Soumis par Revue Internationale le
Il y a 25 ans, en mai 1980, le cycle des conférences internationales de la Gauche communiste, qui avait démarré sur l’initiative du Parti Communiste Internationaliste (PC Int, Battaglia Comunista) quelques années plus tôt, se terminait dans le désordre et la confusion, à la suite d’une motion sur le parti proposée par Battaglia Comunista et la Communist Workers' Organisation. Cette motion avait expressément comme dessein d’exclure le CCI à cause de sa position prétendument "spontanéiste" sur la question de l’organisation. Ces conférences ont été saluées par le CCI en tant qu’avancée positive pour sortir de la dispersion et des malentendus entre groupes qui avaient été la plaie du milieu prolétarien international. Elles représentent encore une expérience valable dont la nouvelle génération de révolutionnaires qui apparaît aujourd’hui peut tirer beaucoup de leçons et il est important pour cette nouvelle génération de se réapproprier les débats qui se sont déroulés dans les conférences et autour de celles-ci. Cependant, nous ne pouvons ignorer les effets négatifs qu’a eus la façon dont elles ont été interrompues. Un rapide coup d’œil sur le piteux état du milieu politique prolétarien aujourd’hui montre que nous subissons toujours les conséquences de cet échec à créer un cadre organisé pour un débat fraternel et une clarification politique parmi les groupes appartenant à la tradition de la Gauche communiste.
Suite au flirt du BIPR avec le groupuscule parasitaire autoproclamé "Fraction Interne" du CCI (FICCI) et avec l’aventurier qui se cache derrière le "Circulo de Comunistas Internacionalistas" en Argentine, les rapports entre le BIPR et le CCI n’ont jamais été aussi mauvais. Les groupes de tradition bordiguiste soit se satisfont de leur isolement sectaire dans la tour d’ivoire derrière laquelle ils se sont mis à l’abri des conférences à la fin des années 1970, soit – comme c'est le cas du Prolétaire – se sont révélés tout aussi sensibles que le BIPR aux jeux de séduction et aux flatteries de la FICCI. En tous cas, les bordiguistes ne se sont pas encore remis de la crise traumatisante qui les a frappés en 1981 et dont ils n’ont tiré que très peu de leçons concernant leurs faiblesses les plus importantes. Quant aux derniers héritiers de la gauche allemande/hollandaise, ils ont aujourd'hui perdu toute consistance. Tel est l'état des groupes de la Gauche communiste aujourd'hui, à l'heure même où une nouvelle génération d’éléments en recherche s'approche du mouvement communiste organisé en quête d'une orientation capable de répondre à ses aspirations, et au moment même où les enjeux de l’histoire n’ont jamais été aussi importants.
Quand Battaglia a pris la décision de saboter la participation du CCI aux conférences, elle a affirmé qu’elle avait "assumé la responsabilité qu’on est en droit d’attendre d’une force dirigeante sérieuse" (Réponse à l’Adresse du CCI au Milieu prolétarien de 1983). En revenant sur l’histoire de ces conférences, nous voulons montrer, entre autres choses, la responsabilité que porte ce groupe dans la désorganisation de la Gauche communiste.
Nous ne chercherons pas à faire un compte-rendu exhaustif des discussions qui ont eu lieu au sein et autour des conférences. Les lecteurs peuvent se référer à plusieurs publications qui contiennent les textes et les procès-verbaux de ces conférences, bien que celles-ci se soient raréfiées d'ailleurs (en ce sens, toutes les propositions d’aide permettant de créer des archives en ligne de ces publications sont les bienvenues). Le but de cet article vise à résumer les principaux thèmes qui ont été abordés dans ces conférences et surtout, d’examiner les principales raisons de leur échec.
Le
contexte des conférences internationales :
la sortie d’une
longue période de dispersion
La dispersion des forces de la Gauche communiste n’était pas un phénomène nouveau en 1976. La Gauche communiste trouve ses origines dans les fractions de gauche de la Deuxième internationale qui ont mené le combat contre l’opportunisme à partir de la fin du 19e siècle. Ce combat était lui-même mené en ordre dispersé.
Ainsi, quand Lénine a engagé la lutte contre l’opportunisme menchevique dans le parti russe, la première réaction de Rosa Luxemburg a consisté à se ranger du côté des Mencheviks. Quand Luxemburg a commencé à percevoir la profondeur réelle de la capitulation de Kautsky, Lénine a mis un bon moment à réaliser qu’elle avait raison. Tout cela était un produit du fait que les partis de la Seconde Internationale s’étaient formés sur une base nationale et menaient presque toute leur activité au niveau national ; l’Internationale était davantage une fédération de partis nationaux qu’un parti mondial unifié. Même si l’Internationale communiste avait pris l’engagement de dépasser ces particularités nationales, celles-ci continuaient à peser d’un poids très lourd. Il ne fait aucun doute que les fractions communistes de gauche qui commençaient à réagir contre la dégénérescence de l’IC au début des années 1920 étaient elles aussi affectées par ce poids du passé ; la Gauche, de nouveau, répondait de façon très dispersée au développement de l’opportunisme dans l’Internationale prolétarienne. L’expression la plus dangereuse et la plus dommageable de cette dispersion était le fossé qui a presque immédiatement divisé la Gauche allemande de la Gauche italienne à partir des années 1920. Bordiga a eu tendance à identifier l’insistance de la Gauche allemande sur le rôle crucial des conseils ouvriers avec "le conseillisme de fabrique" de Gramsci ; la gauche allemande, quant à elle, n’a pas vraiment réussi à voir dans la gauche italienne "léniniste" un allié possible contre la dégénérescence de l’IC.
La contre-révolution qui a frappé de plein fouet le mouvement ouvrier à la fin des années 1920 a contribué à renforcer la dispersion des forces de la Gauche, bien que la Fraction italienne ait travaillé avec acharnement à combattre cette tendance en cherchant à établir les fondements d’une discussion et d’une coopération internationales sur une base principielle. Ainsi, elle a ouvert les colonnes de sa presse aux débats avec les internationalistes hollandais, avec les groupes dissidents de l’opposition de gauche et d’autres. Cette ouverture d’esprit que montrait Bilan (organe de presse de la Fraction italienne)– parmi tant d’autres avancées programmatiques plus générales réalisées par la Fraction – a été balayée par la formation opportuniste du Parti Communiste Internationaliste en Italie à la fin de la guerre. Succombant à une bonne dose d’étroitesse d’esprit national, la majorité de la Fraction italienne s’est précipitée pour saluer la constitution du nouveau parti (en Italie seulement !), pour se dissoudre et intégrer individuellement ce dernier. Ce regroupement précipité de plusieurs forces très hétérogènes n’a pas cimenté l’unité du courant de la Gauche italienne mais a provoqué de nouvelles divisions. D’abord, en 1945, avec la fraction Française, dont la majorité s’était opposée à la dissolution de la Fraction italienne et critiquait les bases opportunistes du nouveau parti. La Fraction française a été expulsée sans ménagement de l’organisation internationale du PCI (La Gauche communiste internationale) et a formé la Gauche Communiste de France. En 1952, le PCI lui-même a subi une grande scission entre les deux ailes principales du parti – les "daménistes" autour de Battaglia Comunista et les "bordiguistes" autour de Programma Comunista, ce dernier développant en particulier une justification théorique du sectarisme le plus rigide, en se considérant comme étant le seul parti prolétarien sur toute la planète (ce qui n’a pas empêché d’autres ruptures et la co-existence de plusieurs "seul et unique" Parti communiste international dans les années 1970). Ce sectarisme a, de toute évidence, été un des tributs payés à la contre-révolution. D’un côté, c’était l’expression d’une tentative de maintenir les principes dans un environnement hostile en construisant un mur de formules "invariantes" autour de positions acquises à grand prix. De l'autre côté, l'isolement croissant des révolutionnaires vis-à-vis de l'ensemble de la classe ouvrière et leur tendance à exister dans un monde de petits groupes ne pouvait que contribuer à renforcer l’esprit de cercle et un divorce, analogue à celui des sectes, avec les besoins réels du mouvement prolétarien.
