L'élargissement de l'Union européenne

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

L'Europe: alliance économique et champ de manoeuvre des rivalités impérialistes

Cela fait un peu moins d'un demi siècle maintenant que la bourgeoisie nous parle de construction européenne. L'introduc­tion d'une monnaie commune - l'Euro - nous a été présentée comme une étape fondamentale dans ce processus dont l'ho­rizon serait la mise en place des États-Unis d'Europe. Processus qui serait en bonne voie puisqu'il est prévu un premier élargis­sement de 15 à 25 pays au premier mai 2004 et qu'un projet de Constitution européenne est en cours d'élaboration.
La bourgeoisie serait-elle capable de dépasser le cadre étriqué de la nation ? Serait-elle à même de surmonter la concur­rence économique et ses antagonismes impérialistes ? Pourrait-elle mettre fin à la guerre économique et à la guerre tout court qui a tant de fois déchiré le continent? En d'autres termes, la bourgeoisie serait-elle capable de donner un début de solution à la question de la division capitaliste du monde en nations concurrentes, source de dizaines de millions de morts et qui a en­sanglanté la planète entière, particulière­ment depuis le début du 20e siècle ? Ou encore, la bourgeoisie serait-elle capable de renoncer à l'idéologie nationaliste fer­ment et base constitutive de sa propre existence en tant que classe et source de toutes ses légitimations économiques, politiques, idéologiques et impérialistes ?

Et si les réponses à toutes ces questions sont négatives, si les États-Unis d'Europe sont une chimère, à quoi correspondrait alors la constitution et le développement de la Communauté Européenne ? La bour­geoisie serait-elle devenue masochiste à ce point pour éternellement courir derrière un mirage et pourquoi déploierait-elle tant d'efforts pour construire un château de cartes sans viabilité réelle ? Pour se don­ner l'illusion du change par rapport aux États-Unis d'Amérique ? Par pur souci de propagande ?

L'impossible dépassement du cadre national dans la décadence du capitalisme

La vanité d'un tel projet se mesure déjà aux conditions initiales requises pour sa viabi­lité. Conditions qui sont non seulement totalement absentes dans le projet actuel mais qui relèvent tout simplement de l'uto­pie dans le contexte historique présent. En effet, comme l'existence des différentes bourgeoisies nationales est intimement liée à la propriété privée et/ou étatique qui s'est historiquement déployée dans un cadre national, toute unification réelle à une échelle supérieure impliquerait des dépossessions de pouvoirs aux échelons inférieurs. Cette perspective est d'autant plus irréaliste que la création d'une réelle Europe unifiée à l'échelle du continent passerait par un inéluctable processus d'expropriation des différentes fractions bourgeoises nationales dans chaque pays. Processus nécessairement violent, comme le furent les révolutions bourgeoises con­tre la féodalité d'Ancien Régime ou les guerres d'indépendance contre la métro­pole de tutelle, auquel ne peuvent se subs­tituer la "volonté politique des gouverne­ments" et/ou "l'aspiration des peuples à faire l'Europe ". Lorsque l'on sait com­bien, au sein de ce processus de formation des nations au 19° siècle, la guerre a tou­jours joué un rôle de premier ordre pour éliminer les résistances intérieures éma­nant des secteurs réactionnaires de la so­ciété ou pour délimiter ses frontières face aux autres pays, l'on peut imaginer ce que supposerait et `coûterait' le processus d'unification européenne. Cela souligne à quel point est utopique ou hypocrite et mensongère cette idée de l'union pacifi­que de différents pays, fussent-ils euro­péens. Penser cette unification comme possible impliquerait qu'un nouveau groupe social, porteur d'intérêts suprana­tionaux émancipateurs, puisse émerger et être capable, au travers d'un véritable pro­cessus révolutionnaire, à l'aide de ses pro­pres moyens politiques (partis, etc.) et coercitifs (forces militaires, etc.), d'expro­prier les intérêts bourgeois liés aux diffé­rents capitaux nationaux et de s'imposer sur ces derniers.

Sans entrer dans de longs développe­ments à propos de la question nationale ([1]), force est de constater que toutes les na­tions qui ont été créées depuis la guerre de 1914-18 - une petite centaine - sont la con­séquence des problèmes nationaux non résolus au cours du 19° et au tout début du 20° siècle. Toutes furent des nations mort­nées qui n'ont pu parachever leur révolu­tion bourgeoise et entamer leur révolution industrielle de façon suffisamment affir­mée et vigoureuse, alimentant ainsi la dy­namique des multiples conflits depuis la Première guerre mondiale. Seuls les pays constitués au cours du 19° siècle ont pu atteindre suffisamment de cohérence, de puissance économique et de stabilité poli­tique. Ainsi, les six plus grandes puissan­ces actuelles l'étaient déjà, bien que dans un ordre quelque peu différent, à la veille de la Première guerre mondiale. Ce constat, que même les historiens bourgeois énon­cent, n'est réellement explicable que dans le cadre du matérialisme historique.

En effet, pour qu'une nation puisse se constituer sur des bases politiques soli­des, elle doit pouvoir plonger ses racines dans une réelle centralisation de sa bour­geoisie, centralisation qui s'est forgée au travers d'une âpre lutte unificatrice contre la féodalité de l'Ancien Régime et pouvoir disposer des bases économiques suffi­santes pour le déploiement de sa révolu­tion industrielle qu'elle trouve alors dans un marché mondial en voie de constitu­tion. Ces deux conditions étaient réunies au cours de la période ascendante du ca­pitalisme s'étalant principalement pendant les 18, et 19e siècles jusqu'à la Première guerre mondiale. Ces conditions ayant disparu ensuite, les possibilités d'émer­gence d'un nouveau projet national viable n'ont plus été réunies. Dès lors, pourquoi ce qui fut impossible à réaliser tout au long du 20e siècle serait-il tout à coup possible aujourd'hui ? Alors qu'aucune des nou­velles nations créées depuis la Première guerre mondiale n'a pu disposer des moyens de son existence, pourquoi l'avè­nement d'une nouvelle grande puissance - comme le seraient les États-Unis d'Eu­rope - serait-il soudain réalisable ?

