utilisation de bandes de gangsters contre les ouvriers combatifs, pour la première fois depuis 10 ans, une vague de grève a balayé le pays depuis le printemps dernier, de la Sibérie Orientale jusqu’au Caucase. De multiples secteurs ont été touchés, tels des chantiers de construction en Tchétchénie, une usine de la filière bois à Novgorod, un hôpital dans la région de Tchita, le service de maintenance des logements à Saratov, des "fast-food" à Irkousk, l’usine General Motors à Togliattigrad et une importante usine métallurgique en Carélie. Mais ce mouvement a culminé en novembre avec la grève de 3 jours des dockers de Tuapse sur la Mer Noire, puis de ceux de 3 compagnies du port de Saint-Petersbourg du 13 au 17 tandis que les salariés des postes cessaient le travail le 26 octobre, ainsi que ceux du secteur de l’énergie. Les conducteurs de chemins de fer menaçaient à leur tour d’entrer en grève pour la première fois depuis 1988. Mais c’est la grève des ouvriers de l’usine Ford de Vsevolojsk, dans la région de Saint-Petersbourg, à partir du 20 novembre qui contribuait à rompre le black-out total sur cette vague de luttes, notamment provoquée par le développement vertigineux de l’inflation et la hausse de 50 à 70% des produits alimentaires de base. Face à cela, la Fédération des Syndicats Indépendants de Russie, ouvertement inféodée au gouvernement et hostile à tout mouvement de grève, est incapable de jouer le moindre rôle d’encadrement des luttes ouvrières. Par contre, avec l’aide de la bourgeoisie occidentale, les directions des grandes multinationales cherchent à exploiter au maximum les illusions sur un syndicalisme "libre" et "de lutte" en favorisant l’émergence et le développement de nouvelles structures syndicales comme le Syndicat inter-régional des Travailleurs de l’automobile, fondé à l’instigation du Comité syndical de Ford et regroupant des syndicats indépendants de plusieurs grandes entreprises comme celle de AvtoVAZ-General Motors à Togliattigrad et Renault-Autoframos à Moscou. Ce sont ces nouveaux "syndicats indépendants" qui, en enfermant et en isolant totalement les ouvriers dans "leur" usine, en restreignant les expressions de solidarité des autres secteurs à l’envoi de messages de sympathie et au soutien financier, ont précipité les ouvriers dans la plus amère des défaites. Au bout d’un mois de grève, épuisés, exsangues, ceux-ci ont dû reprendre le travail sans rien avoir obtenu, en se pliant aux conditions de la direction : la vague promesse de négociations après la cessation de la grève.
En Italie. Le 23 novembre, les syndicats de base (Confédération Unitaire de Base-CUB, Cobas, et différents "syndicats de lutte" inter-catégoriels) ont lancé une journée de grève générale suivie par 2 millions de salariés contre l’accord signé le 23 juillet dernier entre le gouvernement de centre gauche et les 3 grandes centrales syndicales (CGIL/CISL/UIL) qui légalise la précarisation accrue du travail, la réduction drastique des pensions de retraites et de la protection sociale sur les dépenses de santé. 25 manifestations organisées dans tout le pays ce jour-là ont rassemblé 400 000 personnes, les plus nombreuses étant à Rome et à Milan. Tous les secteurs ont été touchés en particulier les transports (chemins de fer, aéroports bloqués), la métallurgie (90% de grévistes chez Fiat à Pomigliano), et les hôpitaux. La grève a été particulièrement suivie par des jeunes en emploi précaire (ils sont plus de 6 millions) et par des non syndiqués. La colère liée à la chute du pouvoir d’achat a également joué un rôle important dans l’ampleur de cette mobilisation.
En Grande-Bretagne. Dans les postes, notamment à Liverpool et dans le secteur sud de Londres, les employés ont commencé spontanément, pour la première fois depuis plus d’une décennie, une série de grèves contre la baisse des salaires réels et les nouvelles menaces de réduction d’effectifs, alors que le syndicat des ouvriers de la communication (CWU) isolait les ouvriers en les maintenant dans des piquets de grève sur chaque site. En même temps, ce syndicat signait un accord avec la direction prévoyant une flexibilité plus forte des emplois et des salaires.
En Allemagne. La grève "perlée" des cheminots pour des hausses de salaire aura duré 10 mois sous la houlette du syndicat des roulants GDL. Les syndicats ont joué un rôle majeur pour diviser les ouvriers à travers un partage des tâches entre syndicats partisans de la légalité et ceux plus radicaux prêts à la transgresser. Une vaste campagne a été organisée par les médias pour dénigrer le caractère "égoïste" de la grève alors que celle-ci a bénéficié de la sympathie d’une grande partie des autres ouvriers "usagers", de plus en plus nombreux à s’identifier eux aussi comme victimes des mêmes "injustices sociales". Alors que le nombre d’employés des chemins de fer a été réduit de moitié en 20 ans, que les conditions de travail s'y sont fortement dégradées, et que les salaires y sont bloqués depuis 15 ans, ce secteurs devient un des plus mal payés (en moyenne moins de 1500 euros mensuels). Sous la pression des cheminots, une nouvelle grève de 3 jours en novembre a été légalisée par les tribunaux, parallèlement à celle, très populaire en Allemagne, qui se déroulait en France. Elle a débouché, en janvier, sur des augmentations de salaire de 11% (assez loin des 31% revendiqués et en partie déjà rognés) et, afin de faire échapper un peu de pression de la cocotte-minute sociale, sur la réduction de la durée travail hebdomadaire pour les 20 000 conducteurs de train. Celle-ci passerait ainsi de 41 à 40 heures, mais seulement à partir de … février 2009.
Plus récemment, le constructeur finnois de téléphonie mobile Nokia a annoncé la fermeture, pour fin 2008, de son site à Bochum qui emploie 2300 ouvriers. Cela impliquera, en prenant en compte les répercussions sur les entreprises sous-traitantes, la perte de 4000 emplois pour cette ville. Le 16 janvier, au lendemain de cette annonce, les ouvriers ont refusé de prendre leur poste de travail et des ouvriers de l’usine voisine d’Opel, d’autres de chez Mercedes, des sidérurgistes de l’entreprise Hoechst à Dortmund, des métallos venus de Herne, des mineurs de la région ont afflué aux portes de l’usine Nokia pour apporter soutien et solidarité à leurs camarades. Le prolétariat allemand, au cœur de l’Europe, en systématisant ses expériences récentes de combativité et de solidarité, tend à redevenir un phare pour le développement de la lutte de classe au niveau international. Déjà en 2004, les ouvriers de l’usine Daimler-Benz à Brême s’étaient mis spontanément en grève en refusant le chantage à la concurrence de la direction entre sites de production et par solidarité à l’égard des ouvriers de Stuttgart de la même entreprise menacés de licenciements. Quelques mois plus tard, d’autres ouvriers de l’automobile, précisément déjà ceux d’Opel à Bochum déclenchaient spontanément une grève à leur tour face à une pression de la direction du même type. C’est pourquoi, aujourd’hui, pour dévoyer cette manifestation de solidarité et cette large mobilisation intersectorielle, la bourgeoisie allemande a immédiatement entrepris de focaliser l’attention sur cet énième cas de délocalisation (l’usine doit être transférée à Cluj en Roumanie), en orchestrant une grande campagne médiatique (dans un vaste front commun réunissant le gouvernement, les élus locaux ou régionaux, l’église et les syndicats) accusant le constructeur finnois d’avoir trahi le gouvernement après avoir profité de ses subventions pour permettre le maintien en activité du site de Bochum.
Ainsi, à la lutte contre les licenciements et les réductions d’effectifs, se mêlent de plus en plus d’autres revendications pour des hausses de salaire et contre la perte de pouvoir d’achat, alors que l’ensemble de la classe ouvrière de ce pays est particulièrement exposé aux attaques incessantes de la bourgeoisie (âge de la retraite repoussée jusqu’à 67 ans, plans de licenciements, coupes dans toutes les prestations sociales de l’Agenda 2010, …). En 2007, l’Allemagne a d’ailleurs connu le plus grand nombre de jours de grèves cumulés (dont 70% à cause des grèves du printemps contre "l’externalisation" de 50 000 emplois dans les télécoms) depuis 1993, au lendemain de la réunification.
En France. Mais c’est surtout la grève des cheminots et des traminots dans ce pays, en octobre novembre, qui a révélé les potentialités nouvelles pour l’avenir, un an et demi après la lutte du printemps 2006, principalement animée par la jeunesse scolarisée, qui avait contraint le gouvernement à retirer un dispositif (le CPE) qui visait à augmenter encore la précarité des jeunes travailleurs. Déjà en octobre, la grève pendant 5 jours des hôtesses et des stewards à Air France contre la détérioration de leurs conditions de travail avait démontré la combativité et la montée générale du mécontentement social.
Les cheminots, loin de s’accrocher à un "régime spécial de retraites", revendiquaient le retour à 37,5 années de cotisations pour tous. Chez les jeunes ouvriers de la SNCF, en particulier, s’est affirmée une volonté d’extension de la lutte en rupture avec le poids du corporatisme des cheminots et des "roulants" qui avait dominé lors des grèves de 1986/87 et de 1995, démontrant l’existence d’un très fort sentiment de solidarité au sein de l’ensemble de la classe ouvrière.
Quant au mouvement étudiant mobilisé contre la Loi de Réforme des Universités (ou loi Pécresse), visant à former les universités d’élite de la bourgeoisie et à rejeter davantage la majorité des étudiants vers des "facultés-poubelles" et le travail précaire, il a continué à se situer dans le prolongement du mouvement anti-CPE du printemps 2006 dans la mesure où sa plateforme revendicative inscrivait non seulement le retrait de la loi Pécresse mais aussi le rejet de toutes les attaques du gouvernement. Des liens réels de solidarité se sont d’ailleurs tissés entre étudiants et cheminots ou traminots, qui se sont traduits, même si cela s’est manifesté de façon très limitée à certains endroits et dans les moments les plus forts de la lutte, par le fait qu’ils se sont retrouvés dans des assemblées et des actions communes, partageant aussi des repas en commun.
Les luttes se heurtent partout et se confrontent au travail de sabotage et de division par les syndicats qui, contraints de se porter aux avant-postes des attaques anti-ouvrières, dévoilent de plus en plus ouvertement leur rôle et leur fonction réelle au service de l’Etat bourgeois. Dans la lutte des cheminots et des traminots en France en octobre-novembre 2007, la collusion des syndicats avec le gouvernement pour faire passer ses attaques était manifeste Et chaque syndicat a pris sa part dans la division et l’isolement des luttes.1
Aux Etats-Unis. Le syndicat UAW a saboté la grève à General Motors en septembre puis à Chrysler en octobre, en négociant avec la direction de ces entreprises le transfert de la gestion "de la couverture médico-sociale" au syndicat en échange du "maintien" des emplois de l’entreprise et du gel des salaires pendant 4 ans. Ce qui est une véritable arnaque puisque le maintien du nombre d’emplois prévoit le remplacement des ouvriers par des intérimaires soumis à des conditions d’embauche plus précaires, avec des salaires inférieurs et en outre obligés de s’affilier au syndicat. Ainsi l'action syndicale a permis un résultat inverse à celui obtenu par la lutte exemplaire des ouvriers des transports de New York qui, en décembre 2005, avaient refusé la mise en place, pour leurs enfants et les générations futures, d’un système de conditions d’embauche et de salaires différents.
De plus en plus, la bourgeoisie est amenée à mettre en place des contre-feux face à l’usure et au discrédit des appareils syndicaux. C’est pourquoi, selon les pays, apparaissent des syndicats de base, des syndicats plus "radicaux", des syndicats prétendus "libres et indépendants" pour encadrer les luttes, freiner la prise en mains de celles-ci par les ouvriers eux-mêmes et, surtout, bloquer et enliser le processus de réflexion, de discussion et de prise de conscience au sein de la classe ouvrière.
Le développement des luttes se heurte également à une vaste entreprise haineuse de la bourgeoisie visant à discréditer celles-ci et il suscite une accentuation de la répression. Non seulement une grande campagne a été organisée, en France, pour rendre la grève des transports impopulaires afin de monter les "usagers" contre les grévistes, diviser la classe ouvrière, briser l’élan de solidarité au sein de celle-ci, empêcher toute tentative d’élargissement de la lutte et culpabiliser les grévistes. Mais aussi, tout est fait, de plus en plus, pour criminaliser les grévistes. Ainsi une campagne a été montée à la fin de la grève, le 21 novembre, autour du sabotage de voies ferrées et d’incendie de câbles électriques, tentant de faire apparaître les grévistes comme des "terroristes" ou des "assassins irresponsables". La même "criminalisation" s’est exercée à l’encontre des étudiants "bloqueurs" que certains présidents d’université ont qualifiés de "Khmers rouges" ou de "délinquants". Par ailleurs, les étudiants ont été la cible d'une violente répression lors des interventions policières au moyen de charges pour "débloquer" les universités occupées. Des dizaines d'étudiants ont été blessés ou arrêtés, avec jugement en comparution immédiate, et de lourdes peines de prison.
Ces récentes luttes confirment cependant pleinement des caractéristiques que nous mettions en avant dans la résolution sur la situation internationale que le CCI a adoptée en mai 2007 lors de son 17e Congrès (publiée dans la Revue Internationale n°130, 3e trimestre 2007) :
- Ainsi, elles "incorporent de façon croissante un profond sentiment de solidarité ouvrière qui représente un pas en avant dans la confiance de la classe en ses propres forces et constitue le 'contrepoison' par excellence du "chacun pour soi" propre à la décomposition sociale dominant le capitalisme et surtout elle est au cœur de la capacité du prolétariat mondial non seulement de développer ses combats actuels mais aussi d’ouvrir la perspective de renverser le capitalisme". 11 Malgré l’acharnement de la bourgeoisie à différencier les revendications, dans les luttes d’octobre-novemebre en France, l’aspiration à la solidarité était dans l’air que l’on respirait.
- Elles traduisent aussi une perte d’illusion sur l’avenir que réserve le capitalisme : "quatre décennies de crise ouverte et d’attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière, notamment la montée du chômage et de la précarité, ont balayé les illusions que "ça ira mieux demain" : les vieilles générations de prolétaires (d’autant plus inquiètes pour l’avenir de leurs enfants) aussi bien que les nouvelles sont de plus en plus conscientes que "demain sera pire qu’aujourd’hui"".
"Aujourd’hui, ce n’est pas la possibilité de la révolution qui constitue l’aliment principal du processus de réflexion au sein de la classe ouvrière, mais, au vu des perspectives catastrophiques que nous offre le capitalisme, sa nécessité". La réflexion sur l’impasse qu’offre le capitalisme est de plus en plus un élément déterminant de la maturation de la conscience de classe.
- "En 1968, le mouvement des étudiants et celui des ouvriers, s’ils s’étaient succédés dans le temps et s’il existait une sympathie entre eux, exprimaient deux réalités différentes : (…) [Du côté étudiant,] 1968 exprimait la révolte de la petite bourgeoisie intellectuelle face à la perspective d’une dégradation de son statut et exprimait une part de refus de sa prolétarisation alors que pour la classe ouvrière mai 68 s’affirmait comme une lutte économique de résistance face à une nouvelle phase d’accélération de la dégradation de ses conditions d’existence ; en 2006, le mouvement des étudiants était un mouvement de la classe ouvrière". Aujourd’hui, une large majorité d’étudiants sont d’emblée intégrés au prolétariat : la plupart doivent exercer une activité salariée pour payer leurs études ou leur logement, ils sont en permanence confrontés à la précarité, à de petits boulots, souvent sans autre perspective que le chômage, l’avenir bouché. L’université à deux vitesses que le gouvernement leur prépare contribue à les enraciner davantage dans le prolétariat. En ce sens, la mobilisation des étudiants à l’automne 2007 confirme le sens de leur engagement contre le CPE en 2006, lequel s’était pleinement exprimé sur le terrain de la lutte ouvrière, reprenant spontanément ses méthodes : AG souveraines et ouvertes à tous les ouvriers.
Aujourd’hui, le processus de développement de la lutte de classe est également marqué par le développement de discussions au sein de la classe ouvrière, par le besoin de réflexion collective, la politisation d’éléments en recherche qui s’effectue aussi bien à travers le surgissement ou la réactivation de groupes prolétariens, de cercles de discussion, face à des événements importants (déclenchement de conflits impérialistes) ou suite à des grèves. Il existe une tendance, partout dans le monde, à s’approcher des positions internationalistes. Une illustration caractéristique de ce phénomène est constituée par l’exemple en Turquie des camarades d’EKS qui, à travers leur prise de position internationaliste se situant clairement sur un terrain de classe, ont assumé leur rôle de militants de défense des positions de la Gauche communiste face à l’aggravation de la guerre en Irak, marquée par l’intervention directe de leur pays dans le conflit.
Des minorités révolutionnaires font leur apparition, aussi bien dans des pays moins développés comme le Pérou ou les Philippines que dans les pays hautement industrialisés mais où les traditions historiques de lutte de classe font défaut comme au Japon ou, à un degré moindre, en Corée. C’est dans ce contexte que le CCI assume également ses responsabilités envers de tels éléments comme en témoignent ses interventions récentes dans différents pays où il a impulsé, organisé ou participé à des réunions publiques dans des endroits aussi divers que le Pérou, le Brésil, Saint-Domingue, le Japon ou la Corée du Sud.
"La responsabilité des organisations révolutionnaires, et du CCI en particulier, est d’être partie prenante de la réflexion qui se mène d’ores et déjà au sein de la classe, non seulement en intervenant activement dans les luttes qu’elle commence à développer mais également en stimulant la démarche des groupes et éléments qui se proposent de rejoindre son combat". L’écho croissant, au sein de ces minorités, que recevront la propagande et les positions de la Gauche communiste constituera un facteur essentiel dans la politisation de la classe ouvrière en vue du renversement du capitalisme.
W (19 janvier)
1 Pour des informations détaillées concernant les manœuvres de sabotage syndical, consulter les articles de notre presse territoriale "Face aux multiples attaques, refusons de nous laisser diviser" et "Lutte des cheminots, mouvement des étudiants : gouvernement et syndicats main dans la main contre la classe ouvrière" parus dans Révolution internationale de novembre et décembre 2008 et disponibles sur notre site Internet.
Le SPD s'était formé en tant que parti marxiste dans les années 1870 et symbolisait l'influence grandissante du courant du "socialisme scientifique" au sein du mouvement ouvrier. En apparence, le SPD de 1914 conservait son attachement à la lettre du marxisme, même s'il en piétinait l'esprit. Marx n'avait-il pas, à son époque, mis en garde contre le danger que constituait l'absolutisme tsariste comme rempart de la réaction en Europe ? La Première Internationale n'avait-elle pas été formée lors d'un rassemblement de soutien à la lutte pour l'indépendance de la Pologne vis-à-vis du joug tsariste ? Engels n'avait-il pas exprimé l'idée que les socialistes allemands devraient adopter une position "révolutionnaire défensive" en cas d'agression franco-russe contre l'Allemagne, tout en mettant en garde contre les dangers d'une guerre en Europe ? Maintenant, le SPD appelait à l'unité nationale à tout prix face au principal danger auquel était confrontée l'Allemagne - la puissance du despotisme tsariste dont la victoire, disait-il, détruirait tous les acquis économiques et politiques durement gagnés par la classe ouvrière au cours d'années de luttes patientes et tenaces. Il se présentait donc comme l'héritier légitime de Marx et Engels et de leur défense résolue de tout ce qui était progressif dans la civilisation européenne.
Mais selon les termes de Lénine, cet autre révolutionnaire qui n'eut aucune hésitation à dénoncer la trahison honteuse des "social chauvins" : "Invoquer aujourd'hui l'attitude de Marx à l'égard des guerres de l'époque de la bourgeoisie progressive et oublier les paroles de Marx : “Les ouvriers n'ont pas de patrie”, paroles qui se rapportent justement à l'époque de la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps, à l'époque de la révolution socialiste, c'est déformer cyniquement la pensée de Marx et substituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois" ("Le socialisme et la guerre", chapitre 1 "Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1915", 1915). Les arguments de Rosa Luxemburg portaient exactement sur les mêmes questions. La guerre actuelle n'était pas du tout du même type que celles qu'on avait vues en Europe au milieu du siècle précédent. Ces guerres avaient été de courte durée, limitées dans l'espace et dans leurs objectifs, et principalement menées par des armées professionnelles. De plus, elles ont pris place au cours d'une longue période de paix, d'expansion économique sans précédent et d'augmentation régulière du niveau de vie de la population dont a bénéficié le continent européen pendant la plus grande partie du siècle à partir de 1815 et de la fin des guerres napoléoniennes. En outre, ces guerres, loin de ruiner leurs protagonistes, avaient le plus souvent servi à accélérer le processus global d'expansion capitaliste en balayant les obstacles féodaux qui entravaient l'unification nationale et en permettant que de nouveaux États nationaux se créent en tant que cadre le plus adapté au développement du capitalisme (les guerres pour l'unité italienne et la guerre franco-prussienne de 1870 en sont des exemples typiques).
Désormais, ces guerres - des guerres nationales qui pouvaient encore jouer un rôle progressif pour le capital - appartenaient au passé. Par sa capacité de destruction meurtrière - 10 millions d'hommes ont péri sur les champs de bataille européens, la plupart englués dans un bourbier sanglant et vain, tandis que des millions de civils mouraient aussi, en grande partie à cause de la misère et de la famine imposées par la guerre ; par l'ampleur de ses conséquences en tant que guerre impliquant des puissances d'envergure mondiale et se donnant, de ce fait, des objectifs de conquête littéralement illimités et de défaite complète de l'ennemi ; par son caractère de guerre "totale" ayant mobilisé non seulement des millions de prolétaires appelés sur les fronts mais aussi la sueur et le sacrifice de millions d'ouvriers qui travaillaient dans les industries à l'arrière, c'était une guerre d'un type nouveau qui a démenti toutes les prévisions de la classe dominante selon lesquelles "elle serait terminée à Noël". Le carnage monstrueux de la guerre fut évidemment énormément intensifié par les moyens technologiques extrêmement développés à la disposition des protagonistes et qui avaient déjà largement dépassé les tactiques et les stratégies enseignées dans les écoles de guerre traditionnelles ; ils augmentèrent encore le niveau du carnage. Mais la barbarie de la guerre exprimait quelque chose de bien plus profond que le seul développement technologique du système bourgeois. C'était l'expression d'un mode de production qui était entré dans une crise fondamentale et historique, révélant la nature obsolescente des rapports sociaux capitalistes et mettant l'humanité devant l'alternative crue : révolution socialiste ou rechute dans la barbarie. D'où le passage le plus souvent cité de la Brochure de Junius : "Friedrich Engels a dit un jour : 'La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie'. Mais que signifie donc une 'rechute dans la barbarie' au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd'hui ? Jusqu'ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d'œil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l'impérialisme aboutit à l'anéantissement de la civilisation - sporadiquement pendant la durée d'une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. C'est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit, une génération avant nous, voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd'hui devant ce choix : ou bien triomphe de l'impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien victoire du socialisme, c'est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l'impérialisme et contre sa méthode d'action : la guerre. C'est là un dilemme de l'histoire du monde, un ou bien - ou bien encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Le prolétariat doit jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l'avenir de la civilisation et de l'humanité en dépendent. Au cours de cette guerre, l'impérialisme a remporté la victoire. En faisant peser de tout son poids le glaive sanglant de l'assassinat des peuples, il a fait pencher la balance du côté de l'abîme, de la désolation et de la honte. Tout ce fardeau de honte et de désolation ne sera contrebalancé que si, au milieu de la guerre, nous savons retirer de la guerre la leçon qu'elle contient, si le prolétariat parvient à se ressaisir et s'il cesse de jouer le rôle d'un esclave manipulé par les classes dirigeantes pour devenir le maître de son propre destin." (chapitre " Socialisme ou Barbarie")
Ce changement d'époque a rendus obsolètes les arguments de Marx en faveur du soutien à l'indépendance nationale (qu'il avait de toutes façons déjà jetés au rebut après la Commune de Paris de 1871 pour ce qui concernait les pays avancés d'Europe). Il ne s'agissait plus de chercher les causes nationales les plus progressives dans ce conflit car les luttes nationales avaient elles-mêmes perdu tout rôle progressiste et étaient devenues de simples instruments de la conquête impérialiste et de la marche du capitalisme vers la catastrophe : "Le programme national n'a joué un rôle historique, en tant qu'expression idéologique de la bourgeoisie montante aspirant au pouvoir dans l'État, que jusqu'au moment où la société bourgeoise s'est tant bien que mal installée dans les grands États du centre de l'Europe et y a créé les instruments et les conditions indispensables de sa politique. Depuis lors, l'impérialisme a complètement enterré le vieux programme bourgeois démocratique : l'expansion au-delà des frontières nationales (quelles que soient les conditions nationales des pays annexés) est devenue la plate-forme de la bourgeoisie de tous les pays. Certes, la phrase nationale est demeurée, mais son contenu réel et sa fonction se sont mués en leur contraire. Elle ne sert plus qu'à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elle ne soit utilisée comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l'adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes."(Brochure de Junius, chapitre "Invasion et lutte des classes")
Ce n'est pas seulement la "tactique nationale" qui avait changé ; toute la situation avait également été profondément transformée par la guerre. Il n'y avait pas de retour en arrière possible, à l'époque antérieure durant laquelle la social-démocratie avait patiemment et systématiquement lutté pour s'établir, tout comme le prolétariat dans son ensemble, en tant que force organisée au sein de la société bourgeoise : "Une chose est certaine, la guerre mondiale représente un tournant pour le monde. C'est une folie insensée de s'imaginer que nous n'avons qu'à laisser passer la guerre, comme le lièvre attend la fin de l'orage sous un buisson pour reprendre ensuite gaiement son petit train. La guerre mondiale a changé les conditions de notre lutte et nous a changés nous-mêmes radicalement. Non que les lois fondamentales de l'évolution capitaliste, le combat de vie et de mort entre le capital et le travail, doivent connaître une déviation ou un adoucissement. Maintenant déjà, au milieu de la guerre, les masques tombent et les vieux traits que nous connaissons si bien nous regardent en ricanant. Mais à la suite de l'éruption du volcan impérialiste, le rythme de l'évolution a reçu une impulsion si violente qu'à côté des conflits qui vont surgir au sein de la société et à côté de l'immensité des tâches qui attendent le prolétariat socialiste dans l'immédiat, toute l'histoire du mouvement ouvrier semble n'avoir été jusqu'ici qu'une époque paradisiaque." (chapitre "Socialisme ou Barbarie")
Si ces tâches sont immenses c'est qu'elles réclament bien plus que la lutte défensive obstinée contre l'exploitation ; elles appellent une lutte révolutionnaire offensive, pour abolir l'exploitation une fois pour toutes, pour "donner à l'action sociale des hommes un sens conscient, introduire dans l'histoire une pensée méthodique et, par là, une volonté libre" (ibid.). L'insistance de Rosa Luxemburg sur l'ouverture d'une époque radicalement nouvelle dans la lutte de la classe ouvrière devait rapidement devenir une position commune du mouvement révolutionnaire international qui se reconstituait sur les ruines de la social-démocratie et qui a, en 1919, fondé le parti mondial de la révolution prolétarienne : l'Internationale communiste (IC). A son Premier Congrès à Moscou, l'IC a adopté dans sa plate-forme la formule célèbre : "Une nouvelle époque est née. Époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. Époque de la révolution communiste du prolétariat." Et l'IC partageait l'avis de Rosa Luxemburg sur le fait que si la révolution prolétarienne - qui, à ce moment-là, était à son zénith sur l'ensemble de la planète à la suite de l'insurrection d'Octobre 1917 en Russie et de la marée révolutionnaire qui balayait l'Allemagne, la Hongrie et beaucoup d'autres pays - ne parvenait pas à renverser le capitalisme, l'humanité serait plongée dans une autre guerre, en fait dans une époque de guerres incessantes qui mettrait en question l'avenir même de l'humanité.
Presque 100 ans plus tard, le capitalisme est toujours là et, selon la propagande officielle, il constitue la seule forme possible d'organisation sociale. Qu'est devenu le dilemme, énoncé par Luxemburg, "socialisme ou barbarie" ? A nouveau, si l'on s'en tient toujours aux discours de l'idéologie dominante, le socialisme a été tenté au cours du 20e siècle et ça n'a pas marché. Les espoirs lumineux soulevés par la Révolution russe de 1917 se sont fracassés sur les récifs du stalinisme et ont été enterrés près du cadavre de ce dernier quand le bloc de l'Est s'est effondré à la fin des années 1980. Non seulement le socialisme s'est avéré être au mieux une utopie et au pire un cauchemar, mais même la lutte de classe, que les marxistes considéraient comme son fondement essentiel, a disparu dans le brouillard atone d'une "nouvelle" forme de capitalisme dont on prétend qu'il vivrait non plus grâce à l'exploitation d'une classe productrice, mais au moyen d'une masse infinie de "consommateurs" et d'une économie plus souvent virtuelle que matérielle.
C'est ce qu'on nous dit en tous cas. Il est sûr que si R. Luxemburg revenait de chez les morts, elle serait plutôt surprise de voir que la civilisation capitaliste domine toujours la planète ; à une autre occasion, nous examinerons de plus près comment le système a fait pour survivre malgré toutes les difficultés qu'il a rencontrées au cours du siècle passé. Mais si nous ôtons les lunettes déformantes de l'idéologie dominante et regardons avec un minimum de sérieux le cours du 20e siècle, nous verrons que les prévisions de Rosa Luxemburg et de la majorité des socialistes révolutionnaires de l'époque, ont été confirmées. Cette époque - en l'absence de victoire de la révolution prolétarienne - a déjà été la plus barbare de toute l'histoire de l'humanité et porte en elle la menace d'une descente encore plus profonde dans la barbarie dont le point ultime ne serait pas seulement "l'annihilation de la civilisation" mais l'extinction de la vie humaine sur la planète.
En 1915, seule une minorité de socialistes s'est élevée clairement contre la guerre. Trotsky plaisantait en disant que les internationalistes qui se réunirent cette année là, à Zimmerwald, auraient tous pu rentrer dans un seul taxi. Cependant la Conférence de Zimmerwald elle-même qui regroupa une poignée de socialistes s'opposant à la guerre, constituait un signe que quelque chose bougeait dans les rangs de la classe ouvrière internationale. En 1916, le désenchantement vis-à-vis de la guerre, tant sur le front qu'à l'arrière, devenait de plus en plus ouvert, comme le montrèrent les grèves en Allemagne et en Grande-Bretagne ainsi que les manifestations qui saluèrent la sortie de prison du camarade de Luxemburg, Karl Liebknecht, dont le nom était devenu synonyme du slogan : "l'ennemi principal est dans notre propre pays". En février 1917, la révolution éclata en Russie, mettant fin au règne des Tsars ; mais loin d'être un 1789 russe, une nouvelle révolution bourgeoise, même à retardement, Février a ouvert la voie à Octobre : la prise du pouvoir par la classe ouvrière organisée en soviets et qui proclama que cette insurrection ne constituait que le premier coup porté par la révolution mondiale devant mettre fin non seulement à la guerre mais au capitalisme lui-même.
La Révolution russe, comme Lénine et les Bolcheviks n'ont eu de cesse de le répéter, tiendrait ou chuterait avec la révolution mondiale. Et au début, son appel aux armes semblait avoir trouvé une réponse : les mutineries dans l'armée française en 1917 ; la révolution en Allemagne en 1918 qui a précipité les gouvernements bourgeois du monde à conclure une paix hâtive de peur que l'épidémie bolchevique ne se répande plus loin ; la république des soviets en Bavière et en Hongrie en 1919 ; les grèves générales à Seattle aux États-Unis et à Winnipeg au Canada ; l'envoi de tanks pour répondre à l'agitation ouvrière sur la Clyde en Ecosse la même année ; les occupations d'usines en Italie en 1920. C'était une confirmation frappante de l'analyse de l'IC : une nouvelle époque était née, époque de guerres et de révolutions. Le capitalisme, en entraînant l'humanité derrière le rouleau compresseur du militarisme et de la guerre, rendait aussi nécessaire la révolution prolétarienne.
Mais la conscience qu'en avaient les éléments les plus dynamiques et les plus clairvoyants de la classe ouvrière, les communistes, coïncidait rarement avec le niveau atteint par l'ensemble de la classe ouvrière. La majorité de cette dernière ne comprenait pas encore qu'un retour à l'ancienne période de paix et de réformes graduelles n'était plus possible. Elle voulait avant tout que la guerre se termine et, bien qu'elle ait dû imposer cette décision à la bourgeoisie, cette dernière a su tirer profit de l'idée qu'on pouvait revenir au status quo ante bellum, au statu quo d'avant guerre, bien qu'avec un certain nombre de changements qui étaient alors présentés comme des "acquis ouvriers" : en Grande-Bretagne, le "homes fit for heroes", des "foyers pour les héros" qui revenaient de la guerre, le droit de vote pour les femmes, et la Clause quatre dans le programme du parti travailliste qui promettait la nationalisation des entreprises les plus importantes de l'économie ; en Allemagne, où la révolution avait déjà eu une forme concrète, les promesses étaient plus radicales et utilisaient des termes comme la socialisation et les conseils ouvriers ; elles s'engageaient sur l'abdication du Kaiser et la mise en place d'une république basée sur le suffrage universel.
Quasiment partout, c'étaient les sociaux-démocrates, les spécialistes expérimentés de la lutte pour les réformes, qui vendaient ces illusions aux ouvriers, illusions qui leur permettaient de déclarer qu'ils étaient pour la révolution même lorsqu'ils utilisaient des groupes protofascistes pour massacrer les ouvriers révolutionnaires de Berlin et de Munich, et Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht eux-mêmes ; en même temps, ils soutenaient l'étouffement économique et l'offensive militaire contre le pouvoir soviétique en Russie avec l'argument fallacieux selon lequel les Bolcheviks auraient forcé la main de l'histoire en menant une révolution dans un pays arriéré où la classe ouvrière n'était qu'une minorité, offensant ainsi les principes sacrés de la démocratie.
Bref, au moyen d'un mélange de tromperies et de répression brutale, la vague révolutionnaire fut étouffée dans une série de défaites successives. Coupée de l'oxygène de la révolution mondiale, la révolution en Russie commença à suffoquer et à se dévorer elle-même ; ce processus est symbolisé par le désastre de Kronstadt où les ouvriers et les marins mécontents, qui demandaient de nouvelles élections des soviets, furent écrasés par le gouvernement bolchevique. Le "vainqueur" de ce processus de dégénérescence interne fut Staline et la première victime en fut le Parti bolchevique lui-même qui s'est finalement et irrévocablement transformé en instrument d'une nouvelle bourgeoisie d'État, ayant abandonné tout semblant d'internationalisme au profit de la notion frauduleuse de "socialisme en un seul pays".
Le capitalisme a donc survécu à l'effroi engendré par la vague révolutionnaire, malgré d'ultimes répliques comme la grève générale en Grande-Bretagne en 1926 et le soulèvement ouvrier à Shanghai en 1927. Il a proclamé sa ferme intention de revenir à la normale. Pendant la guerre, le principe des profits et pertes avait été temporairement (et partiellement) suspendu puisque quasiment toute la production avait été orientée vers l'effort de guerre et que l'appareil d'État avait pris le contrôle direct de l'ensemble des secteurs de l'économie. Dans un rapport au Troisième Congrès de l'Internationale communiste, Trotsky a noté comment la guerre avait introduit une nouvelle façon de fonctionner du capitalisme, essentiellement basée sur la manipulation de l'économie par l'État et la création de montagnes de dettes, de capital fictif : "Le capitalisme en tant que système économique est, vous le savez, plein de contradictions. Pendant les années de guerre, ces contradictions ont atteint des proportions monstrueuses. Pour trouver les ressources nécessaires à la guerre, l'État a fait principalement appel à deux mesures : d'abord, l'émission de papier monnaie ; deuxièmement, l'émission d'obligations. Aussi une quantité toujours croissante de prétendues 'valeurs papier' (obligations) est entrée en circulation, comme moyen par lequel l'État a soutiré des valeurs matérielles réelles du pays pour les détruire dans la guerre. Plus grandes ont été les sommes dépensées par l'État, c'est-à-dire plus les valeurs réelles ont été détruites, plus grande a été la quantité de pseudo richesse, de valeurs fictives accumulées dans le pays. Les titres d'État se sont accumulés comme des montagnes. A première vue, il pourrait sembler qu'un pays est devenu extrêmement riche mais, en réalité, on a miné son fondement économique, le faisant vaciller, l'amenant au bord de l'effondrement. Les dettes d'État sont montées jusqu'environ 1000 milliards de marks or qui s'ajoutent aux 62% des ressources nationales actuelles des pays belligérants. Avant la guerre, le total mondial de papier monnaie et de crédit approchait 28 milliards de marks. Or, aujourd'hui il se situe entre 220 et 280 milliards, dix fois plus. Et ceci bien sûr n'inclut pas la Russie car nous ne parlons que du monde capitaliste. Tout ceci s'applique surtout, mais pas exclusivement, aux pays européens, principalement à l'Europe continentale et, en particulier à l'Europe centrale. Dans l'ensemble, au fur et à mesure que l'Europe s'appauvrit - ce qu'elle a fait jusqu'à aujourd'hui - elle s'est enveloppée et continue à s'envelopper de couches toujours plus épaisses de valeurs papier ou ce qu'on appelle capital fictif. Cette monnaie fictive de capital papier, ces notes du trésor, ces bonds de guerre, ces billets de banque, etc. représentent soit des souvenirs d'un capital défunt ou l'attente de capital à venir. Mais aujourd'hui, ils ne sont en aucune façon reliés à du capital véritablement existant. Cependant, ils fonctionnent comme capital et comme monnaie et cela tend à donner une image incroyablement déformée de la société et de l'économie moderne dans son ensemble. Plus cette économie s'appauvrit, plus riche est l'image reflétée par ce miroir qu'est le capital fictif. En même temps, la création de ce capital fictif signifie, comme nous le verrons, que les classes partagent de différentes façons la distribution du revenu national et de la richesse qui se contractent graduellement. Le revenu national aussi s'est contracté mais pas autant que la richesse nationale. L'explication en est simple : la bougie de l'économie capitaliste a été brûlée par les deux bouts." (2 juin 1921 ; traduit de l'anglais par nous).
Ces méthodes étaient le signe du fait que le capitalisme ne pouvait opérer qu'en bafouant ses propres lois. Les nouvelles méthodes étaient décrites comme du "socialisme de guerre", mais c'était en fait un moyen de préserver le système capitaliste dans une période où il était devenu obsolète et constituait un rempart désespéré contre le socialisme, contre l'ascension d'un mode de production sociale supérieur. Mais comme le "socialisme de guerre" était vu comme nécessaire essentiellement pour gagner la guerre, il fut effectivement démantelé après celle-ci. Au début des années 1920, dans une Europe ravagée par la guerre, débuta une difficile période de reconstruction, mais les économies du Vieux Monde restèrent stagnantes : les taux de croissance spectaculaires qui avaient caractérisé les premiers pays capitalistes dans la période d'avant-guerre ne se reproduisirent pas. Le chômage s'installa de façon permanente dans des pays comme la Grande-Bretagne tandis que l'économie allemande, saignée à blanc par de cruelles réparations, battait tous les records d'inflation connus et était presque totalement alimentée par l'endettement.
La principale exception fut l'Amérique qui s'était développée pendant la guerre en jouant le rôle d'"intendant de l'Europe", selon les termes de Trotsky dans le même rapport. Elle se caractérisa alors définitivement comme étant l'économie la plus puissante du monde et s'épanouit précisément parce que ses rivaux avaient été terrassés par le coût gigantesque de la guerre, les troubles sociaux d'après-guerre et la disparition effective du marché russe. Pour l'Amérique, ce fut l'époque du jazz, les années folles ; les images de la Ford "Model T", produite en masse dans les usines de Henry Ford, reflétaient la réalité de taux de croissance vertigineux. Ayant atteint le bout de son expansion interne et bénéficiant grandement de la stagnation des vieilles puissances européennes, le capital américain commença a envahir le globe avec ses marchandises, en inondant l'Europe et les pays sous développés, souvent jusque dans des régions encore pré-capitalistes. Après avoir été débiteurs au 19e siècle, les États-Unis devinrent le principal créditeur mondial. Bien que, dans une grande mesure, l'agriculture américaine n'ait pas été entraînée dans le boom, il y avait une augmentation perceptible du pouvoir d'achat de la population urbaine et prolétarienne. Tout cela constituait apparemment la preuve qu'on pouvait revenir au monde du capitalisme libéral, du "laisser-faire", qui avait permis l'expansion extraordinaire au 19e siècle. La philosophie rassurante du président des États-Unis de l'époque, Calvin Coolidge, triomphait. C'est en ces termes qu'il s'adressait au Congrès américain en décembre 1928 : "Aucun Congrès des États-Unis jamais rassemblé, faisant un rapide survol de l'état de l'Union, ne s'est trouvé face à une perspective plus plaisante que celle qui se présente aujourd'hui. Sur le plan intérieur, c'est la tranquillité et la satisfaction, des rapports harmonieux entre les patrons et les salariés, libérés des conflits sociaux, et le niveau le plus élevé de prospérité de ces années. Sur le plan extérieur, il y a la paix, la bonne volonté qui vient de la compréhension mutuelle, et la reconnaissance que les problèmes qui, il y a peu de temps encore, apparaissaient si menaçants, disparaissent sous l'influence d'un comportement clairement amical. La grande richesse créée par notre esprit d'entreprise et notre travail, et épargnée par notre sens de l'économie, a connu la distribution la plus large dans notre population et son flux continu a servi les œuvres caritatives et l'industrie du monde. Les besoins de l'existence ne sont plus limités au domaine de la nécessité et appartiennent aujourd'hui à celui du luxe. L'élargissement de la production est consommé par une demande intérieure croissante et un commerce en expansion à l'extérieur. Le pays peut regarder le présent avec satisfaction et anticiper le futur avec optimisme."
On ne peut qu'être frappés par la pertinence de ces paroles ! Moins d'un an après, en octobre 1929, c'était le crash. La croissance fébrile de l'économie américaine avait rencontré les limites inhérentes du marché et bien de ceux qui avaient cru à la croissance illimitée, à la capacité du capitalisme à créer ses propres marchés pour toujours et avaient investi leurs économies sur la base de ce mythe, tombèrent de très haut. De plus, ce n'était pas une crise du même type que celles qui avaient ponctué le 19e siècle, des crises si régulières pendant la première moitié de ce siècle qu'il avait été possible de parler de "cycle décennal". A l'époque, après une brève période d'effondrement, on trouvait de nouveaux marchés dans le monde et une nouvelle phase de croissance, encore plus vigoureuse, commençait ; de plus dans la période de 1870 à 1914, caractérisée par une poussée impérialiste accélérée pour la conquête des régions non capitalistes restantes, les crises qui ont frappé les centres du système furent beaucoup moins violentes que pendant la jeunesse du capitalisme, malgré ce qui avait été appelé la "longue dépression", entre les années 1870 et 1890, et qui avait reflété, dans une certaines mesure, le début de la fin de la suprématie économique mondiale de la Grande-Bretagne. Mais, de toutes façons, il n'y a pas de comparaison possible entre les problèmes commerciaux du 19e siècle et l'effondrement qui a eu lieu pendant les années 1930. On se trouvait sur un plan qualitativement différent : quelque chose de fondamental dans les conditions de l'accumulation capitaliste avait changé. La dépression était mondiale - de son cœur aux États-Unis, elle a ensuite frappé l'Allemagne qui était maintenant quasiment totalement dépendante des États-Unis, puis le reste de l'Europe. La crise était également dévastatrice pour les régions coloniales ou semi-dépendantes qui avaient été contraintes en grande partie, par leurs grands "propriétaires" impérialistes, de produire en premier lieu pour les métropoles. La chute soudaine des prix mondiaux a ruiné la majorité de ces pays.
On peut mesurer la profondeur de la crise par le fait que la production mondiale avait décliné d'environ 10% avec la Première Guerre mondiale, alors qu'à la suite du crash, elle chuta d'au moins 36,2% (ce chiffre exclut l'URSS ; chiffres tirés du livre de Sternberg Le conflit du siècle, 1951). Aux États-Unis qui avaient été les grands bénéficiaires de la guerre, la chute de la production industrielle atteignait 53,8%. Les estimations des chiffres du chômage sont variables, mais Sternberg l'évalue à 40 millions dans les principaux pays développés. La chute du commerce mondial est également catastrophique, se réduisant à 1/3 du niveau d'avant 1929. Mais la différence la plus importante entre l'effondrement des années 1930 et les crises du 19e siècle provient du fait qu'il n'y avait plus, désormais, de processus "automatique" de reprise d'un nouveau cycle de croissance et d'expansion en direction de ce qui subsistait comme régions non capitalistes sur la planète. La bourgeoisie s'est vite rendu compte qu'il n'y aurait plus la "main invisible" du marché pour faire repartir l'économie dans un futur poche. Elle devait donc abandonner le libéralisme naïf de Coolidge et de son successeur, Hoover, et reconnaître qu'à partir de maintenant, l'État devrait intervenir de façon autoritaire dans l'économie afin de préserver le système capitaliste. C'est avant tout Keynes qui a théorisé un telle politique ; il avait compris que l'État devait soutenir les industries déclinantes et générer un marché artificiel pour compenser l'incapacité du système à en développer de nouveaux. Tel a été le sens des "travaux publics" à grande échelle entrepris par Roosevelt sous le nom de New Deal, du soutien que lui a apporté la nouvelle centrale syndicale, la CIO, afin de stimuler la demande des consommateurs, etc. En France, la nouvelle politique a pris la forme du Front populaire. En Allemagne et en Italie, elle a pris la forme du fascisme et en Russie, du stalinisme. Toutes ces politiques avaient la même cause sous-jacente. Le capitalisme était entré dans une nouvelle époque, l'époque du capitalisme d'État.
Mais le capitalisme d'État n'existe pas dans chaque pays isolément des autres. Au contraire, il est déterminé, dans une grande mesure, par la nécessité de centraliser et de défendre l'économie nationale contre la concurrence des autres nations. Dans les années 1930, cela contenait un aspect économique - le protectionnisme était considéré comme un moyen de défendre ses industries et ses marchés contre l'empiètement des industries et des marchés des autres pays ; mais le capitalisme d'État contenait aussi un volet militaire, bien plus significatif, parce que la concurrence économique aggravait la poussée vers une nouvelle guerre mondiale. Le capitalisme d'État est, par essence, une économie de guerre. Le fascisme, qui vantait bruyamment les bienfaits de la guerre, constituait l'expression la plus ouverte de cette tendance. Sous le régime d'Hitler, le capital allemand répondit à sa situation économique catastrophique en se lançant dans une course effrénée au réarmement. Cela eut pour effet "bénéfique" d'absorber rapidement le chômage, mais ce n'était pas le but véritable de l'économie de guerre qui était de se préparer à un nouveau repartage violent des marchés. De même, le régime stalinien en Russie et la subordination impitoyable du niveau de vie des prolétaires au développement de l'industrie lourde, répondait au besoin de faire de la Russie une puissance militaire mondiale à prendre en compte et, comme pour l'Allemagne nazie et le Japon militariste (qui avait déjà lancé une campagne de conquête militaire en envahissant la Mandchourie en 1931 et le reste de la Chine en 1937), ces régimes ont résisté à l'effondrement avec "succès" parce qu'ils ont subordonné toute la production aux besoins de la guerre. Mais le développement de l'économie de guerre est aussi le secret des programmes massifs de travaux publics dans les pays du New Deal et du Front populaire, même si ces derniers ont mis plus de temps à réadapter les usines à la production massive d'armes et de matériel militaire.
Victor Serge a qualifié la période des années 1930 de "Minuit dans le siècle". Tout comme la guerre de 1914-18, la crise économique de 1929 confirmait la sénilité du mode de production capitaliste. A une échelle bien plus grande que tout ce qu'on avait pu voir au 19e siècle, on assistait à "une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé un paradoxe, [s'abattre] sur la société - l'épidémie de la surproduction" (Le Manifeste communiste). Des millions de gens avaient faim et subissaient un chômage forcé dans les nations les plus industrialisées du monde, non pas parce que les usines et les champs ne pouvaient pas produire suffisamment mais parce qu'ils produisaient "trop" par rapport à la capacité d'absorption du marché. C'était une nouvelle confirmation de la nécessité de la révolution socialiste.
Mais la première tentative du prolétariat d'accomplir le verdict de l'histoire avait été définitivement vaincue à la fin des années 1920 et, partout, la contre-révolution avait triomphé. Elle a atteint les profondeurs les plus terrifiantes précisément là où la révolution était allée le plus haut. En Russie, elle prit la forme de camps de travail et d'exécutions massives ; des populations entières furent déportées, des millions de paysans délibérément affamés ; dans les usines, les ouvriers furent soumis à la surexploitation stakhanoviste. Sur le plan culturel, toutes les expériences sociales et artistiques des premières années de la révolution furent supprimées et, au nom du "Réalisme socialiste", on imposa officiellement un retour aux normes bourgeoises les plus philistines.
En Allemagne et en Italie, le prolétariat avait été plus proche de la révolution que dans aucun autre pays d'Europe occidentale et sa défaite eut pour conséquence l'instauration d'un régime policier brutal. Le fascisme était caractérisé par une immense bureaucratie d'informateurs, la persécution féroce des dissidents et des minorités sociales et ethniques, les Juifs en Allemagne en étant le cas typique. Le régime nazi piétina des centaines d'années de culture et se vautra dans des théories occultistes pseudo scientifiques sur la mission civilisatrice de la race aryenne, brûlant les livres qui contenaient des idées "non Allemandes" et exaltant les vertus du sang, de la terre et de la conquête. Trotsky considérait la destruction de la culture en Allemagne nazie comme une preuve particulièrement éloquente de la décadence de la culture bourgeoise.
"Le fascisme a amené à la politique les bas-fonds de la société. Non seulement dans les maisons paysannes, mais aussi dans les gratte-ciel des villes vivent encore aujourd'hui, à côté du XX° siècle, le X° et le XII° siècles. Des centaines de millions de gens utilisent le courant électrique, sans cesser de croire à la force magique des gestes et des incantations. Le pape à Rome prêche à la radio sur le miracle de la transmutation de l'eau en vin. Les étoiles de cinéma se font dire la bonne aventure. Les aviateurs qui dirigent de merveilleuses mécaniques, créées par le génie de l'homme, portent des amulettes sous leur combinaison. Quelles réserves inépuisables d'obscurantisme, d'ignorance et de barbarie ! Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau. Tout ce qu'un développement sans obstacle de la société aurait dû rejeter de l'organisme national, sous la forme d'excréments de la culture, est maintenant vomi : la civilisation capitaliste vomit une barbarie non digérée. Telle est la physiologie du national-socialisme." ("Qu'est-ce que le national-socialisme ?", 1933)
Mais du fait, précisément, que le fascisme était une expression concentrée du déclin du capitalisme en tant que système, penser qu'on pouvait le combattre sans combattre le capitalisme dans son ensemble, comme le défendaient les différentes sortes d'"antifascistes", constituait une pure mystification. Ceci fut très clairement démontré en Espagne en 1936 : les ouvriers de Barcelone répondirent au premier coup d'État du Général Franco, avec leurs propres méthodes de lutte de classe - la grève générale, la fraternisation avec les troupes, l'armement des ouvriers - et, en quelques jours, paralysèrent l'offensive fasciste. C'est quand ils remirent leur lutte aux mains de la bourgeoisie démocratique incarnée par le Front populaire qu'ils furent vaincus et entraînés dans une lutte inter impérialiste qui s'avéra être une répétition générale du massacre bien plus vaste à venir. Comme la Gauche italienne en tira la conclusion sobrement : la guerre d'Espagne constituait une terrible confirmation du fait que le prolétariat mondial avait été défait ; et puisque le prolétariat constituait le seul obstacle à l'avancée du capitalisme vers la guerre, le cours à une nouvelle guerre mondiale était maintenant ouvert.
Le tableau de Picasso, Guernica, est célébré à juste raison comme une représentation sans précédent des horreurs de la guerre moderne. Le bombardement aveugle de la population civile de cette ville espagnole par l'aviation allemande qui soutenait l'armée de Franco, constitua un grand choc car c'était un phénomène encore relativement nouveau. Le bombardement aérien de cibles civiles avait été limité durant la Première Guerre mondiale et très inefficace. La grande majorité des tués pendant cette guerre étaient des soldats sur les champs de bataille. La Deuxième Guerre mondiale a montré à quel point la capacité de barbarie du capitalisme en déclin s'était accrue puisque, cette fois, la majorité des tués furent des civils :"L'estimation totale en pertes de vies humaines causées par la Deuxième Guerre mondiale, indépendamment du camp dont elles faisaient partie, est en gros de 72 millions. Le nombre de civils atteint 47 millions, y compris les morts de faim et de maladie à cause de la guerre. Les pertes militaires se montent à environ 25 millions, y compris 5 millions de prisonniers de guerre" (https://en.wikipedia.org/wiki/World_War_II_casualties [1537]). L'expression la plus terrifiante et la plus concentrée de cette horreur est le meurtre industrialisé de millions de Juifs et d'autres minorités par le régime nazi, fusillés, paquets par paquets, dans les ghettos et les forêts d'Europe de l'Est, affamés et exploités au travail comme des esclaves jusqu'à la mort, gazés par centaines de milliers dans les camps d'Auschwitz, Bergen-Belsen ou Treblinka. Mais le nombre de morts civils victimes du bombardement des villes par les protagonistes des deux côtés prouve que cet Holocauste, ce meurtre systématique d'innocents, était une caractéristique générale de cette guerre. En fait, à ce niveau, les démocraties ont certainement surpassé les puissances fascistes, et les tapis de bombes, notamment de bombes incendiaires, qui ont recouvert les villes allemandes et japonaises confèrent, en comparaison, un air plutôt "amateur" au Blitz allemand sur le Royaume-Uni. Le point culminant et symbolique de cette nouvelle méthode de massacre de masse a été le bombardement atomique des villes d'Hiroshima et de Nagasaki ; mais en termes de morts civils, le bombardement "conventionnel" de villes comme Tokyo, Hambourg et Dresde a été encore plus meurtrier.
L'utilisation de la bombe atomique par les États-Unis a ouvert de deux façons une nouvelle période. D'abord, cela a confirmé que le capitalisme était devenu un système de guerre permanente. Car si la bombe atomique marquait l'effondrement final des puissances de l'Axe, elle ouvrait aussi un nouveau front de guerre. La véritable cible derrière Hiroshima n'était pas le Japon qui était déjà à genoux et demandait des conditions pour sa reddition, mais l'URSS. C'était un avertissement pour que cette dernière modère ses ambitions impérialistes en Extrême-Orient et en Europe. En fait "les chefs d'état-major américains élaborèrent un plan de bombardement atomique des vingt principales villes soviétiques dans les dix semaines qui suivirent la fin de la guerre" (Walker, The Cold War and the making of the Modern World, cité par Hobsbawm, L'âge des extrêmes, p. 518). En d'autres termes, l'utilisation de la bombe atomique ne mit fin à la Seconde Guerre mondiale que pour établir les lignes de front de la troisième. Et elle a apporté une signification nouvelle et effrayante aux paroles de Rosa Luxemburg sur les "dernières conséquences" d'une période de guerres sans entraves. La bombe atomique démontrait que le système capitaliste avait maintenant la capacité de mettre fin à la vie humaine sur terre.
Les années 1914-1945 - que Hobsbawm appelle "l'ère des catastrophes" - confirment clairement que le diagnostic selon lequel le capitalisme était devenu un système social décadent - tout comme c'était arrivé à la Rome antique ou au féodalisme avant lui. Les révolutionnaires qui avaient survécu aux persécutions et à la démoralisation des années 1930 et 1940 et avaient maintenu des principes internationalistes contre les deux camps impérialistes avant et pendant la guerre, étaient très peu nombreux ; mais, pour la plupart d'entre eux, c'était une donnée définitive. Deux guerres mondiales et la menace immédiate d'une troisième ainsi qu'une crise économique mondiale d'une échelle sans précédent semblaient l'avoir confirmé une fois pour toutes.
Dans les décennies suivantes, cependant, des doutes commencèrent à sourdre. Il était sûr que l'humanité vivait désormais sous la menace permanente de son annihilation. Durant les 40 années suivantes, même si les deux nouveaux blocs impérialistes n'entraînèrent pas l'humanité dans une nouvelle guerre mondiale, ils demeurèrent en état de conflit et d'hostilité permanents, menant une série de guerres par procuration en Extrême-orient, au Moyen-Orient et en Afrique ; et, à plusieurs occasions, en particulier pendant la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, ils menèrent la planète au bord de la catastrophe. Une estimation approximative officielle fait état de 20 millions de morts, tués pendant ces guerres, et d'autres estimations sont bien plus élevées.
Ces guerres ravagèrent les régions sous-développées du monde et, durant la période d'après guerre, ces zones furent confrontées à des problèmes épouvantables de pauvreté et de malnutrition. Cependant, dans les principaux pays capitalistes, eut lieu un boom spectaculaire que les experts de la bourgeoisie appelèrent rétrospectivement les "Trente Glorieuses". Les taux de croissance égalaient ou dépassaient même ceux du 19e siècle, des augmentations de salaire avaient lieu régulièrement, des services sociaux et de santé furent institués sous la direction bienveillante des États… En 1960, en Grande-Bretagne, le député britannique Harold Macmillan disait à la classe ouvrière "La vie n'a jamais été aussi belle" et, chez les sociologues, de nouvelles théories florissaient sur la transformation du capitalisme en "société de consommation" dans laquelle la classe ouvrière s'était "embourgeoisée" grâce à un tapis roulant incessant de télévisions, machines à laver, voitures et vacances organisées. Pour beaucoup de gens, y compris certains dans le mouvement révolutionnaire, cette période infirmait l'idée selon laquelle le capitalisme était entré en décadence, et prouvait la capacité de ce dernier de se développer de façon quasi illimitée. Les théoriciens "radicaux" comme Marcuse commencèrent à chercher ailleurs que dans la classe ouvrière le sujet du changement révolutionnaire : chez les paysans du Tiers-monde ou les étudiants révoltés des centres capitalistes.
Nous examinerons ailleurs les bases réelles de ce boom d'après-guerre et, en particulier, quels moyens le capitalisme en déclin a adoptés pour conjurer les conséquences immédiates de ses contradictions. Cependant, ceux qui déclaraient que le capitalisme avait fini par surmonter ses contradictions allaient se révéler être des empiristes superficiels, lorsque, à la fin des années 1960, les premiers symptômes d'une nouvelle crise économique apparurent dans les principaux pays occidentaux. Dès le milieu des années 1970, la maladie était déclarée : l'inflation commença à ravager les principales économies, incitant à abandonner les méthodes keynésiennes d'utilisation de l'État pour soutenir directement l'économie, méthodes qui avaient si bien fonctionné durant les décennies précédentes. Les années 1980 furent donc les années du Thatcherisme et des Reaganomics - politiques prônées par le premier ministre britannique, Margaret Thatcher et le président américain, Ronald Reagan - qui consistaient fondamentalement à laisser la crise atteindre son niveau réel et à abandonner les industries les plus faibles. L'inflation fut soignée par la récession. Depuis, nous avons traversé une série de mini-booms et de mini-récessions et le projet du Thatcherisme continue à exister au niveau idéologique dans les perspectives du néolibéralisme et des privatisations. Mais, malgré toute la rhétorique sur le retour aux valeurs économiques de l'époque de la reine Victoria sur la libre entreprise, le rôle de l'État capitaliste reste toujours aussi crucial ; ce dernier continue de manipuler la croissance économique au moyen de toutes sortes de manœuvres financières, toutes fondées sur une montagne croissante de dettes, symbolisées par dessus tout par le fait que les États-Unis - dont le développement de la puissance avait été marqué par le fait que, de débiteurs, ils étaient devenus créditeurs - croulent maintenant sous une dette supérieure à 36 000 milliards de dollars 1 "Cette montagne de dettes qui s'accumulent, non seulement au Japon mais aussi dans les autres pays développés, constitue un véritable baril de poudre potentiellement déstabilisateur à terme. Ainsi, une grossière estimation de l'endettement mondial pour l'ensemble des agents économiques (États, entreprises, ménages et banques) oscille entre 200 et 300`% du produit mondial. Concrètement, cela signifie deux choses : d'une part, que le système a avancé l'équivalent monétaire de la valeur de deux à trois fois le produit mondial pour pallier à la crise de surproduction rampante et, d'autre part, qu'il faudrait travailler deux à trois années pour rien si cette dette devait être remboursée du jour au lendemain. Si un endettement massif peut aujourd'hui encore être supporté par les économies développées, il est par contre en train d'étouffer un à un les pays dits "émergents". Cet endettement phénoménal au niveau mondial est historiquement sans précédent et exprime à la fois le niveau d'impasse dans lequel le système capitaliste s'est enfoncé mais aussi sa capacité à manipuler la loi de la valeur afin d'assurer sa pérennité." ("Crise économique : les oripeaux de la "prospérité économique" arrachés par la crise", Revue internationale n° 114, 3e trimestre 2003)
Et tandis que la bourgeoisie nous demande de faire confiance à toutes sortes de remèdes bidon comme "l'économie de l'information" ou autres "révolutions technologiques", la dépendance de l'ensemble de l'économie mondiale vis-à-vis de l'endettement voit s'accumuler les pressions souterraines qui auront fatalement des conséquences volcaniques dans le futur. Nous les entrevoyons de temps en temps : le moteur qui alimentait la croissance des "Tigres" et des "Dragons" asiatiques a calé en 1997 ; c'est peut-être l'exemple le plus significatif. Aujourd'hui, en 2007, on nous répète de nouveau que les taux de croissance spectaculaires que connaissent l'Inde et la Chine nous montrent le futur. Mais juste après, on a bien du mal à cacher la peur que tout ceci finira mal. La croissance de la Chine, après tout, se base sur des exportations bon marché vers l'Occident et la capacité de l'Occident à les consommer se base sur des dettes énormes… Aussi qu'arrivera-t-il quand les dettes devront être remboursées ? Et derrière la croissance alimentée par la dette des deux dernières décennies et plus, apparaît la fragilité de toute l'entreprise dans certains de ses aspects les plus ouvertement négatifs : la véritable désindustrialisation de pans entiers de l'économie occidentale, la création d'une multitude d'emplois improductifs et très souvent précaires, de plus en plus liés aux domaines les plus parasitaires de l'économie ; l'écart grandissant entre les riches et les pauvres, non seulement entre les pays capitalistes centraux et les régions les plus pauvres du monde, mais au sein même des économies les plus développées ; l'incapacité évidente à absorber véritablement la masse de chômeurs qui devient permanente et dont on cache la véritable ampleur par toute une série de tricheries (les stages qui ne mènent nulle part, les changements constants dans les modes de calcul du chômage, etc.).
Ainsi, sur le plan économique, le capitalisme n'a, en aucune façon, inversé son cours vers la catastrophe. Et il en va de même sur le plan impérialiste. Quand le bloc de l'Est s'est effondré à la fin des années 1980, mettant fin de façon spectaculaire à quatre décennies de "Guerre froide", le président des États-Unis, George Bush senior, a prononcé sa phrase célèbre où il annonçait l'ouverture d'un nouvel ordre mondial de paix et de prospérité. Mais comme le capitalisme décadent signifie la guerre permanente, la configuration des conflits impérialistes peut changer mais ils ne disparaissent pas. Nous l'avons vu en 1945 et nous le voyons depuis 1991. A la place du conflit relativement "discipliné" entre les deux blocs, nous assistons à une guerre bien plus chaotique de tous contre tous, avec la seule superpuissance restante, les États-Unis, qui a de plus en plus recours à la force militaire pour tenter d'imposer son autorité déclinante. Et pourtant, chaque déploiement de cette supériorité militaire incontestable n'est parvenu qu'à accélérer l'opposition à son hégémonie. Nous l'avons vu dès la première Guerre du Golfe en 1991 : bien que les États-Unis aient momentanément réussi à contraindre leurs anciens alliés, l'Allemagne et la France, à rallier leur croisade contre Saddam Hussein en Irak, les deux années suivantes ont montré clairement que l'ancienne discipline du bloc occidental avait disparu pour toujours : pendant les guerres qui ont ravagé les Balkans durant la décennie, l'Allemagne d'abord (à travers son soutien à la Croatie et à la Slovénie), puis la France (à travers son soutien à la Serbie tandis que les États-Unis décidaient de soutenir la Bosnie) se sont trouvées, dans les faits, à mener une guerre par procuration contre les États-Unis. Même le "lieutenant" des États-Unis, la Grande-Bretagne, s'est positionné à cette occasion dans le camp adverse et a soutenu la Serbie jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus empêcher l'offensive américaine et ses bombardements. La récente "guerre contre le terrorisme", préparée par la destruction des Twin Towers, le 11 septembre 2001, par un commando suicide très probablement manipulé par l'État américain (une autre expression de la barbarie du monde actuel) a exacerbé les divergences et la France, l'Allemagne et la Russie ont formé une coalition d'opposants à l'invasion de l'Irak par les États-Unis. Les conséquences de l'invasion de l'Irak en 2003 ont été encore plus désastreuses. Loin de consolider le contrôle du Moyen-Orient par les États-Unis et de favoriser la "Full spectrum dominance", la domination technologique des États-Unis dont rêvent les Néo-conservateurs de l'Administration Bush et leurs adeptes, l'invasion a plongé toute la région dans le chaos avec une instabilité grandissante en Israël/Palestine, au Liban, en Iran, en Turquie, en Afghanistan et au Pakistan. Pendant ce temps, l'équilibre impérialiste était encore plus miné par l'émergence de nouvelles puissances nucléaires, l'Inde et le Pakistan ; il est possible que l'Iran en devienne une bientôt et ce dernier a de toutes façons largement accru ses ambitions impérialistes à la suite de la chute de son grand rival, l'Irak. L'équilibre impérialiste est aussi miné par la position hostile que prend la Russie de Poutine à l'égard de l'Occident, par le poids grandissant de l'impérialisme chinois dans les affaires mondiales, par la prolifération d'États en désagrégation et d'"États voyous" au Moyen-Orient, en Extrême-Orient et en Afrique, par l'extension du terrorisme islamiste à l'échelle mondiale, parfois au service de telle ou telle puissance mais, souvent, agissant comme puissance imprévisible en son propre nom… Depuis la fin de la Guerre froide, le monde n'est donc pas moins mais plus dangereux encore.
Et si tout au long du 20e siècle, des dangers dont la crise économique et la guerre impérialiste menaçaient la civilisation humaine n'ont fait que s'accroître, ce n'est qu'au cours des dernières décennies que s'est révélée une troisième dimension du désastre que le capitalisme réserve à l'humanité : la crise écologique. Ce mode de production, aiguillonné par une concurrence toujours plus fébrile à la recherche de la dernière opportunité de trouver un marché, doit continuer à s'étendre dans tous les recoins de la planète, à en piller les ressources à n'importe quel prix. Mais cette "croissance" frénétique se révèle de plus en plus être un cancer pour la planète Terre. Durant les deux dernières décennies, la population a peu à peu pris conscience de l'étendue de cette menace parce que, même si ce dont nous sommes témoins aujourd'hui est le point culminant d'un processus bien plus ancien, le problème commence à se poser à un niveau bien supérieur. La pollution de l'air, des rivières et des mers par les émissions de l'industrie et des transports, la destruction des forêts tropicales et de nombreux autres habitats sauvages ou la menace d'extinction d'espèces animales sans nombre atteignent des niveaux alarmants et viennent maintenant se combiner au problème du changement climatique qui menace de dévaster la civilisation humaine par une succession d'inondations, de sécheresses, de famines et de fléaux de tous ordres. Et le changement climatique lui-même peut déclencher une spirale croissante de désastres comme le reconnaît, entre autres, le célèbre physicien Stephen Hawking. Dans une interview à ABC News, en août 2006, il expliquait que "le danger est que le réchauffement global peut s'auto-alimenter s'il ne l'a déjà fait. La fonte des glaces des pôles de l'Arctique et de l'Antarctique réduit la part de l'énergie solaire qui est réfléchie dans l'espace et accroît encore la température. Le changement climatique peut détruire l'Amazonie et d'autres forêts tropicales et éliminer ainsi l'un des principaux moyens par lesquels le dioxyde de carbone de l'atmosphère est absorbé. La montée de la température des océans peut déclencher la libération de grandes quantités de méthane qui sont emprisonnées sous forme d'hydrates dans le fond des océans. Ces deux phénomènes augmenteraient l'effet de serre et accentueraient le réchauffement global. Il est urgent de renverser le réchauffement climatique si on le peut encore".
Les menaces économique, militaire et écologique ne constituent pas des aspects séparés - elles sont intimement liées. Surtout, il est évident que les nations capitalistes confrontées à la ruine économique et à des catastrophes écologiques ne subiront pas paisiblement leur propre désintégration mais seront poussées à adopter des solutions militaires aux dépens des autres nations.
Plus que jamais, l'alternative socialisme ou barbarie se pose à nous. Et tout comme, selon les termes de Rosa Luxemburg, la Première Guerre mondiale était déjà la barbarie, le danger qui menace l'humanité, et en particulier l'unique force qui peut la sauver, le prolétariat, est que ce dernier soit entraîné dans la barbarie croissante qui se répand sur la planète avant de pouvoir réagir et apporter sa propre solution.
La crise écologique pose très clairement ce danger : la lutte de classe prolétarienne ne peut guère l'influencer avant que le prolétariat n'ait pris le pouvoir et se trouve en position de réorganiser la production et la consommation à l'échelle mondiale. Et, plus la révolution tarde, plus s'accroît le danger que la destruction de l'environnement ne sape les bases matérielles de la transformation communiste. Mais il en va de même des effets sociaux qu'engendre la phase actuelle de la décadence. Dans les villes, il existe une tendance réelle à ce que la classe ouvrière perde son identité de classe et qu'une génération de jeunes prolétaires soit victime de la mentalité de bandes, d'idéologies irrationnelles et de désespoir nihiliste. Cela aussi contient le danger qu'il soit trop tard pour que le prolétariat se reconstitue comme force sociale révolutionnaire.
Pourtant, le prolétariat ne doit jamais oublier son véritable potentiel. Il est certain que la bourgeoisie, elle, en a toujours été consciente. Dans la période qui a mené à la Première Guerre mondiale, la classe dominante attendait avec anxiété la réponse qu'allait apporter la social-démocratie car elle savait très bien qu'elle ne pourrait contraindre les ouvriers à aller à la guerre sans le soutien actif de cette dernière. La défaite idéologique dénoncée par Rosa Luxemburg était la condition sine qua non pour déclencher la guerre ; et c'est la reprise des combats du prolétariat, à partir de 1916, qui allait y mettre un terme. A l'inverse, la défaite et la démoralisation après le reflux de la vague révolutionnaire ont ouvert le cours à la Deuxième Guerre mondiale, même s'il a fallu une longue période de répression et d'intoxication idéologique avant de pouvoir mobiliser la classe ouvrière pour ce nouveau carnage. Et la bourgeoisie était très consciente de la nécessité de mener des actions préventives pour éteindre tout danger d'une répétition de 1917 à la fin de la guerre. Cette "conscience de classe" de la bourgeoisie fut avant tout incarnée par le "Greatest Ever Briton", "le plus grand britannique de l'histoire", Winston Churchill, qui avait beaucoup appris du rôle qu'il avait joué pour étouffer la menace bolchevique en 1917-20. A la suite des grèves massives dans le Nord de l'Italie en 1943, c'est Churchill qui a formulé la politique de "laisser (les Italiens) mijoter dans leur jus", c'est-à-dire retarder l'arrivée des Alliés qui montaient du sud du pays pour permettre aux Nazis d'écraser les ouvriers italiens ; c'est aussi Churchill qui a le mieux compris la sinistre signification de la terreur des bombardements sur l'Allemagne dans la dernière phase de la guerre ; ils avaient pour but de détruire dans l'œuf toute possibilité de révolution là où la bourgeoisie en avait le plus peur.
La défaite mondiale et la contre-révolution durèrent quatre décennies. Mais ce n'était pas la fin de la lutte de classe comme certains avaient commencé à le penser. Avec le retour de la crise à la fin des années 1960, une nouvelle génération de prolétaires luttant pour leurs propres revendications réapparut : les "événements" de Mai 1968 en France auxquels on se réfère officiellement comme étant un "soulèvement étudiant", ne purent amener l'État français au bord de l'abîme que parce que la révolte dans les universités fut accompagnée de la plus grande grève générale de l'histoire. Dans les années qui ont suivi, l'Italie, l'Argentine, la Pologne, l'Espagne, la Grande-Bretagne et beaucoup d'autres pays connurent à leur tour des mouvements massifs de la classe ouvrière, laissant souvent les représentants officiel du "Travail", les syndicats et les partis de gauche, à leur remorque. Les grèves "sauvages" devinrent la norme, en opposition à la mobilisation syndicale "disciplinée", et les ouvriers commencèrent à développer de nouvelles formes de lutte pour échapper à l'emprise paralysante des syndicats : les assemblées générales, les comités de grève élus, les délégations massives vers les autres lieux de travail. Dans de gigantesques grèves en Pologne, en 1980, les ouvriers utilisèrent ces moyens pour coordonner leur lutte à l'échelle du pays tout entier.
Les luttes de la période 1968-89 se terminèrent très souvent en défaites par rapport aux revendications mises en avant. Mais il est sûr que si elles n'avaient pas eu lieu, la bourgeoisie aurait eu les mains libres pour imposer une attaque bien plus grande contre les conditions de vie de la classe ouvrière, surtout dans les pays avancés du système. Et, surtout, le refus du prolétariat de payer les effets de la crise capitaliste signifiait également qu'il n'accepterait pas de se laisser embrigader sans résistance dans une nouvelle guerre, même si la réapparition de la crise avait aiguisé de façon sensible les tensions entre les deux grands blocs impérialistes à partir des années 1970 et, en particulier, dans les années 1980. La guerre impérialiste est une donnée implicite de la crise économique du capitalisme, même si elle ne constitue pas une "solution" à celle-ci mais une plongée encore plus profonde dans la désagrégation de ce système. Mais pour aller à la guerre, la bourgeoisie doit disposer d'un prolétariat soumis et idéologiquement loyal, et cela, elle ne l'avait pas. Peut-être que c'est dans le bloc de l'Est qu'on pouvait le voir le plus clairement : la bourgeoisie russe, la plus poussée vers une solution militaire par l'effondrement économique et l'encerclement militaire croissants, en vint à réaliser qu'elle ne pouvait s'appuyer sur son prolétariat comme chair à canon dans une guerre contre l'Occident, en particulier après la grève de masse en Pologne en 1980. C'est cette impasse qui, en bonne partie, mena à l'implosion du bloc de l'Est en 1989-91.
Le prolétariat, cependant, fut incapable de développer sa propre solution authentique aux contradictions du système : la perspective d'une nouvelle société. Il est sûr que Mai 1968 a posé cette question à une échelle massive et a donné naissance à une nouvelle génération de révolutionnaires, mais ces derniers restèrent une infime minorité. Face à l'aggravation de la crise économique, la grande majorité des luttes ouvrières des années 1970 et 80 ne restèrent qu'à un niveau économique défensif et des décennies de désillusionnement envers les partis "traditionnels" de gauche ont répandu dans les rangs de la classe ouvrière une profonde méfiance vis-à-vis de "la politique" quelle qu'elle soit.
Ainsi, il y eut une sorte de blocage dans la lutte entre les classes : la bourgeoisie n'avait aucun avenir à offrir à l'humanité, et le prolétariat n'avait pas encore redécouvert son propre futur. Mais la crise du système ne reste pas immobile et le résultat du blocage est une décomposition croissante de la société à tous les niveaux. Sur le plan impérialiste, cela a abouti à la désintégration des deux blocs impérialistes et de ce fait, la perspective d'une guerre mondiale a disparu pour une période indéterminée. Mais comme nous l'avons vu, maintenant le prolétariat et l'humanité sont exposés à un nouveau danger, une sorte de barbarie rampante qui, sous beaucoup d'aspects, est encore plus pernicieuse.
L'humanité se trouve donc à la croisée des chemins. Les années et les décennies devant nous peuvent être cruciales pour toute son histoire parce qu'elles détermineront si la société humaine va plonger dans une régression sans précédent ou même arriver à son extinction totale ou bien si elle fera le saut vers un nouveau niveau d'organisation dans lequel l'humanité sera finalement capable de contrôler sa propre puissance sociale et de créer un monde en harmonie avec ses besoins.
Comme communistes, nous sommes convaincus qu'il n'est pas trop tard pour cette dernière alternative, que la classe ouvrière, malgré toutes les attaques économiques, politiques et idéologiques qu'elle a subies dans les dernières décennies, est toujours capable de résister et constitue encore la seule force qui puisse empêcher la descente dans l'abîme. En fait, depuis 2003, il y a eu un développement perceptible des luttes ouvrières à travers le monde ; et, au même moment, nous assistons à l'émergence de toute une nouvelle génération de groupes et d'éléments qui mettent en question les bases mêmes du système social actuel et qui cherchent sérieusement quelles sont les possibilités d'un changement fondamental. En d'autres termes, nous voyons les signes d'une véritable maturation de la conscience de classe.
Face à un monde plongé dans le chaos, ce ne sont pas les explications fausses à la crise actuelle qui manquent. Le fondamentalisme religieux, sous ses variantes chrétienne ou musulmane, ainsi que tout un panel d'explications occultistes ou conspiratrices de l'histoire, fleurissent aujourd'hui, précisément parce que les signes d'une fin apocalyptique de la civilisation mondiale sont de plus en plus difficiles à nier. Mais ces régressions vers la mythologie ne servent qu'à renforcer la passivité et le désespoir parce qu'elles subordonnent invariablement la capacité de l'homme à avoir une activité propre à lui aux décrets fatals de puissances régnant au-dessus de lui. L'expression la plus caractéristique de ces cultes est bien les bombes humaines islamiques dont les actions sont la quintessence du désespoir, ou les évangélistes américains qui glorifient la guerre et la destruction écologique comme autant de jalons vers l'extase à venir. Et tandis que le "bons sens" bourgeois rationnel se rit des absurdités des fanatiques, il inclut dans ses moqueries tous ceux qui, pour les raisons les plus rationnelles et les plus scientifiques, sont de plus en plus convaincus que le système social actuel ne peut durer et ne durera pas toujours. Contre les invectives des religieux et le déni vide des bourgeois à l'optimisme facile, il est plus que jamais vital de développer une compréhension cohérente de ce que Rosa Luxemburg appelait "le dilemme de l'histoire". Et, comme elle, nous sommes convaincus qu'une telle compréhension ne trouve son fondement que dans la théorie révolutionnaire du prolétariat - dans le marxisme et la conception matérialiste de l'histoire.
Gerrard
L’initiative
de la Conférence de 1947 revient au Communistenbond
"Spartacus" de Hollande, un groupe "communiste de
conseils" qui avait survécu à la guerre de 1939-45
malgré une répression féroce lors de sa
participation dans les mouvements ouvriers sous l’occupation. 3
La Conférence elle-même se tient à un moment
terriblement sombre pour les trop rares révolutionnaires qui
sont restés fidèles aux principes de
l’internationalisme prolétarien et ont refusé de se
battre pour la défense de la démocratie bourgeoise et
de la "patrie socialiste" de Staline. En 1943, une vague de
grèves en Italie du Nord avait ranimé les espoirs de
voir la Deuxième Guerre mondiale finir comme la Première :
avec un soulèvement ouvrier qui se répandrait de pays
en pays et qui pourrait, cette fois, non seulement mettre fin à
la guerre mais ouvrir la voie à une nouvelle révolution
prolétarienne qui balayerait le capitalisme et son cortège
d’horreurs une fois pour toutes. Mais la bourgeoisie avait tiré
les leçons de l’expérience de 1917 et la Deuxième
Guerre mondiale se termina par l’écrasement systématique
du prolétariat avant même qu’il ait pu se soulever :
la répression sanglante déchaînée par
l’occupant allemand contre les quartiers ouvriers italiens ;
l'écrasement par l’armée allemande du soulèvement
de la ville de Varsovie sous l’œil "bienveillant" de son
adversaire soviétique 4 ;
le bombardement massif des quartier ouvriers en Allemagne par
l’aviation américaine et britannique, n’en sont que
quelques exemples. La GCF a compris que dans cette période, la
voie à la révolution n’était plus ouverte dans
l’immédiat : comme elle l’écrit en réponse
au Communistenbond dans une lettre de préparation à la
Conférence :
"Il était naturel, quelque part, que la monstruosité de la guerre ouvrît les yeux et fît ressurgir de nouveaux militants révolutionnaires. C’est ainsi qu’en 1945 se sont formés, un peu partout, des petits groupes qui, malgré l’inévitable confusion et leur immaturité politique, présentaient néanmoins dans leur orientation des éléments sincères tendant à la reconstruction du mouvement révolutionnaire du prolétariat.
La deuxième guerre ne s’est pas soldée comme la première par une vague de luttes révolutionnaires de classe. Au contraire. Après quelques faibles tentatives, le prolétariat a essuyé une désastreuse défaite, ouvrant un cours général réactionnaire dans le monde. Dans ces conditions, les faibles groupes qui ont surgi au dernier moment de la guerre risquent d’être emportés et disloqués. Ce processus peut déjà être constaté par l’affaiblissement de ces groupes un peu partout et par la disparition de certains autres, comme celle du groupe des "Communistes révolutionnaires" en France". 5
La GCF n’avait aucune illusion sur les possibilités ouvertes par la Conférence : "Dans une période comme la nôtre de réaction et de recul, il ne peut être question de constituer des partis et une Internationale – comme le font les trotskistes et consort – car le bluff de telles constructions artificielles n’a jamais servi qu’a embrouiller un peu plus le cerveau des ouvriers" (ibid). Ce n’est pas pour autant qu’elle considéra la Conférence comme inutile ; au contraire, il s’agissait de la survie même des groupes internationalistes : "Aucun groupe ne possède en exclusivité la 'vérité absolue et éternelle' et aucun groupe ne saurait résister par lui-même et isolément à la pression du terrible cours actuel. L’existence organique des groupes et leur développement idéologique sont directement conditionnés par les liaisons inter-groupes qu’ils sauraient établir et par l’échange de vues, la confrontation des idées, la discussion qu’ils sauraient entretenir et développer à l’échelle internationale.
Cette tâche nous paraît être de la première importance pour les militants à l’heure présente et c’est pourquoi nous nous sommes prononcés et sommes décidés à œuvrer et à soutenir tout effort tendant à l’établissement de contacts, à multiplier des rencontres et des correspondances élargies." (Ibid.)
L'importance de cette conférence tient au moins en ceci qu’elle était la première rencontre internationale de révolutionnaires après six années terribles de guerre, de répression et d’isolement. Mais, en fin de compte, le contexte historique – la "période de réaction et de recul" – a eu le dessus sur l’initiative de 1947. La conférence n’a guère connu de suite. En octobre 1947, la GCF a écrit au Communistenbond pour lui demander de prendre en charge une nouvelle conférence ainsi que l’édition d’un bulletin de discussion préparatoire, dont un seul numéro sera publié ; la deuxième conférence ne s’est jamais tenue. Dans les années qui ont suivi, la plupart des groupes participants ont disparu, y compris la GCF réduite à quelques camarades isolés qui maintenaient tant bien que mal des contacts épistolaires. 6
Aujourd’hui, le contexte historique est très différent. Après des années de contre-révolution, la vague mondiale de luttes qui a suivi mai 1968 en France a marqué le retour sur la scène historique de la classe révolutionnaire. Les luttes n’ont pas réussi à se hisser au niveau exigé par la profondeur des attaques du capitalisme notamment pendant les années 1980. Ensuite elles ont connu un arrêt brutal avec l’effondrement du bloc de l’Est en 1989, suivi d'une période très difficile de déboussolement et de découragement pour le prolétariat et ses minorités révolutionnaires pendant les années 1990. Mais avec le nouveau millénaire, les choses bougent de nouveau : d’un côté les dernières années ont vu un développement des luttes ouvrières qui mettent de plus en plus en avant la question fondamentale de la solidarité. Parallèlement, la présence des groupes invités au congrès du CCI témoigne d’une évolution appelée à s'amplifier dans le futur, et qui consiste dans le développement d’une réflexion politique véritablement mondiale parmi des petites minorités qui se réclament d’une vision internationaliste et qui cherchent à nouer des contacts entre elles.
Dans cette situation, l’expérience de 1947 reste vivante et actuelle. Comme une graine restée cachée dans le sol hivernal, elle porte une potentialité pour les internationalistes d’aujourd’hui. Dans cette courte introduction, nous voulons souligner les leçons principales que nous pensons devoir tirer de la Conférence et de la participation de la GCF à celle-ci.
Depuis 1914 et la trahison des partis socialistes et des syndicats, encore plus dans les années 1930 quand les partis communistes ont emprunté la même voie, suivis par les groupes trotskystes en 1939, il existe une prolifération de groupes et de partis qui se réclament de la classe ouvrière mais dont la raison d’être n’est, en réalité, que de soutenir la domination de la classe capitaliste et de son État. Dans ce sens, la GCF écrit en 1947 : "Il ne s’agit pas de discussions en général, mais bien de rencontres qui permettent des discussions entre des groupes prolétariens révolutionnaires. Cela implique forcément des discriminations sur la base de critères politiques idéologiques. Il est absolument nécessaire, afin d’éviter des équivoques et afin de ne pas rester dans le vague de préciser autant que possible ces critères" (ibid). La GCF identifie quatre critères clés :
1. Exclusion du courant trotskyste du fait de son soutien à l’État russe et de sa participation de fait à la guerre impérialiste de 1939-45, du même côté que les puissances impérialistes démocratiques et staliniennes.
2. Exclusion des anarchistes (en l’occurrence la Fédération anarchiste française) ayant participé au "Frente Popular" et au gouvernement capitaliste républicain espagnol en 1936-38, ainsi qu’à la Résistance de 1939-45 sous le drapeau de l’anti-fascisme.
3. Exclusion de tous les autres groupes qui, sous un prétexte ou un autre, ont participé à la Deuxième Guerre mondiale.
4. Reconnaissance de la nécessité de "la destruction violente de l’État capitaliste" et, en ce sens, de la signification historique de la révolution d’octobre 1917.
Suite à la conférence, les critères proposés dans la lettre d’octobre 1947 de la GCF se résument à deux :
1. La volonté d’œuvrer et de lutter en vue de la révolution du prolétariat, par la destruction violente de l’État capitaliste pour l’instauration du socialisme.
2. La condamnation de toute acceptation ou participation à la Seconde Guerre impérialiste avec tout ce qu’elle a pu comporter de corruption idéologique de la classe ouvrière, telles les idéologies fascistes et anti-fascistes ainsi que leurs appendices nationaux : le maquis, les libérations nationales et coloniales, leur aspect politique : la défense de l’URSS, des démocraties, du national socialisme européen.
Comme on peut voir, ces critères se centrent sur les deux questions de la guerre et de la révolution et, à notre avis, ils restent entièrement d’actualité aujourd’hui. 7 Par contre, ce qui a changé, c’est le contexte historique dans lequel elles sont posées. Pour les générations qui viennent à la politique aujourd’hui, la Deuxième Guerre mondiale et la révolution russe sont des évènements lointains qu’on connaît à peine à partir des livres d’histoire. Ces questions restent critiques pour l’avenir révolutionnaire de la classe ouvrière et déterminantes pour un engagement profond dans la voie révolutionnaire. Cependant, la problématique de la guerre est aujourd’hui posée aux générations actuelles à travers la nécessaire dénonciation de toutes les guerres qui prolifèrent sur la planète : Irak, conflit israélo-arabe, Tchétchénie, essais nucléaire en Corée du Nord, etc. ; dans l’immédiat, la question de la révolution se pose plus à travers la dénonciation des simulacres de "révolution" à la Chavez que par rapport à la révolution russe.
De même, il n'existe plus aujourd'hui un danger fasciste à même d'embrigader massivement la classe ouvrière en vue d'un conflit impérialiste même si, dans certains pays (notamment de l'ex bloc de l'Est), des bandes fascisantes, plus ou moins pilotées par les officines de l’État, sèment la terreur dans la population et posent un réel problème pour les révolutionnaires. De ce fait, l'anti-fascisme ne peut, dans les circonstances actuelles, constituer un des principaux moyens d’embrigadement idéologique du prolétariat, comme lors de la guerre de 1939-45, derrière la défense de l'État "démocratique" bourgeois, même si cette idéologie continue à être utilisée contre le prolétariat pour tenter de le dévier de la défense de ses intérêts de classe.
Une discussion importante, aussi bien lors de préparation de la Conférence que durant son déroulement, fut l’attitude à adopter par rapport à l’anarchisme. Pour la GCF, il est alors clair que "le mouvement anarchiste aussi bien que les trotskistes ou toute autre tendance qui a participé ou participe à la guerre impérialiste, au nom de la défense d’un pays (défense de la Russie) ou d’une forme de domination bourgeoise contre une autre (défense de la République et de la démocratie contre le fascisme) n’avait pas de place dans une conférence des groupes révolutionnaires". Cette position "fut soutenue par la majorité des participants". L’exclusion des groupes anarchistes est donc déterminée non pas par rapport au fait qu’ils se réclament de l’anarchisme, mais par rapport à leur attitude vis-à-vis de la guerre impérialiste. Cette précision, de la plus haute importance, se trouve en particulier illustrée par ce fait, relaté dans un "Rectificatif" au rapport publié dans Internationalisme n°24, que la Conférence fut présidée par un anarchiste.
L’hétérogénéité du courant anarchiste fait que, de nos jours, la question ne peut être posée de façon aussi simple. En effet, sous le même vocable "anarchiste" nous trouvons à la fois des groupes qui ne se distinguent des trotskistes que sur la question du "parti" alors qu’ils soutiennent toute la gamme des revendications de ces derniers (jusqu’au soutien à un État palestinien !), et des groupes véritablement internationalistes avec lesquels il est possible, pour les communistes, non seulement de discuter mais d’engager une activité commune sur une base internationaliste. 8 Il ne saurait être question, à notre avis, de rejeter aujourd’hui la discussion avec des groupes ou des individus du simple fait qu’ils se réclament de "l’anarchisme".
Nous voulons, enfin, souligner trois autres éléments significatifs :
- Le premier, c’est l’absence de toute déclaration ronflante et creuse émanant de la Conférence, laquelle a su rester modeste quant à son importance et à ses capacités. Cela ne veut pas dire que la GCF à l'époque rejetait toute possibilité d'adopter des positions communes, au contraire. Mais après 6 années de guerre, la conférence ne pouvait constituer qu'une première prise de contact dans laquelle, inévitablement "les discussions ne furent pas assez avancées pour permettre et justifier le vote de résolution quelconque". Les révolutionnaires d’aujourd’hui doivent savoir garder à la fois une vision claire de l'immensité de leurs responsabilités et, en même temps, une très grande modestie quant à leurs capacités et leurs moyens, et une compréhension du travail qui se profile devant eux.
- Le deuxième, c’est l’importance accordée à la discussion sur la question syndicale. Bien que, de notre point de vue, la question syndicale est aujourd'hui réglée depuis longtemps, ce n'était pas encore pleinement le cas pour la GCF qui en 1947, venait tout juste de s'approprier les positions des gauches hollandaise et allemande sur cette question. Mais, derrière la question syndicale, en 1947 comme aujourd'hui, se pose la question beaucoup plus large de "comment lutter". Ce problème de "comment lutter" et de l’attitude à adopter face aux syndicats est d’une actualité brûlante pour beaucoup d’ouvriers et de militants de par le monde aujourd’hui. 9
- Troisièmement, enfin, nous voulons répéter le passage que nous avons déjà cité au début de cet article : "Aucun groupe ne possède en exclusivité la "vérité absolue et éternelle" (…) L’existence organique des groupes et leur développement idéologique sont directement conditionnés par les liaisons inter-groupes qu’ils sauraient établir et par l’échange de vues, la confrontation des idées, la discussion qu’ils sauraient entretenir et développer à l’échelle internationale". Cela est bien notre devise pour les années à venir et c'est une des raisons pour laquelle le CCI s'est penché avec une grande attention sur la question de la culture du débat, notamment lors de son 17e congrès. 10
CCI, 6 janvier 2008
Les 25 et 26 Mai s’est réunie une Conférence Internationale de contact des groupements révolutionnaires. Ce ne fut pas uniquement pour des raisons de sécurité que cette Conférence ne fut pas annoncée à tambour battant à la mode stalinienne et socialiste. Les participants à la Conférence avaient profondément conscience de la terrible période de réaction que traverse présentement le prolétariat, et de leur propre isolement –inévitable en période de réaction sociale. Aussi ne se livrèrent-ils pas aux bluffs spectaculaires tant goûtés, d’ailleurs de fort mauvais goût, de tous les groupements trotskistes.
Cette Conférence ne s’est fixé aucun objectif concret immédiat, impossible à réaliser dans la situation présente, ni une formation artificielle d’Internationale, ni des proclamations incendiaires au prolétariat.
Elle n’avait uniquement pour but qu’une première prise de contact entre les groupes révolutionnaires dispersés, la confrontation de leurs idées respectives sur la situation présente et les perspectives de la lutte émancipatrice du prolétariat.
En prenant l’initiative de cette Conférence le Communistenbond "Spartacus" de Hollande (mieux connu sous le nom de Communistes de Conseils) 11 a rompu l’isolement néfaste dans lequel vivent la plupart des groupes révolutionnaires, et a rendu possible la clarification d’un certain nombres de questions.
Les groupes suivants furent représentés à la Conférence et ont pris part au débat :
- Hollande : le Communistenbond "Spartacus".
- Belgique : les groupes apparentés au "Spartacus" de Bruxelles et de Gand.
- France : La Gauche Communiste de France et le groupe du "Prolétaire".
- Suisse : le groupe "Lutte de classe".
En outre, quelques camarades révolutionnaires n’appartenant à aucun groupe participèrent, directement par leur présence ou par l’envoi d’interventions écrites, aux débats de la Conférence.
Notons encore une longue lettre du "Parti socialiste de Grande-Bretagne" adressée à la Conférence et dans laquelle il a expliqué longuement ses positions politiques particulières.
La FFGC a également fait parvenir une courte lettre dans laquelle elle souhaite "bon travail" à la Conférence mais à laquelle elle s’excuse de ne pouvoir participer à cause du manque de temps, d’occupations urgentes 12.
L’ordre du jour suivant fut adopté comme plan de discussion à la Conférence
1. L’époque actuelle
2. Les formes nouvelles de lutte du prolétariat (des formes anciennes aux formes nouvelles)
3. Tâches et organisation de l’avant-garde révolutionnaire.
4. État - Dictature du prolétariat - Démocratie ouvrière.
5. Questions concrètes et conclusions (accord de solidarité internationale, contacts, informations internationales, etc.)
Cet ordre du jour s’est avéré bien trop chargé pour pouvoir être épuisé par cette première Conférence insuffisamment préparée et trop limitée par le temps. N’ont été effectivement abordés que les trois premiers points à l’ordre du jour. Chaque point a donné lieu à d’intéressants échanges de vues.
Il serait évidemment présomptueux de prétendre que cet échange de vues a abouti à une unanimité. Les participants à la Conférence n’ont jamais émis une telle prétention. Cependant on peut affirmer que les débats, parfois passionnés, ont révélé une plus grande communauté d’idées qu’on n'aurait pu le soupçonner.
Sur le premier point de l’ordre du jour comprenant l’analyse générale de l’époque présente du capitalisme, la majorité des interventions rejetait aussi bien les théories de Burnham sur l’éventualité d’une révolution et d'une société directoriales, que celle de la continuation de la société capitaliste par un développement possible de la production. L’époque présente fut définie comme étant celle du capitalisme décadent, de la crise permanente, trouvant dans le capitalisme d’État son expression structurelle et politique.
La question de savoir si les syndicats et la participation aux campagnes électorales en tant que forme d’organisation et d’action pouvaient encore être utilisés par le prolétariat dans la période présente a donné lieu à un débat animé et fort intéressant. Il est regrettable que les tendances qui préconisent encore ces formes de la lutte de classe -sans se rendre compte que ces formes dépassées et périmées ne peuvent exprimer aujourd’hui qu’un contenu anti-prolétarien-, et tout particulièrement le PCI d’Italie, ne furent pas présentes à la Conférence pour défendre leur position. Il y avait bien la Fraction belge et la Fédération autonome de Turin, mais la conviction de ces groupes dans cette politique qui était la leur récemment, est à ce point ébranlée et incertaine qu’ils ont préféré garder le silence sur ces points.
Le débat portait donc, non sur une défense possible du syndicalisme et de la participation électorale en tant que formes de lutte du prolétariat, mais exclusivement sur les raisons historiques, sur le pourquoi de l’impossibilité de l’utilisation de ces formes de lutte dans la période présente. Ainsi, des syndicats, le débat s’est élargi et la discussion a porté non spécialement sur la forme organisationnelle en général -qui, en somme, n’est qu’un aspect secondaire- mais a mis en question les objectifs qui les déterminent -la lutte pour des revendications économiques corporatistes et partielles, dans les conditions présentes du capitalisme décadent, ne peuvent être réalisés et encore moins servir de plateforme de mobilisation de la classe.
La question de Comités ou Conseils d’usines comme forme nouvelle d’organisation unitaire des ouvriers acquiert sa pleine signification et devient compréhensible en liaison étroite et inséparable avec les objectifs qui se posent aujourd’hui au prolétariat : les objectifs sont non de réformes économiques dans le cadre du régime capitaliste, mais de transformation sociale contre le régime capitaliste.
La troisième point ; les tâches et l’organisation de l’avant-garde révolutionnaire, qui posent les problèmes de la nécessité ou non de la constitution d’un parti politique de classe, du rôle de ce parti dans la lutte émancipatrice de la classe et des rapports entre la classe et le parti, n’a malheureusement pas pu être approfondi comme il aurait été souhaitable.
Une brève discussion n’a permis aux différentes tendances que d’exposer dans les grandes lignes leurs positions sur ce point. Tout le monde sentait pourtant qu’on touchait là une question décisive aussi bien pour un éventuel rapprochement des divers groupes révolutionnaires que pour l’avenir et les succès du prolétariat dans sa lutte pour la destruction de la société capitaliste et l’instauration du socialisme. Cette question, à notre avis fondamentale, n’a été qu’à peine effleurée et demandera encore des discussions pour l’approfondir et la préciser. Mais il est important de signaler que déjà à cette Conférence, il est apparu que si des divergences existaient sur l’importance du rôle d’une organisation des militants révolutionnaires conscients, les Communistes de Conseils pas plus que les autres ne niaient la nécessité même de l’existence d’une telle organisation, qu’on l’appelle Parti ou autrement, pour le triomphe final du socialisme. C’est là un point commun qu’on ne saurait trop souligner.
Le temps manquait à la Conférence pour aborder les autres points à l’ordre du jour. Une courte discussion très significative a eu encore lieu, vers la fin, sur la nature et la fonction du mouvement anarchiste. C’est à l’occasion de la discussion sur les groupes à inviter dans de prochaines conférences que nous avons pu mettre en évidence le rôle social-patriote du mouvement anarchiste, en dépit de sa phraséologie révolutionnaire creuse, dans la guerre de 1939-45, leur participation à la lutte partisane pour la "libération nationale et démocratique" en France, en Italie et actuellement encore en Espagne, suite logique de leur participation dans le Gouvernement bourgeois "républicain et antifasciste", et dans la guerre impérialiste en Espagne en 1936-38.
Notre position : que le mouvement anarchiste aussi bien que les trotskistes ou toute autre tendance qui a participé ou participe à la guerre impérialiste, au nom de la défense d’un pays (défense de la Russie) ou d’une forme de domination bourgeoise contre une autre (défense de la République et de la démocratie contre le fascisme) n’avait pas de place dans une conférence des groupes révolutionnaires, fut soutenue par la majorité des participants. Seul le représentant du "Prolétaire" se faisait l’avocat de l’invitation de certaines tendances non orthodoxes de l’anarchisme et du trotskisme.
La conférence s’est terminée comme nous l’avons dit sans avoir épuisé l’ordre du jour, sans avoir pris aucune décision pratique, et sans avoir voté de résolution d’aucune sorte. Il ne pouvait en être autrement. Cela, non pas tant comme le disaient certains camarades pour ne pas reproduire le cérémonial religieux de toute Conférence et consistant dans le vote final obligatoire de résolutions qui ne signifient pas grand-chose, mais à notre avis parce que les discussions ne furent pas suffisamment avancées pour permettre et justifier le vote d'une résolution quelconque.
"Alors, la Conférence ne fut qu’une réunion de discussion habituelle et ne présente pas autrement d’intérêt", penseront certains malins et sceptiques. Rien ne serait plus faux. Au contraire, nous considérons que la Conférence a eu un intérêt et que son importance ne manquera pas de se faire sentir à l’avenir sur les rapports entre les divers groupes révolutionnaires. Il faut se souvenir que depuis 20 ans ces groupes vivent isolés, cloisonnés, repliés sur eux-mêmes, ce qui a inévitablement produit chez chacun des tendances à un esprit de chapelle et de secte, que tant d’années d’isolement ont déterminé dans chaque groupe une façon de penser, de raisonner et de s’exprimer, qui le rend souvent incompréhensible aux autres groupes. C’est là non la moindre des raisons de tant de malentendus et d’incompréhensions entre les groupes. C’est surtout la nécessité de se rendre soi-même perméable aux idées et aux arguments des autres et de soumettre ses idées propres à la critique des autres. C’est là une condition essentielle de non encroûtement dogmatique et du continuel développement de la pensée révolutionnaire vivante- qui donne tout l’intérêt à ce genre de Conférence.
Le premier pas, le moins brillant mais le plus difficile, est fait. Tous les participants à la Conférence, y compris la Fraction Belge qui n’a consenti à participer qu’après bien des hésitations et beaucoup de scepticisme, ont exprimé leur satisfaction et se sont félicités de l’atmosphère fraternelle et de la discussion sérieuse. Tous ont également exprimé le vœu d’une convocation prochaine pour une nouvelle Conférence plus élargie et mieux préparée pour continuer le travail de clarification et de confrontation commune.
C’est là un résultat positif qui permet d’espérer qu’en persévérant dans cette voie, les militants et groupes révolutionnaires sauront dépasser le stade actuel de la dispersion et parviendront ainsi à œuvrer plus efficacement pour l’émancipation de leur classe qui a la mission de sauver l’humanité toute entière de la terrible destruction sanglante que prépare et dans laquelle l’entraîne le capitalisme décadent.
Marco.
Notes de la rédaction
1. Un "rectificatif" publié dans Internationalisme n°24 indique également la présence de la "Section autonome de Turin" du PCI (c'est-à-dire le Partito Comunista Internazionale et non pas le PC d’Italie, stalinien). La Section écrit entre autre pour corriger l’impression donnée dans le rapport à propos de certaines de ses positions : la Section "s’est déclarée autonome précisément pour des divergences sur la question électorale et sur la question clé de l’unité des forces révolutionnaires".
2. La soi-disante "Fraction française de la Gauche communiste" avait rompu avec la GCF sur des bases politiques peu claires qui devaient beaucoup plus à des griefs et à des ressentiments personnels qu'à des désaccords politiques de fond. Voir notre brochure La Gauche communiste de France pour plus de détails.
1 Voir la Revue Internationale n°130.
2 Les autres textes que nous citons dans cette introduction sont reproduits en entier dans notre brochure La Gauche communiste de France.
3 Voir notre livre La Gauche hollandaise, notamment l’avant-dernier chapitre. Le Communistenbond Spartacus trouve ses origines dans le "Marx-Lenin-Luxemburg Front" qui participa énergiquement dans la grève des ouvriers hollandais en 1941 contre la persécution des juifs par l’occupant allemand, et diffusait des tracts appelant à la fraternisation jusqu’à l’intérieur des casernes allemandes pendant la guerre.
4 Churchill dira qu’il fallait "laisser les italiens mijoter dans leur jus". Staline a stoppé plusieurs mois l'avance des armées soviétiques juste devant Varsovie, de l'autre côté de la Vistule, jusqu'à ce que la répression allemande soit terminée.
5 Publié dans Internationalisme n°23. Les mots en gras le sont dans l'original. Les "Communistes révolutionnaires" étaient un groupe dont les origines remontent aux RKD, un groupe de trotskystes autrichiens qui s’étaient réfugiés en France. Ils avaient été les seuls délégués à s’opposer à la fondation de la 4e Internationale, au congrès de Périgny en 1938, qu’il considéraient comme "aventuriste".
6 Ce n’est pas le lieu ici pour écrire l’histoire du Communistenbond Spartakus après la guerre (voir pour cela le dernier chapitre de notre livre La Gauche hollandaise). Nous nous limiterons ici à quelques faits marquants : très rapidement après la conférence de 1947, le Communistenbond prit un tournant nettement plus "conseilliste" dans la lignée de l’ancien GIC (Groepen van internationale communisten) sur le plan organisationnel. En 1964 le groupe scissionna pour former désormais le "Spartacusbond" et le groupe autour de la revue Daad en Gedachte ("Acte et Pensée") inspirée en particulier par Cajo Brendel. Le Spartacusbond tomba dans l’activisme après 1968 et finit par disparaître en 1980. Daad en Gedachte est allé au bout de la logique conseilliste, pour disparaître enfin en 1998 faute de rédacteurs pour la revue.
7 C’est la même démarche que nous avons adoptée en 1976 lorsque le groupe Battaglia Comunista a lancé un appel à des conférences de la Gauche communiste, mais sans y apposer le moindre critère discriminatoire de participation. Nous avons répondu positivement à l’appel tout en insistant : "Pour que cette initiative soit une réussite, pour qu’elle soit un véritable pas vers le rapprochement des révolutionnaires, il est vital d’établir clairement les critères politiques fondamentaux qui doivent servir de base et de cadre, pour que la discussion et l’affrontement des idées soient fructueux et constructifs" (voir "Un bluff opportuniste" dans la Revue Internationale n°40).
8 Le CCI par exemple, a engagé à plusieurs reprises des discussions et même un travail en commun avec le groupe anarcho-syndicaliste KRAS (rattaché à l'AIT) à Moscou.
9 Voir l’article de notre site Internet sur les luttes dans le MEPZA aux Philippines.
10 Voir notamment nos articles "17e congrès du CCI : un renforcement international du camp prolétarien" et "La culture du débat : une arme de la lutte de classe" dans les numéros 130 et 131 de la Revue Internationale.
11 Nous trouvons dans le Libertaire du 29 mai un article fantaisiste sur cette Conférence. L’auteur qui signe AP et qui passe dans le Libertaire pour le spécialiste en histoire du mouvement ouvrier communiste, prend vraiment trop de libertés avec l’histoire. Ainsi représente-t-il cette conférence – à laquelle il n’a pas assisté et dont il ne sait absolument rien- comme une Conférence des Communistes des Conseils alors que ces derniers, qui l’ont effectivement convoqués, participaient au même titre que toute autre tendance. AP ne se contente pas seulement de prendre de la liberté avec l’histoire du passé mais il se croit autorisé d’écrire au passé l’histoire à venir. A la manière de ces journalistes qui ont décrit à l’avance avec force détails la pendaison de Goering, sans supposer que ce dernier aurait le mauvais goût de se suicider à la dernière minute, l’historien du Libertaire AP annonce la participation à la conférence de groupes anarchistes alors qu’il n’en est rien. Il est exact que le Libertaire fut invité à assister, mais il s’est abstenu de venir et, à notre avis, avec raison. La participation des anarchistes au Gouvernement Républicain et à la guerre impérialiste en Espagne en 1936-38, la continuation de leur politique de collaboration de classe avec toutes les formations politiques bourgeoises espagnoles dans l’immigration, sous prétexte de lutte contre le fascisme et contre Franco, la participation idéologique et physique des anarchistes dans la "Résistance" contre l’occupation "étrangère" font d’eux, en tant que mouvement un courant absolument étranger à la lutte révolutionnaire du prolétariat. Le mouvement anarchiste n’avait donc pas sa place à cette Conférence et son invitation était, en tout état de cause, une erreur.
12 Les "occupations urgentes" de la FFGC dénotent bien son état d’esprit concernant les rapports avec les autres groupes révolutionnaires. De quoi souffre exactement la FFGC, du "manque de temps" ou du manque d’intérêt et de compréhension pour les contacts et les discussions entre groupes révolutionnaires ? A moins que ce ne soit son manque d’orientation politique suivie (à la fois pour et contre la participation aux élections, pour et contre le travail dans les syndicats, pour et contre la participation dans les comités antifascistes etc.) qui la gène à venir confronter ses positions avec celles des autres groupes.
L'article suivant a été publié pour la première fois dans Bilan n °37 (novembre-décembre 1936), publication théorique de la Fraction italienne de la Gauche communiste. C'est le quatrième article de la série "Les problèmes de la période de transition" réalisée par un camarade belge qui signait ses contributions "Mitchell". Les trois précédentes ont été publiées dans les trois derniers numéros de la Revue internationale.
Cet article prend pour point de départ la révolution prolétarienne en Russie considérée, non pas comme un schéma rigide applicable à toutes les expériences révolutionnaires futures, mais comme un laboratoire vivant de la guerre de classe, requerrant qu'en soient réalisées la critique et l'analyse en vue de fournir des leçons valables pour l'avenir. Comme la plupart des meilleurs travaux du marxisme, il se présente comme un débat polémique avec d'autres interprétations de cette expérience, qu'il considère inadéquates, dangereuses ou même franchement contre-révolutionnaires. Au sein de cette dernière catégorie, il range les arguments staliniens ("centristes", pour employer le terme quelque peu trompeur encore utilisé par la Gauche italienne à cette époque) selon lesquels le socialisme était en construction dans les limites de l'URSS. L'article ne s'étend pas longuement dans la réfutation de cette position puisqu'il suffit de montrer que la théorie du "socialisme en un seul pays" est incompatible avec le principe le plus fondamental de l'internationalisme et que la "construction du socialisme" en URSS requiert en pratique l'exploitation la plus féroce du prolétariat.
Plus consistantes sont les critiques faites par l'article aux points de vue défendus par l'Opposition trotskiste et qui partagent avec le stalinisme l'idée que l'État ouvrier en Russie prouverait sa supériorité par rapport aux régimes bourgeois en place en s'engageant dans une compétition économique avec eux. Évidemment, Mitchell souligne que le programme d'industrialisation rapide d'après 1928 était un plagia des mesures politiques de l'Opposition de gauche.
Pour Mitchell et la Gauche italienne, la révolution prolétarienne ne peut réellement engager une transformation économique dans un sens communiste qu'après avoir conquis le pouvoir politique à l'échelle mondiale. C'était donc une erreur de juger du succès ou de l'échec de la révolution en Russie sur la base des mesures politiques entreprises sur un plan économique. Au mieux, la victoire du prolétariat dans un seul pays pouvait seulement permettre un gain de temps sur un plan économique, toutes les énergies devant être canalisées dans l'extension politique de la révolution à d'autres pays. L'article est fortement critique à propos de toute notion selon laquelle des mesures relevant du "communisme de guerre" représenteraient une réelle avancée en direction de rapports sociaux communistes. Pour Mitchell, la disparition apparente de l'argent et la réquisition du grain par la force dans les années 1918-20 n'exprimaient rien de plus que la pression des nécessités contingentes sur le pouvoir prolétarien dans le contexte de la dure réalité de la guerre civile, et étaient accompagnées par une distorsion bureaucratique dangereuse de l'État soviétique. Selon le point de vue de Mitchell, il aurait été plus juste de considérer la NEP (Nouvelle Politique Économique) de 1921, en dépit de ses défauts, comme un modèle plus "normal" d'un régime économique de transition dans un seul pays.
L'aspect polémique du texte est également dirigé contre d'autres courants du mouvement révolutionnaire. L'article mène le débat avec Rosa Luxemburg qui avait critiqué la politique agraire des Bolcheviks en 1917 ("la terre aux paysans"). Selon Mitchell, Rosa avait sous-estimé la nécessité politique, comprise par les bolcheviks, de renforcer la dictature du prolétariat par le soutien des petits paysans en leur permettant de s'emparer des terres. L'article revient également sur la discussion avec les internationalistes hollandais du GIK que nous avions commentée dans l'article précédent de la Revue internationale. Dans ce texte, Mitchell défend l'idée que la focalisation exclusive des camarades hollandais sur le problème de la gestion de la production par les ouvriers conduit ces camarades à conclure de façon erronée que le principe du centralisme avait été la cause principale de la dégénérescence de la révolution et, dans le même temps, à évacuer totalement le problème de l'État de transition qui, dans la vision marxiste, est inévitable tant que les classes n'ont pas été abolies.
En conclusion de son article, lorsqu'il traite de "l'État prolétarien", Mitchell exprime à la fois les forces et les faiblesses du cadre d'analyse de la Gauche italienne. Mitchell réitère la conclusion principale de la Gauche italienne tirée de l'expérience russe, laquelle demeure pour nous une de ses contributions les plus importantes à la théorie marxiste : la compréhension du fait que l'État de transition est un mal inévitable que la classe ouvrière va devoir utiliser. Pour cette thèse, le prolétariat ne peut de ce fait pas s'identifier avec l'État de transition et va devoir maintenir une vigilance permanente afin de s'assurer qu'il ne se retourne pas contre lui comme ce faut le cas en Russie.
D'un autre côté, l'article révèle aussi certaines inconsistances au sein des positions de la Gauche italienne à l'époque. Sa conscience de la nécessité du parti communiste la conduit à défendre la notion de "dictature du parti", une vision contraire à la nécessité de l'indépendance du parti et des organes prolétariens vis-à-vis de l'État de transition. Et Mitchell insiste également sur le fait que l'État soviétique en Russie avait un caractère prolétarien, en dépit de son orientation contre-révolutionnaire, car il avait éliminé la propriété privée des moyens de production. Dans le même sens, il ne caractérise pas la bureaucratie en Russie comme nouvelle classe bourgeoise. Cette position, proche d'une certaine manière de l'analyse développée par Trotski, ne conduisait cependant pas aux mêmes conclusions politiques : contrairement au courant trotskiste, la Gauche italienne plaçait les intérêts internationaux de la classe ouvrière avant toute autre considération et rejetait toute défense de l'URSS dont elle comprenait déjà qu'elle était intégrée dans le jeu sordide de l'impérialisme mondial. De plus, on peut déjà trouver dans l'article de Mitchell des éléments qui auraient certainement permis à la Gauche italienne de parvenir à une caractérisation plus consistante du régime stalinien. Ainsi, dans une partie précédente de son article, Mitchell met en garde contre le fait que les "collectivisations" ou les nationalisations ne constituent, en elles-mêmes, en rien des mesures socialistes, en citant même un passage d'Engels d'une grande prescience sur le capitalisme d'État. Cela prit quelques années et quelques débats approfondis pour que ces inconsistances soient résolues par la Gauche italienne, en partie à travers la discussion avec d'autres courants révolutionnaires tels que la Gauche germano-hollandaise. Néanmoins, l'article fournit la preuve de la profondeur et de la rigueur de l'approche de la Gauche italienne concernant l'enrichissement du programme communiste.
Bilan n°37 (novembre - décembre 1936)
La Révolution russe d'octobre 1917, dans l'Histoire, doit être incontestablement considérée comme une révolution prolétarienne parce qu'elle a détruit un État capitaliste de fond en comble et qu'à la domination bourgeoise elle a substitué la première dictature achevée du prolétariat 1 (la Commune de Paris n'ayant créé que les prémices de cette dictature). C'est à ce titre qu'elle doit être analysée par les marxistes, c'est-à-dire en tant qu'expérience progressive (en dépit de son évolution contre-révolutionnaire), en tant que jalon sur la route qui mène à l'émancipation du prolétariat comme de l'humanité toute entière.
De l'amas considérable des matériaux accumulés par cet événement gigantesque, des directives définitives — dans l'état actuel des recherches — ne peuvent pas encore être dégagées pour une sûre orientation des futures révolutions prolétariennes. Mais une confrontation de certaines notions théoriques, de certaines inductions marxistes avec la réalité historique, permet d'aboutir à une première conclusion fondamentale que les problèmes complexes qui relèvent de la construction de la société sans classes doivent être indissolublement liés à un ensemble de principes fondés sur l'universalité de la société bourgeoise et de ses lois, sur la prédominance de la lutte internationale des classes.
D'autre part, la première révolution prolétarienne n'a pas, selon la perspective tracée, explosé dans les pays les plus riches et les plus évolués matériellement et culturellement, dans les pays "mûrs" pour le socialisme, mais dans un secteur retardataire, semi féodal du capitalisme. D'où la seconde conclusion — bien qu'elle ne soit pas absolue — que les conditions révolutionnaires les meilleures ont été réunies là où, à une déficience matérielle correspondait une moindre capacité de résistance de la classe dominante à la poussée des contradictions sociales. En d'autres termes, ce sont les facteurs politiques qui ont prévalu sur les facteurs matériels. Une telle affirmation, loin d'être en contradiction avec la thèse de Marx déterminant les conditions nécessaires à l'avènement d'une nouvelle société, ne fait qu'en souligner la signification profonde ainsi que nous l'avons déjà marqué dans le premier chapitre de cette étude.
La troisième conclusion, corollaire de la première, est que le problème essentiellement international de l'édification du socialisme — préface au communisme — ne peut être résolu dans le cadre d'un État prolétarien, mais sur la base d'un écrasement politique de la bourgeoisie mondiale, tout au moins dans les centres vitaux de sa domination, dans les pays les plus avancés.
S'il est indéniable qu'un prolétariat national ne peut aborder certaines tâches économiques qu'après avoir instauré sa propre domination, à plus forte raison, la construction du socialisme ne peut s'amorcer qu'après la destruction des États capitalistes les plus puissants, bien que la victoire d'un prolétariat "pauvre" puisse acquérir une immense portée, pourvu qu'elle soit intégrée dans la ligne de développement de la révolution mondiale. En d'autres termes, les tâches d'un prolétariat victorieux, par rapport à sa propre économie, sont subordonnées aux nécessités de la lutte internationale des classes.
Il est caractéristique de constater que, bien que tous les véritables marxistes aient rejeté la thèse du "socialisme en un seul pays", la plupart des critiques de la Révolution russe se sont surtout exercées sur les modalités de construction du socialisme, en partant de critères économiques et culturels plutôt que politiques, et en omettant de tirer à fond les conclusions logiques qui découlent de l'impossibilité du socialisme national.
Cependant, le problème est capital car la première expérience pratique de dictature du prolétariat doit contribuer, précisément, à dissiper les brumes qui enveloppaient encore la notion de socialisme. Et, en fait d'enseignements fondamentaux, la Révolution russe ne posa-t-elle pas — sous la forme la plus exacerbée, parce qu'étant l'expression d'une économie arriérée — la nécessité historique pour un État prolétarien, temporairement isolé, de limiter strictement son programme de construction économique ?
La négation du "socialisme en un seul pays" ne peut signifier que ceci : qu'il ne s'agit pas pour l'État prolétarien d'orienter l'économie vers un développement productif qui engloberait toutes les activités de fabrication, qui répondrait aux besoins les plus variés, d'édifier, en somme, une économie intégrale qui, juxtaposée à d'autres économies semblables, constituerait le socialisme mondial. Il s'agit au maximum et seulement après le triomphe de la révolution mondiale, de développer les branches trouvant dans chaque économie nationale leur terrain spécifique et qui sont appelées à s’intégrer dans le communisme futur (le capitalisme a déjà, imparfaitement il est vrai, réalisé cela par la division internationale du travail). Avec la perspective moins favorable d'un ralentissement du mouvement révolutionnaire (situation de la Russie en 1920-21) il s'agit [remplace un mot manquant dans l'original – ndlr] d'adapter le processus de l'économie prolétarienne au rythme de la lutte mondiale des classes, mais toujours dans le sens d'un renforcement de la domination de classe du prolétariat, point d'appui pour le nouvel afflux révolutionnaire du prolétariat international.
Trotski, notamment, a souvent perdu de vue cette ligne fondamentale, bien qu'il n'ait pas manqué, quelquefois, d'assigner aux objectifs prolétariens, non la réalisation du socialisme intégral, mais la préparation des éléments de l’économie socialiste mondiale, en fonction du renforcement politique de la dictature prolétarienne.
En effet, dans ses analyses du développement de l'économie soviétique et en partant de la base juste de la dépendance de cette économie du marché mondial capitaliste, Trotski, maintes fois, traita la question comme s'il s'agissait d'un "match" sur le plan économique, entre l'État prolétarien et le capitalisme mondial.
S'il est vrai que le socialisme ne peut affirmer sa supériorité comme système de production que s'il produit plus et mieux que le capitalisme, une telle vérification historique ne peut cependant s'établir qu'au terme d'un long processus se déroulant au sein de l'économie mondiale, au terme d'une lutte acharnée entre la bourgeoisie et le prolétariat, et non du choc de la confrontation d'une économie prolétarienne et de l’économie capitaliste, car il est certain que sur la base de la compétition économique, l'État prolétarien sera inévitablement acculé à devoir recourir aux méthodes capitalistes d'exploitation du travail qui l'empêcheront de transformer le contenu social de la production. Or, fondamentalement, la supériorité du socialisme ne peut résider dans la production à "meilleur marché" — bien que ce sera là une conséquence certaine de l'expansion illimitée de la productivité du travail — mais elle doit s'exprimer par la disparition de la contradiction capitaliste entre la production et la consommation.
Trotski nous parait avoir incontestablement fourni des armes théoriques à la politique du Centrisme en partant de critères tels que : "la course économique avec le capital mondial", "l'allure du développement comme facteur décisif"; la "comparaison des vitesses de développement", "le critérium du niveau d'avant guerre", etc., qui, tous, s'apparentent étroitement au mot d'ordre centriste : "rattraper les pays capitalistes". C'est pourquoi l'industrialisation monstrueuse qui a poussé dans la misère des ouvriers russes, si elle est le produit direct de la politique centriste, est aussi l'enfant "naturel" de l'opposition russe "Trotskiste". Cette position de Trotski résulte, d'ailleurs, des perspectives qu'il traça pour l'évolution capitaliste, après le recul de la lutte révolutionnaire internationale. C'est ainsi que toute son analyse de l'économie soviétique telle qu'elle évolua après la NEP fit, de son propre aveu, volontairement abstraction du facteur politique international : "il faut trouver les solutions pratiques du moment en tenant compte, autant que possible, de tous les facteurs dans leur conjonction instantanée. Mais quand il s’agit de la perspective du développement pour toute une époque, il faut absolument séparer les facteurs "saillants", c’est-à-dire, avant tout, le facteur politique" (Vers le Capitalisme ou vers le Socialisme). Une méthode d'analyse aussi arbitraire entraînait naturellement à considérer "en soi" les problèmes de gestion de l'économie soviétique plutôt qu'en fonction du déroulement du rapport mondial des classes.
La question que Lénine posait après la NEP : "lequel battra l'autre !" était ainsi transposée du terrain politique — où il l’avait placée — sur le terrain strictement économique. L'accent était mis sur la nécessité d'égaler les prix du marché mondial par la diminution des prix de revient (donc, en pratique, surtout du travail payé ou salaires). Ce qui revenait à dire que l'État prolétarien ne devait pas se borner à subir comme un mal inévitable une certaine exploitation de la force de travail, mais qu'il devait, par sa politique, favoriser [remplace le mot "sanctionner" dans l'original – ndlr] une exploitation plus grande encore en faisant de celle-ci un élément déterminant du processus économique acquérant ainsi un contenu capitaliste. En fin de compte, la question n’était-elle pas ramenée dans le cadre d’un socialisme national lorsqu'on envisageait la perspective de "vaincre la production capitaliste sur le marché mondial avec les produits de l'économie socialiste" (c’est à dire de l’URSS) et qu’on considérerait qu'il s'agissait là d'une "lutte du socialisme (!) contre le capitalisme" (?). Avec une telle perspective, il était évident que la bourgeoisie mondiale pouvait sereinement se rassurer sur le sort de son système de production.
Nous voudrions ouvrir ici une parenthèse pour essayer d'établir la véritable signification théorique et historique de deux phases capitales de la Révolution Russe ; le "communisme de guerre" et la NEP. La première correspondant à la tension sociale extrême de la guerre civile, la seconde, à la substitution de la lutte armée et à une situation internationale de reflux de la révolution mondiale.
Cet examen nous parait d'autant plus nécessaire que ces deux phénomènes sociaux, indépendamment de leurs aspects contingents, peuvent fort bien réapparaître dans d'autres révolutions prolétariennes avec une intensité et un rythme correspondant, certes, en rapport inverse, au degré de développement capitaliste des pays en cause. Il importe donc de déterminer leur place exacte dans la période de transition.
Il est certain que le "communisme de guerre", version russe, ne sortit pas d'une gestion prolétarienne "normale" s’exerçant en vertu d'un programme préétabli, mais d'une nécessité politique correspondant à une poussée irrésistible de la lutte armée des classes. La théorie dut temporairement céder la place à la nécessite d'écraser politiquement la bourgeoisie ; c’est pourquoi l'économique se subordonna au politique, mais au prix de l'effondrement de la production et des échanges. Donc, en réalité, la politique du "communisme de guerre" entra progressivement en contradiction avec toutes les prémisses théoriques développées par les bolcheviks dans leur programme de la révolution, non pas que ce programme se fut révélé erroné, mais parce que sa modération même, fruit de la "raison économique" (contrôle, ouvrier, nationalisation des banques, capitalisme d'État) encouragea la bourgeoisie à la résistance armée. Les ouvriers ripostèrent par des expropriations massives et accélérées que des décrets de nationalisation ne durent que consacrer. Lénine ne manqua pas de jeter l'alarme contre ce "radicalisme" économique en prédisant qu’à cette allure le prolétariat serait vaincu. Effectivement, au printemps de 1921, les bolcheviks durent constater, non pas qu'ils étaient vaincus, mais qu'ils avaient échoué dans leur tentative bien involontaire de "prendre le socialisme d'assaut". Le "communisme de guerre" avait été essentiellement une mobilisation coercitive de l'appareil économique en vue d’éviter la famine du prolétariat et d’assurer le ravitaillement des combattants. Ce fut surtout un "communisme" de consommation ne contenant, sous sa forme égalitaire, aucune substance socialiste. La méthode de réquisition des excédents agricoles n'avait pu qu'abaisser considérablement la production : le nivellement des salaires avait fait s'effondrer la productivité du travail et le centralisme autoritaire et bureaucratique, imposé par les circonstances, ne fut qu'une déformation du centralisme rationnel. Quant à l'étouffement des échanges (auquel correspondit un épanouissement du marché clandestin) et la disparition pratique de la monnaie (payements en nature et gratuité des services), c'était là des phénomènes accompagnant, au sein de la guerre civile, l'effondrement de toute vie économique proprement dite, et non pas des mesures issues d'une gestion prolétarienne tenant compte des conditions historiques. En bref, le prolétariat russe paya l'écrasement en bloc de son ennemi de classe d'un appauvrissement économique que la révolution triomphante, dans des pays hautement développés, aurait considérablement atténué, même si elle n'aurait [remplace "n'avait" dans l'original – ndlr] pas modifié profondément la signification du "communisme de guerre", en aidant la Russie à "sauter" des phases de son développement.
Les marxistes n'ont jamais nié que la guerre civile — qu'elle précédât, accompagnât ou suivît la prise du pouvoir par le prolétariat — contribuerait à abaisser temporairement le niveau économique, car ils savent maintenant jusqu'à quel degré ce niveau peut descendre pendant la guerre impérialiste. C’est ainsi que, d'une part, dans les pays retardataires, la rapide dépossession politique d'une bourgeoisie organiquement faible fut et sera suivie d'une longue lutte désorganisatrice, si cette bourgeoisie conserve la possibilité d’épuiser des forces dans de larges couches sociales (en Russie, ce fut l'immense paysannerie, inculte et manquant d'expérience politique, qui les lui procura) ; d'autre part, dans les pays capitalistes développés où la bourgeoisie est politiquement et matériellement puissante, la victoire prolétarienne très probablement suivra — et non précédera — une phase plus ou moins longue d'une guerre civile, violente, acharnée, matériellement désastreuse tandis que la phase de "communisme de guerre" consécutive à la Révolution, pourra fort bien ne pas survenir.
La NEP, considérée sous l'angle absolu, et pour autant qu'on se borne à la placer brutalement en opposition avec le "communisme de guerre", apparaît incontestablement comme marquant un recul sérieux vers le capitalisme, au travers du retour au marché "libre", a la petite production "libre", à la monnaie.
Mais ce "recul" est rétabli sur ses véritables bases si nous nous rapportons aux considérations que nous avons émises en traitant des catégories économiques, c’est-à-dire, que nous devons caractériser la NEP (indépendamment de ses traits accentués et spécifiquement russes) comme un rétablissement de conditions "normales" d'évolution de l'économie transitoire et, pour la Russie, comme un retour au programme initial des bolcheviks, bien que la NEP se maintînt bien au delà de ce programme, après le passage du "rouleau compresseur" de la guerre civile.
La NEP, dégagée de ses aspects contingents est la forme de gestion économique à laquelle devra recourir toute autre révolution prolétarienne.
Telle est la conclusion qui s'impose à ceux qui ne subordonnent pas les possibilités de gestion prolétarienne à l'anéantissement préalable de toutes les catégories et formes capitalistes (idée qui procède de l'idéalisme et non du marxisme) mais font, au contraire, découler cette gestion de la survivance inévitable, mais temporaire, de certaines servitudes bourgeoises.
Il est vrai qu'en Russie, l'adoption d'une politique économique adaptée aux conditions historiques de transition du capitalisme au communisme se réalisa dans le plus lourd et le plus menaçant des climats sociaux, issu d'une situation internationale d'affaissement révolutionnaire et d'une détresse intérieure exprimée par la famine et l'épuisement total des masses ouvrières paysannes. C'est pourquoi, sous ses traits historiques et particuliers, la NEP russe dissimula sa signification générale.
Sous la pression même des événements, la NEP représenta la condition sine qua non du maintien de la dictature prolétarienne, qu'elle sauvegarda en effet. Pour cette raison, il ne pouvait être question de capitulation du prolétariat, lequel ne réalisa aucun compromis politique avec la bourgeoisie mais seulement une retraite économique de nature à faciliter le rétablissement de positions de départ pour une évolution progressive de l'économie. En réalité, la guerre des classes, en se déplaçant du terrain de la lutte armée sur celui de la lutte économique, en prenant d'autres formes, moins brutales, plus insidieuses, mais plus redoutables aussi, n'était nullement condamnée à s'atténuer, bien au contraire. Le point capital, pour le prolétariat, était de la conduire dans le sens de son propre renforcement et toujours en liaison avec les fluctuations de la lutte internationale. Dans son acceptation générale de la phase de la période transitoire, la NEP est génératrice d'agents de l’ennemi capitaliste, au même titre que l’économie de transition elle-même — pas davantage — dans la mesure donc où elle ne s'est pas maintenue sur une ferme ligne le classe. C'est encore et toujours la politique prolétarienne qui reste le facteur décisif. C'est [mot ajouté par la rédaction] sur cette base seulement que peut être analysée l'évolution de l'état soviétique. Nous y reviendrons.
Dans les limites historiques assignées au programme économique d'une révolution prolétarienne, ses points fondamentaux peuvent être résumés comme suit : a) la collectivisation des moyens de production et d'échange déjà "socialisés" par le capitalisme ; b) la monopolisation du commerce extérieur par l'État prolétarien, arme économique d'une importance décisive ; c) un plan de production et de répartition des forces productives s’inspirant des caractéristiques structurelles de l'économie et de la fonction spécifique qu'elle sera appelée à exercer au sein de la division mondiale et sociale du travail, mais qui doit mettre en évidence la réalisation de normes vitales destinées à renforcer la position matérielle du prolétariat dans le processus économique et social ; d) un plan de liaison avec le marché capitaliste mondial, appuyé sur le monopole du commerce extérieur et visant à l'obtention des moyens de production et des objets de consommation déficients, et qui doit être subordonné au plan fondamental de production. Les deux directives essentielles devant être de contenir la pression et les fluctuations du marché mondial et d’empêcher l'intégration de l'économie prolétarienne à ce marché.
Il est évident que si la marche de réalisation d'un tel programme dépend, dans une certaine mesure, du degré de développement des forces productives et du niveau culturel des masses ouvrières, là se règle cependant essentiellement la puissance politique du prolétariat, la solidité de son pouvoir, le rapport des classes à l'échelle nationale et internationale sans qu'aucune dissociation puisse évidemment être faite entre facteurs matériels, culturels, politiques, qui s'interpénètrent étroitement. Mais nous répétons que, pour ce qui est par exemple du mode d'appropriation des richesses sociales, si la collectivisation est une mesure juridique aussi nécessaire à l'instauration du socialisme que le fut l'abolition de la propriété féodale à l'instauration du capitalisme, elle n'entraîne pas automatiquement le bouleversement du processus de la production. Engels nous avait déjà mis en garde contre cette tendance à considérer la propriété collective comme la panacée sociale, lorsqu'il montra qu'au sein de la société capitaliste "ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d'État ne supprime la qualité de capital des forces productives. Pour les sociétés par actions, cela est évident. Et l'État moderne n'est à son tour que l'organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiètements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L'État moderne, quelle qu'en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l'État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. Mais, arrivé à ce comble, il se renverse. La propriété d'État sur les forces productives n'est pas la solution du conflit, mais elle renferme en elle le moyen formel, la façon d'accrocher la solution". (Anti Duhring - Troisième partie : Socialisme ; notions théoriques). Et Engels ajoute que la solution consiste à saisir la nature et la fonction des forces sociales qui agissent sur les forces productives, pour ensuite les soumettre à la volonté de tous et transformer les moyens de production de "maîtres despotiques en serviteurs dociles".
Celte volonté collective, c'est évidemment le pouvoir politique du prolétariat qui peut seul la déterminer et faire que le caractère social de la propriété soit transformé, qu'elle perde son caractère de classe.
Les effets juridiques de la collectivisation peuvent d'ailleurs être singulièrement limités par une économie arriérée et celle-ci par conséquent, rend encore plus décisif le facteur politique.
En Russie il existait une masse énorme d'éléments capables d’engendrer une nouvelle accumulation capitaliste et une différentiation dangereuse des classes auxquelles le prolétariat ne pouvait parer que par la plus énergique des politiques de classe, seule capable de garder l’État pour la lutte prolétarienne.
Il est indéniable qu'avec le problème agraire, celui de la petite industrie constitue la pierre d’achoppement pour toute dictature prolétarienne, un lourd héritage que le capitalisme transmet au prolétariat et qui ne disparaît pas par simples décrets. On peut même affirmer que [mot ajouté par la rédaction] le problème central qui s'imposera à la révolution prolétarienne dans tout les pays capitalistes (sauf peut être en Angleterre), c'est la lutte la plus implacable contre les petits producteurs de marchandises et les petits paysans, lutte d'autant plus ardue qu'il ne pourra être question d'exproprier ces couches sociales par la violence. L'expropriation de la production privée n'est économiquement réalisable que par rapport aux entreprises qui sont déjà centralisées et "socialisées" et non par rapport aux entreprises individuelles que le prolétariat est encore incapable de gérer à moindres frais et de rendre plus productives, auxquelles donc il ne peut se relier et qu'il ne peut contrôler que par la voie du marché ; c'est là un truchement nécessaire pour organiser la transition du travail individuel au travail collectif. De plus, il est impossible d'envisager la structure de l'économie prolétarienne d'une manière abstraite, comme une juxtaposition de types de production à l'état pur, basés sur des rapports sociaux opposés, "socialistes", capitalistes ou précapitalistes et qui évolueraient uniquement sous l'action de la concurrence. C'est là la thèse du centrisme qui fut reprise de Boukharine qui considérait que tout ce qui était collectivisé devenait "ipso facto" socialiste et que par là, le secteur petit-bourgeois et paysan était inévitablement entraîné dans le giron du socialisme. Mais en réalité, chaque sphère de production porte plus ou moins profondément l'empreinte de son origine capitaliste et il n'y a donc pas juxtaposition, mais interpénétration d’éléments contradictoires qui se combattent sous la poussée d'une lutte des classes se développant avec encore plus d'acharnement, bien que sous des formes moins brutales que pendant la période de guerre civile ouverte. Dans cette bataille, le prolétariat, appuyé sur l'industrie collectivisée, doit avoir pour directive de soumettre à son contrôle, jusqu'à leur anéantissement total, toutes les forces économiques et sociales du capitalisme, déchu politiquement. Mais il ne peut commettre la mortelle erreur de croire que, parce qu'il a nationalisé la terre et les moyens de production fondamentaux, il a élevé un barrage infranchissable à l'activité des agents bourgeois : le processus, aussi bien politique qu'économique poursuit son cours dialectique et le prolétariat ne peut l'orienter vers la société sans classes qu’à la condition de se renforcer intérieurement comme extérieurement.
La question agraire est certainement une des données essentielles du problème complexe des rapports entre prolétariat et petite bourgeoisie tel qu'il se pose après la Révolution. Rosa Luxemburg marquait fort justement que même le prolétariat occidental au pouvoir, agissant dans les conditions les plus favorables dans ce domaine "se casserait plus d'une dent sur cette dure noix, avant, d'être seulement sorti des plus grosses parmi les mille difficultés complexes de cette besogne gigantesque."
Il n'est donc pas question pour nous de trancher ce problème, même dans ses lignes essentielles, et nous nous bornerons à en poser les éléments fondamentaux : la nationalisation intégrale du sol et la fusion de l'industrie et de l'agriculture.
La première mesure est un acte juridique parfaitement réalisable, immédiatement après la prise du pouvoir, parallèlement avec la collectivisation des grands moyens de production, tandis que la seconde ne peut être qu'un produit du processus d'ensemble de l'économie, un résultat qui s'intègre à l'organisation socialiste mondiale. Ce ne sont donc pas deux actes simultanés, mais échelonnés dans le temps, le premier conditionnant le second et les deux réunis, conditionnant la socialisation agraire. En soi, la nationalisation du sol ou abolition de la propriété privée n'est pas une mesure spécifiquement socialiste, mais avant tout bourgeoise, permettant de parachever la révolution bourgeoise démocratique.
Conjuguée avec la jouissance égale de la terre, elle constitue l'étape la plus révolutionnaire, la plus extrême de cette révolution, mais tout en étant donc, suivant l'expression de Lénine, "le fondement le plus parfait du point de vue du développement du capitalisme, elle est en même temps le régime agraire le plus souple pour le passage au socialisme". La faiblesse des critiques de R. Luxemburg à l'égard du programme agraire des bolcheviks (La Révolution russe) porte précisément sur les points suivants : en premier lieu, elle n'a pas souligné que "la prise immédiate de la terre par les paysans" tout en n'ayant absolument rien de commun avec une société socialiste — ce en quoi nous sommes parfaitement d'accord — représentait cependant une étape inévitable et transitoire (surtout en Russie) du capitalisme au socialisme, et bien qu'elle ait dû considérer que c'était "la formule la plus courte, la plus simple et la plus lapidaire pour atteindre un double but : briser la grande propriété et attacher du premier coup les paysans au gouvernement révolutionnaire et que, comme mesure politique pour la consolidation du gouvernement socialiste prolétarien, c'était une tactique de premier ordre", ce qui était évidemment l'élément fondamental de la situation. En second lieu, elle n'a pas mis en évidence que le mot d'ordre "la terre aux paysans", repris par les bolcheviks du programme des socialistes révolutionnaires avait été appliqué sur la base de la suppression intégrale de la propriété privée foncière et non pas, comme R. Luxemburg l'affirme, sur la base du passage de la grande propriété foncière à une multitude de petites propriétés paysannes individuelles. Il n'est pas juste de dire (il suffit de revoir les décrets sur la nationalisation) que le partage des terres s'est étendu aux grandes exploitations techniquement développées, puisque celles-ci ont au contraire, dans la suite, formé la structure des "sovkhozes" ; elles étaient, il est vrai, fort peu importantes par rapport à l'ensemble de l'économie agraire.
Remarquons, en passant, que R. Luxemburg en traçant son programme agraire, passait sous silence l'expropriation intégrale du sol qui faisait cependant place nette aux mesures ultérieures, tandis qu'elle visait uniquement la nationalisation de la grande et moyenne propriété.
Enfin, eu troisième lieu, R. Luxemburg s'est bornée à montrer les côtés négatifs du partage des terres (mal inévitable), à dénoncer qu'il ne pouvait supprimer "mais seulement accroître l'inégalité sociale et économique au sein de la paysannerie, y aggraver les oppositions de classes", alors que ce fut justement le développement de la lutte des classes à la campagne qui permit au pouvoir prolétarien de se consolider en attirant à lui les prolétaires et semi prolétaires paysans et que se forma la prémisse sociale qui, avec une ferme direction de la lutte, aurait étendu de plus en plus l'influence du prolétariat et assuré sa victoire à la campagne. R. Luxemburg sous-estima incontestablement cet aspect politique du problème agraire et le rôle fondamental qu'avait à jouer le prolétariat, s'appuyant sur la domination politique et la possession de la grande industrie.
Il serait vain de méconnaître que le prolétariat russe se trouvait devant des données extrêmement complexes. Du fait de la dispersion innombrable des petits paysans, les effets de la nationalisation se trouvèrent très limités. Il ne faut pas oublier que la collectivisation du sol n'entraîne pas nécessairement celle des moyens de production qui y sont [mots ajoutés par la rédaction] rattachés. Ce ne fut vrai en Russie que pour 8%. seulement de ces derniers tandis que 92% restèrent la possession privée des paysans alors que, par contre, dans l'industrie, la collectivisation atteignit 89% des forces productives, 97% en y ajoutant les chemins de fer, et 99% pour l'industrie lourde seule 2.
Bien que l'outillage agricole ne représentât qu'un peu plus du tiers de l'outillage total, il existait là une base étendue pour un développement favorable des rapports capitalistes, en tenant compte de la masse énorme des paysans. Et il est évident qu'au point de vue économique, l'objectif central capable de contenir et de résorber ce développement ne pouvait être que l'organisation de la grande production agricole industrialisée, à technique élevée. Mais cela était subordonné à l'industrialisation générale et, par conséquent, à l'aide prolétarienne des pays avancés. Pour ne pas se laisser enfermer dans le dilemme : périr ou apporter des outils et des objet de consommation aux petits paysans, le prolétariat — tout en faisant le maximum pour amener l'équilibre entre la production agricole et la production industrielle — avait donc à porter son effort principal sur le terrain de la lutte des classes à la campagne, aussi bien qu'à la ville, avec devant lui, toujours, la perspective du rattachement de cette lutte au moment révolutionnaire mondial. S'allier au paysan pauvre pour lutter contre le paysan capitaliste tout en poursuivant, l'anéantissement des petits producteurs, seule condition pour créer la production collective, voilà la tâche apparemment paradoxale qui s'imposait an prolétariat dans la politique au village.
Pour Lénine, cette alliance était seule capable de sauvegarder la révolution prolétarienne jusqu'à l'insurrection d'autres prolétariats, mais elle impliquait, non pas la capitulation du prolétariat devant la paysannerie, mais l’unique condition pour vaincre l'hésitation petite bourgeoisie des paysans oscillant entre la bourgeoisie et le prolétariat de par leur situation économique et sociale et leur incapacité de mener une politique indépendante, et finalement les entraîner dans le procès du travail collectif. "Anéantir" les petits producteurs ne signifie pas les écraser par la violence mais, comme le disait Lénine (en 1918) "les aider à aller jusqu'au capitalisme "idéal" car l'égalité dans la jouissance du sol, c'est le capitalisme porté à son idéal au point de vue du petit producteur ; en même temps, il faut leur faire toucher du doigt les côtés défectueux de ce système et la nécessité du passage à la culture collective." Il n'est pas étonnant que durant les trois années terribles de guerre civile, la méthode expérimentale n'ait pu éclairer la conscience "socialiste" des paysans russes. Si, pour garder la terre contre les bandes blanches, ils soutinrent le prolétariat, ce fut au prix de leur appauvrissement économique et des réquisitions, vitales pour l'État prolétarien.
Et la NEP, bien que rétablissant un champ d'expérience plus normal, dut aussi rétablir la "liberté et le capitalisme" mais ce fut surtout en faveur des paysans capitalistes, rançon énorme qui fit dire à Lénine qu'avec l'impôt en nature, "les koulaks allaient pousser là où ils ne pouvaient pousser auparavant". Sous la direction du centrisme, incapable de résister à cette pression de la bourgeoisie renaissante sur l'appareil économique, les organes étatiques et le parti, mais incitant au contraire les paysans moyens à l'enrichissement, rompant avec les paysans pauvres et le prolétariat, le résultat ne pouvait être que celui que nous connaissons. Coïncidence parfaitement logique : 10 ans après l'insurrection prolétarienne, le déplacement considérable du rapport des forces en faveur des éléments bourgeois correspondit à l'introduction des plans quinquennaux sur la réalisation desquels allait se greffer une exploitation inouïe du prolétariat.
La révolution russe a tenté de résoudre le problème complexe des rapports entre prolétariat et paysannerie. Elle a échoué non parce que, en l'occurrence, une révolution prolétarienne ne pouvait, parait-il, aboutir, et qu'on se trouvait uniquement en présence d'une révolution bourgeoise, ainsi que les Otto Bauer et autres Kautsky se sont plus à nous affirmer, mais parce que les bolcheviks n'étaient pas armés des principes de gestion fondés sur l'expérience historique, qui leur auraient assuré la victoire économique et politique.
Pour avoir exprimé et dégagé l'importance politique du problème agraire, la révolution russe représente toutefois un apport à la somme des acquisitions historiques du prolétariat mondial. Il faut ajouter que les thèses du 2e Congrès de l'I.C. sur cette question ne paraissent pas pouvoir être maintenues intégralement et que notamment le mot d'ordre de "la terre aux paysans" doit être réexaminé et restreint dans sa portée.
En s'inspirant des travaux de Marx sur la Commune de Paris et développés par Lénine, les marxistes ont réussi à faire la nette démarcation entre le centralisme exprimant la forme nécessaire et progressive de l'évolution sociale et ce centralisme oppressif cristallisé dans l'État bourgeois. Tout en s'appuyant sur le premier, ils luttèrent pour la destruction du second. C'est sur cette position matérialiste indestructible qu'ils ont vaincu scientifiquement l'idéologie anarchiste. Et pourtant, la révolution russe a fait rebondir cette célèbre controverse qui paraissait bien enterrée.
Maintes critiques qui s'en inspirèrent ont cru pouvoir rejeter la responsabilité de l'évolution contre-révolutionnaire de l’URSS, notamment sur le fait que le centralisme économique et social ne fut pas aboli en même temps que la machine étatique du capitalisme et remplacé par un sorte de système "d'auto détermination des masses ouvrières". C'était en somme exiger du prolétariat russe, pour ce qui était de sa conscience sociale, qu'il fît le saut par dessus la période transitoire, tout comme lorsqu'on préconisait la suppression de la valeur, du marché, des inégalités de salaires et autres scories bourgeoises. Autrement dit, c’était confondre deux notions du Centralisme, absolument opposées dans le temps, en même temps que rejoindre — qu’on le voulut ou non — l'opposition utopique des anarchistes à "l'autoritarisme" régissant toute la période transitoire (bien que sous des formes dégressives). Il est abstrait d’opposer le principe d'autonomie au principe d'autorité. Comme le faisait remarquer Engels, en 1873, ce sont des notions toutes relatives liées à l'évolution historique et au processus de la production.
Sur la base d'une évolution qui va du communisme primitif, au capitalisme impérialiste et "retournera" au communisme civilisé, les formes organiques centralisées du "cartellisme" et de la "trustisation" capitalistes poussent sur l'autonomie sociale primitive pour se diriger vers "l’administration des choses", qui est bien l'organisation "anarchique" en dépit du fait que l'autorité y résistera quand même dans une certaine mesure, mais sera "restreinte aux seules limites à l'intérieur desquelles les conditions de la production la rendent inévitable" (Engels). L'essentiel est [mot illisible dans l'original et interprété par la rédaction] donc de ne pas vouloir brûler utopiquement les étapes, ni de croire qu'on a changé la nature du centralisme et le principe d'autorité lorsqu'on en aura changé le nom. Les internationalistes hollandais, par exemple, n'ont échappé ni à l'analyse fondée sur l'anticipation xxx [mot illisible dans l'original et ininterprétable ; ndlr] ni à la "commodité" théorique qu’une telle analyse assure (cf. leur ouvrage déjà cité, Essai sur le développement de la société communiste).
Leur critique du centralisme sur la base de l'expérience russe fut d'autant plus facile qu'elle s'attacha uniquement à [mot illisible dans l'original et interprété par la rédaction] la phase du "communisme de guerre" engendrant la dictature bureaucratique sur l'économie, alors que nous savons que, par après, la NEP favorisa, au contraire, une large "décentralisation" économique. Les bolcheviks auraient "voulu" supprimer le marché (nous savons qu'il n'en fut rien) en y substituant le Conseil économique supérieur et, ainsi, ils auraient porté [remplace "porteraient" dans l'original ; ndlr] la responsabilité d'avoir transformé la dictature du prolétariat en dictature sur le prolétariat. Donc pour les camarades hollandais, parce que en fonction des nécessités de la guerre civile le prolétariat russe dut s'imposer un appareil économique et politique centralisé et simplifié à l'extrême, il aurait perdu le contrôle de sa dictature alors que justement, dans le même temps, il exterminait politiquement la classe ennemie. A cet aspect politique de la question, qui pour nous est fondamental, les camarades hollandais ne se sont malheureusement pas attardés !
D'autre part, répudiant l'analyse dialectique en sautant l'obstacle du centralisme, ils en sont arrivés à se payer réellement de mots eu considérant non la période transitoire, la seule intéressant les marxistes du point de vue des solutions pratiques, mais la phase évoluée du communisme. Il est dès lors facile de parler d'une "comptabilité sociale générale en tant que centrale économique où affluent tous les courants de la vie économique, mais qui n'a pas la direction de l'administration ni le droit de disposition sur la production et la répartition qui n'a que la disposition d'elle-même" (!) (P 100/101.)
Et ils ajouteront que "dans l’association des producteurs libres et égaux, le contrôle de la vie économique n'émane pas de personnes ou d'instances mais résulte de l'enregistrement public du cours réel de la vie économique. Cela signifie : la production est contrôlée par la reproduction" (P. 135) ; autrement dit : "la vie économique se contrôle par elle-même au moyen du temps de production social moyen." (!)
Avec de telles formulations, les solutions relatives à la gestion prolétarienne ne peuvent évidemment avancer d'un pas, car la question brûlante qui se pose au prolétariat n'est pas de chercher à deviner le mécanisme de la société communiste, mais la voie qui y conduit.
Les camarades hollandais ont, il est vrai, proposé une solution immédiate : pas de centralisation économique ni politique qui ne peut revêtir que des formes oppressives, mais le transfert de la gestion aux organisations d'entreprises qui coordonnent la production au moyen d'une "loi économique générale". Pour eux, l'abolition de l'exploitation (donc des classes) ne paraît pas se réaliser dans un long processus historique, enregistrant une participation sans cesse croissante des masses à l'administration sociale, mais dans la collectivisation des moyens de production, pourvu que celle-ci implique pour les conseils d'entreprises le droit de disposer, et de ces moyens de production, et du produit social. Mais outre qu'il s'agit ici d'une formulation qui contient sa propre contradiction, puisqu'elle revient à opposer la collectivisation intégrale (propriété à tous, mais à personne en particulier) à une sorte de "collectivisation" restreinte, dispersée entre groupes sociaux (la société anonyme est aussi une forme partielle de collectivisation), elle ne tend tout simplement qu'à substituer une solution juridique (le droit de disposition des entreprises) à l'autre solution juridique qu'est l'expropriation de la bourgeoisie. Or, nous avons vu précédemment que cette expropriation de la bourgeoisie n'est que la condition initiale de la transformation sociale (encore que la collectivisation intégrale ne soit pas immédiatement réalisable), alors que la lutte des classes se poursuit, comme avant la Révolution, mais sur des hases politiques qui permettent au prolétariat de lui imprimer un cours décisif.
L'analyse des internationalistes hollandais s'éloigne incontestablement du marxisme parce qu'elle ne met jamais en évidence cette vérité, pourtant fondamentale, que le prolétariat est encore obligé de supporter le "fléau" de l'État jusqu'à la disparition des classes, c'est-à-dire jusqu’à l'abolition du capitalisme mondial. Mais souligner une telle nécessité historique, c'est admettre que les fonctions étatiques se confondent encore temporairement avec la centralisation, bien que celle-ci, sur la base de la destruction de la machine oppressive du capitalisme, ne s'oppose plus nécessairement au développement de la culture et de la capacité de gestion des masses ouvrières. Au lieu de rechercher la solution de ce développement dans les limites des données historiques et politiques, les internationalistes Hollandais ont cru la trouver dans une formule d'appropriation à la fois utopique et rétrograde qui, de plus, n'est pas aussi nettement opposée au "droit bourgeois" qu'ils pourraient se l'imaginer. De plus, si on admet que le prolétariat, dans son ensemble n'est nullement préparé culturellement à résoudre par "lui-même" les problèmes complexes de gestion sociale (et c'est une réalité s'appliquant au prolétariat le plus avancé comme au plus inculte) que vaut alors concrètement le "droit de disposition" sur les usines et la production qui lui serait "garanti" ?
Les ouvriers russes ont eu effectivement les usines en mains et ils n'ont pas pu les gérer. Cela signifie-t-il qu'ils n'avaient pas à exproprier les capitalistes ni à prendre le pouvoir ? Auraient-ils dû "attendre" d'avoir pu se mettre à l'école du capitalisme occidental, d'avoir acquis la culture de l'ouvrier anglais ou allemand ?... S'il est vrai que ceux-ci sont déjà cent fois plus aptes à affronter les tâches gigantesques de la gestion prolétarienne que ne l'était l'ouvrier russe en 1917, il est également vrai qu'il leur est impossible de forger, dans l'ambiance pestilentielle du capitalisme et de l'idéologie bourgeoise, une conscience sociale "intégrale" qui, pour leur permettre de résoudre "par eux-mêmes" tous les problèmes posés, devrait être celle-là même qu'ils posséderont seulement dans le communisme achevé. Historiquement, c'est le parti qui concentre cette conscience sociale et encore ne peut-il la développer que sur la base de l'expérience ; c'est-à-dire qu'il n'apporte pas des solutions toutes faites, mais qu'il les élabore au feu de la lutte sociale, après (surtout après) comme avant la Révolution. Et dans cette tâche colossale, loin de s'opposer au prolétariat, le parti se confond avec lui, parce que sans la collaboration active et grandissante des masses, il doit lui-même devenir la proie des forces ennemies. "L'administration par tous" est la pierre d'achoppement de toute révolution prolétarienne. Mais l'Histoire pose la seule alternative : ou bien nous commençons la révolution socialiste "avec les hommes tels qu'ils sont aujourd’hui et qui ne se passeront ni de subordination ni de contrôle ni de contremaître ni de comptables" (Lénine) ou bien la Révolution ne sera pas.
Au chapitre traitant de l'État transitoire, nous avions déjà rappelé que l'État doit son existence à la division de la société en classes. Dans le communisme primitif, il n'y avait pas d’État. Dans le communisme supérieur, il n'y en aura pas davantage. L'État disparaîtra avec l’objet qui l'a fait naître : l'exploitation de classe. Mais tant que l'État existe, quel qu'il soit il conserve ses traits spécifiques, il ne peut changer de nature et ne peut pas ne pas être l'État, c’est-à-dire un organisme oppressif, coercitif, corruptif. Ce qui change, dans le cours de l'Histoire, c’est sa fonction. Au lieu d’être l'instrument des maîtres d’esclaves, il sera celui des féodaux, puis celui de la bourgeoisie. Il sera l'instrument de fait de la conservation des privilèges de la classe dominante. Celle ci ne pourra donc être menacée par son propre État, mais par de nouveaux privilèges se développant au sein de la société au profit d’une classe montante. La révolution politique qui s'ensuivra sera la conséquence juridique d'une transformation de la structure économique déjà amorcée, triomphe de la nouvelle forme d’exploitation sur l'ancienne. C'est pourquoi la classe révolutionnaire, sur la base des conditions matérielles qu'elle aura fondées et consolidées au sein de l'ancienne société pendant des siècles pourra sans crainte ni méfiance, s'appuyer sur son État qui ne sera que le perfectionnement du précédent pour organiser et développer son système de production. Cela est d'autant plus vrai pour la classe bourgeoise qu’elle est la première classe dans l'histoire exerçant une domination mondiale et que son État concentre tout ce qu’une classe exploiteuse peut accumuler de moyens d'oppression. Il n'y a pas opposition mais collusion intime, indestructible entre la bourgeoisie et son État. Cette solidarité ne s'arrête pas à des frontières nationales, elle les déborde, parce qu’elle dépend de racines profondes dans le capitalisme international.
Au contraire, avec la fondation de l’État prolétarien, le rapport historique entre la classe dominante et l'État se trouve modifié. Il est vrai que l'État prolétarien, bâti sur les ruines de l’État bourgeois est cependant l'instrument de la domination du prolétariat. Cependant il ne se pose pas en défenseur de privilèges sociaux dont les bases matérielles auraient été jetées à l’intérieur de la société bourgeoise, mais en destructeur de tout privilège. Il exprime un nouveau rapport de domination (de la majorité sur la minorité) comme un nouveau rapport juridique (l'appropriation collective). Par contre, puisqu'il reste sous l'influence du climat de la société capitaliste (parce qu'il ne peut y avoir de simultanéité dans la révolution), il est encore représentatif "du droit bourgeois". Celui-ci vît toujours, non seulement dans le déroulement social et économique, mais dans le cerveau de millions de prolétaires. C’est ici que se révèle la dualité de l'État transitoire : d'une part, comme arme dirigée contre la classe expropriée, il révèle son côté "fort" ; d'autre part, comme organisme appelé, non pas à consolider un nouveau système d'exploitation mais à les abolir tous, il découvre son côté "faible" parce que, par nature et par définition, il tend à redevenir le pôle d'attraction des privilèges capitalistes. C'est pourquoi, alors qu'entre la bourgeoisie et l'État bourgeois il ne peut y avoir d'antagonisme, il en surgit un entre le prolétariat et l'État transitoire.
Ce problème historique trouve son expression négative dans le fait que l'État transitoire peut fort bien être amené à jouer un rôle contre-révolutionnaire dans la lutte internationale des classes, alors qu’il conserve le type prolétarien si les bases sociales sur lesquelles il a été édifié ne sont pas modifiées. Le prolétariat ne peut s'opposer au développement de cette contradiction latente que par la politique de classe de son parti et l'existence vigilante de ses organisations de masses (syndicats. soviets, etc.) au moyen desquelles il exercera un contrôle indispensable sur l'activité étatique et défendra ses intérêts spécifiques. Ces organisations ne pourront disparaître qu'avec la nécessité qui les a fait naître, c'est-à-dire la lutte des classes. Une telle conception s'inspire uniquement des enseignements marxistes, car la notion de l'antidote prolétarien dans l'État transitoire a été défendue par Marx et Engels aussi bien que par Lénine, ainsi que nous l'avons établi précédemment.
La présence agissante d'organismes prolétariens est la condition pour que l'État reste asservi au prolétariat et non le témoignage qu'il s'est retourné contre les ouvriers. Nier le dualisme contradictoire de l'État prolétarien, c'est fausser la signification historique de la période de transition.
Certains camarades considèrent, au contraire, que cette période doit exprimer l’identification des organisations ouvrières avec l'État (camarade Hennaut, Nature et évolution de l'État russe - Cf. Bilan, p. 1121 n° 34). Les internationalistes hollandais vont même plus loin lorsqu'ils disent que puisque "le temps de travail" est la mesure de la répartition du produit social et que la distribution entière reste en dehors de toute "politique", les syndicats n'ont plus aucune fonction dans le communisme et la lutte pour l'amélioration des conditions d'existence a cessé. (p. 115 de leur ouvrage.)
Le centrisme également est parti de cette conception que, puisque l'État soviétique était un État ouvrier, toute revendication des prolétaires devenait un acte d'hostilité envers "leur" État, justifiant ainsi l'assujettissement total des syndicats et comités d’usines au mécanisme étatique.
Si maintenant, sur la base des considérations qui précèdent, nous disons que l'État soviétique a conservé un caractère prolétarien, bien qu'il soit dirigé contre le prolétariat, s'agit-il là seulement d'une distinction subtile, n'ayant rien de commun avec la réalité et que nous-mêmes nous répudierons en rejetant la défense de l'URSS ? Non ! Et nous croyons que cette thèse doit être maintenue : en premier lieu parce qu'elle est juste du point de vue de la théorie du matérialisme historique ; en second lieu parce que les conclusions sur l'évolution de la Révolution russe que l'on peut en tirer ne sont pas viciées dans leurs prémisses du fait qu'est niée l'identification entre le prolétariat et l'État et qu'aucune confusion n'est créée entre le caractère de l'État et sa fonction.
Mais si l'État soviétique n'était plus un État prolétarien, que serait-il ? Les négateurs ne s'évertuent pas à faire la démonstration qu'il s'agit d'un État capitaliste, car ils s'y buteraient. Mais réussissent-ils mieux en parlant d'État bureaucratique et en découvrant en la bureaucratie russe une classe dominante tout à fait originale dans l'histoire, se rapportant aussi a un nouveau mode d'exploitation et de production. En vérité, une telle explication tourne le dos an matérialisme marxiste.
Bien que la bureaucratie ait été l'instrument indispensable au fonctionnement de tout système social, il n'existe aucune trace dans l'Histoire d'une couche sociale qui ne soit transformée en une classe exploiteuse, pour son propre compte. Les exemples abondent cependant de bureaucraties puissantes et omnipotentes au sein d'une société ; mais jamais elles ne se confondirent avec la classe agissant sur la production, si ce n'est sous des formes individuelles. Dans Le Capital, Marx, traitant de la colonisation aux Indes, montre que la bureaucratie y apparut sous les traits de la "Compagnie des Indes Orientales" ; que celle-ci eut des attaches économiques avec la circulation — non avec la production — tandis qu'elle exerça réellement le pouvoir politique, mais pour le compte du capitalisme métropolitain.
Le marxisme a fourni une définition scientifique de la classe. Si l'on s'y tient, il faut pouvoir affirmer que la bureaucratie russe n'est pas une classe, encore moins une classe dominante, étant donné qu'il n'existe pas de droits particuliers sur la production en dehors de la propriété privée des moyens de production et qu'en Russie, la collectivisation subsiste dans ses fondements. Il est bien vrai que la bureaucratie russe consomme une large portion du travail social : mais il en fut ainsi pour tout parasitisme social qu'il ne faut pas confondre pour cela avec l'exploitation de classe.
S'il est incontestable qu'en Russie, le rapport social exprime une exploitation colossale des ouvriers, celle-ci ne résulte pas de l'exercice d'un droit de propriété individuel ou de groupe, mais de tout un processus économique et politique dont la bureaucratie n'est même pas la cause, mais une manifestation, encore que secondaire d'après nous, tandis que cette évolution est le produit de la politique du centrisme qui se révéla incapable de contenir la poussée des forces ennemies à l'intérieur comme sur le terrain international. C’est ici que réside l'originalité du contenu social en Russie, due à une situation historique sans précédent : l'existence d'un État prolétarien au sein du monde capitaliste.
L'exploitation du prolétariat grandit dans la mesure où la pression des classes non prolétariennes s'exerça et s'accrut sur l'appareil étatique, puis sur l'appareil du parti, et par répercussion sur la politique du parti.
Il n'est nul besoin de justifier cette exploitation par l'existence d'une classe bureaucratique vers laquelle serait revenu le surtravail spolié aux ouvriers. Mais il faut l'expliquer par l'influence ennemie sur les déterminations du parti qui, par surcroît, s'intégrait dans le mécanisme étatique au lieu de poursuivre sa mission politique et éducative au sein des masses. Trotski (L’IC après Lénine) souligna le caractère de classe du joug pesant de plus en plus sur le parti : collusion unissant tous les gens de l’appareil du parti; soudure entre de nombreux chaînons de celui-ci d'une part et de la bureaucratie de l'État, les intellectuels bourgeois, la petite bourgeoisie, les koulaks d'autre part; pression de la bourgeoisie mondiale sur le mécanisme des forces agissantes. C'est pourquoi les racines de la bureaucratie et les germes de la dégénérescence politique sont à rechercher dans ce phénomène social d'interpénétration du parti et de l'État aussi bien que dans une situation internationale défavorable, et non dans le "communisme de guerre" qui porta la puissance politique du prolétariat à son plus haut niveau, pas plus que dans la NEP. Ce fut à la fois une expression des connivences et le régime normal de l'économie prolétarienne. Sauf que dans son Aperçu su le Bolchevisme, Souvarine renversa le rapport réel entre le parti et l’État en considérant que ce fut l’emprise mécanique de l'appareil du parti qui s'exerça sur tous les rouages de l’État. Il caractérisa très justement la révolution russe comme "une métamorphose du régime qui s'accomplit peu à peu à l’insu de ses bénéficiaires, sans aspect prémédité ni plan préconçu, par le triple effet de l'inculture générale, de l'apathie des masses épuisées et de l’effort des bolcheviks pour maîtriser le chaos" (p. 245).
Mais alors, si les révolutionnaires ne veulent pas sombrer dans un fatalisme qui serait aux antipodes du marxisme, "l'immaturité" des conditions matérielles et de "l'incapacité" culturelle des masses, ils ne veulent pas déduire que la révolution russe ne fut pas une révolution prolétarienne (alors que les conditions historiques et objectives existaient et existent toujours sur le plan mondial pour la révolution prolétarienne, ce qui est la seule base valable du point de vue marxiste), il faudra bien qu'ils concentrent leur attention sur l'élément central du problème à résoudre : le facteur politique, c'est-à-dire, le parti, instrument indispensable au prolétariat du point de vue des nécessités historiques. Il faudra bien aussi qu'ils en arrivent à conclure que, dans la révolution, la seule forme d'autorité possible pour le parti, est la forme dictatoriale. Et qu'on n’essaye pas de rétrécir le problème en le ramenant à une opposition irréductible entre la dictature du parti et le prolétariat parce qu'alors on ne fait que tourner le dos à la révolution prolétarienne elle-même. Nous le répétons, la dictature du parti est une expression inévitable de la période transitoire, dans un pays puissamment développé par le capitalisme comme dans la plus retardataire des colonies. La tâche fondamentale des marxistes est précisément d'examiner, en se fondant sur la gigantesque expérience russe, sur quelles bases politiques cette dictature peut être maintenue au service du prolétariat, c'est-à-dire comment la révolution prolétarienne peut et doit se déverser dans la révolution mondiale.
Malheureusement, les "fatalistes" en puissance n'ont même pas essayé de l'aborder. D'autre part, si la solution n'a pas encore beaucoup progressé, les difficultés tiennent autant à l'isolement pénible des faibles noyaux révolutionnaires qu'à la complexité énorme des données du problème. En réalité, celui-ci pose essentiellement la liaison du parti avec la lutte des classes, en fonction de laquelle doivent être résolues les questions d'organisation et de vie intérieure du parti.
Les camarades de Bilan ont eu raison de s'attacher dans leurs recherches à deux activités du parti, considérées comme fondamentales pour la préparation de la révolution (ainsi que l'histoire du parti bolchevik le démontre) : la lutte fractionnelle intérieure et la lutte au sein des organisations de masses. La question est de savoir si ces formes d'activité doivent disparaître ou se transformer radicalement après la révolution, dans une situation où la lutte de classe ne s'atténue nullement mais se développe tout en prenant d'autres aspects. Ce qui est évident, c'est qu’aucune méthode, aucune formule organisatoire ne peut empêcher la lutte de classes d'exercer sa répercussion à l'intérieur du parti, par la croissance de tendances ou de fractions.
L'unité à tout prix de l'opposition russe Trotskiste, tout comme le "monolithisme" du Centrisme font fi de la réalité historique. Par contre, la reconnaissance des fractions nous parait être beaucoup plus dialectique. Mais simple affirmation ne résout pas le problème, elle ne fait que le poser ou plutôt le reposer dans toute son ampleur. Les camarades de Bilan seront certainement d’accord pour dire que quelques phrases lapidaires ne sont pas une solution. Il reste à examiner à fond comment la lutte des fractions et l’opposition des programmes qui en résulte peuvent se concilier avec la nécessité d’une direction homogène et d’une discipline révolutionnaire. De même il faut voir dans quelle mesure la liberté des fractions à l’intérieur des organisations syndicales peut coïncider avec l’existence du parti unique du prolétariat. Il n’est pas exagéré de dire que de la réponse donnée dépend pour une grande part le sort des révolutions prolétariennes à venir.
(A suivre)
Mitchell
1 Le scepticisme affiché aujourd'hui par certains communistes internationalistes ne peut nullement ébranler notre conviction à ce sujet. Le cam. Hennaut, dans Bilan (p. 1124 n°34) déclare froidement que : "La révolution bolchevique a été faite par le prolétariat mais n'a pas été une révolution prolétarienne". Une telle affirmation est tout simplement stupéfiante lorsqu'on la rapproche de cette constatation historique d'une révolution "non prolétarienne" qui parvient à forger l'arme prolétarienne la plus redoutable (l'Internationale Communiste) qui jusqu'ici ait menacé la bourgeoisie mondiale.
2 Situation en 1925
Si les épousailles n'eurent pas lieu à ce moment-là, ce fut le résultat de la conjonction de deux facteurs :
- l’État républicain rejeta les offres de la CNT et poursuivit les habituelles et brutales persécutions contre elle ;
- la base ouvrière de la CNT résista à cette perspective.
C'est l’anarchisme qui avait pris la tête de cette résistance en se regroupant majoritairement dans une organisation, la Fédération anarchiste ibérique (FAI), en 1927. L’objet de cet article est de tenter de tirer le bilan de cette tentative de garder la CNT au le prolétariat.
La FAI est née de la lutte contre l’influence croissante de l’aile syndicaliste dans la CNT. Même si elle a été constituée formellement en 1927 à Valence, elle avait pris son origine dans un Comité de relations anarchistes qui avait convoqué un congrès clandestin en avril 1925 à Barcelone. Ce congrès devait se prononcer sur trois points :
1. La nécessité d’une action pour mettre à bas la dictature de Primo de Rivera. Francisco Olaya 2 l’expose ainsi : "L’anarchisme espagnol est-il capable de provoquer à court terme une révolution sans liens avec les partis politiques ? Prenant en compte les féroces et fréquentes persécutions subies, il fut répondu que non, qu’il convenait d’agir en accord avec la CNT et avec les forces qui tendaient au renversement de la dictature par la violence, sans limiter la portée et le développement de la révolution". On laissait donc la porte ouverte à l’alliance "tactique" avec toutes les forces bourgeoises d’opposition et, de fait, le Congrès se proposa "de poursuivre les rapports conspiratifs avec Francisco Macia 3, lui donnant un délai jusqu’au 31 juillet pour entreprendre une action décisive contre le régime". Il fut également décidé de "suspendre toute relation avec le républicain Rodrigo Soriano, étant donné son incapacité à remplir ses engagements". Quels engagements avaient bien pu s’établir avec cet individu à l’idéologie notoirement droitière ?
2. La nécessité d’une organisation anarchiste, le Congrès se proposant d’orienter ses efforts vers la formation d’une Fédération anarchiste ibérique, en intégrant les groupes portugais ;
3. Le thème "Le syndicalisme et nous". Selon Olaya, "il fut décidé d’agir activement dans le but d’accentuer progressivement l’idéologie anarchiste de la CNT".
Le Congrès anarchiste se situa sur le même terrain que les syndicalistes qu’il prétendait combattre : il se donna comme objectif "tactique" le remplacement de la dictature par un régime de libertés et l’alliance avec les forces républicaines d’opposition. Olaya cite une intervention de Garcia Oliver 4 au cours d’une réunion qui se tint à la Bourse du travail de Paris, qui affirmait "que le changement de régime était imminent en Espagne et que tous les soutiens devraient être utilisés, sans distinction d’idéologie".
Cette position de Garcia Oliver fut formellement rejetée par le Congrès de Marseille de 1926, qui adopta cependant comme conclusion qu’il fallait "rompre toutes les relations avec les partis politiques et préparer le renversement de la dictature en collaboration avec la CNT". C'est-à-dire que l’objectif "tactique" de se joindre à la "lutte contre la dictature" restait maintenu, mais tout en proclamant qu’il n’y aurait pas de relations avec les partis politiques. D’ailleurs, les contacts de militants avec les partis républicains se poursuivront même après la constitution de la FAI 5.
Suite à la proclamation de la République, un long éditorial de Tierra y libertad 6 (Terre et liberté) du 19 avril 1931, intitulé "la Position de l’anarchisme sur la République", salue "cordialement l’avènement de la République", salue explicitement "les nouveaux gouvernants" et formule une série de revendications qui, reconnaît Olaya, "coïncident avec les promesses électorales faites par beaucoup d’entre eux". C’était la moindre des choses, puisque parmi ces revendications figurent la suppression des titres aristocratiques, la limitation des dividendes des actionnaires des grandes entreprises, la fermeture de couvents de nonnes, moines et jésuites ! Ni plus ni moins qu’un programme cent pour cent bourgeois qu’il faut appliquer… par l’action politique tant vilipendée !
Ainsi, loin de rompre avec la tendance majoritaire dans la CNT qui donnait la priorité à la lutte pour le régime bourgeois de la République, l’anarchisme et la FAI sautaient dedans à pieds joints ! Ils maintenaient cependant l’illusion de pouvoir déborder ce cadre en impulsant la radicalisation des masses. Ils reproduisaient en cela l’ambiguïté classique de l’anarchisme par rapport à la République, qui s’était déjà manifestée en 1873 avec la Première République espagnole (1873-1874) 7.
Le 8 juin 1931, il se tint un Plénum péninsulaire anarchiste au cours duquel furent sanctionnés les "compagnons" du Comité péninsulaire, pour avoir eu des contacts avec des "politiques". Il s’y affirma alors la nécessité "d’orienter les activités dans un sens révolutionnaire et anarchiste, sachant que la démocratie est le dernier refuge du capitalisme" 8.
Comment comprendre ce revirement radical ? Deux mois auparavant, la démocratie était saluée, puis à présent on la dénonce. Ce sont en réalité les fondements même de l’anarchisme qui le poussent à faire une chose et son contraire. Ces fondements proclament que les individus ont une tendance naturelle à la liberté et à rejeter toute forme d’autorité. Avec des postulats aussi abstraits et généraux, on peut justifier le rejet absolu de toute forme d’autorité ou d’État - ce qui permet alors de comprendre que la démocratie est le dernier refuge du capitalisme - et tout aussi bien soutenir une autorité "plus respectueuse des libertés individuelles" ou "moins autoritaire" que la précédente comme pouvait prétendre l’être la République.
Ces "principes", en outre, mènent à la personnalisation la plus totale. On fait démissionner les membres du dernier Comité péninsulaire pour avoir eu des contacts avec des éléments politiques. Mais on ne se penche pas sur les causes qui ont conduit à soutenir ce que l’on rejette à présent, on ne tente pas de comprendre comment il a pu être possible que l’organe central, le Comité péninsulaire, mène une politique contraire aux principes de l’organisation. On change les membres du Comité suivant le principe "morte la bête, mort le venin". Cette personnalisation permet que la lutte contre le secteur syndicaliste ne se mène pas à travers le débat et la clarification, mais par des campagnes contre les militants du secteur opposé, des tentatives de "gagner" des comités locaux ou régionaux, des mesures administratives d’expulsion, etc. Pour la majorité des militants de la CNT, le combat contre le secteur "syndicaliste" n’est pas vécu comme un combat pour la clarification, mais comme une guerre entre groupes de pression dans laquelle règnent les insultes, le mépris et les interdictions. Les événements atteignirent un rare niveau de violence. Olaya témoigne que régnait "au sein de la CNT une ambiance de guerre civile". Le 25 octobre 1932, "un groupe de scissionnistes attaqua sur leur lieu de travail deux militants de la CNT qui étaient opposés à la scission, tuant l’un et blessant l’autre gravement".
"Lors du Plenum régional des syndicats, organisé à Sabadell pendant la répression, l’affrontement entre les deux tendances fut retentissant. Les "Trentistes", réformistes, commencèrent à être dégagés de toutes leurs responsabilités organisationnelles. Pestaña et Arín, signataires du Manifeste des 30, furent démis de leurs fonctions au Comité national. Les syndicats liés à la Fédération locale de Sabadell se retirèrent du Congrès régional pour protester contre la supposée dictature de la FAI. Les syndicats en question, qui comptaient plus de 20 000 adhérents, furent postérieurement expulsés par le Comité régional. Tout ceci aboutit à la scission organisationnelle qui est à l’origine des "Syndicats d’opposition"" 9. La division fut très grave en Catalogne et dans la région de Valence (où il y avait plus de membres dans les syndicats d’opposition que dans la CNT officielle), mais eut aussi d’importantes répercussions à Huelva, aux Asturies et en Galice.
Même si – comme nous allons voir par la suite - la CNT va suivre l’orientation imposée par l’anarchisme, une partie importante de celle-ci, le secteur syndicaliste, fonctionnera de façon autonome sous le nom de Syndicats d’Opposition jusqu’au rassemblement définitif de 1936 (voir le prochain article). Les Syndicats d’Opposition agiront sur une ligne de collaboration plus ou moins ouverte avec l’UGT (le syndicat socialiste) tout en prônant l’unité syndicale.
En 1931-32, la FAI finit par convaincre la CNT de s’orienter vers des tentatives révolutionnaires. Ce virage à 180° répond à une réelle radicalisation des ouvriers, journaliers et paysans fortement déçus par l’aggravation de la misère et la brutale répression de la République. Ce virage se fait cependant dans la confusion la plus totale, d’une part à cause de la scission et des méthodes employées 10, et d’autre part parce qu’il ne se basait sur aucune réflexion sérieuse : on passe d’une politique de soutien à la République à une vague "lutte pour la révolution" sans répondre collectivement à des questions de base : pour quelle révolution fallait-il lutter ? Les conditions historiques et internationales étaient-elles réunies ? Pour quelles raisons tant les syndicalistes que la FAI avaient-ils soutenu l’avènement de la République ? Il n’y eut donc pas de réponse à ces questions, on changea simplement d’orientation : on passa de la voie de droite de l’appui "critique" à la République à la voie de gauche de la "lutte insurrectionnelle pour la révolution". Les principes éternels de l’anarchisme permettaient d’avaliser tant une voie que l’autre.
La période 1932-1934 a été nommée "période insurrectionnelle" par Gomez Casas. Les épisodes les plus significatifs en sont les tentatives de grève générale de 1932, de janvier 1933 et de décembre de la même année. Une très forte combativité s’exprima dans ces mouvements, un désir ardent de sortir d’une situation intolérable de pauvreté et d’oppression, mais cela se fit dans la dispersion la plus totale, chaque secteur ouvrier affrontant isolément l’État capitaliste. L’armée fut bien sûr systématiquement envoyée pour écraser les luttes. La réponse de la République était toujours la même : massacres, arrestations massives, incarcérations, tortures, bagne et déportations. Les principales victimes étaient bien sûr les militants de la CNT.
Il s’agit souvent de mouvements surgis de la propre initiative des travailleurs et que la bourgeoisie attribue à un "complot insurrectionnel perpétré par des anarchistes" 11. Un exemple de cela nous est donné lors de la grève du Alto Llobregat12 en janvier 1932. Le 17, les ouvriers de l’industrie textile Berga se mettent en grève pour protester contre la non-application d’accords obtenus 6 mois auparavant. Le lendemain, les travailleurs et mineurs de la zone (Balsareny, Suria, Sallent, Figols…) se mettent en grève en solidarité avec leurs camarades. Les travailleurs désarment les Somatenes (milices civiles auxiliaires des forces de répression de l’État en Catalogne). La grève est totale dans toute la zone dès le 22 janvier. Le drapeau de la CNT est hissé au fronton des mairies de quelques localités. La Garde civile s’enferme dans ses quartiers. Le gouvernement envoie alors des renforts de la Garde civile, stationnés à Lerida et Saragosse, et aussi des unités de l’armée pour écraser la lutte.
Pour justifier la barbarie de la répression, le gouvernement lance une campagne de mensonges, présentant la grève du Alto Llobrega comme étant l’œuvre de la CNT-FAI 13 "traitant les confédérés (confédérés : membres de la CNT) de bandits encartés, étendant la répression à la Catalogne, le Levant et l’Andalousie. Des centaines de prisonniers sont entassés dans les cales des bateaux qui vont les conduire en déportation" 14. Parmi les prisonniers figure notamment Fransisco Ascaso, un des leaders de la FAI. Pour parachever la confusion, dans un article devenu célèbre, une des dirigeantes de cette organisation, Federica Montseny, attribue le mouvement à l’initiative de la FAI.
Le mouvement était revendicatif et solidaire, il surgit des ouvriers eux-mêmes, et en cela fut très différent des mouvements insurrectionnels impulsés par des groupes anarchistes. Bien qu’ils soient généralement motivés par un sentiment de solidarité, en particulier avec les nombreux détenus victimes de la répression républicaine, et par une claire volonté révolutionnaire, ces mouvements n’étaient que des actions minoritaires, très localisées, séparées de la dynamique réelle de la lutte ouvrière, souffrant en outre d’une forte dispersion.
L’action insurrectionnelle la plus importante commença en janvier 1933 et se propagea de la Catalogne jusqu’à de nombreuses localités de Valence et d’Andalousie. Peirats montre que ce mouvement avait eu comme origine les provocations continues du Gouvernement autonome de Catalogne présidé par les "radicaux" d’Esquerra republicana (Gauche républicaine). Ces señoritos (fils de bonne famille) qui, à l’origine, avaient flirté avec la CNT dans les années 20 et qui, plus ou moins secrètement, avaient passé des accords avec les dirigeants syndicalistes pour qu’ils soutiennent le Gouvernement autonome et que "la CNT devienne un syndicat domestiqué comme l’était l’UGT à Madrid" (Federica Montseny), furent très déçus par l’exclusion des Trentistes et, avec plus de rage encore que leurs confrères espagnolistes, tentèrent "d’écraser la CNT par la fermeture systématique de ses syndicats, l’interdiction de sa presse, le régime des prisons gouvernementales et la politique terroriste de la police et des escamots 15. Les Casals de Esquerra 16 se transformèrent en cachots clandestins où étaient séquestrés, bastonnés et torturés les travailleurs confédérés" 17.
L’improvisation et le désordre qui présidèrent à l’organisation de ce mouvement le transformèrent rapidement en déroute que, tant le pouvoir catalan que le pouvoir central, parachevèrent par une incroyable et inqualifiable répression, dont le point d’orgue fut le massacre de Casas Viejas perpétré par ordre direct du Premier ministre Azaña qui donna l’ignoble et célèbre ordre : "Ni blessés ni prisonniers, tirez au ventre !"
"Le mouvement révolutionnaire du 8 janvier 1933 fut organisé par les Cadres de défense, groupes de choc formés par les groupes d’action de la CNT et de la FAI. Ces groupes, mal armés, plaçaient leurs espoirs sur quelques troupes engagées et la contagion populaire qui devait s’ensuivre. La grève générale des chemins de fer reposait sur la Fédération nationale de cette branche des transports qui, malheureusement minoritaire face au Syndicat national ferroviaire de l’UGT, ne parvint pas à la déclencher (…) Les casernes n’ouvrirent pas leurs portes par l’enchantement des révolutionnaires. Le peuple resta indifférent ou, plutôt, accueillit le mouvement de façon très réservée" 18.
Peirats distingue cinq phases dans le mécanisme de ces actions insurrectionnelles :
"1) À l’heure dite, les conjurés pénètrent chez les citoyens "respectables" susceptibles de posséder des armes. Ils les prennent et sortent dans la rue, appelant le peuple à la révolte. Il n’y a pas de victimes. Les éléments désarmés sont laissés en liberté. La révolution sociale déteste les représailles et les prisons. Effrayé, le peuple reste neutre. Le maire donne les clefs de la mairie.
2) La caserne de la Garde civile est assiégée avec les quelques armes récupérées.
3) Les révolutionnaires proclament le communisme libertaire depuis la mairie convertie en commune libre. Le drapeau noir et rouge est hissé. Les archives et titres de propriété sont brûlés sur la place publique devant les curieux. Des bans sont publiés déclarant abolies la monnaie, la propriété privée et l’exploitation de l’homme par l’homme.
4) Arrivée des renforts de gardes et de policiers. Les insurgés résistent plus ou moins, en fonction du temps qui leur est nécessaire pour réaliser que le mouvement n’a pas embrasé l’Espagne entière et qu’ils sont isolés dans leur splendide tentative.
5) Pendant la retraite vers la montagne, les forces de répression poursuivent leur chasse à l’homme. C’est l’épilogue macabre d’assassinats sans distinction de sexe ni d’âge. Arrestations massives, passages à tabac et tortures dans les antres policières…".
Ce témoignage est terriblement éloquent. Les forces les plus combatives du prolétariat espagnol furent mobilisées dans des batailles absurdes condamnées à la déroute. L’héroïsme et la haute valeur morale 19 des combattants furent gaspillés par une idéologie, l’anarchisme, qui en tentant de se réaliser conduisait à l’opposé de ce qu’elle se proposait : l’action consciente et collective de la majorité des ouvriers est remplacée par l’action irréfléchie d’une minorité ; la révolution n’est plus le résultat de l’action des ouvriers eux-mêmes mais celui d’une minorité qui la décrète.
Pendant que la FAI lançait ses militants dans des batailles fantaisistes, les luttes réelles du prolétariat passaient totalement inaperçues. Gérald Brenan, dans le Labyrinthe espagnol, observe que "la cause de presque toutes les grèves de la CNT d’alors était la solidarité, c’est-à-dire que les grèves se lançaient pour réclamer la liberté des prisonniers ou contre des licenciements injustes. Ces grèves n’étaient pas dirigées par la FAI, elles étaient de véritables manifestations spontanées des syndicats" 20.
Cette conception catastrophique de "la révolution" 21 est décrite dans le fameux Manifeste des 30 rédigé par Pestaña et ses amis : "L’histoire nous dit que les révolutions ont toujours été faites par des minorités audacieuses qui ont stimulé le peuple contre les pouvoirs constitués. Suffit-il que ces minorités le veuillent, qu’elles se le proposent, pour que dans une telle situation la destruction du régime en place et de ses forces défensives soit effective ? C’est à voir. Ces minorités, pourvues un beau jour de quelques éléments agressifs ou profitant de l’effet de surprise, s’affrontent à la force publique et provoquent l'événement violent qui peut nous conduire à la révolution (…) Elles confient la victoire de la révolution aux qualités de quelques individus et à la problématique intervention des masses qui les appuieront quand ils prendront la rue. Il est inutile de prévoir quoi que ce soit, de compter sur quoi que ce soit, ni de penser à autre chose que de se jeter dans la rue pour vaincre un mastodonte : l’État (…) Tout est confié au hasard,onespère tout de l’imprévu, on croit aux miracles de la Sainte Révolution".
Selon les propres termes de Peirats, des milliers et des milliers d’ouvriers ne furent plus que "des grappes de chair torturée éparpillées dans toutes les geôles d’Espagne". La sauvagerie de la répression perpétrée par l’alliance républicano-socialiste n’empêcha cependant pas la droite de gagner les élections générales de novembre 1933 : "Le mouvement ouvrier, qui manifestait des symptômes de reprise, fut coupé net et recula après l’aventure anarchiste. La réaction, au contraire, sortit de sa prudence craintive et passa énergiquement à l’offensive. Les anarchistes n’avaient pas réussi à entraîner les masses, mais leur défaite fut celle des masses. Le gouvernement et la réaction l’avaient parfaitement compris : elle s’affirma et s’organisa au grand jour" 22.
Cependant, ce changement politique était lié à l’évolution de la situation internationale, et plus concrètement à la perspective de Seconde Guerre mondiale vers laquelle le capital s’orientait inexorablement. Deux conditions étaient indispensables pour la préparer : écraser préalablement les secteurs du prolétariat qui avaient encore des réserves de combativité, et encadrer l’ensemble du prolétariat mondial dans l’idéologie antifasciste. Contre l’offensive fasciste, c’est-à-dire celle du camp impérialiste constitué par l’Allemagne et l’Italie, il fallait embrigader les ouvriers dans la défense de la démocratie, c’est-à-dire du camp opposé organisé autour de la Grande-Bretagne et de la France, camp auxquels se rallieront plus tard tant l’URSS 23 que les États-Unis.
Enchaîner le prolétariat au char de la démocratie et de l’antifascisme exigeait d’entraîner sa lutte hors de son terrain de classe vers des objectifs qui lui étaient étrangers, au service exclusif de l’un des camps impérialistes en présence. Dans cet objectif, la social-démocratie (secondée à partir de 1934 par le stalinisme) combina méthodes légales, pacifiques, et politique "violente" pour entraîner le prolétariat vers des combats insurrectionnels condamnés à d’amères défaites et à la répression barbare qui s’ensuivait.
Cette perspective internationale explique l’incroyable virage que réalisa le PSOE en Espagne après sa défaite aux élections de 1933. Largo Caballero, qui avait été rien de moins que Conseiller d’État du dictateur Primo de Rivera et qui avait participé, en tant que ministre du Travail, au gouvernement républicain de 1931 à 1933 24, se transforma du jour au lendemain en révolutionnaire maximaliste 25 et fit sienne la politique insurrectionnelle défendue jusqu’alors par la FAI.
Cette cynique manœuvre reproduisait celle des sociaux-démocrates autrichiens qui avaient réussi à mobiliser les ouvriers de ce pays dans une insurrection-suicide contre le chancelier profasciste Dollfuss et qui se solda par une défaite cruelle. De son côté, Largo Caballero entreprit de défaire un secteur particulièrement combatif du prolétariat espagnol, celui des Asturies. La montée au pouvoir de la partie la plus profasciste de la droite espagnole de l’époque – dirigée par Gil Robles et dont le mot d’ordre était : "Tout le pouvoir au Chef" – provoqua l’insurrection des mineurs des Asturies en octobre 1934. Les socialistes leurs avaient promis un vaste mouvement de grève générale dans toute l’Espagne, mais ils se gardèrent soigneusement de tout mouvement de solidarité à Madrid ou dans les zones dans lesquelles ils avaient de l’influence.
Les ouvriers asturiens étaient victimes d’un piège dont ils ne pouvaient se sortit que par la solidarité de leurs frères de classe des autres régions, qui se serait basée non sur une lutte contre le nouveau gouvernement de droite mais contre l’État républicain qu’il servait. Les tentatives de grèves spontanées qui émergèrent en plusieurs endroits du pays furent annulées et désavouées non seulement par les socialistes, mais aussi par la CNT et la FAI : "En réalité, la FAI et par conséquent la CNT, a été contre la grève générale, et quand des militants ont participé de leur propre initiative et, comme toujours, héroïquement à la lutte, elle en a appelé à la cessation à Barcelone, et n’a pas cherché à l’élargir aux régions où elle était la force prédominante" 26.
En Catalogne, le Gouvernement autonome d’Esquerra republicana profita de l’occasion pour organiser sa propre "insurrection", dans l’objectif de proclamer "l'État catalan au sein de la République fédérale espagnole". Pour accomplir cette exaltante "action révolutionnaire", il interdit préalablement les publications de la CNT, ferma ses locaux et arrêta ses militants les plus connus, parmi lesquels Durruti. La "grève" fut imposée les armes à la main par la police autonomiste. La radio du Gouvernement "révolutionnaire" catalan ne se lassait pas de dénoncer les "provocateurs anarchistes vendus à la réaction". Dans cette terrible confusion qui s’acheva glorieusement dès le lendemain avec la reddition honteuse du Gouvernement catalan confronté à deux régiments restés fidèles à Madrid, la réaction de la CNT fut réellement lamentable. Elle affirma dans un manifeste : "le mouvement déclenché ce matin doit se transformer en héroïsme populaire par l’action prolétarienne, sans accepter la protection de la force publique qui devrait couvrir de honte ceux qui l’admettent et la réclament. Victime depuis longtemps d’une répression sanglante, la CNT ne peut se cantonner plus longtemps dans l’espace réduit que lui laissent ses oppresseurs. Nous réclamons le droit d’intervenir dans cette lutte et nous le prenons. Nous sommes la meilleure garantie contre le fascisme, et ceux qui prétendent le contraire le favorisent au contraire en empêchant notre action" 27.
Le piège de l’antifascisme
Ce qui se dégage de ce manifeste de la CNT est très clair :
– il ne dit pas un mot de solidarité avec les travailleurs des Asturies ;
– il se place sur un terrain ambigu de soutien plus ou moins nuancé au mouvement nationalistes du Gouvernement catalan, à qui il se propose de donner de "l’héroïsme populaire" ;
– il ne dénonce à aucun moment le piège antifasciste, mais se présente au contraire comme le meilleur rempart au fascisme et affirme son droit à contribuer à la lutte antifasciste.
Ce manifeste marque un pas en avant dans une politique très grave. Contre toutes les traditions de la CNT et contre beaucoup de militants anarchistes, il quitte le terrain de la solidarité ouvrière pour s’engager sur le terrain de l’antifascisme et de l’appui "critique" au catalanisme.
Que la CNT, en tant que syndicat, adopte ce terrain anti-ouvrier est parfaitement logique. Dans le contexte de répression et de marginalisation que lui imposait l’État républicain, elle avait impérativement besoin d’un régime de "libertés" qui lui permette de jouer son rôle "d’interlocuteur reconnu". Mais que la FAI, chantre de l’anarchisme et propagandiste de la lutte "contre toute forme d’État", qui dénonçait "toute alliance" avec les partis politiques, appuie cette orientation, est moins facilement explicable.
Une analyse plus profonde permet cependant de comprendre ce paradoxe. La FAI avait fait de la CNT, un syndicat, son organisation de "mobilisation des masses", ce qui lui imposait des servitudes toujours plus grandes. Ce n’était plus la logique des principes anarchistes qui commandait l’action de la FAI, mais toujours plus les "réalités" du syndicalisme déterminées par le besoin impérieux de s’intégrer à l’État.
En outre, les principes anarchistes ne se considèrent pas eux-mêmes comme expression des aspirations, des revendications générales et des intérêts historiques d’une classe sociale, le prolétariat. Ils ne s'enracinent donc pas sur le terrain délimité par sa lutte historique. Ils prétendent au contraire être bien plus "libres". Leur terrain est intemporel et a-historique, se situant davantage par rapport à la liberté de l’individu en général. La logique de ce type de raisonnement est implacable : l’intérêt du libre individu peut être tant le rejet de toute autorité, de tout État et de toute centralisation comme il peut être l’acceptation tactique d’un "moindre mal" : contre le danger fasciste, qui nie simplement et strictement tout droit, il est préférable un régime démocratique qui reconnaît formellement les droits de l'individu.
Enfin, Gomez Casas souligne dans son livre que "la mentalité du secteur radical de l’anarchosyndicalisme comprenait le processus comme une gymnastique révolutionnaire, par laquelle seraient atteintes les conditions optimum pour la révolution sociale" (op. cit.). Cette vision considère comme essentiel de maintenir les masses dans un état de mobilisation, quel que soit l’objectif de celle-ci. Le terrain de "l’antifascisme" semble apparemment propice pour "radicaliser les masses" pour les mener à la "révolution sociale", comme le voyaient et propageaient alors les socialistes "de gauche". En réalité, la vision de l’antifascisme de Largo Caballero et celle de la FAI semblaient convergentes, mais les intentions étaient radicalement différentes : Largo Caballero cherchait à saigner le prolétariat espagnol à travers ses appels "insurrectionnels", alors que la majorité des militants de la FAI croyaient sincèrement à la possibilité de révolution sociale. Sur la République, Largo Caballero pouvait affirmer, en 1934 (en totale contradiction avec ce qu’il avait affirmé en 1931) : "La classe ouvrière veut la République démocratique [non] pour ses vertus intrinsèques, non comme idéal de gouvernement, mais parce qu’en son sein la lutte de classe étouffée sous les régimes despotiques peut trouver une plus grande liberté d’action et de mouvement pour atteindre ses objectifs immédiats et à moyen terme. S’il n’en était pas ainsi, pourquoi donc les travailleurs voudraient de la République et de la démocratie ?" 28. Pour sa part, Durruti disait : "La République ne nous intéresse pas, mais nous l’acceptons comme point de départ d’un processus de démocratisation sociale. A condition bien sûr que cette République garantisse les principes selon lesquels la liberté et la justice sociale ne soient pas des mots creux. Si la République dédaigne les aspirations des travailleurs, alors le peu d’intérêt qu’elle suscite parmi eux sera réduit à néant, car cette institution ne répondrait pas aux espoirs qu’elle a réveillés le 14 avril" 29.
Comment l’État du XXe siècle, avec sa bureaucratie, son armée, sons système de répression et de manipulation totalitaire, pourrait-il être "le point de départ d’un processus de démocratisation sociale" ? Comment peut-on ne serait-ce que rêver qu’il soit le garant de la "liberté et de la justice sociale" ? C’est pour le moins aussi absurde qu’illusoire…
Cette contradiction vient cependant de loin. Déjà, quand le général Sanjurjo se souleva le 10 août 1932 contre la République et provoqua la mobilisation des ouvriers de Séville impulsée par la CNT, celle-ci vit déjà la lutte comme se situant sur un terrain ouvertement antifasciste. Elle déclarait dans un manifeste : "Ouvriers ! Paysans ! Soldats ! Un assaut factieux et criminel du secteur le plus sombre et réactionnaire de l’armée, de la caste autocrate et militaire qui enfonce l’Espagne dans les plus sombres horreurs de la période ténébreuse de la dictature […] finit par nous surprendre tous, souillant notre histoire et notre conscience, enterrant la souveraineté nationale dans la plus funeste des choix" 30.
Le prolétariat se devait de bloquer la main assassine du général Sanjurjo, mais sa lutte ne pouvait aller que dans le sens de ses intérêts de classe et donc, en perspective, de ceux de l’ensemble de l’humanité, et il devait alors combattre tant le fascisme que son soi-disant antagoniste républicain. Le manifeste cénétiste met surtout en avant… la souveraineté nationale !, appelant à choisir entre dictature et République. Une République qui, déjà à cette époque, avait assassiné par la répression plus de mille ouvriers et paysans ! Une République qui avait rempli les prisons et les bagnes de militants ouvriers, d’ailleurs essentiellement cénétistes !
Le bilan est très clair et nous le ferons en laissant la parole à nos ancêtres de la Gauche communiste italienne : "Nous considérerons maintenant l’action de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) qui contrôle aujourd’hui la CNT. Après la chute d’Azaña, elle réclama une amnistie sans limites, donc aussi pour les généraux des pronunciamientos militaires, amis du général Sanjurjo, et elle désavoua les ouvriers de la CNT qui avaient mis en échec les tentatives de ce dernier à Séville, en proclamant qu’ils devaient rester passifs. En octobre 1934, elle prit d’ailleurs la même position en écrivant qu’il s’agissait d’une lutte pour le pouvoir entre marxistes et fascistes qui n’intéressait pas le prolétariat, lequel devait attendre pour intervenir que les uns et les autres se soient entredéchirés" 31.
La tentative de la FAI de récupérer la CNT pour la classe ouvrière fut un échec. Ce ne fut pas la FAI qui parvint à redresser la CNT, mais la CNT qui prit la FAI au piège des engrenages de l’État capitaliste, comme on le vit clairement en 1936 avec la collaboration ministérielle de membres reconnus de la FAI agissant au nom de la CNT.
"Au moment de février 1936, toutes les forces agissant au sein du prolétariat se trouvaient derrière un seul front : le nécessité d’arriver à la victoire du Front populaire pour se débarrasser des droites et obtenir l’amnistie. De la social-démocratie au centrisme 32, jusqu’à la CNT et au POUM, sans oublier tous les partis de la gauche républicaine, partout l’on était d’accord pour déverser l’explosion des contrastes de classe sur l’arène parlementaire" 33.
Dans le prochain article de la série, nous analyserons la situation en 1936 et comment furent définitivement célébrées les noces de la CNT avec l’État bourgeois.
RR – C.Mir 10-12-07
1 Cf. Revue internationale no 131, "La contribution de la CNT à l’instauration de la République espagnole (1921-1931)".
2 Historien anarchiste, auteur de l’ouvrage Histoire du mouvement ouvrier espagnol (2 tomes en espagnol). Les citations que nous traduisons ici sont extraites du second tome.
3 Rappelons que Macía était un militaire catalan nationaliste.
4 Juan García Oliver (1901-1980). Il fût un des fondateurs de la FAI et un de ses dirigeants les plus en vue. En 1936, il fût nommé ministre de la République au sein du gouvernement du socialiste Largo Caballero (on abordera ce sujet dans un prochain article).
5 Olaya témoigne qu’en 1928, "les républicains, de leur côté, entrèrent en rapport avec Arturo Parera, José Robusté, Elizalde et Hernandez, membres de la FAI et du Comité régional catalan de la CNT".
6 Journal anarchiste espagnol que parût par première fois en 1888. En 1923, il fût supprimé par la dictature de Primo de Rivera. En 1930, il réapparût comme organe de presse de la FAI.
7 Dans sa brochure les Bakouninistes au travail, Engels montre comment les dirigeants de la section espagnole de l’AIT "[trouvèrent] ce pitoyable échappatoire de recommander l’abstention de l’Internationale en corps, mais de laisser ses membres, à titre individuel, voter selon leur gré. La suite de cette déclaration de faillite politique fut que les ouvriers, comme toujours en pareil cas, votèrent pour les gens qui s’affichaient comme les plus radicaux, pour les intransigeants, et de ce fait endossèrent plus ou moins la responsabilité des actes ultérieurs de leurs élus, et s’y trouvèrent impliqués”.
8 Olaya, op. cit.
9 Gómez Casas, auteur anarchiste d’une Histoire de l’anarcho-syndicalisme espagnol, livre dont nous avons parlé dans les articles précédents de cette série et dont nous traduisons les citations.
10 Cette tentative d’imposer une orientation "juste" par le biais de campagnes d’intimidations et des manœuvres bureaucratiques provoqua des situations tragi-comiques dues à la volonté de chaque Comité d’être "plus insurrectionnel" que le voisin. Olaya raconte la pagaille provoquée en octobre 1932 par le Comité national, "qui avait besoin de prouver qu’il n’était pas influencé par la tendance Pestaña, sollicita dans sa Circulaire no 31 les syndicats pour savoir s’ils seraient d’accord pour ratifier ou rectifier les accords du Plénier d’août concernant la grève générale révolutionnaire". Le Comité du Levante (Valence) répondit qu’il était prêt à l’action. Cette réponse ferme effraya le Comité national qui fit machine arrière et annula l’ordre, ce qui mit le Comité levantin en colère. Ce dernier exigea que soit fixée une date pour "descendre dans la rue". Un Plenum fut alors convoqué et, après une série de zigzags, il fut convenu que la "grève générale" aurait lieu en janvier 1933 (nous en reparlerons plus loin).
11 Les campagnes lancinantes de la République quant à "la menace de la FAI" ne servaient qu’à alimenter le mythe entretenu par quelques militants de la FAI qui s’attribuaient le mérite d’avoir fomenté telle ou telle action révolutionnaire. A propos d’un appel échevelé à la grève générale à Séville (juillet 1931) et qui fut annulé deux jours plus tard, Olaya écrit : "en réalité, il ne s’agissait que d’une fanfaronnade, la FAI à ce moment-là n’étant qu’un fantôme utilisé par la bourgeoisie pour effrayer les bigotes de quartier".
12 Quartier industriel et minier de la province de Barcelone.
13 En réalité, s’il est certain que les militants de la CNT jouèrent un rôle très actif dans le mouvement, l’attitude organisationnelle de la CNT fut par contre plutôt tiède et contradictoire : le 21 janvier "se réunit à Barcelone le Plenum départemental, convoqué par Emilio Mira, secrétaire du Comité régional de la CNT, décidant d’envoyer un autre délégué et, bien que quelques délégués soient favorables à la solidarité avec les grévistes, la majorité s’abstint sous prétexte de n’avoir pas de mandat de leur base organique" (Olaya, op. cit.). Cette décision fut réexaminée le lendemain mais fut à nouveau annulée le 24, avec l’adoption d’un manifeste appelant à arrêter la grève.
14 Peirats, La CNT dans la Révolution espagnole, op. cit.
15 Les escamots étaient des "groupes d’action catalanistes xénophobes envers tout ce qui n’était pas catalan" (Peirats, op. cit.).
16 Locaux des escamots.
17 Peirats, op. cit.
18 Peirats, op. cit.
19 L’honnêteté et la droiture de bien des militants de la FAI étaient proverbiales. Buenaventura Durruti, par exemple, n’avait parfois pas de quoi se nourrir mais ne toucha jamais la caisse qui lui avait été confiée.
20 Éditions Ruedo ibérico, 1977, Madrid. Brenan n’est pas un auteur lié au mouvement ouvrier, mais il envisage la période historique de 1931-39 avec beaucoup d’honnêteté, ce qui l’amène à des observations souvent très justes.
21 En dénonçant, de manière plus que caricaturale, le caractère absurde de la "méthode insurrectionnelle" de ses opposants de la FAI, les rédacteurs du Manifeste – qui appartenaient à l'aile syndicaliste de CNT – n'ont pas pour objectif d'éclairer les consciences mais d'apporter de l'eau à leur moulin réformiste et capitulard.
22 Munis, Jalones de derrota, promesas de victoria. Munis fut un révolutionnaire espagnol (1911-1988) qui rompit avec le trotskisme en 1948 et s’approcha des positions de la Gauche communiste. Il fut à l’origine du groupe Fomento obrero revolucionario (FOR). Voir une analyse de sa contribution dans la Revue internationale no 58. Le chapitre V de notre livre 1936 : Franco y la República masacran al proletariado est consacré à la critique de ses positions sur la prétendue Révolution espagnole de 1936.