Cependant, après les 40 années de contre-révolution qui ont représenté le point culminant de la faiblesse du milieu révolutionnaire international, le climat social a commencé à changer. Le prolétariat est revenu sur la scène de l’histoire avec les grèves de mai 68, un mouvement qui a eu une dimension politique d'une immense profondeur puisqu’il posait la question de l'édification d’une nouvelle société et avait fait surgir une multitude de groupes dont la recherche de la cohérence révolutionnaire conduisait tout naturellement vers une réappropriation des traditions de la Gauche communiste. Parmi les premiers à reconnaître la nouvelle situation, il y avait les camarades de l’ancienne GCF qui avaient déjà repris une activité politique avec quelques jeunes éléments qu’ils avaient rencontrés au Venezuela, et formé le groupe Internacionalismo en 1964. Après les événements de mai 1968, des camarades d’Internacionalismo sont venus en Europe pour intervenir dans le nouveau milieu prolétarien que ce mouvement massif avait fait naître. Ces camarades, en particulier, ont encouragé les vieux groupes de la Gauche italienne, qui avaient l’avantage d’avoir une presse, une forme organisationnelle structurée, à agir en tant que centre du débat et de contact parmi les nouveaux éléments en recherche, en organisant une conférence internationale. Ils reçurent une réponse glaciale, parce que les deux ailes de la Gauche italienne ne voyaient guère dans mai 68 (et même dans l’Automne chaud en Italie) qu’une flambée d’agitation étudiante. Après plusieurs tentatives ratées de convaincre les groupes italiens d’assumer leur rôle (voir la lettre du CCI à Battaglia dans la brochure Troisième Conférence des groupes de la Gauche communiste, mai 1980, Procès-verbal), les camarades d’Internacionalismo et du groupe Révolution Internationale nouvellement formé, ont concentré leurs efforts sur le regroupement des nouveaux éléments qui s'étaient politisés grâce au ressurgissement du prolétariat sur la scène sociale. En 1968, deux groupes en France – Cahiers du Communisme de Conseils et l'Organisation Conseilliste de Clermont-Ferrand – se réunirent avec le groupe Révolution Internationale pour donner naissance au journal RI "nouvelle série" qui formait alors une tendance internationale avec Internacionalismo et Internationalism aux Etats-Unis. En 1972, Internationalism proposait un réseau international de correspondance. Une fois encore, les groupes italiens se tenaient à l’écart de ce processus mais celui-ci donnait des résultats positifs, en particulier une série de conférences en 1973-74 qui réunissait à la fois RI et quelques-uns des nouveaux groupes en Angleterre, dont l’un d’eux, World Revolution, rejoignait la tendance internationale qui allait donner le CCI en 1975 (composé alors de 6 groupes : RI en France, Internationalism aux Etats-Unis, WR en Grande-Bretagne, Internacionalismo au Venezuela, Accion Proletaria en Espagne et Rivoluzione Internazionale en Italie).
Première Conférence, Milan 1977
Le cycle des conférences internationales de la Gauche communiste s’est ouvert en 1976 quand Battaglia est finalement sortie de son isolement en Italie et a envoyé une proposition de réunion internationale à un certain nombre de groupes dans le monde.
La liste des groupes était la suivante :
- France : Révolution Internationale, Pour une Intervention Communiste, Union Ouvrière, Combat Communiste ;
- Angleterre : Communist Workers' Organisation, World Revolution ;
- Espagne : Formento Obrero Revolucionario ;
- Etats-Unis : Revolutionary Workers Group ;
- Japon : Japan Revolutionary Communist League, Revolutionary Marxist Fraction (Kahumaru-Ha) ;
- Suède : Forbundet Arbetarmakt (Workers Power League) ;
- Portugal : Combate.
L’introduction à la brochure "Textes et Procès-verbaux de la Conférence internationale organisée par le Parti Communiste Internationaliste (Battaglia Comunista)", note que "très rapidement, une sélection "naturelle" s’est effectuée par la dissolution d’Union Ouvrière et du RWG et par l’interruption des rapports avec Combat Communiste dont les positions politiques se sont avérées incompatibles avec les thèmes de la Conférence. Par ailleurs, les rapports avec le groupe portugais ont été interrompus à la suite d’une rencontre entre leurs représentants et un envoyé du PCInt à Lisbonne, rencontre au cours de laquelle a été constaté l’éloignement de ce groupe par rapport aux fondements du mouvement communiste. L’organisation japonaise n’a, par contre, donné aucune réponse ce qui peut laisser penser qu’ils n’ont pas reçu "l’Adresse" du PCInt."
Le groupe suédois manifesta son intérêt mais ne pouvait participer.
C’était un pas en avant important que faisait là Battaglia, une reconnaissance de l’importance fondamentale, non pas de la nécessité de "liens internationaux" (ce que revendique n’importe quel groupe gauchiste) mais du devoir internationaliste de dépasser les divisions dans le mouvement révolutionnaire mondial et de travailler en vue de sa centralisation et en définitive d’un regroupement. Le CCI a chaleureusement salué l’initiative de Battaglia comme un coup sérieux porté au sectarisme et à la dispersion ; de plus, sa décision de participer à l’initiative a eu un effet salutaire sur sa propre vie politique car aucun groupe n'était entièrement immunisé contre la funeste tendance à se considérer comme le "seul et unique" groupe révolutionnaire. A la suite de questionnements qui avaient surgis au sein du CCI sur le caractère prolétarien des groupes issus de la Gauche italienne, il s’en est suivi une discussion sur les critères de jugement de la nature de classe des organisations politiques, ce qui a donné lieu par la suite à une résolution sur les groupes politiques prolétariens adoptée au congrès international de 1977 du CCI.
Il y avait cependant nombre de faiblesses importantes dans la proposition de Battaglia et dans la conférence qu’elle a suscitée à Milan en avril/mai 1977.