La troisième conséquence logique de l'hypothèse européenne impliquerait une atténuation de la tendance à l'exacerba­tion des antagonismes impérialistes entre nations concurrentes au sein de l'Europe. Or, déjà Marx dans le Manifeste Commu­niste soulignait à son époque (le milieu du 19e siècle) la permanence des antagonis­mes existant entre toutes les fractions na­tionales de la bourgeoisie : "La bourgeoi­sie vit dans un état de guerre perpétuel ; d'abord contre l'aristocratie, plus tard contre ces fractions de la bourgeoisie même dont les intérêts entrent en con­tradiction avec les progrès de l'industrie, et toujours contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers". Si la contradiction qui l'opposait aux vestiges féodaux a été très largement dépassée par la révolution capi­taliste et si la contradiction qui l'opposait aux secteurs rétrogrades de la bourgeoisie a pu l'être également dans les principaux pays développés, par contre, celle concernant l'antagonisme entre les nations n'a fait que s'exacerber tout au long du 20` siècle. Dès lors, pourquoi verrait-on aujourd'hui un processus inverse alors que durant toute la période de décadence les conflits entre fractions de la classe dominante n'ont fait que s'exacerber?

Une caractéristique non équivoque de l'entrée en décadence d'un mode de pro­duction est d'ailleurs l'explosion des anta­gonismes entre fractions de la classe domi­nante. Cette dernière ne pouvant plus ex­traire suffisamment de surtravail d'un rap­port social de production devenu désor­mais obsolète, elle tend à l'obtenir par la rapine chez ses pairs. Il en va ainsi lors de la décadence du mode de production féo­dal (1325-1750) avec la guerre de cent ans (1337-1453) relayée ensuite par les guerres entre les grandes monarchies absolutistes européennes : "La violence, fût sans doute un trait permanent et spécifique des so­ciétés médiévales. Il n'empêche qu'elle a manifestement pris une dimension parti­culière au tournant des XIIIe et XIVe sié­cles. (...) La guerre devient en effet un phénomène endémique, multiforme, nourri par toutes les frustrations socia­les. ( ..) La généralisation de la guerre fut avant tout l'expression ultime des dys­fonctionnements d'une société aux prises avec des problèmes qu'elle ne peut en aucune manière maîtriser. Sorte de fuite en avant pour échapper aux impasses du moment. " (Guy Bois, La grande dépres­sion médiévale, PUF). Cette période de décadence du mode de production féodal contraste très fortement avec son ascen­dance (1000-1325) : "Plus nettement en­core que les temps féodaux, la période 1150-1300, dates larges, connut à diver­ses reprise et dans des ensembles géo­graphiques assez vastes des phases de paix quasi complète, à la faveur desquel­les l'essor démographique et économique ne put que s’accentuer "(P. Contamine, La guerre au Moyen Âge, PUF-Clio). Il en fut de même lors de la décadence du mode de production esclavagiste avec le démem­brement de l'empire romain et la multiplica­tion de conflits sans fin entre Rome et ses provinces.

Tel est également le cas lors de l'entrée du capitalisme dans sa phase de déca­dence. Afin de restituer le fossé entre les conditions qui prévalaient en ascendance et en décadence du capitalisme, voici ce qu'en dit Eric Hobsbawm, avec le recul de l'historien, dans sa fresque historique L 'âge des extrêmes (1994) qui campe bien, sous forme de bilans respectifs, les diffé­rences fondamentales entre le « long 19 » et le « court 20 » siècle : "Comment dégager le sens du Court Vingtième Siècle - du début de la Première Guerre mondiale à 1 'effon­drement de l'URSS -, de ces années qui, comme nous le voyons avec le recul, for­ment une période historique cohérente désormais terminée ? (..) dans le Court Vingtième Siècle on ait tué ou laissé mou­rir délibérément plus d'êtres humains que jamais auparavant dans l'histoire. (...) il fut sans doute le siècle le plus meurtrier dont nous avons gardé la trace, tant par l'échelle, la fréquence et la longueur des guerres qui l'ont occupé (et qui ont à peine cessé un instant dans les années 1920) mais aussi par l'ampleur des plus grandes famines de l'histoire aux génoci­des systématiques. A la différence du `long XIXe siècle', qui semblait et fut en effet une période de progrès matériel, intellectuel et moral presque ininterrompu, c'est-à­dire de progression des valeurs de la civilisation, on a assisté depuis 1914, à une régression marquée de ces valeurs jusqu'alors considérées comme normales dans les pays développés (..)Tout cela changea en 1914. (..) Bref, 1914 inau­gure l'ère des massacres (..) La plupart des guerres non révolutionnaires et non idéologiques du passé n'avaient pas été menées comme des luttes à mort jusqu'à l'épuisement total. (..) Dans ces condi­tions, pourquoi les puissances dominan­tes des deux camps menèrent-elles la Pre­mière Guerre mondiale comme un jeu à somme nulle, c'est-à-dire comme une guerre qui ne pouvait être que totalement gagnée ou perdue ? La raison en est que cette guerre, à la différence des conflits antérieurs aux objectifs limités et spécifiables, fut menée à des fins illimi­tées. (..) C'était un objectif absurde et autodestructeur, qui ruina à la fois les vainqueurs et les vaincus. Il entraîna les seconds dans la révolution, et les vain­queurs dans la faillite et l'épuisement physique. (..) la guerre moderne impli­que tous les citoyens et mobilise la plu­part d'entre eux; qu'elle se mène avec des armements qui requièrent un détourne­ment de toute l'économie pour les pro­duire et qui sont employés en quantités inimaginables : qu'elle engendre des des­tructions inouïes, mais aussi domine et transforme du tout au tout la vie des pays impliqués. Or, tous ces phénomènes sont propres aux guerres du XXe siècle. (..) La guerre a-t-elle servi la croissance écono­mique ? En un sens, il est clair que non. ) ».

 

L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence interdit désormais l'émer­gence de nouvelles nations réellement via­bles. La saturation relative des marchés solvables - eu égard aux considérables besoins de l'accumulation atteint par le développement des forces productives - qui est à la base de la décadence du capitalisme, empêche toute résolution « pacifi­que » des contradictions insurmontables de ce dernier. C'est pourquoi la guerre commerciale entre nations et le développe­ment del'impérialiste n'ont fait que s'exa­cerber depuis lors. Dans un tel contexte, les nations arrivées avec retard sur l'arène mondiale ne peuvent surmonter celui-ci, tout au contraire, l'écart tend irrémédiable­ment à se creuser.