23 Rappelons ici qu’un pacte secret avait dans un premier temps allié l’URSS à Hitler en 1939-41.
24 Cf. Revue internationale no 131, le quatrième article de cette série.
25 Les Jeunesses socialistes le vénéraient comme le "Lénine espagnol".
26 Bilan, organe de la Fraction italienne de la Gauche communiste, "Quand manque un parti de classe", no 14, déc. 34-janv. 35. Cette analyse est corroborée par un passage du livre Historia de la FAI, de Juan Gomez Casas : "J.M. Molina affirme que bien que la CNT et la FAI ne soient pour rien dans la grève (il se réfère aux Asturies 1934), les comités de ces deux organisations étaient réunis en permanence. Il affirme que "toutes ces réunions convenaient de notre inhibition, mais sans commettre une des erreurs les plus graves et incompréhensibles de l’histoire de la CNT". Molina fait référence aux prises de position de certains organismes de la CNT en faveur du retour au travail et aux consignes que donna à la radio Patricio Navarro, membre du Comité régional, en ce sens (à Barcelone, le Comité régional réunit en Plenum, avec Ascaso à sa tête, fut contraint de démissionner)".
27 Cité par Peirats, op. cit.
28 Cité par Bolloten, auteur sympathisant de l’anarchisme, dans son très intéressant ouvrage la Guerre civile espagnole : révolution et contre-révolution.
29 Juan Gomez Casas, Histoire de la FAI, op. cit.
30 Cité par Peirats, op. cit.
31 Bilan, no 34, "Quand manque un parti de classe", op. cit.
32 C'est par ce terme ambigu que la Gauche italienne désignait le stalinisme à l'époque.
33 Bilan, no 36, oct.-nov. 36, "La Leçon des événements d’Espagne”.
- la crise de l'immobilier aux États-Unis s'est en effet transformée en crise financière internationale, ponctuée par des alertes retentissantes d'insolvabilité d'établissements bancaires américains et européens1. Ceux des établissements menacés qui n'ont pas fait faillite le doivent à des plans de sauvetage impliquant l'intervention de l'État et il existe les pires craintes que de nombreux établissements financiers, qui étaient jusque là réputés à l'abri de tout risque de ce type, se trouvent à leur tour en situation de faillite potentielle, nourrissant ainsi les conditions d'un Krach financier majeur.
- les perspectives sont clairement au ralentissement de l'activité économique, voire à la récession pour certains pays comme les États-Unis. La bourgeoisie a surmonté les différentes récessions qu'elle a dû affronter depuis les années 1970 au moyen d'un endettement supplémentaire, à chaque fois plus important que les précédents, pour des résultats toujours plus modestes. Pourra-t-elle une nouvelle fois juguler la future récession alors qu'il n'existe pour cela pas d'autre moyen qu'une augmentation considérable de la dette mondiale avec le risque que cela comporte d'un effondrement du système international de crédit ?
- la baisse des cours de la Bourse, ponctuée par des chutes brutales, ébranle la confiance dans la base même de la spéculation boursière dont les succès avaient pourtant permis, en grande partie, de masquer les difficultés de l'économie réelle. Ces succès avaient notamment contribué fortement à la hausse des taux de profit des entreprises depuis le milieu des années 1980, et se trouvaient également à l'origine du mythe solidement ancré, mais aujourd'hui mis à mal, selon lequel les valeurs boursières ne pourraient en définitive que monter, quels que soient les aléas.
- les dépenses militaires, comme on le voit clairement dans le cas des Etats-Unis, constituent un fardeau de plus en plus insupportable pour l'économie. Cependant, celles-ci ne peuvent être réduites à volonté. En effet, elles sont la conséquence du poids croissant que prend le militarisme dans la vie de la société alors que, confrontée à des difficultés de plus en plus insurmontables sur le plan économique, chaque nation est poussée dans la fuite en avant vers la guerre.
- le retour de l'inflation constitue, à double titre, une hantise pour la bourgeoisie. D'une part, elle contribue à freiner les échanges commerciaux du fait qu'elle entraîne des fluctuations, de plus en plus difficilement prévisibles, du coût des marchandises produites. D'autre part, bien plus que la riposte aux attaques comme les licenciements, la lutte revendicative de la classe ouvrière pour l'augmentation des salaires en permanence rognés par la hausse des prix est propice à la généralisation des combats par delà les secteurs. Or, les leviers dont dispose la bourgeoisie pour contenir l'inflation, politiques de rigueur et de réduction des dépenses de l'État, s'ils étaient actionnés de façon conséquente, ne pourraient qu'aggraver le cours actuel vers la récession.
Ainsi la situation actuelle n'est pas seulement la répétition en pire de toutes les manifestations de la crise depuis la fin des années 1960, elle concentre ces dernières de façon beaucoup plus simultanée et explosive conférant à la catastrophe économique une qualité nouvelle propice à la remise en question de ce système. Autre signe des temps, distinctif des décennies précédentes : alors que, jusque là, il avait incombé à l'économie de la première puissance économique mondiale de jouer le rôle de locomotive pour éviter des récessions ou en sortir, le principal effet d'entraînement que les États-Unis apparaissent aujourd'hui en mesure d'imprimer au monde, c'est celui vers la récession et l'abîme.
George Bush est certainement l'homme le plus optimiste d'Amérique - d'ailleurs, il est peut-être le seul à être optimiste quant à la situation économique du pays. Le 28 février, tout en reconnaissant l'existence d'un risque de ralentissement économique, le président déclarait : "Je ne pense pas que nous allions vers la récession... Je crois que les éléments fondamentaux de notre économie sont en bonne santé... que la croissance se poursuit et va se poursuivre d'une façon encore plus robuste que c'est le cas aujourd'hui. Aussi nous sommes toujours en faveur d'un dollar fort."2 Deux semaines plus tard, le 14 mars, devant une réunion d'économistes à New York, le président a réitéré son point de vue optimiste et a exprimé sa confiance dans la capacité de "résilience" de l'économie américaine. C'était le jour même où la Réserve fédérale et la banque JP Morgan Chase ont été forcées de collaborer à un plan de sauvetage d'urgence de Bear Stearns, grande banque d'affaires de Wall Street, menacée par un retrait massif de fonds de la part de ses clients, scénario qui n'était pas sans rappeler la Grande Dépression de 1929. Le même jour se produisaient les évènements suivants : le prix du baril de pétrole brut atteignait la somme record de 111 dollars malgré une offre bien supérieure à la demande ; le gouvernement annonçait une augmentation de 60% des saisies de biens immobiliers en février ; la chute du dollar atteignait une baisse record par rapport à l'euro. En dépit du déni de la réalité de Monsieur Bush, il est clair que la prospérité apparente qui a accompagné le boom de l'immobilier et la bulle immobilière de ces dernières années a ouvert la voie à une catastrophe économique de première grandeur dans l'économie la plus puissante du monde, mettant ainsi la crise économique au premier plan de la situation internationale.
Depuis début 2007, date des premiers symptômes indiquant que le boom de l'immobilier arrivait à son terme, les économistes bourgeois discutaient la possibilité que l'économie américaine entre en récession. Il y a trois mois à peine, début 2008, il existait un éventail considérable de prévisions économiques, allant des "pessimistes" qui pensaient que la récession avait déjà commencé en décembre, aux "optimistes" qui attendaient toujours le miracle qui permettrait de l'éviter. Entre eux, les experts qui ne se mouillaient pas, affirmaient que "l'économie pouvait littéralement évoluer dans un sens ou dans l'autre". Mais les choses sont allées si vite ces deux derniers mois que, sauf pour Bush, il n'y a plus de place pour l'optimisme ou le "centrisme". Il existe maintenant un consensus sur le fait que les beaux jours sont finis. En d'autres termes, l'économie américaine est maintenant en récession ou, au mieux, au bord de celle-ci.
Cependant, la reconnaissance par la bourgeoisie que le capitalisme américain est en difficulté, n'apporte pas grand-chose à la compréhension de l'état réel du système. La définition officielle que donne la bourgeoisie d'une récession, c'est une croissance économique négative pendant deux trimestres consécutifs. Le National Bureau of Economic Research (Bureau national de recherche économique) utilise un autre critère, un peu plus utile, définissant la récession comme un déclin significatif et prolongé de l'activité touchant toute l'économie et affectant des indicateurs tels que le revenu, l'emploi, la vente au détail et la production industrielle. Sur la base de cette définition, la bourgeoisie ne peut identifier la récession tant qu'elle n'a pas commencé depuis un certain temps, souvent tant que le pire n'a pas déjà eu lieu. Aussi, selon certaines estimations, on doit attendre encore plusieurs mois avant de savoir, d'après ces critères, s'il y a une récession ou quand elle a commencé.
En ce sens, les prévisions diverses qui remplissent les pages économiques des journaux et des magazines sont très trompeuses. En dernière instance, elles ne font que contribuer à cacher l'état catastrophique du capitalisme américain qui ne peut qu'empirer dans les mois à venir, quelle que soit la date officielle de l'entrée de l'économie en récession.
Ce qu'il est important de souligner, c'est que la crise actuelle est loin de refléter une supposée "bonne santé" de l'économie américaine qui traverserait une mauvaise passe dans un cycle commercial, par ailleurs normal, d'expansion et de récession. Ce à quoi nous assistons, c'est aux convulsions d'un système en état de crise chronique, ne connaissant quelques moments éphémères de rémission que grâce à des remèdes toxiques qui aggravent la prochaine rechute catastrophique.
Telle a été l'histoire du capitalisme américain - et du capitalisme dans son ensemble - depuis la fin des années 1960 et le retour de la crise économique ouverte. Pendant quatre décennies, à travers des périodes de reprise et de récession officiellement reconnues, l'ensemble de l'économie n'a conservé un semblant de fonctionnement que grâce à des politiques capitalistes d'État monétaires et fiscales que le gouvernement est obligé d'appliquer pour combattre les effets de la crise. Cependant, la situation n'est pas restée statique. Pendant toutes ces années de crise et d'intervention de l'État pour la gérer, l'économie a accumulé tant de contradictions qu'aujourd'hui, il existe une menace réelle de catastrophe économique comme nous n'en avons jamais vue dans l'histoire du capitalisme.
A la suite de l'éclatement de la bulle Internet et technologique en 2000-2001, la bourgeoisie s'en est sortie en créant une nouvelle bulle basée, cette fois, sur l'immobilier. Malgré le fait que des industries clé du secteur industriel, comme l'automobile et l'aviation par exemple, aient continué à connaître des faillites, le boom immobilier des cinq dernières années a donné l'illusion d'une économie en expansion. Mais ce boom s'est à présent transformé en un crash qui secoue tout l'édifice du système capitaliste et qui, dans l'avenir, va avoir des répercussions que personne ne peut encore prévoir.
D'après les dernières données, l'activité liée à l'immobilier des particuliers est en total désarroi. La construction de nouveaux logements a déjà chuté d'environ 40% depuis le pic atteint en 2006, et les ventes ont chuté encore plus vite entraînant avec elles une chute des prix. Le prix des maisons a baissé de 13% dans l'ensemble du pays depuis le pic de 2006 et il est prévu qu'il baisse encore de 15 à 20% avant d'avoir atteint le fond. Le boom de l'immobilier laisse une quantité énorme de logements vacants, non vendus - environ 2,1 millions, à peu près 2,6% du parc immobilier national. L'an dernier, les saisies ont été principalement limitées aux prêts sur hypothèques appelés subprimes, accordés à des gens qui n'avaient fondamentalement pas les moyens de rembourser. Environ un quart de ces prêts était en cessation de paiement en novembre dernier. Les cessations de paiement commencent à présent et de façon croissante à concerner également ceux dont la situation financière est encore relativement bonne.En novembre, 6,6% de ces prêts soit étaient en retard, soit avaient déjà fait l'objet de saisies. Comme un signe du pire à venir, ce pic dans les saisies immobilières a lieu avant même que les taux d'intérêt sur les crédits hypothécaires ait été revus à la hausse. Avec la chute des valeurs immobilières qui accompagne la crise, pour beaucoup de gens, la valeur présente de leur logement ne permet pas de rembourser leur dette immobilière, ce qui signifie que la vente de leur bien non seulement ne leur apportera aucun bénéfice mais encore leur laissera une dette. Ceci crée une situation dans laquelle il est financièrement plus sage d'abandonner ses obligations hypothécaires et de se déclarer en faillite.
L'éclatement de la bulle immobilière fait des ravages dans le secteur financier. Jusqu'à présent, la crise de l'immobilier a généré plus de 170 milliards de dollars de pertes au niveau des plus grandes institutions financières. Des milliards de dollars de valeurs boursières ont été anéanties, ébranlant Wall Street. Parmi les grands noms qui ont perdu au moins un tiers de leur valeur en 2007, on peut citer Fannie Mae, Freddie Mac, Bear Stearns, Moody's et Citigroup.3 MBIA, une compagnie qui est spécialisée dans la garantie de la santé financière des autres compagnies, a perdu presque trois quarts de sa valeur ! Plusieurs compagnies dont l'activité était en rapport avec des crédits hypothécaires particulièrement bien côtés auparavant ont fait faillite.
Et ce n'est que le début. Avec l'accélération des saisies, dans les mois qui viennent, les banques vont connaître de nouvelles pertes et la pénurie subite de crédit (le credit crunch) va s'aggraver davantage, ce qui aura un impact sur d'autres secteurs de l'économie.
De plus, la crise financière liée aux prêts hypothécaires ne constitue que le sommet de l'iceberg. Les pratiques imprudentes de crédit, qui ont dominé sur le marché immobilier, constituent aussi la norme dans le domaine des cartes de crédits et des prêts automobile où les problèmes se développent également. Et c'est là que réside l'essence de la "santé" capitaliste actuelle. Son petit secret inavouable, c'est la perversion du mécanisme du crédit afin de se sortir du manque de marchés solvables auxquels vendre ses marchandises. Le crédit est essentiellement devenu le moyen de maintenir artificiellement l'économie à flot et d'empêcher l'effondrement du système sous le poids de sa crise historique. Un moyen qui a déjà montré ses limites et ses risques : déjà, dans les années 1980, la crise financière avait fait suite à la faillite des économies d'Amérique latine terrassées par les énormes dettes qu'elles n'avaient aucun moyen de rembourser ; l'effondrement des tigres et des dragons asiatiques en 1997 et en 1998 avait enseigné la même leçon. En fait, la bulle immobilière elle-même avait constitué une réaction à l'éclatement de la bulle Internet et technologique et une tentative de la surmonter.
La crise financière actuelle comporte une autre dimension qui résulte de la spéculation rampante qui a accompagné la bulle immobilière. Il ne s'agit pas ici de la spéculation de seconde importance d'un investisseur qui achète une maison et la revend pour se faire immédiatement de l'argent sur la base d'une appréciation rapide de la valeur de la propriété. Ce sont des broutilles. Ce qui compte, c'est la spéculation à grande échelle dans laquelle se sont engagées toutes les institutions financières via la titrisation4 et la vente de créances hypothécaires sur les marchés boursiers. Les mécanismes exacts de ces procédés ne sont pas complètement connus, mais de ce qu'on en sait, ils ressemblent beaucoup aux vieux procédés de Ponzi5. De toutes façons, ce que montre ce niveau monstrueux de spéculation, c'est à quel point l'économie est devenue une "économie de casino" dans laquelle le capital n'est pas investi dans l'économie réelle mais est utilisé dans des paris.
La bourgeoisie américaine aime à se présenter comme le champion idéologique du libéralisme. Ce n'est qu'une posture idéologique. L'économie est dominée par l'omniprésente intervention de l'État. C'est le sens du "débat" actuel au sein de la bourgeoisie sur la façon de gérer le bourbier économique d'aujourd'hui. Dans le fond, on ne met en avant rien de nouveau. On applique les mêmes vieilles politiques monétaires et fiscales dans l'espoir de stimuler l'économie.
Pour le moment, ce qui est fait pour atténuer la crise actuelle relève toujours de la même chose - on applique les mêmes vieilles politiques d'argent facile et de crédit bon marché pour consolider l'économie. La réponse américaine au credit crunch (resserrement du crédit), c'est encore plus de crédit ! La Réserve fédérale a baissé 5 fois son taux d'intérêt depuis septembre 2007 et semble prête à le faire une fois de plus à la réunion prévue en mars. Reconnaissant clairement que ce remède ne marche pas, la Réserve fédérale a régulièrement augmenté son intervention sur les marchés financiers et offert de l'argent bon marché - 200 milliards de dollars en plus des milliards déjà offerts en décembre dernier - aux institutions financières à court de liquidités.
Pour leur part, la Maison blanche et le Congrès ont aussi rapidement proposé un plan de relance (appelé "economic stimulus package") qui, essentiellement, approuve des réductions d'impôts pour les familles et des abattements d'impôts pour les entreprises, et adopte une loi en vue d'atténuer l'épidémie de non remboursement hypothécaire et de revitaliser le marché immobilier exsangue. Cependant, étant donnée l'étendue de la crise immobilière et financière, la solution d'un renflouage massif par l'État de l'ensemble de la débâcle immobilière est de plus en plus envisagée. L'énormité de son coût ferait pâlir les montants investis en 1990 par l'État - 124,6 milliards de dollars - pour sauver la Saving and Loans Industry (système des caisses d'épargne).
A combien s'élèveront les efforts de l'État pour gérer la crise, cela reste à voir. Ce qui est évident, c'est que, plus que jamais, la marge de manœuvre pour les politiques économiques de la bourgeoisie se restreint. Après des décennies de gestion de la crise, la bourgeoisie américaine gouverne une économie très malade. La monstrueuse dette nationale et privée, le déficit budgétaire fédéral, la fragilité du système financier et l'énorme déficit du commerce extérieur, tout cela accentue les difficultés de la bourgeoisie pour faire face à l'effondrement du système. En fait, jusqu'ici les remèdes gouvernementaux traditionnels pour insuffler un sursaut dans l'économie n'ont produit aucun résultat positif. Au contraire, ils semblent aggraver la maladie qu'ils cherchent à soigner. Malgré les efforts de la Réserve fédérale pour desserrer le crédit, stabiliser le secteur financier et revitaliser le marché immobilier, les crédits sont difficiles à obtenir et sont chers. Wall Street connaît sans relâche des mouvements de montagnes russes, avec des oscillations énormes et une tendance dominante à la baisse.
De plus, la politique de la Réserve fédérale d'argent bon marché contribue à la plongée du dollar qui atteint toutes les semaines de nouveaux records de baisse vis-à-vis de l'euro et d'autres monnaies et fait monter le prix des marchandises comme le pétrole. L'augmentation du prix de l'énergie, de la nourriture et d'autres marchandises simultanément à un ralentissement grave de l'activité économique alimente la peur chez les "experts" de l'entrée dans une période de "stagflation" de l'économie américaine. L'inflation actuelle restreint déjà la consommation de la population qui tente de vivre avec des revenus qui, eux, n'augmentent pas et oblige la classe ouvrière et d'autres secteurs de la population à se serrer la ceinture.
L'annonce, le 7 mars, par le Département du Travail américain, que 63 000 emplois ont été perdus dans le pays au cours du mois de février a alarmé le monde bourgeois. Sûrement pas parce qu'il se préoccupe du sort des travailleurs licenciés, mais parce que ce fort déclin confirme les pires cauchemars des économistes sur l'aggravation de la crise. C'était la seconde baisse consécutive de l'emploi et la troisième dans le secteur privé. Pourtant, comme une sorte de mauvaise blague aux dépens des chômeurs, le taux de chômage global est passé de 4,9 à 4,8%. Comme est-ce possible ? C'est uniquement grâce à une habile astuce statistique utilisée par la bourgeoisie pour sous-évaluer le nombre de chômeurs. Pour le gouvernement américain, vous n'êtes chômeur que si vous n'avez pas de travail et avez activement cherché un emploi durant le mois passé et êtes prêt à travailler au moment du sondage. Aussi les chiffres officiels du chômage sous-estiment de façon significative la crise de l'emploi. Ils ignorent les millions d'ouvriers américains "découragés" qui ont perdu leur travail et abandonné la possibilité d'en trouver un nouveau et n'ont pas cherché un nouvel emploi dans les 30 jours précédent le sondage, ou qui veulent travailler mais sont trop découragés pour essayer puisque la situation de l'emploi est trop accablante ou qui, simplement, ne veulent pas travailler pour la moitié du salaire qu'ils gagnaient dans leur emploi précédent, ou encore les millions de travailleurs qui veulent travailler à plein temps mais ne trouvent que des temps partiels. Si l'on incluait tous ces travailleurs dans les statistiques du chômage, le taux serait nettement supérieur. Afin de minimiser encore les chiffres du chômage, le personnel militaire américain aux États-Unis est inclus dans la force de travail du pays depuis le tour de passe-passe statistique de Ronald Reagan (auparavant, le chômage n'était calculé que sur la force de travail civile). Cette manœuvre fait augmenter d'environ deux millions le nombre de personnes "employées" par le secteur militaire américain.
L'effondrement économique actuel amène une avalanche de licenciements dans tous les secteurs de l'économie mais il faut dire que la période du boom immobilier aujourd'hui défunt n'a pas été un paradis pour la classe ouvrière. Les revenus, les retraites, la couverture des dépenses de santé, les conditions de travail, tout cela continuait à se détériorer pendant que le marché de l'immobilier était en plein essor. Ceci avait conduit certains économistes bourgeois à souligner qu'il s'agissait d'une reprise "sans travail" et "sans salaire". La réalité, c'est que, pour la classe ouvrière, les conditions de vie et de travail n'ont cessé de se détériorer depuis quatre décennies de crise économique ouverte, quels qu'aient été ses hauts et ses bas. Avec l'aggravation de la crise économique aujourd'hui, la bourgeoisie n'a rien à offrir à la classe ouvrière sinon encore plus de misère.
L'état actuel de l'économie américaine laisse présager d'une situation économique catastrophique au niveau mondial. L'économie la plus importante du monde ne manquera pas d'entraîner ses partenaires économiques dans sa chute. Il n'y a pas de locomotive économique qui puisse compenser la plongée aux États-Unis et maintenir l'économie globale à flot. La restriction sur le crédit va miner le commerce mondial, l'effondrement du dollar va réduire les importations vers les États-Unis, aggravant la situation économique pays après pays et les attaques contre le niveau de vie du prolétariat vont partout redoubler de violence. S'il existe un rayon de lumière dans ce sombre panorama, c'est que cette situation va accélérer le retour du prolétariat sur le terrain de la lutte de classe contre le capitalisme en le contraignant à se défendre contre les ravages de la crise capitaliste.
La perspective
d'accélération et d'aggravation de la crise du
capitalisme porte avec elle la promesse d'un développement de
la lutte de classe qui, lui aussi, devra constituer un dépassement
des pas déjà accomplis par le prolétariat depuis
la reprise historique des combats de classe à la fin des
années 1960.
ES/JG, 14 mars 2008
1 Lire notre article de la Revue internationale n° 131, "De la crise des liquidités à la liquidation du capitalisme ! [1542]"
2 L'optimisme mal placé semble être une caractéristique des présidents américains. Ainsi Richard Nixon déclara en 1969, juste deux ans avant la crise qui allait obliger les États-Unis à abandonner la convertibilité du dollar et tout le système de Bretton Woods, "Nous avons enfin appris à gérer une économie moderne afin d'en assurer la croissance continue". Son prédécesseur Calvin Coolidge avait déclaré devant le Congrès américain le 4 décembre 1928, c'est-à-dire peu avant la crise de 1929 : "Aucun congrès des États-Unis jamais réuni, en regardant l'état de l'Union, n'a pu contempler une situation plus plaisante que celle d'aujourd'hui (...) [Le pays] peut regarder le présent avec satisfaction et anticiper l'avenir avec optimisme".
3 Cet article a été écrit juste avant l'annonce que Bear Stearns - la cinquième banque commerciale du pays - serait vendu à JP Morgan Chase pour 2 dollars l'action, ce qui veut dire que la banque a perdu 98% de sa valeur.
4 La Titrisation permet à un cédant (société, entreprise ou personne physique) de céder à un organisme les risques liés à des créances, ou à d'autres biens en émettant des valeurs mobilières dont la valorisation ou le rendement dépend de ces risques.
5 Un schéma de Ponzi, ou chaîne de Ponzi, ou dynamique de Ponzi, ou jeux de Ponzi, est le nom donné à un système mettant en jeu un effet boule de neige qui n'est pas viable sur le long terme. Par exemple, rembourser des emprunts en empruntant à nouveau, et pour un montant plus élevé, fait partie d'une dynamique de Ponzi : il ne devient progressivement plus possible de rembourser la totalité des emprunts. Ce nom est utilisé aussi concernant la création d'une bulle spéculative, à visée d'escroquerie. Charles Ponzi a historiquement donné son nom au système, après la mise en œuvre d'une opération immobilière en Californie. (Wikipedia)
En janvier 1969, lors de l’inauguration de son premier mandat de Président des États-Unis, Richard Nixon avait déclaré : “Nous avons appris enfin à gérer une économie moderne de façon à assurer sa croissance continue”. Avec le recul, on peut voir à quel point un tel optimisme a été cruellement démenti par la réalité : dès le début de son second mandat, à peine quatre ans plus tard, les États-Unis allaient connaître leur récession la plus violente depuis la seconde guerre mondiale, une récession qui allait être suivie de nombreuses autres, de plus en plus graves. Mais il faut reconnaître que, dans le domaine de l’optimisme hors de propos, Nixon avait été précédé un an auparavant par un autre chef d’État autrement plus expérimenté que lui : le général de Gaulle, Président de la République française depuis 1958 et chef de la “France libre” lors de la Seconde Guerre mondiale. Le Grand Homme, dans ses vœux à la nation n’avait-il pas déclaré : “L’année 1968, je la salue avec sérénité”. Il n’a pas fallu attendre quatre ans pour que cet optimisme soit balayé ; quatre mois ont suffi pour que la sérénité du Général cède la place au plus grand désarroi. C’est vrai que de Gaulle devait faire face non seulement à une révolte étudiante particulièrement violente et massive mais aussi, et surtout, à la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international. C’est donc peu de dire que 1968 n’a pas été une année “sereine” pour la France : ce fut même, et elle reste à ce jour, l’année la plus agitée depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais il n’y a pas que la France qui ait connu des soubresauts d’importance au cours de cette année, loin de là. Deux auteurs qu’on ne peut soupçonner de “franco-centrisme”, l’anglais David Caute et l’américain Mark Kurlansky sont clairs à ce sujet : “1968 fut l’année la plus turbulente depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Des soulèvements en chaîne affectèrent l’Amérique et l’Europe de l’Ouest, gagnèrent jusqu’à la Tchécoslovaquie ; ils remirent en cause l’ordre mondial de l’après-guerre.”1 “Aucune année n’avait encore ressemblé à 1968 et il est probable qu’il n’y en aura jamais d’autre pareille. En un temps où les nations et les cultures étaient encore séparées et très distinctes (…) un esprit de rébellion s’est enflammé spontanément aux quatre coins du globe. Il y avait eu d’autres années de révolution : 1848, par exemple, mais contrairement à 1968, les événements étaient restés circonscrits à l’Europe…” 2.
Quarante ans après cette “année chaude”, alors que dans un certain nombre de pays on assiste à un déferlement éditorial et télévisuel massif à son sujet, il appartient aux révolutionnaires de revenir sur les principaux événements de cette année, non pas pour en faire un récit détaillé ou exhaustif3 mais pour en dégager la véritable signification. En particulier, il leur appartient de porter un jugement sur une idée très répandue aujourd’hui qui figure d’ailleurs sur la page 4 de couverture du livre de Kurlansky : “Qu’ils soient historiens ou politologues, les spécialistes en sciences humaines du monde entier s’accordent à dire : il y a un avant et un après 1968”. Disons tout de suite que nous partageons entièrement ce jugement mais certainement pas pour les mêmes raisons que celles qui sont généralement invoquées : la “libération sexuelle”, la “libération des femmes”, la remise en cause de l’autoritarisme dans les relations familiales, la “démocratisation” de certaines institutions (comme l’Université), les nouvelles formes artistiques, etc. En ce sens, cet article se propose de mettre en évidence ce qui, pour le CCI constitue, le véritable changement opéré au cours de l’année 1968.
A côté de toute une série de faits assez considérables en eux-mêmes (tel, par exemple, l’offensive du Têt du Vietcong en février qui, si elle a été finalement repoussée par l’armée américaine, a mis en évidence que celle-ci ne parviendrait jamais à gagner la guerre au Vietnam ou bien encore l’intervention des chars soviétiques en Tchécoslovaquie en août), ce qui marque l’année 1968, comme le soulignent Caute et Kurlansky, c’est bien cet “esprit de rébellion qui s’est enflammé spontanément aux quatre coins du globe”. Et dans cette remise en cause de l’ordre régnant, il importe de distinguer deux composantes d’inégale amplitude et, aussi, d’inégale importance. D’une part, la révolte étudiante qui a frappé la presque totalité des pays du bloc occidental, et qui s’est même propagée, d’une certaine façon, dans des pays du bloc de l’Est. D’autre part, la lutte massive de la classe ouvrière qui, cette année-là, n’a touché fondamentalement qu’un seul pays, la France.
Dans ce premier article, nous allons aborder uniquement la première de ces composantes non pas qu’elle soit la plus importante, loin de là, mais parce qu’elle précède, pour l’essentiel, la seconde et que cette dernière, en elle même, revêt une signification historique de premier plan allant bien au delà de celle des révoltes étudiantes.
C’est dans la première puissance mondiale que vont se dérouler, à partir de 1964, les mouvements les plus massifs et significatifs de cette période. C’est plus précisément à l’université de Berkeley, dans le nord de la Californie, que la contestation étudiante va prendre, pour la première fois, un caractère massif. La revendication qui, la première, mobilise les étudiants est celle du “free speech movement” (mouvement pour la liberté de parole) en faveur de la liberté d’expression politique dans l’enceinte de l’université. Face aux recruteurs de l’armée américaine qui ont pignon sur rue, les étudiants contestataires veulent pouvoir faire de la propagande contre la guerre du Vietnam et aussi contre la ségrégation raciale (c’est un an après la “marche pour les droits civiques” du 28 août 1963 à Washington où Martin Luther King a prononcé son fameux discours “I have a dream”). Dans un premier temps, les autorités réagissent de façon extrêmement répressive, notamment avec l’envoi des forces de police contre les “sit-in”, l’occupation pacifique des locaux, faisant 800 arrestations. Finalement, début 1965, les autorités universitaires autorisent les activités politiques dans l’université qui va devenir un des principaux centres de la contestation étudiante aux États-Unis, alors que c’est notamment avec le slogan de “nettoyer le désordre à Berkeley” que Ronald Reagan est élu, contre toute attente, gouverneur de Californie fin 1965. Le mouvement va se développer massivement et se radicaliser dans les années suivantes autour de la protestation contre la ségrégation raciale, pour la défense des droits des femmes et surtout contre la guerre du Vietnam. En même temps que les jeunes américains, surtout les étudiants, fuient massivement à l’étranger pour éviter d’être envoyés au Vietnam, la plupart des universités du pays sont touchées par des mouvements anti-guerre massifs et des émeutes se développent dans les ghettos noirs des grandes villes (la proportion des jeunes noirs parmi les soldats envoyés au Vietnam est très supérieure à la moyenne nationale). Ces mouvements de protestation sont souvent réprimés avec férocité ; ainsi, fin 1967, 952 étudiants sont condamnés à de lourdes peines de prison pour avoir refusé de partir au front et le 8 février 1968, trois étudiants sont tués en Caroline du Sud lors d’une manifestation pour les droits civiques.
L’année 1968 est celle où les mouvements connaîtront leur plus grande ampleur. En mars, des étudiants noirs de l’université Howard à Washington occupent les locaux pendant 4 jours. Du 23 au 30 avril 1968, l’université de Columbia, à New York, est occupée, en protestation contre la contribution de ses départements aux activités du Pentagone et en solidarité avec les habitants du ghetto noir voisin de Harlem. Un des éléments qui a radicalisé le mécontentement est aussi l’assassinat de Martin Luther King, le 4 avril, qui avait été suivi de nombreuses et violentes émeutes dans les ghettos noirs du pays. L’occupation de Columbia est un des sommets de la contestation étudiante aux États-Unis qui va relancer de nouveaux affrontements. En mai, 12 universités se mettent en grève pour protester contre le racisme et la guerre au Vietnam. La Californie s’embrase pendant l’été, avec notamment de violents affrontements opposant des étudiants aux policiers à l’Université de Berkeley pendant deux nuits, ce qui va conduire le gouverneur de Californie, Ronald Reagan, à déclarer l’état d’urgence et le couvre feu. Cette nouvelle vague d’affrontements va connaître ses moments les plus violents entre le 22 et le 30 août à Chicago, avec de véritables émeutes, lors de la Convention du Parti démocrate.
Les révoltes des étudiants américains se propagent au cours de la même période en de nombreux autres pays.
Sur le continent américain, lui-même, c’est au Brésil et au Mexique que les étudiants sont les plus mobilisés.
Au Brésil, les manifestations anti-gouvernementales et anti-américaines ponctuent l’année 1967. Le 28 mars 1968, la police intervient lors d’une réunion d’étudiants, faisant un mort parmi eux, Luis Edson, et plusieurs blessés graves, dont un meurt quelques jours plus tard. L’enterrement de Luis Edson, le 29 mars, donne lieu à une importante manifestation. De l’université de Rio de Janeiro, qui se met en grève générale illimitée, le mouvement s’étend à l’université de Sao-Paulo, où des barricades sont érigées. Les 30 et 31 mars, de nouvelles manifestations ont lieu dans tout le pays. Le 4 avril, 600 personnes sont arrêtées à Rio. Malgré la répression et les arrestations en série, les manifestations sont quasi quotidiennes jusqu’en octobre.
Quelques mois après, c’est le Mexique qui est touché. Fin juillet, la révolte étudiante éclate à Mexico et la police réplique en employant des tanks. Le chef de la police du “district fédéral” de Mexico justifie ainsi la répression : il s’agit de faire barrage à “un mouvement subversif” qui “tend à créer une ambiance d’hostilité envers notre gouvernement et notre pays à la veille des Jeux de la 19e Olympiade”. La répression se poursuit et s’intensifie. Le 18 septembre, la cité universitaire est occupée par la police. Le 21 septembre, 736 personnes sont arrêtées lors de nouveaux affrontements dans la capitale. Le 30 septembre, l’université de Veracruz est occupée. Le 2 octobre, enfin, le gouvernement fait tirer (en utilisant des forces paramilitaires sans uniformes) sur une manifestation de 10 000 étudiants, sur la place des Trois-Cultures à Mexico. Cet événement, qui restera dans les mémoires comme le “massacre de Tlatelolco”, se solde par au moins deux cents morts, 500 blessés graves, et 2000 arrestations. Le président Díaz Ordaz a ainsi fait en sorte que les Jeux Olympiques puissent se dérouler “dans le calme” à partir du 12 octobre. Cependant, après la trêve des Jeux Olympiques, les étudiants reprendront le mouvement pendant plusieurs mois.
Le continent américain n’est pas seul à être touché par cette vague de révoltes étudiantes. En fait, ce sont TOUS les continents qui sont concernés.
En Asie, le Japon est le théâtre de mouvements particulièrement spectaculaires. De violentes manifestations contre les États-Unis et la guerre du Vietnam, menées principalement par la Zengakuren (Union nationale des comités autonomes des étudiants japonais), ont lieu dès 1963 et tout au long des années 60. A la fin du printemps 1968, la contestation estudiantine investit massivement les écoles et les universités. Un mot d’ordre est lancé : “transformons le Kanda [quartier universitaire de Tokyo] en Quartier latin”. En octobre, le mouvement, renforcé par les ouvriers, atteint son apogée. Le 9 octobre, à Tokyo, Osaka et Kyoto, des heurts violents entre policiers et étudiants se soldent par 80 blessés et 188 arrestations. La loi anti-émeute est remise en vigueur et 800 000 personnes descendent dans la rue pour protester contre cette décision. En réaction à l’intervention de la police dans l’université de Tokyo pour mettre fin à son occupation, 6000 étudiants se mettent en grève le 25 octobre. L’université de Tokyo, le dernier bastion encore entre les mains du mouvement, tombe à la mi-janvier 1969.
En Afrique, deux pays se distinguent, le Sénégal et la Tunisie.
Au Sénégal, les étudiants dénoncent l’orientation à droite du pouvoir et l’influence néocoloniale de la France, et demandent la restructuration de l’université. Le 29 mai 1968, la grève générale des étudiants et des ouvriers est sévèrement réprimée par Léopold Sédar Senghor, membre de “l’Internationale socialiste”, avec l’aide de l’armée. La répression fait 1 mort et 20 blessés à l’université de Dakar. Le 12 juin, une manifestation d’étudiants et de lycéens dans les faubourgs de Dakar se solde par une nouvelle victime.
En Tunisie, le mouvement a débuté en 1967. Le 5 juin, à Tunis, lors d’une manifestation contre les États-Unis et la Grande-Bretagne, accusés de soutenir Israël contre les pays arabes, le centre culturel américain est mis à sac et l’ambassade de Grande-Bretagne attaquée. Un étudiant, Mohamed Ben Jennet, est arrêté et condamné à 20 ans de prison. Le 17 novembre, les étudiants manifestent contre la guerre du Vietnam. Du 15 au 19 mars 68, ils se mettent en grève et manifestent pour obtenir la libération de Ben Jennet. Le mouvement est réprimé par des arrestations en série.
Mais c’est en Europe que le mouvement étudiant connaîtra ses développements les plus importants et spectaculaires.
En Grande-Bretagne, l’effervescence commence dès octobre 1966 dans la très respectable “London School of Economics” (LSE), une des Mecque de la pensée économique bourgeoise, où les étudiants protestent contre la nomination comme président d’un personnage connu pour ses liens avec les régimes racistes de Rhodésie et d’Afrique du Sud. Par la suite, la LSE continue à être affectée par des mouvements de protestation. Par exemple, en mars 1967, il y a un sit-in de cinq jours contre des mesures disciplinaires qui conduit à la formation d’une “université libre”, à l’image des exemples américains. En décembre 1967 des sit-in ont lieu à la Regent Street Polytechnic et au Holborn College of Law and Commerce, avec la revendication, dans les deux cas, d’une représentation étudiante dans les institutions de direction. En mai et juin 1968 ont lieu des occupations à l’université d’Essex, au Hornsey College of Art, à Hull, Bristol et Keele suivi d’autres mouvements de protestation à Croydon, Birmingham, Liverpool, Guildford, et au Royal College of Arts. Les manifestations les plus spectaculaires (qui impliquent de nombreuses personnes d’horizons divers et avec des approches également variées) sont celles protestant contre la guerre du Vietnam : en mars et octobre 1967, en mars et octobre 1968 (cette dernière étant la plus massive), qui toutes donnent lieu à de violents affrontements avec la police avec des centaines de blessés et d’arrestations devant l’ambassade américaine à Grosvenor Square.
En Belgique, dès le mois d’avril 1968, les étudiants descendent à plusieurs reprises dans la rue, pour clamer leur opposition à la guerre du Vietnam et demander une refonte du fonctionnement du système universitaire. Le 22 mai, ils occupent l’Université libre de Bruxelles, la déclarant “ouverte à la population”. Ils libèrent les locaux fin juin, après la décision du Conseil de l’Université de prendre en compte certaines de leurs revendications.
En Italie, dès 1967, les étudiants multiplient les occupations d’universités et les heurts avec la police sont réguliers. L’université de Rome est occupée en février 1968. La police évacue les locaux, ce qui décide les étudiants à s’installer dans la faculté d’architecture, dans la Villa Borghese. Des affrontements violents, connus sous le nom de “bataille de Valle Giulia”, ont lieu avec les forces de l’ordre, qui chargent les étudiants. Parallèlement, on assiste à des mouvements spontanés de colère et de révolte dans des industries où le syndicalisme est faible (usine Marzotto en Vénétie), ce qui conduit les syndicats à décréter une journée de grève générale dans l’industrie qui est massivement suivie. Finalement, les élections de mai donneront le coup d’arrêt de ce mouvement qui avait commencé à décroître dès le printemps.
L’Espagne franquiste, connaît une vague de grèves ouvrières et d’occupations d’universités dès 1966. Le mouvement prend de l’ampleur en 1967 et se poursuit tout au long de 1968. Étudiants et ouvriers montrent leur solidarité, comme lorsque le 27 janvier 1967, 100 000 ouvriers manifestent en réaction à la répression brutale d’une journée de manifestation à Madrid, qui a poussé les étudiants, réfugiés dans l’immeuble des Sciences économiques, à combattre la police pendant 6 heures. Les autorités répriment par tous les moyens les contestataires : la presse est contrôlée, les militants des mouvements et syndicats clandestins sont arrêtés. Le 28 janvier 1968, le gouvernement instaure une “police universitaire” dans chaque université. Cela n’empêche pas l’agitation étudiante de reprendre, contre le régime franquiste et aussi contre la guerre du Vietnam, ce qui contraint les autorités à fermer “sine die” l’Université de Madrid en mars.
De tous les pays d’Europe, c’est en Allemagne que le mouvement étudiant est le plus puissant.
Dans ce pays, il s’est formé une “opposition extraparlementaire” à la fin de 1966, notamment en réaction contre la participation de la Social-démocratie au gouvernement, se basant en particulier sur des assemblées étudiantes de plus en plus nombreuses se tenant dans les universités et animées par des discussions sur les buts et les moyens de la protestation. Suivant l’exemple des États-Unis, de nombreux groupes universitaires de discussion se forment ; en tant que pôle d’opposition aux universités bourgeoises “établies”, une “Université critique” est constituée. Une vieille tradition de débat, de discussions dans des assemblées générales publiques, revit. Même si beaucoup d’étudiants sont attirés par des actions spectaculaires, l’intérêt pour la théorie, pour l’histoire du mouvement ouvrier refait surface et, avec cet intérêt, le courage d’envisager le renversement du capitalisme. Beaucoup d’éléments expriment l’espoir de l’émergence d’une nouvelle société. Dès ce moment-là, à l’échelle internationale, le mouvement de protestation en Allemagne est considéré comme le plus actif dans les discussions théoriques, le plus profond dans ces discussions, le plus politique.
Parallèlement à cette réflexion, de nombreuses manifestations ont lieu. La guerre du Vietnam constitue évidemment le motif principal de celles-ci dans un pays dont le gouvernement apporte un plein soutien à la puissance militaire américaine mais aussi qui a été particulièrement marqué par la Seconde Guerre mondiale. Les 17 et 18 février, se tient à Berlin un Congrès international contre la guerre du Vietnam suivi d’une manifestation de quelque 12 000 participants. Mais ces manifestations, débutées en 1965, dénoncent également le développement du caractère policier de l’État, notamment les projets de lois d’exception donnant à l’État la possibilité d’imposer la loi martiale dans le pays et d’intensifier la répression. Le SPD, qui a rejoint la CDU en 1966 dans un gouvernement de “grande coalition”, reste fidèle à sa politique de 1918-19, lorsqu’il avait conduit l’écrasement sanglant du prolétariat allemand. Le 2 juin 1967, une manifestation contre la venue à Berlin du Shah d’Iran est réprimée avec la plus grande brutalité par l’État “démocratique” allemand qui entretient les meilleures relations du monde avec ce dictateur sanguinaire. Un étudiant, Benno Ohnesorg, est assassiné d’un coup de feu dans le dos tiré par un policier en uniforme (qui sera acquitté par la suite). Après cet assassinat, les campagnes répugnantes de diffamation contre les mouvements de protestation s’intensifient, en particulier contre leurs dirigeants. Le tabloïd à grand tirage Bild-Zeitung demande qu’on “Arrête la terreur des jeunes rouges maintenant”. Lors d’une manifestation proaméricaine organisée par le Sénat de Berlin, le 21 février 1968, les participants proclament “L’ennemi du peuple n° 1 : Rudi Dutschke”, le principal porte-parole du mouvement de protestation. Un passant, ressemblant à “Rudi le rouge” est pris à partie par des manifestants qui menacent de le tuer. Une semaine après l’assassinat de Martin Luther King, cette campagne haineuse atteint son sommet avec la tentative d’assassinat contre Dutschke, le 11 avril, par un jeune excité, Josef Bachmann, notoirement influencé par les campagnes hystériques déchaînées par la presse du magnat Axel Springer, patron du Bild-Zeitung4. Des émeutes s’ensuivent qui prennent pour cible principale ce sinistre individu et son groupe de presse. Pendant plusieurs semaines, avant que les regards ne se tournent vers la France, le mouvement étudiant en Allemagne conforte ainsi son rôle de référence pour l’ensemble des mouvements qui touchent la plupart des pays d’Europe.
L’épisode majeur de la révolte étudiante en France débute le 22 mars 1968 à l’université de Nanterre, dans la banlieue ouest de Paris. En eux-mêmes, les faits qui se sont déroulés ce jour-là n’avaient rien d’exceptionnel : pour protester contre l’arrestation d’un étudiant d’extrême-gauche de cette université soupçonné d’avoir participé à une attaque contre l’American Express à Paris lors d’une manifestation violente contre la guerre du Vietnam, 300 de ses camarades tiennent un meeting dans un amphithéâtre et 142 d’entre eux décident d’occuper pendant la nuit la salle du Conseil d’Université, dans le bâtiment administratif. Ce n’est pas la première fois que les étudiants de Nanterre manifestent leur mécontentement. Ainsi, juste un an auparavant, on avait déjà assisté dans cette université à un bras de fer entre étudiants et forces de police à propos de la libre circulation dans la résidence universitaire des filles qui était interdite aux garçons. Le 16 mars 1967, une association de 500 résidents, l’ARCUN, avait décrété l’abolition du règlement intérieur qui, entre autres, considérait les étudiantes, même majeures (de plus de 21 ans à cette époque), comme des mineures. A la suite de quoi, le 21 mars 1967, la police avait encerclé, à la demande de l’administration, la résidence des filles avec le projet d’arrêter les 150 garçons qui s’y trouvaient et qui s’étaient barricadés au dernier étage du bâtiment. Mais, le matin suivant, les policiers avaient eux-mêmes été encerclés par plusieurs milliers d’étudiants et avaient finalement reçu l’ordre de laisser sortir sans les inquiéter les étudiants barricadés. Mais, pas plus cet incident que d’autres manifestations de colère des étudiants, notamment contre le “plan Fouchet” de réforme de l’université à l’automne 1967, n’avait eu de lendemain. Il en fut tout autrement après le 22 mars 1968. En quelques semaines, une succession d’événements allait conduire non seulement à la plus forte mobilisation étudiante depuis la guerre, mais surtout à la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international.
Avant de ressortir, les 142 occupants de la salle du Conseil décident, afin de maintenir et développer l’agitation, de constituer le Mouvement du 22 mars (M22). C’est un mouvement informel, composé au départ par des trotskistes de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et des anarchistes (dont Daniel Cohn-Bendit), rejoints fin avril par les maoïstes de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léniniste (UJCML), et qui va rallier, au cours des semaines suivantes, plus de 1200 participants. Les murs de l’université se couvrent d’affiches et de graffitis : “Professeurs, vous êtes vieux et votre culture aussi”, “Laissez-nous vivre”, “Prenez vos désirs pour des réalités”. Le M22 annonce pour le 29 mars une journée “université critique” à l’image des actions des étudiants allemands. Le doyen décide de fermer l’université jusqu’au 1er avril mais l’agitation reprend dès sa réouverture. Devant 1000 étudiants, Cohn-Bendit déclare : “Nous refusons d’être les futurs cadres de l’exploitation capitaliste”. La plupart des enseignants réagissent de façon conservatrice : le 22 avril, 18 d’entre eux, dont des gens de “gauche”, réclament “les mesures et les moyens pour que les agitateurs soient démasqués et sanctionnés”. Le doyen fait adopter toute une série de mesures répressives, notamment la libre circulation de la police dans les allées du campus alors que la presse se déchaîne contre les “enragés”, les “groupuscules” et les “anarchistes”. Le Parti “communiste” français, lui emboîte le pas : le 26 avril, Pierre Juquin, membre du Comité central, vient tenir un meeting à Nanterre : “Les agitateurs-fils à papa empêchent les fils de travailleurs de passer leurs examens”. Il ne peut pas terminer son discours et il doit s’enfuir. Dans l’Humanité du 3 mai, Georges Marchais, numéro 2 du PCF, se déchaîne à son tour : “Ces faux révolutionnaires doivent être énergiquement démasqués car objectivement ils servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes”.
Sur le campus de Nanterre, les bagarres sont de plus en plus fréquentes entre les étudiants d’extrême-gauche et les groupes fascistes d’Occident venus de Paris pour “casser du bolcho”. Devant cette situation, le doyen décide le 2 mai de fermer une nouvelle fois l’université qui est bouclée par la police. Les étudiants de Nanterre décident de tenir le lendemain un meeting dans la cour de la Sorbonne pour protester contre la fermeture de leur université et contre le passage en conseil de discipline de 8 membres du M22, dont Cohn-Bendit.
Le meeting ne rassemble que 300 participants : la plupart des étudiants préparent activement leurs examens de fin d’année. Cependant, le gouvernement, qui veut en finir avec l’agitation, décide de frapper un grand coup en faisant occuper le Quartier latin et encercler la Sorbonne par les forces de police, lesquelles pénètrent dans celle-ci, ce qui n’était pas arrivé depuis des siècles. Les étudiants qui sont repliés dans la Sorbonne obtiennent l’assurance qu’ils pourront sortir sans être inquiétés mais, si les filles peuvent partir librement, les garçons sont systématiquement conduits dans des “paniers à salade” dès qu’ils franchissent le portail. Rapidement, des centaines d’étudiants se rassemblent sur la place de la Sorbonne et insultent les policiers. Les grenades lacrymogènes commencent à pleuvoir : la place est dégagée mais les étudiants, de plus en plus nombreux, commencent alors à harceler les groupes de policiers et leurs cars. Les affrontements se poursuivent dans la soirée durant 4 heures : 72 policiers sont blessés et 400 manifestants sont arrêtés. Les jours suivants, les forces de police bouclent complètement les abords de la Sorbonne alors que 4 étudiants sont condamnés à des peines de prison ferme. Cette politique de fermeté, loin de faire taire l’agitation va au contraire lui donner un caractère massif. A partir du lundi 6 mai, des affrontements avec les forces de police déployées autour de la Sorbonne alternent avec des manifestations de plus en plus suivies, appelées par le M22, l’UNEF et le SNESup (syndicat des enseignants du Supérieur) et regroupant jusqu’à 45 000 participants aux cris de “La Sorbonne aux étudiants”, “Les flics hors du Quartier latin” et surtout “Libérez nos camarades”. Les étudiants sont rejoints par un nombre croissant de lycéens, d’enseignants, d’ouvriers et de chômeurs. Le 7 mai, les cortèges franchissent la Seine par surprise et parcourent les Champs-Élysées, à deux pas du palais présidentiel. L’Internationale retentit sous l’Arc de Triomphe, là où on entend, d’habitude, la Marseillaise ou la Sonnerie aux morts. Les manifestations gagnent aussi certaines villes de province.
Le gouvernement veut donner un gage de bonne volonté en rouvrant... l’université de Nanterre le 10 mai. Le soir du même jour, des dizaines de milliers de manifestants se retrouvent dans le Quartier latin devant les forces de police qui bouclent la Sorbonne. A 21 heures, certains manifestant commencent à édifier des barricades (il y en aura une soixantaine). A minuit, une délégation de 3 enseignants et de 3 étudiants (dont Cohn-Bendit) est reçue par le recteur de l’Académie de Paris mais ce dernier, s’il accepte la réouverture de la Sorbonne, ne peut rien promettre sur la libération des étudiants arrêtés le 3 mai. A 2 heures du matin, les CRS partent à l’assaut des barricades après les avoir arrosées copieusement de gaz lacrymogènes. Les affrontements sont d’une extrême violence provoquant des centaines de blessés de part et d’autre. Près de 500 manifestants sont arrêtés. Au Quartier latin, de nombreux habitants témoignent de leur sympathie en les recueillant chez eux ou en jetant de l’eau dans la rue pour les protéger des gaz lacrymogènes et des grenades offensives. Tous ces événements, et notamment les témoignages sur la brutalité des forces de répression, sont suivis à la radio, minute après minute, par des centaines de milliers de personnes. A 6 heures du matin, “l’ordre règne” au Quartier latin qui semble avoir été balayé par une tornade.
Le samedi 11 mai, l’indignation est immense à Paris et dans toute la France. Des cortèges spontanés se forment un peu partout regroupant non seulement des étudiants mais des centaines de milliers de manifestants de toutes origines, notamment beaucoup de jeunes ouvriers ou de parents d’étudiants. En province, de nombreuses universités sont occupées ; partout, dans la rue, sur les places, on discute et on condamne l’attitude des forces de répression.
Face à cette situation, le Premier ministre, Georges Pompidou, annonce dans la soirée qu’à partir du lundi 13 mai, les forces de police seront retirées du Quartier latin, que la Sorbonne sera rouverte et que les étudiants emprisonnés seront libérés.
Le même jour, toutes les centrales syndicales, y compris la CGT (centrale dirigée par le PCF qui n’avait cessé jusque-là de dénoncer les étudiants “gauchistes”), de même que les syndicats de policiers, appellent à la grève et à des manifestations pour le 13 mai, afin de protester contre la répression et contre la politique du gouvernement.
Le 13 mai, toutes les villes du pays connaissent les manifestations les plus importantes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La classe ouvrière est présente massivement aux côtés des étudiants. Un des mots d’ordre qui fait le plus recette est : “Dix ans, ça suffit !” par référence à la date du 13 mai 1958 qui avait vu le retour de de Gaulle au pouvoir. A la fin des manifestations, pratiquement toutes les universités sont occupées non seulement par les étudiants mais aussi par beaucoup de jeunes ouvriers. Partout, la parole est libérée. Les discussions ne se limitent pas aux questions universitaires, à la répression. Elles commencent à aborder tous les problèmes sociaux : les conditions de travail, l’exploitation, l’avenir de la société.
Le 14 mai, dans beaucoup d’entreprises, les discussions se poursuivent. Après les immenses manifestations de la veille, avec l’enthousiasme et le sentiment de force qui s’en sont dégagés, il est difficile de reprendre le travail comme si de rien n’était. A Nantes, les ouvriers de Sud-Aviation, entraînés par les plus jeunes d’entre eux, déclenchent une grève spontanée et décident d’occuper l’usine. La classe ouvrière a commencé à prendre le relais…
Ce qui caractérise l’ensemble de ces mouvements, c’est évidemment, avant tout, le rejet de la guerre du Vietnam. Mais, alors que les partis staliniens, alliés au régime de Hanoï et de Moscou, auraient dû logiquement se trouver à leur tête, tout au moins dans les pays où ils avaient une influence significative, comme ce fut le cas dans les mouvements anti-guerre lors de la guerre de Corée au début des années 1950, ce n’est nullement le cas ici. Au contraire, ces partis n’ont pratiquement aucune influence et, bien souvent, ils sont en complète opposition à ces mouvements5. C’est une des caractéristiques des mouvements étudiants de la fin des années 1960 qui révèle la signification profonde qu’ils recouvrent
C’est cette signification que nous allons tenter de dégager maintenant. Et pour ce faire, il est évidemment nécessaire de rappeler quels furent les principaux thèmes de mobilisation des étudiants à cette période.
Si l’opposition à la guerre menée par les États-Unis au Vietnam fut le thème le plus répandu et mobilisateur dans tous les pays occidentaux, ce n’est certainement pas un hasard, évidemment, si c’est d’abord dans le premier d’entre eux qu’ont commencé à se développer les révoltes étudiantes. La jeunesse américaine était confrontée de façon directe et immédiate à la question de la guerre puisque c’est elle qui était envoyée sur place défendre le “monde libre”. Des dizaines de milliers de jeunes américains ont payé de leur vie la politique de leur gouvernement, des centaines de milliers d’entre eux sont revenus du Vietnam avec des blessures et des handicaps, des millions ont été marqués à vie par ce qu’ils ont vécu dans ce pays. Outre l’horreur qu’ils ont connue sur place, et qui est propre à toutes les guerres, beaucoup d’entre eux ont été confrontés à la question : “Que faisions-nous au Vietnam ?” Le discours officiel était qu’ils étaient partis défendre la “démocratie”, le “monde libre” et la “civilisation”. Mais la réalité qu’ils avaient vécue contredisait de façon flagrante ces discours : le régime qu’ils étaient chargés de protéger, celui de Saigon, n’avait rien de “démocratique” ni de “civilisé” : c’était un régime militaire, dictatorial et particulièrement corrompu. Sur le terrain, les soldats américains avaient beaucoup de mal à comprendre qu’ils défendaient la “civilisation” lorsqu’on leur demandait de se conduire eux-mêmes comme des barbares, terrorisant et massacrant de pauvres paysans désarmés, femmes, enfant, vieillards compris. Mais ce n’était pas uniquement les soldats sur place qui étaient révulsés par les horreurs de la guerre, c’était aussi le cas d’une partie croissante de la jeunesse américaine. Non seulement les garçons craignaient de devoir partir à la guerre et les filles d’y perdre leurs compagnons, mais tous étaient de plus en plus informés par les “vétérans” qui en revenaient, ou tout simplement par les chaînes de télévision6, de la barbarie qu’elle représentait. La contradiction criante entre les discours sur la “défense de la civilisation et de la démocratie” dont se réclamait le gouvernement américain et ses agissements au Vietnam fut un des premiers aliments d’une révolte contre les autorités et les valeurs traditionnelles de la bourgeoisie américaine7. Cette révolte avait alimenté, dans un premier temps le mouvement Hippie, un mouvement pacifiste et non violent qui revendiquait le “Flower Power” (Pouvoir des fleurs) et dont un des slogans était “Make Love, not War” (“Faites l’amour, pas la guerre”). Ce n’est probablement pas un hasard si la première mobilisation étudiante d’envergure eut lieu à l’Université de Berkeley, dans la banlieue de San Francisco qui était justement la Mecque des hippies. Les thèmes et surtout les moyens de cette mobilisation avaient encore des ressemblances avec ce mouvement : emploi de “sit-in” non violents pour revendiquer le “Free Speech”. Cependant, comme dans beaucoup d’autres pays par la suite, et notamment en France en 1968, la répression qui s’est déchaînée à Berkeley a constitué un facteur important de “radicalisation” du mouvement. À partir de 1967, avec la fondation du Youth International Party (Parti international de la jeunesse), par Abbie Hoffman et Jerry Rubin qui avaient fait un passage dans la mouvance de la non-violence, le mouvement de révolte s’est donné une perspective “révolutionnaire” contre le capitalisme. Les nouveaux “héros” du mouvement n’étaient plus Bob Dylan ou Joan Baez, mais des figures comme Che Guevara (que Rubin avait rencontré en 1964 à La Havane). L’idéologie de ce mouvement était des plus confuses. Elle comportait des ingrédients anarchistes (comme le culte de la liberté, notamment de la liberté sexuelle ou de la consommation des drogues) mais aussi des ingrédients staliniens (Cuba et l’Albanie étaient considérées comme des modèles). Les moyens d’action empruntaient grandement à ceux des anarchistes, comme la dérision et la provocation. Ainsi, un des premiers faits d’armes du tandem Hoffman-Rubin fut de balancer des paquets de faux billets de banque à la Bourse de New York provoquant une ruée des occupants pour s’en emparer. De même, lors de la Convention démocrate de l’été 68, il présenta la candidature du cochon Pigasus à la présidence des États-Unis8 en même temps qu’il préparait un affrontement violent avec la police.
Pour résumer les caractéristiques principales des mouvements de révolte qui ont agité les États-Unis au cours des années 1960, on peut dire qu’ils se présentaient comme une protestation à la fois contre la guerre du Vietnam, contre la discrimination raciale, contre l’inégalité entre les sexes et contre la morale et les valeurs traditionnelles de l’Amérique. Comme la plupart de ses protagonistes le constataient (en s’affichant comme des enfants de bourgeois révoltés), ce mouvement n’avait aucunement un caractère de classe prolétarien. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si un de ses “théoriciens”, le professeur de philosophie Herbert Marcuse, considérait que la classe ouvrière avait été “intégrée” et que les forces de la révolution contre le capitalisme étaient à trouver parmi d’autres secteurs comme les Noirs victimes de la discrimination, les paysans du Tiers-monde ou les intellectuels révoltés.
Dans la plupart des autres pays occidentaux, les mouvements qui ont agité le monde étudiant pendant les années 1960 présentent de fortes ressemblances avec celui des États-Unis : rejet de l’intervention américaine au Vietnam, révolte contre les autorités, notamment universitaires, contre l’autorité en général, contre la morale traditionnelle, notamment sexuelle. C’est une des raisons pour lesquelles les partis staliniens, symboles d’autoritarisme, n’ont eu aucun écho au sein de ces révoltes alors qu’elles étaient parties de la dénonciation de l’intervention américaine au Vietnam contre des forces militaires portées à bout de bras par le bloc soviétique et qu’elles se réclamaient de “l’anti-capitalisme”. Il est vrai que l’image de l’URSS avait été grandement ternie par la répression de l’insurrection hongroise de 1956 et que le portrait du vieil apparatchik Brejnev ne faisait pas rêver. Les révoltés des années 1960 préféraient afficher dans leur chambre des posters de Ho Chi Minh (un autre vieil apparatchik, mais plus présentable et “héroïque”) et plus encore le visage romantique de Che Guevara (un autre membre d’un parti stalinien mais “exotique”) ou d’Angela Davis (elle aussi membre du parti stalinien américain, mais qui avait le double avantage d’être noire et femme, avec de plus un beau “look” comme Che Guevara).
Cette composante à la fois anti-guerre du Vietnam et “libertaire” s’est notamment retrouvée en Allemagne. Le principal porte-parole du mouvement, Rudi Dutschke, venait de la RDA sous tutelle soviétique où, très jeune, il s’était opposé à la répression de l’insurrection hongroise. Il condamnait le stalinisme comme une déformation bureaucratique du marxisme et considérait l’URSS comme appartenant à une même chaîne de régimes autoritaires qui gouvernaient le monde entier. Ses références idéologiques étaient le “jeune Marx” de même que l’École de Francfort (dont faisait partie Marcuse), et aussi l’Internationale situationniste (dont se revendique le groupe Subversive Aktion dont il fonde la section berlinoise en 1962) 9.
En fait, au cours des discussions qui se sont développées à partir de 1965 dans les universités allemandes, la recherche d’un “véritable marxisme anti-autoritaire” a connu un grand succès, ce qui explique que de nombreux textes du mouvement conseilliste aient été republiés à ce moment-là.
Les thèmes et revendications du mouvement étudiant qui s’est développé en France en 1968 sont fondamentalement les mêmes. Cela dit, au cours du mouvement, les références à la guerre du Vietnam sont largement éclipsées par toute une série de slogans d’inspiration situationniste ou anarchiste (voire surréaliste) qui couvrent les murs (“Les murs ont la parole”).
Les thèmes anarchistes se retrouvent notamment dans :
– La passion de la destruction est une joie créatrice (Bakounine)
– Il est interdit d’interdire
– La liberté est le crime qui contient tous les crimes
– Élections pièges à cons !
– L’insolence est la nouvelle arme révolutionnaire
Ils sont complétés par ceux qui appellent à la “révolution sexuelle” :
– Aimez-vous les uns sur les autres
– Déboutonnez votre cerveau aussi souvent que votre braguette
– Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution. Plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour
La référence situationniste se retrouve dans :
– À bas la société de consommation !
– À bas la société spectaculaire marchande !
– Abolition de l’aliénation !
– Ne travaillez jamais !
– Je prends mes désirs pour la réalité car je crois en la réalité de mes désirs
– Nous ne voulons pas d’un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui
– L’ennui est contre-révolutionnaire
– Vivre sans temps mort et jouir sans entrave
– Soyons réalistes, demandons l’impossible.
Par ailleurs le thème du conflit de générations (qui était très répandu aux États-Unis et en Allemagne) se retrouve (y compris sous des formes assez odieuses) dans :
– Cours camarade, le vieux monde est derrière toi !
– Les jeunes font l’amour, les vieux font des gestes obscènes.
De même, dans la France de mai 1968 qui se couvre régulièrement de barricades, il ne faut pas s’étonner de trouver :
– La barricade ferme la rue mais ouvre la voie
– L’aboutissement de toute pensée, c’est le pavé dans ta gueule, CRS
– Sous les pavés, la plage !
Enfin, la grande confusion de la pensée qui accompagne cette période est bien résumée par ces deux slogans :
– Il n’est pas de pensées révolutionnaires. Il n’est que des actes révolutionnaires.
– J’ai quelque chose à dire, mais je ne sais pas quoi.
Ces slogans, comme la plupart de ceux qui ont été mis en avant dans les autres pays, indiquent clairement que le mouvement étudiant des années 1960 n’avait nulle nature de classe prolétarienne, même si en plusieurs endroits (comme en France, évidemment, et aussi en Italie, en Espagne ou au Sénégal) il y eut la volonté d’établir un pont avec les luttes de la classe ouvrière. Cette démarche manifestait d’ailleurs une certaine condescendance envers cette dernière mêlée d’une fascination envers cet être mythique, l’ouvrier en bleu de chauffe, héros des lectures mal digérées des classiques du marxisme.
Fondamentalement, le mouvement des étudiants des années 1960 était de nature petite-bourgeoise, un des aspects les plus clairs en étant, outre son caractère anarchisant, la volonté de “changer la vie tout de suite”, l’impatience et l’immédiatisme étant une des marques de fabrique d’une couche sociale, comme la petite bourgeoisie, qui n’a pas d’avenir à l’échelle de l’histoire.
Le radicalisme “révolutionnaire” de l’avant-garde de ce mouvement, y compris le culte de la violence promu par certains de ses secteurs, est aussi une autre illustration de sa nature petite-bourgeoise 10. En fait, les préoccupations “révolutionnaires” des étudiants de 1968 étaient incontestablement sincères mais elles étaient fortement marquées par le tiers-mondisme (guévarisme ou maoïsme) sinon par l’anti-fascisme. Elles avaient une vision romantique de la révolution sans la moindre idée du processus réel de développement du mouvement de la classe ouvrière qui y conduit. En France, pour les étudiants qui se croyaient “révolutionnaires”, le mouvement de Mai 68 était déjà la Révolution, et les barricades qui se dressaient jour après jour étaient présentées comme les héritières de celles de l'insurrection de juin 1848 et de la Commune de 1871.
Une des composantes du mouvement étudiant des années 1960 est le “conflit de générations”, le clivage très important entre la nouvelle génération et celle de ses parents à laquelle étaient adressées de multiples critiques. En particulier, du fait que cette génération avait travaillé dur pour se sortir de la situation de misère, voire de famine, résultant de la Seconde Guerre mondiale, il lui était reproché de ne se préoccuper que de bien-être matériel. D’où le succès des fantaisies sur la “société de consommation” et de slogans tels que “Ne travaillez jamais !”. Fille d’une génération qui avait subi de plein fouet la contre-révolution, la jeunesse des années 1960 lui reprochait son conformisme et sa soumission aux exigences du capitalisme. Réciproquement, beaucoup de parents ne comprenaient pas et avaient du mal à accepter que leurs enfants traitent avec mépris les sacrifices qu’ils avaient consentis pour leur donner une situation économique meilleure que la leur.
Cependant, il existait une réelle détermination économique à la révolte étudiante des années 1960. A l’époque, il n’y avait pas de menace majeure de chômage ou de précarité à la fin des études comme c’est le cas aujourd’hui. L’inquiétude principale qui affectait alors la jeunesse estudiantine était de ne pouvoir désormais accéder au même statut social que celui dont avait bénéficié la génération précédente de diplômés de l’université. En fait, la génération de 1968 était la première à être confrontée avec une certaine brutalité au phénomène de “prolétarisation des cadres” abondamment étudiée par les sociologues de l’époque. Ce phénomène avait débuté quelques années auparavant, avant même que la crise ouverte ne vienne se manifester, à la suite d’une augmentation très sensible du nombre d’étudiants dans les universités (par exemple, le nombre d’étudiants en Allemagne est passé de 330 000 à 1,1 million entre 1964 et 1974). Cette augmentation résultait des besoins de l’économie mais aussi de la volonté et de la possibilité pour la génération de leurs parents de pourvoir ses enfants d’une situation économique et sociale supérieure à la sienne. C’est entre autres cette “massification” de la population étudiante qui avait provoqué le malaise grandissant résultant de la permanence au sein de l’Université de structures et de pratiques héritées d’un temps où seule une élite pouvait la fréquenter, notamment un fort autoritarisme.
Cependant, si le mouvement étudiant qui débute en 1964 se développe dans une période de “prospérité” pour le capitalisme”, il n’en est plus de même à partir de 1967 où la situation économique de celui-ci a commencé à se dégrader sérieusement renforçant le malaise de la jeunesse étudiante. C’est une des raisons qui permet de comprendre pourquoi ce mouvement a connu en 1968 son apogée. C’est ce qui permet d’expliquer pourquoi, en mai 1968, le mouvement de la classe ouvrière a pris le relais.
C’est ce que nous verrons dans le prochain article.
Fabienne
1 David Caute, 1968 dans le monde. Paris : Laffont, 1988 ; traduit de Sixty-Eight: The Year of the Barricades, London: Hamilton, 1988 ; également paru aux États-Unis sous le titre : The Year of the Barricades: A Journey through 1968, New York: Harper & Row, 1988.
2 Mark Kurlansky, 1968 : l’année qui ébranla le monde. Paris : Presses de La Cité, 2005 ; traduit de 1968: The Year That Rocked the World. New York: Ballantine Books, 2004.
3 Un certain nombre de nos publications territoriales a déjà ou va publier des articles sur les événements qui se sont déroulés dans leurs pays respectifs.
4 Rudi Dutschke a survécu à l'attentat mais en a conservé de graves séquelles neurologiques qui sont en partie responsables de sa mort prématurée à 39 ans, le 24 décembre 1979, 3 mois avant la naissance de son fils, Rudi Marek. Bachmann a été condamné à 7 ans de prison pour tentative de meurtre. Dutschke a pris contact avec son agresseur par écrit pour lui expliquer qu'il n'avait pas de ressentiment personnel à son égard et pour tenter de le convaincre de la justesse d'un engagement socialiste. Bachmann s'est suicidé en prison le 24 février 1970. Dutschke a regretté de ne pas lui avoir écrit plus fréquemment : “la lutte pour la libération vient juste de commencer ; malheureusement, Bachmann ne pourra plus y participer…”.
5 Des mouvements d’étudiants ont également affecté des pays à régime stalinien en 1968. En Tchécoslovaquie, ils étaient partie prenante du “Printemps de Prague” promu par un secteur du parti stalinien et ne peuvent donc être considérés comme des mouvements remettant en cause le régime. Tout autre est la situation en Pologne. Des manifestations d’étudiants contestataires, déclenchées par l’interdiction d’un spectacle considéré comme anti-soviétique, sont réprimées le 8 mars par la police. Pendant le mois de mars, la tension monte, les étudiants multipliant occupation des universités et manifestations. Sous la houlette du ministre de l’Intérieur, le général Moczar, chef de file du courant des “partisans” dans le parti stalinien, ils sont réprimés brutalement en même temps que les juifs du parti sont expulsés pour “sionisme”.
6 Lors de la guerre du Vietnam, les médias américains n’étaient pas assujettis aux autorités militaires. C’est une “erreur” que n’a pas renouvelée le gouvernement américain lors des guerres contre l’Irak en 1991 et à partir de 2003.
7 Un tel phénomène n’eut pas lieu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : les soldats américains avaient également vécu l’enfer, notamment ceux qui ont débarqué en Normandie en 1944, mais leurs sacrifices furent acceptés par la presque totalité d’entre eux et par la population grâce à l’exposition par les autorités et les médias de la barbarie du régime nazi.
8 Au début du xxe siècle, des anarchistes français avaient présenté un âne aux élections législatives.
9 Pour une présentation synthétique des positions politiques du situationnisme, voir notre article “Guy Debord : La deuxième mort de l’Internationale situationniste” publié dans la Revue internationale n° 80, https://fr.internationalism.org/rinte80/debord.htm [1543].
10 Il faut noter que, dans la plupart des cas (aussi bien dans les pays à régime “autoritaire” que dans les plus “démocratiques”), les autorités ont réagi de façon extrêmement brutale aux manifestations étudiantes, même lorsqu’elles étaient au départ pacifiques. Pratiquement partout, la répression, loin d’intimider les protestataires, a constitué un facteur de mobilisation massive et de radicalisation du mouvement. Beaucoup d’étudiants qui, au départ, ne se considéraient nullement comme “révolutionnaires” n’ont pas hésité à se nommer ainsi au bout de quelques jours ou semaines à la suite du déchaînement d’une répression qui a plus fait pour révéler le véritable visage de la démocratie bourgeoise que tous les discours de Rubin, Dutschke ou Cohn-Bendit.
Même si, dans la réalité,
les développements de la crise avant et depuis la fin des
"Trente glorieuses" ont largement montré que cette
période ne constituait qu'une exception au sein d'un siècle
de décadence du capitalisme, l'importance des questions
débattues n'est néanmoins pas à négliger.
En effet, ces questions renvoient au cœur de l'analyse marxiste
permettant de comprendre aussi bien le caractère
historiquement limité du mode de production capitaliste, que
l'entrée en décadence de ce système et le
caractère insoluble de sa crise actuelle ; c'est-à-dire
qu'elles concernent un des principaux fondements objectifs matériels
de la perspective révolutionnaire du prolétariat.
La relecture critique de notre brochure, La décadence du capitalisme 2, a suscité une réflexion au sein de notre organisation et a donné naissance à un débat contradictoire dont les termes étaient déjà posés dans le mouvement ouvrier - et notamment au sein de la Gauche communiste - concernant les implications économiques de la guerre en phase de décadence du capitalisme. En effet, La décadence du capitalisme développe explicitement l'idée que les destructions provoquées par les guerres de la phase de décadence, et en particulier les guerres mondiales, sont à même de constituer un débouché à la production capitaliste, celui de la reconstruction :
"... les débouchés se sont rétrécis de façon vertigineuse. De ce fait, le capitalisme a dû recourir à la destruction et à la production de moyens de destruction comme palliatifs pour tenter de compenser ses pertes accélérées en 'espace vital'" (Chapitre : Quel développement des forces productive ? Paragraphe : La "croissance" mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale)
"Dans la destruction massive en vue de la reconstruction, le capitalisme découvre une issue dangereuse et provisoire, mais efficace, pour ses nouveaux problèmes de débouchés.
Au cours de la première guerre, les destructions n'ont pas été "suffisantes" (...) Dès 1929, le capitalisme mondial se heurte de nouveau à une crise.
Tout comme si la leçon avait été retenue, les destructions de la Seconde Guerre mondiale sont beaucoup plus importantes en intensité et en étendue (...) une guerre qui, pour la première fois, se donne le but conscient de détruire systématiquement le potentiel industriel existant. La "prospérité" de l'Europe et du Japon après la guerre semble déjà systématiquement prévue au lendemain de la guerre. (Plan Marshall, etc.)" (Paragraphe : Le cycle guerre-reconstruction)
Une telle idée est également présente
dans certains textes de l'organisation (notamment de la Revue
internationale) de même que chez nos prédécesseurs
de Bilan qui, dans un article intitulé "Crises
et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant",
affirmaient : "Le massacre va dès lors constituer
pour la production capitaliste un immense débouché
ouvrant de "magnifiques" perspectives (...) Si la guerre
est le grand débouché de la production capitaliste,
dans la "paix" le militarisme (en tant qu'ensemble des
activités préparant la guerre) réalisera la
plus-value des productions fondamentales contrôlées par
le capital financier " (Bilan n° 11 ;
septembre 1934 - republié dans la Revue internationale
n° 103).
Par contre, d'autres textes de l'organisation, parus avant et après la brochure sur La décadence du capitalisme, développent une analyse opposée du rôle de la guerre en période de décadence, rejoignant en cela le "Rapport adopté à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France", pour qui la guerre :
"fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l'époque où ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même, le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l'expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu'engouffrer dans l'abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines." (Souligné par nous).
Le rapport sur le Cours historique adopté au 3e congrès du CCI 3, se réfère explicitement à ce passage du texte de la GCF de même que l'article Guerre, militarisme et blocs impérialistes dans la décadence du capitalisme publié en 1988 4, où il est souligné :
"Et ce qui caractérise toutes ces
guerres, comme les deux guerres mondiales, c'est qu'à aucun
moment, contrairement à celles du siècle dernier, elles
n'ont permis un quelconque progrès dans le développement
des forces productives, mais n'ont eu d'autre résultat que des
destructions massives laissant complètement exsangues les pays
où elles se sont déroulées (sans compter les
horribles massacres qu'elles ont provoqués)."
Pour importantes que soient ces questions, puisque
la réponse que leur donnent les révolutionnaires
participe directement de la cohérence de leur cadre politique
général, il convient néanmoins de préciser
qu'elles sont d'une nature différente de certaines autres qui
participent directement à délimiter le camp du
prolétariat de celui de la bourgeoisie, comme
l'internationalisme, le rôle anti-ouvrier des syndicats, de la
participation au jeu parlementaire, etc. Autrement dit, les
différentes analyses en présence sont entièrement
compatibles avec la plate-forme du CCI.
Si des idées de La décadence du capitalisme se sont ainsi trouvé critiquées, remises en cause, c'est cependant avec la même méthode et le même cadre global d'analyse auxquels le CCI se référait déjà au moment de l'écriture de cette brochure et qu'il a enrichis depuis lors 5. Nous en rappelons les éléments constitutifs essentiels :
1. La reconnaissance de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale au début du 20e siècle et du caractère dorénavant insurmontable des contradictions qui assaillent ce système. Il s'agit ici de la compréhension des manifestations et des conséquences politiques du changement de période tel que le caractérisait le mouvement ouvrier à cette époque, notamment lorsqu'il parlait à son propos de "l'ère des guerres et des révolutions" au sein de laquelle le système était désormais entré.
2. Lorsqu'on analyse la dynamique du mode de production capitaliste sur toute une période, ce n'est pas à l'étude séparée des différents acteurs capitalistes (nations, entreprises, etc.) qu'il convient de procéder, mais bien à celle de l'entité capitalisme mondial prise comme un tout, laquelle fournit la clé pour comprendre les spécificités de chacune de ses parties. C'était aussi la méthode de Marx lorsque, étudiant la reproduction du capital, il précise : "Pour débarrasser l'analyse générale d'incidents inutiles, il faut considérer le monde commerçant comme une seule nation." (Livre I du Capital).
3. "Contrairement à ce que prétendent les adorateurs du capital, la production capitaliste ne crée pas automatiquement et à volonté les marchés nécessaires à sa croissance. Mais en généralisant ses rapports à l'ensemble de la planète et en unifiant le marché mondial, il a atteint un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19ème siècle. De plus la difficulté croissante pour le capital de trouver des marchés où réaliser sa plus-value, accentue la pression à la baisse qu'exerce sur son taux de profit l'accroissement constant de la proportion entre la valeur des moyens de production et celle de la force de travail qui les met en œuvre. De tendancielle, cette baisse du taux de profit devient de plus en plus effective, ce qui entrave d'autant le procès d'accumulation du capital, et donc le fonctionnement de l'ensemble des rouages du système" (Plate-forme du CCI)
4. Il revient à Rosa Luxemburg, en s'appuyant sur les travaux de Marx et critiquant ce qu'elle considérait être certaines insuffisances de ceux-ci, d'avoir mis en évidence de façon centrale que l'enrichissement du capitalisme, comme un tout, dépendait des marchandises produites en son sein et échangées avec des économie précapitalistes, c'est-à-dire pratiquant l'échange marchand mais n'ayant pas encore adopté le mode de production capitaliste : "Mais dans la réalité les conditions concrètes de l'accumulation du capital total diffèrent des conditions de la reproduction simple du capital social total comme de celles de l'accumulation du capital individuel. Le problème se pose ainsi : comment s'effectue la reproduction sociale si l'on pose le fait que la plus-value n'est pas tout entière consommée par les capitalistes, mais qu'une part croissante en est réservée à l'extension de la production ? Dans ces conditions, ce qui reste du produit social, déduction faite de la partie destinée au renouvellement du capital constant, ne peut a priori être entièrement consommé par les ouvriers et par les capitalistes ; et ce fait est la donnée essentielle du problème. Il est donc exclu que les ouvriers et les capitalistes puissent réaliser le produit total eux-mêmes. Ils ne peuvent réaliser que le capital variable, la partie usée du capital constant et la partie consommée de la plus-value ; ce faisant ils recréent seulement les conditions nécessaires à la continuation de la reproduction à la même échelle. Mais ni les ouvriers ni les capitalistes ne peuvent réaliser eux-mêmes la partie de la plus-value destinée à la capitalisation. La réalisation de la plus-value aux fins d'accumulation se révèle comme une tâche impossible dans une société composée exclusivement d'ouvriers et de capitalistes". (Rosa Luxemburg, L'accumulation du Capital ; Chapitre : La reproduction du capital et son milieu). Le CCI reprend à son compte cette position, ce qui ne veut pas dire qu'il ne puisse pas exister au sein de notre organisation d'autres positions qui critiquent l'analyse économique de Rosa, comme nous le verrons en particulier à propos de l'une des positions en présence dans le débat. De la même façon, ces analyses avaient été combattues en leur temps, non seulement par les courants réformistes, qui estimaient que le capitalisme n'était pas condamné à provoquer des catastrophes croissantes, mais aussi par des courants révolutionnaires, et non des moindres, représentés notamment par Lénine et Pannekoek, qui considéraient que le capitalisme était devenu un mode de production historiquement obsolète, même si leurs explications différaient de celle de Rosa Luxemburg.
5. Le phénomène de l'impérialisme découle justement de l'importance que représente, pour les pays développés, l'accès aux marchés extra-capitalistes : "L'impérialisme est l'expression politique du processus de l'accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde." (Rosa Luxemburg, L'accumulation du Capital ; Chapitre : Le protectionnisme et l'accumulation)
6. Le caractère historiquement limité des débouchés extra-capitalistes constitue le fondement économique de la décadence du capitalisme. La Première Guerre mondiale est l'expression d'une telle contradiction. Le partage du monde par les grandes puissances étant achevé, les plus mal loties en colonies parmi ces puissances n'ont alors d'autre choix, pour accéder aux marchés extra-capitalistes, que d'entreprendre un repartage du monde par la force militaire. L'entrée du capitalisme dans sa phase de déclin signifie que les contradictions qui assaillent ce système sont désormais insurmontables.
7. La mise en place de mesures de capitalisme d'Etat constitue un moyen que se donne la bourgeoisie, dans la décadence du capitalisme, pour faire en sorte, à travers différents palliatifs, de freiner l'enfoncement dans la crise et d'en atténuer les manifestations les plus brutales, afin d'éviter qu'elles ne se manifestent à nouveau sous la forme brutale qu'avait revêtu la crise de 1929.
8. Dans la période de décadence, le crédit constitue un moyen essentiel par lequel la bourgeoisie tente de pallier à l'insuffisance de débouchés extra-capitalistes. L'accumulation d'une dette mondiale de moins en moins contrôlable, l'insolvabilité croissante des différents acteurs capitalistes et les menaces de déstabilisation profonde de l'économie mondiale qui en résultent illustrent l'impasse de ce palliatif.
9. Une manifestation typique de la
décadence du capitalisme est constituée, sur le plan
économique, par l'envol des dépenses improductives.
Celles-ci sont la manifestation du fait que le développement
des forces productives se trouve de plus en plus entravé par
les contradictions insurmontables du système : les
dépenses militaires (armements, opérations militaires)
pour faire face à l'exacerbation mondiale des tensions
impérialistes ; les dépenses pour entretenir et
équiper les forces de répression pour faire face, en
dernière instance, à la lutte de classe ; la
publicité, arme de la guerre commerciale pour vendre sur un
marché sursaturé, etc. Du point de vue économique,
de telles dépenses constituent une pure perte pour le capital.
Au sein du CCI, il existe une position qui, tout en étant d'accord avec notre plate-forme, est en désaccord avec de nombreux aspects de la contribution de Rosa Luxemburg sur les fondements économiques de la crise du capitalisme 6. Pour cette position, les fondements de la crise se situent dans cette autre contradiction mise en évidence par Marx, la baisse du taux de profit. Tout en rejetant les conceptions (bordiguistes et conseillistes notamment) qui imaginent que le capitalisme peut générer automatiquement et éternellement l'expansion de son propre marché à la simple condition que le taux de profit soit suffisamment élevé, elle souligne que la contradiction fondamentale du capitalisme ne se situe pas tant dans les limites du marché en elles-mêmes (c'est-à-dire la forme sous laquelle se manifeste la crise), mais bien dans celles qui s'imposent à l'expansion de la production.
Le débat
de fond dont relève la discussion de cette position est plus
celui déjà mené en polémique avec
d'autres organisations (même s'il existe des différences
dans les positions en présence) à propos de la baisse
du taux de profit et de la saturation des marchés7.
Néanmoins, comme nous allons le voir par la suite, dans le
débat actuel il existe une certaine convergence entre cette
position et une autre dite du "capitalisme d'Etat
keynésiano-fordiste" qui est présentée
ci-après. Ces deux positions reconnaissent l'existence d'un
marché interne aux rapports de production capitalistes qui a
constitué un facteur de prospérité au cours de
la période des "Trente Glorieuses", et analysent la
fin de cette dernière comme le produit de la contradiction
"baisse du taux de profit".
Les autres positions qui se sont exprimées dans le débat se revendiquent de la cohérence développée par Rosa Luxemburg, accordant à la question de l'insuffisance des marchés extra-capitalistes un rôle central dans la crise du capitalisme.
C'est justement en s'appuyant sur ce cadre d'analyse qu'une partie de l'organisation a estimé qu'il existait des contradictions dans la brochure sur La décadence du capitalisme, qui se revendique aussi d'un tel cadre, dans la mesure où cette brochure fait résulter l'accumulation ayant été à la base de la prospérité des Trente glorieuses de l'ouverture d'un marché, celui de la reconstruction, qui n'a rien d'extra-capitaliste.
Face à ce désaccord exprimé en notre sein, il s'est développé une position - présentée sous le titre "L'économie de guerre et le capitalisme d'Etat" - qui, quoique critique par rapport à certains aspects de notre brochure, lui reprochant notamment des manques de rigueur de même qu'une absence de référence au plan Marshall pour expliquer la reconstruction proprement dite, n'en constitue pas moins, sur le fond, "une défense de l'idée que la prospérité de la période des années 50 et 60 est déterminée par la situation globale des rapports impérialistes et l'instauration d'une économie de guerre permanente suite à la deuxième guerre mondiale".
Au sein de cette partie de l'organisation remettant en cause l'analyse effectuée par La décadence du capitalisme de la phase des Trente Glorieuses, il existe en fait deux interprétations de la prospérité de cette période.
La première interprétation, présentée ci-dessous sous le titre "Marchés extra-capitalistes et endettement", ne fait que reprendre à son compte, en les revalorisant, ces deux facteurs déjà avancés par l'organisation à différentes étapes de son existence8. Selon cette position, "ces deux facteurs sont suffisants pour expliquer la prospérité des Trente Glorieuses".
La seconde
interprétation, présentée sous le titre "Le
capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste",
"part du même constat établi dans
notre brochure sur La décadence - le constat de la
saturation relative des marchés en 1914 eu égard aux
besoins de l'accumulation atteint à l'échelle
mondiale -, et développe l'idée que le système
y a répondu en instaurant une variante de capitalisme d'Etat
qui s'appuie sur une tri-répartition contrainte
(keynésianisme) de forts gains de productivité
(fordisme) au bénéfice des profits, des revenus de
l'Etat et des salaires réels".
L'objectif de
ce premier article à propos du débat en notre sein sur
les Trente Glorieuses est de se limiter à une présentation
générale de celui-ci, comme nous venons de le faire, et
de procéder à l'exposé synthétique de
chacune des trois positions principales ayant alimenté la
discussion, comme nous le faisons ci-après 9.
Plus tard seront publiées des contributions contradictoires
entre les différents points de vue, ceux évoqués
ici, ou bien encore d'autres s'ils devaient en apparaître au
cours du débat. A cette occasion les différentes
positions en présence pourront être également
être explicitées davantage.
Le point de départ de cette position a déjà été explicité par la Gauche communiste de France en 1945. Celle-ci considère qu'à partir de 1914 les marchés extra-capitalistes qui ont fourni au capitalisme son nécessaire champ d'expansion pendant sa période ascendante ne sont plus capables de remplir ce rôle : "Cette période historique est celle de la décadence du système capitaliste. Qu'est-ce que cela signifie ? La bourgeoisie qui, avant la première guerre impérialiste, vivait et ne peut vivre que dans une extension croissante de sa production, est arrivée à ce point de son histoire où elle ne peut plus dans son ensemble réaliser cette extension. (...) Aujourd'hui à part des contrées lointaines inutilisables, à part des débris dérisoires du monde non capitaliste, insuffisants pour absorber la production mondiale, il se trouve maître du monde, il n'existe plus devant lui les pays extra-capitalistes qui pouvaient constituer pour son système des nouveaux marchés : ainsi son apogée est aussi le point où commence sa décadence".10
L'histoire économique depuis 1914 est celle des tentatives de la classe bourgeoise, dans différents pays et à différents moments, de surmonter ce problème fondamental : comment continuer à accumuler la plus-value produite par l'économie capitaliste dans un monde déjà partagé entre les grandes puissances impérialistes et dont le marché est incapable d'absorber l'ensemble de cette plus-value ? Et puisque les puissances impérialistes ne peuvent plus s'étendre qu'aux dépens de leurs rivales, dès qu'une guerre se termine il faut se préparer à la suivante. L'économie de guerre devient le mode de vie permanent de la société capitaliste. "La production de guerre n'a pas pour objectif la solution d'un problème économique. A l'origine elle est le fruit d'une nécessité de l'Etat capitaliste de se défendre contre les classes dépossédées et de maintenir par la force leur exploitation, d'une part, et d'assurer par la force ses positions économiques et de les élargir aux dépens des autres Etats impérialistes (...) La production de guerre devient ainsi l'axe de la production industrielle et le principal champ économique de la société" (Internationalisme, "Rapport sur la situation internationale", Juillet 1945).
La période de la Reconstruction - les "30 Glorieuses" - est un moment particulier de cette histoire.
Trois caractéristiques économiques du monde en 1945 sont à souligner ici :
Premièrement, il y a l'énorme prépondérance économique et militaire des Etats-Unis, fait quasiment sans précédent dans l'histoire du capitalisme. Les Etats-Unis à eux seuls représentent la moitié de la production mondiale et détiennent presque 80% des réserves mondiales d'or. Ils sont le seul pays belligérant dont l'appareil productif est sorti indemne de la guerre : son PIB a doublé entre 1940 et 1945. Ils ont absorbé tout le capital accumulé de l'empire britannique pendant des siècles d'expansion coloniale, plus une bonne partie de celui de l'empire français.
Deuxièmement, il y a une conscience aiguë parmi les classes dominantes du monde occidental qu'il est indispensable d'élever le niveau de vie de la classe ouvrière si elles veulent écarter le danger de troubles sociaux pouvant faire le jeu des Staliniens et donc du bloc impérialiste russe adverse. L'économie de guerre intègre donc un nouveau volet, dont nos prédécesseurs de la GCF n'avaient pas vraiment conscience à l'époque : l'ensemble des prestations sociales (santé, allocations chômage, retraites, etc.) que la bourgeoisie - et surtout la bourgeoisie du bloc occidental - met en place à partir du début de la Reconstruction dans les années 1940.
Troisièmement, le capitalisme d'Etat qui, avant la deuxième guerre mondiale, avait exprimé une tendance vers l'autarcie des différentes économies nationales est maintenant encadré dans une structure de blocs impérialistes qui déterminent les relations économiques entre les Etats (système Bretton Woods pour le bloc américain, Comecon pour le bloc russe).
Pendant la Reconstruction le capitalisme d'Etat connaît une évolution qualitative : la part de l'Etat dans l'économie nationale devient prépondérante.11 Même aujourd'hui, après 30 années de prétendu « libéralisme », les dépenses de l'Etat continuent de représenter entre 30 et 60% des PIB des pays industrialisés.
Ce nouveau poids de l'Etat représente une transformation de quantité en qualité. L'Etat n'est plus seulement le « comité exécutif » de la classe dominante, il est aussi le plus grand employeur et le plus grand marché. Aux Etats-Unis, par exemple, le Pentagone devient le principal employeur du pays (entre trois et quatre millions de personnes, civils et militaires compris). En tant que tel, il joue un rôle critique dans l'économie et permet l'exploitation plus à fond des marchés existants.
La mise en place du système Bretton Woods permet également la mise en place de mécanismes de crédit plus sophistiqués et moins fragiles que par le passé : le crédit à la consommation se développe et les institutions économiques mises en place par le bloc américain (FMI, Banque Mondiale, GATT) permettent d'éviter des crises financières et bancaires.
L'énorme prépondérance économique
des Etats-Unis a permis à la bourgeoisie américaine de
dépenser sans compter afin d'assurer sa domination militaire
face au bloc russe : elle a soutenu deux guerres sanglantes et
coûteuses (en Corée et au Vietnam) ; les plans de
type Marshall et les investissements à l'étranger ont
financé la reconstruction des économies ruinées
en Europe et en Asie (notamment en Corée et au Japon). Mais
cet énorme effort - déterminé non pas par le
fonctionnement « classique » du capitalisme
mais par l'affrontement impérialiste qui caractérise
la décadence du système - a fini par ruiner
l'économie américaine. En 1958 la balance de
paiements américaine est déjà déficitaire
et, en 1970, les Etats-Unis ne détiennent plus que 16% des
réserves mondiales d'or. Le système Bretton Woods
prend l'eau de toutes parts, et le monde plonge dans une crise dont
il n'est plus sorti jusqu'à nos jours.
Loin de participer au développement des forces productives sur des bases comparables à celles de l'ascendance du capitalisme, la période des Trente Glorieuses se caractérise par un énorme gaspillage de plus-value qui signale l'existence des entraves au développement des forces productives propres à la décadence de ce système.
La reconstruction consécutive à la Première Guerre mondiale ouvrit une phase de prospérité de seulement quelques années pendant lesquelles, comme avant l'éclatement du conflit, la vente aux marchés extra-capitalistes a constitué le débouché nécessaire à l'accumulation capitaliste. En effet, même si le monde était alors partagé entre les plus grandes puissances industrielles, il était cependant encore loin d'être dominé par les rapports de production capitalistes. Néanmoins, la capacité d'absorption des marchés extra-capitalistes devenant insuffisante au regard de la masse des marchandises produites par les pays industrialisés, la reprise se brisa rapidement sur l'écueil de la surproduction avec la crise de 1929.
Toute différente fut la période ouverte par la reconstruction consécutive à la Seconde Guerre mondiale qui surpassa les meilleurs indicateurs économiques de l'ascendance du capitalisme. Pendant plus de deux décennies, une croissance soutenue a été portée par les gains de productivité les plus importants de l'histoire du capitalisme, dus en particulier au perfectionnement du travail à la chaîne (fordisme), à l'automatisation de la production et leur généralisation partout où c'était possible.
Mais il ne suffit pas de produire des marchandises, il faut aussi les écouler sur le marché. En effet, la vente des marchandises produites par le capitalisme sert à couvrir le renouvellement des moyens de productions usés et de la force de travail (salaires des ouvriers). Elle assure donc la reproduction simple du capital (c'est-à-dire sans augmentation des moyens de production ou de consommation) mais elle doit aussi financer les dépenses improductives - qui vont des dépenses d'armement à l'entretien des capitalistes, en incluant également de nombreux autres postes sur lesquels nous allons revenir. Ensuite, s'il subsiste un solde positif, il peut être affecté à l'accumulation du capital.
Au sein des ventes effectuées annuellement par le capitalisme, la partie qui peut être dédiée à l'accumulation du capital, et qui participe ainsi à l'enrichissement réel de celui-ci, est nécessairement limitée du fait qu'elle est le solde de toutes les dépenses obligatoires. Historiquement, elle ne représente qu'un faible pourcentage de la richesse produite annuellement 12 et correspond essentiellement aux ventes réalisées dans le commerce avec des marchés extra-capitalistes (intérieurs ou externes) 13. C'est effectivement le seul moyen permettant au capitalisme de se développer (en dehors du pillage, légal ou non, des ressources des économies non capitalistes), c'est-à-dire de ne pas se trouver dans cette situation où "des capitalistes s'échangent entre eux et consomment leur production", ce qui, comme le dit Marx, "ne permet en rien une valorisation du capital" : "Comment est-il possible que parfois des objets manquant incontestablement à la masse du peuple ne fassent l'objet d'aucune demande du marché, et comment se fait-il qu'il faille en même temps chercher des commandes au loin, s'adresser aux marchés étrangers pour pouvoir payer aux ouvriers du pays la moyenne des moyens d'existence indispensables ? Uniquement parce qu'en régime capitaliste le produit en excès revêt une forme telle que celui qui le possède ne peut le mettre à la disposition du consommateur que lorsqu'il se reconvertit pour lui en capital. Enfin, lorsque l'on dit que les capitalistes n'ont qu'à échanger entre eux et consommer eux-mêmes leurs marchandises, on perd de vue le caractère essentiel de la production capitaliste, dont le but est la mise en valeur du capital et non la consommation"14
Avec l'entrée en décadence du capitalisme, les marchés extra-capitalistes sont tendanciellement de plus en plus insuffisants, mais ils ne disparaissent pas pour autant et leur viabilité dépend également, tout comme en ascendance, des progrès de l'industrie. Or, que se passe-t-il lorsque les marchés extra capitalistes sont de moins en moins capables d'absorber les quantités croissantes de marchandises produites par le capitalisme. C'est alors la surproduction et, avec elle, la destruction d'une partie de la production, sauf si le capitalisme parvient à utiliser le crédit comme palliatif à cette situation. Mais, plus les marchés extra-capitalistes se raréfient et moins le crédit ainsi utilisé comme palliatif pourra être remboursé.
Ainsi, le débouché solvable à
la croissance des Trente Glorieuses a été constitué
par la combinaison de l'exploitation des marchés
extra-capitalistes encore existants à cette époque et
de l'endettement à mesure que les premiers ne suffisaient plus
à absorber toute l'offre. Il n'existe aucun autre moyen
possible (sauf de nouveau le pillage des richesses
extra-capitalistes) permettant l'expansion du capitalisme, à
cette époque comme à tout autre d'ailleurs. De
ce fait, les Trente Glorieuses apportent déjà leur
petite contribution à la formation de la masse actuelle des
dettes qui ne seront jamais remboursées et qui constituent une
véritable épée de Damoclès au dessus de
la tête du capitalisme.
Une autre caractéristique des Trente glorieuses est le poids des dépenses improductives dans l'économie. Celles-ci constituent notamment une part importante des dépenses de l'Etat qui, à partir de la fin des années 1940 et dans la plupart des pays industrialisés, connaissent une augmentation considérable. C'est une conséquence de la tendance historique au développement du capitalisme d'Etat, notamment du poids du militarisme dans l'économie qui se maintient à haut niveau après la Guerre mondiale, et également des politiques keynésiennes alors pratiquées et destinées à soutenir artificiellement la demande. Si une marchandise ou un service est improductif, cela signifie que sa valeur d'usage ne lui permet pas de s'intégrer dans le processus de la production 15 en participant à la reproduction simple ou élargie du capital. Il faut également considérer comme improductives des dépenses relatives à une demande au sein du capitalisme non nécessitée par les besoins de la reproduction simple ou élargie. Ce fut le cas en particulier durant les Trente Glorieuses d'augmentations de salaire à des taux s'approchant parfois de celui de la croissance de la productivité du travail dont ont "bénéficié" certaines catégories d'ouvriers, dans certains pays, en application des mêmes doctrines keynésiennes. En effet, le versement d'un salaire plus important que ce qui est strictement nécessaire à la reproduction de la force de travail a pour corollaire, au même titre que les allocations de misère versées au chômeurs ou que les dépenses improductives de l'Etat, le gaspillage de capitaux qui ne peuvent être consacrés à la valorisation du capital global. En d'autres termes, le capital affecté aux dépenses improductives, quelles qu'elles soient, est stérilisé.
La création par le keynésianisme d'un marché intérieur capable de donner une solution immédiate à l'écoulement d'une production industrielle massive a pu donner l'illusion d'un retour durable à la prospérité de la phase d'ascendance du capitalisme. Mais, ce marché étant totalement déconnecté des besoins de valorisation du capital, il a eu pour corollaire la stérilisation d'une portion significative de capital. Son maintien avait pour condition une conjonction de facteurs tout à fait exceptionnelle qui ne pouvait durer : la croissance soutenue de la productivité du travail qui, tout en finançant les dépenses improductives, était suffisante pour dégager un excédent permettant que se poursuive l'accumulation ; l'existence de marchés solvables - qu'il soient extra-capitalistes ou résultant de l'endettement - permettant la réalisation de cet excédent.
Une croissance de la productivité du travail comparable à celles des Trente Glorieuses n'a jamais été rééditée depuis lors. Cependant, même si cela pouvait advenir, l'épuisement total des marchés extra-capitalistes, les limites presque atteintes de la relance de l'économie au moyen de nouvelles augmentations de la dette mondiale déjà démesurée, signent l'impossibilité de la répétition d'une telle période de prospérité.
Dans les facteurs de la prospérité des
Trente Glorieuses ne figure pas, contrairement à l'analyse
effectuée dans La décadence du capitalisme, le
marché de la reconstruction. Suite à la Seconde Guerre
mondiale, la remise sur pieds de l'appareil productif n'a pas en
elle-même constitué un marché extra-capitaliste
ni été créatrice de valeur. Elle fut en bonne
partie le résultat d'un transfert de richesse, déjà
accumulée aux Etats-Unis, vers les pays à reconstruire
puisque le financement de l'opération a été
effectué au moyen du plan Marshall, constitué
essentiellement des dons du Trésor américain. Un tel
marché de la reconstruction ne peut pas non plus être
invoqué pour expliquer la courte phase de prospérité
ayant suivi la Première Guerre mondiale. C'est la raison pour
laquelle le schéma "guerre - reconstruction/prospérité",
qui, de façon empirique, a effectivement correspondu à
la réalité du capitalisme en décadence, n'a
cependant pas valeur d'une loi économique selon laquelle il
existerait un marché de la reconstruction permettant un
enrichissement du capitalisme.
L'analyse que nous faisons des forces motrices derrières les Trente glorieuses part d'un ensemble de constats objectifs dont les principaux sont les suivants.
Le produit
mondial par habitant double durant la phase ascendante du capitalisme
16
et le taux de croissance industrielle ne fera qu'augmenter pour
culminer à la veille de la Première Guerre 17.
A ce moment, les marchés qui lui avaient fourni son champ
d'expansion arrivent à saturation eu égard aux
besoins atteints par l'accumulation à l'échelle
internationale. C'est le début de la phase de décadence
signalée par deux guerres mondiales, la plus grande crise de
surproduction de tout les temps (1929-33), et un frein très
brutal à la croissance des forces productives (tant la
production industrielle que le produit mondial par habitant seront
quasiment divisés par deux entre 1913 et 1945 :
respectivement 2,8% et 0,9% l'an).
Ceci
n'empêchera nullement le capitalisme de connaître une
formidable croissance durant les Trente glorieuses :
le produit mondial par habitant triple, tandis que la production
industrielle fera plus que doubler (respectivement 2,9% et 5,2%
l'an). Non seulement ces taux sont bien supérieurs à
ce qu'ils étaient durant la période ascendante, mais
les salaires réels augmenteront aussi quatre fois plus
rapidement (ils sont multipliés par quatre alors qu'ils
avaient à peine doublé durant une période deux
fois plus longue entre 1850 et 1913) !
Comment un tel ‘miracle' a-t-il pu se produire ?
* ni par une demande extra-capitaliste résiduelle puisqu'elle était déjà insuffisante en 1914 et qu'elle a encore diminué ensuite 18 ;
* ni par l'endettement étatique ou les déficits budgétaires puisqu'ils diminuent très fortement durant les Trente glorieuses 19 ;
* ni par le crédit qui n'augmente sensiblement que suite au retour de la crise 20 ;
* ni par l'économie de guerre puisqu'elle est improductive : les pays les plus militarisés sont les moins performants et inversement ;
* ni par le plan Marshall dont l'impact est limité en importance et dans le temps 21 ;
* ni par les destructions de guerre puisque celles consécutives à la première n'avaient guère engendré de prospérité 22 ;
* ni par
le seul accroissement du poids de l'Etat dans l'économie,
puisque son plus que doublement durant l'entre-deux guerres n'avait
pas eu un tel effet 23,
qu'en 1960 son niveau (19%) est inférieur à celui de
1937 (21%), et qu'il comprend nombre de dépenses
improductives.
Le ‘miracle'
et son explication restent donc entiers, d'autant plus que :
(a) les économies sont exsangues au lendemain de la guerre,
(b) le pouvoir d'achat de tous les acteurs économiques est
au plus bas, (c) que ces derniers sont tous lourdement endettés,
(d) que l'énorme puissance acquise par les Etats-Unis est
fondée sur une économie de guerre improductive et
présentant de grandes difficultés de reconversion, et
(e) que ce ‘miracle' aura néanmoins lieu malgré la
stérilisation de masses croissantes de plus-value dans des
dépenses improductives !
En réalité, ce mystère n'en n'est plus un si l'on allie les analyses de Marx sur les implications des gains de productivité 24 et les apports de la Gauche Communiste sur le développement du capitalisme d'Etat en décadence. En effet, cette période se caractérise par :
a) Des gains de productivité jamais vus durant toute l'histoire du capitalisme, gains qui s'appuient sur la généralisation du travail à la chaîne et en continu (fordisme).
b) Des hausses très conséquentes de salaires réels, un plein emploi et la mise en place d'un salaire indirect fait d'allocations sociales diverses. Ce sont d'ailleurs les pays où ces hausses sont les plus fortes qui seront les plus performants et inversement.
c) Une prise en main de pans entiers de l'économie par l'Etat et une forte intervention de celui-ci dans les rapports capital-travail 25.
d) Toutes ces politiques keynésiennes ont également été encadrées sur certains plans au niveau international par l'OCDE, le GATT, le FMI, la Banque Mondiale, etc.
e) Enfin,
contrairement aux autres périodes, les Trente
glorieuses ont été
caractérisées par une croissance autocentrée
(c'est-à-dire avec relativement peu d'échanges
entre les pays de l'OCDE et le reste du monde), et
sans délocalisations malgré de très fortes
hausses de salaires réels et le plein emploi. En effet, la
mondialisation et les délocalisations sont des phénomènes
qui n'adviendront qu'à partir des années 1980 et
surtout 90.
Ainsi, en garantissant de façon contraignante et proportionnée la tri-répartition des gains de productivité entre les profits, les impôts et les salaires, le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste va assurer le bouclage du cycle d'accumulation entre une offre démultipliée de biens et services à prix décroissants (fordisme) et une demande solvable grandissante car indexée sur ces mêmes gains de productivité (keynésianisme). Les marchés étant ainsi assurés, le retour de la crise se manifestera par un retournement à la baisse du taux de profit qui, suite à l'épuisement des gains fordistes de productivité, diminuera de moitié entre la fin des années 1960 et 1982 26. Cette baisse drastique de la rentabilité du capital pousse au démantèlement des politiques d'après guerre au profit d'un capitalisme d'Etat dérégulé au début des années 1980. Si ce tournant a permis un rétablissement spectaculaire du taux de profit, grâce à la compression de la part salariale, la réduction de la demande solvable qui en découle maintien le taux d'accumulation et la croissance à l'étiage 27. Dès lors, dans un contexte désormais structurel de faibles gains de productivité, le capitalisme est contraint de faire pression sur les salaires et conditions de travail pour garantir la hausse de ses profits mais ce faisant, il restreint d'autant ses marchés solvables. Telles sont les racines :
a) des surcapacités et de la surproduction endémique ;
b) de l'endettement de plus en plus effréné pour pallier à la demande contrainte ;
c) des délocalisations à la recherche de main d'œuvre à faible coût ;
d) de la mondialisation pour vendre un maximum à l'exportation ;
e) de l'instabilité financière à répétition découlant des placements spéculatifs de capitaux qui n'ont plus d'occasions de procéder à des investissements d'élargissement.
Aujourd'hui, le taux de croissance est redescendu au niveau de l'entre-deux guerres, et un remake des Trente glorieuses est désormais impossible. Le capitalisme est condamné à s'enfoncer dans une barbarie croissante.
N'ayant pas
encore eu l'occasion d'être présentées en
tant que telles, les racines et implications de cette analyse seront
développées ultérieurement, car elle requiert un
retour sur certaines de nos analyses afin de parvenir à une
compréhension plus ample et cohérente du fonctionnement
et des limites du mode de production capitaliste 28.
A l'image de
nos prédécesseurs de Bilan
ou de la Gauche communiste de France, nous ne prétendons pas
être les détenteurs de la vérité "absolue
et éternelle" 29
et sommes tout à fait conscients que les débats qui
surgissent au sein de notre organisation ne peuvent que bénéficier
des apports et critiques constructives s'exprimant en dehors de
celle-ci. C'est la raison pour laquelle toutes les contributions qui
nous seront adressées seront les bienvenues et prise en compte
dans notre réflexion collective.
C.C.I.
1 Entre 1950 et 1973, le PIB mondial par habitant a augmenté à un rythme annuel voisin de 3% alors qu'entre 1870 et 1913 il augmentait au rythme de 1,3% (Maddison Angus, L'économie mondiale, OCDE, 2001 : 284).
2 Recueil d'articles de la presse du CCI publié en janvier 1981.
3 Troisième congrès du CCI [1545], Revue internationale n°18, 3e trimestre 1979.
4 Revue internationale n°52 [1546], 1e trimestre 1988.
5 Notamment à travers la publication dans la Revue internationale de la série "Comprendre la décadence du capitalisme" et en particulier l'article du n°56 [1547], de même que la publication dans la Revue internationale n° 59 (4e trimestre 1989) de la présentation [1548] de la résolution sur la situation internationale du 8e congrès du CCI relative au poids pris par l'endettement dans l'économie mondiale.
6 Le fait que cette position minoritaire existe depuis longtemps déjà au sein de notre organisation - les camarades qui la défendent actuellement la défendaient déjà en entrant dans le CCI - tout en permettant la participation à l'ensemble de nos activités, tant d'intervention que d'élaboration politique-théorique, illustre le bien fondé de la décision du CCI de ne pas avoir fait de son analyse du lien entre saturation des marchés et baisse du taux de profit et du poids respectifs de ces deux facteurs une condition d'adhésion à l'organisation.
7 Voir notamment à ce propos l'article "Réponse à la CWO sur la guerre dans la phase de décadence du capitalisme" publié en deux parties dans les n° 127 [1549] et 128 [1550] de la Revue internationale.
8 La meilleure exploitation des marchés extra-capitalistes est déjà présente dans La décadence du capitalisme. Elle est reprise et soulignée dans le 6e article [1547] de la série "Comprendre la décadence du capitalisme" publié dans la Revue internationale n° 56, au sein duquel le facteur de l'endettement est également avancé alors que le "marché de la reconstruction" n'est pas repris.
9 Il existe au sein de chacune de ces trois positions des nuances qui ont été exprimées dans le débat. Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet article, en rendre compte ici. Elles pourront apparaître, en fonction de l'évolution du débat, dans de futures contributions que nous publierons.
10 Internationalisme n°1, janvier 1945 : "Thèses sur la situation internationale".
11 Rien que pour les Etats-Unis, les dépenses de l'Etat fédéral qui ne représentaient que 3% du PIB en 1930, s'élèvent à environ 20% du PIB pendant les années 1950-60.
12 A titre d'exemple, durant la période 1870-1913, la vente aux marchés extra-capitalistes a dû représenter un pourcentage moyen annuel voisin de 2,3% du PIB mondial (chiffre calculé en fonction de l'évolution du PIB mondial entre ces deux dates ; source : https://www.theworldeconomy.org/publications/worldeconomy/frenchpdf/Madd... [1551]). S'agissant d'un chiffre moyen, il est évidemment inférieur à la réalité des années ayant connu la plus forte croissance comme c'est le cas avant la Première Guerre mondiale.
13 A ce sujet, peu importe si ses ventes sont productives ou non, comme les armes, pour le destinataire final.
14 Livre III, section III : la loi tendancielle de la baisse du taux de profit, Chapitre X : Le développement des contradictions immanentes de la loi, Pléthore de capital et surpopulation.
15 Pour illustrer ce fait, il suffit de considérer la différence d'utilisation finale entre, d'une part, une arme, une annonce publicitaire, un cours de formations syndicale et, d'autre part, un outil, de la nourriture, des cours scolaires ou universitaires, des soins médicaux, etc.
16 De 0,53 % l'an entre 1820-70 à 1,3 % entre 1870-1913 (Angus Maddison, L'économie mondiale, OCDE : 284).
Taux de croissance annuel de la production industrielle mondiale1786-18202,5 %1820-18402,9 %1840-18703,3 %1870-18943,3 %1894-19134,7 %W.W. Rostow, The world economy : 662
18 Très important à la naissance du capitalisme, ce pouvoir d'achat interne aux pays développés ne représentait déjà plus que 5% à 20% en 1914, et était devenu marginal en 1945 : 2% à 12% (Peter Flora, State, Economy and Society in Western Europe 1815-1975, A Data Handbook, Vol II, Campus, 1987). Quand à l'accès au Tiers-Monde, il est amputé des deux tiers avec le retrait du marché mondial de la Chine, du bloc de l'Est, de l'Inde et de divers autres pays sous-développés. Quant au commerce avec le tiers restant, il chute de moitié entre 1952 et 1972 (P. Bairoch, Le Tiers-Monde dans l'impasse : 391-392) !
19 Les données sont publiées dans le n°114.
20 Les données sont publiées dans le n°121.
21 Le plan Marshall n'a eu qu'un très faible impact sur l'économie américaine : « Après la deuxième guerre mondiale... le pourcentage des exportations américaines par rapport à l'ensemble de la production a diminué dans une mesure non négligeable. Le Plan Marshall lui-même n'a pas provoqué dans ce domaine de changements bien considérables » (Fritz Sternberg, Le conflit du siècle : 577), l'auteur en conclut que c'est donc le marché intérieur qui a été déterminant dans la reprise.
22 Les données et l'argumentation sont développées dans notre article du n°128. Nous y reviendrons car, conformément à Marx, la dévalorisation et destruction de capitaux permettent effectivement de régénérer le cycle d'accumulation et d'ouvrir de nouveaux marchés. Cependant, une étude minutieuse nous a montré que, si ce facteur a pu jouer, il fut relativement faible, limité dans le temps et à l'Europe et au Japon.
23 La part des dépenses publiques totales dans le PIB des pays de l'OCDE passe de 9% à 21% de 1913 à 1937 (cf. n°114).
24 En effet, la productivité n'est qu'une autre expression de la loi de la valeur - puisqu'elle représente l'inverse du temps de travail -, et elle est à la base de l'extraction de la plus-value relative si caractéristique de cette période.
25 La part des dépenses publiques dans les pays de l'OCDE fait plus que doubler entre 1960 à 1980 : de 19% à 45% (n°114).
26 Graphiques dans les n°115, 121 et 128.
27 Graphiques et données dans le n°121 ainsi que dans notre analyse de la croissance en Asie de l'Est : https://fr.internationalism.org/ICConline/2008/crise_economique_Asie_Sud_est.htm [1552].
28 Le lecteur pourra néanmoins trouver nombre d'éléments factuels, ainsi que certains développements théoriques dans nos divers articles parus dans les n°114 [1553], 115 [1554], 121 [1555], 127 [1556], 128 [1557], et dans notre analyse de la croissance en Asie de l'Est.
29 "Aucun groupe ne possède en exclusivité la 'vérité absolue et éternelle'" comme le disait la GCF. Voir à ce propos notre article "Il y a 60 ans : une conférence de révolutionnaires internationalistes [1558]" dans la Revue internationale n° 132.
Il y a 90 ans, la révolution prolétarienne culminait de façon tragique en Allemagne dans les luttes de 1918 et 1919. Après la prise héroïque du pouvoir par le prolétariat en Russie en Octobre 1917, le cœur de la bataille pour la révolution mondiale se déplaça vers l'Allemagne. C'est là que fut menée la bataille décisive, et elle fut perdue. La bourgeoisie mondiale a toujours voulu ensevelir ces événements dans l'oubli. Comme elle ne peut nier que des luttes se sont déroulées, elle prétend qu'elles avaient pour but "la démocratie" et "la paix" - en d'autres termes, les mêmes "merveilleuses" conditions qui règnent aujourd'hui en Allemagne capitaliste.
Le but de la série que nous commençons avec cet article est de montrer que la bourgeoisie en Allemagne fut à deux doigts de perdre le pouvoir face au mouvement révolutionnaire. Malgré sa défaite, la révolution allemande, comme la révolution russe, doit être un encouragement pour nous aujourd'hui. Elle nous rappelle qu'il n'est pas seulement nécessaire mais aussi possible de renverser la domination du capitalisme mondial.
Cette série sera constituée de cinq articles. Le premier est dédié à la façon dont le prolétariat révolutionnaire s'est rallié à son principe internationaliste face à la Première Guerre mondiale. Le deuxième traitera les luttes révolutionnaires de 1918. Le troisième sera consacré au drame qui s'est joué lors de la fondation du Parti communiste fin 1918. Le quatrième examinera la défaite de 1919. Le dernier traitera de la signification historique de l'assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, ainsi que de l'héritage que ces révolutionnaires nous ont transmis.
La vague révolutionnaire internationale qui a débuté contre la Première Guerre mondiale, se produisit quelques années à peine après la plus grande défaite politique subie par le mouvement ouvrier : l'effondrement de l'Internationale socialiste en août 1914. Examiner pourquoi la guerre a pu éclater et pourquoi l'Internationale a failli, constitue donc un élément essentiel pour comprendre la nature et le cours des révolutions en Russie et en Allemagne.
Depuis le début du xxe siècle, la menace de la guerre mondiale était dans l'air. Les grandes puissances la préparaient fiévreusement. Le mouvement ouvrier la prévoyait et mettait en garde contre elle. Mais son éclatement fut retardé par deux facteurs. L'un d'eux était l'insuffisance de la préparation militaire des principaux protagonistes. L'Allemagne, par exemple, achevait la construction d'une marine de guerre capable de rivaliser avec celle de la Grande-Bretagne, maîtresse des océans. Elle convertit l'île de Helgoland en base navale de haute mer, termina la construction du canal entre la Mer du Nord et la Baltique, etc. A la fin de la première décennie du siècle, ces préparatifs étaient arrivés à leur terme. Cela confère d'autant plus d'importance au second facteur : la peur de la classe ouvrière. Cette peur n'était pas une hypothèse purement spéculative du mouvement ouvrier. D'importants représentants de la bourgeoisie l'exprimaient explicitement. Von Bulow, Chancelier d'Allemagne, déclara que c'était principalement à cause de la peur à l'égard de la Social-démocratie que la guerre était reportée. Paul Rohrbach, infâme propagandiste des cercles bellicistes ouvertement impérialistes de Berlin, écrivait : "à moins qu'une catastrophe élémentaire n'ait lieu, la seule chose qui puisse contraindre l'Allemagne à maintenir la paix, c'est la faim de ceux qui n'ont pas de pain." Le général von Bernhardi, éminent théoricien militaire de l'époque, soulignait dans son livre La guerre d'aujourd'hui (1913) que la guerre moderne comportait des risques élevés du fait qu'elle devait mobiliser et discipliner des millions de personnes. Ce point de vue ne se fondait pas seulement sur des considérations théoriques mais sur l'expérience pratique de la première guerre impérialiste du xxe siècle entre pays de première importance. Cette guerre, qui avait mis aux prises la Russie et le Japon (1904-1905), avait donné naissance au mouvement révolutionnaire de 1905 en Russie.
Ce genre de considérations nourrissait au sein du mouvement ouvrier l'espoir que la classe dominante n'oserait pas déclencher la guerre. Cet espoir dissimulait les divergences au sein de l'Internationale socialiste, au moment même où la clarification dans le prolétariat requérait un débat ouvert. Le fait qu'aucune composante du mouvement socialiste international ne "voulait" la guerre donnait une impression de force et d'unité. Pourtant l'opportunisme et le réformisme ne s'opposaient pas à la guerre par principe mais craignaient simplement qu'elle ne leur fasse perdre leur statut légal et financier si elle éclatait. Pour sa part, le "centre marxiste" autour de Kautsky redoutait la guerre principalement parce qu'elle détruirait l'illusion d'unité du mouvement ouvrier qu'il voulait maintenir à tout prix.
Ce qui parlait en faveur de la capacité de la classe ouvrière d'empêcher la guerre, c'était surtout l'intensité de la lutte de classe en Russie. Ici, les ouvriers n'avaient pas mis longtemps à se remettre de la défaite du mouvement de 1905. À la veille de la Première Guerre mondiale, une nouvelle vague de grèves de masse atteignait un sommet dans l'empire des Tsars. Dans une certaine mesure, la situation de la classe ouvrière dans ce pays ressemblait à celle de la Chine aujourd'hui : elle constituait une minorité de l'ensemble de la population, mais était hautement concentrée dans des usines modernes financées par le capital international, férocement exploitée dans un pays arriéré ne disposant pas des mécanismes de contrôle politique du libéralisme parlementaire bourgeois. Il y a cependant une différence importante : le prolétariat russe avait été éduqué dans les traditions socialistes de l'internationalisme tandis que les ouvriers chinois d'aujourd'hui souffrent toujours du cauchemar de la contre-révolution nationaliste stalinienne.
Tout cela faisait de la Russie une menace pour la stabilité capitaliste.
Mais la Russie n'était pas un exemple significatif du rapport de force international entre les classes. Le cœur du capitalisme, et des tensions impérialistes se situait en Europe occidentale et centrale. Ce n'est pas en Russie mais en Allemagne que se trouvait la clé de la situation mondiale. L'Allemagne était le pays qui contestait l'ordre mondial des anciennes puissances coloniales. Et c'était aussi le pays dont le prolétariat était le plus fort, le plus concentré, avec l'éducation socialiste la plus développée. Le rôle politique de la classe ouvrière allemande s'illustrait notamment par le fait que les principaux syndicats y avaient été fondés par le parti socialiste, tandis qu'en Grande-Bretagne - l'autre nation capitaliste dominante en Europe - le socialisme n'apparaissait que comme un appendice du mouvement syndical. En Allemagne, les luttes quotidiennes des ouvriers avaient traditionnellement lieu dans l'optique du grand but socialiste final.
A la fin du xixe siècle cependant, un processus de dépolitisation des syndicats socialistes, d'"émancipation" de ces derniers vis-à-vis du parti socialiste, avait commencé en Allemagne. Les syndicats mettaient ouvertement en cause l'unité entre le mouvement et le but final. Le théoricien du parti, Edouard Bernstein, ne fit que généraliser cette orientation avec sa formule célèbre : "le mouvement est tout, le but n'est rien". Cette mise en question du rôle dirigeant de la Social-démocratie au sein du mouvement ouvrier, de la primauté du but sur le mouvement, provoqua un conflit entre le parti socialiste, le SPD, et ses propres syndicats. Après la grève de masse de 1905 en Russie, ce conflit s'intensifia. Il se termina par la victoire des syndicats sur le parti. Sous l'influence du "centre" autour de Kautsky - qui voulait maintenir "l'unité" du mouvement ouvrier à tout prix - le parti décida que la question de la grève de masse était l'affaire des syndicats1. Mais dans la grève de masse était contenue toute la question de la révolution prolétarienne à venir ! Ainsi, à la veille de la première Guerre mondiale, la classe ouvrière allemande et internationale se trouvait politiquement désarmée.
Déclarer le caractère non politique des syndicats constituait une préparation à l'intégration du mouvement syndical dans l'État capitaliste. Cela fournit à la classe dominante l'organisation de masse dont elle avait besoin pour mobiliser les ouvriers pour la guerre. A son tour, cette mobilisation dans le cœur du capitalisme allait permettre de démoraliser et désorienter les ouvriers en Russie - pour qui l'Allemagne constituait la principale référence - et briser le mouvement de grèves de masse qui s'y déroulait.
Le prolétariat russe qui menait des grèves de masse depuis 1911, avait déjà derrière lui une expérience récente de crises économiques, de guerres et de luttes révolutionnaires. Ce n'était pas le cas en Europe occidentale et centrale. Là, la guerre éclata au terme d'une longue période de développement économique, où la classe ouvrière avait connu de véritables améliorations de ses conditions d'existence, des augmentations de salaires et la baisse du chômage, mais aussi le développement d'illusions réformistes ; une période durant laquelle c'est à la périphérie du capitalisme mondial que les guerres s'étaient principalement déroulées. La première grande crise économique mondiale n'allait éclater que 15 ans plus tard, en 1929. La phase de décadence du capitalisme n'a pas commencé par une crise économique comme l'attendait traditionnellement le mouvement ouvrier, mais par la crise de la guerre mondiale. Avec la défaite et l'isolement de l'aile gauche du mouvement ouvrier sur la question de la grève de masse, il n'y avait plus de raison pour la bourgeoisie de reporter plus longtemps sa course à la guerre impérialiste. Au contraire, tout retard ne pouvait que lui être fatal. Attendre ne pouvait que signifier attendre que se développent la crise économique, la lutte de classe et la conscience révolutionnaire de son fossoyeur !
Le cours à la guerre mondiale était ainsi ouvert. Son éclatement provoqua l'effondrement de l'Internationale socialiste. A la veille de la guerre, la Social-démocratie organisa des manifestations de protestation dans toute l'Europe. La direction du SPD envoya Friedrich Ebert (futur assassin de la révolution) à Zürich en Suisse avec les fonds du parti pour empêcher qu'ils soient confisqués, et Bruno Haase, éternel hésitant, à Bruxelles pour organiser la résistance internationale contre la guerre. Mais une chose est de s'opposer à la guerre avant qu'elle n'éclate, autre chose est de se positionner contre elle une fois qu'elle a commencé. Et là, les serments de solidarité prolétarienne, solennellement prononcés aux congrès internationaux de Stuttgart en 1907 et de Bâle en 1912, s'avérèrent en grande partie platoniques. Même certains membres de l'aile gauche qui avaient soutenu des actions immédiates apparemment radicales contre la guerre - Mussolini en Italie, Hervé en France - se rallièrent à ce moment-là au camp du chauvinisme.
L'étendue du fiasco de l'Internationale surprit tout le monde. Il est bien connu qu'au début Lénine pensait que les déclarations de la presse du parti allemand en faveur de la guerre étaient l'œuvre de la police pour déstabiliser le mouvement socialiste à l'étranger. Même la bourgeoisie semblait avoir été surprise par l'étendue de la trahison de ses principes par la Social-démocratie. Elle avait principalement misé sur les syndicats pour mobiliser les ouvriers et avait passé des accords secrets avec leur direction à la veille de la guerre. Dans certains pays, de grandes parties de la Social-démocratie s'opposèrent réellement à la guerre. Cela montre que l'ouverture politique du cours à la guerre ne signifiait pas automatiquement la trahison des organisations politiques. Mais la faillite de la Social-démocratie dans les principaux pays belligérants en était d'autant plus frappante. En Allemagne, dans certains cas, même les éléments plus résolument opposés à la guerre ne firent pas entendre leur voix au début. Au Reichstag où 14 membres de la fraction parlementaire de la Social-démocratie étaient contre le vote des crédits de guerre et 78 pour, même Karl Liebknecht se soumit au début à la discipline traditionnelle de la fraction.
Comment l'expliquer ?
Pour cela, il faut évidemment commencer par situer les évènements dans leur contexte objectif. A cet égard, le changement fondamental dans les conditions de la lutte de classe du fait de l'entrée dans une nouvelle époque historique de guerres et de révolutions est décisif. C'est dans ce contexte qu'on peut pleinement comprendre que le passage des syndicats dans le camp de la bourgeoisie était historiquement inévitable. Puisque ces organisations étaient l'expression d'une étape particulière de la lutte de classe au cours de laquelle la révolution n'était pas encore à l'ordre du jour, ils n'ont jamais été des organes révolutionnaires par nature ; avec la nouvelle période, durant laquelle la défense des intérêts immédiats de n'importe quelle partie du prolétariat impliquait désormais une dynamique vers la révolution, ils ne pouvaient plus servir leur classe d'origine et ne pouvaient survivre qu'en rejoignant le camp ennemi.
Mais ce qui s'explique clairement pour les syndicats s'avère insuffisant quand on examine le cas des partis sociaux-démocrates. Il est clair qu'avec la Première Guerre mondiale, les partis perdirent leur ancien centre de gravité, la mobilisation pour les élections. Et il est également vrai que le changement des conditions faisait aussi disparaître les fondements mêmes de l'existence de partis politiques de masse de la classe ouvrière. Face à la guerre et à la révolution, un parti prolétarien doit être capable de nager contre le courant et même d'aller contre l'état d'esprit dominant dans la classe dans son ensemble. Mais la tâche principale d'une organisation politique de la classe ouvrière - la défense du programme et, en particulier, de l'internationalisme prolétarien - ne change pas avec le changement d'époque. Au contraire, elle prend encore plus d'importance. Aussi, bien qu'il fût historiquement inévitable que les partis socialistes connaissent une crise face à la guerre mondiale et que les courants en leur sein infestés par le réformisme et l'opportunisme trahissent, cela ne suffit cependant pas à expliquer ce que Rosa Luxemburg qualifie de "crise de la Social-démocratie".
Il est également vrai qu'un changement historique fondamental provoque nécessairement une crise programmatique ; les anciennes tactiques éprouvées depuis longtemps et même les principes apparaissent soudainement périmés - comme la participation aux élections parlementaires, le soutien aux mouvements nationaux ou aux révolutions bourgeoises. Mais sur ce point, nous devons nous rappeler que beaucoup de révolutionnaires de l'époque, tout en ne comprenant pas encore les implications programmatiques et tactiques de la nouvelle période, furent néanmoins capables de rester fidèles à l'internationalisme prolétarien.
Chercher à expliquer ce qui est arrivé uniquement à partir des conditions objectives revient à considérer que tout ce qui se passe dans l'histoire est dès le départ inévitable. Avec un tel point de vue, on remet en question la possibilité de tirer des leçons de l'histoire puisque nous sommes nous-mêmes le produit des "conditions objectives". Aucun véritable marxiste ne niera l'importance de ces conditions objectives. Mais si nous examinons l'explication que les révolutionnaires de l'époque ont donnée eux-mêmes de la catastrophe qu'a connue le mouvement socialiste en 1914, on voit qu'ils ont avant tout mis en avant l'importance des facteurs subjectifs.
L'une des raisons principales de la faillite du mouvement socialiste réside dans son sentiment illusoire d'invincibilité, sa conviction erronée que la victoire était certaine. La Seconde Internationale fondait cette conviction sur trois éléments essentiels déjà identifiés par Marx qui étaient la concentration du capital et des moyens de production à un pôle de la société et du prolétariat dépossédé à l'autre ; l'élimination des couches sociales intermédiaires dont l'existence brouillait la principale contradiction sociale ; et l'anarchie croissante du mode de production capitaliste, s'exprimant en particulier sous la forme de la crise économique et contraignant le fossoyeur du capitalisme, le prolétariat, à mettre en question le système lui-même. En lui-même, ce point de vue était tout à fait valable. Ces trois conditions pour le socialisme sont le produit de contradictions objectives qui se développent indépendamment de la volonté des classes sociales et, à long terme, s'imposent inévitablement. Néanmoins, elles donnent naissance à deux conclusions très problématiques. La première, c'est que la victoire est inéluctable. La seconde, c'est que la victoire ne peut être contrecarrée que si la révolution éclate de façon prématurée, si le mouvement ouvrier cède aux provocations.
Ces conclusions étaient d'autant plus dangereuses qu'elles étaient profondément, bien que partiellement, justes. Il est vrai que le capitalisme crée inévitablement les conditions matérielles de la révolution et du socialisme. Et le danger de la provocation, par la classe dominante, de confrontations prématurées est très réel. Nous verrons toute l'importance tragique revêtue par cette dernière question dans les troisième et quatrième parties de cette série.
Mais le problème de ce schéma de l'avenir socialiste est qu'il n'accorde aucune place aux phénomènes nouveaux tels que les guerres impérialistes entre les puissances capitalistes modernes. La question de la guerre mondiale n'entrait pas dans ce schéma. Nous avons déjà vu que le mouvement ouvrier reconnaissait l'inévitabilité de la guerre longtemps avant qu'elle n'éclate réellement. Mais pour l'ensemble de la Social-démocratie, le reconnaître ne l'amena pas du tout à conclure que la victoire du socialisme n'était pas inévitable. Ces deux parties de l'analyse de la réalité restèrent séparées l'une de l'autre d'une façon qui peut apparaître quasiment schizophrénique. Cette incohérence, tout en pouvant être fatale, n'est pas inhabituelle. Beaucoup des grandes crises et des grandes désorientations dans l'histoire du mouvement ouvrier proviennent de l'enfermement dans les schémas du passé, du retard de la conscience sur l'évolution de la réalité. On peut par exemple citer le soutien au Gouvernement provisoire et à la poursuite de la guerre par le Parti bolchevique après Février 1917 en Russie. Le Parti était prisonnier du schéma de la révolution bourgeoise légué par 1905 et qui se révéla inadéquat dans le contexte nouveau de la guerre mondiale. Il a fallu les Thèses d'avril de Lénine et des mois de discussions intenses pour sortir de la crise.
Peu avant sa mort en 1895, Friedrich Engels fut le premier à tenter de tirer les conclusions nécessaires de la perspective d'une guerre généralisée en Europe. Il déclara qu'elle poserait l'alternative historique : socialisme ou barbarie. L'inévitabilité de la victoire du socialisme était ouvertement mise en question. Mais même Engels ne parvint pas à tirer immédiatement toutes les conclusions de cette vision. De ce fait, il ne parvint pas à comprendre que l'apparition du courant oppositionnel des Die Jungen ("les Jeunes") dans le parti allemand, malgré toutes ses faiblesses, était une expression authentique d'un mécontentement justifié vis-à-vis du cadre des activités du parti (principalement orientées vers le parlementarisme) devenu largement insuffisant. Face à la dernière crise du parti qu'il a connue avant sa mort, Engels pesa de tout son poids en faveur de la défense du maintien du statu quo dans le parti, au nom de la patience et de la nécessité d'éviter les provocations.
C'est Rosa Luxemburg qui, dans sa polémique contre Bernstein au tournant du siècle, allait tirer les conclusions décisives de la vision mise en avant par Engels sur la perspective "socialisme ou barbarie". Bien que la patience constitue l'une des principales vertus du mouvement ouvrier et qu'il faille éviter les confrontations prématurées, historiquement, le principal danger qui se présentait n'était plus que la révolution ait lieu trop tôt mais qu'elle ait lieu trop tard. Ce point de vue porte toute son insistance sur la préparation active de la révolution, sur l'importance centrale du facteur subjectif.
Cette condamnation du fatalisme qui commençait à dominer la Seconde Internationale, cette restauration du marxisme, allait devenir l'une des lignes de démarcation de toute l'opposition de gauche révolutionnaire avant et pendant la Première Guerre mondiale 2.
Comme Rosa Luxemburg allait l'écrire dans sa brochure La crise de la Social-démocratie : "Le socialisme scientifique nous a appris à comprendre les lois objectives du développement historique. Les hommes ne font pas leur histoire de toutes pièces. Mais ils la font eux-mêmes. Le prolétariat dépend dans son action du degré de développement social de l'époque, mais l'évolution sociale ne se fait pas non plus en dehors du prolétariat, celui-ci est son impulsion et sa cause, tout autant que son produit et sa conséquence."
Précisément parce qu'elle a découvert les lois objectives de l'histoire, pour la première fois une force sociale, la classe du prolétariat conscient, peut mettre en pratique de façon délibérée sa volonté. Elle ne fait pas seulement l'histoire, elle peut en influencer consciemment le cours.
"Dans l'histoire, le socialisme est le premier mouvement populaire qui se fixe comme but, et qui soit chargé par l'histoire, de donner à l'action sociale des hommes un sens conscient, d'introduire dans l'histoire une pensée méthodique et, par là, une volonté libre. Voilà pourquoi Friedrich Engels dit que la victoire définitive du prolétariat socialiste constitue un bond qui fait passer l'humanité du règne animal au règne de la liberté. Mais ce 'bond' lui-même n'est pas étranger aux lois d'airain de l'histoire, il est lié aux milliers d'échelons précédents de l'évolution, une évolution douloureuse et bien trop lente. Et ce bond ne saurait être accompli si, de l'ensemble des prémisses matérielles accumulées par l'évolution, ne jaillit pas l'étincelle de la volonté consciente de la grande masse populaire" (ibid.).
Le prolétariat doit faire "son apprentissage (...) et [tenter] de prendre en main son propre destin, de s'emparer du gouvernail de la vie sociale. Lui qui était le jouet passif de son histoire, il tente d'en devenir le pilote lucide" (ibid.).
Pour le marxisme, reconnaître l'importance des lois objectives de l'histoire et des contradictions économiques - ce que les anarchistes nient ou ignorent - va de pair avec la reconnaissance des éléments subjectifs 3. Ils sont intimement liés et s'influencent réciproquement. On peut l'observer par rapport aux facteurs les plus importants qui ont peu à peu sapé la vie prolétarienne dans l'Internationale. L'un des ces facteurs était l'érosion de la solidarité au sein du mouvement ouvrier. Celle-ci était évidemment favorisée par l'expansion économique qui a précédé 1914 et les illusions réformistes que cette dernière a engendrées. Mais elle résultait également de la capacité de la classe ennemie à apprendre de son expérience. Bismarck avait introduit des procédés d'assurance sociale (en même temps que les lois anti-socialistes) afin de remplacer la solidarité entre les travailleurs par leur dépendance individuelle vis-à-vis ce qui allait devenir plus tard "l'État providence". Après que la tentative de Bismarck de détruire le mouvement ouvrier en le mettant hors la loi eut échoué, le gouvernement de la bourgeoisie impérialiste qui lui succéda à la fin du xixe siècle, renversa sa tactique. Ayant pris conscience que les conditions de répression stimulaient la solidarité ouvrière, le gouvernement retira les lois anti-socialistes et invita de façon répétée la Social-démocratie à participer à "la vie politique" (c'est-à-dire à la direction de l'État), l'accusant de renoncer de façon "sectaire" aux "seuls moyens pratiques" permettant une réelle amélioration de la vie des ouvriers.
Lénine a montré le lien qui existe entre les niveaux objectif et subjectif concernant un autre facteur décisif dans la déliquescence des principaux partis socialistes. C'est la transformation de la lutte pour la libération de l'humanité en une routine quotidienne vide. Identifiant trois courants au sein de la Social-démocratie, il présentait le second courant "dit du "centre", qui hésite entre les social-chauvins et les véritables internationalistes", en le caractérisant ainsi : "Le 'centre', ce sont des hommes de routine, rongés par un légalisme pourri, corrompus par l'atmosphère du parlementarisme, etc., des fonctionnaires habitués aux sinécures et à un travail 'de tout repos'. Historiquement et économiquement parlant, ils ne représentent pas une couche distincte. Ils représentent simplement la transition entre une phase révolue du mouvement ouvrier, celle de 1871-1914 (...) et une phase nouvelle, devenue objectivement nécessaire depuis la Première Guerre impérialiste mondiale, qui a inauguré l'ère de la révolution sociale" 4.
Pour les marxistes de l'époque, la "crise de la Social-démocratie" n'était pas quelque chose qui se déroulait en dehors de leur champ d'action. Ils se sentaient responsables personnellement de ce qui était arrivé. Pour eux, la faillite du mouvement ouvrier de l'époque était leur propre faillite. Comme le dit Rosa Luxemburg, "nous avons les victimes de la guerre sur la conscience".
Ce qui est remarquable dans la faillite de l'Internationale socialiste, c'est qu'elle n'était due en premier lieu ni à une inadéquation du programme, ni à une analyse erronée de la situation mondiale.
"Le prolétariat mondial ne souffre pas d'un manque de principes, de programmes ou de slogans mais d'un manque d'action, de résistance efficace, de capacité d'attaquer l'impérialisme au moment décisif."5
Pour Kautsky, l'incapacité à maintenir l'internationalisme prouvait l'impossibilité de le faire. Il en déduisait que l'Internationale était essentiellement un instrument des temps de paix qui devait être mis de côté en temps de guerre. Pour Rosa Luxemburg comme pour Lénine, le fiasco d'août 1914 venait par dessus tout de l'érosion de l'éthique de la solidarité prolétarienne internationale au sein de la direction de l'Internationale.
"Alors se produisit l'horrible, l'incroyable 4 août 1914. Devait-il avoir lieu ? Un événement d'une telle importance ne peut être un simple accident. Il doit avoir des causes objectives profondes, significatives. Mais peut-être que ces causes se trouvent dans les erreurs des dirigeants du prolétariat, dans la Social-démocratie elle-même, dans le fait que notre volonté de lutter avait fléchi, que notre courage et nos convictions nous ont abandonnés" (ibidem., souligné par nous).
La faillite de l'Internationale socialiste fut un événement d'une importance historique et une défaite politique cruelle. Mais elle ne constitua pas une défaite décisive, c'est-à-dire irréversible, pour toute une génération. Une première indication de cela fut que les couches les plus politisées de prolétariat restèrent loyales envers l'internationalisme prolétarien. Richard Müller, dirigeant du groupe "Revolutionäre Obleute", des délégués d'usines de la métallurgie, rappelait : "Dans la mesure où les grandes masses populaires, déjà avant la guerre, avaient été éduquées sous l'influence de la presse socialiste et des syndicats, et avaient des opinions précises sur l'Etat et la société, et bien qu'au début, elles n'aient rien exprimé ouvertement, elles rejetèrent directement la propagande de guerre et la guerre" 6. Cela constitue un contraste frappant avec la situation des années 1930, à la suite de la victoire du stalinisme en Russie et du fascisme en Allemagne, où les ouvriers les plus avancés furent entraînés sur le terrain politique du nationalisme et de la défense de la patrie (impérialiste) "anti-fasciste" ou "socialiste".
La mise en œuvre de la mobilisation pour la guerre n'était donc pas la preuve d'une défaite profonde mais d'un accablement temporaire des masses. Cette mobilisation s'accompagna de scènes d'hystérie de masse. Mais il ne faut pas confondre ces manifestations avec un engagement actif de la population comme on en avait vu pendant les guerres nationales de la bourgeoisie révolutionnaire en Hollande ou en France. L'intense agitation publique de 1914 trouve ses racines avant tout dans le caractère massif de la société bourgeoise moderne et dans des moyens de propagande et de manipulation à la disposition de l'Etat capitaliste inconnus jusqu'alors. En ce sens, l'hystérie de 1914 n'était pas complètement nouvelle. En Allemagne, on avait déjà assisté à un phénomène semblable lors de la Guerre franco-prussienne de 1870. Mais elle prenait une nouvelle qualité avec le changement de nature de la guerre moderne.
Il semble que le mouvement ouvrier ait sous-estimé la puissance du gigantesque séisme politique, économique et social provoqué par la guerre mondiale. Des événements d'une échelle et d'une violence si colossales, au-delà du contrôle de toute force humaine, sont propres à susciter les émotions les plus extrêmes. Certains anthropologues pensent que la guerre réveille un instinct de défense d'"auto-préservation", chose que les êtres humains partagent avec d'autres espèces. Que ce soit vrai ou non, ce qui est certain, c'est que la guerre moderne réveille de très anciennes peurs qui sommeillent dans notre mémoire historique collective, qui ont été transmises de génération en génération par la culture et les traditions, de façon consciente ou non : la peur de la mort, de la faim, du viol, du bannissement, de l'exclusion, de la privation, de l'asservissement. Le fait que la guerre impérialiste généralisée moderne ne soit plus limitée aux militaires professionnels mais entraîne toute la société et introduise des armements ayant une puissance destructrice sans précédent, ne peut qu'augmenter la panique qu'elle crée. À cela il faut ajouter les profondes implications morales. Dans la guerre mondiale, non seulement une caste particulière de soldats mais des millions de travailleurs enrôlés dans l'armée sont amenés à s'entretuer. Le reste de la société, à l'arrière du front, doit travailler au même but. Dans cette situation, la morale fondamentale qui rend toute société humaine possible, ne s'applique plus. Comme le dit Rosa Luxemburg : "tous les peuples qui entreprennent le meurtre organisé se transforment en une horde barbare."7
Tout cela produisit au moment de l'éclatement de la guerre une véritable psychose de masse et une atmosphère de pogrom généralisé. Rosa Luxemburg rend compte de la façon dont les populations de villes entières se transformèrent en populace affolée. Les germes de toute la barbarie du xxe siècle, y compris Auschwitz et Hiroshima, étaient déjà contenus dans cette guerre.
Comment le parti des ouvriers aurait-il dû réagir à l'éclatement de la guerre ? En décrétant la grève de masse ? En appelant les soldats à déserter ? Non-sens, répond Rosa Luxemburg. La première tâche des révolutionnaires était de résister à ce que, par le passé, Wilhelm Liebknecht avait qualifié de cyclone de passions humaines en se référant à la guerre de 1870.
"De telles explosions de 'l'âme populaire' sont stupéfiantes, sidérantes, écrasantes par leur fureur élémentaire. On se sent impuissant, comme devant une puissance supérieure. C'est comme une force majeure. Elle n'a pas d'adversaire tangible. Elle est comme une épidémie, chez les gens, dans l'air, partout. (...) Aussi, ce n'était pas rien à l'époque de nager contre le courant" 8.
En 1870, la Social-démocratie nagea contre le courant. Commentaire de Rosa Luxemburg : "Ils sont restés à leur poste et pendant quarante ans, la Social-démocratie a vécu sur la force morale avec laquelle elle s'était opposée à un monde d'ennemis" 9.
Et là, elle en arrive au cœur, au point crucial de son argumentation : "La même chose aurait pu arriver aujourd'hui. Au départ, nous n'aurions peut-être rien accompli d'autre que de sauver l'honneur du prolétariat, et les milliers de prolétaires qui meurent dans les tranchées dans une obscurité mentale, ne seraient pas morts dans une confusion spirituelle mais avec la certitude que ce qui avait été tout pour eux au cours de leur vie, l'Internationale, la Social-démocratie libératrice était autre chose qu'un lambeau de rêve. La voix de notre parti aurait agi comme rabat-joie face à l'intoxication chauvine de masses. Elle aurait préservé le prolétariat intelligent du délire, elle aurait freiné la capacité de l'impérialisme à empoisonner et abrutir les masses en un temps incroyablement court. Et avec le déroulement de la guerre, (...) tous les éléments vivants, honnêtes, progressifs et humains se seraient ralliés à l'étendard de la Social-démocratie" 10.
Conquérir ce "prestige moral incomparable" constitue la première tâche des révolutionnaires face à la guerre.
Pour Kautsky et ses semblables, il était impossible de comprendre de telles préoccupations envers les dernières pensées que pouvaient avoir les prolétaires en uniforme avant de mourir. Pour lui, provoquer la colère de la foule et la répression de l'Etat une fois que la guerre avait éclaté n'était qu'un geste inutile et vain. Le socialiste français Jaurès avait déclaré dans le passé : l'Internationale représente toute la force morale du monde. Maintenant, beaucoup de ses anciens dirigeants ne savaient plus que l'internationalisme n'est pas un geste vain mais l'épreuve de vie ou de mort du socialisme international.
La faillite du Parti socialiste conduisit à une situation véritablement dramatique. La première conséquence, c'est qu'elle permettait une perpétuation apparemment indéfinie de la guerre. La stratégie militaire de la bourgeoisie allemande était la suivante : éviter l'ouverture d'un deuxième front, gagner une victoire rapide sur la France, puis envoyer toutes ses forces sur le front oriental pour que la Russie capitule. Sa stratégie contre la classe ouvrière suivait le même principe : la prendre par surprise et obtenir la victoire avant qu'elle ait le temps de recouvrer une orientation.
Dès septembre 1914 (Bataille de la Marne), l'invasion de la France avait totalement échoué et, avec elle, l'ensemble de la stratégie fondée sur une victoire rapide. Non seulement la bourgeoisie allemande mais toute la bourgeoisie mondiale se trouvait maintenant prise au piège d'un dilemme face auquel elle ne pouvait ni reculer, ni abandonner. Il s'ensuivit des massacres sans précédent de millions de soldats, complètement insensés même du point de vue capitaliste. Le prolétariat lui-même était piégé sans que n'existe aucune perspective immédiate qu'il puisse mettre fin à la guerre de sa propre initiative. Le danger qui surgit alors, c'était la destruction de la condition matérielle et culturelle la plus essentielle pour le socialisme : le prolétariat lui-même.
Les révolutionnaires sont rattachés à leur classe comme la partie l'est au tout. Les minorités de la classe ne peuvent jamais remplacer l'auto-activité et la créativité des masses, mais il y a des circonstances dans l'histoire où l'intervention des révolutionnaires peut avoir une influence décisive. De tels circonstances existent dans un processus vers la révolution quand les masses luttent pour la victoire. Il est alors décisif d'aider la classe à trouver le bon chemin, à contourner les pièges tendus par l'ennemi, à éviter d'arriver trop tôt ou trop tard au rendez-vous de l'histoire. Mais elles existent aussi dans les moments de défaite, quand il est vital de tirer les bonnes leçons. Cependant, ici, nous devons établir des distinctions. Face à une défaite écrasante, cette tâche est décisive sur le long terme pour la transmission des leçons aux générations futures. Dans le cas de la défaite de 1914, l'impact décisif que les révolutionnaires pouvaient avoir était aussi immédiat que pendant la révolution elle-même, et cela pas seulement à cause du caractère non définitif de la défaite subie, mais parce que les conditions de la guerre, en faisant littéralement de la lutte de classe une question de vie ou de mort, ont donné naissance à une accélération extraordinaire de la politisation.
Face aux privations de la guerre, il était inévitable que la lutte de classe économique se développe et prenne immédiatement un caractère ouvertement politique, mais les révolutionnaires ne pouvaient se contenter d'attendre que cela arrive. La désorientation de la classe, comme nous l'avons vu, était avant tout le produit d'un manque de direction politique. C'était donc la responsabilité de tous ceux qui restèrent révolutionnaires dans le mouvement ouvrier d'initier eux-mêmes le renversement du courant. Même avant les grèves sur le "front intérieur", bien avant les révoltes des soldats dans les tranchées, les révolutionnaires devaient se montrer et affirmer le principe de la solidarité prolétarienne internationale.
Ils commencèrent ce travail au Parlement en dénonçant la guerre et en votant contre les crédits de guerre. Ce fut la dernière fois où cette tribune fut utilisée à des fins révolutionnaires. Mais cela fut accompagné, dès le début, par la propagande et l'agitation révolutionnaires illégales et par la participation aux premières manifestations pour réclamer du pain. Une tâche de la plus haute importance pour les révolutionnaires était aussi de s'organiser pour clarifier leur point de vue et, par-dessus tout, d'établir des contacts avec les révolutionnaires à l'étranger et de préparer la fondation d'une nouvelle Internationale. Le Premier Mai 1916, le Spartakusbund (la Ligue Spartakus), noyau du futur parti communiste (KPD), se sentit pour la première fois assez fort pour descendre dans la rue ouvertement et massivement. C'était le jour où, traditionnellement, la classe ouvrière célébrait sa solidarité internationale. Le Spartakusbund appela à des manifestations à Dresde, Iéna, Hanau, Braunschweig et surtout à Berlin. 10 000 personnes se rassemblèrent sur la Postdamer Platz pour écouter Karl Liebknecht dénoncer la guerre impérialiste. Une bataille de rue éclata dans une tentative vaine d'empêcher son arrestation.
Les protestations du Premier Mai privèrent l'opposition internationaliste de son leader le plus connu. D'autres arrestations suivirent. Liebknecht fut accusé d'irresponsabilité et même de vouloir se mettre au premier plan. En réalité, son action du Premier Mai avait été décidée collectivement par la direction du Spartakusbund. Il est vrai que le marxisme critique les actes vains du terrorisme et de l'aventurisme. Il compte sur l'action collective des masses. Mais le geste de Liebknecht était bien plus qu'un acte d'héroïsme individuel. Il incarnait les espoirs et les aspirations de millions de prolétaires face à la folie de la société bourgeoise. Comme Rosa Luxemburg allait l'écrire, plus tard : "N'oublions pas ceci cependant. L'histoire du monde ne se fait pas sans grandeur d'âme, sans morale élevée, sans gestes nobles" 11. Cette grandeur d'âme s'étendit rapidement du Spartakusbund aux métallos. Le 27 juin 1916 à Berlin, à la veille du procès de Karl Liebknecht arrêté pour avoir mené une agitation publique contre la guerre, une réunion de délégués d'usines fut prévue à la suite de la manifestation illégale de protestation appelée par le Spartakusbund. A l'ordre du jour il y avait la solidarité avec Liebknecht ; contre la résistance de Georg Ledebour, seul représentant présent du groupe oppositionnel au sein du Parti socialiste, l'action fut proposée pour le lendemain. Il n'y eut pas de discussion. Tout le monde se leva et resta silencieux.
Le lendemain à 9 heures, les tourneurs arrêtèrent les machines des grandes usines d'armement du capital allemand. 55 000 ouvriers de Löwe, AEG, Borsig, Schwarzkopf posèrent leurs outils et s'assemblèrent devant les portes des usines. Malgré la censure militaire, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre à travers tout l'empire : les ouvriers des usines d'armement sortirent en solidarité avec Liebknecht ! Et pas seulement à Berlin, mais à Braunschweig, sur les chantiers navals de Brême, etc. Des actions de solidarité eurent lieu même en Russie.
La bourgeoisie envoya des milliers de grévistes sur le front. Les syndicats lancèrent dans les usines une chasse aux "meneurs". Mais à peine en avaient-ils arrêtés quelques-uns que la solidarité des ouvriers augmentait encore. Solidarité prolétarienne internationale contre la guerre impérialiste : c'était le début de la révolution mondiale, la première grève de masse dans l'histoire de l'Allemagne.
La flamme qui s'était allumée sur la Postdamer Platz se répandit plus vite encore parmi la jeunesse révolutionnaire. Inspirés par l'exemple de leurs chefs politiques, avant même les métallos expérimentés, les jeunes avaient lancé la première grève majeure contre la guerre. À Magdeburg et, surtout, à Braunschweig qui était un bastion de Spartakus, les manifestations illégales de protestation du Premier Mai se transformèrent en un mouvement de grève contre la décision du gouvernement de verser d'autorité une partie des salaires des apprentis et des jeunes ouvriers sur un compte spécial en vue de financer l'effort de guerre. Les adultes partirent en grève de soutien. Le 5 mai, les autorités militaires durent retirer cette mesure pour empêcher une extension plus grande du mouvement.
Après la bataille du Skagerrak en 1916, seule et unique confrontation de toute la guerre entre les marines britannique et allemande, un petit groupe de marins révolutionnaires projeta de s'emparer du cuirassé Hyäne et de le détourner vers le Danemark pour faire "une manifestation devant le monde entier" contre la guerre 12. Bien que ce projet ait été révélé et déjoué, il préfigurait les premières révoltes ouvertes qui eurent lieu dans la marine de guerre, début août 1917. Celles-ci démarrèrent à propos de la solde et des conditions de vie des équipages. Mais, très rapidement, les marins posèrent un ultimatum au gouvernement : ou vous arrêtez la guerre, ou nous partons en grève. L'État répondit par une vague de répression. Deux dirigeants révolutionnaires, Albin Köbis et Max Reichpietsch, furent exécutés.
Dès la mi-avril 1917, une vague de grèves massives avait eu lieu à Berlin, Leipzig, Magdeburg, Halle, Braunschweig, Hanovre, Dresde et dans d'autres villes. Bien que les syndicats et le SPD n'aient plus osé s'y opposer ouvertement, ils tentaient de limiter le mouvement à des questions économiques ; mais les ouvriers de Leipzig avaient formulé une série de revendications politiques - en particulier arrêter la guerre - qui furent reprises dans d'autres villes.
Les ingrédients d'un profond mouvement révolutionnaire existaient donc début 1918. La vague de grèves d'avril 1917 constituait la première intervention massive de centaines de milliers d'ouvriers dans tout le pays pour défendre leurs intérêts matériels sur un terrain de classe et s'opposer directement à la guerre impérialiste. Ce mouvement était aussi inspiré par la révolution qui avait commencé en Russie en février 1917 et se solidarisait ouvertement avec celle-ci. L'internationalisme prolétarien s'était emparé des cœurs de la classe ouvrière.
D'autre part, avec le mouvement contre la guerre, la classe ouvrière avait recommencé à produire sa propre direction révolutionnaire. Il ne s'agissait pas seulement des groupes politiques comme le Spartakusbund ou la Gauche de Brême qui allaient former le KPD (Parti communiste d'Allemagne) fin 1918. Nous parlons aussi de l'émergence de couches hautement politisées et de centres de vie et de lutte de la classe, liés aux révolutionnaires et qui sympathisaient avec leurs positions. L'un des ces centres se trouvait dans les villes industrielles, en particulier dans la métallurgie, et se cristallisait dans le phénomène des Obleute, délégués d'usines. "Dans la classe ouvrière industrielle existait un petit noyau de prolétaires qui non seulement rejetait la guerre, mais voulait aussi empêcher son éclatement à tout prix ; et lorsqu'elle éclata, ils considéraient que c'était leur devoir d'y mettre fin par tous les moyens. Ils étaient peu nombreux. Mais c'étaient des gens d'autant plus déterminés et actifs. Ils constituaient le contrepoint de ceux qui allaient au front mourir pour leurs idéaux. La lutte contre la guerre dans les usines et les bureaux n'a pas connu la même célébrité que la lutte sur le front mais elle comportait les mêmes dangers. Ceux qui la menèrent étaient motivés par les plus hauts idéaux de l'humanité" 13.
Il existait un autre de ces centres dans la nouvelle génération d'ouvriers, chez les apprentis et les jeunes ouvriers qui n'avaient d'autre perspective que d'être envoyés mourir dans les tranchées. Le centre de gravité de cette fermentation était constitué par les organisations de la jeunesse socialiste qui, déjà avant la guerre, s'étaient caractérisées par leur révolte contre "la routine" qui avait commencé à caractériser la vieille génération.
Au sein des forces armées, où la révolte contre la guerre mit bien plus de temps à se développer que sur le front "intérieur", s'établit aussi une position politique avancée. Comme en Russie, le centre de résistance naquit chez les marins qui étaient en lien direct avec les ouvriers et les organisations politiques dans leurs ports d'attache et dont le travail et les conditions de vie ressemblaient beaucoup à ceux des ouvriers des usines, dont ils étaient en général issus. De plus, beaucoup de marins étaient recrutés dans la marine marchande "civile", c'étaient de jeunes hommes qui avaient voyagé dans le monde entier et pour qui la fraternité internationale n'était pas une formule mais un mode de vie.
De plus, l'émergence et la multiplication de ces concentrations de vie politique s'accompagnaient d'une intense activité théorique. Tous les témoins directs de cette période rendent compte du haut niveau théorique des débats dans les réunions et les conférences illégales. Cette vie théorique trouve son expression dans la brochure de Rosa Luxemburg La crise de la Social-démocratie, dans les écrits de Lénine contre la guerre, dans les articles de la revue de Brême Arbeiterpolitik et, aussi, dans la masse de tracts et de déclarations qui circulaient dans la plus totale illégalité et qui font partie des productions les plus profondes et les plus courageuses de la culture humaine réalisées au xxe siècle.
On avait atteint l'étape pour que s'ouvre la tempête révolutionnaire contre l'un des bastions les plus puissants et les plus importants du capitalisme mondial.
La deuxième partie de cette série traitera des luttes révolutionnaires de 1918. Elles démarrèrent par les grèves massives de janvier 1918 et la première tentative de former des conseils ouvriers en Allemagne et culminèrent dans les événements révolutionnaires du 9 novembre qui mirent fin à la Première Guerre mondiale.
Steinklopfer
1 Décision prise par le Congrès du Parti allemand à Mannheim, en 1906.
2 Dans ses mémoires sur le mouvement de la jeunesse prolétarienne, Willi Münzenberg qui était à Zürich pendant la guerre, rappelle le point de vue de Lénine : "Lénine nous a expliqué l'erreur de Kautsky et de son école théorique de marxisme falsifié qui attend tout du développement historique des rapports économiques et quasiment rien des facteurs subjectifs d'accélération de la révolution. A l'inverse, Lénine soulignait la signification de l'individu et des masses dans le processus historique. Il soulignait avant tout la thèse marxiste selon laquelle ce sont les hommes qui, dans le cadre de rapports économiques déterminés, font l'histoire. Cette insistance sur la valeur personnelle des individus et des groupes dans les luttes sociales nous fit la plus grande impression et nous incita à faire les plus grands efforts imaginables." (Münzenberg, Die Dritte Front ("Le troisième front") traduit de l'allemand par nous.)
3 Tout en défendant avec justesse, contre Bernstein, l'existence d'une tendance à la disparition des couches intermédiaires et de la tendance à la crise et à la paupérisation du prolétariat, la gauche cependant ne parvenait pas à saisir à quel point le capitalisme était temporairement parvenu, dans les années précédant la guerre, à atténuer ces tendances. Ce manque de clarté s'exprime, par exemple, dans la théorie de Lénine sur "l'aristocratie ouvrière" selon laquelle seule une minorité privilégiée et non de larges secteurs de la classe ouvrière, avait obtenu des augmentations de salaires substantielles. Cela amena à sous-estimer l'importance de la base matérielle sur laquelle s'étaient développées les illusions réformistes qui ont permis à la bourgeoisie de mobiliser le prolétariat dans la guerre.
4 "Les tâches du prolétariat dans notre révolution", 28 mai 1917.
5 "Rosa Luxemburg Speaks" ("Discours de Rosa Luxemburg"), dans The crisis of Social Democracy, Pathfinder Press 1970, traduit de l'anglais par nous.
6 Richard Müller, Vom Kaiserreich zur Republik, 1924-25 ("De l'Empire à la République"), traduit de l'allemand par nous.
7 "Rosa Luxemburg Speaks", ibid. note 5
8 Ibid., note 5.
9 Ibid., note 5.
10 Ibid., note 5.
11 "Against Capital Punishment", novembre 1918, ibid., note 5
12 Dieter Nelles : Proletarische Demokratie und Internationale Bruderschaft - Das abenteuerliche Leben des Hermann Knüfken,
www.anarchismus.at/txt5/nellesknuefken.htm [1559].
(Dieter Nelles : "La démocratie prolétarienne et la fraternité internationale - La vie aventureuse d'Hermann Knüfken")
13 Richard Müller, Vom Kaiserreich zur Republik, ibid. note 6.
Nous avons vu, dans le précédent article de cette série (1), comment la FAI tenta d'empêcher l'intégration définitive de la CNT au sein des structures capitalistes. Ce fut un échec. La politique insurrectionnelle de la FAI (1932-33) pour tenter de corriger les graves déviations opportunistes - dans lesquelles elles s'étaient toutes deux engagées en appuyant activement l'instauration de la République en 1931 (2) - provoqua une terrible saignée dans les rangs du prolétariat espagnol, épuisé par les violents combats dispersés et désespérés qu'elle impliquait.
Mais un tournant spectaculaire eut lieu en 1934 : le PSOE fit une volte-face et s'érigea, sous la direction de Largo Caballero et avec l'appui de son appendice syndical, l'UGT, en véritable champion de la "lutte révolutionnaire", poussant les ouvriers des Asturies dans le piège dévastateur de l'insurrection d'octobre. Ce mouvement fut réprimé par l'Etat républicain, qui déchaîna une véritable orgie de meurtres, de tortures et de déportations venant s'ajouter aux sanglantes répressions de l'année précédente.
Cette volte-face s'inscrit clairement dans l'évolution de la situation mondiale et ne peut se comprendre à travers le prisme étroit des événements nationaux. Après l'ascension d'Hitler en 1933, 1934 se caractérise par l'extension et la généralisation des massacres d'ouvriers. En Autriche, la main gauche du capital, la social-démocratie, pousse le prolétariat à une insurrection prématurée et condamnée à la défaite, ce qui permet à sa main droite - les partisans des nazis - de se livrer à un massacre innommable.
Mais 1934 est aussi l'année qui voit l'URSS signer des accords avec la France, s'intégrant avec tous les honneurs au sein de la "haute société" impérialiste, ce qui sera formellement confirmé par son admission dans la Société des nations (l'ancêtre de l'ONU). Les PC opèrent alors un changement radical : la politique "extrémiste" de la "troisième période", qui se caractérisait par une parodie grossière de la politique de "classe contre classe", se voit du jour au lendemain remplacée par une politique "modérée" de main tendue aux socialistes, de participation aux fronts populaires interclassistes dans lesquels le prolétariat doit se soumettre aux fractions "démocratiques" bourgeoises pour parvenir à l'objectif "suprême", "barrer la route au fascisme".
Ce contexte international a influencé fortement la FAI et la CNT, les poussant vers l'intégration au sein de l'Etat capitaliste au moyen de la conjonction des antifascistes avec le reste des forces "démocratiques". L'idéologie antifasciste est devenue un ouragan qui a détruit les derniers restes de conscience prolétarienne, absorbé implacablement les organisations prolétariennes les unes après les autres, laissant dans un terrible isolement les quelques rares qui parvinrent à maintenir une position de classe. Dans le contexte de l'époque (défaite du prolétariat, développement de régimes totalitaires comme voie à l'instauration du capitalisme d'Etat), c'était l'idéologie qui permettait le mieux à la bourgeoisie "démocratique" de préparer la marche vers la guerre généralisée qui finit par être déclarée en 1939 et qui eut comme prélude la guerre d'Espagne en 1936.
Nous ne pouvons dans ces pages développer une analyse de cette idéologie (3), nous nous limiterons à tenter de comprendre l'influence qu'elle eut sur la CNT et sur la FAI, les précipitant dans la trahison en 1936. Les Alliances ouvrières ("Alianzas obreras") déblayèrent le chemin. Elles se présentaient comme un moyen pour atteindre l'unité ouvrière au travers d'accords entre les organisations (4). Mais "l'unité ouvrière" n'était en fait que l'hameçon qui conduisait à "l'unité antifasciste", laquelle encadrait le prolétariat vers la défense de la démocratie bourgeoise pour "barrer la route" au fascisme. L'Alliance ouvrière de Madrid (1934) le proclamait sans détours : "elle a comme objectif principal la lutte contre le fascisme dans toutes ses manifestations et la préparation de la classe ouvrière pour qu'elle instaure la paix publique socialiste fédérale en Espagne" (sic) (5).
Si les syndicats d'opposition de la CNT (6), qui voulaient se comporter comme des syndicats purs et durs et laisser de côté les "niaiseries anarchistes" (sic) participèrent activement aux Alliances ouvrières dès 1934 avec l'UGT-PSOE, ce ne fut cependant pas sans provoquer de fortes réticences au sein de la CNT et de la FAI, ce qui indubitablement exprimait un instinct prolétarien certain. Mais ces résistances tombèrent progressivement, soumises à une situation générale dominée par l'antifascisme, par le travail de sape d'amples secteurs de la CNT et par les manœuvres de séduction du PSOE.
Ce fut la Fédération Régionale asturienne de la CNT qui prit la tête du combat contre ces résistances. L'insurrection des Asturies d'octobre 1934 fut préparée par un pacte préalable entre la CNT régionale et l'UGT-PSOE (7). Bien que le PSOE n'ait que très peu armé les grévistes et ait marginalisé la CNT dans le mouvement, cette Régionale persista obstinément à faire partie de l'Alliance ouvrière. Au cours du Congrès décisif de Saragosse (8), son délégué rappela "qu'un camarade avait écrit dans CNT (9) un article qui reconnaissait la nécessité de l'alliance avec les socialistes pour réaliser l'action révolutionnaire. Une autre réunion plénière se tint un mois plus tard et cet article fut cité pour exiger l'application de sanctions. Nous avons déclaré alors que nous soutenions les positions défendues par cet article. Et nous avons réaffirmé notre point de vue sur l'importance de faire quitter le pouvoir aux socialistes pour les obliger à avancer dans la voie révolutionnaire. Nous avons envoyé des communiqués contre la position anti-socialiste défendue par le Comité national dans un Manifeste" (10).
De son côté, lors d'un discours prononcé à Madrid, Largo Caballero (11) tend de grosses perches à la CNT et à la FAI : "[je m'adresse] à ces groupes de travailleurs qui nous combattent par erreur. Leur objectif comme le nôtre est un système d'égalité sociale. Certains nous accusent d'inciter à croire que l'Etat est au-dessus de la classe ouvrière. Ceux-là n'ont pas bien étudié nos idées. Nous voulons que l'Etat disparaisse en tant qu'instrument d'oppression. Nous voulons le transformer en une entité purement administrative" (12).
Comme on peut le voir, la manœuvre de séduction est assez grossière. Il ne parle de "disparition de l'Etat" que pour dire que l'Etat sera réduit à n'être qu'un "simple organe administratif", c'est-à-dire qu'il reprend la vieille rengaine que nous vendent les démocrates qui chantent que l'Etat démocratique n'est pas un "instrument de répression" mais une "administration", que seuls les Etats totalitaires, les dictatures, seraient des "organes de répression".
Venant en outre d'un individu aussi peu sympathique que Caballero, puisqu'il avait été ministre du Travail au sein du gouvernement républicano-socialiste de 1931-33 et, à ce titre, directement responsable d'un nombre considérable de morts et de victimes dans la classe ouvrière, après avoir été conseiller d'Etat du dictateur Primo de Rivera, ces flatteries trouvèrent cependant un écho dans la CNT et la FAI qui étaient de plus en plus disposées à se laisser mener en bateau. Au cours d'un plenum sur le fascisme tenu en août 1934, le rapport adopté commence par une dénonciation claire du PSOE et de l'UGT et s'achève par une ouverture à l'entente avec eux : "Ceci ne signifie pas, évidemment, que si ces organisations [il parle de l'UGT et du PSOE], poussées par les événements, se voient obligées à lancer une action insurrectionnelle, nous devrions rester passifs, en aucun cas (...) nous voulons prévoir que ce sera là le moment pour tenter d'insuffler au mouvement antifasciste le caractère libertaire de nos principes" (13).
L'un des principes depuis toujours défendu par l'anarchisme - qu'il partage avec le marxisme - est que l'Etat, qu'il soit démocratique ou dictatorial, est un organe autoritaire d'oppression ; mais ce principe est foulé aux pieds dès qu'il s'agit de spéculer sur la possibilité "d'insuffler" ce principe au mouvement antifasciste, mouvement qui se fonde précisément sur le choix en faveur de la forme d'Etat démocratique, c'est-à-dire la variante la plus retorse et cynique qu'adopte cet organe autoritaire de répression !
Cet abandon progressif des principes par la combinaison de positions antagoniques ne fait alors que semer la confusion, affaiblir les convictions et préparer progressivement à la fameuse "unité antifasciste". Dès 1935, les syndicats d'opposition s'empressèrent d'apporter de l'eau à ce moulin de confusion en engageant une campagne de rapprochement avec la CNT et en proposant une réunification basée sur l'unité antifasciste avec l'UGT.
La pression ne faisait qu'augmenter. Peirats remarque que "le drame asturien a alimenté le programme allianciste au sein de la CNT. L'alliancisme commence à se propager en Catalogne, une des régions confédérales qui y était parmi les plus opposées" 14). Le PSOE et Largo Caballero redoublèrent leurs chants de sirène, Peirats rappelle que "pour la première fois depuis très longtemps, le socialisme espagnol invoquait publiquement le nom de la CNT et la fraternité dans la révolution prolétarienne" (idem). Bien que soit maintenue la réticence à tout type d'alliance politique, l'idée de pactiser avec l'UGT devint de plus en plus majoritaire dans la CNT. Elle était vue comme une façon de déjouer le principe "de l'apolitisme". C'est ainsi que l'UGT est devenue le cheval de Troie qui finit par embrigader la CNT dans l'alliance antifasciste de toutes les fractions "démocratiques" du capital. Les dirigeants de la CNT et de la FAI pouvaient ainsi sauver la face puisqu'ils maintenaient le "principe" de rejeter tout pacte avec les partis politiques. L'antifascisme n'entra pas par la grande porte des accords politiques bruyamment rejetés, mais par la petite porte de derrière, celle de l'unité syndicale.
Ces élections, présentées comme "décisives" pour la lutte contre le fascisme, balayèrent les dernières résistances qui existaient encore dans la CNT et la FAI. Le 9 janvier, le secrétaire du Comité régional de Catalogne transmet une circulaire aux syndicats qui les convoque le 25 à une Conférence régionale au cinéma Meridiana, à Barcelone, "pour discuter de deux thèmes concrets : 1) Quelle doit être la position de la CNT sur la question de l'alliance avec des institutions qui, sans être voisines, ont une coloration ouvrière ? 2) Quelle attitude concrète doit adopter la CNT face à la période électorale ?" 15(idem). Peirats souligne que, pour la plupart des délégations, "abandonner la position anti-électorale de la CNT était plutôt une question de tactique que de principe" et que "la discussion révéla une situation d'hésitation idéologique"16) (idem).
Les positions favorables à l'abandon de l'abstentionnisme traditionnel de la CNT grandissent. Miguel Abós, de la Régionale de Saragosse, déclare dans un meeting que "tomber dans la maladresse de faire une campagne abstentionniste revient à favoriser le triomphe de la droite. Et nous savons tous, après l'amère expérience de deux ans de persécutions, ce que veut la droite. Si elle triomphe, je vous assure que la féroce répression des Asturies s'étendrait à toute l'Espagne" (17) .
La réalité était déformée systématiquement dans cette intervention. La répression barbare de la gauche capitaliste de 1931-33 était oubliée, pour ne mettre en avant que la répression de droite de 1934. La nature répressive de l'Etat capitaliste dans son ensemble, quelle que soit la fraction au pouvoir, est soigneusement passée sous silence, sans aucune rationalité, en évitant toute analyse, pour n'attribuer son monopole qu'à la fraction fasciste du capital.
Emportée par l'antifascisme qui proposait une analyse aussi irrationnelle et aberrante que celle du fascisme lui-même, la CNT choisit clairement son camp, celui de la défense de l'Etat bourgeois, en soutenant le vote en faveur du Front populaire dont le programme avait été dénoncé en son temps par Solidaridad obrera comme étant "profondément conservateur", qui détonnait avec "la fièvre révolutionnaire qui poussait en Espagne" (18). Le Manifeste publié par le Comité national deux jours avant les élections constitua un pas crucial : "Nous, qui ne défendons pas la République mais qui combattons sans trêve le fascisme, mettrons à contribution toutes les forces dont nous disposons pour défaire les bourreaux historiques du prolétariat espagnol (...) L'action insurrectionnelle [des militaires, ndlr] dépend du résultat des élections. Ils mettront leurs plans en pratique si la gauche gagne les élections. Nous n'hésitons pas à appeler, en outre, à la collaboration avec les secteurs antifascistes partout où se manifesteront les légionnaires de la tyrannie par l'insurrection armée, pour faire en sorte que l'action défensive des masses évolue vers la révolution sociale sous les auspices du communisme libertaire" (19).
Cette déclaration eut d'énormes répercussions car elle se fit au moment le plus opportun, à quelques jours des élections, pour influencer clairement le vote de beaucoup d'ouvriers. Elle traduit l'engagement de la CNT dans l'énorme mystification électorale à laquelle fut soumis le prolétariat espagnol et qui permit tant le triomphe du Front populaire qu'une adhésion pratiquement inconditionnelle au mouvement antifasciste.
Cette position de la CNT fut clairement partagée par la FAI puisque, selon Gómez Casas : "En accord avec les procès-verbaux du Plénum national de la FAI, cette organisation confirma son attitude antiparlementaire et anti-électorale. Mais à la différence de 1933, la façon dont fut menée la campagne fit que l'abstentionnisme fut pratiquement nul dans la pratique. Se référant à l'accord entre les militants de la CNT et ceux de la FAI quant à la nécessité de ne pas mettre l'accent sur l'anti-électoralisme, Santillán lui-même dira que ‘l'initiative de ce changement circonstanciel avait été donné par le Comité péninsulaire de la FAI, l'entité qui pouvait encore grâce à la plus rigoureuse des clandestinités faire face à la situation et qui se disposait à réaliser les actions offensives les plus risquées'" (20).
Alors que le secteur syndicaliste de la CNT, malgré une opposition coriace (entre autres de la part de la FAI), avait fait de la haute voltige en 1931 pour que la CNT participe aux élections, c'était à présent l'ensemble de la CNT - pourtant formellement libérée du poids du secteur syndicaliste qui était parti avec les Syndicats d'opposition - et la FAI qui, ne prenant plus la peine de faire encore des simagrées, allaient bien plus loin en soutenant le Front populaire dont le nouveau gouvernement fera tout pour retarder l'amnistie de plus de 30 000 prisonniers politiques (dont la plupart étaient d'ailleurs membres à la CNT (21)), poursuivra avec la même férocité que les précédents la répression brutale des grèves et s'opposera à la réintégration des ouvriers licenciés à leur poste de travail (22). Le gouvernement que la CNT soutenait, comme rempart à l'avancée du fascisme, conserva aussi à leurs postes tous les généraux connus pour leurs velléités putschistes, parmi lesquels l'illustre Franco, qui devint par la suite le "Grand dictateur".
La CNT et la FAI avaient planté un poignard dans le dos du prolétariat. Dans le précédent article, nous disions que la CNT s'était préparée à consommer ses noces avec l'Etat bourgeois lors du Congrès de 1931 mais qu'elles avaient été retardées. L'heure était à présent venue ! On trouve une preuve de la conscience qu'avaient les dirigeants de la CNT du pas qu'ils venaient d'accomplir dans les déclarations faites, à peine un mois après les élections de février, le 6 mars, par Buenaventura Durruti, un des éléments les plus radicaux de la CNT, à propos des grèves des transports et de l'eau potable à Barcelone que le gouvernement s'apprêtait à réprimer. On trouve dans ces déclarations tous ces reproches complices qu'utilisent régulièrement les syndicalistes et parfois les partis d'opposition : "Nous venons dire aux hommes de gauche que c'est nous qui avons été déterminants dans leur victoire et que c'est nous qui soutenons deux conflits qui doivent être immédiatement résolus". Pour que ce soit encore plus clair, il rappelait les services rendus aux nouveaux gouvernants : "La CNT, les anarchistes - et les hommes d'Esquerra le savent très bien -nous étions dans la rue après le récent triomphe électoral pour empêcher la rébellion des fonctionnaires qui n'ont pas accepté le résultat de la volonté populaire. Tant qu'ils occupaient les ministères et les postes de commandement, la CNT fut présente dans la rue pour empêcher la victoire d'un régime que nous refusons tous"23 (idem).
Ces déclarations furent citées par la délégation du Port de Sagunto, une des rares qui osèrent exprimer une réflexion critique au cours du Congrès de Saragosse : "Après avoir écouté ces paroles, quelqu'un peut-il encore douter de la direction tortueuse, saugrenue et collaborationniste au moins d'une grande partie de l'organisation confédérale ? Les paroles de Durruti semblent indiquer que l'organisation de Catalogne s'est transformée en quelques jours en laquais honoraire de Esquerra catalana" (idem).
Célébré en mai 1936, ce Congrès a été présenté comme celui du triomphe de la position révolutionnaire la plus extrême pour avoir adopté le fameux rapport sur le communisme libertaire.
Ce rapport mériterait en soi d'être étudié, mais notre intérêt ici est de voir comment s'était déroulé ce Congrès, analyser l'ambiance qui y régnait, considérer ses décisions et ses résultats. De ce point de vue, le Congrès vit le triomphe indubitable du syndicalisme et paracheva l'implication de la CNT dans la politique bourgeoise par le biais de l'antifascisme (dont nous avons traité antérieurement). On y fit taire les tendances et positions prolétariennes qui tentèrent de s'y exprimer, les affaiblissant radicalement par la démagogie liant la "révolution sociale" et "l'implantation du communisme libertaire" au syndicalisme, à l'antifascisme et à l'union avec l'UGT.
Une des rares délégations qui exprima un semblant de lucidité à ce Congrès, celle du Port de Sagunto dont nous avons déjà parlé, fut pratiquement la seule à mettre en garde sur le fait que "l'organisation, entre octobre et aujourd'hui, a radicalement changé : la sève anarchiste qui coulait dans ses artères a fortement diminué, quand elle n'a pas disparu. A défaut d'une réaction salutaire, la CNT avance à pas de géant vers le réformisme le plus castrateur. La CNT d'aujourd'hui n'est plus la même qu'en 1932 et 33, ni dans son essence ni dans sa vitalité révolutionnaire. Les virus morbides de la politique ont laissé de profondes traces dans son organisme. Elle est malade de l'obsession de recruter toujours plus d'adhérents, sans examiner tous les torts causés par beaucoup d'individus en son sein. Nous avons laissé de côté la formation idéologique de l'individu et nous ne visons qu'à la croissance numérique, alors que la première est plus essentielle que la seconde"24 (idem).
La CNT de Saragosse n'a rien à voir avec la CNT de 1932-33 (pourtant déjà considérablement affaiblie en tant qu'organe prolétarien, comme nous l'avons vu dans le précédent article) mais, surtout, n'a plus rien à voir avec la CNT de 1910-23 qui était un organisme vivant, qui se consacrait aux luttes immédiates et à la réflexion pour une révolution prolétarienne authentique. Ce n'est plus qu'un syndicat totalement absorbé par l'antifascisme.
C'est ainsi que la délégation du Syndicat des cheminots de la CNT put affirmer tranquillement sans provoquer la moindre protestation que "les cheminots résoudront leurs problèmes comme les autres ouvriers qui revendiquent, mais jamais en mettant en avant que nous avons pour principe d'aller vers un mouvement révolutionnaire" (Procès-verbal, op. cit., p.152).
Cette déclaration à propos du bilan des mouvements insurrectionnels de décembre 1933 qui s'étaient vu privés de la force qu'aurait pu apporter l'entrée en grève des cheminots annulée par les syndicats au dernier moment, montre bien ce qu'est le syndicalisme : l'enfermement de chaque secteur ouvrier dans "ses problèmes", le laissant prisonnier des structures de la production capitaliste qui empêche toute solidarité ou unité de la classe ouvrière. Le mot d'ordre syndical "Que chacun commence par régler ses propres problèmes !" n'est que la forme "ouvriériste" pour enchaîner les ouvriers au capital et empêcher toute solidarité de classe.
La délégation de Gijon dénonça, lors de ce Congrès, un cas flagrant de refus de la plus élémentaire solidarité envers les camarades cénétistes exilés, victimes de la répression lors de l'insurrection des Asturies en 1934 (idem, p. 132). Impensable ne serait-ce que quelques années plus tôt, cette grave faute du Comité national ne souleva pas la moindre réflexion. Visiblement embarrassée, la délégation des Textiles (Barcelone) tenta d'esquiver l'affaire par la diplomatie ; "Nous avons des bases suffisamment solides pour clore ce débat de façon totalement satisfaisante. La Régionale asturienne a visiblement tiré un trait sur l'incident, puisque les ex-exilés sont présents dans ce Congrès en tant que délégués. Par ailleurs, s'il existe une lettre du Comité national dans laquelle l'aide à porter est déconseillée, il en existe une autre postérieure où il revient sur cette position (25). Les délégués qui posent ce problème veulent en fait qu'on les reconnaisse comme des camarades et qu'on leur rende notre entière confiance. Le Congrès satisfait cette requête et la question est résolue".
Cet abandon de la plus élémentaire solidarité ouvrière donna lieu à des attitudes réellement incroyables, comme le dénonça la délégation de Sagunto : "Nous protestons contre le passage qui fait référence à l'attitude du Comité national auprès du gouvernement à propos de la "loi des vagabonds et malfaiteurs", pour qu'elle ne soit pas appliquée contre la Confédération nationale du travail. Nous devons exiger l'abrogation de cette loi pour tous, il n'est pas acceptable que ce que nous considérons mauvais pour nous soit bon pour les autres" (idem, p. 106). Cette loi inique et répugnante, dénoncée dans l'intervention de cette délégation, accordait d'énormes pouvoirs répressifs au gouvernement et fut adoptée par la "très démocratique" République espagnole "des travailleurs" et conservée quasi intégralement par la dictature franquiste.
On entendit même dans ce Congrès une intervention préconisant que "en ce qui concerne les grèves, nous n'avons pas eu la prudence d'économiser les énergies qui doivent se concentrer sur d'autres luttes. Ce défaut peut être corrigé si, au moment où les travailleurs présentent des revendications à la bourgeoisie, on prenait en compte les Sections et Comités des relations industrielles afin, grâce à l'étude préalable de la situation, d'éviter des situations de grèves désordonnées" (idem, p. 196, déclaration de Hospitalet). En d'autres termes, c'est le retour de ce qui avait été le cheval de bataille du secteur syndicaliste en 1919-23 : la régulation des grèves par le biais "d'organismes paritaires". C'est le retour des tribunaux mixtes par lesquels le gouvernement républicano-socialiste de 1931-33 avait tenté de juguler les luttes mais aussi la CNT elle-même.
Mais la délégation du bâtiment de Madrid va plus loin encore : "Les circonstances sont à présent différentes et il devient nécessaire de freiner les mouvements de grèves et de profiter des énergies pour franchir le pas vers d'autres réalisations au moyen de ce courant subversif" (idem, p. 197).
Ces interventions sont le produit typique de la mentalité syndicaliste qui tente de contrôler et de dominer la lutte ouvrière pour la saboter de l'intérieur. Quand les ouvriers tentent de défendre leurs revendications, le syndicalisme devient pessimiste et dénonce partout les "conditions défavorables", il devient mesuré et insiste pour "économiser les énergies". Mais quand il s'agit de ses propres mouvements planifiés, généralement destinés à refroidir la combativité ouvrière pour la conduire vers une défaite toujours amère, alors il devient soudain optimiste et exagère les potentialités de victoire, allant jusqu'à reprocher aux ouvriers leur manque de mobilisation.
Une des manifestations les plus flagrantes de cette mentalité syndicale fut le rapport sur le chômage, adopté par le Congrès. Il contient des réflexions plus ou moins justes sur les causes du chômage et insiste avec raison sur la nécessité de la "révolution sociale" pour mettre un terme à la misère du prolétariat. Ces affirmations de principe deviennent malheureusement des phrases creuses dès qu'est abordé le "programme minimum", qui propose "la semaine de 36 heures", "l'abolition du travail à la tâche", la "retraite obligatoire à 60 ans pour les hommes et 40 pour les femmes avec 70 % du salaire". Au-delà de la radinerie des mesures proposées, le problème central se trouve dans le maintien même d'un programme minimum qui contredit ces affirmations de principe en maintenant l'illusion que des améliorations durables pourraient s'obtenir au sein du capitalisme. Le syndicalisme est incapable d'échapper à cette illusion, car celle-ci se trouve au cœur même de son activité : œuvrer au sein des rapports de production capitalistes pour améliorer la condition ouvrière. Ce qui était possible durant la période ascendante du capitalisme est devenu impossible pendant sa décadence.
Mais on trouve dans ce rapport une affirmation bien plus grave, d'autant plus qu'elle ne suscita ni commentaire ni amendement. Il affirme le plus tranquillement du monde dans son préambule que "l'Angleterre a tenté de recourir à des allocations contre le chômage et cette politique a été un échec absolu, car parallèlement à la misère des masses secourue par ces allocations indignes, se développe la ruine économique du pays, qui doit soutenir de façon parasitaire ses millions de chômeurs avec des sommes qui, bien qu'elles ne soient pas fabuleuses par leur importance, représentent néanmoins l'investissement de réserves économiques du pays dans une œuvre philanthropique" (idem, p. 215).
Voilà que le même Congrès qui consacre une partie de ses travaux à définir la "révolution sociale" et le "communisme libertaire" adopte, en même temps, un préambule dont la préoccupation est de sauver l'économie nationale, qui traite de parasitaires les allocations de chômage et se lamente sur le gaspillage dans de "bonnes œuvres philanthropiques" des richesses de la nation !
Comment une organisation qui se prétend "ouvrière" peut-elle traiter de parasitaires les allocations chômage ? Ne comprend-elle pas l'ABC qui consiste dans le fait que les allocations perçues par un chômeur sont le fruit des quantités d'heures que lui et ses camarades de classe ont passé à travailler et en aucun cas une œuvre philanthropique ? De tels raisonnements sont plus le fait d'hommes politiques de droite ou de patrons que de syndicalistes ou d'hommes politiques de gauche, qui ne se distinguent de toute façon des premiers que parce qu'ils sauvent les apparences, ne disent pas franchement ce qu'ils pensent, et qu'ils sont plus retors.
On ne doit cependant pas être surpris qu'un syndicat qui s'apprêtait dans ses discours à "réaliser la révolution sociale" adopte de telles positions. Le syndicat ne peut avoir comme terrain que celui de l'économie nationale et son objectif est la défense des intérêts globaux de celle-ci, plus encore que ses partenaires et adversaires du patronat. Le syndicat ne se propose d'obtenir des améliorations qu'au sein des rapports de production capitalistes. Cela lui permit durant toute la phase ascendante du système capitaliste d'être un instrument de la lutte ouvrière dans la mesure où, globalement et malgré de fortes contradictions, l'amélioration de la condition ouvrière et la prospérité de l'économie pouvaient avoir un développement parallèle. L'entrée du système dans sa phase de déclin met un terme à cette possibilité : dans une société marquée par des crises constantes, par l'effort de guerre permanent et par les guerres elles-mêmes, la sauvegarde de l'économie nationale exige comme condition absolue l'augmentation permanente de l'exploitation des travailleurs et leur sacrifice.
En 1931, la scission de la tendance syndicaliste organisée en Syndicats d'opposition fit croire aux anarchistes que le danger syndicaliste avait disparu. Ils pensèrent que la bête était morte et avec elle le venin. Mais la réalité était tout autre : le sang qui courait dans les veines de la CNT était syndicaliste et loin de s'affaiblir, la mentalité syndicaliste se renforça progressivement. L'activisme de la période insurrectionnelle 1932-33 ne fut qu'un dangereux mirage. A partir de 1934, la réalité s'imposa inexorablement : le syndicalisme et l'antifascisme, se renforçant mutuellement, avaient piégé la CNT - et avec elle la FAI - dans les engrenages de l'Etat bourgeois. La délégation de Métiers divers d'Igualada le reconnaissait amèrement : "Beaucoup de ceux que nous pensions être de vigoureux défenseurs des thèses de la CNT sont devenus insensiblement, inconsciemment, les défenseurs d'un régime républicain profondément bourgeois" (idem, p. 71).
Le Congrès de Saragosse consacra une bonne partie de ses sessions à la réunification avec les Syndicats d'opposition. De nombreux reproches mutuels fusèrent, quoique accompagnés d'échanges plutôt rhétoriques "saluant" et "tendant la main", mais le sol sur lequel se faisait cette réunification était celui du syndicalisme et de l'antifascisme. Pour se mentir à soi-même et mentir aux autres, le secteur anarchiste accentua les proclamations sur la "révolution sociale" et fit adopter sans presque de discussion le fameux rapport sur le communisme libertaire. Ce dernier était destiné, à travers de grandes déclarations radicales sur le communisme libertaire, à faire passer dans la pratique quotidienne la camelote réformiste de soumission à l'idéologie du capital. Il s'agissait en fait de la même manœuvre que le secteur syndicaliste avait pratiquée en 1919 puis en 1931, manœuvre alors fortement critiquée par le secteur anarchiste et que ce dernier à son tour reprenait à son propre compte : emballer la politique syndicaliste de collaboration avec le capital dans une enveloppe attractive à base de "rejet de la politique" et de "révolution".
Les deux secteurs, anarchistes et syndicalistes, se réunissaient sur le terrain du capitalisme. Le délégué de l'Opposition de Valence put alors défier l'assemblée sans provoquer la moindre objection.
Les événements spectaculaires qui se produisent à partir de 1936, et où la CNT joua un rôle de premier plan, sont suffisamment connus : l'annulation et le sabotage du mouvement de lutte des ouvriers à Barcelone et ailleurs en Espagne en riposte au pronunciamiento fasciste ; soutien inconditionnel à la Generalitat catalane et participation, indirectement puis ouvertement, à son gouvernement ; envoi de ministres au gouvernement républicain, etc. (26).
Ces faits démontrent largement la trahison de la CNT. Mais ils ne sont pas une tempête qui surgit dans un ciel d'azur. Tout au long de cette série d'articles, nous nous sommes efforcés de comprendre les raisons qui conduisirent à cette terrible et tragique situation, la perte d'un organisme qui avait tant coûté d'efforts au prolétariat. Il ne s'agit pas de lancer de grands anathèmes mais d'analyser à l'aide d'une méthode globale et historique le processus et les causes qui favorisèrent ce dénouement. La série d'articles sur le syndicalisme révolutionnaire et la série sur la CNT (27) tentent de fournir les matériaux pour ouvrir un débat qui nous permette de tirer les leçons afin de nous armer pour les futurs combats. Face à la tragédie de la CNT, il nous faut faire nôtres les paroles du philosophe, "ni rire, ni pleurer, mais comprendre".
RR y C.Mir 12-3-08
1 Voir en particulier le cinquième article de cette série dans la Revue internationale no 132, "L'échec de l'anarchisme pour empêcher l'intégration de la CNT dans l'Etat bourgeois (1931-1934) [1560]".
2 Voir le quatrième article de cette série dans la Revue internationale no 131, "La contribution de la CNT à l'instauration de la République espagnole (1921-1931) [1561]".
3 Parmi les différents textes que nous avons publiés, le lecteur peut aussi consulter ceux qui furent écrits par les rares groupes révolutionnaires qui résistèrent alors à la marée "antifasciste" : "Le fascisme, formule de confusion [1562]", Revue internationale no 101 ; "Les origines économiques, politiques et sociales du fascisme [1563]", Revue internationale no 3 ; "Nationalisme et antifascisme [1564]", Revue internationale no 72.
4 Il faut ici préciser que l'unité ouvrière ne peut s'atteindre au moyen d'accords entre les organisations politiques ou syndicales. L'expérience de la Révolution russe de 1905 montre que l'unité ouvrière se réalise directement, à travers la lutte massive, et qu'elle s'organise par les Assemblées générales dans un premier temps, puis par les Conseils ouvriers quand s'ouvre une période révolutionnaire.
5 Olaya, Historia del movimiento obrero español, T. II, op. cit.
6 Scission qui dura de 1931 à 1936, dominée par les éléments ouvertement syndicalistes de la CNT. Voir Revue internationale no 132, op. cit.
7 Ce Pacte avait été caché au Comité national de la CNT qui se trouva placé devant le fait accompli.
8 Tenu en mai 1936. Voir plus loin.
9 Second journal quotidien, le premier étant la légendaire Solidaridad obrera.
10 El Congreso Confederal de Zaragoza, Editions ZYX, 1978.
11 Ce personnage était alors le principal dirigeant du PSOE et de l'UGT.
12 Cité par Olaya, op. cit.
13 Olaya, op. cit., p. 887.
14 Peirats, La CNT en la revolución española, T. I, p. 106. Op. cit.
15 Idem.
16 Idem.
17 Cité dans El Congreso Confederal de Zaragoza,Le Congrès de Saragosse, op. cit., p. 171.
18 Articles publiés le 17 janvier et le 2 avril 1936.
19 Cité par Peirats, op. cit., p. 113.
20 Gómez Casas, Historia de la FAI, p. 210.
21 Il faut rappeler que l'amnistie des emprisonnés syndicalistes fut alors un des motifs les plus fréquemment invoqués sans la moindre honte par les leaders de la CNT et de la FAI pour préconiser le soutien au Front populaire.
22 Ajoutons à ceci que la timide et restreinte loi sur la réforme agraire fut repoussée sine die malgré les promesses faites, et que le gouvernement "populaire", entre février et juillet, maintint pratiquement l'état d'exception ainsi qu'une censure rigide qui affectait surtout la CNT.
23 Cité dans les procès-verbaux du Congrès de Saragosse de la CNT, en espagnol, page 171.
24 Procès-verbal du Congrès de Saragosse, op. cit., p. 171
25 Ceci reste incertain et confus dans le procès-verbal du congrès. Pendant le débat, le Comité national en arrive cependant à affirmer: "Nous avons tout au plus dit que nous ne pouvions conseiller aucun type de solidarité".
26 Nous les avons amplement analysés dans notre livre (en espagnol) Franco y la República masacran a los trabajadores.
27 La première commence dans la Revue internationale no 118 et la seconde dans la 128.
Jusqu'ici, le capitalisme avait démontré son échec patent à développer les deux-tiers de l'humanité. Avec la formidable croissance économique en Inde et en Chine - et plus généralement dans l'ensemble de l'Asie de l'Est -, il est clamé sur tous les toits qu'il serait capable d'en développer plus de la moitié. Et ses capacités seraient d'autant plus grandes si on le libérait de toutes ses entraves ! Ainsi, est-il prétendu qu'avec des salaires et conditions de travail alignés au niveau chinois, la croissance en occident atteindrait également les 10% l'an !
L'enjeu théorique et idéologique est donc immense : est-ce que le développement en Asie de l'Est exprimerait un renouveau du capitalisme, ou bien ne serait-ce qu'une simple vicissitude dans le cours de sa crise ? C'est à cette question cruciale que nous allons tenter de répondre. Pour ce faire, tout en considérant l'ensemble du phénomène à l'échelle du sous-continent asiatique, nous examinerons plus particulièrement son point d'appui emblématique et le plus médiatisé : la Chine.
Ce sont ces enjeux, ces questions, que nous développons dans les chapitres qui suivent.1) En 25 années de crise économique et de "mondialisation"[1] (1980-2005), alors que l'Europe n'a multiplié son PIB (Produit Intérieur Brut) que par 1,7, les Etats-Unis par 2,2 et le Monde par 2,5, l'Inde est parvenue à le multiplier par 4, l'Asie en développement par 6 et la Chine par 10 ! Ce dernier pays a donc progressé quatre fois plus rapidement que la moyenne mondiale et ce en pleine période de crise. Ceci signifie que, ces deux dernières décennies, la croissance dans le sous continent-asiatique est venue amortir la chute continue du taux de croissance du PIB mondial par habitant depuis la fin des années 1960 : 3,7% (1960-69) ; 2,1% (1970-79) ; 1,3% (1980-89) ; 1,1% (1990-1999) et 0,9% pour 2000-2004 [2]. La première question qui se pose à nous est donc la suivante : cette région du monde échapperait-elle à la crise qui mine le reste de l'économie mondiale ?
2) Les Etats-Unis ont mis cinquante ans pour doubler leur revenu par tête entre 1865 et la première guerre mondiale (1914) ; la Chine y est parvenue en deux fois moins de temps en pleine période de décadence et de crise du capitalisme ! Alors que l'Empire du milieu était rural à 84% en 1952, le nombre d'ouvriers dans le secteur industriel chinois est aujourd'hui (170 millions) de 40% plus important que dans l'ensemble des pays de l'OCDE (123 millions) ! Ce pays devient l'atelier du monde et l'emploi tertiaire y augmente à pas de géant. La transformation de la structure de l'emploi est l'une des plus rapides qui ait jamais eu lieu dans toute l'histoire du capitalisme [3]. Ainsi, la Chine est d'ores et déjà devenue la quatrième économie du monde si l'on calcule son PIB en dollars au taux de change et la seconde calculée en parités de pouvoir d'achat [4]. Tous ces éléments posent clairement la question de savoir si ce pays ne connaîtrait pas une véritable accumulation primitive et révolution industrielle comme celles qui eurent lieu dans les pays développés au cours des XVIIIè et XIXè siècles. Formulé autrement : y aurait-il une marge pour l'émergence de capitaux et pays neufs au cours de la décadence du capitalisme ? Voire même, un rattrapage serait-il possible, comme ce fut le cas durant sa phase ascendante ? En effet, si l'allure de la croissance actuelle se poursuit, la Chine deviendrait l'une des plus grandes puissances mondiales dans moins de deux décennies. C'est aussi ce que les Etats-Unis et l'Allemagne avaient réussi à faire au XIXè siècle en rattrapant et supplantant l'Angleterre et la France, et ce, malgré le fait qu'ils aient démarré plus tardivement.
3) La progression du PIB chinois est également la plus vigoureuse de toute l'histoire du capitalisme : avec une progression annuelle moyenne de 8 à 10% durant ces 25 dernières années de crise au niveau mondial, la croissance chinoise dépasse encore les records atteints durant la période de prospérité d'après-guerre puisque le Japon a progressé de 8,2% l'an entre 1950 et 73 et la Corée du sud de 7,6% l'an entre 1962 et 1990. De plus, ce rythme est actuellement bien plus important et plus stable que ceux de ses voisins déjà bien industrialisés (Corée du Sud, Taiwan et Hong-Kong) ! Dès lors, la Chine serait-elle en train de vivre ses propres Trente glorieuses ?
4) De surcroît, la Chine ne se contente plus de produire et d'exporter des produits de base, ou de réexporter des produits assemblés dans ses ateliers à bas salaires : elle produit et exporte de plus en plus de biens à haute valeur ajoutée, comme de l'électronique et du matériel de transport. Dès lors, assisterait-on en Chine à un processus de remontée des filières technologiques analogue à se qui s'est produit dans les NPI (Nouveaux Pays Industrialisés : Corée du Sud, Taïwan, Hong-Kong et Singapour) ? La Chine pourra-t-elle, comme ces derniers, réduire sa dépendance envers ses exportations et se tourner vers le développement de son marché intérieur ? En d'autres mots, est-ce que l'Inde et la Chine ne sont que des étoiles filantes, dont l'éclat s'effacera à terme, ou seront-ils amenés à devenir de nouveaux acteurs majeurs sur la scène mondiale ?
5) La rapide constitution d'un énorme bastion de la classe ouvrière mondiale dans le sous-continent asiatique, certes extrêmement jeune et inexpérimenté, pose néanmoins de multiples questions quant au développement de la lutte de classe dans cette partie du monde et quant à son incidence au niveau du rapport de force entre les classes à l'échelle internationale. La multiplication des combats de classe et l'émergence de minorités politiques en sont des signes non ambigus [5]. En retour, les bas salaires et conditions extrêmement précaires de travail en Asie de l'Est sont utilisés par la bourgeoisie des pays développés pour exercer un chantage à l'emploi (par la menace de délocalisation) et effectuer une formidable pression à la baisse sur les salaires et conditions de travail.
On ne peut répondre à toutes ces questions et dégager les véritables ressorts, contradictions et limites de la croissance asiatique, que si on est capable de les situer dans le contexte général de l'évolution du capitalisme à l'échelle historique et internationale. Dès lors, ce n'est qu'en replaçant l'actuel développement en Asie de l'Est, d'une part, dans le cadre de l'ouverture de la phase de décadence du capitalisme depuis 1914 (Ière partie) et, d'autre part, dans la dynamique de crise qui est réapparue à la fin des années 1960 au niveau international (IIème partie), que l'on pourra correctement dégager les éléments essentiels de réponse à la croissance asiatique (IIIème partie). Tels seront les axes de l'analyse développée dans cet article. [6]
[1] Lire notre article Derrière la mondialisation de l'économie, l'aggravation de la crise dans le numéro 86 de cette revue.
[2] Sources : Banque Mondiale : Indicateurs du développement dans le monde 2003 (version en ligne) et Perspectives économiques mondiales 2004.
Tableau 1 : Répartition structurelle en % de la valeur produite et en emploi |
||||||
|
Primaire (agriculture) |
Secondaire (industrie) |
Tertiaire (services) |
|||
|
Valeur |
Emploi |
Valeur |
Emploi |
Valeur |
Emploi |
1952 |
51 |
84 |
21 |
7 |
29 |
9 |
1978 |
28 |
71 |
48 |
17 |
24 |
12 |
2001 |
15 |
50 |
51 |
22 |
34 |
28 |
Source : China Statistical Yearbook, 2002. |
[4] Ce mode de calcul est nettement plus fiable dans la mesure où il s'appuie, non plus sur les valeurs respectives des monnaies tirées des seuls échanges de biens sur le marché mondial, mais de la comparaison des prix d'un panier de biens et de services standard entre pays.
[5] Nous renvoyons le lecteur à notre Rapport sur la conférence en Corée qui réunissait une série de groupes et d'éléments se revendiquant de l'internationalisme prolétarien et de la Gauche Communiste (Revue Internationale n°129) ainsi qu'au site Web d'un nouveau groupe politique internationaliste qui est apparu aux Philippines et qui se revendique également de la filiation politique des groupes de la Gauche Communiste (consulter notre site Web).
[6] Notre 17e congrès international (cf. Revue Internationale n° 130) avait consacré une part importante de ses travaux à la crise économique du capitalisme en se penchant notamment sur la croissance actuelle de certains pays "émergents", tels l'Inde ou la Chine, qui semble contredire les analyses faites par notre organisation, et les marxistes en général, sur la faillite définitive du mode de production capitaliste. A ce sujet, il avait pris comme décision de faire paraître dans sa presse, et notamment dans la Revue Internationale, des articles approfondis sur ce thème. Le présent texte est une concrétisation de cette orientation et nous pensons qu'il contribue de façon tout à fait valable à la compréhension du phénomène de la croissance chinoise envisagé dans le cadre de la décadence du capitalisme. Cela dit, les débats que nous menons actuellement en notre sein sur l'analyse des mécanismes qui ont permis au capitalisme de connaître sa croissance spectaculaire après la seconde guerre mondiale se répercutent sur la façon de comprendre le dynamisme actuel de l'économie de certains pays "émergents", notamment la Chine. Le présent article fait justement l'objet d'un désaccord qui porte sur l'idée qu'il défend selon laquelle la masse salariale serait à même de constituer un débouché solvable à la production capitaliste, lorsqu'elle n'est pas "comprimée" à l'extrême. Cela se traduit par la formulation suivante à propos de l'actuelle mondialisation qui "est pervertie en ce sens qu'elle comprime relativement cette masse salariale et qu'elle restreint d'autant les bases de l'accumulation à l'échelle mondiale". Ceci n'est pas le point de vue aujourd'hui majoritaire au sein de l'organe central du CCI qui considère que si, pour des raisons dans lesquelles nous n'entrerons pas ici, le capitalisme est amené à faire "bénéficier" la classe ouvrière d'un pouvoir de consommation surpassant ce qui est strictement nécessaire à la reproduction de sa force de travail, la consommation ouvrière qui s'en trouve ainsi augmentée ne favorise pas pour autant durablement l'accumulation.