D’abord, la proposition de Battaglia manquait de critères clairs pour la participation. A l’origine, la raison donnée pour l’Appel à la conférence était quelque chose qui, avec le recul, s’est pleinement confirmé, le phénomène en cours de l’adoption de "l’Eurocommunisme" par les principaux Partis communistes d’Europe occidentale. Les implications d’une discussion sur ce que Battaglia appelait la "social-démocratisation" des PC n’étaient pas claires, mais plus important encore était le fait que la proposition n’arrivait pas du tout à définir les positions de classe essentielles qui garantissaient que toute réunion internationale représenterait un rassemblement de groupes prolétariens qui exclurait l’aile gauche du capital. Le flou sur cette question n’avait rien de nouveau pour Battaglia qui, dans le passé, avait fait des appels à une réunion internationale avec la participation des trotskistes de Lutte Ouvrière. Cette fois-ci, la liste des invités incluait aussi des gauchistes radicaux tels que le groupe japonais et Combat Communiste. Le CCI a donc insisté pour que la conférence adopte un minimum de principes fondamentaux qui excluraient les gauchistes mais aussi ceux qui, même s’ils défendaient un certain nombre de positions de classe, s’opposaient à l’idée d’un parti de classe. Le but de la conférence était donc envisagé comme faisant partie d’un processus à long terme conduisant à la formation d’un nouveau parti mondial.
En même temps, les conférences se dressaient directement contre le sectarisme qui était parvenu à dominer le mouvement. Pour commencer, Battaglia semblait avoir décidé qu’elle serait le seul représentant de la Gauche "italienne" et n’avait donc invité aucun groupe bordiguiste à la conférence. Cette approche se reflétait aussi dans le fait que l’Appel n’était pas adressé au CCI en tant que tel (qui avait déjà une section en Italie) mais seulement à certaines sections territoriales du CCI. Ensuite, nous avons vu la décision subite du groupe "Pour une Intervention Communiste" de ne pas participer, alors qu’au début, il était d’accord. Dans une lettre datée du 25/4/77 il affirmait que cette réunion ne serait rien d’autre qu’un "dialogue de sourds". En troisième lieu, au cours même de la réunion, est apparue une petite manifestation de ce qui devait devenir plus tard un problème majeur : l’incapacité des conférences à adopter une quelconque position commune. A la fin de la réunion, le CCI a proposé un court document qui faisait le point sur les accords et les désaccords qui étaient ressortis de la discussion. C’était trop pour Battaglia. Bien que ce groupe ait fixé des objectifs grandioses à la conférence – "les grandes lignes d’une plate-forme de principes fondamentaux, de façon à nous permettre de commencer à travailler en commun ; un Bureau international de coordination" (Troisième Circulaire du PC Int, février 1977) - bien avant que les prémisses d’un tel pas en avant aient été établies, l'initiative de Battaglia a été refroidie à l'idée de signer avec le CCI ne serait-ce qu’une proposition aussi modeste qu’un résumé des accords et des désaccords.
En fait, les seuls groupes qui avaient été en mesure de participer à la réunion à Milan étaient Battaglia et le CCI. La "Communist Workers Organisation" était d’accord pour venir – ce qui était un grand pas en avant parce qu’elle avait jusque là rompu toute relation avec le CCI, le traitant de "contre-révolutionnaire" à cause de ses analyses de la dégénérescence de la Révolution russe – mais n’avait pu participer pour des raisons pratiques. Idem pour le groupe qui s'était constitué autour de Munis en Espagne et en France, le FOR. Néanmoins, cette discussion avait abordé beaucoup de points et ciblé toute une série de questions cruciales, résumées dans la proposition faite par le CCI d'une prise de position commune, laquelle avait mis en évidence que la discussion avait marqué :
- un accord sur le fait que la société capitaliste était entrée dans sa période de décadence, malgré l'existence de divergences sur les analyses des causes de cette décadence : le CCI défendait la thèse de Rosa Luxemburg selon laquelle la contradiction fondamentale qui fait plonger le capitalisme dans la décadence est le problème de la réalisation de la plus-value, alors que pour Battaglia, ce facteur était secondaire par rapport au problème de la baisse du taux de profit ;
- un accord sur l’ouverture d’une nouvelle phase de crise économique aiguë ;
- un désaccord sur la signification du mouvement de classe à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Pour le CCI, cet événement était le signe de la fin de la contre-révolution alors que, pour Battaglia, la contre-révolution dominait encore ;
- un accord sur le rôle contre-révolutionnaire des PC et des PS, bien que le CCI ait critiqué la définition de ces organisations comme "opportunistes" ou "réformistes" donnée par Battaglia, puisque de tels adjectifs ne peuvent s’appliquer qu’à des organisations prolétariennes affectées par l’idéologie bourgeoise ;
- un accord sur le fait que les syndicats étaient des organisations de la bourgeoisie, mais un désaccord sur l'intervention à mener à leur égard. Battaglia défendait encore la nécessité du travail au sein des syndicats, incluant la possibilité de se faire élire dans les "comités de fabrique" syndicalistes de base. En même temps, Battaglia défendait la nécessité de former ses propres "groupes d’usine", qu’elle appelait "groupes communistes d’usine" ou "comités communistes syndicaux" ;
- cette question des groupes d’usine a aussi été un point majeur des discussions, Battaglia les considérant comme une "courroie de transmission entre le parti et la classe" tandis que le CCI affirmait que de telles "courroies de transmission" ne peuvent exister dans la période de décadence du capitalisme puisque la classe ouvrière ne pouvait plus se doter d'organisations permanentes de masse pour remplacer les syndicats ;
- cette discussion était liée à de profonds désaccords sur la question du parti et de la conscience de classe, Battaglia défendant la thèse de Lénine selon laquelle la conscience doit être apportée aux ouvriers "de l’extérieur", par le parti. Cette question devait être reprise à la conférence suivante.
Ces questions ont continué à constituer des points de désaccords entre le CCI et Battaglia (et le BIPR) depuis les conférences (avec en plus un tournant important effectué par le BIPR vers l’abandon de la notion même de décadence - voir nos articles récents dans les derniers numéros de la Revue internationale). Cependant, ces divergences n'étaient nullement la manifestation d'un "dialogue de sourds". Battaglia a réellement évolué sur la question syndicale, puisqu'elle est allée jusqu'à enlever le terme "syndical" de ses groupes d’usine. De la même façon, quelques-unes des réponses du CCI à Battaglia sur la conscience de classe pendant la réunion de Milan révélaient un "anti-léninisme" viscéral que le CCI allait combattre dans ses propres rangs dans les années qui ont suivi, en particulier, dans le débat avec les éléments qui allaient constituer la "Fraction externe du CCI" (FECCI) après 1984. En bref, c’était une discussion qui pouvait conduire à des clarifications des deux côtés et qui était d'un grand intérêt pour le milieu politique dans son ensemble. La conférence tirait en effet un bilan positif de son travail dans la mesure où il s'est dégagé un accord pour continuer ce processus.