L'Europe ne s'étant pas constituée en entité nationale avant le début de ce siècle, à une époque pourtant favorable au sur­gissement de nouvelles nations, parce qu'elle n'en présentait pas les conditions, il était impossible qu'elle le fit ensuite. De plus, dans la phase actuelle et ultime de la décadence, celle de la décomposition de la société capitaliste([2]), non seulement les conditions sont toujours aussi défavora­bles au surgissement de nouvelles na­tions, mais de plus elles exercent une pres­sion à l'éclatement de celles d'entre elles présentant le moins de cohésion (URSS, Yougoslavie, Tchécoslovaquie, etc.) et exacerbent les tensions entre les nations existantes, même les plus fortes et les plus stables (Cf. ci-dessous le paragraphe sur l'Europe dans la période de décomposi­tion).

Un parallèle historique: les monarchies absolues

Doit-on être surpris du processus d'unifi­cation européenne en pleine décadence du capitalisme ? Est-ce le signe d'une vi­gueur retrouvée du mode de production capitaliste ou une expression de résistance à la décadence de ce dernier? Plus géné­ralement, peut-on constater des phénomè­nes analogues lors de phases décadentes antérieures et que signifient-ils ?

La décadence du mode de production féodal est intéressante à cet égard dans la mesure où nous y avons assisté à la cons­titution de grandes monarchies absolues qui ont semblé dépasser l'émiettement du fief si caractéristique du mode de produc­tion féodal. Ainsi, au cours du XVIe siècle apparaît en Occident l'État absolutiste. Les monarchies centralisées représen­taient une rupture décisive avec la souve­raineté pyramidale et morcelée des forma­tions sociales médiévales. Cette centrali­sation du pouvoir monarchique suscita une armée et une bureaucratie permanen­tes, des impôts nationaux, une législation codifiée et les débuts d'un marché unifié. Et si tous ces éléments peuvent s'apparen­ter aux caractéristiques du capitalisme, et cela d'autant plus qu'ils coïncidèrent avec la disparition du servage, ils n'en restèrent pas moins une expression du féodalisme en déclin.

En effet,  l’« unification nationale » sur divers plans par les monarchies absolues ne représentait pas un dépassement du cadre géo-historique du Moyen Âge - le fief féodal - mais une expression de son caractère devenu trop étroit que pour con­tenir la poursuite du développement des forces productives. Les États absolutistes représentaient une forme de centralisation de l'aristocratie féodale, un blindage de son pouvoir, pour résister à la décadence du mode féodal de production. C'est d'ailleurs une autre des caractéristiques de toutes les décadences des modes de production que d'engendrer des phéno­mènes de centralisation du pouvoir - en général au travers du renforcement de l'État représentant les intérêts collectifs de la classe dominante - afin d'offrir un front de résistance plus solide aux forces déstructurantes des crises de leur déclin historique.

De façon analogue, la constitution de l'Union Européenne, et plus généralement la conclusion de tous les accords écono­miques régionaux dans le monde, est une tentative de dépassement du cadre trop étriqué de la nation pour faire face à l'exa­cerbation de la concurrence économique dans la décadence du capitalisme... La bourgeoisie est donc coincée entre d'une part la nécessité de dépasser toujours plus le cadre national pour défendre au mieux ses intérêts économiques et d'autre part les bases nationales de son pouvoir et de sa propriété. L'Europe n'est en rien un dépassement de cette contradiction mais une expression de la résistance de la bour­geoisie aux contradictions de la décadence de son mode de production. Si Louis XIV invitait les grands de son Royaume à s'ins­taller à sa cour, ce n'était pas pour leur payer du bon temps à Versailles mais plu­tôt pour surveiller leurs faits et gestes et éviter qu'un complot ne se trame à partir de la province. A bien des égards, les calculs stratégiques sont quelque peu analogues au sein de la Communauté européenne où la France préfère une Allemagne arrimée à l'Europe et un Deutsche Mark fondu dans l'Euro, qu'une Allemagne libre de ses mouvements, déployant ses penchants historiques vers les pays d'Europe cen­trale où le Mark faisait déjà office de monnaie de référence ; où la Grande-Breta­gne, après avoir essayé de créer un pôle concurrent avec l'AELE, préfère être de la partie pour infléchir, voire saboter les po­litiques communautaires, plutôt que d'être marginalisée sur son île; et où l'Allemagne préfère avancer masquée derrière la fiction de l'Europe pour développer ses vérita­bles ambitions impérialistes de futur chef de file d'un bloc impérialiste rival à celui des États-Unis.

L'Europe, une création impérialiste pour les besoins de la guerre froide

La constitution de la Communauté Euro­péenne plonge ses racines dans le con­texte du développement de la guerre froide dans l'immédiat après-guerre ([3]) . Proie po­tentielle-pour l'impérialisme russe, car déstabilisée par la crise et la désorganisa­tion sociale, l'Europe sera soutenue par les États-Unis pour constituer un rempart face aux velléités d'avancées du bloc de l'Est. Ceci fut réalisé grâce au plan Marshall proposé à tous les pays européens en juin 1947. De même, la constitution de IaCECA en 1952- la Communautéeuropéenne pour le charbon et l'acier - répondait à la néces­sité de renforcer l' Europe dans un contexte d'aggravation dramatique des tensions Est­Ouest avec l'éclatement de la guerre de Corée. Enfin, la création de la CEE en 1957 venait parachever cette dynamique de ren­forcement du bloc occidental sur le conti­nent. Un tel développement de l'Europe, essentiellement sur le plan économique et militaire - via la présence des troupes et des armements de l'OTAN -, illustre que loin de personnifier la paix retrouvée, elle restait, comme à travers toute l'histoire du capitalisme, le principal théâtre des enjeux inter-impérialistes.