Marquée par le joug colonial et l'inaboutissement de sa révolution bourgeoise plusieurs fois avortée, la trajectoire de la Chine est typique de ces pays qui n'ont pu prendre le train de la révolution industrielle en marche au cours de la phase ascendante du capitalisme. Alors que la Chine était encore la première puissance économique mondiale jusqu'en 1820 avec un PIB s'élevant au tiers de la richesse produite dans l'ensemble du monde, ce même PIB chinois ne représentera plus que 4,5% en 1950, soit une division par un facteur sept !
Graphique 1, source : Angus Maddison, L’économie mondiale, OCDE, 2001 : 45.
Le graphique ci-dessus indique une diminution du PIB par habitant chinois de 8% durant toute la phase ascendante du capitalisme : il passe de 600$ en 1820 à 552$ en 1913. Ceci est la marque d'une absence de véritable révolution bourgeoise, de conflits endémiques entre Seigneurs de la guerre au sein d'une classe dominante affaiblie, ainsi que du terrible joug colonial que va subir ce pays après la défaite de la guerre de l'opium en 1840, défaite qui marque le début d'une série de traités humiliants qui dépecèrent la Chine au profit des puissances coloniales. Déjà affaiblie, la Chine sera mal armée pour résister aux conditions de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. La saturation relative des marchés et leur domination par les grandes puissances qui caractérisent l'ensemble de la phase de décadence du capitalisme, ont confiné la Chine dans un sous-développement absolu durant la majeure partie de cette période, puisque son PIB par habitant régresse encore plus rapidement (-20%) entre 1913 (552$) et 1950 (439$) !
Toutes ces données viennent pleinement confirmer l'analyse développée par la Gauche Communiste selon laquelle, en décadence, il n'est plus possible pour de nouveaux pays et puissances d'émerger dans un contexte de marché mondial globalement saturé [1]. Ce n'est que pendant les années 1960 que le PIB par habitant chinois retrouve son niveau de 1820 (600 $) ! Ensuite, il augmente sensiblement, mais ce n'est que durant ces trente dernières années que la croissance explosera à des taux jamais vus dans toute l'histoire du capitalisme [2]. C'est cette parenthèse toute récente et exceptionnelle dans l'histoire de la Chine qu'il s'agit d'expliquer, parenthèse qui, en apparence, semble contredire nombre de certitudes à propos de l'évolution du capitalisme.
Comme nous le disions en 1974 dans une longue étude sur le capitalisme d'Etat : « La tendance à l'étatisation est l'expression de la crise permanente du capitalisme depuis 1914. C'est une forme d'adaptation du système pour survivre dans une période où le moteur économique du capitalisme n'a plus de possibilité historique. Quand les contradictions du capitalisme ne peuvent que déchirer le monde dans d'inévitables rivalités et guerres impérialistes, le Capitalisme d'Etat est l'expression de la tendance à l'autarcie, à l'économie de guerre permanente, à la concentration nationale, pour protéger le Capital National. (...) dans la période de décadence, due à la relative saturation des marchés, la crise permanente du système a imposé certains changements dans la structure organisationnelle du capitalisme. (...) Parce qu'il n'y a pas de solutions purement économiques à ces difficultés, on ne peut permettre le libre fonctionnement des lois aveugles du capitalisme. La bourgeoisie essaie d'en maitriser les conséquences par l'intervention de l'Etat : subventions, nationalisation des secteurs déficitaires, contrôle des matières premières, planning national, manœuvre monétaire, etc. » (Revue Internationale ancienne série n° 10, p.13-14).
Ces tendances à la prise en main des intérêts nationaux par l'Etat et au repli sur le cadre national marqueront un coup d'arrêt brutal à l'expansion et l'internationalisation du capitalisme qui ont prévalu durant toute sa phase ascendante. Ainsi, au cours de cette dernière, la part des exportations des pays développés dans le produit mondial n'a fait que croître, et ce, jusqu'à plus que doubler, puisqu'elle passe de 5,5% en 1830 à 12,9% à la veille de la première guerre mondiale (tableau 2). Ceci illustre la conquête effrénée du monde par le capitalisme à cette époque.
L'ouverture de la phase de décadence du capitalisme, par contre, va marquer un brutal coup d'arrêt à cette pénétration capitaliste dans le monde. La stagnation du commerce mondial entre 1914 et 1950 (cf. graphique 2), la régression de moitié de la part des exportations des pays développés dans le produit mondial (de 12,9% en 1913 à 6,2% en 1938 - tableau 2), et le fait que la croissance du commerce mondial sera bien souvent inférieure à celle de la production, illustrent chacun à leur manière ce puissant repli relatif dans le cadre de l'Etat nation durant la phase de décadence. Même durant les années fastes des Trente glorieuses qui connaissent une vigoureuse reprise du commerce international jusque dans les années 1970, la part des exportations des pays développés (10,2%) restera toujours inférieure à son niveau de 1914 (12,9%) et même à celui atteint dès 1860 (10,9% - cf. tableau 2 [3]) ! Ce ne sera qu'à la faveur du phénomène de "mondialisation" à partir des années 80, que cette part des exportations dépassera son niveau atteint plus d'un siècle auparavant !
Cette même opposition de dynamique entre la phase ascendante et décadente du capitalisme se retrouve au niveau du flux des investissements entre pays. La part des Investissements Directs à l'Etranger (IDE) augmente jusqu'à représenter 2% du PIB mondial en 1914 alors que malgré leur considérable développement suite à la mondialisation, ils n'atteignent que la moitié (1%) en 1995 ! Il en va également au niveau du stock des IDE des pays développés. Alors qu'il a doublé suite à la mondialisation en passant de 6,6% en 1980 à 11,5% en 1995, ce pourcentage ne dépasse pas celui atteint en 1914 (entre 12% et 15%). Ce recentrage économique sur le cadre national et les pays développés en période de décadence peut encore s'illustrer par le fait suivant : « A la veille de la Première Guerre mondiale, 55 à 65% des IDE se trouvaient dans le Tiers-Monde et seulement 25 à 35% dans les pays développés ; à la fin des années 1960, ces proportions se sont inversées, puisque, en 1967, seulement 31% su stock des IDE des pays développés occidentaux se trouvaient dans le Tiers-Monde et 61% dans les pays développés occidentaux. Et, depuis cette date, la tendance s'est encore renforcée. (...) Vers 1980, ces proportions sont passées à 78% d'IDE dans les pays développés et 22% dans le Tiers-Monde. (...) De ce fait, l'importance par rapport au PIB des investissements directs se trouvant à l'intérieur des pays développés occidentaux était de l'ordre de 8,5% à 9,0% au milieu de la décennie 1990, contre 3,5 à 4% vers 1913, soit plus du double » [4].
Alors que le capitalisme ascendant modelait le monde à son image en entraînant de plus en plus de nations dans son sillage, la décadence figera en quelque sorte la situation au moment de son apogée : « Cette incapacité de surgissement de nouvelles grandes unités capitalistes s'exprime entre autres dans le fait que les six plus grandes puissances industrielles d'aujourd'hui l'étaient déjà (bien que dans un ordre différent) à la veille de la première guerre mondiale » (Revue Internationale n°23, p.27). Tout ceci illustre ce spectaculaire repli sur le cadre national qui a caractérisé toute la phase de décadence du capitalisme au travers du recours massif aux politiques de capitalisme d'Etat.
Graphique 2, source : Rostow, The World Economy, History and Prospect, University of Texas Press, 1978 : 662
Tableau 2 : Taux d'exportation des pays développés occidentaux en valeur (% du PIB) |
|
1830 |
5,5 |
1860 |
10,9 |
1890 |
11,7 |
1913 |
12,9 |
1929 |
9,8 |
1938 |
6,2 |
1950 |
8 |
1960 |
8,6 |
1970 |
10,2 |
1980 |
15,3 |
1990 |
14,8 |
1996 |
15,9 |
Philippe Norel, L'invention du marché, Seuil, 2003 : 431. |
Toute l'Asie de l'Est sera particulièrement concernée par ce vaste mouvement de repli sur le cadre de l'Etat nation. Après la seconde guerre mondiale, c'est près de la moitié de la population du monde qui se verra retirée du marché mondial et enserrée dans la bipolarisation du monde en deux blocs géostratégiques qui ne prendra réellement fin qu'avec les années 80 : ont été concernés les pays du bloc de l'Est, la Chine, l'Inde et plusieurs pays du Tiers-Monde comme Cuba, le Vietnam, le Cambodge, l'Algérie, l'Egypte, etc.. Ce retrait brutal du marché pour la moitié du monde est une parfaite illustration de la saturation relative du marché mondial, saturation qui a obligé chaque capital national à prendre directement en main ses intérêts à l'échelle nationale et à s'intégrer sous la tutelle et dans les politiques menées par les deux grandes puissances pour survivre dans l'enfer de la décadence. Cette politique, contrainte et forcée, mena cependant à un échec patent. En effet, toute cette période se soldera par une croissance relativement médiocre pour l'Inde et la Chine, surtout pour le premier qui a encore moins bien fait que l'Afrique :
Tableau 3 : PIB par habitant (Indice 100 = 1950) |
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1950 |
1973 |
Japon |
100 |
594 |
Europe occidentale |
100 |
251 |
Etats-Unis |
100 |
243 |
Monde |
100 |
194 |
Chine |
100 |
191 |
Afrique |
100 |
160 |
Inde |
100 |
138 |
Source : Angus Maddison, L'économie mondiale, annexe C, OCDE, 2001. |
Il est vrai que la croissance de la Chine fut supérieure à celle de l'ensemble du Tiers-Monde entre 1950 et 73, elle resta cependant inférieure à la moyenne mondiale, fut marquée par une terrible surexploitation des paysans et travailleurs, n'a été rendue possible que par l'intense soutien du bloc de l'Est jusqu'aux années 60, et par l'intégration dans la sphère d'influence américaine ensuite. De plus, elle fut ponctuée par deux reculs significatifs durant les dites périodes de ‘grand bond en avant' (1958-61) et de ‘révolution culturelle' (1966-70) qui ont fauché plusieurs dizaines de millions de paysans et prolétaires chinois dans d'atroces famines et souffrances matérielles. Cet échec global des politiques de capitalisme d'Etat autarcique est ce que nous constations également il y a plus d'un quart de siècle : « Les politiques protectionnistes connaissent au 20ème siècle une faillite totale. Loin de constituer une possibilité de respiration pour les économies moins développées, elles conduisent à l'asphyxie de l'économie nationale » (Revue Internationale, n°23, p.27), il résulte du fait que le capitalisme d'Etat ne constitue pas une solution aux contradictions du capitalisme mais un emplâtre sur une jambe de bois lui permettant de repousser ses manifestations dans le temps.
Seule face à la terrible concurrence sur un marché mondial globalement saturé et contrôlé par les grandes puissances, la Chine ne pourra défendre au mieux ses intérêts nationaux qu'en s'intégrant d'abord au sein du bloc soviétique jusqu'au tout début des années 1960, pour évoluer ensuite dans l'orbite américaine à partir des années 1970. Evoluant dans un contexte qui ne permettait plus à de nouvelles puissances d'émerger et de rattraper leur retard comme en phase ascendante, la défense d'un projet nationaliste de ‘développement' en décadence (maoïsme) n'était possible qu'à cette condition. C'est à ce prix que la Chine se vendra au plus offrant dans le contexte de bipolarisation inter-impérialiste du temps de la guerre froide (1945-89). L'isolement par rapport au marché mondial, l'intégration au bloc soviétique, et l'aide massive apportée par ce dernier, ont permis une croissance chinoise, certes modeste - puisque tout juste inférieure à la moyenne mondiale -, mais relativement meilleure que celle de l'Inde et du reste du Tiers-Monde. En effet, l'Inde ne s'étant que partiellement retirée du marché mondial, et s'étant même aventurée comme chef de fil du mouvement des ‘pays non-alignés' [5], en paiera le prix par une croissance économique inférieure à celle de l'Afrique durant cette même période (1950-73) ! L'implosion des grands blocs impérialistes après la chute du mur de Berlin (1989) et la perte continuelle du leadership américain sur le monde, ont levé cette contrainte à la bipolarisation internationale, laissant ainsi plus de latitude à l'expression d'intérêts propres à chacun des pays.
[1] « La période de décadence du capitalisme se caractérise par l'impossibilité de tout surgissement de nouvelles nations industrialisées. Les pays qui n'ont pas réussi leur ‘décollage' industriel avant la 1ère guerre mondiale sont, par la suite, condamnés à stagner dans le sous-développement total, ou à conserver une arriération chronique par rapport aux pays qui ‘tiennent le haut du pavé'. Il en est ainsi de grandes nations comme l'Inde ou la Chine dont ‘l'indépendance nationale' ou même la prétendue ‘révolution' (lire l'instauration d'un capitalisme d'Etat draconien) ne permettent pas la sortie du sous-développement et du dénuement. (...) Cette incapacité des pays sous-développés à se hisser au niveau des pays les plus avancés s'explique par les faits suivants : 1) Les marchés représentés par les secteurs extra-capitalistes des pays industrialisés sont totalement épuisés par la capitalisation de l'agriculture et la ruine presque complète de l'artisanat. (...) 3) Les marchés extra-capitalistes sont saturés au niveau mondial. Malgré les immenses besoins et le dénuement total du tiers-monde, les économies qui n'ont pu accéder à l'industrialisation capitalistes ne constituent pas un marchés solvable parce que complètement ruinées. 4) La loi de l'offre et de la demande joue contre tout développement de nouveaux pays. Dans un monde où les marchés sont saturés, l'offre dépasse la demande et les prix sont déterminés par les coûts de production les plus bas. De ce fait, les pays ayant les coûts de production les plus élevés [les pays sous-développés] sont contrains de vendre leurs marchandises avec des profits réduits quand ce n'est pas à perte. Cela ramène le taux d'accumulation à un niveau extrêmement bas et, même avec une main d'œuvre très bon marché, ils ne parviennent pas à réaliser les investissements nécessaires à l'acquisition d'une technologie moderne, ce qui a pour résultat de creuser encore plus le fossé qui sépare ces pays des grandes puissances industrielles. (...) 6) Aujourd'hui, la production industrielle moderne fait appel à une technologie incomparablement plus sophistiquée qu'au siècle dernier et donc à des investissements considérables que seuls les pays déjà développés sont en mesure d'assumer » (Revue Internationale n°23, 1980, p.27-28).
[2] Maddison, OCDE, 2001 : 283, 322.
[3] Le commerce mondial va très rapidement se développer après 1945, et ce, encore plus fortement qu'en phase ascendante puisque ce commerce est multiplié par 5 entre 1948 et 1971 (23 années) alors qu'il n'est multiplié que par 2,3 entre 1890 et 1913 (23 années également) ! La croissance du commerce mondiale a donc été deux fois plus forte durant les Trente glorieuses que pendant la meilleure période en phase ascendante (Source : Rostow, The World Economy, History and Prospect, University of Texas Press, 1978 : 662). Or, malgré cette formidable croissance du commerce mondial, la part des exportations dans la richesse produite dans le monde reste inférieure au niveau atteint en 1913 et même à celui de 1860 : les pays développés n'exportent pas plus en 1970 qu'un siècle auparavant ! Ceci est la marque indubitable de l'existence d'une croissance autocentrée restant repliée sur le cadre national. Et encore, ce constat de forte reprise du commerce international après 1945 est en réalité moins intense que ce que nous montre le graphique. En effet, une part de plus en plus importante de celui-ci va concerner non des ventes réelles mais des échanges entre filiales du fait de l'accroissement de la division internationale du travail : « d'après les estimations réalisée par l'UNCTAD, les firmes multinationales à elles seules réalisent actuellement les deux tiers du commerce mondial. Et la moitié de ce commerce mondial est le fait de transferts entre filiales du même groupe » (Bairoch Paul, Victoires et déboires, III : 445). Ce constat vient donc renforcer notre conclusion générale selon laquelle la décadence se caractérise essentiellement par un repli général de chaque pays dans son cadre national et non, comme en phase ascendante, par une extension et une prospérité fondée sur une conquête effrénée de par le monde..
[4] Toutes les données sur les IDE proviennent de : Bairoch Paul, 1997, Victoires et déboires, III : 436-443.
[5] C'est sur l'île indonésienne de Java que, du 18 au 24 avril 1955, eu lieu à Bandung la première conférence afro-asiatique, qui réunit vingt-neuf pays dont la plupart ont été décolonisés depuis peu et appartiennent tous au Tiers Monde. L'initiative de ce sommet revient au Premier ministre indien Nehru, soucieux de créer sur la scène internationale un ensemble de puissances qui échapperait aux deux Grands et à la logique de guerre froide. Cependant, jamais ces dits ‘non-alignés' ne parviendront réellement à être ‘indépendants' et à s'abstraire de la logique d'affrontement des deux grands blocs impérialistes en présence (le bloc américain et soviétique). Ainsi, ce mouvement contiendra à la fois des pays pro-occidentaux comme le Pakistan ou la Turquie, et d'autre comme la Chine et le Vietnam du Nord qui sont prosoviétiques.
Après avoir replacé l'évolution de l'Asie de l'Est dans le contexte historique de l'ascendance et de la décadence du capitalisme, ainsi que dans le cadre du développement du capitalisme d'Etat et de l'intégration aux blocs impérialistes au cours de cette dernière phase, il nous faut maintenant essayer de comprendre pourquoi cette région du monde a pu inverser sa tendance historique à la marginalisation. En effet, le tableau ci-dessous nous montre qu'en 1820, l'Inde et la Chine concentraient près de la moitié de la richesse produite dans le monde (48,9%) et n'en représente plus que 7,7% en 1973 ! Le poids du joug colonial, puis l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, vont diviser la part de l'Inde et de la Chine dans le PIB mondial par un facteur six ! Autrement dit, lorsque l'Europe et les pays neufs se développent, l'Inde et la Chine reculent relativement. Aujourd'hui, c'est exactement l'inverse, lorsque les pays développés entrent en crise, l'Asie de l'Est se développe au point de remonter sa part à 20% de la production mondiale de richesse en 2006. Il y a donc là une très nette évolution en ciseaux à l'échelle historique : quand les pays industrialisés se développent puissamment, l'Asie recule relativement et, lorsque la crise s'installe durablement dans les pays développés, l'Asie connaît un boom économique :
Tableau 4 : Part des différentes zones dans le monde en % du PIB mondial |
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|
1700 |
1820 |
1870 |
1913 |
1950 |
1973 |
1998 |
2001 |
|
Europe et pays neufs (*) |
22,7 |
25,5 |
43,8 |
55,2 |
56,9 |
51 |
45,7 |
44,9 |
|
Reste du monde |
19,7 |
18,3 |
20,2 |
22,9 |
27,6 |
32,6 |
24,8 |
(°) |
|
Asie |
57,6 |
56,2 |
36,0 |
21,9 |
15,5 |
16,4 |
29,5 |
|
|
Inde |
24,4 |
16,0 |
12,2 |
7,6 |
4,2 |
3,1 |
5,0 |
5,4 |
|
Chine |
22,3 |
32,9 |
17,2 |
8,9 |
4,5 |
4,6 |
11,5 |
12,3 |
|
Reste Asie |
10,9 |
7,3 |
6,6 |
5,4 |
6,8 |
8,7 |
13,0 |
(°) |
|
(*) Pays neufs = Etats-Unis, Canada, Australie et Nouvelle Zélande (°) = 37,4 : Reste du monde + Reste Asie |
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Source : Angus Maddison, L'économie mondiale, OCDE, 2001 : 280 |
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L'évolution de l'Asie de l'Est après la seconde guerre mondiale
Cette dynamique en ciseau peut encore s'illustrer par l'évolution du taux de croissance de la Chine comparativement au reste du monde après la seconde guerre mondiale. Les tableaux 3 (ci-dessus) et 5 (ci-dessous) montrent que, lorsque les pays développés connaissent une croissance soutenue, l'Inde et la Chine sont à la traîne : entre 1950 et 1973, l'Europe fait deux fois mieux que l'Inde, le Japon trois fois mieux que la Chine et quatre fois mieux que l'Inde, et la croissance de ces deux derniers pays est inférieure à la moyenne mondiale. Par contre, ce sera exactement l'inverse ensuite : entre 1978 et 2002, la croissance annuelle moyenne du PIB chinois par habitant est plus de quatre fois plus élevée (5,9%) que la croissance moyenne mondiale (1,4%), et l'Inde multiplie son PIB par 4, alors que le monde ne le multiplie que par 2,5 entre 1980 et 2005.
Ce n'est donc que lorsque les pays centraux du capitalisme entrent en crise que l'Inde et la Chine décollent. Pourquoi ? Qu'est-ce qui explique cette évolution en ciseau ? Pourquoi, lorsque le reste du monde s'enfonce dans la crise, l'Asie de l'Est connaît-elle un regain de croissance ? Pourquoi cette inversion de tendance ? Comment expliquer cette parenthèse de forte expansion en Asie de l'Est à la faveur de la poursuite de la crise économique au niveau international ? C'est ce que nous allons à présent examiner.
Le retour de la crise économique dès la fin des années 60 viendra balayer tous les modèles de croissance qui avaient fleuri de par le monde après la seconde guerre mondiale : le modèle stalinien à l'Est, le modèle keynésien à l'Ouest et le modèle nationaliste-militariste dans le Tiers-Monde. Elle mettra à bas leurs prétentions respectives à se présenter comme une solution aux contradictions insurmontables du capitalisme. L'aggravation de celles-ci tout au long des années 70 signera la faillite des recettes néo-keynésiennes dans les pays de l'OCDE, mènera jusqu'à l'implosion du bloc de l'Est au cours de la décennie suivante et révèlera l'impuissance de toutes les alternatives ‘tiers-mondistes' (Algérie, Vietnam, Cambodge, Iran, Cuba, etc.). Tous ces modèles qui ont pu faire illusion durant les années grasses des Trente glorieuses sont venus s'échouer sous les coups de buttoir des récessions successives et démontrer ainsi qu'ils ne constituaient en rien un dépassement des contradictions intrinsèques du capitalisme.
Les conséquences et réactions à ces faillites seront fort diverses. C'est dès les années 1979-80 que les pays occidentaux réorienteront leur politique en direction d'un capitalisme d'Etat dérégulé (le ‘tournant néolibéral' comme l'appellent les médias et gauchistes). Par contre, engoncés dans un capitalisme d'Etat d'une rigidité stalinienne, ce n'est qu'à la suite de l'implosion de ce système que les pays de l'Est s'engageront sur un chemin analogue. C'est également sous cette terrible pression de la crise économique que divers pays et ‘modèles' dans le tiers-monde s'enfonceront, soit dans une barbarie sans fins (Algérie, Iran, Afghanistan, Soudan, etc.), soit dans une banqueroute pure et simple (Argentine, nombre de pays africains, etc.), soit dans des difficultés telles qu'elles remettront à leur place leurs prétentions à être des modèles de réussite (tigres et dragons asiatiques). Par contre, en parallèle, un certains nombre d'autres pays en Asie de l'Est, comme l'Inde, la Chine et le Vietnam, parviendront à entamer des réformes progressives qui les ramèneront dans le giron du marché mondial en les insérant dans le circuit de l'accumulation à l'échelle internationale qui va progressivement se mettre en place à partir des années 1980.
Ces différentes réactions auront des fortunes diverses. Nous nous limiterons ici à celles qui ont eu cours dans les pays occidentaux et en Asie de l'Est. Disons que, tout comme le retour de la crise est d'abord apparu dans les pays centraux pour se reporter ensuite dans les pays de la périphérie, ce sera encore le tournant économique opéré au début des années 80 dans les pays développés qui va déterminer la place que prendront les pays du sous continent est-asiatique dans le circuit de l'accumulation à l'échelle mondiale.
Toutes les mesures néokeynésiennes de relance économique utilisées durant les années 70 ne sont pas parvenues à redresser un taux de profit qui a été divisé par deux entre la fin des années 60 et 1980 (cf. graphique 6 infra [1]). Ce déclin ininterrompu de la profitabilité du capital mènera un bon nombre d'entreprises au bord de la banqueroute. Les Etats, qui s'étaient eux-mêmes largement endettés pour soutenir l'économie, se retrouvèrent en quasi cessation de paiements. Cette situation de faillite virtuelle à la fin des années 70 est la raison essentielle du passage à un capitalisme d'Etat dérégulé et à la mondialisation pervertie qui en est le corolaire. L'axe essentiel de cette nouvelle politique consiste en une attaque massive et frontale contre la classe ouvrière afin de rétablir la rentabilité du capital. Dès le début des années 80, la bourgeoisie se lance dans un programme d'attaques massives contre les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière : nombre de recettes keynésiennes sont démantelées et la force de travail est directement mise en concurrence à l'échelle internationale par le biais des délocalisations et de l'ouverture à la concurrence internationale (dérégulation). Cette régression sociale massive permettra un spectaculaire rétablissement du taux de profit à des niveaux qui, aujourd'hui, dépassent même ceux atteint durant les Trente glorieuses (cf. graphique 6 infra).
Le graphique 3 ci-dessous illustre cette politique de dérégulation tous azimuts, politique qui a déjà permis à la bourgeoisie de diminuer la part de la masse salariale dans le PNB de +/-10% à l'échelle internationale. Cette diminution n'est autre que la matérialisation de la tendance spontanée à augmenter le taux de plus value ou taux d'exploitation de la classe ouvrière [2]. Ce graphique nous montre aussi la stabilité du taux de plus-value durant la période qui précède les années 1970, stabilité qui, conjuguée à d'important gains de productivité ont fait le succès des Trente glorieuses. Ce taux a même diminué durant les années 70 comme produit de la pression de la lutte de classe qui a fait sa réapparition massive dès la fin des années 60 :
Graphique 3. Part des salaires dans le PIB : USA et Union Européenne, 1960-2005
Cette réduction de la part salariale de la classe ouvrière dans le produit total est en réalité bien plus considérable que ne le suggère ce graphique puisque ce dernier inclut toutes les catégories de salaires, y compris ceux rémunérant la bourgeoisie [3] ! Alors qu'il s'était restreint durant les Trente glorieuses, l'éventail des revenus s'accroît à nouveau ; dès lors, ce recul de la part salariale est encore bien plus significatif pour les travailleurs. En effet, les statistiques par catégories sociales montrent que, pour des fractions significatives d'ouvriers - les moins qualifiés en général -, ce recul est de grande ampleur puisqu'il ramène l'état de leurs rémunérations au niveau de celui de 1960 comme c'est déjà le cas aux Etats-Unis pour les travailleurs de production (gains hebdomadaires). Alors que leur salaire réel avait presque doublé entre 1945 et 1972, il est redescendu pour se stabiliser ensuite au niveau atteint en 1960 :
Graphique 4. Gains hebdomadaires d'un travailleur de production (dollars de 1990) : Etats-Unis
Nous assistons donc bel et bien, depuis un quart de siècle, à un mouvement massif et de plus en plus généralisé de paupérisation absolue de la classe ouvrière à l'échelle mondiale. L'on peut estimer la perte moyenne de sa part relative dans le PIB à +/- 15 à 20%, ce qui est considérable, et cela sans considérer l'importante dégradation de ses conditions de vie et de travail. Comme le disait Trotski au 3ème congrès le l'IC : « La théorie de la paupérisation des masses était regardée comme enterrée sous les coups de sifflets méprisants des eunuques occupant les tribunes universitaires de la bourgeoisie et des mandarins de l'opportunisme socialiste. Maintenant ce n'est pas seulement la paupérisation sociale, mais un appauvrissement physiologique, biologique, qui se présente à nous dans toute sa réalité hideuse ». En d'autres termes, ce que le capitalisme d'Etat keynésien à pu concéder durant les Trente glorieuses - puisque les salaires réels ont plus que triplé en moyenne entre 1945 et 1980 -, le capitalisme d'Etat dérégulé est en train de le récupérer à vive allure. A l'exception de cette parenthèse d'après-guerre, ceci vient confirmer l'analyse de l'Internationale Communiste et de la Gauche Communiste selon laquelle il ne peut plus exister de réformes réelles, mais surtout durables, dans la phase de décadence du capitalisme.
Cette réduction massive des revenus des salariés a une double conséquence. D'une part, elle a permis une formidable hausse du taux de plus-value permettant à la bourgeoisie de rétablir son taux de profit. Celui-ci a désormais retrouvé et même dépassé le niveau qu'il avait atteint durant les Trente glorieuses (cf. graphique 6 [1567]). D'autre part, en comprimant drastiquement la demande salariale de +/-10 à 20%, elle diminue considérablement le niveau relatif des marchés solvables au niveau mondial. Ce fait est directement à l'origine de la formidable aggravation de la crise de surproduction à l'échelle internationale et de la chute du taux d'accumulation (la croissance du capital fixe) à un niveau historiquement très bas (cf. graphique 6 [1567]). C'est ce double mouvement de recherche d'une rentabilité croissante afin de redresser le taux de profit, ainsi que la nécessité de trouver de nouveaux marchés où écouler sa production, qui est à la racine du phénomène de mondialisation apparu dès les années 80. Cette mondialisation ne résulte pas, comme veulent nous le faire croire les gauchistes et autres altermondialistes, de la domination du (méchant) capital financier improductif sur le (bon) capital industriel productif, capital financier qu'il faudrait abolir selon la variante présentée par les gauchistes (qui appellent indûment le Lénine de L'impérialisme stade suprême du capitalisme à la rescousse pour se faire), ou réguler et taxer (taxe Tobin) selon la variante altermondialiste ou sociale-démocrate de gauche, etc.
En effet, toute la littérature sur la mondialisation, qu'elle soit de droite ou de gauche, altermondialiste ou gauchiste, présente celle-ci comme un remake de la conquête du monde par les rapports marchands. Il est même très fréquent d'y retrouver les célèbres passages du Manifeste Communiste où Marx y décrit le rôle progressif de la bourgeoisie et de l'extension du capitalisme à l'échelle planétaire. Elle nous est présentée comme un vaste processus de domination et de marchandisation de tous les aspects de la vie par les rapports capitalistes. L'on nous dit même que ce serait la seconde mondialisation après celle de 1875-1914.
Selon cette présentation de la mondialisation actuelle, toute la période allant de la première guerre mondiale aux années 1980 ne serait qu'une immense parenthèse, isolationniste (1914-45) ou régulée (1945-80), période qui aurait permis de mener des politiques sociales pour la classe ouvrière - selon les dires des gauchistes -, ou qui aurait empêché le capitalisme de donner la pleine mesure de ses moyens, dans sa variante libérale ! Revenons à ces ‘jours heureux' pour les premiers ou ‘dérégulons' et ‘libéralisons' au maximum pour les seconds. Ces derniers proclamant qu'en donnant ‘toute la liberté et le pouvoir aux marchés', le monde entier connaîtrait des taux de croissance comme en Chine ! En acceptant les conditions de travail et les salaires des ouvriers chinois, nous ouvririons les portes d'un paradis de croissance fulgurante ! Rien n'est plus erroné, que ce soit dans sa présentation gauchiste ou libérale, et ce, pour plusieurs bonnes raisons qui peuvent toutes se résumer au fait suivant que les racines actuelles du phénomène de mondialisation n'ont rien à voir avec la dynamique d'internationalisation du capitalisme au XIXè siècle :
1) La première mondialisation (1880-1914) correspondait à la constitution du marché mondial et à la pénétration en profondeur des rapports marchands de par le monde. Elle exprimait l'extension géographique du capitalisme et sa domination à l'échelle de la planète, elle élargissait constamment l'échelle de l'accumulation en tirant les salaires et la demande mondiale vers le haut. Alors que la dynamique du capitalisme au XIXème siècle l'entraînait dans un tourbillon vers des sommets de plus en plus hauts, l'actuelle mondialisation n'est qu'un avatar d'un capitalisme de plus en plus poussif dont les taux d'accumulation et de croissance à l'échelle mondiale ne font que décliner, elle déprime la croissance en comprimant la masse salariale et donc les marchés solvables. Aujourd'hui, la mondialisation et la dérégulation à outrance ne sont que des moyens mis en œuvre pour pallier aux effets ravageurs de la crise historique du capitalisme. Les politiques de dérégulations ‘néolibérales' et de globalisation ne sont que des nièmes tentatives de surseoir aux échecs de palliatifs antérieurs : keynésianisme et néo keynésianisme. Aujourd'hui, nous n'empruntons pas les traces du capitalisme triomphant du XIXème siècle, mais nous continuons le chemin de sa lente agonie depuis les années 1970. Que le nouveau bouclage du circuit de l'accumulation qui s'est installé à l'échelle mondiale depuis les années 1980 passe par le développement localisé du sous-continent asiatique ne change rien à cette caractérisation de mondialisation pervertie, car, ce développement ne concerne qu'une partie du monde, n'est possible que pour un temps donné, et est le corollaire d'une vaste et massive régression sociale à l'échelle internationale.
2) Alors que la première mondialisation marquait la conquête et la pénétration du monde par les rapports capitalistes de production, entrainant dans son sillage de plus en plus de nouvelles nations et permettant de renforcer la domination des anciennes puissances coloniales, aujourd'hui, elle ne concerne fondamentalement que le sous-continent asiatique et elle fragilise et met en péril tant l'économie des pays développés que celle des pays du reste du Tiers-Monde. Alors que la première mondialisation marquait l'extension géographique et en profondeur des rapports capitalistes, aujourd'hui, elle n'est qu'une vicissitude dans le processus général d'aggravation de la crise à l'échelle mondiale. Elle ne développe qu'une partie du monde - l'Asie de l'Est -, tout en laissant les autres à la dérive. De plus, cette parenthèse de développement très localisée dans le sous-continent asiatique ne pourra durer que le temps que perdurent les conditions qui l'ont mise en place. Or, ce temps est compté (cf. infra et les parties suivantes de cet article).
3) Alors que la première mondialisation s'était accompagnée d'une hausse généralisée des conditions de vie de la classe ouvrière, avec un doublement des salaires réels, la mondialisation actuelle engendre une régression sociale massive : pression à la baisse sur les salaires, paupérisation absolue pour des dizaines de millions de prolétaires, dégradation massive des conditions de travail, hausse vertigineuse du taux d'exploitation, etc. Alors que la première mondialisation était porteuse de progrès pour l'humanité, celle d'aujourd'hui répand la barbarie à l'échelle du globe.
4) Alors que la première mondialisation signifiait une intégration de masses de plus en plus larges de travailleurs au sein des rapports salariés de production, celle d'aujourd'hui, même si elle fait naître un prolétariat jeune et inexpérimenté en périphérie, détruit des emplois et déstructure le tissu social parmi les pays et les couches les plus expérimentés de la classe ouvrière mondiale. Si la première mondialisation tendait à unifier les conditions et le sentiment de la solidarité au sein de la classe ouvrière, celle d'aujourd'hui a pour conséquence d'accroître la concurrence et le ‘chacun pour soi' dans un contexte de décomposition généralisée des rapports sociaux.
Pour toutes ces raisons, il est totalement abusif de présenter la mondialisation actuelle comme un remake de la période de gloire du capitalisme et de citer, pour ce faire, les célèbres passages du Manifeste Communiste où Marx décrivait le rôle progressif de la bourgeoisie à son époque. Aujourd'hui, le capitalisme a fait son temps, il a engendré le XXème siècle - siècle le plus barbare de toute l'histoire de l'humanité - et ses rapports sociaux de production n'œuvrent plus dans un sens de progrès pour l'humanité, mais ils enfoncent de plus en plus celle-ci dans la barbarie et le danger d'une destruction écologique planétaire. La bourgeoisie était une classe progressive qui développait les forces productives au XIXème siècle, elle est aujourd'hui obsolète, détruit la planète et ne répand que la misère jusqu'à hypothéquer l'avenir même du monde. C'est en ce sens qu'il faut parler, non de mondialisation, mais de mondialisation pervertie.
Tous les médias et critiques de gauche caractérisent les nouvelles politiques de dérégulation et de libéralisation, menées par la bourgeoisie depuis les années 80, sous les vocables de tournant néolibéral et de mondialisation. En fait, ces dénominations sont chargées d'un contenu idéologique totalement mystificateur. D'une part, la dite dérégulation ‘néolibérale' a été mise en place à l'initiative et sous le contrôle de l'Etat, et elle est très loin d'impliquer un ‘Etat faible' et une régulation par le seul marché comme il est prétendu. D'autre part, comme nous l'avons vu en détail ci-dessus, la mondialisation à laquelle nous assistons aujourd'hui n'a rien à voir avec celle que Marx a pu décrire dans ses ouvrages. Elle correspond à une étape dans l'approfondissement de la crise à l'échelle mondiale et non à une réelle extension progressive du capitalisme comme cela avait cours durant la phase ascendante du capitalisme : c'est une mondialisation pervertie. Ceci n'exclu évidemment pas que les rapports marchands et le salariat puissent ponctuellement et localement se développer (comme en Asie de l'Est par exemple), mais la différence fondamentale est que ces processus se déroulent dans une dynamique radicalement différente de celle qui prévalait durant la phase ascendante du capitalisme.
Ces deux politiques (le capitalisme d'Etat dérégulé et la mondialisation pervertie) n'expriment donc, ni un renouveau du capitalisme, ni la mise en place d'un nouveau ‘capitalisme financiarisé', comme nous le racontent la vulgate gauchiste et altermondialiste. Elles sont avant tout révélatrices de l'aggravation de la crise économique mondiale en ce qu'elles sont l'aveu de l'échec de toutes les mesures de capitalisme d'Etat classiques utilisées jusqu'alors. De même, les appels permanents de la part de la bourgeoisie à amplifier et généraliser encore davantage ces politiques, constituent également un clair aveu de leur échec. En effet, plus d'un quart de siècle de capitalisme dérégulé et mondialisé n'a pu redresser la situation économique au niveau international : depuis que ces politiques sont menées, le PIB mondial par habitant n'a toujours fait que décroître décennie après décennie, même si, localement, et pour un temps donné, cela a permis à l'Asie de l'Est d'en bénéficier et de connaître une spectaculaire croissance.
La poursuite de la crise et la chute continue du taux de profit tout au long des années 70 ont mis à mal la rentabilité du capital et des entreprises. Vers la fin des années 70, celles-ci se sont très fortement endettées et bon nombre d'entre elles sont au bord de la faillite. Conjuguée à l'échec des mesures néokeynésiennes pour relancer l'économie, cette situation de banqueroute imposera l'abandon des recettes keynésiennes au profit d'un capitalisme d'Etat dérégulé et d'une mondialisation pervertie, dont les objectifs essentiels seront le rétablissement du taux de profit, la rentabilité des entreprises et l'ouverture des marchés au niveau mondial. Cette réorientation de la politique économique de la bourgeoisie exprimait donc avant tout une étape dans l'aggravation de la crise au niveau international et non l'ouverture d'une nouvelle phase de prospérité portée par la dite ‘nouvelle économie' comme se plaît à nous le raconter en permanence la propagande médiatique. La gravité de la crise était telle que la bourgeoisie n'a eu d'autre choix que d'en revenir à des mesures plus ‘libérales', alors même que celles-ci n'ont fait qu'accélérer la crise et le ralentissement de la croissance ! Vingt-sept ans de capitalisme d'Etat dérégulé et de mondialisation n'ont rien résolu, mais aggravé la crise économique !
Les deux piliers de la mondialisation pervertie qui accompagnent la mise en place du capitalisme d'Etat dérégulé dès 1980 reposent, d'une part, sur la recherche effrénée de lieux de production à faibles coûts salariaux afin de rétablir le taux de profit des entreprises (sous-traitance, délocalisation, etc.), et, d'autre part, sur la recherche débridée d'une demande ‘externe' à chaque pays pour pallier à la réduction massive de la demande salariale interne consécutive aux politiques d'austérité prises pour rétablir ce taux de profit. Cette politique a directement profité à l'Asie de l'Est qui a su s'adapter pour bénéficier de cette évolution. Dès lors, la très spectaculaire croissance en Asie de l'Est, au lieu de contribuer au redressement de la croissance économique internationale, a en réalité participé à la dépression de la demande finale par la réduction de la masse salariale au niveau mondial. En ce sens, ces deux politiques ont puissamment contribué à l'aggravation de la crise internationale du capitalisme. Ceci se perçoit très clairement sur le graphique ci-dessous qui montre un parallélisme logique et constant entre l'évolution de la production et celle du commerce mondial depuis la seconde guerre mondiale, sauf à compter des années 1990 qui voient, et ce pour la première fois depuis une soixantaine d'années, une divergence s'installer entre un commerce mondial qui reprend vigueur, et une production qui reste atone :
Graphique 5. Source : L’invention du marché, Philippe Norel, Seuil, 2004, p.430.
Ainsi, le commerce avec le Tiers-Monde, qui avait relativement reculé de moitié durant les Trente glorieuses, reprendra à partir des années 1990 suite à la mondialisation. Cependant, il ne concerne essentiellement que quelques pays du Tiers-Monde, ceux justement qui se sont transformés en ‘ateliers du monde' pour marchandises à bas coûts salariaux [4].
Que la reprise du commerce mondial et de la part des exportations depuis les années 80 ne s'accompagnent pas d'un regain de croissance économique, ceci illustre très clairement ce que nous mettions en évidence : contrairement à la première mondialisation au XIXème siècle qui élargissait la production et la masse salariale, celle d'aujourd'hui est pervertie en ce sens qu'elle comprime relativement cette masse salariale et qu'elle restreint d'autant les bases de l'accumulation à l'échelle mondiale. Que la ‘mondialisation' actuelle se résume à une lutte acharnée pour diminuer les coûts de production par une réduction massive des salaires réels exprime à l'évidence que le capitalisme n'a plus rien à offrir à l'humanité que la misère et une barbarie croissante de la vie. La dite ‘mondialisation néolibérale' n'a donc rien à voir avec un retour à la conquête du monde par un capitalisme triomphant comme au XIXème siècle, mais exprime avant tout la faillite de tous les palliatifs utilisés pour faire face à une crise économique qui mène lentement, mais inexorablement, le capitalisme à la faillite.
[1] Dans le numéro 128 [1550] de cette revue, nous avons publié deux graphiques illustrant l'évolution du taux de profit sur un siècle et demi pour les Etats-Unis et la France. Nous pouvons très clairement y distinguer cette chute de moitié du taux de profit entre la fin des années 1960 et 1980. C'est l'une des chutes les plus spectaculaires du taux de profit dans toute l'histoire du capitalisme, et ce, au niveau mondial.
[2] Le taux de plus-value n'est autre que le taux d'exploitation qui rapporte la plus-value (PV) accaparée par le capitaliste à la masse salariale (CV = Capital Variable) qu'il verse aux salariés : Taux d'exploitation = Plus-Value / Capital Variable.
[3] Ce graphique provient de l'étude réalisée par Ian Dew-Becker & Robert Gordon : Where did the Productivity Growth Go? Inflation Dynamics and the Distribution of Income, Washington DC, September 8-9, 2005, et disponible sur le Web à l'adresse : zfacts.com/metaPage/lib/gordon-Dew-Becker.pdf. Le graphique indique l'évolution de l'importance de la masse salariale dans le PNB. Il concerne l'ensemble des salaires pour l'Union européenne et les salaires déduits des 5% les plus élevés aux Etats-Unis.
[4] C'est ce ‘bas coût' des marchandises qui explique la stabilisation à un haut niveau de la part du produit qui est exportée entre 1980 (15,3%) et 1996 15,9%) ; en effet, cette même part explose lorsqu'on la calcule non plus en valeur, mais en volume : 19,1% en 1980 et 28,6% en 1996.
Un double mouvement a donc permis à l'Asie de l'Est de s'insérer avec profit dans le circuit de l'accumulation à l'échelle mondiale à partir des années 1990. D'une part, la crise économique a contraint l'Inde et la Chine à abandonner leur modèle respectif de capitalisme d'Etat stalinien et nationaliste et, d'autre part, le développement de la mondialisation a offert l'opportunité pour l'Asie de l'Est de se réinsérer dans le marché mondial en proposant de réceptionner les investissements et délocalisations des pays développés à la recherche d'une main d'œuvre à bas salaires. C'est ce double mouvement qui explique l'évolution en ciseaux que nous avons mis en évidence entre une croissance mondiale qui tend toujours vers l'étiage et une forte croissance localisée dans le sous-continent asiatique.
C'est donc l'approfondissement de la crise du capitalisme qui est à l'origine de ce bouclage de l'accumulation au niveau mondial tel qu'il a permis à l'Asie de l'Est de s'y insérer comme atelier du monde. Ceci s'est fait en réceptionnant les investissements, délocalisations et sous-traitances en provenance de pays plus développés qui recherchaient des bassins de main d'œuvre à faibles coûts, en réexportant dans ces pays les biens de consommation produit à bas salaires et, enfin, en vendant des marchandises à haute valeur ajoutée à l'Asie ainsi que des biens de luxe à la nouvelle classe de riches asiatiques en provenance des pays développés.
L'échec des mesures néokeynésiennes utilisées durant les années 70 dans les pays centraux ont donc marqué une étape significative dans l'aggravation de la crise au niveau international. C'est cet échec qui sera à la base de l'abandon du capitalisme d'Etat keynésien au profit d'une variante plus dérégulée dont l'axe essentiel consistera en une attaque massive et frontale contre la classe ouvrière afin de rétablir un taux de profit qui avait été divisé par deux depuis la fin des années 1960 (cf. graphique 6). Cette régression sociale massive prendra notamment la forme d'une politique systématique de mise en concurrence des salariés au niveau mondial. En s'insérant dans cette nouvelle division internationale du travail et des salaires, l'Inde et la Chine ont pu en bénéficier avec grand profit. En effet, alors que les capitaux délaissaient quasi totalement les pays de la périphérie durant les Trente glorieuses, ils s'y investissement aujourd'hui à raison d'un tiers et se concentrent essentiellement sur quelques pays asiatiques. Ceci va permettre à ces deux pays de se positionner comme plateforme de montage et de réexportation de biens assemblés dans des usines déjà relativement productives, mais dont les conditions sociales sont dignes des premiers temps du capitalisme. Tel est fondamentalement ce qui a fait et fait toujours le succès de ces pays.
A partir des années 1990, ces deux pays accueilleront massivement capitaux et délocalisations d'entreprises pour se transformer en ateliers du monde et inonder le marché mondial de leurs marchandises produites à faible coût. Contrairement à la période précédente où les différentiels de salaires dans des usines obsolètes et les politiques protectionnistes ne permettaient pas aux pays sous-développés de concurrencer la production sur les marchés des pays centraux, aujourd'hui, la libéralisation permet de produire à très faible coût salarial dans des usines productives délocalisées et, ainsi, de venir battre en brèche nombre de segments productifs sur les marchés occidentaux.
La spectaculaire croissance en Asie de l'Est n'exprime donc pas un renouveau du capitalisme, mais un sursaut momentané dans sa lente dégradation au niveau international. Dès lors, que cette vicissitude ait pu dynamiser une partie non négligeable du monde (l'Inde et la Chine), et même contribuer à soutenir la croissance mondiale, n'est qu'un paradoxe apparent lorsqu'on le comprend dans le contexte du lent développement international de la crise et de la phase historique de décadence du capitalisme [1]. Ce n'est qu'en prenant du recul, et en replaçant tous les événements particuliers dans leur contexte plus global, que l'on peut parvenir à leur donner du sens et les comprendre. Ce n'est pas parce que l'on se trouve dans un méandre que l'on peut en conclure que la rivière coule de la mer vers la montagne [2].
La conclusion qui apparaît avec évidence et qu'il faut affirmer avec force est donc que la croissance en Asie de l'Est n'exprime en rien un quelconque renouveau du capitalisme, elle n'efface en rien l'approfondissement de la crise au niveau international et dans les pays centraux en particulier. Au contraire, elle en constitue un de ses rouages, une de ses étapes. Le paradoxe apparent s'explique par le fait que l'Asie de l'Est est venue au bon moment pour profiter d'un stade dans l'approfondissement de la crise internationale lui permettant de se transformer en atelier du monde à faible coût salariaux.
Ce nouveau bouclage de l'accumulation à l'échelle mondiale participe à l'accentuation de la dynamique économique dépressive au niveau international puisque ses ressorts accroissent formidablement la surproduction en déprimant la demande finale suite à la réduction relative de la masse salariale mondiale et la destruction d'un bon nombre de zones ou de secteurs non compétitifs de par le monde.
En effet, Marx nous a appris qu'il y a fondamentalement deux façons de rétablir le taux de profit : soit par le haut, en réalisant des gains de productivité par l'investissement dans de nouvelles machines et procédés de fabrication, soit par le bas, en diminuant les salaires. Comme le retour de la crise à la fin des années 1960 s'est manifesté par un déclin quasi ininterrompu des gains de productivité, la seule façon de rétablir le taux de profit fut de procéder à une attaque massive des salaires [3]. Le graphique ci-dessous illustre très clairement cette dynamique dépressive : durant les Trente glorieuses, le taux de profit et d'accumulation évoluaient parallèlement à un haut niveau. Dès la fin des années soixante les taux de profit et d'accumulation chutent de moitié. Après le passage aux politiques de capitalisme d'Etat dérégulé à partir des années 80, le taux de profit est spectaculairement remonté et a même dépassé son niveau durant les Trente glorieuses. Cependant, malgré le rétablissement du taux de profit, le taux d'accumulation n'a pas suivi et reste à un niveau extrêmement bas. Ceci découle directement de la faiblesse de la demande finale engendrée par la réduction massive de la masse salariale qui est à la base du rétablissement du taux de profit. Aujourd'hui, le capitalisme est engagé dans une lente spirale récessive : ses entreprises sont désormais rentables, mais elles fonctionnent sur des bases de plus en plus restreintes car confrontées à une surproduction qui limite les bases de leur accumulation.
Graphique 6. Source : Michel Husson.
C'est en ce sens que l'actuelle croissance en Asie de l'Est n'est en rien comparable à des Trente glorieuses asiatiques, ni à un renouveau du capitalisme à l'échelle mondiale, mais est une expression de son enfoncement dans la crise.
L'origine, le cœur et la dynamique de la crise viennent des pays centraux. Le ralentissement de la croissance, le chômage, la dégradation des conditions de travail sont des phénomènes bien antérieurs au développement en Asie de l'Est. Ce sont justement les conséquences de la crise dans les pays développés qui ont impulsé un bouclage de l'accumulation au niveau mondial tel qu'il a permis à l'Asie de s'y insérer comme atelier du monde. Ce nouveau bouclage participe cependant, en retour, à l'accentuation de la dynamique économique dépressive dans les pays centraux puisqu'il accroît la surproduction à l'échelle internationale (l'offre) et déprime les marchés solvables (la demande) en tirant la masse salariale mondiale vers le bas (facteur essentiel au niveau économique) et en détruisant bon nombre d'économies moins compétitives au sein du Tiers-Monde (facteur marginal au niveau économique mais dramatique au niveau humain).
Le retour de la crise historique du capitalisme dès la fin des années 1960, son aggravation tout au long des années 1970 ainsi que l'échec des palliatifs néokeynésiens utilisés alors, ont ouvert la voie à l'instauration d'un capitalisme d'Etat dérégulé qui, à sa suite, a impulsé une mondialisation pervertie dans les années 1990. Quelques pays ont alors pu jouer le rôle d'atelier à bas salaires. Tel est le fondement de la spectaculaire croissance en Asie de l'Est qui, en conjonction avec la crise du modèle stalinien et nationaliste de développement autarcique, a pu s'insérer au bon moment dans ce nouveau cycle d'accumulation à l'échelle mondiale.
[1] En effet, alors que le PIB mondial par habitant n'a fait que décliner décennie après décennie depuis les années 60 : 3,7% (1960-69) ; 2,1% (1970-79) ; 1,3% (1980-89) ; 1,1% (1990-1999) et 0,9% pour 2000-2004, il apparaît aujourd'hui, à moins qu'une grave récession ne se déploie avant la fin de cette décennie - ce qui est tout à fait probable -, que la moyenne pour la décennie des années 2000 pourrait être pour la première fois sensiblement supérieure à la décennie précédente. Cette amélioration s'explique en grande partie par le dynamisme économique en Asie de l'Est. Ce sursaut doit cependant être très fortement relativisé car, lorsqu'on en analyse les paramètres, l'on constate que la croissance mondiale depuis le crash de la ‘nouvelle économie' (2001-02) a eu comme principaux points d'appui un fort endettement des ménages et une balance commerciale américaine qui atteint des déficits records. En effet, les ménages américains (mais également de plusieurs pays européens) ont fortement soutenu la croissance grâce à leur énorme endettement sur la base d'une renégociation de leurs emprunts hypothécaires (permis par la politique de baisse des taux d'intérêt pour relancer la croissance), à tel point que l'on parle aujourd'hui d'un possible crash immobilier. D'autre part, les déficits publics, mais surtout commerciaux, ont atteint des niveaux record qui ont également très fortement soutenu la croissance mondiale. A y regarder de plus près, cette probable amélioration durant la décennie des années 2000 aura été obtenue en tirant énormément de traites sur l'avenir.
[2] Ce genre de sursauts n'est guère surprenant et ont même été relativement fréquents au cours de la décadence du capitalisme. Tout au long de cette phase, la raison d'être des politiques de la bourgeoisie, et en particulier des politiques de capitalisme d'Etat, est d'intervenir dans le cours même du déroulement des lois économiques pour tenter de sauver un système qui tend irrémédiablement à la faillite. C'est, notamment, ce que le capitalisme a déjà massivement mis en place au cours des années 30. A cette époque aussi, de puissantes politiques de capitalisme d'Etat, ainsi que des programmes de réarmement massif, ont pu momentanément faire croire à une maîtrise de la crise, et même à un retour à la prospérité : New Deal aux Etats-Unis, Front populaires en France, plan De Man en Belgique, plans quinquennaux en URSS, fascisme en Allemagne, etc.
[3] Nous renvoyons le lecteur à notre article du numéro 121 [1442] de cette Revue qui décrit ce processus et en donne tous les éléments empiriques.
Le dénominateur commun des émeutes de la faim qui ont explosé depuis ce début d'année un peu partout dans le monde est la flambée du prix des denrées alimentaires ou leur pénurie criante qui ont frappé brutalement les populations pauvres et ouvrières dans de nombreux pays. Pour donner quelques chiffres particulièrement éclairants, le prix du maïs a quadruplé depuis l'été 2007, le prix du blé a doublé depuis le début 2008 et les denrées alimentaires ont globalement augmenté de 60% en deux ans dans les pays pauvres. Signe des temps, les effets dévastateurs de la hausse de 30 à 50% des prix alimentaires au niveau mondial ont touché violemment non seulement les populations des pays pauvres mais aussi celles des pays "riches". Ainsi par exemple, aux États-Unis, première puissance économique de la planète, 28 millions d'américains ne pourraient plus survivre sans les programmes de distribution de nourriture des municipalités et des États.
D'ores et déjà, 100 000 personnes meurent de faim chaque jour dans le monde, un enfant de moins de 10 ans meurt toutes les 5 secondes, 842 millions de personnes souffrent de malnutrition chronique aggravée, réduites à l'état d'invalides. Et dès à présent, deux des six milliards d'êtres humains de la planète (c'est-à-dire un tiers de l'humanité) se trouvent en situation de survie quotidienne du fait du prix des denrées alimentaires.
Les experts de la bourgeoisie eux-mêmes - FMI, FAO, ONU, G8, etc. - annoncent qu'un tel état de fait n'est pas passager et que, tout au contraire, il va devenir non seulement chronique mais empirer avec, à la fois, une augmentation vertigineuse du prix des denrées de première nécessité et leur raréfaction au regard des besoins de la population de la planète. Alors que les capacités productives de la planète permettraient de nourrir 12 milliards d'être humains, ce sont des millions et des millions d'entre eux qui meurent de faim du fait, justement, des propres lois du capitalisme qui est le système dominant partout dans le monde, un système de production destiné, non pas à la satisfaction des besoins humains, mais au profit, un système totalement incapable de répondre aux besoins de l'humanité. D'ailleurs, tous les éléments d'explication de la crise alimentaire actuelle qui nous sont donnés convergent dans la même direction, celle d'une production obéissant aux lois aveugles et irrationnelles du système :
1. La flambée vertigineuse du prix du pétrole qui accroît le coût des transports et de la production des produits alimentaires, etc. Ce phénomène est bien une aberration propre au système et non pas un facteur qui lui serait extérieur.
2. La croissance significative de la demande alimentaire, résultant d'une certaine augmentation du pouvoir d'achat des classes moyennes et de nouvelles habitudes alimentaires dans les pays dits "émergents" comme l'Inde et la Chine. S'il existe une parcelle de vérité dans cette explication, elle est tout à fait significative de la réalité du "progrès économique" qui, en augmentant le pouvoir de consommation de quelques uns, condamne à mourir de faim des millions d'autres du fait de la pénurie actuelle sur le marché mondial qui en résulte.
3. La spéculation effrénée sur les produits agricoles. Celle-ci aussi est un pur produit du système et son poids économique est d'autant plus important que l'économie réelle est de moins en moins prospère. Des exemples : les stocks de céréales étant au plus bas depuis trente ans, la folie spéculatrice des investisseurs se fixe à présent sur la manne alimentaire, avec l'espoir de bons placements, qui ne peuvent désormais plus être réalisés dans l'immobilier depuis la crise de celui-ci ; à la Bourse de Chicago, "le volume d'échange des contrats sur le soja, le blé, le maïs, la viande de porc et même le bétail vivant" (Le Figaro du 15 avril) a augmenté de 20% au cours des trois premiers mois de cette année.
4. Le marché en plein développement des biocarburants, aiguillonné par l'envolée des prix du pétrole et qui, lui aussi, fait l'objet d'une spéculation effrénée. Cette nouvelle source de gain est à l'origine de l'explosion de ce type de culture au détriment des végétaux destinés à la consommation alimentaire. De nombreux pays producteurs de produits de première nécessité ont transformé des pans entiers de l'économie agricole vivrière pour cultiver des biocarburants en masse, sous prétexte de lutter contre l'effet de serre, réduisant ainsi de façon drastique les produits de première nécessité et augmentant leur prix de façon dramatique. C'est le cas au Congo Brazzaville qui développe de façon extensive la canne à sucre dans cette optique, tandis que sa population crève de faim. Au Brésil, alors que 30% de la population vit sous le seuil de pauvreté et a du mal à se nourrir, le choix de la politique agricole est orienté vers la production de biocarburants à outrance.
5. La guerre commerciale et le protectionnisme, qui sont aussi le propre du capitalisme, en sévissant dans le domaine agricole, ont fait que les agriculteurs les plus productifs des pays industrialisés exportent (souvent grâce aux subventions gouvernementales), une partie importante de leur production vers les pays du "Tiers-monde", ruinant ainsi la paysannerie de ces régions désormais coupées de toute capacité propre de subvenir aux besoins alimentaires des populations. En Afrique, par exemple, de nombreux fermiers locaux ont été ruinés par les exportations européennes de poulets ou de bœufs. Le Mexique ne peut plus produire assez de biens de première nécessité pour nourrir sa population si bien que ce pays doit maintenant importer pour 10 milliards de dollars de produits alimentaires.
6. L'utilisation irresponsable des ressources de la planète, mue par le profit immédiat, conduit à l'épuisement de celles-ci. La sur-utilisation des engrais cause des dommages à l'équilibre du sol, si bien que l'Institut de Recherche International du Riz prévoit que la culture de cette denrée en Asie sera menacée à relativement moyen terme. La pêche à outrance dans les océans conduit à une raréfaction de nombreuses espèces de poissons comestibles.
7. Quant
aux conséquences du réchauffement de la planète
comme, notamment, les inondations ou la sécheresse, elles sont
invoquées avec raison pour expliquer la baisse de la
production de certaines surfaces cultivables. Mais, elles aussi, sont
en dernière analyse les conséquences sur
l'environnement d'une industrialisation effectuée par le
capitalisme aux dépens des besoins immédiats et à
long terme de l'espèce humaine. Ainsi, les récentes
vagues de chaleur en Australie ont conduit à de sévères
dommages et à des baisses significatives dans les productions
agricoles. Et le pire est devant nous puisque, selon des estimations,
une hausse de un degré Celsius de température aurait
pour effet de faire chuter de 10% la production de riz, de blé
et de maïs. Les premières recherches montrent que
l'augmentation des températures menace la capacité de
survie de nombreuses espèces animales et végétales
et réduit la valeur nutritionnelle des plantes.
La famine
n'est pas la seule conséquence des aberrations en matière
d'exploitation des ressources terrestres. Ainsi, la production de
biocarburants conduit à l'épuisement des terres
cultivables. De plus, ce marché "juteux" pousse à
des conduites délirantes et contre-nature : dans les
Montagnes Rocheuses, aux États-Unis, où les
cultivateurs ont déjà orienté 30% de leur
production de maïs vers la fabrication d'éthanol, des
superficies gigantesques sont consacrées au maïs
"énergétique" sur des terres impropres à
sa culture, entraînant un gâchis incroyable en termes
d'utilisation d'engrais et d'eau pour un résultat bien
maigre. Jean Ziegler1
explique : "Pour faire un plein de 50 litres avec du
bioéthanol, il faut brûler 232 kilos de maïs"
et, pour produire un kilo de maïs, il faut 1000 litres d'eau !
Selon de récentes études, non seulement le bilan
"pollution" des biocarburants est négatif (une
recherche récente montrerait qu'ils augmentent plus la
pollution de l'air que le carburant normal), mais leurs
conséquences globales au niveau écologique et
économique sont désastreuses pour l'ensemble de
l'humanité. Par ailleurs, dans maintes régions du
globe, le sol est de plus en plus pollué ou même
totalement empoisonné. C'est le cas de 10% du sol chinois et,
dans ce pays, 120 000 paysans meurent chaque année de
cancers liés à la pollution du sol.
Toutes les explications qui nous sont données à propos de la crise alimentaire contiennent chacune une parcelle de vérité. Mais aucune d'entre elles, en elle-même, ne peut constituer une explication. S'agissant des limites de son système, notamment lorsque celles-ci se manifestent sous la forme de crise, la bourgeoisie n'a d'autre choix que de mentir aux exploités qui sont les premiers à en subir les conséquences, pour masquer le caractère nécessairement transitoire de celui-ci, comme de tous les autres systèmes d'exploitation qui l'ont précédé. D'une certaine manière elle est aussi contrainte de se mentir à elle-même, en tant que classe sociale, pour n'avoir pas à reconnaître que son règne est condamné par l'histoire. Or, ce qui est frappant aujourd'hui, c'est le contraste entre l'assurance affichée par la bourgeoisie et son incapacité à réagir de façon un tant soit peu crédible et efficace face à la crise alimentaire.
Les
différentes explications et solutions proposées -
indépendamment de leur caractère cynique et hypocrite -
correspondent toutes aux intérêts propres et immédiats
de telle ou telle fraction de la classe dirigeante, au détriment
d'autres fractions. Quelques exemples parmi d'autres. Au dernier
sommet du G8, les principaux dirigeants du monde ont invité
les représentants des pays pauvres à réagir face
aux révoltes de la faim en préconisant que soient
immédiatement abaissés les droits de douane sur les
importations agricoles. En d'autres termes, la première pensée
de ces fins représentants de la démocratie capitaliste
était de profiter de la crise pour augmenter leurs propres
possibilités d'exportation ! Le lobby industriel
européen a provoqué un tollé au sujet du
protectionnisme agricole de l'Union européenne accusé,
entre autres, d'être responsable de la ruine de l'agriculture
de subsistance dans le "Tiers-monde"2.
Et pourquoi ? Se sentant menacé par la concurrence
industrielle de l'Asie, il veut réduire les subventions
agricoles payées par l'Union européenne qui sont
désormais au-dessus de ses moyens. Le lobby agricole,
quant à lui, voit dans les révoltes de la faim la
preuve de la nécessité d'augmenter ces mêmes
subventions. L'Union européenne a saisi l'occasion pour
condamner le développement de la production agricole au
service de "l'énergie renouvelable"... au Brésil,
un de ses principaux rivaux dans ce secteur.
Le capitalisme a, comme nul autre système l'ayant précédé, développé les forces productives à un point tel qu'elles permettraient l'instauration d'une société où l'ensemble des besoins humains seraient satisfaits. Cependant, ces forces énormes ainsi mises en mouvement, tant qu'elles restent prisonnières des lois du capitalisme, non seulement ne peuvent être mises au service de la grande majorité mais se retournent contre elle. "Dans les pays industriels les plus avancés, nous avons dompté les forces de la nature et les avons contraintes au service des hommes ; nous avons ainsi multiplié la production à l'infini, si bien qu'actuellement, un enfant produit plus qu'autrefois cent adultes. Et quelle en est la conséquence ? Surtravail toujours croissant et misère de plus en plus grande des masses [...] Seule une organisation consciente de la production sociale, dans laquelle production et répartition sont planifiées, peut élever les hommes au-dessus du règne animal au point de vue social de la même façon que la production elle-même les a élevés en tant qu'espèce." (Introduction à La Dialectique de la Nature, Friedrich Engels, Éditions Sociales, 1952, p. 42). Depuis que le capitalisme est entré dans sa phase de déclin, non seulement les richesses produites ne participent toujours pas à libérer l'espèce humaine du règne de la nécessité mais encore elles menacent son existence même. Ainsi, un nouveau danger menace aujourd'hui l'humanité : celui de la famine généralisée, dont il était dit encore récemment qu'il ne s'agissait plus que d'un cauchemar du passé. En fait, comme l'illustre le cas du réchauffement de la planète, l'ensemble de l'activité productive - y compris de produits alimentaires - étant soumis aux lois aveugles du capitalisme, ce sont les bases même de la vie sur la terre, notamment à travers le gaspillage des ressources de la planète, qui se trouvent compromises.
Ce sont les masses les plus pauvres des pays du "Tiers-monde" qui sont aujourd'hui frappées par la disette. Les pillages de magasins sont une réaction tout à fait légitime face à une situation insupportable, de survie, pour les acteurs de tels actes et leur famille. En ce sens, les émeutes de la faim, même lorsqu'elles provoquent des destructions et des violences, ne sont pas à mettre sur le même plan et n'ont pas la même signification que les émeutes urbaines (comme celles de Brixton en Grande-Bretagne en 1981 et celles des banlieues françaises en 2005) ou les émeutes raciales (comme celles de Los Angeles, en 1992 )3.
Bien qu'elles troublent "l'ordre public" et provoquent des dégâts matériels, ces dernières ne servent en fin de compte que les intérêts de la bourgeoisie qui est tout à fait capable de les retourner non seulement contre les émeutiers eux-mêmes, mais aussi contre l'ensemble de la classe ouvrière. En particulier, ces manifestations de violence désespérées (et dans lesquelles sont souvent impliquées des éléments du lumpenprolétariat) offrent toujours une occasion à la classe dominante pour renforcer son appareil de répression par le quadrillage policier des quartiers les plus pauvres dans lesquels vivent les familles ouvrières.
Ce type d'émeutes est un pur produit de la décomposition du système capitaliste. Elles sont une expression du désespoir et du "no future" qu'il engendre et qui se manifeste par leur caractère totalement absurde. Il en est ainsi par exemple des émeutes qui ont embrasé les banlieues en France en novembre 2005 où ce ne sont nullement dans les quartiers riches habités par les exploiteurs que les jeunes ont déchaîné leur actions violentes mais dans leurs propres quartiers qui sont devenus encore plus sinistrés et invivables qu'auparavant. De plus, le fait que ce soit leur propre famille, leurs voisins ou leurs proches qui aient été les principales victimes des déprédations révèle le caractère totalement aveugle, désespéré et suicidaire de ce type d'émeutes. Ce sont en effet les voitures des ouvriers vivant dans ces quartiers qui ont été incendiées, des écoles ou des gymnases fréquentées par leurs frères, leurs sœurs ou les enfants de leurs voisins qui ont été détruits. Et c'est justement du fait de l'absurdité de ces émeutes que la bourgeoisie a pu les utiliser et les retourner contre la classe ouvrière. C'est ainsi que leur médiatisation à outrance a permis à la classe dominante de pousser un maximum d'ouvriers des quartiers populaires à considérer les jeunes émeutiers non pas comme des victimes du capitalisme en crise, mais comme des "voyous". Au delà du fait que ces émeutes ont permis un renforcement de la "chasse au faciès" parmi les jeunes issus de l'immigration, elles ne pouvaient que venir saper toute réaction de solidarité de la classe ouvrière envers ces jeunes exclus de la production, qui ne voient aucune perspective d'avenir et sont soumis en permanence aux vexations des contrôles de police.
Pour leur part, les émeutes de la faim sont d'abord et avant tout une expression de la faillite de l'économie capitaliste et de l'irrationalité de sa production. Celle-ci se traduit aujourd'hui par une crise alimentaire qui frappe non seulement les couches les plus défavorisées des pays "pauvres" mais de plus en plus d'ouvriers salariés, y compris dans les pays dits "développés". Ce n'est pas un hasard si la grande majorité des luttes ouvrières qui se développent aujourd'hui aux quatre coins de la planète ont comme revendication essentielle des augmentations de salaires. L'inflation galopante, la flambée des prix des produits de première nécessité conjuguées à la baisse des salaires réels et des pensions de retraite rognés par l'inflation, à la précarité de l'emploi et aux vagues de licenciements sont des manifestations de la crise qui contiennent tous les ingrédients pour que la question de la faim, de la lutte pour la survie, commence à se poser au sein de la classe ouvrière. D'ores et déjà, plusieurs enquêtes ont révélé que, en France, les supermarchés et les grandes surfaces où les ouvriers viennent faire leurs achats arrivent de moins en moins à vendre leurs produits et sont obligés de diminuer leurs commandes.
Et c'est justement parce que la question de la crise alimentaire frappe déjà les ouvriers des pays "pauvres" (et va toucher de plus en plus ceux des pays centraux du capitalisme) que la bourgeoisie aura les plus grandes difficultés à exploiter les émeutes de la faim contre la lutte de classe du prolétariat. La disette généralisée et les famines, voilà l'avenir que le capitalisme réserve à l'ensemble de l'humanité et c'est cet avenir que révèlent les émeutes de la faim qui ont éclaté récemment dans plusieurs pays du monde.
Évidemment, ces émeutes sont elles aussi des réactions de désespoir des masses les plus paupérisées des pays "pauvres" et ne portent en elles-mêmes aucune perspective de renversement du capitalisme. Mais, contrairement aux émeutes urbaines ou raciales, les émeutes de la faim constituent un concentré de la misère absolue dans laquelle le capitalisme plonge des pans toujours plus grands de l'humanité. Elles montrent le sort qui attend toute la classe ouvrière si ce mode de production n'est pas renversé. En ce sens, elles contribuent à la prise de conscience du prolétariat de la faillite irrémédiable de l'économie capitaliste. Enfin, elles montrent avec quel cynisme et quelle férocité la classe dominante répond aux explosions de colère de ceux qui se livrent aux pillages de magasins pour ne pas crever de faim : la répression, les gaz lacrymogènes, les matraques et la mitraille.
Par ailleurs, contrairement aux émeutes des banlieues, ces émeutes de la faim ne sont pas un facteur de division de la classe ouvrière.
Au contraire, malgré les violences et les destructions qu'elles peuvent occasionner, les émeutes de la faim tendent spontanément à susciter un sentiment de solidarité de la part des ouvriers dans la mesure où ces derniers sont aussi parmi les principales victimes de la crise alimentaire et ont de plus en plus de difficultés à nourrir leur famille. En ce sens, les émeutes de la faim sont beaucoup plus difficiles à exploiter par la bourgeoisie pour monter les ouvriers les uns contre les autres ou pour créer des clivages dans les quartiers populaires.
Pour autant, bien que dans les pays "pauvres" se développent aujourd'hui, simultanément, des luttes ouvrières contre la misère capitaliste et des émeutes de la faim, il s'agit de deux mouvements parallèles et de nature bien différente.
Même si des ouvriers peuvent être amenés à participer aux émeutes de la faim en pillant des magasins, ce terrain n'est pas celui de la lutte de classe. Ce terrain est celui dans lequel le prolétariat est inévitablement noyé au milieu d'autres couches "populaires" parmi les plus pauvres et marginalisées. Dans ce type de mouvement, le prolétariat ne peut que perdre son autonomie de classe et abandonner ses propres méthodes de luttes : les grèves, manifestations, assemblées générales.
Par ailleurs, les émeutes de la faim ne sont qu'un feu de paille, une révolte sans lendemain qui ne peut en aucune façon résoudre le problème des famines. Elles ne sont rien d'autre qu'une réaction immédiate et désespérée à la misère la plus absolue. En effet, une fois que les magasins ont été vidés par les pillages, il ne reste plus rien, alors que les hausses de salaires résultant des luttes ouvrières peuvent se maintenir plus longtemps (même si elles seront rattrapées à terme). Il est évident que, face à la famine qui frappe aujourd'hui les populations des pays de la périphérie du capitalisme, la classe ouvrière ne peut pas rester indifférente ; et cela d'autant plus que, dans ces pays, les ouvriers sont eux-mêmes également touchés par la crise alimentaire et ont de plus en plus de difficultés à nourrir leur propre famille avec leurs salaires misérables.
Les manifestations actuelles de la faillite du capitalisme, et notamment la flambée des prix et l'aggravation de la crise alimentaire, vont tendre de plus en plus à niveler par le bas les conditions de vie des prolétaires et des masses les plus paupérisées. De ce fait, les luttes ouvrières dans les pays "pauvres" ne peuvent que se multiplier en même temps que les émeutes de la faim. Mais si les émeutes de la faim ne contiennent aucune perspective, les luttes ouvrières, elles, constituent le terrain à partir duquel les ouvriers peuvent développer leur force et leur perspective. Le seul moyen pour le prolétariat de résister aux attaques de plus en plus violentes du capitalisme réside dans sa capacité à préserver son autonomie de classe en développant ses luttes et sa solidarité sur son propre terrain. En particulier, c'est dans les assemblées générales et les manifestations massives que doivent être mises en avant des revendications communes à tous, intégrant la solidarité avec les masses affamées. Dans ces revendications, les prolétaires en lutte doivent exiger non seulement des augmentations de salaire et la baisse des prix des denrées de base, mais ils doivent aussi ajouter à leur plate-forme revendicative la distribution gratuite du minimum vital pour les plus démunis, les chômeurs et les masses d'indigents.
Ce n'est qu'en développant ses propres méthodes de lutte et en renforçant sa solidarité de classe avec les masses affamées et opprimées que le prolétariat pourra entraîner derrière lui les autres couches non exploiteuses de la société.
Le capitalisme n'a aucune perspective à offrir à l'humanité, sinon celle des guerres toujours plus barbares, de catastrophes toujours plus tragiques, d'une misère toujours croissante pour la grande majorité de la population mondiale. La seule possibilité pour la société de sortir de la barbarie du monde actuel est le renversement du système capitaliste. Et la seule force capable de renverser le capitalisme est la classe ouvrière mondiale. C'est parce que, jusqu'à présent, celle-ci n'a pas encore trouvé la force d'affirmer cette perspective, à travers un développement et une extension massive de ses luttes, que des masses croissantes de la population mondiale dans les pays du "Tiers monde" sont amenées à s'engager dans des émeutes désespérées de la faim pour pouvoir survivre. La seule véritable solution à la "crise alimentaire" est le développement des luttes du prolétariat vers la révolution communiste mondiale qui permettra de donner une perspective et un sens aux révoltes de la faim. Le prolétariat ne pourra entraîner derrière lui les autres couches non exploiteuses de la société qu'en s'affirmant comme classe révolutionnaire. Ce n'est qu'en développant et unifiant ses luttes que la classe ouvrière pourra montrer qu'elle est la seule force sociale capable de changer le monde et d'apporter une réponse radicale au fléau de la famine, mais aussi de la guerre et de toutes les manifestations de désespoir qui contribuent au pourrissement de la société.
Le capitalisme a réuni les conditions de l'abondance mais, tant que ce système ne sera pas renversé, elles ne peuvent déboucher que sur une situation absurde où la surproduction de marchandises côtoie la pénurie des biens les plus élémentaires.
Le fait que le capitalisme ne soit plus capable de nourrir des pans entiers de l'humanité constitue un appel au prolétariat pour qu'il assume sa responsabilité historique. Ce n'est que par la révolution communiste mondiale qu'il pourra poser les bases d'une société d'abondance où les famines seront à jamais éradiquées de la planète.
LE (5 juillet 08)
1 Rapporteur spécial pour le droit à l'alimentation (des populations) du Conseil des droits de l'homme de l'Organisation des Nations Unies de 2000 à mars 2008.
2 Le terme "Tiers-Monde" a été inventé par l'économiste et démographe français Alfred Sauvy en 1952, en pleine Guerre froide, pour désigner à l'origine les pays qui ne se rattachaient directement ni au bloc occidental ni au bloc russe, mais ce sens a été pratiquement abandonné, surtout depuis la chute du mur de Berlin. Mais il a été également utilisé pour désigner les pays qui connaissent les indices de développement économique les plus faibles, autrement dit les pays les plus pauvres de la planète en particulier en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud. Et c'est évidemment dans ce sens, plus que jamais d'actualité, que nous l'utilisons encore.
3 Concernant les émeutes raciales de Los Angeles, voir notre article "Face au chaos et aux massacres, seule la classe ouvrière peut apporter une réponse [1570]" dans la Revue Internationale n°70. Sur les émeutes dans les banlieues françaises de l'automne 2005, lire "Emeutes sociales : Argentine 2001, France 2005,... Seule la lutte de classe du prolétariat est porteuse d'avenir [1571]" (Revue Internationale n° 124) et "Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France [1527]" (Revue Internationale n° 125).
C'est ce que nous avons commencé à faire dans notre revue en publiant un article qui revient sur la première des composantes des "événements de Mai 68", la révolte étudiante, au niveau international et en France. Nous revenons ici sur la composante essentielle de ces événements : le mouvement de la classe ouvrière.
Dans le premier article, nous avions conclu ainsi le récit des événements en France : "Le 14 mai, dans beaucoup d'entreprises, les discussions se poursuivent. Après les immenses manifestations de la veille [en solidarité avec les étudiants victimes de la répression], avec l'enthousiasme et le sentiment de force qui s'en sont dégagés, il est difficile de reprendre le travail comme si de rien n'était. A Nantes, les ouvriers de Sud-Aviation, entraînés par les plus jeunes d'entre eux, déclenchent une grève spontanée et décident d'occuper l'usine. La classe ouvrière a commencé à prendre le relais."
C'est ce récit que nous allons poursuivre ici.
La grève généralisée en FranceA Nantes, ce sont les jeunes ouvriers, du même âge que les étudiants, qui ont lancé le mouvement ; leur raisonnement est simple : "si les étudiants, qui pourtant ne peuvent pas faire pression avec la grève, ont eu la force de faire reculer le gouvernement, les ouvriers pourront aussi le faire reculer". Pour leur part, les étudiants de la ville viennent apporter leur solidarité aux ouvriers, se mêlent à leur piquet de grève : fraternisation. Ici, il est clair que les campagnes du PCF1 et de la CGT2 mettant en garde contre les "gauchistes provocateurs à la solde du patronat et du ministère de l'Intérieur" qui auraient infiltré le milieu étudiant ont un impact bien faible.
Au total, il y a 3100 grévistes au soir du 14 mai.
Le 15 mai le mouvement gagne l'usine Renault de Cléon, en Normandie ainsi que deux autres usines de la région : grève totale, occupation illimitée, séquestration de la Direction, drapeau rouge sur les grilles. En fin de journée, il y a 11 000 grévistes.
Le 16 mai, les autres usines Renault entrent dans le mouvement : drapeau rouge sur Flins, Sandouville, le Mans et Billancourt (proche banlieue de Paris). Ce soir-là, il n'y a que 75 000 grévistes au total, mais l'entrée de Renault-Billancourt dans la lutte est un signal : c'est la plus grande usine de France (35 000 travailleurs) et depuis longtemps, il y a un proverbe : "Quand Renault éternue, la France s'enrhume".
Le 17 mai on compte 215 000 grévistes : la grève commence à toucher toute la France, surtout en province. C'est un mouvement totalement spontané ; les syndicats ne font que suivre. Partout, ce sont les jeunes ouvriers qui sont devant. On assiste à de nombreuses fraternisations entre étudiants et jeunes ouvriers : ces derniers viennent dans les facultés occupées et ils invitent les étudiants à venir manger à leur cantine.
Il n'y a pas de revendications précises : c'est un "ras le bol" qui s'exprime : sur un mur d'usine, en Normandie, il est écrit "Le temps de vivre et plus dignement !" Ce jour-là, craignant d'être "débordée par la base" et aussi par la CFDT3 beaucoup plus présente dans les mobilisations des premiers jours, la CGT appelle à l'extension de la grève : elle a "pris le train en marche" comme on disait à l'époque. Son communiqué ne sera connu que le lendemain.
Le 18 mai, il y a 1 million de travailleurs en grève à midi, avant même que ne soient connues les consignes de la CGT. Il y en a 2 millions le soir.
Ils seront 4 millions le lundi 20 mai et 6 millions et demi le lendemain.
Le 22 mai, il y a 8 millions de travailleurs en grève illimitée. C'est la plus grande grève de l'histoire du mouvement ouvrier international. Elle est beaucoup plus massive que les deux références précédentes : la "grève générale" de mai 1926 en Grande-Bretagne (qui a duré une semaine) et les grèves de mai-juin 1936 en France.
Tous les secteurs sont concernés : industrie, transports, énergie, postes et télécommunications, enseignement, administrations (plusieurs ministères sont complètement paralysés), médias (la télévision nationale est en grève, les travailleurs dénoncent notamment la censure qu'on leur impose), laboratoires de recherche, etc. Même les pompes funèbres sont paralysées (c'est une mauvaise idée que de mourir en Mai 68). On peut même voir les sportifs professionnels entrer dans le mouvement : le drapeau rouge flotte sur le bâtiment de la Fédération française de football. Les artistes ne sont pas en reste et le Festival de Cannes est interrompu à l'instigation des réalisateurs de cinéma.
Au cours de cette période, les facultés occupées (de même que d'autres bâtiments publics, comme le Théâtre de l'Odéon à Paris) deviennent des lieux de discussion politique permanente. Beaucoup d'ouvriers, notamment les jeunes mais pas seulement, participent à ces discussions. Certains ouvriers demandent à ceux qui défendent l'idée de la révolution de venir défendre leur point de vue dans leur entreprise occupée. C'est ainsi qu'à Toulouse, le petit noyau qui va fonder par la suite la section du CCI en France est invité à venir exposer l'idée des conseils ouvriers dans l'usine JOB (papier et carton) occupée. Et le plus significatif, c'est que cette invitation émane de militants... de la CGT et du PCF. Ces derniers devront parlementer pendant une heure avec des permanents de la CGT de la grande usine Sud-Aviation venus "renforcer" le piquet de grève de JOB pour obtenir l'autorisation de laisser entrer des "gauchistes" dans l'usine. Pendant plus de six heures, ouvriers et révolutionnaires, assis sur des rouleaux de carton, discuteront de la révolution, de l'histoire du mouvement ouvrier, des soviets de même que des trahisons... du PCF et de la CGT...
Beaucoup de discussions ont lieu aussi dans la rue, sur les trottoirs (il a fait beau dans toute la France en mai 68 !). Elles surgissent spontanément, chacun a quelque chose à dire ("On se parle et on s'écoute" est un slogan). Un peu partout, il règne une ambiance de fête, sauf dans les "beaux quartiers" où la trouille et la haine s'accumulent.
Partout en France, dans les quartiers, dans certaines grandes entreprises ou autour, surgissent des "Comités d'action" : on y discute de comment mener la lutte, de la perspective révolutionnaire. Ils sont en général animés par les groupes gauchistes ou anarchistes mais ils rassemblent beaucoup plus de monde que les membres de ces organisations. Même, à l'ORTF, la radio-télévision d'État, il se crée un Comité d'action animé notamment par Michel Drucker4 et auquel participe même l'inénarrable Thierry Rolland5.
Devant une telle situation, la classe dominante connaît une période de désarroi ce qui s'exprime par des initiatives brouillonnes et inefficaces.
C'est ainsi que, le 22 mai, l'Assemblée nationale, dominée par la droite, discute (pour finalement la rejeter) une motion de censure déposée par la gauche deux semaines auparavant : les institutions officielles de la République française semblent vivre dans un autre monde. Il en est de même du gouvernement qui prend ce même jour la décision d'interdire le retour de Cohn-Bendit qui était allé en Allemagne. Cette décision ne fait qu'accroître le mécontentement : le 24 mai on assiste à de multiples manifestations, notamment pour dénoncer l'interdiction de séjour de Cohn-Bendit : "Les frontières on s'en fout !", "Nous sommes tous des juifs allemands !" Malgré le cordon sanitaire de la CGT contre les "aventuriers" et les "provocateurs" (c'est-à-dire les étudiants "radicaux") beaucoup de jeunes ouvriers rejoignent ces manifestations.
Le soir, le Président de la République, le général de Gaulle fait un discours : il propose un référendum pour que les Français se prononcent sur la "participation" (une sorte d'association capital-travail). On ne saurait être plus éloigné des réalités. Ce discours fait un bide complet qui révèle le désarroi du gouvernement et de la bourgeoisie en général6.
Dans la rue, les manifestants ont écouté le discours sur les radios portables, la colère augmente encore : "Son discours, on s'en fout !". On assiste à des affrontements et à des barricades durant toute la nuit à Paris et dans plusieurs villes de province. Il y a de nombreuses vitrines brisées, des voitures incendiées, ce qui a pour effet de retourner une partie de l'opinion contre les étudiants considérés désormais comme des "casseurs". Il est probable, d'ailleurs, que parmi les manifestants se soient mêlés des membres des milices gaullistes ou des policiers en civil afin "d'attiser le feu" et faire peur à la population. Il est clair aussi que nombre d'étudiants s'imaginent "faire la révolution" en construisant des barricades ou en brûlant des voitures, symboles de la "société de consommation". Mais ces actes expriment surtout la colère des manifestants, étudiants et jeunes ouvriers, devant les réponses risibles et provocantes apportées par les autorités face à la plus grande grève de l'histoire. Illustration de cette colère contre le système : le symbole du capitalisme, la Bourse de Paris, est incendié.
Finalement, ce n'est que le jour suivant que la bourgeoisie commence à reprendre des initiatives efficaces : le samedi 25 mai s'ouvrent au ministère du Travail (rue de Grenelle) des négociations entre syndicats, patronat et gouvernement.
D'emblée, les patrons sont prêts à lâcher beaucoup plus que ce que s'imaginaient les syndicats : il est clair que la bourgeoisie a peur. Le premier ministre, Pompidou, préside. Il rencontre seul à seul, pendant une heure le dimanche matin, Séguy, patron de la CGT7 : les deux principaux responsables du maintien de l'ordre social en France ont besoin de discuter sans témoin des moyens de rétablir celui-ci8.
Dans la nuit du 26 au 27 mai sont conclus les "accords de Grenelle" :
- augmentations de salaires pour tous de 7% le 1er juin, plus 3% le 1er octobre ;
- augmentation du salaire minimum de l'ordre de 25% ;
- réduction du "ticket modérateur" de 30% à 25% (montant des dépenses de santé non pris en charge par la Sécurité sociale) ;
- reconnaissance de la section syndicale au sein de l'entreprise ;
- plus une série de promesses floues d'ouverture de négociations, notamment sur la durée du travail (qui est de l'ordre de 47 heures par semaine en moyenne).
Vu l'importance et la force du mouvement, c'est une véritable provocation :
- les 10 % seront effacés par l'inflation (qui est importante à cette période) ;
- rien sur la compensation salariale de l'inflation ;
- rien de concret sur la réduction du temps de travail ; on se contente d'afficher l'objectif du "retour progressif aux 40 heures" (déjà obtenues officiellement en 1936 !) ; au rythme proposé par le gouvernement, on y arriverait en... 2008 ! ;
- les seuls qui gagnent quelque chose de significatif sont les ouvriers les plus pauvres (on veut diviser la classe ouvrière en les poussant à reprendre le travail) et les syndicats (on les rétribue pour leur rôle de saboteurs).
Le lundi 27 mai les "accords de Grenelle" sont rejetés de façon unanime par les assemblées ouvrières.
à Renault Billancourt, les syndicats ont organisé un grand "show" amplement couvert par la télévision et les radios : en sortant des négociations, Séguy avait dit aux journalistes : "La reprise ne saurait tarder" et il espère bien que les ouvriers de Billancourt donneront l'exemple. Cependant, 10 000 d'entre eux, rassemblés depuis l'aube, ont décidé de poursuivre le mouvement avant même l'arrivée des dirigeants syndicaux.
Benoît Frachon, dirigeant "historique" de la CGT (déjà présent aux négociations de 1936) déclare : "Les accords de la rue de Grenelle vont apporter à des millions de travailleurs un bien-être qu'ils n'auraient pas espéré" : silence de mort !
André Jeanson, de la CFDT, se félicite du vote initial en faveur de la poursuite de la grève et parle de la solidarité des ouvriers avec les étudiants et les lycéens en lutte : applaudissements à tout rompre.
Séguy, enfin, présente "un compte rendu objectif" de ce qui "a été acquis à Grenelle" : sifflements puis huée générale de plusieurs minutes. Séguy fait alors une pirouette : "Si j'en juge par ce que j'entends, vous ne vous laisserez pas faire" : applaudissements mais dans la foule on entend : "Il se fout de notre gueule !".
La meilleure preuve du rejet des "accords de Grenelle" : le nombre des grévistes augmente encore le 27 mai pour atteindre les 9 millions.
Ce même jour se tient au stade Charléty, à Paris, un grand rassemblement appelé par le syndicat étudiant UNEF, la CFDT (qui fait de la surenchère par rapport à la CGT) et les groupes gauchistes. La tonalité des discours y est très révolutionnaire : il s'agit en fait de donner un exutoire au mécontentement croissant envers la CGT et le PCF. A côté des gauchistes, on note la présence de politiciens sociaux-démocrates comme Mendès-France (ancien chef du gouvernement dans les années 50). Cohn-Bendit, les cheveux teints en noir, y fait une apparition (on l'avait déjà vu la veille à la Sorbonne).
La journée du 28 mai est celle des grenouillages des partis de gauche :
Le matin, François Mitterrand, président de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (qui regroupe le Parti socialiste, le Parti radical et divers petits groupements de gauche) tient une conférence de presse : considérant qu'il y a vacance du pouvoir, il annonce sa candidature à la présidence de la République. Dans l'après-midi, Waldeck Rochet, patron du PCF, propose un gouvernement "à participation communiste" : il s'agit d'éviter que les sociaux-démocrates n'exploitent la situation à leur seul bénéfice. Il est relayé le lendemain 29 mai par une grande manifestation appelée par la CGT réclamant un "gouvernement populaire". La droite crie immédiatement au "complot communiste".
Ce même jour, on constate la "disparition" du général de Gaulle. Certains font courir le bruit qu'il se retire mais, en fait, il s'est rendu en Allemagne pour s'assurer auprès du général Massu, qui y commande les troupes françaises d'occupation, de la fidélité des armées.
Le 30 mai constitue une journée décisive dans la reprise en main de la situation par la bourgeoisie. De Gaulle fait un nouveau discours :
"Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. (...) Je dissous aujourd'hui l'Assemblée nationale..."
En même temps se tient à Paris, sur les Champs-Élysées, une énorme manifestation de soutien à de Gaulle. Venu des beaux quartiers, des banlieues cossues et aussi de la "France profonde" grâce aux camions de l'armée, le "peuple" de la trouille et du fric, des bourgeois et des institutions religieuses pour leurs enfants, des cadres supérieurs imbus de leur "supériorité", des petits commerçants tremblant pour leur vitrine, des anciens combattants ulcérés par les atteintes au drapeau tricolore, des "barbouzes" en mèche avec la pègre, mais aussi des anciens de l'Algérie française et de l'OAS9, les jeunes membres du groupe fascisant Occident, les vieux nostalgiques de Vichy (qui tous pourtant détestent de Gaulle) ; tout ce beau monde vient clamer sa haine de la classe ouvrière et son "amour de l'ordre". Dans la foule, à côté d'anciens combattants de la "France libre", on entend des "Cohn-Bendit à Dachau !".
Mais le "Parti de l'ordre" ne se réduit pas à ceux qui manifestent sur les Champs-Élysées. Le même jour, la CGT appelle à des négociations branche par branche pour "améliorer les acquis de Grenelle" : c'est le moyen de diviser le mouvement afin de le liquider.
D'ailleurs, à partir de cette date (c'est un jeudi), le travail commence à reprendre, mais lentement car, le 6 juin, il y aura encore 6 millions de grévistes. La reprise du travail se fait dans la dispersion :
- 31 mai : sidérurgie lorraine, textiles du Nord ;
- 4 juin : arsenaux, assurances ;
- 5 juin : EDF10, mines de charbon ;
- 6 juin : poste, télécommunications, transports (à Paris, la CGT fait le forcing pour faire reprendre : dans chaque dépôt les dirigeants syndicaux annoncent que les autres dépôts ont repris le travail, ce qui est faux) ;
- 7 juin : enseignement primaire ;
- 10 juin : occupation de l'usine Renault de Flins par les forces de police ; un lycéen de 17 ans, Gilles Tautin, venu apporter sa solidarité aux ouvriers, tombe dans la Seine alors qu'il est chargé par les gendarmes et se noie ;
- 11 juin : intervention des CRS11 à l'usine Peugeot de Sochaux (2e usine de France) : 2 ouvriers sont tués, dont un par balles.
On assiste alors à de nouvelles manifestations violentes dans toute la France : "Ils ont tué nos camarades !" A Sochaux, devant la résistance déterminée des ouvriers, les CRS évacuent l'usine : le travail ne reprendra que 10 jours plus tard.
Craignant que l'indignation ne relance la grève (il reste encore 3 millions de grévistes), les syndicats (CGT en tête) et les partis de gauche conduits par le PCF appellent avec insistance à la reprise du travail "pour que les élections puissent se tenir et compléter la victoire de la classe ouvrière". Le quotidien du PCF, l'Humanité, titre : "Forts de leur victoire, des millions de travailleurs reprennent le travail".
L'appel systématique à la grève par les syndicats à partir du 20 mai trouve maintenant son explication : non seulement il fallait éviter d'être débordé par la "base" mais il fallait contrôler le mouvement afin de pouvoir, le moment venu, provoquer la reprise des secteurs les moins combatifs et démoraliser les autres secteurs.
Waldeck Rochet, dans ses discours de campagne électorale déclare que "Le Parti communiste est un parti d'ordre". Et "l'ordre" bourgeois revient peu à peu :
- 12 juin : reprise dans l'enseignement secondaire ;
- 14 juin : Air France et Marine marchande ;
- 16 juin : la Sorbonne est occupée par la police ;
- 17 juin : reprise chaotique à Renault Billancourt ;
- 18 juin : de Gaulle fait libérer les dirigeants de l'OAS qui étaient encore en prison ;
- 23 juin : 1er tour des élections législatives avec une très forte progression de la droite ;
- 24 juin : reprise du travail à l'usine Citroën Javel, en plein Paris (Krasucki, numéro 2 de la CGT, intervient avec insistance dans l'assemblée générale pour appeler à la fin de la grève) ;
- 26 juin : Usinor Dunkerque ;
- 30 juin : 2e tour des élections avec une victoire historique de la droite.
Une des dernières entreprises à reprendre le travail, le 12 juillet, est l'ORTF : de nombreux journalistes ne veulent pas voir revenir la tutelle et la censure qu'ils subissaient auparavant de la part du gouvernement. Après la "reprise en main", nombre d'entre eux seront licenciés. L'ordre est revenu partout, y compris dans les informations qu'on juge utile de diffuser dans la population.
Ainsi, la plus grande grève de l'histoire s'est terminée par une défaite, contrairement aux affirmations de la CGT et du PCF. Une défaite cuisante sanctionnée par le retour en force des partis et des "autorités" qui avaient été vilipendées au cours du mouvement. Mais le mouvement ouvrier sait depuis longtemps que : "Le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l'union grandissante des travailleurs" (le Manifeste communiste). Aussi, derrière leur défaite immédiate, les ouvriers ont remporté en 1968 en France une grande victoire, non pas pour eux-mêmes mais pour l'ensemble du prolétariat mondial. C'est ce que nous allons voir maintenant en même temps que nous allons tenter de mettre en évidence les causes profondes ainsi que les enjeux historiques et mondiaux du "joli mois de Mai" français.
Dans la plupart des nombreux livres et émissions de télévision sur Mai 1968 qui ont occupé l'espace médiatique de plusieurs pays au cours de la dernière période, il est souligné le caractère international du mouvement étudiant qui a touché la France au cours de ce mois-là. Tout le monde s'entend pour constater, comme nous l'avons également souligné dans notre précédent article, que les étudiants français n'étaient pas les premiers à se mobiliser massivement ; qu'ils ont, en quelque sorte, "pris le train en marche" d'un mouvement qui avait démarré dans les universités américaines à l'automne 1964. A partir des États-Unis, ce mouvement avait touché la plupart des pays occidentaux et il avait connu en Allemagne, dès 1967, ses développements les plus spectaculaires faisant des étudiants de ce pays la "référence" pour ceux des autres pays européens. Cependant, les mêmes journalistes ou "historiens" qui se plaisent à souligner l'ampleur internationale de la contestation étudiante des années 60 ne disent en général pas un mot des luttes ouvrières qui se sont déroulées dans le monde au cours de cette période. Évidemment, ils ne peuvent pas faire l'impasse sur l'immense grève qui constitue l'autre volet, évidemment le plus important, des "événements" de 68 en France : il leur est difficile de faire passer à la trappe la plus grande grève de l'histoire du mouvement ouvrier. Mais, si on les suit, ce mouvement du prolétariat constitue une sorte "d'exception française", encore une.
En réalité, au même titre, et peut-être encore plus, que le mouvement étudiant, le mouvement de la classe ouvrière en France était partie intégrante d'un mouvement international et on ne peut le comprendre réellement que dans ce contexte international.
C'est vrai qu'il a existé en France en mai 1968 une situation qu'on n'a retrouvée dans aucun autre pays, sinon de façon très marginale : un mouvement massif de la classe ouvrière prenant son essor à partir de la mobilisation étudiante. Il est clair que la mobilisation étudiante, la répression qu'elle a subie - et qui l'a alimentée- de même que le recul final du gouvernement après la "nuit des barricades" du 10-11 mai, ont joué un rôle, non seulement dans le déclenchement, mais aussi dans l'ampleur de la grève ouvrière. Cela dit, si le prolétariat de France s'est engagé dans un tel mouvement, ce n'est sûrement pas uniquement pour "faire comme les étudiants", c'est qu'il existait en son sein un mécontentement profond, généralisé, et aussi la force politique pour engager le combat.
Ce fait n'est en général pas occulté par les livres et programmes de télévision traitant de Mai 68 : il est souvent rappelé que, dès 1967, les ouvriers avaient mené des luttes importantes dont les caractéristiques tranchaient avec celles de la période précédente. En particulier, alors que les "grévettes" et les journées d'action syndicales ne suscitaient pas de grand enthousiasme, on a assisté à des conflits très durs, très déterminés face à une violente répression patronale et policière et où les syndicats ont été débordés à plusieurs reprises. C'est ainsi que, dès le début 1967, se produisent des affrontements importants à Bordeaux (à l'usine d'aviation Dassault), à Besançon et dans la région lyonnaise (grève avec occupation à Rhodia, grève à Berliet conduisant les patrons au lock-out et à l'occupation de l'usine par les CRS), dans les mines de Lorraine, dans les chantiers navals de Saint-Nazaire (qui est paralysée par une grève générale le 11 avril).
C'est à Caen, en Normandie, que la classe ouvrière va livrer un de ses combats les plus importants avant mai 68. Le 20 janvier 1968, les syndicats de la Saviem (camions) avaient lancé un mot d'ordre de grève d'une heure et demie mais la base, jugeant cette action insuffisante, est partie spontanément en grève le 23. Le surlendemain, à 4 heures du matin, les CRS démantèlent le piquet de grève permettant aux cadres et aux "jaunes" d'entrer dans l'usine. Les grévistes décident d'aller au centre ville où ils sont rejoints par des ouvriers d'autres usines qui sont également partis en grève. A 8 heures du matin, 5000 personnes convergent pacifiquement vers la place centrale : les Gardes mobiles12 les chargent brutalement, notamment à coups de crosse de fusil. Le 26 janvier, les travailleurs de tous les secteurs de la ville (dont les enseignants) ainsi que de nombreux étudiants manifestent leur solidarité : un meeting sur la place centrale rassemble 7000 personnes à 18 heures. A la fin du meeting, les Gardes mobiles chargent pour évacuer la place mais sont surpris par la résistance des travailleurs. Les affrontements dureront toute la nuit ; il y aura 200 blessés et des dizaines d'arrestations. Six jeunes manifestants, tous des ouvriers, écopent de peines de prison ferme de 15 jours à trois mois. Mais loin de faire reculer la classe ouvrière, cette répression ne fait que provoquer l'extension de sa lutte : le 30 janvier, on compte 15 000 grévistes à Caen. Le 2 février, les autorités et le patronat sont obligés de reculer : levée des poursuites contre les manifestants, augmentations des salaires de 3 à 4 %. Le lendemain, le travail reprend mais, sous l'impulsion des jeunes ouvriers, les débrayages se poursuivent encore pendant un mois à la Saviem.
Saint-Nazaire en avril 67 et Caen en janvier 68 ne sont pas les seules villes à être touchées par des grèves générales de toute la population ouvrière. C'est aussi le cas dans d'autres villes de moindre importance comme Redon en mars et Honfleur en avril. Ces grèves massives de tous les exploités d'une ville préfigurent ce qui va se passer à partir du milieu du mois de mai dans tout le pays.
Ainsi, on ne peut pas dire que l'orage de Mai 1968 ait éclaté dans un ciel d'azur. Le mouvement des étudiants a mis "le feu à la plaine", mais celle-ci était prête à s'enflammer.
Évidemment, les "spécialistes", notamment les sociologues, ont essayé de mettre en évidence les causes de cette "exception" française. Ils ont en particulier mis en avant le rythme très élevé du développement industriel de la France au cours des années 1960, transformant ce vieux pays agricole en puissance industrielle moderne. Ce fait explique notamment la présence et le rôle d'un nombre important de jeunes ouvriers dans les usines qui, souvent, avaient été construites peu avant. Ces jeunes ouvriers, issus fréquemment du milieu rural, sont très peu syndiqués et supportent difficilement la discipline de caserne de l'usine alors qu'ils reçoivent la plupart du temps des salaires dérisoires, même lorsqu'ils ont un Certificat d'aptitude professionnelle. Cette situation permet de comprendre pourquoi ce sont les secteurs les plus jeunes de la classe ouvrière qui ont les premiers engagé le combat, et également pourquoi la plupart des mouvements importants qui ont précédé Mai 68 ont eu lieu dans l'Ouest de la France, une région essentiellement rurale tardivement industrialisée. Cependant, les explications des sociologues échouent à expliquer pourquoi ce ne sont pas seulement les jeunes travailleurs qui sont entrés en grève en 1968 mais la très grande majorité de toute la classe ouvrière, tous âges confondus.
En fait, derrière un mouvement de l'ampleur et de la profondeur de celui de mai 68, il y avait nécessairement des causes beaucoup plus profondes, des causes qui dépassaient, de très loin, le cadre de la France. Si l'ensemble de la classe ouvrière de ce pays s'est lancé dans une grève quasi générale, c'est que tous ses secteurs commençaient à être touchée par la crise économique qui, en 1968 n'en était qu'à son tout début, une crise non pas "française" mais de l'ensemble du capitalisme mondial. Ce sont les effets en France de cette crise économique mondiale (montée du chômage, gel des hausses salariales, intensification des cadences de production, attaques contre la Sécurité sociale) qui expliquent en bonne partie la montée de la combativité ouvrière dans ce pays à partir de 1967 :
"Dans tous les pays industriels, en Europe et aux USA, le chômage se développe et les perspectives économiques s'assombrissent. L'Angleterre, malgré une multiplication de mesures pour sauvegarder l'équilibre, est finalement réduite fin 1967 à une dévaluation de la Livre Sterling, entraînant derrière elle des dévaluations dans toute une série de pays. Le gouvernement Wilson proclame un programme d'austérité exceptionnel : réduction massive des dépenses publiques..., blocage des salaires, réduction de la consommation interne et des importations, effort pour augmenter les exportations. Le 1er janvier 1968, c'est au tour de Johnson [Président des États-Unis] de pousser un cri d'alarme et d'annoncer des mesures sévères indispensables pour sauvegarder l'équilibre économique. En mars, éclate la crise financière du dollar. La presse économique chaque jour plus pessimiste, évoque de plus en plus le spectre de la crise de 1929 (...) Mai 1968 apparaît dans toute sa signification pour avoir été une des premières et une des plus importantes réactions de la masse des travailleurs contre une situation économique mondiale allant en se détériorant" (Révolution internationale (ancienne série) n° 2, printemps 1969).
En fait, des circonstances particulières ont permis que ce soit en France que le prolétariat mondial mène son premier combat d'ampleur contre les attaques croissantes que le capitalisme en crise ne pouvait que multiplier. Mais, assez rapidement, les autres secteurs nationaux de la classe ouvrière allaient entrer à leur tour dans la lutte. Aux mêmes causes devaient succéder les mêmes effets.
C'est ainsi qu'à l'autre bout du monde, en Argentine, mai 1969 allait être marqué par ce qui est resté depuis dans les mémoires comme le "cordobazo". Le 29 mai, à la suite de toute une série de mobilisations dans les villes ouvrières contre les violentes attaques économiques et la répression de la junte militaire, les ouvriers de Cordoba avaient complètement débordé les forces de police et l'armée (pourtant équipées de tanks) et s'étaient rendus maîtres de la ville (la deuxième du pays). Le gouvernement n'a pu "rétablir l'ordre" que le lendemain grâce à l'envoi massif de troupes militaires.
En Italie, au même moment, débute le mouvement de luttes ouvrières le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale. Les grèves commencent à se multiplier chez Fiat à Turin, d'abord dans la principale usine de la ville, Fiat-Mirafiori, pour s'étendre ensuite aux autres usines du groupe à Turin et aux alentours. Le 3 juillet 1969, lors d'une journée d'action syndicale contre la hausse des loyers, les cortèges ouvriers, rejoints par des cortèges étudiants, convergent vers l'usine de Mirafiori. Face à celle-ci, de violentes bagarres éclatent avec la police. Elles durent pratiquement toute la nuit et s'étendent à d'autres quartiers de la ville.
Dès la fin du mois d'août, lorsque les ouvriers rentrent des congés d'été, les grèves reprennent à Fiat, mais aussi à Pirelli (pneumatiques) à Milan et dans bien d'autres entreprises.
Cependant, la bourgeoisie italienne, instruite par l'expérience de Mai 68, ne se laisse pas surprendre comme cela était arrivé à la bourgeoisie française l'année précédente. Il lui faut absolument empêcher que le mécontentement social profond qui se fait jour ne débouche sur un embrasement généralisé. C'est pour cela que son appareil syndical va mettre à profit l'échéance des contrats collectifs, notamment dans la métallurgie, la chimie et le bâtiment, pour développer ses manœuvres de dispersion des luttes en fixant aux ouvriers comme objectif un "bon contrat" dans leurs secteurs respectifs. Les syndicats mettent au point la tactique dite des grèves "articulées" : tel jour les métallos font grève, tel autre les travailleurs de la chimie, tel autre ceux du bâtiment. Des grèves "générales" sont appelées mais par province ou même par ville, contre la vie chère ou la hausse des loyers. Au niveau des entreprises, les syndicats prônent les grèves tournantes, un atelier après l'autre, avec le prétexte de causer le plus de dommages possible aux patrons à moindres frais pour les ouvriers. En même temps, les syndicats font le nécessaire pour reprendre le contrôle d'une base qui tend à leur échapper : alors que, dans beaucoup d'entreprises, les ouvriers, mécontents des structures syndicales traditionnelles, élisent des délégués d'atelier, ces derniers sont institutionnalisés sous forme de "conseils d'usine" présentés comme "organes de base" du syndicat unitaire que les trois confédérations, CGIL, CISL et UIL affirment vouloir construire ensemble. Après plusieurs mois où la combativité ouvrière s'épuise dans une succession de "journées d'action" par secteur et de "grèves générales" par province ou par ville, les contrats collectifs de secteur sont signés successivement entre début novembre et fin décembre. Et c'est peu avant la signature du dernier contrat, le plus important puisqu'il concerne la métallurgie du privé, secteur à l'avant-garde du mouvement, qu'une bombe explose, le 12 décembre, dans une banque de Milan, tuant 16 personnes. L'attentat est attribué à des anarchistes (l'un d'eux, Giuseppe Pinelli, meurt entre les mains de la police milanaise) mais on apprendra bien plus tard qu'il provenait de certains secteurs de l'appareil d'État. Les structures secrètes de l'État bourgeois sont venu prêter main forte aux syndicats pour semer la confusion dans les rangs de la classe ouvrière en même temps que se renforçaient les moyens de la répression.
Le prolétariat d'Italie n'a pas été le seul à se mobiliser au cours de cet automne 1969. A une échelle bien moindre mais très significative, celui d'Allemagne est entré aussi dans la lutte puisqu'en septembre ont éclaté dans ce pays des grèves sauvages contre la signature par les syndicats d'accords de "modération salariale". Ces derniers étaient censés être "réalistes" face à la dégradation de la situation de l'économie allemande qui, malgré le "miracle" d'après guerre, n'a pas été épargnée par les difficultés du capitalisme mondial qui s'accumulent à partir de 1967 (cette année-là, l'Allemagne a connu sa première récession depuis la guerre).
Ce réveil du prolétariat d'Allemagne, même s'il est encore timide, revêt une signification toute particulière. D'une part, il s'agit du plus important et du plus concentré d'Europe. Mais surtout, ce prolétariat a eu dans l'histoire, et sera appelé à retrouver dans le futur, une position de premier plan au sein de la classe ouvrière mondiale. C'est en Allemagne que c'était joué le sort de la vague révolutionnaire internationale qui, à partir d'Octobre 1917 en Russie, avait menacé la domination capitaliste sur le monde. La défaite subie par les ouvriers allemands au cours de leurs tentatives révolutionnaires, entre 1918 et 1923, avait ouvert les portes à la plus terrible contre-révolution qui se soit abattue sur le prolétariat mondial au cours de son histoire. Et c'est là où la révolution était allée le plus loin, la Russie et l'Allemagne, que cette contre-révolution avait pris les formes les plus profondes et barbares : le stalinisme et le nazisme. Cette contre-révolution avait duré près d'un demi-siècle et elle avait culminé avec la Seconde Guerre mondiale qui, contrairement à la première, n'avait pas permis au prolétariat de relever la tête mais l'avait enfoncé encore plus, grâce, notamment, aux illusions créées par la victoire du camps de la "démocratie" et du "socialisme".
L'immense grève de Mai 1968 en France, puis "l'automne chaud" italien, avaient fait la preuve que le prolétariat mondial était sorti de cette période de contre-révolution, que contrairement à la crise de 1929, celle qui était en train de se développer n'allait pas déboucher sur la guerre mondiale mais sur un développement des combats de classe qui allaient empêcher la classe dominante d'apporter sa réponse barbare aux convulsions de son économie. Les luttes des ouvriers allemands de septembre 1969 l'ont confirmé, de même que l'ont confirmé, et à échelle encore plus significative, les luttes des ouvriers polonais au cours de l'hiver 1970-71.
En décembre 1970, la classe ouvrière de Pologne a réagi spontanément et massivement à une hausse des prix de plus de 30%. Les ouvriers détruisent les sièges du parti stalinien à Gdańsk, Gdynia et Elbląg. Le mouvement de grève s'étend de la côte baltique à Poznań, Katowice, Wrocław et Cracovie. Le 17 décembre, Gomulka, Secrétaire général du parti stalinien au pouvoir, envoie ses tanks dans les ports de la Baltique. Plusieurs centaines d'ouvriers sont tués. Des batailles de rue ont lieu à Szczecin et à Gdańsk. La répression ne réussit pas à écraser le mouvement. Le 21 décembre une vague de grèves éclate à Varsovie. Gomulka est renvoyé. Son successeur, Gierek, va immédiatement négocier personnellement avec les ouvriers du chantier naval de Szczecin. Gierek fait quelques concessions mais refuse d'annuler les hausses de prix. Le 11 février une grève de masse éclate à Łódź, déclenchée par 10 000 ouvriers du textile. Gierek finit par céder : les hausses de prix sont annulées.
Les régimes staliniens ont constitué la plus pure incarnation de la contre-révolution : c'est au nom du "socialisme" et des "intérêts de la classe ouvrière" que celle-ci subissait une des pires terreurs qui soient. L'hiver "chaud" des ouvriers polonais, de même que les grèves qui se sont produites à l'annonce des luttes en Pologne de l'autre côté de la frontière, notamment dans les régions de Lvov (Ukraine) et Kaliningrad (Russie de l'Ouest) faisaient la preuve que même là où la contre-révolution maintenait sa chape de plomb la plus lourde, les régimes "socialistes", elle était battue en brèche.
On ne peut énumérer ici l'ensemble des luttes ouvrières qui, après 1968, ont confirmé cette modification fondamentale du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat à l'échelle mondiale. Nous ne citerons que deux exemples, celui de l'Espagne et celui de l'Angleterre.
En Espagne, malgré la répression féroce exercée par le régime franquiste, la combativité ouvrière s'exprime de façon massive au cours de l'année 1974. La ville de Pampelune, en Navarre, connaît un nombre de jours de grève par ouvrier supérieur à celui des ouvriers français de 1968. Toutes les régions industrielles sont touchées (Madrid, Asturies, Pays Basque) mais c'est dans les immenses concentrations ouvrières de la banlieue de Barcelone que les grèves prennent leur plus grande extension, touchant toutes les entreprises de la région, avec des manifestations exemplaires de solidarité ouvrière (souvent, la grève démarre dans une usine uniquement en solidarité avec les ouvriers d'autres usines).
L'exemple du prolétariat d'Angleterre est également très significatif puisqu'il s'agit du plus vieux prolétariat du monde. Tout au long des années 1970, celui-ci a mené des combats massifs contre l'exploitation (avec 29 millions de journées de grève en 1979, les ouvriers anglais se sont placés en seconde position des statistiques, derrière les ouvriers français en 1968). Cette combativité a même obligé la bourgeoisie anglaise à changer par deux fois de Premier ministre : en avril 1976 (Callaghan remplace Wilson) et au début 1979 (Callaghan est renversé par le Parlement).
Ainsi, la signification historique fondamentale de Mai 68 n'est à rechercher ni dans les "spécificités françaises", ni dans la révolte étudiante, ni dans la "révolution des mœurs" qu'on nous chante aujourd'hui. C'est dans la sortie du prolétariat mondial de la contre-révolution et son entrée dans une nouvelle période historique d'affrontements contre l'ordre capitaliste. Une période qui s'est également illustrée par un nouveau développement des courants politiques prolétariens, dont le nôtre, que la contre-révolution avait pratiquement éliminés ou réduits au silence, comme nous le verrons maintenant.
Au début du 20e siècle, pendant et après la Première Guerre mondiale, le prolétariat a livré des combats titanesques qui ont failli venir à bout du capitalisme. En 1917, il a renversé le pouvoir bourgeois en Russie. Entre 1918 et 1923, dans le principal pays européen, l'Allemagne, il a mené de multiples assauts pour parvenir au même but. Cette vague révolutionnaire s'est répercutée dans toutes les parties du monde, partout où il existait une classe ouvrière développée, de l'Italie au Canada, de la Hongrie à la Chine. C'était la réponse qu'apportait le prolétariat mondial à l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence dont la guerre mondiale avait constitué la première grande manifestation.
Mais la bourgeoisie mondiale a réussi à contenir ce mouvement gigantesque de la classe ouvrière, et elle ne s'est pas arrêtée là. Elle a déchaîné la plus terrible contre-révolution de toute l'histoire du mouvement ouvrier. Cette contre-révolution a pris les formes d'une barbarie inimaginable, dont le stalinisme et le nazisme furent les deux représentants les plus significatifs, justement dans les pays où la révolution était allée le plus loin, la Russie et l'Allemagne.
Dans ce contexte, les partis communistes qui s'étaient trouvés à l'avant-garde de la vague révolutionnaire se sont convertis en partis de la contre-révolution.
Évidemment, la trahison des partis communistes a suscité le surgissement en leur sein de fractions de gauche en défense des véritables positions révolutionnaires. Un processus similaire s'était déjà déroulé au sein des partis socialistes lors de leur passage dans le camp bourgeois en 1914 avec leur soutien à la guerre impérialiste. Cependant, alors que ceux qui avaient lutté au sein des partis socialistes contre leur dérive opportuniste et leur trahison, avaient gagné des forces et une influence croissante dans la classe ouvrière jusqu'à être capables, après la révolution russe, de fonder une nouvelle Internationale, il n'en fut rien, du fait du poids croissant de la contre-révolution, des courants de gauche surgis au sein des partis communistes. Ainsi, alors qu'ils regroupaient au départ une majorité de militants dans les partis allemand et italien, ces courants ont progressivement perdu de leur influence dans la classe et la plus grande partie de leurs forces militantes, quand ils ne se sont pas éparpillés en de multiples petits groupes, comme ce fut le cas en Allemagne avant même que le régime hitlérien n'en extermine ou contraigne à l'exil les derniers militants.
En fait, au cours des années 30, à côté du courant animé par Trotski de plus en plus gagné par l'opportunisme, les groupes qui ont continué à défendre fermement les positions révolutionnaires, tel le Groupe des Communistes internationalistes (GIC) en Hollande (qui se réclamait du "Communisme de conseils" et rejetait la nécessité d'un parti prolétarien) et la Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie (qui publiait la revue Bilan) ne comptaient que quelques dizaines de militants et n'avaient plus aucune influence sur le cours des luttes ouvrières.
La Seconde Guerre mondiale n'a pas permis, contrairement à la première, un renversement du rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie. Bien au contraire. Instruite par l'expérience historique, et grâce au soutien précieux des partis staliniens, la classe dominante a veillé à tuer dans l'œuf tout nouveau surgissement du prolétariat. Dans l'euphorie démocratique de la "Libération", les groupes de la Gauche communiste sont encore plus isolés que dans les années 1930. En Hollande, le Communistenbond Spartacus prend la relève du GIC dans la défense des positions "conseillistes", positions qui seront également défendues, à partir de 1965 par Daad en Gedachte, une scission du Bond. Ces deux groupes font tout un travail de publication bien qu'ils soient handicapés par la position conseilliste qui rejette le rôle d'une organisation d'avant-garde pour le prolétariat. Cependant, le plus grand handicap est constitué par le poids idéologique de la contre-révolution. C'est le cas aussi en Italie où la constitution en 1945, autour de Damen et Bordiga (deux anciens fondateurs de la Gauche italienne dans les années 1920) du Partito Comunista Internazionalista (qui publie Battaglia Comunista et Prometeo), ne tient pas les promesses auxquelles avaient cru ses militants. Alors que cette organisation comptait 3000 membres à sa fondation, elle s'affaiblit progressivement, victime de la démoralisation et de scissions, notamment celle de 1952 animée par Bordiga qui va constituer le Parti Communiste International (et qui publie Programma comunista), scissions dont une des causes réside aussi dans la confusion qui avait présidé au regroupement de 1945, lequel s'était fait sur la base de l'abandon de toute une série d'acquis élaborés par Bilan dans les années 1930.
En France, le groupe qui s'était constitué en 1945, la Gauche Communiste de France (GCF), dans la continuité des positions de Bilan (mais en intégrant un certain nombre de positions programmatiques de la Gauche germano-hollandaise) et qui a publié 42 numéros de la revue Internationalisme, disparaît en 1952.
Dans ce même pays, outre les quelques éléments rattachés au Parti Communiste International et qui publiaient Le Prolétaire, un autre groupe a défendu jusqu'au début des années 1960 des positions de classe avec la revue Socialisme ou Barbarie (SouB). Mais ce groupe, issu d'une scission du trotskisme au lendemain de la seconde guerre mondiale, a progressivement et explicitement abandonné le marxisme ce qui a conduit à sa disparition en 1966. A la fin des années 1950 et au début des années 1960, plusieurs scissions de SouB, notamment face à son abandon du marxisme, avait conduit à la formation de petits groupes qui avaient rejoint la mouvance conseilliste, notamment ICO (Informations et Correspondances Ouvrières).
Nous pourrions encore citer l'existence d'autres groupes dans d'autres pays mais ce qui marque la situation des courants qui ont continué à défendre des positions communistes au cours de années 1950 et au début des années 1960, c'est leur extrême faiblesse numérique, le caractère confidentiel de leurs publications, leur isolement international ainsi que des régressions qui ont conduit soit à leur disparition pure et simple soit à un enfermement sectaire comme ce fut notamment le cas du Parti Communiste International qui se considérait comme la seule organisation communiste dans le monde.
La grève générale de 1968 en France, puis les différents mouvements massifs de la classe ouvrière dont nous avons rendu compte plus haut, ont remis à l'ordre du jour l'idée de la révolution communiste dans de nombreux pays. Le mensonge du stalinisme qui se présentait comme "communiste" et "révolutionnaire" a commencé à craquer de toutes parts. Cela a profité évidemment aux courants qui dénonçaient l'URSS comme "Patrie du socialisme", telles les organisations maoïstes et trotskistes. Le mouvement trotskiste, du fait notamment de son histoire de lutte contre le stalinisme, a connu une nouvelle jeunesse à partir de 1968 et est sorti de l'ombre portée jusqu'alors par les partis staliniens. Ses rangs se sont remplis de façon quelquefois spectaculaires, notamment dans des pays comme la France, la Belgique ou la Grande-Bretagne. Mais ce courant avait cessé depuis la seconde guerre mondiale d'appartenir au camp prolétarien, notamment du fait de sa position de "défense des acquis ouvriers en URSS", c'est-à-dire de défense du camp impérialiste dominé par ce pays.
En fait, la mise en évidence par les grèves ouvrières qui se sont développées à partir de la fin des années 60 du rôle anti-ouvrier des partis staliniens et des syndicats, de la fonction de la farce électorale et démocratique comme instrument de la domination bourgeoise, a conduit de nombreux éléments de par le monde à se tourner vers les courants politiques qui, par le passé, avaient dénoncé le plus clairement le rôle des syndicats et du parlementarisme, qui avaient le mieux incarné la lutte contre le stalinisme, ceux de la Gauche communiste.
A la suite de Mai 1968, les écrits de Trotski ont connu une diffusion massive, mais aussi ceux de Pannekoek, Gorter13, Rosa Luxemburg qui, une des premières, peu avant son assassinat en janvier 1919, avait mis en garde ses camarades bolcheviks de certains dangers qui menaçaient la révolution en Russie.
De nouveaux groupes sont apparus qui se penchaient sur l'expérience de la Gauche communiste. En fait, c'est beaucoup plus vers le conseillisme que vers la Gauche italienne que se sont tournés les éléments qui comprenaient que le trotskisme était devenu une sorte d'aile gauche du stalinisme. Il y avait à cela plusieurs raisons. D'une part, le rejet des partis staliniens s'accompagnait souvent du rejet de la notion même de parti communiste. D'une certaine façon, c'était le tribut que payaient les nouveaux éléments qui se tournaient vers la perspective de la révolution prolétarienne au mensonge stalinien de la continuité entre le bolchevisme et le stalinisme, entre Lénine et Staline. Cette idée fausse était en outre en partie alimentée par les positions du courant bordiguiste, le seul issu de la Gauche italienne ayant une extension internationale, qui défendait l'idée de la prise du pouvoir par le parti communiste et se revendiquait du "monolithisme" dans ses rangs. D'un autre côté, c'était la conséquence du fait que les courants qui continuaient à se réclamer de la Gauche italienne sont passés pour l'essentiel à côté de Mai 1968, ne comprenant pas sa signification historique, n'y voyant que la dimension estudiantine.
En même temps que de nouveaux groupes inspirés par le conseillisme apparaissaient, ceux qui existaient auparavant ont connu un succès sans précédent, voyant leurs rangs se renforcer de façon spectaculaire en même temps qu'ils étaient capables se servir de pôle de référence. Ce fut particulièrement le cas pour ICO qui, en 1969 organisa une rencontre internationale à Bruxelles à laquelle participèrent notamment Cohn-Bendit, Mattick (ancien militant de la gauche allemande qui avait émigré aux États-Unis où il a publié diverses revues conseillistes) et Cajo Brendel, animateur de Daad en Gedachte.
Cependant, les succès du conseillisme "organisé" ont été de courte durée. Ainsi, ICO a prononcé son autodissolution en 1974. Les groupes hollandais ont cessé d'exister en même temps que leurs principaux animateurs.
En Grande-Bretagne, le groupe Solidarity, inspiré par les positions de Socialisme ou Barbarie, après un succès semblable à celui d'ICO, a connu scission sur scission jusqu'à exploser en 1981 (bien que le groupe de Londres ait continué à publier la revue jusqu'en 1992).
En Scandinavie, les groupes conseillistes qui s'étaient développés après 1968 ont été capables d'organiser une conférence à Oslo en septembre 1977 mais qui est restée sans lendemain.
En fin de compte, le courant qui s'est le plus développé au cours des années 1970 est celui qui se rattachait aux positions de Bordiga (décédé en juillet 1970). Il a notamment bénéficié d'un "afflux" d'éléments issus des crises qui ont agité certains groupes gauchistes (notamment les groupes maoïstes) à cette période. En 1980, le Parti communiste international était l'organisation se réclamant de la Gauche communiste la plus importante et influente à l'échelle internationale. Mais cette "ouverture" du courant bordiguiste à des éléments fortement marqués par le gauchisme a conduit à son explosion en 1982, le réduisant depuis à l'état d'une multitude de petites sectes confidentielles.
En fait, la manifestation la plus significative, sur le long terme, de ce renouveau des positions de la Gauche communiste a été le développement de notre propre organisation14.
Celle-ci s'est principalement constituée il y a juste 40 ans, en juillet 1968 à Toulouse, avec l'adoption d'une première déclaration de principes par un petit noyau d'éléments qui avaient formé un cercle de discussion l'année précédente autour d'un camarade, RV, qui avait fait ses débuts en politique dans le groupe Internacionalismo au Venezuela. Ce groupe avait été fondé en 1964 par le camarade MC15 qui avait été le principal animateur de la Gauche communiste de France (1945-52) après avoir été membre de la Fraction italienne de la Gauche communiste à partir de 1938 et qui était entré dans la vie militante dès 1919 (à l'âge de 12 ans) d'abord dans le Parti communiste de Palestine, puis au PCF.
Pendant la grève générale de Mai 1968, les éléments du cercle de discussion avaient publié plusieurs tracts signés Mouvement pour l'Instauration des Conseils Ouvriers (MICO) et avaient entrepris des discussions avec d'autres éléments avec qui s'était finalement formé le groupe qui allait publier Révolution internationale à partir de décembre 1968. Ce groupe était entré en contact et en discussion suivie avec deux autres groupes appartenant à la mouvance conseilliste, l'Organisation conseilliste de Clermont-Ferrand et celui publiant les Cahiers du Communisme de Conseils basé à Marseille.
Finalement, en 1972, les trois groupes ont fusionné pour constituer ce qui allait devenir la section en France du CCI et qui a commencé la publication de Révolution Internationale (nouvelle série).
Ce groupe, dans la continuité de la politique menée par Internacionalismo, la GCF et Bilan, a engagé des discussions avec différents groupes qui avaient également surgi après 1968, notamment aux États-Unis (Internationalism). En 1972, Internationalism envoie une lettre à une vingtaine de groupes se réclamant de la Gauche communiste appelant à la constitution d'un réseau de correspondance et de débat international. Révolution internationale a répondu chaleureusement à cette initiative tout en proposant qu'elle se donne la perspective de la tenue d'une conférence internationale. Les autres groupes ayant donné une réponse positive appartenaient tous à la mouvance conseilliste. Les groupes se réclamant de la Gauche italienne pour leur part, soit ont fait la sourde oreille, soit ont jugé cette initiative prématurée.
Sur la base de cette initiative se sont tenues plusieurs rencontres en 1973 et 1974 en Angleterre et en France auxquelles ont participé notamment, pour la Grande-Bretagne (World Revolution, Revolutionary Perspective et Workers' Voice, les deux premiers issus de scissions de Solidarity et le dernier issu d'une scission du trotskisme).
Finalement, ce cycle de rencontres a abouti en janvier 1975 à la tenue d'une conférence où les groupes qui partageaient la même orientation politique - Internacionalismo, Révolution Internationale, Internationalism, World Revolution, Rivoluzione Internazionale (Italie) et Accion Proletaria (Espagne) - ont décidé de s'unifier au sein du Courant Communiste International.
Celui-ci a décidé de poursuivre cette politique de contacts et de discussions avec les autres groupes de la Gauche communiste ce qui l'a conduit à participer à la conférence d'Oslo de 1977 (en même temps que Revolutionary Perspective) et à répondre favorablement à l'initiative lancée en 1976 par Battaglia Comunista en vue de la tenue d'une conférence internationale de groupes de la Gauche communiste.
Les trois conférences qui se tenues en mai 1977 (Milan), novembre 1978 (Paris) et mai 1980 (Paris) avaient suscité un intérêt croissant parmi les éléments qui se réclamaient de la Gauche communiste mais la décision de Battaglia Comunista et de la Communist Workers' Organisation (issu d'un regroupement de Revolutionary Perspective et Workers' Voice en Grande-Bretagne) d'en exclure désormais le CCI sonna le glas de cet effort.16 D'une certaine façon, le repliement sectaire (tout au moins envers le CCI) de BC et de la CWO (qui se sont regroupés en 1984 dans le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire - BIPR) était un indice que s'était épuisée l'impulsion initiale qu'avait donné au courant de la Gauche communiste le surgissement historique du prolétariat mondial en Mai 1968.
Cependant, malgré les difficultés qu'a rencontrées la classe ouvrière au cours des dernières décennies, notamment les campagnes idéologiques sur la "mort du communisme" après l'effondrement des régimes staliniens, la bourgeoisie mondiale n'a pas réussi à lui infliger une défaite décisive. Cela s'est traduit par le fait que le courant de la Gauche communiste (représenté principalement par le BIPR17 et surtout le CCI) a maintenu ses positions et connaît aujourd'hui un intérêt croissant auprès des éléments qui, avec la lente reprise des combats de classe depuis 2003, se tournent vers une perspective révolutionnaire.
Le chemin du prolétariat vers la révolution communiste est long et difficile. Il ne peut en être autrement puisqu'il échoit à cette classe la tache immense de faire passer l'humanité du "règne de la nécessité au règne de la liberté". La bourgeoisie ne perd aucune occasion de proclamer que "le communisme est mort !" mais l'acharnement qu'elle met à l'enterrer est significatif de la crainte qu'elle continue d'éprouver devant cette perspective. Quarante ans après, elle nous invite à "liquider" Mai 68 (Sarkozy) ou à "l'oublier" (Cohn-Bendit, devenu un notable "vert" du Parlement européen et qui a publié récemment un livre au titre significatif : "Forget 68") et c'est normal : Mai 68 a ouvert une brèche dans son système de domination, une brèche qu'elle n'a pas réussi à colmater et qui ira en s'élargissant à mesure que deviendra plus évidente la faillite historique de ce système.
Fabienne (6/07/2008)
1 Parti communiste français
2 Confédération générale du Travail. C'est la centrale syndicale le plus puissante, notamment parmi les ouvriers de l'industrie et des transports ainsi que parmi les fonctionnaires. Elle est contrôlée par le PCF.
3 Confédération française démocratique du Travail. Cette centrale syndicale était à l'origine d'inspiration chrétienne mais au début des années 1960, elle a rejeté les références au christianisme et elle est fortement influencée par le Parti socialiste ainsi que par un petit parti socialiste de gauche, le Parti socialiste unifié, aujourd'hui disparu.
4 Animateur vedette d'émissions on ne peut plus "consensuelles".
5 Commentateur sportif au chauvinisme débridé.
6 Le lendemain de ce discours, les employés municipaux annoncent en beaucoup d'endroits qu'ils refuseront d'organiser le référendum. De même, les autorités ne savent pas comment imprimer les bulletins de vote : l'Imprimerie nationale est en grève et les imprimeries privés qui ne sont pas en grève refusent : leurs patrons ne veulent pas avoir d'ennuis supplémentaires avec leurs ouvriers.
7 Georges Séguy est également membre du Bureau politique du PCF.
8 On apprendra plus tard que Chirac, secrétaire d'État aux Affaires sociales, a également rencontré (dans un grenier !) Krasucki, numéro 2 de la CGT.
9 Organisation armée secrète : groupe clandestin de militaires et de partisans du maintien de la France en Algérie qui s'est illustré au début des années 60 par des attentats terroristes, des assassinats et même une tentative d'assassinat de de Gaulle.
10 Électricité de France.
11 Compagnies républicaines de Sécurité : forces de la Police nationale spécialisées dans la répression des manifestations de rue.
12 Forces de la Gendarmerie nationale (c'est-à-dire l'armée) ayant le même rôle que les CRS.
13 Les deux principaux théoriciens de la Gauche hollandaise.
14 Pour une histoire plus détaillée du CCI, lire nos articles "Construction de l'organisation révolutionnaire : les 20 ans du Courant communiste international" (Revue internationale no 80) et "Les trente ans du CCI : s'approprier le passé pour construire l'avenir" (Revue internationale no 123).
15 Sur la contribution de MC au mouvement révolutionnaire, voir notre article "Marc" dans les numéros 65 et 66 de la Revue internationale.
16 A propos de ces conférences voir notre article "Les conférences internationales de la Gauche Communiste (1976-1980) - Leçons d'une expérience pour le milieu prolétarien" dans la Revue internationale n° 122.
17 Le moindre développement du BIPR comparé à celui du CCI est à mettre principalement au compte de son sectarisme ainsi qu'à sa politique opportuniste de regroupement (qui le conduit souvent à construire sur du sable). Voir à ce sujet notre article "Une politique opportuniste de regroupement qui ne conduit qu'à des 'avortements'" (Revue internationale n° 121)
Dans la première partie de cette série d'articles publiée à l'occasion de l'anniversaire de la tentative révolutionnaire en Allemagne, nous avons examiné le contexte historique mondial dans lequel la révolution s'est déroulée. Ce contexte, c'était la catastrophe de la Première Guerre mondiale et l'incapacité de la classe ouvrière et de sa direction politique à en prévenir l'éclatement. Bien que les premières années du 20e siècle aient été marquées par les premières manifestations d'une tendance générale au développement de grèves de masse, ces mouvements ne furent pas assez puissants, sauf en Russie, pour saper le poids des illusions réformistes. Quant au mouvement ouvrier internationaliste organisé, il s'avéra être théoriquement, organisationnellement et moralement impréparé face à une guerre mondiale qu'il avait prévue depuis longtemps. Prisonnier des schémas du passé selon lesquels la révolution prolétarienne serait le résultat, plus ou moins inéluctable, du développement économique du capitalisme, il postulait que la tâche primordiale des socialistes était d'éviter des confrontations prématurées et de laisser passivement les conditions objectives mûrir. A l'exception de son opposition révolutionnaire de gauche, l'Internationale socialiste ne parvint pas à - ou refusa de - prendre en compte la possibilité que le premier acte de la période de déclin du capitalisme soit la guerre mondiale et non la crise économique mondiale. Et, surtout, ignorant les signaux de l'histoire : l'urgence de l'alternative qui approchait de socialisme ou barbarie, l'Internationale sous-estima complètement le facteur subjectif de l'histoire, en particulier son rôle et sa responsabilité propres. Le résultat fut la faillite de l'Internationale face à l'éclatement de la guerre et à la frénésie chauvine de la part de sa direction, des syndicats en particulier. Les conditions de la première tentative révolutionnaire prolétarienne mondiale étaient donc déterminées par le passage relativement soudain et cataclysmique du capitalisme dans sa phase de décadence à travers une guerre impérialiste mondiale mais, aussi, par une crise catastrophique sans précédent du mouvement ouvrier.
Il apparut très vite clairement qu'il ne pouvait y avoir de réponse révolutionnaire à la guerre sans la restauration de la conviction que l'internationalisme prolétarien n'était pas une question tactique mais bien le principe le plus "sacré" du socialisme, la seule et unique "patrie" de la classe ouvrière (comme l'écrit Rosa Luxemburg). Nous avons donc vu, dans le précédent article, comment la déclaration publique de Karl Liebknecht contre la guerre, le Premier Mai 1916 à Berlin - au même titre que les conférences socialistes internationalistes qui se sont tenues dans cette période, comme celles de Zimmerwald et de Kienthal - et l'étendue des sentiments de solidarité qu'elle suscita, constituèrent un tournant indispensable vers la révolution. Face aux horreurs de la guerre dans les tranchées et à la paupérisation et à l'exploitation forcenée de la classe ouvrière sur le "front intérieur", balayant d'un seul coup des décennies d'acquis des luttes, nous avons vu le développement de grèves de masse et la maturation des couches politisées et des centres de la classe ouvrière capables de mener un assaut révolutionnaire.
Comprendre les causes de l'échec du mouvement socialiste face à la guerre était donc l'objectif principal de l'article précédent, tout comme cela avait été la préoccupation première des révolutionnaires pendant la première phase de la guerre. Le texte de Rosa Luxemburg, La crise de la Social-démocratie - appelé "Brochure de Junius" - en est une expression des plus claires. Au cœur des événements que nous traitons dans ce deuxième article, se pose une seconde question décisive, conséquence de la première : Quelle force sociale mettra fin à la guerre et comment ?
Richard Müller, l'un des leaders des "délégués révolutionnaires", les Obleute de Berlin et, plus tard, l'un des principaux historiens de la révolution en Allemagne, a formulé ainsi la responsabilité de la révolution : empêcher "l'effondrement de la culture, la liquidation du prolétariat et du mouvement socialiste comme tels" 1.
Comme cela fut souvent le cas, c'est Rosa Luxemburg qui posa avec la plus grande clarté la question historique de l'époque : "Qu'y aura-t-il après la guerre, quelles conditions et quel rôle attend la classe ouvrière, cela dépend entièrement de la façon dont la paix sera advenue. Si elle a été le résultat de l'épuisement mutuel des puissances militaires ou même - et ce serait pire - de la victoire d'un des belligérants, en d'autres termes si elle advient sans la participation du prolétariat, avec un calme social au sein des différents États, alors une telle paix scellerait la défaite historique mondiale du socialisme par la guerre. (...) Après la banqueroute du 4 août 1914, le second test décisif pour la mission historique du prolétariat est le suivant : sera-t-il capable de mettre fin à la guerre qu'il a été incapable d'empêcher, non de recevoir la paix des mains de la bourgeoisie impérialiste comme résultat de la diplomatie de cabinet, mais de la conquérir, de l'imposer à la bourgeoisie."2
Rosa Luxemburg décrit ici trois scénarios possibles sur la façon dont la guerre pourrait se terminer. Le premier, c'est la ruine et l'épuisement des belligérants impérialistes des deux camps. Elle reconnaît d'emblée la possibilité que l'impasse de la concurrence capitaliste, dans sa période de déclin historique, mène à un processus de pourrissement et de désintégration - si le prolétariat est incapable d'imposer sa propre solution. Cette tendance à la décomposition de la société capitaliste ne devait devenir manifeste que des décennies plus tard avec "l'implosion" en 1989 du bloc de l'Est et des régimes staliniens, et le déclin qui s'en est suivi du leadership de la superpuissance restante, les États-Unis. Rosa Luxemburg avait déjà compris qu'une telle dynamique, en elle-même, n'est pas favorable au développement d'une alternative révolutionnaire.
Le second scénario était que la guerre soit menée jusqu'à son terme et aboutisse à la défaite d'un des deux blocs en présence. Dans ce cas, le résultat serait l'inévitable clivage au sein du camp victorieux, produisant un nouvel alignement pour une seconde guerre mondiale encore plus destructrice, à laquelle la classe ouvrière serait encore moins capable de s'opposer.
Dans les deux cas, le résultat serait non une défaite momentanée mais une défaite historique mondiale du socialisme pour une génération au moins, ce qui pourrait, à long terme, saper la possibilité même d'une alternative prolétarienne à la barbarie capitaliste. Les révolutionnaires de l'époque avaient déjà compris que "la Grande guerre" avait ouvert un processus qui avait la potentialité de saper la confiance de la classe ouvrière dans sa mission historique. Comme telle, "la crise de la Social-démocratie" constituait une crise de l'espèce humaine elle-même puisque, dans le capitalisme, seul le prolétariat porte la possibilité d'une société alternative.
Comment mettre fin à la guerre impérialiste par des moyens révolutionnaires ? Les vrais socialistes du monde entier comptaient sur l'Allemagne pour apporter une réponse à cette question. L'Allemagne était la principale puissance économique continentale d'Europe, le leader - en fait la seule puissance majeure - de l'un des deux blocs impérialistes en lutte. C'était aussi le pays qui comportait le plus grand nombre d'ouvriers éduqués, formés au socialisme, ayant une conscience de classe et qui, au cours de la guerre, se rallièrent de façon grandissante à la cause de la solidarité internationale.
Mais le mouvement prolétarien est international par nature. La première réponse à la question posée ci-dessus ne fut pas apportée en Allemagne mais en Russie. La révolution russe de 1917 constitua un tournant dans l'histoire mondiale. Elle participa aussi à la transformation de la situation en Allemagne. Jusqu'à février 1917 et au début du soulèvement en Russie, les ouvriers allemands qui avaient une conscience de classe se donnaient pour but de développer la lutte afin d'obliger les gouvernements à réclamer la paix. Même au sein de la Ligue Spartakus (Spartakusbund), au moment de sa fondation le Jour de l'An 1916, personne ne croyait à la possibilité d'une révolution imminente. Avec l'expérience russe, en avril 1917, les cercles révolutionnaires clandestins d'Allemagne avaient adopté le point de vue selon lequel le but n'était pas seulement de mettre fin à la guerre mais, en même temps, de renverser le capitalisme. Très vite la victoire de la révolution à Petrograd et à Moscou en octobre 1917 clarifia, pour ces cercles de Berlin et de Hambourg, non tant le but que les moyens d'y parvenir : l'insurrection armée organisée et menée par les conseils ouvriers.
Paradoxalement, l'effet immédiat de l'Octobre rouge russe sur les grandes masses en Allemagne allait dans un sens plutôt contraire. Une sorte d'euphorie innocente éclata à l'idée que la paix approchait, basée sur l'hypothèse que le gouvernement allemand ne pourrait qu'accepter la main tendue de l'Orient pour "une paix sans annexion". Cette réaction montre à quel point la propagande de ce qui était devenu le parti "socialiste" fauteur de guerre, le SPD - selon qui la guerre aurait été imposée à l'Allemagne qui n'en voulait pas - avait encore de l'influence. Concernant les masses populaires, le tournant dans leur attitude envers la guerre induit par la Révolution russe, n'eut lieu que trois mois plus tard, avec les négociations de paix entre la Russie et l'Allemagne à Brest-Litovsk.3 Ces négociations furent intensément suivies par les ouvriers dans toute l'Allemagne et l'Empire austro-hongrois. Leur résultat - le Diktat impérialiste de l'Allemagne et l'occupation par celle-ci de grandes parties des régions occidentales de ce qui était devenu la République soviétique, et la répression sauvage des mouvements révolutionnaires qui y avaient lieu - convainquit des millions d'ouvriers de la justesse du slogan de Spartakus : le principal ennemi est dans son propre pays, c'est le système capitaliste lui-même. Brest-Litovsk donna lieu à une grève de masse gigantesque qui démarra en Autriche-Hongrie, à Vienne. Elle s'étendit immédiatement à l'Allemagne, paralysa la vie économique dans plus de vingt villes principales, avec un demi million d'ouvriers en grève à Berlin. Les revendications étaient les mêmes que celles de la délégation soviétique à Brest : arrêt immédiat de la guerre, sans annexions. Les ouvriers s'organisèrent au moyen d'un système de délégués élus, suivant dans l'ensemble les propositions très concrètes d'un tract de Spartakus tirant les leçons de la Russie.
Un témoignage rapporté dans le quotidien du SPD, le Vorwärts, dans son numéro du 28 janvier 1918, décrit les rues de Berlin, désertes ce matin-là, ensevelies dans un brouillard qui enveloppait et déformait les contours des bâtiments, de la ville entière en fait. Quand les masses envahirent les rues avec une détermination silencieuse, le soleil sortit et dissipa le brouillard, écrit le reporter.
Cette grève donna lieu à un débat au sein de la direction révolutionnaire sur les buts immédiats du mouvement ; mais il touchait de plus en plus le cœur de la question : comment le prolétariat peut-il mettre fin à la guerre ? Le centre de gravité de la direction se trouvait, à l'époque, au sein de l'aile gauche de la Social-démocratie qui, après avoir été exclue du SPD pour son opposition à la guerre, avait formé un nouveau parti, l'USPD (le SPD "indépendant"). Ce parti qui regroupait la plupart des dirigeants les plus connus qui s'étaient opposés à la trahison de l'internationalisme par le SPD - y compris beaucoup d'éléments hésitants et vacillants, plus petits-bourgeois que prolétariens - comportait aussi une opposition révolutionnaire radicale, le Spartakusbund, fraction qui disposait d'une structure et d'une plate-forme propres. Déjà au cours de l'été et de l'automne 1917, le Spartakusbund et d'autres courants au sein de l'USPD avaient appelé à des manifestations de protestation en réponse au mécontentement, et témoignant l'enthousiasme grandissant pour la révolution russe. Les Obleute, "délégués révolutionnaires" d'usine s'opposaient à cette orientation ; leur influence était particulièrement forte dans les usines d'armement de Berlin. Soulignant les illusions des masses envers la "volonté de paix" du gouvernement allemand, ces cercles voulaient attendre que le mécontentement soit plus intense et plus généralisé pour qu'il puisse s'exprimer alors en une action de masse unique et unifiée. Quand, dans les premiers jours de 1918, les appels à la grève de masse dans toute l'Allemagne atteignirent Berlin, les Obleute décidèrent de ne pas inviter le Spartakusbund aux réunions où cette action massive centrale se préparait et se décidait. Ils avaient peur que ce qu'ils appelaient "l'activisme" et "la précipitation" de Spartakus - qui, à leur avis, dominaient le groupe depuis que sa principale animatrice et théoricienne, Rosa Luxemburg, avait été emprisonnée - mettent en danger le lancement d'une action unifiée dans toute l'Allemagne. Quand les Spartakistes découvrirent cela, ils lancèrent leur propre appel à la lutte sans attendre la décision des Obleute.
Ce manque de confiance réciproque s'intensifia alors à propos de l'attitude à adopter envers le SPD. Quand les syndicats découvrirent qu'un comité de grève secret avait été constitué et ne comportait aucun membre du SPD, ce dernier réclama immédiatement d'y être représenté. A la veille de la grève du 28 janvier, une réunion clandestine de délégués d'usines à Berlin vota contre dans sa majorité. Néanmoins, les Obleute qui dominaient le comité de grève, décidèrent d'admettre des délégués du SPD avec l'argument que les sociaux-démocrates n'étaient plus dans une position où ils pouvaient empêcher la grève mais que leur exclusion pourrait créer une note de discorde et donc saper l'unité de l'action à venir. Spartakus condamna vigoureusement cette décision.
Le débat atteignit des sommets au cours de la grève elle-même. Face à la force élémentaire de cette action, le Spartakusbund commença à défendre l'orientation vers l'intensification de l'agitation en faveur du déclenchement de la guerre civile. Le groupe pensait que le moment était déjà venu pour mettre fin à la guerre par des moyens révolutionnaires. Les Obleute s'y opposèrent fortement, préférant prendre la responsabilité de mettre fin, de façon organisée, au mouvement une fois qu'il eut atteint ce qu'ils considéraient être son point culminant. Leur argument principal était qu'un mouvement insurrectionnel, même s'il réussissait, resterait limité à Berlin et que les soldats n'avaient pas encore été gagnés à la révolution.
Derrière cette divergence sur la tactique résident deux questions plus générales et plus profondes. L'une d'elles concerne le critère permettant de juger la maturité des conditions pour une insurrection révolutionnaire. Nous reviendrons sur cette question plus tard dans cette série d'articles.
L'autre concerne le rôle du prolétariat russe dans la révolution mondiale. Le renversement de la domination bourgeoise en Russie pouvait-il être immédiatement facteur déclencheur d'un soulèvement révolutionnaire en Europe centrale et occidentale ou, au moins, contraindre les principaux protagonistes impérialistes à arrêter la guerre ?
La même discussion avait eu lieu dans le Parti bolchevique en Russie à la veille de l'insurrection d'Octobre 1917, puis à l'occasion des négociations de paix avec le gouvernement impérial allemand à Brest-Litovsk. Dans le Parti bolchevique, les opposants à la signature du traité avec l'Allemagne, menés par Boukharine, défendaient que la principale motivation du prolétariat quand il avait pris le pouvoir en Octobre 1917 en Russie, avait été de déclencher la révolution en Allemagne et en Occident et que signer un traité avec l'Allemagne maintenant équivalait à abandonner cette orientation. Trotsky adopta une position intermédiaire de temporisation qui ne résolut pas vraiment le problème. Ceux qui défendaient la nécessité de signer ce traité, comme Lénine, ne mettaient absolument pas en question la motivation internationaliste de l'insurrection d'Octobre. Ce qu'ils contestaient, c'était que la décision de prendre le pouvoir aurait été basée sur l'idée que la révolution s'étendrait immédiatement à l'Allemagne. Au contraire : ceux qui étaient pour l'insurrection avaient déjà mis en avant, à l'époque, que l'extension immédiate de la révolution n'était pas certaine et que le prolétariat russe prenait donc le risque d'être isolé, de connaître des souffrances inouïes en prenant l'initiative de commencer la révolution mondiale. Ce risque, avait argumenté Lénine en particulier, était justifié parce que ce qui était en jeu, c'était l'avenir, pas seulement celui du prolétariat russe mais celui du prolétariat mondial ; pas seulement celui du prolétariat mais l'avenir de toute l'humanité. Cette décision devait donc être prise en pleine conscience et de la façon la plus responsable. Lénine a répété ces arguments par rapport à Brest : le prolétariat russe avait la justification morale de signer le traité avec la bourgeoisie allemande, même le plus défavorable, afin de gagner du temps puisqu'il n'était pas certain que la révolution en Allemagne commence immédiatement.
Isolée du monde dans sa prison, Rosa Luxemburg intervint dans ce débat à travers trois articles - "La responsabilité historique", "Vers la catastrophe" et "La tragédie russe", rédigés respectivement en janvier, juin et septembre 1918 - et qui constituent trois des plus importantes "Lettres de Spartakus", lettres célèbres diffusées clandestinement pendant la guerre. Elle y met clairement en évidence qu'on ne peut blâmer ni le parti bolchevique, ni le prolétariat russe du fait qu'ils aient été contraints de signer un traité avec l'impérialisme allemand. Cette situation était le résultat de l'absence de révolution ailleurs et, avant tout, en Allemagne. Sur la base de cette compréhension, elle fit ressortir le tragique paradoxe suivant : bien que la révolution russe ait été le plus haut sommet conquis par l'humanité jusqu'à ce jour et, comme tel, ait constitué un véritable tournant dans l'histoire, sa première conséquence, dans l'immédiat, ne fut pas de raccourcir mais de prolonger les horreurs de la guerre mondiale. Et cela pour la simple raison qu'elle libéra l'impérialisme allemand de l'obligation de mener la guerre sur deux fronts.
Si Trotsky croit à la possibilité d'une paix immédiate sous la pression des masses à l'Ouest, écrit Rosa Luxemburg en 1918, "il faudra verser beaucoup d'eau dans le vin mousseux de Trotsky". Et elle continue : "Première conséquence de l'armistice à l'Est : les troupes allemandes seront tout simplement transférées d'Est en Ouest. Je dirais même plus : c'est déjà fait."4 En juin, elle tire une deuxième conclusion de cette dynamique : l'Allemagne est devenue le gendarme de la contre-révolution en Europe orientale, massacrant les forces révolutionnaires de la Finlande jusqu'à l'Ukraine. Paralysé par cette évolution, le prolétariat "faisait le mort". En septembre 1918, elle explique que la guerre mondiale menace d'engloutir la Russie révolutionnaire elle-même : "Le cercle d'airain de la guerre mondiale qui semblait brisé à l'Est se referme autour de la Russie et du monde entier sans la moindre faille : l'Entente s'avance au Nord et à l'Est avec les Tchécoslovaques et les Japonais - conséquence naturelle et inévitable de l'avance de l'Allemagne à l'Ouest et au Sud. Les flammes de la guerre mondiale lèchent déjà le sol russe et convergeront sous peu sur la révolution russe. En fin de compte, il s'est avéré impossible pour la Russie de se retrancher isolément de la guerre mondiale, fût-ce au prix des plus grands sacrifices."5
Pour Rosa Luxemburg, il était clair que l'avantage militaire immédiat gagné par l'Allemagne, du fait de la révolution en Russie, permettrait pendant quelques mois de renverser le rapport de forces en Allemagne en faveur de la bourgeoisie. Malgré l'inspiration qu'avait insufflée la révolution russe aux ouvriers allemands et bien que la "paix des brigands" imposée par l'impérialisme allemand après Brest leur ait ôté beaucoup d'illusions, il allait falloir presque un an pour que cela mûrisse et se transforme en une révolte ouverte contre l'impérialisme.
La raison en est liée à la nature particulière d'une révolution qui naît dans le contexte d'une guerre mondiale. "La Grande Guerre" de 1914 n'était pas seulement une boucherie à une échelle jamais vue. C'était aussi l'organisation de la plus gigantesque opération économique, matérielle et humaine qu'on n'ait jamais connue dans l'histoire jusqu'alors. Littéralement, des millions d'êtres humains ainsi que toutes les ressources de la société étaient devenus les rouages d'une machine infernale dont la dimension même défiait toute imagination. Cela avait provoqué deux sentiments d'une grande intensité au sein du prolétariat : la haine de la guerre et un sentiment d'impuissance. Dans ces circonstances, il a fallu des souffrances et des sacrifices incommensurables avant que la classe ouvrière ne reconnaisse qu'elle seule pouvait mettre fin à la guerre. Ce processus prit du temps et se développa de façon heurtée et hétérogène. Deux de ses aspects les plus importants furent la prise de conscience que les véritables motivations de l'effort de guerre impérialiste étaient des motivations de brigands et que la bourgeoisie elle-même ne contrôlait pas la machine de guerre qui, en tant que produit du capitalisme, était devenue indépendante de la volonté humaine. En Russie 1917, comme en Allemagne et en Autriche-Hongrie 1918, la reconnaissance que la bourgeoisie était incapable de mettre fin à la guerre, même si elle allait à la défaite, s'avéra décisive.
Ce que Brest-Litovsk et les limites de la grève de masse en Allemagne et en Autriche-Hongrie en janvier 1918 ont révélé avant tout, est ceci : la révolution mondiale pouvait commencer en Russie mais seule une action prolétarienne décisive dans l'un des principaux pays protagonistes - l'Allemagne, la Grande-Bretagne ou la France - pouvait arrêter la guerre.
Bien que le prolétariat allemand "ait fait le mort" comme le dit Rosa Luxemburg, sa conscience de classe a continué à mûrir pendant la première moitié de 1918. De plus, à partir de l'été 1918, les soldats commencèrent pour la première fois à être sérieusement infectés par le bacille de la révolution. Deux facteurs y contribuèrent en particulier. En Russie, les prisonniers allemands qui étaient simples soldats, furent libérés et eurent le choix de rester en Russie et de participer à la révolution, ou de retourner en Allemagne. Ceux qui choisirent de rentrer furent évidemment immédiatement renvoyés au front comme chair à canon par l'armée allemande. Mais ils apportaient des nouvelles de la révolution russe. En Allemagne même, en représailles de leur action, des milliers de dirigeants de la grève de masse de janvier furent envoyés au front où ils apportèrent les nouvelles de la révolte grandissante de la classe ouvrière contre la guerre. Mais ce qui fut décisif pour le changement d'atmosphère dans l'armée, c'était la prise de conscience croissante de la futilité de la guerre et du fait que la défaite de l'Allemagne était inévitable.
A l'automne débuta quelque chose qui aurait été inimaginable quelques mois plus tôt : une course contre le temps entre le prolétariat conscient d'un côté et les dirigeants de la bourgeoisie allemande de l'autre, pour déterminer laquelle des deux grandes classes de la société moderne mettrait fin à la guerre.
Du côté de la classe dominante allemande, il fallait d'abord résoudre deux problèmes majeurs dans ses propres rangs. L'un d'eux était la totale incapacité de beaucoup de ses principaux représentants à envisager la possibilité de la défaite qui pourtant leur sautait aux yeux. L'autre, c'était comment faire la paix sans discréditer l'appareil d'État de façon irréparable. Sur cette dernière question, nous devons garder à l'esprit qu'en Allemagne, la bourgeoisie avait accédé au pouvoir et le pays avait été unifié, non par une révolution d'en bas mais par les militaires, avant tout par l'armée royale prussienne. Comment mettre fin à la guerre sans mettre en question ce pilier et ce symbole de la force et de l'unité nationales ?
15 septembre 1918 : les puissances alliées rompent le front austro-hongrois dans les Balkans.
27 septembre : la Bulgarie, allié important de Berlin, capitule.
29 septembre : le commandant en chef de l'armée allemande, Erich Ludendorff, informe le haut commandement que la guerre est perdue, que ce n'est plus qu'une question de jours, ou même d'heures, avant que tout le front militaire ne s'effondre.
En fait, la description que Ludendorff fit de la situation immédiate était plutôt exagérée. Nous ne savons pas s'il paniqua ou s'il dépeignit délibérément la réalité plus noire qu'elle n'était afin que les dirigeants du pays acceptent ses propositions. En tous cas, celles-ci furent adoptées : la capitulation et l'instauration d'un gouvernement parlementaire.
Ce faisant, Ludendorff voulait éviter une défaite totale de l'Allemagne et faire tomber le vent de la révolution. Mais il poursuivait aussi un autre but. Il voulait que ce soit un gouvernement civil qui capitule, de sorte que les militaires puissent continuer à nier la défaite publiquement. Il préparait le terrain pour le Dolchstosslegende, "la légende du coup de poignard dans le dos", selon laquelle l'armée allemande victorieuse aurait été vaincue par les traîtres de l'intérieur. Mais cet ennemi, le prolétariat, ne pouvait évidemment pas être appelé par son nom car cela n'aurait fait qu'élargir l'abîme grandissant qui séparait la bourgeoisie et la classe ouvrière. Pour cette raison, il fallait trouver un bouc émissaire à blâmer pour avoir "trompé" les ouvriers. A cause de l'histoire de la civilisation occidentale depuis deux mille ans, la victime la plus adaptée pour jouer le rôle de bouc émissaire était à portée de main : les Juifs. C'est ainsi que l'anti-sémitisme dont l'influence avait déjà grandi, surtout dans l'Empire russe, durant les années qui avaient précédé la guerre, revint au centre de la politique européenne. La route qui mène à Auschwitz commence là.
1er octobre 1918 : Ludendorff et Hindenburg proposent la paix immédiate à l'Entente. Au même moment, une conférence des groupes révolutionnaires les plus intransigeants, le Spartakusbund et la Gauche de Brême, appelaient à développer l'agitation chez les soldats et à la formation de conseils ouvriers. Au même moment aussi, des centaines de milliers de déserteurs étaient en fuite derrière le front. Et, comme allait l'écrire plus tard le révolutionnaire Paul Frölich (dans sa biographie de Rosa Luxemburg), le changement d'attitude des masses se lisait dans leurs yeux.
Dans le camp de la bourgeoisie, la volonté de terminer la guerre était retardée par deux nouveaux facteurs. D'une part, aucun des impitoyables dirigeants de l'État allemand qui n'avaient pas eu la moindre hésitation à envoyer leurs "sujets" par millions à une mort certaine et absurde, n'avait le courage d'informer le Kaiser Guillaume II qu'il devait renoncer au trône. D'autre part, l'autre camp impérialiste continuait à chercher des raisons de repousser l'armistice, car il n'était pas convaincu qu'une révolution était probable dans l'immédiat, ni du danger que celle-ci présentait pour sa propre domination. La bourgeoisie perdait du temps.
Mais tout cela ne l'empêcha pas de préparer la répression sanglante des forces révolutionnaires. Elle avait notamment déjà choisi les parties de l'armée qui, de retour du front, devraient occuper les principales villes. Dans le camp du prolétariat, les révolutionnaires préparaient de plus en plus intensément un soulèvement armé pour mettre fin à la guerre. Les Obleute à Berlin fixèrent au 4 novembre, puis au 11 le jour de l'insurrection.
Mais entre temps, les événements prirent une tournure à laquelle ne s'attendaient ni la bourgeoisie, ni le prolétariat et qui eut une profonde influence sur le cours de la révolution.
Afin de remplir les conditions de l'armistice stipulées par le camp militaire adverse, le gouvernement de Berlin mit fin à toute opération militaire navale, en particulier à la guerre sous-marine, le 20 octobre. Une semaine plus tard, il déclarait le cessez-le feu sans condition.
Face à ce "début de la fin", la folie s'empara des officiers de la flotte basée sur la côte nord de l'Allemagne. Ou, plutôt, la "folie" de leur ancienne caste militaire - avec sa défense de "l'honneur", sa tradition du duel - fut mise à jour par la folie de la guerre impérialiste moderne. Dans le dos de leur propre gouvernement, ils décidèrent de lancer la marine de guerre dans la grande bataille navale contre la flotte britannique qu'ils avaient vainement attendue pendant toute la guerre. Ils préféraient mourir avec honneur plutôt que de capituler sans se battre. Ils supposaient que les marins et les équipages - 80 000 personnes au total - sous leur commandement étaient prêts à les suivre.6
Mais ce n'était pas le cas. Les équipages se mutinèrent contre la mutinerie de leurs chefs. Ou du moins certains d'entre eux. Durant un moment dramatique, les navires dont les équipages avaient pris le contrôle et ceux où ce n'était pas (encore) le cas pointèrent leurs canons les uns contre les autres. Les équipages mutinés capitulèrent alors, probablement pour éviter de tirer sur leurs frères de classe.
Mais ce n'est pas encore cela qui déclencha la révolution en Allemagne. Ce qui fut décisif, c'est que les équipages arrêtés furent amenés comme prisonniers à Kiel où ils allaient probablement être condamnés à mort comme traîtres. Les marins qui n'avaient pas eu le courage de se joindre à la première rébellion en haute mer, exprimèrent alors sans peur leur solidarité avec ces équipages. Et, par-dessus tout, toute la classe ouvrière de Kiel sortit des usines et se mobilisa dans la rue en solidarité pour fraterniser avec les marins. Le social-démocrate, G. Noske, envoyé pour écraser sans pitié le soulèvement, arriva à Kiel le 4 novembre et trouva la ville aux mains des ouvriers, des marins et des soldats armés. De plus, des délégations massives avaient déjà quitté Kiel dans toutes les directions pour enjoindre la population à faire la révolution, sachant très bien qu'un seuil sans retour possible avait été franchi : la victoire ou la mort certaine. Noske fut totalement déconcerté et par la rapidité des événements et par le fait que les révoltés de Kiel l'accueillirent comme un héros.7
Sous les coups de boutoir de ces événements, le puissant appareil militaire allemand finit par se désintégrer. Les divisions qui revenaient de Belgique et que le gouvernement avait prévu d'utiliser pour "rétablir l'ordre" à Cologne, désertèrent. Le soir du 8 novembre, tous les regards étaient tournés vers Berlin, siège du gouvernement, où étaient concentrées les principales forces armées contre-révolutionnaires. La rumeur qui courait, rapportait que la bataille décisive allait avoir lieu le lendemain dans la capitale.
Richard Müller, dirigeant des Obleute à Berlin, rapporta plus tard : "Le 8 novembre, j'étais à Hallisches Tor8. Des colonnes d'infanterie lourdement armées, de mitrailleuses et d'artillerie légère avançaient en rangées sans fin vers le centre ville. Les hommes ressemblaient à des voyous. On s'en était déjà servi avec "succès" pour écraser les ouvriers et les paysans en Russie et en Finlande. Il ne faisait aucun doute qu'ils allaient être utilisés à Berlin pour noyer la révolution dans le sang." (Op. cité) Müller décrit ensuite comment le SPD envoyait des messages à tous ses fonctionnaires, leur demandant de s'opposer à l'éclatement de la révolution par tous les moyens. Il continue : "J'ai été à la tête du mouvement révolutionnaire depuis que la guerre a éclaté. Jamais, même face aux pires revers, je n'ai douté de la victoire du prolétariat. Mais maintenant que l'heure décisive approchait, j'étais assailli par un sentiment d'appréhension, une grande inquiétude pour mes camarades de classe, le prolétariat. Moi-même, face à la grandeur du moment, je me trouvais honteusement petit et faible." (Ibid.)
On dit souvent que le prolétariat allemand, pétri par les valeurs culturelles traditionnelles d'obéissance et de soumission que, pour des raisons historiques, lui avaient inculqué les classes dominantes de ce pays pendant plusieurs siècles, était incapable de faire une révolution.
Le 9 novembre 1918 a prouvé le contraire. Au matin, des centaines de milliers de manifestants venant des grands faubourgs ouvriers qui entourent les quartiers du gouvernement et des affaires sur trois côtés, marchèrent vers le centre de Berlin. Ils organisèrent leurs trajets de façon à passer devant les principales casernes afin de gagner les soldats à leur cause, et devant les principales prisons afin de libérer leurs camarades. Ils étaient équipés de fusils et de grenades. Et ils étaient prêts à mourir pour la cause de la révolution. L'organisation s'était faite sur le tas, de façon spontanée.
Ce jour-là, 15 personnes seulement furent tuées. La révolution de novembre 1918 en Allemagne fut aussi peu sanglante que celle d'octobre 1917 en Russie. Mais personne ne le savait à l'avance ni ne s'y attendait. Le prolétariat de Berlin montra ce jour là un grand courage et une détermination inébranlable.
A midi, les dirigeants du SPD, Ebert et Scheidemann, étaient au Reichstag, siège du Parlement, en train de manger. Friedrich Ebert était fier de lui car il venait juste d'être appelé par les riches et les nobles à former un gouvernement pour sauver le capitalisme. Quand ils entendirent du bruit dehors, Ebert, refusant d'être interrompu par la foule, poursuivit son déjeuner en silence ; Scheidemann, accompagné de fonctionnaires alarmés à l'idée que le bâtiment soit pris d'assaut, sortit sur le balcon pour voir ce qu'il se passait. Ce qu'il vit, c'est quelque chose comme un million de manifestants sur les pelouses entre le Reichstag et la Porte de Brandebourg. Une foule qui se tut quand elle vit Scheidemann au balcon, supposant qu'il était venu faire un discours. Obligé d'improviser, il proclama "la République allemande libre". Quand il revint dire à Ebert ce qu'il avait fait, celui-ci fut furieux car il avait l'intention de sauver non seulement le capitalisme mais aussi la monarchie.9
A peu près au même moment, Karl Liebknecht qui se trouvait au balcon d'un palais de cette même monarchie, proclamait la république socialiste et appelait la classe ouvrière de tous les pays à la révolution mondiale. Quelques heures plus tard, les Obleute révolutionnaires occupaient l'une des principales salles de réunion du Reichstag. Là, ils formulèrent l'appel à la tenue d'assemblées générales massives le lendemain pour élire des délégués et constituer des conseils révolutionnaires d'ouvriers et de soldats.
La guerre était terminée, la monarchie renversée, mais la domination de la bourgeoisie était loin d'avoir pris fin.
Au début de cet article, nous avons rappelé les enjeux de l'histoire tels que Rosa Luxemburg les avait formulés, concentrés sur la question : quelle classe pourra mettre fin à la guerre ? Nous avons rappelé les trois scénarios possibles pour que la guerre se termine : par le prolétariat, par la bourgeoisie ou par l'épuisement mutuel des belligérants. Les événements ont clairement montré qu'au bout du compte, c'est le prolétariat qui a joué le rôle principal pour mettre fin à "la Grande Guerre". Ce seul fait illustre la puissance potentielle du prolétariat révolutionnaire. Il explique pourquoi la bourgeoisie, aujourd'hui encore, enfouit dans le silence et l'oubli la révolution de novembre 1918.
Mais ce n'est pas toute l'histoire. Dans une certaine mesure, les événements de novembre combinèrent les trois scénarios dépeints par Rosa Luxemburg. Dans une certaine mesure, ces événements furent aussi le résultat de la défaite militaire de l'Allemagne. Début novembre 1918, celle-ci était vraiment à la veille d'une défaite militaire totale. De façon ironique, seul le soulèvement du prolétariat épargna à la bourgeoisie allemande le sort d'une occupation militaire, en obligeant ses adversaires impérialistes à mettre fin à la guerre pour empêcher l'extension de la révolution. Novembre 1918 révéla aussi des éléments de "la ruine mutuelle" et de l'épuisement, surtout en Allemagne, mais aussi en Grande-Bretagne et en France. En fait, c'est l'intervention des États-Unis aux côtés des alliés occidentaux à partir de 1917 qui fit pencher la balance en faveur de ces derniers et permit de sortir de l'impasse mortelle dans laquelle les puissances européennes étaient enferrées.
Si nous mentionnons le rôle de ces autres facteurs, ce n'est pas pour minimiser celui du prolétariat. C'est qu'il est important d'en tenir compte car ils aident à comprendre le caractère des événements. La révolution de novembre a gagné une victoire comme une force contre laquelle aucune résistance véritable n'est possible. Mais c'est aussi parce que l'impérialisme allemand avait déjà perdu la guerre, parce que son armée était en pleine décomposition et parce que, non seulement la classe ouvrière, mais aussi de vastes secteurs de la petite bourgeoisie et même de la bourgeoisie voulaient désormais la paix.
Le lendemain de son grand triomphe, la population de Berlin élut des conseils d'ouvriers et de soldats. Ceux-ci, à leur tour, nommèrent, en même temps que leur propre organisation, ce qui était considéré comme une sorte de gouvernement provisoire socialiste, formé par le SPD et l'USPD, sous la direction de Friedrich Ebert. Le même jour, Ebert scellait un accord secret avec le nouveau commandement militaire pour écraser la révolution.
Dans le prochain article, nous examinerons les forces de l'avant-garde révolutionnaire dans le contexte du début de guerre civile et à la veille d'événements décisifs pour la révolution mondiale.
Steinklopfer
1 Richard Müller, Vom Kaiserreich Zur Republik ("De l'Empire à la République"), première partie de sa trilogie sur la révolution allemande.
2 Rosa Luxemburg, "Liebknecht", Spartakusbriefe n°1, septembre 1916
3 Le Traité de Brest-Litovsk fut signé le 3 mars 1918 entre l'Allemagne, ses alliés et la toute nouvelle République des Soviets. Les négociations pour y aboutir durèrent 3 mois. Lire également à propos de cet évènement notre article La Gauche communiste en Russie : 1918 - 1930 (1ere partie) dans la Revue internationale n° 8
4 Spartakusbriefe n° 8, janvier 1918, "Die geschichtliche Verantwortung" ("La responsabilité historique")
5 Spartakusbriefe n° 11, septembre 1918, "Die russische Tragödie" ("La tragédie russe")
6 Les actions kamikazes de l'aviation japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale et les attentats-suicide des fondamentalistes islamiques ont donc des précurseurs européens.
7 Voir l'analyse de ces événements par l'historien allemand Sebastian Haffner dans 1918/19, Eine deutsche Revolution ("1918/19, une révolution allemande").
8 Station du métro aérien de Berlin, au sud du centre ville
9 On trouve des anecdotes de ce style, venant de l'intérieur de la contre-révolution, dans les mémoires des dirigeants de la social-démocratie. Philipp Scheidemann : Memoiren eines Sozialdemokraten ("Mémoires d'un social-démocrate"), 1928 - Gustav Noske : Von Kiel bis Kapp - Zur Geschichte der deutschen Revolution ("De Kiel à Kapp - Sur l'histoire de la révolution allemande"), 1920.
Dans la première partie de cette série, nous avons examiné la succession d'événements : guerres mondiales, révolutions et crises économiques globales, qui ont marqué l'entrée du capitalisme dans sa phase de déclin au cours de la première partie du 20e siècle et qui ont posé à l'humanité l'alternative historique : avènement d'un mode de production supérieur ou chute dans la barbarie. Pour comprendre quelles sont les origines et les causes de la crise que connaît la civilisation humaine, une théorie qui embrasse l'ensemble du mouvement de l'histoire est absolument nécessaire. Mais les théories historiques générales n'ont plus guère la faveur des historiens officiels qui, de plus en plus déroutés par l'évolution du capitalisme dans son déclin, s'avèrent incapables d'offrir la moindre vision globale, la moindre explication profonde des causes de la spirale de catastrophes qui ont marqué cette période. Les grandes visions historiques n'ont plus cours ; elles seraient l'apanage du 19e siècle et de philosophes idéalistes allemands comme Hegel, ou des libéraux anglais - et de leur optimisme exagéré - qui, à la même époque, pensaient que l'histoire était celle d'un progrès continu, allant de l'obscurantisme et la tyrannie vers la merveilleuse liberté dont jouissaient désormais les citoyens de l'État constitutionnel moderne (ce qu'on appelle la théorie "Whig" de l'histoire)
En fait, cette incapacité à envisager le mouvement de l'histoire dans son ensemble est caractéristique d'une classe qui ne représente plus aucun progrès historique et dont le système social n'a plus aucun avenir à offrir à l'humanité. La bourgeoisie a pu développer une ample vision du passé et de l'avenir tant qu'elle était convaincue que son mode de production constituait une avancée fondamentale pour l'humanité par rapport aux anciennes formes sociales et qu'elle pouvait regarder le futur avec la confiance d'une classe ascendante. Les horreurs de la première moitié du 20e siècle ont porté un coup mortel à cette confiance. Non seulement des lieux aussi symboliques que ceux de la Somme et Passhendale où des centaines de milliers de jeunes conscrits ont servi de chair à canon sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, ou que ceux de Auschwitz et Hiroshima, synonymes du meurtre de masse de civils par l'État, ou des dates tout aussi symboliques que celles de 1914, 1929 et 1939 ont mis en question toutes les hypothèses passées sur le progrès moral de la société ; ils ont aussi indiqué de façon alarmante pour l'ordre social existant que celui-ci ne serait peut-être pas aussi éternel qu'il y avait paru jusqu'ici. En somme, face à la perspective de sa propre fin - soit par l'anéantissement de sa société à travers son effondrement et sa chute dans l'anarchie, soit - ce qui pour la bourgeoisie revient au même - par son renversement par la classe ouvrière - l'historiographie bourgeoise préfère mettre des œillères, se borner à l'étude empirique de périodes courtes et d'événements locaux, ou bien développer des théories, comme le relativisme et le post-modernisme, qui rejettent toute notion de développement progressif entre une période et une autre et toute tentative de dégager une trame dans l'évolution de l'histoire humaine. De plus, la mise en avant de la culture people conforte tous les jours cette répression de la conscience historique, en lien avec les besoins désespérés du marché : ce qui a de la valeur est ce qui est nouveau et qui se passe maintenant, cela ne doit venir de nulle part et aller nulle part.
Vu l'étroitesse d'esprit de la plus grande partie de "la connaissance établie", on ne peut s'étonner que les charlatans, vendeurs de religion et d'occultisme, séduisent ceux qui cherchent encore à saisir le sens global de l'histoire. Le nazisme a constitué l'une des premières manifestations de cette tendance - son idéologie étant composée d'un bric-à-brac de théosophie occultiste et de théorie raciste du complot fournissant une solution fourre-tout à tous les problèmes du monde, supprimant ainsi réellement tout besoin de penser. Le fondamentalisme chrétien et islamique, ou encore les nombreuses théories du complot selon lesquelles des sociétés secrètes manipuleraient l'histoire, jouent le même rôle aujourd'hui. Non seulement la raison bourgeoise officielle n'a aucune réponse à offrir aux problèmes de la société mais, le plus souvent, elle ne cherche même plus à les soulever et laisse le champ libre à la déraison pour mitonner ses propres solutions mythologiques.
Dans une certaine mesure, la conscience de cette situation s'exprime dans le bon sens commun et dominant. On est prêt à reconnaître qu'on a perdu l'ancienne confiance en soi. On ne chante pas vraiment les louanges du capitalisme libéral comme réalisation la plus formidable de l'esprit humain mais, plutôt, comme "la moins pire", imparfaite certes, mais infiniment préférable à toutes les formes de fanatisme qui semblent se déployer contre lui. Et dans le camp des fanatiques, sont rangés non seulement le fascisme ou le terrorisme islamique mais aussi le marxisme, définitivement réfuté aujourd'hui sous l'étiquette de messianisme utopique. Combien de fois nous a-t-on dit - souvent par des penseurs de troisième classe qui prétendent apporter quelque chose de nouveau : la vision marxiste de l'histoire ne serait que la vision inversée du mythe judéo-chrétien de l'histoire, une histoire de salut de l'humanité ; le communisme primitif serait le jardin d'Eden, le communisme futur le paradis à venir ; le prolétariat le peuple élu ou le messie souffrant ; les communistes les prophètes. Mais on nous dit également que ces projections religieuses sont loin d'être inoffensives : la réalité des "gouvernements marxistes" aurait montré que toute tentative de créer le paradis sur terre est vouée à finir dans la tyrannie et les camps de travail, que ce serait un projet insensé voulant façonner une humanité imparfaite selon sa vision de la perfection.
A l'appui de cette analyse, il y a ce qu'on nous présente comme la trajectoire du marxisme au cours du 20e siècle : en effet, qui peut nier que le Guépéou de Staline rappelait la Sainte Inquisition, ou que Lénine, Staline, Mao et d'autres grands dirigeants ont été transformés en nouveaux dieux ? Mais cette représentation est profondément trompeuse. Elle s'appuie sur le plus grand mensonge du 20e siècle selon lequel le stalinisme serait le communisme alors qu'il en est la négation totale. Si le stalinisme est une forme de la contre-révolution capitaliste, ce que tous les marxistes révolutionnaires authentiques affirment, il faut mettre en question l'argument selon lequel la théorie marxiste de l'histoire mène inévitablement au Goulag.
Et l'on peut aussi répondre, comme Engels l'a fait dans ses écrits sur l'histoire du christianisme primitif, que les similitudes entre les idées du mouvement ouvrier moderne et les adages des prophètes bibliques et des premiers chrétiens n'ont rien d'étrange car ces derniers représentaient aussi les efforts des classes opprimées et exploitées et l'espoir qu'elles mettaient dans un monde basé sur la solidarité humaine et non sur la domination de classe. Du fait des limites imposées par les systèmes sociaux au sein desquels ils sont apparus, ces premiers communistes ne pouvaient dépasser la vision religieuse ou mythique de la société sans classe. Ce n'est plus le cas aujourd'hui car l'évolution historique a fait de la société communiste une possibilité rationnelle et une nécessité urgente. Aussi, plutôt que de considérer le communisme à la lumière des anciens mythes, nous pouvons comprendre ces anciens mythes à la lumière du communisme moderne.
Pour nous, le marxisme, le matérialisme historique, n'est pas autre chose que la vision théorique d'une classe qui, pour la première fois dans l'histoire, est à la fois classe exploitée et classe révolutionnaire, une classe qui porte en elle un ordre social nouveau et supérieur. Son effort et, en fait, son besoin d'examiner l'histoire passée et les perspectives du futur sont donc totalement dégagés des préjugés portés par les classes dominantes qui sont toujours, en fin de compte, contraintes de nier et de cacher la réalité dans l'intérêt de leur système d'exploitation. Et, contrairement aux inclinations poétiques des anciennes classes exploitées, la théorie marxiste est aussi fondée sur une méthode scientifique. Ce n'est peut-être pas une science exacte du même type que les sciences naturelles, car on ne peut faire rentrer l'humanité et son histoire vaste et complexe dans une série d'expériences de laboratoire reproductibles - mais la théorie de l'évolution est elle aussi sujette aux mêmes contraintes. La question, c'est que seul le marxisme est capable d'appliquer la méthode scientifique à l'étude de l'ordre social existant et aux sociétés qui l'ont précédé, et d'utiliser de façon rigoureuse les meilleures connaissances que la classe dominante peut offrir, de les dépasser et d'esquisser une synthèse supérieure.
En 1859, alors qu'il travaillait assidûment à ce qui allait devenir Le Capital, Marx a rédigé un court texte qui résume de façon magistrale toute sa méthode historique. C'est la Préface à un travail intitulé Introduction à la Critique de l'économie politique qui a été largement supplanté ou, du moins, éclipsé par la parution du Capital. Après avoir expliqué de façon condensée l'évolution de sa pensée, depuis ses premières études de droit jusqu'à ses préoccupations actuelles concernant l'économie politique, Marx arrive au cœur de la question - au "fil conducteur" qui guide ses études. La théorie marxiste de l'histoire y est résumée de main de maître avec précision et clarté. Nous voulons donc examiner ce passage d'aussi près que possible afin de jeter les bases d'une véritable compréhension de l'époque dans laquelle nous vivons. Nous publions en totalité en appendice le passage le plus crucial de ce texte mais ici, nous voulons examiner en détail chacune des parties qui le composent : "Jamais une société n'expire avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou, du moins, sont en voie de devenir. A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la formation économique de la société. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagoniste du processus social de la production, antagoniste non pas dans le sens d'un antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions sociales d'existence des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système social, s'achève donc la préhistoire de la société humaine."
"Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi correspondent des formes déterminées de conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général."
Selon la caricature qu'en font ses détracteurs, bourgeois conventionnels ou pseudo-radicaux, le marxisme serait une théorie mécaniste, "objectiviste", qui chercherait à réduire la complexité du processus historique à une série de lois d'airain sur lesquelles les êtres humains n'auraient aucun contrôle et qui les entraîneraient comme un rouleau compresseur vers un résultat final, déterminé par la fatalité. Lorsqu'on ne parle pas du marxisme comme d'une nouvelle forme de religion, on nous dit que la pensée marxiste serait "un produit typique du 19e siècle", de son adoration non critique pour la science, de ses illusions sur le progrès, et chercherait à appliquer les lois prévisibles et vérifiables de la nature - la physique, la chimie, la biologie - à l'évolution fondamentalement imprévisible de la vie sociale. On nous présente alors Marx comme l'auteur d'une théorie d'une évolution, inévitable et linéaire, entre un mode de production et un autre, menant inexorablement de la société primitive au communisme, en passant par l'esclavage, le féodalisme et le capitalisme. Et l'ensemble de ce processus serait d'autant plus déterminé que c'est un développement purement technique des forces productives qui en serait la cause.
Il est vrai qu'il a existé, au sein du mouvement ouvrier, des travers relevant d'une telle vision. Par exemple, durant la période de la Seconde Internationale, lorsque les partis ouvriers tendaient de plus en plus à "s'institutionnaliser", un processus théorique de ce type a eu lieu et s'est manifesté par une vulnérabilité vis-à-vis des conceptions dominantes sur le progrès et par une certaine tendance à considérer la "science" comme une chose en soi, détachée des rapports de classe réels de la société. L'idée qu'avait Kautsky du socialisme scientifique comme étant l'invention d'intellectuels qui devait être ensuite injectée dans les masses prolétariennes, constituait une des expressions de cette tendance. C'est encore plus vrai pour le 20e siècle, quand beaucoup de ce qui avait été le marxisme dans le passé, a été transformé en une apologie ouverte de l'ordre capitaliste, que des visions mécanistes du progrès historique ont été officiellement codifiées. Il n'y en a pas de démonstration plus claire que dans le livre de Staline d'apprentissage du "marxisme-léninisme", L'histoire du parti communiste de l'Union soviétique (version abrégée), où la théorie de la primauté des forces productives est considérée comme la vision matérialiste de l'histoire : "La deuxième particularité de la production, c'est que ses changements et son développement commencent toujours par le changement et le développement des forces productives et, avant tout, des instruments de production. Les forces productives sont, par conséquent, l'élément le plus mobile, le plus révolutionnaire de la production. D'abord se modifient et se développent les forces productives de la société ; ensuite, en fonction et en conformité de ces modifications, se modifient les rapports de production entre les hommes, leurs rapports économiques."
Cette conception de la primauté des forces productives coïncidait parfaitement avec le projet fondamental du stalinisme, "développer les forces productives" de l'URSS aux dépens du prolétariat dans le but de faire de la Russie une grande puissance mondiale. C'était entièrement dans l'intérêt du stalinisme de présenter l'accumulation d'industrie lourde qui a eu lieu dans les années 1930 comme autant d'étapes vers le communisme et d'empêcher toute recherche concernant les rapports sociaux qui sous-tendaient ce "développement" - l'exploitation féroce de la classe des travailleurs salariés, en d'autres termes, l'extraction de la plus-value dans le but d'accumuler le capital.
Cette démarche va à l'encontre du Manifeste communiste de Marx qui, dès ses premières lignes, présente la lutte de classe comme la force dynamique de l'évolution historique, en d'autres termes la lutte entre les différentes classes sociales ("Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon") pour l'appropriation du surtravail. Elle est également niée sans détour dans les premières lignes de notre citation de la Préface : "Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, ..."
Ce sont les êtres humains en chair et en os qui "nouent des rapports déterminés", qui font l'histoire, pas des "forces productives", pas des machines, même s'il existe nécessairement un lien étroit entre les rapports de production et les forces productives qui leur "correspondent". Comme l'écrit Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans un autre passage célèbre : "Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé."
Notons bien : dans des conditions qu'ils n'ont pas choisies, les hommes entrent dans des rapports déterminés "indépendants de leur volonté". Jusqu'à aujourd'hui tout au moins. Dans les conditions qui ont dominé toutes les formes de société ayant existé jusqu'à présent, les rapports sociaux que les hommes ont noués entre eux leur étaient flous, opaques, plus ou moins brouillés par des représentations mythiques et idéologiques ; de même, avec l'avènement de la société de classe, les formes de richesse que les hommes ont produites à travers ces rapports sociaux, tendent à leur échapper, à devenir une force étrangère située au dessus d'eux. De ce point de vue, les hommes ne sont pas le produit passif de leur environnement ni des outils qu'ils produisent pour satisfaire leurs besoins mais, en même temps, ils ne maîtrisent pas encore leurs propres forces sociales ni les produits de leur travail.
"Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience... Lorsqu'on considère ces bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref les formes idéologiques au sein desquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement d'après la conscience qu'elle a d'elle-même. Il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production."
En somme, les hommes font l'histoire, mais pas encore avec une pleine conscience de ce qu'ils font. De ce fait, lorsqu'on étudie l'évolution historique, on ne peut se contenter d'étudier les idées et les croyances d'une époque, ni d'examiner les modifications des systèmes politiques et juridiques ; pour saisir comment ces idées et ces systèmes évoluent, il est nécessaire de chercher les antagonismes sociaux fondamentaux qui les sous-tendent.
Répétons-le, cette démarche vis-à-vis de l'histoire n'écarte pas le rôle actif de la conscience, de la croyance et des institutions politiques et juridiques, ni la réalité de leur impact sur les rapports sociaux et le développement des forces productives. Par exemple, dans l'idéologie de la classe propriétaire d'esclaves de l'antiquité, le travail était considéré avec mépris ; cette attitude a directement joué un rôle en empêchant les avancées scientifiques considérables des penseurs grecs de se traduire dans le développement pratique de la science par des inventions ou par la création d'outils et de techniques qui auraient accru la productivité du travail. Mais ce qui constituait l'obstacle sous-jacent, c'était le mode de production esclavagiste lui-même : c'est l'existence de l'esclavage au cœur de la création de richesse dans la société classique qui était la source du mépris des propriétaires d'esclaves vis-à-vis du travail et le fait que, pour eux, accroître le surtravail, passait nécessairement par l'augmentation du nombre des esclaves.
Dans des écrits ultérieurs, Marx et Engels ont dû défendre leur démarche théorique tant vis-à-vis des critiques que vis-à-vis de leurs partisans qui interprétaient la formule "l'être social détermine la conscience sociale" de la façon la plus sommaire, prétendant, par exemple, que cela signifiait que tous les membres de la bourgeoisie étaient fatalement conduits à penser d'une certaine manière à cause de leur position économique dans la société, ou encore, de façon plus absurde, que tous les membres du prolétariat avaient obligatoirement une claire conscience de leurs intérêts de classe puisqu'il étaient assujettis à l'exploitation. C'est précisément ce genre de vision réductionniste qui a amené Marx à proclamer : "je ne suis pas marxiste". Il existe beaucoup de raisons qui font que, dans la classe ouvrière telle qu'elle est dans la "normalité" du capitalisme, seule une minorité reconnaît sa véritable situation de classe : non seulement à cause des différences qui existent dans l'histoire et dans la psychologie de chaque individu mais, de façon plus fondamentale, du fait du rôle exercé par l'idéologie dominante qui empêche les dominés de comprendre leurs propres intérêts de classe - une idéologie dominante dont la longévité des effets est bien plus étendue que la propagande immédiate de la classe dominante puisqu'elle est profondément intériorisée dans l'esprit des exploités. "La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants" écrit Marx, juste après le passage précédemment cité du 18 Brumaire à propos des hommes qui font l'histoire dans des conditions qu'ils n'ont pas choisies.
En fait, la comparaison entre l'idéologie d'une époque et ce que pense chaque individu de lui-même, loin d'exprimer du réductionnisme chez Marx, manifeste en réalité une profondeur psychologique : le psychologue qui ne montrerait aucun intérêt envers ce qu'un patient lui dit de ses sentiments et de ses convictions serait un bien mauvais thérapeute, mais il le serait tout autant s'il s'en tenait à la conscience immédiate que le patient a de lui-même et ignorait la complexité d'éléments cachés et inconscients dans son profil psychologique. Il en va de même pour l'histoire des idées ou l'histoire "politique". Elle peut nous apprendre beaucoup sur ce qui se passait à une époque donnée mais, en elle-même, elle ne nous apporte qu'un reflet distordu de la réalité. D'où le fait que Marx rejetait toutes les démarches historiques qui se limitaient à l'apparence des événements.
"Jusqu'ici, toute conception historique a, ou bien laissé complètement de côté cette base réelle de l'histoire, ou l'a considérée comme une chose accessoire, n'ayant aucun lien avec la marche de l'histoire. De ce fait, l'histoire doit toujours être écrite d'après une norme située en dehors d'elle. La production réelle de la vie apparaît à l'origine de l'histoire, tandis que ce qui est proprement historique apparaît comme séparé de la vie ordinaire, comme extra et supraterrestre. Les rapports entre les hommes et la nature sont de ce fait exclus de l'histoire, ce qui engendre l'opposition entre la nature et l'histoire. Par conséquent, cette conception n'a pu voir dans l'histoire que les grands événements historiques et politiques, des luttes religieuses et somme toute théoriques, et elle a dû, en particulier, partager pour chaque époque historique l'illusion de cette époque. Mettons qu'une époque s'imagine être déterminée par des motifs purement "politiques" ou "religieux", bien que "politique" et "religion" ne soient que des formes de ses moteurs réels : son historien accepte alors cette opinion. L'"imagination", la "représentation" que ces hommes déterminés se font de leur pratique réelle, se transforme en la seule puissance déterminante et active qui domine et détermine la pratique de ces hommes. Si la forme rudimentaire sous laquelle se présente la division du travail chez les Indiens et chez les Égyptiens suscite chez ces peuples un régime de castes dans leur État et dans leur religion, l'historien croit que le régime des castes est la puissance qui a engendré cette forme sociale rudimentaire." (L'idéologie allemande, chapitre : "L'idéologie en général et en particulier l'idéologie allemande")
Nous arrivons maintenant au passage de la Préface qui mène le plus clairement à comprendre la phase historique actuelle de la vie du capitalisme :
"A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juridique. De formes de développement des forces productives, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. "
Ici encore, Marx montre que l'élément actif du processus historique est constitué par les rapports sociaux que nouent les êtres humains pour produire ce qui est nécessaire à la vie. Si on regarde le mouvement entre une forme sociale et une autre, il est évident qu'il y a une dialectique constante entre les périodes au cours desquelles ces rapports donnent naissance à un véritable développement des forces productives et les périodes pendant lesquelles ces mêmes rapports deviennent une entrave à un développement ultérieur.
Dans Le Manifeste communiste, Marx et Engels ont montré que les rapports de production capitalistes, surgissant du déclin de la société féodale, ont eu une action profondément révolutionnaire, balayant toutes les anciennes formes stagnantes, statiques de la vie économique et sociale qui leur faisaient obstacle. La nécessité d'entrer en concurrence et de produire aussi bon marché que possible a contraint la bourgeoisie à révolutionner constamment les forces productives ; la nécessité permanente de trouver de nouveaux marchés pour ses marchandises l'a forcée à conquérir toute la planète et à créer un monde à son image.
En 1848, il était clair que les rapports sociaux capitalistes constituaient une "forme de développement" et ne s'étaient jusqu'alors établis fermement que dans un ou deux pays. Cependant, la violence des crises économiques du premier quart du 19e siècle avait initialement conduit les auteurs du Manifeste à conclure que le capitalisme était déjà devenu une entrave au développement des forces productives et à considérer que la révolution communiste (ou au moins une transition rapide de la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne) était à l'ordre du jour.
"Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, - l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l'existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein." (Le Manifeste communiste ; chapitre : "Bourgeois et prolétaires")
Avec la défaite des révolutions de 1848 et l'énorme expansion du capitalisme mondial qui a eu lieu dans la période suivante, Marx et Engels ont revu ce point de vue même si, de façon compréhensible, ils étaient toujours impatients qu'arrive l'ère de révolution sociale attendue depuis longtemps, le jour du jugement pour l'arrogant ordre capitaliste mondial. Mais ce qui est central dans cette démarche, c'est la méthode : la reconnaissance qu'un ordre social ne peut être balayé tant qu'il n'est pas entré définitivement en conflit avec le développement des forces productives, précipitant toute la société dans une crise, non pas momentanée, pas une crise de jeunesse, mais dans toute une "ère" de crise, de convulsions, de révolution sociale ; en d'autres termes une crise de décadence.
En 1858, Marx revient une nouvelle fois sur la question : "La tâche propre de la société bourgeoise, c'est l'établissement du marché mondial, du moins dans ses grandes lignes, et d'une production fondée sur cette base. Comme le monde est rond, la colonisation de la Californie et de l'Australie et l'ouverture de la Chine et du Japon semblent parachever cette tâche. La question difficile à résoudre pour nous est la suivante : sur le continent, la révolution est imminente et prendra aussi immédiatement un caractère socialiste. Dans ce petit coin, ne va-t-elle pas être nécessairement écrasée étant donné que sur un secteur bien plus vaste, le mouvement de la société bourgeoise est encore ascendant ?" (Lettre à Engels, à Manchester, 8 octobre 1858)
Ce qui est intéressant dans ce passage, c'est précisément la question qu'il pose : quels sont les critères historiques pour déterminer le passage à une époque de révolution sociale dans le capitalisme ? Une révolution communiste peut-elle être victorieuse tant que le capitalisme est encore globalement un système en expansion ? Marx se trompait en pensant que la révolution en Europe était imminente. En fait, dans une lettre à Vera Zassoulitch sur le problème de la Russie, écrite en 1881, il semble avoir à nouveau modifié son point de vue : "Le système capitaliste a dépassé son apogée à l'ouest, approchant du moment où il ne sera plus qu'un système social régressif" (2e brouillon de lettre à Vera Zassoulitch). Ainsi, plus de 20 ans après 1858, le système ne fait encore qu'"approcher" sa période de "régression" y compris dans les pays avancés. Encore une fois, ces réflexions expriment les difficultés rencontrées par Marx dans la situation historique où il vivait. Il s'est avéré que le capitalisme avait encore devant lui une dernière phase de développement, la phase de l'impérialisme, qui allait déboucher dans une période de convulsions à l'échelle mondiale, indiquant que le système dans son ensemble, et non pas une partie de celui-ci, avait plongé dans sa crise de sénilité. Cependant, les préoccupations de Marx dans ces lettres montrent le sérieux avec lequel il traitait le problème : pour fonder une perspective révolutionnaire, il fallait savoir si le capitalisme avait ou non atteint cette étape.
"Jamais une société n'expire avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou, du moins, sont en voie de devenir."
Dans ce passage, Marx insiste encore sur l'importance de fonder les perspectives de révolution sociale non pas sur une aversion purement morale - que tout système d'exploitation inspire - mais sur l'inaptitude de ce dernier à développer la productivité du travail et, de façon générale, la capacité des hommes à satisfaire leurs besoins matériels.
L'argument selon lequel une société ne peut expirer tant qu'elle n'a pas déployé toutes ses capacités de développement, a été utilisé pour contredire l'idée selon laquelle le capitalisme serait entré en décadence, puisque celui-ci a connu une croissance depuis 1914 ; on ne peut donc dire qu'il est décadent tant que cette croissance n'a pas pris fin. Des théories comme celle de Trotsky dans les années 1930 qui affirmait que les forces productives avaient cessé de croître, ont semé beaucoup de confusion. Comme le capitalisme à l'époque était en proie à la plus grande dépression jamais connue, ce point de vue semblait plausible ; de plus, l'idée selon laquelle la décadence est caractérisée par un arrêt complet du développement des forces productives et même par une régression de celles-ci peut, dans une certaine mesure s'appliquer aux précédentes sociétés de classe dans lesquelles les crises étaient toujours le résultat d'une sous-production, d'une incapacité absolue à produire suffisamment pour faire face aux besoins fondamentaux de la société (et, même dans ces sociétés, le processus de déclin a connu des phases de reprise apparente et même de croissance vigoureuse). Mais le problème fondamental contenu dans ce point de vue est qu'il ignore la réalité fondamentale du capitalisme - la nécessité de la croissance pour l'accumulation, pour la reproduction élargie de la valeur. Comme nous le verrons, dans la décadence de ce système, cette nécessité ne peut être remplie qu'en trichant de plus en plus avec les lois-mêmes de la production capitaliste mais, comme nous le verrons aussi, le moment où l'accumulation capitaliste est totalement impossible d'un point de vue purement économique ne sera probablement jamais atteint. Comme Rosa Luxemburg l'a mis en évidence dans La critique des critiques, "il s'agit à vrai dire d'une fiction théorique, pour la raison précise que l'accumulation du capital n'est pas seulement un processus économique mais un processus politique." (2e partie, chapitre 5) De plus, Marx avait déjà ébauché l'idée d'une non identité entre phase de déclin du capitalisme et la stagnation des forces productives : "Le point d'épanouissement le plus haut de cette base elle-même (la fleur en laquelle la plante se transforme ; mais c'est toujours la même base, cette plante devenue fleur ; et donc celle-ci se fane après la floraison et c'est la conséquence de la floraison) constitue le moment où elle est elle-même arrivée à son terme, développée, en une forme correspondant au plus haut développement des forces productives, et donc au plus grand développement des individus. Dès que ce point est atteint, la suite de son développement apparaît comme un déclin et le nouveau développement part d'une nouvelle base" (Gründrisse, cahier V, "Différence entre le mode de production capitaliste et tous les modes antérieurs" ; souligné par nous)
Il est certain que le capitalisme a développé des forces productives suffisantes pour que surgisse un mode de production nouveau et supérieur. En fait, à partir du moment où les conditions matérielles du communisme sont développées, le système entre dans sa phase de déclin. En créant une économie mondiale - fondamentale pour le communisme - le capitalisme a aussi atteint les limites d'un développement sain. La décadence du capitalisme ne s'exprime donc pas par un arrêt complet des forces productives mais par une série de convulsions croissantes et de catastrophes qui démontrent l'absolue nécessité de son renversement.
Le principal point que Marx souligne ici, c'est la nécessité d'une période de décadence. Les hommes ne font pas la révolution pour se faire plaisir mais parce qu'ils y sont contraints par la nécessité, par les souffrances intolérables qu'apporte la crise du système. De même, leur conscience est profondément attachée à ce que les choses ne changent pas et ce n'est que le conflit social croissant entre cette idéologie et la réalité matérielle qu'ils affrontent qui poussera les hommes à mettre en question le système existant. C'est d'autant plus vrai pour la révolution prolétarienne qui requiert pour la première fois une transformation consciente de tous les aspects de la vie sociale.
On accuse quelquefois les révolutionnaires de penser que "le pire est le mieux" parce qu'ils considèreraient que plus les masses soufrent, plus elles seront disposées à être révolutionnaires. Mais il n'y a pas de lien mécanique entre la souffrance et la conscience révolutionnaire. La souffrance contient une dynamique qui mène à la réflexion et à la révolte, mais elle contient aussi le danger d'émousser et d'épuiser la capacité de révolte, et elle peut, tout autant, mener à adopter des formes de révolte tout à fait fausses comme la montée actuelle du fondamentalisme islamique le montre. Une période de décadence est nécessaire pour convaincre la classe ouvrière qu'elle doit construire une nouvelle société mais, d'un autre côté, une période de décadence indéfiniment prolongée peut menacer la possibilité même de la révolution et entraîner le monde dans une spirale de désastres qui ne font que détruire les forces productives accumulées et, en particulier, la force productive la plus importante de toutes, le prolétariat. C'est en fait le danger que pose la phase finale de la décadence, cette phase que nous appelons décomposition et qui a, selon nous, déjà commencé.
Le problème de la société pourrissant sur pied est particulièrement aigu dans le capitalisme car, contrairement aux précédents systèmes, la maturation des conditions matérielles d'une nouvelle société - le communisme - ne coïncide pas avec le développement de nouvelles formes économiques au sein de l'ancienne société. Pendant le déclin de la société romaine esclavagiste antique, le développement de domaines féodaux était souvent mis en œuvre par d'anciens propriétaires d'esclaves qui s'étaient éloignés de l'État central afin d'éviter le poids écrasant des impôts. Pendant la décadence féodale, la nouvelle classe bourgeoise est née dans les villes - qui ont toujours constitué les centres commerciaux de l'ancien système - et a jeté les bases d'une nouvelle économie basée sur la manufacture et le commerce. L'émergence de ces nouvelles formes constituait à la fois une réponse à la crise de l'ordre ancien et un facteur qui poussait activement à la disparition de celui-ci.
Avec le déclin du capitalisme, il est certain que les forces productives qu'il a mises en mouvement entrent de plus en plus en conflit avec les rapports sociaux dans lesquels il opère. Ceci s'exprime par dessus tout dans le contraste entre l'énorme capacité productive du capitalisme et son incapacité à absorber toutes les marchandises qu'il produit : en un mot, dans la crise de surproduction. Mais, tandis que cette crise rend l'abolition des rapports marchands de plus en plus urgente et contraint à enfreindre de plus en plus les lois de la production marchande, cela n'aboutit pas dans l'émergence spontanée de formes économiques communistes. Contrairement aux classes révolutionnaires précédentes, la classe ouvrière n'a pas de propriété, c'est une classe exploitée et elle ne peut construire son propre ordre économique et social au sein de l'ancienne société. Le communisme ne peut qu'être le résultat d'une lutte de plus en plus consciente contre l'ancien ordre, menant au renversement politique de la bourgeoisie comme condition de la transformation communiste de la vie économique et sociale. Si le prolétariat ne parvient pas à hisser ses luttes aux niveaux élevés de conscience et d'organisation nécessaires, les contradictions du capitalisme n'amèneront pas à l'avènement d'un ordre supérieur mais "à la ruine mutuelle des classes en présence".
Gerrard
Préface à l'Introduction à la Critique de l'économie politique
(Totalité du passage cité) :
"Le résultat général auquel j'arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi. Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et auquel correspondent des formes déterminées de conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général.
Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juridique. De formes de développement des forces productives, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale.
Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement tout cet énorme édifice.
Lorsqu'on considère ces bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref les formes idéologiques au sein desquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement d'après la conscience qu'elle a d'elle-même. Il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production.
Jamais une société n'expire avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la formation économique de la société. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagoniste du processus social de la production, antagoniste non pas dans le sens d'un antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions sociales d'existence des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système social, s'achève donc la préhistoire de la société humaine."
Quelle que soit la réponse à ce problème, le texte de Mitchell soulève une série de questions importantes sur la politique économique du prolétariat ; en particulier, comment surmonter la domination de la production sur la consommation qui caractérise les rapports sociaux capitalistes, et comment éliminer la loi de la valeur qui leur est intimement liée. Nous ne traiterons pas ces questions ici mais nous y reviendrons ultérieurement dans un autre article qui cherchera à étudier plus profondément les divergences entre les communistes membres de la Gauche italienne et ceux de la Gauche hollandaise, puisque ce débat reste, jusqu'à aujourd'hui, un point de départ fondamental pour aborder le problème de la façon dont la classe ouvrière peut mettre fin à l'accumulation capitaliste et créer un mode de production capable de répondre aux véritables besoins de l'Humanité.
Bilan n°38 (décembre 1936 - janvier 1937)
Il nous reste à examiner quelques normes de gestion économiques qui, d'après nous, conditionnent le lien du parti avec les masses, base du renforcement de la dictature du prolétariat.