Deuxième Conférence : Paris, novembre 1978
Cette conclusion trouvait sa concrétisation dans le fait que la deuxième conférence allait marquer un grand pas en avant par rapport à la première. Elle était mieux organisée, avec des critères politiques de participation clairs, et a rassemblé plus d’organisations que la première. Beaucoup de documents de discussions furent publiés ainsi que les procès-verbaux. (Voir Volumes I et II de la brochure "Deuxième Conférence des groupes de la Gauche Communiste". encore disponibles en français).
Cette fois, la conférence s’est ouverte avec beaucoup de participants : Battaglia, le CCI, la CWO, le Nucleo Comunista Internazionalista (Italie), Fur Kommunismen (Suède) et le FOR. Trois autres groupes s’étaient déclarés favorables à cette conférence bien qu’ils aient été dans l’incapacité d’y être présents : Arbetarmakt de Suède, Il Leninista d’Italie et l’Organisation Communiste Révolutionnaire Internationaliste d’Algérie.
Les thèmes de la réunion se situaient d'abord dans le prolongement de la discussion de la première conférence – la crise et les fondements économiques de la décadence capitaliste, le rôle du parti. Il y eut aussi une discussion sur le problème des luttes de libération nationale, qui était une pierre d’achoppement pour la plupart des groupes de tradition bordiguiste. Ces débats représentèrent une contribution importante dans un processus plus général de clarification. En premier lieu, ils avaient permis à certains des groupes présents à cette conférence de voir qu’il existait suffisamment de positions en commun pour s’engager dans un processus de regroupement qui ne remettrait pas en question le cadre général des conférences. C’était le cas pour le CCI et le groupe suédois Fur Kommunismen. Ensuite, ces débats avaient fourni un cadre de référence inestimable pour le milieu politique prolétarien dans son ensemble – y compris pour les éléments qui n’appartenaient pas à un groupe particulier mais cherchaient une cohérence révolutionnaire.
Cependant, cette fois, le problème du sectarisme allait apparaître de manière beaucoup plus aiguë.
Les groupes bordiguistes étaient invités à la deuxième conférence mais leur réponse fut une expression classique de leur refus de s’engager dans le mouvement réel, d’une attitude profondément sectaire. Le groupe appelé PCI "de Florence" (qui s’est séparé du principal groupe bordiguiste Programma en 1972 et publie Il Partito Comunista) avait répondu qu’il ne voulait rien avoir à faire avec tout "missionnaire de l’unification". Mais, comme le souligne notre réponse dans "La Deuxième Conférence Internationale" (Revue internationale n°16), l’unification n’était certainement pas la question immédiate : "l’heure n’a pas encore sonné pour l’unification dans un seul Parti des différents groupes communistes qui existent aujourd’hui".
Ce même article s’adresse aussi à la réponse de Programma :
"Peu différent – quant au fond de l’argumentation – est l’article, réponse du deuxième PCI, celui de Programma. Ce qui le distingue essentiellement est sa grossièreté. Le titre de l’article "La lutte entre Fottenti et Fottuti" (littéralement entre "enculeurs et enculés") montre déjà la "hauteur" où se place le PCI Programma, hauteur vraiment peu accessible à d’autres. Faut-il croire que Programma est à tel point imprégné de mœurs staliniennes qu’il ne peut concevoir la confrontation de positions entre révolutionnaires que dans les termes de "violeurs" et "violés ? Pour Programma, aucune discussion n’est possible entre des groupes qui se réclament et se situent sur le terrain du communisme, surtout pas entre ces groupes. On peut à la rigueur, marcher avec les trotskistes et autres maoïstes dans un comité fantôme de soldats, ou encore signer avec les mêmes et autres gauchistes des tracts communs pour "la défense des ouvriers immigrés", mais jamais envisager la discussion avec d’autres groupes communistes, même pas entre les nombreux partis bordiguistes. Ici, ne peut régner qu’un rapport de force, si on ne peut les détruire, alors ignorer jusqu’à leur existence ! Viol ou impuissance, telle est l’unique alternative dans laquelle Programma voudrait enfermer le mouvement communiste et les rapports entre les groupes. N’ayant pas d’autre vision, il la voit partout et l’attribue volontiers aux autres. Une Conférence internationale des groupes communistes ne peut, à ses yeux, être autre chose et avoir d'autre objectif que celui de débaucher quelques éléments d’un autre groupe. Et si Programma n’est pas venu, ce n’est certes pas par manque de désir de "violer" mais parce qu’il craignait d’être impuissant… Pour Programma, on ne peut discuter qu’avec soi-même. Par crainte d’être impuissant dans une confrontation des positions avec d’autres groupes communistes, Programma se réfugie dans le "plaisir solitaire". C’est la virilité d’une secte et l’unique moyen de satisfaction."
Le PCI avait aussi mis en avant une autre excuse : le CCI est "anti parti". D’autres refusèrent de participer parce qu’ils étaient contre le parti – Spartcusbund (Hollande) et le PIC qui, comme l’article le souligne, préféraient de beaucoup la compagnie de l’aile gauche des socio-démocrates à celle des "bordigo-léninistes". Et enfin :
"La Conférence devait encore connaître un de ces coups de théâtre du fait du comportement du groupe FOR. Celui-ci, après avoir donné sa pleine adhésion à la première Conférence de Milan et son accord pour la réunion de la seconde, en contribuant par des textes de discussion, s’est rétracté à l’ouverture de celle-ci sous prétexte de ne pas être d’accord avec le premier point à l’ordre du jour, à savoir sur l’évolution de la crise et ses perspectives. Le FOR développe la thèse que le capitalisme n’est pas en crise économiquement. La crise actuelle n’est qu’une crise conjoncturelle comme le capitalisme en a connu et surmonté tout au long de son histoire. Elle n’ouvre de ce fait aucune perspective nouvelle, surtout pas une reprise de luttes du prolétariat, mais plutôt le contraire. Par contre, le FOR professe une thèse de "crise de civilisation" totalement indépendante de la situation économique. On retrouve dans cette thèse les relents du modernisme, héritage du situationnisme. Nous n’ouvrirons pas ici un débat pour démontrer que pour les marxistes il paraît absurde de parler de décadence et d’effondrement d’une société historique, en se basant uniquement sur des manifestations superstructurelles et culturelles sans se référer à sa structure économique, en affirmant même que cette structure – fondement de toute société – ne connaît que son renforcement et son plus grand épanouissement. C’est là une démarche qui se rapproche plus des divagations d’un Marcuse que de la pensée de Marx. Aussi le FOR fonde-t-il l’activité révolutionnaire moins sur un déterminisme économique objectif que sur un volontarisme subjectif qui est l’apanage de tous les groupes contestataires. Mais devons-nous nous demander : ces aberrations sont-elles la raison fondamentale qui a dicté au FOR de se retirer de la Conférence ? Non certainement pas. Dans son refus de participer à la Conférence et, en se retirant de ce débat, se manifestait avant tout l’esprit de chapelle, de chacun pour soi, esprit qui imprègne encore si fortement les groupes se réclamant du communisme de Gauche." (1)
En fait, il était assez évident que le sectarisme constituait un problème en lui-même. Mais la Conférence refusa de soutenir la proposition du CCI de faire une prise de position commune condamnant ce type d’attitude (bien que le Nucleo ait été en faveur de cette proposition). Les raisons données étaient que l’attitude des groupes n’était pas le problème – le problème, c’était leurs divergences politiques. C’est vrai pour des groupes comme Spartacus et le PIC qui, en rejetant le parti de classe, montraient clairement qu’ils ne pouvaient accepter les critères. Mais ce qui est faux, c’est cette idée selon laquelle l’activité politique ne réside que dans la défense ou le rejet de positions politiques. L’attitude, la trajectoire, le comportement et la pratique organisationnelle des groupes politiques et de leurs militants ont autant d’importance et la démarche sectaire tombe bien sûr dans cette catégorie.