Contrairement aux mensonges répan­dus par la bourgeoisie, la paix, qui a régné en Europe depuis la Seconde guerre mon­diale, ne fut pas la conséquence du proces­sus 'd'unification européenne', de la con­corde retrouvée entre les frères ennemis de toujours mais de la conjonction de trois facteurs économiques, politiques et so­ciaux. Dans un premier temps, le contexte de la reconstruction économique, conju­guée à la régulation keynésiano-fordiste d'après-guerre, permit au capitalisme de prolonger sa survie sans être contraint de recourir à un troisième conflit mondial à brève échéance comme ce fut le cas entre la Première et la Seconde guerre mondiale : après seulement dix années de reconstruc­tion entre 1919 et 1929 éclate la plus grave crise de surproduction en 1929 qui va se prolonger jusqu'à la veille de la guerre. Ensuite, le nouveau contexte de la guerre froide met face à face désormais deux blocs impérialistes continentaux (l'OTAN et le Pacte de Varsovie) avec, respectivement, comme tête de bloc, les Etats-Unis et l'URSS, qui ont pu momentanément dépla­cer leurs affrontements directs à la péri­phérie. Ces conflits localisés entre 1945 et 1989 ont néanmoins fait autant de victimes que tous les affrontements de la Seconde guerre mondiale !Enfin, le non embrigade­ment idéologique du prolétariat, suite à son resurgissement sur la scène histori­que en 1968, a permis de faire barrage aux velléités guerrières des deux blocs impéria­listes au moment où la nécessité d'en dé­coudre devenait de plus en plus pressante face au déploiement de la crise économi­que.

L'Europe, une coquille vide et une foire d'empoigne au niveau politique

Si l'entente européenne a pu se faire autour d'accords à teneur essentiellement écono­mique (l'OECE- l'Organisation Européenne de Coopération Économique -, la CECA - la Communauté Européenne pour le Char­bon et l'Acier -, la PAC - la politique agri­cole commune -, l'Union douanière, la mise en place de la TVA, le Marché commun, le SME - le Serpent Monétaire Européen -, la monnaie unique, etc.), dans un contexte qui le permettait largement, la mésentente politique fut, en revanche, une constante dans la politique communautaire à com­mencer par la question allemande au lende­main de la défaite. La France réclame une Allemagne faible et désarmée mais les États­Unis, en raison des impératifs de la guerre froide, imposeront la reconstitution d'une Allemagne forte, capable de se réarmer, conduisant à la création de la RFA en 1949. En 1954, la France rejettera la ratification de la CED - (Communauté Européenne de Défense) pourtant signée en 1952 par ses cinq partenaires européens sous l'impul­sion américaine. Le Royaume-Uni, qui a refusé d'entrer dans la CEE créée en 1957, tente de réaliser une vaste zone de libre­échange comprenant tous les pays de l'OECE, ce qui engloberait le Marché Com­mun et lui ôterait sa spécificité. Devant le refus français, les britanniques créent, avec d'autres pays européens, l'AELE (l'Asso­ciation Européenne de Libre Échange) par le traité de Stockholm du 20 novembre 1959. Dès lors, à deux reprises, en 1963 et en 1967, la France rejettera la candidature de la Grande-Bretagne à la CEE car ce pays représente le cheval de Troie des améri­cains. En 1967, la France encore avait pen­dant six mois provoqué une grave crise en pratiquant la politique de la `chaise vide'... qui débouche sur un compromis permet­tant à l'Europe de survivre mais moyen­nant l'instauration de la règle de l'unani­mité sur tous les grands dossiers ! Après l'entrée effective de la Grande-Bretagne en janvier 1973, cette dernière ne se privera pas de mettre de fréquents bâtons dans les rouages communautaires sur de multiples dossiers à commencer par la renégociation du traité d'adhésion un an après, des mo­difications de la PAC, une renégociation de sa contribution financière au budget européen (le fameux '! want my moneo back' de Margareth Thatcher), le refus de participer à la monnaie commune, etc. En­fin, tout récemment, les divergences sur la date d'ouverture des négociations pour une adhésion de la Turquie sont très illustratives des divisions européennes sur le plan des rivalités impérialistes : la France marque franchement son hostilité envers un pays qui a été très proche, soit de l'Allemagne, soit des États-Unis. Ces der­niers faisant par ailleurs terriblement pres­sion pour que la Turquie soit acceptée comme future candidate, soit directement via des coups de téléphone présidentiel aux dirigeants européens, soit indirecte­ment via le lobbying de l'Angleterre... avec comme stratégie sous-jacente quasi avouée que plus l'Europe s'élargit, moins elle sera capable d'une intégration politi­que et surtout d'une politique et d'une stratégie commune sur la scène internatio­nale.

L'absence totale d'une politique exté­rieure commune et des instruments de cette politique (une armée intégrée), l'absence de budget européen conséquent (à peine 1,27% du PIB de la zone Euro !), àl'image de ce que sont les budgets nationaux, et la place totalement disproportionnée de l'agriculture dans celui-ci (près de la moitié du budget communautaire est consacré à un secteur qui ne représente plus que 4 à 5% de la valeur ajoutée annuelle au niveau européen), etc., tous ces éléments illus­trent à suffisance que les attributs fonda­mentaux d'un véritable État européen su­pranational sont absents et, quand ils exis­tent, ce sont des avortons sans réel pou­voir, sans aucune autonomie. Ainsi, le fonctionnement politique de la Commu­nauté européenne est carrément une cari­cature typique du mode de fonctionne­ment de la bourgeoisie en période de déca­dence : le parlement est totalement court­ circuité, le centre de gravité de la vie poli­tique est monopolisé par l'exécutif, le Con­seil des ministres, à tel point que la bour­geoisie doit régulièrement s'inquiéter de ce "déficit de légitimité démocratique"!

Ceci n'a pas lieu de nous surprendre dans la mesure où la stratégie européenne sur le plan politique était déjà condition­née et se heurtait nécessairement aux limi­tes imposées par la discipline du bloc à la tête duquel se trouvaient les États-Unis du temps de la guerre froide. Peu consistante à cette époque, cette stratégie le sera encore moins après l'effondrement du mur de Berlin qui consacre dans les faits la dispa­rition des deux blocs. Depuis, l'Europe n'a pu définir de position commune sur à peu près aucun dossier de politique étrangère. Elle s'est déchirée, voire même les uns et les autres se sont opposés sur les enjeux au Moyen-Orient, lors de la guerre du Golfe, du conflit en Yougoslavie et au Kosovo, etc. Il en va ainsi, et surtout, concernant le projet de constitution d'une armée européenne. Les désaccords entre les bourgeoisies nationales européennes sont très illustratifs des enjeux impérialis­tes des uns et des autres. Les unes (la France etl'Allemagneparexemple) poussant vers plus d'intégration, compris dans le sens d'une plus grande volonté d'indé­pendance par rapport aux structures mili­taires subsistantes de l'OTAN, les autres (l'Angleterre et les Pays-Bas, par exem­ple), poussant à rester au sein de ces der­nières.