Il est vrai, pour tout système de production, qu'il ne peut se développer que sur la base de la reproduction élargie, c'est-à-dire, de l'accumulation de richesses. Mais un type de société se manifeste moins par ses formes et manifestations extérieures que par son contenu social, par les mobiles qui dominent dans la production, c'est-à-dire, par les rapports de classe. Dans l'évolution historique, les deux processus, interne et externe, se meuvent d'ailleurs en une constante contradiction. Le développement capitaliste a démontré à l'évidence que la progression des forces productives engendrait en même temps son contraire, le recul des conditions matérielles du prolétariat, phénomène qui se traduisit par la contradiction entre la valeur d'échange et la valeur d'usage, entre la production et la consommation. Nous avons déjà indiqué ailleurs que le système capitaliste ne fut pas un système progressiste par nature, mais par nécessité (sous l'aiguillon de l'accumulation et de la concurrence). Marx souligna ce contraste en disant que le "développement de la force productive n'a d'importance que dans la mesure où il accroît le surtravail de la classe ouvrière et non pas dans la mesure où il diminue le temps nécessaire à la production matérielle." (Le Capital, Tome X)
En partant de la constatation valable pour tous les types de sociétés, à savoir que le surtravail est inévitable, le problème se concentre donc essentiellement sur le mode d'appropriation (...) du surtravail, la masse de surtravail et sa durée, le rapport de cette masse avec le travail total, enfin le rythme de son accumulation. Et immédiatement, nous pouvons mettre en évidence cette autre remarque de Marx que "la véritable richesse de la société et la possibilité d'un élargissement continu du procès de reproduction ne dépend pas de la durée du surtravail, mais de sa productivité et des conditions, plus ou moins avantageuses où cette productivité travaille." (Le Capital, Tome XIV.) Et il ajoute que la condition fondamentale pour l'instauration du "régime de la liberté", c'est la réduction de la journée de travail.
Ces considérations nous permettent d'apercevoir la tendance qui doit être imprimée à l'évolution de l'économie prolétarienne. Elles nous autorisent également à rejeter la conception qui voit la preuve absolue du "socialisme" dans l'accroissement des forces productives. Elle fut non seulement défendue par le Centrisme, mais aussi par Trotski : "le libéralisme fait semblant de ne pas voir les énormes progrès économiques du régime soviétique, c'est-à-dire les preuves concrètes des avantages incalculables du socialisme. Les économistes des classes dépossédées passent tout simplement sous silence les rythmes de développement industriel sans précédent dans l'histoire mondiale." (Lutte des classes, juin 1930)
Nous l'avons déjà mentionné au début de ce chapitre, cette question de "rythme" resta au premier plan des préoccupations de Trotski et de son Opposition alors qu'elle ne répond en rien à la mission du prolétariat, laquelle consiste à modifier le mobile de la production et non à accélérer son rythme sur la misère du prolétariat, tout comme cela se passe dans le capitalisme. Le prolétariat a d'autant moins de raisons de s'attacher au facteur "rythme" que, d'une part, il ne conditionne en rien la construction du socialisme, puisque celui-ci est d'ordre international et que, d'autre part, son néant sera révélé par l'apport de la haute technique capitaliste à l'économie socialiste mondiale.
Quand nous posons comme tâche économique primordiale la nécessité de changer le mobile de la production, c'est-à-dire de l'orienter vers les besoins de la consommation, nous en parlons évidemment comme d'un procès et non comme d'un produit immédiat de la Révolution. La structure même de l'économie transitoire, telle que nous l'avons analysée, ne peut engendrer cet automatisme économique, car la survivance du "droit bourgeois" laisse subsister certains rapports sociaux d'exploitation et la force de travail conserve encore, dans une certaine mesure, le caractère de marchandise. La politique du parti, stimulée par l'activité revendicative des ouvriers, au travers de leurs organisations syndicales doit précisément tendre à abolir la contradiction entre force de travail et travail, qui fut développée à l'extrême par le capitalisme. En d'autres termes, à l'usage capitaliste de la force de travail en vue de l'accumulation de capital doit se substituer l'usage "prolétarien" de cette force de travail vers des besoins purement sociaux, ce qui favorisera la consolidation politique et économique du prolétariat.
Dans l'organisation de la production, l'État prolétarien doit donc s'inspirer, avant tout, des besoins des masses, développer les branches productives qui peuvent y répondre, en fonction évidemment des conditions spécifiques et matérielles qui prévalent dans l'économie envisagée.
Si le programme économique élaboré reste dans le cadre de la construction de l'économie socialiste mondiale, par conséquent reste relié à la lutte internationale des classes, l'État prolétarien pourra d'autant mieux se confiner dans sa tâche de développer la consommation. Par contre, si ce programme prend un caractère autonome visant directement ou indirectement au "socialisme national", une part croissante du surtravail s'engloutira dans la construction d'entreprises qui, dans l'avenir, ne trouveront pas leur justification dans la division internationale du travail ; par contre ces entreprises seront appelées inévitablement à devoir produire des moyens de défense pour "la société socialiste" en construction. Nous verrons que c'est là précisément le sort qui échut à la Russie soviétique.
Il est certain que toute amélioration de la situation matérielle des masses prolétariennes dépend en premier lieu de la productivité du travail, et celle-ci du degré technique des forces productives, par conséquent de l'accumulation. Elle est liée, en second lieu, au rendement du travail correspondant à l'organisation et à la discipline au sein du procès du travail. Tels sont les éléments fondamentaux, tels qu'ils existent aussi dans le système capitaliste, avec cette caractéristique que là les résultats concrets de l'accumulation sont détournés de leur destination humaine au profit de l'accumulation en "soi". La productivité du travail ne se traduit pas en objets de consommation, mais en capital.
Il serait vain de se dissimuler que le problème est loin d'être résolu par la proclamation d'une politique tendant à élargir la consommation. Mais il faut commencer par l'affirmer parce qu'il s'agit d'une directive majeure qui s'oppose irréductiblement à celle poussant au premier plan l'industrialisation et sa croissance accélérée et sacrifiant inévitablement une ou plusieurs générations de prolétaires (le Centrisme1 l'a déclaré ouvertement). Or, un prolétariat "sacrifié", même pour des objectifs qui peuvent paraître correspondre à son intérêt historique (la réalité en Russie a démontré qu'il n'en était cependant rien) ne peut constituer une force réelle pour le prolétariat mondial ; il ne peut que s'en détourner, sous l'hypnose des objectifs nationaux.
Il y a, il est vrai, l'objection qu'il ne peut y avoir élargissement de la consommation sans accumulation, et d'accumulation sans un prélèvement plus ou moins considérable sur la consommation. Le dilemme sera d'autant plus aigu qu'il correspondra à un développement restreint des forces productives et à une médiocre productivité du travail. C'est dans ces pires conditions que le problème se posa en Russie et qu'une des manifestations les plus dramatiques en fut le phénomène des "ciseaux".
Toujours sur la base des considérations internationalistes que nous avons développées, il faut donc affirmer (si l'on ne veut pas tomber dans l'abstraction) que les tâches économiques du prolétariat, dans leur diminution historique, sont primordiales. Les camarades de Bilan, animés par la juste préoccupation de mettre en évidence le rôle de l'État prolétarien sur le terrain mondial de la lutte des classes, ont singulièrement rétréci l'importance du problème en question, en considérant que "les domaines économique et militaire2 ne pourront être qu'accessoires et de détail dans l'activité de l'État prolétarien, alors qu'il sont d'un ordre essentiel pour une classe exploiteuse" (Bilan, p. 612). Nous le répétons, le programme est déterminé et limité par la politique mondiale de l'État prolétarien, mais cela étant établi, il reste que le prolétariat n'aura pas de trop de toute sa vigilance et de toute son énergie de classe pour seulement essayer de trouver la solution essentielle à ce redoutable problème de la consommation qui conditionnera quand même son rôle de "simple facteur de la lutte du prolétariat mondial".
Les camarades de Bilan commettent, d'après nous, une autre erreur 3 en ne faisant pas la distinction entre une gestion tendant à la construction du "socialisme" et une gestion socialiste de l'économie transitoire, en déclarant notamment que "loin de pouvoir envisager la possibilité de la gestion socialiste de l'économie dans un pays (...), nous devons commencer par proclamer l'impossibilité même de cette gestion socialiste." Mais, qu'est-ce qu'une politique qui poursuit le relèvement des conditions de vie des ouvriers si ce n'est une politique de gestion véritablement socialiste visant précisément à renverser le processus de la production par rapport au processus capitaliste. Dans la période de transition, il est parfaitement possible de faire surgir ce nouveau cours économique d'une production s'effectuant pour les besoins, alors même que les classes survivent.
Mais il reste que le changement du mobile de la production ne dépend pas uniquement de l'adoption d'une politique juste, mais surtout de la pression sur l'économie des organisations du prolétariat comme de l'adaptation de l'appareil productif à ses besoins. En outre, l'amélioration des conditions de vie ne tombe pas du ciel. Elle est fonction du développement de la capacité productive, qu'il soit la conséquence de l'augmentation de la masse de travail social, d'un rendement plus grand du travail, résultant de sa meilleure organisation ou encore de la plus grande productivité du travail donné par des moyens de production plus puissants.
Pour ce qui est de la masse de travail social - si nous supposons invariable le nombre d'ouvriers occupés - nous avons dit qu'elle est donnée par la durée et l'intensité d'emploi de la force de travail. Or ce sont justement ces deux factions alliées à la baisse de valeur de la force de travail comme effet de sa plus grande productivité, qui déterminent le degré d'exploitation imposé au prolétariat dans le régime capitaliste.
Dans la phase transitoire, la force de travail conserve encore, il est vrai, son caractère de marchandise dans la mesure où le salaire se confond avec la valeur de la force-travail ; par contre elle dépouille ce caractère dans la mesure où le salaire se rapproche de l'équivalent du travail total fourni par l'ouvrier (abstraction étant faite du surtravail nécessaire aux besoins sociaux).
A l'encontre de la politique capitaliste, une véritable politique prolétarienne, pour augmenter les forces productives, ne peut certainement pas se fonder sur le surtravail qui proviendrait d'une plus grande durée ou d'une plus grande intensité du travail social, qui, sous sa forme capitaliste, constitue la plus-value absolue. Elle se doit, au contraire, de fixer des normes de rythme et de durée de travail compatibles avec l'existence d'une véritable dictature du prolétariat et elle ne peut que présider à une organisation plus rationnelle du travail, à l'élimination du gaspillage des activités sociales, bien que dans ce domaine les possibilités pour augmenter la masse de travail utile soient vite épuisées.
Dans ces conditions, l'accumulation "prolétarienne" doit trouver sa source essentielle dans le travail devenu disponible par une technique plus élevée.
Cela signifie que l'accroissement de la productivité du travail pose l'alternative suivante : ou bien une même masse de produits (ou valeurs d'usage) détermine une diminution du volume total de travail consommé, ou bien si ce dernier reste invariable (ou même s'il diminue suivant l'importance du progrès technique réalisé) la quantité de produits à répartir augmentera. Mais dans les deux cas, une diminution du surtravail relatif (relatif par rapport au travail strictement nécessaire à la reproduction de la force de travail) peut parfaitement se conjuguer avec une plus grande consommation et se traduire par conséquent par une hausse réelle des salaires et non pas fictive comme dans le capitalisme. C'est dans l'utilisation nouvelle de la productivité qu'apparaît la supériorité de la gestion prolétarienne sur la gestion capitaliste plutôt qu'au travers de la compétition entre les prix de revient, base sur laquelle le prolétariat doit être inévitablement battu, comme nous l'avons déjà indiqué.
C'est en effet le développement de la productivité du travail qui précipite le capitalisme dans sa crise de décadence où, d'une façon permanente (et plus seulement au cours de crises cycliques), la masse des valeurs d'usage s'oppose à la masse des valeurs d'échange. La bourgeoisie est débordée par l'immensité de sa production et elle ne peut l'écouler vers les immenses besoins insatisfaits, sous menace de suicide.
Dans la période de transition, la productivité du travail est certes encore loin de répondre à la formule "à chacun selon ses besoins", mais cependant la possibilité de pouvoir l'utiliser intégralement, à des fins humaines, renverse les données du problème social. Marx avait déjà établi qu'avec la production capitaliste, la productivité du travail reste bien au dessous du maximum théorique. Par contre, après la révolution, il devient possible de réduire, puis de supprimer l'antagonisme capitaliste entre le produit et sa valeur si la politique prolétarienne tend non pas à ramener le salaire à la valeur de la force travail - méthode capitaliste qui détourne le progrès technique au profit du capital - mais à l'élever de plus en plus au dessus de cette valeur, sur la base même de la productivité développée.
Il est évident qu'une certaine fraction du surtravail relatif ne peut retourner directement à l'ouvrier, en vertu des nécessités mêmes de l'accumulation sans laquelle il n'y a pas de progrès technique possible. Et encore une fois se repose le problème du rythme et du taux de l'accumulation. Et s'il parait se résoudre à une question de mesure, l'arbitraire sera en tout cas exclu sur la base principielle délimitant les tâches économiques du prolétariat, telle que nous l'avons définie.
D'autre part, il va de soi que la détermination du taux de l'accumulation relève du centralisme économique et non pas de décisions des producteurs dans leurs entreprises, suivant l'opinion des internationalistes hollandais (p. 116 de leur ouvrage cité). Ils sont d'ailleurs fort peu convaincus de la valeur pratique d'une telle solution, puisqu'ils la font suivre immédiatement de cette considération que le "taux d'accumulation ne peut être laissé au libre jugement des entreprises séparées et c'est le Congrès général des conseils d'entreprises qui déterminera la norme obligatoire", formule qui répond somme toute à du centralisme déguisé.
Si nous nous reportons maintenant à ce qui s'est réalisé en Russie, alors éclate toute l'imposture du Centrisme faisant découler la suppression de l'exploitation du prolétariat de la collectivisation des moyens de production. On enregistre ce phénomène historique que le processus de l'économie soviétique et celui de l'économie capitaliste, tout en partant de bases différentes, ont fini par confluer et par se diriger ensemble vers la même issue : la guerre impérialiste. Tous deux se déroulent sur le fond d'un prélèvement croissant de plus-value qui ne retourne pas à la classe ouvrière. En URSS, le procès de travail est capitaliste par sa substance, sinon par ses aspects sociaux et les rapports de production. On y pousse à l'augmentation de la masse de plus-value absolue, obtenue par l'intensification du travail qui a pris les formes du "stakhanovisme". Les conditions matérielles des ouvriers ne sont nullement solidaires des améliorations techniques et du développement des forces productives, et en tout cas la participation relative du prolétariat au patrimoine social n'augmente pas, mais diminue ; phénomène analogue à celui qu'engendre constamment le système capitaliste, même dans ses plus belles périodes de prospérité. Nous manquons d'éléments pour établir dans quelle mesure est réel l'accroissement de la part absolue des ouvriers.
En outre, il se pratique une politique d'abaissement des salaires qui tend à substituer des ouvriers non qualifiés (provenant de l'immense réservoir de la paysannerie) aux prolétaires qualifiés qui sont en même temps les plus conscients.
A la question de savoir où s'engloutit cette masse énorme de surtravail, on donnera la réponse facile qu'elle va en majeure partie à la "classe" bureaucratique. Mais une telle explication est démentie par l'existence même d'un énorme appareil productif qui reste bel et bien propriété collective et au regard duquel les beefsteaks, automobiles et villas des bureaucrates font piètre figure !! Les statistiques officielles et autres aussi bien que les enquêtes, confirment cette disproportion énorme - qui va croissant - entre la production des moyens de production (outillage, bâtiments, travaux publics, etc.) et celle des objets de consommation destinés à la "bureaucratie" comme à la masse ouvrière et paysanne, même en y englobant la consommation sociale. S'il est vrai que c'est la bureaucratie qui, en tant que classe, dispose de l'économie et de la production et s'approprie le surtravail, on n'explique pas comment ce dernier se transforme dans sa plus grande partie en richesse collective et non en propriété privée. Ce paradoxe ne peut être expliqué qu'en découvrant pourquoi cette richesse, tout en restant dans la communauté soviétique, s'oppose à celle-ci, par sa destination. Signalons qu'aujourd'hui un phénomène semblable se déroule au sein de la société capitaliste, c'est-à-dire que la majeure partie de la plus-value ne s'écoule pas dans la poche des capitalistes mais s'accumule en biens qui ne restent propriété privée que du point de vue purement juridique. La différence, c'est qu'en URSS le phénomène ne prend pas un caractère proprement capitaliste. Les deux évolutions partent également d'une origine différente : en URSS, elle ne surgit pas d'un antagonisme économique, mais politique, d'une scission entre le prolétariat russe et le prolétariat international ; elle se développe sous le drapeau de la défense du "socialisme national" et de son intégration au mécanisme du capitalisme mondial. Par contre, dans les pays capitalistes, l'évolution se déplace sous le signe de la décadence de l'économie bourgeoise. Mais les deux développements sociaux aboutissent à un objectif commun : la construction d'économies de guerre (les dirigeants soviétiques se vantent d'avoir édifié la plus formidable machine de guerre du monde). Telle nous parait être la réponse à "l'énigme russe". Cela explique pourquoi la défaite de la Révolution d'Octobre ne provient pas du bouleversement du rapport de force entre les classes, à l'intérieur de la Russie, mais sur l'arène internationale.
Examinons quelle est la politique qui orienta le cours de la lutte des classes vers la guerre impérialiste plutôt que vers la révolution mondiale.
Pour certains camarades, nous l'avons déjà dit, la révolution russe ne fut pas prolétarienne et son évolution réactionnaire était préjugée du fait qu'elle fut réalisée par un prolétariat culturellement arriéré (bien que par sa conscience de classe, il se plaça à l'avant-garde du prolétariat mondial) qui, par surcroît, dut diriger un pays retardataire. Nous nous bornerons à opposer une telle attitude fataliste à celle de Marx, vis-à-vis de la Commune : bien que celle-ci exprimât une immaturité historique du prolétariat à prendre le pouvoir, Marx lui attribue cependant une portée immense et il y puisa des enseignements féconds et progressifs dont s'inspirèrent précisément les bolcheviks en 1917. Tout en agissant de même vis-à-vis de la révolution russe, nous n'en déduisons pas pour cela que les futures révolutions seront la reproduction photographique d'octobre, mais nous disons qu'octobre, par ses traits fondamentaux se retrouvera dans ces révolutions, en nous souvenant uniquement de ce que Lénine entendait par "valeur internationale de la révolution russe" (dans La maladie infantile du communisme). Un marxiste ne "refait" évidemment pas l'histoire mais il l'interprète pour forger des armes théoriques au prolétariat, pour lui éviter la répétition d'erreurs et lui faciliter le triomphe final sur la bourgeoisie. Rechercher les conditions qui auraient placé le prolétariat russe dans la possibilité de vaincre définitivement c'est donner à la méthode marxiste d'investigation toute sa valeur parce que c'est permettre d'ajouter une pierre à l'édifice du matérialisme historique.
S'il est vrai que le reflux de la première vague révolutionnaire contribua à "isoler" temporairement le prolétariat russe, nous croyons que ce n'est pas là qu'il faut chercher la cause déterminante de l'évolution de l'URSS, mais dans l'interprétation qui fut donnée par la suite des événements de cette époque et de la fausse perspective qui en découla, quant à l'évolution du capitalisme, à l'époque des guerres et des révolutions. La conception de la "stabilisation" du capitalisme engendra naturellement par la suite la théorie du "socialisme en un seul pays" et par voie de conséquence la politique de "défense" de l'URSS.
Le prolétariat international devint un instrument de l'État prolétarien pour sa défense contre une agression impérialiste, tandis que la révolution mondiale passait à l'arrière plan en tant qu'objectif concret. Si Boukharine parle encore de celle-ci en 1925, c'est parce que "la révolution mondiale a pour nous cette importance, qu'elle représente la seule garantie contre les interventions, contre une nouvelle guerre".
Il s'élabora ainsi une théorie de la "garantie contre les interventions" dont l'IC [Internationale communiste] s'empara pour devenir l'expression des intérêts particuliers de l'URSS et non plus des intérêts de la révolution mondiale. La "garantie" on ne la chercha plus dans la liaison avec le prolétariat international mais dans la modification du caractère et du contenu des rapports de l'État prolétarien avec les États capitalistes. Le prolétariat mondial restait seulement une force d'appoint pour la défense du "socialisme national".
Pour ce qui est de la NEP [Nouvelle Économie politique], en nous basant sur ce que nous avons dit précédemment, nous ne pensons pas qu'elle offrit un terrain spécifique pour une inévitable dégénérescence, bien qu'elle détermina une recrudescence très grande des velléités capitalistes au sein de la paysannerie notamment, et que par exemple, sous le signe du centrisme, l'alliance (smytchka) avec les paysans pauvres dans laquelle Lénine voyait un moyen pour raffermir la dictature prolétarienne, devint un but, en même temps qu'une union avec la paysannerie moyenne et le koulak.
Contrairement à l'opinion des camarades de Bilan, nous ne croyons pas non plus que l'on peut inférer des déclarations de Lénine basées sur la NEP, qu'il aurait préconisé une politique affranchissant l'évolution économique russe du cours de la révolution mondiale.
Au contraire, pour Lénine, la NEP signifiait une politique d'attente, de répit, jusqu'à la reprise de la lutte internationale des classes : "quand nous adoptons une politique qui doit durer de longues années, nous n'oublions pas un seul instant que la révolution internationale, la rapidité et les conditions de son développement peuvent tout modifier". Pour lui il s'agissait de rétablir un certain équilibre économique, moyennant rançon aux forces capitalistes (sans lequel la dictature croulait), mais non de "faire appel à la collaboration des classes ennemies en vue de la construction des fondements de l'économie socialiste". (Bilan, p. 724.)
Tout comme il nous paraît injuste de faire de Lénine un partisan du "socialisme en un seul pays" sur la base d'un document apocryphe.
Par contre, l'opposition russe "trotskiste" contribue à accréditer l'opinion que la lutte se cristallisait entre les États capitalistes et l'État soviétique. En 1927, elle considérait comme inévitable la guerre des impérialistes contre l'URSS juste au moment où l'I.C. arrachait les ouvriers de leurs positions de classe pour les lancer sur le front de la défense de l'URSS en même temps qu'elle présidait à l'écrasement de la révolution chinoise. Sur cette base, l'opposition s'engagea sur la voie de la préparation de l'URSS - "bastion du socialisme" - à la guerre. Cette position équivalait à sanctionner théoriquement l'exploitation des ouvriers russes en vue de la construction d'une économie de guerre (plans quinquennaux). L'Opposition alla même jusqu'à agiter le mythe de l'unité à "tout prix" du parti, comme condition de la victoire militaire de l'URSS. En même temps elle était équivoque sur la lutte "pour la paix" (!) en considérant que l'URSS devait chercher à "retarder la guerre", à payer même une rançon pendant qu'il fallait "préparer au maximum toute l'économie, le budget, etc. en prévision d'une guerre" et considérer la question de l'industrialisation comme décisive pour assurer les ressources techniques indispensables pour la défense (Plate-forme de l'Opposition).
Par la suite Trotski, dans sa Révolution permanente, reprit cette thèse de l'industrialisation sur le rythme "le plus rapide", qui représentait, paraît-il une garantie contre les "menaces du dehors" en même temps qu'elle aurait favorisé l'évolution du niveau de vie des masses. Nous savons d'une part, que la "menace du dehors" se réalisa, non par la "croisade" contre l'URSS, mais par l'intégration de celle-ci au front de l'impérialisme mondial ; d'autre part, que l'industrialisme ne coïncida nullement avec une meilleure existence du prolétariat, mais avec son exploitation la plus effrénée, sur la base de la préparation à la guerre impérialiste.
Dans la prochaine révolution, le prolétariat vaincra, indépendamment de son immaturité culturelle et de la déficience économique, pourvu qu'il mise, non sur la "construction du socialisme", mais sur l'épanouissement de la guerre civile internationale.
MITCHELL.
1 Il faut noter qu'à l'époque où Bilan a publié cette contribution, l'ensemble de la Gauche italienne qualifiait encore la conception stalinienne qui guidait la politique de l'IC de « Centrisme ». Ce n'est que par la suite, et notamment Internationalisme après-guerre, que le courant hérité de la Gauche italienne l'a clairement qualifiée de contre-révolutionnaire. Nous renvoyons le lecteur à la présentation critique de ces textes publiée dans la Revue Internationale n° 132 (NDLR.).
2 Nous sommes d'accord avec les camarades de Bilan pour dire que la défense de l'État prolétarien ne se pose pas sur le terrain militaire mais sur le plan politique, par sa liaison avec le prolétariat international.
3 Qui n'est peut-être que de pure formulation, mais qu'il importe de relever quand même parce qu'elle se relie à leur tendance à minimiser les problèmes économiques.
Une fois encore, l'été a été marqué par le déchaînement de la barbarie guerrière. Au moment même où chaque nation comptait ses médailles aux Jeux Olympiques, les attentats terroristes n'ont cessé de se multiplier au Moyen-Orient, en Afghanistan, au Liban, en Algérie, en Turquie, en Inde. En moins de deux mois, 16 attentats se sont enchaînés au rythme effréné d'une danse macabre faisant des dizaines de morts dans la population urbaine tandis qu'en Afghanistan et en Irak, la guerre a continué a faire rage.
Mais c'est surtout en Géorgie que cette barbarie guerrière s'est déchaînée.
Une fois de plus, le Caucase a été mis à feu et à sang. Au moment même où Bush et Poutine assistaient à l'ouverture des Jeux Olympiques, prétendus symboles de paix et de réconciliation entre les peuples, le président géorgien Saakachvili, protégé de la Maison Blanche, et la bourgeoisie russe envoyaient leurs soldats se livrer à un effroyable massacre de populations.
Cette guerre entre la Russie et la Géorgie a donné lieu à une véritable épuration ethnique de chaque côté qui a fait plusieurs milliers de morts essentiellement dans la population civile.
Comme à chaque fois, ce sont les populations locales (qu'elles soient russe, ossète, abkhase ou géorgienne) qui ont été prises en otage par toutes les fractions nationales de la classe dominante.
Des deux côtés, on a vu les mêmes scènes d'horreur et de tuerie. Dans toute la Géorgie, le nombre de réfugiés démunis de tout s'est élevé à 115 000 personnes en une semaine.
Et comme dans toutes les guerres, chaque camp accuse l'autre d'être le responsable du déclenchement des hostilités.
Mais la responsabilité de cette nouvelle guerre et de ces massacres ne se limite pas à ses protagonistes les plus directs. Les autres États qui jouent aujourd'hui hypocritement les pleureuses sur le sort de la Géorgie ont tous trempé les mains dans le sang des pires atrocités, qu'il s'agisse des États-Unis vis-à-vis de l'Irak, ou de la France dans le génocide au Rwanda en 1994 ou encore de l'Allemagne qui, en promouvant la sécession de la Slovénie et de la Croatie, a poussé résolument au déclenchement de la terrible guerre en ex-Yougoslavie en 1992.
Et si aujourd'hui, les États-Unis envoient des navires de guerre dans la région du Caucase, au nom de l'aide "humanitaire", ce n'est certainement pas par souci des vies humaines, mais uniquement pour y défendre leurs intérêts de vautours impérialistes.
Ce qui caractérise surtout le conflit dans le Caucase, c'est une montée des tensions militaires entre les grandes puissances. Les deux ex-têtes de bloc, la Russie et les États-Unis, se retrouvent de nouveau dangereusement face à face aujourd'hui : les destroyers de l'US Navy venus "ravitailler" la Géorgie mouillent désormais à quelques encablures de la base navale russe de Gudauta en Abkhasie comme du port de Poti occupé par les chars russes.
Ce face-à-face est très inquiétant et l'on peut légitimement se poser plusieurs questions : quel est objectif de cette guerre ? Va-t-elle déboucher sur une troisième guerre mondiale ?
Depuis l'effondrement du bloc de l'Est, la région du Caucase a toujours été un enjeu géostratégique pour les grandes puissances. Le conflit couvait donc depuis longtemps. Le président géorgien, partisan inconditionnel de Washington, héritait d'ailleurs d'un État entièrement porté à bout de bras dès sa création en 1991 par les États-Unis comme tête de pont du "nouvel ordre mondial" annoncé par Bush père.
Si Poutine, en tendant un piège à Saakhachvili, dans lequel ce dernier est tombé, a saisi l'occasion de restaurer son autorité dans le Caucase, c'est en réponse à l'encerclement déjà effectif depuis 1991 de la Russie par les forces de l'OTAN.
En effet, depuis l'effondrement du bloc de l'Est en 1989, la Russie s'est retrouvée de plus en plus isolée, en particulier depuis que les anciens pays de son glacis (comme la Pologne) sont entrés dans l'OTAN.
Mais cet encerclement est devenu insupportable pour Moscou depuis que l'Ukraine et la Géorgie ont demandé elles aussi leur adhésion à l'OTAN.
Et surtout la Russie ne pouvait pas accepter le projet de déploiement d'un bouclier anti-missiles prévu en Pologne et en République Tchèque. La Russie savait pertinemment que derrière ce programme de l'OTAN, soi-disant dirigé contre l'Iran, c'est elle qui était visée.
L'offensive russe menée contre la Géorgie est en fait une réplique de Moscou pour tenter de desserrer l'étau de cet encerclement.
La Russie a profité du fait que les États-Unis (dont les forces militaires se retrouvent enlisées dans un bourbier en Irak et en Afghanistan) avaient les mains liées pour lancer une contre-offensive militaire dans le Caucase, quelques temps après avoir rétabli à grand peine son autorité dans des guerres atrocement meurtrières en Tchétchénie.
Cependant, malgré l'aggravation des tensions militaires entre la Russie et les États-Unis, la perspective d'une troisième guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour.
En effet, aujourd'hui il n'existe pas deux blocs impérialistes constitués, pas d'alliances militaires stables comme c'était le cas dans les deux guerres mondiales du 20e siècle ou dans la période de la guerre froide.
De même, le face-à-face entre les États-Unis et la Russie ne signifie nullement que nous sommes entrés dans une nouvelle guerre froide.
Il n'y a pas de retour en arrière possible et l'histoire ne se répète jamais deux fois.
Contrairement à la dynamique des tensions impérialistes entre les grandes puissances pendant la guerre froide, ce nouveau face-à-face entre la Russie et les États-Unis est marqué par la tendance au "chacun pour soi", à la dislocation des alliances, qui caractérise la période de décomposition du système capitaliste.
Ainsi, le "cessez-le-feu" en Géorgie ne fait qu'entériner le triomphe des maîtres du Kremlin et la supériorité de la Russie sur le plan militaire, entraînant une quasi-capitulation humiliante pour la Géorgie aux conditions dictées par Moscou.
C'est aussi un nouveau revers retentissant que vient d'essuyer le "parrain" de la Géorgie, les États-Unis. Alors que la Géorgie a payé un lourd tribut pour son allégeance aux États-Unis (un contingent de 2000 hommes envoyés en Irak et en Afghanistan), en retour l'Oncle Sam n'a pu qu'apporter un soutien moral à son allié en prodiguant de vaines condamnations purement verbales envers la Russie, sans pouvoir lever le petit doigt.
Mais l'aspect le plus significatif de cet affaiblissement du leadership américain réside dans le fait que la Maison Blanche a été contrainte d'avaliser le "plan européen" de cessez-le-feu et, pire encore, un plan dicté par Moscou.
Si les États-Unis étalent leur impuissance, l'Europe illustre à l'occasion de ce conflit le niveau atteint par le "chacun pour soi". Face à la paralysie américaine, c'est la diplomatie européenne qui est entrée en action, avec à sa tête le président français Sarkozy qui, une fois de plus, n'a représenté que lui-même dans ses prestations de m'as-tu-vu, dénué de toute cohérence et champion de la navigation à courte vue.
L'Europe est apparue une fois encore comme un panier de crabes qui abrite les positions et les intérêts les plus diamétralement opposés. Il n'y a, en effet, pas la moindre once d'unité dans ses rangs avec d'un côté la Pologne et les États baltes, fervents défenseurs de la Géorgie (du fait qu'ils ont subi pendant un demi-siècle la tutelle de la Russie et craignent par dessus tout le renforcement actuel des menées impérialistes de ce pays) et de l'autre, l'Allemagne qui était parmi le opposants les plus résolus à l'intégration de la Géorgie et de l'Ukraine dans l'OTAN, notamment pour faire obstacle au développement de l'influence américaine dans la région.
Mais la raison la plus fondamentale pour laquelle les grandes puissances ne peuvent pas déclencher une troisième guerre mondiale réside dans le rapport de forces entre les deux principales classes de la société : la bourgeoisie et le prolétariat. Contrairement à la période qui a précédé les deux guerres mondiales, la classe ouvrière des principaux pays du capitalisme, ceux d'Europe et d'Amérique, n'est pas prête à servir de chair à canon et à sacrifier sa vie sur l'autel du capital.
Avec le resurgissement de la crise permanente du capitalisme à la fin des années 1960 et la reprise historique de la lutte du prolétariat, un nouveau cours aux affrontements de classe a été ouvert : dans les pays déterminants du monde capitaliste, notamment ceux d'Europe et d'Amérique du Nord, la classe dominante ne peut plus embrigader massivement des millions de prolétaires derrière la défense des drapeaux nationaux.
Cependant, bien que les conditions ne soient pas réunies pour le déchaînement d'une troisième guerre mondiale, il ne faut pas pour autant sous-estimer la gravité de la situation historique présente.
La guerre en Géorgie accroît le risque d'embrasement et de déstabilisation non seulement à l'échelle régionale, mais elle aura des conséquences inévitables au niveau mondial sur l'équilibre des forces impérialistes pour l'avenir. Le "plan de paix" n'est que de la poudre aux yeux. Il concentre en réalité tous les ingrédients d'une nouvelle et dangereuse escalade guerrière, menaçant d'ouvrir une chaîne continue de foyers d'embrasement, du Caucase au Moyen-Orient.
Avec le pétrole et le gaz de la mer Caspienne ou des pays de l'Asie Centrale souvent turcophones, les intérêts de la Turquie et de l'Iran sont engagés dans cette région mais le monde entier est partie prenante dans le conflit. Ainsi, un des objectifs des États-Unis et des pays d'Europe de l'Ouest en soutenant une Géorgie indépendante de Moscou est de permettre de soustraire à la Russie le monopole de l'acheminement vers l'Ouest du pétrole de la mer caspienne grâce au pipeline BTC (du nom de Bakou en Azerbaïdjan, Tbilissi et Ceyhan en Turquie). Ce sont donc des enjeux stratégiques considérables qui sont présents dans cette région du monde. Et les grands brigands impérialistes peuvent d'autant plus facilement se servir des hommes comme chair à canon dans le Caucase que cette région est une mosaïque d'enchevêtrements multiethniques. Avec un tel enchevêtrement, il est facile d'attiser le feu guerrier du nationalisme.
D'autre part, le passé dominateur de la Russie continue à peser d'un poids très lourd et annonce d'autres tensions impérialistes encore plus graves. C'est ce dont témoignent l'inquiétude et la mobilisation des États baltes et surtout de l'Ukraine qui est une puissance militaire d'une toute autre envergure que la Géorgie et qui dispose d'un arsenal nucléaire.
Ainsi, bien que la perspective ne soit pas à une troisième guerre mondiale, la dynamique du "chacun pour soi" exprime tout autant la folie meurtrière du capitalisme : ce système moribond, peut, dans sa décomposition, conduire à la destruction de l'humanité avec le déchaînement du chaos sanglant.
Face au déchaînement du chaos et de la barbarie guerrière, l'alternative historique est plus que jamais "socialisme ou barbarie", '"révolution communiste mondiale ou destruction de l'humanité". La paix est impossible dans le capitalisme; le capitalisme porte avec lui la guerre. Et la seule perspective d'avenir pour l'humanité, c'est la lutte du prolétariat pour le renversement du capitalisme.
Mais cette perspective ne pourra se concrétiser que si les prolétaires refusent de servir de chair à canon pour les intérêts de leurs exploiteurs, et s'ils rejettent fermement le nationalisme.
Partout la classe ouvrière doit faire vivre dans la pratique le vieux mot d'ordre du mouvement ouvrier : "Les prolétaires n'ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !"
Face aux massacres des populations et au déchaînement de la barbarie guerrière, il est évident que le prolétariat ne peut pas rester indifférent. Il doit manifester sa solidarité avec ses frères de classe des pays en guerre d'abord en refusant de soutenir un camp contre un autre. Ensuite, en développant ses luttes de façon solidaire et unie contre ses propres exploiteurs dans tous les pays. C'est le seul moyen de lutter véritablement contre le capitalisme, de préparer le terrain pour son renversement et de construire une autre société sans frontières nationales et sans guerres.
Cette perspective de renversement du capitalisme n'est pas une utopie parce que partout le capitalisme fait la preuve aujourd'hui qu'il est un système en faillite.
Lors de l'effondrement du bloc de l'Est, Bush père et toute la bourgeoisie de l'Occident "démocratique" nous avaient promis que le "nouvel ordre mondial" (instauré sous l'égide des États-Unis) allait ouvrir une ère de "paix et de prospérité".
Toute la bourgeoisie mondiale avait déchaîné de gigantesques campagnes sur la prétendue "faillite du communisme" en cherchant à faire croire aux prolétaires que le seul avenir possible c'était le capitalisme à l'occidentale avec son économie de marché.
Aujourd'hui, il est de plus en plus évident que c'est le capitalisme qui est en faillite, et notamment la première puissance mondiale qui est devenue maintenant la locomotive de l'effondrement de toute l'économie capitaliste (voir notre l'éditorial de la Revue internationale n° 133).
Cette faillite se révèle jour après jour par la dégradation croissante des conditions de vie de la classe ouvrière, non seulement dans les pays "pauvres" mais aussi dans les pays les plus "riches".
Pour ne citer que l'exemple des États-Unis, le chômage augmente à toute allure et aujourd'hui 6% de la population est sans emploi. De plus, depuis le début de la crise des "subprimes", 2 millions de travailleurs ont été expulsés de leur maison parce qu'ils ne peuvent pas rembourser leur crédit immobilier (et d'ici début 2009, 1 million de personnes supplémentaires risque de se retrouver à la rue).
Quant aux pays les plus pauvres, n'en parlons pas : avec l'augmentation des prix des denrées alimentaires de base, les couches les plus démunies ont été confrontées à l'horreur de la famine. C'est pour cela que des émeutes de la faim ont explosé cette année au Mexique, au Bengladesh, en Haïti, en Égypte, aux Philippines.
Aujourd'hui, face à l'évidence des faits, les porte-parole de la bourgeoisie ne peuvent plus se voiler la face. Dans les librairies paraissent régulièrement de plus en plus d'ouvrages aux titres alarmistes. Et surtout, les déclarations des responsables des institutions économiques comme celles des analystes financiers ne peuvent même plus aujourd'hui dissimuler leur inquiétude :
"Nous sommes confrontés à l'un des environnements économiques et de politique monétaire les plus difficiles jamais vus" (d'après le Président de la Réserve fédérale américaine, la FED, le 22 août) ;
"Pour l'économie, la crise est un tsunami qui approche" (Jacques Attali, économiste et homme politique français, dans le journal Le Monde du 8 août) ;
"La conjoncture actuelle est la plus difficile depuis plusieurs décennies" (d'après HSBC, la plus grande banque du monde, citée dans le journal Libération du 5 août).
En fait, l'effondrement des régimes staliniens n'a pas signifié la faillite du communisme mais, au contraire, la nécessité du communisme.
L'effondrement du capitalisme d'État en URSS était, en réalité, la manifestation la plus spectaculaire de la faillite historique du capitalisme mondial. C'était la première grande secousse de l'impasse du système. Aujourd'hui, la seconde grande secousse touche de plein fouet la première puissance "démocratique", les États-Unis.
Avec l'aggravation de la crise économique et des conflits guerriers, on assiste donc aujourd'hui à une accélération de l'histoire.
Mais cette accélération se manifeste aussi et surtout sur le plan des luttes ouvrières même si elle apparaît de façon beaucoup moins spectaculaire.
Si l'on avait une vision photographique, on pourrait penser qu'il ne se passe rien et que les ouvriers ne bougent pas. Les luttes ouvrières ne semblent pas être à la hauteur de la gravité des enjeux et l'avenir semble bien noir.
Mais ce n'est là que la partie visible de l'iceberg.
En réalité, et comme nous l'avons souligné à maintes reprises dans notre presse, les luttes du prolétariat mondial sont entrées dans une nouvelle dynamique depuis 2003.1
Ces luttes qui se sont développées au quatre coins du monde ont été marquées en particulier par la recherche de la solidarité active et par l'entrée des jeunes générations dans le combat prolétarien (comme on a pu le voir notamment avec la lutte des étudiants en France contre le CPE au printemps 2006).
Cette dynamique montre que la classe ouvrière mondiale a bien retrouvé le chemin de sa perspective historique, un chemin dont les traces avaient été momentanément effacées par les gigantesques campagnes sur la "mort du communisme" après l'effondrement des régimes staliniens.
Aujourd'hui, l'aggravation de la crise et la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière ne peuvent que pousser les prolétaires à développer leurs luttes, à rechercher la solidarité, à les unifier partout dans le monde.
En
particulier, le spectre de l'inflation qui vient de nouveau hanter le
capitalisme, avec l'augmentation vertigineuses des prix conjuguée
à la baisse des revenus (salaires, retraites, pensions...) ne
peut que contribuer à l'unification des luttes ouvrières.
Mais surtout deux questions vont participer à accélérer la prise de conscience du prolétariat de la faillite du système et de la nécessité du communisme.
La première question, c'est celle de la faim et de la généralisation de la pénurie alimentaire qui révèle de toute évidence que le capitalisme n'est plus en mesure de nourrir l'humanité et qu'il faut donc passer à un autre mode de production.
La deuxième question fondamentale, c'est celle de l'absurdité de la guerre, de la folie meurtrière du capitalisme qui détruit de plus en plus de vies humaines dans des massacres sans fin.
Il est vrai que, de façon immédiate, la guerre fait peur et la bourgeoisie fait tout pour paralyser la classe ouvrière, pour lui inoculer un sentiment d'impuissance et lui faire croire que la guerre est une fatalité contre laquelle on ne peut rien. Mais en même temps, l'engagement des grandes puissances dans les conflits guerriers (notamment en Irak et en Afghanistan) provoque de plus en plus de mécontentement.
Face à l'enfoncement des États-Unis dans le bourbier irakien, le sentiment anti-guerre se développe de plus en plus dans la population américaine. Ce sentiment anti-guerre on l'a vu également se manifester dans "l'opinion publique" et les sondages après l'hommage que la bourgeoisie française a rendu aux 10 soldats français tués dans une embuscade le 18 août en Afghanistan.
Mais au-delà de ce mécontentement au sein de la population, il existe aujourd'hui une réflexion qui se développe en profondeur dans la classe ouvrière.
Et les signes les plus clairs de cette réflexion, c'est le surgissement d'un nouveau milieu politique prolétarien qui s'est développé autour de la défense des positions internationalistes face à la guerre (notamment en Corée, aux Philippines, en Turquie, en Russie, en Amérique latine).2
La guerre n'est pas une fatalité face à laquelle l'humanité serait impuissante. Le capitalisme n'est pas un système éternel. Il ne porte pas seulement en son sein la guerre. Il porte aussi les conditions de son dépassement, les germes d'une nouvelle société sans frontières nationales et donc sans guerres.
En créant une classe ouvrière mondiale, le capitalisme a donné naissance à son propre fossoyeur. Parce que la classe exploitée, contrairement à la bourgeoisie, n'a pas d'intérêts antagoniques à défendre, elle est la seule force de la société qui puisse unifier l'humanité en édifiant un monde basé sur la solidarité et la satisfaction des besoins humains.
Le chemin
est encore long avant que le prolétariat mondial puisse hisser
ses combats à la hauteur des enjeux posés par la
gravité de la situation présente. Mais dans le contexte
de l'accélération de la crise économique
mondiale, la dynamique des luttes ouvrières actuelle, de même
que l'entrée des nouvelles générations dans le
combat de classe, montre que le prolétariat est bien sur la
bonne voie.
Aujourd'hui les révolutionnaires internationalistes sont encore une petite minorité. Mais ils ont le devoir de mener le débat pour surmonter leurs divergences et faire entendre leur voix le plus clairement possible partout où ils le peuvent. C'est justement en étant capables de mener une intervention claire contre la barbarie guerrière qu'ils pourront se regrouper et contribuer à la prise de conscience par le prolétariat de la nécessité de partir à l'assaut de la forteresse capitaliste.
SW (12-09-08)
1 Lire à ce propos les articles suivants en particulier : "Partout dans le monde, face aux attaques du capitalisme en crise : une même classe ouvrière, la même lutte de classe ! [1572]" de la Revue Internationale n° 132 ; "17e congrès du CCI : résolution sur la situation internationale [1503]." de la Revue Internationale n° 130.
2 En plus de la résolution sur la situation internationale [1503] du 17e congrès du CCI, citée dans la note précédente, le lecteur pourra consulter, également dans la Revue Internationale n° 130, l'article relatif à ce même congrès "17e congrès du CCI : un renforcement international du camp prolétarien [1531]".
Lorsqu'a éclaté la Première Guerre mondiale, des socialistes se sont réunis à Berlin, le soir du 4 août 1914, pour engager le combat internationaliste : ils étaient sept dans l'appartement de Rosa Luxemburg. De cette évocation qui nous rappelle que l'une des qualités les plus importantes des révolutionnaires est de savoir aller à contre-courant, il ne faut pas conclure que le parti prolétarien a joué un rôle secondaire dans les événements qui ont ébranlé le monde à l'époque. C'est le contraire qui est vrai comme nous avons cherché à le montrer dans les deux précédents articles de cette série qui commémore le 90e anniversaire des luttes révolutionnaires en Allemagne. Dans le premier article, nous avons défendu la thèse selon laquelle la crise de la social-démocratie, en particulier du SPD d'Allemagne - parti leader de la 2e Internationale - a constitué l'un des facteurs les plus importants ayant permis à l'impérialisme d'embrigader le prolétariat dans la guerre. Dans le deuxième article, nous avons montré que l'intervention des révolutionnaires a constitué un facteur crucial pour que la classe ouvrière retrouve, en plein milieu de la guerre, ses principes internationalistes et parvienne finalement à mettre un terme au carnage impérialiste par des moyens révolutionnaires (la révolution de novembre 1918). Ce faisant, les révolutionnaires ont jeté les bases de la fondation d'un nouveau parti et d'une nouvelle internationale.
Et nous avons souligné que, durant ces deux phases, la capacité des révolutionnaires de comprendre quelles étaient les priorités du moment constituait la condition préalable pour pouvoir jouer ce rôle actif et positif. Après l'effondrement de l'Internationale face à la guerre, la tâche de l'heure était de comprendre les raisons du fiasco et d'en tirer les leçons. Dans la lutte contre la guerre, la responsabilité des vrais socialistes était d'être les premiers à lever le drapeau de l'internationalisme, à éclairer le chemin vers la révolution.
Le soulèvement des ouvriers du 9 novembre 1918 a pour conséquence la fin de la Guerre mondiale, dés le 10 novembre au matin. La couronne de l'Empereur allemand tomba et, avec elle, quantité de petits trônes allemands - une nouvelle phase de la révolution commençait. Bien que le soulèvement de novembre eût été mené par les ouvriers, Rosa Luxemburg l'a appelé La révolution des soldats, parce que ce qui dominait, c'était une profonde aspiration à la paix. Un désir que les soldats, après quatre ans dans les tranchées, incarnaient plus que tout autre. C'est ce qui donna à cette journée inoubliable sa couleur particulière, sa gloire et, aussi, ce qui alimenta ses illusions. Comme certains secteurs de la bourgeoisie aussi étaient soulagés que la guerre se termine enfin, l'état d'esprit du moment était à la fraternisation générale. Même les deux principaux protagonistes de la lutte sociale, la bourgeoisie et le prolétariat, étaient affectés par les illusions du 9 novembre. L'illusion de la bourgeoisie, c'était qu'elle pourrait encore utiliser les soldats de retour du front contre les ouvriers. Cette illusion se dissipa en quelques jours. Les soldats voulaient rentrer chez eux, pas se battre contre les ouvriers. L'illusion du prolétariat, c'était que les soldats étaient déjà de leur côté et qu'ils voulaient la révolution. Lors des premières sessions des conseils d'ouvriers et de soldats, élus à Berlin le 10 novembre, les délégués des soldats étaient prêts à lyncher les révolutionnaires qui défendaient la nécessité de poursuivre la lutte de classe et qui dénonçaient le nouveau gouvernement social-démocrate comme l'ennemi du peuple.
De façon générale, ces conseils d'ouvriers et de soldats étaient empreints d'une certaine inertie qui, curieusement, marque le début de tous les grands soulèvements sociaux. En très grande partie, les soldats élurent leurs officiers comme délégués, et les ouvriers nommèrent les candidats sociaux-démocrates pour qui ils avaient voté avant la guerre. Aussi, ces conseils n'avaient rien de mieux à faire que de nommer un gouvernement dirigé par les bellicistes du SPD et de décider de leur propre suicide à l'avance en appelant des élections générales à un système parlementaire.
Malgré l'inadéquation de ces premières mesures, les conseils ouvriers étaient le cœur de la révolution de novembre. Comme Rosa Luxemburg l'a souligné, c'est avant tout l'apparition même de ces organes qui manifestait et incarnait le caractère fondamentalement prolétarien du soulèvement. Mais maintenant, une nouvelle phase de la révolution s'ouvrait dans laquelle la question n'était plus celle des conseils mais celle du parti de classe. La phase des illusions prenait fin, le moment de vérité, l'éclatement de la guerre civile approchait. Les conseils ouvriers, par leur fonction et leur structure mêmes en tant qu'organes des masses, sont capables de se renouveler et de se révolutionner d'un jour à l'autre. A présent, la question centrale était : la vision prolétarienne, révolutionnaire et déterminée, allait-elle prendre le dessus au sein des conseils ouvriers, dans la classe ouvrière ?
Pour gagner, la révolution prolétarienne a besoin d'une avant-garde politique centralisée et unie qui a la confiance de l'ensemble de la classe. C'était peut-être la leçon la plus importante qu'avait apportée la révolution d'Octobre en Russie l'année précédente. Comme Rosa Luxemburg l'avait développé en 1906 dans sa brochure sur la grève de masse, la tâche de ce parti n'était plus d'organiser les masses mais de leur donner une direction politique et une confiance réelle dans leurs propres capacités.
Mais fin 1918 en Allemagne, il n'y avait pas de parti de ce type en vue. Les socialistes qui s'étaient opposés à la politique pro-guerrière du SPD, se trouvaient principalement dans l'USPD, l'ancienne opposition qui avait été exclue du SPD. C'était un regroupement hétéroclite comportant des dizaines de milliers de membres, qui allaient des pacifistes et des éléments qui voulaient une réconciliation avec les bellicistes, jusqu'aux vrais internationalistes révolutionnaires. La principale organisation de ces derniers, le Spartakusbund, constituait une fraction indépendante au sein de l'USPD. D'autres groupes internationalistes plus petits, comme "les communistes internationaux d'Allemagne", les IKD (qui venaient de l'opposition de gauche de Brême), étaient organisés en dehors de l'USPD. Le Spartakusbund était bien connu et respecté parmi les ouvriers. Mais les dirigeants reconnus des mouvements de grève contre la guerre n'appartenaient pas à ces groupes politiques, mais à la structure informelle des délégués d'usines, les revolutionäre Obleute. En décembre 1918, la situation devenait dramatique. Les premières escarmouches menant à la guerre civile ouverte avaient déjà eu lieu. Mais les différentes composantes d'un parti de classe révolutionnaire potentiel - le Spartakusbund, d'autres éléments de gauche de l'USPD, les IKD, les Obleute constituaient encore des entités séparées et toujours très hésitantes.
Sous la pression des événements, la question de la fondation du parti commença à se poser plus concrètement. Finalement, elle fut traitée en toute hâte.
Le Premier Congrès national des Conseils d'ouvriers et de soldats s'était réuni à Berlin le 16 décembre. Alors que 250 000 ouvriers radicaux manifestaient au dehors pour mettre la pression sur les 489 délégués (dont seulement 10 représentaient Spartakus et 10 les IKD), Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht n'eurent pas le droit d'intervenir dans la réunion (sous le prétexte qu'ils n'avaient pas de mandat). Quand la conclusion du Congrès fut de remettre le pouvoir entre les mains d'un futur système parlementaire, il devint clair que les révolutionnaires devaient répondre à cela de façon unie.
Le 14 décembre 1918, le Spartakusbund publia une déclaration de principes programmatique : Que veut Spartakus ? Le 17 décembre, les IKD tinrent une Conférence nationale à Berlin qui appela à la dictature du prolétariat et à la formation du parti à travers un processus de regroupement. La Conférence ne parvint pas à un accord sur la participation ou non dans les élections à venir à une Assemblée parlementaire nationale.
A peu près en même temps, des dirigeants de la gauche de l'USPD, comme Georg Ledebour, et des délégués d'usine comme Richard Müller commencèrent à poser la question de la nécessité d'un parti uni des ouvriers.
Au même moment, des délégués du mouvement international de la jeunesse se réunissaient à Berlin où ils établirent un secrétariat. Le 18 décembre se tint une Conférence internationale de la jeunesse, suivie d'un meeting de masse dans le quartier Neukölln de Berlin où intervinrent Karl Liebknecht et Willi Münzenberg.
C'est dans ce contexte que le 29 décembre, à Berlin, une réunion de délégués de Spartakus décida de rompre avec l'USPD et de former un parti séparé. Trois délégués votèrent contre cette décision. La réunion appela aussi à une conférence de Spartakus et des IKD pour le jour suivant, à laquelle 127 délégués de 56 villes et sections participèrent. Cette Conférence fut en partie rendue possible grâce à la médiation de Karl Radek, délégué des Bolcheviks. Beaucoup des délégués n'avaient pas compris, avant leur arrivée, qu'ils avaient été convoqués pour former un nouveau parti. 1 Les délégués d'usine n'étaient pas invités car le sentiment était qu'il ne serait pas encore possible de les associer aux positions révolutionnaires très déterminées défendues par une majorité de membres et de sympathisants, souvent très jeunes, de Spartakus et des IKD. A la place, on espérait que les délégués d'usine se joindraient au parti une fois celui-ci constitué.2
Ce qui allait devenir le Congrès de fondation du Parti communiste d'Allemagne (KPD) réunit des dirigeants de Brême (y compris Karl Radek, bien qu'il représentât les Bolcheviks à cette réunion) qui pensaient que la fondation du parti était très en retard, et du Spartakusbund comme Rosa Luxemburg et surtout, Leo Jogisches, dont l'inquiétude principale était que cette étape était peut-être prématurée. Paradoxalement, les deux parties avaient de bons arguments pour justifier leur position.
Le Parti communiste de Russie (bolchevique) envoya six délégués à la Conférence ; d'eux d'entre eux furent empêchés de participer par la police. 3
Deux des principales discussions dans ce qui allait devenir le Congrès de fondation du KPD portèrent sur la question des élections parlementaires et les syndicats. C'étaient des questions qui avaient déjà joué un rôle important dans les débats avant 1914, mais qui étaient passées au second plan au cours de la guerre. Maintenant, elles redevenaient centrales. Karl Liebknecht souleva la question parlementaire dès sa présentation d'ouverture sur "La crise de l'USPD". Le premier Congrès national des Conseils ouvriers à Berlin avait déjà posé la question qui allait inévitablement mener à une scission de l'USPD : Assemblée nationale ou République des Conseils ? C'était la responsabilité de tous les révolutionnaires de dénoncer les élections bourgeoises et le système parlementaire comme contre-révolutionnaires, comme représentant la fin et la mort des conseils ouvriers. Mais la direction de l'USPD avait refusé les appels lancés par le Spartakusbund et les Obleute pour que cette question soit débattue et décidée dans un congrès extraordinaire.
Dans son intervention pour la délégation du Parti russe, Karl Radek expliqua que c'étaient les événements historiques eux-mêmes qui déterminaient non seulement la nécessité d'un congrès de fondation mais, également, son ordre du jour. Avec la fin de la guerre, la logique de la révolution en Allemagne allait nécessairement être différente de celle de Russie. La question centrale n'était plus la paix, mais l'approvisionnement en nourriture, les prix et le chômage.
En mettant la question de l'Assemblée nationale et des "luttes économiques" à l'ordre du jour des deux premiers jours du Congrès, la direction du Spartakusbund espérait que soit prise une position claire sur les conseils ouvriers contre le système bourgeois parlementaire et contre la forme dépassée de la lutte syndicale, comme base programmatique solide du nouveau parti. Mais les débats allèrent plus loin. La majorité des délégués se déclara contre toute participation aux élections bourgeoises, même comme moyen d‘agitation contre celles-ci et contre le travail dans les syndicats. Sur ce plan, le Congrès constitua l'un des moments forts de l'histoire du mouvement ouvrier. Il permit de formuler, pour la première fois au nom d'un parti de classe révolutionnaire, ces positions radicales correspondant à la nouvelle époque du capitalisme décadent. Ces idées allaient fortement influencer le Manifeste de l'Internationale communiste, rédigé quelques mois plus tard par Trotsky. Et elles allaient devenir des positions de base de la Gauche communiste - jusqu'à nos jours.
Les interventions des délégués qui défendaient ces positions étaient souvent marquées par l'impatience et un certain manque d'argumentation ; elles furent critiquées par les militants expérimentés, y compris par Rosa Luxemburg qui ne partageait pas leurs conclusions les plus radicales. Mais les procès-verbaux de la réunion illustrent bien que ces nouvelles positions n'étaient pas le produit d'individus et de leurs faiblesses, mais d'un profond mouvement social impliquant des centaines de milliers d'ouvriers conscients.4 Gelwitzki, délégué de Berlin, appela le Congrès, au lieu de participer aux élections, à aller dans les casernes convaincre les soldats que c'est l'assemblée des conseils qui est "le gouvernement du prolétariat mondial", l'Assemblée nationale celui de la contre-révolution. Eugen Leviné, délégué du Neukölln (Berlin), souligna que la participation des communistes aux élections ne pouvait que renforcer les illusions des masses. 5 Dans le débat sur les luttes économiques, Paul Frölich, délégué de Hambourg, défendit que l'ancienne forme syndicale de lutte était maintenant dépassée puisqu'elle se basait sur une séparation entre les dimensions économique et politique de la lutte de classe. 6 Hammer, délégué de Essen, rapporta comment les mineurs de la Ruhr jetaient leurs cartes syndicales. Quant à Rosa Luxemburg, qui, pour sa part, était toujours en faveur du travail dans les syndicats pour des raisons tactiques, elle déclara que la lutte du prolétariat pour sa libération se confondait avec la lutte pour la liquidation des syndicats.
Les débats programmatiques du Congrès de fondation revêtaient une grande importance historique, par dessus tout pour l'avenir.
Mais au moment même où se fondait le Parti, Rosa Luxemburg avait profondément raison de dire que la question des élections parlementaires comme celle des syndicats étaient d'une importance secondaire. D'une part, la question du rôle de ces institutions dans ce qui était devenu l'époque de l'impérialisme, de la guerre et de la révolution, était encore trop nouvelle pour le mouvement ouvrier. Le débat comme l'expérience pratique étaient encore insuffisants pour qu'elles soient pleinement clarifiées. Pour le moment, reconnaître et être d'accord sur le fait que les organes unitaires de masse de la classe, les conseils ouvriers et pas le parlement ou les syndicats, constituaient les moyens de la lutte ouvrière et de la dictature du prolétariat, était suffisant.
D'autre part, ces débats tendaient à distraire de la tâche principale du Congrès qui était d'identifier les prochaines étapes de la classe sur le chemin du pouvoir. De façon tragique, le Congrès ne parvint pas à clarifier cette question. La discussion clé de cette question fut introduite par Rosa Luxemburg dans une présentation sur "Notre programme" l'après-midi du deuxième jour (31 décembre 1918). Elle y explore la nature de ce qui avait été appelé la seconde phase de la révolution. La première, disait-elle, avait été immédiatement politique puisque dirigée contre la guerre. Pendant la révolution de novembre, la question des revendications économiques spécifiques des ouvriers avait été mise de côté. Ceci expliquait à son tour le niveau relativement bas de conscience de classe qui avait accompagné ces événements et s'était exprimé dans un désir de réconciliation et de "réunification" du "camp socialiste". Pour Rosa Luxemburg, la principale caractéristique de la deuxième phase de la révolution devait être le retour des revendications économiques sur le devant de la scène.
Elle n'oubliait pas pour autant que la conquête du pouvoir est avant tout un acte politique. Mais elle éclairait une autre différence importante entre le processus révolutionnaire en Russie et en Allemagne. En 1917, le prolétariat russe prit le pouvoir sans grand déploiement de l'arme de la grève. Mais, soulignait Rosa Luxemburg, ce fut possible parce que la révolution russe n'a pas commencé en 1917 mais en 1905. En d'autres termes, le prolétariat russe était déjà passé par l'expérience de la grève de masse avant 1917.
Au Congrès, elle ne répéta pas les principales idées développées par la gauche de la social-démocratie sur la grève de masse après 1905. Elle supposait à juste titre que les délégués les avaient toujours à l'esprit. Rappelons brièvement : la grève de masse est la condition préalable indispensable à la prise du pouvoir, précisément parce qu'elle brise la séparation entre lutte économique et lutte politique. Et, tandis que les syndicats, même à leurs moments les plus forts en tant qu'instrument des ouvriers, n'organisent que des minorités de la classe, la grève de masse, elle, active "la masse compacte des Hilotes" du prolétariat, les masses inorganisées, dénuées d'éducation politique. La lutte ouvrière ne combat pas seulement la misère matérielle. C'est une insurrection contre la division du travail existante elle-même, menée par ses principales victimes, les esclaves salariés. Le secret de la grève de masse réside dans le combat des prolétaires pour devenir des êtres humains à part entière. Last but not least, la grève de masse sera menée par des conseils ouvriers revitalisés, donnant à la classe les moyens de centraliser sa lutte pour le pouvoir.
C'est pourquoi Rosa Luxemburg, dans son discours au Congrès, insistait sur le fait que l'insurrection armée était le dernier, non le premier acte de la lutte pour le pouvoir. La tâche de l'heure, dit-elle, n'est pas de renverser le gouvernement mais de le miner. La principale différence avec la révolution bourgeoise, défendait-elle, est son caractère massif, venant "d'en bas". 7
Mais c'est précisément ce qui ne fut pas compris au Congrès. Pour beaucoup de délégués, la prochaine phase de la révolution ne se caractérisait pas par des mouvements de grève de masse mais par la lutte immédiate pour le pouvoir. Otto Rühle 8 exprima particulièrement clairement cette confusion quand il déclara qu'il était possible de prendre le pouvoir d'ici deux semaines. Mais Rühle n'était pas le seul ; Karl Liebknecht lui-même, tout en admettant la possibilité d'un cours plus long de la révolution, ne voulait pas exclure la possibilité d' "une victoire extrêmement rapide" dans "les semaines à venir". 9
Nous avons toutes les raisons de croire ce qu'ont rapporté les témoins oculaires d'après lesquels Rosa Luxemburg en particulier était choquée et alarmée par les résultats du Congrès. Tout comme Leo Jogisches dont on dit que la première réaction fut de conseiller à Luxemburg et à Liebknecht de quitter Berlin et d'aller se cacher quelques temps. 10 Il avait peur que le parti et le prolétariat ne soient en train d'aller à la catastrophe.
Ce qui alarmait le plus Rosa Luxemburg, ce n'est pas les positions programmatiques adoptées mais l'aveuglement de la plupart des délégués à l'égard du danger que représentait la contre-révolution et l'immaturité générale avec laquelle les débats étaient menés. Beaucoup d'interventions prenaient leurs désirs pour des réalités, donnant l'impression qu'une majorité de la classe était déjà derrière le nouveau parti. La présentation de Rosa Luxemburg fut saluée dans la liesse. Une motion, présentée par seize délégués, fut immédiatement adoptée ; elle demandait de publier cette présentation aussi rapidement possible comme "brochure d'agitation". Mais le Congrès ne discuta pas sérieusement de celle-ci. Notamment, quasiment aucune intervention ne reprit son idée principale : la conquête du pouvoir n'était pas encore à l'ordre du jour. A une exception louable, la contribution d'Ernst Meyer qui parla de sa récente visite dans les provinces à l'Est de l'Elbe. Il rapporta que de larges secteurs de la petite-bourgeoisie parlaient de la nécessité de donner une leçon à Berlin. Il poursuivit : "J'ai été encore plus choqué par le fait que même les ouvriers des villes n'avaient pas encore compris les nécessités de la situation. C'est pourquoi nous devons développer, avec toute notre puissance, notre agitation pas seulement à la campagne mais aussi dans les petites villes et dans les villes moyennes." Meyer répondit aussi à l'idée de Paul Frölich d'encourager la création de républiques locales de conseils : "C'est absolument typique de la contre-révolution de propager l'idée de la possibilité de républiques indépendantes, qui n'exprime rien d'autre que le désir de diviser l'Allemagne en zones de différenciation sociale, d'éloigner les régions arriérées de l'influence des régions socialement progressistes." 11
L'intervention de Fränkel, délégué de Königsberg, fut particulièrement significative : il proposa que la présentation ne soit pas discutée du tout. "Je pense qu'une discussion sur le magnifique discours de la camarade Luxemburg ne ferait que l'affaiblir", déclara-t-il. 12
Cette intervention fut suivie par celle de Bäumer qui affirma que la position prolétarienne contre toute participation aux élections était si évidente qu'il "regrettait amèrement" qu'il y ait même eu une discussion sur ce sujet. 13
Rosa Luxemburg devait faire la conclusion de la discussion. Finalement, il n'y eut pas de conclusion. Le président annonça : "la camarade Luxemburg ne peut malheureusement pas faire la conclusion, elle ne se sent pas bien". 14
Ce que Karl Radek allait décrire par la suite comme "l'immaturité de jeunesse" du Congrès de fondation 15 était donc caractérisé par l'impatience et la naïveté, mais aussi par un manque de culture du débat. Rosa Luxemburg avait parlé de ce problème le jour précédent. "J'ai l'impression que vous prenez votre radicalisme trop à la légère. L'appel à "voter rapidement" le prouve en particulier. Ce n'est pas la maturité ni l'esprit de sérieux qui domine dans cette salle... Nous sommes appelés à accomplir les plus grandes tâches de l'histoire mondiale, et nous ne pouvons être ni trop mûrs, ni trop profonds quand nous pensons aux étapes qui sont devant nous pour atteindre notre but sans risque. Des décisions d'une telle importance ne peuvent être prises à la légère. Ce qui manque ici, c'est une attitude de réflexion, le sérieux qui n'exclut nullement l'élan révolutionnaire mais doit aller de pair avec lui." 16
Les revolutionäre Obleute de Berlin envoyèrent une délégation au Congrès pour négocier la possibilité de leur adhésion au Parti. Une particularité de ces négociations était que la majorité des sept délégués se considérait comme les représentants des usines où ils travaillaient et votait sur des questions spécifiques sur la base d'une sorte de système proportionnel, seulement après avoir consulté "leur" force de travail qui semblait s'être assemblée pour l'occasion. Liebknecht qui menait les négociations pour Spartakus, rapporta au Congrès que, par exemple, sur la question de la participation aux élections à l'Assemblée nationale, il y avait eu 26 voix pour et 16 contre. Liebknecht ajouta : "mais dans la minorité, il y a les représentants d'usines extrêmement importantes à Spandau qui ont 60 000 ouvriers derrière eux." Däumig et Ledebour qui représentaient la gauche de l'USPD, non les Obleute, ne participèrent pas au vote.
Un autre sujet de litige était la demande par les Obleute d'une parité dans les commissions du programme et d'organisation nommées par le Congrès. Ceci fut rejeté sur la base du fait que si les délégués représentaient une grande partie de la classe ouvrière de Berlin, le KPD représentait la classe dans tout le pays.
Mais le différend principal qui semble avoir empoisonné l'atmosphère des négociations qui avaient commencé de façon très constructive, concernait la stratégie et la tactique dans la période à venir, c'est-à-dire la question même qui aurait dû être au centre des délibérations du Congrès. Richard Müller demanda que le Spartakusbund abandonne ce qu'il appelait sa tactique putschiste. Il semblait se référer en particulier à la tactique de manifestations armées quotidiennes dans Berlin, menées par le Spartakusbund, à un moment où, selon Müller, la bourgeoisie cherchait à provoquer une confrontation prématurée avec l'avant-garde politique à Berlin. Ce à quoi Liebknecht répondit : "on dirait un porte-parole du Vorwärts" 17 (journal contre-révolutionnaire du SPD).
D'après le récit qu'en fit Liebknecht au Congrès, ceci semble avoir constitué le tournant négatif des négociations. Les Obleute qui avaient été jusque là satisfaits d'avoir cinq représentants dans les commissions mentionnées plus haut, en demandèrent alors 8, etc. Les délégués d'usine menacèrent même de former leur propre parti.
Le Congrès se poursuivit et adopta une résolution blâmant "les éléments pseudo-radicaux de l'USPD en faillite" pour l'échec des négociations. Sous différents "prétextes", ces éléments tentaient de "capitaliser leur influence sur les ouvriers révolutionnaires." 18
L'article sur le Congrès, paru dans le Rote Fahne le 3 janvier 1919 et écrit par Rosa Luxemburg, exprimait un état d'esprit différent. L'article parle de début de négociations vers l'unification avec les Obleute et les délégués des grandes usines de Berlin, commencement d'un processus qui "évidemment conduira irrésistiblement à un processus d'unification de tous les vrais éléments prolétariens et révolutionnaires dans un cadre organisationnel unique. Que les Obleute révolutionnaires du grand Berlin, représentants moraux de l'avant-garde du prolétariat berlinois, s'allieront avec le Spartakusbund est prouvé par la coopération des deux parties dans toutes les actions révolutionnaires de la classe ouvrière à Berlin jusqu'à aujourd'hui."19
Comment expliquer ces faiblesses à la naissance du KPD ?
Après la défaite de la révolution en Allemagne, toute une série d'explications furent mises en avant, à la fois dans le KPD et dans l'Internationale communiste, qui mirent l'accent sur les faiblesses spécifiques du mouvement en Allemagne, en particulier en comparaison avec la Russie. Le Spartakusbund était accusé de défendre une théorie "spontanéiste" et prétendument luxemburgiste de la formation du parti. On y trouvait les origines de tout, depuis les prétendues hésitations des Spartakistes à rompre avec les bellicistes du SPD jusqu'à la prétendue indulgence de Rosa Luxemburg envers les jeunes "radicaux" du parti.
Cette supposition d'une "théorie spontanéiste" du parti de Rosa Luxemburg remonte habituellement à la brochure qu'elle avait écrite sur la révolution de 1905 en Russie - Grève de masse, parti et syndicats - et dans laquelle elle aurait présenté et appelé l'intervention des masses contre l'opportunisme et le réformisme de la Social-démocratie, comme une alternative à la lutte politique et organisationnelle dans le parti lui-même. En réalité, la thèse fondamentale du mouvement marxiste qui considère que la progression du parti de classe dépend d'une série de facteurs "objectifs" et "subjectifs" dont l'évolution de la lutte de classe est l'un des plus important, date de bien avant Rosa Luxemburg. 20
De plus, Rosa Luxemburg proposa une lutte très concrète au sein du parti. La lutte pour rétablir le contrôle politique du parti sur les syndicats social-démocrates. C'est une opinion commune, des syndicalistes en particulier, que la forme organisationnelle du parti politique est plus encline à capituler à la logique du capitalisme que les syndicats qui organisent directement les ouvriers en lutte. Rosa Luxemburg avait très bien compris que c'était le contraire qui était vrai, puisque les syndicats reflètent la division du travail qui règne et qui est la base la plus fondamentale de la société de classe. Elle avait compris que les syndicats, non le SPD, étaient les principaux porteurs de l'idéologie opportuniste et réformiste dans la social-démocratie d'avant-guerre et que, sous couvert du slogan pour leur "autonomie", les syndicats étaient en réalité en train de prendre la place du parti politique des ouvriers. Il est vrai que la stratégie proposée par Rosa Luxemburg s'est avérée insuffisante. Mais cela n'en fait pas une théorie "spontanéiste" ou anarcho-syndicaliste comme il est parfois prétendu ! De même, l'orientation prise par Spartakus pendant la guerre de former une opposition dans le SPD d'abord, puis dans l'USPD, n'était pas l'expression d'une sous-estimation du parti mais d'une détermination indéfectible de lutter pour le parti, d'empêcher ses meilleurs éléments de tomber entre les mains de la bourgeoisie.
Dans une intervention au 4e Congrès du KPD, en avril 1920, Clara Zetkin dit que dans la dernière lettre qu'elle avait reçue de Rosa Luxemburg, celle-ci avait écrit que le Congrès avait eu tort de ne pas faire de l'acceptation de la participation aux élections une condition d'appartenance au nouveau parti. Il n'y a pas de raison de douter de la sincérité de Clara Zetkin dans cette déclaration. La capacité de lire ce que les autres écrivent vraiment et non ce qu'on voudrait ou s'attend à lire, est probablement plus rare qu'on ne le pense généralement. La lettre de Luxemburg à Zetkin, datée du 11 janvier 1919, fut publiée par la suite. Voici ce que Rosa Luxemburg avait écrit : "Mais surtout, concernant la question de la non participation aux élections : tu surestimes énormément l'importance de cette décision. Aucun "pro-Rühle" n'était présent, Rühle n'a pas été un leader à la Conférence. Notre "défaite" était seulement le triomphe d'un radicalisme indéfectible un peu immature et puéril... Nous avons tous décidé unanimement de ne pas faire de cette question une affaire de cabinet, de ne pas la prendre au tragique. En réalité, la question de l'Assemblée nationale sera directement repoussée à l'arrière-plan par l'évolution tumultueuse et si les choses continuent comme maintenant, il semble douteux que des élections à l'Assemblée nationale ne se tiennent jamais." 21
Le fait que les positions radicales étaient souvent défendues par les délégués qui montraient le plus d'impatience et d'immaturité, donna l'impression que cette immaturité était le produit du refus de participer aux élections bourgeoises ou aux syndicats. Cette impression allait avoir des conséquences tragiques environ un an plus tard quand la direction du KPD, à la Conférence de Heidelberg, a exclu la majorité à cause de sa position sur les élections et sur les syndicats. 22 Ce n'était pas l'attitude de Rosa Luxemburg qui savait qu'il n'y avait pas d'alternative à la nécessité pour les révolutionnaires de transmettre leur expérience à la génération suivante et qu'on ne peut fonder un parti de classe sans la nouvelle génération.
Après que les radicaux eurent été exclus du KPD, puis le KAPD exclu de l'Internationale communiste, on a commencé à théoriser l'idée selon laquelle le rôle des "radicaux" au sein de la jeunesse du parti était l'expression du poids d'éléments "déracinés" et "déclassés". Il est sûrement vrai que parmi les supporters du Spartakusbund au cours de la guerre et, en particulier, au sein des groupes de "soldats rouges", des déserteurs, des invalides, etc., il existait des courants qui ne rêvaient que de destructions et de "terreur révolutionnaire totale". Certains de ces éléments étaient très douteux et les Obleute avaient raison de s'en méfier. D'autres étaient des têtes brûlées ou, simplement, de jeunes ouvriers qui s'étaient politisés avec la guerre et ne connaissaient d'autre forme d'expression que de se battre avec des fusils et qui aspiraient à une sorte de campagnes de "guérilla" comme Max Hoelz allait bientôt en mener. 23
Cette interprétation fut reprise dans les années 1970 par des auteurs tels que Fähnders et Rector, dans leur livre Linksradikalismus und Literatur. 24 Ils ont cherché à illustrer leur thèse sur le lien entre le communisme de gauche et la "lumpenisation" à travers l'exemple de biographies d'artistes radicaux qui, comme le jeune Maxime Gorki ou Jack London, avaient rejeté la société existante en se situant en dehors d'elle. A propos d'un des membres les plus influents du KAPD, ils écrivent : "Adam Scharrer était l'un des représentants les plus radicaux de la révolte internationale... ce qui l'amena à la position extrême et rigide de la Gauche communiste." 25
En réalité, bien des jeunes militants du KPD et de la Gauche communiste s'étaient politisés dans le mouvement de la jeunesse socialiste avant 1914. Politiquement, ils n'étaient pas le produit du "déracinement" ni de la "lumpenisation" causés par la guerre. Mais leur politisation gravitait autour de la question de la guerre. Contrairement à la vieille génération d'ouvriers socialistes qui avaient subi des décennies de routine politique à une époque de relative stabilité du capitalisme, la jeunesse socialiste avait été mobilisée directement par le spectre de la guerre qui approchait et avait développé une forte tradition "anti-militariste". 26 Et, alors que la Gauche marxiste se réduisit dans la Social-démocratie à une minorité isolée, son influence au sein des organisations radicales de la jeunesse était bien plus grande. 27
Quant à l'accusation selon laquelle les «radicaux" auraient été des vagabonds pendant leur jeunesse, elle ne prend pas en compte que ces années d'"errance" faisaient typiquement partie de la vie des prolétaires à cette époque. Vestige en partie de la vieille tradition du compagnonnage, de l'artisan qui voyageait, qui caractérisait les premières organisations politiques en Allemagne comme la Ligue des communistes, cette tradition était avant tout le fruit de la lutte des ouvriers pour interdire le travail des enfants à l'usine. Beaucoup de jeunes ouvriers partaient "voir le monde" avant d'être soumis au joug de l'esclavage salarié. Ils partaient à pied explorer les pays de langue allemande, l'Italie, les Balkans et même le Moyen-Orient. Ceux qui étaient liés au mouvement ouvrier trouvaient à se loger à bon marché ou gratuitement dans les Maisons des syndicats dans les grandes villes, avaient des contacts sociaux et politiques et soutenaient les organisations de jeunesse locales. C'est ainsi que se développèrent des centres internationaux d'échange sur les développements politiques, culturels, artistiques et scientifiques. 28 D'autres prirent la mer, apprirent des langues et établirent des liens socialistes à travers toute la planète. On n'a pas à se demander pourquoi cette jeunesse est devenue l'avant-garde de l'internationalisme prolétarien à travers l'Europe ! 29
La contre-révolution a accusé les Obleute d'être des agents payés par les gouvernements étrangers, par l'Entente, puis par le "bolchevisme mondial". En général, ils sont connus dans l'histoire comme une sorte de courant syndicaliste de base, localiste, centré sur l'usine et anti-parti. Dans les cercles operaïstes, on les admire comme une sorte de conspirateurs révolutionnaires qui avaient pour but de saboter la guerre impérialiste. Comment expliquer autrement la façon dont ils ont "infiltré" des secteurs et des usines clés de l'industrie d'armement allemande ?
Examinons les faits. Les Obleute ont commencé comme un petit cercle de fonctionnaires du parti et de militants social-démocrates qui ont gagné la confiance de leurs collègues par leur opposition indéfectible à la guerre. Ils étaient notamment fortement ancrés dans la capitale, Berlin, et dans l'industrie métallurgique, surtout chez les tourneurs. Ils appartenaient aux ouvriers éduqués, les plus intelligents, avec les salaires les plus hauts. Mais ils étaient renommés pour leur sens du soutien et de la solidarité envers les autres, envers les secteurs plus faibles de la classe comme les femmes mobilisées pour remplacer les hommes envoyés au front. Au cours de la guerre, tout un réseau d'ouvriers politisés grandit autour d'eux. Loin d'être un courant anti-parti, ils étaient quasiment exclusivement composés d'anciens social-démocrates, devenus maintenant membres ou sympathisants de l'aile gauche de l'USPD, y compris du Spartakusbund. Ils participèrent passionnément à tous les débats politiques qui eurent lieu dans la clandestinité au cours de la guerre.
Dans une grande mesure, la forme particulière que prit cette politisation était déterminée par les conditions du travail clandestin, rendant les assemblées de masse rares et les discussions ouvertes impossibles. Dans les usines, les ouvriers protégeaient leurs dirigeants de la répression, souvent avec un succès remarquable. Le vaste système d'espionnage des syndicats et du SPD échoua régulièrement à trouver le nom des "meneurs". Au cas où ils étaient arrêtés, chaque délégué avait nommé un remplaçant qui comblait immédiatement son absence.
Le "secret" de leur capacité à "infiltrer" les secteurs clés de l'industrie était très simple. Ils faisaient partie des "meilleurs" ouvriers, aussi les capitalistes se les disputaient. De cette façon, les patrons eux-mêmes, sans le savoir, mettaient ces internationalistes révolutionnaires à des postes névralgiques de l'économie de guerre.30
Le fait que les trois forces que nous avons mentionnées aient joué un rôle crucial dans le drame de la formation du parti de classe n'est pas une particularité de la situation allemande. L'une des caractéristiques du bolchevisme pendant la révolution en Russie est la façon dont il unifia fondamentalement les même forces qui existaient au sein de la classe ouvrière : le parti d'avant-guerre qui représentait le programme et l'expérience organisationnelle ; les ouvriers avancés, ayant une conscience de classe, des usines et sur les lieux de travail, qui ancraient le parti dans la classe et jouèrent un rôle positif décisif en résolvant les différentes crises dans l'organisation ; et la jeunesse révolutionnaire politisée par la lutte contre la guerre.
Ce qui est frappant en Allemagne, en comparaison, c'est l'absence de la même unité et de la même confiance mutuelle entre ces composants essentiels. C'est cela, et non une quelconque qualité inférieure des éléments eux-mêmes, qui était crucial. Ainsi les Bolcheviks possédaient les moyens de clarifier leurs confusions tout en maintenant et renforçant leur unité. Ce n'était pas le cas en Allemagne.
L'avant-garde révolutionnaire en Allemagne souffrait d'un manque d'unité et de confiance dans sa mission bien plus profondément ancré.
L'une des principales explications en est que la révolution allemande s'affrontait à un ennemi bien plus puissant. La bourgeoisie allemande était certainement plus impitoyable que la bourgeoisie russe. De plus, la phase inaugurée par la Guerre mondiale lui avait apporté des armes nouvelles et puissantes. En effet, avant 1914, l'Allemagne était le pays qui comportait le plus grand nombre de grandes organisations ouvrières de tout le mouvement ouvrier mondial. Dans la nouvelle période où les syndicats et les partis social-démocrates de masse ne pouvaient plus servir la cause du prolétariat, ces instruments devinrent d'énormes obstacles. Ici, la dialectique de l'histoire était à l'œuvre. Ce qui fut une force de la classe ouvrière allemande à un moment donné, tournait maintenant à son désavantage.
Il faut du courage pour s'en prendre à une forteresse si formidable. La tentation est grande d'ignorer la force de l'ennemi pour se rassurer. Mais le problème n'était pas seulement la force de la bourgeoisie allemande. Quand le prolétariat russe anéantit l'Etat bourgeois en 1917, le capitalisme mondial était encore divisé par la guerre impérialiste. C'est un fait bien connu que les militaires allemands aidèrent en fait Lénine et d'autres chefs bolcheviques à rentrer en Russie, car ils espéraient que cela affaiblirait la résistance militaire de leur adversaire sur le front de l'Est.
Maintenant, la guerre était terminée et la bourgeoisie mondiale s'unissait contre le prolétariat. L'un des moments forts du Congrès du KPD a été l'adoption d'une résolution identifiant et dénonçant la collaboration de l'armée britannique et de l'armée allemande avec les propriétaires locaux dans les Etats baltiques pour entraîner sur leurs terres des unités paramilitaires contre-révolutionnaires dirigées contre "la révolution russe aujourd'hui" et "la révolution allemande demain".
Dans cette situation, seule une nouvelle Internationale aurait pu donner aux révolutionnaires et à tout le prolétariat d'Allemagne la confiance et l'assurance nécessaires. La révolution pouvait encore être victorieuse en Russie sans la présence d'un parti de classe mondial parce que la bourgeoisie russe était relativement faible et isolée - pas en Allemagne. L'Internationale communiste n'était pas encore fondée quand la confrontation décisive de la révolution allemande eut lieu à Berlin. Seule une telle organisation, en rassemblant les acquis théoriques et l'expérience de l'ensemble du prolétariat, aurait pu affronter la tâche de mener une révolution mondiale.
C'est seulement l'éclatement de la grande guerre qui a fait prendre conscience aux révolutionnaires de la nécessité d'une opposition de gauche internationale vraiment unie et centralisée. Mais dans les conditions de la guerre, il était extrêmement difficile d'avoir des liens organisationnels et tout autant de clarifier les divergences politiques qui séparaient toujours les deux principaux courants de la gauche d'avant-guerre : les Bolcheviks autour de Lénine, et la gauche allemande et la gauche polonaise autour de Luxemburg. Cette absence d'unité avant la guerre rendit d'autant plus difficile de transformer les capacités politiques des courants des différents pays en un héritage commun à tous et d'atténuer les faiblesses de chacun.
Le choc de l'effondrement de l'Internationale socialiste n'a été nulle part aussi fort qu'en Allemagne. Là, la confiance dans des qualités comme la formation théorique, la direction politique, la centralisation et la discipline du parti fut profondément ébranlée. Les conditions de la guerre, la crise du mouvement ouvrier ne facilitèrent pas la restauration de cette confiance. 31
Dans cet article, nous nous sommes concentrés sur les faiblesses qui se manifestèrent lors de la formation du Parti. C'était nécessaire pour comprendre la défaite du début de 1919, sujet du prochain article. Mais malgré ces faiblesses, ceux qui se regroupèrent lors de la fondation du KPD étaient les meilleurs représentants de leur classe, incarnant tout ce qui est noble et généreux dans l'humanité, les vrais représentants d'un avenir meilleur. Nous reviendrons sur cette question à la fin de la série.
L'unification des forces révolutionnaires, la formation d'une direction du prolétariat digne de ce nom étaient devenue une question centrale de la révolution. Personne ne comprenait cela mieux que la classe sociale qui était directement menacée par ce processus. A partir de la révolution du 9 novembre, le principal objectif de la vie politique de la bourgeoisie était dirigé vers la "liquidation" de Spartakus. Le KPD fut fondé en plein milieu de cette atmosphère de pogrom dans laquelle se préparaient les coups décisifs contre la révolution qui allaient bientôt suivre.
Ce sera le sujet du prochain article.
Steinklopfer
1 L'ordre du jour dans la lettre d'invitation était le suivant :
La crise de l'USPD
Le programme du Spartakusbund
L'Assemblée nationale
La Conférence internationale
2 Contrairement à cette position, il semble qu'une des préoccupations de Leo Jogiches ait été d'associer les Obleute à la fondation du parti.
3 Six des militants présents à cette Conférence furent assassinés par les autorités allemandes dans les mois qui suivirent.
4 Der Gründungsparteitag der KPD, Protokoll und Materalien. publié par Hermann Weber. (« Congrès de fondation du KPD, procès-verbaux et documents »)
5 Eugen Leviné fut exécuté quelques mois plus tard comme dirigeant de la République des Conseils de Bavière.
6 Frölich, un représentant connu de la gauche de Brême, devait écrire plus tard une biographie célèbre de Rosa Luxemburg.
7 Voir le procès-verbal en allemand, op. cit. (note 4), p. 196 à 199
8 Bien que, rapidement par la suite, il ait totalement rejeté toute notion de parti de classe comme étant bourgeoise et développé une vision plutôt individuelle du développement de la conscience de classe, Otto Rühle est resté fidèle au marxisme et à la classe ouvrière. Lors du Congrès, il était déjà partisan des Einheitorganisationen (groupes politico-économiques) qui devaient, à son avis, remplacer à la fois le parti et les syndicats. Dans le débat sur « les luttes économiques », Luxemburg répond à son point de vue en disant que l'alternative aux syndicats, ce sont les conseils ouvriers et les organes de masse, pas les Einheitorganisationen.
9 Voir le procès-verbal en allemand, op.cit., p. 222
10 Selon Clara Zetkin, Jogisches, en réaction aux discussions, voulait que le Congrès échoue, c'est-à-dire que la fondation du parti soit reportée.
11 Voir le procès-verbal en allemand, op.cit., p. 214
12 D'après le procès-verbal, cette suggestion fut accueillie par des exclamations : « Très juste ! ». Heureusement, la motion de Fränkel ne fut pas adoptée.
13 Op.cit., p. 209. Le jour précédent, pour la même raison, Gelwitzki, avait dit qu'il se sentait « honteux » d'avoir discuté de cette question. Et quand Fritz Heckert, qui n'avait pas la même réputation révolutionnaire que Luxemburg et Liebknecht, tenta de défendre la position du comité central sur la participation aux élections, il fut interrompu par une exclamation de Jakob : « C'est l'esprit de Noske qui parle ici ! » (Op.cit., p. 117) Noske, ministre des armées social-démocrate du gouvernement bourgeois du moment, est entré dans l'histoire sous le nom de « chien sanglant de la contre-révolution ».
14 Op.cit., p. 224
15 « Le Congrès a démontré fortement la jeunesse et l'inexpérience du Parti. Le lien avec les masses était extrêmement faible. Le Congrès a adopté une attitude ironique envers les Indépendants de gauche. Je n'ai pas eu l'impression d'avoir déjà un Parti face à moi. » (Ibid., p. 47)
16 Ibid., p. 99-100
17 Ibid., p. 271
18 Ibid., p. 290
19 Ibid, p. 302
20 Voir les arguments de Marx et Engels au sein de la Ligue des communistes, après la défaite de la révolution de 1848-49.
21 Cité par Hermann Weber dans les documents sur le Congrès de fondation, op.cit., p. 42,43
22 Une grande partie des exclus fonda le KAPD. Soudain, il y avait deux Partis communistes en Allemagne, une tragique division des forces révolutionnaires !
23 Max Hoelz était sympathisant du KPD et du KAPD ; lui et ses supporters, armés, furent actifs en « Allemagne centrale » au début des années 20.
24 Walter Fähnders, Martin Rector, Linksradikalismus und Literatur, Untersuchungen zur Geschichte der sozialistischen Literatur in der Weimarer Republik (« Radicalisme de gauche et littérature, Etudes de l'Histoire de la littérature socialiste dans la république de Weimar »).
25 P. 262. Adam Scharrer, grande figure du KAPD, continua à défendre la nécessité d'un parti de classe révolutionnaire jusqu'à l'écrasement des organisations communistes de gauche en 1933.
26 La première apparition d'un mouvement de jeunes socialistes radicaux eut lieu en Belgique dans les années 1860, lorsque les jeunes militants firent de l'agitation (avec un certain succès) auprès des soldats des casernes pour les empêcher d'être utilisés contre les ouvriers en grève.
27 Voir le roman de Scharrer, Vaterlandslose Gesellen (qui signifie quelque chose comme « La fripouille antipatriotique »), écrit en 1929, ainsi que la biographie et le commentaire de Arbeitskollektiv proletarisch-revolutionärer Romane, republié par Oberbaumverlag, Berlin.
28 L'un des principaux témoins de ce chapitre de l'histoire est Willi Münzenberg, notamment dans son livre Die Dritte Front (« Le Troisième Front ») : « Souvenirs de quinze années dans le mouvement prolétarien de la jeunesse », publié pour la première fois en 1930.
29 Le leader le plus connu du mouvement de la jeunesse socialiste en Allemagne avant la guerre était Karl Liebknecht ; en Italie, c'était Amadeo Bordiga.
31 L'exemple de la maturation de la jeunesse socialiste en Suisse sous l'influence de discussions régulières avec les Bolcheviks pendant la guerre montre que c'était possible dans des circonstances plus favorables. « Avec une grande capacité psychologique, Lénine regroupa les jeunes autour de lui, participant à leurs discussions le soir, les encourageant et les critiquant toujours dans un esprit d'empathie. Ferdy Böhny allait se rappeler plus tard : « la façon dont il discutait avec nous ressemblait au dialogue socratique ». » (Babette Gross : Willi Münzenberg, Eine politische Biografie, p.93)
Dans cet article, nous poursuivons l'examen de la méthode scientifique et historique que Marx, Engels et leurs successeurs ont développée dans leur œuvre (voir la Revue internationale n°134 [1574]).
Ce bref passage pourrait donner lieu à plusieurs livres d'explications puisqu'il embrasse pratiquement toute l'histoire écrite. Pour les buts que nous poursuivons ici, nous étudierons deux aspects : la question générale du progrès historique et les caractéristiques de l'ascendance et de la décadence des formations sociales antérieures au capitalisme.
Nous avons signalé2 que les catastrophes qui ont marqué le 20e siècle ont suscité un scepticisme général envers la notion de progrès, notion qui n'était pas mise en doute tout au long du 19e siècle. Certains penseurs « radicaux » en ont conclu que la vision marxiste du progrès historique n'est elle-même qu'une des idéologies du 19e siècle servant à faire l‘apologie de l'exploitation capitaliste. Bien qu'elles se présentent souvent comme nouvelles, ces critiques ne font, la plupart du temps, que remettre au goût du jour les vieux arguments de Bakounine et des anarchistes : pour eux, la révolution était possible à tout moment ; ils accusaient les marxistes d'être de vulgaires réformistes du fait que, pour ces derniers, l'époque de la révolution n'était pas encore arrivée et la classe ouvrière devait s'organiser à long terme pour défendre ses conditions de vie au sein de l'ordre social existant. Les anti-progressistes commencent parfois par critiquer, d'un point de vue « marxiste », l'idée selon laquelle, aujourd'hui, le système capitaliste serait décadent ; ils insistent sur le fait que très peu de choses auraient changé dans la vie du capital depuis l'époque de Marx, sauf peut-être au niveau quantitatif - l'économie est plus développée, les crises sont plus vastes, les guerres plus importantes. Mais les plus conséquents de ces critiques se débarrassent vite du fardeau du matérialisme historique ; en fin de compte, pour eux, le communisme aurait pu surgir à n'importe quel moment de l'histoire passée. En fait, les plus cohérents de ces courants sont les primitivistes pour qui il n'y a eu aucun progrès dans l'histoire depuis l'émergence de la civilisation et, en fait, depuis la découverte de l'agriculture qui a permis cette civilisation : ils considèrent tout cela comme une évolution terriblement erratique vu que l'époque la plus heureuse de la vie humaine a été, selon eux, l'étape nomade des chasseurs-cueilleurs. Ils désirent ardemment l'effondrement final de la civilisation et l'élimination de l'humanité ; alors, la chasse et la cueillette pourraient être à nouveau pratiquées par les quelques survivants.
Il est sûr que Marx était très ferme par rapport à l'idée que seul le capitalisme avait ouvert la voie permettant de dépasser les antagonismes sociaux et de créer une société qui permettrait à l'humanité de se développer pleinement. Comme il poursuit dans la Préface : « Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagoniste du processus social de la production, antagoniste non pas dans le sens d'un antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions sociales d'existence des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. »
Pour la première fois, le capitalisme créait les conditions nécessaires à une société communiste mondiale : il unifiait l'ensemble du monde à travers son système de production ; il révolutionnait les instruments de production de sorte que, désormais, une société d'abondance était possible ; et il donnait naissance à une classe qui ne pourrait s'émanciper qu'en émancipant l'humanité tout entière - le prolétariat, première classe exploitée de l'histoire à porter les germes d'une nouvelle société. Pour Marx, il était inconcevable que l'humanité puisse se passer de cette étape dans l'histoire et faire naître une société communiste, globale et durable, au cours des époques de despotisme, d'esclavage et de servage.
Mais le capitalisme n'est pas venu de nulle part : les modes de production qui se sont succédés avant le capitalisme, lui ont, à leur tour, préparé la voie et, en ce sens, l'ensemble du développement de ces systèmes sociaux antagoniques, c'est-à-dire divisés en classes, a représenté un mouvement progressif dans l'histoire de l'humanité, aboutissant finalement à la possibilité matérielle d'une communauté mondiale sans classe. Il est donc contradictoire de se réclamer de l'héritage de Marx et, simultanément, de rejeter la notion de progrès historique.
Mais en fait, il y a différentes visions du progrès : une vision bourgeoise et une vision marxiste qui s'oppose à cette dernière.
Pour commencer, tandis que la bourgeoisie considérait que l'histoire menait inexorablement au triomphe du capitalisme démocratique suivant un cours ascendant et linéaire au cours duquel toutes les sociétés précédentes étaient à tous égards inférieures au nouvel ordre de choses, le marxisme a affirmé le caractère dialectique du mouvement historique. En fait, la notion même d'ascendance et de déclin des modes de production signifie qu'il peut y avoir des régressions autant que des avancées au cours du processus historique. Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880), parlant de Fourier et de son anticipation du matérialisme historique, Engels attire l'attention sur le lien entre la vision dialectique de l'histoire et la notion d'ascendance et de déclin : « Mais là où (Fourier) apparaît le plus grand, c'est dans sa conception de l'histoire de la société. (...) Fourier, comme on le voit, manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel. Avec une égale dialectique, il fait ressortir que, contrairement au bavardage sur la perfectibilité indéfinie de l'homme, toute phase historique a sa branche ascendante, mais aussi sa branche descendante, et il applique aussi cette conception à l'avenir de l'humanité dans son ensemble. » (chapitre 1)
Ce que Engels dit ici, c'est qu'il n'y a rien d'automatique dans le processus d'évolution historique. Tout comme le processus d'évolution naturelle, la « perfectibilité humaine » n'est pas programmée à l'avance. Comme nous le verrons, la société peut se trouver dans une impasse, comme c'est arrivé aux dinosaures ; il se peut que des sociétés non seulement déclinent mais disparaissent complètement et ne donnent naissance à rien de nouveau.
De plus, même lorsqu'il y a progrès, il a généralement un caractère profondément contradictoire. Un exemple frappant en est la destruction de la production artisanale ; dans celle-ci, le producteur trouvait une satisfaction, à la fois dans le processus de production et dans le but de celle-ci ; la production industrielle qui l'a remplacée, et sa routine abrutissante en est un exemple typique. Mais Engels l'explique avec encore plus de force lorsqu'il décrit la transition du communisme primitif à la société de classe. Dans L origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, ayant mis en évidence à la fois les immenses forces de la vie tribale et ses limites intrinsèques, Engels parvient aux conclusions suivantes sur la façon d'envisager l'avènement de la civilisation :
« La puissance de cette communauté primitive devait être brisée - elle le fut. Mais elle fut brisée par des influences qui nous apparaissent de prime abord comme une dégradation, comme une chute originelle du haut de la candeur et de la moralité de la vieille société gentilice. Ce sont les plus vils intérêts - rapacité vulgaire, brutal appétit de jouissance, avarice sordide, pillage égoïste de la propriété commune - qui inaugurent la nouvelle société civilisée, la société de classes ; ce sont les moyens les plus honteux - vol, violence, perfidie, trahison - qui sapent l'ancienne société gentilice sans classe, et qui amènent sa chute. Et la société nouvelle elle-même, pendant les deux mille cinq cents ans de son existence, n'a jamais été autre chose que le développement de la petite minorité aux frais de la grande majorité des exploités et des opprimés, et c'est ce qu'elle est de nos jours, plus que jamais. » (chapitre 3 : La gens iroquoise)
Cette vision dialectique porte également sur la société communiste du futur que Marx, dans le beau passage des Manuscrits économiques et philosophiques de 1844 décrit comme «le retour total de l'homme à soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient et qui s'est accompli avec toute la richesse du développement antérieur. » (Troisième Manuscrit) De même, le communisme du futur est vu comme une renaissance, à un niveau supérieur, du communisme du passé. Engels conclut donc son livre sur les origines de l'Etat par la formule éloquente, reprise de l'anthropologue Lewis Morgan, anticipant un communisme qui sera «une reviviscence -mais sous une forme supérieure - de la liberté, de l'égalité et de la fraternité des antiques gentes. »3
Mais avec toutes ces précisions, il est évident dans la Préface que la notion de progrès, « d'époques progressives » est fondamentale dans la pensée marxiste. Dans la vision grandiose du marxisme, qu'il s'agisse (au moins !) de l'émergence de l'humanité, de l'apparition de la société de classes jusqu'au développement du capitalisme et au grand saut dans le royaume de la liberté qui nous attend dans le futur, « le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, - tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et meurent en passant par un changement ininterrompu au cours duquel, finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours en arrière momentanés, un développement progressif finit par se faire jour. » (Engels, Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, chapitre 4 : le matérialisme dialectique). Vu de cette distance, en quelque sorte, il est évident qu'il y a un réel processus de développement : sur le plan de la capacité de l'homme à transformer la nature à travers le développement d'outils plus sophistiqués ; sur celui de la compréhension subjective d'elle-même par l'humanité et du monde qui l'entoure ; et donc au niveau de la capacité de l'homme à libérer ses pouvoirs en sommeil et à vivre une vie en accord avec ses besoins les plus profonds.
Quand Marx présente « à grands traits» les principaux modes de production qui se sont succédés dans l'histoire, il n'a pas la prétention d'être exhaustif. Pour commencer, il ne mentionne que les formations sociales « antagonistes », c'est-à-dire les principales formes de sociétés de classe et il ne mentionne pas les diverses formes de sociétés non exploiteuses qui les ont précédées. De plus, l'étude des formations sociales pré-capitalistes était encore dans l'enfance à l'époque de Marx, de sorte qu'il était tout simplement impossible de faire une liste exhaustive de toutes les sociétés qui avaient existé jusqu'alors. En fait, même en l'état actuel des connaissances historiques, cette tâche est toujours extrêmement difficile à réaliser. Dans la longue période qui va de la dissolution des rapports sociaux communistes primitifs - dont les chasseurs nomades du paléolithique sont l'expression la plus claire - aux sociétés de classe pleinement formées constituées par les civilisations historiques, il y eut nombre de formes intermédiaires et transitoires ainsi que des formes qui aboutirent simplement à une impasse historique : mais notre connaissance de celles-ci reste extrêmement limitée.4
Le fait que Marx n'ait pas inclus les sociétés communistes primitives et antérieures à la société de classe dans la Préface ne signifie pas qu'il considérait leur étude sans importance, au contraire. Dès le début, les fondateurs de la méthode du matérialisme historique reconnaissaient que l'histoire de l'humanité ne commence pas avec la propriété privée, mais avec la propriété communale : « La première forme de la propriété est la propriété tribale. Elle correspond à ce stade rudimentaire de la production où un peuple se nourrit de la chasse et de la pêche, de l'élevage du bétail ou, à la rigueur, de l'agriculture. Dans ce dernier cas, cela suppose une grande quantité de terres incultes. À ce stade, la division du travail est encore très peu développée et se borne à une plus grande extension de la division naturelle telle que l'offre la famille. » (L'idéologie allemande, Feuerbach, A - l'idéologie en général et en particulier l'idéologie allemande)
Lorsque ce point de vue fut confirmé par des recherches ultérieures - notamment par les travaux de Lewis Morgan sur les tribus d'Amérique du Nord - Marx fut extrêmement enthousiaste, et passa une grande partie de ses dernières années à se plonger dans le problème des rapports sociaux primitifs, en particulier par rapport aux questions qui lui étaient posées par le mouvement révolutionnaire en Russie (voir le chapitre « Communisme du passé, communisme du futur » dans notre livre à paraître Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle). Pour Marx, Engels et, aussi, pour Rosa Luxemburg qui a beaucoup écrit à ce sujet dans son livre Introduction à l'économie politique, la découverte que les formes originelles des relations humaines n'étaient pas basées sur l'égoïsme et la compétition mais sur la solidarité et la coopération, et que des siècles et même des millénaires après l'avènement de la société de classe, il existait toujours un attachement profond et persistant aux formes sociales communales, en particulier chez les classes opprimées et exploitées, constituait une confirmation éclatante de la vision communiste et une arme puissante contre les mystifications de la bourgeoisie pour qui le pouvoir et la propriété sont inhérents à la nature humaine.
Dans L‘origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat de Engels, dans les Cahiers ethnographiques de Marx, dans l' Introduction à l'économie politique de Rosa Luxemburg, ils expriment donc un profond respect pour le courage, la morale et la créativité artistique des peuples « sauvages » et « barbares ». Mais il n'y a pas d'idéalisation de ces sociétés. Le communisme pratiqué dans les premières formes de la société humaine n'était pas engendré par l'idée d'égalité mais le produit de la nécessité. C'était la seule forme possible d'organisation sociale dans des conditions où les capacités productives de l'homme n'avaient pas encore permis la constitution d'un surplus social suffisant pour maintenir une élite privilégiée, une classe dominante.
Les relations communistes primitives émergèrent très probablement avec le développement de l'humanité - c'est-à-dire d'une espèce que la capacité de transformer son environnement pour satisfaire ses besoins matériels distinguait de tous les autres membres du règne animal. Elles ont permis aux êtres humains de devenir l'espèce dominante sur la planète. Mais si nous faisons une généralisation à partir de ce que nous connaissons de la forme la plus archaïque de communisme primitif - chez les Aborigènes d'Australie - il apparaît que les formes d'appropriation du produit social, y étant entièrement collectives5, ont aussi empêché le développement de la productivité individuelle ; le résultat en a été que les forces productives n'ont quasiment pas évolué pendant des millénaires. De toutes façons, le changement des conditions matérielles et environnementales, comme l'augmentation de la population, a rendu de plus en plus intenable, à un moment donné, le collectivisme extrême des premières formes de société humaine qui faisait obstacle au développement de techniques de production (comme l'élevage et l'agriculture) pouvant nourrir un plus grand nombre de personnes ou des populations vivant désormais dans des conditions sociales et environnementales ayant changé.6
Comme le note Marx, «L'histoire de la décadence des communautés primitives est encore à écrire. Jusqu'ici on n'a fourni que de maigres ébauches. Mais en tout cas l'exploration est assez avancée pour affirmer que (...) les causes de leur décadence dérivent de données économiques qui les empêchaient de dépasser un certain degré de développement. » (Premier brouillon de lettre à Vera Zassoulitch, 1881). Le déclin du communisme primitif et la montée des divisions de classe n'échappent pas aux règles générales mises en lumière dans la Préface : les relations que les hommes ont nouées entre eux pour satisfaire leurs besoins, parviennent de moins en moins à remplir leur fonction d'origine et entrent donc dans une crise fondamentale ; le résultat est que les communautés qu'ils soutiennent ou bien disparaissent complètement, ou bien remplacent les anciens rapports par de nouveaux, plus capables de développer la productivité du travail humain. Nous avons déjà vu qu'Engels insistait sur le fait que : « La puissance de cette communauté primitive devait être brisée - elle le fut. »
Pourquoi ? Parce que «La tribu restait pour l'homme la limite, aussi bien en face de l'étranger que vis-à-vis de soi-même: la tribu, la gens et leurs institutions étaient sacrées et intangibles, constituaient un pouvoir supérieur donné par la nature, auquel l'individu restait totalement soumis dans ses sentiments, ses pensées et ses actes. Autant les hommes de cette époque nous paraissaient imposants, autant ils sont indifférenciés les uns des autres, ils tiennent encore, comme dit Marx, au cordon ombilical de la communauté primitive. » (L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, ibid.)
A la lumière des découvertes anthropologiques, on pourrait contester l'affirmation d'Engels selon laquelle les peuples des sociétés tribales manquaient à ce point d'individualité. Mais le point de vue qui sous-tend ce passage reste valable : à plusieurs moments clé, les anciennes méthodes et les anciennes relations communales s'avérèrent une entrave au développement et, aussi contradictoire que cela puisse paraître, la montée graduelle de la propriété individuelle, l'exploitation de classe et une nouvelle phase de l'auto-aliénation de l'homme, devinrent tous « facteurs de développement ».
Le terme « mode de production asiatique » est controversé. Engels omet malheureusement d'inclure ce concept dans son œuvre de référence sur la montée des sociétés de classe, L'origine de la famille, de la propriété et de l'Etat, bien que les précédents travaux de Marx aient contenu de nombreuses références à celui-ci. L'erreur d'Engels fut ultérieurement aggravée par les staliniens qui rejetèrent le concept lui-même et proposèrent une vision linéaire et très mécanique de l'histoire, comme si celle-ci avait évolué partout suivant les phases du communisme primitif, de l'esclavage, du féodalisme et du capitalisme. Ce schéma comportait des avantages certains pour la bureaucratie stalinienne : d'une part, bien après que la révolution bourgeoise eut cessé d'être à l'ordre du jour de l'histoire mondiale, il leur permettait de considérer comme « progressistes » les bourgeoisies qui se développaient dans des pays comme l'Inde ou la Chine dont ils définissaient les anciennes sociétés "despotiques orientales" comme « féodales » ; et cela leur permettait aussi d'éviter des critiques embarrassantes concernant leur propre forme de despotisme, puisque, dans le concept de despotisme asiatique, c'est l'Etat et non une classe de propriétaires individuels, qui assure directement l'exploitation de la force de travail ; le parallèle avec l'Etat stalinien est évident.
Des chercheurs plus sérieux comme Perry Anderson dans l'Appendice à son livre Lineages of the Absolutist State (1979), pense que caractériser, comme l'a fait Marx, des sociétés comme l'Inde et d'autres sociétés contemporaines de l'époque de formes d'un « mode asiatique » défini, était basé sur des informations fausses et que, de toutes façons, le concept est tellement général qu'il manque de signification précise.
Il est certain que l'épithète « asiatique » lui-même crée une confusion. Dans une certaine mesure, toutes les premières formes de société de classe ont pris la forme analysée par Marx sous cette rubrique, que ce soit à Sumer, en Egypte, en Inde ou en Chine et dans des régions plus reculées, en Amérique centrale et en Amérique du Sud, en Afrique et dans le Pacifique. Elles étaient fondées sur la communauté villageoise héritée de l'époque qui a précédé l'émergence de l'Etat. Le pouvoir d'Etat, souvent personnifié par une caste de prêtres, est basé sur le surproduit extirpé des communautés villageoises sous la forme de tribut ou, dans le cas de grands projets de construction (voies d'irrigation, construction de temples, etc.), sur le travail obligatoire (la « corvée »). L'esclavage pouvait exister mais il ne constituait pas la forme dominante du travail. Nous pensons que, bien que ces sociétés aient présenté entre elles des différences significatives, leur similarité et leur unité se manifestaient sur le plan le plus crucial dans la classification des modes de production «antagoniques » : le type de rapports sociaux à travers lesquels le surtravail est extrait de la classe exploitée.
Lorsqu'on examine ces formes sociales et leur décadence, elles comportent, comme les sociétés « primitives », un certain nombre de caractéristiques spécifiques ; ces sociétés semblent présenter un stabilité extraordinaire et ont rarement, sinon jamais, « évolué » vers un nouveau mode de production sans avoir été battues de l'extérieur. Ce serait néanmoins une erreur de considérer que la société asiatique n'a pas d'histoire. Il existe une grande différence entre les premières formes despotiques qui ont surgi à Hawaï ou en Amérique du Sud qui sont très proches de leurs origines tribales et les gigantesques empires qui se sont développés en Inde ou en Chine et qui ont donné lieu à des formes culturelles extrêmement sophistiquées.
Néanmoins, les caractéristiques sous-jacentes - le caractère central de la communauté villageoise - demeure et fournit la clé de la compréhension de la nature « immuable» de ces sociétés.
Dans ce mode de production, les entraves au développement de la production marchande étaient bien plus puissantes que dans la Rome antique ou dans le féodalisme, et c'est certainement la raison pour laquelle, dans les régions où il est devenu dominant, le capitalisme n'apparaît pas comme un produit de l'ancien système mais comme un envahisseur étranger. On peut noter également que la seule société « orientale » qui ait développé, dans une certaine mesure, son propre capitalisme indépendant est le Japon où existait auparavant un système féodal.
Ainsi, dans cette forme sociale, le conflit entre les rapports de production et l'évolution des forces productives apparaît souvent comme une stagnation plutôt qu'un déclin parce que, alors que les dynasties montaient et chutaient, se consumant dans des conflits internes incessants et écrasant la société sous le poids de projets étatiques improductifs « pharaoniques », la structure fondamentale de la société continuait à se maintenir ; et si de nouveaux rapports de production n'émergeaient pas, alors les périodes de déclin de ce mode de production à strictement parler ne constituaient pas vraiment des époques de révolution sociale. C'est tout à fait cohérent avec la méthode d'ensemble utilisée par Marx qui ne suppose pas que toutes les formes de société suivent une évolution linéaire ou prédéterminée et envisage la possibilité que des sociétés se trouvent dans une impasse d'où aucune évolution ultérieure n'est possible. Nous devons aussi rappeler que certaines des expressions les plus isolées de ce mode de production se sont complètement effondrées, souvent parce qu'elles avaient atteint les limites de croissance possible dans un milieu écologique donné. Cela semble avoir été le cas de la culture Maya qui a détruit sa propre base agricole par une déforestation excessive. Dans ce cas, il y a même eu une « régression » délibérée de la part de grandes parties de la population qui a abandonné les villes et est retournée à la chasse et à la cueillette, même si la mémoire des anciens calendriers et des traditions mayas fut préservée de façon assidue. D'autres cultures comme celle de l'Île de Pâques, semblent avoir disparu entièrement, très probablement à cause de conflits de classe insurmontables, de la violence et de la famine.
Marx et Engels n'ont jamais nié qu'ils étaient très peu familiers des formations sociales primitives et asiatiques du fait des limites de la connaissance de l'époque. Ils étaient beaucoup plus confiants pour écrire sur la société « antique » (c'est-à-dire les sociétés esclavagistes de la Grèce et de Rome) et sur le féodalisme européen. En fait, l'étude de ces sociétés a joué un rôle significatif dans l'élaboration de leur théorie de l'histoire puisqu'elles fournissaient des exemples très clairs du processus dynamique au cours duquel un mode de production avait succédé à un autre. C'est évident dans les premiers écrits de Marx (L'idéologie allemande) où il situe la montée du féodalisme précisément dans les conditions entraînées par le déclin de Rome.
Le terme de décadence lui-même évoque l'image de la fin de l'Empire romain - les orgies et les empereurs assoiffés de pouvoir, les combats mortels des gladiateurs face à d'immenses foules de spectateurs réclamant du sang. Il est certain que ces images portent sur des éléments « superstructurels » de la société romaine mais elles reflètent une réalité qui se déroulait aux fondements mêmes du système esclavagiste ; aussi des révolutionnaires comme Engels et Rosa Luxemburg se sentaient en droit de présenter le déclin de l'Empire romain comme une sorte de présage de ce qui était réservé à l'humanité si le prolétariat ne parvenait pas à renverser le capitalisme : «la décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière .» (Brochure de Junius, Socialisme ou Barbarie ?)
La société esclavagiste antique était une formation sociale bien plus dynamique que le mode asiatique, même si ce dernier a contribué au développement de la culture grecque antique et donc au mode de production esclavagiste en général (l'Egypte en particulier était considérée comme un dépositaire vénérable de la sagesse). Ce dynamisme provenait dans une large mesure du fait que, comme l'a dit un contemporain de l'époque, « tout est à vendre à Rome » : la forme marchande s'était développée à un tel point que les anciennes communautés agraires n'étaient plus que le doux souvenir d'un âge d'or révolu et des masses d'êtres humains étaient devenues elles-mêmes des marchandises à acheter et vendre sur le marché des esclaves. Même lorsqu'il subsistait de vastes domaines de l'économie où les petits paysans et les artisans accomplissaient encore du travail productif, de vastes armées d'esclaves assumaient un rôle de plus en plus prépondérant dans la production centrale de l'économie antique - les grands domaines agricoles, les travaux publics et les mines. L'esclavage, cette grande « invention » du monde antique fut, pendant une très longue période, une « forme de développement » formidable, permettant aux citoyens libres de s'organiser en armées puissantes qui, en conquérant de nouvelles terres pour l'Empire, fournissaient sans cesse de nouveaux esclaves. Mais de même, à un moment donné, l'esclavage se transforma en entrave à tout développement ultérieur. La faiblesse inhérente de sa productivité réside dans le fait que le producteur (l'esclave) n'a aucune raison de consacrer au travail le meilleur de ses capacités productives, et le propriétaire d'esclave aucune raison d'investir pour développer de meilleures techniques de production puisque l'option la moins coûteuse était toujours un apport de nouveaux esclaves. D'où le décalage extraordinaire entre les avancées philosophiques/scientifiques de la classe des penseurs dont le loisir était fondé sur une plate-forme portée par des esclaves, et l'application extrêmement limitée des avancées théoriques ou techniques qui étaient faites. Ce fut le cas, par exemple, pour le moulin à eau qui a joué un rôle crucial dans le développement de l'agriculture féodale. En fait, il a été inventé en Palestine au tournant du Premier siècle après J.C., mais son utilisation ne fut jamais généralisée à tout l'Empire. A un moment donné, donc, le mode de production esclavagiste s'est trouvé incapable d'augmenter la productivité du travail de façon radicale, ce qui l'empêcha de maintenir les vastes armées qui étaient nécessaires pour le faire fonctionner. L'expansion de Rome était allée au-delà de ses capacités, prise dans une contradiction insoluble qui s'exprimait dans toutes les caractéristiques qu'on connaît de son déclin.
Dans Passages from Antiquity to Feudalism (« Passage de l'antiquité au féodalisme") (1974), l'historien Perry Anderson énumère certaines des expressions économiques, politiques et militaires de ce blocage des forces productives de la société romaine par les relations esclavagistes au début du 3e siècle : « Au milieu du siècle, le système monétaire s'effondra complètement, les prix du blé étaient montés en flèche jusqu'à 200 fois leur taux au début du Principat. La stabilité politique dégénéra en même temps que la stabilité monétaire. Au cours des cinquante années chaotiques qui vont de 235 à 284, il n'y eut pas moins de vingt empereurs, dont dix-huit moururent de mort violente, un fut fait prisonnier à l'étranger, l'autre fut victime de la peste - des destins à l'image de l'époque. Les guerres civiles et les usurpations furent quasiment ininterrompues, depuis Maximin Le Thrace jusqu'à Dioclétien. Elles furent aggravées par des invasions étrangères dévastatrices régulières et des attaques le long des frontières avec de profondes incursions à l'intérieur... Les troubles politiques intérieurs et les invasions étrangères apportèrent dans leur sillage des épidémies successives qui affaiblirent et diminuèrent la population de l'Empire, déjà réduite par la destruction due aux guerres. Les terres furent désertées et la pénurie de produits agricoles se développa. Le système d'impôts se désintégra avec la dépréciation de la monnaie et les impôts fiscaux redevinrent des tributs en nature. La construction dans les villes s'arrêta brusquement, ce que les fouilles archéologiques attestent dans tout l'Empire ; dans certaines régions, les centres urbains disparurent et diminuèrent.»
Anderson poursuit en montrant comment, face à cette crise profonde, le pouvoir d'Etat romain, fondamentalement sur la base d'une armée réorganisée et agrandie, enfla dans des proportions gigantesques et parvint à une certaine stabilisation qui dura cent ans. Mais comme « le gonflement de l'Etat s'accompagnait d'un rétrécissement de l'économie... », ce renouveau ne fit qu'ouvrir la voie à ce qu'il appelle « la crise finale de l'Antiquité », imposant la nécessité d'abandonner progressivement le rapport esclavagiste. Un autre facteur-clé dans le destin du mode de production esclavagiste fut la généralisation des révoltes d'esclaves et d'autres classes exploitées et opprimées dans tout l'Empire au 5e siècle après J.C. (comme ce qu'on appelle « Bacudae » qui eurent lieu à une échelle bien plus grande que la révolte de Spartacus au premier siècle - bien qu'on se rappelle justement cette dernière pour son audace incroyable et le désir ardent d'un nouveau monde qui l'inspira.
Ainsi, la décadence de Rome correspond de façon précise à la formulation de Marx et a eu clairement un caractère catastrophique. Malgré les récents efforts des historiens bourgeois pour la présenter comme un processus graduel et imperceptible, elle s'est manifestée comme une crise de sous-production dévastatrice ; la société était de moins en moins capable de produire de quoi satisfaire les besoins élémentaires de la vie - il y eut une véritable régression des forces productives et de nombreux domaines de la connaissance et de la technique furent effectivement enterrés et perdus pour des siècles. Ce ne fut pas un processus unilatéral -comme nous l'avons noté, la grande crise du 3e siècle fut suivie par un renouveau relatif qui ne prit fin qu'avec la vague finale d'invasions barbares - mais il était inexorable.
L'effondrement du système romain constituait la condition pour l'émergence de nouveaux rapports de production ; une grande partie des propriétaires terriens prit la décision révolutionnaire d'éliminer l'esclavage en faveur du système des colons - précurseur du servage féodal, dans lequel le producteur tout en étant directement contraint de travailler pour la classe des propriétaires, se voyait attribuer son propre lopin de terre à cultiver. Le second ingrédient du féodalisme, mentionné par Marx dans le passage de l'Idéologie allemande, fut l'élément barbare « germanique » qui combinait l'apparition d'une aristocratie guerrière avec des vestiges de propriété communale, obstinément maintenue par la paysannerie. Une longue période de transition s'ensuivit au cours de laquelle les relations esclavagistes n'avaient pas complètement disparu et où le système féodal s'affirmait graduellement ; il atteignit sa véritable ascendance seulement au début du nouveau millénaire. Et bien que, , dans différents domaines (l'urbanisation, l'indépendance relative de l'art et de la pensée philosophique vis-à-vis de la religion, la médecine, etc.) la montée de la société féodale ait représenté une régression marquée par rapport aux réalisations de l'Antiquité, les nouveaux rapports sociaux donnèrent au seigneur et au serf un intérêt direct dans l'accroissement de la production de leur part de terre et permirent la généralisation d'un nombre important d'avancées techniques dans l'agriculture : la charrue à soc de fer, les harnais de fer qui permettaient de conduire les chevaux, le moulin à eau, le système de rotation des cultures dans trois champs (la jachère), etc. Le nouveau mode de production permit ainsi un renouveau des villes et la floraison d'une nouvelle culture, qui s'exprime de la façon la plus caractéristique dans les grandes cathédrales et les universités qui sont nées aux 12e et 13e siècles.
Mais comme le système esclavagiste avant lui, le féodalisme atteignit aussi ses limites « externes » :
Comme l'expansion de l'économie féodale agricole se heurtait à ces barrières, des conséquences désastreuses s'ensuivirent pour la vie de la société : les mauvaises récoltes, les famines, l'effondrement du prix du grain combiné à l'augmentation vertigineuse des biens produits dans les centres urbains :
La peste qui réduisit la population européenne d'un tiers, précipita la fin du servage. Elle provoqua un manque chronique de main d'œuvre dans les campagnes, obligeant la noblesse à passer des corvées féodales traditionnelles au paiement de salaires ; mais, en même temps, la noblesse tentait de faire tourner la roue de l'histoire à l'envers en imposant des restrictions draconiennes sur les salaires et le mouvement des travailleurs ; cette tendance européenne fut codifiée notamment dans l'exemple typique du Statute of Labourers (« Loi sur le statut des travailleurs ») décrété en Angleterre immédiatement après la grande peste. Le résultat de cette réaction de la noblesse fut de provoquer et d'étendre la lutte de classe. La manifestation la plus connue est l'énorme Révolte des paysans de 1381 en Angleterre. Mais il y eut des soulèvements comparables dans toute l'Europe pendant cette période (les Jacqueries en France, les révoltes des Labourers en Flandres, la rébellion des Ciompi à Florence, etc.).
Comme pendant le déclin de la Rome antique, les contradictions croissantes du système féodal au niveau économique eurent donc des répercussions au niveau politique (guerres et révoltes sociales) et dans les rapports entre l'homme et la nature ; tous ces éléments accélérèrent et aiguisèrent à leur tour la crise générale. Comme à Rome, le déclin général du féodalisme fut le résultat d'une crise de sous-production, de l'incapacité des anciens rapports sociaux à permettre la production des moyens de base de l'existence quotidienne. Il est important de noter que, bien que la lente émergence des rapports marchands dans les villes ait constitué un facteur dissolvant des liens féodaux et ait été accélérée par les effets de la crise générale (les guerres, les famines, la peste), les nouveaux rapports sociaux ne pouvaient pas véritablement prendre leur envol tant que l'ancien système n'avait pas atteint une situation de contradiction interne aboutissant à un grave déclin des forces productives :
Comme dans la période de décadence romaine aussi, la classe dominante chercha à préserver son système chancelant par des moyens de plus en plus artificiels. L'adoption de lois féroces pour contrôler la mobilité du travail et prévenir la tendance des travailleurs agricoles à s'enfuir vers les villes, la tentative de contrecarrer les tendances centrifuges de l'aristocratie par la centralisation du pouvoir monarchique, l'utilisation de l'Inquisition pour imposer un contrôle idéologique rigide sur toutes les expressions de pensée hérétiques ou dissidentes, la dépréciation de la monnaie afin de « résoudre » le problème de l'endettement royal... toutes ces tendances représentaient les tentatives d'un système agonisant pour repousser sa mort, mais elles ne pouvaient l'empêcher. En fait, dans une large mesure, les moyens mêmes utilisés pour préserver l'ancien système se transformèrent en têtes de pont du nouveau : ce fut le cas, par exemple, des monarchies centralisées de l'Angleterre des Tudor qui, en grande partie, créèrent les conditions nécessaires à l'émergence de l'Etat national capitaliste.
Bien plus clairement que pendant la décadence romaine, l'époque de déclin féodal fut également une époque de révolution sociale dans le sens où une classe authentiquement nouvelle et révolutionnaire naquit de ses entrailles, une classe avec une vision mondiale, qui défiait les anciennes idéologies et institutions, et dont le mode économique trouvait dans les rapports féodaux un obstacle intolérable à son expansion. La révolution bourgeoise a fait son entrée triomphale sur la scène de l'histoire en Angleterre en 1640, même s'il a fallu encore un siècle et demi avant qu'elle ne remporte d'autres victoires, plus spectaculaires encore, comme lors de la révolution en France dans les années 1790. Il était possible pour la révolution bourgeoise de se développer sur une période aussi longue car elle constituait le couronnement politique d'un long processus de développement économique et social au sein de l'ancien système et parce qu'elle suivait un rythme différent dans des nations différentes.
Toutes les sociétés de classe se maintiennent par une combinaison de répression directe et de contrôle idéologique exercé par la classe dominante au moyen de ses nombreuses institutions : la famille, la religion, l'éducation, etc. Les idéologies ne sont jamais un reflet passif de la base économique mais ont une dynamique propre qui, à certains moments, peut avoir un impact actif sur les rapports sociaux sous-jacents. En affirmant la conception matérialiste de l'histoire, Marx était obligé de « distinguer » entre « le bouleversement matériel des conditions économiques » et « les formes idéologiques au sein desquelles les hommes prennent conscience de ce conflit » parce que, jusqu'alors, la démarche historique qui prévalait avait été d'insister sur ces dernières au détriment de la première.
Quand on analyse les transformations idéologiques qui ont lieu dans une époque de révolution sociale, il est important de se rappeler que, tandis qu'elles sont en dernière instance déterminées par les conditions économiques de production, cela n'a pas lieu de façon mécanique , notamment parce qu'une telle époque n'est jamais marquée par une descente ou une déchéance pure mais par un conflit croissant entre des forces sociales contradictoires. Il est caractéristique de telles époques que l'ancienne idéologie dominante, correspondant de moins en moins à la réalité sociale changeante, tende à se décomposer et à laisser la place à de nouvelles visions du monde capables d'inspirer et de mobiliser les classes sociales opposées à l'ancien ordre. Dans le processus de décomposition, les anciennes idéologies - religieuse, philosophique, artistique - succombent fréquemment au pessimisme, au nihilisme, sont obsédées par la mort, tandis que les idéologies des classes montantes ou révoltées sont plus souvent optimistes, affirmant la vie, attendant l'aube d'un monde radicalement transformé.
Pour prendre un exemple : dans la période dynamique du système esclavagiste, la philosophie tendait, dans les limites de l'époque, à exprimer les efforts de l'humanité pour « se connaître soi-même » selon la formule immortelle de Socrate - pour saisir la véritable dynamique de la nature et de la société à travers la pensée rationnelle, sans l'intermédiaire du divin. Dans sa période de déclin, la philosophie elle-même tendait à reculer et à justifier le désespoir et l'irrationalité, comme chez les néoplatoniciens auxquels étaient liés les nombreux cultes du mystère qui fleurirent dans l'Empire plus tard.
Cette tendance ne peut être comprise de façon unilatérale cependant : dans les périodes de décadence, les anciennes religions et les anciennes philosophies étaient également confrontées à la montée de nouvelles classes révolutionnaires ou à la révolte des exploités, et celles-ci prenaient aussi, en règle générale, une forme religieuse. Ainsi dans la Rome antique, la religion chrétienne, quoique certainement influencée par les cultes ésotériques orientaux, commença comme un mouvement de protestation des dépossédés contre l'ordre dominant et, plus tard, en tant que puissance établie, fournit un cadre pour préserver beaucoup d'acquis de l'ancien monde. Cette dialectique entre l'ancien et le nouveau a constitué également une caractéristique des transformations idéologiques qui ont eu lieu pendant le déclin du féodalisme. D'une part, « la période de stagnation a vu la montée du mysticisme sous toutes ses formes. La forme intellectuelle avec le « Traité sur l'art de bien mourir» (Ars moriendi, 15e et 16e siècles) et, surtout, « L'imitation de Jésus Christ » (fin 14e début 15e). La forme émotionnelle avec ses grandes expressions de piété populaire fut exacerbée par l'influence d'éléments radicaux incontrôlés du clergé mendiant : les « flagellants » erraient dans les campagnes, se fouettant le corps sur les places de village, afin de frapper la sensibilité humaine et d'appeler les chrétiens au repentir. Ces manifestations donnèrent lieu à une imagerie d'un goût souvent douteux, comme les fontaines de sang qui symbolisaient le rédempteur. Très vite le mouvement atteignit l'hystérie et la hiérarchie ecclésiastique dut intervenir contre les fauteurs de trouble afin d'empêcher que leurs prêches ne développent le nombre de vagabonds... L'art macabre se développa... le texte sacré le plus apprécié des esprits les plus éclairés était l'Apocalypse. » (J. Favier, De Marco Polo à Christophe Colomb)
D'autre part, la fin du féodalisme vit aussi la montée de la bourgeoisie et de sa vision mondiale s'exprimer dans la floraison magnifique des arts et des sciences pendant la Renaissance. Et même des mouvements mystiques et millénaristes tels que celui des Anabaptistes, furent, comme le souligne Engels, souvent intimement liés aux aspirations communistes des classes exploitées. Ces mouvements ne pouvaient pas encore présenter une alternative historiquement viable à l'ancien système d'exploitation et leurs rêves millénaristes étaient plus souvent orientés vers un passé primitif que vers un futur avancé : néanmoins, ils jouèrent un rôle clé dans les processus qui entraînèrent la destruction de la hiérarchie médiévale décadente.
Dans une époque de décadence, le déclin culturel n'est jamais absolu : sur le plan artistique, par exemple, la stagnation des anciennes écoles peut aussi être contrecarrée par de nouvelles formes qui expriment avant tout la protestation des hommes contre un ordre de plus en plus inhumain. On peut dire la même chose de la morale. Si en dernière instance, la morale est une expression de la nature sociale de l'humanité et si les périodes de décadence sont des expressions de la panne des rapports sociaux, ceux-ci seront alors caractérisés généralement par une panne concomitante de la morale, par une tendance à l'effondrement des liens humains fondamentaux et par le triomphe des impulsions anti-sociales. La perversion et la prostitution du désir sexuel, le développement des meurtres gratuits, du vol et de la fraude et, par dessus tout, la mise sous le boisseau de l'ordre moral dans la guerre deviennent l'ordre du jour. Mais une fois encore, on ne peut regarder cela d'une façon mécanique et schématique selon laquelle les périodes d'ascendance seraient marquées par un comportement humain supérieur et celles de déclin par un plongeon soudain dans l'épouvante et la dépravation. Le fait que l'ancienne morale soit sapée et vole en éclats peut également exprimer la montée d'un nouveau système d'exploitation vis-à-vis duquel, en comparaison, l'ancien ordre peut sembler bienveillant comme le souligne Le Manifeste communiste à propos du capitalisme : «Partout où (la bourgeoisie) a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. »
Et pourtant, dans la pensée de Marx et Engels, la compréhension de «la ruse de la raison» de Hegel était telle qu'ils furent capable de comprendre que ce «déclin» moral, cette marchandisation du monde, constituait en réalité une force de progrès qui permettait de se débarrasser de l'ordre féodal et statique, de le laisser derrière et d'ouvrir la voie à un ordre moral authentiquement humain qui se présentait devant.
Gerrard
1 Préface à l'Introduction à la Critique de l'économie politique, Marx 1859, voir la Revue internationale n°134 [1574]
2 Voir la première partie [1574] de cet article.
3 Morgan, Ancient society.
4 Par exemple, les sociétés de chasseurs établies et déjà très hiérarchisées qui étaient capables de faire des stocks importants, les différentes formes semi-communistes de production agricole, les « empires de tribut » formés par des barbares semi-pastoraux comme les Huns et les Mongols, etc.
5 Dans les tribus australiennes lorsque le mode de vie traditionnel avait encore toute sa force, le chasseur qui rapportait du gibier ne gardait rien pour lui mais remettait immédiatement le produit à la communauté selon des structures complexes de parenté. Selon les travaux de l'anthropologue Alain Testart (Le communisme primitif, 1985), le terme de communisme primitif ne doit s ‘appliquer qu'aux australiens qu'il considère comme les derniers vestiges d'un rapport social qui était probablement généralisé à l'époque du paléolithique. C'est un sujet à débattre. Il est certain que même parmi les peuples de chasseurs-cueilleurs nomades, il existe de grandes différences dans la façon dont le produit social est distribué, mais toutes donnent priorité au maintien de la communauté et, comme Chris Knight le souligne dans son livre Blood relations, Menstruation and the Origins of Culture, 1991 [« les relations de sang, les menstruations et l'origine de la culture »], ce qu'il appelle le « droit sur sa proie » (c'est à dire les limites prescrites dans lesquelles le chasseur peut consumer son gibier) est extrêmement répandu chez les peuples chasseurs.
6 Il faut bien sûr garder à l'esprit que la dissolution des relations primitives ne constitua pas un événement unique et simultané mais qu'elle suivit différents rythmes dans les différentes parties de la planète ; c'est un processus qui a couvert des millénaires et qui atteint aujourd'hui ses derniers chapitres tragiques dans les régions les plus reculées du globe comme en Amazonie et à Bornéo.
"Les famines se développent dans les pays du Tiers Monde et, bientôt, atteindront les pays qu'on prétendait "socialistes", alors qu'en Europe occidentale et en Amérique du Nord on détruit les stocks de produits agricoles, qu'on paye les paysans pour qu'ils cultivent moins de terres, qu'on les pénalise s'ils produisent plus que les quotas imposés. En Amérique latine, les épidémies, comme celle du choléra, tuent des milliers de personnes, alors qu'on avait chassé ce fléau depuis longtemps. Partout dans le monde, les inondations ou les tremblements de terre continuent de tuer des dizaines de milliers d'êtres humains en quelques heures alors que la société est parfaitement capable de construire des digues et des maisons qui pourraient éviter de telles hécatombes. Au même moment, on ne peut même pas invoquer la "fatalité" ou les "caprices de la nature", lorsque, à Tchernobyl, en 1986, l'explosion d'une centrale atomique tue des centaines (sinon des milliers) de personnes et contamine plusieurs provinces, lorsque, dans les pays les plus développés, on assiste à des catastrophes meurtrières au coeur même des grandes villes : 60 morts dans une gare parisienne, plus de 100 morts dans un incendie du métro de Londres, il y a peu de temps. De même, ce système se révèle incapable de faire face à la dégradation de l'environnement, les pluies acides, les pollutions de tous ordres et notamment nucléaire, l'effet de serre, la désertification qui mettent en jeu la survie même de l'espèce humaine." (1991, Révolution communiste ou destruction de l'humanité 1)
La question de l'environnement a toujours été présente dans la propagande des révolutionnaires, depuis la dénonciation que faisaient Marx et Engels des conditions invivables à Londres au milieu du 19e siècle, jusqu'à celle de Bordiga sur les désastres environnementaux dus à l'irresponsabilité du capitalisme. Aujourd'hui cette question est encore plus cruciale et demande un effort accru de la part des organisations révolutionnaires pour montrer comment l'alternative historique devant laquelle est placée l'humanité : socialisme ou barbarie, n'oppose pas la perspective du socialisme à celle de la barbarie uniquement constituée par les guerres, locales ou généralisées, cette barbarie inclut également la menace d'une catastrophe écologique et environnementale qui se profile de plus en plus clairement à l'horizon.
Avec cette série d'articles, le CCI veut développer la question de l'environnement en abordant successivement les aspects suivants :
Ce premier article dresse un état des lieux aujourd'hui et cherche à mettre en évidence la globalité du risque qui pèse sur l'humanité et, en particulier, les phénomènes les plus destructeurs qui existent au niveau planétaire tels que :
- l'accroissement de l'effet de serre,
- la gestion des déchets,
- la diffusion sans cesse accrue de contaminants et les processus qui l'amplifient au niveau biologique
- l'épuisement des ressources naturelles et/ou leur altération par les contaminations.
Dans le second article, nous chercherons à montrer comment les problèmes d'environnement ne peuvent être attribués à des individus - bien qu'il existe aussi bien sûr des responsabilités individuelles - dans la mesure où c'est le capitalisme et sa logique du profit maximum qui sont les véritables responsables. A ce propos, nous verrons comment l'évolution même de la science et de la recherche scientifique ne se fait pas au hasard, mais est soumise à l'impératif capitaliste du profit maximum.
Dans le troisième article, nous analyserons les réponses apportées par les différents mouvements verts, écologistes, etc., pour montrer que, malgré la bonne foi et toute la bonne volonté d'un grand nombre de ceux qui y participent, non seulement elles sont totalement inefficaces mais participent de nourrir les illusions sur une solution possible à ces questions au sein du capitalisme alors que l'unique solution est la révolution communiste internationale.
On parle de plus en plus des problèmes environnementaux, ne serait ce que parce que sont apparus récemment, dans les différent pays du monde, des partis qui ont pris la défense de l'environnement pour bannière. Est-ce rassurant? Pas du tout ! Tout le bruit à ce sujet n'a pour fonction que de nous embrouiller encore plus les idées. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé en premier lieu de décrire des phénomènes particuliers qui, en se conjuguant, emportent de plus en plus directement notre société vers la catastrophe environnementale. Comme nous le verrons - et contrairement à ce qu'on nous raconte à la télévision ou dans les revues sur papier glacé plus ou moins spécialisées - la situation est bien plus grave et menaçante que ce qu'on veut nous faire croire. Et ce n'est pas tel ou tel capitaliste, avide et irresponsable, tel ou tel maffioso ou homme de la Camorra, qui en porte la responsabilité, mais bien le système capitaliste en tant que tel.
L'effet de serre est une chose dont tout le monde parle, mais pas toujours en connaissance de cause. En premier lieu, il convient d'être clair sur le fait que l'effet de serre est un phénomène tout à fait bénéfique à la vie sur terre - au moins pour le type de vie que nous connaissons - dans la mesure où il permet que règne à la surface de notre planète une température moyenne (moyenne prenant en compte les quatre saisons et les différentes latitudes) de 15°C environ, au lieu de - 17°C, température estimée en absence de l'effet de serre. Il faut s'imaginer ce que serait un monde dont la température serait en permanence au dessous de 0°C, les mers et les fleuves gelés... A quoi devons nous ce surplus de plus de 32°C ? A l'effet de serre : la lumière du soleil traverse les plus basses couches de l'atmosphère sans être absorbée (le soleil ne réchauffe pas l'air), et alimente l'énergie de la terre. La radiation qui émane de cette dernière (comme de n'importe quel corps céleste) étant essentiellement constituée de rayonnement infrarouge, est alors interceptée et abondamment absorbée par certains constituants de l'air comme l'anhydride carbonique, la vapeur d'eau, le méthane et d'autres composés de synthèse comme les Chlorofluorocarbures (CFC). Il s'ensuit que le bilan thermique de la terre tire profit de cette chaleur produite dans les basses couches de l'atmosphère et qui a pour effet d'augmenter la température à la surface de la terre de 32°C. Le problème n'est donc pas l'effet de serre en tant que tel, mais le fait qu'avec le développement de la société industrielle, ont été introduites dans l'atmosphère beaucoup de substances "à effet de serre" dont la concentration s'accroît sensiblement et qui ont par conséquent pour effet d'accroître l'effet de serre. Il a été démontré, par exemple, grâce à des études menées sur l'air piégé dans des carottes de glace polaire et remontant à 650 000 ans, que la concentration actuelle en CO2, de 380 ppm (parties par millions ou milligrammes par décimètre cube) est la plus élevée de toute cette période, et peut être même aussi des 20 derniers millions d'années. De plus, les températures enregistrées au cours du 20e siècle sont les plus élevées depuis 20 000 ans. Le recours forcené aux combustibles fossiles comme source d'énergie et la déforestation croissante de la surface terrestre ont compromis, à partir de l'ère industrielle, l'équilibre naturel du gaz carbonique dans l'atmosphère. Cet équilibre est le produit de la libération de CO2 dans l'atmosphère d'une part, via la combustion et la dégradation de la matière organique et, d'autre part, de la fixation de ce même gaz carbonique de l'atmosphère par la photosynthèse, processus qui le transforme en glucide et donc en matière organique complexe. Le déséquilibre entre libération (combustion) et fixation (photosynthèse) de CO2, à l'avantage de la libération, est à la base de l'accentuation actuelle de l'effet de serre.
Comme on l'a dit plus haut, il n'y a pas que le gaz carbonique mais aussi la vapeur d'eau et le méthane qui entrent en jeu. La vapeur d'eau est à la fois facteur et produit de l'effet de serre puisque, présente dans l'atmosphère, elle est d'autant plus abondante que la température est plus élevée, du fait de l'évaporation accrue de l'eau qui en résulte. L'augmentation de la quantité de méthane dans l'atmosphère provient, elle, de toute une série de sources naturelles, mais résulte aussi de l'utilisation accrue de ce gaz comme combustible et des fuites au niveau des différents gazoducs disséminés à la surface de la terre. Le méthane, appelé aussi "gaz des marais", est un type de gaz qui est issu de la fermentation de la matière organique en absence d'oxygène. L'inondation des vallées boisées pour la construction de barrages pour les centrales hydroélectriques est à l'origine de productions locales croissantes de méthane. Mais le problème du méthane, qui contribue actuellement pour un tiers à l'augmentation de l'effet de serre, est bien plus grave qu'il n'y paraît à partir des éléments exposés ci-dessus. D'abord et avant tout, le méthane a une capacité d'absorption des infrarouges 23 fois plus grande que celle du CO2, ce qui n'est pas rien. Mais il y a plus grave ! Toutes les prévisions actuelles, déjà assez catastrophiques, ne tiennent pas compte du scenario qui pourrait se dérouler à la suite de la libération de méthane à partir de l'énorme réservoir naturel de la terre. Celui-ci est constitué par des poches de gaz piégé, à environ 0°C et à une pression de quelques atmosphères, dans des structures particulières de glace (gaz hydraté), un litre de cristal étant capable de renfermer quelques 50 litres de gaz méthane. De tels gisements se trouvent surtout en mer, le long du talus continental et à l'intérieur du permafrost dans diverses zones de la Sibérie, de l'Alaska et du nord de l'Europe. Voici le sentiment de quelques experts de ce secteur : "Si le réchauffement global dépassait certaines limites (3-4°C) et si la température des eaux côtières et du permafrost s'élevait, il pourrait y avoir une énorme émission, dans un temps court (quelques dizaines d'années), de méthane libéré par les hydrates rendus instables et cela donnerait lieu à un accroissement de l'effet de serre de type catastrophique. (...) au cours de la dernière année, les émissions de méthane à partir du sol suédois au nord du cercle polaire ont augmenté de 60% et que l'augmentation de température ces quinze dernières années est limitée en moyenne globale, mais est beaucoup plus intense (quelques degrés) dans les zones septentrionales de l'Eurasie et de l'Amérique (en été, le passage mythique au nord-ouest qui permet d'aller en bateau de l'Atlantique au Pacifique, s'est ouvert)." 2
Même sans cette "cerise sur le gâteau", les prévisions élaborées par des instances reconnues au niveau international comme l'Agence IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change) de l'ONU et le MIT (Massachussets Institute of Technology) de Boston, annoncent déjà, pour le siècle en cours, une augmentation de la température moyenne qui va d'un minimum de 0.5°C à un maximum de 4.5°C, dans l'hypothèse où, comme cela se passe, rien ne bouge à un niveau significatif. De plus, ces prévisions ne tiennent même pas compte de l'émergence des deux nouvelles puissances industrielles, gloutonnes en énergie, que sont la Chine et l'Inde.
"Un réchauffement supplémentaire de quelques degrés centigrades provoquerait une évaporation plus intense des eaux océaniques, mais les analyses les plus sophistiquées suggèrent qu'il y aurait une disparité accentuée de la pluviosité dans différentes régions. Les zones arides s'étendraient et deviendraient encore plus arides. Les zones océaniques avec des températures de surface supérieures à 27°C, valeur critique pour la formation de cyclones, augmenteraient de 30 à 40%. Cela créerait des événements météorologiques catastrophiques en continu avec des inondations et des désastres récurrents. La fonte d'une bonne partie des glaciers antarctiques et du Groenland, l'augmentation de la température des océans, feraient monter le niveau de ces derniers (...) avec des entrées d'eaux salées dans beaucoup de zones côtières fertiles et la submersion de régions entières (Bengladesh en partie, beaucoup d'îles océaniques)." 3.
Nous n'avons pas la place ici de développer ce thème mais cela vaut la peine au moins de souligner le fait que le changement climatique, provoqué par l'accroissement de l‘effet de serre, même sans arriver à l'effet feed-back produit par la libération du méthane de la terre, risquerait tout autant d'être catastrophique car il produirait :
- une plus grande intensité des événements météorologiques, un lessivage plus grand des terrains par des pluies beaucoup plus fortes, entraînant une diminution de la fertilité, et le déclenchement de processus de désertification même dans des zones à climat moins tempéré, comme cela se produit déjà dans le Piémont (Italie).
- la création, en Méditerranée et dans d'autres mers jadis tempérées, des conditions environnementales favorables à la survie d'espèces marines tropicales, et donc à la migration d'espèces non autochtones, ce qui provoquerait des perturbations de l'équilibre écologique.
- le retour d'anciennes maladies, déjà éradiquées, comme la malaria, du fait de l'instauration de conditions climatiques favorables à la croissance et à la dissémination de leurs organismes vecteurs comme les moustiques, etc.
Un deuxième type de problème, typique de cette phase de la société capitaliste, est la production excessive de déchets et la difficulté qui s'ensuit à les traiter de façon adéquate. Si, récemment, la nouvelle de la présence de monceaux de déchets dans toutes les rues de Naples et de la Campanie a défrayé la chronique internationale, cela n'est dû qu'au fait que cette région du monde est encore considérée, tout compte fait, comme faisant partie d'un pays industriel et donc avancé. Mais le fait que les périphéries de nombreuses grandes villes des pays du Tiers Monde soient devenues elles-mêmes des décharges libres à ciel ouvert, est maintenant une réalité avérée.
Cette accumulation énorme de déchets est le résultat de la logique de fonctionnement du capitalisme. S'il est vrai que l'humanité a toujours produit des déchets, dans le passé ceux-ci étaient toujours réintégrés, récupérés et réutilisés. Il n'y a qu'aujourd'hui, avec le capitalisme, que les déchets deviennent un problème pour les rouages spécifiques du fonctionnement de cette société, des mécanismes tous basés sur un principe fondamental : tout produit de l'activité humaine est considéré comme une marchandise, c'est-à-dire quelque chose qui est destiné à être vendu pour réaliser le maximum de profit sur un marché où l'unique loi est celle de la concurrence. Cela ne peut que produire une série de conséquences néfastes :
1. La production de marchandises ne peut être planifiée dans l'espace et le temps du fait de la concurrence entre capitalistes ; elle suit donc une logique irrationnelle, selon laquelle chaque capitaliste tend à élargir sa propre production pour vendre à plus bas prix et réaliser son profit, ce qui conduit à des excédents de marchandises non vendues. Par ailleurs, c'est justement cette nécessité de vaincre la concurrence et d'abaisser les prix qui conduit les producteurs à diminuer la qualité des produits manufacturés, ce qui fait que leur durée de vie se réduit de façon drastique et qu'ils se transforment plus rapidement en déchets ;
2. Une production aberrante d'emballages et de conditionnements, souvent à partir de substances toxiques, non dégradables, s'accumule dans l'environnement. Ces emballages qui, souvent, n'ont aucune utilité sinon celle de rendre la marchandise plus attrayante pour les acquéreurs éventuels, représentent presque toujours une part prédominante, au niveau du poids et du volume, par rapport au contenu de la marchandise vendue. On estime qu'aujourd'hui, un sac de poubelle non trié, en ville, est à moitié rempli par du matériel provenant des emballages.
3. La production de déchets est accentuée par les nouveaux styles de vie inhérents à la vie moderne. Manger hors de chez soi, dans un self-service, dans des assiettes en plastique et boire de l'eau minérale en bouteille en plastique, est dorénavant devenu le quotidien de centaines de millions de personnes dans le monde entier. De même, l'utilisation de sacs plastique pour faire ses courses est une commodité à laquelle presque personne n'échappe. Tout cela n'arrange pas l'environnement évidemment mais arrange bien le porte-monnaie du gérant du self-service qui économise la main d'œuvre nécessaire au nettoyage de conditionnements non jetables. Le gérant du supermarché ou même le commerçant de quartier y trouve son compte, le client pouvant acheter ce qu'il veut à tout moment, même s'il n'avait pas prévu de le faire, parce que un sachet est prêt à lui servir d'emballage. Tout cela conduit à une augmentation considérable de la production de déchets dans le monde entier, avoisinant le kilo par jour par citoyen, soit à des millions ... de tonnes de déchets divers par jour !
On estime que, rien qu'en Italie, durant les 25 dernières années, à population égale, la quantité de déchets a plus que doublé grâce aux emballages.
Le problème des déchets est l'un de ceux que tous les politiciens pensent pouvoir résoudre mais qui, en fait, rencontre des obstacles insurmontables dans le capitalisme. De tels obstacles ne sont cependant pas liés à un manque de technologie, au contraire, mais, une fois de plus, à la logique selon laquelle cette société est gérée. En réalité, la gestion des déchets, pour les faire disparaître ou en réduire la quantité générée, est, elle aussi, soumise à la loi du profit. Même lorsque le recyclage et la réutilisation de matériaux, via le tri sélectif, sont possibles, tout cela requiert des moyens et une certaine capacité politique de coordination, laquelle fait en général défaut aux économies les plus faibles. C'est pour cela que dans les pays les plus pauvres et là où les activités des entreprises sont en déclin à cause de la crise galopante de ces dernières décennies, gérer les déchets constitue bien plus qu'une dépense supplémentaire.
Mais certains objecteront : si dans les pays avancés, la gestion des déchets fonctionne, cela veut dire que ce n'est qu'une question de bonne volonté, de sens civique et d'aptitude à la gestion de l'entreprise. Le problème, c'est que, comme dans tous les secteurs de la production, les pays les plus forts reportent sur les pays plus faibles (ou en leur sein, sur les régions les plus défavorisées économiquement) le poids d'une partie de la gestion de leurs déchets.
"Deux groupes d'environnementalistes américains, Basel Action Network et Silicon Valley Toxics, ont récemment publié un rapport qui affirme que de 50 à 80 % des déchets de l'électronique des Etats américains de l'ouest sont chargés dans des containers sur des bateaux en partance pour l'Asie (surtout l'Inde et la Chine) où les coûts de leur élimination sont nettement plus bas et les lois sur l'environnement moins sévères. Il ne s'agit pas de projet d'aide, mais d'un commerce de rejets toxiques que les consommateurs ont décidé de jeter. Le rapport des deux associations fait référence par exemple à la décharge de Guiyu, qui accueille surtout des écrans et des imprimantes. Les ouvriers de Guiyu utilisent des instruments de travail rudimentaires pour en extraire les composants destinés à être vendus. Une quantité impressionnante de rejets électroniques n'est pas recyclée mais est simplement abandonnée à ciel ouvert dans les champs, sur les berges des fleuves, dans les étangs, les marais, les rivières et les canaux d'irrigation. Parmi ceux qui travaillent sans aucune précaution, il y a des femmes, des hommes et des enfants". 4
"En Italie (...), on estime que les éco mafias ont un volume d'affaire de 26 000 milliards par an, dont 15 000 pour le trafic et l'élimination illégale des déchets (Rapport Ecomafia 2007, de la Lega Ambiente). (...) L'Office des douanes a confisqué environ 286 containers, avec plus de 9000 tonnes de rejets en 2006. Le traitement légal d'un container de 15 tonnes de rejets dangereux coûte environ 60 000 euros ; pour la même quantité, le marché illégal en Orient n'en demande que 5000. Les principales destinations des trafics illégaux sont de nombreux pays d'Asie en voie de développement ; les matériaux exportés sont d'abord travaillés e,t ensuite, réintroduits en Italie ou dans d'autres pays occidentaux, comme dérivés de ces mêmes déchets pour être destinés, en particulier, aux usines de matière plastique.
En juin 1992, la FAO (Food and Agricultural Organisation) a annoncé que les Etats en voie de développement, les pays africains surtout, étaient devenus une "poubelle" à la disposition de l'occident. La Somalie semble être aujourd'hui l'un des Etats africains le plus "à risque", un véritable carrefour d'échanges et de trafic de ce genre : dans un rapport récent, l'UNEP (United Nations Environment Programme) fait remarquer l'augmentation constante du nombre de nappes phréatiques polluées en Somalie, ce qui est la cause de maladies incurables dans la population. Le port de Lagos, au Nigeria, est l'escale la plus importante du trafic illégal de composants technologiques obsolètes envoyés en Afrique.
En mai dernier, le parlement panafricain (PAP) a demandé aux pays occidentaux un dédommagement pour les dégâts provoqués par l'effet de serre et le dépôt de rejets sur le continent africain, deux problèmes qui, selon les autorités africaines, sont de la responsabilité des pays les plus industrialisés du monde.
Chaque année dans le monde, on produit de 20 à 50 millions de tonnes de "balayures électroniques" ; en Europe, on parle de 11 millions de tonnes dont 80 % finissent à la décharge. On estime que vers 2008, on comptera dans le monde au moins un milliard d'ordinateurs (un pour six habitants) ; vers 2015, il y en aura plus de deux milliards. Ces chiffres représenteront un nouveau danger gravissime au niveau de l'élimination des produits de technologie obsolètes". 5
Comme nous l'avons dit plus haut, le report du problème des déchets vers les régions défavorisées existe aussi à l'intérieur d'un même pays. C'est justement le cas pour la Campanie, en Italie, qui a défrayé la chronique internationale avec ses amas de déchets qui sont restés pendant des mois le long des rues. Mais peu savent que la Campanie, comme - au niveau international - la Chine, l'Inde ou les pays d'Afrique du Nord, est le réceptacle de tous les déchets toxiques des industries du nord qui ont transformé des zones agricoles fertiles et riantes, comme celle de Caserta, en l'une des zones les plus polluées de la planète. Malgré les diverses actions en justice qui se succèdent les unes aux autres, le massacre continue sans encombre. Ce ne sont pas la Camorra, la mafia, la pègre, qui provoquent ces dégâts, mais bien la logique du capitalisme. Tandis que la procédure officielle pour éliminer correctement un kilo de rejets toxiques représente une dépense qui peut être supérieure à 60 centimes, le même service coûte plus ou moins une dizaine de centimes quand on utilise des canaux illégaux. C'est ainsi que chaque année, chaque grotte abandonnée devient une décharge à ciel ouvert. Dans un petit village de la Campanie, où on va justement construire un incinérateur, ces matériaux toxiques, mélangés à de la terre pour les camoufler, ont été utilisés pour construire le soubassement d'un long boulevard "en terre battue". Comme le dit Saviano, dans son livre, qui est devenu un livre culte en Italie : "si les rejets illégaux gérés par la Camorra étaient regroupés, cela ferait une montagne de 14 600 mètres de haut, sur une base de trois hectares : la plus grande montagne qui ait jamais existé sur la terre". 6
Par ailleurs, comme nous le verrons plus en détail dans le prochain article, le problème des déchets est avant tout lié au type de production que développe la société actuelle. Au-delà du "jetable", le problème vient souvent des matériaux utilisés pour la fabrication des objets. Le recours à des matériaux synthétiques, le plastique en particulier, pratiquement indestructibles, pose d'immenses problèmes à l'humanité de demain. Et cette fois, il ne s'agit même pas de pays riches ou pauvres parce que le plastique est non dégradable dans n'importe quel pays du monde, comme cet extrait d'article le met en évidence :
"On l'appelle le Trash Vortex, l'île des déchets de l'Océan Pacifique, qui a un diamètre d'à peu près 2500 km, une profondeur de 30 mètres et qui est composée à 80% de plastique et le reste par d'autres déchets qui arrivent de toutes parts. C'est comme s'il y avait une île immense au milieu du Pacifique, constituée de poubelles au lieu de rochers. Ces dernières semaines, la densité de ce matériau a atteint une valeur telle que le poids total de cette "île" de déchets atteint les 3,5 millions de tonnes explique Chris Parry de la Commission Côtière Californienne de San Francisco (...) Cette décharge incroyable et peu connue s'est formée à partir des années 50, suite à l'existence de la gyre subtropicale Pacifique nord, un courant océanique lent qui se déplace dans le sens des aiguilles d'une montre et en spirale, sous l'effet d'un système de courants à haute pression. (...). La majeure partie du plastique arrive des continents, 80% environ ; il n'y a que le reste qui provient des bateaux, privés commerciaux ou de pêche. On produit dans le monde environ 100 milliards de kilos de plastique par an, duquel grosso modo 10 % aboutit en mer. 70% de ce plastique finira par aller au fond des océans, causant des dégâts dans les populations de ces fonds. Le reste continue à flotter. La majeure partie de ces plastiques est peu biodégradable et finit par se fragmenter en minuscules morceaux qui aboutissent ensuite dans l'estomac de beaucoup d'animaux marins et causent leur mort. Ce qui reste ne se décomposera que dans des centaines d'années, provoquant pendant ce temps des dégâts dans la vie marine." 7
Une masse de déchets avec une étendue deux fois plus grande que celle des Etats-Unis ! Ils ne l'auraient vue que maintenant ? En vérité, non ! Elle a été découverte en 1997 par un capitaine de recherches océanographiques qui revenait d'une course de yacht et on apprend aujourd'hui qu'un rapport de l'ONU de 2006 "calculait qu'un million d'oiseaux de mer et plus de 100 000 poissons et mammifères marins meurent chaque année à cause des détritus de plastique et que chaque mile marin carré de l'océan contient au moins 46 000 fragments de plastique flottant". 8.
Mais qu'est ce qui a été fait pendant ces dix années par ceux qui tiennent les rênes de la société ? Absolument rien ! Des situations similaires, même si elles ne sont pas aussi dramatiques, sont d'ailleurs aussi à déplorer en Méditerranée, dans les eaux de laquelle on déverse chaque année 6,5 millions de tonnes de détritus, dont 80% sont du plastique, et sur les fonds de laquelle on arrive à compter environ 2000 morceaux de plastique au km2. 9
Et pourtant des solutions existent. Le plastique lorsqu'il est composé de 85% d'amidon de maïs est complètement biodégradable, par exemple. C'est déjà une réalité aujourd'hui : il existe des sachets, des crayons et différents objets fabriqués avec ce matériau. Mais, sous le capitalisme, l'industrie emprunte difficilement une route si celle-ci n'est pas la plus rentable, et comme le plastique à base d'amidon de maïs a un coût plus élevé, personne ne veut assumer les prix plus élevés du matériel biodégradable afin de ne pas se trouver évincé du marché. 10. Le problème, c'est que les capitalistes sont habitués à faire des bilans économiques qui excluent systématiquement tout ce qui ne peut être chiffré, parce qu'on ne peut ni le vendre ni l'acheter, même s'il s'agit de la santé de la population et de l'environnement. Chaque fois qu'un industriel produit un matériau qui, à la fin de sa vie, devient un déchet, les dépenses pour la gestion de ces déchets ne sont pratiquement jamais prévues et, surtout, ce qui n'est jamais prévu, ce sont les dégâts qu'implique la permanence de ce matériau sur la terre.
Il faut faire un autre constat sur le problème des déchets : c'est que le recours à des décharges ou même aux incinérateurs, représente un gaspillage de toute la valeur énergétique et des matériaux utiles que contiennent ces déchets. Il est prouvé, par exemple, que produire des matériaux comme le cuivre et l'aluminium, à partir de ce matériau recyclé représente une diminution des coûts de production qui peut dépasser les 90 %. De ce fait, dans les pays périphériques, les décharges deviennent une véritable source de subsistance pour des milliers de personnes qui ont quitté la campagne mais qui ne réussissent pas à s'intégrer dans le tissu économique des villes. On cherche dans les déchets ce qui pourrait être revendu :
"De véritables "villes poubelles" sont apparues. En Afrique, le bidonville de Korogocho à Nairobi - décrit à maintes reprises par le père Zanotelli - et ceux moins connus de Kigali au Rwanda ; mais aussi en Zambie, où 90 % des poubelles ne sont pas ramassées et s'accumulent dans les rues, tandis que la décharge d'Olososua au Nigéria accueille chaque jour plus de mille camions de déchets. En Asie, près de Manille, Payatas à Quezon City est tristement célèbre : ce bidonville où vivent plus de 25 000 personnes est apparu sur les pentes d'une colline de déchets, "la montagne fumante", où adultes et enfant se disputent les matériaux à revendre. Il y a aussi Paradise Village, qui n'est pas un village touristique, mais bien un bidonville qui a grandi sur un marécage où les inondations sont ponctuelles comme les pluies de mousson. Il y a encore Dumpsite Catmon, la décharge sur laquelle s'est construit le bidonville qui surplombe Paradise Village. En Chine, à Pékin, les décharges sont habitées par des milliers de gens qui recyclent les déchets non autorisés, tandis que l'Inde, avec ses taudis métropolitains, est le pays qui a la plus grande densité de "survivants" grâce aux déchets". 11
Les contaminants sont des substances, naturelles ou synthétiques, qui sont toxiques pour l'homme et/ou pour le monde vivant. A côté de substances naturelles présentes depuis toujours sur notre planète et utilisées de différentes façons par la technologie industrielle, parmi lesquelles les métaux lourds, l'amiante, etc., l'industrie chimique en a produit des dizaines de milliers d'autres et en quantité... industrielle. Le manque de connaissance concernant la dangerosité de toute une série de substances et, surtout, le cynisme du capitalisme, ont provoqué des désastres inimaginables, créant une situation environnementale qui sera difficile à restaurer, une fois la classe dominante actuelle éliminée.
Un des épisodes les plus catastrophiques de l'industrie chimique a été sans conteste celui de Bhopal, en Inde, qui s'est produit entre le 2 et le 3 décembre 1984 dans l'usine de l'Union Carbide, multinationale chimique américaine. Un nuage toxique de 40 tonnes de pesticides a tué, immédiatement et dans les années suivantes, au moins 16 000 personnes, causant des dommages corporels irrémédiables à un million d'autres. Les enquêtes successives ont alors révélé que, contrairement à l'entreprise du même type située en Virginie, dans celle de Bhopal aucune mesure de pression n'était effectuée et il n'y avait pas de système de réfrigération. La tour de refroidissement était temporairement fermée, les systèmes de sécurité n'étaient pas adaptés à la dimension de l'usine. Mais la vérité, c'est que l'usine indienne, avec sa main d'œuvre très peu coûteuse, représentait pour ses propriétaires américains un investissement net à revenu exceptionnel, ne nécessitant qu'un investissement réduit en capital fixe et variable...
Un autre événement historique a ensuite été celui de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986. "Il a été estimé que les émissions radioactives du réacteur 4 de Tchernobyl ont été d'environ 200 fois supérieures aux explosions de Hiroshima et Nagasaki mises ensemble. En tout, il y a eu des zones sérieusement contaminées dans lesquelles vivent 9 millions de personnes, entre la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie où 30 % du territoire est contaminé par le césium 137. Dans les 3 pays, 400 000 personnes environ ont été évacuées, alors que 270 000 autres vivent dans des zones où l'usage d'aliments produits localement est soumis à des restrictions". 12
Il y a eu encore, évidemment, des myriades de désastres environnementaux dus à la mauvaise gestion des usines ou à des incidents, comme les innombrables marées noires, parmi lesquelles celle provoquée par le pétrolier Exxon Valdez le 24 mars 1989, dont le naufrage sur la côte de l'Alaska a entraîné la fuite d'au moins 30 000 tonnes de pétrole, ou encore la Première Guerre du Golfe qui s'est achevée avec l'incendie des différents puits de pétrole et en un désastre écologique dû à la dispersion du pétrole dans le Golfe persique, le plus grave de l'histoire jusqu'à aujourd'hui. Plus généralement, on pense, selon l'Académie Nationale des Sciences des Etats-Unis, que la quantité d'hydrocarbures qui se perd chaque année en mer tournerait autour d'une moyenne de 3-4 millions de tonnes, avec une tendance à l'augmentation, malgré les différentes interventions préventives, du fait de l'accroissement continu des besoins.
En plus de l'action des contaminants qui, lorsqu'ils se trouvent à haute dose dans l'environnement, provoquent des intoxications aiguës, il existe un autre mécanisme d'intoxication, plus lent, plus discret, celui de l'empoisonnement chronique. De fait, une substance toxique absorbée lentement et à petites doses, si elle est chimiquement stable, peut s'accumuler dans les organes et les tissus des organismes vivants, jusqu'à atteindre des concentrations qui finissent par être létales. C'est ce que, du point de vue de l'écotoxicologie, on appelle la bioaccumulation. On trouve également à l'oeuvre un autre mécanisme à travers lequel une substance toxique se transmet le long de la chaîne alimentaire (le réseau trophique), des stades inférieurs à des stades trophiques supérieurs, en augmentant chaque fois sa concentration de deux ou trois ordres de grandeur. Pour être plus explicites, référons nous à un cas concret qui s'est produit en 1953 dans la baie de Minamata au Japon, baie où vivait une communauté de pêcheurs pauvres qui se nourrissaient essentiellement des produits de leur pêche. A proximité de cette baie, il y avait un complexe industriel qui produisait de l'acétaldéhyde, un composé chimique de synthèse dont la préparation nécessite l'emploi d'un dérivé du mercure. Les rejets en mer de cette industrie étaient légèrement contaminés par le mercure dont la concentration n'était pourtant que de l'ordre de 0,1 microgramme par litre d'eau de mer, c'est-à-dire une concentration qui, même avec les instruments bien plus sophistiqués disponibles aujourd'hui, est encore difficile à déceler. Quelle fut la conséquence de cette contamination apparemment à peine détectable ? 48 personnes moururent en quelques jours, 156 restèrent intoxiquées avec des conséquences graves et même les chats des pêcheurs, qui se nourrissaient eux-mêmes constamment de restes de poissons, finirent par se "suicider" en mer, comportement tout à fait inhabituel pour un félin. Qu'était-il arrivé ? Le mercure présent dans l'eau de mer avait été absorbé et fixé par le phytoplancton, s'était ensuite déplacé de ce dernier au zooplancton, puis aux petits mollusques et, à la suite, aux poissons de petite et moyenne taille, en suivant toute la chaîne trophique au sein de laquelle le même contaminant, chimiquement indestructible, se transmettait au nouvel hôte à une concentration croissante et inversement proportionnelle au rapport entre la taille du prédateur et la masse de nourriture ingérée pendant sa vie. On a ainsi découvert que chez les poissons, ce métal avait atteint une concentration de 50 mg/kilo, ce qui correspond à une concentration multipliée par plus de 500 000. On a découvert aussi que chez certains pêcheurs présentant le "syndrome de Minamata", il s'était produit une augmentation de la concentration du métal dans leurs organes et notamment leurs cheveux à hauteur de plus d'un demi gramme par kilo de ceux-ci.
Bien qu'au début des années 1960, le monde scientifique ait été conscient du fait que, en matière de substances toxiques, il ne suffit pas d'utiliser des méthodes de dilution dans la nature parce que, comme çà a été démontré, les mécanismes biologiques sont capables de concentrer ce que l'homme dilue, l'industrie chimique a continué à contaminer notre planète en long et en large et, cette fois, sans le prétexte de "on ne savait pas ce qui pouvait arriver". C'est ainsi qu'un second Minamata s'est produit beaucoup plus récemment à Priolo (Sicile), sur une bande de terre empoisonnée sur un rayon de quelques km2 par au moins 5 raffineries, où il est avéré que l'Enichem décharge illégalement le mercure de l'usine de production de chlore et de soude. Entre 1991 et 2001, 1000 enfants environ sont nés avec de gros handicaps mentaux et de sérieuses malformations aussi bien du cœur que de l'appareil urogénital, des familles entières présentaient des tumeurs et de nombreuses femmes désespérées ont été obligées d'avorter pour se libérer d'enfants monstrueux qu'elles avaient conçus. Et pourtant, l'épisode de Minamata avait déjà montré tous les risques du mercure pour la santé humaine ! Priolo n'est donc pas un phénomène imprévu, une erreur tragique, mais un acte de banditisme pur et simple, perpétué par le capitalisme italien et plus encore, par le "capitalisme d'Etat" que d'aucuns voudraient faire passer pour "plus à gauche" que le privé. En réalité, on a découvert que la direction de l'Enichem se comportait comme la pire des écomaffias : pour économiser les coûts de la "décontamination" (on parle de plusieurs millions d'euros économisés), les rejets contenant le mercure étaient mélangés avec d'autres eaux usées et rejetés en mer, sur des tombants ou enterrés. En plus, en faisant de faux certificats, on utilisait des citernes à double fond pour camoufler le trafic de déchets dangereux et tout à l'avenant ! Quand la justice s'est finalement remuée en arrêtant les dirigeants de cette industrie, la responsabilité était tellement évidente que l'Enichem a décidé de rembourser 11 000 euros par famille touchée, un chiffre équivalent à celui qu'elle aurait dû payer si elle avait été condamnée par le tribunal.
A côté des sources accidentelles de contaminants, c'est toute la société qui, du fait de son mode de fonctionnement, produit continuellement des contaminants qui vont s'accumuler dans l'air, les eaux et le sol et - comme on l'a déjà dit - dans toute la biosphère, y compris chez nous les humains. L'usage massif de détergents et d'autres produits a abouti à des phénomènes d'eutrophisation (enrichissement excessif) des fleuves, des lacs et des mers. Dans les années 90, la mer du Nord a reçu 6000-11 000 tonnes de plomb, 22 000-28 000 de zinc, 4200 de chrome, 4000 de cuivre, 1450 de nickel, 530 de cadmium, 1,5 million de tonnes d'azote combiné et quelques 100 000 tonnes de phosphates. Ces rejets, si riches en matériel polluant, sont particulièrement dangereux dans des mers qui se caractérisent par l'étendue de leur plateau continental (c'est-à-dire qu'elles sont peu profondes même au large), comme le sont justement la mer du Nord mais aussi la Baltique, la mer Adriatique au Sud, la mer Noire. En effet, la masse réduite d'eau marine, combinée avec la difficulté de mélange entre eaux douces des fleuves et eaux marines salées et denses, ne permet pas une dilution adéquate des contaminants.
Des produits de synthèse comme le fameux insecticide DDT, interdit dans les pays industrialisés depuis une trentaine d'années, ou encore les PCB (polychlorures de biphenyl), utilisés auparavant dans l'industrie électrique, interdits eux aussi de production parce que non conformes aux normes actuelles, tous pourvus d'une solidité chimique indescriptible, se retrouvent actuellement un peu partout, inaltérés, dans les eaux, les sols et ... les tissus des organismes vivants. Grâce encore à la bioaccumulation, ces matériaux se sont concentrés dangereusement dans quelques espèces animales dont ils provoquent la mort ou des perturbations de la reproduction, entraînant le déclin de la population. C'est dans ce contexte, naturellement, qu'on doit considérer ce qui est rapporté plus haut à propos des trafics de rejets dangereux qui, entreposés souvent de manière abusive dans des endroits où le milieu est dépourvu de toute protection, causent des dommages incalculables à l'écosystème et à toute la population de la région.
Pour terminer sur cette partie - mais de toute évidence, on pourrait encore rapporter des centaines et des centaines de cas concrets qui se présentent au niveau mondial - il faut aussi rappeler que c'est justement cette contamination diffuse du sol qui est responsable d'un phénomène nouveau et dramatique : la création de zones mortes, comme par exemple en Italie le triangle entre Priolo, Mellili et Augusta en Sicile - une zone où le pourcentage de bébés avec des malformations congénitales est de 4 fois supérieur à la moyenne nationale, ou encore l'autre triangle de la mort près de Naples entre Giuliano, Qualiano et Villaricca, zone où le nombre de cas de tumeurs est irrémédiablement supérieur à la moyenne nationale.
Le dernier exemple de phénomène global qui conduit le monde à la catastrophe est celui concernant les ressources naturelles qui, en partie, s'épuisent et, en partie, sont menacées par des problèmes de pollution. Avant de développer en détail ce phénomène, nous voulons souligner que des problèmes de ce type, le genre humain en a déjà rencontrés, à échelle réduite, avec des conséquences catastrophiques. Si nous sommes ici aujourd'hui à pouvoir en parler, ce n'est que parce que la région concernée par ce désastre ne représente encore qu'une petite partie de la terre. Citons ici quelques passages tirés d'un traité de Jared Diamond, Effondrement, qui concernent l'histoire de Rapa Nui, l'île de Pâques, fameuse pour ses grandes statues de pierre. On sait que l'île a été découverte par l'explorateur hollandais Jacob Roggeveen le jour de Pâques 1772 (d'où son nom) et il est admis aujourd'hui scientifiquement que l'île "était recouverte d'une forêt subtropicale épaisse, riche en gros arbres et arbres ligneux" et qu'elle était riche en oiseaux et bêtes sauvages. Mais, à l'arrivée des colonisateurs, l'impression qu'elle donnait était bien différente :
"Roggeveen se creusait la cervelle pour comprendre comment avaient été érigées ces énormes statues. Pour citer encore une fois son journal : les figures de pierre nous étonnaient grandement parce que nous ne réussissions pas à comprendre comment ce peuple, dépourvu de bois abondant et solide nécessaire pour construire un quelconque instrument mécanique, et complètement privé de cordes résistantes, avait été capable d'ériger des effigies de pierre hautes de 9 mètres (...). Au début, à une certaine distance, nous avions cru que l'île de Pâques était un désert, puis nous avons vu qu'il n'y avait que du sable et de l'herbe jaunie, du foin et des arbustes séchés et brûlés (...) Qu'était-il arrivé à tous les arbres qui devaient être là auparavant ? Pour sculpter, transporter et ériger les statues, il fallait beaucoup de gens, qui vivaient donc dans un milieu suffisamment riche pour subvenir à la subsistance (...) L'histoire de l'île de Pâques est le cas le plus éclatant de déforestation jamais vu dans le Pacifique, sinon dans le monde entier : tous les arbres ont été abattus et toutes les espèces arborées se sont éteintes". 13
"La déforestation a commencé très tôt, a atteint son point culminant dans les années 1400 et a été complète, à des dates différentes selon les zones, se concluant à la fin du XVIIème siècle. Les conséquences immédiates en ont été la perte de matières premières pour la construction de moais (les grandes statues, ndlr) et de canoës pour la navigation en haute mer. A partir de 1500, privés de canoës, les habitants de l'île ne purent plus chasser les dauphins et les thons.
La déforestation a appauvri l'agriculture en exposant le sol à l'action corrosive et de lessivage du vent et de la pluie, éliminant par ailleurs l'humus provenant des feuilles, des fruits et des arbres.
Le manque de protéines animales et la diminution des terres cultivables ont conduit à une mode de survie extrême : le cannibalisme. Dans la tradition orale des habitants de l'île revenait souvent le souvenir de cette façon de se nourrir. L'insulte typique portée à un ennemi était : la viande de ta mère est restée entre mes dents". 14.
"Du fait de leur isolement complet, les habitants de l'île de Pâques constituent un exemple éclatant de société qui s'autodétruit en exploitant ses ressources de manière excessive. (...) Le parallèle que l'on peut faire entre l'île de Pâques et le monde moderne est tellement évident qu'on en est glacé. Grâce à la globalisation, au commerce international, aux avions à réaction et à Internet, tous les pays sur terre partagent aujourd'hui leurs ressources et interagissent, comme les douze clans de l'île de Pâques, perdue dans l'Océan Pacifique, tout comme la terre est perdue dans l'espace. Quand les indigènes se sont trouvés en difficulté, ils n'ont pas pu s'enfuir ni chercher de l'aide en dehors de l'île, comme nous ne pourrons pas, nous, habitants de la terre, chercher du secours ailleurs si les problèmes devaient empirer. La faillite de l'île de Pâques, selon les plus pessimistes, pourrait nous indiquer quel va être le destin de l'humanité dans le futur proche." 15.
Ces éléments tiré en totalité du traité de Diamond nous alertent sur le fait que la capacité de l'écosystème Terre n'est pas illimitée et que, comme cela fut vérifié à un moment donné, sur une échelle réduite, pour l'île de Pâques, quelque chose de similaire peut se reproduire dans le futur proche si l'humanité ne sait pas administrer ses ressources de façon adéquate.
En vérité, nous pourrions faire immédiatement un parallèle au niveau de la déforestation, qui a lieu depuis les origines de la communauté primitive jusqu'à aujourd'hui à un niveau soutenu et qui continue à se développer malheureusement en détruisant les derniers poumons verts de la Terre, comme la forêt amazonienne. Comme on le sait, le maintien de ces zones vertes à la surface de la terre est important, non seulement pour préserver une série d'espèces animales et végétales, mais aussi pour assurer un bon équilibre entre le CO2 et l'oxygène (la végétation se développe en consommant du CO2 et en produisant du glucose et de l'oxygène).
Comme nous l'avons déjà vu à propos de la contamination par le mercure, la bourgeoisie connaît très bien les risques encourus, ainsi que le montre la noble intervention d'un scientifique du 19e siècle, Rudolf Julius Emmanuel Clausius, qui s'était exprimé sur le problème de l'énergie et des ressources de façon très claire, bien un siècle en avance sur les discours sur la soi-disant préservation de l'environnement : "Dans l'économie d'une Nation, il y a une loi qui est toujours valable : il ne faut pas consommer pendant une période plus que ce qui a été produit pendant cette même période. Pour cela, nous ne devrons consommer de combustible qu'autant qu'il est possible à celui-ci de se reproduire grâce à la croissance des arbres" 16
Mais si on en juge par ce qui se passe aujourd'hui, nous pouvons dire qu'on fait juste le contraire de ce que recommandait Clausius et nous nous précipitons directement dans la direction fatale de l'île de Pâques.
Pour affronter le problème des ressources de façon adéquate, il faut tenir compte aussi d'une autre variable fondamentale qui est la variation de la population mondiale :
"Jusqu'en 1600, la croissance de la population mondiale était tellement lente qu'on enregistrait une augmentation de 2-3 % par siècle : il a bien fallu 16 siècles pour que des 250 millions d'habitants au début de l'ère chrétienne, on passe à environ 500 millions. A partir de ce moment, et après, le temps de doublement de la population a diminué sans arrêt au point que, aujourd'hui, dans certains pays du monde, il se rapproche de la soi-disant "limite biologique" dans la vitesse de croissance d'une population (3-4 % par an). Selon l'ONU, on dépassera les 8 milliards d'habitants autour de 2025. (...) Il faut considérer les différences notables qu'on enregistre actuellement entre pays avancés, presque arrivés au "point zéro" de la croissance, et les pays en voie de développement qui contribuent à 90 % de l'accroissement démographique actuel. (...) En 2025, selon les prévisions de l'ONU, le Nigeria, par exemple, aura une population supérieure à celle des Etats-Unis et l'Afrique dépassera de trois fois l'Europe en nombre d'habitants. La surpopulation, combinée à l'arriération, l'analphabétisme et au manque de structures hygiéniques et de santé, représente sûrement un grave problème, pas seulement pour l'Afrique du fait des conséquences inévitables d'un tel phénomène à l'échelle mondiale. Il apparaît, de fait, un déséquilibre entre demande et offre de ressources disponibles, qui est dû aussi à l'utilisation d'environ 80 % des ressources énergétiques mondiales par les pays industrialisés.
La surpopulation comporte une forte baisse des conditions de vie du fait qu'elle diminue la productivité par travailleur et la disponibilité, par tête, d'aliments, d'eau potable, de services de santé et de médicaments. La forte pression anthropique actuelle conduit à une dégradation de l'environnement qui, inévitablement, se répercute sur les équilibres du système-terre.
Le déséquilibre, ces dernières années, va en s'accentuant : la population continue non seulement à croître de façon non homogène mais devient de plus en plus dense dans les zones urbaines." 17
Comme on le voit d'après ces quelques informations, l'accroissement de la population ne fait qu'exacerber le problème de l'épuisement des ressources, d'autant plus que comme le montre ce document, leur carence se rencontre surtout là où l'explosion démographique est la plus forte, ce qui laisse augurer pour le futur toujours plus de calamités touchant une multitude de personnes.
Commençons par examiner la première ressource naturelle par excellence, l'eau, un bien universellement nécessaire qui est aujourd'hui fortement menacé par l'action irresponsable du capitalisme.
L'eau est une substance qui se trouve en abondance à la surface de la terre (pour ne parler que des océans, des calottes polaires et eaux souterraines) mais une toute petite partie seulement est potable, celle qui se trouve confinée dans les nappes souterraines et dans quelques cours d'eau non pollués. Le développement de l'activité industrielle, sans aucun respect pour l'environnement, et la dispersion diffuse des rejets urbains ont pollué des parties importantes des nappes phréatiques qui sont le réservoir naturel des eaux potables de la collectivité. Cela a conduit, d'une part, à l'apparition de cancers et de pathologies de nature variée dans la population et, d'autre part, à la réduction croissante des sources d'approvisionnement d'un bien aussi précieux.
"A la moitié du XXIème siècle, selon les prévisions les plus pessimistes, 7 milliards de personnes dans 60 pays n'auront plus assez d'eau. Si les choses se passaient au mieux, cependant, il n'y aurait "que" deux milliards de personnes dans 48 pays qui souffriraient du manque d'eau. (...) Mais les données les plus préoccupantes dans le document de l'ONU sont probablement celles qui concernent les morts dues à l'eau polluée et les mauvaises conditions d'hygiène : 2,2 millions par an. De plus, l'eau est le vecteur de nombreuses maladies, parmi lesquelles la malaria qui tue chaque année environ un million de personnes". 18
La revue scientifique anglaise New Scientist, tirant les conclusions du symposium sur l'eau de Stockholm, de l'été 2004, établit que : "dans le passé, on a fait des dizaines de millions de puits, la plupart sans aucun contrôle, et les quantités d'eaux qui en sont extraites par de puissantes pompes électriques sont de loin supérieures aux eaux pluviales qui alimentent les nappes. (...) Pomper l'eau permet à beaucoup de pays de faire d'abondantes récoltes de riz et de sucre de canne (semences qui ont de grands besoins en eau pour pouvoir se développer, ndlr), mais le boom est destiné à peu durer (...). L'Inde est l'épicentre de la révolution des forages d'eau souterrain. En utilisant la technologie de l'industrie pétrolière, les petits cultivateurs ont foré 21 millions de puits dans leurs champs et le nombre augmente chaque année d'environ un million. (...) En Chine : dans les plaines du nord, où on produit la plus grande partie des produits agricoles, les cultivateurs extraient chaque année 30 km3 d'eau en plus de celle qui est amenée par les pluies (...). Dans la dernière décennie, le Vietnam a multiplié par quatre le nombre de puits. ( ...) Au Pendjab, région du Pakistan où on produit 90 % des ressources alimentaires du pays, les nappes phréatiques commencent à s'assécher" 19.
Si la situation est grave en général, et même très grave, dans des pays dits émergents comme l'Inde et la Chine, la situation est catastrophique et risque d'être un désastre à court terme.
"La sécheresse qui sévit dans la province du Sichuan et de Chongqing a entraîné des pertes au niveau économique, au moins 9,9 milliards de yuans, et des restrictions d'eau potable pour plus de 10 millions de personnes, alors que dans la nation toute entière, il y a au moins 18 millions de personnes qui manquent d'eau." 20
"La Chine est frappée par les pires inondations de ces dernières années, avec 60 millions de personnes concernées en Chine centrale et méridionale, au moins 360 morts et des pertes économiques directes qui atteignent déjà 7,4 milliards de yuans, 200 000 maisons détruites ou endommagées, 528 000 hectares de terres agricoles détruites et 1,8 million submergés. En même temps, la désertification progresse rapidement, concernant un cinquième des terres et provoquant des tempêtes de sable qui arrivent jusqu'au Japon. (...) Si la Chine centrale et méridionale souffrent d'inondations, au nord le désert continue à s'étendre, couvre désormais un cinquième des terres le long du cours supérieur du Fleuve Jaune, sur le haut plateau du Qinghai-Tibet et une partie de la Mongolie intérieure et du Gansu.
La population de la Chine représente environ 20 % de la population mondiale, mais il n'y a que 7% de terre cultivable.
Selon Wang Tao, membre de l'Académie chinoise des Sciences à Lanzhou, les déserts de Chine ont augmenté de 950 Km2 par an au cours de la dernière décennie. Chaque printemps, les tempêtes de sable s'abattent sur Pékin et toute le Chine septentrionale et atteignent la Corée du Sud et le Japon" 21
Tout cela doit nous faire réfléchir sur la puissance tant vantée du capitalisme chinois. En réalité, le développement récent de l'économie chinoise, plutôt que de revitaliser le capitalisme mondial sénescent, exprime bien l'horreur de son agonie avec ses villes dévastées par les brouillards (à peine masqués pour les derniers Jeux olympiques), ses cours d'eau qui s'assèchent et sont pollués et des ouvriers qui sont décimés par milliers dans les mines et dans des usines où les conditions de travail sont effroyables et dépourvues de toute exigence de sécurité.
Il y a beaucoup d'autres ressources en voie d'extinction et, pour terminer ce premier article, nous ne ferons qu'en souligner brièvement deux.
La première, on s'en doute, c'est le pétrole. Comme on le sait, c'est depuis les années 1970 qu'on parle de l'épuisement des réserves naturelles de pétrole, mais aujourd'hui, en 2008, il semble que l'on en soit vraiment arrivé à un pic de production de pétrole, le pic dit de Hubbert, c'est-à-dire le moment où nous aurons déjà épuisé et consommé la moitié des ressources naturelles de pétrole estimées par les différentes prospections géologiques. Le pétrole représente aujourd'hui à peu près 40% de l'énergie de base et environ 90 % de l'énergie utilisée dans les transports ; ses applications sont également importantes dans l'industrie chimique, en particulier pour la fabrication des fertilisants pour l'agriculture, des plastiques, des colles et des vernis, des lubrifiants et des détergents. Tout cela est possible parce que le pétrole a constitué une ressource à faible coût et apparemment sans limite. La modification de cette perspective participe dès à présent à en faire augmenter le prix, obligeant le monde capitaliste à se tourner vers des solutions de substitution moins onéreuses. Mais, une fois encore, la recommandation de Clausius de ne pas consommer en une génération plus que ce que la nature est capable de reproduire n'a aucun écho et le monde capitaliste est précipité dans une course folle à la consommation d'énergie, des pays comme la Chine et l'Inde en tête, brûlant tout ce qu'il y a à brûler, revenant au carbone fossile toxique pour produire de l'énergie et générant tout autour une pollution sans précédent.
Naturellement, même le recours "miraculeux" au soi-disant biodiesel a fait son temps et a montré toutes ses insuffisances. Produire du combustible à partir de la fermentation alcoolique d'amidon de maïs ou de produits végétaux oléagineux, non seulement ne permet pas de couvrir les besoins actuels du marché en combustible, mais fait surtout augmenter le prix des aliments, ce qui conduit à affamer les populations pauvres. Ceux qui sont avantagés, encore une fois, ce sont les entreprises capitalistes, comme les entreprises alimentaires qui se sont reconverties dans le business des biocarburants. Mais pour les simples mortels, cela signifie que de vastes zones de forêts sont abattues pour faire place aux plantations (des millions et des millions d'hectares). La production de biodiesel requiert effectivement l'utilisation de grandes étendues de terrain. Pour avoir une idée du problème, il suffit de penser qu'un hectare de terre cultivée en colza ou tournesol, ou autres semi-oléagineux, produit environ 1000 litres de biodiesel, qui peuvent faire marcher une automobile sur environ 10 000 km. Si nous faisons l'hypothèse qu'en moyenne les automobiles d'un pays parcourent 10 000 km par an, chaque voiture consommera tout le biodiesel produit par un hectare de terrain. Ca veut dire que pour un pays comme l'Italie, où circulent 34 millions de voitures, s'il fallait obtenir tout le carburant à partir de l'agriculture, il faudrait une surface cultivable de 34 millions d'hectares. Si nous ajoutons aux voitures les 4 millions de camions environ, qui ont des moteurs plus gros, la consommation serait double, et impliquerait une superficie d'à peu près 70 millions d'hectares, ce qui correspond à une surface presque deux fois plus grande que celle de la péninsule italienne, y compris les montagnes, les villes, etc.
Bien qu'on n'en parle pas de la même manière, un problème analogue à celui des combustibles fossiles se pose naturellement à propos des autres ressources de type minéral, par exemple les minerais dont on extrait les métaux. Il est vrai que, dans ce cas, le métal n'est pas détruit par l'usage, comme c'est le cas pour le pétrole ou le gaz méthane, mais l'incurie de la production capitaliste finit par disperser à la surface de la terre et dans les décharges des quantités significatives de métaux, ce qui fait que l'approvisionnement en métaux va lui aussi, tôt ou tard, s'épuiser. L'usage, entre autre, de certains alliages et multi stratifiés, rend encore plus ardue l'éventuelle entreprise de récupération d'un matériel "pur".
L'ampleur du problème est révélée par des estimations selon lesquelles, en l'espace de quelques décennies, les ressources suivantes seront épuisées : uranium, platine, or, argent, cobalt, plomb, manganèse, mercure, molybdène, nickel, étain, tungstène et zinc. Il s'agit manifestement de matériaux pratiquement indispensables à l'industrie moderne et leur pénurie pèsera gravement sur le proche avenir. Mais il y a aussi d'autres matières qui ne sont pas inépuisables : le calcul a été fait qu'il y a encore de disponible (dans le sens où il est possible économiquement de les extraire) 30 milliards de tonnes de fer, 220 millions de tonnes de cuivre, 85 millions de tonnes de zinc. Pour avoir une idée des quantités, il suffit de penser que pour amener les pays les plus pauvres au niveau des pays avancés, il faudrait 30 milliards de tonnes de fer, 500 millions de cuivre, 300 millions de zinc, c'est-à-dire carrément plus que ce que toute la planète Terre pourrait nous offrir.
Face à cette catastrophe annoncée, il faut se demander si le progrès et le développement doivent nécessairement se conjuguer avec la pollution et la perturbation de l'écosystème Terre. Il faut se demander si de tels désastres sont à attribuer à la mauvaise éducation des hommes ou à quelque chose d'autre. C'est ce que nous verrons dans le prochain article.
Ezechiele (août 2008)
1 Manifeste [1575] adopté par le 9e Congrès du CCI en juillet 1991.
2 G. Barone et al., Il metano e il futuro del clima, in Biologi Italiani, n° 8 de 2005.
3 idem
4 G. Pellegri, Terzo mondo, nueva pattumiera creata dal buonismo tecnologico, voir http:/www.caritas-ticino.ch/rivista/elenco%20rivista/riv_0203/08%20-%20Terzo%m... [1576]
5 Vivere di rifiuti, http:/www.scuolevi-net:scuolevi/valdagno /marzotto/mediateca.nsf/9bc8ecfl790d... [1577]
6 Roberto Saviano, Gomorra, Viaggio nell'impero economico e nel sogno di dominio della camorra, Arnoldo Montaldi, 2006.
7 La Repubblica on-line, 29/10/2007
8 La Repubblica, 6/02/2008. Rien qu'aux Etats Unis, plus de 100 milliards de sacs plastique sont utilisés, 1,9 milliards de tonnes de pétrole sont nécessaires pour les produire, la plupart d'entre eux finissent par être jetés et mettent des années à se décomposer. La production américaine de quelques 10 milliards de sacs plastique requiert l'abattage d'environ 15 millions d'arbres.
9 Voir l'article Mediterraneo, un mare di plastica, in La Repubblica du 19 Juillet 2007.
10 Il n'est pas exclu naturellement que le renchérissement vertigineux du pétrole auquel nous assistons depuis la fin de l'année dernière ne remette en discussion l'usage de cette matière première pour la production de matière plastique synthétique non biodégradable, provoquant dans le futur proche une conversion à la nouvelle foi écologique chez ces entrepreneurs vigilants, vigilants pour sauvegarder leurs propres intérêts.
11 R. Troisi : la discarica del mondo luogo di miseria e di speranza nel ventunesimo secolo. villadelchancho.splinder.com/tag/discariche+del+mondo
12 Voir l'article : "Alcuni effetti collaterali dell'industria, La chimica, la diga e il nucleare".
13 Jared Diamond, Collasso, edizione Einaudi
14 Tiré des Archives Historiques de la Nouvelle Gauche "Marco Pezzi", Ancora su petrolio e capitalismo. diligander.libero.it/alterantiveinfo/petrolio_criticaeconflitto_giugno2006.pdf
15 Jared Diamond, Colasso, edizione Einaudi
16 R.J.E Clausius (1885), né à Koslin (Prusse et aujourd'hui en Pologne) en 1822 et mort à Bonn en 1888.
17 Associazione Italiana Insegnanti Geografia, La crescita della popolazione.
www.aiig.it/Un%20quaderno%20per%l [1578]'ambiente/offline/crescita-pop.htm
18 G. Carchella, Acqua : l'oro blu del terzo millenario, su "Lettera 22, associazione indipendente di giornalisti". www.lettera22.it/showart.php?id=296&rubrica=9 [1579]
19 "Asian Farmers sucking the continent dry [1580]", 28 août 2004, Newscientist.
20 PB, Cina : oltre 10 milioni di persone assetate dalla siccità, Asianews,
www.asianews.it/index.php?l=it&art=6977 [1581]
21 La Cina stretta tra le inondazioni e il deserto che avanza, 18/08/2006, in Asianews. www.asianews.it/index.php?l=it&art=9807 [1582]
Dans le n° 133 [1585] de la Revue internationale nous avons commencé à ouvrir à l'extérieur de notre organisation un débat ayant lieu au sein de celle-ci et portant sur l'explication de la période de prospérité des années 1950 et 60, une exception dans la vie du capitalisme depuis la Première Guerre mondiale. Nous en avions alors posé les termes, le cadre, et présenté les principales positions en présence. Nous publions ci-dessous une nouvelle contribution à cette discussion.
Cette contribution vient en soutien à la thèse qui avait été présentée sous le titre "Le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste", faisant essentiellement découler la demande solvable durant la période considérée de la mise en place par la bourgeoisie des mécanisme keynésiens.
Dans un prochain numéro de notre revue paraîtra une réponse à cette contribution, en particulier concernant les facteurs déterminants de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence et la nature de l'accumulation capitaliste.
(pour des raisons techniques, les graphiques n'ont pu être insérés dans le texte. Ils sont accessibles en cliquant sur leur titre)
En 1952, nos ancêtres de la Gauche Communiste de France décidaient d'arrêter leur activité de groupe parce que : "La disparition des marchés extra-capitalistes entraîne une crise permanente du capitalisme (...) ...il ne peut plus élargir sa production. On verra là l'éclatante confirmation de la théorie de Rosa Luxemburg : le rétrécissement des marchés extra-capitalistes entraîne une saturation du marché proprement capitaliste. (...) En fait, les colonies ont cessé de représenter un marché extra-capitaliste pour la métropole, elles sont devenues de nouveaux pays capitalistes. Elles perdent donc leur caractère de débouchés. (...) la perspective de guerre ... tombe à échéance. Nous vivons dans un état de guerre imminente..." (1). Le paradoxe veut que cette erreur de perspective ait été énoncée à la veille des Trente glorieuses ! Dès lors, appréhender correctement "les causes de la période de prospérité consécutive à la Seconde Guerre mondiale", comme le titre l'article introductif à ce débat (n°133), ainsi que les enjeux posés par l'évolution actuelle du capitalisme, nécessite de dépasser "l'éclatante infirmation de la théorie de Rosa Luxemburg", et d'en revenir à "une compréhension plus ample et cohérente du fonctionnement et des limites du mode de production capitaliste". Telle était la conclusion que nous tirions dans le précédent numéro de cette revue, tel est l'objet de cet article. A cette fin, nous examinerons successivement (I.) quels sont les ressorts et contradictions internes au capitalisme ; (II.) une validation de ce cadre théorique pour les 60 dernières années ; (III.) les rapports que le capitalisme entretient avec sa sphère extérieure ; (IV.) l'obsolescence du mode de production capitaliste et les conditions de son dépassement ; (V.) et, dans ce cadre, le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste qui était à la base de la période de forte croissance d'après-guerre, ainsi que ses limites.
Comme toutes les autres sociétés d'exploitation, le capitalisme s'articule autour de l'appropriation de surtravail : "En étudiant le procès de production, nous avons vu que toute la tendance, tout l'effort de la production capitaliste consiste à s'accaparer le plus possible de surtravail..." (2). Cependant, cette appropriation va désormais bien au-delà de la seule satisfaction des besoins de la classe dominante, elle s'impose comme une contrainte pour sa survie : tout capital laissé en friche se dévalorise et est évincé du marché. Tel est le moteur de "...la tendance à l'accumulation, la tendance à agrandir le capital et à produire de la plus-value sur une échelle élargie. C'est là, pour la production capitaliste, une loi, imposée par les constants bouleversements des méthodes de production elles-mêmes, par la dépréciation du capital existant que ces bouleversements entraînent toujours, la lutte générale de la concurrence et la nécessité de perfectionner la production et d'en étendre l'échelle, simplement pour se maintenir et sous peine de disparaître" (3).
Contrairement aux sociétés antérieures, cette appropriation contient désormais une dynamique intrinsèque et permanente d'élargissement de l'échelle de production qui dépasse de loin la reproduction simple. En effet, l'aiguillon du profit, l'extraction du maximum de surtravail, ainsi que la nécessité permanente d'assurer la rentabilité du capital, contraignent chaque capitaliste à développer sa production, et donc, à générer une demande sociale croissante par l'embauche de nouveaux travailleurs et par le réinvestissement en moyens de production et de consommation supplémentaires : "retransformer sans cesse en capital la plus grande partie possible de la plus-value ou du produit net ! Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d'ordre de l'économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. (...) Assurément produire, produire toujours de plus en plus, tel est notre mot d'ordre..." (4). C'est une "fatalité historique" dira Marx.
Cette "tendance à agrandir le capital sur une échelle élargie" se matérialise au sein d'une succession de cycles plus ou moins décennaux où l'alourdissement périodique en capital fixe vient régulièrement infléchir le taux de profit et provoquer des crises : "A mesure que la valeur et la durée du capital fixe engagé se développent avec le mode de production capitaliste, la vie de l'industrie et du capital industriel se développe dans chaque entreprise particulière et se prolonge sur une période, disons en moyenne dix ans. (...) ... ce cycle de rotations qui s'enchaînent et se prolongent pendant une série d'années, où le capital est prisonnier de son élément fixe, constitue une des bases matérielles des crises périodiques" (5).
Lors de chacune de ces crises, faillites et dépréciations de capitaux recréent les conditions d'une reprise qui élargi les marchés et le potentiel productif : "Les crises ne sont jamais que des solutions momentanées et violentes qui rétablissent pour un moment l'équilibre troublé (...) La stagnation survenue dans la production aurait préparé - dans les limites capitalistes - une expansion subséquente de la production. Ainsi le cycle aurait été, une fois de plus, parcouru. Une partie du capital déprécié par la stagnation retrouverait son ancienne valeur. Au demeurant, le même cercle vicieux serait à nouveau parcouru, dans des conditions de production amplifiées, avec un marché élargi, et avec un potentiel productif accru" (6).
Le graphique ci-dessous illustre parfaitement tous les éléments de ce cadre théorique d'analyse élaboré par Marx : la dizaine de cycles à la hausse et à la baisse du taux de profit est chaque fois ponctué par une crise (récession) :
Graphique n°1 : Etats-Unis (1948-2007) : taux de profit par trimestre et récessions [1586] (7)
Marx avait déjà identifié sept cycles de son vivant, la IIIème Internationale seize (8), et les gauches à celle-ci complèteront ce tableau durant l'entre-deux-guerres (9). Avec la dizaine d'autres depuis la seconde guerre mondiale, plus de deux siècles d'accumulation capitaliste ont été rythmés par une petite trentaine de cycles et de crises.
Par sa dynamique intrinsèque d'élargissement, le capitalisme génère en permanence la demande sociale qui est à la base du développement de son propre marché. Cependant, Marx nous a aussi montré que ses contradictions internes restreignent périodiquement ce même marché (la demande finale) par rapport à la production : "Alors que les forces productives s'accroissent en progression géométrique, l'extension des marchés se poursuit tout au plus en progression arithmétique" (10). Telle est la base matérielle et récurrente de cette trentaine de cycles et de crises de surproduction dont il nous faut maintenant examiner la genèse.
Extraire un maximum de surtravail se cristallisant en une quantité croissante de marchandises constitue ce que Marx appelle "le premier acte du procès de production capitaliste". Ensuite, ces marchandises doivent être vendues pour transformer ce surtravail en plus-value accumulable en vue du réinvestissement : c'est "le deuxième acte du procès". Chacune de ces deux étapes contient ses propres contradictions et limites. En effet, bien que s'influençant mutuellement, l'acte premier est surtout aiguillonné par le taux de profit, et le second dépendant des diverses tendances qui restreignent la demande finale (le marché) : "Dès que la quantité de surtravail qu'on peut tirer de l'ouvrier est matérialisée en marchandises, la plus-value est produite. Mais avec cette production de la plus-value, c'est seulement le premier acte du procès de production capitaliste, du procès de production immédiat qui s'est achevé. Le capital a absorbé une quantité déterminée de travail non payé. A mesure que se développe le procès qui se traduit par la baisse du taux de profit, la masse de plus-value ainsi produite s'enfle démesurément. Alors s'ouvre le deuxième acte du procès. La masse totale des marchandises, le produit total, aussi bien la portion qui remplace le capital constant et le capital variable que celle qui représente de la plus-value, doivent être vendues. Si cette vente n'a pas lieu ou n'est que partielle, ou si elle a lieu seulement à des prix inférieurs aux prix de production, l'ouvrier certes est exploité, mais le capitaliste ne réalise pas son exploitation en tant que telle : cette exploitation peut s'allier pour le capitaliste à une réalisation seulement partielle de la plus-value extorquée ou à l'absence de toute réalisation et même aller de pair avec la perte d'une partie ou de la totalité de son capital" (11).
Marx nous montre bien ici que la production n'engendre pas automatiquement une demande finale (un marché) à la hauteur de celle-ci : "La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à mesure des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables..." (12). Ce décalage périodique entre la production et les marchés découle des lois de l'économie capitaliste qui, spontanément, conduit à une dynamique insuffisante de la demande solvable.
Or, de quoi dépend ce deuxième acte du circuit de l'accumulation (les "conditions de réalisation de la production", ou la grandeur de la demande solvable, c'est-à-dire des marchés) ? Marx nous en fournit les trois paramètres principaux :
a) Des capacités de consommation de la société, capacités restreintes car réduites par les rapports antagoniques de répartition du surtravail (c'est-à-dire la lutte de classe) : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société" (13).
b) Des limites imposées par le processus d'accumulation qui réduit la demande lorsque le taux de profit s'infléchit : insuffisance de plus-value extraite par rapport au capital engagé entrainant un frein dans les investissements et les embauches de nouvelles forces de travail. En retour, ceci a pour conséquence de déprimer encore plus fortement la demande finale : "La limite du mode de production se manifeste dans les faits que voici : 1° Le développement de la productivité du travail engendre, dans la baisse du taux de profit, une loi qui, à un certain moment, se tourne brutalement contre ce développement et doit être constamment surmontée par des crises" (14)
c) Des défauts de réalisation du produit total lorsque les proportionnalités entre les branches de la production ne sont pas respectées : en effet, les disproportionnalités entre branches productives rendent la réalisation du produit total incomplète (15).
Autrement dit, l'on peut résumer ce qui conditionne principalement la demande finale par les deux grands facteurs suivants :
A) Le développement de la production et de ses contradictions (b et c) : Durant la première moitié du cycle décennal d'accumulation, le capitalisme élargit sa propre demande finale par l'embauche de travailleurs et le réinvestissement en nouveaux moyens de production et de consommation : "Les limites de la consommation sont élargies par la tension du procès de reproduction lui-même ; d'une part, celle-ci augmente la dépense du revenu par les ouvriers et les capitalistes ; d'autre part, elle est identique à la tension de la consommation productive" (16). Ensuite, durant la seconde moitié, comme nous l'avons expliqué ci-dessus, les disproportionnalités entre les branches de production, et l'infléchissement du taux de profit engendrent une restriction de cette demande finale.