Nous avons eu la même réponse du BIPR en réaction à quelques-unes des crises dans le CCI. Selon le BIPR, la tentative de comprendre les crises internes en parlant de problèmes comme l’esprit de cercle, le comportement clanique ou le parasitisme n’est qu’une façon d’éviter les questions "politiques", et même un camouflage délibéré. Dans cette vision, les problèmes organisationnels du CCI peuvent tous s’expliquer par sa vision erronée de la situation internationale ou de la période historique ; l’impact quotidien des habitudes et de l’idéologie bourgeoises au sein des organisations prolétariennes n’a simplement pas d’intérêt. Mais la preuve la plus claire que le BIPR est délibérément aveugle en cette matière a été fournie par sa conduite lamentable lors des dernières attaques menées contre le CCI par les parasites de la FICCI et l’aventurier qui se cache derrière le "Circulo" en Argentine. Incapable de voir la motivation réelle de ces groupes, qui n’a rien à voir avec la clarification de différends politiques, le BIPR s’est rendu directement complice de leur activité destructrice (2). Les questions de comportement ne sont pas de fausses questions pour la vie politique prolétarienne. Au contraire, elles sont une question de principe, liée à un besoin vital pour toute forme d’organisation de la classe ouvrière : la reconnaissance d’un intérêt commun opposé aux intérêts de la bourgeoisie. En bref, la nécessité de la solidarité – et aucune organisation prolétarienne ne peut ignorer cette nécessité élémentaire sans en payer le prix. Cela s’applique également au problème du sectarisme, qui est aussi un moyen d’affaiblir les liens de solidarité qui doivent unir les organisations de la classe ouvrière. Le refus de condamner le sectarisme à la deuxième conférence a porté un coup à la base même de ce qui avait suscité cette série de conférences – le besoin urgent d’aller au-delà de l’esprit du chacun pour soi et de travailler à l’unité réelle du mouvement révolutionnaire. En repoussant toute prise de position commune, elles tombaient encore plus sûrement dans le piège du sectarisme.
Selon la définition de Marx : "la secte voit sa raison d’être et son point d’honneur non dans ce qu’elle a de commun avec le mouvement de classe mais dans le shibboleth particulier qui la distingue du mouvement" (Marx à Schweitzer, 13/12/1868, Correspondance…). C’est une description exacte du comportement de la grande majorité des groupes qui ont participé aux conférences internationales.
Troisième Conférence, Paris, mai 1980
Bien que nous restions donc optimistes concernant le travail de la deuxième conférence dans la mesure où elle avait marqué une avancée significative par rapport à la première, les signes du danger étaient là. Ils devaient passer au rouge à la troisième conférence.
Les groupes qui y ont participé étaient : le CCI, Battaglia, la CWO, L’Eveil internationaliste, les Nuclei Leninisti Internazionalisti (issus d’un regroupement entre le Nucleo et Il Leninista), l’Organisation communiste révolutionnaire d’Algérie (qui toutefois n’était pas présente physiquement) et le Groupe communiste internationaliste, qui assistait en tant "qu’observateur". (3)
Les principales questions à l’ordre du jour étaient de nouveau la crise et ses perspectives et les tâches des révolutionnaires aujourd’hui. Le bilan tiré par le CCI de cette conférence, "Quelques remarques générales sur les contributions pour la Troisième Conférence internationale", publié dans la brochure La Troisième Conférence, faisait ressortir un certain nombre de points d’accord importants à la base de la conférence :
- le capitalisme fait face à une crise qui s’approfondit et qui conduit le système à une troisième guerre mondiale ;
- cette guerre sera impérialiste et les révolutionnaires doivent dénoncer les deux camps ;
- les communistes doivent avoir pour but de contribuer à l’action révolutionnaire de leur classe, seule alternative capable de contrer la marche vers la guerre ;
- la classe ouvrière doit se libérer de l’influence des partis et syndicats "ouvriers" et, sur ce plan aussi, l’activité des révolutionnaires est vitale.
En même temps, le texte note qu’il y existait d'énormes désaccords sur le cours historique, avec Battaglia en particulier, qui soutenait qu’il pouvait y avoir simultanément un cours à la guerre et un cours à la révolution et que ce n’était pas la tâche des révolutionnaires de décider lequel allait prévaloir. Le CCI, de son côté, se basant sur la méthode de la Fraction italienne dans les années 1930, insistait sur le fait qu’un cours à la guerre ne pouvait s’établir que sur la base d’un affaiblissement et d’une défaite de la classe ouvrière et que, dans le même sens, une classe qui se dirigeait vers une confrontation révolutionnaire avec le capitalisme ne pouvait être embrigadée dans une marche vers la guerre. Il ajoutait qu’il était vital pour les révolutionnaires d’avoir une position aussi claire que possible sur la tendance dominante, puisque la forme et le contenu de leur activité doivent être adaptés à leur analyse du cours historique.
La question des groupes d’usine a de nouveau représenté une pierre d’achoppement pour les groupes présents à cette conférence. Présentée par Battaglia comme un moyen de développer une influence réelle et concrète dans la classe, cette conception, pour le CCI, procédait d'une nostalgie de l’époque des organisations permanentes de masse telles que les syndicats. L’idée que les petits groupes révolutionnaires d’aujourd’hui puissent créer un tel réseau d’influence, de telles "courroies de transmission entre le parti et la classe", révélait une certaine mégalomanie en ce qui concernait les possibilités réelles de l’activité révolutionnaire dans cette période. En même temps, cependant, l’écart entre cette démarche et une compréhension du mouvement réel pouvait avoir pour conséquence une sérieuse sous-estimation du travail authentique que pouvaient faire les révolutionnaires, une incapacité à saisir le besoin d’intervenir au sein des formes réelles d’organisation du prolétariat qui avaient commencé à apparaître dans les luttes de 1978-80 : non seulement les assemblées générales et les comités de grève (qui devaient faire leur apparition la plus spectaculaire en Pologne mais s’étaient déjà manifestés dans la grève des dockers à Rotterdam), mais aussi les groupes et les cercles formés par les minorités combatives au cours des grèves ou à la fin de celles-ci. Sur cette question, la vision du CCI était proche de celle développée par les NLI dans leur critique du schéma "groupe d’usine" de Battaglia.