L'Europe, un accord essentiellement économique

Si la constitution des États-Unis d'Europe est une illusion, si une réelle unification et intégration européenne sur tous les plans est une chimère, si les origines et le renfor­cement de l'Europe plongent leurs racines dans les besoins de la guerre froide, à quoi correspondent alors les structures actuel­les et les volontés politiques de les renfor­cer ?

Nous l'avons vu, la naissance et le renforcement del'Europe fut d'abord l'ex­pression de la nécessité de faire front face aux velléités d'expansion du bloc soviéti­que en Europe. Créée pour les besoins impérialistes du bloc américain et même utile à l'expansion économique de ce der­nier, l'Europe (comme le Japon et les Nou­veaux Pays Industrialisés([4]) ) est cependant devenue petit à petit un concurrent écono­mique sérieux pour les États-Unis jusqu'à lui tailler des croupières dans certains domaines, y compris de haute technologie (Airbus, Arianespace, etc.). Ceci est une des résultantes de la compétition écono­mique menée par les deux blocs au cours de la guerre froide. Dès lors, jusqu'à l'effon­drement du mur de Berlin, l'intégration se fait essentiellement sur le plan économi­que. Débutant comme une zone de libre­échange intérieure pour les marchandises, puis comme une union douanière vis-à-vis de l'extérieure, ensuite comme un marché commun pour les produits, les capitaux et les travailleurs, l'Europe chapeaute finale­ment cette intégration en mettant en place des politiques régulatrices au sein de l'Union Économique. Au fur et à mesure de son développement, les objectifs de l'inté­gration économique sont d'emblée envi­sagés comme un moyen de renforcer les positions européennes sur le marché mon­dial. La constitution d'un grand marché permettant des économies d'échelle, de­vient un tremplin pour le renforcement des entreprises européennes face à leurs con­currentes étrangères, principalement amé­ricaines et nipponnes. La mise en place de l'Acte Unique en 1985-86 est d'ailleurs directement née d'un constat globalement négatif sur la situation économique euro­péenne : l'Europe a moins bien que le Ja­pon et les États-Unis, traversé les dix an­nées de crise.

L'Europe face à la décomposition et à l'effondrement des blocs

Depuis le début des années 80, le capita­lisme se caractérise par une situation où les deux classes fondamentales et antagoni­ques de la société se font face et s'oppo­sent sans toutefois que l'une d'entre elles parvienne à pleinement imposer son alter­native. Or, encore moins que pour les autres modes de production qui l'ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de `gel', de `stagnation' de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapa­cité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décom­position généralisée, de pourrissementsur pied de la société. Une série de manifesta­tions non équivoques, dont l'effondre­ment du bloc de l'Est en 1989 en fut la plus spectaculaire, se sont développées au cours des années 80 qui attestent de l'en­trée du mode de production capitaliste dans cette phase ultime de son existence.

Il en va ainsi de l'aggravation considé­rable des convulsions politiques des pays de la périphérie qui interdisait de façon croissante aux grandes puissances de s'ap­puyer sur eux dans le maintien de l'ordre régional et les contraignait à intervenir de plus en plus directement dans les affronte­ments militaires. Un tel constat se basait notamment sur la situation au Liban et surtout en Iran. Dans ce dernier pays, en particulier, on relevait déjà une relative nouveauté par rapport aux situations qu'on pouvait rencontrer auparavant : un pays d'un bloc, et important dans son dispositif militaire, échappait pour l'es­sentiel à son contrôle sans pour autant tomber, ou même avoir la possibilité de tomber, sous la tutelle de l'autre. Cela n'était pas dû à un affaiblissement du bloc dans son ensemble, ni à une option prise parce pays visant une amélioration de la position de son capital national, bien au contraire, puisqu'une telle politique devait conduire à une catastrophe politique et économique. En fait, l'évolution de la si­tuation en Iran ne correspondait à aucune rationalité, même illusoire, du point de vue des intérêts du capital national, la meilleure illustration en étant l'accession au pouvoir d'une couche de la société, le clergé, qui n'a jamais eu de compétence pour gérer les affaires économiques et politiques du ca­pitalisme. Ce phénomène de la montée de l'intégrisme musulman, et de la victoire de celui-ci dans un pays relativement impor­tant, était lui-même une des premières manifestations de la phase de décomposi­tion. Manifestation amplement confirmée depuis lors puisque l'on a assisté au déve­loppement de ce phénomène dans plu­sieurs pays.

Il y avait là une apparition de phénomè­nes attestant d'un changement qualitatif dans la manifestation des caractéristiques classiques de la décadence du capitalisme.

En effet, toutes les classes dominantes devenues historiquement obsolètes déve­loppent une série de mécanismes et de structures pour faire face aux forces qui sapent leur pouvoir (crises économiques et conflits guerriers croissants, disloca­tion du corps social, décomposition de l'idéologie dominante, etc.). Pour la bour­geoisie ces mécanismes sont le capita­lisme d'État, un contrôle de plus en plus totalitaire de la société civile, la soumission des différentes fractions de la bour­geoisie aux intérêts supérieurs de la na­tion, la constitution d'alliances militaires pour affronter la compétition internatio­nale, etc.

Tant que la bourgeoisie parvient à do­miner le rapport de force entre les classes, les manifestations de décomposition, ca­ractéristiques de toute période de déca­dence d'un mode de production, peuvent être contenues dans certaines limites com­patibles avec la survie du système. Dans la phase de décomposition par contre, si ces caractéristiques persistent et s'exacerbent face à la crise généralisée qui se déve­loppe, l'incapacité de la classe dominante à imposer ses solutions et la faiblesse de la classe ouvrière à dégager sa propre pers­pective, laisse le champ libre à toutes les forces déstructurantes sur le plan social et politique, à l'explosion du chacun pour soi : « Toutes les sociétés en décadence comportaient des éléments de décomposi­tion : dislocation du corps .social, pour­rissement de ses structures économiques, politiques et idéologiques, etc. Il en a été de même pour le capitalisme depuis le début de sa période de décadence (..) dans une situation historique où la classe ouvrière n'est pas encore en mesure d'en­gager immédiatement le combat pour sa propre perspective, la seule vraiment réa­liste, la révolution communiste, mais où la bourgeoisie, elle non plus, ne peut proposer aucune perspective quelle qu 'elle soit, même à court terme, la capa­cité que cette dernière a témoignée dans le passé, au cours même de la période de décadence, de limiter et contrôler le phé­nomène de décomposition ne peut que s'effondrer.sous les coups de butoir de la crise. »(Revue Internationale n° 62 ou 107, "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme"). L'histoire montre que lorsqu'une société s'embourbe dans ses propres contradictions sans pou­voir les résoudre, elle se perd dans un chaos croissant, en combats sans fin entre Seigneurs de la guerre. L'image de la dé­composition est celle d'un chaos crois­sant et du chacun pour soi. En effet, une des expressions majeure de la décomposi­tion du capitalisme réside dans l'incapa­cité croissante de la bourgeoisie à contrô­ler la situation politique surtout un ensem­ble de plans : discipliner ses différentes fractions, discipliner les appétits impéria­listes, etc. Bref c'est le règne du chacun pour soi : "Cette incapacité du mode de production capitaliste à proposer la moin­dre perspective à la société (...) débouche inévitablement et nécessairement sur des tendances croissantes à un chaos généra­lise, vers une débandade des différentes composantes du corps social dans le cha­cun pour soi " ("La décomposition, phase ultime...").