B) Les lois de répartition du surtravail entre le capital et le travail (a) : La seconde source des crises de surproduction plonge ses racines dans la tendance immanente du capitalisme à accaparer un maximum de plus-value, c'est-à-dire dans les "rapports de distribution antagoniques" du surtravail entre le capital et le travail, rapports qui dépendent de l'état de la lutte des classes, et qui ont pour résultat de relativement comprimer la demande finale : "la capacité de consommation de la société ... déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum" (17).
a) La double racine des crises : Marx a toujours souligné cette double nécessité pour le capitalisme, d'une part, de produire de façon suffisamment rentable - c'est-à-dire d'extraire suffisamment de surtravail - et, d'autre part, de réaliser celui-ci sur le marché. Que l'un ou l'autre de ces "deux actes" vienne à manquer, en tout ou en partie, et le capitalisme est alors confronté à des crises de surproduction : "L'essence de la production capitaliste implique donc une production qui ne tienne pas compte des limites du marché" (18).
b) Deux racines fondamentalement indépendantes : Le plus souvent, ces deux racines des crises se conjuguent. En effet, le niveau et la baisse récurrente du taux de profit influe sur la répartition de la plus-value, et inversement. Cependant, Marx insistera constamment sur l'idée que ces deux racines sont fondamentalement "indépendantes", "non théoriquement liées", "ne sont pas identiques" (19). Pourquoi ? Tout simplement parce que la production de profit et les marchés sont, pour l'essentiel, différemment conditionnés : "les conditions de l'exploitation immédiate ... n'ont pour limite que la force productive de la société", alors que "le marché" a pour limite "la capacité de consommation de la société", or, "cette capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum" (20). C'est pourquoi, Marx rejette catégoriquement toute théorie mono-causale des crises (21). Il est donc théoriquement erroné de faire strictement découler l'importance des marchés de l'évolution du taux de profit et inversement, il en va de même empiriquement comme nous le verrons ci-dessous (22).
c) Des temporalités différentes : De ceci découle que les temporalités de ces deux racines sont forcément différentes. La première contradiction (le taux de profit) plonge ses racines dans les nécessités d'accroître le capital constant au détriment du capital variable, sa temporalité est donc essentiellement liée aux cycles de rotation du capital fixe (plus ou moins décennaux en moyenne). La seconde (la contradiction contenue dans le rapport salarié) découle de l'enjeu autour de la répartition du surtravail, sa temporalité est donc avant tout fonction du rapport de force entre les classes qui porte sur de plus longues périodes (23). Encore une fois, précisons bien que ces deux temporalités se conjuguent mutuellement, puisque le processus d'accumulation influence le rapport de force entre les classes et inversement. Cependant, elles sont fondamentalement "indépendantes", "non identiques", "non théoriquement liées", car la lutte de classe n'est pas strictement liée aux cycles décennaux, ni ces derniers aux rapports entre les classes. C'est ce que nous allons maintenant vérifier par une validation empirique de ce cadre théorique d'analyse des crises élaboré par Marx.
La période allant de la seconde guerre mondiale à aujourd'hui constitue un bon exemple pour valider empiriquement le cadre théorique d'analyse des crises de surproduction développé par Marx, et aussi de ses trois implications majeures concernant la racine double des crises, leurs caractères indépendants, et leurs temporalités différentes. En effet, les tenants de la mono-causalité des crises par la baisse du taux de profit sont incapables d'expliquer pourquoi l'accumulation et la croissance ne redémarrent pas, alors que ce taux ne fait que remonter depuis plus d'un quart de siècle ! Inversement, les tenants de la mono-causalité par la saturation des marchés ne peuvent expliquer cette remontée, puisque ces derniers n'ont fait que se restreindre jusqu'à leur "total épuisement" aujourd'hui (Revue n°133) ... ce qui alors devrait se traduire par un taux de profit égal à zéro ! Tout ceci se lit et se comprend aisément sur les deux graphiques d'évolution du taux de profit (n°1 et n°3). Nous pouvons clairement y distinguer la succession des cycles plus ou moins décennaux reliés à la dynamique du taux de profit, ainsi que les grandes tendances d'évolution à moyen terme de ce dernier : de 1945 à 1965 où il est stabilisé à un haut niveau, de 1965 à 1982 où il décline, et de 1982 à aujourd'hui où il remonte. La compréhension de ces trois évolutions renvoie surtout à la contradiction découlant de la moindre dynamique de la demande par rapport à la production.
Nous expliquerons plus avant dans ce texte comment, durant les Trente glorieuses, le capitalisme a momentanément pu assurer cette double contrainte consistant à devoir produire avec profit, et à vendre toutes ses marchandises produites. Cependant, dans les pays de l'OCDE, cette configuration commence à s'épuiser, dès la fin des années 60 (24), suite à un infléchissement des gains de productivité qui entraine le taux de profit à la baisse (25). En effet, ce dernier chutera de moitié entre 1969 et 1982 (cf. graphique n°3). L'épuisement de cette longue période de forte croissance économique au lendemain de la seconde guerre mondiale est donc fondamentalement le produit d'un retournement à la baisse du taux de profit. La dégradation du climat économique durant toutes ces années (1969-82) résulte alors, avant tout, de cette baisse de la rentabilité des entreprises (26) ! C'est donc la contrainte du profit qui n'est plus assurée, alors que la régulation de la demande finale fonctionne encore largement compte-tenu du maintien des mécanismes d'indexation des salaires et de soutien à la demande (27).
Dès lors, le rétablissement du taux de profit ne pourra plus se faire grâce à un redressement des gains de productivité, puisque c'est la chute de ceux-ci qui avaient infléchi l'évolution du taux de profit. Seule l'augmentation du taux de plus-value, par des compressions salariales et un accroissement de l'exploitation, allait permettre de le faire. Ceci impliquait une inévitable dérégulation des mécanismes clés assurant la croissance de la demande finale durant les Tente glorieuses (cf. infra). Cet abandon a commencé au début des années 1980 et s'illustre, notamment, par la diminution constante de la part des salaires dans le total de la richesse produite :
Graphique n°2 : Evolution de la part salariale dans le total de la richesse produite : G7, Europe, France [1587] (28)
Globalement donc, durant les années 70, c'est la contradiction ‘taux de profit' qui pèse sur le fonctionnement du capitalisme, alors que la demande finale était toujours assurée. Ce sera exactement l'inverse ensuite. Après 1982, le taux de profit est spectaculairement rétabli, mais au prix d'une compression drastique de la demande finale (des marchés) : essentiellement de la masse salariale (cf. graphique n°2), mais aussi des investissements (dans une moindre mesure), puisque le taux d'accumulation est resté à l'étiage (cf. graphique n°3).
Dès lors, nous pouvons maintenant comprendre pourquoi la dégradation économique se poursuit toujours, et ce, malgré un taux de profit rétabli : c'est la compression de la demande finale (salaires et investissements) qui explique que, malgré un spectaculaire redressement de la rentabilité des entreprises, l'accumulation et la croissance n'ont pu redémarrer (29). Cette réduction drastique de la demande finale engendre une atonie des investissements en vue de l'élargissement, la poursuite des rationalisations par rachats et fusions d'entreprises, un déversement des capitaux en friche dans la spéculation financière, une délocalisation à la recherche de main d'œuvre bon marché, ... ce qui déprime encore plus la demande finale (30).
Quand au rétablissement de cette dernière, elle n'est guère possible dans les conditions présentes, puisque c'est de sa baisse que dépend l'accroissement du taux de profit (31) ! Depuis 1982, dans un contexte de rentabilité retrouvée des entreprises, c'est donc la temporalité ‘restriction des marchés solvables' qui joue le rôle principal à moyen terme pour expliquer le maintien d'une atonie de l'accumulation et de la croissance, même si les fluctuations du taux de profit peuvent encore jouer un rôle majeur à court terme dans le déclenchement des récessions comme l'illustre très bien les graphiques n°1 et n°3 :
Graphique n°3 : Profit, accumulation et croissance économique dans la Triade (USA, Europe et Japon) : 1961-2006 [1588] (32)
Tout ceci vient pleinement confirmer le cadre théorique d'analyse élaboré par Marx, ainsi que les trois conséquences majeures qui en découle : (1) la double racine des crises de surproduction ; (2) l'indépendance relative entre la production de profit et les marchés ; (3) et la temporalité différente de ces deux dynamiques.
De tout ce que Marx a développé (et que nous avons trop brièvement résumé) découle le fait que le capitalisme est un système foncièrement expansif : "Il faut donc que le marché s'agrandisse sans cesse, si bien que ses connexions internes et les conditions qui le règlent prennent de plus en plus l'allure de lois de la nature indépendantes des producteurs et échappent de plus en plus à leur contrôle. Cette contradiction interne cherche une solution dans l'extension du champ extérieur de la production. Mais plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation" (33). Or, toutes les dynamiques et limites du capitalisme dégagées par Marx ne l'ont été qu'en faisant abstraction de ses rapports avec sa sphère extérieure (non capitaliste). Il nous faut donc maintenant comprendre quelle est la place et l'importance de cet environnement dans le cours de son développement. En effet, historiquement, le capitalisme est d'abord né et s'est développé dans le cadre de rapports sociaux féodaux. C'est progressivement qu'il développera sa base marchande, puis capitaliste.
Né dans un environnement non-capitaliste par définition, le capitalisme ne pouvait qu'établir d'importants liens avec celui-ci pour l'obtention des moyens matériels à son accumulation, et pour l'écoulement de ses marchandises. De 1500 à 1825 (34), le capitalisme s'est abondamment nourri de cet environnement dans le cadre de son accumulation primitive : comme source de profits (pillages divers, importation de métaux précieux, etc.), de marchés (ventes de ses marchandises, commerce triangulaire, etc.), et de main d'œuvre.
Une fois ses bases assurées après trois siècles d'accumulation primitive, cet environnement lui a cependant encore fourni toute une série d'opportunités tout au long de sa phase ascendante (1825-1914). D'une part, en ce qui concerne ses profits : (a) par l'exportation de capitaux ; (b) l'obtention de surprofits ; (c) et un "surprofit par escroquerie" comme l'appelait Marx (35). D'autre part, comme exutoire pour la vente de ses marchandises en surproduction. Enfin, comme source de main d'œuvre (36). C'est l'ensemble de ces raisons qui explique la curée impérialiste durant le dernier tiers de sa phase ascendante (1880-1914 (37)). En ce sens, un tel environnement lui a servi, à la fois, de sources de profits, de milieu lui permettant d'atténuer la portée de ses crises (marchés), et de réservoir de main d'œuvre (38). Cependant, l'existence d'opportunités de régulations externes, à une partie de ses contradictions internes, ne signifie, ni qu'elles seraient les plus efficaces pour le développement du capitalisme, ni que ce dernier serait dans l'impossibilité structurelle de dégager des modes de régulations internes (comme le postule la théorie de Rosa Luxemburg) ! En effet, c'est d'abord et avant tout l'extension et la domination du salariat sur ses propres bases qui a progressivement permis au capitalisme de dynamiser sa croissance, et si les relations de diverses natures entre le capitalisme et sa sphère extra-capitaliste lui a bien offert toute une série d'opportunités, l'importance de ce milieu, et le bilan global des échanges avec lui, n'en constituaient pas moins un frein à sa croissance (39) ! L'épuisement de ces opportunités de régulations externes ouvrira la voie pour la recherche de régulations internes dont le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste en a constitué un exemple prototypique (cf. infra).
Ce formidable dynamisme d'extension interne et externe du capitalisme n'est cependant pas éternel. En effet, comme tout mode de production dans l'histoire, le capitalisme connaît aussi une phase d'obsolescence où ses rapports sociaux freinent le développement de ses forces productives : "...le système capitaliste devient un obstacle pour l'expansion des forces productives du travail. Arrivé à ce point, le capital, ou plus exactement le travail salarié, entre dans le même rapport avec le développement de la richesse sociale et des forces productives que le système des corporations, le servage, l'esclavage, et il est nécessairement rejeté comme une entrave" (40). C'est donc au sein des transformations et de la généralisation du rapport social de production salarié qu'il faut rechercher le caractère historiquement limité du mode de production capitaliste. Arrivé à un certain stade, l'extension du salariat et sa domination par le biais de la constitution du marché mondial, marquent l'apogée du capitalisme (41). Au lieu de continuer à puissamment éradiquer les anciens rapports sociaux et développer les forces productives, le caractère désormais obsolète du rapport salarié à tendance à figer les premiers, et freiner les seconds : il est toujours incapable d'intégrer en son sein une bonne partie de l'humanité, il engendre des crises, des guerres, et catastrophes d'ampleur croissante, et va jusqu'à menacer l'humanité de disparition.
Si la généralisation et la domination progressive du salariat ont dynamisé le capitalisme, elles ont aussi engendré une instabilité croissante où toutes ses contradictions s'expriment alors à pleine puissance. Ceci ne signifie pas que le salariat s'est implanté partout, loin de là, mais cela veut dire que le monde vit désormais au rythme de ses contradictions. La première guerre mondiale ouvre cette ère des crises majeures à dominante mondiale et salariale : (a) le cadre national est devenu trop étroit pour contenir les assauts des contradictions capitalistes ; (b) le monde n'offre plus assez d'opportunités ou d'amortisseurs lui permettant d'assurer une régulation externe à ses contradictions internes ; (c) à postériori, l'échec de la régulation instaurée durant les Trente glorieuses indique l'incapacité historique du capitalisme à trouver des ajustements internes à long terme à ses propres contradictions qui explosent alors avec une violence de plus en plus barbare.
Dans la mesure où elle est devenue un conflit planétaire, non plus pour la conquête, mais pour le repartage des sphères d'influence, des zones d'investissement, et des marchés, la première guerre mondiale marque définitivement l'entrée du mode de production capitaliste dans sa phase d'obsolescence. Les deux conflits mondiaux d'intensité croissante, la plus grande crise de surproduction de tous les temps (1929-1933), le formidable frein à la croissance des forces productives durant les Trente piteuses (1914-45), l'incapacité du capitalisme à intégrer en son sein une bonne partie de l'humanité, le développement du militarisme et du capitalisme d'Etat sur la planète entière, la croissance de plus en plus grande des frais improductifs, ainsi que l'incapacité historique du capitalisme à stabiliser en interne une régulation de ses propres contradictions, tous ces phénomènes matérialisent cette obsolescence historique du rapport social de production salarié qui n'a plus rien d'autre à offrir à l'humanité qu'une perspective de barbarie croissante (42).
Cependant, l'obsolescence historique du capitalisme ne signifie aucunement que ce dernier serait condamné à mourir de façon mécaniste lors d'un inéluctable effondrement catastrophique. En effet, les mêmes tendances et dynamiques qui se dégagent de l'analyse de Marx continuent de s'exercer, mais au sein d'un contexte général qui a profondément changé. Comme le disait Trotski parlant de la phase de décadence du capitalisme au 3ème congrès de l'Internationale Communiste : "Tant que le capitalisme n'aura pas été brisé par une révolution prolétarienne, il vivra les mêmes périodes de hausse et de baisse, il connaîtra les mêmes cycles (...) Les oscillations cycliques vont continuer, mais, en général, la courbe du développement capitaliste aura tendance à baisser et non pas à remonter". En effet, durant cette phase, toutes les contradictions économiques, sociales et politiques du capitalisme débouchent inévitablement à des niveaux toujours supérieures, soit sur des conflits sociaux qui posent régulièrement la question de la révolution, soit sur des déchirements impérialistes qui posent l'avenir même de l'humanité. Autrement dit, le monde entier est pleinement entré dans cette "ère des guerres et des révolutions" comme l'énonçait la troisième internationale.
Cette conception n'a donc rien à voir avec une vision catastrophiste ‘force-productiviste' : il n'existe pas de limites quantitatives qui seraient prédéfinies au sein des forces productives du capitalisme (que ce soit un pourcentage de taux de profit ou une quantité donnée de marchés extra-capitalistes), et qui détermineraient un point alpha précipitant le mode de production capitaliste dans la mort. Les limites des modes de production sont avant tout sociales, produites de leurs contradictions internes, et relatives à un état donné de la société. Elles résident au sein de leurs rapports sociaux, et dans la collision entre ces rapports devenus obsolètes et les forces productives. Il n'a jamais existé dans toute l'histoire de l'humanité de limites matérielles quantitativement prédéfinies aux modes de production telles que, à un moment donné, leurs ressorts seraient totalement épuisés et les précipiteraient dans un effondrement catastrophique. Dès lors, c'est le prolétariat qui abolira le capitalisme, et pas ce dernier qui mourra de lui-même par ses limites ‘objectives'.
Cette vision d'un effondrement catastrophique procède d'un matérialisme vulgaire et mécaniste, ainsi que d'un finalisme téléologique qui a déjà fait beaucoup de dégâts au sein du mouvement ouvrier. Elle a désarmé des générations entières de révolutionnaires, car c'est une vision qui fonde la conviction militante sur une base immédiatiste et ‘force-productiviste', au lieu d'une compréhension matérialiste, historique et dialectique de l'histoire. Toutes ces prévisions récurrentes de fin du monde se sont d'ailleurs systématiquement révélées vaines depuis près d'un siècle :
1) Catastrophisme luxemburgiste du KAPD (tendance Essen) au début du XXè siècle.
2) Faillite de nombreux groupes politiques oppositionnels à la IIIème Internationale prédisant la fin du capitalisme en 1929 sur des bases analogues.
3) Paralysie et dispersion de la Gauche italienne (Bilan) en 1940 suite à sa théorie catastrophiste sur l'économie de guerre.
4) Disparition de la Gauche Communiste de France (Internationalisme) prédisant la crise permanente et la 3ème guerre mondiale en 1952 sur la base de l'analyse de Rosa Luxemburg.
5) Multiples scissions chez les bordiguistes suite à la prévision de crise catastrophique en 1975 par Bordiga.
Tout ceci montre le danger qu'il y a à professer ce genre de vision fausse du matérialisme historique : elle désarme politiquement les générations futures. Le rejet de ces multiples erreurs à répétition dépend d'une claire vision de la dynamique et de la nature des limites des modes de production dans l'histoire. Une bonne compréhension de la parenthèse des Trente glorieuses dans le cours général du capitalisme obsolescent peut grandement nous y aider. Elle permettra de clarifier quelles sont les perspectives réellement contenues dans la situation présente de crise du capitalisme. Tel est l'objet de la suite de cet article.
Aucun révolutionnaire dans le passé n'aurait imaginé que le capitalisme serait encore sur pied un siècle après. Ainsi, en 1952, au moment même où le cadre théorique de nos ancêtres politiques de la Gauche Communiste de France les amenait à pronostiquer la "crise permanente du capitalisme (...) l'éclatante confirmation de la théorie de Rosa Luxemburg" et la "guerre imminente...", le capitalisme était à la veille de connaître ses Trente glorieuses ! En réalité, de tels phénomènes de reprises au cours de l'obsolescence d'un mode de production ne devraient pas surprendre les marxistes : une classe aux abois tente toujours de prolonger la survie de son système par tous les moyens. Tel fut le cas lors de la reconstitution de l'empire romain sous Charlemagne, ou de la constitution des grandes monarchies de l'Ancien Régime. Cependant, ce n'est pas parce qu'on se trouve dans un méandre qu'il faut en conclure que la rivière coule de la mer à la montagne ! Il en va de même pour les Trente glorieuses : la bourgeoisie a momentanément pu insérer une parenthèse de forte croissance dans le cours général de sa décadence.
En effet, la crise de 1929 aux Etats-Unis illustre bien toutes les caractéristiques spontanément prises par les crises économiques durant la phase d'obsolescence du capitalisme. Elle a montré qu'une économie dominée par le salariat est foncièrement instable : les contradictions du système capitaliste s'y expriment alors dans toute leur violence. On aurait donc pu s'attendre à ce qu'elle soit suivie de crises économiques de plus en plus rapprochées et de plus en plus violentes. C'est ce que tous les groupes révolutionnaires de l'époque pronostiquaient, mais il n'en fut rien. C'est que la situation avait notablement évolué : les processus productifs (fordisme), et les rapports de force entre les classes (et au sein de celles-ci), avaient notablement changé. De même, certaines leçons avaient été tirées par la bourgeoisie et ses divers représentants. Ainsi, aux Trente piteuses et aux affres barbares de la seconde guerre mondiale a succédé une bonne trentaine d'années de forte croissance, un quadruplement des salaires réels, le plein emploi, la mise en place d'un salaire social, et une capacité du système, non à éviter, mais à réagir aux crises cycliques. Comment tout cela fut-il possible ?
Désormais, en l'absence de possibilités significatives de régulation externe de ses contradictions, le capitalisme devra trouver une régulation interne à sa double contrainte : tant au niveau de ses profits, que de la demande solvable requise. Ainsi, le niveau et le taux de profit seront rendus possibles par le développement de forts gains de productivité du travail engendrés par la généralisation du fordisme dans le secteur industriel, c'est-à-dire la chaine de montage couplée avec le travail en trois équipes de huit heures. Tandis que les marchés où écouler cette énorme masse de marchandises seront garantis par divers systèmes indexant les salaires réels sur la productivité. Ceci permettra de faire augmenter la demande parallèlement à la production (cf. graphique n°4 ci-dessous). Autrement dit, en stabilisant la part salariale dans le total de la richesse produite, le capitalisme a pu éviter pour un temps "une surproduction qui provient justement du fait que la masse du peuple ne peut jamais consommer davantage que la quantité moyenne des biens de première nécessité, que sa consommation n'augmente donc pas au rythme de l'augmentation de la productivité du travail" (43).
Graphique n°4 : Salaires et productivité aux Etats-Unis [1589] (44)
Commentaire du graphique : Le parallélisme entre l'augmentation des gains de productivité et des salaires réels est quasi parfait depuis la seconde guerre mondiale jusqu'aux années 1970, et encore largement durant celles-ci. Le décalage deviendra patent et croissant à partir de 1982. Dans le fonctionnement du capitalisme depuis ses origines, c'est l'écart entre les deux courbes qui constitue la règle, et le parallélisme durant les Trente glorieuses l'exception. En effet, cet écart matérialise la tendance permanente du capitalisme à faire croître sa production (courbe supérieure de la productivité) au-delà de la croissance de sa demande solvable la plus importante : les salaires réels (courbe inférieure).
Compte-tenu des dynamiques spontanées du capitalisme (concurrence, compression des salaires, etc.), un tel système n'était viable que dans le cadre d'un capitalisme d'Etat contraignant qui a contractuellement garanti le respect d'une politique de tri-répartition des gains de productivité entre les profits, les salaires et les revenus de l'Etat (45).
Dans une société désormais dominée par le salariat qui impose, de fait, la dimension sociale dans toute politique menée par la bourgeoisie, ceci supposait également la mise en place de multiples contrôles économiques et sociaux de la classe ouvrière : salaire social, création et contrôle syndical accru, amortisseurs sociaux, etc. Ceci implique un développement sans précédant du capitalisme d'Etat afin de maintenir les contradictions désormais explosives du système dans les limites de l'ordre : prédominance de l'exécutif sur le législatif au niveau politique, croissance faramineuse de l'interventionnisme étatique au sein de l'économie (qui atteint près de la moitié du PNB dans les pays de l'Ocde), très fort contrôle social de la classe ouvrière, etc. C'est ce que nos ancêtres de la Gauche Communiste de France analysaient déjà (correctement cette fois) dans une étude toute entière consacrée au développement du capitalisme d'Etat durant la décadence du capitalisme : "Le salaire même est intégré à l'Etat. La fixation, à sa valeur capitaliste, en est dévolue à des organismes étatiques" (46).
De plus, cette régulation momentanée des contradictions internes du capitalisme dans le cadre national n'aurait pas pu fonctionner si elle n'avait pas été instaurée à l'échelle internationale (dans le cadre des pays de l'OCDE du moins). Ceci c'est déroulé au sein d'un contexte inter-impérialiste caractéristique de l'obsolescence du capitalisme, qui se marque par une polarisation extrême entre deux blocs antagoniques, tant sur le plan militaire (Otan <-> Pacte de Varsovie), qu'économique (Ocde <-> Comecon). Polarisation qui induira une très forte discipline au sein de chacun d'eux, y compris sur le plan économique par la mise en place d'organismes et de politiques structurelles d'intégration et règlements communs, mais sous la direction et en fonction des intérêts de chaque tête de bloc (USA et URSS).
Compte-tenu de l'ensemble conséquent de conditions requises au fonctionnement du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste (cf. supra), sa mise en place ne peut se réduire à une question technique, ou à un cocktail de recettes purement économiques. Elle requiert un ensemble de paramètres, et, notamment, une configuration particulière du rapport de force entre les classes (et au sein de chacune d'elles) qui permettent l'instauration et l'imposition d'un nouveau mode de régulation du capitalisme à toutes ses composantes, paramètres que nous allons brièvement évoquer au travers de la genèse et de la mise en place de ce système dans l'immédiat après-guerre.
Dès la défaite des troupes allemandes à Stalingrad (janvier 1943), gouvernements, représentants patronaux, et délégués syndicaux en exil à Londres discuteront intensément de la réorganisation de la société au lendemain d'une chute désormais inéluctable des forces de l'Axe. Le souvenir des affres des Trente piteuses (1914-45), la peur de mouvements sociaux à la fin de la guerre, les leçons tirées de la crise de 29, l'acceptation désormais très largement partagée de l'intervention étatique, et la bipolarisation de la guerre froide, constitueront autant d'éléments poussant toutes les fractions de la bourgeoisie à modifier les règles du jeu et à élaborer plus ou moins consciemment ce capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste qui sera pragmatiquement et progressivement implanté dans tous les pays développés (OCDE). Le partage des gains de productivité était d'autant plus facilement accepté par tous, (a) qu'ils s'accroissaient fortement, (b) que cette redistribution garantissait l'élargissement de la demande solvable en parallèle à la production, (c) qu'il offrait une paix sociale, (d) paix sociale d'autant plus facile à obtenir que le prolétariat sortait en réalité défait de la seconde guerre mondiale, et embrigadé derrière des partis et syndicats tous nationalistes et chauds partisans de la reconstruction dans le cadre du système, (e) mais qu'il garantissait aussi la rentabilité à long terme des investissements, (f) ainsi qu'un taux de profit stabilisé à un haut niveau.
Ce système a donc momentanément pu garantir la quadrature du cercle consistant à faire croître la production de profit et les marchés en parallèle dans un monde désormais largement dominé par la demande salariale (celle-ci s'est même élevée à plus ou moins 70% de la richesse produite à la fin des Trente glorieuses). L'accroissement assuré des profits, des dépenses de l'Etat, et de l'augmentation des salaires réels, a pu garantir la demande finale si indispensable au succès du bouclage de l'accumulation capitaliste. Le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste est la réponse que le système a pu temporairement trouver à l'actualité de ses crises à dominante mondiale et salariale si typiques de la phase historique d'obsolescence du capitalisme. Et pour cause, il a permis un fonctionnement autocentré du capitalisme, sans nécessités de délocalisations malgré les hauts salaires et le plein emploi, en se débarrassant de colonies n'ayant plus d'utilité économique que résiduelle, ainsi qu'en éliminant ses sphères extra-capitalistes agricoles internes dont il devra désormais subventionner l'activité plutôt qu'en tirer avantage.
Mais, comme les roses, la forte croissance ne durera que l'espace d'un matin. En effet, dès la fin des années 1960, et jusqu'à 1982, toutes les conditions qui ont fait son succès vont se dégrader, à commencer par le déclin progressif des gains de productivité qui seront globalement divisés par trois et qui entraineront toutes les autres variables économiques à la baisse. C'est donc bien l'infléchissement du taux de profit qui signale le retour des difficultés économiques comme le montrent clairement les graphiques n°1 et n°3. La dérégulation de pans significatifs du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste au début des années 1980 a été rendue nécessaire pour rétablir le taux de profit. Cependant, compte-tenu de la faiblesse structurelle des gains de productivité qui restent à l'étiage, ce rétablissement n'a pu se faire que par le bas, en comprimant la part salariale (cf. graphique n°2).
La régulation interne temporairement trouvée par l'instauration du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste n'avait donc aucune base éternelle. Pourtant, l'exigence qui avait nécessité la mise en place de ce système est toujours présente : le salariat est prépondérant dans la population active, le capitalisme doit donc impérativement trouver un moyen de stabiliser la demande finale pour éviter que sa compression ne se transforme en dépression. En effet, les investissements des entreprises étant également contraints avec la demande, il faut alors trouver d'autres moyens d'assurer la consommation. La réponse actuelle tient nécessairement dans le doublon : de moins en moins d'épargne, de plus en plus de dettes. A revenu constant, la baisse du taux d'épargne des ménages accroît la consommation sans bourse délier ; quant à la montée du taux d'endettement, elle augmente les dépenses de ces derniers sans passer par les hausses de salaires réels. Nous sommes donc en présence d'une formidable machine à fabriquer des bulles financières et à alimenter la spéculation. L'aggravation constante des déséquilibres n'est donc pas le résultat d'erreurs dans la conduite de la politique économique : elle est partie intégrante du modèle.
Cette descente aux enfers est d'autant plus inscrite dans la situation présente que les conditions pour un redressement des gains de productivité et un retour à leur tri-répartition ne sont socialement pas présentes, même si certains éléments sont techniquement là. En effet, compte-tenu du glissement progressif des besoins de la population vers des biens tertiaires et sociaux à productivité plus faible, le capitalisme a de plus en plus de mal à concilier la satisfaction de la demande avec ses propres critères de rentabilité. De même, la tendance au chacun pour soi consécutive au capitalisme d'Etat dérégulé, la remise en cause du rôle économiquement régulateur de l'Etat, les pressions sociales, etc. sont autant de facteurs qui n'offrent plus de contexte favorable à la réintroduction d'un système analogue aux Trente glorieuses. Ceci n'implique pas que le capitalisme va s'effondrer tout seul, mais qu'il ne peut perdurer que sous des formes régressives et de plus en plus barbares. Rien dans l'état actuel du rapport de force entre les classes, et de la concurrence inter-impérialiste archarnée au niveau international, ne laissent entrevoir une quelconque sortie possible : tout concourt à une inexorable descente aux enfers. Il revient donc aux révolutionnaires de contribuer à féconder les combats de classe qui surgiront inévitablement de plus en plus de cet approfondissement des contradictions du capitalisme.
C.Mcl
1 Internationalisme n° 46, 1952, revue de la Gauche Communiste de France (1942-52).
2 Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales, tome II : 621.
3 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258.
4 Marx, Le Capital, livre I, Éditions sociales, tome III : 36.
5 Marx, Le Capital, Livre II, La Pléiade II : 614.
6 Marx, Le Capital, Livre III, La Pléiade II : 1031 & 1037.
7 Les neufs récessions qui ponctuent la dizaine de cycles s'identifient sur le graphique n°1 par les groupes de traits qui s'étendent sur toute leur hauteur : 1949, 1954, 1958, 1960, 1970-71, 1974, 1980-81, 1991, 2001.
8 "L'alternance des crises et des périodes de développement, avec tous leurs stades intermédiaires, forme un cycle ou un grand cercle du développement industriel. Chaque cycle embrasse une période de 8, 9, 10, 11 ans. Si nous étudions les 138 dernières années, nous nous apercevrons qu'à cette période correspondent 16 cycles. A chaque cycle correspond par conséquent un peu moins de 9 ans" (Trotski, "Rapport sur la crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l'Internationale Communiste" : 3e congrès).
9 Lire en particulier l'étude de Mitchell dans Bilan n°10, intitulée justement "Crises et cycles dans le capitalisme agonisant", où il explique que "recommencer un cycle pour produire de la nouvelle plus-value reste le suprême objectif du capitaliste", et que "cette périodicité quasi mathématique des crises constitue un des traits spécifiques du syste capitaliste de production".
10 Engels, préface à l'édition anglaise (1886) du livre I du Capital, La Pléiade, Economie II : 1802.
11 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258.
12 Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales, tome II : 637.
13 Marx, Le Capital, Livre III, La Pléiade, Économie II : 1206. Cette analyse élaborée par Marx n'a évidemment strictement rien à voir avec la théorie sous-consommationniste des crises qu'il critique par ailleurs : "...on prétend que la classe ouvrière reçoit une trop faible part de son propre produit et que l'on pourrait remédier à ce mal en lui accordant une plus grande part de ce produit, donc des salaires plus élevés. Mais il suffit de rappeler que les crises sont chaque fois préparées précisément par une période de hausse générale des salaires, où la classe ouvrière obtient effectivement une plus grande part de la fraction du produit annuel qui est destiné à la consommation" (Marx, Le Capital, Livre II, La Pléiade, Économie II : 781).
14 Marx, Le Capital, livre III, La Pléiade II : 1041. Marx exprime cette idée dans de nombreux autres passages dans tout son ouvrage dont voici encore un exemple : "Surproduction de capital ne signifie jamais que surproduction de moyens de production ... une baisse du degré d'exploitation au-dessous d'un certain point provoque, en effet, des perturbations et des arrêts dans le processus de production capitaliste, des crises, voire la destruction de capital" (Marx, Le Capital, livre III, La Pléiade II : 1038).
15 Chacun de ces trois facteurs (a), (b) et (c) ont été identifié de la sorte dans la citation suivante de Marx : "Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne diffèrent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées. Les unes n'ont pour limite que la force productive de la société, les autres [(c)] les proportions respectives des diverses branches de production et [(a)] la capacité de consommation de la société. Or celle-ci n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites. [(b)] Elle est en outre limitée par la tendance à l'accumulation, la tendance à agrandir le capital et à produire de la plus-value sur une échelle élargie" (Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258).
16 Marx, Le Capital, livre III, Éditions sociales, tome 7, p. 144. De ceci découle que notre plateforme contient une première erreur théorique en affirmant que "...c'est dans ce monde non-capitaliste qu'il [le capitalisme] trouve les débouchés qui permettent son développement".
17 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I ; 257-258.
18 Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales, tome II : 621.
19 "En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l'extension de l'un ne correspond pas forcément à l'accroissement de l'autre" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Economie II : 489). Ou encore : "Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne différent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées" (Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I ; 257-258).
20 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I ; 257-258.
21 Toute idée de mono-causalité des crises de surproduction est d'autant plus importante à rejeter que leurs origines sont bien plus complexes et multiples chez Marx et dans la réalité : anarchie de la production, disproportionnalité entre les deux grands secteurs de l'économie, oppositions entre ‘capital de prêt' et ‘capital productif', disjonctions entre l'achat et la vente consécutives à la thésaurisation, etc. Néanmoins, les deux racines les plus amplement analysées par Marx, et aussi les plus effectives en pratique, sont bien celles que nous avons rappelées : la baisse du taux de profit et les lois de répartition du surtravail.
22 C'est pourquoi notre plateforme [1590] contient une seconde erreur théorique lorsqu'elle fait dépendre l'évolution du taux de profit de la grandeur des marchés : "De plus, la difficulté croissante pour le capital de trouver des marchés où réaliser sa plus-value, accentue la pression à la baisse qu'exerce sur son taux de profit l'accroissement constant de la proportion entre la valeur des moyens de production et celle de la force de travail qui les met en œuvre". Cette proposition est formellement infirmée par de multiples exemples durant l'histoire économique du capitalisme, et, en particulier, depuis un quart de siècle, puisque le taux de profit ne fait que remonter depuis 1982, alors que les marchés sont de plus en plus saturés !
23 Comme, par exemple, la longue phase de hausse progressive des salaires réels lors de la seconde moitié de la phase ascendante du capitalisme (1870-1914), durant les ‘Trente glorieuses' (1945-82), ou leurs baisses relatives - et même absolues - depuis lors (1982-2008).
24 Un peu plus tôt, vers le milieu des années 60, pour les États-Unis (cf. graphique n°1). Quand au Japon, son taux de profit ne s'infléchira à la baisse, à moyen terme, qu'une dizaine d'années plus tard.
25 Notre article sur la crise [1591] dans la Revue n°115, contient un graphique de l'évolution de la productivité du travail entre 1961 et 2003 pour le G6 (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie). Il montre très clairement l'antériorité de sa baisse sur toutes les autres variables qui évolueront à sa suite, ainsi que son maintien à un faible niveau depuis lors. Pour mémoire, rappelons au lecteur que la productivité du travail constitue, chez Marx, la variable clé de l'évolution du capitalisme, puisqu'elle n'est autre que l'inverse de la loi de la valeur, c'est-à-dire du temps de travail social moyen pour produire les marchandises.
26 Il va de soi qu'une crise de rentabilité abouti forcément à un état endémique de surproduction, tant de capitaux que de marchandises. Cependant, ces phénomènes de surproduction étaient subséquents et faisaient l'objet de politiques de résorptions, tant par les acteurs publics (quotas de production, restructurations, etc.) que privés (fusions, rationalisations, rachats, etc.).
27 Durant les années 70, la classe ouvrière subira la crise essentiellement sous les formes d'une dégradation de ses conditions de travail, de restructurations et licenciements, et donc, d'une croissance spectaculaire du chômage. Contrairement à la crise de 1929, ce chômage n'entraînera cependant pas de spirale récessive grâce à l'utilisation des amortisseurs sociaux keynésiens : allocations de chômage, indemnités de reconversion, préavis de licenciement, etc.
28 Source du graphique : M. Husson, hussonet.free.fr [1592]. Notons également la stabilité de cette part salariale durant les ‘Trente glorieuses', et sa hausse à la faveur de la poursuite des politiques d'indexation salariale - alors que la productivité du travail ralentissait brusquement - dans un contexte de reprise de la lutte des classes dès la fin des années 1960 et durant toutes les années 1970.
29 Le graphique n°3 nous indique que la croissance et l'accumulation oscillent entre 2% à 3% depuis 1982, alors qu'elles oscillaient deux fois plus fortement durant les belles années d'après-guerre (entre 4% à 6%), et plus spectaculairement encore pour certains grands pays comme l'Allemagne et le Japon.
30 De là le paradoxe ‘scandaleux' d'entreprises qui licencient, rationalisent, et restructurent, alors qu'elles font de faramineux profits.
31 En effet, la faiblesse des gains de productivité, la dérégulation des mécanismes keynésiano-fordistes, et le chacun pour soi, rendent cette remontée socio-économiquement et politiquement impossible à l'heure actuelle. Et ce, contrairement aux "Trente glorieuses" où l'augmentation de la productivité a permis de rendre compatible - dans le cadre d'un capitalisme d'Etat contraignant - la croissance parallèle des salaires et des profits (cf. infra).
32 Source du graphique : M. Husson, hussonet.free.fr [1592].
33 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258. Ceci n'est autre que ce qu'il énonçait déjà dans Le Manifeste : "Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s'incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations (...) Le bas prix de ses marchandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine... Elle contraint toutes les nations, sous peine de courir à leur perte, d'adopter le mode de production bourgeois ; elle les contraint d'importer chez elles ce qui s'appelle la civilisation, autrement dit : elle en fait des nations de bourgeois. En un mot, elle crée un monde à son image. La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination de la ville" (La Pléiade I : 165).
34 "...l'ère capitaliste ne date que du XVIe siècle. (...) La révolution qui allait jeter les premiers fondements du régime capitaliste eut son prélude dans le dernier tiers du XVe siècle et au commencement du XVIe" (Marx, La Pléiade I : 1170, 1173) ; "...ce n'est qu'avec la crise de 1825 que s'ouvre le cycle périodique de sa vie moderne" (Marx, Postface à la seconde édition allemande du Capital, La Pléiade I : 553).
35 "Le profit peut être obtenu également par escroquerie dans la mesure où l'un gagne ce que l'autre perd. La perte et le gain à l'intérieur d'un pays s'égalisent. Il n'en va pas de même entre plusieurs pays. ...trois journées de travail d'un pays peuvent s'échanger contre une journée d'un autre pays. La loi de la valeur subit ici des modifications essentielles. Ou bien, de même qu'à l'intérieur d'un pays du travail qualifié, du travail complexe, se rapporte à du travail non qualifié, simple, de même les journées de travail des différents pays peuvent se rapporter mutuellement. Dans ce cas, le pays riche exploite le pays pauvre, même si ce dernier gagne dans l'échange..." (Marx, Theorien über den Mehrwert, vol. III : 279-280). Ou encore : "On peut avoir la même situation vis-à-vis du pays où l'on expédie et d'où l'on reçoit des marchandises ; celui-ci fournissant plus de travail matérialisé in natura qu'il n'en reçoit, et malgré tout obtenant la marchandise à meilleur marché qu'il ne pourra la produire lui-même. Tout comme le fabricant qui, utilisant une invention nouvelle avant sa généralisation, vend à meilleur marché que ses concurrents et néanmoins au-dessus de la valeur individuelle de sa marchandise, c'est-à-dire met en valeur, comme surtravail, la productivité spécifiquement supérieure du travail qu'il emploie. Il réalise de la sorte un surprofit" (Marx, Le Capital, livre III, Editions sociales, tome VI : 250).
36 Quoique le renouvellement endogène de la classe ouvrière (reproduction naturelle et volant du chômage) prenait progressivement le pas sur ses sources externes (exode rural, etc.).
37 Ici, il faut clairement distinguer deux notions trop souvent confondues : les rapports que le capitalisme entretient avec son milieu extérieur, d'une part, et l'impérialisme, d'autre part. Ce dernier constitue une des formes que ces rapports peuvent prendre, mais c'est loin d'être la seule, et l'impérialisme peut se manifester dans bien d'autres domaines que dans le cadre de ces rapports.
38 Il n'existe pas de mécanismes univoques et atemporels qui détermineraient les rapports entre le capitalisme et sa sphère extérieure (comme la recherche de surprofits ou la conquête de marchés extra-capitalistes). Chaque régime d'accumulation rythmant le développement historique du capitalisme engendre des rapports spécifiques avec sa sphère extérieure : du mercantilisme des pays de la péninsule ibérique, au capitalisme autocentré durant les Trente glorieuses, en passant par le colonialisme de l'Angleterre victorienne, il n'existe pas de rapports uniformes entre le cœur et la périphérie du capitalisme, mais un mélange successif de rapports qui tous trouvent leurs ressorts spécifiques dans ces différentes nécessités internes à l'accumulation du capital. C'est pourquoi, l'article introductif à ce débat paru dans le numéro précédant de cette revue (mais aussi tous nos textes de base) commet une grosse erreur théorique en reprenant la définition beaucoup trop restrictive de l'impérialisme donnée par Rosa Luxemburg. En effet, selon cette définition, tous les conflits entre grandes puissances, pour d'autres raisons que la lutte pour des marchés extra-capitalistes, ne rentreraient pas dans cette caractérisation d'impérialistes !
39 Au XIXe siècle, là où les marchés coloniaux interviennent le plus, TOUS les pays capitalistes NON-coloniaux ont connu des croissances nettement plus rapides que les puissances coloniales (71% plus rapide en moyenne). Ce constat est en réalité valable pour toute l'histoire du capitalisme : "en comparant les taux de croissance pour le XIXe siècle, il apparaît qu'en règle générale les pays non coloniaux ont connu un développement économique plus rapide que les puissances coloniales. (...) Cette règle reste en grande partie valable au XXe siècle" (Paul Bairoch, "Mythes et paradoxes de l'histoire économique", p. 111). Ceci s'explique aisément pour plusieurs raisons sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici. Signalons simplement, qu'en règle générale, toute vente de marchandise sur un marché extra-capitaliste sort du circuit de l'accumulation, et donc, tend à freiner cette dernière. En quelque sorte, tout comme la vente d'armement profite au capitaliste individuel, mais correspond à une perte sèche pour le capital global (car ce type de marchandise n'est pas réinsérée dans le circuit de l'accumulation), la vente de marchandises à l'extérieur du capitalisme pur permet bien aux capitalistes individuels de réaliser leurs marchandises, mais elle freine l'accumulation globale du capitalisme, car cette vente correspond à une sortie de moyens matériels du circuit de l'accumulation. Dès lors, notre plateforme contient une troisie erreur théorique et factuelle lorsqu'elle affirme que la prospérité du capitalisme serait due aux débouchés extra-capitalistes : "Le capitalisme se développe dans un monde non-capitaliste, et c'est dans ce monde qu'il trouve les débouchés qui permettent ce développement. Mais en généralisant ses rapports à l'ensemble de la planète et en unifiant le marché mondial, il a atteint un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19e siècle".
40 Marx, Grundrisse (Manuscrits de 1857-58), La Pléiade, Économie II : 272-273.
41 Dès lors, notre plateforme contient une quatrième erreur théorique en liant strictement l'avènement de la décadence du capitalisme à la saturation des marchés extra-capitalistes : "Le capitalisme se développe dans un monde non-capitaliste, et c'est dans ce monde qu'il trouve les débouchés qui permettent ce développement. Mais en généralisant ses rapports à l'ensemble de la planète et en unifiant le marché mondial, il a atteint un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19e siècle".
42 Sur toutes ces questions - qu'il est impossible de développer dans le cadre de cet article -, nous renvoyons le lecteur à nos deux séries d'articles sur ‘La décadence du capitalisme' parues dans les Revues Internationales n°54 [1593], 55 [1594], 56 [1547], et n°118 [1425], 119 [1426], 121 [1429] et 123. [1430]
43 Marx, Théories sur la plus-value, livre IV, Éditions sociales, tome 2 : 559-560.
44 Source : A. Parienty, Productivité, croissance, emploi, collection CIRCA, A. Colin 2005, p.94.
45 Certaines de ces idées étaient déjà développées il y a une vingtaine d'années dans notre article [1547] du n°56 de cette revue : "C'est également au cours de la seconde guerre mondiale que la bourgeoisie aux Pays-Bas planifie avec les syndicats la hausse progressive des salaires selon un coefficient qui est fonction de la hausse de la productivité tout en lui étant inférieure (...) C'est au cours de la seconde guerre mondiale, c'est-à-dire au somment de la défaite ouvrière qu'est conçu, discuté et planifié au sein des pays développés la mise en place du système actuel de sécurité sociale ... A la demande du gouvernement anglais, le député libéral Sir William Beveridge rédige un rapport, publié en 1942, qui servira de base pour édifier le système de sécurité sociale en GB mais inspirera également tous les systèmes de sécurité sociale des pays développés". Pourtant acceptées de publication, elles n'avaient ni été comprises, ni suscité de débat à l'époque.
46 Tiré de l'article publié dans Internationalisme n°46 (mai 1952) : L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective et rédigé par notre fondateur Marc Chirik (cf. Revue n°65 et 66 pour une évocation de son apport théorique et organisationnel dans le mouvement ouvrier).
A la fin de l'année 2008, plusieurs pays d'Europe ont été touchés simultanément par des mouvements massifs de la jeunesse scolarisée (étudiants et lycéens). En Grèce, les assemblées générales massives d'étudiants ont même évoqué un nouveau "Mai 68". En effet, ce ne sont pas seulement des jeunes qui se sont mobilisés contre les attaques du gouvernement et contre la répression de l'État policier, mais aussi plusieurs secteurs de la classe ouvrière en solidarité avec les jeunes générations. L'aggravation de la crise économique mondiale révèle de plus en plus la faillite d'un système qui n'a plus d'avenir à offrir aux enfants de la classe ouvrière. Mais ces mouvements sociaux ne sont pas seulement des mouvements de la jeunesse. Ils s'intègrent dans les luttes ouvrières qui se développent à l'échelle mondiale. La dynamique actuelle de la lutte de classe internationale, marquée par l'entrée des jeunes générations sur la scène sociale, confirme que l'avenir est bien entre les mains de la classe ouvrière. Face au chômage, à la précarité, à la misère et à l'exploitation, le vieux slogan du mouvement ouvrier "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous" est plus que jamais d'actualité.
L’explosion de colère et la révolte des jeunes générations prolétarisées en Grèce n’ont rien d’un phénomène isolé ou particulier. Elles plongent leurs racines dans la crise mondiale du capitalisme et leur confrontation à la répression violente met à nu la vraie nature de la bourgeoisie et de sa terreur d’État. Elles se situent dans la lignée directe de la mobilisation des jeunes générations sur un terrain de classe en France contre le CPE (Contrat Première Embauche) de 2006 et la LRU (Loi sur la Réforme de l’Université) de 2007 où les étudiants et les lycéens se reconnaissent avant tout comme des prolétaires révoltés contre leurs futures conditions d’exploitation. L’ensemble de la bourgeoisie des principaux pays européens l’a d’ailleurs bien compris en avouant ses craintes de contagion d’explosions sociales similaires face à l’aggravation de la crise. Ainsi, de façon significative, la bourgeoisie en France a fini par reculer en suspendant précipitamment son programme de réforme des lycées. D’ailleurs, le caractère international de la contestation et de la combativité étudiante et surtout lycéenne s’exprime déjà fortement.
En Italie, deux mois de mobilisation étudiante ont été ponctués par des manifestations massives qui se sont déroulées le 25 octobre et le 14 novembre derrière le slogan "Nous ne voulons pas payer pour la crise" contre le décret Gelmini contesté à cause des coupes budgétaires dans l’Éducation nationale et ses conséquences : notamment le non-renouvellement des contrats de 87 000 enseignants précaires et de 45 000 travailleurs de l’ABA (personnel technique employé par l’Éducation nationale) ainsi que face à la réduction des fonds publics pour l’université 1.
En Allemagne, le 12 novembre, 120 000 lycéens sont descendus dans les rues des principales villes du pays (avec des slogans tels que : "Le capitalisme, c’est la crise" comme à Berlin ou en assiégeant le parlement provincial comme à Hanovre).
En Espagne, le 13 novembre, des centaines de milliers d’étudiants ont manifesté dans plus de 70 villes du pays contre les nouvelles directives à l’échelle européenne (directives de Bologne) de la réforme de l’enseignement supérieur et universitaire généralisant la privatisation des facultés et multipliant les stages dans les entreprises.
La révolte notamment des jeunes générations de prolétaires face à la crise et à la détérioration de leur niveau de vie s’étend à d’autres pays : rien qu’en janvier 2009, Vilnius (Lituanie), Riga (Lettonie) et Sofia (Bulgarie) ont connu des mouvements d’émeutes durement réprimées par la police. Au Sénégal, en décembre 2008 des affrontements violents contre la misère croissante alors que les manifestants réclamaient une quote-part des fonds miniers exploités par Arcelor Mittal ont fait deux morts à Kégoudou, à 700 km au Sud-Est de Dakar. Au Maroc, 4000 étudiants de Marrakech s’étaient déjà révoltés début mai 2008 face à une intoxication alimentaire touchant 22 d’entre eux dans un restaurant universitaire. Suite à la répression violente du mouvement, arrestations, lourdes peines de prison et tortures se sont multipliées depuis lors.
Beaucoup d’entre eux se sont reconnus dans le combat des étudiants en Grèce.
L’ampleur de cette mobilisation face aux mêmes mesures de l’État n’a rien d’étonnant. La réforme du système éducatif entreprise à l’échelle européenne est à la base d’un conditionnement des jeunes générations ouvrières à un avenir bouché et à la généralisation de la précarité et du chômage.
Le refus et la révolte des nouvelles générations de prolétaires scolarisés face à ce mur du chômage et à cet océan de précarité que leur réserve le système capitaliste en crise suscitent également partout la sympathie des prolétaires, toutes générations confondues.
Les médias aux ordres de la propagande mensongère du capital n’ont pas cessé de chercher à déformer la réalité de ce qui s’est passé en Grèce depuis le meurtre par balle, le 6 décembre dernier, du jeune Alexis Andreas Grigoropoulos âgé de 15 ans. Ils ont présenté les affrontements avec la police comme le fait soit d’une poignée d’autonomes anarchistes et d’étudiants d'ultra-gauche issus de milieux aisés, soit de casseurs marginalisés. Ils n'ont cessé de diffuser en boucle à la télé des images d’affrontements violents avec la police et mettant surtout en scène des images d’émeutes de jeunes cagoulés faisant brûler des voitures, faisant voler en éclats des vitrines de boutiques ou de banques, voire des scènes de pillage de magasins.
C’est exactement la même méthode de falsification de la réalité que celle qu'on avait vue lors de la mobilisation anti-CPE de 2006 en France assimilée aux émeutes dans les banlieues de l’année précédente. C'est encore cette grossière méthode à laquelle on avait assisté lorsque les étudiants en lutte contre la LRU en 2007 en France avaient été assimilés à des "terroristes" et même à des "khmers rouges" !
Mais si le cœur des troubles a eu lieu dans le quartier universitaire grec, Exarchia, il est difficile aujourd'hui de faire avaler une telle pilule : comment ces mouvements de révolte seraient-ils seulement l’œuvre de bandes de casseurs ou d’activistes anarchistes alors qu’ils se sont étendus très rapidement comme une traînée de poudre à l’ensemble des principales villes du pays et jusque dans les îles (Chios, Samos) et les villes les plus touristiques comme Corfou ou en Crète comme à Héraklion ?
En fait, les révoltes se sont étendues à 42 préfectures de Grèce, même dans des villes où il n’y avait jamais eu de manifestation auparavant. Plus de 700 lycées et une centaine d’universités ont été occupés.
Toutes les conditions étaient réunies pour que le ras-le-bol d’une large partie des jeunes générations ouvrières prises d’angoisse et privées d’avenir éclate en Grèce qui est un concentré de l’impasse que le capitalisme réserve aux jeunes générations ouvrières : quand ceux qui sont appelés "la génération 600 euros" entrent dans la vie active, ils ont l’impression de se faire arnaquer. La plupart des étudiants doivent cumuler deux emplois par jour pour survivre et pouvoir poursuivre leurs études : ils en sont réduits à de petits boulots non déclarés et sous-payés, même en cas d’emplois davantage rémunérés ; une partie de leur salaire n’est pas déclarée, ce qui ampute ainsi leurs droits sociaux ; ils se retrouvent notamment privés de sécurité sociale ; leurs heures supplémentaires ne sont pas payées et ils sont incapables de quitter le domicile parental avant parfois l'âge de 35 ans faute de revenus suffisants pour pouvoir se payer un toit. 23 % des chômeurs en Grèce sont des jeunes (le taux de sans-emploi chez les 15-24 ans est officiellement de 25,2 %). Comme l’indique un article de presse en France 2: "Ces étudiants ne se sentent plus protégés par rien : la police les flingue, l’éducation les piège, l’emploi les lâche, le gouvernement leur ment". Le chômage des jeunes et leurs difficultés à entrer dans le monde du travail a ainsi créé et diffusé un climat d’inquiétude, de colère et d’insécurité généralisé. La crise mondiale est en train d’entraîner de nouvelles vagues de licenciements massifs. En 2009, est prévue une nouvelle perte de 100 000 emplois en Grèce, ce qui correspond à 5% de chômage supplémentaire. En même temps, 40% des travailleurs gagnent moins de 1100 euros brut et la Grèce connaît le taux le plus élevé de travailleurs pauvres des 27 États de l’UE : 14%.
Il n’y a d’ailleurs pas que les jeunes qui sont descendus dans la rue, mais aussi les enseignants mal payés et beaucoup de salariés, en proie aux mêmes problèmes, à la même misère et animés par le même sentiment de révolte. La brutale répression du mouvement, dont le meurtre de cet adolescent de 15 ans a été l’épisode le plus dramatique, n’a fait qu’amplifier cette solidarité où se mêle un mécontentement social généralisé. Comme le rapporte un étudiant, beaucoup de parents d’élèves ont été également profondément choqués et révoltés : "Nos parents ont découvert que leurs enfants peuvent mourir comme ça dans la rue, sous les balles d’un flic" 3 et ont pris conscience du pourrissement d’une société où leurs enfants n’auront pas le même niveau de vie qu’eux. Lors de maintes manifestations, ils ont été témoins des tabassages violents, des arrestations musclées, des tirs à balle réelle et à bras tendu des policiers antiémeutes (les MAT) avec leur arme de service.
Si les occupants de l’École Polytechnique, haut lieu de la contestation étudiante, ont dénoncé la terreur d’État, on retrouve cette colère contre la brutalité de la répression dans toutes les manifestations avec des slogans tels que : "Des balles pour les jeunes, de l’argent pour les banques." Plus clairement encore, un participant du mouvement a déclaré : "On n’a pas de job, pas d’argent, un État en faillite avec la crise, et tout ce qu’il y a comme réponse, c’est de donner des armes aux policiers." 4
Cette colère n’est pas nouvelle : les étudiants grecs s’étaient déjà largement mobilisés en juin 2006 contre la réforme des universités dont la privatisation entraînait l’exclusion des étudiants des milieux les plus modestes. La population avait aussi manifesté sa colère contre l’incurie du gouvernement lors des incendies de l’été 2007 qui avaient fait 67 morts, gouvernement qui n’a toujours pas indemnisé les nombreuses victimes qui avaient perdu leurs maisons ou leurs biens. Mais ce sont surtout les salariés qui s’étaient massivement mobilisés contre la réforme du régime des retraites début 2008 avec deux journées de grève générale très suivies en deux mois, avec des manifestations rassemblant chaque fois plus d’un million de personnes contre la suppression de la retraite anticipée pour les professions les plus pénibles et la remise en cause du droit des ouvrières de prétendre à la retraite dès 50 ans.
Face à la colère des travailleurs, la grève générale du 10 décembre encadrée par les syndicats a servi de son côté de contre-feu pour chercher à dévoyer le mouvement, PS et PC en tête, réclamant la démission du gouvernement actuel et des élections législatives anticipées. Cela n’est pas parvenu à canaliser la colère et à faire cesser le mouvement, malgré les multiples manœuvres des partis de gauche et des syndicats pour tenter d’enrayer la dynamique d’extension de la lutte et les efforts de toute la bourgeoisie et de ses médias pour isoler les jeunes des autres générations et de l’ensemble de la classe ouvrière en les poussant dans des affrontements stériles avec la police. Tout au long de ces journées et de ces nuits, les affrontements ont été incessants : les violentes charges policières à coups de matraques et de grenades lacrymogènes se sont traduites par des arrestations et des tabassages par dizaines.
Les jeunes générations d’ouvriers sont celles qui expriment le plus clairement le sentiment de désillusion et d’écœurement par rapport à un appareil politique ultra-corrompu. Depuis l’après-guerre, trois familles se partagent le pouvoir et depuis plus de trente ans, les dynasties des Caramanlis (à droite) et des Papandreou (à gauche) règnent sans partage en alternance sur le pays avec force pots-de-vin et scandales. Les conservateurs sont arrivés au pouvoir en 2004 après une période d’hyper-magouilles des socialistes dans les années 2000. Beaucoup rejettent l’encadrement d’un appareil politique et syndical totalement discrédité : "Le fétichisme de l’argent s’est emparé de la société. Alors les jeunes veulent une rupture avec cette société sans âme et sans vision." 5 Aujourd’hui, avec le développement de la crise, cette génération de prolétaires n’a pas seulement développé sa conscience d’une exploitation capitaliste qu’elle vit dans sa chair, elle exprime aussi sa conscience de la nécessité d’un combat collectif en mettant spontanément en avant des méthodes et une solidarité DE CLASSE. Au lieu de sombrer dans le désespoir, elle tire sa confiance en elle de son assurance d’être porteuse d’un autre avenir et déploie toute son énergie à s'insurger contre la pourriture de la société qui les entoure. Les manifestants revendiquent ainsi fièrement leur mouvement : "Nous sommes une image du futur face à une image très sombre du passé."
Si la situation n’est pas sans rappeler mai 68, la conscience des enjeux va bien au-delà.
Le 16 décembre, les étudiants investissent pendant quelques minutes la station de télévision gouvernementale NET et déploient sous les écrans une banderole proclamant : "Arrêtez de regarder la télé. Tout le monde dans les rues !" et lancent cet appel : "L’État tue. Votre silence les arme. Occupation de tous les édifices publics !". Le siège de la police antiémeutes d’Athènes est attaqué et un fourgon de cette police est incendié. Ces actions sont aussitôt dénoncées par le gouvernement comme une "tentative de renversement de la démocratie", et également condamnées par le PC grec (KKE). A Thessalonique, les branches locales du syndicat GSEE et de l’ADEDY, la Fédération des fonctionnaires, tentèrent de confiner les grévistes dans un rassemblement en face de la Bourse du travail. Les lycéens et les étudiants se montrèrent alors déterminés à emmener les grévistes en manifestation et ils y réussirent. 4000 étudiants et travailleurs défilèrent dans les rues de la ville. Déjà le 11 décembre, des militants de l’organisation étudiante du Parti communiste (PKS) tentèrent de bloquer les assemblées afin d’empêcher les occupations (Université du Panthéon, École de philosophie de l’Université d’Athènes). Leurs tentatives échouèrent alors que les occupations se développaient dans Athènes et le reste de la Grèce. Dans le quartier d’Ayios Dimitrios, la mairie est occupée avec une assemblée générale à laquelle ont participé plus de 300 personnes de toutes générations. Le 17, l’immeuble qui est le siège du principal syndicat du pays, la Confédération Générale des Travailleurs en Grèce (GSEE) à Athènes, est occupé par des travailleurs qui se proclament insurgés et invitent tous les prolétaires à venir faire de ce site un lieu d’assemblées générales ouvert à tous les salariés, aux étudiants et aux chômeurs.
Un scénario identique, avec occupation et AG ouvertes à tous, a également eu lieu à l’Université d’Économie d’Athènes et à l’École Polytechnique.
Nous publions la déclaration de ces travailleurs en lutte pour contribuer à rompre le "cordon sanitaire" médiatique mensonger qui encercle ces luttes et qui les présente comme de simples émeutes violentes animées par quelques jeunes casseurs anarchistes qui terroriseraient la population. Ce texte montre au contraire clairement la force du sentiment de solidarité ouvrière qui anime ce mouvement et fait le lien entre les différentes générations de prolétaires !
"Nous déterminerons notre histoire nous mêmes ou nous la laisserons être déterminée sans nous. Nous, travailleurs manuels, employés, chômeurs, intérimaires et précaires, locaux ou migrants, ne sommes pas des téléspectateurs passifs. Depuis le meurtre d’Alexandros Grigoropoulos le samedi 6 au soir, nous participons aux manifestations, aux affrontements avec la police, aux occupations du centre ville comme des alentours. Nous avons dû maintes et maintes fois quitter le travail et nos obligations quotidiennes pour descendre dans la rue avec les lycéens, les étudiants et les autres prolétaires en lutte.
NOUS AVONS DÉCIDÉ D’OCCUPER LE BÂTIMENT DE LA CONFÉDÉRATION GÉNÉRALE DES TRAVAILLEURS EN GRÈCE (GSEE)
Pour le transformer en un espace de libre expression et un point de rendez-vous pour les travailleurs.
Pour dissiper les mythes encouragés par les médias sur l’absence des travailleurs dans les affrontements, sur la rage de ces derniers jours qui ne serait l’œuvre que de quelques 500 “cagoulés”, “hooligans”, ou autres histoires farfelues, sur la présentation des travailleurs par les journaux télévisés comme des victimes de ces affrontements, et alors que la crise capitaliste en Grèce et dans le monde mène à des licenciements innombrables que les médias et leurs dirigeants considèrent comme un “phénomène naturel”.
Pour démasquer le rôle honteux de la bureaucratie syndicale dans le travail de sape contre l’insurrection, mais aussi d’une manière générale. La Confédération générale des travailleurs en Grèce (GSEE), et toute l’intégralité de la machinerie syndicale qui le soutient depuis des dizaines et des dizaines d’années, sape les luttes, négocie notre force de travail contre des miettes, perpétue le système d’exploitation et d’esclavage salarié. L’attitude de la GSEE mercredi dernier parle d’elle-même : la GSEE a annulé la manifestation des grévistes pourtant programmée, se rabattant précipitamment sur un bref rassemblement sur la place Syntagma, tout en s’assurant simultanément que les participants se disperseraient très vite, de peur qu’ils ne soient infectés par le virus de l’insurrection.
Pour ouvrir cet espace pour la première fois, comme une continuation de l’ouverture sociale créée par l’insurrection elle-même, espace qui a été construit avec notre contribution mais dont nous avons été jusqu’ici exclus. Pendant toutes ces années, nous avons confié notre destin à des sauveurs de toute nature, et nous avons fini par perdre notre dignité. Comme travailleurs, nous devons commencer à assumer nos responsabilités, et cesser de faire reposer nos espoirs dans des leaders “sages” ou des représentants “compétents”. Nous devons commencer à parler de notre propre voix, nous rencontrer, discuter, décider et agir par nous-mêmes. Contre les attaques généralisées que nous endurons. La création de collectifs de résistance "de base" est la seule solution.
Pour propager l’idée de l’auto-organisation et de la solidarité sur les lieux de travail, de la méthode des comités de luttes et des collectifs de base, abolir les bureaucraties syndicales.
Pendant toutes ces années, nous avons gobé la misère, la résignation, la violence au travail. Nous nous sommes habitués à compter nos blessés et nos morts - les soi-disant “accidents du travail”. Nous nous sommes habitués à ignorer que les immigrants, nos frères de classe, étaient tués. Nous sommes fatigués de vivre avec l’anxiété de devoir assurer notre salaire, de pouvoir payer nos impôts et de se garantir une retraite qui maintenant ressemble à un rêve lointain.
De même que nous luttons pour ne pas abandonner nos vies dans les mains des patrons et des représentants syndicaux, de même nous n’abandonnerons pas les insurgés arrêtés dans les mains de l’Etat et des mécanismes juridiques !
LIBÉRATION IMMÉDIATE DES DÉTENUS !
RETRAIT DES CHARGES CONTRE LES INTERPELLÉS !
AUTO-ORGANISATION DES TRAVAILLEURS !
GRÈVE GÉNÉRALE !
L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES TRAVAILLEURS DANS LES BATIMENTS LIBÉRÉS DE LA GSEE" 6
Dans la soirée du 17 décembre, une cinquantaine de bonzes et de gros bras syndicaux tentent de réinvestir les locaux mais ils s’enfuient devant les renforts d’étudiants, en majorité anarchistes, de l’Université d’Économie, elle aussi occupée et transformée en lieu de réunion et de discussion ouverte à tous les ouvriers venant à la rescousse des occupants en chantant à tue-tête "Solidarité !".
L’association des immigrés albanais diffuse, entre autres, pour proclamer sa solidarité avec le mouvement, un texte intitulé "Ces jours-là sont les nôtres, aussi !"
De façon significative, une petite minorité de ces occupants diffusait le message suivant : "Panagopoulos, le secrétaire général de la GSEE, a déclaré que nous ne sommes pas des travailleurs, car les travailleurs sont au travail. Ceci, parmi d’autres choses, révèle bien ce qu’est en réalité le “job” de Panagopoulos. Son “job” est de s’assurer que les travailleurs sont bien au travail, de faire tout ce qui est en son pouvoir pour s’assurer que les travailleurs vont au travail.
Mais depuis une dizaine de jours, les travailleurs ne sont pas seulement au travail, ils sont aussi dehors, dans les rues. Et ceci est une réalité que aucun Panagopoulos du monde ne peut cacher (…) Nous sommes des gens qui travaillons, nous sommes aussi des chômeurs (payant par des licenciement nos participations dans des grèves appelées par la GSEE quand eux, les syndicalistes, sont récompensés par des promotions, nous travaillons sous contrat précaire de petit boulot en petit boulot, nous travaillons sans sécurité de façon formelle ou informelle dans des programmes de stages ou dans des emplois subventionnés pour diminuer le taux de chômage. Nous sommes une partie de ce monde et nous sommes ici.
Nous sommes des travailleurs insurgés, point barre.
Chacune de nos fiches de paye est payée avec notre sang, notre sueur, la violence au travail, les têtes, genoux, poignets, mains, pieds cassés [par les accidents du travail]
Le monde entier est fabriqué par nous, les travailleurs. (…)
Des prolétaires du bâtiment libéré de la GSEE"
Des appels à une grève générale à durée indéterminée à partir du 18 se multiplient. Les syndicats sont contraints d’appeler à une grève de trois heures dans les services publics pour ce jour-là.
Dans la matinée du 18, un autre lycéen de 16 ans participant à un sit-in près de son école dans une banlieue d’Athènes est blessé par balle. Le même jour, plusieurs sièges de radio ou de télévision sont occupés par des manifestants, notamment à Tripoli, Chania et Thessalonique. L’immeuble de la chambre de commerce a été occupé à Patras où de nouveaux affrontements avec la police se produisent. La gigantesque manifestation à Athènes a été très violemment réprimée : pour la première fois, de nouveaux types d’armes sont utilisés par les forces antiémeutes : des gaz paralysants et des grenades assourdissantes. Un tract dirigé contre la "terreur de l’État" est signé "des filles en révolte" et circule à partir de l’Université d’Économie.
Le mouvement perçoit confusément ses propres limites géographiques : c’est pourquoi il accueille avec enthousiasme les manifestations de solidarité internationale, notamment à Berlin, à Rome, à Moscou, à Montréal ou à New York et s’en fait l’écho : "ce soutien est très important pour nous". Les occupants de l’École Polytechnique appellent à "une journée internationale de mobilisation contre les meurtres d’État" pour le 20 décembre mais pour vaincre l’isolement de ce mouvement prolétarien en Grèce, la seule voie, la seule perspective est le développement de la solidarité et de la lutte de classe à l’échelle internationale qui s’exprime de plus en plus clairement face à la crise mondiale.
A partir du 20 décembre, des combats de rue violents ont lieu et l’étau se resserre, en particulier autour de l’École Polytechnique assiégée par les forces de police qui menacent d’y donner l’assaut. Le bâtiment occupé du syndicat GSEE a été remis au GSEE le 21/12, à la suite d’une décision du comité d’occupation et votée en Assemblée Générale. Le comité d’occupation de l’École Polytechnique d’Athènes publiait le 22 décembre un communiqué déclarant notamment : "Nous sommes pour l’émancipation, la dignité humaine et la liberté. Pas besoin de nous envoyer vos gaz lacrymogènes, nous pleurons suffisamment par nous-mêmes."
Avec beaucoup de maturité, conformément à la décision prise lors de l’assemblée générale à l’université des Sciences économiques, les occupants de cette université utilisent l’appel à la manifestation du 24 contre la répression policière et en solidarité avec les emprisonnés comme moment propice pour évacuer l’immeuble en masse et en sécurité : "il semble y avoir un consensus sur la nécessité de quitter les universités et de semer l’esprit de la révolte dans la société en général." Cet exemple sera suivi dans les heures suivantes par les AG des autres universités occupées, en déjouant le piège de l’enfermement et d’un affrontement direct avec la police. Le bain de sang et une répression plus violente sont évités. De même, les AG ont clairement dénoncé des coups de feu dirigés contre un car de police et revendiqué par une soi-disant "Action populaire", comme un acte de provocation policière.
Le comité d’occupation de Polytechnique évacuait le dernier bastion d’Athènes symboliquement le 24 décembre à minuit. "L’assemblée générale et l’assemblée seule décidera si (et quand) nous quitterons l’université (…) La décision de l’occupation de l’Assemblée est politiquement sur place : le point crucial est ici que c’est aux personnes occupant l’immeuble, et non pas à la police, de décider du moment de quitter les lieux."
Auparavant, le comité d’occupation publiait une déclaration : "En mettant fin à l’occupation de l’École Polytechnique après 18 jours, nous envoyons notre plus chaleureuse solidarité à toutes les personnes qui ont fait partie de cette révolte de différentes manières, non seulement en Grèce mais aussi dans de nombreux pays d’Europe, des Amériques, en Asie et en Océanie. Pour tous ceux que nous avons rencontrés et avec qui nous allons rester, combattant pour la libération des prisonniers de cette révolte, mais aussi son prolongement jusqu’à la libération sociale mondiale."
Dans certains quartiers, les habitants se sont emparés de la sono installée par la municipalité pour jouer des chants de Noël, pour lire au micro des communiqués demandant, entre autres, la mise en liberté immédiate des détenus, le désarmement de la police, la dissolution des brigades antiémeutes et l’abolition des lois antiterroristes. A Volos, la station de radio municipale et les bureaux du journal local ont été occupés pour parler des événements et de leurs exigences. A Lesvos, des manifestants ont installé une sono dans le centre de la ville et ont transmis des messages. A Ptolemaida ou à Ioannina, un arbre de Noël a été décoré avec des photos du jeune lycéen tué et des manifestations, et avec les revendications du mouvement.
Le sentiment de solidarité s’est exprimé à nouveau spontanément et avec force le 23 décembre, après l’agression d’une employée par une entreprise de nettoyage Oikomet, sous-traitante de la compagnie de métro d’Athènes (Athens Piraeus Electric Railway –ISAP-), qui a reçu de l’acide sulfurique au visage alors qu’elle revenait du travail. Des manifestations de solidarité se sont déroulées et le siège du métro d’Athènes a été occupé le 27 décembre 2008 alors qu’à Thessalonique, c’est le siège de la GSEE qui était occupé à son tour. Les deux occupations ont organisé une série de manifestations, de concerts de solidarité et d’actions de "contre-information" (en occupant, par exemple, le système des haut-parleurs de la station de métro pour lire des communiqués).
L’assemblée à Athènes déclarait dans son texte :
"Quand ils attaquent l’une d’entre nous, c’est nous tous qu’ils attaquent !
Aujourd’hui, nous occupons les bureaux centraux de ISAP (métro d’Athènes) comme une première réponse à l’attaque meurtrière au vitriol sur le visage de Constantina Kouneva le 23 décembre, quand elle revenait du travail. Constantina est aux soins intensifs à l’hôpital. La semaine dernière, elle s’est disputée avec la compagnie revendiquant toute la prime de Noël pour elle et ses collègues, en dénonçant les actes illégaux des patrons. Avant cela, sa mère a été virée par la même compagnie. Elle-même a été déplacée loin de son premier poste de travail. Ce sont des pratiques très répandues dans le secteur des compagnies de nettoyage qui embauchent des travailleurs précaires. (...) Oikomet (…) a pour propriétaire un membre du PASOK (le parti socialiste grec). Elle emploie officiellement 800 travailleurs (les travailleurs parlent du double, tandis que les trois dernières années plus de 3000 y ont travaillé), où le comportement mafieux illégal des patrons est un phénomène quotidien. Par exemple, les travailleurs y sont obligés de signer des contrats blancs (les conditions sont écrites par les patrons ultérieurement) qu’ils n’ont jamais l’occasion de revoir. Ils travaillent 6 heures et ne sont payés que pour 4,5 (salaire brut) pour ne pas dépasser les 30 heures (sinon ils devaient être inscrits dans la catégorie de travailleurs à haut risque). Les patrons les terrorisent, les déplacent, les licencient et les menacent avec des démissions forcées. Constantina est l’une d’entre nous. La lutte pour la DIGNITÉ et la SOLIDARITÉ est NOTRE lutte."
Parallèlement, l’assemblée d’occupation du GSEE de Thessalonique publiait un texte dont nous reproduisons des extraits : "Nous occupons aujourd’hui le siège des Syndicats de Thessalonique pour nous opposer à l’oppression qui se manifeste par des meurtres et le terrorisme contre les travailleurs ; (…) nous faisons appel à tous les travailleurs pour rejoindre cette lutte commune. (…) L’assemblée ouverte de ceux qui occupent la centrale syndicale qui sont de milieux politiques différents, des syndicalistes, étudiants, immigrés et des camarades de l’étranger ont adopté cette décision commune :
- Continuer l’occupation ;
- Organiser un rassemblement en solidarité avec K. Kuneva ; (…)
- Organiser des actions d’informations et de prise de conscience dans les environs de la ville ;
- Organiser un concert dans le Centre pour récolter de l’argent pour Konstantina."
Par ailleurs, cette assemblée déclarait :
"Nulle part dans la plate-forme [des syndicats], il n’est fait référence aux causes de l’inégalité et de la misère et des structures de hiérarchie dans la société. (…) Les Confédérations Générales et les Centres de Syndicats en Grèce sont intrinsèquement partie prenante dans le régime au pouvoir ; leurs membres de base et les ouvriers doivent leur tourner le dos, et (…) choisir la création d’un pôle autonome de lutte dirigée par eux (…) Si les travailleurs prennent en charge leurs luttes et cassent la logique de leur représentation par les complices des patrons, ils retrouveront leur confiance et des milliers d’entre eux rempliront les rues dans les prochaines grèves. L’État et ses gros bras assassinent des gens.
Auto-organisation ! Luttes d’auto-défense sociale ! Solidarité avec les travailleurs immigrés et Konstantina Kuneva !"
Début janvier 2009, des manifestations ont encore lieu à travers tout le pays en solidarité avec les prisonniers. 246 personnes ont été arrêtés dont 66 sont toujours en prison préventive. A Athènes, 50 immigrants ont été arrêtés dans les trois premiers jours du mouvement de révolte, avec des peines allant jusqu’à 18 mois de prison dans des jugements sans interprètes, et se retrouvent menacés d’expulsion.
Le 9 janvier, jeunes et policiers se sont à nouveau affrontés à Athènes, à l’issue d’un défilé dans le centre ville de près de 3000 enseignants, étudiants et élèves. Sur leurs banderoles, figuraient des slogans tels que : "L’argent pour l’éducation et pas pour les banquiers“, “A bas le gouvernement des assassins et de la pauvreté". D’importantes forces antiémeutes ont chargé à plusieurs reprises pour les disperser, effectuant de nombreuses nouvelles interpellations.
Partout, comme en Grèce, avec la précarité, les licenciements, le chômage, les salaires de misère qu’impose sa crise mondiale, l’État capitaliste ne peut apporter que davantage de police et de répression. Seul, le développement international de la lutte et de la solidarité de classe entre ouvriers, employés, lycéens, étudiants, chômeurs, travailleurs précaires, retraités, toutes générations confondues, peut ouvrir la voie à une perspective d’avenir pour abolir ce système d’exploitation.
W. (18 janvier)
1. Voir notre article [1595] sur la mobilisation massive contre la réforme de l'enseignement en Italie ;
2. Marianne n° 608 daté du 13 décembre : "Grèce : les leçons d’une émeute "
3. Libération du 12/12/2008
4. Le Monde du 10/12/2008
5. Marianne du 13 décembre
6. La plupart des textes reproduits ou les informations de presse locale ont été traduits par des sites anarchistes : tels que indymedia, cnt-ait.info, dndf.org, emeutes.wordpress.com en français ou sur libcom.org en anglais
La bourgeoisie s'est payé une belle frayeur. D'août à octobre, un véritable vent de panique a soufflé sur l'économie mondiale. Les déclarations fracassantes des politiciens et économistes en attestent : "Au bord du gouffre", "Un Pearl Harbor économique", "Un tsunami qui approche", "Un 11-Septembre de la finance" 1,... seule l'allusion au Titanic manqua à l'appel !
Il faut dire que les plus grandes banques de la planète étaient en train de faire faillite les unes après les autres et que les Bourses plongeaient, perdant 32 000 milliards de dollars depuis janvier 2008, soit l'équivalent de deux années de la production totale des États-Unis. La Bourse islandaise s'est effondrée de 94 % et celle de Moscou de 71 % !
Finalement, la bourgeoisie, de plan de "sauvetage" en plan de "relance", est parvenue à éviter la paralysie totale de l’économie. Est-ce à dire que le pire est derrière nous ? Certainement pas ! La récession dans laquelle nous venons tout juste d'entrer s’annonce comme la plus dévastatrice depuis la Grande Dépression de 1929.
Les économistes l’avouent clairement : la "conjoncture" actuelle est "la plus difficile depuis plusieurs décennies" a annoncé HSBC, la "plus grande banque du monde", le 4 août 2. "Nous sommes confrontés à l'un des environnements économiques et de politique monétaire les plus difficiles jamais vus" a surenchéri le président de la Réserve fédérale américaine (la FED), le 22 août 3.
La presse internationale ne s’y est d’ailleurs pas trompée, elle qui n’a cessé de comparer la période actuelle au marasme économique des années 1930, telle cette Une de Time annonçant "The New Hard Times" sur une photo d’ouvriers allant à la "free soup" (la soupe populaire) en 1929. Et effectivement, de telles scènes se reproduisent bel et bien à nouveau : les associations caritatives distribuant des repas sont toutes débordées alors qu'en de nombreux pays, des files d’attente de plusieurs centaines de travailleurs désœuvrés se forment chaque jour devant les bureaux d’embauche.
Et que dire de l’allocution télévisée du 24 septembre 2008 de George W. Bush, Président des États-Unis : "Nous sommes au milieu d'une crise financière grave (...) toute notre économie est en danger. (...) Des secteurs clés du système financier des États-Unis risquent de s'effondrer. (...) l'Amérique pourrait sombrer dans la panique financière, et nous assisterions à un scénario désolant. De nouvelles banques feraient faillite (…) Le marché boursier s'effondrerait encore plus, ce qui réduirait la valeur de votre compte de retraite. La valeur de votre maison chuterait. Les saisies se multiplieraient. (...) De nombreuses entreprises devraient mettre la clé sous la porte, et des millions d'Américains perdraient leur emploi. (…) Au bout du compte, notre pays pourrait sombrer dans une longue et douloureuse récession".
Eh bien, ce "scénario désolant" d’une "longue et douloureuse récession" est en train de se réaliser, touchant non pas seulement "le peuple américain" mais les ouvriers du monde entier !
Depuis la désormais célèbre "crise des subprimes" de l’été 2007, les mauvaises nouvelles économiques ne cessent de tomber, jour après jour.
L’hécatombe du secteur bancaire pour la seule année 2008 est impressionnante. Ont dû être rachetés par un concurrent, renfloués par une banque centrale ou tout simplement nationalisés : Northern Rock (la huitième banque anglaise), Bear Stearns (la cinquième banque de Wall Street), Freddie Mac et Fannie Mae (deux organismes de refinancement hypothécaire américains pesant près de 850 milliards de dollars), Merrill Lynch (autre fleuron américain), HBOS (deuxième banque d'Écosse), AIG (American International Group, l'un des plus grands assureurs mondiaux) et Dexia (organisme financier luxembourgeois, belge et français). Des faillites retentissantes et historiques ont aussi marqué cette année de crise. En juillet, Indymac, l'un des plus gros prêteurs hypothécaires américains, était placé sous tutelle des autorités fédérales. Il était alors le plus important établissement bancaire à faire faillite aux États-Unis depuis vingt-quatre ans ! Mais son record ne tiendra pas longtemps. Quelques jours plus tard, Lehman Brothers, la quatrième banque américaine, se déclare elle aussi en faillite. Le total de ses dettes s'élève alors à 613 milliards de dollars. Record battu ! La plus grosse faillite d'une banque américaine à ce jour, celle de Continental Illinois en 1984, mettait en jeu une somme seize fois plus modeste (soit 40 milliards de dollars). Deux semaines après seulement, nouveau record ! C'est au tour de Washington Mutual (WaMu), la plus importante caisse d'épargne aux États-Unis, de mettre la clef sous la porte.
Après cette sorte d’infarctus de ce qui constitue le cœur même du capitalisme, le secteur bancaire, c’est aujourd’hui la santé de l’ensemble du corps qui vacille et décline ; "l’économie réelle" est à son tour brutalement touchée. D’après le Bureau national de la recherche économique (NBER), les États-Unis sont officiellement en récession depuis décembre 2007. Nouriel Roubini, l'économiste le plus respecté aujourd'hui à Wall Street, pense même qu’une contraction de l'activité de l’économie américaine de l'ordre de 5 % en 2009 et de 5 % de nouveau en 2010 est probable 4 ! Nous ne pouvons savoir si tel sera le cas, mais le simple fait que l'un des économistes les plus réputés de la planète puisse envisager un tel scénario catastrophe révèle l'inquiétude réelle de la bourgeoisie. L'Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) s'attend à ce que toute l'Union Européenne soit en récession en 2009. Pour l’Allemagne, la Deutsche Bank prévoit un recul du PIB pouvant aller jusqu'à 4 % 5 ! Pour avoir un ordre d’idée de l’ampleur d’une telle récession, il faut savoir que la pire année depuis la Seconde Guerre mondiale avait été jusqu'ici 1975, quand le PIB allemand avait diminué de "seulement" 0,9 %. Aucun continent n’est épargné. Le Japon est déjà en récession et même la Chine, cet "Eldorado capitaliste", n'échappe pas à ce ralentissement brutal. Résultat : la demande s'est effondrée à un tel point que tous les prix, y compris le pétrole, sont à la baisse. Bref, l’économie mondiale va très mal.
La première victime de cette crise est évidemment le prolétariat. Aux États-Unis, la dégradation des conditions de vie est ainsi particulièrement spectaculaire. 2,8 millions de travailleurs, incapables de faire face aux remboursements de leurs crédits, se sont retrouvés à la rue depuis l'été 2007. D’après l'Association des banquiers hypothécaires MBA, près d’un emprunteur immobilier américain sur dix est aujourd’hui potentiellement menacé d'expulsion. Et ce phénomène commence à toucher l'Europe, en particulier l'Espagne et la Grande-Bretagne.
Les licenciements aussi se multiplient. Au Japon, Sony a annoncé un plan sans précédent de 16 000 suppressions de postes, dont 8 000 salariés en contrat à durée indéterminée (CDI). Ce groupe emblématique de l'industrie nippone n’avait jamais licencié d’employés en CDI. Le secteur du bâtiment, avec la crise de l’immobilier, tourne au ralenti. Le BTP espagnol s’attend à perdre 900 000 emplois d'ici à 2010 ! Pour les banques, c’est un véritable jeu de massacre. Citigroup, l'une des plus grandes banques du monde, va supprimer 50 000 emplois alors qu'elle en a déjà détruit 23 000 depuis début 2008 ! En 2008, pour ce seul secteur, 260 000 emplois ont été supprimés aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Or, un emploi dans la finance génère en moyenne quatre emplois directs. L'effondrement des organismes financiers signifie donc le chômage pour des centaines de milliers de familles ouvrières. Autre secteur particulièrement touché, celui de l'automobile. Les ventes de véhicules se sont effondrées partout cet automne de plus de 30%. Renault, premier constructeur français, a pratiquement arrêté sa production depuis la mi-novembre ; plus aucune voiture ne sort de ses ateliers et cela alors que ses chaînes tournent déjà depuis des mois à 54 % de leurs capacités. Toyota va supprimer 3000 emplois temporaires sur 6000 (soit 50 % !) dans ses usines au Japon. Mais, c'est une nouvelle fois des États-Unis que parviennent les nouvelles les plus alarmantes : les fameux Big Three de Detroit (General Motors, Ford et Chrysler) sont au bord de la faillite. L’enveloppe de 15 milliards de dollars versée par l’État américain ne suffira pas à les sortir durablement d’affaire 6 (les Big Three demandaient d’ailleurs au minimum 34 milliards). Des restructurations massives vont avoir nécessairement lieu dans les mois à venir. Entre 2,3 et 3 millions d'emplois sont menacés. Et ici, les ouvriers licenciés vont aussi perdre, avec leur emploi, leur assurance maladie et leur retraite !
La conséquence inexorable de cette destruction massive d’emplois est évidemment l’explosion du chômage. En Irlande, le "modèle économique de la dernière décennie", le nombre de chômeurs a plus que doublé en un an, ce qui représente la plus forte hausse jamais enregistrée ! L'Espagne termine l'année avec 3,13 millions de chômeurs, soit près d'1 million de plus qu'en 2007 7. Aux États-Unis, 2,6 millions d’emplois ont été détruits en 2008, du jamais vu depuis 1945 8. La fin d’année a été particulièrement désastreuse avec plus de 1,1 millions de postes perdus sur novembre et décembre. A ce rythme, il pourrait y avoir encore 3 ou 4 millions de chômeurs supplémentaires d’ici le début de l’été 2009.
Et pour les rescapés, ceux qui voient leurs collègues être licenciés, l’avenir est au "travailler beaucoup plus pour gagner beaucoup moins" 9. Ainsi, selon le dernier rapport du Bureau international du Travail (BIT) intitulé "Rapport mondial sur les salaires 2008/09", "Pour les 1,5 milliard de salariés dans le monde, des temps difficiles sont à venir", "la crise économique mondiale devrait déboucher sur de douloureuses coupes dans les salaires".
Inévitablement, le résultat attendu de toutes ces attaques est une hausse considérable de la misère. De l'Europe aux États-Unis, toutes les associations caritatives ont constaté ces derniers mois une augmentation d'au moins 10 % de l’affluence à la soupe populaire. Cette vague de paupérisation signifie que se loger, se soigner et se nourrir va devenir de plus en plus difficile. Cela signifie aussi pour les jeunes d'aujourd'hui que ce monde capitaliste n'a plus d'avenir à leur offrir !
Les mécanismes économiques qui ont engendré la récession actuelle commencent à être relativement connus. La télévision nous a abreuvé de reportages nous révélant, soi-disant, tous les dessous de l’affaire. Pour faire simple, durant des années, la consommation des "ménages américains" (autrement dit, des familles ouvrières) a été soutenue artificiellement par toutes sortes de crédits, en particulier, un crédit au succès foudroyant : les prêts hypothécaires à risque ou "subprimes". Les banques, les institutions financières, les fonds de pension… tous prêtaient sans se soucier de la capacité réelle de ces ouvriers à rembourser (d’où "à risque") pourvu qu’ils aient un bien immobilier (d’où "hypothécaire"). Au pire, croyaient-ils, ils seraient dédommagés par la vente des maisons gagées des débiteurs ne parvenant pas à rembourser leur dette. Il y eut alors un effet boule de neige : plus les ouvriers empruntaient – notamment pour acheter leur maison – et plus l’immobilier montait ; plus l’immobilier montait et plus les ouvriers pouvaient emprunter. Tous les spéculateurs de la planète sont alors entrés dans la danse : ils se sont mis à acheter eux aussi des maisons pour les revendre ensuite plus chers et, surtout, ils se sont vendus les uns les autres ces fameux subprimes par le biais de la "titrisation" (c'est-à-dire de la transformation des créances en valeurs mobilières échangeables sur le marché mondial comme les autres actions et obligations). En une décennie, la bulle spéculative est devenue énorme ; toutes les institutions financières de la planète ont réalisé ce type d’opération à hauteur de milliers de milliards de dollars. Autrement dit, des ménages que l’on savait insolvables sont devenus la poule aux œufs d’or de l’économie mondiale.
Evidemment, l’économie réelle a fini par rappeler tout ce beau monde à sa dure réalité. Dans la "vraie vie", tous ces ouvriers surendettés ont connu aussi la hausse du coût de la vie et le gel des salaires, les licenciements, la baisse des allocations chômage… En un mot, ils se sont appauvris considérablement si bien qu’une part de plus en plus grande d’entre eux fut effectivement incapable de faire face aux échéances de leur emprunt. Les capitalistes ont alors expulsé manu militari les mauvais payeurs pour revendre les biens immobiliers… mais les maisons mises ainsi en vente furent tellement nombreuses 10 que les prix ont commencé à baisser et… patatras… sous le soleil de l'été 2007, la belle grosse boule de neige a fondu d’un coup ! Les banques se sont retrouvées avec des centaines de milliers de débiteurs insolvables et autant de maisons ne valant plus rien sur les bras. Ce fut la faillite, le krach.
Résumé ainsi, tout cela peut sembler absurde. Prêter à des gens qui n’ont pas les moyens de rembourser va à l’encontre du bon sens capitaliste. Et pourtant, l’économie mondiale a basé l’essentiel de sa croissance de la dernière décennie sur une telle fumisterie. La question est donc pourquoi ? Pourquoi une telle folie ? La réponse apportée par les journalistes, les politiciens, les économistes est simple et unanime : C'est la faute aux spéculateurs ! C'est la faute à la cupidité des "patrons voyous" ! C'est la faute aux "banquiers irresponsables" ! Aujourd’hui, tous reprennent en chœur la ritournelle traditionnelle de la gauche et de l’extrême-gauche sur les méfaits de la "dérégulation" et du "néo-libéralisme" (sorte de libéralisme débridé), et appellent de leurs vœux un retour de l’État… ce qui révèle d’ailleurs la vraie nature des propositions "anti-capitalistes" de la gauche et de l’extrême-gauche. Ainsi, Sarkozy proclame que "le capitalisme doit se refondre sur des bases éthiques". Madame Merkel insulte les spéculateurs. Zapatero pointe un doigt accusateur sur les "fondamentalistes du marché". Et Chavez, l'illustre paladin du "socialisme du 21e siècle", commente les mesures de nationalisations d’urgence prises par Bush en lançant : "Le camarade Bush est en train de prendre certaines mesures propres au camarade Lénine" 11. Tous nous disent que l'espoir se tourne aujourd'hui vers un "autre capitalisme", plus humain, plus moral,… plus étatique !
Mensonges ! Dans la bouche de tous ces politiciens, tout est faux, à commencer par leur prétendue explication de la récession.
En réalité, c’est l’État lui-même qui, le premier, a organisé cet endettement généralisé des ménages. Pour soutenir artificiellement l’économie, les État ont ouvert toutes grandes les vannes du crédit en diminuant les taux directeurs des banques centrales. Ces banques d’État en prêtant à bas-coût, à moins de 1% parfois, ont permis à l’argent de couler à flots. L’endettement mondial fut donc le résultat d’un choix délibéré de la bourgeoisie et non d’une quelconque "dérégulation". Comment comprendre autrement la déclaration de Bush au lendemain du 11 septembre 2001 qui, face à un début de récession, a lancé aux ouvriers : "Soyez de bons patriotes, consommez !". Le Président américain donnait ici un message clair à toute la sphère financière : multipliez les crédits à la consommation sinon l’économie nationale s’écroulera ! 12
En vérité, cela fait des décennies que le capitalisme survit ainsi, à crédit. Le graphique de la figure 1 13, qui présente l’évolution de la dette totale américaine (c’est-à-dire la dette de l’État, des entreprises et des ménages) depuis 1920, parle de lui-même. Pour comprendre l'origine de ce phénomène et aller au-delà de l'explication aussi simpliste que frauduleuse de la "folie des banquiers, des spéculateurs et des patrons", il faut percer "le grand secret de la société moderne": "la fabrication de plus-value" 14, selon les propres termes de Marx.
Figure 1 : Evolution de la dette totale américaine depuis 1920
Le capitalisme porte en lui, depuis toujours, une sorte de maladie congénitale : il produit une toxine en abondance que son organisme n’arrive pas à éliminer, la "surproduction". En effet, il fabrique plus de marchandises que son marché ne peut en assimiler. Pourquoi ? Prenons un exemple totalement théorique : un ouvrier travaillant sur une chaîne de montage ou derrière un micro-ordinateur et qui, à la fin du mois, est payé 800 euros. En fait, il a produit non pas pour l'équivalent de 800 euros, ce qu'il reçoit, mais pour la valeur de 1200 euros. Il a effectué un travail non payé ou, autrement dit, une plus-value. Que fait le capitaliste des 400 euros qu'il a volés à l'ouvrier (à condition qu'il soit parvenu à vendre la marchandise) ? Il en met une partie dans sa poche, admettons 150 euros, et les 250 euros restant, il les réinvestit dans le capital de son entreprise, le plus souvent sous forme de l'achat de machines plus modernes, etc. Mais pourquoi le capitaliste procède-t-il ainsi ? Parce qu'il n'a pas le choix. Le capitalisme est un système concurrentiel, il faut vendre les produits moins cher que le voisin qui fabrique le même type de produits. En conséquence, le patron est contraint non seulement de baisser ses coûts de production, c'est-à-dire les salaires 15, mais encore d'utiliser une part croissante du travail non payé dégagé pour le réinvestir prioritairement dans des machines plus performantes 16, afin d'augmenter la productivité. S'il ne le fait pas, il ne peut pas se moderniser, et, tôt ou tard, son concurrent, qui, lui, le fera, vendra moins cher et remportera le marché. Le système capitaliste est ainsi affecté par un phénomène contradictoire : en ne rétribuant pas les ouvriers par l'équivalent de ce qu'ils ont effectivement fourni comme travail et en contraignant les patrons à renoncer à consommer une grande part du profit ainsi extorqué, le système produit plus de valeur qu'il n'en distribue. Jamais ni les ouvriers ni les capitalistes réunis ne pourront donc à eux seuls absorber toutes les marchandises produites. Ce surplus de marchandises, qui va le consommer ? Pour ce faire, ce système doit forcément trouver de nouveaux débouchés en dehors du cadre de la production capitaliste ; c'est ce qu'on appelle les marchés extra-capitalistes (au sens d'en dehors du capitalisme, qui ne fonctionne pas de manière capitaliste).
C’est pourquoi au 18e siècle et surtout au 19e siècle, le capitalisme partit à la conquête du monde : il devait trouver en permanence de nouveaux marchés, de nouveaux débouchés, en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud, pour faire du profit en vendant ses marchandises en surplus, sous peine de voir son économie être paralysée. Et régulièrement d’ailleurs, c’est ce qui advenait quand il ne parvenait pas assez rapidement à obtenir de nouvelles conquêtes. Le Manifeste communiste de 1848 fait une description magistrale de ce type de crise : "Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce". A cette époque néanmoins, parce que le capitalisme était en pleine croissance, qu’il pouvait justement conquérir de nouveaux territoires, chaque crise laissait ensuite la place à une nouvelle période de prospérité. "Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s'incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations... Le bas prix de ses marchandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine et obtient la capitulation des barbares les plus opiniâtrement xénophobes. Elle contraint toutes les nations, sous peine de courir à leur perte, d'adopter le mode de production bourgeois ; elle les contraint dimporter chez elles ce qui s'appelle la civilisation, autrement dit : elle fait des nations de bourgeois. En un mot, elle crée un monde à son image..." (Le Manifeste). Mais déjà à ce moment-là, Marx percevait dans ces crises périodiques quelque chose de plus qu'un simple cycle éternel qui déboucherait toujours sur la prospérité. Il y voyait l'expression des contradictions profondes qui minent le capitalisme. En "s'emparant de marchés nouveaux", la bourgeoisie "prépare des crises plus générales et plus profondes, tout en réduisant les moyens de les prévenir." (idem) ou encore, dans Travail Salarié et Capital, "C'est que la masse des produits et donc le besoin de débouchés s'accroît, alors que le marché mondial se rétrécit ; c'est que chaque crise soumet au monde commercial un marché non encore conquis ou peu exploité et restreint ainsi les débouchés.".
Tout au long du 18e et du 19e siècle, les principales puissances capitalistes se livrent à une véritable course à la conquête du monde ; elles se partagent progressivement la planète en colonies et forment de véritables empires. De temps à autre, elles se retrouvent face à face à lorgner sur un même territoire, une guerre courte éclate alors, et le vaincu part vite trouver un autre coin de terre à conquérir. Mais au début du 20e siècle, les grandes puissances s'étant partagées la domination du monde, il ne s’agit plus pour elles de faire la course en Afrique, en Asie ou en Amérique, mais de se livrer une guerre impitoyable pour défendre leurs aires d’influence et s’emparer, à la force des canons, de celles de leurs concurrents impérialistes. Il s’agit ici d’une véritable question de survie pour les nations capitalistes, il leur faut impérativement pouvoir déverser suffisamment leur surproduction sur les marchés non-capitalistes. Ce n’est donc pas un hasard si c’est l’Allemagne qui, n’ayant que très peu de colonies et étant dépendante du bon vouloir de l’Empire britannique pour commercer sur ses terres (dépendance insoutenable pour une bourgeoisie nationale), se montre la plus agressive et déclenche, en 1914, la Première Guerre mondiale. Cette boucherie fit plus de 11 millions de morts, causa des souffrances horribles et provoqua un traumatisme moral et psychologique à des générations entières. Cette horreur annonce l’entrée dans une nouvelle époque, l’époque la plus barbare de l’Histoire. Dès lors, le capitalisme a atteint son apogée, il entre dans sa période de décadence. Le krach de 1929 en sera une confirmation éclatante.
Et pourtant, après plus de cent années de lente agonie, ce système est toujours debout, titubant, mal en point, mais debout. Comment fait-il pour survivre ? Pourquoi son organisme n’est-il pas encore totalement paralysé par la toxine de la surproduction ? C’est ici que le recours à l’endettement entre en jeu. L'économie mondiale est parvenue à éviter un effondrement fracassant en y recourant de plus en plus massivement.
Comme le montre la figure 1, dès le début du 20e siècle, la dette totale américaine s'affole pour littéralement exploser dans les années 1920. Les ménages, les entreprises et les banques croulent sous les dettes. Et la chute brutale de la courbe de l’endettement dans les années 1930 et 1940 est en réalité trompeuse. En effet, la Grande Dépression des années 1930 représente la première grande crise économique de la décadence. La bourgeoisie n’était pas encore préparée à un tel choc. Tout d’abord, elle ne réagit pas ou mal. En fermant ses frontières (le protectionnisme), elle accentua la surproduction, la toxine fit des ravages. Entre 1929 et 1933, la production industrielle américaine s’effondra de moitié 17 ; le chômage frappa 13 millions d’ouvriers et une misère sans nom se développa, deux millions d’Américains se retrouvèrent sans-abri 18. Dans un premier temps, le gouvernement ne vint pas au secours du secteur financier : des 29 000 banques recensées en 1921, il n’en restera plus que 12 000 à la fin du mois de mars 1933 ; et cette hécatombe se poursuivra encore jusqu’en 1939 19. Toutes ces faillites sont synonymes d’une disparition pure et simple de montagnes de dettes 20. Par contre, ce qui n’apparaît pas sur ce graphique, c’est la croissance de l’endettement public. Après quatre années d’attentisme, l’État américain prit enfin des mesures : ce fut le New Deal de Roosevelt. Et en quoi consista ce plan dont on reparle tant aujourd’hui ? Il s’agit d’une politique de grands travaux basée sur… un recours massif et inédit à l’endettement étatique (de 17 milliards en 1929, la dette publique passa à 40 milliards en 1939 21).
Par la suite, la bourgeoise a tiré les leçons de cette mésaventure. A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, elle organisa au niveau international des instances monétaires et financières (via la conférence Bretton Woods) et, surtout, elle systématisa le recours au crédit. Ainsi, après avoir touché un plancher en 1953-1954 et malgré la courte accalmie des années 1950 et 1960 22, la dette totale américaine recommence lentement mais sûrement à augmenter dès le milieu des années 1950. Et quand la crise fit son grand retour en 1967, la classe dominante n’attendit pas cette fois-ci quatre années pour réagir. Immédiatement, elle recourut aux crédits. Ces quarante dernières années peuvent en effet se résumer en une succession de crises et une montée exponentielle de la dette mondiale. Aux États-Unis, il y a eu officiellement des récessions en 1969, 1973, 1980, 1981, 1990 et 2001 23. La solution utilisée par la bourgeoisie américaine pour faire face chaque fois à ces difficultés est là aussi visible sur le graphique : la pente de l’endettement s’incline fortement à partir de 1973 et démesurément à partir des années 1990. Toutes les bourgeoisies du monde ont agit de la même façon.
Mais l'endettement n'est pas une solution magique. La Figure 2 24 montre que, depuis 1966, l’endettement est de moins en moins efficace pour engendrer de la croissance 25. Il s’agit là d’un cercle vicieux : les capitalistes produisent plus de marchandises que le marché ne peut normalement en absorber ; puis, le crédit crée un marché artificiel ; les capitalistes vendent donc leurs marchandises et réinvestissent ainsi leur profit dans la production et donc… re-belote, il faut de nouveaux crédits pour vendre les nouvelles marchandises. Non seulement ici les dettes s’accumulent mais, à chaque nouveau cycle, les nouvelles dettes doivent être de plus en plus importantes pour maintenir un taux de croissance identique (puisque la production s’est élargie). De plus, une part de plus en plus grande des crédits n’est jamais injectée dans le circuit de la production mais disparaît aussitôt, engloutie dans le gouffre des déficits. En effet, les ménages surendettés contractent souvent un nouvel emprunt afin de rembourser leurs dettes les plus anciennes. Les Etats, les entreprises et les banques fonctionnent de la même façon. Enfin, lors de ces vingt dernières années, l’"économie réelle" étant perpétuellement en crise, une partie croissante de l’argent créé est allé alimenter les bulles spéculatives (la bulle Internet, celles des Télécoms, de l’immobilier…) 26. Il était en effet plus rentable et finalement moins risqué de spéculer en Bourse que d'investir dans la production de marchandises qui ont toutes les peines du monde à être vendues. Il y a aujourd'hui cinquante fois plus d'argent qui circule dans les Bourses que dans la production 27.
Figure 2 : Répercussion toujours plus faible de l'augmentation de la dette sur celle du PIB
Mais cette fuite en avant dans l’endettement n’est pas simplement de moins en moins efficace, elle débouche surtout inexorablement et systématiquement sur une crise économique dévastatrice. Le capital ne peut pas indéfiniment sortir de l'argent de son chapeau. C'est le b-a-ba du commerce : toute dette doit un jour être remboursée sous peine d'engendrer, pour le prêteur, de sérieuses difficultés pouvant aller jusqu'à la faillite. Nous revenons donc en quelque sorte à la case départ, le capital n'a fait que gagner du temps face à sa crise historique. Pire ! En reportant ainsi les effets de sa crise au lendemain, il a préparé en réalité chaque fois des convulsions économiques plus violentes encore. Voilà exactement ce qui arrive au capitalisme aujourd’hui !
Quand un particulier fait faillite, il perd tout et il est jeté à la rue. L'entreprise, elle, met la clef sous la porte. Mais un État ? Un État peut-il faire faillite ? Après tout, nous n'avons jamais vu d'État "fermer boutique". Pas exactement en effet. Mais être en cessation de paiement, oui !
En 1982, quatorze pays africains surendettés ont été contraints de se déclarer officiellement en cessation de paiement. Dans les années 1990, des pays d'Amérique du Sud et la Russie ont fait eux aussi défaut. Plus récemment, en 2001, l'Argentine s'est à son tour écroulée. Concrètement, ces États n'ont pas cessé d'exister, l'économie nationale ne s'est pas arrêtée non plus. Par contre, chaque fois, il y eut une sorte de séisme économique : la valeur de la monnaie nationale a chuté, les préteurs (en général d'autres États) ont perdu tout ou partie de leur investissement et, surtout, l'État a réduit drastiquement ses dépenses en licenciant une bonne partie des fonctionnaires et en cessant de payer pour un temps ceux qui restaient.
Aujourd'hui, de nombreux pays sont au bord d'un tel gouffre : l'Equateur, l'Islande, l'Ukraine, la Serbie, l'Estonie… Mais qu'en est-il des grandes puissances ? Le gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger, a déclaré fin décembre que son État se trouvait en "état d'urgence fiscale". Ainsi, le plus riche des Etats américains, le "Golden State", s'apprête à licencier une bonne partie de ses 235 000 fonctionnaires (ceux qui resteront vont devoir prendre deux jours de congé non payés par mois à partir du 1er février 2009) ! En présentant ce nouveau budget, l'ex-star d'Hollywood a averti que "chacun devra consentir des sacrifices". C'est ici un symbole fort des difficultés économiques profondes de la première puissance mondiale. Nous sommes encore loin d'une cessation de paiement de l'État américain mais cet exemple montre clairement que les marges de manœuvres financières sont actuellement très limitées pour l'ensemble des grandes puissances. L'endettement mondial semble arriver à saturation (il était de 60 000 milliards de dollars en 2007 et a encore gonflé de plusieurs milliers de milliards depuis) ; contrainte de poursuivre dans cette voie, la bourgeoisie va donc provoquer des secousses économiques dévastatrices. La FED a abaissé ses taux directeurs pour l’année 2009 à 0,25% pour la première fois depuis sa création en 1913 ! L’État américain prête donc de l’argent presque gratuitement (et même en y perdant si l’on prend en compte l’inflation). Tous les économistes de la planète en appellent à un "new New Deal", rêvant de voir en Obama le nouveau Roosevelt, capable de relancer l'économie, comme en 1933, par un immense plan de grands travaux publics financé… à crédit 28. Des plans d’endettement étatique équivalents au New Deal, la bourgeoisie en lance régulièrement depuis 1967, sans véritable succès. Et le problème est qu'une telle politique de fuite en avant peut entraîner l’effondrement du dollar. Nombreux sont les pays aujourd'hui à effectivement douter des capacités des États-Unis à rembourser un jour leurs emprunts et à être tentés de retirer tous leurs investissements. Il en va ainsi de la Chine qui, fin 2008, a menacé, en langage diplomatique, l'Oncle Sam d'arrêter de soutenir l'économie américaine à travers l'achat de ses bons du Trésor : "Toute erreur sur la gravité de la crise causerait des difficultés aux emprunteurs comme aux créditeurs. L’appétit apparemment grandissant du pays pour les bons du Trésor américain n’implique pas qu’ils resteront un investissement rentable sur le long terme ou que le gouvernement américain continuera de dépendre des capitaux étrangers". Et voilà comment, en une phrase, la Chine menace l'État américain de couper la pompe à dollars chinoise qui alimente l’économie états-unienne depuis plusieurs années ! Si La Chine mettait sa menace à exécution 29, le désordre monétaire international qui s’ensuivrait serait alors apocalyptique et les ravages sur les conditions de vie de la classe ouvrière seraient gigantesques. Mais il n'y a pas que l'Empire du Milieu qui commence à douter : le mercredi 10 décembre, pour la première fois de son histoire, l'État américain a eu toutes les peines du monde à trouver des acquéreurs pour un emprunt de 28 milliards de dollars. Et, comme quoi toutes les grandes puissances ont les caisses vides, des ardoises de dettes interminables et une économie en piètre santé, le même jour, la même mésaventure a frappé l'État allemand : lui aussi, pour la première fois depuis les années 1920, a eu les pires difficultés à trouver des acheteurs pour un emprunt de 7 milliards d'euros.
Décidément, l'endettement, qu'il soit des ménages, des entreprises ou des États, n'est bien qu'un palliatif, il ne guérit pas le capitalisme de la maladie de la surproduction ; il permet tout au plus de sortir momentanément l'économie de l’ornière mais en préparant toujours des crises à venir plus violentes. Et pourtant, la bourgeoisie va poursuivre cette politique désespérée car elle n'a pas d'autre choix comme le montre, une énième fois, la déclaration du 8 novembre 2008 d’Angela Merkel à la Conférence Internationale de Paris : "Il n’existe aucune autre possibilité de lutter contre la crise que d’accumuler des montagnes de dettes" ou encore la dernière intervention du chef économiste du FMI, Olivier Blanchard : "Nous sommes en présence d’une crise d’une amplitude exceptionnelle, dont la principale composante est un effondrement de la demande […] Il est impératif de relancer […] la demande privée, si l’on veut éviter que la récession ne se transforme en Grande Dépression". Comment ? "par l’augmentation des dépenses publiques".
Mais, si ce n’est à travers ses plans de relance, l’État peut-il tout de même être LE sauveur en nationalisant une grande partie de l’économie, en particulier les banques et le secteur automobile ? Eh bien non, encore raté ! D’abord, et contrairement aux mensonges traditionnels de la gauche et de l’extrême gauche, les nationalisations n’ont jamais été une bonne nouvelle pour la classe ouvrière. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’importante vague de nationalisations avait pour objectif de remettre sur pied l'appareil productif détruit en augmentant les cadences de travail. Il ne faut pas oublier les paroles de Thorez, secrétaire général du Parti Communiste Français et alors vice-président du gouvernement dirigé par De Gaulle, qui lança à la face de la classe ouvrière en France, et tout particulièrement aux ouvriers des entreprises publiques : "Si des mineurs doivent mourir à la tâche, leurs femmes les remplaceront.", ou "Retroussez vos manches pour la reconstruction nationale !" ou encore "la grève est l’arme des trusts". Bienvenu dans le monde merveilleux des entreprises nationalisées ! Il n’y a ici rien d’étonnant. Les révolutionnaires communistes ont toujours mis en évidence, depuis l’expérience de la Commune de Paris de 1871, le rôle viscéralement anti-prolétarien de l’État. "L'État moderne, quelle qu'en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l'État des capitalistes, le capitaliste collectif idéal. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble." (F. Engels en 1878) 30
La nouvelle vague de nationalisations n’apportera donc rien de bon à la classe ouvrière. Et elle ne permettra pas non plus à la bourgeoisie de renouer avec une véritable croissance durable. Au contraire ! Ces nationalisations annoncent des bourrasques économiques à venir encore plus violentes. En effet, en 1929, les banques américaines qui ont fait faillite ont sombré avec les dépôts d'une grande partie de la population américaine, plongeant dans la misère des millions d'ouvriers. Dès lors, pour éviter qu'une telle débâcle ne se reproduise, le système bancaire avait été séparé en deux : d'un coté les banques d'affaires qui financent les entreprises et qui travaillent sur les opérations financières en tout genre, d'un autre coté les banques de dépôt qui reçoivent l'argent des déposants et qui s'en servent pour des placements relativement sécurisés. Or, emportées par la vague de faillites de l’année 2008, ces banques d'affaires américaines n'existent plus. Le système financier américain s'est recomposé tel qu'il était avant le 24 octobre 1929 ! A la prochaine bourrasque, toutes les banques "rescapées" grâce aux nationalisations partielles ou totales, risquent à leur tour de disparaître mais en emportant cette fois-ci les maigres économies et les salaires des familles ouvrières. Aujourd’hui, si la bourgeoise nationalise, ce n’est donc pas pour suivre un quelconque nouveau plan de relance économique mais pour éviter l'insolvabilité immédiate des mastodontes de la finance ou de l'industrie. Il s’agit d’éviter le pire, de sauver les meubles 31.
La montagne de dettes accumulées durant quatre décennies s'est transformée en véritable Everest et rien ne peut aujourd’hui empêcher le capital d’en dévaler la pente. L'état de l'économie est réellement désastreux. Cela dit, il ne faut pas croire que le capitalisme va sombrer d’un coup. La bourgeoisie ne laissera pas SON monde disparaître sans réagir ; elle tentera désespérément et par tous les moyens de prolonger l'agonie de son système, sans se soucier des maux infligés à l'humanité. Sa folle fuite en avant vers toujours plus d'endettement va se poursuivre et il y aura probablement à l’avenir, de-ci de-là, des courts moments de retour à la croissance. Mais ce qui est certain, c’est que la crise historique du capitalisme vient de changer de rythme. Après quarante années d'une lente descente aux enfers, l’avenir est aux soubresauts violents, aux spasmes économiques récurrents balayant non plus les seuls pays du Tiers-monde mais aussi les États-Unis, l’Europe, l’Asie… 32
La devise de l'Internationale communiste de 1919 "Pour que l'humanité puisse survivre, le capitalisme doit périr !" est plus que jamais d'actualité.
Mehdi (10 janvier 2009)
1. Respectivement : Paul Krugman (dernier prix Nobel d'économie), Warren Buffet (investisseur américain, surnommé "l'oracle d'Omaha" tant l'opinion du milliardaire de la petite ville américaine du Nebraska est respectée par le monde financier), Jacques Attali (économiste et conseiller des présidents français Mitterrand et Sarkozy) et Laurence Parisot (présidente de l'association des patrons français).
2. Libération du 4.08.08
3. Le Monde du 22.08.08.
4. Source : www.contreinfo.info [1598]
5. Les Echos du 05.12.08
6. Cet argent a été trouvé dans les caisses du plan Paulson, pourtant déjà insuffisant pour le secteur bancaire. La bourgeoisie américaine est obligée "de déshabiller Paul pour habiller Jack", ce qui révèle là aussi l’état désastreux des finances de la première puissance mondiale.
7. Les Echos du 08.01.09
8. D’après le rapport publié le 9 janvier par le département du Travail américain (Les Echos du 09.01.09)
9. En France, le président Nicolas Sarkozy avait mené campagne en 2007 avec pour slogan principal "Travailler plus pour gagner plus" (sic !).
10. En 2007, près de trois millions de foyers américains sont en situation de défaut de paiement (in Subprime Mortgage Foreclosures by the Numbers - https://www.americanprogress.org/issues/2007/03/foreclosures_numbers.html [1599]).
11. Pour une fois, nous sommes d'accord avec Chavez. Bush est effectivement son camarade. Même s'ils sont opposés par la lutte acharnée de leurs deux nations impérialistes respectives, ils n'en sont pas moins camarades dans la défense du capitalisme et des privilèges de leur classe… la bourgeoisie.
12. Aujourd’hui, Alan Greenspan, l’ex-président de la FED et le chef d’orchestre de cette économie à crédit, est lynché par tous les économistes et autres docteurs es-science. Tout ce beau monde a la mémoire bien courte et oublie un peu vite qu’il y a peu encore, il le portait aux nues, le surnommant même le "gourou de la finance" !
13. Source : eco.rue89.com/explicateur/2008/10/09/lendettement-peut-il-financer-leconomie-americaine
14. Le Capital, Livre 1, p725, La Pléiade.
15. ou, autrement dit, le capital variable.
16. Le capital fixe.
17. A. Kaspi, Franklin Roosevelt, Paris, Fayard, 1988, p.20
18. Ces chiffres sont d’autant plus importants que la population américaine n’est à l’époque que de 120 millions. Source : Lester V. Chandler, America’s Greatest Depression 1929-1941, New York, Harper and Row, 1970, p.24. et sq.
19. D’après Frédéric Valloire, in Valeurs Actuelles du 15.02.2008.
20. Pour être complet, cette chute de la dette totale s’explique aussi par un mécanisme économique complexe : la création monétaire. En effet, le New Deal n'a pas été financé intégralement par la dette mais aussi par de la pure création monétaire. Ainsi le 12 mai 1933, on autorise le Président à faire augmenter les crédits des banques fédérales de 3 milliards de $ et la création de billets sans contrepartie or également de 3 milliards de $. Le 22 octobre de la même année, il y a dévaluation de 50 % du $ par rapport à l'or. Tout ceci explique la relative modération des ratios d'endettement.
21. Source : www.treasurydirect.gov/govt/reports/pd/histdebt/histdebt_histo3.htm [1600].
22. De 1950 à 1967, le capitalisme connaît une phase de croissance importante, appelée "Trente Glorieuses" ou "Age d'or". Le but de cet article n'est pas d'analyser les causes de cette sorte de parenthèse dans le marasme économique du 20e siècle. Un débat se déroule aujourd’hui dans le CCI pour mieux comprendre les ressorts de cette période faste, débat que nous avons commencé à publier dans notre presse (lire "Débat interne au CCI : Les causes de la période de prospérité consécutive à la Seconde Guerre mondiale" [1585] in Revue internationale n° 133, 2e trimestre 2008). Nous encourageons vivement tous nos lecteurs à participer à cette discussion lors de nos réunions (permanences, réunions publiques) par courrier [1601]ou par mail [1602] .
23. Source : www.nber.org/research/business-cycle-dating [1603].
24. Source : eco.rue89.com/explicateur/2008/10/09/lendettement-peut-il-financer-leconomie-americaine
25. En 1966, un dollar d'endettement supplémentaire produisait 0,80 dollar de production de richesse en plus alors qu’en 2007, ce même dollar n’engendre plus que 0,20 dollar de PIB en plus.
26. Les actifs et l’immobilier ne sont pas comptabilisés dans le PIB.
27. Ainsi, contrairement à tous ce que nous disent les économistes, journalistes et autres bonimenteurs, cette "folie spéculative" est donc le produit de la crise et non l'inverse !
28. Alors que la rédaction de cet article est terminée, Obama vient d’annoncer son plan de relance tant attendu qui est, aux dires mêmes des économistes, "bien décevant" : 775 milliards vont être débloqués pour à la fois permettre un "cadeau fiscal" de 1000 dollars aux foyers américains (95% de ces foyers sont concernés) afin de les inciter à "se remettre à dépenser" et lancer un programme de grands travaux dans le domaine de l’énergie, des infrastructures et de l’école. Ce plan devrait, promet Obama, créer trois millions d’emplois "au cours des prochaines années". L’économie américaine détruisant en ce moment plus de 500 000 emplois par mois, ce nouveau New Deal (même s’il fonctionne au mieux des prévisions ce qui est très peu probable) est donc encore vraiment loin du compte.
29. Cette menace révèle, en elle-même, l'impasse et les contradictions dans lesquelles est l'économie mondiale. En effet, vendre massivement ses dollars reviendrait pour la Chine à scier la branche sur laquelle elle est assise puisque les Etats-Unis constituent le principal débouché de ses marchandises. C'est pourquoi elle a jusqu'à présent continué de soutenir en grande partie l'économie américaine. Mais d'un autre côté, elle a conscience que cette branche est pourrie, totalement vermoulue, et elle n'a aucune envie d'être encore assise dessus quand elle va craquer.
30. In L'Anti-Duhring, Ed.Sociales 1963, p.318.
31. Ce faisant, elle crée un terrain plus propice au développement des luttes. En effet, en devenant leur patron officiel, les ouvriers auront tous face à eux dans leur lutte directement l’Etat. Dans les années 1980, la vague importante de privatisation des grandes entreprises (sous Thatcher en Angleterre, par exemple) avait constitué une difficulté supplémentaire pour dévoyer la lutte de classe. Non seulement les ouvriers étaient appelés par les syndicats à se battre pour sauver les entreprises publiques ou, autrement dit, pour être exploités par un patron (l'Etat) plutôt qu'un autre (privé), mais en plus ils se confrontaient non plus au même patron (l'Etat) mais à une série de patrons privés différents. Leurs luttes étaient souvent éparpillées et donc impuissantes. A l'avenir, au contraire, le terreau sera plus fertile aux luttes d’ouvriers unis contre l’Etat.
32. Le terrain économique est particulièrement miné, il est donc difficile de savoir quelle sera la prochaine bombe à éclater. Mais dans les pages des revues économiques, un nom revient souvent sous la plume angoissée des spécialistes et autres docteurs es-science : les CDS. Un CDS (credit default swap) est une sorte d’assurance par laquelle un établissement financier se protège du risque de défaut de paiement d’un crédit en payant une prime. Le total du marché des CDS était estimé à 60 000 milliards de dollars en 2008. C’est dire si une crise des CDS sur le modèle de la crise des subprimes serait terriblement ravageuse. Elle emporterait en particulier tous les fonds de pensions américains et donc les retraites ouvrières.
Dans les trois premières parties de cette série sur la révolution allemande de 1918-1919 1, nous avons montré comment, après l’effondrement de l’Internationale socialiste face à la Première Guerre mondiale, le cours s’est inversé en faveur du prolétariat et a culminé dans la révolution de novembre 1918. Tout comme la révolution d’Octobre en Russie l’année précédente, novembre 1918 en Allemagne constituait l'aboutissement d'un processus de lutte et de révolte contre la guerre impérialiste. Alors qu’Octobre avait représenté le premier coup puissant porté par la classe ouvrière contre la "Grande Guerre", ce fut l’action du prolétariat allemand qui parvint, finalement, à y mettre fin.
Selon les livres d’histoire de la classe dominante, le parallèle entre les mouvements en Russie et en Allemagne s’arrête là. Pour ces livres, le mouvement révolutionnaire en Allemagne se limite aux événements de 1918, contre la guerre. Et, contrairement à la Russie, il n’y eut jamais en Allemagne de mouvement socialiste de masse contre le système capitaliste lui-même. D’après eux, les "extrémistes" qui se battaient pour qu’une révolution "bolchevique" ait lieu en Allemagne, allaient payer de leur vie le fait de ne pas l’avoir compris. C’est ce qu’on proclame.
Pourtant, la classe dominante de l’époque ne partageait pas la légèreté des historiens d’aujourd’hui sur le caractère indestructible de la domination capitaliste. Son programme du moment, c’était la Guerre civile !
L’existence d’une situation de double pouvoir, qui résultait de la révolution de novembre, motivait cet ordre du jour. Le résultat principal de la révolution de novembre fut la fin de la guerre impérialiste ; son principal produit fut la création d’un système de conseils d’ouvriers et de soldats qui, comme en Russie et en Autriche-Hongrie, s’étendait à tout le pays.
La bourgeoisie allemande, en particulier la social-démocratie, tirant rapidement les leçons de ce qui s’était passé en Russie, intervint immédiatement pour faire de ces organes des coquilles vides. Dans bien des cas, elle imposa l’élection de délégués sur la base de listes de partis, à savoir le parti social-démocrate (le SPD) et l’USPD hésitant et conciliateur, excluant ainsi de fait les révolutionnaires de ces organes. Lors du Premier Congrès des Conseils d’ouvriers et de soldats à Berlin, l’aile gauche du capital empêcha Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg d’intervenir. Et, surtout, elle fit adopter une motion déclarant que tout le pouvoir serait remis aux mains du futur gouvernement parlementaire.
Ces succès de la bourgeoisie sont toujours aujourd’hui à la base du mythe selon lequel les conseils en Allemagne, contrairement à ceux de Russie, n’étaient pas révolutionnaires. Mais cela ignore le fait qu’en Russie aussi, au début de la révolution, les conseils ne suivaient pas une orientation révolutionnaire, que la plupart des délégués élus au départ n’étaient pas révolutionnaires et que, là aussi, on avait poussé les "soviets" à abandonner le pouvoir rapidement.
Après la révolution de novembre, la bourgeoisie allemande ne se faisait aucune illusion sur le caractère prétendument inoffensif du système des conseils. Tout en revendiquant le pouvoir pour eux-mêmes, ces conseils continuaient à permettre à l’appareil d’Etat bourgeois de coexister à côté d’eux. Mais, d’un autre côté, le système des conseils, par sa nature dynamique et flexible, par sa composition, par son attitude, par son mode d’action, était capable de s’adapter à tous les tournants et de se radicaliser. Les Spartakistes, qui l’avaient immédiatement compris, avaient commencé une agitation incessante pour que les délégués soient réélus, ce qui se concrétiserait par un fort tournant à gauche de l’ensemble du mouvement.
Personne ne comprenait mieux le danger de cette situation de "double pouvoir" que la direction militaire allemande. Le général Groener, désigné pour mener les opérations de riposte, activa immédiatement la connexion téléphonique secrète 998 avec le nouveau chancelier, le social-démocrate Ebert. Et tout comme le légendaire sénateur Caton, deux mille ans plus tôt, avait conclu tous ses discours par les mots "Carthage (l’ennemi mortel de Rome) doit être détruit", Groener ne pensait qu’à détruire les conseils ouvriers et surtout de soldats Bien que pendant et après la révolution de novembre, les conseils de soldats aient en partie incarné un poids mort conservateur qui tirait les ouvriers en arrière, Groener savait que la radicalisation de la révolution renverserait cette tendance et que les ouvriers commenceraient à entraîner les soldats derrière eux. Et, par dessus tout, l’ambition des conseils de soldats était d’imposer leur commandement propre et de briser la domination des officiers sur les forces armées. Cela équivalait, rien de moins, qu’à armer la révolution. Aucune classe dominante n’a jamais accepté volontairement la contestation de son monopole sur les forces armées. En ce sens, l’existence même du système de conseils mettait la guerre civile à l’ordre du jour.
Plus encore, la bourgeoisie comprit qu’à la suite de la révolution de novembre, le temps ne jouait plus en sa faveur. La tendance spontanée contenue dans l'ensemble de la situation était à la radicalisation de la classe ouvrière, à la perte de ses illusions sur la social-démocratie et la "démocratie" et au développement de sa confiance en elle-même. C’est sans la moindre hésitation que la bourgeoisie allemande se lança dans la politique consistant à provoquer systématiquement des affrontements militaires. Elle voulait imposer des confrontations décisives à son ennemi de classe avant qu’une situation révolutionnaire ne puisse mûrir ; concrètement, "décapiter" le prolétariat au moyen d’une défaite sanglante des ouvriers dans la capitale, Berlin, centre politique du mouvement ouvrier allemand, avant que les luttes dans les provinces ne puissent atteindre une phase "critique ".
Une situation de lutte ouverte entre deux classes, chacune déterminée à imposer son propre pouvoir, chacune ayant ses propres organisations de domination de classe, ne peut qu’être temporaire, instable. Une telle situation de "double pouvoir" débouche nécessairement dans la guerre civile.
Contrairement à la situation en Russie de 1917, la révolution allemande faisait face aux forces hostiles de l’ensemble de la bourgeoisie mondiale. La classe dominante n’était plus divisée par la guerre impérialiste en deux camps rivaux. De ce fait, la révolution devait affronter non seulement la bourgeoisie allemande mais aussi les forces de l’Entente qui étaient rassemblées sur la rive occidentale du Rhin, prêtes à intervenir si le gouvernement allemand perdait le contrôle de la situation sociale. Les États-Unis, qui étaient dans une certaine mesure un nouveau venu sur la scène politique mondiale, jouaient la carte de la "démocratie" et du "droit des peuples à disposer d’eux-mêmes", se présentant comme la seule garantie de paix et de prospérité. Comme tels, ils cherchaient à formuler une alternative politique à la Russie révolutionnaire. La bourgeoisie française, pour sa part, obsédée par sa soif de revanche chauvine, brûlait de pénétrer plus avant dans le territoire allemand et, en cours de route, de noyer la révolution dans le sang. Ce fut la Grande-Bretagne, puissance dominante de l’époque, qui assuma la direction de l’alliance contre-révolutionnaire. Au lieu de lever l’embargo imposé à l’Allemagne au cours de la guerre, elle le maintint et même le renforça partiellement. Londres était déterminée à affamer la population allemande tant que ne serait pas installé dans le pays un régime politique approuvé par le gouvernement de sa majesté.
En Allemagne même, l’axe central de la contre-révolution était l’alliance de deux forces majeures : la social-démocratie et l’armée. La social-démocratie était le cheval de Troie de la terreur blanche ; elle opérait derrière les lignes de la classe ennemie, sabotant la révolution de l’intérieur, usant de l'autorité qui lui restait en tant qu’ancien parti ouvrier (avec les syndicats) pour créer un maximum de confusion et de démoralisation. Les militaires fournissaient les forces armées, mais aussi la cruauté, l’audace et la capacité stratégique qui les caractérisent.
Que représentait le groupe de socialistes russes, hésitants et peu enthousiastes, regroupés autour de Kerensky en 1917, en comparaison du sang-froid des contre-révolutionnaires du SPD allemand ! Qu’était la foule inorganisée des officiers russes comparée à l’efficacité sinistre de l’élite militaire prussienne ! 2
Au cours des jours et des semaines qui suivirent la révolution de novembre, cette alliance sinistre se prépara à résoudre deux problèmes majeurs. Face à la dissolution des armées impériales, elle devait souder en un noyau dur une nouvelle force, une armée blanche de la terreur. Elle en tira la matière brute à deux sources : de l’ancien corps des officiers et des sycophantes déracinés, rendus fous par la guerre et qui ne pouvaient plus être réintégrés dans la vie "civile ". Eux-mêmes victimes de l’impérialisme mais des victimes brisées, ces anciens soldats étaient à la recherche d’un exutoire à leur haine aveugle et d’un paiement pour ce service. C’est parmi ces desperados que les officiers de l’aristocratie – soutenus politiquement et couverts par le SPD – recrutèrent et entraînèrent ce qui allait devenir les Freikorps (les Corps francs), les mercenaires de la contre-révolution, le noyau de ce qui devint le mouvement nazi.
Ces forces armées étaient complétées par toute une série de réseaux d’espions et d’agents provocateurs coordonnés par le SPD et l’état-major de l’armée.
Le second problème était comment justifier aux yeux des ouvriers l’emploi de la terreur blanche. C’est la social-démocratie qui le résolut. Pendant quatre ans, elle avait défendu la guerre impérialiste au nom de la paix. Maintenant, elle prêchait la guerre civile pour… empêcher la guerre civile. Il n’y a personne qui veuille un bain de sang, déclarait-elle – sauf Spartakus ! La Grande Guerre a répandu bien trop de sang des ouvriers – mais Spartakus en veut plus !
Les médias de l’époque répandirent ces mensonges infâmes : Spartakus assassine, pille, recrute les soldats pour la contre-révolution et collabore avec l’Entente, reçoit de l’argent des capitalistes et prépare une dictature. Le SPD accusait Spartakus de ce qu’il était en train de faire lui-même !
La première grande chasse à l’homme du 20e siècle dans l’une des nations industrielles hautement "civilisées" d’Europe occidentale fut dirigée contre Spartakus. Et tandis que les capitalistes et les militaires de haut rang, offrant d’énormes récompenses pour la liquidation des chefs de Spartakus, préféraient garder l’anonymat, le SPD appela ouvertement à l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg dans la presse du parti. Contrairement à leurs nouveaux amis bourgeois, dans cette campagne, le SPD était animé non seulement par l’instinct de classe (bourgeois) et par des considérations stratégiques, mais également par une haine aussi éperdue que celle des Corps francs.
La bourgeoisie ne se laissa pas tromper par l’impression superficielle et fugitive du moment : Spartakus apparaissait comme un petit groupe, marginal. Elle savait que là battait le cœur du prolétariat et elle se prépara à porter son coup mortel.
L’offensive contre-révolutionnaire commença le 6 décembre à Berlin : une attaque dans trois directions. Un raid eut lieu sur le quartier général de la Rote Fahne ("Le drapeau rouge ") , le journal du Spartakusbund. Un autre groupe de soldats tenta d’arrêter les chefs de l’organe exécutif des conseils ouvriers qui étaient réunis en session. L’intention d’éliminer les conseils en tant que tels était claire. Au coin de la rue, un autre groupe de soldats appelait complaisamment Ebert à interdire le Conseil exécutif. Et une embuscade fut tendue à une manifestation de Spartakus près du centre ville, à Chausseestrasse : 18 morts, 30 blessés. Le courage et l’ingéniosité du prolétariat permit d’éviter le pire. Tandis que les chefs de l’exécutif des conseils parvinrent à discuter longuement avec les soldats impliqués dans cette action, un groupe de prisonniers de guerre russes, arrivant par derrière le long de Friedrichstrasse, surprit et maîtrisa les mitrailleurs à mains nues. 3
Le jour suivant, Karl Liebknecht échappa à une tentative de kidnapping et d’assassinat dans les locaux de la Rote Fahne. C’est son sang-froid qui lui permit de sauver sa vie à cette occasion.
Ces actes provoquèrent les premières gigantesques manifestations du prolétariat berlinois de solidarité avec Spartakus. A partir de ce moment là, toutes les manifestations du Spartakusbund étaient armées, menées par des camions portant des batteries de mitrailleuses. Au même moment, la gigantesque vague de grèves qui avait éclaté fin novembre dans les régions d’industrie lourde de Haute Silésie et de la Ruhr, s’intensifia face à ces provocations.
La cible suivante de la contre-révolution était la Volksmarinedivision (Division de la Marine du peuple) composée de marins armés qui avait marché depuis les ports de la côte sur la capitale pour répandre la révolution. Pour les autorités, sa présence même était une provocation, d’autant plus que, depuis lors, elle occupait le Palais des vénérés rois de Prusse. 4
Cette fois-ci, le SPD prépara le terrain plus soigneusement. Il attendit les résultats du Congrès national des conseils qui se prononça pour remettre le pouvoir au gouvernement social-démocrate et pour la convocation d’une assemblée nationale. Une campagne médiatique accusa les marins de maraude et de pillage. C’étaient des criminels, des spartakistes !
Au matin du 24 décembre, à la veille de Noël, le gouvernement présenta un ultimatum aux 28 marins qui tenaient le palais et aux 80 autres qui se trouvaient dans le Marstall (l’arsenal) 5 : reddition sans condition. La garnison mal armée jura de se battre jusqu’au dernier. Dix minutes plus tard exactement (il n’y eut même pas le temps d’évacuer des bâtiments les femmes et les enfants), le grondement de l’artillerie commença, réveillant la ville.
"Malgré toute la ténacité des marins, ce ne pouvait être qu’une bataille perdue puisqu’ils étaient très mal armés – où que la bataille ait pris place. Mais elle eut lieu au centre de Berlin. Il est bien connu que, dans les batailles, les rivières, les collines, les difficultés topographiques jouent un rôle important. A Berlin, les difficultés topographiques étaient les êtres humains.
Quand les canons se mirent à gronder, fièrement et très fort, les civils sortirent de leur sommeil et ils comprirent immédiatement ce que les canons disaient." 6
Contrairement à la Grande-Bretagne ou à la France, l’Allemagne n’était pas une monarchie depuis longtemps centralisée. Contrairement à Londres ou à Paris, Berlin n’était pas devenue une métropole mondiale développée sous la conduite d’un plan gouvernemental. Comme la vallée de la Ruhr, Berlin avait poussé comme un cancer. Il en résultait que les quartiers gouvernementaux finirent par être encerclés sur trois côtés par une "ceinture rouge ", de gigantesques quartiers ouvriers. 7 Les ouvriers armés se précipitèrent sur les lieux pour défendre les marins. Les femmes et les enfants de la classe ouvrière se mirent entre les mitrailleuses et leurs cibles, uniquement armés de leur courage, de leur humour et de leur capacité de persuasion. Les soldats jetèrent leurs armes et désarmèrent les officiers.
Le jour suivant, la manifestation la plus massive dans la capitale depuis le 9 novembre prit possession du centre ville – cette fois-ci contre le SPD pour défendre la révolution. Le même jour, des groupes d’ouvriers occupèrent les bureaux du Vorwärts, le quotidien du SPD. Il ne fait pas de doute que cette action fût le résultat spontané de la profonde indignation du prolétariat. Pendant des décennies, le Vorwärts avait été le porte-parole de la classe ouvrière – jusqu’a ce que la direction du SPD l’en dépossède pendant la guerre mondiale. Il était maintenant devenu l’organe le plus honteux et le plus malhonnête de la contre-révolution.
Le SPD vit immédiatement la possibilité d’exploiter cette situation par une nouvelle provocation, en commençant par une campagne contre une prétendue "attaque contre la liberté de la presse ". Mais les délégués révolutionnaires, les Öbleute, se ruèrent au quartier général du Vorwärts pour persuader ceux qui l’occupaient qu’il était tactiquement plus sage de se retirer temporairement afin d’éviter une confrontation prématurée. (voir note 26)
L’année se termina donc par une autre manifestation de détermination révolutionnaire : l’enterrement des 11 marins tués dans la bataille du Marstall. Le même jour, la gauche de l’USPD quitta la coalition gouvernementale avec le SPD. Et, tandis que le gouvernement de Ebert envisageait de fuir la capitale, le Congrès de fondation du KPD commençait.
Les événements de décembre 1918 révélaient que la révolution commençait à s’affermir en profondeur. La classe ouvrière gagna les premières confrontations de la nouvelle phase tant par l’audace de ses réactions que par la sagesse de ses retraits tactiques. Le SPD avait finalement commencé à dévoiler sa nature contre-révolutionnaire aux yeux de l’ensemble de la classe. Il s’avéra vite que la stratégie bourgeoise de provocation était difficile à réaliser et même dangereuse.
Le dos au mur, la classe dominante tira les leçons de ces premières escarmouches avec une lucidité remarquable. Elle prit conscience que cibler directement et massivement les symboles et les figures auxquels s’identifiait la révolution – Spartakus, la direction des conseils ouvriers ou la division des marins – pouvait s’avérer contre-productif en provoquant la solidarité de l’ensemble de la classe ouvrière. Il valait mieux s’en prendre à des figures de second ordre qui susciteraient le soutien d’une partie de la classe seulement, ce qui permettrait ainsi de diviser les ouvriers de la capitale et de les isoler du reste du pays. Emil Eichhorn constituait une telle figure ; il appartenait à l’aile gauche de l’USPD. Un caprice du destin, paradoxe tel qu’en produit toute grande révolution, avait fait de lui le président de la police de Berlin. Dans cette fonction, il avait commencé à distribuer des armes aux milices ouvrières. C’était une provocation pour la classe dominante. Cibler cet homme aiderait à galvaniser les forces de la contre-révolution qui titubaient encore de ces premiers revers. En même temps, la défense d’un chef de la police constituait une cause ambiguë pour mobiliser les forces révolutionnaires ! Mais la contre-révolution avait une deuxième provocation dans sa manche, non moins ambiguë et comportant tout autant de potentiel pour diviser la classe ouvrière et la faire hésiter. La direction du SPD avait bien vu que la brève occupation des bureaux du Vorwärts avait choqué les ouvriers sociaux-démocrates. La plupart de ces ouvriers étaient honteux du contenu de ce journal mais ils étaient préoccupés par autre chose : le spectre d’un conflit militaire entre ouvriers sociaux-démocrates et ouvriers communistes – menace agitée en couleurs criardes par le SPD – qui pourrait résulter de ce genre d’actions d’occupation. Cette inquiétude pesait d’autant plus lourd – la direction du SPD le savait – qu’elle avait pour motif une réelle préoccupation prolétarienne de défendre l’unité de la classe.
Toute la machine de la provocation se mit à nouveau en marche.
Un torrent de mensonges : Eichhorn est corrompu, c’est un criminel payé par les Russes qui prépare un putsch contre-révolutionnaire !
Un ultimatum : Eichhorn doit démissionner immédiatement ou être forcé à le faire !
L’étalage de la force brute : Cette fois-ci, 10 000 hommes de troupe furent postées au centre de la ville, 80 000 autres rassemblés dans le voisinage. Ce dispositif militaire comprenait les divisions d’élite hautement disciplinées du général Maercker, des troupes d’infanterie, une "brigade de fer" postée sur la côte, des milices des quartiers bourgeois et les premiers Corps francs. Mais elles comprenaient aussi la "Garde républicaine ", milice armée du SPD, et d’importantes troupes du contingent qui sympathisaient avec la social-démocratie.
Le piège était prêt à se refermer.
Comme la bourgeoisie s’y attendait, l’attaque contre Eichhorn ne mobilisa pas les troupes de la capitale qui sympathisaient avec la révolution. Elle ne mobilisa pas non plus les ouvriers des provinces où le nom de Eichhorn n’était pas connu. 8
Mais, dans la nouvelle situation, il existait une composante qui prit tout le monde par surprise. Ce fut la massivité et l’intensité de la réaction du prolétariat de Berlin. Le dimanche 5 janvier, 150 000 personnes répondirent à l’appel des Öbleute à manifester face à la police sur Alexanderplatz. Le lendemain, plus d’un demi million d’ouvriers posèrent leurs outils et prirent possession du centre ville. Ils étaient prêts à se battre et à mourir. Ils avaient immédiatement compris que la vraie question n’était pas Eichhorn mais la défense de la révolution.
Bien que déconcertée par la puissance de cette réponse, la contre-révolution eut assez de sang-froid pour poursuivre ses plans. Les locaux du Vorwärts furent de nouveau occupés mais aussi d’autres bureaux de presse de la ville. Cette fois, c’étaient les agents provocateurs de la police qui en avaient pris l’initiative. 9
Le jeune KPD lança immédiatement un avertissement à la jeune classe ouvrière. Dans un tract et dans les articles de première page de la Rote Fahne, il appelait le prolétariat à élire de nouveaux délégués à ses conseils et à s’armer mais, aussi, à prendre conscience que le moment de l’insurrection armée n’était pas encore venu. Une telle insurrection requérait une direction centralisée au niveau de tout le pays. Seuls des conseils ouvriers où les révolutionnaires domineraient, pourraient la fournir.
Le matin du 5 janvier, les chefs révolutionnaires se réunirent dans le quartier général de Eichhorn pour se consulter. Environ 70 Öbleute étaient présents dont, en gros, 80% soutenaient la gauche de l’USPD, les autres le KPD. Les membres du comité central de l’organisation berlinoise de l’USPD étaient venus ainsi que deux membres du comité central du KPD : Karl Liebknecht et Wilhelm Pieck.
Au départ, les délégués des organisations ouvrières n’étaient pas sûrs de la façon dont il fallait riposter. Puis l’atmosphère changea, électrisée par les rapports qui arrivaient. Ceux-ci concernaient les occupations armées dans le quartier de la presse et la prétendue préparation des différentes garnisons à se joindre à l’insurrection armée. Liebknecht déclara alors que, dans ces circonstances, il était nécessaire non seulement de repousser l’attaque contre Eichhorn mais de lancer l’insurrection armée.
Les témoins oculaires de cette réunion dramatique indiquent que l’intervention de Liebknecht constitua le tournant fatal. Durant toute la guerre, il avait représenté la boussole et la conscience morale du prolétariat allemand et même mondial. Maintenant, à ce moment crucial de la révolution, il perdit la tête et ses repères. Par dessus tout, il prépara la voie aux Unabhängigen, les indépendants, qui étaient toujours la principale force à ce moment. Manquant de principes politiques clairement définis, d’une perspective claire et à long terme et d’une confiance profonde dans la cause du prolétariat, ce courant "indépendant" était condamné à vaciller constamment sous la pression de la situation immédiate et donc à concilier avec la classe dominante. Mais le revers de ce "centrisme" était le besoin fortement ressenti de participer à n’importe quelle "action" peu claire à l’ordre du jour, ne serait-ce que pour montrer sa propre détermination révolutionnaire.
"Le parti indépendant n’avait pas de programme politique clair ; mais il n‘avait aucune intention de renverser le gouvernement Ebert-Scheidemann. A cette conférence, les décisions étaient aux mains des indépendants. Et à ce moment-là il apparut clairement que les figures hésitantes qui siégeaient au comité du parti de Berlin et n’aimaient pas en temps normal prendre des risques mais voulaient en même temps participer à tout, s’avérèrent les plus grands brailleurs, se présentant de la façon la plus "révolutionnaire" possible". 10
Selon Richard Müller, il y eut une sorte de surenchère entre les chefs de l’USPD et la délégation du KPD. "A présent les indépendants voulaient montrer leur courage et leur sérieux en surenchérissant sur les objectifs proposés par Liebknecht. Liebknecht pouvait-il se retenir, face au "feu révolutionnaire" de ces "éléments vacillants et hésitants" ? Ce n’était pas dans sa nature." (Ibid.)
On n’écouta pas les avertissements des délégués de soldats qui exprimèrent des doutes sur la préparation des troupes à la lutte.
"Richard Müller s’exprima de la façon la plus tranchante contre l’objectif proposé, le renversement du gouvernement. Il souligna qu’il n’existait ni les conditions politiques ni les conditions militaires. Le mouvement grandissait jour après jour dans le pays, aussi très rapidement les conditions politiques, militaires et psychologiques seraient atteintes. Une action prématurée et isolée à Berlin pourrait remettre en cause cette évolution ultérieure. Ce n’est qu’avec difficulté qu’il put exprimer ce rejet face à des objections venant de toutes parts.
Pieck, en tant que représentant du comité central du KPD, s’exprima fortement contre Richard Müller et demanda, en termes très précis, un vote immédiat et que la lutte soit engagée." 11
Trois décisions majeures furent mises au vote et adoptées. L’appel à la grève générale fut adopté à l’unanimité. Les deux autres décisions, l’appel à renverser le gouvernement et à poursuivre l’occupation des bureaux de presse, furent adoptées par une large majorité mais avec six voix contre. 12
Un "comité provisoire d’action révolutionnaire" fut alors constitué comportant 53 membres et trois présidents : Liebknecht, Ledebour et Scholze.
Maintenant, le prolétariat était pris au piège.
Il allait s’ensuivre ce qui devait devenir "la semaine sanglante" à Berlin. La bourgeoisie l’appela "la semaine Spartakus" : un "putsch communiste" a été déjoué par les "héros de la liberté et de la démocratie ". Le destin de la révolution mondiale se joua en bonne partie cette semaine là, du 5 au 12 janvier 1919.
Le matin qui suivit la constitution du comité révolutionnaire, la grève était quasiment totale dans la ville. Un nombre d’ouvriers encore plus grand que la veille se répandit au centre ville, beaucoup d’entre eux étaient armés. Mais à midi, tous les espoirs d’un soutien actif des garnisons s’étaient évaporés. Même la division des marins, légende vivante, se déclara neutre et alla même jusqu’à arrêter son propre délégué, Dorrenbach, pour ce qu’elle considérait être sa participation irresponsable à l’appel à l’insurrection. Le même après-midi, la même Volksmarinedivision fit sortir le comité révolutionnaire du Marstall où il avait cherché refuge. De même, les mesures concrètes pour déloger le gouvernement furent contrecarrées ou même ignorées, puisque visiblement aucune puissance armée ne les soutenait ! 13
Toute la journée, les masses furent dans la rue, attendant des instructions de leurs dirigeants. Mais celles-ci ne venaient pas. L’art de réussir des actions de masse consiste dans la concentration et l’orientation de l’énergie vers un but qui dépasse le point de départ, qui fait avancer le mouvement général, qui donne à ses participants le sentiment d’un succès et d’une force collectifs. Dans la situation d'alors, la simple répétition de la grève et des manifestations de masse des jours précédents ne suffisait pas. Un pas en avant aurait été, par exemple, l’encerclement des casernes et l’agitation envers elles afin de gagner les soldats à la nouvelle étape de la révolution, à désarmer les officiers, à commencer un armement plus large des ouvriers eux-mêmes. 14 Mais le comité révolutionnaire auto-proclamé ne proposa pas ces mesures, entre autres du fait qu’il avait déjà mis en avant un ensemble d’actions plus radicales mais malheureusement irréalistes. Après avoir appelé à rien moins que l’insurrection armée, des mesures plus concrètes mais bien moins spectaculaires seraient apparues comme une déconvenue, une attente déçue, un recul. Le comité, et le prolétariat avec lui, étaient prisonniers d’un radicalisme erroné et vide.
La direction du KPD fut horrifiée quand elle reçut les nouvelles de la proposition d’insurrection. Rosa Luxemburg et Leo Jogiches en particulier accusèrent Liebknecht et Pieck d’avoir abandonné non seulement les décisions du Congrès du parti mais le programme du parti lui-même. 15
Mais on ne pouvait défaire ces erreurs et, comme telles, elles n’étaient pas (encore) la question de l’heure. Le cours des événements plaça le parti face à un terrible dilemme : comment sortir le prolétariat du piège où il était déjà pris ?
Cette tâche était bien plus difficile que celle qu’avaient accomplie les Bolcheviks au cours des célèbres "journées de juillet" de 1917 en Russie, quand le parti était parvenu à aider la classe ouvrière à éviter le piège d’une confrontation militaire prématurée.
La réponse étonnante, paradoxale que trouva le parti, sous l’impulsion de Rosa Luxemburg, fut la suivante. Le KPD, opposant le plus déterminé à une révolution armée jusqu’ici, devait devenir son protagoniste le plus fervent. Pour une simple raison. Prendre le pouvoir à Berlin était le seul moyen d’empêcher le massacre sanglant devenu maintenant imminent, d’empêcher la décapitation du prolétariat allemand. Une fois ce problème réglé, le prolétariat de Berlin pourrait s’attaquer à celui de tenir ou de reculer en bon ordre jusqu’à ce que la révolution soit mûre dans l’ensemble du pays.
Karl Radek, émissaire du parti russe, caché à Berlin, proposa une orientation alternative : retrait immédiat tout en gardant les armes mais, si nécessaire, en les rendant. Mais la classe dans son ensemble n’avait pas encore d’armes. Le problème était que l’apparition d’un "putsch" communiste "non démocratique" fournissait au gouvernement le prétexte dont il avait besoin pour imposer un bain de sang. Aucun recul des combattants ne pouvait défaire cela.
Le cours de l’action qu’avait proposé Rosa Luxemburg, était basé sur l’analyse que le rapport de forces militaire dans la capitale n’était pas défavorable au prolétariat. Et, en réalité, si le 6 janvier détruisit les espoirs que mettait le comité révolutionnaire dans "ses" troupes, il fut rapidement clair que la contre-révolution aussi avait mal calculé. La Garde républicaine et les troupes qui sympathisaient avec le SPD refusaient maintenant d’utiliser la force contre les ouvriers révolutionnaires. Dans leurs comptes-rendus des événements, le révolutionnaire Richard Müller et le contre-révolutionnaire Gustav Noske confirmèrent tous deux ultérieurement la justesse de l’analyse de Rosa Luxemburg : du point de vue militaire, le rapport de force au début de la semaine était en faveur du prolétariat.
Mais la question décisive n’était pas le rapport de force militaire mais le rapport de force politique. Et celui-ci pesait contre le prolétariat pour la simple raison que la direction du mouvement était toujours aux mains des "centristes ", des éléments hésitants et pas encore à celles des révolutionnaires conséquents. Selon "l’art de l’insurrection" marxiste, l’insurrection armée est la dernière étape du processus de renforcement de la révolution et elle balaie simplement les derniers postes de résistance.
Prenant conscience du piège dans lequel il s’était mis lui-même, le comité provisoire, au lieu d’armer le prolétariat, commença à négocier avec le gouvernement qu’il venait de déclarer déchu et sans même savoir ce qu’il voulait négocier. Face à cette attitude du comité, le KPD obligea Liebknecht et Pieck d’en démissionner le 10 janvier. Mais le mal était fait. La politique de conciliation paralysa le prolétariat, faisant remonter à la surface tous ses doutes et ses hésitations. Les ouvriers de toute une série d’usines importantes sortirent avec des déclarations qui condamnaient le SPD mais également Liebknecht et les "Spartakistes ", appelant à la réconciliation des "partis socialistes ".
A ce moment où la contre-révolution titubait, le social-démocrate Noske vint à la rescousse. "Il faut que quelqu’un joue le rôle du chien sanglant. Je n’ai pas peur de la responsabilité ", déclara-t-il. Tout en prétendant "négocier" pour gagner du temps, le SPD convoqua ouvertement les officiers, les étudiants, les milices bourgeoises pour noyer la résistance ouvrière dans le sang. Avec le prolétariat divisé et démoralisé, la voie était maintenant ouverte à la terreur blanche la plus sauvage. Les atrocités comportèrent le bombardement des bâtiments par l’artillerie, le meurtre des prisonniers et même des délégués venus négocier, le lynchage des ouvriers mais aussi des soldats ayant serré la main aux révolutionnaires, la persécution des femmes et des enfants dans les quartiers ouvriers, la profanation des cadavres mais aussi la chasse systématique et le meurtre de révolutionnaires comme Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Nous reviendrons sur la nature et la signification de cette terreur dans le dernier article de cette série.
Dans un célèbre article publié dans la Rote Fahne le 27 novembre 1918, "L’Achéron s’est mis en mouvement ", Rosa Luxemburg annonçait le début d’une nouvelle phase de la révolution : celle de la grève de masse. Cela allait se confirmer rapidement de façon éclatante. La situation matérielle de la population ne s’était pas améliorée avec la fin de la guerre, au contraire. L’inflation, les licenciements, le chômage massif, le travail précaire et la chute des salaires réels créèrent une nouvelle misère pour des millions d’ouvriers, de fonctionnaires mais aussi pour de larges couches des classes moyennes. De plus en plus, la misère matérielle mais aussi la déception amère vis-à-vis des résultats de la révolution de novembre poussaient les masses à se défendre. Les estomacs vides constituaient un puissant argument contre les prétendus bénéfices de la nouvelle démocratie bourgeoise. Des vagues de grèves successives parcoururent le pays, surtout pendant le premier trimestre 1919. Bien loin des centres traditionnels du mouvement socialiste organisé comme Berlin, les ports côtiers ou les secteurs du génie civil et de la haute technologie 16, des parties du prolétariat politiquement moins expérimentées furent entraînées dans le processus révolutionnaire. Elles comprenaient ceux que Rosa Luxemburg, dans sa brochure sur la grève de masse, appelait "la masse des Ilotes". C’étaient des secteurs particulièrement opprimés de la classe ouvrière qui n’avaient bénéficié d’aucune éducation socialiste et qui, de ce fait, étaient souvent regardés de haut par les fonctionnaires de la social-démocratie et des syndicats avant la guerre. Rosa Luxemburg avait prédit qu’ils joueraient un rôle majeur dans la lutte future pour le socialisme.
Et maintenant, ils étaient là. Par exemple, des millions de mineurs, de sidérurgistes, d’ouvriers du textile des régions industrielles du Bas-Rhin et de Westphalie. 17 Là, les luttes ouvrières défensives s’affrontèrent immédiatement à l’alliance brutale des patrons et des gardes armés de leurs usines, des syndicats et des Corps francs. A partir de ces premières confrontations se cristallisèrent deux principales revendications du mouvement de grève, formulées à la conférence des délégués de toute la région début février à Essen : tout le pouvoir aux conseils d’ouvriers et de soldats ! Socialisation des usines et des mines ! La situation s’exacerba lorsque les militaires tentèrent de désarmer et de démanteler les conseils de soldats et envoyèrent 30 000 membres des Corps francs occuper la Ruhr. Le 14 février, les conseils d’ouvriers et de soldats appelèrent à la grève générale et à la résistance armée. La détermination et la mobilisation des ouvriers étaient si grandes que l’armée blanche mercenaire n’osa même pas attaquer. L’indignation contre le SPD qui soutenait ouvertement les militaires et dénonçait la grève, fut indescriptible. A tel point que le 25 février, les conseils - soutenus par les délégués communistes – décidèrent de mettre fin à la grève. Les dirigeants avaient peur que les ouvriers inondent les mines ou attaquent les ouvriers sociaux-démocrates. 18 En fait, les ouvriers montrèrent un haut degré de discipline et une large minorité respecta l’appel à la reprise du travail – même si elle n’était pas d’accord avec cette décision. Malheureusement c’était le moment où la grève commençait en Allemagne centrale !
Une deuxième grève de masse gigantesque éclata vers la fin mars et dura plusieurs semaines malgré la répression des Corps francs.
"Très vite il apparut clairement que le Parti social-démocrate et les dirigeants syndicaux avaient perdu de leur influence sur les masses. La puissance du mouvement révolutionnaire des mois de février et mars ne résidait pas dans la possession ni dans l’utilisation des armes, mais dans la possibilité de retirer au gouvernement socialiste bourgeois son fondement économique en paralysant les aires de production les plus importantes. (…) L’énorme mobilisation militaire, l’armement de la bourgeoisie, la brutalité de la soldatesque ne purent briser cette puissance, ne purent forcer les ouvriers en grève à rentrer au travail." 19
Le second grand centre de la grève de masse était la région connue sous le nom d’Allemagne centrale (Mitteldeutschland). 20 Là le mouvement de grève explosa à la mi-février, pas seulement en réponse à la paupérisation et à la répression, mais aussi en solidarité avec les victimes de la répression à Berlin et avec les grèves du Rhin et de la Ruhr. Comme dans la région précédente, le mouvement tira sa force de sa direction par les conseils d’ouvriers et de soldats au sein desquels les sociaux-démocrates perdaient rapidement leur influence.
Mais, alors que dans la région de la Ruhr, les ouvriers de l’industrie lourde formaient l'essentiel des troupes, ici le mouvement incorpora non seulement les mineurs, mais quasiment toutes les professions et les branches d’industrie. Pour la première fois depuis le début de la révolution, les cheminots se joignirent au mouvement. Cela revêtait une importance particulière. L’une des premières mesures du gouvernement Ebert à la fin de la guerre avait été d’augmenter les salaires des cheminots de façon substantielle. La bourgeoisie avait besoin de "neutraliser" ce secteur pour pouvoir transporter ses brigades contre-révolutionnaires d’un bout à l’autre de l’Allemagne. Maintenant, pour la première fois, cette possibilité était mise en question.
Tout aussi significatif était le fait que les soldats des garnisons sortirent pour soutenir les grévistes. L’Assemblée nationale qui avait fui les ouvriers de Berlin, se déplaça à Weimar pour y tenir sa session parlementaire constitutive. Elle arriva en plein milieu d’une lutte de classe aiguë et de soldats hostiles, et dut se réunir derrière un rempart protecteur de pièces d’artillerie et de mitrailleuses. 21
L’occupation sélective des villes par les Corps francs provoqua des batailles de rue à Halle, Merseburg et Zeitz, des explosions des masses "enragées jusqu’à la folie" comme l’écrit Richard Müller. Comme dans la Ruhr, ces actions militaires ne parvinrent pas à briser le mouvement de grèves.
L’appel des délégués d’usines à la grève générale le 24 février devait révéler un autre développement extrêmement significatif. Les délégués soutinrent cet appel à l’unanimité, y compris ceux du SPD. En d’autres termes, la social-démocratie perdait de son contrôle même parmi ses membres.
"Dès le départ, la grève s’étendit au maximum. Il n’y avait pas d’intensification possible sinon par l’insurrection armée que les grévistes rejetaient et qui semblait injustifiée. Le seul moyen de rendre la grève plus efficace passait par les ouvriers de Berlin." 22
C’est ainsi que les ouvriers appelèrent le prolétariat de Berlin à rejoindre, à diriger en fait, le mouvement qui embrasait le centre de l’Allemagne, le Rhin et la Ruhr.
Et les ouvriers de Berlin répondirent du mieux qu’ils purent malgré la défaite qu’ils venaient de subir. Là, le centre de gravité était passé de la rue aux assemblées massives. Les débats qui eurent lieu dans les usines, les bureaux et les casernes avaient pour effet d’affaiblir continuellement l’influence du SPD et le nombre de ses délégués dans les conseils ouvriers. Les tentatives du parti de Noske de désarmer les soldats et de liquider leurs organisations ne firent qu’accélérer ce processus. Une assemblée générale des conseils ouvriers à Berlin le 28 février appela tout le prolétariat à défendre ses organisations et à se préparer à la lutte. La tentative du SPD d’empêcher cette résolution fut déjouée par ses propres délégués.
L’assemblée réélut son comité d’action. Le SPD perdit sa majorité. Lors de l’élection suivante du comité, le KPD avait presque autant de délégués que le SPD ; dans les conseils à Berlin, le cours s’orientait en faveur de la révolution. 23
Prenant conscience que le prolétariat ne pourrait vaincre que s’il était dirigé par une organisation unie et centralisée, l’agitation de masse pour la réélection des conseils d’ouvriers et de soldats dans tout le pays et pour la tenue d’un nouveau congrès national des conseils commença. Malgré l’opposition hystérique du gouvernement et du SPD à cette proposition, les conseils de soldats commencèrent à se déclarer en faveur de cette dernière. Les sociaux-démocrates misèrent sur le temps, pleinement conscients des difficultés pratiques pour mettre en œuvre ces projets.
Mais le mouvement à Berlin était confronté à une autre question très pressante : l’appel à soutenir les ouvriers d’Allemagne centrale. L’assemblée générale des conseils ouvriers de Berlin se réunit le 3 mars pour décider de cette question. Le SPD, sachant que le cauchemar de la semaine sanglante de janvier hantait toujours le prolétariat de la capitale, était déterminé à empêcher une grève générale. Et en fait, au départ, les ouvriers hésitèrent. Par leur agitation pour apporter la solidarité à l’Allemagne centrale, les révolutionnaires renversèrent peu à peu le cours. Des délégations de toutes les principales usines de la ville furent envoyées à l’assemblée des conseils pour l’informer que les assemblées sur les lieux de travail avaient déjà décidé d’arrêter le travail. Il devint clair que les communistes et les indépendants de gauche avaient la majorité des ouvriers derrière eux.
A Berlin aussi, la grève était quasiment totale. Le travail ne continua que dans les usines désignées par les conseils ouvriers pour le faire (les pompiers, les fournisseurs d’eau, d’électricité et de gaz, la santé, la production alimentaire). Le SPD - et son porte-parole le Vorwärts - dénonça immédiatement la grève, appelant les délégués membres du parti à faire de même. Ces délégués prirent alors position contre celle de leur propre parti. De plus, les imprimeurs qui étaient sous forte influence social-démocrate, avaient été parmi les rares professions à ne pas rejoindre le front des grévistes ; maintenant ils le faisaient pour protester contre l’attitude du SPD. De cette façon, la campagne de haine fut en grande partie réduite au silence.
Malgré tous ces signes de maturation, le traumatisme de janvier s’avéra fatal. La grève générale à Berlin arriva trop tard, au moment même où elle prenait fin en Allemagne centrale. Pire même. Les communistes, traumatisés en fait par la défaite de janvier, refusèrent de participer à la direction de la grève aux côtés des sociaux-démocrates. L’unité du front de la grève commença à s’effriter. La division et la démoralisation se répandirent.
C’était le moment pour les Corps francs d’envahir Berlin. Tirant les leçons des événements de janvier, les ouvriers se réunirent dans les usines et pas dans la rue. Mais au lieu d’attaquer immédiatement les ouvriers, les Corps francs marchèrent d’abord sur les garnisons et les conseils de soldats, d’abord contre les régiments qui avaient participé à réprimer les ouvriers en janvier ; ceux qui jouissaient le moins de la sympathie des travailleurs. Ce n’est qu’après qu’ils se tournèrent contre le prolétariat. Comme en janvier, il y eut des exécutions sommaires dans les rues, des révolutionnaires furent assassinés (parmi lesquels Leo Jogiches) ; les cadavres étaient jetés dans la Spree. Cette fois, la terreur blanche fut encore plus féroce qu’en janvier et monta à bien plus que 1000 morts. Le quartier ouvrier de Lichtenberg, à l’Est du centre ville, fut bombardé par l’aviation.
Sur les luttes de janvier - mars, Richard Müller écrit : "Ce fut le soulèvement le plus gigantesque du prolétariat allemand, des ouvriers, des employés, des fonctionnaires et même des parties des classes moyennes petites bourgeoises, à une échelle jamais vue auparavant et atteinte une seule fois par la suite pendant le putsch de Kapp. Les masses populaires étaient en grève générale non seulement dans les régions d’Allemagne sur lesquelles on s’est centré, mais en Saxe, en Bade, en Bavière ; partout les vagues de la révolution socialiste battaient les murs de la production capitaliste et de la propriété. Les masses ouvrières avançaient à grands pas sur la route poursuivant la transformation politique de novembre 1918." 24
Cependant, "le cours pris par les événements de janvier pesait toujours sur le mouvement révolutionnaire. Son début absurde et ses conséquences tragiques avaient brisé les ouvriers de Berlin et il fallut des semaines de travail opiniâtre pour les rendre capables d’entrer à nouveau en lutte. Si le putsch de janvier n’avait pas eu lieu, le prolétariat de Berlin aurait pu porter assistance à temps aux combattants du Rhin, de Westphalie et d’Allemagne centrale. La révolution se serait poursuivie et la nouvelle Allemagne aurait montré une face économique et politique tout à fait différente." 25
L’incapacité du prolétariat mondial à empêcher la Première Guerre mondiale créa des conditions difficiles pour la victoire de la révolution. En comparaison avec une révolution répondant avant tout à une crise économique, une révolution contre la guerre mondiale comporte des inconvénients considérables. D’abord, la guerre avait tué ou blessé des millions de travailleurs ; beaucoup d’entre eux étaient des socialistes expérimentés ayant une conscience de classe. Deuxièmement, contrairement à la crise économique, la bourgeoisie peut mettre fin à la guerre si elle voit que sa poursuite menace son système. C’est ce qui est arrivé en 1918. Cela a créé des divisions entre les ouvriers de chaque pays, entre ceux qui se contentaient de la fin des hostilités et ceux pour qui seul le socialisme pouvait résoudre le problème. Troisièmement, le prolétariat international était divisé, d’abord par la guerre elle-même, ensuite entre les ouvriers des pays "vaincus" et ceux des pays "vainqueurs ". Ce n’est pas par hasard si une situation révolutionnaire s’est développée dans les pays où la guerre était perdue (la Russie, l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne) et non dans les pays de l’Entente (la Grande-Bretagne, la France, les Etats-Unis).
Mais cela veut-il dire qu’une révolution prolétarienne victorieuse, dans ces circonstances, était impossible dès le départ ? Rappelons que c’était l’un des principaux arguments avancés par la social-démocratie pour justifier son rôle contre-révolutionnaire. Mais en réalité, c’était loin d’être le cas.
D’abord, bien que la "Grande Guerre" ait décimé physiquement et affaibli psychologiquement le prolétariat, cela n’empêcha pas la classe ouvrière de lancer un assaut puissant contre le capitalisme. Le carnage imposé était immense, mais moins que celui infligé par la suite par la Seconde Guerre mondiale ; et il n’y a pas de comparaison possible avec ce qu’une troisième guerre mondiale avec des armes thermonucléaires signifierait.
Deuxièmement, bien que la bourgeoisie ait pu mettre fin à la guerre, cela ne veut pas dire qu’elle pouvait en éliminer les conséquences matérielles et politiques. Parmi ces conséquences, il y avait l’épuisement de l’appareil productif, la désorganisation de l’économie et la surexploitation de la classe ouvrière en Europe. Dans les pays vaincus en particulier, la fin de la guerre ne mena pas à une restauration rapide du niveau de vie d’avant-guerre pour les masses de la population. Au contraire. Bien que la revendication de la "socialisation de l’industrie" ait contenu le danger de dévoyer la classe ouvrière de la lutte pour le pouvoir vers une sorte de projet autogestionnaire ayant la faveur de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme, en 1919 en Allemagne, la force principale derrière cette revendication était la préoccupation de la survie physique du prolétariat. Les ouvriers, de plus en plus convaincus de l’incapacité du capitalisme à produire assez de biens alimentaires, de charbon, etc. à des prix abordables pour que la population puisse passer l’hiver, commencèrent à se rendre compte qu’une force de travail sous-alimentée et épuisée, menacée d’épidémies et d’infection, devait prendre cette question en main, avant qu’il ne soit trop tard.
En ce sens, les luttes qui s'étaient développées contre la guerre ne se terminèrent pas avec la guerre elle-même. De plus, l’impact de la guerre sur la conscience de classe était profond. Il ôtait à la guerre moderne son image d’héroïsme.
Troisièmement, la brèche entre les ouvriers des pays "vainqueurs" et "vaincus" n’était pas insurmontable. En Grande-Bretagne en particulier, il y eut de puissants mouvements de classe à la fois pendant et à la fin de la guerre. L’aspect le plus frappant de 1919, "année de la révolution" en Europe centrale, était l’absence relative de la scène du prolétariat français. Où était cette partie de la classe qui, de 1848 à la Commune de Paris de 1871, avait été l’avant-garde de l’insurrection prolétarienne ? Dans une certaine mesure, il avait été contaminé par la frénésie chauvine de la bourgeoisie qui promettait à "ses" ouvriers une nouvelle ère de prospérité sur la base des réparations qu’elle allait imposer à l’Allemagne. N’y avait-il pas d’antidote à ce poison nationaliste ? Oui, il y en avait un. La victoire du prolétariat allemand aurait constitué cet antidote.
En 1919, l’Allemagne constituait la charnière indispensable entre la révolution à l’Est et la conscience de classe en sommeil à l’Ouest. La classe ouvrière européenne de 1919 avait été éduquée dans le socialisme. Sa conviction sur la nécessité et la possibilité du socialisme n’avait pas encore été minée par la contre-révolution stalinienne. La victoire de la révolution en Allemagne aurait sapé les illusions sur la possibilité d’un retour à la "stabilité" apparente du monde d’avant-guerre. La reprise par le prolétariat allemand de son rôle dirigeant dans la lutte de classe aurait énormément renforcé la confiance dans l’avenir du socialisme.
Mais la victoire de la révolution en Allemagne même était-elle une possibilité réaliste ? La révolution de novembre révéla la puissance et l’héroïsme de la classe mais, aussi, ses énormes illusions, ses confusions et ses hésitations. Pourtant, c’était tout autant le cas en février 1917 en Russie. Dans les mois qui suivirent février, le cours de la révolution russe a révélé la maturation progressive d’un immense potentiel qui a mené à la victoire d’Octobre. En Allemagne, à partir de novembre 1918 – malgré la fin de la guerre – on voit une maturation très similaire. Au cours du premier trimestre de 1919, nous avons vu le développement de la grève de masse, l’entrée de toute la classe ouvrière dans la lutte, le rôle croissant des conseils ouvriers et des révolutionnaires en leur sein, le début des efforts pour créer une organisation et une direction centralisées du mouvement, la mise à jour progressive du rôle contre-révolutionnaire du SPD et des syndicats ainsi que les limites de l’efficacité de la répression étatique.
Au cours de 1919, des soulèvements locaux et des "républiques des conseils" dans des villes côtières, en Bavière et ailleurs furent liquidés. Ces épisodes sont remplis d’exemples de l’héroïsme du prolétariat et d’amères leçons pour l’avenir. Pour l’issue de la révolution en Allemagne, ils ne furent pas décisifs. Les centres déterminants se trouvaient ailleurs. D’abord, dans l’énorme concentration industrielle de ce qui est, aujourd’hui, la province du Rhin-Westphalie. Aux yeux de la bourgeoisie, cette région était peuplée par une espèce sinistre vivant dans une sorte de sous-monde, qui ne voyait jamais la lumière du jour, qui vivait au-delà des frontières de la civilisation. La bourgeoisie fut horrifiée lorsqu’elle vit cette immense armée grise de villes tentaculaires, où le soleil ne brillait quasiment jamais et où la neige tombait noire, sortir des mines et des hauts fourneaux. Horrifiée, encore plus horrifiée même quand elle connut l’intelligence, la chaleur humaine, le sens de la discipline et de la solidarité de cette armée qui n’était plus, désormais, la chair à canon des guerres impérialistes mais le protagoniste de sa propre guerre de classe.
Ni en 1919, ni en 1920, la brutalité combinée des militaires et des Corps francs ne fut capable d’écraser cet ennemi sur son propre terrain. Il ne fut vaincu que lorsque, après avoir repoussé le putsch de Kapp en 1920, ces ouvriers commirent l’erreur d’envoyer leur "armée rouge de la Ruhr" hors des villes et des terrils mener une bataille conventionnelle. Ensuite, en Allemagne centrale avec sa classe ouvrière très ancienne et hautement qualifiée, baignée par la tradition socialiste. 26 Avant et pendant la guerre, des industries extrêmement modernes comme la chimie, l’aviation, y furent établies, attirant des dizaines de milliers de jeunes ouvriers inexpérimentés mais radicaux, combatifs, ayant un grand sens de la solidarité. Ce secteur aussi allait s’engager dans des luttes massives en 1920 (Kapp) et 1921 (l’Action de mars).
Mais si le Rhin, la Ruhr et l’Allemagne centrale étaient les poumons, le cœur et le tube digestif de la révolution, Berlin en était le cerveau. Troisième ville du monde par sa taille (après New York et Londres), Berlin était la "Silicon Valley" de l’Europe à l’époque. La base de son développement économique était l’ingéniosité de la force de travail, hautement qualifiée. Celle-ci avait une éducation socialiste de longue date et se trouvait au cœur du processus de formation du parti de classe.
La prise du pouvoir n’était pas encore à l’ordre du jour le premier trimestre 1919. La tâche de l’heure était de gagner du temps pour que la révolution mûrisse dans l’ensemble de la classe tout en évitant une défaite décisive. Le temps, à ce moment crucial, jouait en faveur du prolétariat. La conscience de classe s’approfondissait. Le prolétariat luttait pour constituer les organes nécessaires à sa victoire – le parti, les conseils. Les principaux bataillons de la classe rejoignaient la lutte.
Mais avec la défaite de janvier 1919 à Berlin, le facteur temps changea de camp, passant du côté de la bourgeoisie. La défaite de Berlin vint en deux temps : janvier et mars-avril 1919. Mais janvier fut déterminant car ce n’était pas seulement une défaite physique mais une défaite morale. L’unification des secteurs décisifs de la classe dans la grève de masse constituait la force capable de déjouer la stratégie de la contre-révolution et d’ouvrir la voie vers l’insurrection. Mais ce processus d’unification – similaire à ce qui eut lieu en Russie à la fin de l’été 1917 face au putsch de Kornilov – dépendait avant tout de deux facteurs : le parti de classe et les ouvriers de la capitale. La stratégie de la bourgeoisie consistant à infliger préventivement des blessures sérieuses à ces éléments décisifs, réussit. L’échec de la révolution en Allemagne face à ses propres "journées de Kornilov" fut avant tout le résultat de son échec face à la version allemande des "journées de juillet" 27.
La différence la plus frappante avec la Russie est l’absence d’un parti révolutionnaire capable de formuler et de défendre une politique lucide et cohérente face aux tempêtes inévitables de la révolution et aux divergences dans ses rangs. Comme nous l’avons écrit dans l’article précédent, la révolution pouvait triompher en Russie sans la constitution d’un parti de classe mondial, mais pas en Allemagne.
C’est pourquoi nous avons consacré un article entier de cette série au Congrès de fondation du KPD. Ce Congrès comprit beaucoup de questions, mais pas les questions brûlantes de l’heure. Bien qu'il ait formellement adopté l’analyse de la situation présentée par Rosa Luxemburg, en réalité trop de délégués sous-estimaient l’ennemi de classe. Tout en insistant énormément sur le rôle des masses, leur vision de la révolution était toujours influencée par les exemples des révolutions bourgeoises passées. Pour la bourgeoisie, la prise du pouvoir constituait le dernier acte de sa montée au pouvoir, préparée depuis longtemps par la montée de sa puissance économique. Comme le prolétariat en tant que classe exploitée, sans propriété, ne peut accumuler aucune richesse, il doit préparer sa victoire par d’autres moyens. Il doit accumuler la conscience, l’expérience, l’organisation. Il doit devenir actif et apprendre à prendre son destin en main. 28.
Le mode de production capitaliste détermine la nature de la révolution prolétarienne. La révolution prolétarienne révèle le secret du mode de production capitaliste. Etant passé par les étapes de la coopération, de la manufacture et de l’industrialisation, le capitalisme développe les forces productives qui sont la condition nécessaire à l’instauration d’une société sans classe. Elle le fait par l’établissement du travail associé. Le “travailleur collectif”, créateur de la richesse, est asservi aux rapports de propriété capitalistes par l’appropriation privée, compétitive et anarchique des fruits du travail associé. La révolution prolétarienne abolit la propriété privée, permettant au nouveau mode d’appropriation d’être conforme au caractère associé de la production. Sous la domination du capital, le prolétariat a depuis son origine créé les conditions de sa propre libération. Mais les fossoyeurs de la société capitaliste ne peuvent remplir leur mission historique que si la révolution prolétarienne est elle-même le produit du "travailleur collectif ", des ouvriers du monde agissant pour ainsi dire comme une seule personne. Le caractère collectif du travail salarié doit devenir l’association collective consciente de lutte.
Réunir dans la lutte à la fois l’ensemble de la classe et ses minorités révolutionnaires prend du temps. En Russie, cela prit une douzaine d’années, depuis la lutte pour "un nouveau type de parti de classe" en 1903, en passant par la grève de masse de 1905-1906 et la veille de la Première Guerre mondiale jusqu’aux exaltantes journées de 1917. En Allemagne et dans l’ensemble des pays occidentaux, le contexte de la guerre mondiale et de la brutale accélération de l’histoire qu’elle incarne, a accordé peu de temps à cette nécessaire maturation. L’intelligence et la détermination de la bourgeoisie après l’armistice de 1918 ont encore réduit le temps disponible pour celle-ci.
Nous avons plusieurs fois parlé, dans cette série d’articles, de l’ébranlement de la confiance en soi de la classe ouvrière et de son avant-garde révolutionnaire avec l’effondrement de l’Internationale socialiste face à l’éclatement de la guerre. Que voulions-nous dire ?
La société bourgeoise conçoit la question de la confiance en soi du point de vue de l’individu et de ses capacités. Cette conception oublie que l’humanité, plus que tout autre espèce connue, dépend de la société pour survivre et se développer. C’est encore plus vrai pour le prolétariat, le travail associé, qui produit et lutte non pas individuellement mais collectivement, qui produit non des individus révolutionnaires mais des organisations révolutionnaires. L’impuissance de l’ouvrier individuel – qui est bien plus extrême que celle du capitaliste ou même du petit propriétaire individuel – se révèle dans la lutte comme la force cachée de cette classe. Sa dépendance vis-à-vis du collectif préfigure la nature de la future société communiste dans laquelle l’affirmation conscience de la communauté permettra pour la première fois le plein développement de l’individualité. La confiance en soi de l’individu présuppose la confiance des parties dans le tout, la confiance mutuelle des membres de la communauté de lutte.
En d’autres termes, ce n’est qu’en forgeant une unité dans la lutte que la classe peut développer le courage et la confiance nécessaires à sa victoire. Ses outils théoriques et d’analyse ne peuvent être suffisamment aiguisés que de façon collective. Les erreurs des délégués du KPD au moment décisif à Berlin étaient en réalité le produit d’une maturité encore insuffisante de cette force collective du jeune parti de classe dans son ensemble.
Notre insistance sur la nature collective de la lutte prolétarienne ne dénie en aucune façon un rôle à l’individu dans l’histoire. Trotsky dans l’Histoire de la révolution russe, a écrit que sans Lénine, les Bolcheviks, en octobre 1917, auraient pu reconnaître trop tard que le moment de l’insurrection était venu. Le parti a failli rater "le rendez-vous de l’histoire ". Si le KPD avait envoyé Rosa Luxemburg et Leo Jogishes – ces analystes à la vision claire - au lieu de Karl Liebknecht et Wilhelm Pieck à la réunion dans le quartier général d’Emil Eichhorn le soir du 5 janvier, l’issue historique aurait pu être différente.
Nous ne nions pas l’importance de Lénine ou de Rosa Luxemburg dans les luttes révolutionnaires de l’époque. Ce que nous rejetons, c’est l’idée que leur rôle ait été avant tout le fait de leur génie personnel. Leur importance venait par dessus tout de leur capacité à être collectifs, à concentrer et renvoyer comme un prisme toute la lumière irradiée par la classe et le parti dans leur ensemble. Le rôle tragique de Rosa Luxemburg dans la révolution allemande, l’insuffisance de son influence sur le parti au moment décisif vient du fait qu’elle incarnait l’expérience vivante du mouvement international à un moment où le mouvement en Allemagne souffrait toujours de son isolement du reste du prolétariat mondial.
Nous voulons insister sur le fait que l’histoire est un processus ouvert et que la défaite de la première vague révolutionnaire n’était pas une conclusion inévitable. Nous n’avons pas l’intention de raconter l’histoire de "ce qui aurait pu être ". Il n’y a pas de retour en arrière dans l’histoire, seulement une marche en avant. Avec le recul, le cours suivi par l’histoire est toujours "inévitable ". Mais là nous oublions que la détermination – ou le manque de détermination – du prolétariat, sa capacité à tirer les leçons – ou l’absence de cette capacité – font partie de l’équation. En d’autres termes, ce qui devient "inévitable" dépend également de nous. Nos efforts actifs vers un but conscient constituent une composante active de l’équation de l’histoire.
Dans le prochain et dernier article de cette série, nous examinerons les immenses conséquences de la défaite de la révolution allemande et la validité de ces événements pour aujourd’hui et pour demain.
Steinklopfer
1 Pour lire ces articles, suivre ces liens : première partie [1604], deuxième partie [1605] et troisième partie [1606].
2. Cette alliance entre les forces armées et le SPD qui s’avéra décisive pour la victoire de la contre-révolution, n’aurait pas été possible sans le soutien de la bourgeoisie britannique. Anéantir la puissance de la caste militaire prussienne était l’un des buts de guerre de Londres. Cet objectif fut abandonné afin de ne pas affaiblir les forces de la réaction. En ce sens, il n’est pas exagéré de parler de l’alliance entre la bourgeoisie allemande et la bourgeoisie britannique comme du pilier de la contre-révolution internationale de l’époque. Nous reviendrons sur cette question dans la dernière partie de la série.
3. Des milliers de prisonniers, russes et autres, étaient toujours détenus par la bourgeoisie allemande et condamnés au travail forcé, malgré la fin de la guerre. Ils participèrent activement à la révolution aux côtés de leurs frères de classe allemands.
4. Cet édifice baroque monumental, qui a survécu à la Deuxième Guerre mondiale, fut détruit par la République démocratique allemande et remplacé par le "Palais de la République " stalinien. Auparavant, le portail devant lequel Karl Liebknecht avait proclamé la République socialiste le jour de la révolution de novembre, fut retiré et intégré à la façade adjacente du "Conseil d’Etat de la RDA ". Ainsi, le lieu d’où Liebknecht appela à la révolution mondiale fut transformé en symbole nationaliste du "socialisme en un seul pays ".
5. Ce bâtiment situé derrière le palais, existe toujours.
6. C’est ainsi que l’auteur Alfred Döblin le formule dans son livre Karl & Rosa, dans la dernière partie de son roman en 4 volumes : Novembre 1918. En tant que sympathisant de l’aile gauche de l’USPD, il fut le témoin oculaire de la révolution à Berlin. Son récit monumental fut écrit dans les années 1930 et est marqué par la confusion et le désespoir engendré par la contre-révolution triomphante.
7. Au cours de la reconstruction du centre ville après la chute du mur de Berlin, des tunnels d’évasion réalisés par les différents gouvernements du 20e siècle ont été mis à jour, qui n’étaient indiqués sur aucune carte officielle, monuments à la peur de la classe dominante. On ne sait pas si de nouveaux tunnels ont été construits.
8. Il y eut des grèves de sympathie et des occupations dans un certain nombre de villes dont Stuttgart, Hambourg et Düsseldorf.
9. Cette question, largement documentée par Richard Müller dans son histoire de la révolution allemande écrite dans les années 1920, est aujourd’hui un fait accepté par les historiens.
10. Volume III de l’Histoire de la révolution allemande : la guerre civile en Allemagne.
11. Müller, ibid. Richard Müller était l’un des chefs les plus talentueux et les plus expérimentés du mouvement. On peut faire un certain parallèle entre le rôle joué par Müller en Allemagne et celui de Trotsky en Russie en 1917. Tous deux furent présidents du comité d’action des conseils ouvriers dans une ville centrale. Tous deux allaient devenir historiens de la révolution à laquelle ils avaient directement participé. Il est pénible de voir la façon sommaire avec laquelle Wilhelm Pieck écarta les avertissements d’un dirigeant aussi responsable et expérimenté.
12. Les six opposants étaient Müller, Däuming, Eckert, Malzahn, Neuendorf et Rusch.
13. Le cas de Lemmgen, un marin révolutionnaire, fait partie de la légende mais est malheureusement vrai. Après l’échec de ses tentatives répétées de confisquer la banque d’Etat (un fonctionnaire appelé Hamburger contesta la validité des signatures de cet ordre), le pauvre Lemmgen était si démoralisé qu’il rentra chez lui et alla furtivement se coucher.
14. C’est précisément cette proposition d’action qui fut présentée publiquement par le KPD dans son organe de presse la Rote Fahne.
15. En particulier le passage du programme qui déclare que le parti assumerait le pouvoir uniquement avec le soutien des grandes masses du prolétariat.
16. Comme la Thuringe, la région de Stuttgart ou la vallée du Rhin, bastions du mouvement marxiste de longue date.
17. Centrés autour des rivières Ruhr et Wupper .
18. Le 22 février, les ouvriers communistes de Mülheim dans la Ruhr attaquèrent une réunion publique du SPD avec des pistolets.
19. R. Müller, Op.cit., Vol. III
20. Les provinces de Saxe, de Thuringe et de Saxe-Anhalt. Le centre de gravité était la ville de Halle et, à proximité, la ceinture d’industries chimiques autour de l’usine géante de Leuna.
21. Le terme "République de Weimar " qui couvre la période de l’histoire allemande qui va de 1919 à 1933 , a pour origine cet épisode.
22. Müller, ibid.
23. Durant les premiers jours de la révolution, l’USPD et Spartakus ensemble n’avaient qu’un quart de tous les délégués derrière eux. Le SPD dominait massivement. Les délégués membres des partis début 1919 se répartissaient ainsi :
le 28 février : 305 USPD, 271 SPD, 99 KPD, 95 Démocrates.
Le 19 avril : 312 USPD, 164 SPD, 103 KPD, 73 Démocrates.
Il faut noter que, durant cette période, le KPD ne pouvait agir que dans la clandestinité et qu’un nombre considérable de délégués nommés comme membres de l’USPD sympathisaient, en réalité, avec les communistes et allaient rapidement rejoindre leurs rangs.
24. Müller, ibid.
25. Müller, ibid.
26. Ce n’est pas par hasard si l’enfance du mouvement marxiste en Allemagne est associée aux noms de villes de Thuringe : Eisenach, Gotha, Erfurt.
27. Les journées de juillet 1917 constituent un des moments les plus importants non seulement de la révolution russe mais de toute l'histoire du mouvement ouvrier. Le 4 juillet, une manifestation armée d'un demi million de participants fait le siège de la direction du soviet de Petrograd, l'appelant à prendre le pouvoir, mais se disperse pacifiquement dans la soirée répondant en cela à l'appel des Bolcheviks. Le 5 juillet, les troupes contre-révolutionnaires reprennent la capitale de la Russie, lancent une chasse aux Bolcheviks et répriment les ouvriers les plus combatifs. Cependant, en évitant une lutte prématurée pour le pouvoir alors que l'ensemble de la classe ouvrière n'est pas encore prête, celle-ci va maintenir ses forces révolutionnaires intactes. C'est ce qui permettra à la classe ouvrière de tirer des leçons essentielles de ces événements, en particulier la compréhension du caractère contre-révolutionnaire de la démocratie bourgeoise et de la nouvelle gauche du capital : les Mencheviks et les Socialistes-révolutionnaires qui ont trahi la cause des travailleurs et des paysans pauvres et sont passés dans le camp ennemi. A aucun autre moment de la révolution russe, le danger d'une défaite décisive du prolétariat et de la liquidation du parti bolchevique n'a été aussi aigu que pendant ces 72 heures dramatiques. A aucun autre moment la confiance profonde des bataillons les plus avancés du prolétariat dans leur parti de classe, dans l'avant-garde communiste, n'a eu une aussi grande importance.
Avec la défaite de juillet, la bourgeoisie croit pouvoir en finir avec ce cauchemar. Pour cela, partageant la besogne entre le bloc "démocratique" de Kerenski et le bloc ouvertement réactionnaire de Kornilov, chef des armées, elle prépare le coup d'Etat de ce dernier pour la fin août et rassemble des régiments de Cosaques, de Caucasiens, etc., qui semblent encore fidèles au pouvoir bourgeois, et tente de les lancer contre les soviets. Mais la tentative échoue lamentablement. La réaction massive des ouvriers et des soldats, leur ferme organisation dans le Comité de défense de la révolution - qui, sous le contrôle du soviet de Pétrograd, se transformera plus tard en Comité militaire révolutionnaire, organe de l'insurrection d'Octobre - font que les troupes de Kornilov, ou bien restent immobilisées et se rendent, ou bien désertent pour rejoindre les ouvriers et les soldats - ce qui arrive dans la plupart des cas.
28. Contrairement à Luxemburg, Jogiches et Marchlewski qui étaient en Pologne (qui faisait partie de l’empire russe à l'époque) pendant la révolution de 1905-06, la majorité des fondateurs du KPD n’avaient pas d’expérience directe de la grève de masse et avaient du mal à comprendre qu’elle était indispensable à la victoire de la révolution.
Nous poursuivons dans ce numéro de la Revue Internationale la publication de notre débat interne relatif à l'explication de la période de prospérité des années 1950 et 60. Pour mémoire, ce débat avait initialement été motivé par des critiques à notre brochure La décadence du capitalisme concernant son analyse des destructions opérées durant la Seconde Guerre mondiale. Ces dernières étaient en effet considérées comme étant à l'origine du marché de la reconstruction constituant un débouché à la production capitaliste. Une position (dénommée L’économie de guerre et le capitalisme d’État) s'était exprimée dès le début "en défense du point de vue défendu par notre brochure", selon lequel "le dynamisme économique en question avait été fondamentalement déterminé par les suites de la Guerre marquées par un renforcement extraordinaire des États-Unis sur le plan économique et impérialiste, et par l’économie de guerre permanente caractéristique du capitalisme décadent". Deux autres positions, qui partageaient alors la critique à l'analyse de la reconstruction exprimée dans La décadence du capitalisme, s'opposaient cependant par ailleurs sur l'analyse des mécanismes à l'œuvre permettant d'expliquer la prospérité des années 1950 et 60 : mécanismes keynésiens pour l'une (dénommée Le Capitalisme d'État keynésiano-fordiste) ; exploitation des derniers marchés extra-capitalistes et début de fuite en avant dans l'endettement pour l'autre (dénommée Les marchés extra-capitalistes et l'endettement).
Dans la Revue Internationale n° 133 [1585] ont été publiées la présentation du cadre du débat ainsi que trois contributions exposant de façon synthétique les trois principales positions en présence. Dans le numéro 135 [1607] de notre Revue, a été publié un article, Origine, dynamique et limites du capitalisme d’État keynésiano-fordiste, développant de façon plus exhaustive la thèse du Capitalisme d'État keynésiano-fordiste.
Dans ce numéro, nous laissons la parole aux deux autres positions avec les textes suivants "Les bases de l’accumulation capitaliste" et "Économie de guerre et capitalisme d’État" (en défense respectivement des positions Les marchés extra-capitalistes et l'endettement et L’économie de guerre et le capitalisme d’État). Nous tenons toutefois à faire précéder cette exposition de considérations relatives, d'une part à l'évolution des positions en présence et, d'autre part, à la rigueur du débat.
Pendant toute une période du débat, les différents points de vue exprimés se revendiquaient tous du cadre d'analyse du CCI1, celui-ci servant d'ailleurs souvent de référence aux critiques faites par telle ou telle position à telle ou telle autre. Ce n'est plus le cas aujourd'hui et depuis un certain temps déjà. Une telle évolution fait partie des possibilités inhérentes à tout débat : des différences qui apparaissent comme mineures au départ peuvent s'avérer, après discussion, plus profondes qu'il n'y paraissait, jusqu'à remettre en cause le cadre théorique initial de la discussion. C'est ce qui s'est passé au sein de notre débat, notamment avec la thèse appelée Le Capitalisme d'État keynésiano-fordiste. Ainsi que cela ressort de la lecture de l'article Origine, dynamique et limites du capitalisme d’État keynésiano-fordiste.(Revue internationale n° 135), cette thèse assume à présent ouvertement la remise en cause de différentes positions du CCI. Dans la mesure où des telles remises en question devront être prises en charge par le débat lui-même, nous nous limiterons ici à en signaler l'existence, laissant le soin à des contributions ultérieures de revenir dessus. Ainsi, pour cette thèse :
"Le capitalisme génère en permanence la demande sociale qui est à la base du développement de son propre marché" alors que, pour le CCI, "contrairement à ce que prétendent les adorateurs du capital, la production capitaliste ne crée pas automatiquement et à volonté les marchés nécessaires à sa croissance" (Plate-forme du CCI [1590] )
L'apogée du capitalisme correspond à un certain stade de "l’extension du salariat et sa domination par le biais de la constitution du marché mondial". Pour le CCI, par contre, cette apogée intervient lorsque les principales puissances économiques se sont partagé le monde et que le marché atteint "un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19ème siècle." (Plate-forme du CCI [1590] )
L’évolution du taux de profit et la grandeur des marchés sont totalement indépendantes, alors que, pour le CCI, "la difficulté croissante pour le capital de trouver des marchés où réaliser sa plus-value, accentue la pression à la baisse qu’exerce, sur son taux de profit, l’accroissement constant de la proportion entre la valeur des moyens de production et celle de la force de travail qui les met en œuvre." (ibid. [1590] )
Pousser la clarification systématique et méthodique des divergences jusqu'à leur racine, sans craindre les remises en cause qui pourraient en résulter, est le propre d'un débat prolétarien apte à réellement renforcer les bases théoriques des organisations qui se réclament du prolétariat. Les exigences de clarté d'un tel débat imposent, de ce fait, la plus grande rigueur militante et scientifique notamment dans la référence aux textes du mouvement ouvriers, dans leur utilisation en vue de telle ou telle démonstration ou polémique. Or justement l'article Origine, dynamique et limites du capitalisme d’État keynésiano-fordiste, de la Revue n° 135, n'est pas sans poser des problèmes sur ce plan.
L'article en question débute par une citation empruntée au n° 46 d'Internationalisme (Organe de la Gauche communiste de France): "En 1952, nos ancêtres de la Gauche communiste de France décidaient d'arrêter leur activité de groupe parce que : "La disparition des marchés extra-capitalistes entraîne une crise permanente du capitalisme (...) il ne peut plus élargir sa production. On verra là l'éclatante confirmation de la théorie de Rosa Luxemburg : le rétrécissement des marchés extra-capitalistes entraîne une saturation du marché proprement capitaliste. (...) En fait, les colonies ont cessé de représenter un marché extra-capitaliste pour la métropole, elles sont devenues de nouveaux pays capitalistes. Elles perdent donc leur caractère de débouchés. (...) la perspective de guerre... tombe à échéance. Nous vivons dans un état de guerre imminente...". Le paradoxe veut que cette erreur de perspective ait été énoncée à la veille des Trente glorieuses !"
De la lecture du passage cité, il ressort les deux idées suivantes :
En 1952 (date à laquelle l'article d'Internationalisme a été écrit), les marchés extra-capitalistes ont disparu, d'où la situation de "crise permanente du capitalisme".
La prévision par le groupe Internationalisme de l'échéance inéluctable de la guerre imminente découle de son analyse de l'épuisement des marchés extra-capitalistes.
Or, ceci n'est pas la réalité de la pensée d'Internationalisme mais sa transcription déformée à travers une citation (celle reproduite ci-dessus) empruntant respectivement et successivement au texte original des passages des pages 9, 11, 17 et 1 de la revue Internationalisme.
Le premier passage cité, "La disparition des marchés extra-capitalistes entraîne une crise permanente du capitalisme", est immédiatement suivi, dans Internationalisme, de la phrase suivante, non citée : "Rosa Luxemburg démontre par ailleurs que le point d’ouverture de cette crise s’amorce bien avant que cette disparition soit devenue absolue". En d'autres termes, pour Rosa Luxemburg comme pour Internationalisme, la situation de crise qui prévaut au moment de l'écriture de cet article n'implique en rien l'épuisement des marchés extra-capitalistes, "la crise s'amorçant bien avant cette échéance". Cette première altération de la pensée d'Internationalisme n'est pas sans conséquence sur le débat puisqu'elle alimente l'idée (défendue par la thèse du Capitalisme d'État keynésiano-fordiste) que les marché extra-capitalistes interviennent pour quantité négligeable dans la prospérité des années 1950 et 60.
La seconde idée attribuée à Internationalisme, "l'échéance de l'inéluctabilité de la guerre imminente qui découlerait de l'épuisement des marchés extra-capitalistes", n'est en fait pas une idée du groupe Internationalisme en tant que tel mais de certains camarades en son sein vis-à-vis desquels la discussion est engagée. C'est ce que montre le passage suivant d'Internationalisme, utilisé également dans la citation mais avec des amputations importantes et significatives (amputations en gras dans le texte qui suit) : "Pour certains de nos camarades, en effet, la perspective de guerre, qu’ils ne cessèrent jamais de considérer comme imminente, tombe à échéance. Nous vivons dans un état de guerre imminente et la question qui se pose à l’analyse n’est pas d’étudier les facteurs qui pousseraient à la conflagration mondiale –ces facteurs sont donnés et agissent déjà- mais, bien au contraire, d’examiner pourquoi la guerre mondiale n’a pas encore éclaté à l’échelle mondiale". Cette seconde altération de la pensée d'Internationalisme tend à discréditer la position défendue par Rosa Luxemburg et Internationalisme, puisque la Troisième Guerre mondiale, qui aurait dû être la conséquence de la saturation du marché mondial, n'a comme on le sait jamais eu lieu.
Le but de cette mise au point n'est pas la discussion de l'analyse d'Internationalisme, laquelle contient effectivement des erreurs, mais de relever une interprétation tendancieuse qui en a été faite, dans les colonnes de notre Revue Internationale. Il n'est pas davantage de porter préjudice au fond de l'analyse de l'article Origine, dynamique et limites du capitalisme d’État keynésiano-fordiste, qui doit absolument être différencié des arguments litigieux qui viennent d'être critiqués. Ces clarifications nécessaires étant à présent réalisées, il reste à poursuivre sereinement la discussion des questions en divergence au sein de notre organisation.
1. Comme nous le mettons en évidence dans la présentation [1585] du cadre du débat (Revue Internationale n ° 133)
La thèse dite des marchés extra-capitalistes et de l'endettement, comme son nom l'indique, considère que c'est la vente aux marchés extra-capitalistes et la vente à crédit qui ont constitué les débouchés permettant la réalisation de la plus-value nécessaire à l'accumulation du capitalisme durant les années 1950 et 60. Pendant cette période, l'endettement prend progressivement le relais des marchés extra-capitalistes subsistant encore dans le monde lorsque ces derniers deviennent insuffisants pour écouler les marchandises produites.
Deux questions se posent à propos de cette thèse :
Comme nous l'avons avancé dans le texte de présentation de la thèse des marchés extra-capitalistes et de l'endettement paru dans la Revue Internationale n° 133 [1585] , pas plus l'augmentation du pouvoir d'achat de la classe ouvrière que celle des commandes étatiques - dont une grande partie est improductive, comme l'illustre le cas de l'industrie d'armement - ne peuvent en rien participer à l'enrichissement du capital global. Nous dédions l'essentiel du présent article à cette question qui, selon nous, fait l'objet d'une ambiguïté importante au sein de la thèse du capitalisme d’État keynésiano-fordiste, en particulier du fait des vertus qu'elle attribue, pour l'économie capitaliste, à l'augmentation du pouvoir d'achat de la classe ouvrière.
Pour cette dernière, "Ce système a donc momentanément pu garantir la quadrature du cercle consistant à faire croître la production de profit et les marchés en parallèle dans un monde désormais largement dominé par la demande salariale" 1. Que signifie faire croître la production de profit ? Produire des marchandises et les vendre, mais alors pour satisfaire quelle demande ? Celle émanant des ouvriers ? La phrase suivante de l'article en question est tout aussi ambiguë et ne nous renseigne pas davantage : "L’accroissement assuré des profits, des dépenses de l’État et l’augmentation des salaires réels, ont pu garantir la demande finale si indispensable au succès du bouclage de l’accumulation capitaliste" 2. Si l'accroissement des profits est assuré, l'accumulation capitaliste l'est aussi et, dans ce cas, il devient tout à fait inutile d'invoquer l'augmentation des salaires et des dépenses de l'État pour expliquer "le bouclage" de l'accumulation !
Ce flou dans la formulation du cœur du problème ne nous laisse pas d'autre possibilité que d'interpréter, au risque de nous tromper. Veut-on dire que les dépenses de l’État et l’augmentation des salaires réels garantissent la demande finale, permettant ainsi l'accroissement des profits, à la base de l'accumulation capitaliste ? Est-ce bien cela la bonne interprétation, comme pourrait le suggérer l'ensemble du texte. Si oui, alors il y a réellement un problème avec cette thèse qui, selon nous, remet en cause les fondements mêmes de l'analyse marxiste de l'accumulation capitaliste, comme nous allons le voir. Si, par contre, ce n'est pas la bonne interprétation, il faut nous dire quelle demande garantit la réalisation de profit à travers la vente des marchandises produites.
Ce qui est accumulé par les capitalistes, c'est ce qui reste de la plus-value extraite de l'exploitation des ouvriers, une fois payées toutes les dépenses improductives. Une augmentation des salaires réels ne pouvant se faire qu'au détriment de la plus-value totale, elle se fait donc nécessairement aussi au détriment de cette partie de la plus-value destinée à l'accumulation. En fait, une augmentation de salaire revient, dans la pratique, à reverser aux ouvriers une partie de la plus-value résultant de leur exploitation. Le problème avec cette partie de la plus-value reversée aux ouvriers est que, n'étant pas destinée à la reproduction de la force de travail (laquelle est déjà assurée par le salaire "non augmenté"), elle ne peut pas non plus participer à la reproduction élargie. En effet, qu'elle serve à l'alimentation, au logement ou aux loisirs des ouvriers, elle ne pourra plus jamais être utilisée pour participer à augmenter les moyens de production (machines, salaires pour de nouveaux ouvriers, etc.). C'est pourquoi, augmenter les salaires au-delà de ce qui est nécessaire à la reproduction de la force de travail constitue purement et simplement, du point de vue capitaliste, un gaspillage de plus-value qui n'est en aucune manière capable de participer au processus de l'accumulation.
Il est vrai que les statistiques de la bourgeoisie occultent cette réalité. En effet, le calcul du PIB (Produit Intérieur Brut) intègre allègrement tout ce qui est relatif à l'activité économique improductive, qu'il s'agisse des dépenses militaires ou publicitaires, du revenu des curés ou des policiers, de la consommation de la classe exploiteuse ou des augmentations de salaires versées à la classe ouvrière. Tout comme les statistiques bourgeoises, la thèse du capitalisme d’État keynésiano-fordiste confond "accroissement de la production", mesurée par l'accroissement du PIB et "enrichissement du capitalisme", ces deux termes étant loin d'être équivalents puisque "l'enrichissement du capitalisme" a pour base l'augmentation de la plus-value réellement accumulée, à l'exclusion de la plus-value stérilisée dans les dépenses improductives. Or cette différence n'est pas minime en particulier dans la période considérée qui se caractérise par l'envol des dépenses improductives : "La création par le keynésianisme d'un marché intérieur capable de donner une solution immédiate à l'écoulement d'une production industrielle massive a pu donner l'illusion d'un retour durable à la prospérité de la phase d'ascendance du capitalisme. Mais, ce marché étant totalement déconnecté des besoins de valorisation du capital, il a eu pour corollaire la stérilisation d'une portion significative de capital." 3
L'idée selon laquelle l'augmentation des salaires de la classe ouvrière pourrait constituer, en certaines circonstances, un facteur favorable à l'accumulation capitaliste est totalement contradictoire avec cette position de base du marxisme (et pas seulement d'ailleurs !) pour qui "le caractère essentiel de la production capitaliste (…) est la mise en valeur du capital et non la consommation" 4.
Pourtant, rétorqueront les camarades qui défendent la thèse du capitalisme d’État keynésiano-fordiste, celle-ci s'appuie elle-même sur Marx. L'explication que fournit cette thèse concernant le succès des mesures de capitalisme d'État visant à éviter la surproduction se base en effet sur cette idée de Marx selon laquelle "la masse du peuple ne peut jamais consommer davantage que la quantité moyenne des biens de première nécessité, (…) sa consommation n’augmente donc pas au rythme de l’augmentation de la productivité du travail" (Marx, Théories sur la plus-value, livre IV, Éditions sociales, tome 2 : 559-560). A travers cette formulation de Marx, la thèse en question entrevoit la solution au dépassement d'une contradiction de l'économie capitaliste : pourvu qu'il existe des gains de productivité suffisamment élevés permettant que la consommation augmente au rythme de l’augmentation de la productivité du travail, le problème de la surproduction est réglé sans empêcher l'accumulation puisque, par ailleurs, les profits, également en augmentation, sont suffisants pour assurer l'accumulation. Marx, de son vivant, n'avait jamais constaté une augmentation des salaires au rythme de la productivité du travail, et pensait même que cela ne pouvait pas se produire. Cela s'est pourtant produit à certains moments de la vie même du capitalisme, mais ce fait ne saurait en rien autoriser à en déduire que le problème fondamental de la surproduction, tel que Marx le met en évidence, s'en serait pour autant trouvé résolu, même momentanément. En effet, le marxisme ne réduit pas cette contradiction que constitue la surproduction à une question de proportion entre augmentation des salaires et celle de la productivité. Que le keynésianisme ait vu à travers un tel mécanisme de répartition de la richesse le moyen de maintenir momentanément un certain niveau d'activité économique dans un contexte de forte augmentation de la productivité du travail, est une chose. Que les "débouchés" ainsi créés aient effectivement permis un développement du capitalisme est une autre chose, illusoire celle-là. Il nous faut ici examiner de plus près comment une telle manière de "régler" la question de la surproduction par la consommation ouvrière se répercute sur les rouages de l'économie capitaliste. Il est vrai que la consommation ouvrière et les dépenses de l'État permettent d'écouler une production accrue mais avec pour conséquence, nous l'avons vu, une stérilisation de la richesse produite qui ne trouve pas à s'employer utilement pour valoriser le capital. La bourgeoise a d'ailleurs expérimenté d'autres expédients du même type visant à contenir la surproduction : la destruction des excédents agricoles, en particulier dans les années 1970 (alors que la famine sévissait déjà dans le monde), le contingentement à l'échelle européenne voire mondiale de la production d'acier, de pétrole, etc. En fait, quels que soient les moyens utilisés par la bourgeoisie afin d'absorber ou de faire disparaître la surproduction, ceux-ci se résument en bout de course à une stérilisation de capital.