Cependant, toute possibilité de développer la discussion sur cette question ou d’autres allait être réduite à néant par la victoire définitive du sectarisme sur les conférences.
En premier lieu, on a assisté à un rejet de la proposition du CCI d'élaborer une déclaration commune face à la menace de guerre qui était à cette époque une question majeure suite à l’invasion de l’Afghanistan par la Russie :
"Le CCI demanda que la conférence prît position sur cette question et proposa une résolution, à discuter et amender si nécessaire, pour affirmer ensemble la position des révolutionnaires face à la guerre. Le PCInt refusa et, à sa suite, la CWO et l’Eveil Internationaliste. Et la Conférence resta muette. Du fait même des critères de participation à la conférence, tous les groupes présents partageaient inévitablement la même position de fond sur l’attitude qui doit être celle du prolétariat en cas de conflit mondial et face à sa menace. "Mais attention !" nous disent les groupes partisans du silence, "c’est que nous, on ne signe pas avec n’importe qui ! Nous ne sommes pas des opportunistes !" Et nous leur répondons : l’opportunisme, c’est trahir des principes à la première opportunité. Ce que nous proposions, ce n’était pas de trahir un principe mais de l’affirmer avec le maximum de nos forces. Le principe internationaliste est un des plus hauts et des plus importants pour la lutte prolétarienne. Quelles que soient les divergences qui séparent les groupes internationalistes par ailleurs, peu d’organisations politiques au monde le défendent de façon conséquente. La conférence devait parler sur la guerre et parler le plus fort possible.
Le contenu de ce brillant raisonnement "non opportuniste" est le suivant : puisque les organisations révolutionnaires ne sont pas parvenues à se mettre d’accord sur toutes les questions, elles ne doivent pas parler de celles sur lesquelles elles sont d’accord depuis longtemps. Les spécificités de chaque groupe priment par principe sur ce qu’il y a de commun à tous. C’est cela le sectarisme. Le silence des trois conférences est la plus nette démonstration de l’impuissance à laquelle conduit le sectarisme." (Revue Internationale n°22, "Le sectarisme, un héritage de la contre-révolution qui doit être dépassé")
Ce problème n’a pas disparu : il s’est manifesté en 1999 et en 2003 dans les réponses aux propositions plus récentes du CCI de faire une déclaration commune contre les guerres dans les Balkans et en Irak.
En second lieu, le débat sur le parti a subitement été interrompu à la fin de la réunion par la proposition de Battaglia et de la CWO d’un nouveau critère, formulé de façon à éliminer le CCI à cause de sa position rejetant clairement l'idée que le parti devait prendre le pouvoir lors de la révolution : ce nouveau critère évoquait "le parti prolétarien, un organisme qui est indispensable à la direction politique du mouvement de classe révolutionnaire et du pouvoir révolutionnaire lui-même". Cela signifiait mettre fin au débat avant même qu’il ait commencé. Selon Battaglia, c’était la marque d’un processus de sélection qui éliminait organiquement les "spontanéistes" des rangs de la conférence, ne laissant que ceux qui étaient sérieusement intéressés à la construction du parti révolutionnaire. En fait, tous les groupes qui assistaient à la conférence étaient par définition engagés dans la construction du parti en tant que perspective à long terme. Seule la discussion – en lien avec la pratique réelle des révolutionnaires – pouvait résoudre les désaccords les plus importants sur la structure et la fonction du parti.
En fait, le critère de Battaglia et de la CWO montre que ces groupes n’étaient pas arrivés eux-mêmes à une position claire sur le rôle du parti. A l’époque de la conférence, tout en faisant souvent de grandes phrases sur le parti, "capitaine" de la classe, Battaglia, en insistant sur la nécessité pour le parti de rester distinct de l’Etat, rejetait normalement la vision bordiguiste plus "franche" qui se fait l’avocate de la dictature du parti. A la Deuxième Conférence encore, la CWO avait choisi de polémiquer principalement contre les critiques que faisait le CCI des erreurs "substitutionnistes" des bolcheviks et avait déclaré catégoriquement que le parti prend le pouvoir, quoique "à travers" les soviets. Ainsi, ces deux groupes pouvaient difficilement déclarer le débat "terminé". Mais la raison pour laquelle Battaglia (qui avait commencé les conférences sans aucun critère et était devenu maintenant fanatique de critères particulièrement "sélectifs") a mis ce critère en avant n'était nullement motivée par une volonté de clarification, mais à cause d'une pulsion sectaire pour se débarrasser du CCI, vu comme un rival à évincer, afin de se présenter comme le seul pôle international de regroupement. Cette politique allait devenir, en fait, de plus en plus la pratique et la théorie du BIPR dans les années 1980 et 1990, une politique qui allait le conduire à abandonner le concept même de camp prolétarien et à s'autoproclamer la seule force capable d'œuvrer à la construction du parti mondial.
De plus, il est important de comprendre que l’autre face du sectarisme est toujours l’opportunisme et le marchandage des principes. C’est ce qu’a démontré la méthode avec laquelle Battaglia a sorti ce nouveau critère de son chapeau et l'a soumis au vote (à la suite de négociations dans les couloirs avec la CWO), au moment même où le seul autre groupe qui s’y opposait, le NCI, avait déjà quitté la conférence (cette manœuvre est connue sous le nom de "flibusterie" dans les parlements bourgeois et n’a clairement pas sa place dans une réunion de groupes communistes).
Contre de telles méthodes, la lettre du CCI écrite à Battaglia après la conférence (publiée dans La Troisième Conférence) montre ce qu’aurait été une attitude responsable : "Si, effectivement, vous pensiez qu’il était temps d’introduire un critère supplémentaire, beaucoup plus sélectif, pour la convocation des futures conférences, la seule attitude sérieuse, responsable et compatible avec le souci de clarté et de discussion fraternelle qui doit animer les groupes révolutionnaires, aurait été de demander explicitement que cette question soit mise à l’ordre du jour de la conférence et que des textes soient préparés sur cette question. Mais, à aucun moment au cours de la préparation de la Troisième Conférence, vous n’avez explicitement soulevé une telle question. Ce n’est qu’à la suite de tractations de coulisses avec la CWO que vous avez, en fin de conférence, lancé votre petite bombe.
Comment peut-on comprendre votre volte-face et votre dissimulation délibérée de vos intentions véritables ? Pour notre part, il nous est difficile d’y voir autre chose que la volonté d’esquiver le débat de fond qui seul aurait permis que l’introduction d’un critère supplémentaire sur la fonction du parti ait éventuellement un sens. C’est bien pour mener ce débat de fond, bien que nous considérions pour notre part qu’une "sélection" sur ce point soit bien prématurée même après une telle discussion, que nous avons proposé de mettre à l’ordre du jour de la prochaine conférence "la question du parti, sa nature, sa fonction et le rapport parti-classe à partir de l’historique de la question dans le mouvement ouvrier et la vérification historique de ces conceptions" (projet de résolution présentée par le CCI). C’est cette discussion que vous avez voulu éviter (vous gêne-t-elle tellement ?) et cela s’est manifesté clairement en fin de conférence quand vous avez refusé d’expliquer ce que vous entendiez, dans votre proposition de critère par la formule "le parti prolétarien, organisme indispensable à la direction politique du mouvement de classe révolutionnaire et du pouvoir révolutionnaire lui-même". Pour tous les participants, il était clair que votre unique volonté n’était pas de clarifier le débat mais de "débarrasser " les conférences des éléments que vous avez qualifiés de "spontanéistes" et notamment du CCI.