                La fin des années 80 allait venir confir­mer ce diagnostic de façon spectaculaire. L'implosion du bloc de l'Est etdel'URSS, la mort du stalinisme, la menace d'éclate­ment de la Russie elle-même et, peu après, la guerre du Golfe ont exprimé au plus haut point ces caractéristiques inéquivoques d'une phase de décomposition d'un mode de production que sont l'explosion du chacun pour soi, la déstructuration de la cohésion sociale et le chaos croissant.

C'est dans ce contexte qu'il faut com­prendre la réorientation de la politique européenne au cours des années 90. La direction essentiellement économique que l'intégration européenne avait prise jus­qu'alors opère un tournant nettement plus politique après l'effondrement du mur de Berlin. Dès décembre 1989, le sommet de Strasbourg accélère le processus de mise en place de l'Eure, et invite les pays de l'Est à la table des négociations. Immédiate­ment, une claire option est prise en direc­tion de futures adhésions et les moyens matériels de celles-ci sont immédiatement mis en place : constitution de la BERD (Banque Européenne pour la Reconstruc­tion et le Développement) en mai 1990, investissements dans divers domaines, programmes de coopération, etc. Le caractère essentiellement géostratégique de cet élargissement de l'Europe vers l'Est est clairement attesté par le fait que le gain économique de l'opération pourrait s'avé­rer nul, voire négatif, comme le fut l'inté­gration de l'Allemagne de l'Est pour la RFA. Ainsi, la moyenne du PIB par habi­tant des dix pays candidats n'atteint même pas la moitié de celui de l'Europe des quinze. L'intégration commerciale est profondé­ment asymétrique. Alors que 70% des ex­portations des PECO (Pays d'Europe Cen­trale et Orientale) sont destinés à l'Union européenne, celle-ci ne compte sur leurs achats que pour 4% de ses exportations. Les pays de l'Est sont donc extrêmement sensibles à la conjoncture des pays d'Eu­rope occidentale, alors que la réciproque n'est pas vraie. Élément de vulnérabilité supplémentaire, ces échanges se soldent par un déficit courant structurel dans tous les PECO, ce qui les rend très dépendants des entrées en capitaux étrangers. L'em­ploi a baissé de 20% dans la région depuis 1990 et nombre de pays se débattent en­core dans de graves difficultés économi­ques.

En réalité les raisons véritables sont à chercher ailleurs. La première est claire­ment impérialiste. Elle est constituée par l'enjeu du partage des dépouilles du dé­funt bloc de l'Est. La seconde découle des conséquences de la décomposition elle-­même : il était vital pour l'Europe de recréer un cordon de relative stabilité à ses fron­tières orientales afin de faire barrage à la contagion du chaos économique et social que représentait l'implosion du bloc de l'Est. Dans cette perspective, il est signifi­catif que les principaux pays adhérents soient économiquement les moins pau­vres et géographiquement les plus pro­ches de l'Europe de l'Ouest (Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Slovénie) et que les trois pays baltes (Estonie, Lettonie, Litua­nie) ferment un peu plus l'accès de la Russie à la mer Baltique. En effet, il y a superposition de deux enjeux impérialis­tes. D'une part, l'Europe, avec l'Allema­gne en tête, dispute aux États-Unis les dépouilles du défunt bloc de l'Est. Pour la Communauté européenne l'objectif est de ramener le plus possible de pays d'Europe centrale et orientale dans son giron, y compris, à terme, la Russie elle-même, aujourd'hui bien ancrée dans la sphère d'influence américaine mais dont le pre­mier partenaire commercial est l'Allema­gne. Mais, d'autre part, la France est aussi intéressée à ce que l'expansion à l'Est soit le fait de l' Europe et non d'une Allemagne autonome qui retrouverait ses vieux ré­flexes d'entre-deux guerres. Cette dernière acceptant d'autant mieux cette stratégie qu'elle peut de la sorte avancer ses préten­tions impérialistes de façon masquée tant qu'elle n'est pas encore prête à ouverte­ment assumer le rôle de leadership d'un nouveau bloc impérialiste opposé aux États-Unis.

La significationde la mise en place de l'Euro

C'est dans ce contexte de phase de décom­position et d'effondrement des blocs im­périalistes qu'il faut comprendre la mise en place de la monnaie unique. Quatre raisons fondamentales en sont à la base :

1) La première est d'ordre géostratégique et impérialiste. Les bourgeoisies française et allemande ont intérêt à sauvegarder l'al­liance franco-allemande face à l'éclatement des tendances au chacun pour soi décou­lant des divergences d'intérêts impérialis­tes. D'un côté, les français ont peur d'une Allemagne unifiée disposant d'un champ d'expansion à l'est dont la France n'a aucun équivalent. Cette dernière a fait en sorte que la monnaie est-européenne ne soit pas le Deutsche Mark, ce qui aurait eu ten­dance à l'exclure de cette zone au niveau économique. De l'autre, la politique de l'Allemagne depuis 1989 est d'avancer à l'ombre de l'Europe afin de masquer ses propres intérêts impérialistes. Elle a donc tout intérêt à associer la France et les autres pays européens de second ordre à sa politique d'expansion. Il est devenu maintenant banal d'entendre au sein de la bourgeoisie allemande la réflexion suivante que « l'Allemagne à réussi économique­ment ce que Hitler avait voulu faire par la guerre » !