Paul Mattick5, qui est cité par la thèse du capitalisme d’État keynésiano-fordiste 6, fait lui aussi le constat, concernant la période qui nous intéresse, d'une augmentation des salaires au rythme des gains de productivité : "Il est indéniable qu’à l’époque moderne les salaires réels ont augmenté. Mais seulement dans le cadre de l’expansion du capital, laquelle suppose que le rapport des salaires aux profits demeure constant en général. La productivité du travail devait alors s’élever avec une rapidité permettant à la fois d’accumuler du capital et d’accroître le niveau de vie des ouvriers" (7).
Mais il est dommage que la thèse du capitalisme d’État keynésiano-fordiste ne soit pas allée plus avant dans l'utilisation des travaux de Mattick. En effet, pour ce dernier comme pour nous, "la prospérité a pour base l'élargissement de plus-value destinée à l'expansion du capital." 8 En d'autres termes, elle ne s'accroît pas par des ventes à des marchés résultant d'augmentations des salaires ou des dépenses improductives de l'État : "Tout le problème se réduit en fin de compte à ce fait d'évidence qu'on ne peut accumuler ce qui est consommé, de sorte que la "consommation publique" ne saurait inverser le mouvement qui conduit le taux d'accumulation à stagner, voire à se contracter" 9. Or, cette particularité de la prospérité des années 1950 et 60 est demeurée inaperçue de l'économie bourgeoisie officielle et de la thèse du capitalisme d’État keynésiano-fordiste : "Les économistes ne font pas la distinction entre économie tout court et économie capitaliste, ils n'arrivent pas à voir que la productivité et ce qui est "productif pour le capital" sont deux choses différentes, que les dépenses, et publiques et privées, ne sont productives que dans la mesure où elles sont génératrices de plus-value, et non simplement de biens matériels et autres agréments de la vie" 10. Si bien que "Le surcroît de production que le déficit budgétaire a permis de financer se présente comme une demande additionnelle, mais d'une espèce particulière ; certes, elle prend son origine dans une production accrue, mais il s'agit d'un produit total accru sans augmentation corrélative du profit global." 11
De ce qui précède, il découle que la prospérité réelle des décennies 1950 et 60 n'a pas été aussi importante que veut bien le présenter la bourgeoisie, lorsqu'elle exhibe fièrement les PIB des principaux pays industrialisés de cette époque. Le constat que fait Mattick à ce propos est totalement valide : "En Amérique toutefois, il fallut maintenir la stabilité du niveau de production au moyen de la dépense publique, ce qui eut pour effet de gonfler, lentement mais sûrement, la dette publique. En outre, à la base de tout cela, on trouvait aussi la politique impérialiste des États-Unis — notamment, plus tard, la guerre du Vietnam. Or, comme le chômage ne tomba pas au-dessous de 4 % de la population active et que les capacités de production ne furent pas utilisées à plein, il est plus que vraisemblable que, sans la "consommation publique" d'armements et de vies humaines, le nombre de chômeurs aurait été infiniment supérieur à ce qu'il fut en réalité. Et comme à peu près la moitié de la production mondiale était d'origine américaine, on ne pouvait parler sérieusement, malgré l'essor du Japon et de l'Europe de l'Ouest, d'élimination complète de la crise mondiale, et bien moins encore si l'on faisait entrer les pays sous-développés en ligne de compte. Pour animée que fût la conjoncture, elle ne concernait que certaines fractions du capital mondial sans parvenir à créer un essor économique généralisé à la terre entière" 12. La thèse du capitalisme d’État keynésiano-fordiste sous-estime cette réalité.
Pour nous, la source réelle de l'accumulation ne se trouve nullement dans les mesures keynésiennes mises en oeuvre à cette époque 13, mais dans la réalisation de la plus-value à travers la vente aux marchés extra-capitalistes et dans la vente à crédit. La thèse du capitalisme d’État keynésiano-fordiste, si nous l'avons bien interprétée, commet une erreur théorique sur ce plan qui ouvre la voie à l'idée de la possibilité, pour le capitalisme, de surmonter sa crise pourvu que celui-ci parvienne de façon continue à augmenter la productivité du travail et à augmenter dans la même proportion les salaires des ouvriers.
Alors que la thèse du capitalisme d’État keynésiano-fordiste se revendiquait, au début de notre débat, de la continuité avec le cadre théorique développé par Marx et enrichi par Rosa Luxemburg sur les contradictions économiques du mode de production capitaliste, cela n'est plus aujourd'hui le cas concernant Rosa Luxemburg. Cependant, de notre point de vue, que cette thèse reprenne à son compte la théorie de Rosa Luxemburg ou la rejette, ne change strictement rien à son incapacité à rendre compte des contradictions qui minaient la société capitaliste pendant la période dite des Trente Glorieuses. En effet, comme on l'a vu à travers les différentes citations de Paul Mattick sur lesquelles nous nous sommes appuyés pour critiquer la thèse en question, le débat avec cette dernière thèse ne renvoie en rien à celui, plus classique, opposant la nécessité de marchés extra-capitalistes pour le développement du capitalisme (comme la défend Rosa Luxemburg) et l'analyse des défenseurs de la baisse du taux de profit comme explication exclusive de la crise du capitalisme (comme la défend Paul Mattick).
Quant à cette autre question de savoir si la vente à crédit peut constituer de façon durable le moyen d'une réelle accumulation, elle renvoie bien au débat entre baisse du taux de profit et saturation des marchés extra-capitalistes. La réponse à cette question se trouve dans la capacité qu'a, ou n'a pas, le capitalisme de rembourser ses dettes. Or, l'accroissement continu de la dette, y inclus depuis fin des années 1950, est un signe que la crise ouverte actuelle de l'endettement plonge ses racines jusques et y compris dans la période de "prospérité" des années 1950 et 60. Mais ceci est un autre débat sur lequel nous reviendrons au moment de la vérification dans la réalité de la thèse des marchés extra-capitalistes et de l'endettement.
Silvio
1. In "Origine, dynamique et limites du capitalisme d’État keynésiano-fordiste", Revue Internationale n° 135 [1607].
2. Ibid
3. "Les causes de la prospérité consécutive à la Seconde Guerre mondiale (I) ; "Les marchés extra-capitalistes et l'endettement" ", Revue Internationale n° 133 [1585].
4. Le Capital, Livre III, section III : "La loi tendancielle de la baisse du taux de profit", Chapitre X : "Le développement des contradictions immanentes de la loi, Pléthore de capital et surpopulation"
5. Membre de la Gauche communiste ayant milité dans le KAPD au moment de la révolution allemande. Emigré aux États-Unis en 1926, il militera dans les IWW et produira de nombreux écrits politiques y compris sur les questions économiques. A ce sujet, signalons deux ouvrages connus Marx et Keynes – Les limites de l'économie mixte, paru en 1969, et Crise et théorie des crises paru en 1974. Paul Mattick fait fondamentalement découler la crise du capitalisme de la contradiction mise en évidence par Marx, la baisse tendancielle du taux de profit. En ce sens, il diverge de l'interprétation luxemburgiste des crises qui, sans nier la baisse du taux de profit, met essentiellement l'accent sur la nécessité de débouchés extérieurs aux rapports de production capitalistes pour permettre au capitalisme de se développer. Il faut signaler la capacité de Mattick à résumer magistralement dans Crise et théorie des crises les contributions à la théorie des crises des épigones de Marx, de Rosa Luxemburg à Grossmann en passant par Tougan Baranowsky, sans oublier Pannekoek. Ses désaccords avec Rosa Luxemburg ne l'empêchent nullement de rendre compte de façon tout à fait objective et intelligible des travaux économique de la grande révolutionnaire.
6. Cette citation n'est pas présente dans la version de cet article publiée sur notre site. Elle l'est seulement dans la version imprimée de la Revue Internationale n° 135.
7. Paul Mattick, Intégration capitaliste et rupture ouvrière, EDI : 151. Cité dans l'article de la Revue n° 135 [1607], "Origine, dynamique et limites du capitalisme d’État keynésiano-fordiste".
8. In Crise et théorie des crises, Paul Mattick. Souligné par nous.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Ibid
13. Comme le note encore Mattick, conçu à l'origine comme moyen de s'affranchir de la crise, le keynésianisme ne constitue dans le fond qu'un facteur de son aggravation : "Ainsi la production compensatrice induite par l'État, à l'origine moyen d'atténuer la crise, contribue maintenant à l'aggraver, étant donné qu'elle fait perdre à une fraction toujours plus large de la production sociale son caractère capitaliste, autrement dit, sa faculté de créer du capital additionnel." (Ibid).
Le but principal de cet article est de développer quelques bases pour l’analyse de la période du boom économique d’après-guerre, qui ont été esquissées dans la Revue internationale n° 133 [1585] sous le titre Capitalisme d’Etat et économie de guerre. 1 Ce faisant, il semble également utile d’examiner brièvement certaines des objections à cette analyse soulevées par d’autres participants au débat.
Comme le soulignent très justement les remarques introductives dans la Revue internationale n°133, l’importance de ce débat va bien au-delà de l’analyse du boom d’après-guerre lui-même, mais touche des aspects plus fondamentaux de la critique marxiste de l’économie politique. Il doit en particulier contribuer à une meilleure compréhension des principales forces qui gouvernent la société capitaliste. Ces forces déterminent à la fois le dynamisme extraordinaire de la période d’ascendance du capitalisme qui l’ont fait progresser, depuis ses débuts dans les cités-États d’Italie et de Flandres jusqu’à la création de la première société planétaire, et le caractère immensément destructeur de la période décadente du capitalisme au cours de laquelle l’humanité a subi deux guerres mondiales dont la barbarie aurait fait pâlir Gengis Khan et qui menace aujourd’hui l’existence même de notre espèce.
Qu’est-ce qui sous-tend l’expansionnisme dynamique de l’économie capitaliste ?
La clé du dynamisme du capitalisme réside au cœur même des rapports sociaux capitalistes :
Pour exprimer cela plus simplement à travers un exemple : le seigneur féodal s’emparait du surplus produit par ses serfs et l’utilisait directement pour entretenir son train de vie. Le capitaliste extrait la plus-value des ouvriers sous la forme de marchandises qui ne lui sont pas utiles comme telles, mais qui doivent être vendues sur le marché afin d’être transformées en capital monétaire.
Ceci crée inévitablement un problème pour le capitaliste : qui va acheter les marchandises qui représentent la plus-value créée par le travail des ouvriers ? Très schématiquement, historiquement deux réponses ont été apportées à cette question dans le mouvement ouvrier :
- selon certaines théories, le problème n’existe pas : le processus d’accumulation du capital et les opérations normales de crédit permettent aux capitalistes d’investir dans un nouveau cycle de production qui, se déroulant à une échelle plus large, absorbe la plus-value produite au cours du cycle précédent et l’ensemble du processus ne fait que recommencer. 3
- pour le CCI dans sa majorité, cette explication est inadéquate. 4 Après tout, si le capitalisme peut s’étendre à l’infini sur ses propres bases sans aucun problème, pourquoi la classe capitaliste a-t-elle la manie de la conquête extérieure ? Pourquoi la bourgeoisie ne reste-t-elle pas tranquillement chez elle et ne continue-t-elle pas à étendre son capital sans se lancer dans l’entreprise risquée, coûteuse et violente d’étendre constamment son accession à de nouveaux marchés ? Luxemburg répond ainsi à cette question dans l’Anti-critique : "Il doit s'agir d'acheteurs qui se procurent des moyens de paiement grâce à un système d'échange de marchandises, donc sur la base d'une production de marchandises, et cette production doit nécessairement se trouver à l'extérieur du système capitaliste de production ; les moyens de production de ces producteurs ne doivent pas entrer en ligne de compte comme capital, eux-mêmes n'entreront pas dans l'une des deux catégories de capitalistes ou d'ouvriers, et cependant ils ont besoin de marchandises capitalistes." 5
Jusqu’à la publication de son article dans la dernière Revue internationale n°135, il semblait raisonnable de penser que le camarade C.Mcl partageait cette vision de l’expansion du capitalisme dans sa phase ascendante.6 Dans cet article intitulé "Origine, dynamique, et limites du capitalisme d'État keynésiano-fordiste", le camarade semble avoir changé d'avis à ce sujet. Cela montre à tout le moins que les idées changent au cours des débats ; cependant, il nous semble nécessaire de nous arrêter un moment pour examiner certaines des idées nouvelles qu'il met en avant.
Il faut dire que ces idées ne sont pas très claires à première vue. D'une part, C.Mcl nous dit, et nous sommes d'accord, que l'environnement extra-capitaliste a "fourni [au capitalisme] toute une série d'opportunités" pour, entre autres, vendre les marchandises en excès. 7 Cependant C.Mcl nous dit, d’autre part, que non seulement ces "opportunités externes" n’étaient pas nécessaires puisque le capitalisme est parfaitement capable de développer sa propre "régulation interne", mais que l’expansion extérieure du capitalisme freine en fait son développement ; si nous comprenons bien le camarade C.Mcl, c’est parce que les marchandises vendues sur les marchés extra-capitalistes cessent de fonctionner comme capital et ne contribuent donc pas à l’accumulation, tandis que les marchandises vendues au sein du capitalisme permettent à la fois la réalisation de la plus-value (par la conversion du capital sous forme de marchandises en capital sous forme d’argent) et fonctionnent également comme éléments de l’accumulation, que ce soit sous forme de machines (moyens de production, capital constant) ou de biens de consommation (moyens de consommation pour la classe ouvrière, capital variable). Pour valider cette idée, le camarade C.Mcl nous apprend que les pays capitalistes qui n’avaient pas de colonies, ont connu au 19e siècle des taux de croissance supérieurs à ceux des puissances coloniales. 8 Ce point de vue nous semble tout à fait erroné tant d’un point de vue empirique que théorique. Il exprime une vision fondamentalement statique dans laquelle le marché extra-capitaliste ne constitue rien d’autre qu’une sorte de trop-plein pour le marché capitaliste lorsque celui-ci déborde.
Les capitalistes ne font pas que vendre sur le marché extra-capitaliste, ils y achètent également. Les navires qui transportaient des marchandises bon marché sur les marchés de l’Inde et de la Chine 9, ne rentraient pas à vide : ils revenaient chargés de thé, d’épices, de coton et d’autres matières premières. Jusqu’aux années 1860, le principal fournisseur de coton pour l’industrie textile anglaise était l’économie esclavagiste des États du Sud des Etats-Unis. Pendant la "crise du coton" causée par la Guerre civile, l’Inde et l’Égypte devinrent les nouveaux fournisseurs.
En réalité, "... dans le processus de circulation où le capital industriel fonctionne soit comme argent, soit comme marchandise, son circuit s'entrecroise – comme capital-argent ou comme capital-marchandise – avec la circulation marchande des modes sociaux de production les plus divers, dans la mesure où celle-ci est en même temps production marchande. Il importe peu que les marchandises soient le fruit d'une production fondée sur l'esclavage, ou le produits de paysans (Chinois, ryots des Indes), de communes rurales (Indes hollandaises), d'entreprises d'État (comme on les rencontre aux époques anciennes de l'histoire russe, sur la base du servage) ou de peuples chasseurs demi-sauvages, etc. : comme marchandises et argent, elles affrontent l'argent et les marchandises qui représentent le capital industriel ; elles entrent dans le circuit du capital industriel tout autant que dans le circuit de la plus-value véhiculée par le capital-marchandise et dépensée comme revenu (...). Le caractère du processus de production dont elles émanent est immatériel. Elles fonctionnent comme marchandises sur le marché et, en tant que marchandises, elles entrent dans le circuit du capital industriel comme dans le circuit de la plus-value qui y est incorporé." 10
Qu’en est-il de l’argument selon lequel l’expansion coloniale freine le développement du capitalisme ? A notre avis, on commet deux erreurs ici :
- comme le CCI (à la suite de Marx et de Luxemburg) l’a souligné à de nombreuses reprises, le problème du marché extra-capitaliste se pose à un niveau global et non au niveau du capital individuel ni même national 11 ;
- la colonisation ne constitue pas la seule forme que prend l’expansion capitaliste sur les marchés extra-capitalistes.
L’histoire des États-Unis fournit une illustration particulièrement claire – et d’autant plus importante du fait du rôle croissant de l’économie américaine au cours du 19e siècle – de ce point.
D’abord, l’inexistence d’un empire colonial américain au cours du 19e siècle n’était pas due à une "indépendance" quelconque de l’économie des États-Unis vis-à-vis d’un environnement extra-capitaliste mais au fait qu'elle trouvait ce dernier au sein des frontières américaines elles-mêmes. 12 Nous avons déjà mentionné l’économie esclavagiste des États du Sud. Après la destruction de celle-ci par la Guerre civile (1861-1865), le capitalisme s’est étendu au cours des 30 années suivantes vers l’Ouest américain selon un processus continu qu’on peut décrire ainsi : massacre et nettoyage ethnique de la population indigène ; établissement d’une économie extra-capitaliste à travers la vente et la concession de territoires nouvellement annexés par le gouvernement à des colons et de petits éleveurs 13 ; extermination de cette économie extra-capitaliste par la dette, la fraude et la violence, et extension de l’économie capitaliste. 14 En 1890, le Bureau américain du Recensement déclara "la Frontière" interne fermée. 15 En 1893, les États-Unis connurent une dépression sévère et au cours des années 1890, la bourgeoisie américaine était de plus en plus préoccupée par la nécessité d’étendre ses frontières nationales. 16 En 1898, un document du Département d’Etat américain expliquait : "Il semble y avoir un accord général sur le fait que nous allons chaque année nous trouver avec un surplus grandissant de produits manufacturés destinés aux marchés étrangers si l'on veut maintenir l'emploi des ouvriers et des artisans américains. L'élargissement de la consommation à l'étranger des produits de nos usines et de nos ateliers devient ainsi un problème sérieux non seulement commercial mais politique." 17. Suivit alors une rapide expansion impérialiste : Cuba (1898), Hawaï (1898 également), Philippines (1899) 18, la zone du canal de Panama (1903). En 1900, Albert Beveridge (un des principaux partisans de la politique impérialiste américaine) déclarait au Sénat : "Les Philippines sont à nous pour toujours (...). Et derrière les Philippines, il y a les marchés illimités de Chine (...). Le Pacifique est notre océan (...) Où trouver des consommateurs pour nos surplus ? La géographie apporte la réponse. La Chine est notre client naturel." 19
Les Européens pensent souvent à la frénésie impérialiste de la fin du 19e siècle comme une "Ruée vers l’Afrique". Sous beaucoup de rapports cependant, la conquête américaine des Philippines était d’une importance plus grande dans la mesure où elle symbolisait le moment où l’expansion impérialiste européenne vers l’Est s’affrontait à l’expansion américaine vers l’Ouest. La première guerre de cette nouvelle époque impérialiste fut menée par des puissances asiatiques, la Russie et le Japon, pour le contrôle de la Corée et l’accès aux marchés chinois. Cette guerre fut un facteur clé dans le premier soulèvement révolutionnaire du 20e siècle, en Russie, en 1905.
Qu’est-ce que cette nouvelle «époque de guerres et de révolutions" (comme l’Internationale communiste l’a décrite) impliquait pour l’organisation de l’économie capitaliste ?
De façon très schématique, elle implique l’inversion du rapport entre l’économie et la guerre : alors que dans la période ascendante du capitalisme, la guerre est une fonction de l’expansion économique, dans la décadence au contraire, l’économie est au service de la guerre impérialiste. L’économie capitaliste dans la décadence est une économie de guerre permanente. 20 C’est le problème fondamental qui sous-tend l’ensemble du développement de l’économie capitaliste depuis 1914 et en particulier de l’économie du boom d’après-guerre qui a suivi 1945.
Avant de poursuivre par l’examen du boom d’après-guerre de ce point de vue, il semble nécessaire de revenir brièvement sur certaines des autres positions présentes dans le débat.
Cela vaut la peine de rappeler que la brochure du CCI, La décadence du capitalisme, attribue déjà un rôle à la destruction continue des marchés extra-capitalistes au cours de cette période 21 et il est possible que nous ayons sous-estimé leur rôle dans le boom d'après-guerre ; en fait la destruction de ces marchés (dans le sens classique décrit par Luxemburg) continue encore aujourd'hui sous des formes les plus dramatiques, comme on peut le voir avec les dizaines de milliers de suicides chez les paysans indiens incapables de rembourser les dettes qu'ils ont contractées pour acheter des semences et des engrais à Monsanto et à d'autres. 22
Néanmoins, il est difficile de voir comment ces marchés auraient pu contribuer de façon décisive au boom d'après-guerre si l'on prend en compte :
- l'énorme destruction qu'a connue la petite économie paysanne dans beaucoup de pays entre 1914 et 1945 comme résultat de la guerre et de la catastrophe économique ; 23
- le fait que toutes les économies européennes subventionnaient massivement l'agriculture pendant la période d'après-guerre : l'économie paysanne constituait un coût pour ces économies plutôt qu'un marché.
Sur le plan des données, cet argument est beaucoup plus solide. Il est vrai que par rapport aux niveaux astronomiques atteints aujourd'hui, après plus de trente années de crise, l'accroissement de la dette pendant le boom d'après-guerre peut sembler à première vue trivial. Cependant comparé à ce qui se passait auparavant, sa montée fut spectaculaire. Aux États-Unis, la dette fédérale brute à elle seule passa de 48,2 milliards de dollars en 1938 à 483,9 milliards de dollars en 1973, c'est à dire dix fois plus. 24
Le crédit à la consommation aux Etats-Unis passa de 4% du PIB en 1948 à plus de 12% au début des années 1970.
Les prêts immobiliers passèrent également de 7 milliards de dollars en 1947 à 70,5 milliards en 1970 – c'est-à-dire dix fois plus à cause du niveau important de crédits accordés, à bas taux et d'accès facile, par le gouvernement : en 1955, la Federal Housing Administration et la Veterans Administration détenaient à eux deux 41% de toutes les hypothèques. 25
Pour le camarade C.Mcl, la prospérité du boom d'après-guerre était en grande partie due au fait que les salaires ont augmenté en même temps que la productivité grâce à une politique keynésienne délibérée ayant pour but d'absorber la production excédentaire et de permettre la poursuite de l'expansion du marché.
Il est vrai, comme Marx l'a souligné dans Le Capital, que les salaires peuvent augmenter sans menacer les profits tant que la productivité augmente aussi. Il est également vrai que la production de masse de biens de consommation est impossible sans la consommation massive de la classe ouvrière. Et il est tout aussi vrai qu'il y a eu une politique délibérée d'augmenter les salaires et le niveau de vie des ouvriers après la Seconde Guerre mondiale afin de se prémunir contre les révoltes sociales. Cependant, rien de tout cela ne résout le problème de base, identifié par Marx et Luxemburg, selon lequel la classe ouvrière ne peut absorber toute la valeur de ce qu'elle produit.
De plus, l'hypothèse de C.Mcl se fonde sur deux suppositions majeures qui ne sont pas justifiées empiriquement à notre avis :
- La première est que l'augmentation des salaires était garantie par l'indexation de ceux-ci à la productivité ; mais nous ne trouvons pas que cette politique soit attestée comme politique générale, sauf dans des cas mineurs comme en Belgique. 26 Pour prendre deux contre-exemples, l'échelle mobile introduite en Italie en 1945 liait les salaires à l'inflation (ce qui est évidemment une autre chose) et le "Contrat social" introduit par le gouvernement travailliste de Wilson en Grande-Bretagne à la fin du boom constituait une tentative désespérée de réduire les salaires dans une période de forte inflation en les indexant à la productivité.
La seconde est que le capital occidental n'aurait pas cherché une main d'œuvre bon marché jusqu'au début de la période de "mondialisation" dans les années 1980.C'est tout simplement faux : aux États-Unis, la migration des campagnes vers les villes a réduit la population rurale de 24,4 millions en 1945 à 9,7 millions en 1970. 27 En Europe, le même phénomène fut encore plus spectaculaire : environ 40 millions de personnes émigrèrent des campagnes et de pays hors d'Europe vers les grandes zones industrielles. 28
La Seconde Guerre mondiale - encore plus que la Première – a démontré l'irrationalité fondamentale de la guerre impérialiste dans la décadence. Loin d'être payante par la conquête de nouveaux marchés, la guerre ruina les pays vainqueurs comme les pays vaincus. A une seule exception : les États-Unis, seul pays belligérant qui n'a subi aucune destruction sur son territoire. Cette exception jeta les bases d'un boom après guerre tout aussi exceptionnel et ne pouvant, de ce fait, se répéter.
L'un des principaux défauts des autres positions dans ce débat est que a) elles tendent à poser le problème en termes purement économiques, et b) elles ne considèrent que le boom d'après-guerre en lui-même et ne parviennent pas, de ce fait, à comprendre que ce boom a été déterminé par la situation créée par la guerre.
Quelle était donc cette situation ?
Entre 1939 et 1945, la taille de l'économie américaine doubla 29. Les industries existantes (comme la construction navale) appliquèrent les techniques de production de masse. De nouvelles industries entières furent créées : production à la chaîne d'avions, électronique, informatique (les premiers ordinateurs ont été utilisés pour calculer les trajectoires balistiques), produits pharmaceutiques (avec la découverte de la pénicilline), plastiques – la liste est sans fin. Et bien que la dette gouvernementale ait atteint un pic pendant la guerre, pour les Etats-unis, la plus grande partie de ce développement constituait de la pure accumulation de capital puisqu'ils saignaient à blanc les empires britannique et français en s'emparant de leur richesse accumulée contre des commandes d'armements.
Malgré cette supériorité écrasante, les États-Unis connurent, pour le moins, des problèmes à la fin de la guerre. Nous pouvons les résumer comme suit :
- Où trouver des débouchés pour la production industrielle américaine qui avait doublé pendant la guerre ? 30
- Comment défendre les intérêts nationaux américains – situés pour la première fois à une échelle vraiment mondiale – contre la menace d'expansion soviétique ?
- Comment éviter des soulèvements importants et la menace potentielle constituée par la classe ouvrière – aucune fraction de la bourgeoisie mondiale n'avait oublié Octobre 1917 – en Europe en particulier ?
Comprendre comment les Etats-Unis ont cherché à résoudre ces problèmes constitue la clé de la compréhension du boom d'après-guerre – et de sa fin dans les années 1970. Nous y reviendrons dans un prochain article ; cependant cela vaut la peine de souligner que Rosa Luxemburg écrivant avant le plein développement de l'économie capitaliste d'État pendant la Première et, surtout, la Seconde Guerre mondiale, avait déjà donné quelques indications sur les effets économiques de la militarisation de l'économie : "La multiplicité et l'éparpillement des demandes minimes de diverses catégories de marchandises, qui ne coïncident pas dans le temps et peuvent être satisfaites par la production marchande simple, qui n'intéressent donc pas l'accumulation capitaliste, font place à une demande concentrée et homogène de l'État. La satisfaction d'une telle demande implique l'existence d'une grande industrie développée à un très haut niveau, donc des conditions très favorables à la production de la plus-value et à l'accumulation. De plus, le pouvoir d'achat des énormes masses de consommateurs, concentré sous la forme de commandes de matériel de guerre faites par l'État, sera soustrait à l'arbitraire, aux oscillations subjectives de la consommation individuelle ; l'industrie des armements sera douée d'une régularité presque automatique, d'une croissance rythmique. C'est le capital lui-même qui contrôle ce mouvement automatique et rythmique de la production pour le militarisme, grâce à l'appareil de la législation parlementaire et à la presse, qui a pour tâche de faire l'opinion publique. C'est pourquoi ce champ spécifique de l'accumulation capitaliste semble au premier abord être doué d'une capacité d'expansion illimitée. Tandis que toute extension des débouchés et des bases d'opération du capital est liée dans une large mesure à des facteurs historiques, sociaux et politiques indépendants de la volonté du capital, la production pour le militarisme constitue un domaine dont l'élargissement régulier et par bonds paraît dépendre en première ligne de la volonté du capital lui-même." 31
Moins de 50 ans après la rédaction de ce livre, la réalité du militarisme impérialiste était décrite ainsi : "La conjonction d'un immense appareil militaire et d'une grande industrie d'armements est une expérience nouvelle pour les États-Unis. Chaque ville, chaque gouvernement d'État, chaque bureau du gouvernement fédéral ressent toute son influence –économique, politique et même spirituelle (...) nous devons en comprendre les graves implications. Notre travail, nos ressources, nos moyens d'existence, tout est impliqué ; de même la structure même de notre société.
Dans les conseils gouvernementaux, nous devons mettre en garde contre l'acquisition d'une influence injustifiée – recherchée ou non – du complexe militaro-industriel. Il existe et il persistera la possibilité d'une montée désastreuse de puissance incontrôlée.
(...) Dans le même ordre de choses et en grande partie responsable du changement radical de notre position militaro-industrielle, il y a la révolution technologique des dernières décennies.
Dans cette révolution, la recherche est devenue centrale ; elle est aussi devenue plus officielle, plus complexe et plus coûteuse. Une part qui s'accroît de façon régulière a lieu pour le gouvernement fédéral, par celui-ci et sous sa direction." Ces mots ont été prononcée en 1961, non pas par un quelconque intellectuel de gauche mais par le président des États-Unis, Dwight D. Eisenhower.
Jens, 10 décembre 2008.
1.. Pour des raisons de place, il est impossible de rendre compte de toute la période de 1945 à 1970. Nous nous proposons donc de n’aller pas plus loin qu’introduire une analyse des fondements du boom d’après-guerre que nous espérons traiter plus en détails plus tard.
2.. Ce n’est pas par hasard si le premier chapitre du Capital s’intitule "La marchandise ".
3.. Nous laissons de côté pour le moment la question des crises cycliques à travers lesquelles ce processus évolue historiquement.
4.. Nous ne répétons pas ici ce que le CCI a déjà écrit à maintes occasions pour défendre la vision que pour Marx et Engels - et pour Rosa Luxemburg en particulier parmi les marxistes de la génération suivante - le problème de l’inadéquation du marché capitaliste constitue une difficulté fondamentale sur la voie du processus d’accumulation élargie du capital.
6.. Voir en particulier l’article écrit par le camarade dans la Revue internationale n°127 [1609] dans lequel, sous l’intertitre "Marx et Rosa Luxemburg : une analyse identique des contradictions économiques du capitalisme", il démontre de façon claire et très documentée la continuité entre l’analyse de Marx et celle de Luxemburg.
7.. "Cet environnement lui a cependant encore fourni toute une série d'opportunités tout au long de sa phase ascendante (1825-1914) comme source de profits, exutoire pour la vente de ses marchandises et appoint complémentaire de main d'œuvre."
8.. "Au 19e siècle, là où les marchés coloniaux interviennent le plus, TOUS les pays capitalistes NON coloniaux ont connu des croissances nettement plus rapides que les puissances coloniales (71% plus rapide en moyenne). Ce constat est valable pour toute l'histoire du capitalisme. En effet, la vente à l'extérieur du capitalisme pur permet bien aux capitalistes individuels de réaliser leurs marchandises, mais elle freine l'accumulation globale du capitalisme car, tout comme pour l'armement, elle correspond à une sortie de moyens matériels du circuit de l'accumulation".
9.. Notamment en ce qui concerne l’opium dans le cas de la Chine, la très "vertueuse" bourgeoisie britannique a mené deux guerres afin de forcer le gouvernement chinois à continuer de permettre à la population de s’empoisonner avec l’opium britannique.
10.. Le Capital, Livre II, première partie, chapitre II en français, Ed. La Pléiade. Les dernières phrases sont traduites de la version anglaise du Capital par nous.
11.. Schématiquement si l’industrie d’Allemagne (qui ne comportait pas de colonies) a pris le pas sur le marché mondial sur celle de Grande Bretagne (qui avait des colonies) et a connu un taux de profit supérieur, elle profitait aussi des marchés extra-capitalistes conquis par l’impérialisme britannique.
12.. Lorsque les Etats-Unis ont, par la force et la tromperie, dépouillé le Mexique du Texas (1836-1845) et de la Californie (1845-1847), ces nouveaux états ne furent pas intégrés à un "empire" mais au territoire national des Etats-Unis.
13.. Par exemple, le "Oklahoma Land Rush" (la "ruée vers le territoire de l’Oklahoma") en 1889. La ruée commença le 22 avril 1889 à midi avec environ 50 000 personnes sur la ligne de départ pour acquérir une part des 2 millions d’acres (8 000km2) disponibles.
14.. L’histoire du développement capitaliste aux États-Unis mériterait une série d’articles à elle seule et nous n’avons pas la place ici pour développer cette question. Par ailleurs, cela vaut la peine de souligner que ces mécanismes de l’expansion capitaliste ne se limitaient pas aux États-Unis mais qu’on les rencontre également –comme on peut le lire dans l’Introduction à l’économie politique de Rosa Luxemburg – dans l’expansion de la Russie vers l’Est et dans l’incorporation à l’économie capitaliste de la Chine, de l’Égypte et de la Turquie – pays qui n’ont jamais été des colonies.
15. Dans la société américaine, l'expression la Frontière (the Frontier) a un sens spécifique qui se réfère à son histoire. Il s'agit, tout au long du 19e siècle, un des aspects les plus importants du développement des États-Unis par l’extension du capitalisme industriel vers l’Ouest, qui s'est traduite par le peuplement de ces régions par des populations essentiellement composées de gens de souche européenne ou africaine.
16.. Cette préoccupation avait déjà trouvé une expression dans la "Doctrine Monroe" adoptée en 1823 qui établissait clairement que les États-Unis considéraient tout le continent américain, du Nord et du Sud, comme sa sphère d’intérêts exclusive – et la Doctrine Monroe fut imposée au moyen d’interventions militaires américaines répétées en Amérique latine.
17.. Cité dans Howard Zinn, History of American People. Traduit par nous
18.. La conquête des Philippines où les États-Unis commencèrent par évincer la puissance coloniale espagnole, puis menèrent une guerre féroce contre les insurrectos philippins, constitue un exemple particulièrement révoltant de l’hypocrisie et de la barbarie capitalistes.
19.. Howard Zinn, op.cit.
20.. Nous illustrerons cela par un exemple. En 1805, la révolution industrielle était déjà bien avancée en Grande-Bretagne : l'utilisation de la machine à vapeur et la production mécanisée des textiles s'étaient rapidement développées depuis les années 1770. Pourtant, lorsque cette année-là, les Britanniques détruisirent les flottes française et espagnole à la bataille de Trafalgar, le navire amiral de Nelson, HMS Victory, avait déjà près de 50 ans (ses plans en avaient été établis en 1756 et le navire finalement lancé en 1765). Il suffit de comparer cela à la situation actuelle où les technologies les plus avancées dépendent de l'industrie d'armement.
21.. La brochure La décadence du capitalisme – de façon juste à notre avis – associe ce phénomène au militarisme croissant des économies du "Tiers-Monde".
22.. On pourrait aussi parler de l'élimination des petits commerçants dans les pays développés avec l'expansion des supermarchés et de la commercialisation de masse des produits ménagers les plus ordinaires (y compris la nourriture évidemment), phénomènes qui ont clairement commencé dans les années 1950 et 1960.
23.. Le programme de collectivisation forcée de Staline en URSS pendant les années 1930, les guerres entre seigneurs et la guerre civile en Chine dans l'entre-deux guerres, la conversion de l'économie paysanne en économie de marché de pays comme la Roumanie, la Norvège ou la Corée pour répondre au besoin de l'impérialisme allemand et japonais d'être autonome pour leur approvisionnement alimentaire, les effets désastreux de la Grande Dépression sur les petits fermiers américains (Oklahoma Dust Bowl, - tempêtes de poussière en Oklahoma -), etc.
24.. Sauf mention contraire, les chiffres et les graphiques sont tirés des statistiques gouvernementales américaines disponibles sur https://www.economagic.com [1610]. Nous nous concentrons, dans cet article, sur l'économie américaine en partie parce que les statistiques du gouvernement sont plus facilement disponibles mais, surtout, à cause du poids écrasant de l'économie américaine sur l'économie mondiale durant cette période.
25.. James T. Patterson, Grand expectations.
26.. En fait, selon une étude (cedar.barnard.columbia.edu/-econhist/papers/Hanes_sscaled4.pdf), des accords d'échelle mobile des salaires avaient déjà existé dans certaines industries américaines et britanniques dès le milieu du 19e siècle jusqu'aux années 1930 pour n'être abandonnés qu'après la guerre.
27.. Patterson (op. cit). Ce fut "l'un des changements les plus dramatiques de l'histoire américaine moderne".
28.. "En Italie, entre 1955 et 1971, environ 9 millions de personnes changèrent de régions. (...) 7 millions d'Italiens quittèrent le pays entre 1945 et 1970. Dans les années 1950-70, un quart de la force de travail grecque partit chercher du travail à l'étranger. (...) On estime qu'entre 1961 et 1974, un million et demi d'ouvriers portugais trouvèrent du travail à l'étranger – mouvement de population le plus important de toute l'histoire du Portugal, et qui laissa derrière lui une force de travail de 3,1 millions de personnes seulement. (...) En 1973, rien qu'en Allemagne de l'Ouest, il y avait près d'un demi-million d'Italiens, 535 000 Yougoslaves et 605 000 Turcs." (Tony Judt, Postwar: A History of Europe since 1945).
29.. Les Etats-Unis représentaient environ 40% de la production industrielle mondiale ; à eux seuls, ils produisaient en 1945 la moitié de la production mondiale de charbon, deux-tiers du pétrole, et la moitié de l'électricité. De plus, ils détenaient plus de 80% des réserves mondiales d'or.
30.. Howard Zinn (op.cit.) cite un membre du Département d'État en 1944 : "Comme vous le savez, nous devons prévoir une énorme augmentation de la production dans ce pays après la guerre, et le marché intérieur américain ne peut absorber indéfiniment toute cette production. La nécessité d'augmenter énormément les marchés étrangers ne fait aucun doute."
31.. L'accumulation du capital, écrit en 1913, chapitre : "Le militarisme, champ d'action du capital" (souligné par nous).
"La première crise globale de l’humanité" (OMC, avril 2009) 1. La récession "la plus profonde et la plus synchronisée de mémoire d’homme" (OCDE, mars 2009) 2 ! De l’aveu même des grandes institutions internationales, la crise économique actuelle est d’une gravité sans précédent. Pour y faire face, toutes les forces de la bourgeoisie sont mobilisées depuis des mois. La classe dominante tente de juguler par tous les moyens cette descente aux enfers de l’économie mondiale. Le G20 est sans nul doute le symbole le plus fort de cette réaction internationale 3.
Début avril, tous les espoirs capitalistes étaient tournés vers Londres, ville où se tenait le sommet salvateur qui devait "relancer l’économie et moraliser le capitalisme". Et à en croire les déclarations des différents dirigeants de la planète, ce G20 fut un véritable succès. "C'est le jour où le monde s'est rassemblé pour combattre la récession" a lancé le Premier ministre britannique, Gordon Brown. "C'est au-delà de ce que nous pouvions imaginer", s’est ému le président français Nicolas Sarkozy. "Il s'agit d'un compromis historique pour une crise exceptionnelle", a estimé quant à elle la chancelière allemande Angela Merkel. Et pour Barack Obama, ce sommet est un "tournant".
Évidemment, la vérité est tout autre.
Ces derniers mois, la crise économique a attisé fortement les tensions internationales. D’abord, la tentation du protectionnisme s’est développée. Chaque État tente de plus en plus de sauver une partie de son économie en la subventionnant et en lui octroyant des privilèges nationaux contre la concurrence étrangère. Ce fut par exemple le cas du plan de soutien à l’automobile décidé par Nicolas Sarkozy en France, plan vertement critiqué par ses "amis" européens. Ensuite, il y a une tendance croissante à mener les plans de relance en ordre dispersé, en particulier en ce qui concerne le sauvetage du secteur financier. Enfin, les États-Unis, épicentre du séisme financier, étant touchés de plein fouet par la bourrasque économique, de nombreux concurrents tentent de profiter de la situation pour affaiblir encore un peu plus le leadership économique américain. Tel est le sens des appels au "multilatéralisme" de la France, de l’Allemagne, de la Chine, des pays sud-américains…
Ce G20 de Londres s’annonçait donc tendu et, dans les coulisses, les débats ont dû effectivement être houleux. Mais les apparences sont restées sauves, la catastrophe pour la bourgeoisie d’un G20 chaotique a été évitée. La bourgeoisie n’a pas oublié combien l’absence de coordination internationale et le chacun pour soi forcené avaient contribué au désastre en 1929. A l’époque, le capitalisme est confronté à la première grande crise de sa période de décadence 4, la classe dominante ne sait pas encore y faire face. Dans un premier temps, les États vont rester sans réagir. De 1929 à 1933, presque aucune mesure n’est prise alors que les banques font faillite les unes après les autres, par milliers. Le commerce mondial s’effondre littéralement. En 1933, une première réaction s’ébauche : il s’agit du premier New Deal 5 de Roosevelt. Ce plan de relance contient une politique de grands travaux et d’endettement étatique mais aussi une loi protectionniste, le "Buy American Act" ("loi Achetez américain") 6. Dès lors, tous les pays se lancent dans la course au protectionnisme. Le commerce mondial, pourtant déjà mal en point, subit encore un choc. Par leurs mesures, les bourgeoisies ont finalement aggravé la crise mondiale dans les années 1930.
Aujourd’hui, toutes les bourgeoisies veulent donc éviter que ne se répète ce cercle vicieux crise-protectionnisme-crise… Elles ont conscience de devoir tout faire pour ne pas répéter les erreurs du passé. Il fallait impérativement que ce G20 affiche l’unité des grandes puissances contre la crise, en particulier pour soutenir le système financier international. Le FMI a même consacré un point spécifique de son "Document de travail" préparatoire au G20 pour mettre en garde contre ce danger du chacun pour soi 7. Il s’agit du point 13 intitulé "Le spectre du protectionnisme commercial et financier est une préoccupation croissante" : "Nonobstant les engagements pris par les pays du G20 [celui de novembres 2008] de ne pas recourir à des mesures protectionnistes, d’inquiétants dérapages ont eu lieu. Les lignes sont floues entre l’intervention publique visant à contenir l’impact de la crise financière sur les secteurs en difficulté et les subventions inappropriées aux industries dont la viabilité à long terme est discutable. Certaines politiques de soutien à la finance conduisent également les banques à orienter le crédit vers leur pays. Dans le même temps, il y a des risques croissants que certains pays émergents confrontés à des pressions extérieures sur leurs comptes cherchent à imposer des contrôles de capitaux." Et le FMI n’a pas été le seul à lancer de tels avertissements : "Je crains [qu’un] retour généralisé au protectionnisme soit probable, les pays déficitaires, comme les États-Unis, trouvant là le moyen de renforcer la demande de la production intérieure et le niveau d’emploi. […] Il s’agit d’un moment décisif. Des choix doivent être faits entre se tourner vers l’extérieur ou se replier vers des solutions internes. Nous avons tenté cette deuxième option dans les années 1930. Cette fois, nous devons tenter la première." (Martin Wolf, devant la Commission des Affaires Étrangères du Sénat des États-Unis, le 25 mars 2009 8).
Le G20 a entendu le message : les dirigeants du monde ont su présenter une apparence d’unité et inscrire dans leur communiqué final : "Nous ne répéterons pas les erreurs du passé". Il s’en est suivi un véritable "ouf" international de soulagement. Comme l’écrit le journal économique français Les Échos du 3 avril, "la première conclusion qui s'impose à propos du G20 qui s'est tenu hier dans la capitale britannique, c'est qu'il n'a pas échoué, et que c'est déjà beaucoup. Après les tensions de ces dernières semaines, les vingt grandes économies de la planète ont affiché leur unité" face à la crise.
Concrètement, les pays se sont engagés à ne pas mettre en place de barrières, y compris sur les flux financiers, et ont mandaté l'OMC pour qu'elle vérifie scrupuleusement que cet engagement soit respecté. Par ailleurs, 250 milliards de dollars vont être mis à disposition d'agences de soutien à l'export ou d'agences d'investissement afin d'aider à la reprise du commerce international. Mais surtout, la montée des tensions n’a pas pourri ce sommet au point de le transformer ostensiblement en pugilat. L’apparence est restée sauve. Voilà le seul succès du G20. Et encore, un succès certainement temporaire tant l’aiguillon de la crise va continuer d’attiser inexorablement la désunion internationale.
Depuis l’été 2007, et la fameuse crise des "subprimes", les plans de relance se succèdent à un rythme effréné. Les premières fois que furent annoncées des injections massives de milliards de dollars, un vent d’optimisme souffla momentanément. Mais aujourd’hui, la crise ayant continué de s’aggraver inexorablement, chaque nouveau plan est accueilli avec de plus en plus de scepticisme. Paul Jorion, sociologue spécialisé en économie (et qui est l’un des premiers à avoir annoncé la catastrophe économique), raille ainsi cette répétition d’échecs : "On est passé insensiblement des petits coups de pouce de 2007 d’un montant chiffré en milliards d’euros ou de dollars aux gros coups de pouce du début 2008, puis aux coups de pouce énormes de la fin de l’année se chiffrant désormais en centaines de milliards. Quant à 2009, c’est l’année des "kolossal" coups de pouce, aux montants exprimés cette fois en "trillions" d’euros ou de dollars. Et malgré l’ambition de plus en plus pharaonique, toujours pas la moindre lueur au bout du tunnel !" 9.
Et que propose le G20 ? Une nouvelle surenchère tout aussi inefficace ! 5 000 milliards de dollars vont être injectés dans l'économie mondiale d'ici la fin 2010 10. La bourgeoise n’a aucune autre "solution" à avancer et révèle par là-même son impuissance 11. La presse internationale ne s’y est d’ailleurs pas trompée : "La crise est en effet loin d'être finie et il faudrait être naïf pour croire que les décisions du G20 vont tout changer" (La Libre Belgique), "Ils ont failli à un moment où l’économie mondiale est en train d’imploser " (New York Times), "La relance les a laissés de marbre au sommet du G20 " (Los Angeles Times)
Les estimations de l’OCDE pour 2009, pourtant si optimistes d’habitude, ne laissent d’ailleurs guère de doute à propos de ce qui va venir frapper l’humanité dans les mois à venir, avec ou sans G20. D’après elle, les États-Unis devraient connaître une récession de 4%, la Zone euro de 4,1% et le Japon de 6,6 ! La Banque mondiale, de son côté, a affirmé, lundi 30 mars, attendre pour 2009 "une contraction de 1,7% du PIB mondial, ce qui constituerait le plus fort recul jamais enregistré de la production globale". La situation va donc certainement encore s'aggraver dans les mois à venir alors que la crise actuelle est déjà pire que celle de 1929. Les économistes Barry Eichengreen et Kevin O'Rourke ont ainsi calculé que la chute de la production industrielle mondiale était, depuis neuf mois, aussi violente qu'en 1929, que la chute des cours de Bourse était deux fois plus rapide, de même que le recul du commerce mondial 12.
Tous ces chiffres ont une réalité bien concrète et dramatique pour des millions d’ouvriers de par le monde. Aux États-Unis, première puissance mondiale, 663 000 emplois ont encore été détruits au mois de mars ce qui porte le total à 5,1 millions d’emplois détruits en 2 ans. Tous les pays sont aujourd’hui durement touchés par la crise. En Espagne, par exemple, le chômage devrait dépasser les 17% en 2009 !
Mais cette politique n’est pas simplement inefficace aujourd’hui, elle prépare aussi des crises plus violentes encore pour l’avenir. En effet, tous ces milliards sont créés en recourant massivement à l’endettement. Or, ces dettes, il faudra bien un jour (pas si lointain) essayer de les rembourser. Même les bourgeois le disent : "Il est clair que les conséquences de cette crise c'est qu'il va falloir payer une facture : il va y avoir des pertes de richesse, des pertes de patrimoine, des pertes de revenus, des pertes d'emplois, il n'est pas pensable, ce serait démagogiqu,e de dire que personne au monde ne va payer tout ou partie de cette facture" (Henri Guaino, conseiller spécial du Président de la République en France, le 03 avril dernier) 13. En accumulant les dettes, c’est finalement l’avenir économique que le capitalisme met en hypothèque.
Et que dire de tous ces journalistes qui se sont félicités de l’importance retrouvée du FMI ? Ses moyens financiers ont été triplés par le G20, en étant portés à 750 milliards de dollars avec, de plus, l'autorisation d’émission de Droits de Tirages Spéciaux (DTS) 14 pour 250 milliards de dollars. On comprend pourquoi son président, Dominique Strauss-Kahn, a déclaré qu’il s’agissait là du "plus grand plan de relance coordonné jamais décidé" dans l'histoire. Mission lui a été donnée "d’aider les plus faibles", en particuliers les pays de l’Est qui sont au bord de la faillite. Mais le FMI est une drôle de planche de salut. La réputation – justifiée – de cette organisation est d'imposer une austérité draconienne en contrepartie de son "aide". Restructurations, licenciements, chômage, suppression des allocations santé, retraite… telle est "l’effet FMI". Cette organisation s’est portée, par exemple, au chevet de l’Argentine dans les années 1990 jusqu’à… l’effondrement de cette économie en 2001 !
Non seulement, ce G20 n’a donc pas éclairci le ciel capitaliste mais il a laissé entrevoir des lendemains encore plus sombres.
Compte tenu de l’incapacité patente de ce G20 à proposer de réelles solutions pour l’avenir, il était bien difficile pour la bourgeoisie de promettre un retour rapide à la croissance et des lendemains radieux. Or, il y a dans les rangs ouvriers un profond dégoût pour ce capitalisme et une réflexion croissante sur l’avenir. La classe dominante s’est donc empressée de répondre, à sa façon, à ce questionnement. Avec tambours et trompettes, ce G20 a promis un nouveau capitalisme, mieux régulé, plus moral, plus écologique…
La manœuvre est tellement grosse qu’elle en est ridicule. En guise de moralisation du capitalisme, le G20 a fait les gros yeux à quelque "paradis fiscaux", en menaçant d’éventuelles sanctions, auxquelles il allait réfléchir d’ici la fin de l’année (sic !), les pays ne faisant pas d’effort de "transparence". Ont été pointés du doigt quatre territoires constituant la désormais célèbre "liste noire" : le Costa Rica, la Malaisie, les Philippines et l'Uruguay. D’autres nations ont été sermonnées et classées en "liste grise". Y figurent, par exemples, l'Autriche, la Belgique, le Chili, le Luxembourg, Singapour et la Suisse.
Autrement dit, les principaux "paradis fiscaux" manquent à l’appel ! Les îles Caïmans et ses hedge funds, les territoires dépendants de la couronne britannique (Guernesey, Jersey, île de Man), la City de Londres, les États fédérés américains comme le Delaware, le Nevada ou le Wyoming… tous ceux-là sont officiellement blancs comme neige (et figurent donc dans la liste blanche). Avec ce classement des paradis fiscaux par le G20, c’est un peu comme si l’hôpital se moquait de la charité.
Comble de l’hypocrisie, quelques jours seulement après le sommet de Londres, l'OCDE – responsable de cette classification – a annoncé le retrait des quatre pays de la liste noire, en échange de promesses d’effort de transparence !
Il n’y a dans toute cette histoire rien d’étonnant. Comment tous ces grands responsables capitalistes, véritables gangsters sans foi ni loi, pourraient-ils "moraliser" quoi que ce soit 15 ? Et comment un système basé sur l’exploitation et la recherche du profit pour le profit pourrait-il être plus "moral" ? Personne ne s'attendait d’ailleurs sérieusement à voir sortir de ce G20 un "capitalisme plus humain". Cela n'existe pas et les dirigeants politiques en parlent comme les parents parlent du Père Noël à leurs enfants. Ces temps de crise révèlent au contraire, encore plus crûment, le visage inhumain de ce système. Il y a presque 130 ans, Paul Lafargue écrivait "la morale capitaliste […] frappe d'anathème la chair du travailleur ; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci" (in Le droit à la paresse) ou plutôt, pourrions nous rajouter, la seule « trêve » possible est celle du chômage et de la misère. Quand la crise économique frappe, les travailleurs sont licenciés et jetés à la rue comme des objets devenus inutiles. Le capitalisme est et sera toujours un système d'exploitation brutal et barbare.
Mais la grossièreté de la manœuvre est en elle-même révélatrice. Cela démontre qu’ils n’ont vraiment plus rien à proposer, que le capitalisme n’apportera plus rien de bon à l’humanité, juste plus de misère et de souffrance. Et il n’y a pas plus de chance de voir naître un "capitalisme écologique" ou "un capitalisme moral" que de voir les alchimistes transformer le plomb en or.
Si ce G20 montre bien une chose c’est qu’un autre monde capitaliste n’est pas possible. Il est probable que la crise va connaître des hauts et des bas, avec parfois des moments ponctuels de retour à la croissance. Mais, fondamentalement, le capitalisme va continuer à sombrer économiquement, en semant la misère et en engendrant des guerres.
Il n’y a rien à attendre de ce système. La bourgeoisie, avec ses sommets internationaux et ses plans de relance, ne fait pas partie de la solution mais du problème. Seule la classe ouvrière peut changer le monde, mais il lui faut pour cela reprendre confiance en la société qu’elle peut faire naître : le communisme !
Mehdi (16 avril 2009)
1. Déclaration de Pascal Lamy, le directeur général de l'Organisation mondiale du commerce.
2. Rapport intermédiaire de l’Organisation de Coopération et de Développement économiques.
3. Le G20 est composé des membres du G8 (Allemagne, France, ÉtatÉtats-Unis, Japon, Canada, Italie, Royaume-Uni, Russie) auxquels s’ajoutent l'Afrique du Sud, l'Arabie Saoudite, l'Argentine, l'Australie, le Brésil, la Chine, la Corée du Sud, l'Inde, l'Indonésie, le Mexique, la Turquie et enfin l’Union Européenne. Un premier sommet s’était tenu en novembre 2008, en pleine tourmente financière.
4. Lire notre série d’articles "Comprendre la décadence du capitalisme [1612]".
5. Un mythe est aujourd’hui largement répandu, celui selon lequel le New Deal de 1933 aurait permis à l’économie mondiale de sortir du marasme économique. Et, conclusion logique, d’en appeler aujourd’hui à un "New New Deal". Mais en réalité, l’économie américaine, de 1933 à 1938, va rester particulièrement atone ; c’est le second New Deal, celui de 1938, qui va permettre véritablement de relancer la machine. Or, ce second New Deal ne fut rien d’autre que le début de l’économie de guerre (qui prépara la Seconde guerre mondiale). On comprend pourquoi ce fait est passé très largement sous silence !
6. Cette loi impose l'achat de biens produits sur le territoire américain pour les achats directs effectués par le gouvernement américain.
7. Source : contreinfo.info/prnart.php3?id_article=2612
8. Martin Wolf est un journaliste économique britannique. Il est rédacteur associé et commentateur économique en chef au Financial Times.
9. "L’ère des ‘Kolossal’ coups de pouce", publié le 7 avril.
10. En réalité, pour 4 000 milliards, il s’agit des dollars des plans de relance déjà annoncés ces derniers mois.
11. Au Japon, un nouveau plan de relance de 15.400 milliards de yens (116 milliards d'euros) vient d’être décidé. C'est le quatrième programme de relance élaboré par Tokyo en l'espace d'un an !
13. Sur le rôle de l’endettement dans le capitalisme et ses crises, lire l’article de notre Revue précédente "La plus grave crise économique de l’histoire du capitalisme [1614]".
14. Les DTS sont un panier monétaire constitué de dollars, d’euros, de yen et de livres sterling.
C’est la Chine qui, tout particulièrement, a insisté pour que soient tirés ces DTS. Ces dernières semaines, l’Empire du milieu a multiplié les déclarations officielles en appelant à la création d’une monnaie internationale pouvant remplacer le dollar. Et de nombreux économistes à travers le monde ont relayé cet appel, en avertissant de la chute inexorable de la monnaie américaine et des secousses économiques qui vont s’en suivre.
Il est vrai que l’affaiblissement du dollar, au fur et à mesure que l’économie américaine s’enfonce dans la récession, est un vrai danger pour l’économie mondiale. En tant que référence internationale, elle est l’un des piliers de la stabilité capitaliste depuis l’après-guerre. Par contre, l’émergence d’une nouvelle monnaie de référence (que ce soit l’Euro, le Yen, la Livre sterling ou les DTS du FMI) est totalement illusoire. Aucune puissance ne va venir remplacer les États-Unis, aucune ne va jouer son rôle de stabilisateur économique international. L’affaiblissement de l’économie américaine et de sa monnaie signifie donc un désordre monétaire croissant.
15 Lénine qualifiait la Société Des Nations, autre institution internationale, de "repaire de brigands".
L'année 2009 a été décrétée partout dans le monde, tant par les institutions scientifiques que par les maisons d'édition et les médias, "Année Darwin". En effet, elle correspond au bicentenaire de la naissance de Charles Darwin (12 février 1809) et au cent-cinquantenaire de la publication du premier de ses ouvrages fondamentaux, "Sur l'Origine des Espèces au moyen de la Sélection Naturelle", paru le 24 novembre 1859. À l'heure actuelle, nous sommes donc face à une multitude de conférences, de livres, de revues et d'émissions de télévision traitant de Darwin et de sa théorie qui, s'ils permettent quelquefois de se faire une idée plus précise de cette dernière, aboutissent bien souvent à l'entourer d'un brouillard épais dans lequel il est difficile de s'orienter. Cela tient en partie au fait que beaucoup d'auteurs, de conférenciers et de journalistes, qui sont présentés comme "spécialistes de Darwin", n'en connaissaient rien il y a un an et que, pour eux et leurs employeurs, l'Année Darwin est surtout une bonne occasion, grâce à une lecture rapide de quelques articles de Wikipédia, d'accroître leur notoriété ou leurs revenus. Mais il existe une autre cause à ce phénomène de brouillage des conceptions de Darwin. En effet, dès leur exposition dans "L'Origine des espèces", celles-ci ont constitué un enjeu idéologique et politique de premier ordre, notamment parce qu'elles portaient un coup sévère aux dogmes religieux de l'époque mais aussi parce qu'elles ont été immédiatement instrumentalisées par différents idéologues de la bourgeoisie. Et ces enjeux sont présents, aujourd'hui encore, dans les interprétations et falsifications multiples dont la théorie de Darwin continue de faire l'objet. Afin de permettre à nos lecteurs d'y voir un peu plus clair, nous republions en deux parties la brochure d'Anton Pannekoek, "Darwinisme et Marxisme", écrite en 1909 à l'occasion du centenaire de la naissance de Darwin et qui reste, pour l'essentiel, toujours d'actualité. Le marxisme s'est toujours intéressé à l'évolution des sciences comme faisant partie intégrante du développement des forces productives de la société et aussi parce qu'il considérait que la perspective du communisme ne pouvait se baser simplement sur une exigence morale de justice, comme c'était le cas pour nombre de "socialistes utopiques" du passé, mais sur une connaissance scientifique de la société humaine et de la nature à laquelle elle appartient. C'est pour cela que, bien avant la publication de la brochure de Pannekoek, Marx lui-même avait dédicacé, en juin 1873, un exemplaire de son œuvre principale, Le Capital, à Charles Darwin. En effet, Marx et Engels avaient reconnu dans sa théorie de l'évolution dans le domaine de l'étude des organismes vivants, une démarche analogue à celle du matérialisme historique comme l'attestent ces deux extraits de leur correspondance :
"Ce Darwin, que je suis en train d'étudier, est tout à fait sensationnel. On n'avait jamais fait une tentative d'une telle envergure pour démontrer qu'il y a un développement historique dans la nature." (Engels à Marx, 11 décembre 1859)
"Voilà le livre qui contient la base, en histoire naturelle, pour nos idées." (Marx à Engels, 19 décembre 1860) 1
Le texte de Pannekoek, rédigé avec une très grande simplicité, nous fournit un excellent résumé de la théorie de l'évolution des espèces. Mais Pannekoek n'était pas seulement un homme de science érudit (il était un astronome réputé). Il était avant tout un marxiste et un militant du mouvement ouvrier. C'est pour cela que sa brochure "Darwinisme et Marxisme" s'efforce de critiquer toute tentative d'appliquer schématiquement et mécaniquement la théorie de Darwin de la sélection naturelle à l'espèce humaine. Pannekoek met clairement en évidence les analogies entre marxisme et darwinisme et il rend compte de l'utilisation de la théorie de la sélection naturelle par les secteurs les plus progressistes de la bourgeoisie contre les vestiges réactionnaires de la féodalité. Mais il critique également l'exploitation frauduleuse par la bourgeoisie de la théorie de Darwin contre le marxisme, notamment les dérives du "darwinisme social", idéologie développée en particulier par le philosophe britannique Herbert Spencer (et reprise aujourd'hui par les idéologues du libéralisme pour justifier la concurrence capitaliste, la loi de la jungle, le chacun pour soi et l'élimination des plus faibles).
Face au retour des croyances obscurantistes issues de la nuit des temps, et notamment du "créationnisme" avec son avatar du "dessein intelligent" selon lequel l'évolution des organismes vivants (et l'apparition de l'homme lui-même) correspondrait à un "plan" préétabli par une "intelligence supérieure" d'essence divine, il appartient aux marxistes de réaffirmer le caractère scientifique et matérialiste de la théorie de Darwin et de souligner le pas considérable qu'elle a fait accomplir aux sciences de la nature.
Bien évidemment, la brochure de Pannekoek doit être resituée dans le contexte des connaissances scientifiques de son époque et certaines de ses vues, développées dans sa seconde partie (que nous publierons dans le prochain numéro de la Revue Internationale), sont aujourd'hui quelque peu dépassées par un siècle de recherches et de découvertes scientifiques (notamment celles de la paléoanthropologie et de la génétique). Mais pour l'essentiel, sa contribution2 (rédigée en néerlandais, et qui n'a pas, jusqu'à ce jour, été traduite en français) reste un apport inestimable à l'histoire du mouvement ouvrier.
CCI (19 avril 2009)
Peu de scientifiques ont autant marqué la pensée de la deuxième moitié du 19e siècle que Darwin et Marx. Leurs apports ont révolutionné la conception que les masses se faisaient du monde. Pendant des décennies, leurs noms ont été sur toutes les bouches et leurs travaux sont au centre des luttes intellectuelles qui accompagnent les luttes sociales d'aujourd'hui. La raison en réside dans le contenu hautement scientifique de ces travaux.
L'importance scientifique du marxisme de même que du darwinisme réside dans leur fidélité rigoureuse à la théorie de l'évolution, portant, pour l'un, sur le domaine du monde organique, celui des objets animés, pour l'autre, sur le domaine de la société. Cette théorie de l'évolution n’était cependant nullement nouvelle : elle avait eu ses avocats avant Darwin et Marx ; le philosophe Hegel en avait même fait le point central de sa philosophie. Il est donc nécessaire d'examiner de près les apports de Darwin et de Marx dans ce domaine.
La théorie suivant laquelle les plantes et les animaux se sont développés les uns à partir des autres se rencontre pour la première fois au 19e siècle. Auparavant, à la question : "D'où viennent les milliers et les centaines de milliers de différentes sortes de plantes et d'animaux que nous connaissons ?", on répondait : "Aux temps de la création, Dieu les a tous créés, chacun selon son espèce". Cette théorie primitive était conforme à l'expérience acquise et aux meilleures données qui étaient disponibles sur le passé. Selon ces données, toutes les plantes et tous les animaux connus avaient toujours été identiques. Sur le plan scientifique, l’expérience était exprimée de la façon suivante : "Toutes les espèces sont invariables parce que les parents transmettent leurs caractéristiques à leurs enfants".
Cependant, du fait de certaines particularités parmi les plantes et les animaux, il devint nécessaire d'envisager une autre conception. Aussi ces particularités ont-elles été joliment organisées selon un système qui fut d'abord établi par le scientifique suédois Linné. Selon ce système, les animaux sont divisés en règnes (phylum), eux-mêmes divisés en classes, les classes en ordres, les ordres en familles, les familles en genres, chaque genre contenant des espèces. Plus les caractéristiques des êtres vivants sont semblables, plus, dans ce système, ils sont proches les uns des autres, et plus le groupe auquel ils appartiennent est petit. Tous les animaux classés comme mammifères présentent les mêmes caractéristiques générales dans leur forme corporelle. Les animaux herbivores, les carnivores et les singes qui appartiennent à des ordres différents, sont à nouveau différenciés. Les ours, les chiens et les chats, qui sont des animaux carnivores, ont beaucoup plus de points communs dans leur forme corporelle qu'ils n’en ont avec les chevaux ou les singes. Cette similarité augmente de façon évidente quand on examine des variétés de même espèce ; le chat, le tigre et le lion se ressemblent à bien des égards et diffèrent des chiens et des ours. Si nous quittons la classe des mammifères pour nous tourner vers d'autres classes, comme celles des oiseaux ou des poissons, nous trouvons de plus grandes différences entre les classes qu'au sein d’une classe. Il persiste cependant toujours une ressemblance dans la formation du corps, du squelette et du système nerveux. Ces caractéristiques disparaissent quand nous quittons cette division principale qui embrasse tous les vertébrés, pour nous tourner vers les mollusques (animaux à corps mou) ou les polypes.
L’ensemble du monde animal peut donc être organisé en divisions et subdivisions. Si chaque espèce différente d'animal avait été créée totalement indépendamment des autres, il n’y aurait aucune raison pour que de telles catégories existent. Il n'y aurait aucune raison pour qu'il n'y ait pas de mammifères à six pattes. Il faudrait donc supposer qu'au moment de la création, Dieu aurait suivi le plan du système de Linné et aurait tout créé selon ce plan. Heureusement, nous disposons d’une autre explication. La similarité dans la construction du corps peut être due à un vrai rapport de parenté. Selon cette conception, la similarité des particularités indique dans quelle mesure le rapport est proche ou éloigné, tout comme la ressemblance entre frères et sœurs est plus grande qu'entre parents plus éloignés. Les espèces animales n'ont donc pas été créées de façon individuelle, mais sont descendues les unes des autres. Elles forment un tronc qui a commencé sur des bases simples et qui s'est continuellement développé ; les dernières branches, les plus minces, sont constituées par les espèces existant aujourd'hui. Toutes les espèces de chats descendent d'un chat primitif qui, comme le chien primitif et l'ours primitif, est le descendant d'un certain type primitif d'animal carnivore. L'animal carnivore primitif, l'animal à sabots primitif et le singe primitif sont descendus d'un mammifère primitif, etc.
Cette théorie de la filiation a été défendue par Lamarck et par Geoffroy St. Hilaire. Cependant, elle n'a pas rencontré l'approbation générale. Ces naturalistes n’ont pas pu prouver la justesse de cette théorie et, par conséquent, elle est restée à l'état d'hypothèse, de simple supposition. Mais lorsque Darwin est arrivé, avec son oeuvre principale, L’Origine des Espèces, celle-ci a frappé les esprits comme un coup de tonnerre ; sa théorie de l'évolution a été immédiatement acceptée comme une vérité hautement démontrée. Depuis lors, la théorie de l'évolution est devenue inséparable du nom de Darwin. Pourquoi en est-il ainsi ?
C'est en partie dû au fait qu'avec l'expérience, on a accumulé de plus en plus de matériel à l’appui de cette théorie. On a trouvé des animaux qu'on ne pouvait pas situer clairement dans la classification, comme les mammifères ovipares, des poissons ayant des poumons, et des animaux vertébrés sans vertèbres. La théorie de la filiation affirmait que c'étaient simplement des vestiges de la transition entre les groupes principaux. Les fouilles ont révélé des restes fossilisés qui semblaient différents des animaux vivant de nos jours. Ces restes se sont en partie avérés être les formes primitives des animaux de notre époque et ont montré que les animaux primitifs ont graduellement évolué pour devenir les animaux d'aujourd’hui. Puis la théorie cellulaire s'est développée ; chaque plante, chaque animal se compose de millions de cellules et s'est développé par division et différentiation incessantes à partir de cellules uniques. Une fois arrivé aussi loin, penser que les organismes les plus développés sont descendus d’êtres primitifs constitués d’une seule cellule, n'apparaissait plus comme aussi étrange.
Toutes ces nouvelles expériences, cependant, ne pouvaient pas élever la théorie à un niveau de vérité démontrée. La meilleure preuve de l'exactitude de cette théorie aurait été de pouvoir observer de nos yeux une véritable transformation d'une espèce animale en une autre. Mais c'est impossible. Comment donc démontrer qu'une espèce animale se transforme en d'autres ? On peut le faire en montrant la cause, la force qui propulse un tel développement. Cela, Darwin l’a fait. Darwin a découvert le mécanisme du développement animal et, ce faisant, il a prouvé que, dans certaines conditions, certaines espèces animales se transformaient nécessairement en d'autres espèces animales. Nous allons maintenant clarifier ce mécanisme.
Son principal fondement est la nature de la transmission, le fait que les parents transmettent leurs particularités à leurs enfants mais, qu'en même temps, les enfants divergent de leurs parents à certains égards et diffèrent également entre eux. C'est pour cette raison que les animaux de la même espèce ne sont pas tous semblables, mais diffèrent dans toutes les directions à partir d'un type moyen. Sans cette variation, il serait totalement impossible qu’une espèce animale se transforme en une autre. Ce qui est nécessaire à la formation d’une nouvelle espèce, c'est que la divergence à partir du type central grandisse et qu'elle se poursuive dans la même direction jusqu'à devenir si importante que le nouvel animal ne ressemble plus à celui dont il est descendu. Mais quelle est cette force qui susciterait une variation croissante toujours dans la même direction ?
Lamarck a déclaré que le changement était dû à l'usage et à l'utilisation intense de certains organes ; qu’à cause de l’exercice continu de certains organes, ceux-ci se perfectionnaient de plus en plus. Tout comme les muscles des jambes des hommes se renforcent à courir beaucoup, de la même manière le lion a acquis des pattes puissantes et le lièvre des pattes véloces. De la même manière, les girafes ont développé leur long cou pour atteindre et manger les feuilles des arbres ; à force d’étendre leur cou, certains animaux à cou court ont développé un long cou de girafe. Pour beaucoup, cette explication n'était pas crédible et elle ne rendait pas compte du fait que la grenouille devait être verte pour assurer sa protection.
Pour résoudre cette question, Darwin s'est tourné vers un autre champ d'expérience. L'éleveur et l'horticulteur sont capables de développer de façon artificielle de nouvelles races et de nouvelles variétés. Quand un horticulteur veut développer, à partir d'une certaine plante, une variété ayant de grandes fleurs, tout ce qu'il doit faire est de supprimer, avant maturité, toutes les plantes ayant de petites fleurs et préserver celles qui en ont des grandes. S'il répète ceci pendant quelques années d'affilée, les fleurs seront toujours plus grandes, parce que chaque nouvelle génération ressemble à la précédente, et notre horticulteur, ayant toujours sélectionné les plus grandes d’entre les grandes, dans un but de propagation, réussit à développer une plante ayant des fleurs très grandes. Par une telle action, parfois délibérée et parfois accidentelle, les hommes ont développé un grand nombre de races de nos animaux domestiques qui diffèrent de leur forme d'origine bien davantage que les espèces sauvages ne diffèrent entre elles.
Si nous demandions à un éleveur de développer un animal à cou long à partir d’un animal à cou court, cela ne lui semblerait pas impossible. Tout ce qu'il devrait faire, ce serait de sélectionner ceux ayant des cous relativement plus longs, de les croiser, de supprimer les jeunes aux cous rétrécis et de croiser à nouveau ceux qui ont un long cou. S'il répétait ceci à chaque nouvelle génération, le résultat serait que le cou deviendrait toujours plus long et qu’il obtiendrait un animal ressemblant à la girafe.
Ce résultat est atteint parce qu'il y a une volonté définie avec un objectif défini, qui, dans le but d'élever une certaine variété, choisit certains animaux. Dans la nature, il n'existe pas une telle volonté et toutes les variations vont être atténuées par le croisement ; il est donc impossible qu’un animal continue à s’écarter du tronc commun original et poursuive dans la même direction jusqu'à devenir une espèce entièrement différente. Quelle est donc la force, dans la nature, qui sélectionne les animaux comme le fait un éleveur ?
Darwin a médité longtemps sur ce problème avant de trouver sa solution dans la "lutte pour l'existence". Dans cette théorie, nous avons un reflet du système productif de l’époque où Darwin a vécu, parce que c’est le combat de la concurrence capitaliste qui lui a servi de modèle pour la lutte pour l'existence qui prévalait dans la nature. Ce n’est pas grâce à ses propres observations que cette solution s’est présentée à lui. Elle lui est venue de sa lecture des travaux de l'économiste Malthus. Malthus a essayé d'expliquer que c'est parce que la population augmente beaucoup plus rapidement que les moyens de subsistance existants qu'il y a tant de misère, de famine et de privations dans notre monde bourgeois. Il n'y a pas assez de nourriture pour tous : les individus doivent donc lutter les uns contre les autres pour leur existence, et beaucoup d’entre eux succombent dans cette lutte. Avec cette théorie, la concurrence capitaliste comme la misère existante étaient déclarées loi naturelle inévitable. Dans son autobiographie, Darwin déclare que c'est le livre de Malthus qui l'a incité à penser à la lutte pour l'existence.
"En octobre 1838, c'est-à-dire quinze mois après que j’eus commencé mon enquête systématique, il m’arriva de lire, pour me distraire, l’essai de Malthus sur la Population ; et comme j’étais bien préparé, du fait de mes observations prolongées sur les habitudes des animaux et des plantes, à apprécier la présence universelle de la lutte pour l’existence, je fus soudain frappé par l’idée que dans ces circonstances, les variations favorables auraient tendance à être préservées, et les défavorables à être anéanties. Le résultat de cela serait la formation de nouvelles espèces. J’avais donc trouvé là, enfin, une théorie pour travailler."
C'est un fait que l'augmentation des naissances chez les animaux excède celle de la quantité de nourriture nécessaire à leur subsistance. Il n'y a aucune exception à la règle suivant laquelle le nombre des êtres organiques tend à croître à une telle vitesse que notre terre serait rapidement débordée par la descendance d'un seul couple, si une partie de celle-ci n’était pas détruite. C'est pour cette raison qu'une lutte pour l'existence doit survenir. Chaque animal tente de vivre, fait de son mieux pour manger et cherche à éviter d'être mangé par d'autres. Avec ses particularités et ses armes spécifiques, il lutte contre tout le monde antagonique, contre les animaux, contre le froid, la chaleur, la sécheresse, les inondations, et d'autres circonstances naturelles qui peuvent menacer de le détruire. Par-dessus tout, il lutte contre les animaux de sa propre espèce, qui vivent de la même manière, possèdent les mêmes caractéristiques, utilisent les mêmes armes et vivent de la même alimentation. Cette lutte n'est pas directe ; le lièvre ne lutte pas directement contre le lièvre, ni le lion contre le lion à moins que ce soit une lutte pour la femelle - mais c'est une lutte pour l'existence, une course, une lutte compétitive. Tous ne peuvent atteindre l’âge adulte ; la plupart sont détruits, et seuls ceux qui remportent la course survivent. Mais quels sont ceux qui l'emportent ? Ceux qui, par leurs caractéristiques, par leur structure corporelle sont plus aptes à trouver de la nourriture ou échapper à l'ennemi ; en d'autres termes, ceux qui sont les mieux adaptés aux conditions existantes survivront. "Puisqu'il y a toujours plus d'individus qui naissent que de survivants, le combat pour la survie doit sans cesse recommencer et la créature qui possède un certain avantage par rapport aux autres survivra mais, comme ses caractéristiques particulières sont transmises aux nouvelles générations, c'est la nature elle-même qui choisit, et la nouvelle génération surgira avec des caractéristiques différentes de la précédente."
Ici nous avons un autre schéma pour comprendre l'origine de la girafe. Quand l'herbe ne pousse pas dans certains endroits, les animaux doivent se nourrir des feuilles des arbres, et tous ceux dont le cou est trop court pour atteindre ces feuilles vont périr. C'est la nature elle-même qui fait la sélection et la nature sélectionne seulement ceux qui ont de longs cous. Par référence à la sélection réalisée par l'éleveur, Darwin a appelé ce processus "la sélection naturelle".
Ce processus produit nécessairement de nouvelles espèces. Puisqu'il naît trop d'individus d’une même espèce, plus que les réserves de nourriture n'en permettent la subsistance, ils tentent en permanence de s’étendre sur une superficie plus vaste. Afin de se procurer leur nourriture, ceux qui vivent dans les bois vont vers les prairies, ceux qui vivent sur le sol vont dans l'eau, et ceux qui vivent sur la terre grimpent dans les arbres. Dans ces nouvelles conditions, une aptitude ou une variation est souvent appropriée alors qu’elle ne l’était pas avant, et elle se développe. Les organes changent avec le mode de vie. Ils s’adaptent aux nouvelles conditions et, à partir de l'ancienne espèce, une nouvelle se développe. Ce mouvement continu des espèces existantes se ramifiant en de nouvelles branches aboutit à l'existence de ces milliers d’animaux différents qui vont se différencier toujours plus.
De même que la théorie darwinienne explique ainsi la filiation générale des animaux, leur transmutation et leur formation à partir des êtres primitifs, elle explique, en même temps, l'adaptation merveilleuse qui existe dans toute la nature. Auparavant, cette merveilleuse adaptation ne pouvait s'expliquer que par la sage intervention de Dieu. Maintenant, cette filiation naturelle est clairement comprise. Car cette adaptation n’est rien d'autre que l'adaptation aux moyens d'existence. Chaque animal et chaque plante sont exactement adaptés aux circonstances existantes, car tous ceux qui y sont moins conformes, sont moins adaptés et sont exterminés dans la lutte pour l'existence. Les grenouilles vertes, qui proviennent des grenouilles brunes, doivent préserver leur couleur protectrice, car toutes celles qui dévient de cette couleur sont plus vite découvertes par leurs ennemis et sont détruites, ou elles éprouvent des difficultés plus grandes pour se nourrir et périssent.
C'est de cette façon que Darwin nous a montré, pour la première fois, que les nouvelles espèces se sont toujours formées à partir des anciennes. La théorie transformiste, qui n'était jusque là qu'une simple présomption induite à partir de nombreux phénomènes qu'on ne pouvait bien expliquer d'aucune autre façon, a gagné ainsi la certitude d'un fonctionnement nécessaire de forces spécifiques et que l'on pouvait prouver. C’est une des raisons principales pour laquelle cette théorie s'est imposée aussi rapidement dans les discussions scientifiques et a attiré l'attention du public.
Lorsqu'on se penche sur le marxisme, nous voyons immédiatement une grande ressemblance avec le darwinisme. Comme avec Darwin, l'importance scientifique du travail de Marx consiste en ceci qu'il a découvert la force motrice, la cause du développement social. Il n'a pas eu à démontrer qu'un tel développement avait lieu ; chacun savait que, depuis les temps les plus primitifs, de nouvelles formes sociales avaient toujours supplanté les anciennes ; mais les causes et les buts de ce développement restaient inconnus.
Dans sa théorie, Marx est parti des connaissances dont il disposait à son époque. La grande révolution politique qui a conféré à l'Europe l'aspect qu'elle a, la révolution française, était connue de chacun pour avoir été une lutte pour la suprématie, menée par la bourgeoisie contre la noblesse et la royauté. Après cette lutte, de nouvelles luttes de classes ont vu le jour. La lutte menée en Angleterre par les capitalistes industriels contre les propriétaires fonciers dominait la politique ; en même temps, la classe ouvrière se révoltait contre la bourgeoisie. Quelles étaient ces classes ? En quoi différaient-elles les unes des autres ? Marx a montré que ces distinctions de classe étaient dues aux différentes fonctions que chacune jouait dans le processus productif. C'est dans le processus de production que les classes ont leur origine, et c'est ce processus qui détermine à quelle classe on appartient. La production n'est rien d'autre que le processus de travail social par lequel les hommes obtiennent leurs moyens de subsistance à partir de la nature. C'est cette production des biens matériels nécessaire à la vie qui constitue le fondement de la société et qui détermine les relations politiques, les luttes sociales et les formes de la vie intellectuelle.
Les méthodes de production n'ont cessé de changer au cours du temps. D'où sont venus ces changements ? La façon de travailler et les rapports de production dépendent des outils avec lesquels les gens travaillent, du développement de la technique et des moyens de production en général. C'est parce qu'au Moyen-Âge on travaillait avec des outils rudimentaires, alors qu'aujourd'hui on travaille avec des machines gigantesques, qu'on avait à cette époque le petit commerce et le féodalisme, alors que maintenant on a le capitalisme. C'est également pour cette raison que, au Moyen-Âge, la noblesse féodale et la petite bourgeoisie étaient les classes les plus importantes, alors que maintenant la bourgeoisie et le prolétariat constituent les classes principales.
C'est le développement des outils, de ce matériel technique que les hommes mettent en oeuvre, qui est la cause principale, la force motrice de tout le développement social. Il va de soi que les hommes essayent toujours d'améliorer ces outils de sorte que leur travail soit plus facile et plus productif, et la pratique qu'ils acquièrent en utilisant ces outils, les amène à son tour à développer et perfectionner leur pensée. En raison de ce développement, un progrès, lent ou rapide, de la technique a lieu, qui transforme en même temps les formes sociales du travail. Ceci conduit à de nouveaux rapports de classe, à des institutions sociales nouvelles et à de nouvelles classes. En même temps, des luttes sociales, c'est-à-dire politiques, surgissent. Les classes qui dominaient dans l'ancien procès de production, tentent de préserver artificiellement leurs institutions, alors que les classes montantes cherchent à promouvoir le nouveau procès de production ; et en menant des luttes de classe contre la classe dirigeante et en conquérant le pouvoir, elles préparent le terrain pour un nouveau développement sans entrave de la technique.
Ainsi la théorie de Marx a révélé la force motrice et le mécanisme du développement social. Ce faisant, elle a montré que l'histoire n'est pas quelque chose erratique, et que les divers systèmes sociaux ne sont pas le résultat du hasard ou d'événements aléatoires, mais qu'il existe un développement régulier dans une direction définie. Il a aussi prouvé que le développement social ne cesse pas avec notre système, parce que la technique se développe continuellement.
Ainsi, les deux enseignements, celui de Darwin et celui de Marx, l'un dans le domaine du monde organique et l'autre dans le champ de la société humaine, ont élevé la théorie de l'évolution au niveau d'une science positive.
De ce fait, ils ont rendu la théorie de l'évolution acceptable pour les masses en tant que conception de base du développement social et biologique.
Bien qu'il soit vrai que, pour qu'une théorie ait une influence durable sur l'esprit humain, elle doive avoir une valeur hautement scientifique, cela n'est cependant pas suffisant. Il est très souvent arrivé qu'une théorie scientifique de la plus grande importance pour la science, ne suscite aucun intérêt, sinon pour quelques hommes instruits. Tel fut le cas, par exemple, de la théorie de l’attraction universelle de Newton. Cette théorie est la base de l'astronomie, et c'est grâce à cette théorie que nous connaissons les astres et pouvons prévoir l'arrivée de certaines planètes et des éclipses. Cependant, lorsque la théorie de Newton sur l’attraction universelle est apparue, seuls quelques scientifiques anglais y ont adhéré. Les grandes masses n'ont prêté aucune attention à cette théorie. Elle n’a été connue des masses qu’avec un livre populaire de Voltaire, écrit un demi-siècle plus tard.
Il n'y a rien étonnant à cela. La science est devenue une spécialité pour un certain groupe d'hommes instruits, et ses progrès ne concernent que ces derniers, tout comme la fonderie est la spécialité du forgeron, et toute amélioration dans la fonderie du fer ne concerne que lui. Seule une connaissance dont tout le monde peut se servir et qui s'avère être une nécessité vitale pour tous peut gagner l’adhésion des grandes masses. Donc quand nous voyons qu'une théorie scientifique suscite enthousiasme et passion dans les grandes masses, ceci peut être attribué au fait que cette théorie leur sert d'arme dans la lutte de classe. Car c’est la lutte de classe qui mobilise la grande majorité de la société.
On peut constater cela de la façon la plus claire avec le marxisme. Si les enseignements économiques de Marx étaient sans importance pour la lutte de classe moderne, seuls quelques économistes professionnels y consacreraient du temps. Mais du fait que le marxisme sert d'arme aux prolétaires dans leur lutte contre le capitalisme, les luttes scientifiques se concentrent sur cette théorie. C'est grâce au service que cette dernière leur a rendu que des millions de personnes honorent le nom de Marx alors qu'elles connaissent pourtant très peu ses travaux, et que ce nom est méprisé par des milliers d’autres qui ne comprennent rien à sa théorie. C’est grâce au grand rôle que la théorie marxiste joue dans la lutte de classe que celle-ci est assidûment étudiée par les grandes masses et qu'elle domine l'esprit humain.
La lutte de classe prolétarienne existait avant Marx, car elle est le fruit de l'exploitation capitaliste. Il était tout à fait naturel que les ouvriers, étant exploités, pensent à un autre système de société où l'exploitation serait abolie et le revendiquent. Mais tout ce qu'ils pouvaient faire était de l'espérer et d'en rêver. Ils n'étaient pas certains qu'il puisse advenir. Marx a donné au mouvement ouvrier et au socialisme une fondation théorique. Sa théorie sociale a montré que les systèmes sociaux se développaient en un mouvement continu au sein duquel le capitalisme ne constituait qu'une forme temporaire. Son étude du capitalisme a montré que, du fait du perfectionnement constant de la technique, le capitalisme doit nécessairement céder la place au socialisme. Ce nouveau système de production ne peut être établi que par les prolétaires dans leur lutte contre les capitalistes dont l'intérêt est de maintenir l'ancien système de production. Le socialisme est donc le fruit et le but de la lutte de classe prolétarienne.
Grâce à Marx, la lutte de classe prolétarienne a pris une forme entièrement différente. Le marxisme est devenu une arme entre les mains des prolétaires ; à la place de vagues espoirs, il leur a donné un but positif et, en mettant clairement en évidence le développement social, il a donné de la force au prolétariat et, en même temps, il a créé la base pour la mise en oeuvre d'une tactique correcte. C'est à partir du marxisme que les ouvriers peuvent prouver le caractère transitoire du capitalisme ainsi que la nécessité et la certitude de leur victoire. En même temps, le marxisme a balayé les anciennes visions utopiques selon lesquelles le socialisme serait instauré grâce à l'intelligence et à la bonne volonté de l’ensemble des hommes sages, qui considéraient le socialisme comme une revendication de justice et de morale ; comme si l'objectif était d'établir une société infaillible et parfaite. La justice et la morale changent avec le système de production, et chaque classe s’en fait une conception différente. Le socialisme ne peut être obtenu que par la classe qui a intérêt au socialisme et ce n'est pas question de l'établissement d'un système social parfait, mais d’un changement dans les méthodes de production, menant à une étape supérieure, c’est-à-dire à la production sociale.
Puisque la théorie marxiste du développement social est indispensable aux prolétaires dans leurs luttes, les prolétaires cherchent à l'intégrer dans leur être ; elle domine leur pensée, leurs sentiments, toute leur conception du monde. Puisque le marxisme est la théorie du développement social, au sein duquel nous nous trouvons, le marxisme se tient donc à l’épicentre des grands combats intellectuels qui accompagnent notre révolution économique.
Le fait que le marxisme a acquis son importance et sa position uniquement grâce au rôle qu’il occupe dans la lutte de classe prolétarienne est connu de tous. Avec le darwinisme, en revanche, les choses semblent différentes à un observateur superficiel, parce que le darwinisme traite d’une nouvelle vérité scientifique qui doit faire face à l'ignorance et aux préjugés religieux. Pourtant il n'est pas difficile de voir qu'en réalité, le darwinisme a dû subir les mêmes vicissitudes que le marxisme. Le darwinisme n'est pas une simple théorie abstraite qui aurait été adoptée par le monde scientifique après en avoir discuté et l'avoir mise à l'épreuve d'une façon purement objective. Non, immédiatement après son apparition, le darwinisme a eu ses avocats enthousiastes et ses adversaires passionnés ; le nom de Darwin aussi a été, soit honoré par les personnes qui avaient compris quelque chose à sa théorie, soit décrié par d'autres qui ne connaissaient rien de sa théorie sinon que «l’homme descend du singe» et qui étaient incontestablement incompétents pour juger d'un point de vue scientifique l'exactitude ou la fausseté de la théorie de Darwin. Le darwinisme aussi a joué un rôle dans la lutte de classe, et c’est à cause de ce rôle qu'il s’est répandu aussi rapidement et a eu des partisans enthousiastes et des adversaires acharnés.
Le darwinisme a servi d'instrument à la bourgeoisie dans son combat contre la classe féodale, contre la noblesse, les droits du clergé et les seigneurs féodaux. C'était une lutte entièrement différente de la lutte que mènent les prolétaires aujourd'hui. La bourgeoisie n'était pas une classe exploitée luttant pour supprimer l'exploitation. Oh non ! Ce que la bourgeoisie voulait, c’était se débarrasser des vieilles puissances dominantes qui se trouvaient en travers de sa route. La bourgeoisie voulait gouverner elle-même, et elle basait ses exigences sur le fait qu'elle était la classe la plus importante qui dirigeait l'industrie. Quels arguments pouvait lui opposer l'ancienne classe, la classe qui n'était devenue qu'un parasite inutile ? Cette dernière s’appuyait sur la tradition, sur ses anciens droits «divins». C'étaient là ses piliers. Grâce à la religion, les prêtres maintenaient la grande masse dans la soumission et la préparaient à s'opposer aux exigences de la bourgeoisie.
C’était donc pour défendre ses propres intérêts que la bourgeoisie se trouvait contrainte de saper le droit «divin» des gouvernants. Les sciences naturelles sont devenues une arme pour s'opposer à la croyance et à la tradition ; la science et les lois de la nature nouvellement découvertes ont été mises en avant ; c’est avec ces armes que la bourgeoisie a mené le combat. Si les nouvelles découvertes pouvaient montrer que ce que les prêtres enseignaient était faux, l'autorité «divine» de ces prêtres s'effriterait et les «droits divins» dont jouissait la classe féodale seraient détruits. Évidemment, la classe féodale n'a pas été vaincue seulement de cette façon ; le pouvoir matériel ne peut être renversé que par le pouvoir matériel ; mais les armes intellectuelles deviennent des armes matérielles. C'est pour cette raison que la bourgeoisie ascendante a accordé une telle importance à la science de la nature.
Le darwinisme est arrivé au bon moment. La théorie de Darwin, selon laquelle l'homme est le descendant d'un animal inférieur, détruisait tout le fondement du dogme chrétien. C'est pour cette raison que, dès que le darwinisme a fait son apparition, la bourgeoisie s’en est emparée avec beaucoup de zèle.
Ce ne fut pas le cas en Angleterre. Ici, nous voyons à nouveau à quel point la lutte de classe était importante pour la propagation de la théorie de Darwin. En Angleterre, la bourgeoisie dominait déjà depuis plusieurs siècles et, dans l’ensemble, elle n’avait aucun intérêt à attaquer ou à détruire la religion. C'est pour cette raison que, bien que cette théorie ait été largement lue en Angleterre, elle n'y a passionné personne ; elle a simplement été considérée comme une théorie scientifique sans grande importance pratique. Darwin lui-même la considérait comme telle et, de peur que sa théorie ne choque les préjugés religieux régnants, il a volontairement évité de l'appliquer immédiatement aux hommes. C’est seulement après de nombreux ajournements et après que d'autres l'aient fait avant lui, qu'il a décidé de franchir ce pas. Dans une lettre à Haeckel, il déplorait le fait que sa théorie doive heurter tant de préjugés et rencontre tant d’indifférence de sorte qu'il ne s’attendait pas à vivre assez longtemps pour la voir surmonter ces obstacles.
Mais en Allemagne, les choses étaient totalement différentes ; et Haeckel a répondu avec raison à Darwin qu'en Allemagne, la théorie darwinienne avait rencontré un accueil enthousiaste. En fait, lorsque la théorie de Darwin parut, la bourgeoisie s’apprêtait à mener une nouvelle attaque contre l'absolutisme et les junkers. La bourgeoisie libérale était dirigée par les intellectuels. Ernest Haeckel, un grand scientifique et, en outre, des plus audacieux, a immédiatement tiré dans son livre, Natürliche Schöpfungsgeschichte, les conclusions les plus audacieuses contre la religion. Ainsi, alors que le darwinisme rencontrait l’accueil le plus enthousiaste de la part de la bourgeoisie progressiste, il était aussi âprement combattu par les réactionnaires.
La même lutte eut lieu également dans d'autres pays européens. Partout, la bourgeoisie libérale progressiste devait lutter contre des forces réactionnaires. Les réactionnaires détenaient ou tentaient d'obtenir, avec l’aide de leurs soutiens religieux, le pouvoir disputé. Dans ces circonstances, même les discussions scientifiques se menaient avec l'ardeur et la passion d'une lutte de classe. Les écrits qui parurent, pour ou contre Darwin, avaient donc un caractère de polémique sociale, malgré le fait qu’ils portaient les noms d’auteurs scientifiques. Beaucoup d’écrits populaires de Haeckel, si on les considère d'un point de vue scientifique, sont très superficiels, tandis que les arguments et les protestations de ses adversaires font preuve d’une sottise incroyable dont on ne peut trouver d'équivalent que dans les arguments utilisés contre Marx.
La lutte menée par la bourgeoisie libérale contre le féodalisme n'avait pas pour objectif d’être conduite à son terme. C'était en partie dû au fait que partout, des prolétaires socialistes apparaissaient, menaçant tous les pouvoirs dominants, y compris celui de la bourgeoisie. La bourgeoisie libérale se calma et les tendances réactionnaires prirent le dessus. L'ancienne ardeur pour combattre la religion s'éteignit complètement et, même si les libéraux et les réactionnaires se combattaient toujours les uns les autres, en réalité, ils se rapprochaient. L'intérêt pour la science comme arme révolutionnaire dans la lutte de classe manifesté auparavant, avait entièrement disparu, tandis que la tendance réactionnaire chrétienne, qui voulait que le peuple conserve sa religion, se manifestait de manière toujours plus puissante et brutale.
L'estime pour la science a également subi un changement allant de pair avec le besoin de celle-ci. Auparavant, la bourgeoisie instruite avait fondé sur la science une conception matérialiste de l'univers, dans laquelle elle voyait la solution à l'énigme de celui-ci. Maintenant le mysticisme prenait de plus en plus le dessus ; tout ce qui avait été résolu par la science apparut comme très insignifiant, alors que tout ce qui ne l’avait pas été, prenait une très grande importance, embrassant les plus importantes questions de la vie. Un état d’esprit fait de scepticisme, de critique et de doute prenait de plus en plus le pas sur l'ancien esprit jubilatoire en faveur de la science.
Ceci se perçut également dans la position prise contre Darwin. "Que montre sa théorie? Elle laisse l'énigme de l'univers sans solution ! D'où vient cette nature merveilleuse de la transmission, d'où vient cette capacité des êtres animés à changer de façon si appropriée ?" C’est là que réside l'énigme mystérieuse de la vie qui ne peut pas être résolue avec des principes mécaniques. Que reste-t-il donc du darwinisme à la lumière de cette dernière critique ?
Naturellement, les avancées de la science ont permis de rapides progrès. La solution à un problème fait toujours apparaître de nouveaux problèmes à résoudre, qui étaient cachés sous la théorie de la transmission. Cette théorie, que Darwin avait dû accepter comme base de recherche, continuait à être étudiée, et une âpre discussion surgit au sujet des facteurs individuels du développement et de la lutte pour l'existence. Alors que quelques scientifiques portaient leur attention sur la variation qu'ils considéraient comme étant due à l'exercice et à l'adaptation à la vie (selon le principe établi par Lamarck), cette idée était expressément rejetée par des scientifiques comme Weissman et d'autres. Tandis que Darwin n'admettait que des changements progressifs et lents, de Vries découvrait des cas de variations soudaines et des sauts ayant pour résultat l'apparition soudaine de nouvelles espèces. Tout ceci, alors que se renforçait et se développait la théorie de la filiation, donnait, dans certains cas, l'impression que les nouvelles découvertes mettaient en pièces la théorie de Darwin, et chacune des nouvelles découvertes qui apparaissaient, était donc saluée par les réactionnaires comme preuve de la faillite du darwinisme. En même temps, la conception sociale rétroagissait sur la science. Les scientifiques réactionnaires proclamaient qu'un élément spirituel était nécessaire. Le surnaturel et le mystérieux, que le darwinisme avait balayés, devaient être réintroduits par la porte de derrière. C’était l’expression d’une tendance réactionnaire croissante au sein de cette classe qui, au début, s'était fait le porte-drapeau du darwinisme.
Le darwinisme a été d’une utilité inestimable à la bourgeoisie dans sa lutte contre les puissances du passé. Il était donc tout à fait naturel que la bourgeoisie l’utilisât contre son nouvel ennemi, le prolétariat; non pas parce que les prolétaires étaient opposés au darwinisme, mais pour la raison inverse. Dès que le darwinisme fit son apparition, l'avant-garde prolétarienne, les socialistes, salua la théorie darwinienne, parce qu'elle voyait dans le darwinisme une confirmation et un accomplissement de sa propre théorie ; non pas, comme quelques adversaires superficiels le croyaient, parce qu'elle voulait fonder le socialisme sur le darwinisme, mais dans le sens où la découverte darwinienne - qui montre que, même dans le monde organique apparemment stationnaire, il existe un développement continu – constitue une confirmation et un accomplissement magnifiques de la théorie marxiste du développement social.
Il était cependant normal que la bourgeoisie se serve du darwinisme contre les prolétaires. La bourgeoisie devait faire face à deux armées, et les classes réactionnaires le savaient très bien. Quand la bourgeoisie s’attaque à leur autorité, celles-ci montrent du doigt les prolétaires et mettent en garde la bourgeoisie contre tout morcellement de l’autorité. En agissant ainsi, les réactionnaires cherchent à effrayer la bourgeoisie afin qu’elle renonce à toute activité révolutionnaire. Naturellement, les représentants bourgeois répondent qu'il n'y a rien à craindre ; que leur science ne réfute que l'autorité sans fondement de la noblesse et les soutient dans leur lutte contre les ennemis de l’ordre.
Lors d’un congrès de naturalistes, le politicien et scientifique réactionnaire Virchow accusa la théorie darwinienne de soutenir le socialisme. "Faites attention à cette théorie, dit-il aux Darwiniens, car cette théorie est très étroitement liée à celle qui a causé tellement d’effroi dans le pays voisin." Cette allusion à la Commune de Paris, faite durant l’année célèbre pour sa chasse aux socialistes, dut avoir beaucoup d'effet. Que dire, cependant, de la science d'un professeur qui attaque le darwinisme avec l'argument selon lequel il n'est pas correct parce qu'il est dangereux ! Ce reproche, d'être allié aux révolutionnaires rouges, a beaucoup contrarié Haeckel, défenseur de cette théorie. Il ne put le supporter. Immédiatement après, il tenta de démontrer que c’était précisément la théorie darwinienne qui montrait le caractère indéfendable des revendications socialistes, et que darwinisme et socialisme "se soutiennent mutuellement comme le feu et l'eau".
Suivons les controverses de Haeckel, dont on retrouve les idées principales chez la plupart des auteurs qui basent sur le darwinisme leurs arguments contre le socialisme.
Le socialisme est une théorie qui présuppose l'égalité naturelle entre les personnes et qui s’efforce de promouvoir l'égalité sociale ; égalité des droits, des devoirs, égalité de propriété et de sa jouissance. Le darwinisme, au contraire, est la preuve scientifique de l'inégalité. La théorie de la filiation établit le fait que le développement animal va dans le sens d'une différentiation ou d’une division du travail toujours plus grande ; plus l'animal est supérieur et se rapproche de la perfection, plus l’inégalité est importante. Ceci tient tout autant pour la société. Ici aussi, nous voyons la grande division du travail entre les métiers, entre les classes, etc., et plus la société est développée, plus s’accroissent les inégalités dans la force, l’habileté, le talent. Il faut donc recommander la théorie de la filiation comme "le meilleur antidote à la revendication socialiste d’égalitarisme total".
Cela s"applique également, mais dans mesure encore plus grande, pour la théorie darwinienne de la survie. Le socialisme veut abolir la concurrence et la lutte pour l'existence. Mais le darwinisme nous enseigne que cette lutte est inévitable et qu'elle est une loi naturelle pour l’ensemble du monde organique. Non seulement cette lutte est naturelle, mais elle est également utile et salutaire. Cette lutte apporte une perfection grandissante, et cette perfection consiste dans l'élimination toujours plus grande de ce qui est inadapté. Seule la minorité sélectionnée, ceux qui sont qualifiés pour résister à la concurrence, peut survivre ; la grande majorité doit disparaître. Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. En même temps, la lutte pour l'existence a pour résultat la victoire des meilleurs, alors que les moins bons et les inadaptés doivent être éliminés. On peut s’en lamenter, tout comme on se lamente que tous doivent mourir, mais le fait ne peut être ni nié ni changé.
Nous voulons remarquer ici comment un petit changement de mots presque semblables sert à la défense du capitalisme. Darwin a parlé, à propos de la survie des plus aptes, de ceux qui sont mieux adaptés aux conditions. Voyant que, dans cette lutte, ceux qui sont les mieux organisés l'emportent sur les autres, les vainqueurs furent appelés les vigilants et, par la suite, les "meilleurs". Cette expression a été introduite par Herbert Spencer. Étant les gagnants dans leur domaine, les vainqueurs de la lutte sociale, les grands capitalistes, se sont proclamés les meilleurs.
Haeckel a maintenu cette conception et la confirme toujours. En 1892, il dit :
"Le darwinisme, ou la théorie de la sélection, est entièrement aristocratique ; elle est basée sur la survie des meilleurs. La division du travail apportée par le développement est responsable d’une variation toujours plus grande dans le caractère, d'une inégalité toujours plus grande entre les individus, dans leur activité, leur éducation et leur condition. Plus la culture humaine est avancée, plus grandes sont la différence et le fossé entre les différentes classes existantes. Le communisme et les revendications d’égalité de condition et d'activité mis en avant par les socialistes sont synonymes de retour aux stades primitifs de la barbarie."
Le philosophe anglais Herbert Spencer avait déjà, avant Darwin, une théorie sur le développement social. C'était la théorie bourgeoise de l’individualisme, basée sur la lutte pour l'existence. Plus tard il a mis cette théorie en relation étroite avec le darwinisme. "Dans le monde animal, disait-il, les vieux, les faibles et les malade sont toujours anéantis et seuls les éléments forts et en bonne santé survivent. La lutte pour l'existence sert donc à la purification de la race, la protégeant de la dégénérescence. C'est l'effet bienfaiteur de cette lutte car, si cette lutte cessait et que chacun soit certain de subvenir à son existence sans la moindre lutte, la race dégénèrerait nécessairement. Le soutien apporté aux malades, aux faibles et aux inadaptés amène une dégénérescence générale de la race. Si la sympathie, qui trouve son expression dans la charité, dépasse des limites raisonnables, elle manque son objectif ; au lieu de diminuer la souffrance, elle l’augmente pour les nouvelles générations. L’effet bénéfique de la lutte pour l'existence se perçoit le mieux chez les animaux sauvages. Ils sont tous forts et en bonne santé parce qu'ils ont dû endurer des milliers de dangers qui ont nécessairement éliminé tous ceux qui n'étaient pas adaptés. Chez les hommes et les animaux domestiques, la faiblesse et la maladie sont généralisées parce que les malades et les faibles sont préservés. Le socialisme, ayant pour objectif de supprimer la lutte pour l'existence dans le monde humain, apportera nécessairement une dégénérescence mentale et physique toujours croissante."
Ce sont les principaux arguments de ceux qui utilisent le darwinisme pour défendre le système bourgeois. Aussi puissants que pouvaient paraître, à première vue, ces arguments, il ne fut pas difficile cependant aux socialistes d’en triompher. Ce ne sont, pour l’essentiel, que les vieux arguments utilisés contre le socialisme, mais revêtus de neuf avec la terminologie darwinienne, et ils manifestent une ignorance totale du socialisme comme du capitalisme.
Ceux qui comparent l'organisation sociale au corps de l’animal laissent de côté le fait que les hommes ne diffèrent pas entre eux comme diffèrent des cellules ou des organes, mais seulement dans le degré de leurs capacités. Dans la société, la division du travail ne peut aller jusqu'à un point où toutes les capacités devraient disparaître au profit d'une seule. De plus, quiconque comprend quelque chose au socialisme sait que la division efficace du travail ne cesse pas avec le socialisme, que, pour la première fois avec le socialisme, une véritable division sera possible. La différence entre les ouvriers, entre leurs capacités, leurs emplois ne disparaîtra pas ; ce qui cessera sera la différence entre les ouvriers et les exploiteurs.
Alors qu'il est tout à fait vrai que, dans la lutte pour l'existence, les animaux physiquement les plus forts, sains et bien adaptés survivent, cela ne se produit pas avec la concurrence capitaliste. Ici, la victoire ne dépend pas de la perfection de ceux qui sont engagés dans la lutte. Tandis que le talent pour les affaires et l’énergie peuvent jouer un rôle dans le monde petit bourgeois, dans le développement ultérieur de la société, le succès dépend de plus en plus de la possession du capital. Le plus grand capital l'emporte sur le plus petit, même si ce dernier se trouve en des mains plus qualifiées. Ce ne sont pas les qualités personnelles, mais la possession de l'argent qui décide qui sera le vainqueur de la lutte pour la survie. Quand les propriétaires de petits capitaux disparaissent, ils ne périssent pas en tant qu’hommes mais en tant que capitalistes ; ils ne sont pas éliminés de la vie, mais de la bourgeoisie. La concurrence qui existe dans le système capitaliste est donc quelque chose de différent, dans ses exigences et ses résultats, de la lutte animale pour l'existence.
Les gens qui périssent en tant que personnes sont des membres d'une classe entièrement différente, une classe qui ne participe pas au combat de la concurrence. Les ouvriers ne concurrencent pas les capitalistes, ils leur vendent seulement leur force de travail. Parce qu’ils n’ont aucune propriété, ils n'ont même pas l'occasion de mesurer leurs grandes qualités, ni d’entrer dans la course avec les capitalistes. Leur pauvreté et leur misère ne peuvent pas être attribuées au fait qu'ils échouent dans une lutte concurrentielle à cause de leur faiblesse ; mais, parce qu'ils sont très mal payés pour leur force de travail, c’est pour cette raison que, même si leurs enfants sont nés forts et en bonne santé, ils meurent de façon massive ; alors que les enfants nés de parents riches, même s’ils sont nés malades, survivent grâce à l'alimentation et aux nombreux soins qui leur sont apportés. Les enfants des pauvres ne meurent pas parce qu'ils sont malades ou faibles, mais pour des raisons extérieures. C'est le capitalisme qui crée toutes ces conditions défavorables avec l'exploitation, la réduction des salaires, les crises de chômage, les mauvais logements et les longues heures de travail. C'est le système capitaliste qui fait succomber tant d’êtres forts et sains.
Ainsi les socialistes montrent que, à la différence du monde animal, la lutte concurrentielle qui existe entre les hommes ne favorise pas ceux qui sont les meilleurs et les plus qualifiés, mais anéantit beaucoup d’individus forts et sains en raison de leur pauvreté, alors que ceux qui sont riches, même faibles et malades, survivent. Les socialistes montrent que la force personnelle n'est pas le facteur déterminant, mais que celui-ci est quelque chose d’extérieur à l'homme ; c'est la possession de l'argent qui détermine qui survivra et qui mourra.
Anton Pannekoek
1 Il faut relever que, quelque temps après, dans une autre lettre à Engels datée du 18 juin 1862, Marx reviendra sur son jugement en faisant cette critique à Darwin : "Il est remarquable de voir comment Darwin reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses 'inventions' et sa 'malthusienne' 'lutte pour la vie'. C'est le bellum omnium contra omnes (la guerre de tous contre tous) de Hobbes, et cela rappelle Hegel dans la Phénoménologie, où la société civile intervient en tant que 'règne animal' de l'esprit, tandis que chez Darwin, c'est le règne animal qui intervient en tant que société civile." (Marx-Engels, Correspondance, Éditions sociales, Paris, 1979). Par la suite, Engels reprendra, en partie, à son compte cette critique de Marx dans L'Anti-Dühring (Engels fera allusion à la "bévue malthusienne" de Darwin) et dans la Dialectique de la nature. Dans le prochain numéro de la Revue Internationale, nous reviendrons sur ce qu'il faut bien considérer comme une interprétation erronée de l'œuvre de Darwin par Marx et Engels.
2 La traduction a été effectuée à partir de la version anglaise (1912, Nathan Weiser ) et ensuite améliorée sur la base de l'original en hollandais.
La défaite de la révolution prolétarienne en Allemagne constitua le tournant décisif du 20e siècle puisqu'elle signifiait aussi, par conséquence, la défaite de la révolution mondiale. En Allemagne, l'instauration du régime national-socialiste édifié sur l'écrasement du prolétariat révolutionnaire ouvrait la marche accélérée de ce pays vers la Seconde Guerre mondiale. La barbarie particulière du régime national-socialiste devait très tôt servir de faire-valoir aux campagnes antifascistes destinées, quant à elles, à embrigader dans la guerre le prolétariat du camp impérialiste "démocratique". Selon l'idéologie antifasciste, le capitalisme démocratique serait un "moindre mal" qui pourrait, dans une certaine mesure, protéger les populations contre ce qu'il y a de pire dans la société bourgeoise. Une telle mystification, qui a encore aujourd'hui un pouvoir de nuisance sur la conscience de la classe ouvrière, est totalement démentie par les luttes révolutionnaires en Allemagne défaites par la social-démocratie qui déchaîna pour cela une terreur préfigurant celle du fascisme. C'est une des raisons pour lesquelles la classe dominante préfère couvrir ces événements d'un épais silence.
Le soir du 15 janvier 1919, cinq membres du comité armé de vigilance bourgeois du quartier cossu de Wilmersdorf à Berlin, dont deux hommes d'affaires et un bouilleur de cru, s'introduisirent dans l'appartement de la famille Marcusson où ils trouvèrent trois membres du comité central du jeune Parti communiste d'Allemagne (KPD) : Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg et Wilhelm Pieck. Les livres d'histoire "officiels" racontent encore aujourd'hui que les chefs du KPD furent "arrêtés". En réalité, Liebknecht, Luxemburg et Pieck furent kidnappés. Bien que les membres de "la milice citoyenne" fussent convaincus que leurs prisonniers étaient des criminels, ils ne les livrèrent pas à la police. Ils les emmenèrent, au lieu de cela, au luxueux hôtel Eden où, le matin même seulement, la Garde-Kavallerie-Schützen-Division ("Division de fusiliers de cavalerie de la garde", GKSD) venait d'établir ses nouveaux quartiers généraux.
La GKSD avait été une unité d'élite de l'armée impériale - à l'origine les gardes du corps de l'empereur lui-même. Comme les SS qui allaient prendre sa succession dans la Seconde Guerre mondiale, elle envoyait au front des unités de choc mais disposait aussi de son propre système de sécurité et d'espionnage. Dès que la nouvelle de la révolution arriva au front occidental, la GSKD rentra pour prendre la direction de la contre-révolution ; elle arriva dans la région de Berlin le 30 novembre. Là, elle mena l'attaque de la "veille de Noël" contre les marins révolutionnaires dans le palais impérial en employant, en plein milieu de la ville, l'artillerie, les gaz et les grenades.1
Dans ses mémoires, le commandant en chef du GSKD, Waldemar Pabst, raconte comment un de ses officiers, un aristocrate catholique, après avoir entendu un discours de Rosa Luxemburg, avait déclaré qu'elle était une "sainte" et lui avait demandé de permettre à Rosa Luxemburg de s'adresser à leur unité. Pabst écrit : "J'ai pris conscience du danger que représentait Madame Luxemburg. Elle était plus dangereuse que tout, même que ceux qui étaient armés."2
A leur arrivée avec leur butin au "paradis" de l'hôtel Eden, les cinq défenseurs intrépides de la loi et de l'ordre de Wilmersdorf furent grassement récompensés pour leurs services. Le GKSD était l'une des trois organisations de la capitale qui offrait une récompense financière considérable pour la capture de Liebknecht et de Luxemburg.3
Pabst nous fait un bref compte-rendu de l'interrogatoire de Rosa Luxemburg ce soir là. "Êtes-vous Madame Rosa Luxemburg ?" demanda-t-il. "Décidez-en vous-même s'il vous plaît", répondit-elle. "D'après les photos, ce doit être le cas." "Si vous le dites." Puis elle prit une aiguille et se mit à recoudre sa jupe dont le bord avait été déchiré lors de son arrestation. Puis elle se mit à lire l'un de ses livres préférés, Faust de Goethe, et ignora la présence de son interrogateur.
Dès que la nouvelle de la capture des "Spartakistes" se répandit, une atmosphère de pogrom éclata chez les hôtes de l'élégant hôtel. Cependant Pabst avait ses propres plans. Il fit venir des lieutenants et des officiers de la marine, des hommes d'honneur très respectés ; des hommes dont "l'honneur" avait été tout particulièrement blessé puisque leurs propres subordonnés, les marins de la flotte impériale, désertaient et s'engageaient dans la révolution. Ces gentlemen prêtèrent serment de garder le silence pour le reste de leur vie sur ce qui allait suivre.
Ils voulaient éviter un procès, une "exécution selon la loi martiale" ou tout autre procédé qui feraient apparaître les victimes comme des héros ou des martyrs. Les "Spartakistes" devaient mourir d'une mort honteuse. On se mit d'accord pour prétendre que Liebknecht était emmené en prison, simuler une panne de voiture dans le parc du centre ville, le Tiergarten, et l'abattre alors qu'il "était en fuite". Puisque cette "solution" avait peu de chance d'être crédible pour Rosa Luxemburg dont le handicap de la hanche qui la faisait boiter, était connu de tous, on décida qu'elle devait apparaître comme la victime d'un lynchage par la foule. Le rôle de la foule fut assigné au lieutenant de la marine, Herman Souchon, dont le père, l'amiral Souchon, avait en novembre 1918, en tant que gouverneur de Kiel, subi la déshonneur de devoir négocier avec les ouvriers et les marins révolutionnaires. Il devait attendre en dehors de l'hôtel, se ruer sur la voiture qui emmenait Rosa Luxemburg et lui tirer dans la tête.
Au cours de l'exécution de ce plan, un élément imprévu apparut en la personne d'un soldat appelé Runge qui s'était arrangé avec son capitaine, appelé Petri, pour rester à son poste après la fin de son service à 11 heures du soir. Ils voulaient recevoir pour eux la principale récompense pour la liquidation de ces révolutionnaires. Alors qu'on emmenait Liebknecht à une voiture en dehors de l'hôtel, Runge lui porta un terrible coup sur la tête avec la crosse de son fusil. Cette action allait considérablement discréditer la fable selon laquelle Liebknecht avait été abattu "en fuite". Dans la consternation qui suivit cet acte, personne ne pensa à écarter Runge de la scène. Et quand Rosa Luxemburg fut emmenée hors de l'hôtel à son tour, Runge en uniforme l'assomma de la même manière. Alors qu'elle gisait par terre, il lui asséna un second coup. Une fois qu'elle fut jetée à demi-morte dans la voiture qui attendait, un autre soldat en service, von Rzewuski, lui infligea un autre coup. C'est seulement à ce moment là que Souchon accourut pour l'exécuter. Ce qui suivit est bien connu. Liebknecht fut abattu dans le Tiergarten. Le corps de Rosa Luxemburg fut jeté dans le Landwehr canal proche.4 Le lendemain, les meurtriers furent photographiés à leur fête de célébration des événements.
Après avoir exprimé combien il était choqué par ces "atrocités" et les avoir condamnées, le gouvernement social-démocrate promit une "enquête la plus rigoureuse" qu'il mit entre les mains de la GKSD. Le responsable de l'enquête, Jorns, qui avait acquis sa réputation du fait de la dissimulation d'un génocide colonial par l'armée allemande en "Afrique du Sud-Ouest allemande" avant la guerre, installa son bureau à l'hôtel Eden où il était aidé dans son "enquête" par Pabst et par l'un des accusés du meurtre, von Pflugk-Hartnung. Cependant, le projet de jouer sur le temps et d'enterrer ensuite l'idée d'un procès, fut contrecarré par un article paru le 12 février dans la Rote Fahne, journal du KPD. Cet article, qui rendait compte de façon remarquable de ce qui a été établi comme vérité historique sur ces meurtres, déclencha un tollé général.5
Le procès commença donc le 8 mai 1919. Le palais de justice fut placé sous la protection des forces armées du GSKD. Le juge désigné était un autre représentant de la flotte impériale, Wilhelm Canaris, ami personnel de Pabst et de von Pflugk-Hartnung. Il devait devenir commandant en chef des services d'espionnage en Allemagne nazie. Encore une fois, presque tout se déroula selon un plan préétabli -sauf que des membres du personnel de l'hôtel Eden, malgré la peur de perdre leur emploi et d'être mis sur la liste des personnes à assassiner par les brigades militaires de tueurs, témoignèrent de la vérité de ce qu'ils avaient vu. La femme de ménage, Anna Belger, raconta qu'elle avait entendu les officiers parler de la "réception" qu'ils préparaient pour Liebknecht dans le Tiergarten. Les serveurs, Mistelski et Krupp, 17 ans tous les deux, identifièrent Runge et révélèrent ses relations avec Petri. Malgré tout cela, la cour accepta sans problème la version selon laquelle Liebknecht avait été abattu "en cours de fuite", et acquitta les officiers qui avaient tiré. Dans le cas de Rosa Luxemburg, il fut décrété que deux soldats avaient tenté de la tuer, mais qu'on ne connaissait pas le meurtrier. On ne connaissait pas non plus la cause de sa mort puisqu'on n'avait pas retrouvé son corps.
Le 31 mai 1919, des ouvriers trouvèrent le cadavre de Rosa Luxemburg à l'écluse du canal. Dès qu'il apprit qu' "elle" était réapparue, le ministre de l'intérieur SPD, Gustav Noske, ordonna un black-out des informations à ce sujet. Ce n'est que trois jours plus tard qu'une annonce officielle fut publiée, disant que les restes de Rosa Luxemburg avaient été trouvés par une patrouille militaire, et non par des ouvriers.
Au défi de toutes les règles, Noske remit le corps à ses amis militaires, aux mains des meurtriers eux-mêmes. Les autorités responsables ne purent s'empêcher de souligner que Noske avait en fait volé le corps. Il est évident que les sociaux-démocrates étaient terrifiés par Rosa Luxemburg, même par son cadavre. Le serment de silence fait à l'hôtel Eden tint pendant plusieurs décennies. Mais c'est Pabst lui-même qui le brisa finalement. Il ne pouvait supporter plus longtemps de ne pas se voir attribuer publiquement le mérite de son exploit. Après la Seconde Guerre mondiale, il se mit à y faire de lourdes allusions dans des interviews données à des journaux d'information (Spiegel, Stern) et à être plus explicite dans des discussions avec des historiens et dans ses mémoires. Dans la République fédérale d'Allemagne de l'Ouest, "l'anticommunisme" de la période d'après-guerre offrait des circonstances favorables. Pabst rapporta qu'il avait téléphoné au ministre de l'intérieur social-démocrate Noske, le soir du 15 janvier 1919, pour le consulter sur la procédure à suivre vis-à-vis de ses illustres prisonniers. Ils se mirent d'accord sur la nécessité de "mettre fin à la guerre civile". Sur la façon de le faire, Noske déclara : "Votre général6 doit prendre la décision, ce sont vos prisonniers". Dans une lettre au Dr Franz, datée de 1969, Pabst écrit : "Noske et moi étions en total accord. Naturellement, Noske ne pouvait donner l'ordre lui-même". Et dans une autre lettre, il écrit : "... ces idiots d'allemands devraient tomber à genoux et me remercier ainsi que Noske ; des rues et des squares devraient porter nos noms7 ! Noske fut exemplaire à l'époque et le Parti (sauf son aile gauche à demi-communiste) sans reproche. Il est clair que je n'aurais jamais pu décider cette action sans l'accord de Noske (ni de Ebert derrière-lui) et que je devais protéger mes officiers."8
La situation de l'Allemagne de 1918 à 1920, où l'on répondit à une tentative de révolution prolétarienne par un horrible massacre qui coûta la vie à près de 20 000 prolétaires, ne constituait pas une première dans l'histoire. Des scènes similaires avaient eu lieu à Paris, à l'époque de la révolution de juillet, en 1848, et de la Commune de Paris en 1871. Et, alors que la révolution d'octobre en 1917 en Russie ne répandit quasiment pas de sang, la guerre civile que le capital international déchaîna pour y répondre coûta des millions de vies. Ce qui était nouveau en Allemagne, c'était l'utilisation du système de l'assassinat politique, pas seulement à la fin du processus révolutionnaire, mais dès le tout début.9
Sur ce sujet, après avoir cité Klaus Gietinger, nous nous reportons à un autre témoin, Emil Julius Gumbel, qui publia, en 1924, un livre célèbre intitulé "Quatre années d'assassinats politiques"10 Comme Klaus Gietinger aujourd'hui, Gumbel n'était pas un communiste révolutionnaire. Il était, en fait, un défenseur de la république bourgeoise établie à Weimar. Mais il était avant tout un homme à la recherche de la vérité et prêt à risquer sa vie dans cette quête.
Pour Gumbel, ce qui caractérisait l'évolution en Allemagne, c'était la transition de "l'assassinat artisanal" à ce qu'il appelle "une méthode plus industrielle".11 Elle se basait sur des listes de gens à assassiner, établies par des organisations secrètes, et était mise en œuvre systématiquement par des escadrons de la mort composés d'officiers et de soldats. Ces escadrons non seulement coexistaient pacifiquement avec les organismes officiels de l'État démocratique mais, de plus, ils coopéraient activement avec lui. Les médias jouaient un rôle-clé dans cette stratégie ; ils préparaient et justifiaient les assassinats à l'avance et, par la suite, dérobaient aux morts tout ce qu'il leur restait : leur réputation sans tache.
Comparant le terrorisme, principalement individuel, de l'aile gauche avant la guerre12 à la nouvelle terreur de droite, Gumbel écrivait : "L'incroyable clémence des tribunaux envers les auteurs est bien connue. C'est ainsi que les assassinats politiques actuels en Allemagne se distinguent de ceux du passé, communs à d'autres pays, par deux aspects : leur massivité et à quel point ils ne sont pas punis. Auparavant, l'assassinat politique requérait après tout une force de décision certaine. On ne peut lui dénier un certain héroïsme. L'auteur risquait sa vie. Il était extraordinairement difficile de s'enfuir. Aujourd'hui, le coupable ne risque rien. Des organisations puissantes ayant des représentants dans tout le pays lui offrent un abri, une protection et un soutien matériel. Des fonctionnaires "bienveillants", chefs de police, procurent les papiers nécessaires pour partir à l'étranger si nécessaire... On vous loge dans les meilleurs hôtels où on peut mener la belle vie. En un mot, l'assassinat politique est passé d'un acte héroïque à un acte du quotidien, pratiquement à une source de revenu facile."13
Ce qui était valable pour l'assassinat de personnes l'était tout autant pour un putsch de droite, utilisé en vue de tuer à grande échelle – ce que Gumbel appelle "l'assassinat semi-organisé". "Si le putsch réussit, tant mieux. S'il échoue, les tribunaux font en sorte que rien n'arrive aux meurtriers. Et ils l'ont fait. Pas un seul assassinat de la droite n'a jamais été vraiment puni. Même les meurtriers qui ont avoué leurs crimes ont été libérés sur la base de l'amnistie de Kapp."
En réponse à l'éclatement de la révolution prolétarienne, de nombreuses organisations contre-révolutionnaires de ce type furent constituées en Allemagne.14 Et lorsqu'elles furent bannies du pays, que la loi martiale et le système des tribunaux extraordinaires furent abolis, tout cela fut maintenu en Bavière, faisant de Munich le "nid" de l'extrême droite allemande et des exilés russes. Ce qui a été présenté comme une "particularité bavaroise" était, en réalité, une division du travail. Les principaux leaders de cette "fronde bavaroise" étaient Ludendorff et ses adeptes des anciens quartiers généraux militaires qui n'étaient absolument pas bavarois.15
Comme nous l'avons rappelé dans la deuxième partie de cette série, la Dolchstosslegende, "la légende du coup de poignard dans le dos", fut inventée en septembre 1918 par le général Ludendorff. Dès qu'il réalisa que la guerre était perdue, il appela à la formation d'un gouvernement civil chargé de réclamer la paix. Son idée de départ était de faire porter la faute sur les civils et de sauver la réputation des forces armées. La révolution n'avait pas encore éclaté. Après son éclatement, la Dolchstosslegende prit une importance nouvelle. La propagande selon laquelle une force armée glorieuse, jamais vaincue sur les champs de bataille, se voyait dérober la victoire au dernier moment par la révolution, avait pour but de provoquer dans la société, et parmi les soldats en particulier, une haine ardente contre la révolution.
Au départ, quand les sociaux-démocrates se virent offrir une place dans ce gouvernement civil "du déshonneur", l'intelligent Scheidemann de la direction du SPD reconnut le piège et voulut décliner l'offre.16 Son point de vue fut vivement écarté par Ebert qui plaida pour la nécessité de mettre le bien de la patrie "au dessus de la politique de parti".17
Quand, le 10 décembre 1918, le gouvernement SPD et le haut commandement militaire firent défiler en masse dans les rues de Berlin des troupes revenant du front, leur intention était de les utiliser pour écraser la révolution. Dans ce but, Ebert s'adressa aux troupes à la Porte de Brandebourg en saluant l'armée "jamais battue sur les champs de bataille". C'est à ce moment-là qu'Ebert fit de la Dolchstosslegende une doctrine officielle du SPD et de son gouvernement.18
Évidemment, la propagande du "coup de poignard dans le dos" n'accusait pas explicitement la classe ouvrière d'être responsable de la défaite de l'Allemagne. Cela n'aurait pas été habile au moment où la guerre civile commençait, c'est-à-dire quand il était nécessaire pour la bourgeoisie d'estomper les divisions de classe. Il fallait trouver des minorités présentées comme ayant manipulé et dupé les masses et qu'on puisse désigner comme les véritables coupables.
Parmi ces coupables, figuraient les Russes et leur agent, le bolchevisme allemand, représentant une forme sauvage, asiatique de socialisme, le socialisme de la famine, virus qui menaçait la "civilisation européenne". Avec des mots différents, ces thèmes étaient en continuité directe avec la propagande antirusse des années de guerre. Le SPD était le principal et le plus ignoble agent de la propagation de ce poison. Là-dessus, les militaires étaient en fait plus hésitants, puisque certains de leurs représentants les plus audacieux misaient sur l'idée de ce qu'ils appelaient le "national-bolchevisme" (l'idée qu'une alliance militaire du militarisme prussien avec la Russie prolétarienne contre les "puissances de Versailles" pourrait aussi constituer un bon moyen de détruire moralement la révolution en Allemagne comme en Russie).
L'autre coupable ? Les Juifs. Ludendorff pensait à eux dès le départ. A première vue, il semblerait que le SPD n'ait pas suivi cette orientation. En réalité, sa propagande ne faisait que reprendre les ignominies répandues par les officiers – à part qu'il remplaçait le mot "Juif" par "étranger", "éléments sans racines nationales" ou par "intellectuels", des termes qui, dans le contexte du moment, signifiaient la même chose. Cette haine anti-intellectuelle envers les "rats de bibliothèque" est une caractéristique bien connue de l'antisémitisme. Deux jours avant l'assassinat de Luxemburg et Liebknecht, le Vorwärts, quotidien du SPD, publia un "poème" – en réalité un appel au pogrom – "La Morgue", qui regrettait qu'il n'y ait que des prolétaires parmi les morts tandis que les gens "du genre" de "Karl, Rosa, Radek" s'en étaient sortis.
La social-démocratie a saboté les luttes de l'intérieur. Elle a dirigé l'armement de la contre-révolution et ses campagnes militaires contre le prolétariat. En écrasant la révolution, elle a créé les conditions de la victoire ultérieure du national-socialisme et préparé involontairement son chemin. Le SPD a même fait plus que son devoir dans la défense du capitalisme. En aidant à créer les armées mercenaires non officielles des Corps-francs, en protégeant les organisations de tueurs des officiers, en répandant les idéologies de la réaction et de la haine qui allaient dominer la vie politique allemande pendant le quart de siècle suivant, il a participé activement à cultiver le milieu qui a permis de produire le régime d'Hitler.
"Je hais la révolution comme le péché", déclarait pieusement Ebert. Ce n'était pas la haine des industriels ou des militaires qui avaient peur de perdre leur propriété et pour qui l'ordre existant semblait si naturel qu'ils ne pouvaient que combattre tout ce qui se présentait de différent. Les péchés que la social-démocratie haïssait, c'étaient ceux de son propre passé, son engagement dans un mouvement aux côtés de révolutionnaires convaincus et de prolétaires internationalistes – même si beaucoup de membres de la social-démocratie n'avaient jamais partagé ces convictions ; la haine du renégat envers la cause trahie. Les chefs du SPD et les syndicats pensaient que le mouvement ouvrier était leur propriété. Lorsqu'ils se liguèrent avec la bourgeoisie impérialiste au moment de l'éclatement de la guerre, ils pensaient que c'était la fin du socialisme, ce chapitre illusoire qu'ils étaient maintenant décidés à fermer. Lorsque quatre années plus tard seulement, la révolution releva la tête, c'était comme la réapparition d'un fantôme effrayant du passé. Leur haine de la révolution venait aussi de la peur qu'ils en avaient. Projetant leurs propres émotions sur leurs ennemis, ils avaient peur d'être lynchés par les "Spartakistes" (une peur que partageaient les officiers des escadrons de la mort).19
Ebert était sur le point de fuir la capitale entre Noël et le Jour de l'An 1918. Tout cela se cristallisa autour de la principale cible de leur haine : Rosa Luxemburg. Le SPD était devenu un concentré de tout ce qui était réactionnaire dans le capitalisme en putréfaction. Aussi, l'existence même de Rosa Luxemburg était une provocation pour lui : sa loyauté envers les principes, son courage, sa brillance intellectuelle, le fait qu'elle était étrangère, d'origine juive, et une femme. Ils l'appelèrent "Rosa la rouge", assoiffée de sang et de revanche, une femme avec un fusil.
Quand on examine la révolution en Allemagne, il faut garder à l'esprit l'un de ses phénomènes frappants : le degré de servilité de la social-démocratie envers les militaires que même la caste des officiers prussiens trouvait répugnante et ridicule. Au cours de toute la période de collaboration entre le corps des officiers et le SPD, le premier ne cessa jamais de déclarer en public qu'il enverrait ce dernier "en enfer" dès qu'il n'en aurait plus besoin. Rien de tout cela ne pouvait plus stopper la servilité du SPD. Cette servilité n'était évidemment pas nouvelle. Elle avait caractérisé l'attitude des syndicats et des politiciens réformistes bien avant 1914.20 Mais elle s'ajoutait maintenant à la conviction que seuls les militaires pourraient sauver le capitalisme et, donc, le SPD lui-même.
En mars 1920, des officiers de droite se révoltèrent contre le gouvernement SPD (le putsch de Kapp). Du côté des putschistes, on trouve tous les collaborateurs d'Ebert et Noske dans le double assassinat du 15 janvier 1919 : Pabst et son général von Lüttwitz, le GSKD, les lieutenants de la Marine déjà mentionnés. Kapp et Lüttwitz avaient promis à leurs troupes une belle récompense financière pour le renversement d'Ebert. Le coup fut déjoué, non par le gouvernement (qui s'enfuit à Stuttgart), ni par le commandement militaire officiel (qui déclara sa "neutralité"), mais par le prolétariat. Les trois partis en conflit de la classe dominante – le SPD, les "kappistes" et le commandement militaire (ayant abandonné sa "neutralité") - s'unirent à nouveau pour vaincre les ouvriers. Tout est bien qui finit bien ! A l'exception d'une chose : qu'en était-il des infortunés mutinés qui espéraient une récompense pour le renversement d'Ebert ? Pas de problème ! Le gouvernement Ebert, de retour au travail, paya lui-même la récompense.
Voilà ce qu'il en est de l'argument (mis en avant par Trotsky, par exemple, avant 1933) selon lequel la social-démocratie, tout en étant intégrée au capitalisme, pourrait quand même se dresser contre les autorités et empêcher le fascisme – pour sauver sa peau.
En réalité, les militaires n'étaient pas tant opposés à la social-démocratie et aux syndicats qu'à l'ensemble du système des partis politiques existant.21 Déjà avant la guerre, l'Allemagne n'était pas gouvernée par les partis politiques mais par la caste militaire, système que symbolisait la monarchie. La bourgeoisie industrielle et financière de plus en plus puissante s'intégra peu à peu à ce système mais dans des structures non officielles, avant tout le Alldeutscher Verein ("Association panallemande") qui a en fait dirigé le pays avant et pendant la Première Guerre mondiale.22
En revanche, dans l'Allemagne impériale, le Parlement (le Reichstag) n'avait quasiment aucun pouvoir. Les partis politiques n'avaient pas de véritable expérience gouvernementale. C'étaient plus des groupes d'influence de différentes fractions économiques ou régionales qu'autre chose.
Ce qui était, à l'origine, le produit de l'arriération politique de l'Allemagne s'avéra un énorme avantage une fois que la guerre mondiale eut éclaté. Pour y faire face et pour affronter la révolution qui allait suivre, un contrôle dictatorial de l'État sur l'ensemble de la société était d'une nécessité impérieuse. Dans les vieilles "démocraties" occidentales, en particulier dans les pays anglo-saxons avec leur système sophistiqué à deux partis, ce capitalisme d'État évolua à travers la fusion graduelle des partis politiques et des différentes fractions économiques de la bourgeoisie avec l'État. Cette forme de capitalisme d'État, au moins en Grande-Bretagne et aux États-Unis, s'avéra très efficace. Mais cela prit un temps relativement long pour qu'elle se mette en place.
En Allemagne, la structure d'une telle intervention d'un État dictatorial existait déjà. L'un des principaux "secrets" de la capacité de l'Allemagne à tenir pendant la guerre pendant plus de quatre ans contre presque toutes les anciennes puissances majeures du monde – qui disposaient en outre des ressources de leurs empires coloniaux – réside dans l'efficacité de ce système. C'est pourquoi les alliés occidentaux ne faisaient pas que "jouer pour la galerie" lorsqu'ils demandèrent la liquidation du "militarisme prussien" à la fin de la guerre.
Comme nous l'avons déjà vu au cours de cette série d'articles, non seulement les militaires mais également Ebert lui-même voulaient sauver la monarchie à la fin de la guerre et garder un Reichstag semblable à celui qui existait avant 1914. En d'autres termes, ils voulaient maintenir ces structures capitalistes d'État qui avaient fait leurs preuves durant la guerre. Il fallut abandonner ce projet face au danger de la révolution. Tout l'arsenal et le spectacle de la démocratie politique des partis étaient nécessaires pour dévoyer les ouvriers.
C'est ce qui produisit le phénomène de la république de Weimar : un tas de partis inexpérimentés et inefficaces, tout à fait incapables de coopérer et de s'intégrer de façon disciplinée dans le régime capitaliste d'État. Il n'est pas surprenant que les militaires aient voulu s'en débarrasser ! Le seul véritable parti politique bourgeois existant en Allemagne était le SPD.
Mais si la révolution avait rendu impossible le maintien du régime de guerre capitaliste d'État23, elle rendait également impossible la réalisation du plan de la Grande-Bretagne et en particulier des États-Unis, de liquider sa base sociale militaire. Les "démocraties" occidentales durent conserver intact le noyau de la caste militaire et son pouvoir, afin d'écraser le prolétariat. Cela ne fut pas sans conséquence. Lorsqu'en 1933, les dirigeants traditionnels de l'Allemagne, les forces armées et la grande industrie, abandonnèrent le système de Weimar, ils retrouvèrent leur supériorité organisationnelle sur leurs rivaux impérialistes occidentaux dans la préparation de la Seconde Guerre mondiale. Sur le plan de sa composition, la principale différence entre l'ancien et le nouveau système était que le SPD était remplacé par le NSDAP, le parti nazi. Le SPD avait si bien réussi à vaincre le prolétariat que ses services n'étaient plus nécessaires.
En octobre 1917, Lénine appela les soviets et le parti à l’insurrection en Russie. Dans une résolution pour le comité central du Parti bolchevique, "rédigée en hâte par Lénine, avec un petit bout de crayon sur une feuille de papier quadrillé d'écolier"24, il écrivait : "Le Comité central reconnaît que la situation internationale de la révolution russe (la mutinerie de la flotte en Allemagne, manifestation extrême de la croissance de la révolution socialiste mondiale dans toute l'Europe ; et, par ailleurs, la menace de voir la paix impérialiste étouffer la révolution en Russie), - de même que la situation militaire (décision indubitable de la bourgeoisie russe et de Kerenski et consorts, de livrer Petrograd aux Allemands), - de même que l'obtention par le parti prolétarien de la majorité aux Soviets, - tout cela, lié au soulèvement paysan et au changement d'attitude du peuple qui fait confiance à notre parti (élections de Moscou) et enfin la préparation manifeste d'une nouvelle aventure Kornilov (retrait des troupes de Petrograd, transfert des cosaques à Petrograd, encerclement de Minsk par les cosaques, etc.) - tout cela met l'insurrection armée à l'ordre du jour."25
Dans cette formulation se trouve toute la vision marxiste de la révolution mondiale du moment, et du rôle central de l’Allemagne dans ce processus. D’une part, l’insurrection doit avoir lieu en Russie en réponse au début de la révolution en Allemagne qui constitue un signal pour toute l’Europe. D’autre part, incapable d’écraser la révolution sur son territoire, la bourgeoisie russe a l’intention de confier cette tâche au gouvernement allemand, gendarme de la contre-révolution sur le continent européen (en livrant Petrograd). Lénine tonna contre ceux qui, dans le parti, s’opposaient à l’insurrection, qui déclaraient leur solidarité avec la révolution en Allemagne et, de ce fait, appelaient les ouvriers russes à attendre que le prolétariat allemand prenne la direction de la révolution. "Réfléchissez donc : dans des conditions pénibles, infernales, avec le seul Liebknecht [1617] (enfermé au bagne, par surcroît), sans journaux, sans liberté de réunions, sans Soviets, au milieu de l'hostilité incroyable de toutes les classes de la population - jusqu'au dernier paysan aisé - à l'égard de l'idée de l'internationalisme, malgré l'organisation supérieure de la grande, de la moyenne et de la petite bourgeoisie impérialiste, les Allemands, c'est-à-dire les révolutionnaires internationalistes allemands, les ouvriers portant la vareuse de matelot, ont déclenché une mutinerie de la flotte, alors qu'ils n'avaient peut-être qu'une chance sur cent.
Et nous qui avons des dizaines de journaux, la liberté de réunion, qui avons la majorité dans les Soviets, nous qui sommes des internationalistes prolétariens possédant les positions les plus solides du monde entier, nous refuserions de soutenir par notre insurrection les révolutionnaires allemands. Nous raisonnerions comme les Scheidemann et les Renaudel : le plus sage est de ne pas nous soulever, car si on nous fusille tous tant que nous sommes, le monde perdra des internationalistes d'une si belle trempe, si sensés, si parfaits !!"26
Comme il l‘écrivit dans son texte célèbre "La crise est mûre" (29 septembre 1917), ceux qui voulaient retarder l’insurrection en Russie seraient des "traîtres à cette cause car par leur conduite, ils trahiraient les ouvriers révolutionnaires allemands qui ont commencé à se soulever dans la flotte."
Un débat similaire eut lieu au sein du parti bolchevique à l’occasion de la première crise politique qui suivit la prise du pouvoir : fallait-il ou non signer le Traité de Brest-Litovsk avec l’impérialisme allemand. A première vue, il semblait que les camps s’étaient renversés. C’était Lénine qui défendait la prudence maintenant : il fallait accepter l’humiliation de ce traité. Mais en réalité, il y a une continuité. Dans les deux cas où le destin de la révolution russe était en jeu, c’est la perspective de la révolution en Allemagne qui était au cœur du débat. Dans les deux cas, Lénine insiste sur le fait que tout dépend de ce qui se passe en Allemagne mais, également, sur le fait que, dans ce pays, la révolution prendra plus de temps et sera infiniment plus difficile qu’en Russie. C’est pourquoi la révolution russe devait prendre la tête en octobre 1917. C’est pourquoi, à Brest-Litovsk, le bastion russe devait se préparer au compromis. Il avait la responsabilité de "tenir" pour pouvoir soutenir la révolution allemande et mondiale.
Dès ses débuts, la révolution en Allemagne était imprégnée du sens des responsabilités vis-à-vis de la révolution russe. C’était aux prolétaires allemands qu’incombait la tâche de libérer les ouvriers russes de leur isolement international. Comme Rosa Luxemburg l’écrivait de sa prison dans ses notes sur la révolution russe, publiées de façon posthume, en 1922 ; "Tout ce qui se passe en Russie s'explique parfaitement : c'est une chaîne inévitable de causes et d'effets dont les points de départ et d'arrivée sont la carence du prolétariat allemand et l'occupation de la Russie par l'impérialisme allemand."27
La gloire des événements en Russie c’est d’avoir commencé la révolution mondiale.
"C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des Bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable d'avoir, en conquérant le pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l'exemple au prolétariat international, et fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c'est dans ce sens que l'avenir appartient partout au bolchevisme." (Ibid.)
Ainsi, la solidarité pratique du prolétariat allemand avec le prolétariat russe est la conquête révolutionnaire du pouvoir, l’élimination du principal bastion de la contre-révolution militaire et sociale-démocrate en Europe continentale. Seul ce pas pouvait élargir la brèche initiée en Russie et permettre que s'y engouffre le flot révolutionnaire mondial.
Dans une autre contribution depuis sa cellule, La tragédie russe, Rosa Luxemburg a montré les deux dangers mortels qui guettaient l’isolement de la révolution en Russie. Le premier était celui d’un terrible massacre par le capitalisme mondial, représenté, à ce moment-là, par le militarisme allemand. Le deuxième était celui d’une dégénérescence politique et de la banqueroute morale du bastion russe lui-même, son intégration dans le système impérialiste mondial. Au moment où elle écrivait (après Brest-Litovsk), elle voyait le danger du côté de ce qui allait devenir la ligne de pensée soi-disant nationale bolchevique dans l’ordre militaire allemand. Celle-ci se centrait sur l’idée d’offrir à la "Russie bolchevique" une alliance militaire comme moyen, non seulement d’aider l’impérialisme allemand à établir son hégémonie mondiale sur ses rivaux européens, mais en même temps de corrompre moralement la révolution russe – avant tout par la destruction de son principe fondamental, l’internationalisme prolétarien.
En fait, Rosa Luxemburg surestimait largement l’empressement de la bourgeoisie allemande à ce moment-là à vouloir se lancer dans une telle aventure. Mais elle avait fondamentalement raison d'identifier le deuxième danger et de reconnaître que si cela se passait, ce serait le résultat direct de la défaite de la révolution allemande et mondiale. Elle concluait : "N'importe quelle défaite politique des Bolcheviks dans un combat loyal contre des forces trop puissantes et la défaveur de la situation historique, serait préférable à cette débâcle morale."28
On ne peut comprendre la révolution russe et la révolution allemande qu’ensemble. Elles constituent deux moments d’un seul et même processus historique. La révolution mondiale commença à la périphérie de l’Europe. La Russie était le maillon faible de la chaîne de l’impérialisme, parce que la bourgeoisie mondiale était divisée par la guerre impérialiste. Mais il fallait porter un second coup, au cœur du système, pour pouvoir renverser le capitalisme mondial. Ce deuxième coup eut lieu en Allemagne et commença par la révolution de novembre 1918. Mais la bourgeoisie fut capable de dévier de son cœur le coup mortel. Cela scella le destin de la révolution en Russie. Ce qui se passa ne correspond pas à la première mais à la deuxième hypothèse de Rosa Luxemburg, celle qui l’effrayait le plus. Contre toute attente, la Russie rouge vainquit les forces d’invasion blanches contre-révolutionnaires. Ce fut possible grâce à la combinaison de trois facteurs principaux : d’abord la direction politique et organisationnelle du prolétariat russe qui était passée par l’école du marxisme et de la révolution ; deuxièmement, l’immensité du pays qui avait déjà permis de vaincre Napoléon et allait contribuer à la défaite d’Hitler et qui, cette fois également, devait désavantager les envahisseurs contre-révolutionnaires ; troisièmement, la confiance des paysans, la vaste majorité de la population russe, dans la direction révolutionnaire prolétarienne. Ce furent les paysans qui fournirent la grande masse des troupes de l’Armée rouge commandée par Trotsky.
Ce qui suivit, ce fut la dégénérescence capitaliste de l’intérieur de la révolution isolée : une contre-révolution au nom de la révolution. Ainsi, la bourgeoisie a pu enterrer le secret de la défaite de la révolution russe. Tout cela se base sur la capacité de la bourgeoisie à jeter un voile sur le fait qu’il y eut un soulèvement révolutionnaire en Allemagne. Le secret, c’est que la révolution n’a pas été vaincue à Moscou ou à St Petersburg, mais à Berlin et dans la Ruhr. La défaite de la révolution en Allemagne constitue la clé pour comprendre celle de la révolution en Russie. La bourgeoisie a caché cette clé, grand tabou historique auquel tous les cercles responsables se conforment. On ne parle pas de corde dans la maison du pendu.
En un sens, l‘existence de luttes révolutionnaires en Allemagne est plus problématique que les luttes en Russie, précisément parce que la révolution allemande a été vaincue par la bourgeoisie dans une lutte ouverte. Non seulement le mensonge selon lequel le stalinisme serait le communisme, mais le mensonge selon lequel la démocratie bourgeoise, la social-démocratie serait antagonique au fascisme, dépend, dans une large mesure, de la dissimulation des combats en Allemagne.
Ce qui en est resté est embarrassant, se concrétise par un malaise, avant tout par rapport aux meurtres de Luxemburg et Liebknecht, des assassinats devenus le symbole de la victoire de la contre-révolution.29 En fait ce crime qui incarne celui de dizaines de millions d’autres, est un abrégé de la cruauté, de la volonté de vaincre de la bourgeoisie pour défendre son système. Mais ce crime n’a-t-il pas été commis sous la direction de la démocratie bourgeoise ? N’était-il pas le produit conjoint de la social-démocratie et de l’extrême droite ? Ses victimes, et non ses bourreaux, n’étaient-elles pas l'essence de ce qu’il y a de meilleur, de plus humain, les meilleurs représentants de ce que pourrait être l’avenir pour l’espèce humaine ? Et pourquoi, déjà à l’époque, et à nouveau aujourd’hui, ceux qui se sentent une responsabilité envers l’avenir de la société, sont-ils si profondément troublés par ces crimes, si attirés par ceux qui en furent les victimes ? Ces crimes revendiqués et qui ont permis de sauver le système il y a 90 ans, peuvent encore se transformer en boomerang.
Dans son étude sur l’assassinat politique en Allemagne, menée dans les années 1920, Emil Gumbel établit un lien entre cette pratique et la vision "héroïque" des défenseurs de l’ordre social actuel qui voient l’histoire comme le produit des individus : "La droite est encline à penser qu’elle peut éliminer l’opposition de gauche qui est animée par l’espoir d’un ordre économique radicalement différent, en liquidant ses chefs."30 Mais l’histoire est un processus collectif, conduit et mis en œuvre par les millions de personnes, pas seulement par la classe dominante qui veut en monopoliser les leçons.
Dans son étude de la révolution allemande, écrite dans les années 1970, l’historien "libéral" Sebastian Haffner concluait que ces crimes étaient toujours une blessure ouverte et que leurs résultats à long terme était toujours une question ouverte.
"Aujourd'hui on réalise avec horreur que cet épisode fut vraiment l'événement historiquement déterminant du drame de la révolution allemande. En regardant ces événements avec un demi-siècle de distance, leur impact historique a pris l'imprédictibilité étrange des événements de Golgotha – qui, au moment où ils eurent lieu, semblaient aussi n'avoir rien changé." Et : "Le meurtre du 15 janvier 1919 était le début – le début des milliers de meurtres sous Noske dans les mois qui suivirent, jusqu'aux millions de meurtres dans les décennies suivantes sous Hitler. C'était le signal de tout ce qui allait suivre."31
Les générations présentes et futures de la classe ouvrière peuvent-elles se réapproprier cette réalité historique ? Est-il possible, à long terme, de liquider les idées révolutionnaires en tuant ceux qui les défendent ? Les derniers mots du dernier article de Rosa Luxemburg avant sa mort étaient écrits au nom de la révolution : "J'étais, je suis, je serai".
Steinklopfer
1. Cette attaque fut déjouée par la mobilisation spontanée des ouvriers. Voir le précédent article [1618] dans la Revue n°136.
2 Cité par Klaus Gietinger : Eine Leiche im Landwehrkanal. Die Ermordung Rosa Luxemburgs ("Un cadavre dans le Landwehr canal. Le meurtre de Rosa Luxemburg"), page 17, Hambourg 2008. Gietinger, sociologue, auteur et cinéaste, a dédié une grande partie de sa vie à faire des recherches sur les circonstances du meurtre de Luxemburg et Liebknecht. Son dernier livre – Waldemar Pabst : der Konterrevolutionär – bénéficie du point de vue de documents historiques obtenus à Moscou et à Berlin-Est et qui complètent les preuves de l'implication du SPD.
3. Les autres étaient le "Régiment Reichstag" monarchiste et l'organisation d'espionnage du SPD sous le commandement d'Anton Fischer.
4. Wilhelm Pieck fut le seul des trois à avoir la vie sauve. A ce jour, on ne sait toujours pas clairement s'il a réussi à s'échapper de lui-même ou si on lui permit de le faire après qu'il eut trahi ses camarades. Pieck devait devenir, après la seconde guerre mondiale, président de la République démocratique allemande (RDA).
5. L'auteur de l'article, Leo Jogiches, fut abattu un mois plus tard lui aussi "en fuite"… dans la cellule de sa prison.
6. Le général von Lüttwitz
7. A l'occasion du 90e anniversaire de ces atrocités, le parti libéral d'Allemagne (FPD) a proposé d'ériger un monument en l'honneur de Noske à Berlin. Pofalla, le secrétaire général de la CDU, parti de la chancelière Angela Merkel, a décrit les agissements de Noske comme "une défense courageuse de la république" (cité dans le journal berlinois Tagesspiegel, 11 janvier 2009).
8. Gietinger, Die Ermordung der Rosa Luxemburg ("L'assassinat de Rosa Luxemburg"). Voir le chapitre "74 Jahre danach" ("74 ans plus tard").
9. L'importance de ce pas fait en Allemagne est soulignée par l'écrivain Peter Weiss, un artiste allemand d'origine juive qui a fui en Suède la persécution nazie. Son roman monumental Die Ästhetik des Widerstands ("L'esthétique de la résistance") raconte l'histoire du ministre suédois de l'intérieur, Palmstierna qui, au cours de l'été 1917, envoya un émissaire à Petrograd, appelant – en vain - Kerensky, premier ministre du gouvernement russe pro-Entente, à assassiner Lénine. Kerensky refusa et nia que Lénine représentât un vrai danger.
10. Gumbel, Vier Jahre politischer Mord (Malik-Verlag Berlin, republié en 1980 par Wuderhorn, Heidelberg)
11. Qui peut lire ces lignes aujourd'hui sans penser à Auschwitz ?
12. Par exemple, le terrorisme des anarchistes d'Europe occidentale ou les Narodniki russes et les socialistes-révolutionnaires.
13. Gumbel, ibid.
14. Gumbel en établit la liste dans son livre. Nous la reproduisons ici – sans chercher à en traduire le nom – pour donner une impression de l'échelle du phénomène : Verband nationalgesinnter Soldaten, Bund der Aufrechten, Deutschvölkische Schutz- und Trutzbund, Stahlhelm, Organisation “C”, Freikorps and Reichsfahne Oberland, Bund der Getreuen, Kleinkaliberschützen, Deutschnationaler Jugendverband, Notwehrverband, Jungsturm, Nationalverband Deutscher Offiziere, Orgesch, Rossbach, Bund der Kaisertreuen, Reichsbund Schwarz-Weiß-Rot, Deutschsoziale Partei, Deutscher Orden, Eos, Verein ehemaliger Baltikumer, Turnverein Theodor Körner, Allgemeiner deutschvölkischer Turnvereine, Heimatssucher, Alte Kameraden, Unverzagt, Deutscher Eiche, Jungdeutscher Orden, Hermansorden, Nationalverband deutscher Soldaten, Militärorganisation der Deutschsozialen und Nationalsozialisten, Olympia (Bund für Leibesübungen), Deutscher Orden, Bund für Freiheit und Ordnung, Jungsturm, Jungdeutschlandbund, Jung-Bismarckbund, Frontbund, Deutscher Waffenring (Studentenkorps), Andreas-Hofer-Bund, Orka, Orzentz, Heimatbund der Königstreuen, Knappenschaft, Hochschulring deutscher Art, Deutschvölkische Jugend, Alldeutscher Verband, Christliche Pfadfinder, Deutschnationaler Beamtenbund, Bund der Niederdeutschen, Teja-Bund, Jungsturm, Deutschbund, Hermannsbund, Adlerund Falke, Deutschland-Bund, Junglehrer-Bund, Jugendwanderriegen-Verband, Wandervögel völkischer Art, Reichsbund ehemaliger Kadetten.
15. C'est le général Ludendorff, quasiment dictateur de l'Allemagne pendant la Première Guerre mondiale, qui organisa le "putsch de la brasserie" à Munich en 1923 avec Adolf Hitler.
16. Scheidemann lui-même devait devenir la cible d'une tentative (manquée) d'assassinat par l'extrême droite qui lui reprochait d'avoir accepté le Traité de Versailles dicté par les puissances occidentales.
17. L'admiration de l'ancien chancelier d'Allemagne de l'Ouest, Helmut Schmidt, pour "l'homme d'État" Ebert est bien connue.
18. Mais, contaminées par l'état d'esprit révolutionnaire qui régnait dans la capitale, la plupart des troupes fraternisèrent avec la population ou se dispersèrent.
19. Après le meurtre de Karl et de Rosa, les membres du GKSD exprimèrent leur peur d'être lynchés si on les mettait en prison.
20. Durant les grèves de masse à Berlin en janvier 1918, Scheidemann du SPD participa à une délégation des ouvriers envoyée négocier au siège du gouvernement. Là, elle fut ignorée. Les ouvriers décidèrent de repartir. Scheidemann quémanda auprès des officiels qu'ils reçoivent la délégation. Son visage "s'illumina de plaisir" lorsque l'un d'eux fit de vagues promesses. La délégation ne fut pas reçue. (Rapporté par Richard Müller, "De l'Empire à la République")
21. Au fond, les militaires appréciaient tout à fait Ebert et Noske en particulier. Stinnes, l'homme le plus riche d'Allemagne après la Première Guerre mondiale, a appelé son yacht Legien, du nom du chef social-démocrate de la fédération syndicale.
22. Selon Gumbel, ce fut également le principal organisateur du putsch de Kapp.
23. Ou "socialiste d'État" comme l'appelait, avec enthousiasme, Walter Rathenow, président du gigantesque complexe électrique AEG.
24 Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, chapitre "Lénine appelle à l’insurrection"
25 Séance du Comité Central du P.O.S.D. (b) R. du 10 (23) octobre 1917 (Lénine, Œuvres complètes)
26 Lénine, "Lettre aux camarades", écrit le 17 (30) octobre 1917
27 Rosa Luxemburg, La révolution russe, "La dissolution de l'Assemblée constituante"
28 Rosa Luxemburg, "La tragédie russe"
29 Les libéraux indécrottables du FDP à Berlin ont suggéré de donner à une place publique de la ville le nom de Noske, comme nous l’avons mentionné plus haut. Le SPD, le parti de Noske, déclina la proposition. Aucune explication plausible ne fut apportée à cette modestie atypique.
30 Gumbel, ibid.
31 Haffner, 1918/1919 - eine deutsche Revolution
Dans les précédents articles de cette série, nous avons examiné en détail le résumé de la méthode du matérialisme historique fait par Marx dans la Préface à l’Introduction à la critique de l’économie politique. Nous arrivons maintenant à la dernière partie de ce résumé : "Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du processus social de la production. Il n'est pas question ici d'un antagonisme individuel ; nous l'entendons bien plutôt comme le produit des conditions sociales de l'existence des individus ; mais les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent dans le même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système social c'est donc la préhistoire de la société humaine qui se clôt."
Nous reviendrons plus tard sur les antagonismes spécifiques que Marx considérait comme propres à la société capitaliste et sur la base desquels il fonde son verdict selon lequel le capitalisme, à l'instar de toutes les formes précédentes d’exploitation de classe, ne peut être considéré que comme une formation sociale transitoire. Mais auparavant, nous voulons répondre à une accusation portée contre les marxistes lorsqu'ils situent l’ascendance et le déclin de la société capitaliste dans le contexte de la succession des modes de production précédents – en d’autres termes, qui utilisent la méthode marxiste pour examiner le capitalisme comme un moment du déroulement de l'histoire humaine. Au cours des discussions avec des éléments de la nouvelle génération qui arrive à des positions révolutionnaires (par exemple sur le forum de discussion Internet libcom.org), cette démarche a été critiquée pour n'offrir qu'une "narration métaphysique" menant à des conclusions messianiques ; ailleurs sur le même forum 1, les tentatives de tirer des conclusions sur l'ascendance et le déclin du capitalisme à partir d'une perspective historique plus générale sont considérées comme une entreprise que Marx lui-même aurait rejetée en tant que recherche d'"une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être supra-historique." 2
Cette citation de Marx est souvent utilisée hors de son contexte afin de défendre l'idée que Marx n'aurait jamais cherché à élaborer une théorie générale de l'histoire mais avait uniquement pour but l'analyse des lois du capitalisme. Quel est donc le contexte de cette citation ?
Elle provient d'une lettre de Marx à l'éditeur de la revue russe Otyecestvenniye Zapisky (novembre 1877) répondant à "un critique russe" qui essayait de décrire la théorie de l'histoire de Marx comme un schéma dogmatique et mécaniste selon lequel chaque nation était destinée à suivre exactement le même modèle de développement que celui que Marx avait analysé à propos de la montée du capitalisme en Europe. Ce critique se voit obligé "de métamorphoser mon esquisse de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale en une théorie historico-philosophique de la marche générale fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés" 3. En fait, cette tendance était très forte parmi les premiers marxistes russes qui avaient souvent tendance à présenter le marxisme comme une simple apologie du développement capitaliste et considéraient que la Russie devait nécessairement accomplir sa propre révolution bourgeoise avant de pouvoir atteindre l'étape de la révolution socialiste. C'est la même tendance qui refit plus tard surface sous la forme du menchevisme.
Dans la lettre en question, Marx aboutit en fait à une conclusion très différente :
"Pour pouvoir juger en connaissance de cause du développement économique de la Russie contemporaine, j'ai appris le russe et puis étudié, pendant de longues années, les publications officielles et autres ayant rapport à ce sujet. Je suis arrivé à ce résultat : si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle chance que l’histoire ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties fatales du régime capitaliste." 4 (Ibid., p. 1553)
En somme, Marx ne considérait absolument pas que sa méthode pour analyser l'histoire en général pouvait s'appliquer de façon schématique à chaque pays pris séparément, ni que sa théorie de l'histoire était un système rigide du "progrès universel", qui suivrait un processus linéaire et mécanique se développant toujours dans une même direction progressive (même si c'est ce qu'est effectivement devenu entre les mains des mencheviks et plus tard des staliniens ce qui était appelé le marxisme). Marx avait raison de considérer que la Russie pouvait être épargnée des horreurs d'une transformation capitaliste par la conjonction d’une révolution prolétarienne dans les pays occidentaux avancés et des formes communales traditionnelles à la base de l'agriculture russe. Le fait que les choses ne se produisirent pas ainsi n'invalide pas la démarche ouverte de Marx. De plus, sa méthode est concrète et prend en considération les circonstances historiques réelles dans lesquelles une forme sociale donnée apparaît. Toujours dans la même lettre, Marx donne un exemple de la façon dont il travaille : "En différents endroits du Capital, j’ai fait allusion au destin qui atteignit les plébéiens de l’ancienne Rome. C'étaient originairement des paysans libres cultivant, chacun pour son compte, leurs propres parcelles. Dans le cours de l'histoire romaine, ils furent expropriés. Le même mouvement qui les sépara d’avec leurs moyens de production et de subsistance impliqua non seulement la formation des grandes propriétés foncières mais encore celle de grands capitaux monétaires. Ainsi, un beau matin, il y avait, d'un côté, des hommes libres, dénués de tout, sauf de leur force de travail et, de l'autre, pour exploiter ce travail, les détenteurs de toutes les richesses acquise. Qu'est-ce qui arriva ? Les prolétaires romains devinrent non des travailleurs salariés mais un mob fainéant, plus abject que les ci-devant poor whites des pays méridionaux des États-Unis ; et à leur côté, se déploya un mode de production non capitaliste mais esclavagiste. Donc, des événements d'une analogie frappante, mais se passant dans des milieux historiques différents, amenèrent des résultats tout à fait disparates. En étudiant chacune de ces évolutions à part, et en les comparant ensuite, l’on trouvera facilement la clef de ces phénomènes, mais on n'y arrivera jamais avec le passe-partout d'une théorie historico-philosophique générale, dont la vertu suprême consiste à être supra-historique." (Ibid., p.1555)
Mais ce que cet exemple ne montre absolument pas, c'est l'idée selon laquelle la théorie de Marx aurait exclu la possibilité de tracer une dynamique générale des formes sociales précapitalistes ni que, par conséquent, toute discussion sur l'ascension et le déclin des systèmes sociaux serait une entreprise futile et dépourvue de sens. L'énorme quantité d'énergie que Marx a dédiée à l'étude de la "commune" russe et à la question du communisme primitif en général au cours de ses dernières années, et le nombre de pages qu'il a consacrées à l'analyse des formes de société précapitalistes, dans les Grundrisse et ailleurs, contredit clairement ce point de vue. La lettre qui est prise pour exemple montre que Marx insistait sur la nécessité d'étudier une formation sociale de façon séparée, avant d'établir des comparaisons et, de cette façon, de "trouver la clef" du phénomène en question, mais elle ne montre pas que Marx refusait d'aller du particulier au général pour comprendre le mouvement de l'histoire.
Et, par dessus tout, l'accusation selon laquelle toute tentative de situer le capitalisme dans le contexte de la succession des modes de production serait un projet "supra-historique" est réfutée par la démarche présentée dans la Préface à la Critique de l'économie politique dans laquelle Marx expose comment il envisage de façon générale l'évolution historique et où il annonce très clairement le but de son investigation. Dans le précédent article, nous avons examiné le passage qui traite des formations sociales passées (communisme primitif, despotisme asiatique, esclavage, féodalisme, etc.) et montré comment on peut tirer certaines conclusions générales sur les raisons de leur ascension et de leur déclin – pour être précis, sur l'instauration de rapports sociaux de production agissant, à un moment donné, comme aiguillon, à un autre, comme entrave au développement des forces productives. Dans le passage de la Préface que nous examinons ici, Marx utilise une simple expression – mais pleine de signification – pour souligner le fait que le but de son investigation est l'ensemble de l'histoire de l'humanité : "Avec ce système social, s'achève donc la préhistoire de la société humaine." Qu' entendait exactement Marx par cette expression ?
Lorsque le bloc de l'Est s'est effondré en 1989, la classe dominante à l'Ouest a lancé une énorme campagne de propagande autour du slogan "le communisme est mort" et elle exultait en concluant que Marx, le "prophète" du communisme, était enfin disqualifié. C'est Francis Fukuyama qui a apporté à cette campagne son vernis "philosophique" en annonçant sans hésitation "la fin de l'histoire" – le triomphe définitif du capitalisme libéral et démocratique qui allait apporter, à sa façon certes imparfaite mais fondamentalement humaine, la fin de la guerre et de la pauvreté et libérer le genre humain du fardeau des crises cataclysmiques : "Ce à quoi nous assistons peut-être n'est pas seulement à la fin de la Guerre froide, ni à la fin d'une période particulière de l'histoire d'après-guerre, mais à la fin de l'histoire en tant que telle... C'est-à-dire le point final de l'évolution idéologique de l'humanité et l'universalisation de la démocratie libérale occidentale en tant que forme ultime du gouvernement humain". (La fin de l'histoire et le dernier homme, Fukuyama, 1992, traduit de l'anglais par nous).
Les deux décennies qui ont suivi cet événement et leur cortège de barbarie et de génocides militaires, le fossé croissant entre les riches et les pauvres au niveau mondial, l'évidence grandissante d'une catastrophe environnementale aux proportions planétaires ont rapidement ébranlé la thèse complaisante de Fukuyama qu'il allait lui-même nuancer, en même temps qu'il apportait un soutien acritique à la fraction dominante des Néoconservateurs américains aux États-Unis. Et aujourd'hui, avec l'éclatement d'une crise économique profonde au cœur même du capitalisme démocratique libéral triomphant, de telles idées ne peuvent qu'être objets de ridicule – et, entre-temps, Marx et sa vision du capitalisme comme système ravagé par la crise ne peuvent plus être écartés comme le vestige d'une ancienne période jurassique depuis longtemps révolue.
Marx lui-même avait très tôt remarqué que la bourgeoisie était déjà parvenue à la conclusion que son système constituait la fin de l'histoire, le summum et le but final de l'entreprise humaine et l'expression la plus logique de la nature humaine. Même un penseur révolutionnaire comme Hegel dont la méthode dialectique se basait sur la reconnaissance du caractère transitoire de toutes les phases et expressions historiques, était tombé dans ce piège en considérant le régime prussien existant comme l'aboutissement de l'Esprit absolu.
Comme on l'a vu dans les articles précédents, Marx rejetait l'idée que le capitalisme, basé sur la propriété privée et l'exploitation du travail humain, fût l'expression parfaite de la nature humaine ; il mettait en avant que l'organisation sociale humaine avait été au début une forme de communisme ; il considérait le capitalisme comme une forme parmi d'autres au sein d'une série de sociétés divisées en classe qui ont fait suite à la dissolution du communisme primitif, lui-même condamné à disparaître du fait de ses propres contradictions internes.
Mais le capitalisme constitue vraiment l'épisode final de cette série, "la dernière forme antagoniste du processus social de la production, antagoniste non pas dans le sens d'un antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions sociales d'existence des individus".
Pourquoi ? Parce que "les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme". (Préface)
Le terme de "forces productives" a été considéré avec méfiance depuis que Marx l'a utilisé. Et de façon compréhensible car (comme on l'a expliqué dans le chapitre précédent) la perversion du marxisme par la contre-révolution stalinienne a conféré à la notion de développement des forces productives une signification sinistre qui évoque l'image de l'exploitation stakhanoviste et de la construction d'une économie de guerre monstrueusement déséquilibrée. Et au cours des dernières décennies, l'évolution rapide de la crise écologique a mis en relief le prix terrible que l'humanité paie pour la poursuite du "développement" frénétique du capitalisme.
Pour Marx, les forces productives ne sont pas une sorte de puissance autonome déterminant l'histoire de l'humanité – ce n'est vrai que dans la mesure où elles sont le produit du travail aliéné et ont échappé des mains de l'espèce qui les a développées au départ. De même, ces forces, mues par des formes particulières d'organisation sociale, ne sont pas, de façon inhérente, hostiles au genre humain comme dans les cauchemars anti-technologiques des primitivistes et autres anarchistes. Au contraire, à un certain stade de leur développement coûteux et contradictoire, elles constituent la clé pour libérer l'espèce humaine de millénaires de labeur et d'exploitation, à condition que l'humanité soit capable de réorganiser ses rapports sociaux de sorte que l'immense puissance productrice qui s'est développée sous le capitalisme, soit utilisée pour satisfaire les véritables besoins humains.
En fait, une telle réorganisation est possible du fait de l'existence, au sein du capitalisme, d'une "force productive", le prolétariat, qui, pour la première fois, est à la fois classe exploitée et classe révolutionnaire, contrairement par exemple à la bourgeoisie qui, tout en étant révolutionnaire face à l'ancienne classe féodale, était à son tour porteuse d'une nouvelle forme d'exploitation de classe. La classe ouvrière, elle, n'a aucun intérêt à l'instauration d'un nouveau système d'exploitation car elle ne peut se libérer qu'en libérant toute l'humanité. Comme l'écrit Marx dans L'Idéologie allemande :
"Dans toutes les révolutions antérieures, le mode d'activité restait inchangé et il s'agissait seulement d'une autre distribution de cette activité, d'une nouvelle répartition du travail entre d'autres personnes ; la révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d'activité antérieur, elle supprime le travail, et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, parce qu'elle est effectuée par la classe qui n'est plus considérée comme une classe dans la société, qui n'est plus reconnue comme telle et qui est déjà l'expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., dans le cadre de la société actuelle". 5
Mais cela signifie aussi émanciper l'humanité de toutes les cicatrices laissées par des milliers d'années de domination de classe et, au delà de ça, de centaines de milliers d'années durant lesquelles l'humanité a été dominée par la pénurie matérielle et la lutte pour la survie.
L'humanité arrive donc à un point de rupture net avec toutes les époques historiques antérieures. C'est pourquoi Marx parle de la fin de la "préhistoire". Si le prolétariat parvient à renverser la domination du capital et, après une période de transition plus ou moins longue, à créer une société mondiale pleinement communiste, il sera possible pour la prochaine génération d'êtres humains de faire leur propre histoire en pleine conscience. Engels présente cela dans un passage de l'Anti-Dühring de façon très éloquente :
"Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée et, par suite, la domination du produit sur le producteur. L'anarchie à l'intérieur de la production sociale est remplacée par l'organisation planifiée consciente. La lutte pour l'existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l'homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d'existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant l'homme, qui jusqu'ici dominait l'homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre vie en société. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu'ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause, et par là dominées. La vie en société propre aux hommes qui, jusqu'ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l'histoire, devient maintenant leur acte propre et libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu'ici, dominaient l'histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n'est qu'à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n'est qu'à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d'une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C'est le bond de l'humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté." 6
Dans ce passage, Marx et Engels réaffirment la vaste étendue de leur vision de l'histoire, montrant l'unité sous-jacente de toutes les époques de l'histoire de l'humanité qui ont existé jusqu'ici et montrant comment le processus historique, bien qu'il ait eu lieu plus ou moins inconsciemment, de façon aveugle, crée néanmoins les conditions d'un saut qualitatif non moins fondamental que celui de la première émergence de l'homme du règne animal.
Cette vision grandiose fut reprise par Trotsky plus de cinquante années plus tard, dans une présentation à des étudiants danois le 27 novembre 1932, peu de temps après son exil de Russie. Trotsky se réfère au matériel apporté par les sciences humaines et les sciences naturelles, en particulier aux découvertes de la psychanalyse, afin d'indiquer plus précisément ce que cette étape implique pour la vie intérieure des hommes. "L'anthropologie, la biologie, la physiologie, la psychologie ont rassemblé des montagnes de matériaux pour ériger devant l'homme dans toute leur ampleur les tâches de son propre perfectionnement corporel et spirituel et de son développement ultérieur. Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse souleva le couvercle du puits nommé poétiquement "l'âme" de l'homme. Et qu'est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu'une petite partie dans le travail des obscures forces psychiques. De savants plongeurs descendent au fond de l'Océan et y photographient de mystérieux poissons. Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l'âme et les soumettre à la raison et à la volonté. Quand il aura terminé avec les forces anarchiques de sa propre société, l'homme travaillera sur lui-même dans les mortiers, dans les cornues du chimiste. Pour la première, fois, l'humanité se considérera elle-même comme une matière première, et dans le meilleur des cas comme un produit semi-achevé physique et psychique." 7
Dans ces deux passages est clairement établie une unité entre toutes les époques historiques jusqu'ici : durant cette immense période de temps, l'homme est "un produit semi-achevé physique et psychique" – en un sens, une espèce toujours en transition du règne animal vers une existence pleinement humaine.
De toutes les sociétés de classe jusqu'à ce jour, seul le capitalisme pouvait être le prélude à un tel saut qualitatif, car il a développé les forces productives au point où les problèmes fondamentaux de l'existence matérielle de l'humanité – la fourniture des besoins vitaux pour tous les hommes de la planète – peuvent enfin être résolus, permettant aux êtres humains la liberté de développer leurs capacités créatrices sans limites et de réaliser leur potentiel véritable et caché. Ici la véritable signification des "forces productives" devient claire : les forces productives sont fondamentalement la puissance créatrice de l'humanité elle-même qui ne se sont jusqu'à présent exprimées que de façon limitée et altérée, mais qui prendront leur véritable essor une fois que les limites de la société de classe auront été transcendées.
Plus encore, le communisme, société sans propriété privée ni exploitation, est devenu la seule base possible pour le développement de l'humanité puisque les contradictions inhérentes au travail salarié généralisé et à la production de marchandises menacent de désintégrer tous les liens sociaux de l'humanité et même de détruire les fondements mêmes de la vie humaine. L'humanité vivra en harmonie avec elle-même et avec la nature, ou elle ne vivra pas. L'affirmation de Marx dans L'Idéologie allemande, rédigé durant la jeunesse du capitalisme, devient bien plus urgente et inévitable au fur et à mesure que le capitalisme s'enfonce dans son déclin. "Nous en sommes arrivés aujourd'hui au point que les individus sont obligés de s'approprier la totalité des forces productives existantes, non seulement pour parvenir à une manifestation de soi, mais avant tout pour assurer leur existence". 8
Le communisme résout donc l'énigme de l'histoire de l'humanité – comment assurer les besoins vitaux afin de jouir pleinement de la vie. Mais, contrairement à l'idéologie capitaliste, les communistes ne considèrent pas le communisme comme un point final et statique. Dans les Manuscrits économiques et philosophiques, de 1844, il est vrai que Marx présente le communisme comme "la solution à l'énigme de l'histoire", mais il le considère également comme un point de départ à partir duquel la véritable histoire de l'homme pourra commencer. "Le communisme pose le positif comme négation de la négation, il est donc le moment réel de l'émancipation et de la reprise de soi de l'homme, le moment nécessaire pour le développement à venir de l'histoire. Le communisme est la forme nécessaire et le principe énergétique du futur prochain, mais le communisme n'est pas en tant que tel le but du développement humain, la forme de la société humaine". 9
De façon caractéristique, le résumé que fait Marx de la façon dont il considère nécessaire d'envisager le passé, s'achève en se tournant vers un avenir très lointain. Et cela aussi fait totalement partie de sa méthode, au scandale de ceux qui pensent que poser les questions à une telle échelle aboutit inévitablement dans la "métaphysique". En fait, on pourrait dire que le futur est toujours le point de départ de Marx. Comme il l'explique dans les Thèses sur Feuerbach, le point de vue du nouveau matérialisme, la base de la connaissance de la réalité par le mouvement prolétarien, ne partait pas de l'addition des individus atomisés qui constituent la société bourgeoise, mais de "l'humanité socialisée" ou l'homme tel qu'il pourrait être dans une société vraiment humaine ; en d'autres termes, l'ensemble du mouvement de l'histoire jusqu'à aujourd'hui doit être évalué en partant du communisme du futur. Il est essentiel de garder cela à l'esprit quand on cherche à analyser si une forme sociale est un facteur de "progrès" ou un système qui fait reculer l'humanité. Le point de vue qui considère toutes les époques de l'humanité jusqu'à aujourd'hui comme appartenant à sa "préhistoire" ne se base pas sur un idéal de perfection pour laquelle l'humanité serait inévitablement programmée, mais sur la possibilité matérielle inhérente à la nature de l'homme et à son interaction avec la nature – une possibilité qui peut échouer précisément parce que cette réalisation est en fin de compte dépendante de l'action humaine consciente. Mais le fait qu'il n'existe pas de garantie de succès du projet communiste ne change pas le jugement que les révolutionnaires, qui "représentent le futur dans le monde présent", doivent porter sur la société capitaliste une fois qu'elle a atteint le point où elle a rendu possible le saut dans le règne de la liberté à l'échelle globale : le fait qu'elle est devenue superflue, obsolète et décadente en tant que système de reproduction sociale.
Gerrard.
1. Par exemple sur https://libcom.org/forums/thought/general-discussion-decadence-theory-17092007 [1619]
2 "Réponse à Mikhaïlovski", Œuvres II, Éditions La Pléiade, p. 1555.
3. Ibid.
4 Ibid., p. 1553.
5. L'idéologie allemande [1620], "B. La base réelle de l'idéologie".
6. Anti-Dühring [1621], partie "Socialisme, II Notions théoriques"
8. L'idéologie allemande [1620], "B. La base réelle de l'idéologie"
9. Troisième Manuscrit [1623], "Propriété privée et communisme"
La caractéristique majeure du syndicalisme révolutionnaire est, pour résumer, la conception selon laquelle, les syndicats constituent, d'une part, l'organisation de lutte la plus adaptée de la classe ouvrière au sein du capitalisme et, d'autre part, après la révolution par la grève générale victorieuse, la base d'une nouvelle structure de la société.
L'opposition syndicale des "Localistes" puis, à partir de 1897, la fondation de la Freie Vereinigung Deutscher Gewerschaften (FVDG, Union Libre des syndicats allemands) ont constitué des jalons dans la naissance du syndicalisme révolutionnaire organisé dans le mouvement ouvrier allemand. De façon comparable aux tendances syndicalistes révolutionnaires plus importantes en France, en Espagne et aux États-Unis, ce courant a représenté, à son origine, une réaction prolétarienne saine au sein mouvement ouvrier allemand contre la politique de plus en plus alignée sur le réformisme de la direction de la puissante social-démocratie et de ses syndicats.
Après la Première Guerre mondiale, en septembre 1919, a été fondée la Freie Arbeiter Union Deutschlands (FAUD, Union des Travailleurs Libres d'Allemagne). Désormais, en tant qu'organisation "anarcho-syndicaliste" déclarée, la FAUD se concevait comme l'héritière directe d'un mouvement syndicaliste révolutionnaire antérieur à la Première Guerre mondiale.
Il existe encore aujourd'hui de multiples groupements anarcho-syndicalistes qui se réclament de la tradition de la FVDG et de l'anarcho-syndicalisme ultérieur de la FAUD des années 1920. Rudolf Rocker, en tant que "théoricien" le plus connu de l'anarcho-syndicalisme allemand à partir de 1919, sert souvent de point de référence politique.
Le syndicalisme révolutionnaire en Allemagne a toutefois connu, sans aucun doute, une grande transformation depuis sa naissance. Pour nous, la question centrale est d'examiner si le mouvement syndicaliste révolutionnaire en Allemagne a été capable de défendre les intérêts de sa classe, d'apporter des réponses politiques aux questions brûlantes et de rester fidèle à l'internationalisme du prolétariat.
Il vaut la peine d'examiner préalablement le défi le plus sérieux auquel la classe ouvrière a été confrontée au cours des dernières décennies du 19e siècle en Allemagne : le réformisme. A défaut de quoi, le danger est grand de considérer le syndicalisme révolutionnaire en Allemagne simplement comme une "stratégie syndicale particulièrement radicale" ou de le voir seulement comme une "importation d'idées" en provenance de pays latins tels que l'Espagne ou la France, où le syndicalisme révolutionnaire a toujours joué un rôle de loin plus important qu'en Allemagne.
Le parti social-démocrate allemand (SPD) a constitué, au sein de la 2e Internationale (1889-1914), l'organisation prolétarienne la plus puissante et a servi, pendant des années, de boussole politique pour le mouvement ouvrier international. Mais le SPD constitue tout autant le symbole d’une expérience tragique : il est l’exemple typique d'une organisation qui, après des années passées sur le terrain de la classe ouvrière, a subi un processus de dégénérescence insidieux pour finalement, dans les années de la première guerre mondiale 1914-18, passer irrémédiablement dans le camp de la classe dominante. La direction du SPD a poussé la classe ouvrière en 1914 dans la boucherie de la guerre et s'est chargée d'un rôle central dans la défense des intérêts de l'impérialisme allemand.
Bismarck avait imposé en 1878 la "loi antisocialiste" qui devait rester en vigueur durant 12 ans - jusqu'en 1890. Cette loi, qui réprimait les activités et les réunions d'organisations prolétariennes, visait toutefois et surtout toute liaison organisationnelle entre organisations prolétariennes. Mais la "loi antisocialiste" ne consistait aucunement, uniquement, en une répression dure et aveugle contre la classe ouvrière. La classe dominante a, avec ses mesures, essayé de rendre attrayante, aux yeux de la direction du SPD, la participation au parlement bourgeois comme activité centrale. Habilement, elle a ainsi facilité la voie à la tendance réformiste en germe dans la social-démocratie.
Les conceptions réformistes dans la social-démocratie s'exprimèrent précocement dans le Manifeste des Zurichois de 1879 et se cristallisèrent autour de la personne d’Eduard Bernstein. Elles revendiquaient de placer le travail parlementaire au centre de l'activité du parti afin de conquérir progressivement le pouvoir au sein de l’État bourgeois. C'était donc un rejet de la perspective de la révolution prolétarienne - qui doit détruire l'État bourgeois - en faveur de la réforme du capitalisme. Bernstein et ses partisans revendiquaient une transformation du SPD, de parti ouvrier en une organisation dont la fonction était de gagner la classe dominante à la conversion du capital privé en capital commun. Ainsi, la classe dominante devait devenir elle-même le ressort du dépassement de son propre système, le capitalisme : une absurdité ! Ces conceptions représentaient une attaque frontale contre la nature encore prolétarienne du SPD. Mais plus encore : le courant de Bernstein faisait ouvertement de la propagande en faveur du soutien à l'impérialisme allemand dans sa politique coloniale en approuvant la construction de puissants navires transocéaniques. Les idées réformistes de Bernstein ont, à l’époque du Manifeste des Zurichois, clairement été combattues par la majorité de la direction social-démocrate et n'ont pas trouvé non plus grand écho à la base du parti. L'histoire a toutefois montré tragiquement, dans les décennies suivantes, que cela avait été la première expression d'un cancer qui devait envahir peu à peu, inexorablement, de grandes parties du SPD. Il n'est donc pas étonnant que cette capitulation ouverte face au capitalisme, que Bernstein a d’abord symbolisée isolément mais qui obtint une influence toujours plus grande dans la social-démocratie allemande, ait déclenché un réflexe d’indignation au sein de la classe ouvrière. Il n’est pas étonnant que, dans cette situation, une réaction spécifique se soit fait jour justement parmi les ouvriers combatifs organisés dans les syndicats.
Il y avait toutefois déjà eu dans le mouvement ouvrier allemand, avant le Manifeste des Zurichois et dès le début des années 1870, une première tentative autour de Carl Hillmann en vue de développer une "théorie des syndicats" indépendante. Le mouvement syndicaliste, peu avant la première guerre mondiale, et surtout l’anarcho-syndicalisme par la suite, n’ont cessé de s’en réclamer. À partir de mai 1873, parut une série d'articles sous le titre Indications pratiques d’émancipation dans la revue Der Volkstaat’1, où Hillmann écrivait :
"(…) la grande masse des travailleurs éprouve une méfiance à l'égard de tous les partis purement politiques parce que, d'une part, ils sont souvent trahis et abusés par ces derniers et parce que, d'autre part, l'ignorance par ces partis des mouvements sociaux conduit à masquer l'importance de leur côté politique ; en outre, les travailleurs montrent une plus grande compréhension et un sens pratique pour des questions qui leur sont plus proches : réduction du temps de travail, élimination des règlements d'usine répugnants, etc.
L'organisation purement syndicale exerce une pression durable sur la législation et les gouvernements. Par conséquent, cette expression du mouvement ouvrier est, elle aussi, politique, même si seulement en second lieu ;
(…) les efforts effectifs d'organisation syndicale font mûrir la pensée de la classe ouvrière vers son émancipation, et c'est pourquoi ces organisations naturelles doivent être mises au même rang que l'agitation purement politique et ne peuvent être considérées ni comme une formation réactionnaire, ni comme la queue du mouvement politique."
Derrière le désir de Hillmann, dans les années 1870, de défendre le rôle des syndicats en tant qu'organisations centrales pour la lutte de la classe ouvrière, il n’y avait aucune intention d’introduire une ligne de séparation entre la lutte économique et la lutte politique ou même de rejeter la lutte politique. La "théorie des syndicats" de Hillmann était plutôt principalement une réaction significative face aux tendances émergeant au sein de la direction de la social-démocratie, consistant à subordonner le rôle des syndicats, et en général la lutte de classe, aux activités parlementaires.
Engels, déjà à l’époque de Hillmann, en mars 1875, critiqua exactement sur la même question le projet de programme pour le congrès d'union des deux partis socialistes d'Allemagne à Gotha, qu’il jugeait "sans sève ni vigueur" : "En cinquième lieu, il n'est même pas question de l'organisation de la classe ouvrière, en tant que classe, par le moyen des syndicats. Et c'est là un point tout à fait essentiel, car il s'agit, à proprement parler, de l'organisation de classe du prolétariat, au sein de laquelle celui-ci mène ses luttes quotidiennes contre le capital, et se forme à la discipline, organisation qui aujourd'hui, même au milieu de la plus redoutable des réactions (comme c'est le cas en ce moment à Paris), ne peut absolument plus être détruite. Étant donnée l'importance prise par cette organisation aussi en Allemagne, il serait, à notre avis, absolument nécessaire de la prendre en considération dans le programme et de lui donner si possible une place dans l'organisation du Parti."2
Effectivement, les syndicats, à l'époque d'un capitalisme en plein développement, étaient un instrument important pour le dépassement de l'isolement des travailleurs et pour le développement de leur conscience de soi en tant que classe : une école de la lutte de classe. La voie était encore ouverte pour l'obtention par la classe ouvrière, de la part du capitalisme en plein développement, des réformes durables en sa faveur.3
Contrairement à l'historiographie de certaines parties du milieu anarcho-syndicaliste, ce n'était pas l'intention de Hillmann de faire de la résistance aux marxistes qui auraient prétendument toujours sous-estimé les syndicats. C'est là une affirmation à laquelle on se heurte constamment de façon caractéristique, mais qui ne correspond toutefois pas à la réalité. Hillmann se considérait clairement, du point de vue de ses conceptions générales, comme faisant partie de l’Association Internationale des Travailleurs (A.I.T.), au sein de laquelle Marx et Engels militaient aussi. Le fond de ses critiques était dirigé contre ceux qui, dans la social-démocratie, introduisaient la sujétion à la lutte parlementaire, les mêmes auxquels Marx et Engels s’étaient opposés dans leurs critiques au programme de Gotha. Par conséquent, parler de l'existence, déjà dans les années 1870, d’un "syndicalisme indépendant" dans le mouvement ouvrier allemand serait sûrement faux. Comme mouvement effectif au sein de la classe ouvrière en Allemagne, il ne se forma peu à peu qu’une vingtaine d’années plus tard.
Alors que Hillmann, avec un sain instinct prolétarien, perçut précocement la lente introduction du crétinisme parlementaire dans le mouvement ouvrier allemand, et réagit à cette situation, il y a toutefois une différence essentielle dans sa démarche par rapport à la lutte de Marx et Engels : Hillmann revendiquait en premier lieu l’autonomie des syndicats et "l'importance des questions d'intérêt immédiat". Marx, en revanche, avait pour sa part déjà mis en garde, dans la fin des années 1860, contre une réduction de la lutte pour les salaires à une lutte pour le salaire : "Jusqu’ici, les syndicats ont envisagé trop exclusivement les luttes sociales et immédiates contre le capital. Ils n’ont pas encore compris parfaitement leur force d’offensive contre le système d’esclavage du salariat et contre le mode de production actuel. C’est pourquoi ils se sont tenus trop à l’écart des mouvements sociaux et politiques généraux."4
Comme nous le voyons déjà à cette époque, Marx et Engels insistaient sur l'unité générale de la lutte économique et de la lutte politique de la classe ouvrière, même si elles devaient être conduites au moyen d’organisations différentes. Les idées de Hillmann recelaient, par rapport à cela, la grande faiblesse de ne pas engager de façon conséquente et active la lutte politique contre l’aile du SPD exclusivement orientée vers le parlement, et de se retirer dans l'activité syndicale, cédant ainsi le terrain presque sans combat au réformisme. Cela a fait le jeu de ses adversaires car le cantonnement des travailleurs à la lutte purement économique est exactement ce qui a caractérisé le développement du réformisme dans le mouvement syndical.
Durant l’été 1890, se constitua dans le SPD une petite opposition, celle des "Jeunes". Ce qui caractérisait ses représentants les plus connus Wille, Wildberger, Kapfmeyer, Werner et Baginski, c’était leur appel à "plus de liberté" dans le parti et leur attitude antiparlementaire. Ils rejetaient en outre, dans une démarche très localiste, la nécessité d'un organe central pour le SPD.
"Les Jeunes" ont représenté une opposition de parti très hétérogène – qu’il est probablement plus approprié de désigner comme un rassemblement de membres du SPD mécontents. Toutefois, le mécontentement des "Jeunes" était en réalité tout à fait justifié, car la tendance réformiste dans la social-démocratie n'avait nullement disparu après l’abolition de la loi antisocialiste en 1890. Peu à peu, le réformisme gagnait davantage de poids. Mais la critique des "Jeunes" n'a pas été en mesure d’identifier les vrais problèmes et les racines idéologiques du réformisme. Au lieu d'une lutte politiquement fondée contre l'idée réformiste de la "transformation pacifique" du capitalisme en une société socialiste sans classes, les "Jeunes" ont uniquement mené une violente campagne contre différents chefs du SPD et sur le terrain d'attaques très personnelles. Leur explication du réformisme a trouvé son expression dans une argumentation immature et réductrice qui plaçait au centre "la recherche d’un profit personnel et de la célébrité" et "la psychologie des dirigeants du SPD". Ce conflit s’est terminé par le départ, et l'exclusion simultanée, des "Jeunes" du SPD au congrès d'Erfurt de 1891. Ceci ouvrait les portes, en novembre 1891, à la fondation de l’Union Anarchiste des Socialistes Indépendants (VUS). L’éphémère VUS, regroupement complètement hétérogène formé principalement d’anciens membres du SPD mécontents, est rapidement tombé, après de lourdes tensions personnelles, sous le contrôle de l’anarchiste Gustav Landauer et disparut trois ans plus tard, en 1894.
A la lecture des représentations anarcho-syndicalistes actuelles et des livres les plus connus sur la naissance du syndicalisme révolutionnaire en Allemagne, il apparaît clairement l'existence d'une tentative, souvent convulsive, de tricoter un fil rouge remontant vers le passé, pour y rattacher l'anarcho-syndicalisme de la FAUD fondée en 1919. La plupart du temps, ces représentations consistent en une simple juxtaposition de différents mouvements d'opposition dans les organisations ouvrières allemandes : depuis Hillmann en passant par Johann Most, les "Jeunes" et les "Localistes", puis la FVDG, l’Union Libre des syndicats allemands et, finalement, la FAUD. La simple existence d'un conflit avec les tendances dirigeantes respectives au sein de la social-démocratie et des syndicats y est considérée comme le point commun déterminant. Mais l'existence d'un conflit avec la direction des syndicats ou bien du parti ne constitue pas en soi une continuité politique, laquelle, à y regarder de plus près, n’existe pas non plus entre toutes ces organisations ! Chez Hillmann, Most et les "Jeunes", on peut discerner une aversion possible et commune face aux illusions vis-à-vis du parlementarisme qui gagnent du terrain autour d’eux. Alors que Hillmann est toutefois toujours resté partie prenante de la Première Internationale et de la lutte vivante de la classe ouvrière, Most de concert avec Hasselmann, glissa rapidement, au début des années 1880, dans la "propagande par le fait" petite bourgeoise, isolée et désespérée – des actes terroristes. Les "Jeunes" n'ont pas pu, avec leurs attaques personnelles, égaler la qualité politique de Hillmann qui avait constitué une tentative sérieuse d’impulser la lutte de classe. Ensuite, les "Localistes" et la FVDG qu'ils ont formée, ont en revanche représenté, durant des années, un mouvement vivant au sein de la classe ouvrière. Dans l'opposition syndicale, qui donna plus tard le jour au syndicalisme révolutionnaire en Allemagne, les idées anarchistes n'avaient toujours eu, jusqu'en 1908, qu'une faible influence. On peut toutefois parler d’une véritable "empreinte anarchiste" sur le syndicalisme révolutionnaire allemand, mais qui ne s'est développée, au plus profond du giron des syndicats sociaux-démocrates, qu’après la Première Guerre mondiale.
Une opposition organisée dans les rangs des syndicats sociaux-démocrates en Allemagne se forma en mars 1892, à Halberstadt, au moment du premier congrès syndical après l'abolition de la loi antisocialiste. La Commission Générale de la centrale syndicale, sous la direction de Karl Legien, décréta à ce congrès une séparation absolue entre la lutte politique et la lutte économique. La classe ouvrière organisée dans les syndicats, selon ce point de vue, devait se limiter exclusivement à des luttes économiques tandis que seule la social-démocratie - et surtout ses députés au parlement (!) – devaient être compétente pour les questions politiques.
Mais, du fait des conditions imposées par les 12 années de la loi antisocialiste, les travailleurs organisés dans les unions professionnelles étaient habitués à la réunion, au sein de la même organisation, des aspirations et des discussions politiques et économiques, une réunion qui s'était aussi développée sous la contrainte des nécessités de l’illégalité.
Les relations entre la lutte économique et la lutte politique devinrent déjà, alors, l’objet de l’un des débats centraux au sein de la classe ouvrière internationale - et elles le sont restées sans aucun doute jusqu'à aujourd'hui ! À une époque du mûrissement des conditions pour la révolution mondiale, avec l'amorce de l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, il a tendu à s'imposer de plus en plus clairement que le prolétariat, en tant que classe, pouvait et devait apporter sa réponse à des questions politiques comme justement celle de la guerre !
En 1892, la direction du mouvement syndical allemand, malgré l’éparpillement de plusieurs années en unions professionnelles isolées à cause de l’illégalité, installe sa confédération centrale syndicale – mais justement au prix tragique du cantonnement des syndicats à la lutte économique. Ceci, non plus parce que, comme au cours des années précédentes et sous la pression de la répression de la loi antisocialiste, il fallait renoncer à la liberté de parole et de réunion sur des questions politiques, mais sur la base des visions réformistes et des illusions énormes sur le parlementarisme qui se développaient de plus en plus. En tant que saine réaction prolétarienne à cette politique de la direction des syndicats autour de Legien, il se forma dans les syndicats l'opposition des "Localistes". Gustav Kessler y joua un rôle essentiel. Il avait travaillé dans les années 1880 à la coordination des unions professionnelles au moyen d’un système d’hommes de confiance et avait participé de façon prépondérante à la publication de l’organe syndical Der Bauhandwerker.
Pour apprécier les "Localistes" à leur juste valeur, il s'agit d'abord de procéder à la rectification d'une erreur répandue : le nom de "Localistes" renvoie, au premier abord, à une opposition dont le but principal serait de s'occuper exclusivement des affaires de la région ou dont le principe serait de refuser toute relation organisationnelle avec la classe ouvrière d'autres secteurs ou régions. Cette impression ressort souvent de la lecture de la littérature d'aujourd'hui, précisément celle de l’anarcho-syndicalisme actuel.
Il est souvent difficile de juger si une telle interprétation résulte uniquement d’une pure ignorance de l’histoire ou bien de la volonté de faire, rétrospectivement, des "Localistes" et de la FVDG, des organisations de type anarcho-syndicaliste - comme il en existe actuellement - avec une idéologie localiste.
La même critique vaut aussi concernant l’utilisation trop schématique de descriptions très précieuses sur les débuts du syndicalisme révolutionnaire en Allemagne, issues des rangs du marxisme, comme celle d'Anton Pannekoek. Lorsque celui-ci écrit en 1913 : "(…) d’après leur pratique, ils se qualifient de "Localistes" et expriment ainsi à l’encontre de la centralisation des grandes fédérations leur principe plus important d'agitation."5, il s'agit là, en réalité, d'un développement au sein du mouvement ouvrier allemand qui ne débute qu'à partir de 1904, à travers le rapprochement ultérieur avec l’idée des Bourses du travail de la Charte d’Amiens française (1906), mais qui ne concerne pas la période des années 1890.
Ce ne sont pas les principes fédéralistes de la lutte de classe qui ont poussé fondamentalement les "Localistes" à former leur opposition syndicale à la politique de Legien. En fait, les forces dirigeantes dans les syndicats se paraient de formules sonores se référant au concept d'une "centralisation stricte" de la lutte de la classe ouvrière pour mieux imposer une stricte abstention politique aux travailleurs organisés syndicalement. Ce qu'il faut constater, c'est l’apparition d’une dynamique oppositionnelle née de cette situation et qui a commencé à pousser progressivement des parties des "Localistes" vers des conceptions fédéralistes et anticentralisatrices. C'est une tout autre réalité.
Une centralisation permettant la lutte commune de la classe ouvrière et l'expression de la solidarité par delà les métiers, les secteurs et les nations était absolument nécessaire. Cependant, la centralisation des centrales syndicales, évoquait avec raison l'idée, pour certains travailleurs, "d’organes de contrôle" aux mains des leaders syndicaux réformistes. Au cœur de la formation de l'opposition Localiste, au milieu des années 1890, se trouvait en fait clairement l'indignation par rapport à l'abstention politique décrétée pour les travailleurs !
Il nous semble important, à propos de la naissance du syndicalisme révolutionnaire en Allemagne, de faire une mise au point concernant la focalisation fausse, et souvent exclusive, sur la question "fédéralisme contre centralisme" au moyen des termes mêmes employés par Fritz Kater (l’un des membres les plus marquants durant des années de la FVDG et de la FAUD) : "L’effort pour organiser les syndicats en Allemagne en confédérations centrales allait de pair avec l’abandon de tout éclaircissement dans les réunions sur les affaires publiques et politiques, et tout particulièrement de toute influence du syndicat sur celles-ci, pour s’engager exclusivement dans la lutte au jour le jour pour de meilleures conditions de travail et de salaire. C’est ce dernier point justement qui constituait alors la raison principale pour ceux qu’on a appelés les "Localistes" de rejeter et de combattre le centralisme de la confédération. Ils étaient quand même alors, en tant que révolutionnaires sociaux-démocrates et membres du parti, de l'avis très juste que la lutte dénommée syndicale pour l'amélioration de la situation des travailleurs sur le terrain de l'ordre existant ne peut pas être conduite sans toucher de façon incisive et déterminante aux rapports des ouvriers à l’État actuel et à ses organes de législation et d’administration…"6 (C’est nous qui soulignons)
Par cette fausse représentation des "Localistes" comme symbole du fédéralisme absolu, les historiographies stalinienne et trotskiste outrées donnent étrangement la main à certains écrits néo-syndicalistes, qui encensent le fédéralisme comme "nec plus ultra".
Même Rudolf Rocker, qui n'a pas vécu en Allemagne entre 1893 et 1919, et qui, au sein de la FAUD dans les années 1920, érigea ensuite effectivement le fédéralisme en principe théorique singulier, décrit honnêtement et pertinemment "le fédéralisme" des "Localistes" de 1892 de la façon suivante : "Cependant ce fédéralisme n’était absolument pas le produit d'une notion politique et sociale comme chez Pisacane en Italie, Proudhon en France et Pi y Margall en Espagne, qui a été repris plus tard par le mouvement anarchiste de ces pays ; il a résulté surtout de la tentative de contourner les dispositions de la loi prussienne de l'époque en matière d’association qui certes accordaient aux syndicats purement locaux le droit de discuter de questions politiques dans leurs réunions, mais refusait ce droit aux membres des confédérations centrales."7
Dans les conditions de la loi antisocialiste, habitués à un mode de coordination (qu’on peut aussi appeler centralisation !) par un réseau "d'hommes de confiance", il était effectivement difficile pour les "Localistes" de s'approprier une autre forme de coordination correspondant à la modification des conditions à partir de 1890. Une tendance fédéraliste apparaît déjà en germe sans doute dès 1892. Mais le fédéralisme des "Localistes" de cette période peut être décrit, sans doute de façon plus pertinente, comme tentative de faire une vertu du système des "hommes de confiance" !
Les "Localistes" restèrent toutefois encore presque cinq années dans les grandes confédérations syndicales centrales avec la volonté d’y représenter une avant-garde combative au sein des syndicats sociaux-démocrates et se concevaient clairement comme une partie de la social-démocratie.
Dans la deuxième moitié des années 1890, et surtout lors des grèves, de plus en plus de conflits ouverts éclataient entre les adhérents des unions professionnelles "localistes" et les confédérations centrales. De façon latente mais aussi violemment parmi les ouvriers du bâtiment à Berlin et lors de la grève des ouvriers portuaires en 1896-97 à Hambourg. Lors de ces confrontations, la question centrale était généralement celle de l’entrée en grève : les unions professionnelles pouvaient-elles prendre elles-mêmes cette décision de leur propre chef ou celle-ci était-elle liée au consentement de la direction de la confédération centrale ? A ce propos, il saute aux yeux que les "Localistes" recrutaient leurs adhérents dans les métiers artisanaux du bâtiment (les maçons, les carreleurs, les charpentiers, chez lesquels existait une forte "fierté professionnelle") et proportionnellement beaucoup moins parmi les ouvriers industriels.
Parallèlement, la direction de la social-démocratie inclinait de plus en plus, à partir de la fin des années 1890, à accepter le modèle apolitique de la "neutralité" des syndicats de la Commission générale autour de Legien. Face à ce problème de conflits dans les syndicats, le SPD, pour différentes raisons, avait longtemps louvoyé et s’était exprimé avec réserve. Même si les "Localistes", à l'époque du congrès d’Halberstadt en 1892, ne représentaient qu’une minorité comparativement petite d'environ 10.000 membres (seulement environ 3% de l’ensemble des travailleurs organisés syndicalement en Allemagne), parmi eux se trouvaient de nombreux vieux syndicalistes combatifs étroitement liés au SPD. Par crainte de contrarier ces camarades en prenant parti de façon unilatérale dans les débats syndicaux, mais surtout à cause de son propre manque de clarté sur les relations entre la lutte économique et la lutte politique de la classe ouvrière, la direction de la social-démocratie est restée longtemps sur la réserve. C’est seulement en 1908 que les membres de la FVDG ont définitivement été abandonnés par la direction du SPD.
En mai 1897, avec un nombre de 6800 membres8, naissait le premier précurseur déclaré, et organisé de façon indépendante, du futur syndicalisme révolutionnaire en Allemagne. Ou dit plus précisément : l'organisation qui devait, dans les années suivantes, prendre en Allemagne la voie du syndicalisme révolutionnaire. Avec cette fondation d’une union syndicale nationale s’effectuait une scission historique du mouvement syndical social-démocrate. Au "premier congrès des syndicats d'Allemagne organisés localement" à Halle, les "Localistes" proclamèrent leur indépendance organisationnelle. Le nom d’"Union Libre des Syndicats Allemands"9 (FVDG) ne fut adopté qu’en septembre 1901. Son organe de presse nouvellement fondé Die Einigkeit devait paraître jusqu'à l'interdiction de la FVDG au commencement de la guerre en 1914.
La célèbre résolution du congrès de 1897 élaborée par Gustav Kessler exprime le plus clairement sur quelle compréhension de la lutte politique de la classe ouvrière et des relations à la social-démocratie se basait la FVDG :
"1. Toute séparation du mouvement syndical de la politique social-démocrate consciente est impossible, au risque de paralyser et de vouer à l'échec la lutte pour l'amélioration de la situation des travailleurs sur le terrain de l'ordre actuel ;
2. que les efforts, d’où qu’ils proviennent, pour distendre ou briser la relation à la social-démocratie, doivent être considérés comme hostiles à la classe ouvrière ;
3. que les formes d'organisation du mouvement syndical qui l’entravent dans la lutte pour des objectifs politiques doivent être considérées comme erronées et condamnables. Le congrès voit dans la forme d'organisation que s'est donnée le parti social-démocrate d'Allemagne au Congrès de Halle en 1890, compte tenu de l’existence de la loi en matière d'association, aussi pour l'organisation syndicale le meilleur dispositif et le plus approprié pour la poursuite de tous les objectifs du mouvement syndical."10
Dans ces lignes s’exprime la défense des exigences politiques de la classe ouvrière et les fortes attaches à la social-démocratie en tant "qu’organisation sœur". La relation à la social-démocratie était comprise comme un pont avec la politique. La fondation de la FVDG, par conséquent, ne constituait pas, au niveau programmatique, un refus de l'esprit de la lutte de classe défendu par Marx, ou un refus du marxisme en général, mais au contraire une tentative de maintenir cet esprit. Le désir formulé par la FVDG de ne pas laisser échapper des mains des travailleurs "la lutte pour des objectifs politiques" constituait encore la force essentielle de ses années de fondation.
Les débats au "4e Congrès de la centralisation par les hommes de confiance" en mai 1900 montrent la fermeté de l’attachement politique à la social-démocratie. La FVDG compte alors environ 20.000 membres. Kessler défend même la revendication d’une fusion possible des syndicats et du parti, qui a été acceptée dans une résolution : "L'organisation politique et syndicale doivent donc se réunifier. Cela ne peut pas arriver immédiatement, car les circonstances, qui se sont développées historiquement, ont le droit d’exister ; mais nous avons probablement le devoir de préparer cette unification, en rendant les syndicats propres à rester les porteurs de la pensée socialiste. (…) Quiconque est convaincu que la lutte syndicale et politique est la lutte des classes, qu’elle ne peut au fond qu’être menée par le prolétariat lui-même, celui-ci est notre camarade et est avec nous dans le même bateau."11
Derrière ce point de vue refusant de se cantonner exclusivement à la lutte économique d'une part et, d'autre part, aspirant à se lier à la plus grande organisation politique de la classe ouvrière allemande, le SPD, se trouve une saine exigence. Mais il y aussi clairement, en germe, la confusion ultérieure du syndicalisme révolutionnaire à propos de "l’organisation unitaire". Une idée qui devait se manifester en Allemagne des années plus tard à partir de 1919, non seulement dans le syndicalisme révolutionnaire, mais surtout dans les "unions ouvrières". La vision de la FVDG aspirant à la lutte commune avec la social-démocratie qui figure dans la résolution de 1900 devait toutefois, la même année, être durement mise à l’épreuve.