Par ailleurs, cette façon cavalière d’agir qui affiche le plus grand mépris à l’égard de l’ensemble des groupes participants, de ceux qui étaient présents physiquement, mais également et surtout, de ceux que des raisons matérielles avaient empêché de venir et, au delà de ces groupes, de l’ensemble du milieu révolutionnaire pour qui les conférences étaient un point de référence, une telle façon d’agir semble indiquer que Battaglia Comunista considérait les conférences comme SA chose, qu’elle pouvait faire et défaire à sa guise, suivant son humeur du moment.
Non camarades ! Les conférences n’étaient pas la propriété de Battaglia, ni même de l’ensemble des groupes organisateurs. Ces conférences appartiennent au prolétariat pour qui elles constituent un moment dans le chemin difficile et tortueux de sa prise de conscience et de sa marche vers la révolution. Et aucun groupe ne peut s’attribuer un droit de vie et de mort à leur égard sur un simple coup de tête et par le refus peureux de débattre à fond des problèmes qu’affronte la classe."
L’opportunisme qui s’était manifesté dans l’approche de Battaglia et de la CWO s’est pleinement confirmé dans la Quatrième Conférence qui s'est tenue à Londres en 1982. Non seulement ce fut un fiasco du point de vue de son organisation, avec beaucoup moins de participants qu’aux conférences précédentes, sans publication de textes et de procès-verbaux, sans suivi, mais elle représentait aussi une altération dangereuse des principes, puisque le seul autre groupe présent était "Les Supporters de l’Unité des Militants Communistes (SUCM) – un groupe stalinien radical en lien direct avec le nationalisme kurde et qui est maintenant devenu le Parti communiste des Travailleurs d’Iran (connu aussi sous le nom de "Hekhmatistes"). Cette "rigueur" sectaire envers le CCI et le milieu prolétarien allait de pair avec une attitude très complaisante à l’égard de la contre-révolution. Le BIPR allait reproduire de façon répétée cette approche opportuniste sans fard du regroupement, comme nous l’avons mis en évidence dans l’article : "Polémique avec le BIPR : une politique opportuniste de regroupement qui ne conduit qu’à des avortements" (Revue internationale n° 121).
Les années de vérité pour les révolutionnaires
Les années 1970 ont été des années de croissance pour le mouvement révolutionnaire qui recueillait encore les fruits du premier assaut des luttes ouvrières à la fin des années 1960. Mais depuis le début des années 1980, l’environnement politique s’était considérablement assombri. L’invasion par la Russie de l’Afghanistan, la réponse agressive des Etats-Unis, marquaient de façon claire une exacerbation des conflits inter-impérialistes dans lesquels la menace de guerre mondiale commençait terriblement à prendre forme. La bourgeoisie parlait de moins en moins de l'avenir radieux qu’elle nous réservait et commençait à parler de plus en plus le langage du réalisme, dont le symbole même était le style de la "Dame de fer" en Grande Bretagne.
Au début de la décennie, le CCI disait que les années d’illusion étaient terminées et que commençaient les années de vérité. Confrontés à l’approfondissement dramatique de la crise et à l’accélération des préparatifs de guerre, nous défendions le fait que la classe ouvrière allait être obligée de mener ses luttes à un niveau plus élevé et que la décennie suivante pourrait être décisive en ce qui concerne la détermination de la destinée ultime du capitalisme. Le prolétariat, contraint par la brutale nécessité, a en effet placé plus haut les enjeux de la lutte de classe. En Pologne, en août 1980, nous avons vu le retour de la grève de masse classique qui démontrait la capacité de la classe ouvrière à s’organiser au niveau d’un pays tout entier. Bien que ce mouvement ait été isolé et finalement écrasé par la répression brutale, la vague de luttes qui a commencé en Belgique en 1983 montrait que les ouvriers des pays-clefs en Europe occidentale étaient prêts à répondre aux nouvelles attaques contre leurs conditions de vie imposées par la crise. Les révolutionnaires avaient de nombreuses et importantes occasions d’intervenir dans le mouvement qui a suivi, mais ce n’était pas une période "facile" pour le militantisme communiste. La gravité de la situation posait trop d'exigences à ceux qui n’étaient pas prêts à l’engagement à long terme pour la cause du communisme, ou s’étaient retrouvés dans le mouvement avec toutes sortes d’illusions petite-bourgeoises héritées des "happy days" des années 1960. En même temps, malgré l’importance des luttes ouvrières à cette époque, ces luttes ne sont pas parvenues à se hisser à un niveau suffisant de politisation. Les luttes des mineurs anglais, des travailleurs de l’école en Italie, des cheminots en France, la grève générale au Danemark, tous ces mouvements et beaucoup d’autres exprimaient bien la méfiance ouverte d’une classe qui n’était pas défaite et continuait à faire obstacle à la marche de la bourgeoisie vers la guerre mondiale ; mais ces luttes n'ont pas été en mesure de poser la perspective d’une nouvelle société, elles n'ont pas clairement établi la capacité du prolétariat d'agir comme force révolutionnaire de l’avenir. Et, par conséquent, elles n'ont pas fait surgir une nouvelle génération de groupes prolétariens et de militants.
Le résultat global de ce rapport de force entre les classes allait être ce que nous avons appelé la phase de décomposition du capitalisme, dans laquelle aucune des deux classes historiques n'est capable d'imposer sa propre perspective : la guerre impérialiste mondiale ou la révolution prolétarienne. Les "années de vérité" allaient révéler sans pitié toute la faiblesse du milieu révolutionnaire. Le PCI (Programma) subit une crise dévastatrice au début des années 1980, résultat d’une tare congénitale dans son armement programmatique - surtout sur la question des luttes de libération nationale qui amena à la pénétration dans ses rangs d’éléments ouvertement nationalistes et gauchistes. La crise du CCI en 1981 (qui a culminé avec la scission de la tendance "Chénier") était dans une large mesure le prix qu’il eut à payer pour sa faiblesse de compréhension des questions organisationnelles. De plus, la rupture de la "Fraction externe du CCI" (FECCI) montrait que notre organisation n'avait pas encore éliminé les restes de visions conseillistes des premières années de sa fondation. En 1985, le BIPR se formait sur la base d’un mariage entre Battaglia et la CWO. Le CCI caractérisait cette union comme un "bluff opportuniste" ; l’incapacité du BIPR, par la suite, à construire une organisation internationale réellement centralisée, n'a fait que révéler toute la réalité de ce "bluff".