2) La deuxième raison s'explique par la nécessité de résister aux forces déstructurantes de la crise largement amplifiées par les phénomènes propres à la phase de décomposition. En instaurant l' Euro, l'Europe s'évite les déstabilisations spéculatives dont elle a plusieurs fois souf­fert de par le passé (spéculation sur la Lire, la Livre Sterling qui ont dû quitter le SME, etc.). En créant une assiette monétaire beaucoup plus stable face au dollar et au Yen elle tente de se mettre à l'abri du chacun pour soi monétaire qui exerce dès lors ses ravages essentiellement au sein des pays de la périphérie. La mise en place du SME (Serpent Monétaire Européen) en 1979 allait déjà dans ce sens. Ceci consti­tue une des différences majeure d'avec la crise de 29 dont les États-Unis d'abord et les pays européens ensuite subirent l'es­sentiel des conséquences. Alors que lors des années 30 et aujourd'hui la crise de surproduction trouve ses racines au sein des pays capitalistes développés, ces der­niers parviennent jusqu'à présent à en reporter les effets majeurs sur la périphérie. Sur ce plan, contrairement à celui des ten­sions inter-irnpérialistes où les forces cen­trifuges échappent à toute discipline, la bourgeoisie est encore capable d'un mini­mum de coopération sur ce qui fait l'es­sence même de sa domination en tant que classe : l'extorsion du surtravail. Ainsi, dans le domaine économique, la classe dominante a pu se coordonner, contrairement aux années 30,  pour tempérer les krachs à répétition et limiter les effets les plus dévastateurs de la crise et de la dé­composition.

3) La troisième raison est d'ordre économi­que et impérialiste à la fois. Toutes les bourgeoisies européennes désirent une Europe forte capable de faire front à la concurrence internationale et particulière­ment américano-japonaise. Ce besoin se fait d'autant plus sentir que les pays euro­péens veulent pouvoir ramener les pays d'Europe centrale, y compris même la Rus­sie, dans leur giron, ce qui serait beaucoup plus difficile en cas de dollarisation de la région.

4) La quatrième est d'ordre strictement technique : elle permet d'économiser les coûts de transaction entre devises et de supprimer les incertitudes liées aux chan­ges entre monnaies flottantes (assurances contre les fluctuations monétaires). L'es­sentiel des échanges commerciaux des pays d'Europe se faisant avec d'autres pays européens, le maintien de monnaies nationales différentes représentait un fac­teur d'alourdissement des coûts de pro­duction face aux États-Unis et au Japon. Le passage à la monnaie unique était en quel­que sorte le prolongement naturel de l'in­tégration économique. Il y avait de moins en moins d'arguments économiques pour maintenir des monnaies nationales diffé­rentes dans un marché avec une fiscalité et des réglementations largement unifiées.

L'Europe base d'un nouveau bloc impérialiste ?

Née comme avant poste du bloc impéria­liste américain en Europe, la CEE est pro­gressivement devenue une grande entité économiquement concurrente aux États­Unis mais toujours politiquement dominée et soumise à ceux-ci durant toute la période de la guerre froide jusqu'à l'effondrement du mur de Berlin. Au lendemain de la dis­parition des deux blocs impérialistes en 1989, 1'Europe est à nouveau au centre des convoitises des uns et des autres mais, depuis lors, la configuration et les intérêts géostratégiques des différents impérialis­mes poussent assez paradoxalement non dans le sens d'une dislocation mais d'une plus grande intégration de l'Europe !

Sur le plan économique, toutes les bour­geoisies européennes se retrouvent der­rière le projet de constitution d'un grand marché unifié qui puisse tenir tête à la concurrence américano-japonaise.. Au ni­veau de la défense de ses intérêts impéria­listes, nous avons vu que chacune des trois plus grandes puissances en son sein y joue sa propre carte, antagonique à celle des deux autres. Enfin, les américains eux ­mêmes poussent à l'élargissement de l'Europe, comprenant parfaitement qu'au plus elle s'élargit à des composantes aux inté­rêts et orientations impérialistes hétérogè­nes au moins elle sera capable de jouer un rôle quelconque sur la scène internatio­nale !

A bien y regarder nous comprenons, dès lors, que la poursuite de l'actuelle intégration européenne ne peut faire illu­sion! Chaque composante ne participe au processus qu'en fonction de ses propres intérêts et calculs impérialistes du mo­ment. Le consensus pour un élargisse­ment de l'Union européenne est structurellement fragile car il repose sur des bases très hétérogènes et divergentes qui pourraient céder le pas à la faveur d'un changement de la configuration des rap­ports de force sur la scène internationale. Aucune des raisons, en tout ou en partie, qui fondent l'existence de l'Europe aujourd'hui ne justifie que l'on puisse conclure qu'elle forme d'ores et déjà un bloc impérialiste rival au bloc américain. Plus fondamentalement, quelles sont les raisons majeures qui ne nous permettent pas de tirer une telle conclusion ?

1) A l'opposé d'une coordination écono­mique basée sur un contrat entre États bourgeois souverains comme l'est l'Eu­rope aujourd'hui, un bloc impérialiste est un corset de fer imposé sur un groupe d'États par la suprématie militaire d'un pays leader et accepté du fait de la volonté commune de résister à la menace adverse ou de détruire l'alliance militaire opposée. Les blocs de la guerre froide n'ont pas surgi à travers de longs accords négociés comme pour l'Union européenne : ils ont été le résultat du rapport de force militaire établi sur le terrain au lendemain de la défaite allemande. Le bloc de l'Ouest est né parce que l'Europe occidentale et le Japon étaient occupés par les États-Unis et le bloc de l'Est est né suite à l'occupation de l'Europe de l'Est par l'armée rouge. De même, le bloc de l'Est ne s'est pas effondré à cause d'une modification de ses intérêts économiques et de ses alliances commer­ciales, mais parce que le leader, qui en assurait la cohésion par la force et par le sang, n'a plus été en mesure d'envoyer ses chars pour la préserver comme lors des révoltes en Hongrie 1956 ou en Tchécos­lovaquie 1968. Le bloc de l'Ouest est mort tout simplement parce que l'ennemi com­mun avait disparu, et avec lui le ciment qui faisait sa cohésion. Un bloc impérialiste n'est jamais un mariage d'amour mais tou­jours un mariage de raison. Comme l'a écrit un jour Winston Churchill, les alliances militaires ne sont pas le produit de l'amour mais de la peur : la peur de l'ennemi com­mun.