Lorsqu’en 1900 à Hambourg, la confédération centrale des syndicats a conclu un accord avec les employeurs visant à l'abolition du travail aux pièces, une partie des maçons à la tâche s'y opposa. Ils reprirent le travail, furent accusés de briseurs de grève et exclus de la confédération centrale des syndicats. Ensuite les maçons à la tâche adhérèrent à la FVDG. L'exclusion de ces travailleurs du parti fut exigée immédiatement par le SPD de Hambourg, décision toutefois rejetée par un jury d'arbitrage du SPD.
Non pas à cause d'une proximité politique avec la FVDG, mais dans sa lutte contre le réformisme et, dans ce cadre, surtout dans l’effort de clarifier les relations entre la lutte économique et la lutte politique pour la classe ouvrière, Rosa Luxemburg défendit la décision du jury d'arbitrage de ne pas exclure du SPD les maçons FVDG de Hambourg. Elle exigea certes "d’infliger un sévère blâme aux maçons à la tâche"12 pour avoir rompu la grève, mais rejetait vigoureusement le point de vue bureaucratique et formel de faire admettre une rupture de la grève comme motif d'exclusion immédiate des travailleurs du parti. La confédération centrale des syndicats sociaux-démocrates avait elle-même plusieurs fois eu recours, dans les confrontations avec la FVDG, au moyen de la rupture de la grève ! Le SPD ne devait pas, selon le point de vue de Rosa Luxemburg, devenir le "terrain d’affrontement" des syndicats. Le parti ne se fait pas le juge de la classe ouvrière.
Rosa Luxemburg avait compris que, derrière cette violente affaire syndicale des maçons à la tâche de Hambourg, se dissimulaient des questions beaucoup plus centrales. Les mêmes questions qui se trouvaient au cœur des rapports présentés dans la FVDG à propos de "l’unification" du parti et de l'organisation de masse syndicale : la distinction entre une organisation politique révolutionnaire d'une part et la forme organisationnelle dont doit se doter la classe ouvrière dans les moments de lutte des classes ouverte : "En pratique cela conduirait en dernière instance à l’amalgame entre l’organisation politique et l'organisation économique de la classe ouvrière, confusion dans laquelle les deux formes de combat y perdraient. Leur séparation externe et leur division du travail engendrées et conditionnées historiquement ne feraient que régresser."13
Si Rosa Luxemburg en 1900, comme le mouvement ouvrier dans son ensemble, ne pouvait pas alors encore dépasser l'horizon de la forme d'organisation syndicale traditionnelle de la classe ouvrière et considérait les syndicats comme les grandes organisations de la lutte de classe économique, c’est parce que c’est seulement dans les années suivantes que la classe ouvrière va se trouver confrontée à la tâche de faire surgir la grève de masse et les conseils ouvriers - les creusets révolutionnaires unissant la lutte économique et la lutte politique.
L’unification de la lutte de la classe ouvrière, qui se trouvait en Allemagne dispersée dans des syndicats les plus divers, était en effet historiquement nécessaire. Mais ce but ne pouvait pas être atteint par l’instrumentalisation formelle de l'autorité du parti en vue de discipliner les travailleurs, comme les confédérations centrales le voulaient. Il ne pouvait pas l’être à l’aide de la conception des "organisations unitaires" qui sous-estimait la nécessité d'un parti politique, une idée qui a commencé à se développer dans les rangs de la FVDG. Le problème ne pouvait pas non plus être résolu par un "grand syndicat", mais seulement par l’unification de la classe ouvrière dans la lutte de classe elle-même. Le congrès du parti du SPD à Lübeck en 1901 refusa, certes sur la pression de Rosa Luxemburg, et probablement de façon formelle, de devoir jouer le rôle de tribunal d'arbitrage entre la confédération syndicale centrale et la FVDG. Il a toutefois adopté en même temps "la résolution Sonderbund" de Bernstein qui menaçait à l'avenir toute scission syndicale d’exclusion du parti. Le SPD commençait ainsi clairement à prendre ses distances avec la FVDG.
Dans les années 1900-01, la FVDG souffrit de tensions internes croissantes tournant principalement autour de la question du soutien financier mutuel par une caisse de grève unitaire. Il se manifesta de fortes tendances particularistes et un manque d'esprit de solidarité dans ses propres rangs. L'exemple du syndicat des couteliers et des emboutisseurs de Solingen en est typique : il avait reçu de la Commission administrative de la FVDG un soutien financier pendant une longue durée, mais il menaça de partir immédiatement quand il fut lui-même sollicité financièrement pour fournir son aide à d'autres grèves.
De janvier 1903 à mars 1904, face à l'initiative et à la pression du SPD, de furtives négociations se déroulèrent entre la FVDG et la confédération syndicale centrale, dans l'objectif de réintégrer la FVDG dans la confédération centrale. Les négociations échouèrent. Au sein de la FVDG même, ces négociations d’unification déclenchèrent de violentes tensions entre Fritz Kater, qui représentait la tendance clairement syndicaliste révolutionnaire qui se développera plus tard, et Hinrichsen qui cédait simplement à la pression des confédérations centrales. Une énorme déstabilisation se produit parmi les travailleurs organisés. Environ 4400 membres de la FVDG (plus de 25%) passèrent en 1903/04 à la confédération centrale ! Les négociations d'unification manquées dans une ambiance de grande méfiance mutuelle conduisirent, d'une part, à un affaiblissement sensible de la FVDG et représentèrent le premier chapitre de sa rupture historique avec le SPD.
Jusqu'en 1903, il revient aux "Localistes" et à la FVDG en Allemagne, le mérite d’avoir exprimé la nécessité vitale des travailleurs de ne pas concevoir les questions politiques comme une "affaire réservée au parti". Ils se sont ainsi opposés clairement au réformisme et à sa "délégation de la politique aux parlementaires". La FVDG était un mouvement prolétarien politiquement très motivé et très combatif, mais hétérogène et complètement enfermé sur le terrain syndical. En tant qu’assemblage lâche de petites unions professionnelles syndicales, il lui était évidemment impossible de jouer le rôle d'une organisation politique de la classe ouvrière. Pour satisfaire sa "poussée vers la politique", elle aurait dû s'approcher plus fortement de l'aile gauche révolutionnaire au sein du SPD.
En outre, l'histoire des "Localistes" et de la FVDG montre qu'il est vain de chercher "l'heure exacte" de la naissance du syndicalisme révolutionnaire allemand. Celui-ci a plutôt résulté d'un processus, s'étendant sur plusieurs années, de détachement d'une minorité prolétarienne du giron de la social-démocratie et des syndicats sociaux-démocrates.
Le défi de la question de la grève de masse, directement posé au syndicalisme révolutionnaire, devait devenir un autre jalon dans le développement de celui-ci en Allemagne. Le prochain article abordera les débats autour de la grève de masse et l'histoire de la FVDG, de la rupture définitive avec le SPD en 1908, jusqu'à l’éclatement de la première guerre mondiale.
Mario (27 octobre 2008)
1. Le Volkstaat était l’organe du Parti Socialiste Ouvrier d’Allemagne, de la tendance dite d’Eisenach sous la direction de Wilhelm Liebknecht et d’August Bebel.
2. Lettre d’Engels à A. Bebel, 18/28 mars 1875, in Marx, Engels, Critique des Programmes de Gotha et d’Erfurt, Editions Sociales, 1950, p.47.
3. Voir notre brochure Les Syndicats contre la classe ouvrière [1624].
4. Résolution (rédigée par Marx) du 1er Congrès de l’Association Internationale des Travailleurs, Genève 1866 in Marx Textes 2, Editions sociales, classiques du marxisme, p.237.
5. Anton Pannekoek : Le Syndicalisme allemand, 1913, notre traduction
6. Fritz Kater, Fünfundzwanzig Jahre Freie Arbeiter-Union Deutsclands (Synkalisten), Der Syndikalist n°20, 1922 (notre traduction.)
7. Rudolf Rocker, Aus den Memoiren eines deutschen Anarchisten, Ed. Suhrkamp, p.288 (notre traduction)
8. Voir aussi : www.syndikalismusforschung.info/museum.htm [1625]
9. La grande confédération centrale des syndicats se dénommait officiellement "Syndicats Libres". La proximité langagière avec le nom de l’"Union Libre" conduit fréquemment à des confusions.
10. Cité par W. Kulemann, Die Berufvereine, tome 2, Iéna, 1908, p.46 (notre traduction).
11. Procès-verbal de la FVDG, cité par D. H. Müller, Gewerkschaftliche Versammlungsdemokratie und Arbeiterdelegierte, 1985, p.159 (notre traduction)
12. Rosa Luxemburg, Der Parteitag und des hamburger Gewerkschaftsstreit, Gesammelte Werke, tome 1 / 2, p.117 (notre traduction)
13. Ibidem, p.116
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Aujourd'hui, le capitalisme a besoin de tout un arsenal de mystifications idéologiques pour survivre. Système économique et social ayant historiquement fait faillite, le capitalisme n'a plus rien d'autre à offrir à l'humanité que la misère, le déclin et la guerre. Pour la classe dominante, il est nécessaire de dissimuler cette réalité et d'empêcher la classe ouvrière de reconnaître ses responsabilités révolutionnaires historiques et de les mettre en acte. La dernière mystification en date sortie de l'arsenal de la bourgeoisie mondiale, c'est la green economy (l'économie verte). De plus en plus, les experts des médias, les politiciens, les économistes et les hommes d'affaires conçoivent l'expansion de l'économie verte comme une composante significative de la reprise économique. Certains comparent la green economy aux technologies hi tec et informatique du point de vue de ses potentialités de transformation de l'économie américaine. C'est presque comique de voir toutes les grandes entreprises sauter dans le wagon "vert", maintenant que l'écologie est "dans le vent". Même les pires pollueurs prêchent l'écologie maintenant, comme on le voit dans la publicité télévisée aux Etats-Unis qui prétend que le chauffage au fuel consomme peu d'énergie et est bon pour l'environnement !
Comme toutes les escroqueries idéologiques, l'économie verte a un certain rapport avec la réalité. Il existe une préoccupation véritable et largement partagée face au pillage de l'environnement et à la menace très réelle de changements climatiques et de leurs effets potentiellement catastrophiques sur le plan social. Par ailleurs, c'est un fait indéniable que le ralentissement économique détruit des emplois par millions dans le monde entier, aggrave la pauvreté et les privations. Ce lien avec la réalité rend le mythe de la green economy plus pernicieux qu'une banale campagne de propagande forgée de toute pièce.
La bourgeoisie mondiale a la prétention absurde de disposer d'une alternative politique pour sauver la situation, afin de court-circuiter le développement de la conscience de classe et la reconnaissance du fait que le désastre écologique et la crise économique mettent à nu le caractère anachronique du capitalisme et posent, en termes on ne peut plus clairs,la nécessité de son renversement. Ainsi, la bourgeoisie dénie le fait que la crise actuelle soit une crise du système et soutient l'idée que c'est un problème qui peut être traité par une autre politique. L'économie verte, nous dit-on, va révolutionner l'économie et ramener la prospérité.
Les preuves scientifiques du sérieux de la crise écologique sont abondantes. Selon un rapport réalisé par les conseillers scientifiques de la Maison blanche de Barack Obama, le réchauffement climatique a déjà causé des changements significatifs dans les tendances climatiques aux Etats-Unis, comportant des précipitations plus fortes, l'augmentation de la température et du niveau de la mer, le recul rapide des glaciers, l'allongement des saisons de culture, la modification des débits des rivières.1 Ce rapport prévoit que les températures aux Etats-Unis pourraient augmenter en moyenne de 11° Fahrenheit - ou environ 6° C - d'ici la fin du siècle. La Conférence internationale sur le changement climatique qui s'est tenue à Copenhague en mars 2009, a rapporté que "les sociétés contemporaines auraient beaucoup de difficultés à faire face à une augmentation de température de plus de 2°C et que cette dernière accroîtrait les bouleversements climatiques pendant le reste du siècle". Et aux dernières nouvelles, 6°, c'est trois fois plus que 2° !
L'une des principales conclusions de la Conférence de Copenhague était la suivante :
"Les dernières observations confirment que le pire des scénarios du GIEC est en train de se réaliser. Les émissions ont continué d’augmenter fortement et le système climatique évolue d’ores et déjà en dehors des variations naturelles à l’intérieur desquelles nos sociétés et nos économies se sont construites : la température moyenne à la surface de la planète, l'augmentation du niveau des mers, la dynamique des océans et des glaces, l'acidification de l'océan et des événements climatiques extrêmes. Il y a un risque significatif que beaucoup de tendances s'accélèrent, aboutissant à des changements climatiques abrupts ou irréversibles."2
En ce qui concerne la crise économique, il n'est pas nécessaire de présenter ici des preuves du sérieux de la récession actuelle. Les médias bourgeois eux-mêmes la considèrent comme la pire crise économique depuis la Grande Dépression. Comme la récession actuelle a lieu malgré la myriade de mesures de sauvegarde et de palliatifs capitalistes d'Etat mis en place après la Grande Dépression dans les années 1930, et qui étaient supposés empêcher qu'un tel désastre économique ne se reproduise, on peut dire que cette récession est même pire que celle de 1929. Elle a mis à genoux l'économie mondiale la plus grande et la plus puissante, les Etats-Unis ; elle a requis la quasi-nationalisation de l'industrie bancaire, le soutien de toute l'industrie financière et a vu la banqueroute de General Motors, entreprise la plus importante du monde. Il était d'usage de dire : "ce qui est bon pour General Motors est bon pour les Etats-Unis".
L'administration Obama a d'abord annoncé qu'aux Etats-Unis, le chômage allait augmenter jusqu'à 8% avant de se stabiliser. La réalité a déjà dépassé cette prédiction excessivement optimiste. Officiellement, le chômage a déjà atteint 9,4% et Obama lui-même reconnaît ouvertement maintenant que le taux de chômage doublera avant que les choses ne commencent à s'améliorer. Et même ces sinistres chiffres sont en dessous de la réalité. Aux Etats-Unis, on considère que quelqu'un est au chômage seulement s'il n'a pas de travail et en a cherché depuis 30 jours. Les chômeurs qui n'ont pas cherché de travail pendant cette période, ou qui sont trop démoralisés pour se mettre à la recherche d'emplois qui n'existent pas et ont renoncé à s'inscrire, sont considérés comme en dehors de la force de travail. Selon l'Etat américain, ces "travailleurs découragés" ne sont plus des travailleurs et ne sont donc pas des chômeurs !
Les travailleurs qui ont perdu leur emploi et ne peuvent en retrouver un à temps plein mais se bousculent pour accéder à un emploi subalterne à temps partiel rien que pour survivre – appelés "ouvriers à temps partiel involontaires" – ne sont pas considérés comme chômeurs ni même sous-employés. S'ils ont un travail à temps partiel d'au moins 10 heures par semaine, ils sont considérés comme "ayant du travail" et, mieux encore, chacun de leur emploi à temps partiel compte comme un "emploi" dans les statistiques qui comptabilisent le nombre d'empois dans l'économie. Ainsi par exemple, une assistante d'éducation spécialisée de 59 ans qui a été licenciée et a perdu son emploi il y a neuf mois, et qui en a maintenant quatre à temps partiels : pour le gouvernement, non seulement elle n'est pas chômeuse mais, à elle seule, elle comptabilise quatre emplois nouveaux dans l'économie. Travaillant comme professeur de gymnastique dans cinq classes par semaine, comme aide-soignante, comme infirmière à domicile pour un trisomique et comme professeur de gymnastique pour des clients privés, elle parvient à récolter la somme de 750 $ par mois, ce qui ne l'aide pas beaucoup puisque son remboursement immobilier mensuel est de 1000 $.3
Le Labor Departement américain (ministère du travail) reconnaît qu'il y avait 9,1 millions d'"ouvriers à temps partiel involontaires" en mai et que si les ouvriers découragés et les temps partiels involontaires étaient compris dans le calcul du chômage, ce n'est pas à 9,4% mais à 16,4% que ce dernier s'élèverait. Même les pronostiqueurs les plus optimistes prévoient que le "plein" emploi (défini à 6% de chômage) ne sera peut-être pas de retour aux Etats-Unis avant 2013 ou 2014.
La mystification de la green economy a été un élément central dans la campagne présidentielle d'Obama. Au cours du second débat présidentiel, en octobre 2008, Obama a dit : "si nous créons une économie d'énergies nouvelles, nous pouvons créer facilement cinq millions de nouveaux emplois". Plus précisément, son site web de campagne promettait de "créer cinq millions d'emplois nouveaux en investissant de façon stratégique 150 milliards de dollars au cours des dix prochaines années afin de catalyser les efforts de chacun pour construire l'énergie propre du futur".4 Dans son programme, l'économie verte proposée par Obama/Biden comprend les points suivants :
- d'ici dix ans, économiser plus de pétrole qu'il n'en est importé actuellement du Moyen-Orient et du Venezuela ;
- d'ici 2015, avoir plus d'un million de voitures à moteur hybride sur les routes ;
- assurer que 10% de l'électricité provienne de sources renouvelables d'ici 2012, 25% en 2025 ;
- mettre en place dans toute l'économie un programme cap-and-trade (de limitation et taxation de la pollution) afin de réduire l'émission de gaz à effet de serre de 80% d'ici 2050.5
En février 2009, le Congrès a adopté le plan de reprise économique d'Obama qui se distinguait par un budget de 80 millions pour stimuler les dépenses dans le développement de sources d'énergie alternatives et d'autres initiatives écologiques ; cela a été largement "revendu" aux groupes écologistes comme un acompte sur la green economy. Cependant, malgré le triomphalisme de ces groupes, ces piètres 80 millions signifient mathématiquement qu'Obama doit encore dépenser "de façon stratégique" 149,92 milliards6 dans les 9 ans à venir pour remplir sa promesse d'économie verte.
La mystification de l'économie verte n'est pas un phénomène simplement américain. Selon un militant écologiste européen, "l'économie propre est sur le point de s'envoler".7 L'Union européenne encourage activement l'investissement dans l'industrie verte. Les pays européens ont introduit leurs propres programmes cap-and-trade sur le dioxyde de carbone en 2005. L'Allemagne a promulgué la loi sur l'énergie renouvelable allemande et introduit un programme de feed-in tariffs (FITs)8 incitant à des investissements en énergie propre. Au Canada, la province de l'Ontario a adopté une mesure sur le modèle du FIT allemand. En Grande-Bretagne, les efforts pour promouvoir des investissements bons pour l'environnement sont au cœur des plans de reprise économique. L'Australie veut augmenter les emplois verts de 3000% dans les décennies à venir. L'Allemagne, l'Espagne et le Danemark ont favorisé des programmes d'énergie éolienne. L'Allemagne et l'Espagne ont aussi soutenu des entreprises d'énergie solaire.
La Green Economy n'est pas la potion magique qui sauvera le capitalisme de lui-même. Les comparaisons entre l'économie verte et ce qui était appelé "la révolution technologique" sont fausses. Ce n'est pas une révolution technologique qui transformera la société comme la révolution industrielle le fit en permettant de transcender la production naturelle et de développer l'industrie moderne, de baisser les coûts et d'augmenter la production, d'élever le niveau de vie. Quand le capitalisme était un système historiquement progressif, capable de développer les forces productives, quand de nouvelles technologies et de nouvelles industries naissaient, cela produisait des millions d'emplois nouveaux, même si les anciens emplois et les vieilles industries étaient détruits. Mais aujourd'hui, dans une crise globale de surproduction, la technologie informatique, pour autant qu'elle a été capable de réduire les coûts de production et d'augmenter la productivité, n'a pas révolutionné l'économie, n'a pas permis au système de surmonter sa crise économique mais a, au contraire, aggravé la crise de surproduction.
L'idée que réparer le gâchis que le capitalisme a créé au cours du siècle dernier, est la base du progrès économique, est une erreur totale. C'est comme si on disait que l'ouragan Katrina qui a dévasté La Nouvelle Orléans en 2004, était bon pour l'économie parce qu'il a créé des millions de nouveaux emplois dans la construction et rendu possible la croissance économique. Ce genre de tour de passe-passe idéologique ne marche que si on sort de l'équation toute la souffrance humaine (les morts, la pauvreté) et la destruction des forces productives, des habitations, des écoles, des hôpitaux, etc. que Katrina a provoquées. Réparer quelque chose de cassé ne constitue en rien une "révolution" de l'économie.
De toutes façons, tout le battage sur l'économie verte qui va créer de nouveaux emplois est un non sens. Une étude commandée par la Conférence américaine des Maires prévoit une augmentation des emplois verts d'environ 750 000 qu'ils sont aujourd'hui, à 2,5 millions en 2018, soit un accroissement de 1 750 000 emplois – bien plus modeste que les 5 millions prévus par Obama. Cependant, des chercheurs d'universités, comme le York College en Pennsylvanie, les universités d'Illinois et de Arlington Texas, ont contesté les prédictions des maires pour être largement surestimées, car elles ont gonflé le nombre d'emplois avec des postes de soutien administratif n'ayant aucun rapport direct avec la production d'énergie propre. Et même si les prétentions exagérées d'Obama étaient exactes, 5 millions de nouveaux emplois verts dans les dix années à venir sont loin de permettre de compenser le effets passés et à venir de la récession aux Etats-Unis. Depuis que la récession a commencé en décembre 2007, l'économie américaine a perdu presque 6 millions d'emplois pour cause de licenciements et elle a besoin de 125 000 à 150 000 nouveaux emplois par mois - soit 1 500 000 à 1 800 000 par an – rien que pour absorber les nouveaux travailleurs en âge d'entrer dans le monde du travail et maintenir un niveau stable de chômage. Ainsi les prétendus cinq millions de nouveaux emplois qui seront "facilement" créés dans les dix années à venir, ne compenseront même pas tous les emplois détruits au cours des 18 derniers mois de récession !
Les nouveaux emplois verts ne compenseraient pas non plus ceux qui seraient perdus dans les industries du pétrole, de l'essence, du charbon, du nucléaire et de l'automobile du fait de l'abandon à grande échelle des énergies fossiles. Le programme cap-and-trade tant vanté qui permet aux entreprises pollueuses de faire du commerce avec les autorisations de polluer, et qui est applicable en Europe depuis quatre ans, doit encore démontrer ses effets bénéfiques puisque les niveaux d'émissions ont augmenté dans ces pays.
Les entreprises capitalistes ne se convertiront à des pratiques et des investissements bons pour l'environnement que s'il y a des profits à faire. Ces nouvelles technologies comportant d'énormes investissements préliminaires, de recherche et de développement, elles doivent pouvoir rapporter beaucoup de profit. La seule façon dont les gouvernements peuvent promouvoir la green economy est d'introduire des mesures de dissuasion vis-à-vis de la poursuite de l'utilisation des énergies fossiles, et d'incitation des entreprises à investir dans l'économie verte. Les forces dites du "libre marché" ne permettront jamais que cela arrive, seule peut le permettre une politique d'intervention capitaliste d'Etat, laquelle signifie une augmentation des taxes sur l'utilisation des technologies d'énergie fossile, l'augmentation des coûts de production des marchandises selon les processus industriels classiques, et l'augmentation des prix pour les consommateurs. Cela suppose également des subventions des gouvernements et des baisses d'impôts pour les entreprises à technologie verte. Tout cela sera bien sûr financé sur le dos de la classe ouvrière qui devra payer plus cher les biens de consommation "propres" et plus d'impôts pour financer les subventions et compenser les revenus perdus du fait des baisses de taxes. En fin de compte, l'économie verte qui est supposée "révolutionner" l'économie et sauver le monde du désastre écologique n'est qu'une autre façon de faire porter le fardeau de l'austérité sur la classe ouvrière et de baisser encore plus son niveau de vie.
Le capitalisme mondial est totalement incapable de coopérer pour faire face à la menace écologique. En particulier dans la période de décomposition sociale, avec la tendance croissante de chaque nation à jouer sa propre carte sur l'arène internationale, dans la concurrence de tous contre tous, une telle coopération est impossible. Si les Etats-Unis ont été attaqués pour leur refus de participer au Protocole de Kyoto qui visait à réduire les émissions de carbone, pour leur part les nations qui ont participé avec enthousiasme au traité n'ont rien fait pour réduire les gaz à effet de serre dans la décennie passée. Même lorsque le capitalisme "essaie" de mettre en oeuvre des solutions à la crise environnementale, le motif du profit joue irrationnellement pour saper le bien-être social. L'exemple désastreux de ce qui est arrivé avec le passage, motivé par le profit, à la production d'éthanol comme énergie alternative à partir du maïs est édifiant : une grande partie de l'agroalimentaire a été poussé à produire du maïs pour l'éthanol et non plus pour l'alimentation, contribuant ainsi à la pénurie globale de nourriture. Face à cela, des émeutes de la faim éclatèrent aux quatre coins du monde. Nous avons là un avant-goût de ce que la green economy capitaliste réserve à l'humanité.
La green economy n'est qu'un rideau de fumée, une campagne idéologique pour donner un visage humain au capitalisme. Dans sa course au profit, le capitalisme a dénaturé l'environnement. La calamité écologique que le capitalisme a créée est une nouvelle preuve du fait qu'il est allé au-delà de son utilité, qu'il faut le mettre au rancart. Mais l'économie verte est une réponse cynique de la classe dominante qui prétend pouvoir régler un problème alors que celui-ci est l'émanation directe de la nature de son système. La distance qui sépare la promesse de la green economy de la réalité est si grande que c'en est risible. Et pas seulement sur le plan des emplois. Elle va mettre sur le marché des denrées alimentaires écologiques qui sont supposées être plus naturelles, plus biologiques, mais dont le prix est le plus souvent au-delà de ce que peut acheter un ouvrier moyen. Autre exemple : pour économiser l'énergie, il est édicté de remplacer les ampoules à incandescence par des lampes fluorescentes, mais celles-ci contiennent du mercure qui est désastreux pour l'environnement si on ne n'en sert pas de façon contrôlée.
Quel que soit l'emballage idéologique, le capitalisme est fait pour générer du profit, pas pour répondre aux besoins des hommes.
Le capitalisme n'a aucune porte de sortie pour échapper à la crise économique et à celle de l'environnement. Seul le prolétariat a la capacité de sauver l'avenir de l'humanité – de détruire ce système rapace d'exploitation capitaliste de l'homme par l'homme basé sur une course incessante au profit et de le remplacer par une société dans laquelle répondre au besoin social constituera le principe prépondérant de la vie économique et sociale. Tout ce bavardage sur l'économie verte ou noire est un non sens. Seule une économie rouge offrira un avenir à l'humanité.
J. Grevin
1. Selon la loi, la Maison blanche doit produire un rapport sur l'impact du réchauffement climatique, mais aucun rapport n'a été produit depuis 2000, quand l'administration Clinton/Gore était encore au pouvoir. L'administration Bush – avec ses liens étroits avec l'industrie de l'énergie et ses petits copains de droite anti-réglementation – a refusé de produire un tel rapport tout au long de ses huit ans en fonction. Jusqu'à ce que l'International Panel on Climate Change (IPCC) - Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l'Evolution du Climat (GIEC) - ait remis son rapport affirmant le réchauffement climatique en tant que fait incontournable, l'administration Bush considérait la question comme un problème scientifique "ouvert", à la consternation des scientifiques professionnels de l'Environmental Protection Agency et de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) dont les rapports furent censurés ou supprimés durant les années Bush.
2. "Key messages from the Congress".
3. De Pass Dee, "More Workers Fall Back on Part-Time 'Survival' Jobs", Star Tribune, Minneapolis, MN), 21 juin 2009.
4. barackobama.com [1626]
5. Ibid.
6. Les 150 milliards promis lors du débat électoral auxquels sont soustraits les 80 millions déjà alloués en février 2009
7. WWF : "Green Economy Creates Jobs".
8. Tarifs imposés aux compagnies pour l'achat d'électricité de source renouvelable
Depuis 1929, jamais une crise économique n’avait frappé avec une telle violence le prolétariat mondial. Partout, le chômage et la misère explosent. Cette situation dramatique ne peut que provoquer un fort sentiment de colère chez les ouvriers. Mais transformer cette colère en combativité est aujourd’hui très difficile. Que faire quand son usine ferme ? Comment lutter ? Quels types de grèves et d’actions mener ? Et pour tous ceux qui ont encore un travail, comment résister aux baisses de salaires, aux heures supplémentaires gratuites et à l’augmentation des cadences quand le patron exerce ce chantage odieux "c’est ça ou la porte, il y en a des milliers dehors qui attendent ta place" ? La brutalité de cette récession est une source d’angoisse terrible, voire paralysante, pour les familles ouvrières.
Et pourtant, ces derniers mois, d’importantes grèves ont éclaté :
Au Bangladesh, à Narayanganj, en mai dernier, 20 000 travailleurs impayés depuis des mois ont laissé exploser leur colère en saccageant des dizaines d’usines de textile et en allant s’affronter à l’armée au péril de leur vie.
En Chine, dans les villes de Daqing et de Liaoyang, au cœur du bassin industriel de Mandchourie, des dizaines de milliers d’ouvriers récemment licenciés descendent tous les jours dans les rues depuis le premier mars pour réclamer le versement de leurs allocations chômage et le maintien de leur sécurité sociale. Cette vague de luttes est représentative de la montée générale de la combativité du prolétariat de cette région du monde. D’après les agences de surveillance de la stabilité politique situées à Hong Kong, la Chine a connu 58 000 "incidents de masse" (grèves, manifestations,…) au cours des trois premiers mois de cette année. "Si cette tendance continue toute l’année, 2009 battrait tous les records précédents avec plus de 230 000 de ces dits "incidents de masse", comparés aux 120 000 en 2008 et aux 90 000 de 2006 " 1.
En Espagne, à la fin avril, les métallurgistes de Vigo sont à nouveau entrés en lutte. Après avoir mené une grève exemplaire en 2006 en organisant des assemblées générales dans la rue afin d’entraîner toute la population ouvrière de la ville, ces ouvriers ont dû faire face cette fois-ci à des syndicats préparés et aux armes aiguisées : assemblées générales bidons et sans débat, actions coups de poings stériles telles que le blocage des bateaux de croisière… Si les grévistes n’ont pas su cette fois-ci déjouer tous ces pièges, la prise de conscience de la nécessité de la lutte a franchi un nouveau cap comme en témoigne cette phrase d'un ouvrier en lutte : "Ça va très très mal. Ou on lutte ou on meurt" 2.
Mais c’est en Angleterre que des luttes expriment le plus nettement une avancée de la conscience au sein de la classe ouvrière. Au début de l’année, les ouvriers de la raffinerie de Lindsey avaient été au cœur d’une vague de grèves sauvages. Cette lutte, à ses débuts, avait été freinée par le poids du nationalisme, symbolisé par le slogan "des emplois anglais pour les ouvriers anglais". La classe dominante avait alors utilisé ces idées nationalistes à plein en présentant cette grève comme étant contre les ouvriers italiens et polonais employés sur le site. Cependant, la bourgeoisie a mis soudainement fin à cette grève quand ont commencé à apparaître des banderoles appelant les ouvriers portugais et italiens à rejoindre la lutte, affirmant "Ouvriers du monde entier, unissez-vous" et que les ouvriers polonais du bâtiment ont effectivement rejoint les grèves sauvages à Plymouth. Au lieu d’une défaite ouvrière, avec des tensions croissantes entre ouvriers de différents pays, les ouvriers de Lindsey ont obtenu la création de 101 emplois supplémentaires (les ouvriers portugais et italiens gardant le leur), gagné l’assurance qu’aucun ouvrier ne serait licencié et, surtout, sont rentrés unis au travail ! Quand, en juin, Total a annoncé le licenciement de 51 puis de 640 employés, les ouvriers ont ainsi pu s’appuyer sur cette récente expérience. La nouvelle vague de luttes a en effet éclaté d’emblée sur une base beaucoup plus claire : solidarité avec tous les ouvriers licenciés. Et rapidement, des grèves sauvages ont éclaté dans tout le pays. "Des ouvriers des centrales électriques, des raffineries, des usines dans le Cheshire, le Yorkshire, le Nottinghamshire, l’Oxfordshire, en Galles du Sud et à Teesside arrêtaient le travail pour montrer leur solidarité". (The Independent du 20 juin). "Il y avait aussi des signes que la grève s’étendait à l’industrie nucléaire, puisque EDF Energy disait que les ouvriers contractuels du réacteur de Hickley Point, dans le Somerset, avaient arrêté le travail." (Le Times). La fraction la plus ancienne du prolétariat mondial a montré à cette occasion que la force de la classe ouvrière réside avant tout dans sa capacité à être unie et solidaire.
Toutes ces luttes peuvent sembler peu de chose en comparaison de la gravité de la situation. Et, effectivement, l’avenir de l’humanité passe nécessairement par des combats prolétariens d’une tout autre ampleur et massivité. Mais si la crise économique actuelle a agi jusqu’à présent comme un coup de massue laissant le prolétariat quelque peu hébété, elle reste néanmoins le terreau le plus fertile au développement futur de la combativité et de la conscience ouvrières. En ce sens, ces exemples de luttes qui portent en eux le germe de l’unité, de la solidarité et de la dignité humaine, sont autant de promesses d’avenir.
Mehdi (8 juillet 2009)
1. Source : « Des nouvelles du front [1627] ».
2. Pour de plus amples informations sur cette lutte, lire notre article en espagnol « Vigo : Los metodos sindicales conducen a la derrota [1628] ».
L'article que nous publions ci-dessous est la seconde partie de la brochure d'Anton Pannekoek, "Marxisme et Darwinisme" dont nous avons publié les premiers chapitres dans le numéro précédent de la Revue Internationale. Ce texte explique ici l'évolution de l'Homme en tant qu'espèce sociale. Pannekoek se réfère à juste raison au second grand ouvrage de Darwin, La filiation de l'Homme (1871) et met clairement en évidence que le mécanisme de la lutte pour l'existence par la sélection naturelle, développée dans "L'origine des espèces", ne peut s'appliquer schématiquement à l'espèce humaine comme l'avait démontré Darwin lui-même. Chez tous les animaux sociaux, et plus encore chez l'Homme, la coopération et l'entraide sont la condition de la survie collective du groupe au sein duquel les plus faibles ne sont pas éliminés, mais au contraire protégés. Le moteur de l'évolution de l'espèce humaine n'est donc pas la lutte compétitive pour l'existence et l'avantage conféré aux êtres vivants les plus adaptés aux conditions de l'environnement, mais le développement de leurs instincts sociaux.
La brochure de Pannekoek montre que le livre de Darwin, La filiation de l'Homme, constitue un démenti cinglant à l'idéologie réactionnaire du "darwinisme social" préconisé notamment par Herbert Spencer (comme il tord le cou à l'eugénisme de Francis Galton), qui s'est appuyée sur le mécanisme de la sélection naturelle, décrit dans L'origine des espèces, pour donner une caution pseudo scientifique à la logique du capitalisme basée sur la concurrence, la loi du plus fort et l'élimination des "moins aptes". A tous les "darwinistes sociaux" d'hier et d'aujourd'hui (qu'il désigne sous le terme de "darwinistes bourgeois"), Pannekoek répond très clairement, en se basant sur Darwin, que : "Ceci jette un éclairage entièrement nouveau sur le point de vue des darwinistes bourgeois. Ces derniers proclament que seule l'élimination des faibles est naturelle et qu'elle est nécessaire afin d'empêcher la corruption de la race. D’autre part, la protection apportée aux faibles est contre la nature et contribue à la déchéance de la race. Mais que voyons-nous ? Dans la nature elle-même, dans le monde animal, nous constatons que les faibles sont protégés, qu'ils ne se maintiennent pas grâce à leur propre force personnelle, et qu'ils ne sont pas écartés du fait de leur faiblesse individuelle. Ces dispositions n'affaiblissent pas le groupe, mais lui confèrent une force nouvelle. Le groupe animal dans lequel l'aide mutuelle est la mieux développée, est mieux adapté pour se préserver dans les conflits. Ce qui, selon la conception étroite de ces darwinistes, apparaissait comme facteur de faiblesse, devient exactement l'inverse, un facteur de force, contre lequel les individus forts qui mènent la lutte individuellement ne font pas le poids."
Dans cette deuxième partie de sa brochure, Pannekoek examine également, avec une très grande rigueur dialectique, comment l'évolution de l'Homme a permis à ce dernier de se dégager de son animalité et de certaines contingences de la nature, grâce au développement conjoint du langage, de la pensée et des outils. Néanmoins, en reprenant l'analyse développée par Engels dans son article inachevé "Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme" (publié dans La dialectique de la nature), il tend à sous-estimer le rôle fondamental du langage dans le développement de la vie sociale de notre espèce.
Cet article de Pannekoek a été rédigé il y a un siècle et il ne pouvait donc intégrer les dernières découvertes scientifiques, notamment en primatologie. Les études récentes sur le comportement social des singes anthropoïdes nous permettent d'affirmer que le langage humain n'a pas été sélectionné en premier lieu pour la fabrication des outils (comme semblait le penser Pannekoek, à la suite d'Engels) mais d'abord pour la consolidation des liens sociaux (sans lesquels les premiers humains n'auraient pu communiquer notamment pour construire des abris, se protéger des prédateurs et des forces hostiles de la nature, puis transmettre leurs connaissances d'une génération à l'autre).
Bien que le texte de Pannekoek donne un tableau très bien argumenté du processus de développement des forces productives depuis la fabrication des premiers outils, il tend cependant à réduire ces dernières à la seule satisfaction des besoins biologiques de l'Homme (notamment la satisfaction de la faim) et à perdre ainsi de vue que l'émergence de l'art (qui a fait son apparition très tôt dans l'histoire de l'humanité) a constitué également une étape fondamentale dans le dégagement de l'espèce humaine du règne animal.
Par ailleurs, si comme on l'a vu, Pannekoek explique, de façon très synthétique mais avec une remarquable clarté et simplicité, la théorie darwinienne de l'évolution de l'Homme, il ne va pas suffisamment loin, à notre avis, dans la compréhension de l'anthropologie de Darwin. En particulier, il ne met pas en évidence qu'avec la sélection naturelle des instincts sociaux, la lutte pour l'existence a sélectionné des comportements anti-éliminatoires qui ont donné naissance à la morale1. En opérant une rupture entre morale naturelle et morale sociale, entre nature et culture, Pannekoek n'avait pas suffisamment compris la continuité évolutive existant entre la sélection des instincts sociaux, la protection des faibles par l'entraide, et ce qui a permis à l'Homme de s'engager dans la voie de la civilisation. C'est justement cet élargissement de la solidarité et de la conscience d'appartenir à la même espèce qui a permis à l'Humanité, à un certain stade de son développement, d'énoncer, sous l'Empire romain (comme le souligne d'ailleurs le texte de Pannekoek) cette formule du christianisme : "Tous les hommes sont frères".
Les conclusions fausses tirées par Haeckel et Spencer sur le socialisme ne sont nullement surprenantes. Le darwinisme et le marxisme sont deux théories distinctes, l’une s'appliquant au monde animal, l'autre à la société. Elles se complètent dans le sens où le monde animal se développe selon les lois de la théorie darwinienne jusqu'à l'étape de l'homme et, à partir du moment où celui-ci s’est extrait du monde animal, c'est le marxisme qui rend compte de la loi du développement. Quand on veut faire passer une théorie d'un domaine à l'autre, au sein desquels s'appliquent des lois différentes, on ne peut qu’en tirer des déductions erronées.
Tel est le cas quand nous voulons découvrir, à partir de la loi de la nature, quelle forme sociale est naturelle et la plus en conformité avec la nature, et c’est exactement ce que les darwinistes bourgeois ont fait. Ils ont déduit des lois qui gouvernent le monde animal, où la théorie darwinienne s'applique, que l’ordre social capitaliste, qui est en conformité avec cette théorie, est dès lors l’ordre naturel qui doit durer toujours. D'un autre côté, il y avait aussi des socialistes qui voulaient prouver de la même manière que le système socialiste est le système naturel. Ces socialistes disaient :
"Sous le capitalisme, les hommes ne mènent pas la lutte pour l'existence avec des armes identiques, mais avec des armes artificiellement inégales. La supériorité naturelle de ceux qui sont plus sains, plus forts, plus intelligents ou moralement meilleurs, ne peut aucunement prédominer tant que la naissance, la classe sociale ou surtout la possession de l'argent déterminent cette lutte. Le socialisme, en supprimant toutes ces inégalités artificielles, rend les conditions aussi favorables pour tous, et c'est alors seulement que la vraie lutte pour l'existence prévaudra dans laquelle l’excellence personnelle constituera le facteur décisif. D’après les principes darwiniens, le mode de production socialiste constituerait donc celui qui serait véritablement naturel et logique".
En tant que pendant critique des conceptions des darwinistes bourgeois, cette argumentation n’est pas mauvaise, mais elle est tout aussi erronée que cette dernière. Les deux démonstrations opposées sont également fausses car elles partent toutes les deux de la prémisse, depuis longtemps dépassée, selon laquelle il existerait un seul système social naturel ou logique.
Le marxisme nous a enseigné qu'il n'existe pas de système social naturel et qu'il ne peut y en avoir ou, pour le dire d’une autre manière, que tout système social est naturel, parce que chaque système social est nécessaire et naturel dans des conditions données. Il n'y a pas un seul système social défini qui puisse se revendiquer d’être naturel ; les différents systèmes sociaux se succèdent les uns aux autres en raison du développement des forces productives. Chaque système est donc le système naturel pour son époque particulière, comme le suivant le sera à une époque ultérieure. Le capitalisme n'est pas le seul ordre naturel, comme le croit la bourgeoisie, et aucun système socialiste mondial n'est le seul ordre naturel, comme certains socialistes essayent de le prouver. Le capitalisme était naturel dans les conditions du 19e siècle, tout comme le féodalisme l’était au Moyen-âge, et comme le sera le socialisme au stade de développement futur des forces productives. La tentative de promouvoir un système donné comme le seul système naturel est tout aussi futile que vouloir désigner un animal et dire que cet animal est le plus parfait de tous les animaux. Le darwinisme nous enseigne que chaque animal est également adapté et également parfait dans sa forme pour s’adapter à son environnement particulier. De la même manière, le marxisme nous enseigne que chaque système social est particulièrement adapté à ses conditions et que, dans ce sens, on peut le qualifier de bon et parfait.
C’est ici que réside la raison principale pour laquelle les tentatives des darwinistes bourgeois pour défendre le système capitaliste décadent sont vouées à l’échec. Les arguments basés sur la science de la nature, quand ils sont appliqués aux questions sociales, conduisent presque toujours à des conclusions erronées. En effet, alors que la nature ne change pas dans ses grandes lignes au cours de l'histoire de l’humanité, la société humaine, en revanche, subit des changements rapides et continus. Pour comprendre la force motrice et la cause du développement social, nous devons étudier la société comme telle. Le marxisme et le darwinisme doivent chacun s'en tenir à leur domaine propre ; ils sont indépendants l'un de l'autre et il n'existe aucun lien direct entre eux.
Ici surgit une question très importante. Pouvons-nous nous arrêter à la conclusion selon laquelle le marxisme s'applique uniquement à la société et le darwinisme uniquement au monde organique, et que ni l'une ni l'autre de ces théories n'est applicable à l'autre domaine ? D’un point de vue pratique, c’est très commode d'avoir un principe pour le monde humain et un autre pour le monde animal. En adoptant ce point de vue cependant, nous oublions que l'homme est aussi un animal. L'homme s'est développé à partir de l’animal, et les lois qui s'appliquent au monde animal ne peuvent pas, soudainement, perdre leur applicabilité à l’être humain. Il est vrai que l'homme est un animal très particulier, mais si c'est le cas il est nécessaire de trouver, à partir de ces particularités mêmes, pourquoi les principes applicables à tous les animaux ne s'appliquent pas aux hommes, ou pourquoi ils prennent une forme différente.
Ici, nous touchons à un autre problème. Les darwinistes bourgeois n'ont pas ce problème ; ils déclarent simplement que l'homme est un animal et ils se lancent sans réserve dans l'application des principes darwiniens aux hommes. Nous avons vu à quelles conclusions erronées ils arrivent. Pour nous, cette question n'est pas aussi simple ; nous devons d'abord avoir une vision claire des différences qui existent entre les hommes et les animaux, puis, à partir de ces différences, il doit découler la raison pour laquelle, dans le monde humain, les principes darwiniens se transforment en des principes totalement différents, à savoir en ceux du marxisme.
La première particularité que nous observons chez l’homme est qu’il est un être social. En cela, il ne diffère pas de tous les animaux car même parmi ces derniers, il y a beaucoup d'espèces qui vivent de façon sociale. Mais l'homme diffère de tous les animaux que nous avons observés jusqu'ici en parlant de la théorie darwinienne, de ces animaux qui vivent séparément, chacun pour soi et qui luttent contre tous les autres pour subvenir à leurs besoins. Ce n'est pas aux prédateurs, qui vivent de façon séparée et qui sont les animaux modèles des Darwiniens bourgeois, que l'homme doit être comparé, mais à ceux qui vivent socialement. La sociabilité est une force nouvelle, dont nous n'avons pas encore tenu compte jusqu’à présent ; une force qui fait appel à de nouveaux rapports et à de nouvelles qualités chez les animaux.
C'est une erreur de considérer la lutte pour l'existence comme la force unique et omnipotente donnant forme au monde organique. La lutte pour l'existence est la principale force qui est à l'origine de nouvelles espèces, mais Darwin lui-même savait très bien que d'autres forces coopèrent, qui façonnent les formes, les habitudes et les particularités du monde organique. Dans son livre plus tardif, La Filiation de l’homme, Darwin a minutieusement traité de la sélection sexuelle et a montré que la concurrence des mâles pour les femelles a donné naissance aux couleurs bariolées des oiseaux et des papillons et, également, aux chants mélodieux des oiseaux. Il a également consacré tout un chapitre à la vie sociale. On peut aussi trouver beaucoup d’exemples sur cette question dans le livre de Kropotkine, L'Entraide, un facteur d'évolution. Le meilleur exposé des effets de la sociabilité se trouve dans L'Éthique et la conception matérialiste de l'histoire de Kautsky.
Quand un certain nombre d'animaux vivent en groupe, en troupeau ou en bande, ils mènent en commun la lutte pour l'existence contre le monde extérieur ; à l’intérieur d’un tel groupe la lutte pour l'existence cesse. Les animaux qui vivent socialement n’engagent plus les uns contre les autres de combats où les faibles succombent ; c’est exactement l'inverse, les faibles jouissent des mêmes avantages que les forts. Quand quelques animaux ont l'avantage d’un odorat plus aiguisé, d’une plus grande force, ou de l’expérience qui leur permet de trouver le meilleur pâturage ou d’éviter l'ennemi, cet avantage ne bénéficie pas seulement à eux-mêmes, mais également au groupe entier, y compris aux individus les moins pourvus. Le fait pour les individus les moins pourvus de se joindre aux plus avantagés permet aux premiers de surmonter, jusqu’à un certain point, les conséquences de leurs propriétés moins favorables.
Cette mise en commun des différentes forces profite à l’ensemble des membres. Elle donne au groupe une puissance nouvelle et beaucoup plus importante que celle d'un seul individu, même le plus fort. C’est grâce à cette force unie que les herbivores sans défense peuvent contrer les prédateurs. C'est seulement au moyen de cette unité que certains animaux sont capables de protéger leurs petits. La vie sociale profite donc énormément à l’ensemble des membres du groupe.
Un deuxième avantage de la sociabilité vient du fait que, lorsque les animaux vivent socialement, il y a une possibilité de division du travail. Ces animaux envoient des éclaireurs ou placent des sentinelles dont la tâche est de s'assurer de la sécurité de tous, pendant que les autres sont tranquillement en train de manger ou de cueillir, en comptant sur leurs gardes pour les avertir du danger.
Une telle société animale devient, à certains égards, une unité, un seul organisme. Naturellement, les rapports restent beaucoup plus lâches que dans les rapports qui règnent entre les cellules d'un seul corps animal ; en effet les membres restent égaux entre eux – ce n’est que chez les fourmis, les abeilles et quelques autres insectes qu’une distinction organique se développe – et ils sont capables, dans des conditions certes plus défavorables, de vivre isolément. Néanmoins, le groupe devient un corps cohérent, et il doit y avoir une certaine force qui lie les différents membres entre eux.
Cette force n'est autre que les motifs sociaux, l'instinct qui maintiennent les animaux réunis et qui permettent ainsi la perpétuation du groupe. Chaque animal doit placer l'intérêt de l'ensemble du groupe au-dessus de ses intérêts propres ; il doit toujours agir instinctivement pour le bénéfice du groupe sans considération pour lui-même. Si chacun des faibles herbivores ne pense qu’à lui-même et s’enfuit quand il est attaqué par un fauve, le troupeau réuni s’éparpille à nouveau. C’est seulement quand le motif fort de l'instinct de conservation est contré par un motif encore plus fort d'union, et que chaque animal risque sa vie pour la protection de tous, c’est seulement alors que le troupeau se maintient et profite des avantages de rester groupé. Le sacrifice de soi, le courage, le dévouement, la discipline et la fidélité doivent surgir de cette façon, parce que là où ces qualités n'existent pas, la cohésion se dissout ; la société ne peut exister que là où ces qualités existent.
Ces instincts, tout en ayant leur origine dans l'habitude et la nécessité, sont renforcés par la lutte pour l'existence. Chaque troupeau animal se trouve toujours dans une lutte de concurrence avec les mêmes animaux d'un troupeau différent ; les troupeaux qui sont les mieux adaptés pour résister à l'ennemi survivront, alors que ceux qui sont plus pauvrement équipés disparaîtront. Les groupes dans lesquels l'instinct social est le mieux développé pourront le mieux se maintenir, alors que le groupe dans lequel l'instinct social est peu développé, soit va devenir une proie facile pour ses ennemis, soit ne sera pas en mesure de trouver les pâturages les plus favorables à son existence. Ces instincts sociaux deviennent donc les facteurs les plus importants et les plus décisifs qui déterminent qui survivra dans la lutte pour l'existence. C'est à cause de cela que les instincts sociaux ont été élevés à la position de facteurs prédominants dans la lutte pour la survie.
Ceci jette un éclairage entièrement nouveau sur le point de vue des darwinistes bourgeois. Ces derniers proclament que seule l'élimination des faibles est naturelle et qu'elle est nécessaire afin d'empêcher la corruption de la race. D’autre part, la protection apportée aux faibles est contre la nature et contribue à la déchéance de la race. Mais que voyons-nous ? Dans la nature elle-même, dans le monde animal, nous constatons que les faibles sont protégés, qu'ils ne se maintiennent pas grâce à leur propre force personnelle, et qu'ils ne sont pas écartés du fait de leur faiblesse individuelle. Ces dispositions n'affaiblissent pas le groupe, mais lui confèrent une force nouvelle. Le groupe animal dans lequel l'aide mutuelle est la mieux développée, est mieux adapté pour se préserver dans les conflits. Ce qui, selon la conception étroite de ces Darwinistes, apparaissait comme facteur de faiblesse, devient exactement l'inverse, un facteur de force, contre lequel les individus forts qui mènent la lutte individuellement ne font pas le poids. La race, prétendument dégénérescente et corrompue, remporte la victoire et s'avère dans la pratique la plus habile et la meilleure.
Ici nous voyons d'abord pleinement à quel point les affirmations des darwinistes bourgeois sont à courte vue, révèlent une étroitesse d’esprit et une absence d’esprit scientifique. Ils font dériver leurs lois naturelles et leurs conceptions de ce qui est naturel concernant une partie du monde animal à laquelle l'homme ressemble le moins, les animaux solitaires, alors qu'ils laissent de côté l'observation des animaux qui vivent pratiquement dans les mêmes circonstances que l'homme. On peut en trouver la raison dans leurs propres conditions de vie ; ils appartiennent à une classe où chacun est en concurrence individuelle avec l'autre. Par conséquent, ils ne voient chez les animaux que la forme de la lutte pour l'existence qui correspond à la lutte de concurrence bourgeoise. C'est pour cette raison qu'ils négligent les formes de lutte qui sont de la plus grande importance pour les hommes.
Il est vrai que les darwinistes bourgeois sont conscients du fait que tout, dans le monde animal comme dans l’humain, ne se réduit pas à l’égoïsme pur. Les scientifiques bourgeois disent très souvent que tout homme est habité par deux sentiments : le sentiment égoïste ou amour de soi, et le sentiment altruiste, ou amour des autres. Mais comme ils ne connaissent pas l'origine sociale de cet altruisme, ils ne peuvent comprendre ni ses limites ni ses conditions. L'altruisme, dans leur bouche, devient une idée très vague qu'ils ne savent pas manier.
Tout ce qui s'applique aux animaux sociaux s'applique également à l'homme. Nos ancêtres ressemblant à des singes et les hommes primitifs qui se sont développés à partir d’eux étaient tous des animaux faibles, sans défense qui, comme presque tous les singes, vivaient en tribus. Chez eux, ont dû apparaître les mêmes motifs et les mêmes instincts sociaux qui, plus tard, chez l’homme, se sont développés sous la forme de sentiments moraux. Le fait que nos coutumes et nos morales ne soient rien d’autre que des sentiments sociaux, des sentiments que nous rencontrons chez des animaux, est connu de tous ; Darwin aussi a déjà parlé des "habitudes des animaux en rapport avec leur attitudes sociales qui s'appelleraient morale chez les hommes". La différence réside seulement dans le degré de conscience ; dès que ces sentiments sociaux deviennent clairement conscients pour les hommes, ils prennent le caractère de sentiments moraux. Ici nous voyons que la conception morale - que les auteurs bourgeois considéraient comme la différence principale entre les hommes et les animaux - n'est pas propre aux hommes, mais est un produit direct des conditions existant dans le monde animal.
Le fait que les sentiments moraux ne s’étendent pas au-delà du groupe social auquel l'animal ou l'homme appartient, réside dans la nature de leur origine. Ces sentiments servent le but pratique de préserver la cohésion du groupe ; au delà, ils sont inutiles. Dans le monde animal, l’étendue et la nature du groupe social sont déterminées par les circonstances de la vie, et donc le groupe demeure presque toujours le même. Chez les hommes, en revanche, les groupes, ces unités sociales, sont toujours changeantes en fonction du développement économique, et ceci change également le domaine de validité des instincts sociaux.
Les anciens groupes, à l’origine des peuplades sauvages et barbares, étaient plus fortement unis que les groupes animaux non seulement parce qu’ils étaient en concurrence mais aussi parce qu’ils se faisaient directement la guerre. Les rapports familiaux et un langage commun ont renforcé plus tard cette unité. Chaque individu dépendait entièrement du soutien de sa tribu. Dans ces conditions, les instincts sociaux, les sentiments moraux, la subordination de l'individu au tout, ont dû se développer à l'extrême. Avec le développement ultérieur de la société, les tribus se sont dissoutes en des entités économiques plus larges et se sont réunies dans des villes et des peuples.
De nouvelles sociétés prennent la place des anciennes, et les membres de ces entités poursuivent la lutte pour l'existence en commun contre d'autres peuples. Dans une proportion égale au développement économique, la taille de ces entités augmente, au sein desquelles la lutte de chacun contre les autres faiblit et les sentiments sociaux s'étendent. À la fin de l'antiquité, nous constatons que tous les peuples connus autour de la Méditerranée forment alors une unité, l'Empire romain. A cette époque, surgit aussi la doctrine qui étend les sentiments moraux à l’humanité entière et formule le dogme que tous les hommes sont frères.
Quand nous considérons notre propre époque, nous voyons qu'économiquement tous les peuples forment de plus en plus une unité, même si c'est une unité faible. En conséquence, il règne un sentiment – il est vrai relativement abstrait – d’une fraternité qui englobe l’ensemble des peuples civilisés. Bien plus fort est le sentiment national, surtout chez la bourgeoisie, parce que les nations constituent les entités en lutte constante de la bourgeoisie. Les sentiments sociaux sont les plus forts envers les membres de la même classe, parce que les classes constituent les unités sociales essentielles, incarnant les intérêts convergents de ses membres Ainsi nous voyons que les entités sociales et les sentiments sociaux changent dans la société humaine, selon le progrès du développement économique. 2
La sociabilité, avec ses conséquences, les instincts moraux, constitue une particularité qui distingue l'homme de certains animaux, mais pas de tous. Il existe, cependant, des particularités qui n'appartiennent qu'à l’homme et qui le séparent de l’ensemble du monde animal. C’est, en premier lieu, le langage, ensuite, la raison. L'homme est également le seul animal qui se sert d’outils fabriqués par lui-même.
Les animaux présentent ces propriétés en germes, tandis que chez les hommes, elles se sont développées à travers de nouvelles caractéristiques spécifiques. Beaucoup d'animaux ont une sorte de voix et peuvent, au moyen de sons, communiquer leurs intentions, mais c’est seulement l'homme qui émet des sons tels que des noms qui lui servent de moyen pour nommer des choses et des actions. Les animaux ont également un cerveau avec lequel ils pensent, mais l’intelligence humaine révèle, comme nous le verrons plus tard, une orientation entièrement nouvelle, que nous désignons comme une pensée rationnelle ou abstraite. Les animaux, aussi, se servent d'objets inanimés qu'ils utilisent dans certains buts ; par exemple, la construction des nids. Les singes utilisent parfois des bâtons ou des pierres, mais seul l'homme utilise les outils qu'il fabrique lui-même délibérément dans des buts particuliers. Ces tendances primitives chez les animaux nous convainquent que les particularités que l'homme possède lui sont venues, non pas grâce au miracle de la création, mais par un lent développement. Comprendre comment ces premières traces de langage, de pensée et d’utilisation d’outils se sont développées en de telles propriétés nouvelles et de première importance chez l’homme implique la problématique de l’humanisation de l’animal.
Seul l’être humain en tant qu’animal social a été capable de cette évolution. Les animaux qui vivent en solitaires ne peuvent pas parvenir à un tel niveau de développement. En dehors de la société, le langage est aussi inutile que l'œil dans l'obscurité, et il est voué à s’éteindre. Le langage n'est possible que dans la société, et c'est seulement là qu'il est nécessaire comme moyen de délibération entre ses membres. Tous les animaux sociaux possèdent certains moyens pour exprimer leurs intentions, autrement ils ne pourraient pas agir selon un plan collectif. Les sons qui étaient nécessaires comme moyen de se comprendre lors du travail collectif pour l'homme primitif, ont dû se développer lentement jusqu’à des noms d’activités et ensuite de choses.
L'utilisation des outils aussi présuppose une société, parce que c'est seulement à travers la société que les acquis peuvent être préservés. Dans un état de vie solitaire, chacun aurait dû découvrir cet emploi pour lui seul et, avec la mort de l’inventeur, la découverte aurait disparu également, et chacun aurait dû tout recommencer depuis le début. Ce n'est qu'avec la société que l'expérience et la connaissance des anciennes générations peuvent être préservées, perpétuées et développées. Dans un groupe ou une tribu, quelques-uns peuvent mourir, mais le groupe, lui, est en quelque sorte immortel. Il subsiste. La connaissance de l'utilisation des outils n'est pas innée, elle est acquise plus tard. C'est pourquoi une tradition intellectuelle est indispensable, qui n’est possible que dans la société.
Alors que ces caractéristiques spécifiques à l'homme sont inséparables de sa vie sociale, elles sont également fortement reliées entre elles. Ces caractéristiques ne se sont pas développées séparément, mais ont toutes progressé en commun. Que la pensée et le langage peuvent exister et se développer seulement en commun est connu de tous ceux qui ont essayé de se représenter la nature de leur propre pensée. Lorsque nous pensons ou réfléchissons, en fait, nous nous parlons à nous-mêmes et nous observons alors qu'il nous est impossible de penser clairement sans employer des mots. Lorsque nous ne pensons pas avec des mots, nos pensées demeurent imprécises et nous n’arrivons pas à saisir les pensées spécifiques. Chacun d’entre nous peut comprendre cela par sa propre expérience. C'est parce que le raisonnement dit abstrait est une pensée perceptive et ne peut avoir lieu qu’au moyen de concepts. Or nous ne pouvons désigner et maîtriser ces concepts qu’au moyen de mots. Chaque tentative pour élargir notre pensée, chaque tentative pour faire avancer notre connaissance doit commencer par la distinction et la classification au moyen de noms ou en donnant aux anciennes appellations une signification plus précise. Le langage est le corps de la pensée, le seul matériel avec lequel toute science humaine est construite.
La différence entre l'esprit humain et l'esprit animal a été très pertinemment montrée par Schopenhauer dans une citation qui est aussi relevée par Kautsky dans L'Éthique et la Conception Matérialiste de l'Histoire (pages 139-40 de la traduction en anglais). Les actes de l'animal dépendent de motifs visuels, de ce qu'il voit, entend, sent ou observe. Nous pouvons presque toujours voir et dire ce qui pousse un animal à faire ceci ou cela car, nous aussi, nous pouvons le voir si nous faisons attention. Avec l'homme cependant, c’est totalement différent. Nous ne pouvons pas prévoir ce qu'il fera, parce que nous ne connaissons pas les motifs qui l'incitent à agir ; ce sont les pensées dans sa tête. L'homme réfléchit et, ce faisant, il fait entrer en jeu toute sa connaissance, résultat de ses anciennes expériences, et c'est alors qu'il décide comment agir. Les actes d'un animal dépendent d’une impression immédiate, alors que ceux de l'homme dépendent de conceptions abstraites, de pensées et de concepts. L'homme "est en quelque sorte mû par des fils invisibles et subtils. Ainsi tous ses mouvements donnent l'impression d’être guidés par des principes et des intentions qui leur donnent l'aspect de l'indépendance et les distinguent évidemment de ceux des animaux".
Parce qu’ils ont des exigences corporelles, les hommes et les animaux sont forcés de chercher à les satisfaire dans la nature environnante. La perception sensorielle constitue l'impulsion et le motif immédiat ; la satisfaction des besoins est l’objectif et le but de l'action appropriée. Chez l'animal, l'action intervient immédiatement après l'impression. Il voit sa proie ou sa nourriture et, immédiatement, il saute, saisit, mange, ou fait ce qui est nécessaire pour la saisir, et ceci est l’héritage de son instinct. L'animal entend un bruit hostile et, immédiatement, il s’enfuit si ses pattes sont suffisamment développées pour courir rapidement, ou bien il s’allonge et fait le mort pour ne pas être vu si sa couleur lui sert de protection. Chez l'homme, en revanche, entre ses perceptions et ses actes, passe dans sa tête une longue chaîne de pensées et de réflexions. Ses actes dépendront du résultat de ces réflexions.
D'où vient cette différence ? Il n'est pas difficile de voir qu'elle est étroitement associée à l'utilisation des outils. De la même manière que la pensée s’insère entre les perceptions de l'homme et ses actes, l'outil s’insère entre l'homme et l’objet qu'il cherche à saisir. En outre, puisque l'outil se glisse entre l'homme et les objets extérieurs, c’est aussi pour cela que la pensée doit surgir entre la perception et l'exécution. L'homme ne se jette pas les mains nues sur son objectif, que ce soit son ennemi ou le fruit à cueillir, mais il procède de façon indirecte, il prend un outil, une arme (les armes sont également des outils) qu'il utilise envers le fruit ou contre l'animal hostile. C’est pourquoi, dans sa tête, la perception sensorielle ne peut pas être suivie immédiatement de l’acte, mais l’esprit doit prendre un détour : il doit d’abord penser aux outils et ensuite poursuivre son objectif. Le détour matériel crée le détour mental ; la pensée supplémentaire est le résultat de l’outil supplémentaire.
Ici nous avons envisagé un cas extrêmement simple d'outils primitifs et les premières phases du développement mental. Plus la technique se complique, plus le détour matériel est grand et, par conséquent, l'esprit doit accomplir de plus grands détours. Quand chacun fabriquait ses propres outils, le souvenir de la faim et de la lutte devait orienter l'esprit humain vers l’outil et vers sa fabrication pour qu’il soit prêt à être utilisé. Ici nous avons une chaîne de pensées plus longue entre les perceptions et la satisfaction finale des besoins humains. Quand nous arrivons à notre époque, nous constatons que cette chaîne est très longue et très compliquée. L'ouvrier qui est licencié prévoit la faim qui l’attend ; il achète un journal pour voir s'il n’y a pas quelques offres d'emploi ; il va à la recherche d’offres, se présente et ne touchera que bien plus tard un salaire, avec lequel il pourra acheter de la nourriture et se protéger contre la famine. Tout cela sera d’abord délibéré dans sa tête avant que d'être mis en pratique. Quel long et tortueux chemin l'esprit doit suivre avant d'atteindre son but ! Mais celui-ci est conforme à l’élaboration complexe de notre société actuelle, au sein de laquelle l'homme ne peut satisfaire ses besoins qu’à travers une technique hautement développée.
C’est bien là-dessus que Schopenhauer attirait notre attention, le déroulement dans le cerveau du fil de la réflexion, qui anticipe l’action et qui doit être compris comme le produit nécessaire de l’emploi d’outils. Mais nous n’avons toujours pas accédé à l’essentiel. L’homme n’est pas le maître d'un seul outil, il en a de nombreux, qu'il utilise pour des objectifs différents et entre lesquels il peut choisir. L’homme, à cause de ces outils, n'est pas comme l'animal. L'animal ne va jamais au-delà des outils et des armes que la nature lui a offerts, alors que l'homme peut changer d’outils artificiels. C’est ici que se situe la différence fondamentale entre l’homme et l’animal. L’homme est en quelque sorte un animal aux organes modifiables et c’est pourquoi il doit avoir la capacité de choisir entre ses outils. Dans sa tête vont et viennent diverses pensées, son esprit examine tous les outils et les conséquences de leur application, et ses actes dépendent de cette réflexion. Il combine également une pensé avec une autre, et il retient rapidement l'idée qui convient à son but. Cette délibération, cette libre comparaison d’une série de séquences de réflexions individuellement choisies, cette propriété qui différencie fondamentalement la pensée humaine de la pensée animale doit directement être rattachée à l’utilisation d’outils choisis à volonté.
Les animaux n'ont pas cette capacité ; celle-ci leur serait inutile car ils ne sauraient pas quoi en faire. À cause de leur forme corporelle, leurs actions sont étroitement contraintes. Le lion peut seulement bondir sur sa proie, mais il ne peut pas penser l'attraper en lui courant après. Le lièvre est constitué de telle sorte qu’il peut fuir; il n'a aucun autre moyen de défense, même s’il aimerait en avoir. Ces animaux n'ont rien à prendre en considération, excepté le moment où il faut sauter ou courir, le moment où les impressions atteignent une force suffisante pour le déclenchement de l’action. Chaque animal est constitué de telle sorte qu’il s’adapte à un mode de vie défini. Leurs actions deviennent et sont transmises comme des habitudes, des instincts. Ces habitudes ne sont évidemment pas immuables. Les animaux ne sont pas des machines, quand ils sont soumis à des circonstances différentes, ils peuvent acquérir des habitudes différentes. Physiologiquement et en ce qui concerne les aptitudes, le fonctionnement de leur cerveau n’est pas différent du nôtre. Il l’est uniquement pratiquement au niveau du résultat. Ce n’est pas dans la qualité de leur cerveau, mais dans la formation de leur corps que résident les restrictions animales. L'acte de l'animal est limité par sa forme corporelle et par son milieu, ce qui lui laisse peu de latitude pour réfléchir. La raison humaine serait donc pour l’animal une faculté totalement inutile et sans objet, qu’il ne pourrait pas appliquer et qui lui ferait plus de mal que de bien.
D'un autre côté, l'homme doit posséder cette capacité parce qu'il exerce son discernement dans l'utilisation des outils et des armes, qu'il choisit en fonction des conditions particulières. S'il veut tuer le cerf agile, il prend l'arc et la flèche ; s'il rencontre l'ours, il utilise la hache, et s'il veut ouvrir un certain fruit en le cassant, il prend un marteau. Quand le danger le menace, l’homme doit décider s'il va s’enfuir ou s’il va se défendre en combattant avec des armes. Cette capacité de penser et de réfléchir lui est indispensable dans son utilisation d'outils artificiels, tout comme l’éveil de l’esprit en général appartient à la libre mobilité du monde animal.
Cette puissante connexion entre les pensées, le langage et les outils, chacun étant impossible sans les deux autres, montre qu'ils ont dû se développer en même temps. Comment ce développement a eu lieu, nous pouvons seulement le supposer. Ce fut, sans doute, un changement dans les circonstances de la vie qui a fait d’un animal simiesque l’ancêtre de l’homme. Après avoir émigré des bois, l'habitat original des singes, vers les plaines, l'homme a dû subir un total changement de vie. La différence entre les mains pour saisir et les pieds pour courir doit s'être développée alors. Cet être a apporté de ses origines les deux conditions fondamentales pour un développement vers un niveau supérieur : la sociabilité et la main simiesque, bien adaptée pour saisir des objets. Les premiers objets bruts, tels que les pierres ou les bâtons, utilisés épisodiquement dans le travail collectif, leurs arrivaient involontairement dans les mains et étaient ensuite jetés. Ceci a dû se répéter instinctivement et inconsciemment si souvent que cela doit avoir laissé une empreinte dans l'esprit de ces hommes primitifs.
Pour l'animal, la nature environnante est un tout indifférencié, dont il n’est pas conscient des détails. Il ne peut pas faire la distinction entre divers objets car il lui manque le nom des parties distinctes et des objets, qui nous permettent de différencier. Certes, cet environnement n’est pas immuable. Aux changements qui signifient ‘nourriture’ ou ‘danger’, l’animal réagit de manière appropriée, par des actions spécifiques. Globalement, néanmoins, la nature reste indifférenciée et notre homme primitif, à son niveau le plus bas, a dû être au même niveau de conscience. A partir de cette globalité, s’imposent par le travail lui-même, le contenu principal de l’existence humaine, progressivement ces choses qui sont utilisées pour le travail. L’outil, qui est parfois un élément mort quelconque du monde extérieur et qui parfois agit comme un organe de notre propre corps, qui est inspiré par notre volonté, se situe à la fois hors du monde extérieur et hors de notre corps, ces dimensions évidentes pour l’homme primitif qu’il ne remarque pas. Ces outils, qui sont des aides importantes, se sont vus attribuer une certaine désignation, ont été désignés par un son qui en même temps nommait l'activité particulière. Avec cette désignation, l'outil se dégage comme chose particulière du reste de l’environnement. L'homme commence ainsi à analyser le monde au moyen de concepts et de noms, la conscience de soi fait son apparition, des objets artificiels sont recherchés à dessein et utilisés en connaissance de cause pour travailler.
Ce processus – car c'est un processus très lent - marque le commencement de notre transformation en hommes. Dès que les hommes ont délibérément cherché et utilisé certains outils, nous pouvons dire que ceux-ci ont été ‘produits’; de cette étape à celle de la fabrication d'outils, il n’y a qu’un pas. Avec le premier nom et la première pensée abstraite, l’homme est fondamentalement né. Un long chemin reste alors à accomplir : les premiers outils bruts diffèrent déjà selon leur utilisation ; à partir de la pierre pointue nous obtenons le couteau, le coin, le foret, et la lance ; à partir du bâton nous obtenons la cognée. Ainsi, l’homme primitif est apte à affronter le fauve et la forêt et se présente déjà comme le futur roi de la terre. Avec une plus grande différentiation des outils, qui vont plus tard servir à la division du travail, le langage et la pensée prennent des formes plus riches et nouvelles et, réciproquement, la pensée conduit l'homme à mieux utiliser les outils, à améliorer les anciens et à en inventer de nouveaux.
Ainsi nous voyons qu'une chose en amène une autre. La pratique des relations sociales et du travail sont la source où la technique, la pensée, les outils et la science prennent leur origine et se développent continuellement. Par son travail, l'homme primitif simiesque s'est élevé à la vraie humanité. L'utilisation des outils marque la grande rupture qui va s'agrandir de façon croissante entre les hommes et les animaux.
C’est sur ce point que nous avons la différence principale entre les hommes et les animaux. L'animal obtient sa nourriture et vainc ses ennemis avec ses propres organes corporels ; l'homme fait la même chose à l'aide d’outils artificiels. Organe (organon) est un mot grec qui signifie également outil. Les organes sont les outils naturels de l'animal, rattachés à son corps. Les outils sont les organes artificiels des hommes. Mieux encore : ce que l'organe est à l'animal, la main et l'outil le sont à l’homme. Les mains et les outils remplissent les fonctions que l’organe animal doit remplir seul. De par sa structure, la main, spécialisée pour tenir et diriger divers outils, devient un organe général adapté à toutes sortes de travaux ; les outils sont les choses inanimées qui sont prises en main à tour de rôle et qui font de la main un organe variable qui peut remplir une diversité de fonctions.
Avec la division de ces fonctions, s'ouvre aux hommes un large champ de développement que les animaux ne connaissent pas. Puisque la main humaine peut utiliser divers outils, elle peut combiner les fonctions de tous les organes possibles que les animaux possèdent. Chaque animal est construit et adapté à un entourage et un mode de vie définis. L’homme, avec ses outils, s'adapte à toutes les circonstances et est équipé pour tous les environnements. Le cheval est bâti pour la prairie, et le singe pour la forêt. Dans la forêt, le cheval serait aussi désemparé que le singe qu'on amènerait dans la prairie. L'homme, pour sa part, utilise la hache dans la forêt et la bêche dans la prairie. Avec ses outils, l’homme peut se frayer un chemin dans toutes les régions du monde et s'établir partout. Alors que presque tous les animaux ne peuvent vivre que dans des régions particulières, là où ils peuvent subvenir à leurs besoins, et ne peuvent pas vivre ailleurs, l'homme a conquis le monde entier. Comme l’a exprimé une fois un zoologiste, chaque animal possède ses points forts grâce auxquels il se maintient dans la lutte pour l'existence, et des faiblesses propres qui font de lui une proie pour d'autres et l'empêchent de se multiplier. Dans ce sens, l'homme n'a que de la force et pas de faiblesse. Grâce à ses outils, l'homme est l'égal de tous les animaux. Comme ses outils ne sont pas figés mais s'améliorent continuellement, l'homme se développe au-dessus de tous les animaux. Avec ses outils, il devient le maître de toute la création, le Roi de la terre.
Dans le monde animal, il y a aussi un développement et un perfectionnement continus des organes. Mais ce développement est lié aux changements du corps de l'animal, qui rend le développement des organes infiniment lent, dicté par des lois biologiques. Dans le développement du monde organique, des milliers d'années comptent peu. L'homme, en revanche, en transférant son développement organique sur des objets extérieurs a pu se libérer de l’asservissement à la loi biologique. Les outils peuvent être transformés rapidement, et la technique fait des avancées si rapides par rapport au développement des organes animaux, qu’on ne peut que s’en émerveiller. Grâce à cette nouvelle voie, l'homme a pu, au cours de la courte période de quelques milliers d’années, s’élever au-dessus des plus évolués des animaux autant que ces derniers dépassent les moins évolués. Avec l'invention des outils artificiels, est mis fin en quelque sorte à l’évolution animale. L’enfant de singe s’est développé à une vitesse phénoménale jusqu’à une puissance divine, et il a pris possession de la terre en la soumettant à son autorité exclusive. L’évolution, jusqu’ici paisible et sans encombre, du monde organique, cesse de se développer selon les lois de la théorie darwinienne. C'est l'homme qui agit dans le monde des plantes et des animaux en tant que sélectionneur, dompteur, cultivateur ; et c'est l'homme qui défriche. Il transforme tout l'environnement, créant de nouvelles formes de plantes et d’animaux adaptées qui correspondent à ses objectifs et à sa volonté.
Ceci explique aussi pourquoi, avec l'apparition des outils, le corps humain ne change plus. Les organes humains demeurent ce qu’ils étaient, à l’exception notoire toutefois du cerveau. Le cerveau humain a dû se développer parallèlement aux outils ; et, en fait, nous voyons que la différence entre les races les plus évoluées de l’humanité et les plus inférieures réside principalement dans le contenu de leur cerveau. Mais même le développement de cet organe a dû s'arrêter à une certaine étape. Depuis le début de la civilisation, certaines fonctions sont continuellement retirées au cerveau par des moyens artificiels ; la science est précieusement conservée dans ces granges que sont les livres. Notre faculté de raisonnement d'aujourd'hui n'est pas tellement supérieure à celle qu'avaient les Grecs, les Romains ou même les Germains, mais notre connaissance s'est immensément développée, et c'est dû, en grande partie, au fait que le cerveau a été déchargé sur ses substituts, les livres.
Maintenant que nous avons établi la différence entre les hommes et les animaux, tournons à nouveau le regard sur la façon dont les deux groupes sont affectés par la lutte pour l'existence. Que cette lutte soit à l’origine de la perfection dans la mesure où ce qui est imparfait est éliminé, ne peut pas être nié. Dans ce combat, les animaux se rapprochent toujours plus de la perfection. Il est cependant nécessaire d'être plus précis dans l'expression et dans l'observation de ce en quoi consiste cette perfection. Ce faisant, nous ne pouvons plus dire que se sont les animaux dans leur totalité qui luttent et se perfectionnent. Les animaux luttent et se concurrencent au moyen d’organes particuliers, ceux qui sont déterminants dans la lutte pour la survie. Les lions ne combattent pas avec leur queue ; les lièvres ne se fient pas à leur vue ; et le succès des faucons ne vient pas de leur bec. Les lions mènent le combat à l'aide de leurs muscles (pour bondir) et de leurs dents ; les lièvres comptent sur leurs pattes et leurs oreilles, et les faucons réussissent grâce à leurs yeux et à leurs ailes. Si maintenant nous nous demandons qu'est-ce qui lutte et entre en compétition, la réponse est : les organes luttent et ce faisant, ils deviennent de plus en plus parfait. Les muscles et les dents pour le lion, les pattes et les oreilles pour le lièvre et les yeux et les ailes pour le faucon mènent la lutte. C'est dans cette lutte que les organes se perfectionnent. L'animal dans son ensemble dépend de ces organes et partage leur sort, celui des forts qui seront victorieux ou des faibles qui seront vaincus.
Maintenant, posons la même question à propos du monde humain. Les hommes ne luttent pas au moyen de leurs organes naturels, mais au moyen d'organes artificiels, à l'aide des outils (et des armes que nous devons considérer comme des outils). Ici, aussi, le principe de la perfection et de l’élimination par la lutte de ce qui est imparfait, s’avère vrai. Les outils entrent en lutte, et ceci conduit au perfectionnement toujours plus important de ces derniers. Les communautés tribales qui utilisent de meilleurs outils et de meilleures armes peuvent le mieux assurer leur subsistance et, quand elles entrent en lutte directe avec une autre race, la race qui est la mieux pourvue d’outils artificiels gagnera et exterminera les plus faibles. Les grandes améliorations de la technique et des méthodes de travail aux origines de l’humanité, comme l’introduction de l’agriculture et de l’élevage, font de l’homme une race physiquement plus solide qui souffre moins de la rudesse des éléments naturels. Les races dont le matériel technique est le mieux développé, peuvent chasser ou soumettre celles dont le matériel artificiel n’est pas développé, peuvent s’assurer des meilleures terres et développer leur civilisation. La domination de la race 3 européenne est basée sur sa suprématie technique.
Ici nous voyons que le principe de la lutte pour l'existence, formulé par Darwin et souligné par Spencer, exerce un effet différent sur les hommes et sur les animaux. Le principe selon lequel la lutte amène le perfectionnement des armes utilisées dans les conflits, conduit à des résultats différents chez les hommes et chez les animaux. Chez l'animal, il mène à un développement continu des organes naturels ; c'est la base de la théorie de la filiation, l'essence du darwinisme. Chez les hommes, il mène à un développement continu des outils, des techniques des moyens de production. Et ceci est le fondement du marxisme.
Il apparaît donc ici que le marxisme et le darwinisme ne sont pas deux théories indépendantes qui s'appliqueraient chacune à leur domaine spécifique, sans aucun point commun entre elles. En réalité, le même principe sous-tend les deux théories. Elles forment une unité. La nouvelle direction prise lors de l’apparition de l’homme, la substitution des outils aux organes naturels, fait se manifester ce principe fondamental de façon différente dans les deux domaines ; celui du monde animal se développe selon le principe darwinien alors que, pour l'humanité, c’est le marxisme qui détermine la loi de développement. Quand les hommes se sont libérés du monde animal, le développement des outils, des méthodes productives, de la division du travail et de la connaissance sont devenus la force propulsive du développement social. C’est cette force qui a fait naître les différents systèmes économiques, comme le communisme primitif, le système rural, les débuts de la production marchande, le féodalisme et, maintenant, le capitalisme moderne. Il nous reste à présent à situer le mode de production actuel et son dépassement dans la cohérence proposée et à appliquer sur eux de manière correcte la position de base du darwinisme.
La forme particulière que prend la lutte darwinienne pour l'existence comme force motrice pour le développement dans le monde humain, est déterminée par la sociabilité des hommes et leur utilisation des outils. Les hommes mènent la lutte collectivement, en groupes. La lutte pour l'existence, alors qu'elle se poursuit encore entre des membres de groupes différents, cesse néanmoins chez les membres du même groupe, et elle est remplacée par l’entraide et par les sentiments sociaux. Dans la lutte entre les groupes, l’équipement technique décide qui sera le vainqueur ; ceci a comme conséquence le progrès de la technique. Ces deux circonstances conduisent à des effets différents sous des systèmes sociaux différents. Voyons de quelle façon ils se manifestent sous le capitalisme.
Lorsque la bourgeoisie prit le pouvoir politique et fit du mode de production capitaliste le mode dominant, elle commença par briser les barrières féodales et à rendre les gens libres. Pour le capitalisme, il était essentiel que chaque producteur puisse participer librement à la lutte concurrentielle, sans qu'aucun lien n’entrave sa liberté de mouvement, qu’aucune activité ne soit paralysée ou freinée par des devoirs de corporation ou entravée par des statuts juridiques, car ce n’était qu’à cette condition que la production pourrait développer sa pleine capacité. Les ouvriers doivent être libres et ne pas être soumis à des contraintes féodales ou de corporation, parce que c’est seulement en tant qu’ouvriers libres qu’ils peuvent vendre leur force de travail comme marchandise aux capitalistes, et c’est seulement s’ils sont des travailleurs libres que les capitalistes peuvent les employer pleinement. C'est pour cette raison que la bourgeoisie a éliminé tous les liens et les devoirs du passé. Elle a complètement libéré les gens mais, en même temps, ceux-ci se sont trouvés totalement isolés et sans protection. Autrefois les gens n’étaient pas isolés ; ils appartenaient à une corporation ; ils étaient sous la protection d'un seigneur ou d’une commune et ils y trouvaient de la force. Ils faisaient partie d'un groupe social envers lequel ils avaient des devoirs et dont ils recevaient protection. Ces devoirs, la bourgeoisie les a supprimés ; elle a détruit les corporations et aboli les rapports féodaux. La libération du travail voulait aussi dire que l’homme ne pouvait plus trouver refuge nulle part et ne pouvait plus compter sur les autres. Chacun ne pouvait compter que sur lui-même. Seul contre tous, il devait lutter, libre de tout lien mais aussi de toute protection.
C'est pour cette raison que, sous le capitalisme, le monde humain ressemble le plus au monde des prédateurs et c'est pour cette raison même que les darwinistes bourgeois ont recherché le prototype de la société humaine chez les animaux solitaires. C’est leur propre expérience qui les guidait. Cependant leur erreur consistait dans le fait qu’ils considéraient les conditions capitalistes comme les conditions humaines éternelles. Le rapport qui existe entre notre système capitaliste concurrentiel et les animaux solitaires a été exprimé par Engels dans son livre, L'Anti-Dühring (Chapitre II : Notions théoriques) comme suit :
"La grande industrie, enfin, et l'établissement du marché mondial ont universalisé la lutte et lui ont donné en même temps une violence inouïe. Entre capitalistes isolés, de même qu'entre industries entières et pays entiers, ce sont les conditions naturelles ou artificielles de la production qui, selon qu'elles sont plus ou moins favorables, décident de l'existence. Le vaincu est éliminé sans ménagement. C'est la lutte darwinienne pour l'existence de l'individu transposée de la nature dans la société avec une rage décuplée. La condition de l'animal dans la nature apparaît comme l'apogée du développement humain." (marxists.org)
Qu'est-ce qui est en lutte dans la concurrence capitaliste, quelle chose, dont la perfection décidera de la victoire ?
Ce sont d'abord les outils techniques, les machines. Ici à nouveau s’applique la loi selon laquelle la lutte mène à la perfection. La machine qui est la plus perfectionnée surpasse celle qui l’est moins, les machines de mauvaise qualité et le petit outillage sont éliminés, et la technique industrielle fait des avancées colossales vers une productivité toujours plus grande. C'est la véritable application du darwinisme à la société humaine. La chose qui lui est particulière, c'est que, sous le capitalisme, il y a la propriété privée et que, derrière chaque machine, il y a un homme. Derrière la machine gigantesque, il y a un grand capitaliste et derrière la petite machine, il y a un petit-bourgeois. Avec la défaite de la petite machine, le petit-bourgeois périt, avec toutes ses illusions et espérances. En même temps la lutte est une course entre capitaux. Le grand capital est le mieux armé ; le grand capital vainc le petit et ainsi, il s'agrandit encore. Cette concentration de capital sape le capital lui-même, parce qu’elle réduit la bourgeoisie dont l'intérêt est de maintenir le capitalisme, et elle accroît la masse qui cherche à le supprimer. Dans ce développement, l'une des caractéristiques du capitalisme est graduellement supprimée. Dans ce monde où chacun lutte contre tous et tous contre chacun, la classe ouvrière développe une nouvelle association, l'organisation de classe. Les organisations de la classe ouvrière commencent par en finir avec la concurrence existant entre les ouvriers et unissent leurs forces séparées en une grande force pour leur lutte contre le monde extérieur. Tout ce qui s'applique aux groupes sociaux s'applique également à cette nouvelle organisation de classe, née de circonstances externes. Dans les rangs de cette organisation de classe, se développent de la façon la plus remarquable les motivations sociales, les sentiments moraux, le sacrifice de soi et le dévouement à l’ensemble du groupe. Cette organisation solide donne à la classe ouvrière la grande force dont elle a besoin pour vaincre la classe capitaliste. La lutte de classe qui n'est pas une lutte avec des outils mais pour la possession des outils, une lutte pour la possession de l’équipement technique de l’humanité, sera déterminée par la force de l’action organisée, par la force de la nouvelle organisation de classe qui surgit. A travers la classe ouvrière organisée transparaît déjà un élément de la société socialiste.
Considérons maintenant le système de production futur, tel qu’il existera dans le socialisme. La lutte pour le perfectionnement des outils, qui a marqué toute l’histoire de l’humanité, ne s’arrête pas. Comme précédemment sous le capitalisme, les machines inférieures seront dépassées et écartées par des machines supérieures. Comme auparavant, ce processus conduira à une plus grande productivité du travail. Mais, la propriété privée des moyens de production ayant été abolie, on ne trouvera plus un homme derrière chaque machine dont il revendique la propriété et dont il partage le sort. Leur concurrence ne sera plus qu’un processus innocent, mené consciemment à terme par l’homme qui après concertation rationnelle, remplacera simplement les mauvaises machines par de meilleures. C’est dans un sens métaphorique qu’on appellera lutte ce progrès. En même temps, la lutte réciproque des hommes contre les hommes cesse. Avec l’abolition des classes, l’ensemble du monde civilisé deviendra une grande communauté productive. Pour elle vaut ce qui vaut pour toute communauté collective. Au sein de cette communauté, la lutte qui opposait ses propres membres cesse et elle se fera uniquement en direction du monde extérieur. Mais à la place de petites communautés, nous aurons à présent une communauté mondiale. Cela signifie que la lutte pour l’existence dans le monde humain s’arrête. Le combat vers l’extérieur ne sera plus une lutte contre notre propre espèce, mais une lutte pour la subsistance, une lutte contre la nature 4. Mais, grâce au développement de la technique et de la science, on ne pourra pas appeler cela une lutte. La nature est subordonnée à l’homme et, avec très peu d’efforts de la part de celui-ci, elle le pourvoit en abondance. Ici, une nouvelle vie s’ouvre à l’humanité : la sortie de l’homme du monde animal et son combat pour l’existence au moyen d’outils atteignent leur terme. La forme humaine de la lutte pour l’existence prend fin et un nouveau chapitre de l’histoire de l’humanité commence.
Anton Pannekoek
1 Cette idée est présente, en revanche, dans l'ouvrage de Kautsky, évoqué et salué par Pannekoek, L'Éthique et la conception matérialiste de l'histoire, comme l'illustre la citation suivante : "La loi morale est une impulsion animale et rien d'autre. De là vient son caractère mystérieux, cette voix intérieure qui n'a de lien avec aucune impulsion extérieure, ni aucun intérêt apparent ; (…) La loi morale est un instinct universel, aussi puissant que l'instinct de conservation et de reproduction ; de là vient sa force, son pouvoir auquel nous obéissons sans réfléchir ; de là notre capacité de décider rapidement, dans certains cas, si une action est bonne ou mauvaise, vertueuse ou nuisible ; de là aussi la force de décision de notre jugement moral et la difficulté d’en démontrer le fondement rationnel lorsqu’on essaie de l’analyser." Par ailleurs, l'anthropologie de Darwin est très clairement expliquée dans la théorie de "l'effet réversif de l'évolution" que développe Patrick Tort, notamment dans son livre L'effet Darwin : sélection naturelle et naissance de la civilisation (Éditions du Seuil). Nos lecteurs pourront trouver une présentation de cet ouvrage dans l'article "A propos du livre de Patrick Tort, L'effet Darwin : Une conception matérialiste des origines de la morale et de la civilisation [1629]".
2 Il faut noter que cette échelle croissante des sentiments de solidarité au sein de l'espèce humaine n'échappe pas à Darwin lorsqu'il écrit : "À mesure que l'homme avance en civilisation, et que les petites tribus se réunissent en communautés plus larges, la plus simple raison devrait aviser chaque individu qu'il doit étendre ses instincts sociaux et ses sympathies à tous les membres d'une même nation, même s'ils lui sont personnellement inconnus. Une fois ce point atteint, il n'y a plus qu'une barrière artificielle pour empêcher ses sympathies de s'étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d'apparences extérieures ou d'habitudes, l'expérience malheureusement nous montre combien le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables." (La Filiation de l'Homme, chapitre IV.) (Note du CCI)
3 Scientifiquement parlant, il n'existe pas de race européenne. Cela étant dit, le fait que Pannekoek utilise le terme race pour distinguer tel sous-ensemble des êtres humains de tel autre ne constitue en rien une concession à un quelconque racisme de sa part. Sur ce plan également, il s'inscrit dans la continuité de Darwin qui se démarquait clairement des théories racistes de scientifiques de son temps tels qu'Eugène Dally. Par ailleurs, il faut rappeler que, à la fin du 19e siècle et au début du 20e, le terme race n'était pas connoté comme il l'est aujourd'hui comme en témoigne le fait que certains écrits du mouvement ouvrier parlent même (improprement il est vrai) de la race des ouvriers. (Note du CCI)
4 L'expression "lutte contre la nature" est inappropriée, il s'agit de lutte pour la maîtrise de la nature, l'établissement de la communauté humaine mondiale supposant que celle-ci soit capable de vivre en totale harmonie avec la nature. (Note du CCI)
A la fin du mois de mai, le CCI a tenu son 18e congrès international. Comme nous l'avons toujours fait jusqu'à présent, et comme il est de tradition dans le mouvement ouvrier, nous livrons aux lecteurs de notre presse les principaux enseignements de ce congrès dans la mesure où ces enseignements ne sont pas une affaire interne à notre organisation mais concernent l'ensemble de la classe ouvrière dont le CCI fait partie intégrante.
Dans la résolution sur les activités du CCI adoptée par le congrès il est dit :
"L’accélération de la situation historique, inédite dans l’histoire du mouvement ouvrier, est caractérisée par la conjonction des deux dimensions suivantes :
- l’extension de la plus grave crise économique ouverte dans l’existence du capitalisme, combinée avec l’exacerbation des tensions inter-impérialistes et d’une avancée lente mais progressive en profondeur et en extension de la maturation au sein de la classe ouvrière, engagée depuis 2003 ;
- et le développement d’un milieu internationaliste, qui est particulièrement perceptible dans les pays de la périphérie du capitalisme,
Cette accélération rehausse encore la responsabilité politique du CCI, lui pose des exigences plus élevées en termes d’analyse théorique/ politique et d’intervention dans la lutte de classe, et envers les éléments en recherche (…)"
Le bilan que l'on peut tirer du 18e congrès international de notre organisation doit donc se baser sur la capacité de celle-ci à faire face à ces responsabilités.
Pour une organisation communiste véritable et sérieuse, il est toujours délicat de proclamer haut et fort que telle ou telle de ses actions a été un succès. Et cela pour plusieurs raisons.
En premier lieu, parce que la capacité d'une organisation qui lutte pour la révolution communiste à être à la hauteur de ses responsabilités ne se juge pas à court terme mais à long terme puisque son rôle, s'il est en permanence ancré dans la réalité historique de son époque, consiste, la plupart du temps, non pas à influencer cette réalité immédiate, tout au moins à grande échelle, mais à préparer les événements futurs.
En second lieu, parce que, pour les membres d'une organisation, il existe toujours le danger "d'enjoliver les choses", de faire preuve d'une indulgence excessive vis-à-vis des faiblesses d'un collectif à la vie duquel ils consacrent leur dévouement et leurs efforts et qu'ils ont en permanence le devoir de défendre contre les attaques que lui portent tous les défenseurs de la société capitaliste, avoués ou cachés. L'histoire n'est pas avare d'exemples de militants convaincus et dévoués à la cause du communisme, qui par "patriotisme de parti" n'ont pas été capables d'identifier les faiblesses, les dérives, voire la trahison de leur organisation. Aujourd'hui encore, parmi les éléments qui défendent une perspective communiste, on en trouve qui considèrent que leur groupe, dont les effectifs peuvent souvent se compter sur les doigts d'une main, est le seul "Parti communiste international" auquel vont se rallier les masses prolétariennes un jour dans le futur et qui, réfractaires à toute critique ou a tout débat, considèrent les autres groupes du milieu prolétarien comme des faussaires.
C'est conscients de ce danger de se faire des illusions et avec la prudence nécessaire qui en découle, que nous n'avons pas peur d'affirmer que le 18e congrès du CCI s'est porté à la hauteur des exigences énoncées plus haut et a créé les conditions pour que nous puissions poursuivre dans cette direction.
Nous ne pouvons ici rendre compte de tous les éléments qui peuvent appuyer cette affirmation. Nous n'en soulignerons que les plus importants :
le fait que le congrès ait débuté ses travaux par la ratification de l'intégration de deux nouvelles sections territoriales, aux Philippines et en Turquie ;
la présence à celui-ci de quatre groupes du milieu prolétarien ;
la démarche d'ouverture de notre organisation envers l'extérieur illustrée notamment par cette présence ;
sa volonté de se pencher avec lucidité sur les difficultés et les faiblesses que doit surmonter notre organisation ;
l'ambiance fraternelle et enthousiaste qui a présidé aux travaux du congrès.
Notre presse a déjà rendu compte de l'intégration des nouvelles sections du CCI aux Philippines et en Turquie (la responsabilité du Congrès était de valider la décision d'intégration qui avait été adoptée par l'organe central de notre organisation au début 2009) 1.Comme nous l'écrivions à cette occasion : "L'intégration de ces deux nouvelles sections au sein de notre organisation élargit de façon importante l'extension géographique de celle-ci." Nous précisions aussi les deux faits suivants concernant ces intégrations :
elles ne relevaient pas d'un "recrutement" à la va-vite (comme c'est la mode chez les trotskystes et même, malheureusement, parmi certains groupes du camp prolétarien) mais résultaient, comme c'est la pratique du CCI, de tout un travail de discussions approfondies durant plusieurs années avec les camarades d'EKS en Turquie et d'Internasyonalismo aux Philippines dont nous avions rendu compte du travail dans notre presse ;
elles apportaient un démenti aux accusations "d'européocentrisme" qui ont souvent été portées contre notre organisation.
L'intégration de deux nouvelles sections n'est pas un fait fréquent pour notre organisation. La dernière intégration remontait à 1995 avec la section en Suisse. C'est dire si l'arrivée de ces deux sections (qui faisait suite à la constitution d'un noyau au Brésil en 2007) a été ressentie par l'ensemble des militants du CCI comme un événement très important et très positif. Elle vient confirmer à la fois l'analyse que notre organisation avait faite depuis plusieurs années sur les nouvelles potentialités de développement de la conscience de classe contenues dans la situation historique actuelle et la validité de la politique menée envers les groupes et éléments qui se tournent vers les positions révolutionnaires. Et cela d'autant plus qu'étaient présentes au congrès des délégations de quatre groupes du milieu internationaliste.
Dans le bilan que nous avons tiré du précédent congrès du CCI, nous avons souligné toute l'importance qu'avait donnée à ce congrès la présence, pour la première fois depuis des décennies, de quatre groupes du milieu internationaliste venant respectivement du Brésil, de Corée, des Philippines et de Turquie. Cette fois-ci étaient également présents quatre groupes de ce milieu. Mais ce n'était nullement une sorte de "sur-place" puisque deux des groupes présents lors du dernier congrès sont depuis devenus des sections du CCI et que nous avons eu la satisfaction d'accueillir deux nouveaux groupes : un deuxième groupe venu de Corée et un groupe basé en Amérique centrale (Nicaragua et Costa-Rica), la LECO (Liga por la Emancipación de la Clase Obrera) qui avait participé à la "Rencontre de communistes internationalistes" 2 tenue en Amérique latine au printemps dernier sur l'initiative du CCI et de OPOP, le groupe internationaliste du Brésil avec lequel notre organisation entretient des relations fraternelles et très positives depuis plusieurs années. Ce groupe était de nouveau présent à notre congrès. D'autres groupes ayant participé à cette rencontre avaient également été invités mais ils n'ont pu envoyer de délégation du fait que l'Europe se transforme de plus en plus en forteresse vis-à-vis des personnes qui ne sont pas nées dans le cercle très fermé des "pays riches".
La présence des groupes du milieu internationaliste a constitué un élément très important dans le succès du congrès et notamment dans l'ambiance des discussions de celui-ci. Ces camarades se sont tous montrés très chaleureux envers les militants de notre organisation, ont soulevé des questions, notamment à propos de la crise économique et la lutte ce classe, dans des termes auxquels nous ne sommes pas habitués dans nos débats internes ce qui ne pouvait que stimuler la réflexion de l'ensemble de notre organisation.
Enfin, la présence de ces camarades constituait un élément supplémentaire de la démarche d'ouverture que le CCI s'est fixé comme objectif depuis plusieurs années, une ouverture envers les autres groupes prolétariens mais aussi envers les éléments qui s'approchent des positions communistes. En particulier, face à des personnes extérieures à notre organisation, il devient très difficile de tomber dans le travers, évoqué plus haut, de "se raconter des histoires" ou d'en raconter aux autres. Une ouverture également dans nos préoccupations et réflexions, notamment en direction des recherches et découvertes du domaine scientifique 3 et qui s'est concrétisée par l'invitation d'un membre de la communauté scientifique à une séance du congrès.
Pour célébrer à notre façon "l'année Darwin" et manifester le développement au sein de notre organisation de l'intérêt pour les questions scientifiques, nous avons demandé à un chercheur spécialisé dans la question de l'évolution du langage (auteur notamment d'un ouvrage intitulé "Aux origines du langage") de faire une présentation devant le congrès de ses travaux, lesquels sont basés, évidemment, sur l'approche darwinienne. Les réflexions originales de Jean-Louis Dessalles 4 sur le langage, le rôle de celui-ci dans le développement des liens sociaux et de la solidarité dans l'espèce humaine ont un lien avec les réflexions et discussions qui se sont menées, et qui se poursuivent, dans notre organisation à propos de l'éthique et de la culture du débat. La présentation de ce chercheur a été suivie d'un débat que nous avons été obligés de limiter dans le temps du fait des contraintes de l'ordre du jour, mais qui aurait pu se poursuivre pendant des heures tant les questions abordées ont passionné la plupart des participants au congrès.
Nous tenons ici à remercier Jean-Louis Dessalles qui, bien que ne partageant pas nos idées politiques, a accepté de façon très cordiale de consacrer une partie de son temps pour enrichir la réflexion au sein de notre organisation. Nous tenons à saluer aussi le caractère très chaleureux et convivial des réponses qu'il a apportées aux questions et objections des militants du CCI.
Les travaux du congrès ont abordé les points classiques qui relèvent d'un congrès international :
l'analyse de la situation internationale ;
les activités et la vie de notre organisation.
La résolution sur la situation internationale, que nous publions dans ce même numéro de la Revue, constitue une sorte de synthèse des discussions du congrès concernant l'examen du monde actuel. Évidemment, elle ne peut rendre compte de tous les aspects abordés dans ces discussions (ni dans les rapports préparatoires). Elle se donne trois objectifs principaux :
comprendre les véritables causes et enjeux de l'aggravation actuelle et sans précédent de la crise économique du système capitaliste face à toutes les mystifications que les défenseurs de ce système ne manquent pas de colporter ;
comprendre l'impact que pourra avoir sur les conflits impérialistes l'accession au pouvoir de la première puissance mondiale du démocrate Barack Obama, lequel a été présenté comme apportant une nouvelle donne dans ces conflits et un espoir de leur atténuation ;
dégager les perspectives pour la lutte de classe, notamment dans les conditions créées par les brutales attaques qu'a commencé à subir le prolétariat du fait de la violence de la crise économique.
Sur le premier aspect, la compréhension des enjeux de la crise actuelle du capitalisme, il importe de souligner les aspects suivants :
"… la crise actuelle est la plus grave qu’ait connue ce système depuis la grande dépression qui a débuté en 1929. (…) … ce n’est pas la crise financière qui est à l’origine de la récession actuelle. Bien au contraire, la crise financière ne fait qu’illustrer le fait que la fuite en avant dans l’endettement qui avait permis de surmonter la surproduction ne peut se poursuivre indéfiniment. (…) En fait, même si le système capitaliste ne va pas s’effondrer comme un château de cartes… sa perspective est celle d’un enfoncement croissant dans son impasse historique, celle du retour à une échelle toujours plus vaste des convulsions qui l’affectent aujourd’hui."
Évidemment, le congrès n'a pu apporter de réponses définitives à toutes les questions que soulève la crise actuelle du capitalisme. D'une part, parce que chaque jour qui passe apporte de nouveaux rebondissements de celle-ci obligeant les révolutionnaires à apporter une attention soutenue et permanente à l'évolution de la situation et à poursuivre la discussion à partir de ces nouveaux éléments. D'autre part, parce que notre organisation n'est pas homogène sur un certain nombre d'aspects de l'analyse de la crise du capitalisme. Ce n'est nullement, à notre avis, une preuve de faiblesse du CCI. En fait, dans toute l'histoire du mouvement ouvrier, les débats se sont poursuivis, dans le cadre du marxisme, sur la question des crises du système capitaliste. Dès à présent, le CCI a commencé à publier certains aspects de ses débats internes sur cette question 5 dans la mesure où ces débats ne sont pas une "propriété privée" de notre organisation mais appartiennent à l'ensemble de la classe ouvrière. Et il est déterminé à poursuivre dans cette direction. Par ailleurs, la résolution sur les perspectives d'activité de notre organisation adoptée par le congrès demande explicitement que se développent les débats sur d'autres aspects de l'analyse de la crise actuelle afin que le CCI soit le mieux armé possible pour apporter des réponses claires aux questions que celle-ci pose à la classe ouvrière et aux éléments qui sont déterminés à s'engager dans son combat pour le renversement du capitalisme.
Concernant la "nouvelle donne" que constitue l'élection d'Obama, la résolution répond très clairement que :
" … la perspective qui se présente à la planète après l’élection d’Obama à la tête de la première puissance mondiale n’est pas fondamentalement différente de la situation qui a prévalu jusqu’à présent : poursuite des affrontements entre puissances de premier ou second plan, continuation de la barbarie guerrière avec des conséquences toujours plus tragiques (famines, épidémies, déplacements massifs) pour les populations habitant dans les zones en dispute."
Enfin, pour ce qui concerne la perspective de la lutte de classe, la résolution, tout comme les débats au congrès, essaie d'évaluer l'impact sur celle-ci de l'aggravation brutale de la crise capitaliste :
"L’aggravation considérable que connaît actuellement la crise du capitalisme constitue évidemment un élément de premier ordre dans le développement des luttes ouvrières. (…) Ainsi les conditions mûrissent pour que l’idée de la nécessité de renverser ce système puisse se développer de façon significative au sein du prolétariat. Cependant, il ne suffit pas à la classe ouvrière de percevoir que le système capitaliste est dans une impasse, qu’il devrait céder la place à une autre société, pour qu’elle soit en mesure de se tourner vers une perspective révolutionnaire. Il faut encore qu’elle ait la conviction qu’une telle perspective est possible et aussi qu’elle a la force de la réaliser. (…) Pour que la conscience de la possibilité de la révolution communiste puisse gagner un terrain significatif au sein de la classe ouvrière, il est nécessaire que celle-ci puisse prendre confiance en ses propres forces et cela passe par le développement de ses luttes massives. L’énorme attaque qu’elle subit dès à présent à l’échelle internationale devrait constituer la base objective pour de telles luttes. Cependant, la forme principale que prend aujourd’hui cette attaque, celle des licenciements massifs, ne favorise pas, dans un premier temps, l’émergence de tels mouvements. (…) C’est pour cela que si, dans la période qui vient, on n’assiste pas à une réponse d’envergure de la classe ouvrière face aux attaques, il ne faudra pas considérer que celle-ci a renoncé à lutter pour la défense de ses intérêts. C’est dans un second temps (…) que des combats ouvriers de grande ampleur pourront se développer beaucoup plus."
Un rapport a été présenté destiné à faire le point sur les principales positions en présence dans les discussions de fond en cours au sein du CCI. Un volet important de ces discussions a été consacré, au cours des deux dernières années, à la question économique, dont nous avons évoqué déjà au sein de cet article des divergences auxquelles elle a donné lieu.
Un autre volet de nos discussions a concerné la question de la nature humaine, donnant lieu à un débat animé, alimenté par des contributions nombreuses et riches. Ce débat, qui est loin d'être achevé, fait apparaître une convergence globale avec les textes d'orientations publiés dans la Revue internationale, La confiance et solidarité dans la lutte du prolétariat (n° 111), Marxisme et éthique (n° 127) ou La culture du débat, une arme de la lutte de classe (n° 131), avec encore de nombreuses interrogations ou réserves posées sur tel ou tel aspect. Dès que celles-ci seront suffisamment élaborées pour donner lieu à publication vers l'extérieur, le CCI, conformément à la tradition du mouvement ouvrier, ne manquera pas d'y procéder. Signalons enfin l'expression récente d'un désaccord profond avec les trois textes cités précédemment ("récente" relativement à la publication déjà ancienne de certains de ces textes), considérant ceux-ci comme non marxistes, de la part d'un camarade de la section de Belgique-Hollande ayant récemment quitté l'organisation (cf. ci-après).
Concernant les activités et la vie du CCI, le congrès a tiré un bilan positif de celles-ci pour la précédente période même s'il subsiste des faiblesses à surmonter :
"Le bilan des activités des deux dernières années montre la vitalité politique du CCI, sa capacité à être en phase avec la situation historique, à s'ouvrir, à être facteur actif dans le développement de la conscience de classe, sa volonté de s’investir dans des initiatives de travail commun avec d’autres forces révolutionnaires. (…) Sur le plan de la vie interne de l’organisation, le bilan des activités est également positif, malgré des difficultés réelles subsistant au premier chef au niveau du tissu organisationnel et, dans une moindre mesure, sur le plan de la centralisation." (Résolution sur les activités du CCI)
Effectivement, le congrès a consacré une partie de ses débats à examiner les faiblesses organisationnelles qui subsistent au sein du CCI. En fait, ces dernières ne relèvent aucunement d'une "spécificité" de celui-ci mais sont le lot de toutes les organisations du mouvement ouvrier qui sont en permanence soumises au poids de l'idéologie bourgeoise ambiante. La véritable force de ces organisations a toujours consisté à être en mesure, comme ce fut notamment le cas du parti bolchevique, de les affronter avec lucidité afin de pouvoir les combattre. C'est le même esprit qui a animé les débats du congrès sur cette question.
Un des points qui a été discuté est notamment celui des faiblesses qui ont affecté notre section en Belgique-Hollande dont un petit nombre de militants ont démissionné récemment, notamment suite aux accusations développées par le camarade M. Depuis un certain temps, celui-ci avait accusé notre organisation, et particulièrement la commission permanente de son organe central, de tourner le dos à la culture du débat dont le précédent congrès avait largement discuté 6 et qu'il avait considéré comme une nécessité pour la capacité des organisations révolutionnaires à se porter à la hauteur de leurs responsabilités. Le camarade M., qui défendait une position minoritaire sur l'analyse de la crise capitaliste, s'estimait victime "d'ostracisme" et considérait que ses positions étaient "discréditées" de façon délibérée afin que le CCI ne puisse pas en discuter. Face à ces accusations, l'organe central du CCI a décidé de constituer une commission spéciale dont les trois membres ont été désignés par le camarade M. lui-même et qui, après de nombreux mois de travail, d'entretiens et d'examen de centaines de pages de documents, est arrivée à la conclusion qu'elles n'étaient pas fondées. Le congrès n'a pu que regretter que le camarade M. de même qu'une partie des autres camarades qui l'ont suivi, n'aient pas attendu que cette commission livre ses conclusions pour décider de quitter le CCI.
En fait, le congrès a pu constater, notamment dans la discussion qu'il a menée au sujet de ses débats internes, qu'il existait aujourd'hui au sein de notre organisation une véritable préoccupation pour faire progresser sa culture du débat. Et là, ce ne sont pas seulement les militants du CCI qui ont pu le constater : les délégués des organisations invitées ont tiré les mêmes conclusions des travaux du congrès :
"La culture du débat du CCI, des camarades du CCI est très impressionnante. Quand je reviendrai en Corée, je vais partager mon expérience avec mes camarades." (un des groupes venus de Corée)
"C’est [le congrès] une bonne occasion de clarifier mes positions ; dans beaucoup de discussions, j’ai rencontré une véritable culture du débat. Je pense que je dois beaucoup faire pour développer les rapports entre [mon groupe] et le CCI et j’ai l’intention de le faire. J’espère que nous allons pouvoir travailler ensemble pour une société communiste un jour." (l'autre groupe de Corée) 7
Le CCI ne pratique pas la culture du débat une fois tous les deux ans à l'occasion de son congrès international mais, comme en témoigne l'intervention de la délégation de OPOP dans la discussion sur la crise économique, elle fait partie de la relation continue entre nos deux organisations. Cette relation est capable de se renforcer malgré des divergences sur différentes questions, dont l'analyse de la crie économique : "Je veux, au nom de OPOP, saluer l'importance de ce congrès. Pour OPOP, le CCI est une organisation-sœur, comme étaient frères le parti de Lénine et celui de Rosa Luxemburg. C'est-à-dire qu'il y avait entre eux, en divergence, toute une série de points de vue, d'opinions et aussi de conceptions théoriques, mais il y avait surtout une unité programmatique en ce qui concerne la nécessité du renversement révolutionnaire de la bourgeoisie et de l'instauration de la dictature du prolétariat, de l'expropriation immédiate de la bourgeoisie et du capital".
L'autre difficulté relevée dans la résolution d'activités concerne la question de la centralisation. C'est en vue de surmonter ces difficultés que le congrès avait également mis à son ordre du jour la discussion d'un texte plus général concernant la question de la centralisation. Cette discussion, si elle a été utile pour réaffirmer et préciser les conceptions communistes sur cette question auprès de la "vieille garde" de notre organisation, s'est révélée particulièrement importante pour les nouveaux camarades et les nouvelles sections qui ont récemment intégré le CCI.
En effet, un des traits significatifs du 18e congrès du CCI était la présence, que tous les "anciens" ont constatée avec une certaine surprise, d'un nombre élevé de "nouvelles têtes" parmi lesquelles la jeune génération était particulièrement représentée.
Cette présence importante de jeunes participants au congrès a été un facteur important du dynamisme et de l'enthousiasme qui a imprégné ses travaux. Contrairement aux médias bourgeois, le CCI ne cultive pas le "jeunisme" mais l'arrivée d'une nouvelle génération de militants au sein de notre organisation -et qui est le fait aussi des autres groupes participants si on en juge par la jeunesse de la plupart des délégués de ces derniers- est de la plus haute importance pour la perspective de la révolution prolétarienne. D'une part, comme pour les icebergs, elle constitue la "pointe émergée" d'un processus de prise de conscience en profondeur au sein de la classe ouvrière mondiale. D'autre part, elle crée les conditions d'une relève des forces communistes. Comme le dit la résolution sur la situation internationale adoptée par le congrès, "le chemin est encore long et difficile qui conduit aux combats révolutionnaires et au renversement du capitalisme (…) mais cela ne saurait en aucune façon être un facteur de découragement pour les révolutionnaires, de paralysie de leur engagement dans le combat prolétarien. Bien au contraire !". Même si les "vieux" militants du CCI conservent toute leur conviction et leur engagement, c'est à cette nouvelle génération qu'il appartiendra d'apporter une contribution décisive aux futurs combats révolutionnaires du prolétariat. Et, dès à présent, l'esprit fraternel, la volonté de rassemblement, de même que celle d'en découdre avec les pièges tendus par la bourgeoisie, le sens des responsabilités, toutes ces qualités amplement partagées par les éléments de cette nouvelle génération présents au congrès – militants du CCI ou des groupes invités – augurent positivement de la capacité de cette dernière à se porter à la hauteur de sa responsabilité. C'est bien cela qu'exprimait, entre autres, l'intervention du jeune délégué de la LECO à propos de la rencontre internationaliste qui s'est tenue en Amérique latine au printemps dernier : "Le débat que nous commençons à développer rassemble des groupes, des individus qui cherchent une unité sur des bases prolétariennes et nécessite des espaces de débat internationaliste, nécessite ce contact avec les délégués de la Gauche communiste. La radicalisation de la jeunesse et des minorités en Amérique latine, en Asie, permettront que ce pôle de référence soit identifié par plus de groupes encore qui grandissent numériquement et politiquement. Ceci nous donne des armes pour intervenir, pour affronter les issues que proposent le gauchisme, le "socialisme du XXIe siècle", le sandinisme, etc. …. La position atteinte dans la Rencontre latine est déjà une arme prolétarienne. Je salue les interventions des camarades qui expriment un véritable internationalisme, une préoccupation pour cette avancée politique et numérique de la Gauche communiste au niveau mondial"
CCI (12 juillet 09)
2 A propos de cette rencontre, voir notre article "Une rencontre de communistes internationalistes en Amérique latine [1631]".
3 Comme nous l'avons déjà illustré dans les différents articles que nous avons publiés récemment sur Darwin et le darwinisme.
4 Le lecteur qui voudrait se faire une idée de ces réflexions peut se reporter au site [1632] de J-L Dessales.
5 Voir notamment dans cette Revue l'article de discussion : En défense de la thèse 'Le Capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste' [1633].
6 Voir à ce sujet "17e congrès du CCI : un renforcement international du camp prolétarien [1531]" et notre texte d'orientation "La culture du débat : une arme de la lutte de classe [1634]".
7 Cette impression sur la qualité de la culture du débat qui s'est manifestée dans le congrès a été relevée également par le scientifique que nous avions invité. Il nous a adressé le message suivant : "Merci encore pour l'excellente interaction que j'ai eue avec la Marx communauté. J'ai passé vraiment un très bon moment."
1) Le 6 mars 1991, suite à l'effondrement du bloc de l'Est et de la victoire de la coalition en Irak, le Président George Bush père annonçait devant le Congrès des États-Unis la naissance d'un "Nouvel Ordre mondial" basé sur le "respect du droit international". Ce nouvel ordre devait apporter à la planète paix et prospérité. La "fin du communisme" signifiait le "triomphe définitif du capitalisme libéral". Certains, tel le "philosophe" Francis Fukuyama, prédisaient même la "fin de l'histoire". Mais l'histoire, la vraie et non celle des discours de propagande, s'est dépêchée de ridiculiser ces boniments de charlatan. En fait de paix, l'année 1991 allait connaître le début de la guerre dans l'ex Yougoslavie provoquant des centaines de milliers de morts au cœur même de l'Europe, un continent qui avait été épargné par ce fléau depuis presque un demi-siècle. De même, la récession de 1993, puis l'effondrement des "tigres" et des "dragons" asiatiques de 1997, puis la nouvelle récession de 2002 qui mit fin à l'euphorie provoquée par la "bulle Internet" ont égratigné sensiblement les illusions sur la "prospérité" annoncée par Bush senior. Mais, le propre des discours de la classe dominante aujourd'hui est d’oublier les discours de la veille. Entre 2003 et 2007, la tonalité des discours officiels des secteurs dominants de la bourgeoisie a été à l’euphorie, célébrant le succès du « modèle anglo-saxon » qui permettait des profits exemplaires, des taux de croissance vigoureux du PIB et même une baisse significative du chômage. Il n’existait pas de mots assez élogieux pour célébrer le triomphe de « l’économie libérale » et les bienfaits de la « dérégulation ». Mais depuis l’été 2007 et surtout l’été 2008, ce bel optimisme a fondu comme neige au soleil. Désormais, au centre des discours bourgeois, les mots « prospérité », « croissance », « triomphe du libéralisme » se sont éclipsés discrètement. A la table du grand banquet de l’économie capitaliste s’est installé un convive qu’on croyait avoir expulsé pour toujours : la crise, le spectre d’une « nouvelle grande dépression » semblable à celle des années 30.
2) Aux dires même de tous les responsables bourgeois, de tous les « spécialistes » de l’économie, y compris des thuriféraires les plus inconditionnels du capitalisme, la crise actuelle est la plus grave qu’ait connue ce système depuis la grande dépression qui a débuté en 1929. D’après l’OCDE : « L’économie mondiale est en proie à sa récession la plus profonde et la plus synchronisée depuis des décennies » (rapport intermédiaire de mars 2009). Certains même n’hésitent pas à considérer qu’elle est encore plus grave et que la raison pour laquelle ses effets ne sont pas aussi catastrophiques que lors des années 30 consiste dans le fait que, depuis cette époque, les dirigeants du monde, forts de leur expérience, ont appris à faire face à ce genre de situation, notamment en évitant un chacun pour soi généralisé : « Bien qu’on ait parfois qualifié cette sévère récession mondiale de ‘grande récession’, on reste loin d’une nouvelle ‘grande dépression’ comme celle des années 30, grâce à la qualité et à l’intensité des mesures que les gouvernements prennent actuellement. La ‘grande dépression’ avait été aggravée par de terribles erreurs de politique économique, depuis les mesures monétaires restrictives jusqu’à la politique du ‘chacun pour soi ‘, prenant la forme de protections commerciales et de dévaluations compétitives. En revanche, l’actuelle récession a généralement suscité les bonnes réponses. » (Ibid.).
Cependant, même si tous les secteurs de la bourgeoisie constatent la gravité des convulsions actuelles de l’économie capitaliste, les explications qu’ils donnent, bien que souvent divergentes entre elles, sont évidemment incapables de saisir la véritable signification de ces convulsions et la perspective qu’elles annoncent pour l’ensemble de la société. Pour certains, la responsable des difficultés aiguës du capitalisme est la « finance folle », le fait que se soient développée depuis le début des années 2000 toute une série de « produits financiers toxiques » permettant une explosion des crédits sans garantie suffisante de leur remboursement. D’autres affirment que le capitalisme souffre d’un excès de « dérégulation » à l’échelle internationale, orientation qui se trouvait au cœur des « reaganomics » mises en œuvre depuis le début des années 1980. D’autres enfin, les représentants de la Gauche du capital en particulier, considèrent que la cause profonde réside dans une insuffisance des revenus des salariés, obligeant ces derniers, notamment dans les pays les plus développés, à une fuite en avant dans des emprunts pour être en mesure de satisfaire leurs besoins élémentaires. Mais quelles que soient leurs différences, ce qui caractérise toutes ces interprétations, c’est qu’elles considèrent que ce n’est pas le capitalisme, comme mode de production, qui est en cause mais telle ou telle forme de ce système. Et justement, c’est bien ce postulat de départ qui empêche toutes ces interprétations d’aller au fond de la compréhension des causes véritables de la crise actuelle et de ses enjeux.
3) En fait, seule une vision globale et historique du mode de production capitaliste permet de comprendre, de prendre la mesure et de dégager les perspectives de la crise actuelle. Aujourd’hui, et c’est ce qui est occulté par l’ensemble des « spécialistes » de l’économie, se révèle ouvertement la réalité des contradictions qui assaillent le capitalisme : la crise de surproduction de ce système, son incapacité à vendre la masse des marchandises qu’il produit. Il n’y a pas surproduction par rapport aux besoins réels de l’humanité, lesquels sont encore très loin d’être satisfaits, mais surproduction par rapport aux marchés solvables, en moyens de paiement pour cette production. Les discours officiels, de même que les mesures qui sont adoptées par la plupart des gouvernements, se focalisent sur la crise financière, sur la faillite des banques, mais en réalité, ce que les commentateurs appellent « l’économie réelle » (par opposition à « l’économie fictive ») est en train d’illustrer ce fait : pas un jour ne se passe sans qu’on n’annonce des fermetures d’usines, des licenciements massifs, des faillites d’entreprises industrielles. Le fait que General Motors, qui pendant des décennies fut la première entreprise du monde, ne doive sa survie qu’à un soutien massif de l’État américain, alors que Chrysler est officiellement déclarée en faillite et est passée sous le contrôle de la FIAT italienne, est significatif des problèmes de fond qui affectent l’économie capitaliste. De même, la chute du commerce mondial, la première depuis la seconde guerre mondiale et qui est évaluée par l’OCDE à -13.2% pour 2009, signe l’incapacité pour les entreprises de trouver des acheteurs pour leur production.
Cette crise de surproduction, évidente aujourd’hui, n’est pas une simple conséquence de la crise financière comme essaient de le faire croire la plupart des « spécialistes ». C’est dans les rouages mêmes de l’économie capitaliste qu’elle réside comme l’a mis en évidence le marxisme depuis un siècle et demi. Tant que se poursuivait la conquête du monde par les métropoles capitalistes, les nouveaux marchés permettaient de surmonter les crises momentanées de surproduction. Avec la fin de cette conquête, au début du 20e siècle, ces métropoles, et particulièrement celle qui était arrivée en retard dans le concert de la colonisation, l’Allemagne, n’ont eu d’autre recours que de s’attaquer aux zones d’influence des autres provoquant la première guerre mondiale avant même que ne s’exprime pleinement la crise de surproduction. Celle-ci, en revanche, s’est manifestée clairement avec le krach de 1929 et la grande dépression des années 1930 poussant les principaux pays capitalistes dans la fuite en avant guerrière et dans une seconde guerre mondiale qui a dépassé de très loin la première en termes de massacres et de barbarie. L’ensemble des dispositions adoptées par les grandes puissances au lendemain de celle-ci, notamment l’organisation sous la tutelle américaine des grandes composantes de l’économie capitaliste comme celle de la monnaie (Bretton Woods) et la mise en place par les États de politiques néokeynésiennes, de même que les retombées positives de la décolonisation en termes de marchés ont permis pendant près de trois décennies au capitalisme mondial de donner l’illusion qu’il avait enfin surmonté ses contradictions. Mais cette illusion a subi un coup majeur en 1974 avec la survenue d’une récession violente, notamment dans la première économie mondiale. Cette récession ne constituait pas le début des difficultés majeures du capitalisme puisqu’elle faisait suite à celle de 1967 et aux crises successives de la livre et du dollar, deux monnaies fondamentales dans le système de Bretton Woods. En fait, c’est dès la fin des années 1960 que le néo keynésianisme avait fait la preuve de son échec historique comme l’avaient souligné à l’époque les groupes qui allaient constituer le CCI. Cela dit, pour l’ensemble des commentateurs bourgeois et pour la majorité de la classe ouvrière, c’est l’année 1974 qui marque le début d’une période nouvelle dans la vie du capitalisme d’après guerre, notamment avec la réapparition d’un phénomène qu’on croyait définitivement révolu dans les pays développés, le chômage de masse. C’est à ce moment-là aussi que le phénomène de la fuite en avant dans l’endettement s’est accéléré très sensiblement : à cette époque ce sont les pays du Tiers-Monde qui se sont trouvés aux avants postes de ce celui-ci et ont constitué, pour un temps, la « locomotive » de la relance. Cette situation a pris fin au début des années 1980 avec la crise de la dette, l’incapacité des pays du tiers-monde à rembourser les emprunts qui leur avaient permis pour un temps de constituer un débouché pour la production des grands pays industriels. Mais la fuite dans l’endettement n’a pas pris fin pour autant. Les États-Unis ont commencé à prendre le relais comme « locomotive » mais au prix d’un creusement considérable de leur déficit commercial et surtout budgétaire, politique qui leur était permise par le rôle privilégié de leur monnaie nationale comme monnaie mondiale. Si le slogan de Reagan était alors « l’État n’est pas la solution, c’est le problème » pour justifier la liquidation du néo keynésianisme, l’État fédéral américain, par ses énormes déficits budgétaires a continué de constituer l’agent essentiel dans la vie économique nationale et internationale. Cependant, les « reaganomics », dont la première inspiratrice avait été Margareth Thatcher en Grande-Bretagne, représentaient fondamentalement un démantèlement de « l’État providence », c’est-à-dire des attaques sans précédents contre la classe ouvrière qui ont contribué à surmonter l’inflation galopante qui avait affecté le capitalisme à la fin des années 1970.
Au cours des années 1990, une des « locomotives » de l’économie mondiale a été constituée par les « tigres » et les « dragons » asiatiques qui ont connu des taux de croissance spectaculaires mais au prix d’un endettement considérable qui les a conduits à des convulsions majeures en 1997. Au même moment, la Russie « nouvelle » et « démocratique », qui elle aussi s’est retrouvée en situation de cessation des paiements, a déçu cruellement ceux qui avaient misé sur la « fin du communisme » pour relancer durablement l’économie mondiale. A son tour, la « bulle Internet » de la fin des années 1990, en fait une spéculation effrénée sur les entreprises « high tech », a éclaté en 2001-2002 mettant fin au rêve d’une relance de l’économie mondiale par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. C’est alors que l’endettement a connu une nouvelle accélération, notamment grâce au développement faramineux des prêts hypothécaires à la construction dans plusieurs pays et notamment aux États-Unis. Ce dernier pays a alors accentué son rôle de « locomotive de l’économie mondiale » mais au prix d’une croissance abyssale des dettes, -notamment au sein de la population américaine- basées sur toutes sortes de « produits financiers » censés prévenir les risques de cessation de paiement. En réalité, la dispersion des créances douteuses n’a nullement aboli leur caractère d’épée de Damoclès suspendue au-dessus de l’économie américaine et mondiale. Bien au contraire, elle n’a fait qu’accumuler dans le capital des banques les « actifs toxiques » à l’origine de leur effondrement à partir de 2007.
4) Ainsi, ce n’est pas la crise financière qui est à l’origine de la récession actuelle. Bien au contraire, la crise financière ne fait qu’illustrer le fait que la fuite en avant dans l’endettement qui avait permis de surmonter la surproduction ne peut se poursuivre indéfiniment. Tôt ou tard, « l’économie réelle » se venge, c’est-à-dire que ce qui est à la base des contradictions du capitalisme, la surproduction, l’incapacité des marchés à absorber la totalité des marchandises produites, revient au devant de la scène.
En ce sens, les mesures qui ont été décidées en mars 2009 lors du G20 de Londres, un doublement des réserves du Fond monétaire international, un soutien massif des États au système bancaire en perdition, un encouragement à ces derniers à mettre en œuvre des politiques actives de relance de l’économie au prix d’un bond spectaculaire des déficits budgétaires, ne sauraient en aucune façon résoudre la question de fond. La fuite en avant dans l’endettement est un des ingrédients de la brutalité de la récession actuelle. La seule « solution » que soit capable de mettre en œuvre la bourgeoisie est… une nouvelle fuite en avant dans l’endettement. Le G20 n’a pu inventer de solution à une crise pour la bonne raison qu’il n’existe pas de solution à celle-ci. Il avait pour vocation d’éviter le chacun pour soi qui avait caractérisé les années 1930. Il se proposait aussi de tenter de rétablir un peu de confiance parmi les agents économiques, sachant que celle-ci, dans le capitalisme, constitue un facteur essentiel dans ce qui se trouve au cœur de son fonctionnement, le crédit. Cela dit, ce dernier fait, l’insistance sur l’importance de la « psychologie » dans les convulsions économiques, la mise en scène du verbe face aux réalités matérielles, signe le caractère fondamentalement illusoire des mesures que pourra prendre le capitalisme face à la crise historique de son économie. En fait, même si le système capitaliste ne va pas s’effondrer comme un château de cartes, même si la chute de la production ne va pas se poursuivre indéfiniment, sa perspective est celle d’un enfoncement croissant dans son impasse historique, celle du retour à une échelle toujours plus vaste des convulsions qui l’affectent aujourd’hui. Depuis plus de quatre décennies, la bourgeoisie n'a pas pu empêcher l’aggravation continue de la crise. Elle part aujourd'hui d'une situation bien plus dégradée que celle des années 60. Malgré toute l’expérience qu’elle a acquise au cours de ces décennies, elle ne pourra pas faire mieux mais pire encore. En particulier, les mesures d’inspiration néokeynésiennes qui ont été promues par le G20 de Londres (allant même jusqu’à la nationalisation des banques en difficulté) n’ont aucune chance de rétablir une quelconque « santé » du capitalisme puisque le début de ses difficultés majeures, à la fin des années 1960, résultait justement de la faillite définitive des mesures néokeynésiennes adoptées au lendemain de la seconde mondiale.
5) Si elle a grandement surpris la classe dominante, l’aggravation brutale de la crise capitaliste n’a pas surpris les révolutionnaires. Comme le mettait en avant la résolution adoptée par le précédent congrès international avant même le début de la panique de l’été 2007 : « Dès à présent (…) les menaces qui s'amoncellent sur le secteur des logements aux États-Unis, un des moteurs de l'économie américaine, et qui portent avec elles le danger de faillites bancaires catastrophiques, sème le trouble et l'inquiétude dans les milieux économiques. » (Point 4).
Cette même résolution tordait également le cou aux grandes expectatives suscitées par le « miracle chinois » : « … loin de représenter un "nouveau souffle" de l'économie capitaliste, le "miracle chinois" et d'un certain nombre d'autres économies du Tiers-monde n'est pas autre chose qu'un avatar de la décadence du capitalisme. En outre, l'extrême dépendance de l'économie chinoise à l'égard de ses exportations constitue un facteur certain de fragilité face à une rétractation de la demande de ses clients actuels, rétractation qui ne saurait manquer d'arriver, notamment lorsque l'économie américaine sera contrainte de remettre de l'ordre dans l'endettement abyssal qui lui permet à l'heure actuelle de jouer le rôle de "locomotive" de la demande mondiale. Ainsi, tout comme le "miracle" représenté par les taux de croissance à deux chiffres des "tigres" et "dragons" asiatiques avait connu une fin douloureuse en 1997, le "miracle" chinois d'aujourd'hui, même s'il n'a pas des origines identiques et s'il dispose d'atouts bien plus sérieux, sera amené, tôt ou tard, à se heurter aux dures réalités de l'impasse historique du mode de production capitaliste." (Point 6). La chute du taux de croissance de l’économie chinoise, l’explosion du chômage qu’elle provoque, notamment avec le retour forcé dans leur village de dizaines de millions de paysans qui s’étaient enrôlés dans les bagnes industriels pour tenter d’échapper à une misère intenable, viennent pleinement confirmer cette prévision.
En fait, la capacité du CCI à prévoir ce qui allait se passer ne s’appuie sur aucun « mérite particulier » de notre organisation. Son seul « mérite » consiste en sa fidélité à la méthode marxiste, en la volonté de la mettre en œuvre de façon permanente dans l’analyse de la réalité mondiale, en sa capacité de résister fermement aux sirènes proclamant la « faillite définitive du marxisme ».
6) La confirmation de la validité du marxisme ne concerne pas seulement la question de la vie économique de la société. Au cœur des mystifications qui s’étaient répandues au début des années 1990 résidait celle de l’ouverture d’une période de paix pour le monde entier. La fin de la « guerre froide », la disparition du bloc de l’Est, présenté en son temps par Reagan comme « l’Empire du mal », étaient censé mettre un terme aux différents conflits militaires à travers lesquels s’était mené l’affrontement entre les deux blocs impérialistes depuis 1947. Face à ce type de mystifications sur la possibilité de paix au sein du capitalisme, le marxisme a toujours souligné l’impossibilité pour les États bourgeois de dépasser leurs rivalités économiques et militaires, particulièrement dans la période de décadence. C’est pour cela que, dès janvier 1990, nous pouvions écrire :
« La disparition du gendarme impérialiste russe, et celle qui va en découler pour le gendarme américain vis-à-vis de ses principaux ‘partenaires’ d’hier, ouvrent la porte au déchaînement de toute une série de rivalités plus locales. Ces rivalités et affrontements ne peuvent pas, à l’heure actuelle, dégénérer en un conflit mondial (…). En revanche, du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d’être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible. » (Revue Internationale n° 61, « Après l’effondrement du bloc de l’Est, stabilisation et chaos ») La scène mondiale n’allait pas tarder à confirmer cette analyse, notamment avec la première Guerre du Golfe en janvier 1991 et la guerre dans l’ex Yougoslavie à partir de l’automne de la même année. Depuis, les affrontements sanglants et barbares n’ont pas cessé. On ne peut tous les énumérer mais on peut souligner notamment :
la poursuite de la guerre dans l’ex Yougoslavie qui a vu un engagement direct, sous l’égide de l’OTAN, des États-Unis et des principales puissances européennes en 1999 ;
les deux guerres en Tchétchénie ;
les nombreuses guerres qui n’ont cessé de ravager le continent africain (Rwanda, Somalie, Congo, Soudan, etc.) ;
les opérations militaires d’Israël contre le Liban et, tout récemment, contre la bande de Gaza ;
la guerre en Afghanistan de 2001 qui se poursuit encore ;
la guerre en Irak de 2003 dont les conséquences continuent de peser de façon dramatique sur ce pays, mais aussi sur l’initiateur de cette guerre, la puissance américaine.
Le sens et les implications de la politique de cette puissance ont depuis longtemps été analysés par le CCI :
« … le spectre de la guerre mondiale a cessé de menacer la planète mais, en même temps, on a assisté à un déchaînement des antagonismes impérialistes et des guerres locales avec une implication directe des grandes puissances, à commencer par la première d'entre elles, les États-Unis. Il revenait à ce pays, qui s'est investi depuis des décennies du rôle de ‘gendarme du monde’, de poursuivre et renforcer ce rôle face au nouveau ‘désordre mondial’ issu de la fin de la guerre froide. En réalité, s'il a pris à cœur ce rôle, ce n'est nullement pour contribuer à la stabilité de la planète mais fondamentalement pour tenter de rétablir son leadership sur celle-ci, un leadership sans cesse remis en cause, y compris et notamment par ses anciens alliés, du fait qu'il n'existe plus le ciment fondamental de chacun des blocs impérialistes, la menace d'un bloc adverse. En l'absence définitive de la ‘menace soviétique’, le seul moyen pour la puissance américaine d'imposer sa discipline est de faire étalage de ce qui constitue sa force principale, l'énorme supériorité de sa puissance militaire. Ce faisant, la politique impérialiste des États-Unis est devenue un des principaux facteurs de l'instabilité du monde. » (Résolution sur la situation internationale, 17e congrès du CCI, point 7)
7) L’arrivée du démocrate Barak Obama à la tête de la première puissance mondiale a suscité beaucoup d’illusions sur un possible changement d’orientation de la stratégie de celle-ci, un changement permettant l’ouverture d’une « ère de paix ». Une des bases de ces illusions provient du fait qu’Obama fut l’un des rares sénateurs américains à voter contre l’intervention militaire en Irak en 2003 et qui, contrairement à son concurrent républicain McCain, s’est engagé pour un retrait de ce pays des forces armées américaines. Cependant, ces illusions ont été rapidement confrontées à la réalité des faits. En particulier, si Obama a prévu de retirer les forces américaines d’Irak, c’est pour pouvoir renforcer leur engagement en Afghanistan et au Pakistan. D’ailleurs, la continuité de la politique militaire des États-Unis est bien illustrée par le fait que la nouvelle administration a reconduit dans ses fonctions le Secrétaire à la Défense, Gates, nommé par Bush.
En réalité, la nouvelle orientation de la diplomatie américaine ne remet nullement en question le cadre rappelé plus haut. Elle continue d’avoir pour objectif la reconquête du leadership des États-Unis sur la planète au moyen de leur supériorité militaire. Ainsi, l’orientation d’Obama en faveur de l’accroissement du rôle de la diplomatie a en grande partie pour but de gagner du temps et donc de reculer le moment d’inévitables interventions impérialistes des forces militaires américaines qui sont, actuellement, trop dispersées et trop épuisées pour mener simultanément des guerres en Irak et en Afghanistan
Cependant, comme le CCI l’a souvent souligné, il existe au sein de la bourgeoisie américaine deux options pour parvenir à ces fins :
l’option représentée par le Parti Démocrate qui essaie d’associer autant que possible d’autres puissances à cette entreprise ;
l’option majoritaire parmi les républicains consistant à prendre l’initiative des offensives militaires et à l’imposer coûte que coûte aux autres puissances.
La première option fut notamment mise en œuvre à la fin des années 1990 par l’administration Clinton dans l’ex Yougoslavie où cette administration avait réussi à obtenir des principales puissances d’Europe occidentale, notamment l’Allemagne et la France de coopérer et participer aux bombardements de l’OTAN en Serbie pour contraindre ce pays à abandonner le Kosovo.
La seconde option est typiquement celle du déclenchement de la guerre contre l’Irak en 2003 qui s’est faite contre l’opposition très déterminée de l’Allemagne et de la France associées en cette circonstance à la Russie au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU.
Cependant, aucune de ces deux options n’a été en mesure, jusqu’à présent, de renverser le cours de la perte du leadership américain. La politique du « passage en force », qui s’est particulièrement illustrée durant les deux mandats de George Bush fils, a conduit non seulement au chaos irakien, un chaos qui n’est pas près d’être surmonté, mais aussi à un isolement croissant de la diplomatie américaine illustré notamment par le fait que certains pays qui l’avaient soutenue en 2003, tels l’Espagne et l’Italie, ont quitté le navire de l’aventure irakienne en cours de route (sans compter la prise de distance plus discrète du gouvernement de Gordon Brown par rapport au soutien inconditionnel apporté par Tony Blair à cette aventure). De son côté, la politique de « coopération », qui a la faveur des démocrates, ne permet pas réellement de s’assurer une « fidélité » des puissances qu’on essaie d’associer aux entreprises militaires, notamment du fait qu’elle laisse une marge de manœuvre plus importante à ces puissances pour faire valoir leurs propres intérêts.
Aujourd’hui, par exemple, l’administration Obama a décidé d’adopter une politique plus conciliante à l’égard de l’Iran et plus ferme à l’égard d’Israël, deux orientations qui vont dans le sens de la plupart des États de l’Union Européenne, notamment l’Allemagne et la France, deux pays qui souhaitent récupérer une partie de l’influence qu’ils ont eue par le passé en Iran et en Irak. Cela dit, cette orientation ne permettra pas d’empêcher que se maintiennent des conflits d’intérêt majeurs entre ces deux pays et les États-Unis notamment dans la sphère Est-européenne (où l’Allemagne essaie de préserver des rapports « privilégiés » avec la Russie) ou africaine (où les deux factions qui mettent à feu et à sang le Congo ont le soutien respectif de la France et des États-Unis).
Plus généralement, la disparition de la division du monde en deux grands blocs impérialistes rivaux a ouvert la porte à l’émergence des ambitions d’impérialismes de second plan qui constituent de nouveaux protagonistes de la déstabilisation de la situation internationale. Il en est ainsi, par exemple de l’Iran qui vise à conquérir une position dominante au Moyen-Orient sous le drapeau de la « résistance » au « Grand Satan » américain et du combat contre Israël. Avec des moyens bien plus considérables, la Chine vise à étendre son influence sur d’autres continents, particulièrement en Afrique où sa présence économique croissante vise à asseoir dans cette région du monde une présence diplomatique et militaire comme c’est déjà le cas dans la guerre au Soudan.
Ainsi, la perspective qui se présente à la planète après l’élection d’Obama à la tête de la première puissance mondiale n’est pas fondamentalement différente de la situation qui a prévalu jusqu’à présent : poursuite des affrontements entre puissances de premier ou second plan, continuation de la barbarie guerrière avec des conséquences toujours plus tragiques (famines, épidémies, déplacements massifs) pour les populations habitant dans les zones en dispute. Il faut même s’attendre à ce que l’instabilité que va provoquer l’aggravation considérable de la crise dans toute une série de pays de la périphérie ne vienne alimenter une intensification des affrontements entre cliques militaires au sein de ces pays avec, comme toujours, une participation des différentes puissances impérialistes. Face à cette situation, Obama et son administration ne pourront pas faire autre chose que poursuivre la politique belliciste de leurs prédécesseurs, comme on le voit par exemple en Afghanistan, une politique synonyme de barbarie guerrière croissante.
8) De même que les « bonnes dispositions » affichées par Obama sur le plan diplomatique n’empêcheront pas le chaos militaire de se poursuivre et de s’aggraver dans le monde ni la nation qu’il dirige d’être un facteur actif dans ce chaos, la réorientation américaine qu’il annonce aujourd’hui dans le domaine de la protection de l’environnement ne pourra empêcher la dégradation de celui-ci de se poursuivre. Cette dégradation n’est pas une question de bonne ou mauvaise volonté des gouvernements, aussi puissants soient-ils. Chaque jour qui passe met un peu plus en évidence la véritable catastrophe environnementale qui menace la planète : tempêtes de plus en plus violentes dans des pays qui en étaient épargnés jusqu’à présent, sécheresse, canicules, inondations, fonte de la banquise, pays menacés d’être recouverts par la mer… les perspectives sont de plus en plus sombres. Cette dégradation de l’environnement porte avec elle également une menace d’aggravation des affrontements militaires, particulièrement avec l’épuisement des réserves d'eau potable qui vont constituer un enjeu pour de nouveaux conflits.
Comme le soulignait la résolution adoptée par le précédent congrès international :
« Ainsi, comme le CCI l'avait mis en évidence il y a plus de 15 ans, le capitalisme en décomposition porte avec lui des menaces considérables pour la survie de l'espèce humaine. L'alternative annoncée par Engels à la fin du 19e siècle, socialisme ou barbarie, est devenue tout au long du 20e siècle une sinistre réalité. Ce que le 21e siècle nous offre comme perspective, c'est tout simplement socialisme ou destruction de l'humanité. Voila l'enjeu véritable auquel se confronte la seule force de la société en mesure de renverser le capitalisme, la classe ouvrière mondiale. » (Point 10)
9) Cette capacité de la classe ouvrière à mettre fin à la barbarie engendrée par le capitalisme en décomposition, à sortir l’humanité de sa préhistoire pour lui ouvrir les portes du « règne de la liberté », suivant l’expression d’Engels, c’est dès à présent, dans les combats quotidiens contre l’exploitation capitaliste, qu’elle se forge. Après l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes soi-disant « socialistes », les campagnes assourdissantes sur la « fin du communisme », voire sur la « fin de la lutte de classe », ont porté un coup sévère à la conscience au sein de la classe ouvrière de même qu’à sa combativité. Le prolétariat a subi alors un profond recul sur ces deux plans, un recul qui s’est prolongé pendant plus de dix ans. Ce n’est qu’à partir de 2003, comme le CCI l’a mis en évidence en de nombreuses reprises, que la classe ouvrière mondiale a fait la preuve qu’elle avait surmonté ce recul, qu’elle avait repris le chemin des luttes contre les attaques capitalistes. Depuis, cette tendance ne s’est pas démentie et les deux années qui nous séparent du précédent congrès ont vu la poursuite de luttes significatives dans toutes les parties du monde. On a pu voir même, à certaines périodes, une simultanéité remarquable des combats ouvriers à l’échelle mondiale. C’est ainsi qu’au début de l’année 2008, ce sont les pays suivants qui ont été affectés en même temps par des luttes ouvrières : la Russie, l’Irlande, la Belgique, la Suisse, l’Italie, la Grèce, la Roumanie, la Turquie, Israël, l’Iran, l’Émirat de Bahrein, la Tunisie, l’Algérie, le Cameroun, le Swaziland, le Venezuela, le Mexique, les États-Unis, le Canada et la Chine.
De même, on a pu assister à des luttes ouvrières très significatives au cours des deux années passées. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut citer les exemples suivants :
en Égypte, durant l’été 2007, où des grèves massives dans l’industrie textiles rencontrent la solidarité active de la part de nombreux autres secteurs (dockers, transports, hôpitaux…) ;
à Dubaï, en novembre 2007, où les ouvriers du bâtiment (essentiellement des immigrés) se mobilisent massivement ;
en France, en novembre 2007, où les attaques contre les régimes de retraite provoquent un grève très combative dans les chemins de fer, avec des exemples d’établissement de liens de solidarité avec les étudiants mobilisés au même moment contre les tentatives du gouvernement d’accentuer la ségrégation sociale à l’Université, une grève qui a dévoilé ouvertement le rôle de saboteurs des grandes centrales syndicales, notamment la CGT et la CFDT, obligeant la bourgeoisie de redorer le blason de son appareil d’encadrement des luttes ouvrières ;
en Turquie, fin 2007, où la grève de plus d’un mois des 26000 travailleurs de Türk Telecom constitue la mobilisation la plus importante du prolétariat dans ce pays depuis 1991, et cela au moment même où le gouvernement de celui-ci est engagé dans une opération militaire dans le Nord de l’Irak ;
en Russie, en novembre 2008, où des grèves importantes à Saint-Pétersbourg (notamment à l’usine Ford) témoignent de la capacité des travailleurs à surmonter une intimidation policière très présente, notamment de la part du FSB (ancien KGB) ;
en Grèce, à la fin de l’année 2008 où, dans un climat d’un énorme mécontentement qui s’était déjà exprimé auparavant, la mobilisation des étudiants contre la répression bénéficie d’une profonde solidarité de la part de la classe ouvrière dont certains secteurs débordent le syndicalisme officiel ; une solidarité qui ne reste pas à l’intérieur des frontières du pays puisque ce mouvement rencontre un écho de sympathie très significatif dans de nombreux pays européens ;
en Grande-Bretagne, où la grève sauvage dans la raffinerie Linsay, au début de 2009, a constitué un des mouvements les plus significatifs de la classe ouvrière de ce pays depuis deux décennies, une classe ouvrière qui avait subi de cruelles défaites au cours des années 1980 ; ce mouvement a fait la preuve de la capacité de la classe ouvrière d’étendre les luttes et, en particulier, a vu le début d’une confrontation contre le poids du nationalisme avec des manifestations de solidarité entre ouvriers britanniques et ouvriers immigrés, polonais et italiens.
10) L’aggravation considérable que connaît actuellement la crise du capitalisme constitue évidemment un élément de premier ordre dans le développement des luttes ouvrières. Dès à présent, dans tous les pays du monde, les ouvriers sont confrontés à des licenciements massifs, à une montée irrésistible du chômage. De façon extrêmement concrète, dans sa chair, le prolétariat fait l’expérience de l’incapacité du système capitaliste à assurer un minimum de vie décente aux travailleurs qu’il exploite. Plus encore, il est de plus en plus incapable d’offrir le moindre avenir aux nouvelles générations de la classe ouvrière, ce qui constitue un facteur d’angoisse et de désespoir non seulement pour celles-ci mais aussi pour celles de leurs parents. Ainsi les conditions mûrissent pour que l’idée de la nécessité de renverser ce système puisse se développer de façon significative au sein du prolétariat. Cependant, il ne suffit pas à la classe ouvrière de percevoir que le système capitaliste est dans une impasse, qu’il devrait céder la place à une autre société, pour qu’elle soit en mesure de se tourner vers une perspective révolutionnaire. Il faut encore qu’elle ait la conviction qu’une telle perspective est possible et aussi qu’elle a la force de la réaliser. Et c’est justement sur ce terrain que la bourgeoisie a réussi à marquer des points très importants contre la classe ouvrière à la suite de l’effondrement du prétendu « socialisme réel ». D’une part, il a réussi à enfoncer l’idée que la perspective du communisme est un songe creux : « le communisme, ça ne marche pas ; la preuve, c’est qu’il a été abandonné au bénéfice du capitalisme par les populations qui vivaient dans un tel système ». D’autre part, il a réussi à créer au sein de la classe ouvrière un fort sentiment d’impuissance du fait de l’incapacité de celle-ci à mener des luttes massives. En ce sens, la situation d’aujourd’hui est très différente de celle qui prévalait lors du surgissement historique de la classe à la fin des années 1960. A cette époque, le caractère massif des combats ouvriers, notamment avec l’immense grève de mai 1968 en France et l’automne chaud italien de 1969, avait mis en évidence que la classe ouvrière peut constituer une force de premier plan dans la vie de la société et que l’idée qu’elle pourrait un jour renverser le capitalisme n’appartenait pas au domaine des rêves irréalisables. Cependant, dans la mesure où la crise du capitalisme n’en était qu’à ses tous débuts, la conscience de la nécessité impérieuse de renverser ce système ne disposait pas encore des bases matérielles pour pouvoir s’étendre parmi les ouvriers. On peut résumer cette situation de la façon suivante : à la fin des années 1960, l’idée que la révolution était possible pouvait être relativement répandue mais celle qu’elle était indispensable ne pouvait pas s’imposer. Aujourd’hui, au contraire, l’idée que la révolution soit nécessaire peut trouver un écho non négligeable mais celle qu’elle soit possible est extrêmement peu répandue.
11) Pour que la conscience de la possibilité de la révolution communiste puisse gagner un terrain significatif au sein de la classe ouvrière, il est nécessaire que celle-ci puisse prendre confiance en ses propres forces et cela passe par le développement de ses luttes massives. L’énorme attaque qu’elle subit dès à présent à l’échelle internationale devrait constituer la base objective pour de telles luttes. Cependant, la forme principale que prend aujourd’hui cette attaque, celle des licenciements massifs, ne favorise pas, dans un premier temps, l’émergence de tels mouvements. En général, et cela s’est vérifié fréquemment au cours des quarante dernières années, les moments de forte montée du chômage ne sont pas le théâtre des luttes les plus importantes. Le chômage, les licenciements massifs, ont tendance à provoquer une certaine paralysie momentanée de la classe. Celle-ci est soumise à un chantage de la part des patrons : « si vous n’êtes pas contents, beaucoup d’autres ouvriers sont prêts à vous remplacer ». La bourgeoise peut utiliser cette situation pour provoquer une division, voire une opposition entre ceux qui perdent leur travail et ceux qui ont le « privilège » de le conserver. De plus, les patrons et les gouvernements se replient derrière un argument « décisif » : « Nous n’y sommes pour rien si le chômage augmente ou si vous êtes licenciés : c’est la faute de la crise ». Enfin, face aux fermetures d’entreprises, l’arme de la grève devient inopérante accentuant le sentiment d’impuissance des travailleurs. Dans une situation historique où le prolétariat n’a pas subi de défaite décisive, contrairement aux années 1930, les licenciements massifs, qui ont d’ores et déjà commencé, pourront provoquer des combats très durs, voire des explosions de violence. Mais ce seront probablement, dans un premier temps, des combats désespérés et relativement isolés, même s’ils bénéficient d’une sympathie réelle des autres secteurs de la classe ouvrière. C’est pour cela que si, dans la période qui vient, on n’assiste pas à une réponse d’envergure de la classe ouvrière face aux attaques, il ne faudra pas considérer que celle-ci a renoncé à lutter pour la défense de ses intérêts. C’est dans un second temps, lorsqu’elle sera en mesure de résister aux chantages de la bourgeoisie, lorsque s’imposera l’idée que seule la lutte unie et solidaire peut freiner la brutalité des attaques de la classe régnante, notamment lorsque celle-ci va tenter de faire payer à tous les travailleurs les énormes déficits budgétaires qui s’accumulent à l’heure actuelle avec les plans de sauvetage des banques et de « relance » de l’économie, que des combats ouvriers de grande ampleur pourront se développer beaucoup plus. Cela ne veut pas dire que les révolutionnaires doivent rester absents des luttes actuelles. Celles-ci font partie des expériences que doit traverser le prolétariat pour être en mesure de franchir une nouvelle étape dans son combat contre le capitalisme. Et il appartient aux organisations communistes de mettre en avant, au sein de ces luttes, la perspective générale du combat prolétarien et des pas supplémentaires qu’il doit accomplir dans cette direction.
12) Le chemin est encore long et difficile qui conduit aux combats révolutionnaires et au renversement du capitalisme. Ce renversement fait tous les jours plus la preuve de sa nécessité mais la classe ouvrière devra encore franchir des étapes essentielles avant qu’elle ne soit en mesure d’accomplir cette tache :
la reconquête de sa capacité à prendre en main ses luttes puisque, à l’heure actuelle, la plupart d’entre elles, notamment dans les pays développés, sont encore fortement sous l’emprise des syndicats (contrairement à ce qu’on avait pu constater aux cours des années 1980) ;
le développement de son aptitude à déjouer les mystifications et les pièges bourgeois qui obstruent le chemin vers les luttes massives et le rétablissement de sa confiance en soi puisque, si le caractère massif des luttes de la fin des années 1960 peut s’expliquer en bonne partie par le fait que la bourgeoisie avait été surprise après des décennies de contre-révolution, ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui ;
la politisation de ses combats, c’est-à-dire sa capacité à les inscrire dans leur dimension historique, à les concevoir comme un moment du long combat historique du prolétariat contre l’exploitation et pour l’abolition de celle-ci.
Cette étape est évidemment la plus difficile à franchir, notamment du fait :
de la rupture provoquée au sein de l’ensemble la classe par la contre-révolution entre ses combats du passé et ses combats actuels ;
de la rupture organique au sein des organisations révolutionnaires résultant de cette situation ;
du recul de la conscience dans l’ensemble de la classe à la suite de l’effondrement du stalinisme ;
du poids délétère de la décomposition du capitalisme sur la conscience du prolétariat ;
de l’aptitude de la classe dominante à faire surgir des organisations (tel le Nouveau Parti Anticapitaliste en France et Die Linke en Allemagne) qui ont pour vocation de prendre la place des partis staliniens aujourd’hui disparus ou moribonds ou de la Social-démocratie déconsidérée par plusieurs décennies de gestion de la crise capitaliste mais qui, du fait de leur nouveauté, sont en mesure d’entretenir des mystifications importantes au sein de la classe ouvrière.
En fait, la politisation des combats du prolétariat est en lien avec le développement de la présence en leur sein de la minorité communiste. Le constat des faibles forces actuelles du milieu internationaliste est un des indices de la longueur du chemin qui reste encore à parcourir avant que la classe ouvrière puisse s’engager dans ses combats révolutionnaires et qu’elle fasse surgir son parti de classe mondial, organe essentiel sans lequel la victoire de la révolution est impossible.
Le chemin est long et difficile, mais cela ne saurait en aucune façon être un facteur de découragement pour les révolutionnaires, de paralysie de leur engagement dans le combat prolétarien. Bien au contraire !
Pour la quatrième fois depuis la sortie de la Revue Internationale n° 133, nous publions des éléments du débat interne au CCI concernant l'explication de la période de prospérité ayant succédé à la Seconde Guerre mondiale.
Nous invitons le lecteur désirant connaître l'historique du débat et des articles publiés sur ce sujet à se reporter respectivement aux numéros 133, 135 et 136 de la Revue Internationale. L'article que nous publions aujourd'hui se revendique de la thèse dénommée Le Capitalisme d'État keynésiano-fordiste défendant l'idée que la prospérité des années 1950-60 a reposé sur la mise en œuvre de mécanismes keynésiens par la bourgeoisie. Il répond à deux articles publiés dans la Revue n° 136 qui, eux, défendaient respectivement pour l'un[1], l'idée que cette prospérité a fondamentalement été la conséquence de l'exploitation des derniers marchés extra capitalistes encore importants et d'un début de fuite en avant dans l'endettement (thèse Les marchés extra-capitalistes et l'endettement) et, pour l'autre[2], l'idée qu'elle avait été fondamentalement permise par le poids pris par l'économie de guerre et le capitalisme d'Etat dans la société.
Dans l'introduction à la publication de ces deux articles, nous dressions un panorama de l'évolution des discussions en présence en notant le fait que la thèse Le Capitalisme d'État keynésiano-fordiste "assume à présent ouvertement la remise en cause de différentes positions du CCI". Les camarades qui signent l'article publié ci-après ne sont pas d'accord avec une telle caractérisation et s'en expliquent [3].
Enfin, dans cette même introduction, nous signalions le fait que l'article Origine, dynamique et limites du capitalisme d'État keynésiano-fordiste, de la Revue n° 135 (en défense également de la thèse du Capitalisme d'État keynésiano-fordiste), n'était pas sans poser des problèmes concernant des manques évidents "de rigueur militante et scientifique notamment dans la référence aux textes du mouvement ouvriers, dans leur utilisation en vue de telle ou telle démonstration ou polémique", notamment à travers le l'altération du sens de certaines citations utilisées. Un tel problème ne découlait évidemment en rien de la nature de cette position comme en témoigne ce nouvel article, absolument irréprochable sur ce plan.
Nous continuons ici le débat entamé dans la Revue internationale nº 133 sur "... l'explication de la période de prospérité pendant les années 1950-60, qui a été une exception dans la vie du capitalisme depuis la Première Guerre mondiale...". Nous voulons répondre aux arguments des contributions des camarades Silvio et Jens, publiées dans le nº 136 de la Revue, ainsi qu'à la présentation de ces mêmes contributions qui nous semble contenir quelques malentendus.
Les divergences qui se discutent actuellement au sein de notre organisation se situent dans le cadre des positions défendues par les révolutionnaires dans la Deuxième et Troisième Internationales et au sein des Gauches communistes. Ce sont les contributions de Luxemburg, Boukharine, Trotski, Pannekoek, Bilan, Mattick entre autres. Nous savons qu'on ne peut concilier ces contributions car elles se contredisent sur divers aspects. Mais aucune de ces contributions n'explique complètement, à elle seule, le développement des Trente Glorieuses, pour la simple raison que leurs auteurs n'ont pas connu cette période (à l'exception de P. Mattick). Nous pensons cependant que tous ont contribué à la discussion que nous poursuivons en ce moment. Il est de la responsabilité des révolutionnaires aujourd'hui de continuer la discussion ouverte au sein du mouvement révolutionnaire afin de mieux comprendre les mécanismes qui facilitent ou freinent le développement du capitalisme, surtout pendant sa décadence.
Les auteurs de cet article défendent la thèse dite du "capitalisme d'État keynesiano-fordiste". Cette thèse a déjà été présentée, avec plus de détails, dans la Revue internationale no 135, par C.Mcl, auteur de la contribution. Celui-ci a décidé d'abandonner le débat et a rompu le contact avec nous. C'est pourquoi nous ne savons pas si la position que nous défendons ici est absolument identique à la sienne.
Pour poursuivre ce débat, nous voulons en premier lieu indiquer quelques faits historiques sur lesquels il n'a pas semblé jusqu'à présent y avoir de divergences parmi les trois positions exposées dans ce débat. Ce sont les suivants :
1) Entre les années 1945 et 1975, au moins dans la sphère des pays industrialisés du bloc dominé par les Etats-Unis, non seulement le PIB par habitant a crû comme jamais dans toute l'histoire du capitalisme[4], mais il y a aussi eu une augmentation des salaires réels de la classe ouvrière[5].
2) Dans la même période et dans la même sphère il y eut également une croissance constante de la productivité du travail, "les gains de productivité les plus importants de l'histoire du capitalisme, dus en particulier au perfectionnement du travail à la chaîne (fordisme), à l'automatisation de la production et leur généralisation partout où c'était possible"[6]. Pour le dire simplement : la technique et l'organisation de la production permettaient qu'un travailleur produise beaucoup plus qu'auparavant pendant une heure de travail.
3) Le taux de profit (c'est-à-dire le profit réalisé comparé au capital total investi) fut très élevé au cours de cette période, mais montra une fois de plus une tendance à la baisse à partir de 1969. Tous les camarades impliqués dans ce débat se référent sur ce thème aux mêmes statistiques[7].
4) Il y eut, au moins jusqu'en 1971, une concertation particulière, inconnue jusqu'alors dans l'histoire du capitalisme, entre tous les États du bloc dominé par les Etats-Unis (discipline de bloc, système de Bretton Woods[8]).
En ce qui concerne les trois premiers aspects, il faut être cohérent dans l'argumentation. Si nous sommes tous d'accord avec ces faits, nous ne pouvons pas faire un pas en arrière en insistant sur le fait que : "(...) la prospérité réelle des décennies 1950 et 60 n'a pas été aussi importante que veut bien le présenter la bourgeoisie, lorsqu'elle exhibe fièrement les PIB des principaux pays industrialisés de cette époque"[9]. Ce que nous présente la bourgeoisie sur cette période est une chose, mais nous ne pouvons pas résoudre le problème en disant que le problème n'existe pas, parce qu'il n'y a pas eu dans la réalité une telle croissance. Ce qui doit nous guider pour poursuivre ce débat, ce que nous devons clarifier pour nous et pour le reste des prolétaires qui n'ont pas le moindre intérêt à se masquer la réalité, c'est d'expliquer les mécanismes qui ont permis simultanément :
Si nous exagérons un aspect, ou si nous sous-estimons certaines difficultés, ce ne sont que des arguments relatifs (plus ou moins de quantité), alors que ce qui préoccupe est une question qualitative : comme est-il possible que le capitalisme décadent passe par une phase de prospérité d'une vingtaine d'années pendant laquelle les salaires augmentent et les profits sont élevés ?
Là est la question à laquelle nous devons répondre.
Jusqu'à quel point la thèse du capitalisme d'État keynesiano-fordiste reste-t-elle en accord avec Rosa Luxemburg ?
La thèse du "capitalisme d'État keynesiano-fordiste" est surtout critiquée parce qu'elle rejette une partie de l'argumentation de Rosa Luxemburg, comme on peut le lire dans l'article qui présente cette thèse plus en détail dans la Revue internationale no 135. Il semblerait qu'il y ait une confusion sur la question de savoir jusqu'à quel point nous sommes d'accord avec Luxemburg. Ainsi, le camarade Jens, dans son article de la Revue internationale no 136, pense que C. Mcl a changé d'avis depuis l'article qu'il écrivit dans la Revue internationale no 127. Dans cet article, on expliquait déjà (au nom du CCI dans une polémique avec la CWO) que la réduction du marché solvable comparée avec les nécessités du capital "n'est évidemment pas (...) le seul facteur qui participe à l'origine des crises", indiquant en outre qu'il fallait aussi prendre en compte la loi de la tendance à la baisse du taux de profit et le déséquilibre dans le rythme d'accumulation entre les grands secteurs de la production.
Pour nous, la réalisation de la plus-value produite est effectivement un problème fondamental du capitalisme. Il n'y a pas seulement une explication de la crise capitaliste, mais de deux de ses causes essentielles (nous ne parlons pas ici pour l'instant du problème de la proportionnalité). Non seulement il existe le problème de la tendance à la baisse du taux de profit, conséquence de l'augmentation de la composition organique du capital, mais également (après l'acte de production et d'appropriation de la plus-value) il subsiste le problème de vendre le produit en réalisant une plus-value. C'est un des mérites de R. Luxemburg que d'avoir localisé la difficulté de la réalisation du produit par l'insuffisance de marchés solvables.
Le capitalisme est un système qui est contraint de se développer. L'accumulation n'est pas basée sur la reproduction simple mais sur la reproduction élargie. Dans chaque cycle, le capital doit élargir sa base, c'est-à-dire le capital constant et le capital variable. Le capitalisme s'est développé dans un environnement féodal, dans un milieu extra-capitaliste avec lequel s'établirent des relations pour obtenir les moyens matériels de son accumulation : matières premières, force de travail, etc.
Un autre des mérites de R. Luxemburg fut d'analyser les rapports entre la sphère capitaliste et le milieu extra-capitaliste. Nous ne sommes pas d'accord avec tous les arguments économiques de cette analyse (comme nous l'expliquerons dans la partie suivante), mais partageons ses idées centrales : le capitalisme détruit continuellement les autres modes de production se trouvant dans son environnement, la contradiction interne cherche une solution dans l'extension du domaine extérieur, il y a un changement qualitatif dans le développement du capitalisme à partir du moment où toute la planète est conquise par le capitalisme, c'est-à-dire une fois que s'est constitué le marché mondial. Le capitalisme a alors accompli sa fonction progressiste et entre dans sa phase de décadence. Comme le dit C.Mcl. dans la Revue internationale no 127 : Luxemburg précise "plus amplement la raison et le moment de l'entrée en décadence du système capitaliste. En effet, outre son analyse du lien historiquement indissoluble entre les rapports sociaux de production capitalistes et l'impérialisme, qui montre que le système ne peut vivre sans s'étendre, sans être impérialiste par essence, ce que Rosa Luxemburg précise davantage c'est le moment et la manière dont le système capitaliste entre dans sa phase de décadence. (...) L'entrée en décadence du système s'est donc caractérisée non par la disparition des marchés extra capitalistes mais par leur insuffisance eu égard aux besoins de l'accumulation élargie atteinte par le capitalisme."[10].
Dans le capitalisme ascendant, il est vrai que les marchés situés en dehors de la sphère capitaliste ont constitué pour celui-ci une issue pour la vente de ses marchandises à une époque de surproduction. Déjà dans sa phase ascendante, le capitalisme avait souffert de ses contradictions internes et les avait dépassées, momentanément, d'une part à travers les crises périodiques et d'autre part grâce à la vente de produits (invendables dans la sphère capitaliste pure) à des marchés extra-capitalistes. Dans les crises cycliques provoquées par la baisse du taux de profit, plusieurs parties du capital sont dévalorisées permettant que se rétablisse une composition organique suffisamment utilisable pour que s'entame un autre cycle d'accumulation. Et, par ailleurs, dans la phase ascendante, l'environnement extra-capitaliste fournit au capitalisme "un exutoire pour la vente de ses marchandises en surproduction"[11], atténuant ainsi le problème de l'insuffisance de marchés solvables.
L'erreur de R. Luxembourg, c'est qu'elle fait de ces marchés extra-capitalistes et de la plus-value réalisée dans la vente à ceux-ci, l'élément indispensable de la reproduction élargie du capital. Le capitaliste produit pour vendre et non pas simplement pour produire. La marchandise doit trouver un acheteur. Et chaque capitaliste est avant tout un vendeur ; il n'achète que pour investir à nouveau, après avoir vendu son produit avec profit. En somme, le capital doit passer par une phase argent et, tant individuellement que pour être réalisées, les marchandises doivent être converties en argent, mais ni en totalité, ni au moment-même, ni annuellement comme l'envisage Luxemburg : une partie peut se maintenir sous sa forme matérielle, tandis que l'autre évolue à travers de multiples transactions commerciales pendant lesquelles une même quantité d'argent peut servir plusieurs fois pour la conversion de marchandises en argent, et d'argent en marchandises.
S'il n'y avait pas de crédit et s'il était nécessaire de réaliser en argent toute la production annuelle d'un seul coup sur le marché, alors, oui, il devrait exister un acheteur externe à la production capitaliste.
Mais ce n'est pas le cas. Il est évident que des obstacles peuvent survenir dans ce cycle (achat è production/extraction de plus-value è vente è nouvel achat). Il y a plusieurs difficultés. Mais la vente à un acheteur extra-capitaliste n'est pas une condition sine qua non de l'accumulation dans des conditions "normales", c'est seulement une issue possible s'il y a surproduction ou disproportion entre la production de moyens de production et celle des moyens de consommation, problèmes qui ne se manifestent pas à chaque moment.
Ce point faible de l'argumentation de R. Luxemburg a aussi été critiqué par des "luxemburgistes", comme Fritz Sternberg, qui parle à ce sujet "d'erreurs fondamentales, difficilement compréhensibles"[12]. Si ces erreurs de Rosa Luxemburg sont "difficilement compréhensibles" par les partisans du "luxemburgisme pur", c'est justement parce que ceux-ci ne prennent pas en considération ce point de la critique de Sternberg. Depuis le début des débats dans le CCI sur la décadence (années 1970), F. Sternberg est considéré comme une référence très importante, précisément parce qu'il est aussi considéré être luxemburgiste.
Le camarade Jens n'est pas d'accord avec l'idée de la thèse du "capitalisme d'État keynesiano-fordiste" qui affirme, selon lui, que "le marché extra-capitaliste ne constitue rien d'autre qu'une sorte de trop-plein pour le marché capitaliste lorsque celui-ci déborde."[13]. Pour éviter des malentendus : nous pensons que c'est précisément sur ce point que le luxemburgisme de Sternberg se différencie d'avec "le luxemburgisme pur" de Jens (et Silvio). Sur ce point, nous sommes d'accord avec Sternberg.
Pour nous, le mystère des Trente Glorieuses ne peut s'expliquer par des restes de marchés extra-capitalistes, alors que ceux-ci sont insuffisants depuis la Première Guerre mondiale en regard des nécessités de l'accumulation élargie atteinte par le capitalisme.
Pour la thèse du capitalisme d'État keynesiano-fordiste, la prospérité d'après la Seconde Guerre mondiale est la combinaison d'au moins trois facteurs essentiels :
Dans la Revue internationale no 136, le camarade Silvio se demande, perplexe : "Que signifie faire croître la production de profits ? Produire des marchandises et les vendre, mais alors pour satisfaire quelle demande ? Celle émanant des ouvriers ?"
Nous voulons répondre aux inquiétudes du camarade : si la productivité du travail augmente dans l'ensemble des industries, alors les moyens de consommation du travailleur sont diminués. Le capitaliste paye à ses travailleurs moins d'argent pour un même temps de travail. Le temps non payé au travailleur augmente, c'est-à-dire que la plus-value augmente. C'est-à-dire qu'augmente le taux de plus-value (qui n'est autre que le taux d'exploitation). Ce processus, Marx l'appela production de la plus-value relative. Si les autres facteurs se maintiennent (ou si le capital constant lui-même est en baisse), un accroissement de plus-value signifie aussi un accroissement du taux de profit. Si ce profit est suffisamment élevé, les capitalistes peuvent augmenter les salaires sans perdre tout l'accroissement de la plus-value extraite.
Or, la seconde question est celle du marché. Si on augmente le salaire du travailleur, il peut consommer plus. La force de travail, comme Marx l'indique, doit se reproduire. C'est la reproduction du capital variable (v), également nécessaire comme l'est la rénovation du capital constant (c). Par conséquent, le capital variable fait partie du marché capitaliste. Une augmentation générale des salaires signifie également un accroissement de ces marchés.
Il peut être répondu à ceci qu'un tel accroissement du marché est insuffisant pour réaliser toute la partie de la plus-value nécessaire à l'accumulation. Cela est vrai d'un point de vue général et à long terme. Nous, défenseurs de la thèse du capitalisme d'État keynesiano-fordiste, ne pensons pas avoir trouvé une solution aux contradictions inhérentes du capitalisme, une solution qui puisse se répéter à volonté. Notre analyse n'est pas une nouvelle théorie, mais une prolongation de la critique de l'économie capitaliste, une critique qu'a commencée Marx et qu'ont poursuivie d'autres révolutionnaires déjà cités.
Mais on ne peut nier qu'un tel accroissement du marché atténue le problème de l'insuffisance de la demande dans les conditions créées après la Seconde Guerre mondiale. Peut-être le camarade Silvio se demande-t-il encore d'où vient cette demande ? Une demande dans le capitalisme présuppose deux facteurs : une nécessité (désir de consommer) et la solvabilité (possession d'argent). Le premier facteur n'est presque jamais un problème, il y a toujours un manque de moyens de consommation. Le second facteur, au contraire, est un problème permanent pour le capitalisme - un problème qu'il parvient à atténuer précisément par la croissance des salaires pendant les Trente Glorieuses.
Mais l'extension du marché formé par les salariés n'est pas le seul facteur atténuant la pénurie de marchés au cours de cette période, il y a aussi eu l'augmentation des frais de l'État keynésien (par exemple les investissements dans des projets d'infrastructure, l'armement, etc.). Il s'agit d'une tripartition des accroissements du profit, d'une distribution des bénéfices obtenus grâce à l'augmentation de la productivité entre les capitalistes (profit), les ouvriers (salaires) et l'État (impôts). Il semble que le camarade Silvio soit d'accord avec nous là-dessus quand il affirme : "Il est vrai que la consommation ouvrière et les dépenses de l'État permettent d'écouler une production accrue". Il y voit toutefois un autre problème, la "conséquence, comme nous avons vu, une stérilisation de la richesse produite qui ne trouve pas à s'employer utilement pour valoriser le capital". Il se réfère ici à l'idée selon laquelle "augmenter les salaires au-delà de ce qui est nécessaire à la reproduction de la force de travail constitue purement et simplement, du point de vue capitaliste, un gaspillage de plus-value qui n'est en aucune manière capable de participer au processus de l'accumulation".
Ici le camarade confond deux sphères qu'il faut distinguer avant d'analyser la dynamique du processus général qui les unit :
Évidemment, l'objection du camarade sur le "gaspillage de plus-value" se situe au second niveau, celui de la production. Alors suivons-le (après avoir remarqué qu'il nous donne au moins partiellement raison au niveau des marchés), à l'usine, où le travailleur est exploité avec un salaire croissant. Que se passe-t-il si la plus-value augmente grâce à l'accroissement important de la productivité du travail ? (Nous faisons ici abstraction de la tripartition des profits, c'est à dire des impôts qui se transforment en frais de l'État. La bipartition entre capitaliste et travailleur est suffisante pour expliquer le mécanisme fondamental.) Le produit total d'une entité capitaliste (une entreprise, un pays, la sphère capitaliste dans sa totalité) pendant un certain temps, par exemple une année, peut être divisé en trois parties : le capital constant c, le capital variable v, et la plus-value pv. Si nous parlons d'accumulation, la plus-value n'est pas consommée dans sa totalité par le capitaliste, il doit en investir une partie dans l'extension de la production. La plus-value est alors divisée entre la partie consommée par le capitaliste (l'intérêt de son investissement : i) et la partie consacrée à l'accumulation (a) : pv = r + a. Cette seconde partie (a), nous pouvons la diviser à son tour entre la partie qui est investie dans le capital constant (ac) et la partie qui enrichit le capital variable (av) dans le prochain cycle de production : a = ac + av. Le produit total de cette entité capitaliste se présente alors ainsi :
c + v + pv, ou :
c + v + (i + a), ou :
c + v + (i + ac + av).
Si le capitaliste obtient grâce à l'augmentation importante de la productivité une plus-value suffisamment grande, la partie ac peut grandir chaque fois davantage, même si la partie av croît "au-delà ce qui est nécessaire". Si, par exemple, les moyens de consommation baissent de 50 % et les heures non payées au travailleur augmentent de 3 à 5 heures (d'une journée de travail de 8 heures) grâce à l'effet de la production de plus-value relative, le taux de plus-value croît de 3/8 à 5/8, par exemple de 375 € à 625 €, bien que le travailleur ait une augmentation de 20 % de son salaire réel (son salaire représente d'abord le produit de 5 heures, ensuite avec une productivité double, le salaire représente le produit de 3 heures = 6 heures auparavant). La même chose survient avec une consommation accrue du capitaliste (parce que ses produits de consommation baissent aussi de 50 %) et la partie de la plus-value consacrée à l'accumulation peut croître. Et la partie ac peut aussi croître année après année même si la partie av croît "au-delà du nécessaire", sous réserve que la productivité du travail continue à augmenter au même rythme. Le seul effet "nuisible" de ce "gaspillage de plus-value" réside dans le fait que l'augmentation de la composition organique du capital est plus lente que le rythme frénétique qu'elle aurait sinon : la croissance de la composition organique implique que la partie ac croisse plus rapidement que la partie av ; si la partie av grandit "au-delà du nécessaire", cette tendance est freinée (elle peut même être annulée ou inversée), mais on ne peut pas affirmer que ce "gaspillage de plus-value" ne prenne en aucune manière part au processus d'accumulation. Au contraire, cette distribution des profits obtenus par l'augmentation de la productivité participe pleinement de l'accumulation. Et non seulement cela, elle atténue précisément le problème identifié par R. Luxemburg dans le chapitre 25 del'Accumulation du capital, où elle fait valoir fermement qu'avec la tendance vers une composition organique du capital toujours plus grande, un échange entre les deux secteurs principaux de la production capitaliste (production de moyens de production d'une part, de moyens de consommation de l'autre) est impossible à long terme[14]. Après peu de cycles, il reste déjà un reliquat invendable dans le second secteur de l'économie capitaliste, celui de la production de moyens de consommation. La combinaison du fordisme (augmentation de la productivité) avec le keynesianisme (augmentation des salaires et augmentation des frais de l'État) aide à freiner cette tendance, atténue le problème de la surproduction dans ce secteur II et le problème des proportionnalités entre les deux branches principales de la production. Les leaders de l'économie occidentale ne pouvaient pas éviter l'arrivée de la crise à la fin des années 60, mais pouvaient ainsi la retarder.
Nous ne pouvons abandonner ce sujet sans mentionner que le camarade Silvio nous a laissés perplexes. Il semblerait qu'il ait compris au niveau théorique ce que nous venons d'expliquer, c'est-à-dire le mécanisme de la production de plus-value relative comme base idéale pour une accumulation la plus interne possible et la moins externe possible, quand il dit : "pourvu qu'il existe des gains de productivité suffisamment élevés permettant que la consommation augmente au rythme de l'augmentation de la productivité du travail, le problème de la surproduction est réglé sans empêcher l'accumulation puisque, par ailleurs, les profits, également en augmentation, sont suffisants pour assurer l'accumulation"[15]. Nous supposons que Silvio sait ce qu'il dit ou, du moins, qu'il comprend ce qu'il vient de dire, car c'est là sa propre formulation, conclusion de la citation de Marx sur les "Théories sur la plus-value", volume 2 (une citation qui bien sûr ne prouve rien par elle-même). Mais Silvio ne répond pas à ce niveau théorique ou, du moins, ne se prête pas à suivre la logique même de l'argument, il préfère changer de sujet et porte l'objection : "Marx, de son vivant, n'avait jamais constaté une augmentation des salaires au rythme de la productivité du travail, et pensait même que cela ne pouvait pas se produire. Cela s'est pourtant produit à certains moments de la vie même du capitalisme, mais ce fait ne saurait en rien autoriser d'en déduire que le problème fondamental de la surproduction, tel que Marx le met en évidence, s'en serait pour autant trouvé résolu, même momentanément". Quelle réponse ! Nous sommes sur le point de tirer la conclusion d'un raisonnement - mais, au lieu de vérifier ou de contredire la conclusion d'une série de faits, nous continuons à parler sur sa probabilité ou son improbabilité empirique. Comme s'il avait senti que cela n'était pas satisfaisant, le camarade riposte par anticipation : "En effet, le marxisme ne réduit pas cette contradiction que constitue la surproduction à une question de proportion entre augmentation des salaires et celle de la productivité" L'autorité de Marx ne suffisant pas, il faut celle du "marxisme". Un appel à l'orthodoxie ! Laquelle ?
Soyons plus conséquents dans le raisonnement, plus ouverts et osés dans les conclusions !
Dans le second volume du Capital, Marx présente le problème de la reproduction élargie (c'est à dire de l'accumulation) en termes de schémas, par exemple :
Secteur I : 4000c + 1000v + 1000pv = 6000
Secteur II : 1500c + 750v + 750pv = 3000.
Nous sollicitons l'indulgence et la patience du lecteur pour la lourdeur que suppose la lecture et la compréhension de ces schémas. Mais nous pensons qu'ils ne doivent pas faire peur.
Le secteur I est la branche de l'économie qui produit les moyens de production, le secteur II celui où se produisent les moyens de consommation. 4000c est la quantité de valeur produite dans le secteur I pour la reproduction du capital constant (c) ; 1000v est la somme des salaires payés dans le secteur I ; 1000pv est la plus-value extraite des ouvriers dans le secteur I - de même pour l'autre secteur. Pour la reproduction élargie, il est essentiel de respecter la proportionnalité entre les différentes parties des deux secteurs. Les travailleurs du secteur I produisent, par exemple, des machines, mais ont besoin, pour leur propre reproduction, de moyens de consommation qui sont produits dans l'autre branche. Il y a un échange entre les deux entités, selon certaines règles. Si, par exemple, la moitié de la plus-value du secteur I (1000pv) est utilisée pour l'extension de la production et la composition organique reste inchangée, il est déjà alors défini que des 500pv réinvestis, 400 sont consacrés à l'amplification du capital constant et 100 seulement à l'augmentation de la masse salariale dans ce secteur. Ainsi Marx a donné comme exemple du second cycle :
I : 4400c + 1100v + 1100pv = 6600
II : 1600c + 800v + 800pv = 3200
Et il a poursuivi avec des schémas possibles de divers cycles d'accumulation. Ces schémas ont été élargis, critiqués et affinés par Luxemburg, Bauer, Boukharine, Sternberg, Grossmann et d'autres encore. Ce que nous pouvons en tirer est une certaine loi qui peut se résumer par la formule :
Si nous avons
Un secteur I avec : c1 + v1 + i1 + ac1 + av1
Un secteur II avec : c2 + v2 + i2 + ac2 + av2, la reproduction élargie exige que :
c2 + ac2 = v1 + i1 + av1. [16]
Où : la valeur du capital constant dans le secteur II (c2) plus la partie de plus-value dans ce même secteur consacrée à l'élargissement du capital constant (ac2)[17] doit être échangé avec la valeur du capital variable du secteur I (la masse salariale, v1) plus la production des capitalistes du même secteur (i1) plus la partie de la plus-value de ce secteur consacrée à l'emploi de nouveaux travailleurs (av1) [18].
Ces schémas ne tiennent pas compte de certains facteurs, par exemple :
1) Le fait que cette économie ait besoin de conditions pour son expansion "permanente" ; elle exige toujours plus de travailleurs et de matières premières.
2) Le fait qui il n'y ait pas d'échange direct entre les diverses entités mais échange de transactions par l'intermédiaire de l'argent, la marchandise universelle. Par exemple, l'entité de produits matérialisés dans la valeur ac1 doit être échangée avec elle-même : ce sont des moyens de production qui sont nécessaires dans le même secteur, il faut les vendre puis les acheter avant de pouvoir les utiliser.
En même temps les schémas ont certaines conséquences relativement gênantes, comme par exemple le fait que le secteur II n'a aucune autonomie face au secteur I. Le rythme de croissance du secteur de la production de moyens de consommation, ainsi que sa composition organique, dépendent totalement des proportions dans l'accumulation du secteur I[19].
Nous ne pouvons pas obliger les partisans de la nécessité des marchés capitalistes à voir un certain problème, c'est-à-dire à voir ce que Marx a recherché avec les schémas de l'accumulation capitaliste. Au lieu de regarder les différents problèmes, en les replaçant chacun dans leur lieu spécifique, ils préfèrent mélanger les différentes contradictions en insistant de façon permanente sur un aspect du problème : qui achète en fin de comptes la marchandise nécessaire à l'extension de la production ? C'est une fixation qui les aveugle. Mais si on veut suivre la logique même des schémas tels que Marx les a présentés, on ne peut alors s'opposer à la conclusion suivante :
Si les conditions sont celles que les schémas présupposent et si nous en acceptons les conséquences (conditions et conséquences qui peuvent être analysées séparément), par exemple un gouvernement qui contrôle toute l'économie peut théoriquement l'organiser de telle sorte que l'accumulation fonctionne selon le schéma : c2 + ac2 = v1 + i1 + av1. À ce niveau, il n'y a aucune nécessité de marchés extra-capitalistes. Si nous acceptons cette conclusion, nous pouvons analyser séparément (c'est-à-dire les distinguer) les autres problèmes, par exemple :
1) Comment une économie dans un monde nécessairement limité peut-elle croître en permanence ?
2) Quelles sont les conditions de l'utilisation de l'argent ? Comme l'argent peut-il interférer efficacement dans les différents actes de transformation d'un élément du capital global en un autre ?
3) Quels sont les effets d'une composition organique croissante (quand le capital constant croît plus rapidement que le capital variable) ?
4) Quels sont les effets de salaires qui croissent "au-delà du nécessaire" ?
Il est clair, comme l'a dit Rosa Luxemburg, que les schémas mathématiques ne prouvent rien en soi, pas plus la possibilité que l'impossibilité de l'accumulation. Mais si nous savons précisément ce qu'ils disent (et de quoi ils sont l'abstraction), nous pouvons distinguer les différents problèmes. Luxemburg a étudié aussi les trois premiers problèmes énumérés ici. Elle a surtout contribué à analyser les questions 1) et 3). Mais en ce qui concerne le problème 2), elle a confondu différentes contradictions et les a résumées en une seule difficulté, celle de la réalisation de la partie de la plus-value consacrée à l'extension de la reproduction : la transformation en argent non seulement est un problème pour cette partie du produit global (ac1, av1,ac2 et av2), mais pour tous les éléments de la production (aussi c1, v1, c2, v2 et même de la production : le propriétaire de l'usine de chocolat ne peut manger uniquement du chocolat). Cette transformation des marchandises en argent, et ensuite d'argent en nouveaux éléments matériels de la production peuvent échouer. Chaque vendeur doit trouver son acheteur, chaque vente est un défi - ceci est un problème distinct qui peut théoriquement être séparé de l'autre problème (numéro 1) : la nécessité de la croissance de la sphère du mode de production capitaliste, qui contient aussi la nécessité de la croissance du marché. Une telle croissance doit obligatoirement se réaliser au détriment des sphères[20] extra-capitalistes. Mais cette croissance présuppose seulement que le capitalisme dispose de tous les éléments matériels pour sa production élargie (force de travail, matières premières, etc.) ; ce problème n'a rien voir avec la vente d'une partie de la production capitaliste à des producteurs de marchandises non capitalistes. Comme nous l'avons dit précédemment : la vente à des marchés extra-capitalistes peut atténuer les problèmes de la surproduction, mais n'est pas constitutive pour l'accumulation.
Dans la présentation de la discussion dans la Revue internationale no 136, la Rédaction a tenté d'opposer certaines positions de la Thèse "capitalisme d'État keynesiano-fordiste" aux positions du CCI, particulièrement avec notre plate-forme. Cette tentative est peut être motivée par certaines notes de C.Mcl dans la version complète de son article pour la Revue internationale no 135, version qui existe seulement sur notre site en français[21]. C.Mcl critique certaines formulations du point 3 de la plate-forme. Il les critique d'un point de vue théorique sans proposer de formulations alternatives. Nous ne connaissons pas l'attitude actuelle de C.Mcl par rapport à la Plate-forme, puisqu'il a abandonné la discussion. Nous ne pouvons pas parler pour lui. Mais nous sommes d'accord avec notre Plate-forme qui a été conçue, dès son origine, pour intégrer tous ceux qui sont d'accord avec l'analyse selon laquelle le capitalisme est entré dans sa phase de décadence avec la Première Guerre mondiale. Le point 3 de la Plate-forme ne prétendait en aucun cas exclure les révolutionnaires qui expliquent la décadence par la baisse tendancielle du taux de profit, bien que la formulation de ce point ait des accents "luxemburgistes". Si le point 3 de notre Plate-forme est quelque chose comme le dénominateur commun entre les marxistes révolutionnaires qui expliquent la décadence par l'insuffisance de marchés extra-capitalistes et ceux qui l'expliquent par la baisse tendancielle du taux de profit, nous ne voyons aucune raison de sortir de ce cadre parce que nous défendons non seulement une mais les deux idées, chacune dans leur dynamique propre. En ce sens nous n'avons aucun intérêt à avoir une Plate-forme qui exclut l'une ou l'autre des positions qui donnent une explication à l'entrée du capitalisme dans sa décadence. Une formulation comme l'actuelle est préférable, bien qu'avec l'avancée de la discussion sur les Trente Glorieuses, on puisse trouver une formulation qui reflète de façon plus consciente les différentes analyses de la décadence du capitalisme.
Dans ce même sens, nous voulons clarifier notre position relative à la présentation dans la Revue internationale no 136 de "la remise en question de différentes positions du CCI" par la thèse du "capitalisme d'État keynesiano-fordiste". Sous le titre "L'évolution des positions en présence" sont signalées trois prétendues contradictions entre les arguments de la plate-forme et la Thèse du "capitalisme d'État keynésiano-fordiste", contradictions que nous voulons clarifier. Nous citons les paragraphes critiques de la présentation :
1) "Ainsi, pour cette thèse : (celle du capitalisme d'État keynésiano-fordiste)
- "Le capitalisme produit en permanence la demande sociale qui est la base du développement de son propre marché", alors que, pour le CCI,"contrairement à ce que prétendent les adorateurs du capital, la production capitaliste ne crée pas automatiquement et à volonté les marchés nécessaires à sa croissance" (Plate-forme du CCI)."
Bien qu'on trouve la citation :" Le capitalisme produit en permanence la demande sociale qui est la base du développement de son marché propre" dans la Revue internationale nº 135, on ne peut isoler cette idée de son contexte. Comme on l'a vu dans la précédente partie du présent texte, le capitalisme (pour nous, mais aussi pour ceux qui expliquent la décadence uniquement par la baisse tendancielle du taux de profit) a une dynamique propre d'extension de son marché. Mais aucun des défenseurs de la thèse du "capitalisme d'État keynésiano-fordiste" n'a affirmé que ces marchés sont suffisants. Ils peuvent offrir une issue momentanée, mais il n'y a pas dépassement de la contradiction élémentaire : le marché croît moins rapidement que la production.
2) "L'apogée du capitalisme correspond à un certain stade de "l'extension du salariat et sa domination par le biais de la constitution du marché mondial". Pour le CCI, par contre, cette apogée intervient lorsque les principales puissances économiques se sont partagé le monde et que le marché atteint "un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19ème siècle." (Plate-forme du CCI)"
Le second point des prétendues divergences de notre position avec celles du CCI se réfère à l'entrée du capitalisme dans sa phase décadente. La thèse du "capitalisme d'État keynésiano-fordiste" est totalement d'accord sur le fait que l'apogée est atteinte quand les principales puissances économiques se sont partagé le monde. La seule différence entre le "luxemburgisme" de la plate-forme et nous se trouve dans le rôle des marchés extra-capitalistes. Mais évidemment, cette divergence est bien moindre que celle des défenseurs de l'analyse de la baisse tendancielle du taux de profit comme unique facteur de l'entrée en décadence (Grossmann, Mattick).
3) "L'évolution du taux de profit et la grandeur des marchés sont totalement indépendantes, alors que, pour le CCI, "la difficulté croissante pour le capital de trouver des marchés où réaliser sa plus-value, accentue la pression à la baisse qu'exerce, sur son taux de profit, l'accroissement constant de la proportion entre la valeur des moyens de production et celle de la force de travail qui les met en œuvre." (idem)."
Par rapport à ce dernier point, nous pouvons dire que nous sommes globalement d'accord avec la présentation bien que nous ne parlions pas d'indépendance "totale" mais "théorique". Nous avons toujours dit que le taux de profit influence les marchés et réciproquement, mais ce sont deux facteurs "non liés théoriquement".
Quelles sont les conséquences des divergences ? À première vue, aucune.
Nous avons évidemment une interprétation différente de certaines dynamiques dans l'économie capitaliste. Ces différences peuvent aussi nous amener à des divergences sur d'autres aspects, par exemple dans l'analyse de la crise actuelle et des perspectives immédiates du capitalisme. L'appréciation du rôle du crédit dans la crise actuelle, l'explication de l'inflation et le rôle de la lutte de classes nous paraissent être des sujets qui peuvent être analysés différemment selon les positions diverses de ce débat sur les Trente Glorieuses.
Malgré les divergences exposées dans ce débat, tant dans au cours du XVIIe Congrès qu'au cours du XVIIIe, nous discutons de la crise économique actuelle et votons ensemble pour les mêmes Résolutions sur la Situation internationale. Même si différentes analyses sur les mécanismes fondamentaux de l'économie capitaliste coexistent dans l'organisation, nous pouvons parvenir à des conclusions très semblables quant aux perspectives immédiates et aux tâches des révolutionnaires. Cela ne veut pas dire que le débat n'est pas nécessaire, mais au contraire qu'il exige de nous patience et capacité de nous écouter mutuellement avec un esprit ouvert.
Salome et Ferdinand (04/06/09)
[1] Les bases de l'accumulation capitaliste
[2] Économie de guerre et capitalisme d'État
[3] L'article ci-après (Réponse à Silvio et à Jens, cosigné Salome et Ferdinand) signale le fait que certaines notes à l'article de C. Mcl, Origine, dynamique, et limites du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste [1607], présentes dans sa version française, n'ont pas été transcrites en anglais ni en espagnol. Nous remédierons à ces défauts sur notre site dans ces langues, de manière à rendre le plus limpide possible les termes de ce débat et du fait en particulier que, comme le signalent Salome et Ferdinand, C.Mcl "critique certaines formulations du point 3 de la plate-forme", "d'un point de vue théorique sans proposer de formulations alternatives".
[4] Revue internationale no 133, "Débat interne dans le CCI [1585]" (voir note 1).
[5] Revue internationale no 136, "Débat interne au CCI : les causes de la prospérité consécutive à la Seconde Guerre mondiale (III) [1635] ; les bases de l'accumulation capitaliste [1636]" (de Silvio), citant P. Mattick.
[6] Revue internationale no 133, "Débat.. [1585].", partie Les marchés extra-capitalistes et l'endettement.
[7] Revue internationale n°121, Crise économique : la descente aux enfers [1442].
[8] Pour davantage d'informations sur les Accords de Bretton Woods, consulter par exemple la contribution [1637] de "papamarx".
[9] Silvio [1636], Revue internationale no 136.
[10] Revue internationale no 127, "Réponse à la CWO - la guerre dans la phase de décadence du capitalisme [1549]".
[11] Revue internationale no 135, "Débat interne dans le CCI - les causes de la période de prospérité consécutive à la Seconde Guerre mondiale [1607]" (II).
[12] Fritz Sternberg, El imperialismo; Siglo XXI editores, p. 75.
[13] Revue internationale no 136. "Débat interne dans le CCI - les causes de la période de prospérité consécutive à la Seconde Guerre mondiale" (III), Economie de guerre et capitalisme d'Etat [1638]
[14] F. Sternberg considère ce point de réflexion de R. Luxemburg comme le plus important de "tous ceux qui ont soigneusement été évités par ceux qui critiquent Rosa Luxemburg" (Fritz Sternberg, El imperialismo ; Siglo XXI editores, p 70).
[15] Revue internationale n° 136 [1635].
[16] Par exemple Nicolas Boukharine, L'Impérialisme et l'accumulation du capital, réponse à Rosa Luxemburg, chapitre III.
[17] Ces deux éléments étaient produits dans le secteur II, c'est à dire se retrouvent sous forme de moyens de consommation.
[18] Ces trois éléments sont trouvés sous forme de moyens de production, et doivent être achetés finalement dans l'une ou l'autre manière par les capitalistes du secteur II ("changé" par c2 + a2c).
[19] Nous pensons que là se trouve la raison économique de la souffrance des travailleurs exploités sous le stalinisme (ou le maoïsme) : ce capitalisme d'État très rigide a forcé au maximum l'industrialisation en privilégiant le secteur I, ce qui a laissé le secteur de la production des moyens de consommation à un niveau réduit au minimum.
[20] Une sphère n'est pas nécessairement un marché : laver et repasser des vêtements à la maison sont des activités dans une sphère extra-capitaliste. Cette sphère peut être conquise par le capitalisme si le salaire est suffisamment haut pour permettre au travailleur de porter le vêtement sale à la blanchisserie. Mais il n'y a aucun marché extra-capitaliste dans cet exemple.
[21] /content/3514/debat-interne-au-cci-causes-prosperite-consecutive-a-seconde-guerre-mondiale-ii [1607], notes 16, 22, 39, 41.
Le 20 juillet 1969, il y a tout juste quarante ans, un vaisseau spatial s'est posé sur la surface de la lune. Apollo 11 était le premier de six alunissages qui allaient se suivre jusqu'à la mission Apollo 17 en décembre 1972. Les trois dernières missions prévues furent annulées par manque de fonds, et Apollo 17 reste aujourd'hui le dernier vol habité en dehors de l'orbite terrestre basse.
Pour les millions de gens qui ont regardé l'alunissage à la télévision, ce fut indéniablement un moment de grande émotion. Qui ,en effet, pouvait ne pas être touché par les images de la Terre vue depuis la lune, de ce berceau commun de l'espèce humaine, si beau et en même temps si fragile, dans le vaste espace intersidéral ? Qui ne pouvait admirer le courage des astronautes qui avaient réussi pareil exploit ? Pour la première fois, l'humanité avait mis pied sur un astre autre que la terre. Et d'autres planètes, d'autres systèmes solaires même, au-delà, apparaissaient du coup presque accessibles. L'expédition Apollo avait transformé les paroles de John Kennedy en réalité. Sept ans auparavant, à la Rice University de Houston, il avait prononcé une allocution qui semblait ouvrir une nouvelle époque de confiance et d'expansion humaine - menée bien sûr par les Etats-Unis avec à leur tête un président jeune, confiant et dynamique : "...l'homme, dans sa quête de connaissance et de progrès est résolu, et ne peut être découragé. L'exploration de l'espace ira de l'avant, que nous y participions ou non ; elle est une des grandes aventures de l'époque, et aucune nation qui s'attend être à la tête des autres nations ne peut se permettre de rester en arrière dans cette course vers l'espace (...) Nous avons l'intention de participer [à la nouvelle ère spatiale], nous avons l'intention d'y être à la tête. Car le regard du monde est aujourd'hui tourné vers l'espace, vers la lune, et vers les planètes au-delà, et nous avons juré de ne pas la laisser gouverner par un drapeau hostile et conquérant, mais par le drapeau de la liberté et de la paix. Nous avons juré de voir l'espace rempli, non pas par des armes de destruction massive mais par les instruments de la connaissance (...) L'espace est là (...) la lune et les planètes sont là, de nouveaux espoirs pour la connaissance et la paix sont là. Alors nous demandons, au moment de hisser les voiles, la bénédiction de Dieu sur la plus hasardeuse, la plus dangereuse, et la plus grande aventure dans laquelle l'homme s'est jamais embarqué".
Le 20 novembre 1962, dans une conversation privée avec l'administrateur de NASA James E Webb, Kennedy déclare : "Tout ce que nous faisons doit être fait pour que nous arrivions sur la lune avant les russes (...) sinon on ne devrait pas dépenser tout cet argent, parce que l'espace ne m'intéresse pas plus que ça (...) la seule justification de ces dépenses (...) est que nous espérons battre [l'Union soviétique] et démontrer que, bien qu'elle nous ait devancé de quelques années, bon Dieu, nous l'avons doublée".
Loin de refuser les "armes de destruction massive" dans l'espace, les Etats-Unis s'efforçaient de les développer depuis la Deuxième Guerre mondiale, en particulier grâce à l'aide de scientifiques et de techniciens, comme Werner von Braun, qui avaient participé à l'effort de guerre allemand. Les années 1950 ont vu le développement, par le RAND Corporation et autres, de toute une panoplie de théories sur la dissuasion nucléaire et les moyens d'éviter la destruction par l'ennemi de la capacité de riposter à une attaque nucléaire (une étude plutôt farfelue présenté par Boeing en 1959 a même proposé la construction de bases lance-missiles sur la lune !). Les paroles "pacifiques" de Kennedy à ce propos sont donc parfaitement hypocrites et cachent mal l'effroi causé à la bourgeoisie américaine - et largement relayé par sa propagande envers la population en général - par le lancement du premier Spoutnik en 1957 et l'incapacité de l'armée américaine de rivaliser avec cette réussite, d'une part et, d'autre part, par le succès du premier vol spatial habité du cosmonaute russe Yuri Gagarin. Le choc causé par Spoutnik était donc d'autant plus grand que les Etats-Unis se croyaient en avance dans le développement des missiles et des armements spatiaux. En fait, l'URSS semblait devancer les Etats-Unis dans la nouvelle technologie des missiles et, surtout, en missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) capables de frapper les Etats-Unis sur leur propre territoire. Dans un document publié en janvier 1958, Hugh Dryden, directeur du NACA (National Advisory Committee for Aeronautics) publia un rapport sur Un programme national pour la technologie spatiale qui déclarait : "Il est de la plus grande urgence et importance pour notre pays, à la fois pour son prestige et de par des considérations militaires, que ce défi [c'est à dire le Spoutnik] soit contré par un programme énergique de recherche et de développement pour la conquête spatiale". Le résultat en fut la transformation en 1958 du NACA, une commission établie pendant la Première Guerre mondiale, essentiellement pour veiller au développement de l'aviation militaire, en NASA dont le budget allait exploser : partant d'un budget de seulement $100 millions pour le NACA en 1957, la NASA allait engloutir plus de $25 milliards rien que dans le programme Apollo.
Cependant, la raison fondamentale derrière le programme Apollo n'était pas directement militaire : les énormes lanceurs Saturn V n'étaient pas aptes à porter des missiles balistiques, et les bases de lancement était bien trop vastes et trop exposées pour servir en temps de guerre. En réalité, le programme Apollo a sciemment détourné des fonds importants des programmes ICBM, plus explicitement militaires. Déjà, en janvier 1961, le rapport Weisner, préparé pour le nouveau président avant son entrée en fonction, signalait que la raison principale de l'effort spatial devait être "...le facteur de prestige national. L'exploration de l'espace et les exploits dans l'espace ont saisi l'imagination des peuples du monde. Pendant les années à venir, le prestige des Etats-Unis sera déterminé en partie par notre leadership dans l'espace". Pour Kennedy ce facteur de prestige est primordial. Lorsque, le 25 mai 1961, Kennedy présente le programme de son gouvernement à une séance réunissant les deux chambres du Congrès, le programme spatial est très clairement présenté à la lumière de la rivalité impérialiste entre les Etats Unis et l'URSS dans un contexte de décolonisation des vieux empires européens : "Le grand champ de bataille pour la défense et l'expansion de la liberté occupe aujourd'hui la moitié sud de la planète - l'Asie, l'Amérique latine, l'Afrique et le Moyen Orient - les pays des peuples montants. Leur révolution est la plus grande de l'histoire humaine. Ils cherchent une fin à l'injustice, à la tyrannie et à l'exploitation (...) nous devrions soutenir leur révolution (...) quel que soit le chemin qu'ils choisissent pour aller vers la liberté. Car les adversaires de la liberté [sous-entendu, l'URSS] n'ont pas créé la révolution, ni les conditions qui l'impulsent. Mais ils essaient de la monter, et de la capturer à leur profit. Pourtant leur agression est plus souvent cachée qu'ouverte...".
En d'autres termes, les anciens empires (surtout les empires anglais et français) ont créé une situation catastrophique dans laquelle des "révolutions" nationales risquent de basculer dans le camp russe, et ce, non pas à cause de leurs faits d'armes, mais parce que l'URSS représente une option plus attrayante pour les nouvelles cliques de la bourgeoisie locale qui sortent de la décolonisation. Dans ce contexte, Kennedy présente une série de mesures de renforcement militaire américain, d'aide militaire et civile aux gouvernements amis, etc. A la fin du discours le programme Apollo est annnoncé : "Si nous voulons gagner la bataille qui se déroule dans le monde entre la liberté et la tyrannie, les exploits spatiaux spectaculaires de ces dernières semaines doivent montrer clairement, comme Spoutnik en 1957, l'impact de cette aventure sur les esprits de tous ceux qui essaient de déterminer quel chemin ils doivent prendre (...) Aucun autre projet ne sera plus impressionnant pour l'humanité [que l'envoi d'un homme sur la lune]" (ibid).
De même que la "mission civilisatrice" des puissances coloniales européennes au 19e siècle, l'engagement des Etats Unis dans cette grande "aventure pour la liberté" comportait une grande part d'hypocrisie : il a indubitablement servi de masque pour cacher les réelles visées impérialistes américaines dans la bataille que livraient les Etats-Unis contre le bloc russe adverse pour la domination de la planète. Dans ce sens, la véritable cible de l'expédition Apollo 11 se trouvait non sur la lune mais bien sur la Terre.
Et pourtant, ce serait réducteur de ne voir que l'aspect hypocrite. L'expédition lunaire comportait aussi d'énormes risques : c'était un projet d'un coût, d'une complexité, et d'une nouveauté jamais égalés. Le fait d'entreprendre ce projet était également une expression d'une confiance remarquable de la bourgeoisie américaine dans ses propres capacités - une confiance que les vieilles puissances avaient totalement perdue, restées exsangues après deux guerres mondiales et en perte de vitesse économique et militaire. Les Etats-Unis au contraire semblaient au sommet de leur puissance : n'ayant subi aucune occupation ni bombardement sur leur propre territoire, seuls vainqueurs indiscutable de la Deuxième Guerre dont ils étaient sortis avec une puissance militaire inégalée, et apparemment en plein boom économique avec une prospérité qui restait un objet d'admiration et d'envie pour les autres pays. L'idéologie dominante américaine avait, en quelque sorte, pris du retard sur la réalité et continuait d'exprimer la confiance en soi d'une bourgeoisie triomphante qui aurait été plus appropriée au 19e siècle, avant que la boucherie de 1914-18 ne vienne démontrer que la classe capitaliste était devenu un obstacle au progrès futur de l'espèce humaine.
En 1962 Kennedy avait projeté d'envoyer des astronautes sur la lune dans les dix ans. En l'occurrence, c'est seulement sept ans plus tard que Apollo 11 se pose sur la lune. Mais loin d'être le début d'une nouvelle ère triomphante d'expansion spatiale à l'image de l'expansion vers l'ouest des Etats-Unis pendant le 19e siècle, la réussite du programme lunaire marque aussi le moment où la réalité de la période de la décadence du capitalisme a rattrapé le rêve américain. Le pays est empêtré dans la guerre du Vietnam, Kennedy est assassiné, et les débuts de la crise économique commencent à se faire sentir - les Etats-Unis allaient abandonner l'étalon-or en 1971, ce qui signifia la fin du système de Bretton Woods qui avait assuré la stabilité du système financier international depuis la Deuxième guerre.
Le sort du programme spatial américain est à l'image de cette perte de vitesse économique, perte d'invincibilité militaire et perte de confiance idéologique. L'objectif fixé par Reagan dans les années 1980 n'est plus l'exploration mais la militarisation à outrance de l'espace orbital avec le programme dit de "Guerre des étoiles". Les ambitions déclarées de développer des moyens plus économiques et efficace pour envoyer des hommes et du matériel dans l'espace, avec la navette spatiale, n'ont rien donné : la navette date aujourd'hui de trente ans et les Etats Unis seront bientôt dépendants des fusées russes tout aussi vieillissantes pour approvisionner la station spatiale internationale (ISS). In 2004, George W Bush annonça une nouvelle "vision" pour l'exploration spatiale, avec l'achèvement de l'ISS et l'envoi d'une nouvelle mission vers la lune pour 2020 afin de préparer des voyages ultérieurs vers Mars. Cependant, dès qu'on regarde de près, il est évident que ce n'est que du barouf. L'expédition vers Mars serait d'une complexité et d'un coût proprement astronomiques et, alors que le gouvernement américain dépense des milliards pour les guerres en Irak et en Afghanistan, il n'y a aucune indication de comment il fera pour allouer des fonds adéquats à la NASA. Alors qu'on présente le président Obama comme un nouveau Kennedy - jeune, dynamique, porteur d'espoir - il est évident qu'il n'a pas, et ne peut pas se permettre, les ambitions d'un Kennedy. Les Etats-Unis ne sont plus la puissance triomphante d'il y a 40 ans mais un géant aux pieds d'argile, de plus en plus contesté par des puissances de deuxième et de troisième ordre. D'ailleurs, la mise en oeuvre effective d'un programme coûteux de nouveaux vols habités vers la lune est de plus en plus contestée dans l'administration Obama, et ne parlons même pas d'aller sur Mars. Il n'y aura pas de "nouvelle ère spatiale" : les grandes puissances au contraire sont en train de militariser à outrance l'espace proche avec des satellites espions et sans doute bientôt, des satellites armés au laser pour la destruction de missiles ; le LEO (Low Earth Orbit) est en cours de devenir une énorme poubelle de satellites et étages de fusée abandonnées. Le capitalisme mondial est une société moribonde qui a perdu son ambition et sa confiance en elle-même, et les puissances ne pensent à l'espace que pour protéger leurs propres intérêts mesquins sur Terre.
De tous les exploits réalisés par l'espèce humaine, sans doute le plus grand est celui lancé par nos ancêtres lointains, il y a environ 100.000 ans lorsqu'ils ont quitté la vallée du Rift, berceau de l'humanité, pour peupler d'abord le continent africain et ensuite le reste du monde. Nous ne saurons jamais à quelles qualités de courage, de curiosité, de connaissance et d'ouverture vers l'extérieur nos prédécesseurs ont dû faire appel en partant à la découverte d'un monde inconnu. Cette grande aventure était celle d'une société (ou plutôt d'un foisonnement de sociétés) communiste primitive. Nous ne pouvons pas dire si l'humanité sera un jour capable de quitter la Terre et s'aventurer sur d'autres planètes, ou même d'explorer d'autres étoiles. Mais une chose est certaine : cet exploit ne pourrait être réalisé que par une société communiste qui aura fini d'engloutir des ressources énormes dans la guerre, qui aura réparé la destruction planétaire dont l'anarchie capitaliste est responsable, qui ne gaspillera plus l'énergie physique et mentale de sa jeunesse dans la misère et le chômage, qui entreprendra l'exploration et la recherche scientifique pour le bien des hommes et pour le plaisir d'apprendre, et qui pourra regarder vers l'avenir avec confiance et enthousiasme.
Jens (2009)
"Low Earth Orbit", c'est à dire entre 160 et 2.000km au-dessus de la Terre.
12 septembre 1962, https://en.wikisource.org/wiki/We_choose_to_go_to_the_moon [1640] (les traductions de l'anglais sont de nous).
https://en.wikipedia.org/wiki/Space_Race [1641].
Werner von Braun, responsable du développement des fusées V2 allemandes qui ont bombardé Londres à la fin de la guerre, a travaillé après la guerre sur le programme ICBM (Inter-Continental Ballistic Missile) américain, avant de devenir l'architecte du lanceur Saturn V utilisé pour les missions Apollo, et le responsable du Marshall Space Flight Centre.
Voir "Take off and nuke the site from orbit" dans un numéro du Space Review de 2007 [1642].
En décembre 1957, la tentative de lancer une fusée Vanguard par l'armée américaine échoue lamentablement devant les caméras de télévision. La nécessité de mettre fin à la rivalité entre les armées de terre et de mer en matière de recherche aéronautique et spatiale était une des motivations sous-jacente à la création de la NASA.
Cité dans Mark Erickson, Into the unknown together - the DOD, NASA, and early spaceflight.
https://www.hq.nasa.gov/office/pao/History/report61.html [1643]
Disponible dans la bibliothèque Kennedy.
Selon un rapport qui vient d'être présenté à la Maison Blanche, la NASA aura besoin de $3 milliards de plus par an à partir de 2014 pour entreprendre des expéditions au delà de l'orbite terrestre, ses budgets ayant été grevés par des transferts imprévus vers d'autres postes.
Il y a vingt ans se produisait un des événements les plus considérables de la seconde partie du vingtième siècle : l'effondrement du bloc impérialiste de l'Est et des régimes staliniens d'Europe, dont le principal d'entre eux, celui de l'URSS.
Cet événement fut utilisé par la classe dominante pour déchaîner une des campagnes idéologiques les plus massives et pernicieuses qui ait jamais été dirigée contre la classe ouvrière. En identifiant frauduleusement, une nouvelle fois, le stalinisme qui s'effondrait avec le communisme, en faisant de la faillite économique et de la barbarie des régimes staliniens la conséquence inévitable de la révolution prolétarienne, la bourgeoisie visait à détourner les prolétaires de toute perspective révolutionnaire et à porter un coup décisif aux combats de la classe ouvrière.
Dans la foulée, la bourgeoisie en profitait également pour faire passer un second gros mensonge : avec la disparition du stalinisme, le capitalisme entrait dans une ère de paix et de prospérité et allait enfin pouvoir s’épanouir vraiment. L’avenir, promettait-elle, s’annonçait radieux.
Le 6 mars 1991, George Bush père, président des États-Unis d'Amérique, fort de sa toute récente victoire sur l’armée irakienne de Saddam Hussein, annonçait la venue d'un "nouvel ordre mondial" et l'avènement d'un "monde où les Nations unies, libérées de l'impasse de la guerre froide, sont en mesure de réaliser la vision historique de leurs fondateurs. Un monde dans lequel la liberté et les droits de l'homme sont respectés par toutes les nations".
Vingt ans après, on pourrait presque en rire, si le désordre mondial et la prolifération des conflits aux quatre coins de la planète, qui ont caractérisé le monde depuis ce célèbre discours, n'avaient répandu autant de mort et de misère. Sur ce plan, le bilan ne fait que s'alourdir année après année.
Quant à la prospérité, il est hors de propos d'en parler. En effet, depuis l’été 2007 et surtout l’été 2008, "au centre des discours bourgeois, les mots "prospérité", "croissance", "triomphe du libéralisme" se sont éclipsés discrètement. A la table du grand banquet de l’économie capitaliste s’est installé un convive qu’on croyait avoir expulsé pour toujours : la crise, le spectre d’une "nouvelle grande dépression" semblable à celle des années 30." 1 Hier, l'effondrement du stalinisme signifiait le triomphe du capitalisme libéral. Aujourd'hui, c'est ce même libéralisme qui est accusé de tous les maux par l'ensemble des spécialistes et politiques, même parmi ceux qui s'en étaient fait les plus acharnés défenseurs, comme le président français Sarkozy !
On ne choisit évidemment pas les dates des anniversaires et, le moins que l'on puisse dire, c'est que celui-ci tombe au plus mal pour la bourgeoisie. Si, à cette occasion, elle s'est délibérément privée d'en remettre une couche sur "la mort du communisme" et "la fin de la lutte de classe", ce n'est pas l'envie qui lui en manquait mais, la situation du capitalisme étant calamiteuse, cela risquait de dévoiler plus complètement encore l'imposture de ces thèmes idéologiques. C'est pourquoi la bourgeoisie nous a épargné de grandes célébrations de l'effondrement de la "dernière tyrannie mondiale", de la grande victoire de la "liberté". Au lieu de cela, mis à part les quelques évocations historiques de rigueur, il n'y eut point d'euphorie ni d'exaltation.
Si l'histoire a tranché quant à la réalité de la paix et de la prospérité que le capitalisme devait nous offrir, ce n'est pas pour autant que la barbarie et la misère actuelles apparaissent clairement aux yeux de tous les exploités comme la conséquence inéluctable des contradictions insurmontables du capitalisme. En effet, la propagande de la bourgeoisie, aujourd'hui plutôt orientée sur la nécessité "d'humaniser" et de "réformer" le capitalisme, a pour mission de différer le plus possible la prise de conscience de cette réalité par les exploités. Plus encore, la réalité n'a dévoilé qu'une partie du mensonge, l'autre partie, l'identification du stalinisme avec le communisme continue encore aujourd'hui de peser sur le cerveau des vivants, même si c'est évidemment de façon moins massive et abrutissante que durant les années 1990. Face à cela, il est nécessaire de rappeler quelques éléments d'histoire.
La même crise du capitalisme à l'origine de l'effondrement du stalinisme et de l'actuelle récession
"La crise mondiale du capitalisme se répercute avec une brutalité toute particulière sur leur économie [celle des pays de l'Est] qui est, non seulement arriérée, mais aussi incapable de s'adapter d'une quelconque façon à l'exacerbation de la concurrence entre capitaux. La tentative d'introduire des normes "classiques" de gestion capitaliste, afin d'améliorer sa compétitivité, ne réussit qu'à provoquer une pagaille plus grande encore, comme le démontre en URSS l'échec complet et cuisant de la "Perestroïka". (...) La perspective pour l'ensemble des régimes staliniens n'est nullement celle d'une "démocratisation pacifique" ni d'un redressement de l'économie. Avec l'aggravation de la crise mondiale du capitalisme, ces pays sont entrés dans une période de convulsions d'une ampleur inconnue dans leur passé pourtant déjà "riche" de soubresauts violents." ("Convulsions capitalistes et luttes ouvrières", 7/09/89, Revue Internationale n°59).
Cette situation catastrophique des pays de l'Est n'empêchera pas la bourgeoisie de les présenter comme recélant de nouveaux marchés immenses à exploiter, dès lors qu'ils auront été complètement libérés du joug du "communisme". Pour cela, il fallait y développer une économie moderne qui, de plus, aurait cette vertu de remplir les carnets de commande des entreprises occidentales pendant des décennies. La réalité fut tout autre : il y avait certes beaucoup de choses à construire, mais personne pour payer.
Le boom attendu de l'Est ne viendra donc pas. Bien au contraire, les difficultés économiques qui apparaissent à l'Ouest sont, sans le moindre scrupule, mises sur le compte de la nécessaire assimilation des pays arriérés de l'ancien bloc de l'Est. Il en est ainsi de l'inflation qui devient difficilement maîtrisable en Europe. La situation ne tarde pas à déboucher, dès 1993, sur une récession ouverte sur le vieux continent 2. Ainsi, la nouvelle configuration du marché mondial, avec l'intégration complète en son sein des pays de l'Est, ne changea absolument rien aux lois fondamentales qui régissent le capitalisme. En particulier, l'endettement a continué à occuper une place toujours plus importante dans le financement de l'économie, la rendant toujours plus fragile face à la moindre déstabilisation. Les illusions de la bourgeoisie durent rapidement s'envoler face à la dure réalité économique de son système. Ainsi, en décembre 1994, le Mexique craque face à l'afflux des spéculateurs que l'Europe en crise avait fait fuir : le Peso s'effondre et risque d'entraîner avec lui une bonne partie des économies du continent américain. La menace est réelle et bien comprise. Une semaine après le début de la crise, les États-Unis mobilisent 50 milliards de dollars pour secourir la monnaie mexicaine. A l'époque, la somme paraît faramineuse... Vingt ans plus tard, c'est quatorze fois plus que les États-Unis mobiliseront, pour leur seule économie !
Dès 1997, rebelote, en Asie. Cette fois, ce sont les monnaies des pays du Sud-est asiatique qui s'effondrent brutalement. Ces fameux Tigres et Dragons, pays modèles du développement économique, vitrine de ce "nouvel ordre mondial" où la prospérité est accessible même aux plus petits pays, subissent eux aussi la dure loi capitaliste.
L'attrait pour ces économies avait nourri une bulle spéculative qui éclatera début 1997. En moins d'un an, tous les pays de la région seront touchés. 24 millions de personnes se retrouvent au chômage en un an. Les émeutes et pillages se multiplient, causant la mort de 1200 personnes. Le nombre de suicides explose. Dès l'année suivante, le risque de contagion internationale est constaté, avec l'apparition de graves difficultés en Russie.
Le modèle asiatique, fameuse "troisième voie", était enterré aux côtés du modèle "communiste". Il allait falloir trouver autre chose pour prouver que le capitalisme est le seul créateur de richesse sur terre. Cette autre chose, c'est le miracle économique de l'Internet. Puisque tout s'effondre dans le monde réel, investissons dans le virtuel ! Puisque prêter aux riches ne suffit plus, prêtons à ceux qui nous promettent de devenir riches ! Le capitalisme a horreur du vide, surtout dans son portefeuille, et quand l'économie mondiale semble bien incapable d'offrir les profits toujours plus grands pour répondre aux besoins insatiables du capital, quand plus rien n'existe de rentable, on invente un nouveau marché de toutes pièces. Le système va fonctionner un temps, les paris se multipliant sur le cours d'actions qui n'ont plus aucun lien raisonnable avec le réel. Des sociétés qui dégagent des millions de pertes valent plusieurs milliards de dollars sur le marché. La bulle est constituée, et elle gonfle. La folie s'empare d'une bourgeoisie qui s'illusionne totalement sur la pérennité à long terme de la "nouvelle économie", au point d'y mouiller aussi "l'ancienne". Les secteurs traditionnels de l'économie s'y mettent aussi, espérant trouver là leur rentabilité perdue dans leur activité historique. La "nouvelle économie" envahit l'ancienne 3, et elle l'entraînera de ce fait dans sa chute.
La chute fait mal. L'effondrement d'un tel dispositif fondé sur rien d'autre que la confiance mutuelle entre les acteurs pour qu'aucun ne flanche, ne peut qu'être brutal. L'éclatement de la bulle provoque des pertes de 148 milliards de dollars dans les sociétés du secteur. Les faillites se multiplient, les survivants déprécient leurs actifs à coup de centaines de milliards de dollars. Au moins 500 000 emplois sont supprimés dans le secteur des télécommunications. La "nouvelle économie" ne s'est pas montrée finalement plus fructueuse que l'ancienne et les fonds qui échappent à temps du marasme vont devoir trouver un autre secteur où se placer.
Et c'est dans l'immobilier qu'ils trouvent. Finalement, après avoir prêté à des pays vivant au-dessus de leurs moyens, après avoir prêté à des sociétés construites sur du vent, à qui peut-on encore prêter ? La bourgeoisie n'a aucune limite à sa soif de profit. Désormais, le vieil adage "on ne prête qu'aux riches" est définitivement remisé dans les placards, puisque de riches, il n'en est plus assez. La bourgeoisie va donc s'attaquer à un nouveau marché... celui des pauvres. Au-delà du cynisme évident de la démarche, il y a aussi le mépris total pour la vie des personnes qui vont devenir les proies de ces vautours. Les prêts octroyés sont garantis par la valeur du bien acquis par son intermédiaire. Mais en plus, quand ce bien prend de la valeur avec la hausse du marché, il donne l'occasion pour augmenter encore les dettes des familles, les plaçant dans une situation potentielle désastreuse. Car quand le modèle s'effondre, ce qui s'est passé en 2008, la bourgeoisie pleure ses propres morts, les banques d'affaires et autres sociétés de refinancement, mais elle oublie les millions de familles à qui tout ce qu'elles possédaient, bien que ça ne vaille plus rien du tout, leur a été enlevé, les jetant à la rue ou dans des bidonvilles improvisés.
La suite est suffisamment connue pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir, si ce n'est à travers ces quelques mots qui la résument parfaitement : une récession ouverte mondiale, la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale, jetant à la rue des millions d'ouvriers dans tous les pays, une augmentation considérable de la misère.
Les guerres, avant et après 1990, sont le produit des mêmes contradictions du capitalisme
La configuration impérialiste se trouve évidemment bouleversée par l'effondrement du bloc de l'Est. Avant cet évènement, le monde était divisé en deux blocs adverses constitués chacun autour d'une puissance dirigeante. Toute la période d'après Seconde Guerre mondiale, jusqu'à l'effondrement du bloc de l'Est, est marquée par les très fortes tensions entre les blocs prenant la forme de conflits ouverts à travers des pays du tiers monde interposés. Pour n'en citer que quelques uns : guerre de Corée au début des années 50, guerre du Vietnam tout au long des années 60 et jusqu'au milieu des années 70, guerre en en Afghanistan à partir de 1979, etc. L'effondrement de l'édifice stalinien en 1989 est en fait le produit de son infériorité économique et militaire face au bloc adverse.
Néanmoins la disparition de "l'empire du mal", le bloc russe tenu pour unique responsable par la propagande occidentale des tensions guerrières, ne pouvait mettre fin aux guerres. Telle était l'analyse que le CCI défendait en janvier 1990 : "La disparition du gendarme impérialiste russe, et celle qui va en découler pour le gendarme américain vis-à-vis de ses principaux ‘partenaires’ d’hier, ouvrent la porte au déchaînement de toute une série de rivalités plus locales. Ces rivalités et affrontements ne peuvent pas, à l’heure actuelle, dégénérer en un conflit mondial (…). En revanche, du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d’être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible." (Revue Internationale n° 61, "Après l’effondrement du bloc de l’Est, stabilisation et chaos"). La scène mondiale n’allait pas tarder à confirmer cette analyse, notamment avec la première Guerre du Golfe en janvier 1991 et la guerre dans l’ex Yougoslavie à partir de l’automne de la même année. Depuis, les affrontements sanglants et barbares n’ont pas cessé. On ne peut tous les énumérer mais on peut souligner notamment : la poursuite de la guerre dans l’ex Yougoslavie qui a vu un engagement direct, sous l’égide de l’OTAN, des États-Unis et des principales puissances européennes en 1999 ; les deux guerres en Tchétchénie ; les nombreuses guerres qui n’ont cessé de ravager le continent africain (Rwanda, Somalie, Congo, Soudan, etc.) ; les opérations militaires d’Israël contre le Liban et, tout récemment, contre la bande de Gaza ; la guerre en Afghanistan de 2001 qui se poursuit encore ; la guerre en Irak de 2003 dont les conséquences continuent de peser de façon dramatique sur ce pays, mais aussi sur l’initiateur de cette guerre, la puissance américaine.
Le stalinisme, une forme particulièrement brutale du capitalisme d’Etat
Toute la partie qui suit, relative à la dénonciation du stalinisme, fait partie d'un supplément à notre un intervention qui a été diffusé massivement en janvier 1990 (Le supplément en question est publié intégralement dans l'article "1989-1999 - Le prolétariat mondial face à l'effondrement du bloc de l'Est et à la faillite du stalinisme"de la Revue internationale n° 99). Considérant que, 20 ans après, cette dénonciation demeure parfaitement valable, nous la reproduisons sans aucune modification.
"C'est sur les décombres de la révolution d'Octobre 1917 que le stalinisme a assis sa domination. C'est grâce à cette négation du communisme constituée par la théorie du "socialisme en un seul pays" que l'URSS est redevenue un État capitaliste à part entière. Un État où le prolétariat sera soumis, le fusil dans le dos, aux intérêts du capital national, au nom de la défense de la "patrie socialiste".
"Ainsi, autant l'Octobre prolétarien, grâce au pouvoir des conseils ouvriers, avait donné le coup d'arrêt à la Première Guerre mondiale, autant la contre-révolution stalinienne, en détruisant toute pensée révolutionnaire, en muselant toute velléité de lutte de classe, en instaurant la terreur et la militarisation de toute la vie sociale, annonçait la participation de l'URSS à la deuxième boucherie mondiale.
Toute l'évolution du stalinisme sur la scène internationale dans les années 30 a, en effet, été marquée par ses marchandages impérialistes avec les principales puissances capitalistes qui, de nouveau, se préparaient à mettre l'Europe à feu et à sang. Après avoir misé sur une alliance avec l'impérialisme allemand afin de contrecarrer toute tentative d'expansion de l'Allemagne vers l'Est, Staline tournera casaque au milieu des années 30 pour s'allier avec le bloc "démocratique" (adhésion de l'URSS en 1934 à ce "repaire de brigands" qu'était la SDN, pacte Laval-Staline en 1935, participation des PC aux "fronts populaires" et à la guerre d'Espagne au cours de laquelle les staliniens n'hésiteront pas à user des mêmes méthodes sanguinaires en massacrant les ouvriers et les révolutionnaires qui contestaient leur politique). A la veille de la guerre, Staline retournera de nouveau sa veste et vendra la neutralité de l'URSS à Hitler en échange d'un certain nombre de territoires, avant de rejoindre enfin le camp des "Alliés" en s'engageant à son tour dans la boucherie impérialiste où l'État stalinien sacrifiera, à lui seul, 20 millions de vies humaines. Tel fut le résultat des tractations sordides du stalinisme avec les différents requins impérialistes d'Europe occidentale. C'est sur ces monceaux de cadavres que l'URSS stalinienne a pu se constituer son empire, imposer sa terreur dans tous les États qui vont tomber, avec le traité de Yalta, sous sa domination exclusive. C'est grâce à sa participation à l'holocauste généralisé aux côtés des puissances impérialistes victorieuses que, pour le prix du sang de ses 20 millions de victimes, l'URSS a pu accéder au rang de superpuissance mondiale.
Mais si Staline fut "l'homme providentiel" grâce à qui le capitalisme mondial a pu venir à bout du bolchevisme, ce n'est pas la tyrannie d'un seul individu, aussi paranoïaque fût-il, qui a été le maître d’œuvre de cette effroyable contre-révolution. L'État stalinien, comme tout État capitaliste, est dirigé par la même classe dominante que partout ailleurs, la bourgeoisie nationale. Une bourgeoisie qui s'est reconstituée, avec la dégénérescence interne de la révolution, non pas à partir de l'ancienne bourgeoisie tsariste éliminée par le prolétariat en 1917, mais à partir de la bureaucratie parasitaire de l'appareil d'État avec lequel s'est confondu de plus en plus, sous la direction de Staline, le Parti bolchevique. C'est cette bureaucratie du Parti-État qui, en éliminant à la fin des années 20, tous les secteurs susceptibles de reconstituer une bourgeoisie privée, et auxquels elle s'était alliée pour assurer la gestion de l'économie nationale (propriétaires terriens et spéculateurs de la NEP), a pris le contrôle de cette économie. Telles sont les conditions historiques qui expliquent que, contrairement aux autres pays, le capitalisme d'État en URSS ait pris cette forme totalitaire, caricaturale. Le capitalisme d'État est le mode de domination universel du capitalisme dans sa période de décadence où l'État assure sa mainmise sur toute la vie sociale, et engendre partout des couches parasitaires. Mais dans les autres pays du monde capitaliste, ce contrôle étatique sur l'ensemble de la société n'est pas antagonique avec l'existence de secteurs privés et concurrentiels qui empêchent une hégémonie totale de ces secteurs parasitaires. En URSS, par contre, la forme particulière que prend le capitalisme d'État se caractérise par un développement extrême de ces couches parasitaires issues de la bureaucratie étatique et dont la seule préoccupation n'était pas de faire fructifier le capital en tenant compte des lois du marché, mais de se remplir les poches individuellement au détriment des intérêts de l'économie nationale. Du point de vue du fonctionnement du capitalisme, cette forme de capitalisme d'État était donc une aberration qui devait nécessairement s'effondrer avec l'accélération de la crise économique mondiale. Et c'est bien cet effondrement du capitalisme d'État russe issu de la contre-révolution qui a signé la faillite irrémédiable de toute l'idéologie bestiale qui, pendant plus d'un demi-siècle, avait cimenté le régime stalinien et fait peser sa chape de plomb sur des millions d'êtres humains.
En aucune façon, et quoi qu'en disent la bourgeoisie et ses médias aux ordres, l'hydre monstrueuse du stalinisme ne s'apparente ni au contenu ni à la forme de la révolution d'Octobre 17. Il fallait que celle-ci s'effondre pour que celle-là puisse s'imposer. Cette rupture radicale, cette antinomie entre Octobre et le stalinisme, le prolétariat doit en prendre pleinement conscience."
Destruction du capitalisme ou destruction de l'humanité
Le monde ressemble de plus en plus à un désert jonché de cadavres et des milliards d'êtres humains sont en situation de survie. Chaque jour, près de 20 000 enfants meurent de faim dans le monde, plusieurs milliers d'emplois sont supprimés, laissant des familles dans la détresse ; les baisses de salaires se multiplient pour ceux qui ont encore un travail.
Voilà le "nouvel ordre mondial" promis il y a presque vingt ans par George Bush senior. Il ressemble davantage à un désordre absolu ! Ce terrifiant spectacle invalide totalement cette idée que l'effondrement du bloc de l'Est marquait "la fin de l'histoire" (sous-entendu, le début de l'histoire éternelle du capitalisme) comme le "philosophe" Francis Fukuyama le clamait à l'époque. Il marquait plutôt une étape importante dans la décadence du capitalisme, en signifiant que, confronté de plus en plus durement à ses limites historiques, le système voyait ses parties les plus fragiles s'écrouler définitivement. Mais pour autant, la disparition du bloc de l'Est n'a en rien assaini le système. Les limites sont toujours là et elles menacent toujours plus le cœur même du capitalisme. Chaque nouvelle crise est plus grave que la précédente.
C'est pourquoi la seule leçon qui vaille concernant ces vingt dernières années, c'est bien qu'il ne peut y avoir aucun espoir de paix et de prospérité dans le capitalisme. L'enjeu est, et restera, destruction du capitalisme ou destruction de l'humanité.
Si les campagnes sur "la mort du communisme" ont effectivement porté un coup sévère à la conscience de la classe ouvrière, cette dernière n'étant pas vaincue, il existait la possibilité de récupérer le terrain perdu et de s'engager à nouveau dans un processus de développement de la lutte de classe à l'échelle internationale. Et effectivement, depuis le début des années 2000, face à l'usure des campagnes sur la mort du communisme et de la lutte de classe, et confrontée à des attaques considérables de ses conditions de vie, la classe ouvrière a repris le chemin de la lutte. Cette reprise, qui, d'ores et déjà manifeste un effort minoritaire de politisation à l'échelle internationale, constitue la préparation à des luttes massives qui, dans le futur, dégageront à nouveau la seule perspective pour le prolétariat et l'humanité, le renversement du capitalisme et l'instauration du communisme.
GDS
1. Résolution sur la situation internationale du 18e congrès du CCI [1646] publiée dans la Revue internationale n° 138.
2. Voir, entre autres, "la récession de 1993 réexaminée", Persée, revue de l'OCDE, 1994, volume 49, n°1.
3. Elle l'achète même : l'opération d'achat de la société Time Warner par AOL, fournisseur Internet, reste un symbole de l'irrationalité qui s'empare à ce moment de la bourgeoisie.
Dans le premier article [1649] de cette série sur la question de l’environnement, publié dans la Revue Internationale n° 135, nous avons fait un état des lieux et cherché à montrer la nature du risque auquel est confrontée l’humanité toute entière à travers la mise en évidence des phénomènes les plus menaçants au niveau planétaire que sont :
- l’accroissement de l’effet de serre ;
- la production massive de déchets et les problèmes qui en découlent pour leur gestion ;
- la diffusion sans cesse accrue de produits toxiques et le processus de bioconcentration croissante de ces derniers dans la chaîne alimentaire ;
- l’épuisement des ressources naturelles et/ou le fait qu’elles soient menacées par la pollution.
Nous poursuivons cette série avec ce deuxième article dans lequel nous chercherons à démontrer comment les problèmes d’environnement ne sont pas du ressort de quelques individus ni de quelques entreprises en particulier qui ne respecteraient pas les lois – bien qu’il existe aussi, bien sûr, des responsabilités individuelles ou de certaines entreprises – mais que c’est le capitalisme qui en est le vrai responsable avec sa logique du profit maximum.
Nous chercherons ainsi à illustrer, à travers une série d’exemples, en quoi ce sont les mécanismes spécifiques du capitalisme qui génèrent les problèmes écologiques déterminants, indépendamment de la volonté même de quelque capitaliste que ce soit. Par ailleurs, l’idée couramment répandue selon laquelle le développement scientifique atteint aujourd’hui nous mettrait davantage à l’abri des catastrophes naturelles et concourrait de manière décisive à éviter des problèmes au niveau environnemental, sera fermement combattue. Dans cet article, nous montrerons, en citant largement Bordiga, comment la technologie capitaliste moderne n’est vraiment pas synonyme de sécurité et comment le développement des sciences et de la recherche, n’étant pas déterminé par la satisfaction des besoins humains, mais subordonné aux impératifs capitalistes de la réalisation du maximum de profit, est en fait assujetti aux exigences du capitalisme et de la concurrence sur le marché et, quand c’est nécessaire, de la guerre. Il reviendra au troisième et dernier article d’analyser les réponses données par les différents mouvements des Verts, des écologistes, etc. pour montrer leur inefficacité totale, en dépit de toute la bonne volonté de la plupart de ceux qui s'en revendiquent et militent en leur sein,. la seule solution possible étant, de notre point de vue, la révolution communiste mondiale.
Qui est responsable des différents désastres environnementaux ? La réponse à cette question est de la plus haute importance, pas seulement d’un point de vue éthique et moral, mais aussi et surtout parce que l’identification correcte ou erronée de l'origine du problème peut conduire soit à sa résolution correcte soit au contraire à une impasse. Nous allons d’abord commenter une série de lieux communs, de réponses fausses ou partiellement vraies, dont aucune ne réussit vraiment à identifier l’origine et le responsable de la dégradation croissante de l’environnement à laquelle nous assistons jour après jour, pour montrer au contraire comment cette dynamique est elle-même la conséquence, ni volontaire ni consciente mais objective, du système capitaliste.
Aujourd'hui que les gouvernements se veulent tous plus "verts" les uns que les autres, ce discours – qui a été dominant pendant des décennies - n'est généralement plus celui qu'on entend dans la bouche des hommes politiques. Il demeure néanmoins une position classique dans le monde de l’entreprise qui, face à un danger – menaçant les travailleurs, la population ou l’environnement - lié à une activité donnée, tend à minimiser la gravité du problème tout simplement parce qu'assurer la sécurité au travail signifie dépenser davantage et extorquer moins de profit aux ouvriers. C’est ce qui se vit au quotidien avec des centaines de morts au travail par jour dans le monde, simple coup de la fatalité d’après les employeurs, alors qu'il s'agit d'un authentique produit de l’exploitation capitaliste de la force de travail.
La grande quantité de déchets produits par la société actuelle serait, pour certains, le fruit de "notre" frénésie de consommation. Ce qui est en cause, en réalité, c'est une politique économique qui, afin de favoriser une commercialisation plus compétitive des marchandises, tend, depuis des décennies, à minimiser les coûts par un usage massif des emballages non dégradables 1.
Pour certains, la pollution de la planète résulterait d'une carence d’esprit civique face à laquelle il faudrait promouvoir des campagnes de nettoyage des plages, des parcs, etc., en éduquant ainsi la population. Dans le même sens, on invective une partie des gouvernements pour leur incapacité à faire respecter les lois sur le transport maritime, etc. Ou bien encore c'est la mafia et ses trafics de déchets dangereux qu'on incrimine, comme si c’était la mafia qui les produisait et non pas le monde industriel qui, afin de réduire les coûts de production, recourt à la mafia comme simple exécuteur de ses sales affaires. La responsabilité incomberait bien aux industriels, mais seulement aux mauvais, aux cupides…
Quand, finalement, on en arrive à un épisode comme celui de l’incendie à la Thyssen Krupp à Turin en décembre 2007, qui coûta la vie à 7 ouvriers en raison de la totale inobservance des normes de sécurité et de prévention anti-incendie, alors un courant de solidarité se lève, jusqu’au monde de l’industrie, mais uniquement pour avancer l’idée trompeuse selon laquelle, si des catastrophes arrivent, c’est seulement parce qu’il y a des secteurs d'affaires sans scrupules qui s'enrichissent au détriment des autres.
Mais est-ce vraiment le cas ? Y a-t-il, d’un côté, des capitalistes cupides et, de l'autre, ceux qui seraient responsables et de bons gestionnaires de leurs entreprises ?
Toutes les sociétés d'exploitation ayant précédé le capitalisme ont apporté leur contribution à la pollution de la planète engendrée en particulier par le processus productif. De même, certaines sociétés s'étant livrées à l'exploitation excessive des ressources à leur disposition, comme ce fut probablement le cas des habitants de l'Ile de Pâques 2, ont disparu du fait de l'épuisement de celles-ci. Néanmoins, les nuisances ainsi causées ne constituaient pas, dans ces sociétés, un danger significatif, susceptible de mettre en jeu la survie même de la planète, comme c'est le cas aujourd'hui pour le capitalisme. Une raison en est que, en faisant connaître un bond prodigieux aux forces productives, le capitalisme a également provoqué un bond de même échelle aux nuisances qui en résultent et qui affectent maintenant l'ensemble du globe terrestre, le capital ayant conquis ce dernier dans sa totalité. Mais là n'est pas l'explication la plus fondamentale puisque le développement des forces productives n'est pas en soi nécessairement significatif de l'absence de maîtrise de celles-ci. Ce qui, en effet, est essentiellement en cause, c'est la manière dont ces forces productives sont utilisées et gérées par la société. Or justement, le capitalisme se présente comme l'aboutissement d'un processus historique qui consacre le règne de la marchandise, un système de production universelle de marchandises où tout est à vendre. Si la société est plongée dans le chaos par la domination des rapports marchands, qui n'implique pas seulement le strict phénomène de la pollution mais également l'appauvrissement accéléré des ressources de la planète, la vulnérabilité croissante aux calamités dites "naturelles", etc. c'est pour un ensemble de raisons qui peuvent être résumées de la sorte :
- la division du travail et, plus encore, la production sous le règne de l'argent et du capital divisent l'humanité en une infinité d'unités en concurrence ;
- la finalité n'est pas la production de valeurs d'usage, mais, à travers celles-ci, la production de valeurs d'échange qu'il faut vendre à tout prix, quelles qu'en soient les conséquences pour l'humanité et la planète, de manière à pouvoir faire du profit.
C'est cette nécessité qui, au-delà de la plus ou moins grande moralité de chaque capitaliste, contraint ceux-ci à adapter leur entreprise à la logique de l’exploitation maximale de la classe ouvrière.
Cela conduit à un gaspillage et à une spoliation énormes de la force de travail humaine et des ressources de la planète comme Marx le mettait déjà en évidence dans Le Capital : "Dans l'agriculture moderne, de même que dans l'industrie des villes, l'accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s'achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps, [est] un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité (…). La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. (Marx, Le Capital, Volume 1, Chap. 15, "Machinisme et grande industrie", par. 10 "Grande industrie et agriculture", www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-15-10.htm [1650])
Comble de l'irrationalité et de l'absurdité de la production sous le capitalisme, il n'est pas rare de trouver des entreprises qui fabriquent des produits chimiques fortement polluants et, en même temps, des systèmes de purification des terrains et des eaux contre les mêmes polluants ; d'autres qui fabriquent des cigarettes et des produits pour empêcher de fumer et, enfin, certaines encore qui contrôlent des secteurs de production d’armes mais qui s’occupent aussi de produits pharmaceutiques et de fournitures médicales.
On atteint ici des sommets qui n'existaient pas dans les sociétés antérieures où les biens étaient essentiellement produits pour leur valeur d’usage (ou bien ils étaient utiles à leurs producteurs, les exploités, ou bien ils servaient la splendeur de la classe dominante).
La nature réelle de la production de marchandises interdit au capitaliste de pouvoir s’intéresser à l’utilité, au genre ou à la composition des marchandises produites. La seule chose qui doit l’intéresser est de savoir comment gagner de l’argent. Ce mécanisme explique pourquoi nombre de marchandises n’ont qu’une utilité limitée, quand elles ne sont pas carrément totalement inutiles.
La société capitaliste étant essentiellement basée sur la concurrence, même lorsque les capitalistes trouvent des accords circonstanciels, ils demeurent fondamentalement et férocement concurrents : la logique du marché veut en fait que la fortune de l’un corresponde à l’infortune des autres. Ceci signifie que chaque capitaliste produit pour lui-même, que chacun d’entre eux est rival de tous les autres et qu’il ne peut y avoir de planification réelle décidée par tous les capitalistes, localement ou internationalement, mais seulement une compétition permanente avec des gagnants et des perdants. Et dans cette guerre, un des perdants est précisément la nature.
En fait, dans le choix d’un site pour implanter une nouvelle installation industrielle ou d'un terrain et des modalités d’une culture agricole, l’entrepreneur ne tient compte que de ses intérêts immédiats et aucune place n’est laissée aux considérations d’ordre écologique. Il n'existe aucun organe centralisé au niveau international qui ait l’autorité de donner une orientation ou d’imposer des limites ou des critères à respecter. Dans le capitalisme, les décisions sont uniquement prises en fonction de la réalisation du profit maximum de façon que, par exemple, un capitaliste particulier puisse produire et vendre de la manière la plus profitable ou en plus grande quantité, ou que l’État puisse imposer au mieux ce qui va dans le sens des intérêts du capital national et donc, globalement, des capitalistes nationaux.
Des législations existent cependant au niveau de chaque pays où elles sont plus ou moins contraignantes. Lorsqu'elles le sont trop, il n'est pas rare que, pour augmenter sa rentabilité, telle entreprise expatrie une partie de sa production là où les normes sont moins sévères. Ainsi, Union Carbide, multinationale chimique américaine avait implanté une de ses usines à Bhopal, en Inde, sans la doter d'un système de réfrigération. En 1984, cette usine laissait échapper un nuage chimique toxique de 40 tonnes de pesticides qui a tué, immédiatement et dans les années suivantes, au moins 16 000 personnes, causant des dommages corporels irrémédiables à un million d'autres 3. Quant aux régions et aux mers du tiers-monde, elles constituent souvent un dépotoir bon marché où, légalement ou non, des compagnies établies dans des pays développés expédient leurs déchets dangereux ou toxiques, alors qu'il leur en coûterait beaucoup plus cher de s'en débarrasser dans leur pays d'origine.
Tant qu’il n'existera pas de planification agricole et industrielle coordonnée et centralisée au niveau international, qui prenne en compte l’harmonisation nécessaire des exigences d’aujourd’hui et la sauvegarde de l’environnement de demain, alors les mécanismes du capitalisme continueront à détruire la nature avec toutes les conséquences dramatiques que nous avons vues.
Il est courant que la responsabilité de cet état de fait soit imputée aux multinationales ou à un secteur particulier de l’industrie, du fait que les origines du problème se trouvent dans les mécanismes "anonymes" du marché.
Mais, l’état pourrait-il mettre fin à cette folie au moyen d’un interventionnisme accru ? En fait, non, parce que l’état ne peut que "réguler" cette anarchie. Ainsi, en défendant les intérêts nationaux, l’état contribue à renforcer la concurrence. Contrairement aux revendications des ONG (Organisations non gouvernementales) et du mouvement altermondialiste, une intervention accrue de l’état - laquelle d'ailleurs ne s'est jamais démentie malgré certaines apparences passées du "libéralisme" et comme le révèle, de façon évidente, l'interventionnisme étatique face à l'accélération présente de la crise économique - n'est pas en mesure de résoudre les problèmes de l'anarchie capitaliste.
L’unique préoccupation des capitalistes est, comme on l'a vu, de vendre avec un profit maximum. Mais ce qui est en question, ce n’est pas l’égoïsme des uns ou des autres, mais bien une loi du système à laquelle aucune entreprise, petite ou grande, ne peut se soustraire. Le poids croissant des coûts d’équipement sur la production industrielle implique que les investissements énormes ne peuvent être amortis que par des ventes très importantes.
Par exemple, l’entreprise Airbus, fabriquant d’avions, doit vendre au moins 600 de ses gigantesques A 380 avant de réaliser des profits. De la même façon, les entreprises productrices d'automobiles doivent vendre des centaines de milliers de voitures avant de compenser la dépense affectée aux équipements qui en permettent la construction. Bref, chaque capitaliste doit vendre le plus possible et être constamment à la recherche de nouveaux marchés. Mais pour cela, il doit pouvoir s'imposer face à ses concurrents dans un marché saturé, ce qu'il fait à travers une débauche des moyens publicitaires qui sont la source d'un gaspillage énorme de travail humain et de ressources naturelles comme, par exemple, la pâte à bois engloutie dans la production de milliers de tonnes de prospectus.
Ces lois de l’économie (qui contraignent à la réduction des coûts, impliquant une diminution conséquente de la qualité de la production et de la fabrication en série) impliquent que le capitaliste est bien loin de se préoccuper de la composition de ses produits et de se demander si celle-ci peut être dangereuse. Ainsi, bien que les risques des carburants fossiles pour la santé (cause de cancer) soient connus depuis longtemps, l’industrie ne prend aucune mesure pour y remédier. Les risques sanitaires liés à l’amiante ont été reconnus depuis des années. Mais seule l’agonie et la mort de milliers d’ouvriers ont contraint l’industrie à réagir longtemps après. Beaucoup d’aliments sont enrichis en sucre et en sel, en glutamate monosodique, afin d’en augmenter la vente, aux dépens des conséquences sur la santé. Une incroyable quantité d'additifs alimentaires sont introduits dans les aliments sans que soient vraiment connus les risques qui en résultent pour les consommateurs alors qu'il est notoire que beaucoup de cancers sont imputables à la nutrition.
Un des aspects les plus irrationnels du système actuel de production est le fait que les marchandises voyagent tout autour de la planète avant d’arriver sur le marché sous forme de produit fini. Ceci n’est pas lié à la nature des marchandises ou à une exigence de production, mais exclusivement au fait que la sous-traitance est plus avantageuse dans tel ou tel pays. Un exemple célèbre est celui de la fabrication des yoghourts : le lait est transporté à travers les Alpes, de l’Allemagne vers l’Italie, où il est transformé en yoghourt pour être re-transporté sous cette forme, de l’Italie vers l’Allemagne. Un autre exemple concerne les automobiles dont chaque composant provient de différents pays du monde avant d’être assemblé sur une chaîne de montage. En général, avant qu’un bien soit disponible sur le marché, ses composants ont déjà parcouru des milliers de kilomètres par les moyens les plus divers. Ainsi, par exemple, les appareils électroniques ou ceux d’usage domestique sont produits en Chine en raison des très bas salaires pratiqués dans ce pays et de l’absence quasi-totale de mesures de protection de l’environnement, même si, d’un point de vue technologique, il aurait été facile de les produire dans les pays où ils sont commercialisés. Souvent, le lancement de leur production a eu lieu, au début, dans le pays consommateur pour être ensuite délocalisée dans un autre pays où les coûts de production, et surtout les salaires, sont plus bas.
Nous avons aussi l’exemple des vins, produits au Chili, en Australie ou en Californie et vendus sur les marchés européens tandis que le raisin produit en Europe pourrit en raison de la surproduction, ou encore l’exemple des pommes importées d’Afrique tandis que les cultivateurs européens ne savent plus que faire de leur excédent de production de pommes.
Ainsi, à cause de la logique du profit maximum au détriment de celle de la rationalité et du recours minimum aux dépenses humaines, énergétiques et naturelles, les marchandises sont produites quelque part sur la planète pour être ensuite transportées dans une autre partie du monde afin d’y être vendues. Il n’y a plus à s’étonner, dès lors, que des marchandises de même valeur technologique, comme les automobiles, produites par différents fabricants dans le monde, soient construites en Europe pour être ensuite exportées au Japon ou aux États-Unis, tandis que, simultanément, d’autres automobiles, construites au Japon ou en Corée, sont vendues sur le marché européen. Ce réseau de transport de marchandises – quelquefois très semblables entre elles – qui changent de pays uniquement afin d’obéir à la logique du profit, de la concurrence et du jeu du marché, est totalement aberrant et à l’origine de conséquences désastreuses sur l’environnement.
Une planification rationnelle de la production et de la distribution pourrait rendre ces biens disponibles sans qu’ils aient à subir ces transports totalement irrationnels, expression de la folie du système de production capitaliste.
La destruction de l’environnement résultant de la pollution due à l'hypertrophie des transports n'est pas un simple phénomène contingent puisqu'il puise ses racines les plus profondes dans l’antagonisme entre ville et campagne. A l'origine, la division du travail à l’intérieur des nations a séparé l’industrie et le commerce du travail agricole. De là est née l’opposition entre ville et campagne avec les antagonismes d’intérêts qui en résultent. C'est sous le capitalisme que cette opposition atteint le paroxysme de ses aberrations 4.
A l’époque des exploitations agricoles du Moyen Age, dévolues à la seule production de subsistance, on voyait difficilement la nécessité de transporter des marchandises. Au début du 19e siècle, lorsque les ouvriers vivaient le plus souvent près de l’usine ou de la mine, il était possible de s'y rendre à pied. Depuis, cependant, la distance entre les lieux de travail et d’habitation a augmenté. De plus, la concentration des capitaux dans certaines localités (comme dans le cas d’entreprises implantées dans certaines zones industrielles ou autres zones inhabitées, afin de profiter de dégrèvements fiscaux ou du prix particulièrement bas des terrains), la désindustrialisation et l’explosion du chômage liée à la perte de nombreux postes de travail, ont profondément modifié la physionomie des transports.
Ainsi, chaque jour, des centaines de millions de travailleurs doivent se déplacer sur des distances très longues pour aller au travail. Beaucoup d’entre eux doivent utiliser une automobile parce que, souvent, les transports publics ne leur permettent pas de se rendre sur leur lieu de travail.
Mais il y a pire encore : la concentration d’une grande masse d’individus au même endroit a pour conséquence une série de problèmes qui agissent encore une fois sur l’état sanitaire de l’environnement de certaines zones. Le fonctionnement d’une concentration de personnes qui peut atteindre jusqu’à 10-20 millions d’individus suppose une accumulation de déchets (matières fécales, ordures ménagères, gaz d’échappement des véhicules, de l’industrie et du chauffage…) dans un espace qui, aussi vaste soit-il, reste toutefois trop étroit pour en détruire et digérer la charge.
Avec le développement du capitalisme, l’agriculture a subi les plus profonds changements de son histoire, vieille de 10 000 ans. Ceci est advenu parce que, dans le capitalisme, contrairement aux modes de production précédents où l'agriculture répondait directement à des besoins directs, les agriculteurs doivent se soumettre aux lois du marché mondial, ce qui signifie produire à moindre frais. La nécessité d’augmenter la rentabilité a eu des conséquences catastrophiques sur la qualité des sols.
Ces conséquences, qui sont inséparablement liées à l’apparition d’un fort antagonisme entre ville et campagne, ont déjà été dénoncées par le mouvement ouvrier du 19e siècle. On peut voir, dans les citations suivantes, comment Marx a pointé le lien inséparable entre l’exploitation de la classe ouvrière et le saccage du sol : "La grande propriété foncière décime de plus en plus la population agricole et lui oppose une population industrielle de plus en plus dense, concentrée dans les grandes villes. Elle engendre ainsi des conditions qui provoquent une rupture immédiate de l'équilibre de l'échange social des matières tel qu'il est commandé par les lois naturelles de la vie, et qui aboutissent au gaspillage des forces productives de la terre, gaspillage que le commerce étend bien au delà des frontières d'un pays." (Marx, Le Capital, Volume 3, Chap. 47. "Genèse de la rente foncière capitaliste", "Introduction" - www.marxists.org [1651])
L’agriculture a dû constamment accroître l'utilisation des produits chimiques pour intensifier l’exploitation des sols et étendre les aires de culture. Ainsi, dans la majeure partie de la planète, les paysans pratiquent des cultures qui seraient impossibles sans l'apport de grandes quantités de pesticides et engrais, ni sans irrigation, alors qu’en plantant ailleurs, on pourrait se passer de ces moyens ou, du moins, en faire un usage réduit. Planter des herbes médicinales en Californie, des agrumes en Israël, du coton autour de la Mer d’Aral en ex-Union Soviétique, du froment en Arabie Saoudite ou au Yémen, c'est-à-dire planter des cultures dans des régions qui n’offrent pas les conditions naturelles à leur croissance, se traduit par un énorme gaspillage d’eau. La liste des exemples est vraiment sans fin puisque, actuellement, environ 40% des produits agricoles dépendent de l’irrigation, avec la conséquence que 75% de l’eau potable disponible sur la terre est utilisée par l’agriculture.
Par exemple, l'Arabie Saoudite a dépensé une fortune pour pomper l’eau d’une nappe souterraine et viabiliser un million d’hectares de terre dans le désert pour cultiver du froment. Pour chaque tonne de froment cultivé, le gouvernement fournit 3000 m3 d’eau, soit plus de trois fois plus que ce que nécessite la culture de cette céréale. Et cette eau provient de puits qui ne sont pas alimentés par l’eau de pluie. Un tiers de toutes les entreprises d’irrigation du monde utilise l’eau des nappes. Et, bien que ces ressources non renouvelables soient en voie d'assèchement, les cultivateurs de la région indienne de Gujarat, assoiffée de pluie, persistent dans l’élevage de vaches laitières, qui nécessite 2000 litres d’eau pour produire un seul litre de lait ! Dans certaines régions de la terre, la production d’un kilo de riz requiert jusqu’à 3000 litres d’eau. Les conséquences de l’irrigation et de l’usage généralisé de produits chimiques sont désastreuses : salinisation, overdose d’engrais, désertification, érosion des sols, forte baisse du niveau d’eau dans les nappes et, par conséquent, épuisement des réserves d’eau potable.
Le gaspillage, l’urbanisation, la sécheresse et la pollution aiguisent la crise mondiale de l’eau. Des millions et des millions de litres d’eau s’évaporent en transitant par des canaux d’irrigation ouverts. Les zones autour des mégapoles, surtout, mais aussi des étendues entières de terre voient leurs réserves en eau baisser rapidement et de façon irréversible.
Dans le passé, la Chine était le pays de l’hydrologie. Son économie et sa civilisation se sont développées grâce à sa capacité à irriguer les terres arides et à construire les barrages pour protéger le pays des inondations. Mais, dans la Chine d’aujourd’hui, les eaux du puissant Fleuve Jaune, la grande artère du Nord, n'atteignent pas la mer durant plusieurs mois de l’année. 400 des 660 villes de la Chine manquent d’eau. Un tiers des puits de la Chine sont à sec. En Inde, 30% des terres cultivables sont menacées de salinisation. Dans le monde entier, environ 25% des terres agricoles sont menacées par ce fléau.
Mais la culture de produits agricoles dans des régions qui, à cause de leur climat ou de la nature de leur sol, n'y sont pas adaptées, n’est pas l’unique absurdité de l’agriculture actuelle. En particulier, à cause de la pénurie d’eau, le contrôle des fleuves et des digues est devenu une question stratégique fondamentale vis-à-vis de laquelle les États nationaux interviennent inconsidérément aux dépens de la nature.
Plus de 80 pays ont déjà signalé une raréfaction de l’eau les concernant. Selon une prévision de l’ONU, le nombre de personnes qui devront vivre dans des conditions de pénurie d’eau atteindra 5,4 milliards au cours des 25 prochaines années. Malgré la disponibilité importante de terres agricoles, les terres réellement cultivables du monde diminuent constamment à cause de la salinisation et d’autres facteurs. Dans les sociétés antiques, les tribus nomades devaient se déplacer quand l’eau devenait rare. Dans le capitalisme, ce sont les denrées alimentaires de première nécessité qui manquent, bien que ce système soit soumis à la surproduction. Ainsi, à cause des multiples dégâts causés à l’agriculture, la pénurie alimentaire est inévitable. A partir de 1984 par exemple, la production mondiale de céréales n’a pas suivi la croissance de la population mondiale. En l’espace de 20 ans, cette production s’est effondrée, passant de 343 kg par an et par personne à 303.
Ainsi, le spectre qui a toujours accompagné l’humanité, depuis son origine, le cauchemar de la pénurie alimentaire, semble revenir à la charge, non par manque de terres cultivables ou par manque de moyens et d'outils à mettre au service de l'agriculture, mais à cause de l’irrationalité absolue dans l’utilisation des ressources terrestres.
S’il est vrai que le développement des sciences et de la technologie met à la disposition de l'humanité des instruments dont on ne pouvait même pas imaginer l'existence dans le passé et qui permettent de prévenir les accidents et les catastrophes naturelles, il est aussi vrai que l’utilisation de ces technologies est coûteuse et n’est mise en œuvre que s’il y a une retombée économique. Nous voulons souligner une fois encore que ce n'est pas ici une attitude égoïste et cupide de telle ou telle entreprise qui est en cause, mais bien la nécessité imposée à n’importe quelle entreprise ou pays de réduire au minimum les coûts de production des marchandises ou des services pour pouvoir soutenir la concurrence mondiale.
Dans notre presse, nous avons souvent abordé ce problème, en montrant comment les prétendues catastrophes naturelles ne sont pas dues au hasard ou à la fatalité, mais sont le résultat logique de la réduction des mesures de prévention et de sécurité, en vue de faire des économies. Voila ce que nous écrivions par exemple à propos des catastrophes engendrées par l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orléans en 2005 :
"L'argument selon lequel cette catastrophe n'était pas prévue est aussi un non-sens. Depuis presque 100 ans, scientifiques, ingénieurs et politiciens ont discuté de la façon de faire face à la vulnérabilité de la Nouvelle Orléans vis-à-vis des cyclones et des inondations. Au milieu des années 1980, plusieurs projets ont été développés par différents groupes de scientifiques et d'ingénieurs, ce qui a finalement mené à une proposition, en 1998 (sous l'administration Clinton), appelée Coast 2050. Ce projet comprenait le renforcement et le réaménagement des digues existantes, la construction d'un système d'écluses et la création de nouveaux canaux qui amèneraient des eaux remplies de sédiments afin de restaurer les zones marécageuses tampon du delta ; ce projet requérait un investissement de 14 milliards de dollars sur une période de 10 ans. Il ne reçut pas l'approbation de Washington, non pas sous Bush mais sous Clinton.
L'an dernier, l'armée a demandé 105 millions de dollars pour des programmes de lutte contre les cyclones et les inondations à la Nouvelle Orléans, mais le gouvernement ne lui a accordé que 42 millions. Au même moment, le Congrès approuvait un budget de 231 millions de dollars pour la construction d'un pont vers une petite île inhabitée d'Alaska" 5.
Nous avons aussi dénoncé le cynisme et la responsabilité de la bourgeoisie à propos de la mort de 160 000 personnes lors du tsunami qui s’est produit le 26 décembre 2004.
En fait, il est clairement reconnu aujourd’hui, de façon officielle, que l’alerte n’a pas été lancée de crainte de… porter atteinte au secteur du tourisme ! Autrement dit, c’est pour défendre de sordides intérêts économiques et financiers que des dizaines de milliers d'êtres humains ont été sacrifiés.
Cette irresponsabilité des gouvernements est une nouvelle illustration du mode de vie de cette classe de requins qui gère la vie et l'activité productive de la société. Les États bourgeois sont prêts à sacrifier autant de vies humaines, si cela est nécessaire, pour préserver l’exploitation et les profits capitalistes.
Ce sont toujours les intérêts capitalistes qui dictent la politique de la classe dominante, et dans le capitalisme, la prévention n’est pas une activité rentable comme le reconnaissent aujourd'hui tous les médias : "Des pays de la région auraient jusqu’ici fait la sourde oreille pour mettre sur pied un système d’alerte en raison des énormes coûts financiers. Selon les experts, un dispositif d’alerte coûterait des dizaines de millions de dollars, mais il permettrait de sauver des dizaines de milliers de vies humaines." (Les Échos du 30/12) 6
On peut encore prendre l’exemple du pétrole qui se déverse chaque année en mer (déversements intentionnels et accidentels, sources endogènes, apports des fleuves, etc.) : on parle de 3 à 4 millions de tonnes de pétrole par an. Selon un rapport de Legambiente : "En analysant les causes de ces incidents, il est possible d’évaluer à 64% des cas ceux qui sont imputables à une erreur humaine, 16% à des pannes mécaniques et 10% à des problèmes de structure des bateaux, tandis que les 10 % restant ne sont pas attribuables à des causes bien déterminées" 7.
On comprend facilement que, lorsqu'on parle d’erreur humaine – comme par exemple dans le cas des accidents de chemin de fer attribués aux cheminots – on parle d’erreurs commises par le machiniste parce qu’il travaille dans des conditions d’épuisement prononcé et de fort stress. Par ailleurs, les compagnies pétrolières ont l’habitude de faire naviguer des pétroliers, même vieux et décrépis, pour transporter l’or noir puisque, en cas de naufrage, ils perdent au maximum la valeur d'un chargement, alors qu’acquérir un nouveau bateau coûterait énormément plus. C’est pourquoi le spectacle de pétroliers qui se brisent à moitié au voisinage des côtes en déversant tout leur chargement est devenu quelque chose de courant. On peut affirmer, en prenant tout en compte, qu’au moins 90% des marées noires sont la conséquence d'un manque absolu de vigilance des compagnies pétrolières, ce qui, une fois de plus, est la conséquence de l’intérêt qu'elles ont à réduire au minimum les dépenses et augmenter au maximum les marges de profit.
On doit à Amadeo Bordiga 8, dans la période suivant la Seconde Guerre mondiale, une condamnation systématique, incisive, profonde et argumentée des désastres causés par le capitalisme. Dans la préface au livre Drammi gialli e sinistri della moderna decadenza sociale, qui est un recueil d’articles d’Amadeo Bordiga, on peut lire: "...à mesure que le capitalisme se développe puis pourrit sur pied, il prostitue de plus en plus cette technique qui pourrait être libératrice, à ses besoins d'exploitation, de domination et de pillage impérialiste, au point d'en arriver à lui transmettre sa propre pourriture et à la retourner contre l'espèce. (...) C'est dans tous les domaines de la vie quotidienne des phases "pacifiques" qu'il veut bien nous consentir entre deux massacres impérialistes ou deux opérations de répression que le capital, aiguillonné sans trêve par la recherche d'un meilleur taux de profit, entasse, empoisonne, asphyxie, mutile, massacre les individus humains par l'intermédiaire de la technique prostituée. (...) Le capitalisme n'est pas innocent non plus des catastrophes dites "naturelles". Sans ignorer l'existence de forces de la nature qui échappent à l'action humaine, le marxisme montre que bien des cataclysmes ont été indirectement provoqués ou aggravés par des causes sociales. (...) Non seulement la civilisation bourgeoise peut provoquer directement ces catastrophes par sa soif de profit et par l'influence prédominante de l'affairisme sur la machine administrative (...), mais elle se révèle incapable d'organiser une protection efficace dans la mesure où la prévention n'est pas une activité rentable.". 9
Bordiga démystifie la légende selon laquelle : "la société capitaliste contemporaine, avec le développement conjoint des sciences, de la technique et de la production mettrait l’espèce humaine en excellente condition pour lutter contre les difficultés du milieu naturel" 10. En fait, ajoute Bordiga, "s’il est vrai que le potentiel industriel et économique du monde capitaliste s’accroît et ne s’infléchit pas, il est tout aussi vrai que plus grande est sa force, pires sont les conditions de vie des masses humaines face aux cataclysmes naturels et historiques." 11 Pour démontrer ce qu’il avance, Bordiga analyse toute une série de désastres qui se sont produits de par le monde en mettant en évidence à chaque fois qu’ils n’étaient pas dus au hasard ou à la fatalité, mais à la tendance intrinsèque du capitalisme à tirer le maximum de profit en investissant le moins possible comme, par exemple, dans le cas du naufrage du Flying Enterprise.
"Le tout nouveau bateau luxueux que Carlsen faisait briquer de façon à ce qu’il brille comme un miroir et qui devait faire une traversée archi-sûre, était à quille plate. (…) Comment se fait-il que les chantiers très modernes de Flying aient adopté la quille plate, celle des barques lacustres ? Un journal le dit en toutes lettres : pour réduire le coût unitaire de production. (…) On a ici la clef de toute la science appliquée moderne. Ses études, ses recherches, ses calculs, ses innovations ont cela pour but : réduire les coûts, augmenter les frais d’affrètement. De là, le faste des salons à miroirs et tentures pour attirer le client fortuné, radinerie de pouilleux en ce qui concerne les structures à la limite de la cohésion mécanique, de l’exiguïté des dimensions et du poids. Cette tendance caractérise toute l’ingénierie moderne, du bâtiment à la mécanique, c'est-à-dire soigner une présentation qui fait riche, pour "épater le bourgeois", des compléments et des finitions que n’importe quel idiot puisse admirer (ayant de plus justement une culture de pacotille acquise au cinéma et dans les périodiques illustrés) et lésiner de façon indécente sur la solidité des structures portantes, invisibles et incompréhensibles pour le profane". 12
Que les désastres analysés par Bordiga n'aient pas de conséquences écologiques ne change rien à l'affaire. En effet, à travers ceux-ci, et à travers également ceux qui sont exposés dans la préface de ses articles dans Espèce humaine et croûte terrestre dont nous citons quelques exemples, on peut imaginer sans peine les effets de la même logique capitaliste lorsqu'elle est à l'œuvre dans des domaines ayant un impact direct et décisif sur l'environnement, comme par exemple la conception et la maintenance des centrales nucléaires : "Dans les années 60, plusieurs avions "Comet" britanniques, dernier cri de la technique la plus sophistiquée, explosent en plein vol, tuant tous les passagers : la longue enquête révèle finalement que les explosions étaient dues à la fatigue du métal de la cellule, qui était trop mince car il fallait économiser sur le métal, la puissance des réacteurs, l’ensemble des coûts de production, pour augmenter le profit. En 1974, l’explosion d’un DC10 au dessus d’Ermenonville fait plus de 300 morts : on savait que le système de fermeture de la soute à bagages était défectueux mais le refaire aurait coûté de l'argent… Mais le plus hallucinant est rapporté par la revue anglaise The Economist (24-9-1977) après la découverte de craquelures dans le métal sur dix avions Trident et l’explosion inexplicable d’un Boeing : selon la "nouvelle conception" qui préside à la construction des avions de transport, ceux-ci ne sont plus arrêtés pour révision complète après un certain nombre d’heures de vol, mais sont censés "sûrs" … jusqu’à l’apparition des premières craquelures dues à la "fatigue" du métal : on peut donc les user "jusqu'au bout" de ce qu'ils peuvent donner, alors qu'en les arrêtant trop tôt pour révision, les compagnies perdaient de l' argent !" 13 Nous avons déjà évoqué, dans l'article précédent de cette série, le cas de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986. Dans le fond, c'est le même problème qui est en cause, et qui l'était également en 1979 lors de la fusion d'un réacteur nucléaire sur l'île de Three Mile Island, en Pennsylvanie aux États-Unis.
En fait, la compréhension de la place de la technique et de la science au sein de la société capitaliste est de la plus haute importance quant à la question de savoir si, oui ou non, celles-ci peuvent constituer un point d'appui pour prévenir l'avancée du désastre écologique en marche et lutter efficacement dès à présent contre certaines de ses manifestations.
Si la technique est, comme on vient de le voir, prostituée aux exigences du marché, en est-il de même concernant le développement des sciences et de la recherche scientifique ? Est-il possible de faire en sorte que celui-ci reste en dehors de tout intérêt partisan ?
Pour répondre à cette question, nous devons partir de la reconnaissance du fait que la science est une force productive, que son développement permet à une société de se développer plus rapidement, d’augmenter ses ressources. Le contrôle du développement des sciences n’est, en conséquence, pas indifférent - et ne peut l'être - aux gestionnaires de l’économie, au niveau étatique comme au niveau des entreprises. C’est la raison pour laquelle la recherche scientifique, et certains de ses secteurs en particulier, bénéficient de financements importants. La science n’est donc pas – et elle ne pourrait l’être au sein d’une société de classe comme le capitalisme – un secteur neutre dans lequel il existerait une liberté pour la recherche et qui serait épargné par les intérêts économiques, pour la simple raison que la classe dominante a tout à gagner à assujettir la science et le monde scientifique à ses propres intérêts. On peut vraiment affirmer que le développement des sciences et de la connaissance – à l’époque capitaliste – n'est pas mû par une dynamique autonome et indépendante mais est subordonné à l'objectif de réaliser le maximum de profit.
Cela a des conséquences très importantes dont on ne s’aperçoit que rarement. Prenons par exemple le développement de la médecine moderne. L’étude et le traitement médical de l’être humain ont été fractionnés en dizaines de spécialités différentes, auxquelles il manque en dernière analyse une vision d’ensemble du fonctionnement de l’organisme humain. Pourquoi en est-on arrivé là ? Parce que le but principal de la médecine, dans le monde capitaliste, n’est pas que chaque personne vive bien, mais de "réparer" la "machine humaine" quand elle tombe en panne et la remettre d’aplomb le plus rapidement possible pour qu’elle retourne au travail. Dans ce cadre, on comprend bien le recours massif aux antibiotiques, les diagnostics qui cherchent toujours les causes des maladies parmi des facteurs spécifiques plutôt que dans les conditions générales de vie des personnes examinées.
Une autre conséquence de la dépendance du développement scientifique vis-à-vis de la logique du monde capitaliste est que la recherche est constamment tournée vers la production de nouveaux matériaux (plus résistants, moins chers) dont l’impact du point de vue toxicologique n’a jamais représenté un gros problème … dans l'immédiat, permettant qu’on ne dépense que très peu ou rien au niveau scientifique pour chercher à éliminer ou rendre inoffensif ce qui menace la sécurité dans les produits. Mais des décennies plus tard, il faut payer l'addition, le plus souvent en termes de dommages aux êtres humains.
Le lien le plus fort est celui qui existe entre la recherche scientifique et les besoins du secteur militaire et de la guerre en particulier. Nous pouvons examiner à ce niveau quelques exemples concrets qui concernent les différents domaines de la science, en particulier celui qui pourrait paraître "le plus pur" scientifiquement parlant, celui des mathématiques !
Dans les citations qui suivent, on peut voir jusqu’où le développement scientifique est soumis au contrôle de l’État et aux exigences militaires, au point que, dans l’après-guerre, ont fleuri un peu partout "les commissions" de scientifiques qui travaillaient secrètement pour le pouvoir militaire en y consacrant une partie importante de leur temps, les autres scientifiques ignorant le but final des recherches ainsi menées de façon occulte :
"L’importance des mathématiques pour les officiers de la marine de guerre et de l’artillerie requérait une éducation spécifique en mathématique ; ainsi au 17e siècle, le groupe le plus important pouvant se réclamer d’un savoir en mathématiques, au moins de base, était celui des officiers de l’armée. (...) (Dans la Grande Guerre) de nombreuses nouvelles armes ont été créées et perfectionnées au cours de la guerre – avions, sous-marins, sonars pour combattre ces derniers, armes chimiques. Après quelques hésitations de la part des appareils militaires, de nombreux scientifiques furent employés pour essayer de développer le militaire, même si ce n’était pas pour faire de la recherche, mais comme ingénieurs créatifs au plus haut niveau. (…) En 1944, trop tard pour devenir efficace pendant la Deuxième Guerre, le "Matematisches Forschunginstitut Oberwolfach" fut créé en Allemagne. Cela ne fait pas tellement plaisir aux mathématiciens allemands mais c’était une structure très bien conçue, qui avait pour but de faire de tout le secteur des mathématiques un secteur "utile" : le noyau était constitué d’un petit groupe de mathématiciens qui étaient tout à fait au courant des problèmes posés aux militaires, et donc en mesure de détecter les problèmes qui pouvaient se résoudre mathématiquement. Autour de ce noyau, d’autres mathématiciens, très compétents et qui connaissaient bien tout le milieu des mathématiques, devaient traduire ces problèmes en problèmes mathématiques et les donner à traiter sous cette forme à des mathématiciens spécialisés (qui n’avaient pas besoin de comprendre le problème militaire qui était à l’origine, ni même de le connaître). Ensuite, le résultat obtenu, on faisait fonctionner le réseau à l’envers.
Aux États-Unis, une structure semblable, même si elle était un peu improvisée, fonctionnait déjà autour de Marston Morse pendant la guerre. Dans l’après-guerre, une structure tout à fait analogue et qui cette fois n'était pas improvisée, se trouvait dans le "Wisconsin Army Mathematics Research Center" (…).
L’avantage de telles structures est de permettre à la machine militaire d’exploiter les compétences de beaucoup de mathématiciens sans avoir besoin de "les avoir à la maison" avec tout ce que cela comporte : contrat, nécessité de consensus et de soumission, etc." 14
En 1943, ont été institués aux États-Unis des groupes de recherche opérationnelle spécifiquement dédiés à la guerre anti-submersible, au dimensionnement des convois navals, au choix des cibles des incursions aériennes, au repérage et à l’interception des avions ennemis. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, plus de 700 mathématiciens en tout ont été employés au Royaume-Uni, au Canada et aux États-Unis.
"Comparée à la recherche britannique, la recherche américaine est caractérisée depuis le début par un usage plus sophistiqué des mathématiques et, en particulier, du calcul des probabilités et par un recours plus fréquent à la modélisation (…). La recherche opérationnelle (qui deviendra dans les années 50 une branche autonome des mathématiques appliquées) a donc fait ses premiers pas au travers de difficultés stratégiques et d’optimisation des ressources guerrières. Quelle est la meilleure tactique de combat aérien ? Quelle est la meilleure disposition d’un certain nombre de soldats à certains points d’attaque ? Comment peut-on distribuer les rations aux soldats en en gaspillant le moins possible et en les rassasiant au mieux ?" 15 "(…) Le projet Manhattan a été le signal d’un grand tournant, non seulement parce qu’il concentrait le travail de milliers de scientifiques et de techniciens de multiples domaines sur un projet unique, dirigé et contrôlé par les militaires, mais parce qu’il représentait aussi un bond énorme pour la recherche fondamentale, inaugurant ce qu’on appelé par la suite la big science. (…) L’enrôlement de la communauté scientifique pour un travail sur un projet précis, sous le contrôle direct des militaires, avait été une mesure d’urgence, mais ne pouvait durer éternellement, pour de nombreuses raisons (dont la dernière n’était pas la "liberté de la recherche" réclamée par les scientifiques). Mais par ailleurs, le Pentagone ne pouvait se permettre de renoncer à la coopération précieuse et indispensable de la communauté scientifique, ni à une forme de contrôle de son activité : il fallait, par la force des choses, mettre au point une stratégie différente et changer les termes du problème. (…) En 1959, à l’initiative d’un ensemble de scientifiques reconnus, consultants auprès du gouvernement des États-Unis, un groupe semi permanent d’experts était créé, groupe qui tenait des réunions d’étude régulières. Ce groupe reçut le nom de "Division Jason", du nom du héros grec mythique parti à la recherche aventureuse de la toison d’or avec les Argonautes, Jason. Il s’agit d’un groupe d’élite d’une cinquantaine d’éminents scientifiques, parmi lesquels plusieurs prix Nobel, qui se rencontrent chaque été pendant quelques semaines pour examiner en toute liberté les problèmes liés à la sécurité, à la défense et au contrôle des armements mis en place par le Pentagone, le Département de l’Énergie et d’autres agences fédérales ; ils fournissent des rapports détaillés qui restent en grande partie "secrets" et influencent directement la politique nationale. La Division Jason a joué un rôle de premier plan, avec le Secrétaire à la Défense Robert McNamara, pendant la guerre du Vietnam, en fournissant trois études particulièrement importantes qui ont eu un impact sur les conceptions et la stratégie états-unienne : sur l’efficacité des bombardements stratégiques pour couper les voies d’approvisionnement des Viêt-Cong, sur la construction d’une barrière électronique à travers le Vietnam et sur les armes nucléaires tactiques." 16
Les éléments de ces longues citations nous font comprendre que la science aujourd’hui est une des pierres angulaires du maintien du statu quo du système capitaliste et de la définition des rapports de force en son sein. Le rôle important qu'elle a joué pendant et après la Deuxième Guerre mondiale, comme on vient de le voir, ne peut naturellement que s’accroître avec le temps, même si la bourgeoisie tend systématiquement à le camoufler.
En conclusion, ce que nous avons cherché à montrer, c’est comment les catastrophes écologiques et environnementales, même si elles peuvent être déclenchées par des phénomènes naturels, s’abattent avec férocité sur les populations, en particulier les plus démunies, et cela du fait d’un choix conscient de la classe dominante quant à la répartition des ressources et l'utilisation de la recherche scientifique elle-même. L’idée que la modernisation, le développement des sciences et de la technologie sont associées automatiquement à la dégradation de l’environnement et à une plus grande exploitation de l’homme, est donc à rejeter catégoriquement. Il existe au contraire de grandes potentialités de développement des ressources humaines, non seulement sur le plan de la production de biens mais, ce qui compte le plus, concernant la possibilité de produire d’une autre façon, en harmonie avec le milieu et le bien-être de l’écosystème dont l’homme fait partie. La perspective n’est donc pas le retour en arrière, en invoquant un futile et impossible retour aux origines, quand l’environnement était beaucoup plus épargné. Elle est au contraire d’aller de l’avant sur une voie différente, celle d’un développement qui soit vraiment en harmonie avec la planète Terre.
Ezechiele 5 avril 2009.
1. Voir la première partie de cet article "Le monde à la veille d'une catastrophe environnementale [1649]" publié dans le numéro 135 de la Revue internationale.
2. Lire le premier article [1649] de cette série dans la Revue Internationale n °135.
3. Idem
4. Le 20e siècle a vu une explosion des mégapoles. Au début du 20e siècle, il n’y avait que 6 villes de plus d’un million d’habitants ; au milieu du même siècle, il n’y avait que 4 villes qui dépassaient 5 millions d’habitants. Avant la Seconde Guerre mondiale, les mégapoles étaient un phénomène observé uniquement dans les pays industrialisés. Aujourd’hui, la majeure partie de ces "méga" villes est concentrée dans les pays de la périphérie. Dans quelques-unes, la population a été multipliée par 10 en quelques dizaines d’années. Actuellement, la moitié de la population mondiale vit dans les villes, en 2020, ce sera les deux tiers. Mais aucune de ces grandes villes qui connaissent un afflux d’immigrés supérieur à 5000 par jour, n’est réellement en mesure de faire face à cette augmentation de population contre nature, ce qui fait que les immigrés, ne pouvant être intégrés dans le tissu social de la ville, vont grossir démesurément les bidonvilles des banlieues où, presque toujours, il y un manque total de services et d’infrastructures adéquates.
5. "Cyclone Katrina, le capitalisme est responsable de la catastrophe sociale [1652]", Revue Internationale n° 123
6. "Raz-de-marée meurtriers en Asie du Sud-est : La vraie catastrophe sociale, c'est le capitalisme ! [1180]", Révolution internationale n° 353
8. Bordiga, leader du courant de gauche du Parti Communiste d’Italie à la fondation duquel il avait grandement contribué en 1921 et dont il a été expulsé en 1930 après le processus de stalinisation, a activement participé à la fondation du Parti Communiste International en 1945.
9. Préface (anonyme) à Drammi gialli e sinistri della moderna decadenza sociale de Amadeo Bordiga, edition Iskra, pages. 6, 7, 8 et 9. En français, préface à Espèce humaine et Croûte terrestre ; Petite Bibliothèque Payot 1978, Préface, pages 7,9 et 10)
10. Publié in Battaglia Comunista n°23 1951 et encore in Drammi gialli e sinistri della decadenza sociale, édition Iskra, page 19.
11. Idem
12. A. Bordiga, Politica e “costruzione”, publié in Prometeo, serie II, n°3-4, 1952 et encore in Drammi gialli e sinistri della decadenza sociale, edition Iskra, page 62-63.
13. Préface à la publication de Espèce Humaine et Croûte terrestre, op.cit.
14. Jens Hoyrup, Université de Roskilde, Danemark. "Mathématique et guerre", Conférence Palerme, 15 mai 2003. Cahiers de la recherche en didactique, n°13, GRIM (Départment of mathematics, University of Palermo, Italy) math.unips.it/-grim/Horyup_mat_guerra_quad13.pdf..
15. Annaratone, www.scienzaesperienza.it/news.php?/id=0057 [1654].
16. Angelo Baracca, "Fisica fondamentale, ricerca e realizzazione di nuove armi nucleari".
La décennie entre 1914 et 1923 est l’une des plus intenses de l’histoire de l’humanité. Ce court laps de temps a vu une guerre terrible, la Première Guerre mondiale, qui mit fin à trente années de prospérité et de progrès ininterrompus de l’économie capitaliste et de la vie sociale dans son ensemble. Face à cette hécatombe, le prolétariat international se souleva avec, à sa tête, les ouvriers russes en 1917, et c'est vers 1923 que les échos de cette vague révolutionnaire commencèrent à s’éteindre, écrasés par la réaction bourgeoise. Ces dix années connurent la guerre mondiale qui ouvrait la période de décadence du capitalisme, la révolution en Russie et les tentatives révolutionnaires à l’échelle mondiale et, enfin, le début d’une barbare contre-révolution bourgeoise. Décadence du capitalisme, guerre mondiale, révolution et contre-révolution, furent des événements qui ont marqué la vie économique, sociale, culturelle, psychologique de l’humanité pendant presque un siècle et qui se concentrèrent intensivement en une seule décennie.
Il est vital pour les générations actuelles de connaître cette décennie, de la comprendre, de réfléchir sur ce qu’elle représente, d'en tirer les leçons qu’elle apporte. C’est vital à cause de l’immense méconnaissance de sa signification réelle qui a cours aujourd’hui, résultat du monceau de mensonges avec lesquels l’idéologie dominante a tenté de l’occulter ainsi que de l’attitude qu’elle favorise, délibérément ou inconsciemment, consistant à vivre attaché à l’immédiat et au moment présent, en oubliant le passé et les perspectives du futur 1.
Cette limitation à l’immédiat et au circonstanciel, ce "vivre le moment présent" sans réflexion ni compréhension de son enracinement, sans son inscription dans une perspective de futur, rendent difficile la connaissance du véritable visage de ces dix années incroyables dont l’étude critique nous apporterait de nombreux éclairages sur la situation actuelle.
Aujourd'hui, on connaît et réfléchit à peine sur le gigantesque choc que reçurent les contemporains quand éclata la Première Guerre mondiale et sur le saut qualitatif dans la barbarie qu’elle constitua 2. De nos jours, après avoir vécu presque un siècle de guerres impérialistes avec leur lot de terreur, de destruction et surtout de la pire barbarie idéologique et psychologique, tout cela parait être "la chose la plus normale au monde", comme si cette situation ne nous secouait ni ne nous indignait et révoltait. Mais ce n’était pas du tout l’attitude des contemporains de ces événements qui furent profondément ébranlés par une guerre dont la sauvagerie marqua un pas jamais franchi jusqu’alors.
On ignore plus encore que cette terrible boucherie s’acheva grâce à la rébellion généralisée du prolétariat international avec, à sa tête, ses frères de Russie. 3 A peine sait-on quelle énorme sympathie la révolution russe suscita parmi les exploités du monde entier. 4 Concernant les nombreux épisodes de solidarité avec les travailleurs russes et les nombreuses tentatives de suivre leur exemple et d’étendre la révolution au niveau international, on constate une lourde chape de silence et de désinformation. Les atrocités commises par divers gouvernements démocratiques et, en particulier, par le gouvernement allemand, dans le but d’écraser l’impulsion révolutionnaire des masses ne sont pas encore connues du grand public.
La principale et pire déformation concerne la révolution d’octobre 1917. Celle-ci est systématiquement présentée comme un phénomène russe, totalement isolé du contexte historique que nous venons d’évoquer et, en partant de ces prémisses, on donne libre cours aux pires mensonges et aux plus absurdes spéculations : ce fut l'œuvre - géniale selon les staliniens, diabolique selon ses détracteurs - de Lénine et des bolcheviks ; ce fut une révolution bourgeoise en réponse à l’arriération tsariste ; dans ce pays, la révolution socialiste était impossible et seul l’acharnement fanatique des bolcheviks la conduisit dans une voie qui ne pouvait aboutir que là où elle est arrivée.
A partir de cette prémisse, on est réduit à considérer la répercussion internationale de la révolution d’octobre 1917 comme un modèle qui pourrait s’exporter aux autres pays ; c’est la déformation la plus constante opérée par le stalinisme. Cette méthode du "modèle" est doublement erronée et pernicieuse. D'une part, la révolution russe est considérée comme un phénomène national et, d’autre part, elle est conçue comme une "expérience sociale" qui peut être activée à volonté par un groupe suffisamment motivé et expérimenté.
Ce procédé dénature scandaleusement la réalité de cette période historique. La révolution russe ne fut pas une expérience de laboratoire effectuée entre les quatre murs de son immense territoire. Elle fut une partie vivante et active d’un processus mondial de réponse prolétarienne provoqué par l’entrée en guerre du capitalisme et les terribles souffrances que celle-ci provoqua. Les bolcheviks n’avaient pas la moindre intention d’imposer un modèle fanatique dont le peuple russe aurait été le cobaye. Une résolution adoptée par le parti en avril 1917 affirme que : "Les conditions objectives de la révolution socialiste, qui existaient incontestablement dans les pays les plus avancés avant la guerre, ont encore mûri et continuent à mûrir avec une très grande rapidité comme conséquence de la guerre. La révolution russe est seulement la première étape de la première des révolutions qui éclateront comme conséquence de la guerre ; l’action commune des ouvriers des différents pays est la seule voie qui garantisse le développement le plus régulier et le succès le plus certain de la révolution socialiste mondiale."5
Il est important de comprendre que l’historiographie bourgeoise sous-estime - quand elle ne la déforme pas complètement - la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Et le stalinisme participe également à cette déformation. Par exemple, lors de la réunion élargie du Comité Exécutif de l’IC en 1925, c'est-à-dire au début de la stalinisation, la révolution allemande fut qualifiée de "révolution bourgeoise", en jetant à la poubelle tout ce que les bolcheviks avaient défendu entre 1917 et 1923.6
Cette "opinion" que diffusent aujourd’hui massivement tant les historiens que les hommes politiques au sujet de cette époque n’était pas le moins du monde partagée par leurs collègues d’alors. Lloyd George, politicien britannique, disait en 1919 : "L’Europe tout entière déborde d’esprit révolutionnaire. Il existe un profond sentiment non seulement de mécontentement, mais aussi de colère et de révolte des travailleurs contre leurs conditions de vie d'après la guerre. L’ensemble de l’ordre social existant, dans ses aspects politiques, sociaux et économiques, est remis en question par les masses populaires d’un bout à l’autre de l’Europe." 7
On ne peut comprendre la révolution russe qu'en tant que partie d’une tentative révolutionnaire mondiale de l’ensemble du prolétariat international, mais cela exige, en même temps, de prendre en considération l’époque historique où elle se produisit : celle où éclata la Première Guerre mondiale, et comprendre la signification profonde de celle-ci, c'est-à-dire celle de l’entrée du capitalisme dans son déclin historique, sa phase de décadence. Sinon, les bases d’une réelle compréhension s’écroulent et tout perd son sens. Dès lors, la guerre mondiale et tous les événements qui lui ont succédé perdent toute signification puisqu'ils apparaissent soit comme des exceptions sans répercussions ultérieures, soit comme le résultat d’une conjoncture malheureuse qui serait aujourd’hui dépassée, de sorte que les événements actuels n’auraient aucun rapport avec ce qui se passa alors.
Nos articles ont amplement polémiqué contre ces conceptions. Ils se sont positionnés du point de vue historique et mondial, ce qui est le propre du marxisme. Nous pensons ainsi pouvoir apporter une explication cohérente de cette époque historique, une explication permettant d’orienter et d’être matière à réflexion afin de comprendre l’époque actuelle et de contribuer à libérer l’humanité du joug du capitalisme. Sans cela, la situation d’alors et celle de maintenant sont privées de sens et de perspective et l’activité de tous ceux qui veulent contribuer à une révolution mondiale se condamne à l’empirisme le plus absolu et à s’exténuer à donner des coups à l’aveuglette.
Cette rubrique thématique se propose d’apporter, en continuité avec les nombreuses contributions que nous avons déjà faites, un essai de reconstitution de cette époque selon les témoignages et les récits des protagonistes eux-mêmes. 8
Nous avons consacré de nombreuses pages à la révolution en Russie et en Allemagne 9. De ce fait, nous publierons des travaux sur des expériences moins connues en divers pays avec, pour objectif, de donner une perspective mondiale. Quand on se penche un peu sur cette époque, on est étonné par le nombre de luttes qui l'ont traversée, par l'ampleur de l'écho de la révolution de 1917 10. Nous considérons le cadre de cette série d'articles comme ouvert et donc comme une invitation au débat et aux apports des camarades et des groupes révolutionnaires.
La tentative révolutionnaire du prolétariat hongrois eut une forte motivation internationale. Elle fut le fruit de deux facteurs : la situation insoutenable provoquée par la guerre et l’exemple de la révolution d’octobre 1917.
Comme nous l’avons dit dans l’introduction de cette rubrique, la Première Guerre mondiale fut une explosion de barbarie. Par certains côtés, la "paix" fut encore pire, une paix signée dans la précipitation par les grandes puissances capitalistes en novembre 1918 quand éclata la révolution en Allemagne 11. Elle n’apporta pas le moindre soulagement aux souffrances des masses, ni une diminution du chaos et de la désorganisation de la vie sociale que la guerre avait provoqués. L’hiver 1918 et le printemps 1919 furent un cauchemar : famine, paralysie des transports, conflits démentiels entre politiciens, occupation des pays vaincus par l’armée, guerre contre la Russie soviétique, désordre extrême à tous les niveaux de la vie sociale, survenue et propagation fulgurante d’une épidémie, nommée grippe espagnole, qui causa autant de morts, sinon plus, que la guerre… Aux yeux de la population, la "paix" fut encore pire que la guerre.
L'appareil économique avait été exploité jusqu’à son extrême limite, ce qui généra un phénomène insolite de sous-production comme le souligne Béla Szantò 12 pour la Hongrie : "Comme conséquence de l’effort de production des industries de guerre, stimulé par la recherche de superprofits, les moyens de production se retrouvèrent complètement épuisés et les machines hors d’état. Leur reconversion aurait exigé d’énormes investissements, alors qu’il n’y avait pas la moindre possibilité d’amortissement. Il n’y avait pas de matières premières. Les usines étaient arrêtées. Suite à la démobilisation mais aussi à la fermeture des usines, il y avait un chômage énorme." 13
Le Times de Londres affirmait (19-07-19) : "L’esprit du désordre règne sur le monde entier, de l’Amérique occidentale à la Chine, de la Mer noire à la Baltique ; aucune société, aucune civilisation, aussi solide soit-elle, aucune constitution aussi démocratique soit-elle, ne peut échapper à cette influence maligne. Partout apparaissent les indices de l’effondrement des liens sociaux les plus élémentaires, provoqué par cette tension prolongée." 14 Dans ce contexte, l’exemple russe suscita une vague d’enthousiasme et d’espoir au sein de tout le prolétariat mondial. Les ouvriers possédaient un antidote contre le virus mortel du capitalisme submergé par le chaos : la lutte révolutionnaire mondiale prenant exemple sur Octobre 1917.
La Hongrie, qui appartenait encore à l’Empire austro-hongrois et figurait parmi les perdants de la guerre, souffrait au plus haut point de cette situation, mais le prolétariat - fortement concentré à Budapest qui comptait le septième de la population du pays et presque 80% de son industrie - se révéla fortement combatif.
Une période d’apathie avait fait suite aux mutineries de 1915, écrasées avec l’aide scandaleuse du parti social-démocrate avec, toutefois, de timides mouvements en 1916 et 1917. Mais en janvier 1918, l’agitation sociale mena à ce qui fut probablement la première grève de masse internationale de toute l’histoire, qui s’étendit à de nombreux pays d’Europe centrale depuis l’épicentre de Vienne et Budapest. Elle débuta le 14 janvier à Budapest ; le 16, elle gagna la Basse-Autriche et la Styrie, le 17 Vienne et le 23 les grandes usines d’armement de Berlin, avec de nombreux échos en Slovénie, Tchécoslovaquie, Pologne et Croatie 15. La lutte se concentra autour de trois objectifs : contre la guerre, contre la pénurie, et en solidarité avec la révolution russe. Deux slogans furent mis en avant en de nombreuses langues : "A bas la guerre" et "Vive le prolétariat russe".
A Budapest, la grève éclata en dehors du contrôle des dirigeants sociaux-démocrates et des syndicats, et dans de nombreuses usines enthousiasmées par l’exemple russe, on vota des résolutions en faveur des conseils ouvriers… sans réussir à les constituer effectivement. Le mouvement ne se donna aucune organisation, ce dont les syndicats profitèrent pour en prendre la tête et imposer des revendications sans rapport avec les préoccupations des masses, en particulier en faveur du suffrage universel. Le gouvernement tenta d’écraser la grève en faisant une exhibition de troupes armées de canons et de mitrailleuses. Le peu de succès de cette démonstration et les doutes croissants des soldats qui ne voulaient pas combattre au Front et encore moins contre les ouvriers, dissuada le gouvernement qui, en 24 heures, changea d’attitude et "céda" à la revendication - qui était seulement celle des syndicats et des sociaux-démocrates - du suffrage universel.
Forts de cela, les syndicats se rendirent dans les usines pour maîtriser la grève. Ils furent froidement accueillis. Cependant, la fatigue, le manque de nouvelles d’Autriche et d’Allemagne et la reprise progressive du travail dans les secteurs les plus vulnérables finirent par plomber le moral des travailleurs des grandes entreprises métallurgiques qui décidèrent finalement de reprendre le travail.
Renforcée par ce triomphe, la social-démocratie "mena une campagne de représailles contre tous ceux qui s’efforçaient de réveiller la lutte de classe révolutionnaire parmi les masses. Dans Népszava -organe central du parti- parurent des articles diffamatoires et même de délation qui donnèrent une abondante matière aux persécutions politiques menées par le gouvernement réactionnaire de Wkerle-Vaszonyi" 16.
L’agitation se poursuivit malgré la répression. En mai, les soldats du régiment d’Ojvideck se mutinèrent contre leur envoi au Front. Ils se rendirent maîtres du central téléphonique et de la gare ferroviaire. Les ouvriers de la ville les soutinrent. Le gouvernement envoya deux régiments spéciaux qui bombardèrent sauvagement la cité pendant trois jours avant de s’en emparer. La répression fut sans pitié : un soldat sur dix – participant ou non à la mutinerie - fut fusillé, des milliers de personnes furent emprisonnées.
En juin, les gendarmes tirèrent sur les ouvriers grévistes d’une usine métallurgique de la capitale, faisant de nombreux morts et blessés. Les ouvriers se rendirent rapidement aux usines voisines qui cessèrent immédiatement la production et sortirent dans la rue. Tout Budapest fut paralysée en quelques heures. Le jour suivant, la grève s’étendit au pays tout entier. Des assemblées improvisées, dans une ambiance révolutionnaire, décidaient des mesures à prendre. Le gouvernement arrêta les délégués, envoya au Front les ouvriers les plus impliqués, les tramways furent remis en circulation par des briseurs de grève escortés chacun par quatre soldats baïonnette au clair. Après huit jours de lutte, la grève se termina par une défaite.
Cependant, une prise de conscience se développait dans la classe : "Peu à peu, parmi de nombreux cercles ouvriers, émergeait la conviction que la politique du parti social-démocrate et le comportement des dirigeants du parti ne permettaient pas de soutenir, d’assumer une orientation révolutionnaire (...). Les forces révolutionnaires avaient commencé à trouver leur cohésion, les ouvriers des grandes usines établirent des contacts directs entre eux. Les réunions et les délibérations secrètes se tenaient de façon quasi-permanente et les contours d’une politique prolétarienne indépendante commencèrent à se dessiner." 17 Ces cercles ouvriers commençaient à être connus en tant que Groupe Révolutionnaire.
Les mutineries de soldats étaient de plus en plus fréquentes malgré la répression. Les grèves devenaient quotidiennes. Le gouvernement – incapable de mener une guerre perdue, avec une armée de plus en plus en débandade, désorganisée, une économie paralysée et une pénurie totale en approvisionnements - s’effondrait. Pour éviter une si dangereuse carence de pouvoir, le Parti social-démocrate, montrant une fois encore de quel côté il se rangeait, décida de rassembler les partis bourgeois dans un Conseil national.
Le 28 octobre, le Conseil des Soldats se coordonna avec le Groupe Révolutionnaire ; les deux convoquèrent une grande manifestation à Budapest dont le but était de se rendre à la Citadelle pour remettre une lettre au délégué royal. Il y avait là un énorme cordon de soldats et de policiers. Les premiers se rangèrent pour laisser le passage à la foule mais la police fit feu, tuant de nombreuses personnes. "L’indignation de la population à l’égard de la police fut indescriptible. Le jour suivant les ouvriers de l’usine d’armement forcèrent les dépôts et s’armèrent." 18
Le gouvernement tenta d’envoyer hors de Budapest les bataillons militaires qui avaient été à l’avant-garde du Conseil des Soldats, ce qui provoqua l’indignation générale : des milliers de travailleurs et de soldats se rassemblèrent dans la rue Rakóczi - la principale artère de la ville - afin d’empêcher leur sortie. Une compagnie de soldats ayant reçu l’ordre de départ refusa et s’unit à la foule au niveau de l’Hôtel Astoria. Vers minuit, les deux centraux téléphoniques furent pris.
Au matin et pendant la journée suivante, des bâtiments publics, des casernes, la gare centrale, les magasins d’alimentation furent occupés par des bataillons de soldats et d’ouvriers en armes. Des manifestations massives se rendirent aux prisons et libérèrent les prisonniers politiques. Les syndicats, se présentant comme les porte-parole du mouvement, réclamèrent le pouvoir pour le Conseil national. Le 31 octobre, en milieu de matinée, le comte Hadik - chef du gouvernement - remit le pouvoir à un autre comte, Károlyi, chef du parti de l’Indépendance et président du Conseil national.
Celui-ci se retrouvait avec la totalité du pouvoir sans avoir bougé le petit doigt. Ce pouvoir ne lui appartenait pas puisque résultant de l’impulsion encore inorganisée et inconsciente des masses ouvrières. C’est pourquoi le gouvernement rejeta toute légitimation révolutionnaire et alla chercher une légitimité auprès de la monarchie hongroise qui faisait partie du fantomatique "Empire austro-hongrois". En l’absence du roi, les membres du Conseil national, avec à leur tête les sociaux-démocrates, allèrent trouver le plénipotentiaire de l’empereur, l’archiduc Joseph, qui autorisa le nouveau gouvernement.
La nouvelle indigna de nombreux travailleurs. Un rassemblement fut organisé au Tisza Calman-Tér. Malgré une pluie torrentielle, une foule imposante se réunit et décida de se rendre au siège du parti social-démocrate pour exiger la proclamation de la République.
La revendication de la République avait été au cours du XIXe siècle un mot d'ordre du mouvement ouvrier qui considérait que cette forme de gouvernement était plus ouverte et favorable à ses intérêts que la monarchie constitutionnelle. Cependant, face à cette nouvelle situation où il n’y avait pas d’autre alternative que pouvoir bourgeois ou pouvoir prolétarien, la République se présentait comme l'ultime recours du Capital. De fait, la République est née avec la bénédiction de la monarchie et du haut clergé, dont le chef - le prince archevêque de Hongrie, reçut la visite du Conseil national à son grand complet. Le social-démocrate Kunfi prononça un discours célèbre : "Il m’échoit l’obligation accablante de dire, moi, social-démocrate convaincu, que nous ne voulons pas agir selon les méthodes de la haine de classe ni de la lutte de classe. Et nous lançons un appel pour que tous, éliminant les intérêts de classe, et laissant de côté les points de vue partisans, nous aident dans les lourdes tâches qui nous incombent." (cité par Szantò, page 35). Toute la Hongrie bourgeoise s’était regroupée autour de son nouveau sauveur, le Conseil national dont le moteur était le parti social-démocrate. Le 16 novembre, la nouvelle république fut solennellement proclamée.
La classe ouvrière ne peut mener à bien sa tentative révolutionnaire si elle ne crée pas en son sein l’outil vital qu’est le Parti communiste. Mais il ne suffit pas que celui-ci ait des positions programmatiques internationalistes, il doit aussi les faire vivre à travers des propositions concrètes au prolétariat, dans sa capacité d’analyse consciencieuse et avec une large vision des événements et des orientations à suivre. Pour ce faire, il est décisif que le parti soit international et non pas une simple somme de partis nationaux afin de pouvoir combattre le poids asphyxiant et déroutant de l’immédiat et du local, des particularismes nationaux, mais aussi pour impulser la solidarité, le débat commun et une vision globale ouvrant des perspectives.
Le drame des tentatives révolutionnaires en Allemagne et en Hongrie fut l’absence de l’Internationale. Celle-ci se constitua trop tard, en mars 1919, alors que l’insurrection de Berlin avait été écrasée et que la tentative révolutionnaire hongroise avait déjà commencé. 19
Le Parti communiste hongrois souffrit très cruellement de cette difficulté. L’un de ses fondateurs fut le Groupe Révolutionnaire qui était formé de délégués et d’éléments actifs des ouvriers des grandes usines de Budapest 20. Il fut rejoint par des éléments venant de Russie - en novembre 1918 - qui avaient fondé le Groupe Communiste, menés par Béla Kun, par l’Union Socialiste Révolutionnaire de tendance anarchiste et par les membres de l’Opposition Socialiste, noyau formé à l’intérieur du Parti social-démocrate hongrois depuis l’éclatement de la Première Guerre mondiale.
Avant l’arrivée de Béla Kun et de ses camarades, les membres du GR avaient considéré la possibilité de former un Parti communiste. Le débat sur cette question mena à une impasse car il y avait deux tendances qui ne parvenaient pas à se mettre d’accord : d’un côté les partisans d’une Fraction internationaliste à l’intérieur du Parti social-démocrate et, de l’autre, ceux qui considéraient que la formation d’un nouveau parti était urgente. La décision fut finalement prise de constituer une Union qui prit le nom de Ervin Szabo 21, laquelle décida de poursuivre la discussion. L’arrivée des militants venant de Russie changea radicalement la situation. Le prestige de la Révolution russe et la force de persuasion de Béla Kun firent pencher vers la formation immédiate du Parti communiste, qui fut fondé le 24 novembre. Le document programmatique adopté comportait des points très valables 22 :
- "alors que le Parti Social-démocrate visait à mettre la classe ouvrière au service de la reconstruction du capitalisme, le nouveau parti a pour tâche de montrer aux travailleurs comment le capitalisme a déjà subi une secousse mortelle et est parvenu à un stade de développement, sur le plan moral mais aussi économique, qui le met au bord de la ruine"
- "grève de masse et insurrection armée : ce sont les moyens souhaités par les communistes pour prendre le pouvoir. Ils n’aspirent pas à une république bourgeoise (...) mais à la dictature du prolétariat organisé en conseils"
- les moyens qu’il se donnait : "maintenir vivante la conscience du prolétariat hongrois, l’écarter de son ancienne liaison avec la classe dominante hongroise malhonnête, ignorante et corrompue (...) réveiller en lui le sentiment de la solidarité internationale, auparavant systématiquement étouffé", lier le prolétariat hongrois à "la dictature russe des conseils et potentiellement avec n’importe quel autre pays où pourrait éclater une révolution semblable".
Un journal fut fondé - Voro Ujsàg ("La Gazette Rouge")- et le parti se lança dans une agitation fébrile, qui d'ailleurs était nécessaire étant donné le caractère décisif du moment que l’on vivait alors 23. Cependant cette agitation ne fut pas étayée par un débat programmatique en profondeur, par une analyse collective méthodique des événements. Le Parti était en réalité trop jeune et inexpérimenté ; de plus, il avait peu de cohésion. Tout ceci l’amena, comme nous le verrons dans le prochain article, à commettre de graves erreurs.
Pendant l’époque historique 1914-23, une question très complexe se posait au prolétariat. Les syndicats s’étaient comportés comme des sergents recruteurs du capital pendant la guerre impérialiste et le surgissement des ripostes ouvrières se fit en dehors de leur initiative. Mais par ailleurs, les temps héroïques où les luttes ouvrières avaient été organisées à travers les syndicats, étaient très proches ; ceux-ci avaient coûté beaucoup d’efforts économiques, beaucoup d’heures de réunions collectives, subi beaucoup de répression. Les ouvriers les considéraient encore comme appropriés et espéraient pouvoir les récupérer.
Simultanément, il y avait un immense enthousiasme pour l’exemple russe des conseils ouvriers qui avaient pris le pouvoir en 1917. En Hongrie, en Autriche et en Allemagne, les luttes tendaient à la formation de conseils ouvriers. Mais alors qu'en Russie, les ouvriers accumulèrent une grande expérience sur ce qu’ils étaient, sur leur fonctionnement, quelles étaient leurs faiblesses, sur la façon dont la classe ennemie tentait de les saboter, aussi bien en Autriche qu’en Hongrie cette expérience était très limitée.
Cet ensemble de facteurs historiques produisit une situation hybride qui fut habilement mise à profit par le Parti social-démocrate et les syndicats pour constituer, le 2 novembre, le Conseil ouvrier de Budapest constitué d'un étrange mélange de chefs syndicaux, de leaders sociaux-démocrates et de délégués élus dans quelques grandes usines. Les jours suivants se multiplièrent toutes sortes de "conseils" qui n’étaient que des organisations syndicales et corporatistes qui s’étaient parées de l'étiquette à la mode : Conseil des policiers (fondé le 2 novembre et complètement contrôlés par la social-démocratie), Conseil des fonctionnaires, Conseil des étudiants. Il y eut même un Conseil des prêtres le 8 novembre ! Cette prolifération de conseils avait pour but de court-circuiter leur formation par les ouvriers.
L’économie était paralysée. L’État n’avait aucune ressource et comme tout le monde lui demandait une aide, sa seule réponse fut d’imprimer du papier monnaie pour des subventions, le versement des salaires des employés d’État, et les dépenses courantes... En décembre 1918, le ministre des finances réunit les syndicats pour leur demander de mettre fin aux revendications de salaires, de coopérer avec le gouvernement pour relancer l’économie et prendre au besoin les rênes de la gestion des entreprises. Les syndicats se montrèrent très réceptifs.
Mais cela provoqua l’indignation des travailleurs. Il y eut à nouveau des assemblées massives. Le Parti communiste récemment constitué prit la tête de la contestation. Il avait décidé de participer dans les syndicats et il obtint rapidement la majorité dans plusieurs organisations des grandes usines. La création de conseils ouvriers était à leur programme, mais ils étaient considérés comme compatibles avec les syndicats 24. Cette situation produisait un continuel va et vient. Le Conseil ouvrier de Budapest, créé préventivement par les sociaux-démocrates, était devenu un organe sans vie. A ce moment, des efforts d'organisation et de prise de conscience avaient lieu sur le terrain de plus en plus inutilisable des syndicats comme par exemple l’assemblée massive du Syndicat de la métallurgie en réponse aux plans du ministre qui adopta, après deux jours de débats, des positions très profondes : "Du point de vue de la classe ouvrière, le contrôle de l’état sur la production ne peut avoir aucun effet, étant donné que la République populaire n’est qu’une forme modifiée de la domination capitaliste, où l’État continue à être ce qu’il était auparavant : l’organe collectif de la classe qui détient la propriété des moyens de production et opprime la classe ouvrière." 25
La désorganisation et la paralysie de l’économie plongeaient les ouvriers et la majeure partie de la population au bord de la famine. Dans de telles conditions, l’Assemblée décida que "dans toutes les grandes entreprises doivent s’organiser des Conseils de Contrôle d’Usine qui, en tant qu’organes du pouvoir ouvrier, contrôlent la production des usines, l’approvisionnement en matières premières et également le fonctionnement et la bonne marche des affaires" (idem). Toutefois, ils ne se considéraient pas comme des organisations paritaires de coopération avec l’État, ni comme des organes "d’autogestion", mais comme des leviers et des compléments de la lutte pour le pouvoir politique : "le contrôle ouvrier est uniquement une phase de transition vers le système de gestion ouvrière pour laquelle la prise au préalable du pouvoir politique est une condition nécessaire (...) En prenant tout cela en considération, l’assemblée des délégués et des membres de l’organisation condamne toute suspension, même provisoire, de la lutte de classe, toute adhésion aux principes constitutionnels, et considère que la tâche immédiate est l’organisation des Conseils Ouvriers, Soldats et Paysans en tant qu’agents de la dictature du prolétariat." (Idem)
Le 17 décembre, le Conseil ouvrier de Szeged - deuxième ville du pays - décida de dissoudre la municipalité et de "prendre le pouvoir". Ce fut un acte isolé qui exprimait la tension devant la détérioration de la situation. Le gouvernement réagit avec prudence et entama des négociations qui aboutirent au rétablissement de la municipalité avec une "majorité social-démocrate". A Noël 1918, les ouvriers d’une usine de Budapest réclamèrent une augmentation de salaire. En deux jours tout Budapest reprenait cette revendication qui commença à s’étendre à la province. Les industriels n’eurent d’autre choix que de céder. 26
Début janvier, les mineurs de Salgótarján formèrent un Conseil ouvrier qui décida la prise de pouvoir et l’organisation d’une milice. Le gouvernement central prit peur et envoya aussitôt des troupes d’élite qui occupèrent le district et firent 18 morts et 30 blessés. Deux jours plus tard, les ouvriers de la région de Satoralja–Llihely prenaient la même décision et reçurent la même réponse du gouvernement qui provoqua un nouveau bain de sang. A Kiskunfélegyháza, les femmes organisèrent une manifestation contre la pénurie de nourriture et les prix trop élevés, la police tira sur la foule tuant dix personnes et en blessant trente. Le surlendemain, ce fut le tour des ouvriers de Poszony dont le Conseil ouvrier proclama la dictature du prolétariat. Le gouvernement, manquant de forces, demanda au gouvernement tchèque d’occuper militairement la ville qui était dans une zone frontalière. 27
Le problème paysan s'aiguisait. Les soldats démobilisés rentraient dans leurs villages et répandaient l’agitation. Des réunions se tenaient qui réclamaient le partage des terres. Le Conseil ouvrier de Budapest 28 manifesta une grande solidarité qui déboucha sur la proposition de tenir une réunion "afin d’imposer au gouvernement une solution au problème agraire". La première réunion ne parvint à aucun accord et il fallut en tenir une seconde qui se termina par l'acceptation de la proposition social-démocrate qui prévoyait la formation "d'exploitations agricoles individuelles avec indemnisation des anciens propriétaires." Cette mesure calma momentanément la situation, durant à peine quelques semaines, comme nous le verrons dans le prochain article. De fait, en Arad - près de la Roumanie - les paysans occupèrent les terres fin janvier et le Gouvernement dut les arrêter avec d’importants dispositifs de troupes qui provoquèrent une énième tuerie.
En février l’Union des Journalistes se constitua en Conseil et demanda la censure de tous les articles hostiles à la Révolution. Les assemblées de typographes et d’autres secteurs rattachés se multipliaient et apportaient leur soutien à cette mesure. Les travailleurs de la métallurgie participèrent à cette activité qui déboucha sur la prise de contrôle de la plupart des journaux par les ouvriers. A partir de ce moment-là, la publication des nouvelles et des articles était soumise à la décision collective des ouvriers.
Budapest s’était transformée en une gigantesque école de débat 29. Chaque jour, à toute heure, se déroulaient des discussions sur les thèmes les plus divers. Partout on occupait des locaux. Seuls les généraux et les grands patrons étaient privés du droit de réunion puisqu'à chacune de leur tentative, ils étaient dispersés par des groupes d’ouvriers de la métallurgie et de soldats qui finirent par s’emparer de leurs luxueux locaux.
Parallèlement au développement des conseils ouvriers et face au problème posé par le chaos et la désorganisation de la production, un second type d’organisation se développa dans les entreprises, les conseils d’usine, qui assuraient le contrôle de l’approvisionnement et la production de biens et services essentiels afin d’éviter la pénurie des biens les plus élémentaires. Fin janvier, le Conseil ouvrier de Budapest prit une audacieuse initiative centralisatrice : prendre le contrôle de la production de gaz, des usines d’armement, des principaux chantiers de construction, du journal Deli Hirlap et de l’hôtel Hungaria.
Cette décision était un défi au gouvernement à laquelle répondit le socialiste Garami en proposant un projet de loi qui réduisait les conseils d’usine à de simples collaborateurs des patrons à qui on réattribuait l’entière responsabilité de la production, l’organisation de l’entreprise, etc. Les assemblées massives de protestation contre cette mesure se multiplièrent. Au Conseil ouvrier de Budapest la discussion fut très vive. Le 20 février, lors de la troisième session concernant ce projet de loi, les sociaux-démocrates firent un spectaculaire coup d’éclat, leurs délégués interrompirent la séance avec une nouvelle sensationnelle : "Les communistes ont lancé une attaque contre le Népszava. La rédaction a été prise d’assaut avec des rafales de mitrailleuses ! Plusieurs rédacteurs ont déjà péri ! La rue est jonchée de cadavres et de blessés !" 30
Cela permit de faire adopter à une courte majorité la disposition contre les conseils d’usine mais ouvrit aussi la porte à une étape cruciale : la tentative d'écraser par la force le Parti communiste.
La prise d’assaut du Népszava se révéla rapidement avoir été une provocation montée par le Parti social-démocrate. Cette opération menée à un moment particulièrement délicat – les conseils ouvriers se multipliant partout dans le pays et de plus en plus remontés contre le gouvernement - venait couronner une campagne, menée par le Parti social-démocrate, contre le Parti communiste et qui était organisée depuis des mois.
Déjà, en décembre 1918, le gouvernement, sur proposition du Parti social-démocrate, avait interdit l’utilisation de tous les types de papier d'imprimerie dans le but d’empêcher l’édition et la diffusion de Vörös Ujsàg. En février 1919, le gouvernement eut recours à la force : "Un matin, un détachement de 160 policiers armés de grenades et de mitrailleuses, encercle le Secrétariat. Prétextant un contrôle, les policiers envahissent le local, dévastent le mobilier et l’équipement et emportent tout en remplissant huit grandes voitures." 31
Szanto signale que "l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg par la contre-révolution blanche en Allemagne fut considéré par les contre-révolutionnaires hongrois comme le signal de la lutte contre le bolchevisme". (page 51). Un journaliste bourgeois très influent, Ladislas Fényes, lança une campagne insistante contre les communistes. Il disait qu’"il fallait les écarter les armes à la main".
Le Parti social-démocrate répétait avec insistance que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg "avaient payé de leur vie pour avoir défié l’unité du mouvement ouvrier". Alexandre Garbai - qui sera ultérieurement président des conseils ouvriers hongrois, déclara que "les communistes doivent être placés devant les canons des fusils car nul ne peut diviser le parti social-démocrate sans le payer de sa vie" 32. L’unité ouvrière, qui est le bien fondamental du prolétariat, était utilisée frauduleusement pour appuyer et amplifier l’offensive de la bourgeoisie. 33
La question de "l’unité ouvrière menacée" fut portée devant le Conseil ouvrier par le Parti social-démocrate. Les conseils ouvriers qui commençaient tout juste à fonctionner se virent confrontés à une question épineuse qui finit par les paralyser : à plusieurs reprises les sociaux-démocrates présentèrent des motions demandant l’exclusion des communistes des réunions pour "avoir brisé l’unité ouvrière". Ils ne faisaient que reproduire la féroce campagne de leurs acolytes allemands qui, depuis novembre 1918, avaient fait de l’unité leur principal point d'appui pour écarter les Spartakistes, favorisant une atmosphère de pogrom contre eux.
L’assaut contre le Népszava se situe dans ce contexte. Sept policiers y trouvent la mort. Au cours de cette même nuit du 20 février il y a une vague d’arrestations de militants communistes. Les policiers, révoltés par la mort de leurs sept collègues, torturent les prisonniers. Le 21 février, le Népszava diffuse une déclaration qui traite les communistes de "contre-révolutionnaires mercenaires à la solde des capitalistes" et appelle à la grève générale en protestation. Une manifestation devant le Parlement est proposée l’après-midi même.
La manifestation est gigantesque. Beaucoup de travailleurs, indignés par l’assaut attribué aux communistes, s'y rendent mais surtout le Parti social-démocrate mobilise des fonctionnaires, des petits bourgeois, des officiers de l’armée, des commerçants, etc. qui réclament la sévérité de la justice bourgeoise contre les communistes.
Le 22 février, la presse rend compte des tortures infligées aux prisonniers. Le Népszava défend les policiers : "Nous comprenons la rancœur de la police et compatissons vivement à sa douleur pour les collègues tombés en défendant la presse ouvrière. Nous pouvons nous féliciter que les policiers aient donné leur adhésion à notre parti, qu’ils se soient organisés et qu’ils aient des sentiments de solidarité envers le prolétariat" 34.
Ces paroles répugnantes sont l'alpha et l'oméga d’une offensive en règle en deux étapes, dirigée par le Parti social-démocrate contre le prolétariat : d’abord, écraser les communistes en tant qu’avant-garde révolutionnaire et ensuite défaire la masse prolétarienne, de plus en plus radicale.
Le 22 même, la motion d’expulsion des communistes du Conseil ouvrier est approuvée. Les communistes sont-ils complètement décapités ? En apparence, la contre-révolution est en train de triompher.
Dans le prochain article, nous verrons comment cette offensive sera défaite par une riposte vigoureuse du prolétariat.
C Mir 3-3-09
1. Un historien qui, sous plusieurs aspects, est raisonnablement sérieux et pénétrant, Eric Hobsbawm, reconnaît dans son Histoire du 20e siècle que "la destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux qui rattachent les contemporains aux générations antérieures, est l’un des phénomènes les plus caractéristiques et mystérieux de la fin du XXe siècle. De nos jours, la plupart des jeunes grandissent dans une sorte de présent permanent, sans aucun lien organique avec le passé public des temps dans lesquels ils vivent." (L'Âge des extrêmes, Éditions Complexe, 2003, p. 21)
2. On trouve un témoignage de la façon dont la guerre mondiale a bouleversé ses contemporains dans l'article de Sigmund Freud publié en 1915 et intitulé "Considérations actuelles sur la guerre et la mort" dans lequel il signale ce qui suit : "Entraînés dans le tourbillon de ce temps de guerre, insuffisamment renseignés, sans un recul suffisant pour porter un jugement sur les grands changements qui se sont déjà accomplis ou sont en voie de s'accomplir, sans échappée sur l'avenir qui se prépare, nous sommes incapables de comprendre la signification exacte des impressions qui nous assaillent, de nous rendre compte de la valeur des jugements que nous formulons. Il nous semble que jamais un événement n'a détruit autant de patrimoine précieux, commun à l'humanité, n'a porté un tel trouble dans les intelligences les plus claires, n'a aussi profondément abaissé ce qui était élevé. La science elle-même a perdu sa sereine impartialité ; ses serviteurs, exaspérés au plus haut degré, lui empruntent des armes, afin de pouvoir contribuer, à leur tour, à terrasser l'ennemi. L'anthropologiste cherche à prouver que l'adversaire appartient à une race inférieure et dégénérée ; le psychiatre diagnostique chez lui des troubles intellectuels et psychiques."
3. Les manuels d'histoire font une étude militaire de l'évolution de la guerre et, lorsqu'ils arrivent à 1917 et 1918, ils intercalent soudainement, comme s'il s'agissait d'événements advenus sur une autre planète, la révolution russe et le mouvement insurrectionnel en Allemagne de 1918. On peut se reporter, pour prendre un exemple, à l'article sur la Première Guerre mondiale [1655] de Wikipedia qui pourtant a la réputation d'être une encyclopédie alternative.
4. Aujourd'hui, l'immense majorité des idéologues de l'anarchisme dénigre la révolution de 1917 et couvre des pires insultes les bolcheviks. Pourtant ce ne fut pas le cas en 1917-21. Dans l'article "La CNT face à la guerre et à la révolution [1515]" (Revue Internationale n° 129) nous montrons comment beaucoup d'anarchistes espagnols – tout en maintenant leurs propres critères et avec un esprit critique - ont appuyé avec beaucoup d'enthousiasme la révolution russe et, dans un éditorial de Solidaritad, le journal de la CNT, on pouvait lire : "Les Russes nous montrent le chemin à suivre. Le peuple russe triomphe : nous apprenons de ses actes pour triompher à notre tour, en arrachant par la force ce qu'on nous refuse". Par ailleurs, Manuel Bonacasa, anarchiste très réputé, affirme dans ses mémoires : "Qui en Espagne –en tant qu'anarchiste- a dédaigné de se désigner lui-même comme Bolchevik ?". Emma Goldman, une anarchiste américaine, signale dans son livre Living my life : "La presse américaine, toujours incapable d'analyse en profondeur, dénonça violemment Octobre comme complot allemand : Lénine, Trotski et les autres dirigeants étaient réduits à l'état de mercenaires à la solde du Kaiser. [Durant des mois, les écrivassiers fabriquèrent des inventions fantastiques sur la Russie bolchevique. Leur ignorance des forces qui avaient conduit à la révolution d'Octobre était aussi épouvantable que leurs tentatives puériles d'interpréter le mouvement conduit par Lénine. C'est à peine si il y eut le moindre périodique donnant la plus petite preuve qu'il avait compris que le bolchevisme était une conception sociale portée par l'esprit brillant d'hommes animés par l'ardeur et le courage des martyrs. (…) Il était de la plus grande urgence que les anarchistes et les autres véritables révolutionnaires s'engagent résolument en défense de ces hommes diffamés et de leur cause dans les événements qui se précipitaient en Russie.]" (La première partie de cette citation est extraite du livre L'épopée d'une anarchiste publié par Hachette en 1979 et republié par les Éditions Complexe en 1984 et 2002. Il s'agit d'une traduction-adaptation commise par Cathy Bernheim et Annette Lévy-Willard qui sont bien conscientes de leur trahison lorsqu'elles écrivent : "Si nous la rencontrions aujourd'hui, elle jetterait probablement un regard de mépris sur notre 'adaptation' (…) Telle aurait sans doute été son appréciation sur notre travail. Mais la seule chose qu'Emma Goldman, fanatique de la liberté, n'aurait pu nous reprocher, c'est d'avoir fait de ses mémoires une adaptation libre." Pour preuve de cette "trahison libre", on peut signaler que le passage entre crochets ne figure pas dans le livre de ces dames, sinon sous une forme édulcorée, et qu'il a été traduit par nos soins à partir de l'original.
5. Cité par E.H. Carr dans La révolution bolchevique tome I, page 100 de l'édition espagnole.
6. Dans le livre Le mouvement ouvrier international Tome IV, publié par les Éditions du Progrès de Moscou, il est indiqué dans une note que : "à l'origine de la Seconde Guerre mondiale, comme résultat de larges discussions dans l'historiographie marxiste, il a été affirmé la nature des révolutions de 1918-19 dans les pays d'Europe centrale comme étant complètement des révolutions démocratiques bourgeoises (ou démocratiques nationales)". (page 277 de l'Edition espagnole)
7. Cité par E.H. Carr, op. cité, Tome III, page 128.
8 Dans le prologue de l'ouvrage déjà cité de Trotsky, Histoire de la révolution russe, l'auteur réfléchit sur la méthode avec laquelle il convient d'analyser les faits historiques. Critiquant la supposée approche "neutre et objective" préconisée par un historien français qui affirme que "un historien doit monter sur le rempart de la cité menacée et, de là, considérer les assiégeants comme les assiégés", Trotsky répond que : "Le lecteur sérieux et doué de sens critique n'a pas besoin d'une impartialité fallacieuse qui lui tendrait la coupe de l'esprit conciliateur, saturée d'une bonne dose de poison, d'un dépôt de haine réactionnaire, mais il lui faut la bonne foi scientifique qui, pour exprimer ses sympathies, ses antipathies, franches et non masquées, cherche à s'appuyer sur une honnête étude des faits, sur la démonstration des rapports réels entre les faits, sur la manifestation de ce qu'il y a de rationnel dans le déroulement des faits. Là seulement est possible l'objectivité historique, et elle est alors tout à fait suffisante, car elle est vérifiée et certifiée autrement que par les bonnes intentions de l'historien - dont celui-ci donne, d'ailleurs, la garantie - mais par la révélation de la loi intime du processus historique."
9. Pour connaître la révolution russe, il existe deux livres qui sont des classiques dans le mouvement ouvrier : L'Histoire de la révolution russe de Trotsky et le livre célèbre de John Reed Dix jours qui ébranlèrent le Monde.
10. Le livre déjà mentionné de E.H. Carr cite une autre déclaration de Lloyd George en 1919 : "Si une action militaire était entreprise contre les bolcheviques, alors l'Angleterre deviendrait bolchevique et il y aurait un soviet à Londres", ce à quoi l'auteur ajoute : "Lloyd George s'exprimait comme à son habitude pour causer un effet mais son esprit perspicace avait correctement diagnostiqué les symptômes".
11. L'armistice généralisé a été signé le 11 novembre 1918 quelques jours à peine après le surgissement de la révolution à Kiel (dans le nord de l'Allemagne) et l'abdication du Kaiser Guillaume, l'Empereur allemand. Voir à ce sujet la série d'articles que nous avons publiée à partir de la Revue Internationale n° 133.
12. Voir le livre de cet auteur La République hongroise des conseils, page 40 de l'édition espagnole.
13. Ce phénomène de sous-production généré par la mobilisation totale et extrême de toutes les ressources pour les armements et la guerre est également constaté par Gers Hardach dans son livre La Première Guerre mondiale (page 86 de l'édition espagnole) à propos de l'Allemagne qui, à partir de 1917, donne des signes d'effondrement de tout son appareil économique, provoquant rupture des approvisionnements et chaos, ce qui finit à son tour par bloquer la production de guerre.
14. Cité par Karl Radek dans le livre signalé plus haut (page 10 de l'édition espagnole).
15. Dans son livre (en anglais) Le Communisme mondial, l'autrichien Franz Borkenau, ancien militant communiste, dit que : "En beaucoup d'aspects, cette grève a été le plus grand mouvement révolutionnaire d'origine réellement prolétarienne que le monde entier ait jamais vécu (…) La coordination internationale que le Comintern a tenté à plusieurs reprises de réaliser s'est produite ici automatiquement, à l'intérieur des frontières des puissances centrales, par la communauté des intérêts dans les pays concernés et par la prééminence dans les différents lieux de deux problèmes principaux, le pain et les négociations de Brest [il s'agit des négociations de paix entre le gouvernement soviétique et l'Empire allemand en janvier-mars 1918]. De tous les côtés, les mots d'ordre revendiquaient la paix en Russie sans annexions ni compensations, des rations plus importantes et la démocratie politique." (page 92 de l'édition anglaise, traduit par nous)
16. Béla Szantò, La Révolution Hongroise de 1919, édition espagnole, page 21.
17. Szantò, op. cité, page 24.
18. Szantò, op. cité, page 28.
19. Voir "La formation du parti, l'absence de l'Internationale [1606]" dans la Revue Internationale n° 135.
20. Très semblables aux délégués révolutionnaires en Allemagne. En fait, il existe une coïncidence significative dans les composants qui ont convergé vers la formation du parti bolchevique en Russie, du KPD en Allemagne et du PC hongrois : "Le fait que les trois forces que nous avons mentionnées aient joué un rôle crucial dans le drame de la formation du parti de classe n'est pas une particularité de la situation allemande. L'une des caractéristiques du bolchevisme pendant la révolution en Russie est la façon dont il unifia fondamentalement les même forces qui existaient au sein de la classe ouvrière : le parti d'avant-guerre qui représentait le programme et l'expérience organisationnelle ; les ouvriers avancés, ayant une conscience de classe, des usines et sur les lieux de travail, qui ancraient le parti dans la classe et jouèrent un rôle positif décisif en résolvant les différentes crises dans l'organisation ; et la jeunesse révolutionnaire politisée par la lutte contre la guerre." (Op. cité, Revue Internationale n° 135)
21. Militant de la gauche de la Social-démocratie qui quitta le parti en 1910 et évolua vers des positions anarchistes. Il est mort en 1918 après avoir combattu énergiquement la guerre sur une position internationaliste.
22. Nous citons le résumé de ses principes réalisé par Béla Szantó dans le livre évoqué plus haut.
23. Le parti fit preuve d'une grande efficacité dans l'agitation et le recrutement des militants. En quatre mois, il est passé de 4000 à 70 000 militants.
24. Cette même position a prévalu dans le prolétariat russe et parmi les Bolcheviks. Toutefois, alors qu'en Russie les syndicats étaient très faibles, en Hongrie et dans d'autres pays, leur force était bien supérieure.
25. Szantò, op. cité, page 43.
26. En compensation, le ministre social-démocrate Garami proposa d'accorder aux industriels un crédit de 15 millions de couronnes. C'est-à-dire que les augmentations obtenues par les travailleurs allaient s'évaporer en quelques jours du fait de l'inflation qu'un tel prêt allait provoquer. La subvention fut approuvée alors que même les ministres officiellement bourgeois du cabinet y étaient opposés.
27. Cette zone se maintiendra sous la domination tchèque jusqu'à l'écrasement de la révolution en août 1919.
28. Depuis janvier, celui-ci avait repris vie avec le va et vient que nous avons évoqué plus haut. Les grandes usines avaient envoyé des délégués – dont beaucoup étaient communistes - lesquels avaient exigé la reprise de ses réunions.
29. Ce fut aussi une des caractéristiques remarquables de la Révolution russe que souligne, par exemple, John Reed dans son livre Dix jours qui ébranlèrent le monde.
30. Szantò, page 60.
31. Szantò, page 51.
32. Szantò, page 52.
33. Nous verrons dans un prochain article comment l'unité fut le cheval de Troie utilisé par les sociaux-démocrates pour conserver le contrôle des conseils ouvriers quand ces derniers prirent le pouvoir.
34. Szantò, page 63.
Bordiga, communiste de gauche d'Italie, qualifia un jour l'ensemble de l'œuvre de Marx de "nécrologie du capital" – en d'autres termes, l'étude des contradictions internes auxquelles la société bourgeoise ne pourrait échapper et qui la mèneraient à sa fin.
Décréter la mort avec certitude est un problème pour les êtres humains de façon générale – l'humanité est la seule espèce du règne animal à porter le poids de la conscience de l'inévitabilité de la mort, et ce fardeau se manifeste, entre autres, par l'omniprésence des mythes de la vie après la mort dans toutes les époques de l'histoire et dans toutes les formations sociales.
De même, les classes dominantes, exploiteuses, et les individus qui la représentent sont heureux d'échapper à la mort en se consolant par des rêves sur le caractère éternel des fondements et de la destinée de leur règne. Le régime des pharaons et des empereurs divins est ainsi justifié par les histoires sacrées qui embrassent les origines primordiales jusqu'au futur lointain.
Bien qu'elle s'enorgueillisse de sa vision rationnelle et scientifique, la bourgeoisie n'en est pas moins sujette aux projections mythologiques. Comme Marx l'a observé, on discerne aisément cela dans l'attitude de cette classe envers l'histoire où elle projette ses "Robinsonnades" sur la propriété privée comme fondement de l'existence humaine. Et elle n'est pas plus encline que les anciens despotes à envisager la fin de son système d'exploitation. Même dans son époque révolutionnaire, même dans la pensée du philosophe par excellence du mouvement dialectique, Hegel, on trouve la même tendance à proclamer que la domination de la société bourgeoise constitue "la fin de l'histoire". Marx fit la remarque que pour Hegel, l'avancée permanente de l'Esprit du Monde avait fini par trouver paix et repos sous la forme de l'Etat bureaucratique prussien (qui, d'ailleurs, était toujours bien embourbé dans le passé féodal).
Nous considérons donc comme un axiome de base de la vision du monde de la bourgeoisie, distordue par son idéologie, le fait qu'elle ne peut tolérer aucune théorie qui mette en avant la nature purement transitoire de sa domination de classe. Le marxisme lui, qui exprime le point de vue théorique de la première classe exploitée de l'histoire à contenir les germes d'un nouvel ordre social, ne connaît pas un tel blocage de sa vision.
Ainsi, Le Manifeste communiste de 1848 commence par le passage célèbre sur l'histoire comme étant celle de la lutte de classe qui, dans tous les modes de production jusqu'ici, avait fait éclater le tissu social de l'intérieur, et fini "soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte" (chapitre "Bourgeois et prolétaires") 1. La société bourgeoise a simplifié les oppositions de classe au point de les avoir réduits socialement à deux grands camps – capitaliste d'une part, prolétarien de l'autre. Et le destin du prolétariat est d'être le fossoyeur de l'ordre bourgeois.
Mais Le Manifeste ne s'attendait pas à ce que la confrontation décisive entre les classes résulte simplement de la simplification des différences dans le capitalisme, ni de l'injustice évidente représentée par le monopole des privilèges et de la richesse par la bourgeoisie. Il était d'abord nécessaire que le système bourgeois ne soit plus capable de fonctionner "normalement", qu'il ait atteint le point où "... la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et d'imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d'existence de sa classe. Elle ne peut plus régner, parce qu'elle est incapable d'assurer l'existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu'elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l'existence de la bourgeoisie n'est plus compatible avec celle de la société." (Ibid.) En somme, le renversement de la société bourgeoise devient une nécessité vitale pour la survie même de la classe exploitée et de la vie sociale dans son ensemble.
Le Manifeste voyait dans les crises économiques qui ravageaient périodiquement la société capitaliste à cette époque les signes avant-coureurs de ce moment qui approchait.
"Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, - l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l'existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein - Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l'autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir." (Ibid.)
Il y a plusieurs points à souligner à propos de ce passage souvent cité :
- il établit que les crises économiques sont le résultat de la surproduction de marchandises, du fait que les vastes forces productives mises en oeuvre par le capitalisme se heurtent aux limites de la forme capitaliste d'appropriation et de distribution. Comme Marx allait l'expliquer plus tard, il ne s'agissait pas de surproduction par rapport aux besoins. Au contraire, elle résultait du fait que les besoins de la grande majorité étaient nécessairement restreints par l'existence de rapports de production antagoniques. C'était la surproduction par rapport à la demande effective – une demande soutenue par la capacité de payer ;
- il considère que les rapports de production capitalistes sont déjà devenus une entrave définitive au développement de ces forces productives, un carcan qui les entravait ;
- en même temps, le capitalisme a à sa disposition différents mécanismes pour surmonter ses crises : d'une part, la destruction de capital, ce par quoi Marx voulait essentiellement dire non la destruction physique d'usines et de machines non rentables, mais leur destruction comme valeur parce que la crise les rendait inutiles. Ceci, comme Marx allait l'expliquer dans des travaux ultérieurs, permettait à la fois de débarrasser le marché de concurrents improductifs et avait un effet "bénéfique" sur le taux de profit ; d'autre part, "la conquête de nouveaux marchés et la meilleure exploitation des anciens", permettait d'échapper temporairement à l'engorgement du marché dans les zones déjà conquises par le capitalisme ;
- ces mécanismes échappatoires eux-mêmes ne faisaient en réalité que préparer la voie à des crises de plus en plus destructrices et tendaient à se neutraliser comme moyens de surmonter la crise. Bref, le capitalisme avançait nécessairement vers une impasse historique.
Le Manifeste a été écrit à la veille de la grande vague de soulèvements qui a balayé l'Europe au cours de l'année 1848. Mais bien que ces soulèvements eussent des racines très matérielles – en particulier, l'éclatement de famines dans toute une série de pays – et que se fussent exprimées alors les premières manifestations massives de l'autonomie politique du prolétariat (le mouvement chartiste en Grande-Bretagne, le soulèvement de juin de la classe ouvrière parisienne), ils constituaient essentiellement les derniers feux de la révolution bourgeoise contre l'absolutisme féodal. Dans son effort pour comprendre l'échec de ces soulèvements du point de vue du prolétariat – même les buts bourgeois que se donnait la révolution ont rarement été atteints et la bourgeoisie française n'hésita pas à écraser les ouvriers insurgés de Paris – Marx reconnut que la perspective d'une révolution prolétarienne imminente était prématurée. Non seulement la classe ouvrière avait reçu un coup et avait reculé politiquement avec la défaite des soulèvements de 1848, mais le capitalisme était très loin d'avoir achevé sa mission historique, il s'étendait à travers la planète et continuait à "créer un monde à son image" comme l'exprime Le Manifeste. Le dynamisme de la bourgeoisie, comme Le Manifeste le reconnaissait, était encore une forte réalité. Contre les militants impatients de son propre "parti" qui pensaient que les masses pouvaient être poussées à l'action par la simple volonté, Marx mit en avant que le prolétariat aurait sans doute à mener des luttes pendant des décennies avant de parvenir à la confrontation décisive avec son ennemi de classe. Il défendit aussi avec force l'idée que "Une nouvelle révolution ne sera possible qu'à la suite d'une nouvelle crise, mais l'une est aussi certaine que l'autre." (Les luttes de classe en France, chapitre : "L'abolition du suffrage universel en 1850") 2
C'est cette conviction qui amena Marx à se dédier à l'étude – ou, plutôt, à la critique – de l'économie politique, une recherche profonde et vaste qui allait prendre la forme écrite des Grundrisse et des quatre volumes du Capital. Pour comprendre les conditions matérielles de la révolution prolétarienne, il était nécessaire de comprendre plus en profondeur les contradictions inhérentes au mode de production capitaliste, les faiblesses fatales qui finiraient pas le condamner à mort.
Dans ces travaux, Marx reconnaît sa dette envers des économistes bourgeois tels que Adam Smith et Ricardo qui avaient largement contribué à la compréhension du système économique bourgeois, en particulier parce que, dans leurs polémiques contre les apologistes des formes de production semi-féodales dépassées, ils avaient défendu le point de vue selon lequel la "valeur" des marchandises n'était pas quelque chose d'inhérent à la qualité du sol, ni un chiffre déterminé par les caprices de l'offre et de la demande, mais qu'elle se basait sur le travail réel des hommes. Mais Marx montra également que ces polémistes de la bourgeoisie étaient aussi ses apologistes dans la mesure où dans leurs écrits :
- ils reflétaient la vision du "sens commun" de l'idéologie bourgeoise qui, tout en condamnant les modes de production précédents, l'esclavage et le féodalisme, en tant que systèmes de privilèges de classe, niait que le capitalisme fût à son tour fondé sur l'exploitation du travail puisque pour eux, la transaction fondamentale au cœur de la production capitaliste était un échange équitable entre la capacité de travail de l'ouvrier et le salaire qui lui était offert par le capitaliste. Marx montra qu'au même titre que les modes de production précédents, le capitalisme était fondé sur l'extraction du surtravail de la classe exploitée – mais que ceci prenait la forme de l'extraction de la plus-value, le temps de travail "libre" extorqué à l'ouvrier mais dissimulé dans le contrat salarial ;
- ils avaient tendance à considérer que, malgré le problème des crises économiques périodiques du capitalisme, il n'existait pas de barrières inhérentes au développement de celui-ci et que l'on n'atteindrait donc jamais le point où il serait nécessaire de le dépasser dans une forme de société supérieure. S'il y avait des crises, elles étaient dues à l'action des spéculateurs ou à une disproportionnalité temporaire entre les différentes branches de l'industrie, ou à d'autres facteurs contingents et, puisque chaque produit était, en fin de compte, destiné à trouver acheteur, l'opération même du marché finirait par surmonter les problèmes et fournirait les bases pour de nouvelles phases de croissance.
Ce qui est fondamental dans toutes les théories économiques bourgeoises, c'est le déni du fait que les crises du capitalisme prouvent qu'il existe des contradictions fondamentales et insurmontables dans le mode de production capitaliste – oiseaux de mauvais augure, corbeaux annonciateurs de catastrophes dont les rauques croassements prophétisent le Ragnarök 3 de la société bourgeoise.
"La phraséologie apologétique visant à nier les crises a son importance parce qu'elle prouve le contraire de ce qu'elle veut prouver. Pour nier la crise, elle affirme l'unité là où il y a contradiction et opposition. A la vérité, on pourrait dire que, si les contradictions arbitrairement niées par les apologistes n'existaient pas, il n'y aurait pas de crise. Mais en réalité la crise existe parce que ces contradictions existent. Toute raison qu'ils allèguent contre la crise vise à nier arbitrairement les contradictions réelles qui sont cause de la crise. Ce désir fantaisiste de nier les contradictions ne fait que confirmer les contradictions réelles dont on souhaite précisément l'inexistence." (Théories de la plus-value). 4
L'apologie du capital par les économistes se fonde dans une large mesure sur le déni du fait que les crises de surproduction qui font leur apparition au cours de la deuxième ou de la troisième décennie du 19e siècle, soient un indicateur de l'existence de barrières insurmontables pour le mode de production bourgeois.
Face à la réalité concrète de la crise, le déni des apologistes prit diverses formes que les experts économiques ont pour la plupart reprises au cours des dernières décennies. Marx souligne, par exemple, que Ricardo cherchait à expliquer les premières crises du marché mondial par différents facteurs contingents, tels que les mauvaises récoltes, la dévaluation du papier monnaie, la chute des prix ou les difficultés du passage de périodes de paix à des périodes de guerre, ou de guerre à des phases de paix dans les premières années du 19e siècle. Il est évident que ces facteurs ont pu jouer un rôle dans l'exacerbation des crises, et même provoquer leur éclatement, mais ils ne touchaient pas le cœur du problème. Ces échappatoires nous rappellent les prises de position récentes des "experts" économiques, qui situaient la "cause" de la crise dans les années 1970 dans l'augmentation du prix du pétrole ou, aujourd'hui, dans l'avidité des banquiers. Lorsque vers le milieu du 19e siècle, il devint plus difficile d'ignorer le cycle des crises commerciales, les économistes furent contraints de développer des arguments plus sophistiqués, d'accepter par exemple l'idée qu'il y avait trop de capital tout en niant que cela signifiait aussi trop de marchandises invendables.
Et quand le problème de la surproduction était accepté, il était relativisé. Pour les apologistes, à la base, "on ne vend jamais que pour acheter quelque autre produit qui puisse être d'une utilité immédiate ou qui puisse contribuer à la production à venir." (Ibid., page 479) En d'autres termes, il existait une profonde harmonie entre la production et la vente et, dans le meilleur des mondes au moins, toute marchandise devait trouver un acheteur. S'il existe des crises, elles ne sont rien d'autre que les possibilités contenues dans la métamorphose des marchandises en argent, comme le défendait John Stuart Mill, ou bien elles résultent d'une simple disproportionnalité entre un secteur de la production et un autre.
Marx ne nie absolument pas qu'il puisse exister des disproportions entre les différentes branches de la production – il insiste même sur le fait que c'est toujours une tendance dans une économie non planifiée dans laquelle il est impossible de produire les marchandises en fonction de la demande immédiate. Ce à quoi il s'oppose, c'est à la tentative d'utiliser la question de la "disproportionnalité" comme prétexte pour se débarrasser des contradictions plus fondamentales qui existent dans les rapports sociaux capitalistes :
"Dire qu'il n'y a pas surproduction générale, mais disproportion au sein des différentes industries, c'est simplement dire que, dans la production capitaliste, la proportionnalité des diverses industries est un processus permanent de la disproportionnalité, en ce sens que la cohérence de la production totale s'impose ici aux agents de la production comme une loi aveugle, et non comme une loi comprise et dominée par leur raison d'individus associés qui soumettent le processus de production à leur contrôle commun." (Le Capital, Livre III) 5
De même, Marx rejette l'argument selon lequel il peut exister une surproduction partielle mais pas une surproduction générale:
"C'est pourquoi Ricardo admet pour certaines marchandises l'encombrement du marché. C'est l'encombrement général et simultané du marché qui serait impossible. La possibilité de surproduction dans une sphère particulière de la production n'est pas niée ; mais le phénomène ne pouvant exister dans toutes les sphères à la fois, il ne pourrait y avoir ni surproduction, ni encombrement général du marché." (Théories sur la plus-value). 6
Ce qu'ont en commun tous ces arguments, c'est de nier la spécificité historique du mode de production capitaliste. Le capitalisme est la première forme économique à avoir généralisé la production de marchandises, la production pour la vente et le profit, à l'ensemble du processus de production et de distribution ; et c'est dans cette spécificité qu'on devait trouver la tendance à la surproduction. Non pas, comme Marx prend le soin de le souligner, la surproduction par rapport aux besoins :
"Le mot même de "surproduction" peut nous induire en erreur. Tant que les besoins les plus urgents d'une grande partie de la société ne sont pas satisfaits ou que seuls le sont les besoins les plus immédiats, il ne peut naturellement pas être question de surproduction au sens d'une surabondance de produits par rapport aux besoins. Il faudrait dire au contraire que, la production étant capitaliste, il y a toujours une sous-production au sens où nous l'entendons. C'est le profit des capitalistes qui limite la production, non le besoin des producteurs. Mais surproduction de produits et surproduction de marchandises sont deux choses absolument différentes. Quand Ricardo affirme que la forme marchandise n'affecte pas le produit, ensuite qu'entre la circulation des marchandises et le troc il n'y a qu'une différence de forme, que la valeur d'échange n'est ici qu'une forme passagère des échanges matériels, donc que l'argent n'est qu'un moyen formel de circulation, il ne fait qu'exprimer la thèse suivant laquelle le mode de production bourgeois est le mode absolu, dépourvu de toute détermination spécifique, et que son caractère est, par conséquent purement formel. Aussi ne saurait-il admettre que la production bourgeoise implique une limite au libre développement des forces productives, limite qui se manifeste dans les crises, dont la surproduction est le phénomène fondamental." (Théories sur la plus-value). (Ibid., page 490)
Ensuite Marx montre la différence entre le mode de production capitaliste et les modes de production précédents qui ne cherchaient pas à accumuler des richesses mais à les consommer et qui furent confrontés au problème de la sous-production plutôt que de la surproduction :
"... les Anciens ne songeaient même pas à transformer le surproduit en capital, ou du moins ils ne le firent qu'à une échelle très réduite. (L'ampleur qu'ils donnaient à la thésaurisation proprement dite montre bien que leur surproduit restait sans emploi.) Ils en transformaient une grande partie en dépenses improductives pour des oeuvres d'art, des monuments religieux, des travaux publics. Encore moins leur industrie visait-elle à libérer et à développer les forces productives matérielles : division du travail, machinisme, application des forces naturelles et de la science à la production privée. Dans l'ensemble, ils ne dépassèrent pas les limites du travail artisanal. C'est pourquoi la richesse qu'ils créèrent pour la consommation privée était relativement restreinte ; elle ne paraît grande que parce qu'elle s'accumulait entre les mains d'un petit nombre d'individus, qui ne savaient du reste qu'en faire. S'il n'y avait donc pas surproduction chez les Anciens, il y avait surconsommation par les riches, qui dégénéra dans la dernière période de Rome et de la Grèce en une folle dissipation. Les rares peuples commerçants parmi eux vivaient en partie aux dépens de ces nations essentiellement pauvres. La surproduction moderne a pour base, d'une part, le développement absolu des forces productives, donc la production en masse par les producteurs enfermés dans le cercle du strict nécessaire, et, d'autre part, la limite imposée par le profit des capitalistes." (Ibid., page 491)
Le problème posé par les économistes, c'est qu'ils considèrent le capitalisme comme s'il était déjà un système social harmonieux – une sorte de socialisme dans lequel la production est fondamentalement déterminée par les besoins :
"Toutes les difficultés soulevées par Ricardo et d'autres à propos du problème de la surproduction viennent ou bien de ce qu'ils regardent la production bourgeoise comme un mode de production où il n'y a pas de distinction entre l'achat et la vente – troc direct – ou bien de ce qu'ils voient une production sociale : comme si la société répartissait d'après un plan ses moyens de production et ses forces productives, afin qu'ils servent à satisfaire ses divers besoins, et ce en sorte que chaque secteur de la production reçoive les quantités nécessaires qui lui correspondent. Cette fiction a sa source dans l'incapacité de comprendre la forme spécifique de la production bourgeoise, incapacité qui provient de ce qu'on la regarde et la prend pour la production tout court. Ainsi le croyant considère sa propre religion comme la religion tout court et ne voit ailleurs que 'fausses' religions." (Ibid., page 491-92)
A l'encontre de ces distorsions, Marx situait les crises de surproduction dans les rapports sociaux mêmes qui définissent le capital comme mode de production spécifique : le rapport du travail salarié
"... à tout ramener au simple rapport consommateur-producteur, on oublie que le salarié et le capitaliste constituent deux types de producteurs totalement différents, sans mentionner les consommateurs qui ne produisent rien. C'est se débarrasser une fois de plus, en en faisant abstraction, des contradictions antagoniques réelles de la production. Le simple rapport salarié-capitaliste implique que :
1° la majorité des producteurs (les ouvriers) ne sont pas consommateurs (acheteurs) du plus gros de leur production, à savoir les matières premières et les instruments de travail ;
et que 2° la majorité des producteurs (les ouvriers) ne consomment jamais l'équivalent de leur production puisque, au-delà de cet équivalent, ils doivent fournir de la plus-value ou du surproduit. Pour pouvoir consommer ou acheter dans les limites de leurs besoins, ils doivent toujours être surproducteurs, toujours produire au-delà de leurs besoins." (Ibid., page 484)
Evidemment, le capitalisme ne commence pas chaque phase du processus d'accumulation avec un problème immédiat de surproduction : il est né et se développe comme un système dynamique en expansion constante vers de nouveaux domaines d'échange productif, à la fois dans l'économie intérieure et à l'échelle mondiale. Mais du fait de la nature inévitable de la contradiction que Marx vient de décrire, cette expansion constante est une nécessité pour le capital s'il veut repousser ou dépasser la crise de surproduction et ici, de nouveau, Marx devait soutenir ce point de vue contre les apologistes qui considéraient plus l'extension du marché comme quelque chose de commode que comme une question de vie ou de mort, du fait de leur tendance à considérer le capital comme un système indépendant et harmonieux :
"Cependant, si l'on admet que le marché doit s'étendre avec la production, on admet également la possibilité d'une surproduction. Du point de vue géographique, le marché est limité : le marché intérieur est restreint par rapport à un marché intérieur et extérieur, qui l'est pas rapport au marché mondial, lequel – bien que susceptible d'extension – est lui-même limité dans le temps. En admettant donc que le marché doive s'étendre pour éviter la surproduction, on admet la possibilité de la surproduction." (Ibid., page 489)
Dans le même passage, Marx poursuit en montrant que, tandis que l'extension du marché mondial permet au capitalisme de surmonter ses crises et de poursuivre le développement des forces productives, l'extension précédente du marché devient rapidement inapte à absorber le nouveau développement de la production. Il ne voyait pas cela comme un processus éternel : il existe des limites inhérentes à la capacité du capital de devenir un système véritablement universel et une fois qu'il aura atteint ces limites, elles entraîneront le capitalisme vers l'abîme :
"Cependant, si le capital pose en idée toute limitation comme un obstacle à surmonter, il n'en résulte pas qu'en réalité il les surmonte tous. Toute barrière étant contraire à sa vocation, la production capitaliste se développe dans des contradictions qui sont constamment surmontées, mais aussi continuellement posées. Plus : l'universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son autodestruction." (Grundrisse) 7
Et ainsi nous arrivons à la conclusion que la surproduction est le premier oiseau de mauvais augure annonçant la faillite du capitalisme, l'illustration concrète, dans le capitalisme, de la formule fondamentale de Marx expliquant la montée et le déclin de tous les modes de production ayant existé jusqu'ici : hier forme de développement (dans ce cas, l'extension générale de la production de marchandises), elle devient aujourd'hui une entrave à la poursuite du développement des forces productives de l'humanité :
"Pour mieux cerner la question : en premier lieu, il existe une limite inhérente non pas à la production en général, mais à la production fondée sur le capital. Cette limite est double - ou plutôt unique, mais elle se présente sous deux angles. Pour révéler le fondement de la surproduction – contradiction fondamentale du capital développé, il suffit de démontrer que le capital renferme une limitation particulière de la production, contrastant avec sa tendance générale à en dépasser toutes les barrières ; il suffit de démontrer que, contrairement à l'opinion des économistes, le capital n'est pas la forme absolue du développement des forces productives et que la richesse n'y coïncide pas absolument. Du point de vue du capital, les étapes de la production qui le précèdent apparaissent comme autant d'entraves aux forces productives. Correctement compris le capital lui-même apparaît comme condition du développement des forces productives tant que celles-ci réclament un stimulant extérieur, qui en est en même temps le frein. Le capital discipline ses forces, mais à un certain niveau de leur accroissement – tout comme autrefois les corporations, etc. – cette discipline se révèle superflue et gênante." (Ibid., page 266) 8
Une autre critique que fait Marx aux économistes politiques porte sur leur incohérence dans le fait qu'ils nient la surproduction de marchandises tout en admettant la surproduction de capital :
"Dans le cadre de ses propres prémisses, Ricardo reste conséquent avec lui-même : affirmer l'impossibilité d'une surproduction de marchandises, c'est pour lui, affirmer qu'il ne peut y avoir pléthore ou surabondance de capital.
Qu'aurait dit alors Ricardo devant la stupidité de ses successeurs qui, niant la surproduction sous une de ses formes (engorgement général du marché), l'acceptent sous celle de la pléthore, de la surabondance du capital et en font même un point essentiel de leurs doctrines ?" (Théories de la plus-value) 9
Cependant Marx, en particulier dans le troisième volume du Capital, montre que le fait que le capital ait tendance à devenir "surabondant", surtout sous sa forme de moyens de production, n'a rien de consolant. Parce que cette surabondance ne fait que développer une autre contradiction mortelle, la tendance à la baisse du taux de profit que Marx qualifie ainsi : "C'est, de toutes les lois de l'économie politique moderne, la plus importante qui soit." (Grundrisse) 10. Cette contradiction n'est pas moins inscrite dans les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme : puisque seul le travail vivant peut ajouter de la valeur – et c'est le "secret" du profit capitaliste – et, qu'en même temps, les capitalistes sont contraints sous le fouet de la concurrence de constamment "révolutionner les moyens de production", c'est-à-dire d'augmenter la proportion entre le travail mort des machines et le travail vivant des hommes, il est confronté à la tendance intrinsèque à ce que la proportion de valeur nouvelle contenue dans chaque marchandise s'amenuise et donc à ce que le taux de profit baisse.
A nouveau, les apologistes bourgeois fuient avec terreur les implications de cela puisque la loi de la baisse du taux de profit montre aussi le caractère transitoire du capital :
"En outre, dans la mesure où le taux d'expansion du capital total, le taux de profit, est le moteur de la production capitaliste (comme la mise en valeur du capital en est le but unique), sa baisse ralentit la formation de nouveaux capitaux indépendants et apparaît ainsi comme une menace pour le développement du processus de production capitaliste. Elle favorise la surproduction, la spéculation, les crises, le capital excédentaire à côté de la population excédentaire. Les économistes qui, à l'exemple de Ricardo, considèrent le mode de production capitaliste comme un absolu, ont alors la sensation que ce mode de production se crée lui-même une barrière, et ils en rendent responsables non pas la production, mais la nature (dans leur théorie de la rente). L'important, dans l'horreur qu'ils éprouvent devant le taux de profit décroissant, c'est qu'ils s'aperçoivent que le mode de production capitaliste rencontre, dans le développement des forces productives, une limite qui n'a rien à voir avec la production de la richesse comme telle. Et cette limite particulière démontre le caractère étroit, simplement historique et transitoire, du mode de production capitaliste ; elle démontre que ce n'est pas un mode de production absolu pour la production de la richesse, mais qu'à un certain stade il entre en conflit avec son développement ultérieur." (Le Capital, Livre III) 11
Et ici, dans les Grundrisse, les réflexions de Marx sur la baisse du taux de profit font ressortir ce qui est peut-être son annonce la plus explicite de la perspective du capitalisme qui, comme les formes antérieures de servitude, ne peut éviter d'entrer dans une phase d'obsolescence ou de sénilité dans laquelle une tendance croissante à l'autodestruction posera à l'humanité la nécessité de développer une forme supérieure de vie sociale :
"Cela étant : la force productive matérielle déjà existante et acquise sous la forme de capital fixe, les conquêtes de la science, l'essor des populations, etc., bref, les immenses richesses et les conditions de leur reproduction dont dépend le plus haut développement de l'individu social et que le capital a créées dans le cours de son évolution historique – cela étant, on voit qu'à partir d'un certain point de son expansion le capital lui-même supprime ses propres possibilités. Au-delà d'un certain point, le développement des forces productives devient un obstacle pour l'expansion des forces productives du travail. Arrivé à ce point, le capital, ou plus exactement le travail salarié, entre dans le même rapport avec le développement de la richesse sociale et des forces productives que le système des corporations, le servage, l'esclavage, et il est nécessairement rejeté comme une entrave. La dernière forme de la servitude que prend l'activité humaine – travail salarié d'un côté et capital de l'autre – est alors dépouillée, et ce dépouillement lui-même est le résultat du mode de production qui correspond au capital. Eux-mêmes négation des formes antérieures de la production sociale asservie, le travail salarié et le capital sont à leur tour niés par les conditions matérielles et spirituelles issues de leur propre processus de production. C'est par des conflits aigus, des crises, des convulsions que se traduit l'incompatibilité croissante entre le développement créateur de la société et les rapports de production établis. L'anéantissement violent du capital par des forces venues non pas de l'extérieur, mais jaillies du dedans, de sa propre volonté d'autoconservation, voilà de quelle manière frappante avis lui sera donné de déguerpir pour faire place nette à une phase supérieure de la production sociale." 12
Il est certain que Marx discernait le futur dans des passages comme celui-ci : il reconnaissait qu'il existait des contre-tendances qui faisaient de la chute du taux de profit une entrave sur le long terme et non dans l'immédiat à la production capitaliste. Ceci comprend : l'augmentation de l'intensité de l'exploitation ; la baisse des salaires au dessous de la valeur de la force de travail ; la baisse du prix d'éléments du capital constant et le commerce extérieur. La façon dont Marx traite de ce dernier en particulier montre comment les deux contradictions au cœur du système sont étroitement liées. Le commerce extérieur implique en partie l'investissement (comme on le voit aujourd'hui dans le phénomène de l'outsourcing) dans des sources de force de travail meilleur marché et dans la vente des produits du marché intérieur "au-dessus de leur valeur, bien que meilleur marché que les pays concurrents" (Le Capital, Livre III) 13. Mais la même section parle aussi des "nécessités qui lui sont inhérentes, en particulier du besoin d'un marché de plus en plus étendu." (Ibid.). Ceci est également lié à la tentative de compenser la chute du taux de profit puisque, même si chaque marchandise comprend moins de profit, tant que le capitalisme peut vendre plus de marchandises, il peut réaliser une plus grande masse de profit. Mais ici de nouveau le capitalisme se heurte à ses limites inhérentes :
"Le même commerce extérieur développe à l'intérieur le mode de production capitaliste, par suite la diminution du capital variable par rapport au capital constant, et engendre, d'autre part, la surproduction par rapport aux marchés extérieurs ; il produit donc, de nouveau, à long terme, un effet contraire." (Ibid. p.1022)
ou encore
"La compensation de la baisse du taux de profit par la masse de profit accrue ne vaut que pour le capital total de la société et pour les gros capitalistes complètement installés. Le nouveau capital additionnel, opérant en toute indépendance, ne rencontre pas ces conditions compensatrices ; il est obligé de les conquérir de haute lutte, et c'est ainsi que la baisse du taux de profit provoque la concurrence entre capitalistes, et non inversement celle-ci celle-là. Cette concurrence s'accompagne, certes, d'une hausse temporaire du salaire et d'une baisse correspondante temporaire du taux de profit, le même phénomène se manifeste dans la surproduction de marchandises, l'encombrement des marchés. Le but du capital n'est pas de satisfaire des besoins, mais de produire du profit ; ce but, il ne peut l'atteindre que par des méthodes qui visent à régler la quantité des produits en fonction de l'échelle de la production, et non pas inversement. Dès lors, une discordance ne peut manquer de s'établir entre les dimensions restreintes de la consommation sur une base capitaliste et une production qui tend toujours à dépasser cette limite immanente. D'ailleurs le capital se compose de marchandises ; donc, la surproduction de capital implique celle de marchandises." (Le Capital, Livre III) 14
En cherchant à échapper à l'une de ses contradictions, le capitalisme n'a fait que se confronter aux limites de l'autre. Ainsi Marx voyait l'inévitabilité "des conflits aigus, des crises, des convulsions..." dont il avait déjà parlé dans Le Manifeste. L'approfondissement de ses études de l'économie politique capitaliste l'avait confirmé dans son point de vue selon lequel le capitalisme atteindrait un point où il aurait épuisé sa mission progressive et commencerait à menacer la capacité même de la société humaine à se reproduire. Marx n'a pas spéculé sur la forme précise que prendrait cette chute. Il n'avait même pas encore vu émerger les guerres impérialistes mondiales qui, tout en cherchant à "résoudre" la crise économique pour des capitaux particuliers, allaient tendre à devenir de plus en plus ruineuses pour le capital dans son ensemble et constituer une menace croissante pour la survie de l'humanité. De même, il n'avait fait qu'entrevoir la propension du capitalisme à détruire l'environnement naturel sur lequel, en dernière instance, se base toute reproduction sociale. D'un autre côté, il a posé la question de la fin de l'époque ascendante du capitalisme en des termes très concrets : comme nous l'avons noté dans un précédent article de cette série, dès 1858, Marx considérait que l'ouverture de vastes régions telles que la Chine, l'Australie et la Californie indiquait que la tâche du capitalisme de créer un marché mondial et une production mondiale basée sur ces marchés touchait à sa fin ; en 1881, il parlait du capitalisme dans les pays avancés comme étant devenu un système "régressif", bien que dans les deux cas, il ait pensé que le capitalisme avait encore du chemin à faire (surtout dans les pays périphériques) avant qu'il ne cesse d'être un système ascendant au niveau global.
Au départ, Marx concevait ses études du capital comme une partie d'un travail plus vaste qui embrasserait d'autres domaines de recherche comme l'Etat et l'histoire de la pensée socialiste. De fait, sa vie fut trop courte pour qu'il finisse même la partie "économique", ce qui fait que Le Capital est resté une oeuvre inachevée. En même temps, prétendre élaborer une théorie finale décisive de l'évolution capitaliste aurait été étranger aux prémisses fondamentales de la méthode de Marx, qui considérait l'histoire comme un mouvement sans fin et la dialectique de la "Ruse de la Raison" comme nécessairement pleine de surprises. Par conséquent, dans la sphère de l'économie, Marx n'a pas apporté de réponse définitive sur quel "oiseau de mauvais augure" (le problème du marché ou celui de la baisse du taux de profit) allait jouer le rôle le plus décisif dans l'ouverture des crises qui finiraient par amener le prolétariat à se révolter contre le système. Mais une chose est claire : la surproduction de marchandises comme la surproduction de capital sont la preuve que l'humanité a finalement atteint l'étape où il est devenu possible de subvenir aux besoins de la vie de tous et donc de créer la base matérielle pour l'élimination de toutes les divisions de classe. Que des populations meurent de faim tandis que les marchandises invendues s'accumulent dans les entrepôts ou que les usines qui produisent les biens nécessaires à la vie ferment parce que leur production n'apporte pas de profit, le fossé entre l'immense potentialité contenue dans les forces productives et leur compression dans l'enveloppe de la valeur, tout cela fournit les fondements de l'émergence d'une conscience communiste chez ceux qui sont les plus directement confrontés aux conséquences des absurdités du capitalisme.
Gerrard.
1. Le manifeste du Parti communiste, I. Bourgeois et prolétaires [1656].
3. Dans la mythologie nordique, le Ragnarök (vieux norrois signifiant Consommation du Destin des Puissances) désigne une prophétique fin du monde où les éléments naturels se déchaîneront et une grande bataille aura lieu conduisant à la mort de la majorité des divinités, géants et hommes, avant une renaissance. (source Wikipédia).
4. Edition La Pléiade, Oeuvres, Tome 2, publiées sous le nom Matériaux pour l' "économie" , partie IV : "Les crises", page 484. (En anglais, Theories of SurplusValue, 2e partie, chapitre XVII)
5. Edition La Pléiade, Oeuvres Tome 2, Troisième Section, "Conclusions : Les contradictions internes de la loi", p. 1039. (En anglais, chapitre XV, 3e partie).
6. Edition La Pléiade, Oeuvres, Tome2, publié sous le nom Matériaux pour l' "économie" , partie IV : "Les crises".
7. Edition La Pléiade, Oeuvres, Tome2, publié sous le nom Principes d'une critique de l'économie politique, partie II : "Le capital", "Marché mondial et système de besoins", page260-61.
8. Principes d'une critique de l'économie politique, op. cit., partie II : "Le capital", "Surproduction et crises modernes".
9. Matériaux pour l' "économie" , op. cit., partie IV : "Les crises", page 464.
10. Principes d'une critique de l'économie politique, op. cit., partie II : "Le capital", "Baisse du taux de profit", page 271.
11. Edition La Pléiade, Oeuvres Tome 2, Troisième Section, "Conclusions : Les contradictions internes de la loi", p. 1024-25. (En anglais, chapitre XV, 1ère partie).
12. Principes d'une critique de l'économie politique, op. cit., partie II : "Le capital", "Baisse du taux de profit", page 272-73.
13. Edition La Pléiade, Oeuvres Tome 2, Troisième Section, "Le commerce extérieur", p.1021. (En anglais, chapitre XIV, 5e partie).
14. Edition La Pléiade, Oeuvres Tome 2, p. 1038-39, Troisième Section, "Conclusions : Les contradictions internes de la loi", p. 1038-39. (En anglais, chapitre XV, 3e partie).
Nous publions ci-dessous deux articles de la revue Internationalisme, organe de la Gauche communiste de France dédiés à la question du trotskisme et écrits en 1947. A cette époque, le trotskisme s'était déjà illustré par son abandon de l'internationalisme prolétarien en participant à la Deuxième Guerre mondiale, au contraire des groupes de la Gauche communiste qui, dans les années 1930, avaient résisté à la vague déferlante de l'opportunisme à laquelle avait donné naissance la défaite de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Parmi ces groupes, la gauche italienne autour de la revue Bilan (fondée en 1933) définissait correctement les tâches de l’heure : face à la marche à la guerre, ne pas trahir les principes élémentaires de l’internationalisme ; établir le "bilan" de l’échec de la vague révolutionnaire et de la révolution russe en particulier. La Gauche communiste combattait les positions opportunistes adoptées par la Troisième Internationale dégénérescente, en particulier la politique défendue par Trotsky de Front unique avec les partis socialistes qui jetait par dessus bord toute la clarté si chèrement acquise sur la nature désormais capitaliste de ces derniers. Elle eut même, à plusieurs reprises, l'occasion de confronter son approche politique avec celle, différente, du courant - encore prolétarien à l'époque - constitué autour des positions de Trotsky, notamment lors des tentatives pour réunifier les différents groupes opposés à la politique de l'Internationale Communiste et des PC stalinisés .
C'est avec la même méthode que celle de Bilan que la Gauche communiste de France analyse le fond de la politique du trotskisme qui n'est pas tant "la défense de l'URSS", même si cette question manifeste le plus nettement son fourvoiement, que l’attitude à prendre face à la guerre impérialiste. En effet, comme le met en évidence le premier article, La fonction du trotskisme, l'engagement de ce courant dans la guerre n'est pas en premier lieu déterminé par la défense de l'URSS, comme le prouve le fait que certaines de ses tendances qui rejetaient la thèse de l'État ouvrier dégénéré ont-elles aussi participé à la curée impérialiste. Elle est en fait celle du "moindre mal", le choix de la lutte contre "l'occupation étrangère" et de "l'antifascisme", etc. Cette caractéristique du trotskisme est particulièrement mise en évidence dans le second article publié, "Bravo Abd-El-Krim" ou la petite histoire du trotskisme, qui constate que "toute l’histoire du trotskisme tourne autour de la "défense" de quelque chose" au nom du moindre mal ; ce quelque chose étant tout sauf prolétarien. Cette marque de fabrique du trotskisme n'a en rien été altérée par le temps comme en témoignent les diverses manifestations de l'activisme du trotskisme contemporain, de même que son empressement à choisir un camp contre un autre dans les multiples conflits qui ensanglantent la planète, y compris depuis la disparition de l'URSS.
A la racine de cette errance du trotskisme on trouve, comme le dit le premier article, l'attribution d'un rôle progressiste "à certaines fractions du capitalisme, à certains pays capitalistes (et comme le dit expressément le programme transitoire, à la majorité des pays)". Dans cette conception, selon la caractérisation qu'en fait l'article, "l'émancipation du prolétariat n'est pas le fait de la lutte plaçant le prolétariat en tant que classe face à l'ensemble du capitalisme, mais sera le résultat d'une série de luttes politiques, dans le sens étroit du terme et dans lesquelles, allié successivement à diverses fractions politiques de la bourgeoisie, celui-ci éliminera certaines autres fractions et parviendra ainsi, par degrés, par étapes, graduellement, à affaiblir la bourgeoisie, à triompher d’elle en la divisant et en la battant par morceaux." Il ne reste plus rien de marxiste révolutionnaire dans tout cela.
C'est une grosse erreur, et très répandue, de considérer que ce qui distingue les révolutionnaires du trotskisme, soit la question de la "défense de l'URSS".
Il va de soi que les groupes révolutionnaires, que les trotskistes se plaisent à appeler, avec quelque mépris : "ultragauches" (terme péjoratif des trotskistes à l'égard des révolutionnaires, dans le même esprit que celui de "hitléro-trotskistes" que leur donnent les staliniens), il va de soit que les révolutionnaires rejettent tout naturellement toute espèce de défense de l'État capitaliste (capitalisme d'État) russe. Mais la non défense de l'État russe ne constitue nullement le fondement théorique et programmatique des groupes révolutionnaires, ce n'en est qu'une conséquence politique, contenue et découlant normalement de leurs conceptions générales, de leur plate-forme révolutionnaire de classe. Inversement, la "défense de l'URSS" ne constitue pas davantage le propre du trotskisme.
Si, de toutes les positions politiques qui constituent son programme, "la défense de l'URSS" est celle qui manifeste le mieux, le plus nettement son fourvoiement et son aveuglement, on commettra toutefois une grave erreur en ne voulant voir le trotskisme uniquement qu'à travers cette manifestation. Tout au plus doit-on voir dans cette défense l'expression la plus achevée, la plus typique, l’abcès de fixation du trotskisme. Cet abcès est si monstrueusement apparent que sa vue écœure un nombre chaque jour plus grand d'adhérents de cette quatrième internationale et, fort probablement, il est une des causes, et non des moindres, qui fait hésiter un certain nombre de sympathisants à prendre place dans les rangs de cette organisation. Cependant l'abcès n'est pas la maladie, mais seulement sa localisation et son extériorisation.
Si nous insistons tant sur ce point, c'est parce que trop de gens qui s'effrayent à la vue des marques extérieures de la maladie, ont trop tendance à se tranquilliser facilement dès que ces témoignages disparaissent apparemment. Ils oublient qu'une maladie "blanchie" n'est pas une maladie guérie. Cette espèce de gens est certainement aussi dangereuse, aussi propagatrice de germes de la corruption que l'autre, et peut-être davantage encore, croyant sincèrement en être guérie.
Le "Workers’ Party" aux États-Unis (organisation trotskiste dissidente, connue sous le nom de son leader, Shachtman), la tendance de G. Munis au Mexique , les minorités de Gallien et de Chaulieu, en France, toutes les tendances minoritaires de la "IVe internationale" qui, du fait qu'elles rejettent la position traditionnelle de la défense de la Russie, croient être guéries de "l'opportunisme" (comme elles disent) du mouvement trotskiste. En réalité elles ne sont que "blanchies" restant, quant au fond imprégnées et totalement prisonnières de cette idéologie.
Ceci est tellement vrai qu'il suffit de prendre pour preuve la question la plus brûlante, celle qui offre le moins d'échappatoires, qui se pose et oppose le plus irréductiblement les positions de classe du prolétariat, de la bourgeoisie, la question de l’attitude à prendre face à la guerre impérialiste. Que voyons-nous ?
Les uns et les autres, majoritaires et minoritaires, avec des slogans différents, tous participent à la guerre impérialiste.
Qu'on ne se donne pas la peine de nous citer, pour nous démentir, les déclarations verbales des trotskistes contre la guerre. Nous les connaissons fort bien. Ce qui importe, ce ne sont pas les déclamations mais la pratique politique réelle qui découle de toutes les positions théoriques et qui s'est concrétisée dans le soutien idéologique et pratique des forces de guerre. Peu importe ici de savoir par quels arguments cette participation fut justifiée. La défense de l'URSS est certes un des nœuds les plus importants, qui rattache et entraîne le prolétariat dans la guerre impérialiste. Toutefois il n’est pas le seul nœud. Les minoritaires trotskistes qui rejetaient la défense de l'URSS ont trouvé, tout comme les socialistes de gauche et les anarchistes, d'autres raisons, non moins valables et non moins inspirées d'une idéologie bourgeoise, pour justifier leur participation à la guerre impérialiste. Ce furent, pour les uns, la défense de la "démocratie", pour les autres "la lutte contre le fascisme" ou la "libération nationale" ou encore "le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes".
Pour tous, ce fut une question de "moindre mal", qui les avait fait participer dans la guerre ou dans la Résistance du côté d'un bloc impérialiste contre l'autre.
Le parti de Shachtman a parfaitement raison de reprocher aux trotskistes officiels de soutenir l'impérialisme russe qui, pour lui, n'est plus un "État Ouvrier", mais cela ne fait pas de Shachtman un révolutionnaire car ce reproche, il ne le fait pas en vertu d'une position de classe du prolétariat, contre la guerre impérialiste, mais en vertu du fait que la Russie est un pays totalitaire et où il y a moins de "démocratie" que partout ailleurs et que, en conséquence, il fallait selon lui soutenir la Finlande, qui était moins "totalitaire" et plus démocratique, contre l'agression russe .
Pour manifester la nature de son idéologie, notamment dans la question primordiale de la guerre impérialiste, le trotskisme n'a nullement besoin, comme nous venons de le voir, de la position de défense de l'URSS. Cette défense de l'URSS facilite, évidemment énormément sa position de participation à la guerre lui permettant de la camoufler sous une phraséologie pseudo-révolutionnaire, mais par là-même, elle obscurcit sa nature profonde et empêche de poser la question de la nature de l’idéologie trotskiste en pleine lumière.
Faisons donc, pour plus de clarté, abstraction, pour un moment, de l'existence de la Russie ou si l'on préfère, de toute cette sophistique sur la nature socialiste de l'État russe, par laquelle les trotskistes parviennent à obscurcir le problème central de la guerre impérialiste et de l'attitude du prolétariat. Posons brutalement la question de l'attitude des trotskistes dans la guerre. Les trotskistes répondront évidemment par une déclaration générale contre la guerre.
Mais aussitôt la litanie sur le "défaitisme révolutionnaire" dans l’abstrait correctement citée, ils commenceront immédiatement, dans le concret, par établir des restrictifs, par des "distinctions" savantes, des "mais..." et des "si..." qui les amèneront, dans la pratique à prendre parti pour un des partenaires en présence, et à inviter les ouvriers à participer à la boucherie impérialiste.
Quiconque a eu des rapports avec les milieux trotskistes en France pendant les années 39-45, peut témoigner que les sentiments prédominants chez eux n'étaient pas tant dictés par la position de la défense de la Russie que par le choix du "moindre mal", le choix de la lutte contre "l'occupation étrangère" et de "l'antifascisme".
C'est ce qui explique leur participation à la "résistance" , aux F.F.I. et dans la "libération". Et quand le PCI de France se voit félicité par des sections d'autres pays pour la part qu'il a prise dans ce qu'elles appellent "le soulèvement populaire" de la Libération, nous leur laissons la satisfaction que peut leur donner le bluff sur l'importance de cette part (voyez l’importance de quelques dizaines de trotskistes dans "LE GRAND soulèvement populaire" !). Retenons pour témoignage surtout le contenu politique d'une telle félicitation.
Le révolutionnaire part de la constatation du stade impérialiste atteint par l'économie mondiale. L'impérialisme n'est pas un phénomène national. La violence de la contradiction capitaliste entre le degré de développement des forces productives - du capital social total - et le développement du marché détermine la violence des contradictions inter impérialistes. Dans ce stade, il ne saurait y avoir de guerres nationales. La structure impérialiste mondiale détermine la structure de toute guerre ; dans cette époque impérialiste il n'y a pas de guerre "progressiste". L'unique progrès n'existant que dans la révolution sociale. L'alternative historique qui est posée à l'humanité étant la révolution socialiste, ou la décadence, la chute dans la barbarie par l'anéantissement des richesses accumulées par l'humanité, la destruction des forces productives et le massacre continu du prolétariat dans une suite interminable de guerres localisées et généralisées. C'est donc un critère de classe en rapport avec l'analyse de l'évolution historique de la société que pose le révolutionnaire.
Voyons comment le pose théoriquement le trotskisme :
"... Mais tous les pays du monde ne sont pas impérialistes. Au contraire, la majorité des pays sont les victimes de l’impérialisme. Certains pays coloniaux ou semi-coloniaux tenteront, sans aucun doute, d'utiliser la guerre pour rejeter le joug de l'esclavage. De leur part, la guerre ne sera pas impérialiste mais émancipatrice. Le devoir du prolétariat international sera d'aider les pays opprimés en guerre contre les oppresseurs..." (Le Programme Transitoire - Chapitre : La Lutte Contre l’Impérialisme et la Guerre)
Ainsi, le critère trotskiste ne se rattache pas à la période historique que nous vivons mais crée, se réfère, à une notion abstraite et partant fausse de l'impérialisme. Est impérialiste uniquement la bourgeoisie d'un pays dominant. L'impérialisme n'est pas un stade politico-économique du capitalisme mondial mais strictement du capitalisme de certains pays, tandis que les autres pays capitalistes qui sont la "majorité", ne sont pas impérialistes. A moins de recourir à une distinction formelle, vide de sens, tous les pays du monde sont actuellement dominés en fait, économiquement, par deux pays : les États-Unis et la Russie. Faut-il conclure que seule la bourgeoisie de ces deux pays uniquement est impérialiste et que l'hostilité du prolétariat à la guerre ne doit s'exercer qu'uniquement dans ces deux pays ?
Bien mieux, si sur les traces des trotskistes l'on retranche encore la Russie qui, par définition, "n'est pas impérialiste", l'on arrive à cette absurdité monstrueuse qu'il n'y a qu'un seul pays impérialiste au monde : les États-Unis. Cela nous conduit à la réconfortante conclusion que tous les autres pays du monde - étant tous "non impérialistes" et "opprimés" - le prolétariat a pour devoir de les aider.
Voyons concrètement, comment cette distinction trotskiste se traduit dans les faits, dans la pratique.
En 1939, la France est un pays impérialiste : défaitisme révolutionnaire.
En 1940-45, la France est occupée : d’un pays impérialiste elle devient un pays opprimé ; sa guerre est "émancipatrice" ; "le devoir du prolétariat est de soutenir sa lutte". Parfait. Mais, du coup, c'est l'Allemagne qui devient, en 1945, un pays occupé et "opprimé" : devoir du prolétariat de soutenir une éventuelle émancipation de l'Allemagne contre la France. Ce qui est vrai pour la France, l'Allemagne, est également vrai pour n'importe quel autre pays : le Japon, l'Italie, la Belgique, etc. Qu'on ne vienne pas parler des pays coloniaux et semi coloniaux. Tout pays, à l'époque impérialiste, qui, dans la compétition féroce entre les impérialismes, n'a pas la chance ou la force d'être le vainqueur devient, en fait, un pays "opprimé". Exemple : l'Allemagne et le Japon et, dans le sens contraire, la Chine.
Le prolétariat n'aura donc pour devoir que de passer son temps à danser d'un plateau de la balance impérialiste sur l'autre, au rythme des commandements trotskistes, et à se faire massacrer pour ce que les trotskistes appellent "Aider une guerre juste et progressiste..." (Voir le Programme Transitoire : même chapitre).
C'est le caractère fondamental du trotskisme que, dans toutes les situations et dans toutes ses positions courantes, il offre au prolétariat une alternative, non d'opposition et de solution de classe du prolétariat contre la bourgeoisie, mais le CHOIX entre deux formations, deux forces également capitalistes "opprimées ..." : entre bourgeoisie fasciste et antifasciste ; entre "réaction" et "démocratie" ; entre monarchie et république ; entre guerre impérialiste et guerres "justes et progressistes".
C'est en partant de ce choix éternel du "moindre mal", que les trotskistes ont participé à la guerre impérialiste, et nullement en fonction de la nécessité de la défense de l'URSS. Avant de défendre cette dernière, ils avaient participé à la guerre d'Espagne (1936-38) pour la défense de l'Espagne républicaine contre Franco. Ce fut ensuite la défense de la Chine de Tchang Kaï-Chek contre le Japon.
La défense de l'URSS apparaît donc, non comme point de départ de leurs positions, mais comme un aboutissement, manifestation entre autres de leur plate-forme fondamentale, plate-forme pour laquelle le prolétariat n'a pas une position de classe propre dans une guerre impérialiste mais qu'il peut et doit faire une distinction entre les diverses formations capitalistes nationales, momentanément antagoniques, qu'il doit proclamer "progressistes" et accorder son aide, en règle générale à celle des formations la plus faible, la plus retardataire, la bourgeoisie "opprimée".
Cette position, dans la question aussi cruciale (centrale) qu'est la guerre, place d'emblée le trotskisme en tant que courant politique hors du camp du prolétariat et justifie à elle seule la nécessité de rupture totale avec lui de la part de tout élément révolutionnaire prolétarien.
Cependant, nous n’avons mis en lumière qu'une des racines du trotskisme. D'une façon plus générale, la conception trotskiste est basée sur l’idée que l'émancipation du prolétariat n'est pas le fait de la lutte d'une façon absolue, plaçant le prolétariat en tant que classe face à l'ensemble du capitalisme, mais sera le résultat d'une série de luttes politiques, dans le sens étroit du terme et dans lesquelles, allié successivement à diverses fractions politiques de la bourgeoisie, il éliminera certaines autres fractions et parviendra ainsi, par degrés, par étapes, graduellement, à affaiblir la bourgeoisie, à triompher d’elle en la divisant et en la battant par morceaux.
Que ce soit là, non seulement une très haute vue stratégique, extrêmement subtile et malicieuse, qui a trouvé sa formulation dans le slogan ... "marcher séparément et frapper ensemble...", mais que ce soit encore une des bases de la conception trotskiste, nous en trouvons la confirmation dans la théorie de la "révolution permanente" (nouvelle manière), qui veut que la permanence de la révolution considère la révolution elle-même comme un déroulement permanent d'événements politiques se succédant, et dans lequel la prise du pouvoir par le prolétariat est un événement parmi tant d'autres événements intermédiaires, mais qui ne pense pas que la révolution soit un processus de liquidation économique et politique d'une société divisée en classe et, enfin et surtout, que l’édification socialiste soit seulement possible, qu'elle ne peut commencer qu'après la prise du pouvoir par le prolétariat.
Il est exact que cette conception de la révolution reste, en partie, "fidèle" au schéma de Marx. Mais ce n’est qu'une fidélité à la lettre. Marx a connu ce schéma en 1848, à l'époque où la bourgeoisie constituait encore une classe historiquement révolutionnaire, et c'est dans le feu de révolutions bourgeoises, qui déferlaient dans toute une série de pays d'Europe, que Marx espérait ne pas être arrêtées au stade bourgeois, mais débordées par le prolétariat poursuivant la marche en avant jusqu'à la révolution socialiste.
Si la réalité a infirmé l'espoir de Marx, ce fut en tout cas chez lui une vision révolutionnaire osée, en avance des possibilités historiques. Toute autre apparaît la révolution permanente trotskiste. Fidèle à la lettre, mais infidèle à l'esprit, le trotskisme attribue, UN siècle après la fin des révolutions bourgeoises, à l'époque de l'impérialisme mondial, alors que la société capitaliste est entrée dans son ensemble dans la phase décadente, il attribue à certaines fractions du capitalisme, à certains pays capitalistes (et comme le dit expressément le Programme transitoire, à la majorité des pays) un rôle progressiste.
Marx entendait mettre le prolétariat, en 1848, en avant, à la tête de la société, les trotskistes, eux, en 1947, mettent le prolétariat à la remorque de la bourgeoisie proclamée "progressiste". On peut difficilement imaginer une caricature plus grotesque ; une déformation plus étroite que celle donnée par les trotskistes, du schéma de la révolution permanente de Marx.
Telle que Trotsky l’avait reprise et formulée en 1905, la théorie de la révolution permanente gardait alors toute sa signification révolutionnaire. En 1905, au début de l'ère impérialiste, alors que le capitalisme semblait avoir devant lui de belles années de prospérité, dans un pays des plus retardataires de l'Europe, où subsistait encore toute une superstructure politique féodale, où le mouvement ouvrier faisait ses premiers pas, face à toutes les fractions de la social-démocratie russe qui annonçaient l'avènement de la révolution bourgeoise, face à Lénine qui, plein de restrictions, n’osait aller plus loin que d'assigner à la future révolution la tache de réformes bourgeoises sous une direction révolutionnaire démocratique des ouvriers et de la paysannerie, Trotsky avait le mérite incontestable de proclamer que la révolution serait, ou bien socialiste - la dictature du prolétariat - ou ne serait pas.
L'accent de la théorie de la révolution permanente portait sur le rôle du prolétariat, désormais unique classe révolutionnaire. Ce fut une proclamation révolutionnaire audacieuse, entièrement dirigée contre les théoriciens socialistes petit-bourgeois, effrayés et sceptiques, et contre les révolutionnaires hésitants, manquant de confiance dans le prolétariat.
Aujourd'hui, alors que l'expérience des quarante dernières années a pleinement confirmé ces données théoriques, dans un monde capitaliste achevé et déjà décadent, la théorie de la révolution permanente "nouvelle manière" est uniquement dirigée contre les "illusions" révolutionnaires de ces hurluberlus ultragauches, la bête noire du trotskisme.
Aujourd'hui, l'accent est mis sur les illusions retardataires des prolétaires, sur l’inévitabilité des étapes intermédiaires, sur la nécessité d'une politique réaliste et positive, sur des gouvernements ouvriers et paysans, sur des guerres justes et des révolutions d’émancipation nationales progressistes.
Tel est désormais le sort de la théorie de la révolution permanente, entre les mains de disciples qui n’ont su retenir et assimiler que les faiblesses, et rien de ce qui fut la grandeur, la force et la valeur révolutionnaire du maître.
Soutenir les tendances et les fractions "progressistes" de la bourgeoisie et renforcer la marche révolutionnaire du prolétariat, en l’asseyant sur l'exploitation de la division et l’antagonisme inter capitalistes, sont les deux mamelles de la théorie trotskiste. Nous avons vu ce qui était de la première, voyons le contenu de la seconde.
Premièrement dans la manière de mieux assurer l’ordre capitaliste. C'est-à-dire de mieux assurer l'exploitation du prolétariat.
Secondement, sur les divergences d'intérêts économiques de divers groupes composant la classe capitaliste. Trotsky, qui s'est laissé souvent emporter par son style imagé et ses métaphores, au point de perdre de vue leur contenu social réel, a beaucoup insisté sur ce deuxième aspect. "On a tort de considérer le capitalisme comme un tout unifié", enseignait-il. "La musique aussi est un tout, mais serait un bien piètre musicien celui qui ne distinguerait les notes les unes des autres". Et cette métaphore, il l'appliquait aux mouvements et luttes sociales. Il ne peut venir à personne l’idée de nier ou de méconnaître l'existence d'oppositions d’intérêts, au sein même de la classe capitaliste, et des luttes qui en résultent. La question est de savoir la place qu’occupent, dans la société, les diverses luttes. Serait un très médiocre marxiste révolutionnaire celui qui mettrait sur le même pied, la lutte entre les classes et la lutte entre groupes au sein de la même classe.
"L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, n'a été que l'histoire des luttes de classe". Cette thèse fondamentale du Manifeste Communiste, ne méconnaît évidemment pas l'existence des luttes secondaires des divers groupes et individualités économiques à l'intérieur des classes, et leur importance relative. Mais le moteur de l’histoire n'est pas ces facteurs secondaires, mais bien celui de la lutte entre la classe dominante et la classe dominée. Quand une nouvelle classe est appelée, dans l'histoire, à se substituer à l'ancienne, devenue inapte à assurer la direction de la société, c'est-à-dire dans une période historique de transformation et de révolution sociale, la lutte entre ces deux classes détermine et domine absolument, d'une façon catégorique, tous les événements sociaux et tous les conflits secondaires. Dans de telles périodes historiques, comme la nôtre, insister sur les conflits secondaires, au travers desquels on veut déterminer et conditionner la marche du mouvement de la lutte de classe, sa direction et son ampleur, montre avec une clarté éblouissante qu'on n'a rien compris aux questions les plus élémentaires de la sociologie marxiste. On ne fait que jongler avec des abstractions sur des notes de musique, et on subordonne, dans le concret, la lutte sociale historique du prolétariat, aux contingences des conflits politiques inter-capitalistes.
Toute cette politique repose, quant au fond, sur un singulier manque de confiance dans les forces propres du prolétariat. Assurément les trois dernières décennies de défaites ininterrompues ont tragiquement illustré l’immaturité et la faiblesse du prolétariat. Mais on aurait tort de chercher la source de cette faiblesse dans l'auto-isolement du prolétariat, dans l'absence d'une ligne suffisamment souple de conduite envers les autres classes, couches et formations politiques anti-prolétariennes. C'est tout le contraire. Depuis la fondation de l’I.C., on ne faisait que décrier la maladie infantile de la gauche, on élaborait la stratégie irréaliste de la conquête de larges masses, de la conquête des syndicats, l'utilisation révolutionnaire de la tribune parlementaire, du front unique politique avec "le diable et sa grand-mère" (Trotsky), de la participation au gouvernement ouvrier de Saxe....
Quel fut le résultat ?
Désastreux. A chaque nouvelle conquête de la stratégie en souplesse, en suivait une défaite plus grande, plus profonde. Pour pallier à cette faiblesse qu'on attribue au prolétariat, pour le "renforcer", on allait s'appuyer non seulement sur des forces politiques extra-prolétariennes (social-démocratie) mais aussi sur des forces sociales ultra réactionnaires : Partis paysans "révolutionnaires" ; - Conférence internationale de la paysannerie ; Conférence internationale des peuples coloniaux. Plus les catastrophes s’accumulaient sur la tête du prolétariat, plus la rage des alliances et la politique d’exploitation triomphaient dans l‘I.C. Certainement doit-on chercher l'origine de toute cette politique dans l'existence de l'État russe, trouvant sa raison d'être en lui-même, n'ayant par nature rien de commun avec la révolution socialiste, opposé et étranger qu'il [l'État] est et reste au prolétariat et à sa finalité en tant que classe.
L'État, pour sa conservation et son renforcement, doit chercher et peut trouver des alliés dans les bourgeoisies "opprimées", dans les "peuples" et pays coloniaux et "progressistes", parce que ces catégories sociales sont naturellement appelées à construire, elles aussi l’État. Il peut spéculer sur la division et les conflits entre autres États et groupes capitalistes, parce qu'il est de la même nature sociale et classe qu’eux.
Dans ces conflits, l'affaiblissement d'un des antagonistes peut devenir la condition de son renforcement à lui. Il n'en est pas de même du prolétariat et de sa révolution. Il ne peut compter sur aucun de ces alliés, il ne peut s'appuyer sur aucune de ces forces. Il est seul et, qui plus est, en opposition de tout instant, en opposition historique irréductible avec l'ensemble de ces forces et éléments qui, face à lui, présentent une unité indivisible.
Rendre conscient le prolétariat de sa position, de sa mission historique, ne rien lui cacher sur les difficultés extrêmes de sa lutte, mais également lui enseigner qu'il n'a pas de choix, qu’au prix de son existence humaine et physique, il doit et peut vaincre malgré les difficultés, c’est l’unique façon d'armer le prolétariat pour la victoire.
Mais chercher à contourner la difficulté en cherchant au prolétariat des alliés (même temporaires) possibles, en lui présentant des forces "progressistes" dans les autres classes, sur lesquelles il puisse appuyer sa lutte, c'est le tromper pour le consoler, c’est le désarmer, c'est le fourvoyer.
C'est effectivement en ceci que consiste la fonction du mouvement trotskiste à l’heure présente.
Marc
Certaines gens souffrent d’un sentiment d’infériorité, d’autres d’un sentiment de culpabilité, d’autres encore de la manie de la persécution. Le trotskisme, lui, est affligé d’une maladie qu'on pourrait, faute de mieux, appeler le "défensisme". Toute l’histoire du trotskisme tourne autour de la "défense" de quelque chose. Et quand par malheur il arrive aux trotskistes des semaines creuses où ils ne trouvent rien ni personne à défendre, ils sont littéralement malades. On les reconnaît alors à leurs mines tristes, défaites, à leurs yeux hagards, cherchant partout comme le toxicomane sa ration quotidienne de poison : une cause ou une victime dont ils pourraient bien prendre la défense.
Dieu merci qu’il existe une Russie qui avait connu autrefois la révolution. Elle servira aux trotskistes à alimenter jusqu’à la fin des jours leur besoin de défense. Quoiqu’il advienne de la Russie, les trotskistes resteront inébranlablement pour la "défense de l’URSS" car ils ont trouvé en la Russie une source inépuisable pouvant satisfaire leur vice "défensiste".
Mais il n’y a pas que les grandes défenses qui comptent. Pour remplir la vie du trotskisme, il lui faut en plus de la grande, l’immortelle, l’inconditionnelle "défense de l’URSS" - qui est le fondement et la raison d’être du trotskisme - il lui faut encore les menues "défenses… quotidiennes", la petite "défense journalière".
Le capitalisme, dans sa phase de décadence, déchaîne une destruction générale telle qu’en plus du prolétariat, victime de toujours du régime, la répression et le massacre se répercutent en se multipliant au sein même de la classe capitaliste. Hitler massacre les bourgeois républicains, Churchill et Truman pendent et fusillent les Goering et Cie, Staline met tout le monde d’accord en massacrant les uns et les autres. Le chaos sanglant généralisé, le déchaînement d’une bestialité perfectionnée et d’un sadisme raffiné inconnus jusque là sont la rançon immanquable de l’impossibilité du capitalisme à surmonter ses contradictions, et de l’absence d’une volonté consciente du prolétariat pour le faire dépérir. Que Dieu soit loué ! Quelle aubaine pour nos chercheurs de causes à défendre ! Nos trotskistes sont à l’aise. Chaque jour se présentent des occasions nouvelles pour nos chevaliers modernes, leur permettant de manifester au grand jour leur généreuse nature de redresseurs de torts et de vengeurs d’offensés.
A l'automne 1935, l’Italie commence une campagne militaire contre l’Éthiopie. C’est incontestablement une guerre impérialiste de conquête coloniale opposant d’un côté un pays capitaliste avancé : l’Italie, à un pays arriéré : l’Éthiopie, économiquement et politiquement encore semi-féodal de l’autre côté. L’Italie, c’est le régime de Mussolini, l’Éthiopie, c’est le régime du Négus, le "roi des rois". Mais la guerre italo-éthiopienne est encore plus qu’une simple guerre coloniale du type classique. C’est la préparation, le prélude à la guerre mondiale qui s’annonce. Mais les trotskistes n’ont pas besoin de voir si loin. Il leur suffit de savoir que Mussolini est le "méchant agresseur" contre le "royaume pauvre" du Négus, pour prendre immédiatement la défense "inconditionnelle" de l’indépendance nationale de l’Éthiopie. Ah, mais comment ! Ils joindront leurs voix au chœur général (surtout chœur du bloc "démocratique" anglo-saxon qui est en formation et qui se cherche encore) pour réclamer des sanctions internationales contre "l’agression fasciste". Plus défenseurs que quiconque n’ayant sur ce point de leçons à recevoir de personne, ils blâmeront et dénonceront la défense insuffisante, à leur avis, de la part de la SDN , et appelleront les ouvriers du monde à assurer la défense de l’Éthiopie et du Négus. Il est vrai que la défense trotskiste n’a pas porté beaucoup de chance au roi Négus, qui malgré cette défense, a été battu. Mais on ne saurait en toute justice faire porter le poids de cette défaite à leur compte, car quand il s’agit de défense, et même celle d’un Négus, les trotskistes ne chicanent pas. Ils sont là et bien là !
En 1936, la guerre se déchaîne en Espagne. Sous forme de "guerre civile" interne, divisant la bourgeoisie espagnole en clan franquiste et clan républicain, se fait avec la vie et le sang des ouvriers, la répétition générale en vue de la guerre mondiale imminente. Le gouvernement républicain-stalinien-anarchiste est dans une position d’infériorité militaire manifeste. Les trotskistes naturellement volent au secours de la République "en danger contre le fascisme". Une guerre ne peut évidemment se poursuivre avec l’absence de combattants et sans matériel. Elle risque de s’arrêter. Effrayés par une telle perspective, où il n’y aura plus de question de défense, les trotskistes s’emploient de toutes leurs forces à recruter des combattants pour les brigades internationales et se dépensent tant et tant pour l’envoi "des canons à l’Espagne". Mais le gouvernement républicain, ce sont les Azaña, les Negrin, les amis d’hier et de demain de Franco contre la classe ouvrière. Les trotskistes ne regardent pas de si près ! Ils ne marchandent pas leur aide. On est pour ou contre la Défense. Nous trotskistes, nous sommes néo-défenseurs. Un point c’est tout.
En 1938, la guerre fait rage en Extrême-Orient. Le Japon attaque la Chine de Tchang Kaï-Chek. Ah ! Alors, pas d’hésitation possible : "Tous comme un seul homme pour la défense de la Chine". Trotsky lui-même expliquera que ce n’est pas le moment de se rappeler le sanglant massacre de milliers et de milliers d’ouvriers de Shanghai et de Canton par les armées de ce même Tchang Kaï-Chek lors de la révolution de 1927. Le gouvernement de Tchang Kaï-Chek a beau être un gouvernement capitaliste à la solde de l’impérialisme américain et qui, dans l’exploitation et la répression des ouvriers, ne le cède en rien au régime japonais, cela importe peu, devant le principe supérieur de l’indépendance nationale. Le prolétariat international mobilisé pour l’indépendance du capitalisme chinois reste toujours dépendant… de l’impérialisme yankee, mais le Japon a effectivement perdu la Chine et a été battu. Les trotskistes peuvent être contents. Au moins ont-ils réalisé la moitié de leur but. Il est vrai que cette victoire antijaponaise a coûté quelques dizaines de millions d’ouvriers massacrés pendant 7 ans sur tous les fronts du monde pendant la dernière guerre mondiale. Il est vrai que les ouvriers en Chine comme partout ailleurs continuent à être exploités et massacrés chaque jour. Mais est-ce que cela compte à côté de l’indépendance assurée (toute relative) de la Chine ?
1939 – L’Allemagne d’Hitler attaque la Pologne. En avant pour la défense de la Pologne ! Mais voilà que l’"État ouvrier" russe attaque aussi la Pologne, de plus, fait la guerre à la Finlande et arrache de force des territoires à la Roumanie. Cela embrouille un peu les cerveaux trotskistes qui, comme les staliniens, ne retrouvent complètement leurs sens qu’après l’ouverture des hostilités entre la Russie et l’Allemagne. Alors tout devient simple, trop simple, tragiquement simple. Pendant 5 ans, les trotskistes appelleront les prolétaires de tous les pays à se faire massacrer pour la "défense de l’URSS" et par ricochet tout ce qui est allié de l’URSS. Ils combattront le gouvernement de Vichy qui veut mettre au service de l’Allemagne l’empire colonial français et risque ainsi "son unité". Ils combattront Pétain et autres Quisling. Aux États-Unis, ils réclameront le contrôle de l’armée par les syndicats afin de mieux assurer la défense des États-Unis contre la menace du fascisme allemand. Ils seront de tous les maquis et de toutes les résistances, dans tous les pays. Ce sera la période de l’apogée de la "défense".
La guerre peut bien finir, le profond besoin de "défense" chez les trotskistes, lui, est infini. Le chaos mondial qui a suivi la cessation officielle de la guerre, les divers mouvements de nationalisme exaspéré, les soulèvements nationalistes bourgeois dans les colonies, autant d’expressions du chaos mondial qui a suivi la cessation officielle de la guerre, et qui sont utilisés et fomentés un peu partout par les grandes puissances pour leurs intérêts impérialistes, continueront à fournir amplement matière à défendre pour les trotskistes. Ce sont surtout les mouvements bourgeois coloniaux où, sous les drapeaux de "libération nationale" et de "lutte contre l’impérialisme" (toute verbale), on continue à massacrer des dizaines de milliers de travailleurs, qui mettront le comble à l’exaltation de défense des trotskistes.
En Grèce, les deux blocs russe et anglo-américain s’affrontent pour la domination des Balkans, sous couleur locale d’une guerre de partisans contre le gouvernement officiel, les trotskistes sont de la danse. "Bas les pattes devant la Grèce !" hurlaient-ils, et ils annoncent la bonne nouvelle aux prolétaires, de la constitution de brigades internationales sur le territoire yougoslave du "libérateur" Tito dans lesquelles ils invitent les ouvriers à s’embrigader pour libérer la Grèce.
Avec non moins d’enthousiasme, ils relatent leurs faits d’armes héroïques en Chine dans les rangs de l’armée dite communiste et qui a de communiste tout juste autant que le gouvernement russe de Staline dont elle est l’émanation. L’Indochine, où les massacres y sont également bien organisés, sera une autre terre d’élection pour la défense trotskiste de "l’indépendance nationale du Vietnam". Avec le même élan généreux, les trotskistes soutiendront et défendront le parti national bourgeois du Destour, en Tunisie, du parti national bourgeois (PPA) d’Algérie. Ils découvriront des vertus libératrices au MDRM, mouvement bourgeois nationaliste de Madagascar. L’arrestation, par leurs compères du gouvernement capitaliste français, des conseillers de la République et députés de Madagascar, met le comble à l’indignation des trotskistes. Chaque semaine La Vérité sera remplie avec ses appels pour la défense des "pauvres" députés malgaches. "Libérez Ravoahanguy, libérez Raharivelo, libérez Roseta !" Les colonnes du journal seront insuffisantes pour contenir toutes les "défenses" qu’ont à soutenir les trotskistes. Défense du parti stalinien menacé aux États-Unis ! Défense du mouvement pan-arabe contre le sionisme colonisateur juif en Palestine, et défense des enragés de la colonisation chauvine juive, les leaders terroristes de l’Irgoun, contre l’Angleterre ! Défense des Jeunesses Socialistes contre le Comité Directeur de la SFIO.
Défense de la SFIO contre le néo-socialiste Ramadier.
Défense de la CGT contre ses chefs.
Défense des "libertés…" contre les menaces "fascistes de de Gaulle".
Défense de la Constitution contre la Réaction.
Défense du gouvernement PS-PC-CGT contre le MRP.
Et dominant le tout, défense de la "pauvre" Russie de Staline, MENACÉE D’ENCERCLEMENT ! par les États-Unis.
Pauvres, pauvres trotskistes, sur les frêles épaules de qui pèse la lourde charge de tant de "défenses" !
Le 31 mai dernier s’est produit un événement quelque peu sensationnel : Abd-El-Krim, le vieux chef du Rif , brûlait la politesse au gouvernement français, en s’évadant au cours de son transfert en France. Cette évasion fut préparée et exécutée avec la complicité du roi Farouk d’Égypte, qui lui a donné un asile, on peut le dire, royal et aussi avec l’indifférence bienveillante des États-Unis. La presse et le gouvernement français sont consternés. La situation de la France dans ses colonies est rien moins que sûre, pour y ajouter de nouvelles causes de troubles. Mais plus qu’un danger réel, l’évasion d’Abd-El-Krim est surtout un événement ridiculisant un peu plus la France dont le prestige dans le monde est déjà suffisamment ébranlé. Aussi comprend-t-on parfaitement les récriminations de toute la presse se plaignant de l’abus de confiance d’Abd-El-Krim envers le gouvernement démocratique français et s’évadant en dépit de sa parole d’honneur donnée.
Évènement "formidable" pour nos trotskistes trépignant de joie et d’enthousiasme. La Vérité du 6 juin, sous le titre "Bravo Abd-El-Krim" s’attendrit sur celui qui "… conduisait la lutte héroïque du peuple marocain…" et d’expliquer la grandeur révolutionnaire de son geste. "Si vous avez, écrit La Vérité, trompé ces messieurs de l’État-major et du Ministère des Colonies, vous avez bien fait. Il faut savoir tromper la bourgeoisie, lui mentir, ruser avec elle, enseignait Lénine…". Voilà Abd-El-Krim transformé en élève de Lénine, en attendant de devenir un membre d’honneur du Comité Exécutif de la 4ème Internationale !
Les trotskistes assurent au "vieux lutteur rifain, qui comme par le passé veut l’indépendance de son pays" que "Aussi longtemps qu’Abd-El-Krim se battra, tous les communistes du monde lui prêteront aide et assistance." Et de conclure : "Ce qu’hier disaient les staliniens, nous autres trotskistes le répétons aujourd’hui."
En effet, en effet, on ne pouvait mieux le dire !
Nous ne reprochons pas aux trotskistes de "répéter aujourd’hui ce que les staliniens disaient hier" et faire ce que les staliniens ont toujours fait. Nous ne disputerons pas davantage aux trotskistes de "défendre" ceux qu’ils veulent. Ils sont tout à fait dans leur rôle.
Mais qu’il nous soit permis d’exprimer un souhait, un unique souhait. Mon dieu ! Pourvu que le besoin de défense des trotskistes ne se porte pas un jour sur le prolétariat. Car avec cette sorte de défense, le prolétariat ne se relèvera jamais.
L’expérience du stalinisme lui suffit amplement !
Marc
. Lire notre brochure La Gauche Communiste de France [1658].
. Lire notre article, La Gauche Communiste et la continuité du marxisme [1659].
. Lire à ce propos le premier chapitre de La Gauche Communiste de France : Les tentatives avortées de création d’une Gauche communiste de France.
. [Note de la rédaction] Une référence particulière doit être faite à Munis qui rompra avec le trotskisme sur la base de la défense de l'internationalisme prolétarien. Voir à ce sujet notre article de la Revue internationale n° 58, A la mémoire de Munis, un militant de la classe ouvrière [1475].
. [Note de la rédaction] Il s'agit de l'offensive russe en 1939 qui, en plus de la Finlande, a concerné également la Pologne (en cours d'invasion par Hitler) les Pays Baltes et la Roumanie.
. Il est tout à fait caractéristique que le groupe Johnson-Forest qui vient de scissionner d’avec le parti de Schachtman et qui se considère "très à gauche", du fait qu’il rejette à la fois la défense de l’URSS et les positions antirusses de Schachtman. Ce même groupe critique sévèrement les trotskistes français qui, d’après lui, n’avaient pas participé assez activement à la "Résistance". Voilà un échantillon typique du trotskisme.
. [Note de la rédaction] Forces Françaises de l'Intérieur, l'ensemble des groupements militaires de la Résistance intérieure française qui s'étaient constitués dans la France occupée et placés, en mars 1944, sous le commandement du général Kœnig et l'autorité politique du général de Gaulle.
. [Note de la rédaction] Parti Communiste Internationaliste, résultat du regroupement en 1944 du Parti Ouvrier Internationaliste et du Comité Communiste Internationaliste.
. [Note de la Rédaction] Société des Nations, précurseur d’avant-guerre des Nations Unies.
. Lire, par exemple, dans La Vérité du 20/06/47, dans "La lutte héroïque des trotskistes chinois" : "Dans la province de Chantoung, nos camarades devinrent les meilleurs combattants de guérillas… Dans la province de Kiang-Si, … les trotskistes sont salués par les staliniens comme ‘les plus loyaux combattants antijaponais’… etc."
. [Note de la Rédaction] Vidkun Quisling fut le dirigeant du Nasjonal Samling (parti nazi) norvégien et dirigeant du gouvernement fantoche mis en place par les Allemands après l’invasion de la Norvège.
. [Note de la Rédaction] Josip Broz Tito, fut un des principaux responsables de la résistance yougoslave, et prit le pouvoir en Yougoslavie à la fin de la guerre.
. [Note de la rédaction] Abd-el-Krim El Khattabi, (né vers 1882 à Ajdir au Maroc, mort le 6 février 1963 au Caire en Égypte) mena une longue résistance contre l’occupation coloniale du Rif – région montagneuse du nord du Maroc – d’abord par les Espagnols, ensuite par les Français et réussit à constituer une "République confédérée des tribus du Rif" en 1922. La guerre pour écraser cette nouvelle république fut menée par une armée de 450 000 hommes réunie par les gouvernements français et espagnol. En voyant sa cause perdue, Abd-el-Krim s’est constitué prisonnier de guerre afin d’épargner les vies des civils, ce qui n’a pas empêché les Français de bombarder les villages avec du gaz moutarde provoquant ainsi 150 000 morts civils. Abd-el-Krim est exilé à la Réunion à partir de 1926 où il vit en résidence surveillée, mais reçoit la permission de revenir vivre en France en 1947. Lorsque son navire fait escale en Égypte, il réussit à fausser compagnie à ses gardiens, et finit sa vie au Caire (voir Wikipedia [1660]).
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[1100] https://fr.internationalism.org/rinte121/bipr.htm#sdfootnote16anc
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