Ces problèmes se seraient certainement manifestés si les conférences n’avaient pas été sabotées au début de la décennie. Mais l’absence de conférences signifiait qu’une fois de plus, le milieu prolétarien aurait à les affronter en ordre dispersé. Il est significatif que les conférences aient fait faillite à la veille même de la grève de masse en Pologne, soulignant l’échec du milieu international à être capable de parler d’une seule voix, pas seulement sur la question de la guerre mais aussi sur une expression aussi ouverte et stimulante de l’alternative prolétarienne.
De même, les difficultés auxquelles fait face le milieu politique prolétarien aujourd’hui ne sont pas du tout le produit de l’échec des conférences internationales : comme nous venons de le voir, elles ont des racines beaucoup plus profondes et beaucoup plus étendues. Mais il ne fait aucun doute que l’absence d’un cadre organisé de débat politique et de coopération a contribué à les renforcer.
Toutefois, du fait de l’apparition d’une nouvelle génération de groupes et d’éléments prolétariens, le besoin d’un cadre organisé se représentera certainement dans le futur. Une des premières initiatives du NCI en Argentine avait été de faire une proposition dans ce sens, mais cette initiative a été accueillie par une fin de non recevoir de la part de la quasi totalité des groupes du milieu prolétarien. Cependant, de telles propositions seront de nouveau faites, même si la majorité des groupes "établis" sont de moins en moins capables de faire une contribution un tant soit peu positive au développement du mouvement. Et quand ces propositions commenceront à porter leurs fruits, elles devront certainement se réapproprier les leçons des conférences de 1976-80.
Dans sa lettre à Battaglia publiée dans sa brochure "La Troisième Conférence", le CCI dégageait les plus importantes de ces leçons :
- "Importance de ces conférences pour le milieu révolutionnaire et pour l’ensemble de la classe,
- nécessité d’avoir des critères,
- nécessité de se prononcer,
- rejet de toute précipitation,
- nécessité de la discussion la plus approfondie sur les questions cruciales qu'affronte le prolétariat."
Si ces leçons sont assimilées par la nouvelle génération, alors le premier cycle de conférences n’aura pas complètement failli à sa tâche.
Amos
Notes brèves sur les groupes mentionnés.
Certains groupes mentionnés dans cet article ont disparu par la suite.
Spartacusbond
Ce groupe était un des derniers groupes qui restait de la Gauche communiste hollandaise mais, dans les années 1970, il n'était plus que l'ombre du communisme de conseil des années 1930 et du Spartacus Bond de l’après-guerre qui reconnaissait le besoin d’un parti prolétarien.
Forbundet Arbetarmkt
Un groupe suédois qui représentait un curieux mélange de conseillisme et de gauchisme. Il définissait l’URSS comme "un mode de production bureaucratique d’Etat" et soutenait les luttes de libération nationale et le travail dans les syndicats. Cependant, il existait des divergences considérables en son sein et quelques membres le quittèrent à la fin des années 1970 pour rejoindre le CCI.
Pour une Intervention communiste
Sorti du CCI en France en 1973, sous prétexte que le CCI n’intervenait pas assez (pour le PIC, cela voulait dire produire des quantités infinies de tracts). Le groupe a évolué plutôt rapidement vers des positions semi-conseillistes et a fini par se dissoudre.
Nucleo Comunista Internazionalista
Ce groupe est sorti du PCI (Programma) en Italie à la fin des années 70 et avait au début une attitude beaucoup plus ouverte vis-à-vis de la tradition de Bilan et du milieu prolétarien existant, une attitude qui peut se voir dans beaucoup de ses interventions dans la conférence. A l’époque de la Troisième Conférence, il s’était regroupé avec Il Leninista pour former les Nuclei Leninisti Internazionalisti. Par la suite, il forma l’Organizzazione Comunista Internazionalista qui finit par tomber dans le gauchisme. La faiblesse initiale du NCI sur la question nationale avait trouvé un terrain fertile pour prendre racine puisque l’OCI intervint pour soutenir ouvertement la Serbie dans la guerre en 1999 et l’Irak dans les deux guerres du Golfe.
Formento Obrero Revolucionario
Courant fondé par Grandizo Munis dans les années 1950. Munis avait rompu avec le trotskisme sur la question de la défense de l’URSS et avait évolué vers des positions de la Gauche communiste. Les confusions du groupe sur la crise de même que la mort de Munis qui était très charismatique ont porté un coup fatal à ce courant qui a fini par disparaître au milieu des années 1990.
L’Eveil Internationaliste
Ce groupe est apparu en France à la fin des années 70 à la suite d’une rupture avec le maoïsme. A la Troisième Conférence, il a fait la leçon à tous les autres groupes sur leurs insuffisances en matière de théorie et d’intervention et a disparu sans laisser de traces peu de temps après.
Organisation communiste révolutionnaire internationaliste d’Algérie
Connue parfois sous le nom de TIL (du nom de son journal, Travailleurs Immigrés en Lutte), elle soutenait les conférences mais affirmait ne pas pouvoir participer physiquement pour des raisons de sécurité. Cela faisait en fait partie d’un problème plus vaste : éviter la confrontation avec le milieu révolutionnaire. Elle n’a pas survécu très longtemps pendant les années 80.
(1) Il est intéressant de noter que le FOR semble avoir remporté une victoire posthume à cette conférence. Il y a après tout une ressemblance frappante entre son idée que la société capitaliste est décadente, mais pas l’économie capitaliste, et la nouvelle découverte du BIPR d’une distinction entre le mode capitaliste de production (non décadent) et la formation sociale capitaliste (décadente). Voir en particulier le texte de Battaglia : "Décadence et décomposition, produits de la confusion" et notre réponse sur notre site web en français.
(2) Voir en particulier la "Lettre ouverte aux militants du BIPR" sur notre site web.
(3) L’attitude du GCI à la Conférence montrait, comme nous l’avons signalé dans la Revue Internationale n° 22 qu’il n’avait pas sa place dans une réunion de révolutionnaires. Bien que le CCI n’avait pas encore développé sa compréhension du phénomène du parasitisme politique à l’époque des conférences, le GCI en montrait déjà tous les caractères distinctifs : il n’était venu à la conférence que pour la dénoncer comme une "mystification", insistait sur le fait qu’il n’était présent qu’en tant qu’observateur et qu’on devait lui permettre de parler sur toutes les questions, et à un certain moment, il avait presque provoqué un pugilat. En bref, c’est un groupe qui existe pour saboter le mouvement prolétarien. A la conférence, il fit beaucoup de grandes déclarations en faveur du "défaitisme révolutionnaire" et de "l’internationalisme en action et non pas en parole". La valeur de ces phrases peut se mesurer à l’aune de l’apologie des gangs nationalistes au Pérou et au Salvador qu’a faite le GCI par la suite, et de sa vision actuelle selon laquelle il existe un noyau prolétarien pour la "Résistance" en Irak.