2) Plus fondamentalement, l'Europe n'a historiquement jamais constitué un bloc homogène et a toujours été un terrain de convoitise où les uns et les autres se sont entre-déchirés : "L'Europe et l'Amérique du Nord sont les deux centres principaux du capitalisme mondial. Les États-Unis, en tant que puissance dominante de l’Amérique du Nord, étaient destinés par leur dimension continentale, par leur situa­tion à une distance de sécurité des ennemis potentiels en Europe et en Asie et par leur, force économique, à devenir la puis­sance leader dans le monde.

Au contraire, la position économique et stratégique de l'Europe l’a condamnée à devenir et à rester le principal foyer de tensions impérialistes dans le capitalisme décadent. Champ de bataille principal dans les deux guerres mondiales et continent divisé, par le "rideau de fer " pendant la Guerre froide, 1'Europe n'a jamais constitué une unité et sous le capitalisme elle ne la constituera pas.

A cause de son rôle historique comme berceau du capitalisme et de sa situation géographique comme demi-péninsule de l'Asie s'étendant jusqu'au nord de l 'Afri­que, l'Europe au 20e siècle est devenue la clé de la lutte impérialiste pour la domi­nation mondiale. En même temps, entre autres à cause de sa situation géographi­que, l'Europe est particulièrement diff­icile à dominer sur le plan militaire. La Grande-Bretagne, même au temps où elle "régnait sur les mers", a dû se débrouiller pour surveiller l'Europe à travers un svs­téme compliqué de "rapports de forces ". Quant à l 'Allemagne sous Hitler, même en 1941, sa domination du continent était plus apparente que réelle, dans la mesure oir la Grande-Bretagne, la Russie et l 'Afri­que du Nord étaient entre des main enne­mies. Même les États-Unis, au plus fort de la Guerre , froide, n 'ont jamais réussi à dominer plus de la moitié du continent. Ironiquement, depuis leur "victoire " sur l'URSS, la position des États-Unis en Europe s'est considérablement affaiiblie, avec la disparition de "l'Empire du Mal ". Bien que la superpuissance mondiale maintienne une présence militaire consi­dérable sur le vieux continent, l'Europe n'est pas une zone sous-développée qui peut être contrôlée par une poignée de baraquements de GI’s : des pays indus­triels du G7 sont européens (...) si l'Eu­rope est le centre des tensions impérialis­tes aujourd'hui, c'est surtout parce que les principales puissances européennes ont des intérêts militaires divergents. On ne doit pas oublier que les deux guerres mondiales ont commencé d'abord comme des guerres entre les puissances euro­péennes, tout comme les guerres des Bal­kans dans les années 1990. " (Revue Inter­nationale n°98, "Rapport sur les conflits impérialistes" pour le 13e congrès du CCI).

3) Le marxisme a déjà mis en évidence que les conflits et intérêts inter-impérialistes ne recoupent pas nécessairement les inté­rêts économiques. Si les deux guerres mondiales ont bel et bien opposé deux pôles pouvant prétendre à l'hégémonie sur le plan économique, ce ne fut pas le cas lors de la guerre froide puisque le bloc de l'Ouest regroupait l'ensemble des gran­des puissances économiques face à un bloc de l'Est qui n'a jamais pu tenir la distance sur ce plan et qui tirait sa force de la seule puissance atomique de l'URSS car sa puissance militaire était elle aussi toute relative. L'Euroland illustre parfaitement que les intérêts stratégiques impérialistes et le commerce mondial des États-nations ne sont pas identiques. La France et l'Al­lemagne, qui sont les deux nations qui constituent le moteur de l'Europe, se sont fait la guerre par trois fois en 150 ans et, depuis Napoléon, la Grande-Bretagne a toujours cherché à entretenir les divisions au sein de l'Europe continentale : "L'économie des Pays-Bas par exemple est fortement dépendante du marché mondial en géné­ral et de l'économie allemande en parti­culier. C'est la raison pour laquelle ce pays a été l’un des plus chauds partisans au sein de l'Europe de la politique alle­mande envers une monnaie commune. Au niveau impérialiste au contraire, la bour­geoisie néerlandaise, précisément à cause de sa proximité géographique avec l'Allemagne, s'oppose aux intérêts de son puissant voisin chaque fois qu'elle le peut, et elle constitue un des alliés les plus loyaux des États-Unis sur le continent. Si "l'Euro" était d'abord et avant tout une pierre angulaire d'un futur bloc allemand, La Haye serait la première à s’y opposer. Mais en réalité, la Hollande, la France et d'autres pays qui craignent la résurgence impérialiste de lAllemagne soutiennent la monnaie unique précisément parce qu'elle ne menace pas leur sécurité natio­nale, c'est-à-dire leur souveraineté mili­taire."(Revue Internationale n°98, "Rap­port sur les conflits impérialistes" pour le 13e congrès du CCI). Compte tenu des rivalités impérialistes qui existent entre les pays européens eux-mêmes et compte tenu du fait que l'Europe aujourd'hui est au coeur même des tensions inter-impérialis­tes au niveau planétaire, il est peu réaliste de soutenir que le seul intérêt économique puisse souder les uns et les autres. Ceci est d'autant plus vrai que si l'Europe s'est intégrée sur le plan économique, c'est très loin d'être le cas sur le plan politique et ce ne l'est pas du tout sur le terrain militaire et en matière de politique étrangère. Dès lors comment peut-on soutenir que sans les deux attributs majeurs de ce qui constitue un bloc impérialiste, à savoir une armée et une stratégie impérialiste, l'Euroland cons­tituerait déjà le bloc impérialiste rival au bloc américain ? La réalité démontre chaque jour, dans les faits, qu'une Europe unie est une utopie, comme l'attestent en particu­lier les dissensions qui traversent ces pays et leur incapacité à influencer le règlement des conflits internationaux, même ceux se déroulant aux portes même de l'Europe comme en Yougoslavie.


[1] Lire à ce propos notre brochure Nation ou classe.

[2] Lire nos Thèses sur « La décomposition. phase ullime de In décadence du capitalisme » dans la Revue Internationale n°107.

[3] Lire "l'impossible unité de l'Europe" dans la Revue Internationale n°73.

[4] Lire « Les 'dragons' asiatiques s'essoufflent » dans la Revue Internationale n°89.

Géographique: 

Questions théoriques: