Soumis par Revue Internationale le
Un double mouvement a donc permis à l'Asie de l'Est de s'insérer avec profit dans le circuit de l'accumulation à l'échelle mondiale à partir des années 1990. D'une part, la crise économique a contraint l'Inde et la Chine à abandonner leur modèle respectif de capitalisme d'Etat stalinien et nationaliste et, d'autre part, le développement de la mondialisation a offert l'opportunité pour l'Asie de l'Est de se réinsérer dans le marché mondial en proposant de réceptionner les investissements et délocalisations des pays développés à la recherche d'une main d'œuvre à bas salaires. C'est ce double mouvement qui explique l'évolution en ciseaux que nous avons mis en évidence entre une croissance mondiale qui tend toujours vers l'étiage et une forte croissance localisée dans le sous-continent asiatique.
C'est donc l'approfondissement de la crise du capitalisme qui est à l'origine de ce bouclage de l'accumulation au niveau mondial tel qu'il a permis à l'Asie de l'Est de s'y insérer comme atelier du monde. Ceci s'est fait en réceptionnant les investissements, délocalisations et sous-traitances en provenance de pays plus développés qui recherchaient des bassins de main d'œuvre à faibles coûts, en réexportant dans ces pays les biens de consommation produit à bas salaires et, enfin, en vendant des marchandises à haute valeur ajoutée à l'Asie ainsi que des biens de luxe à la nouvelle classe de riches asiatiques en provenance des pays développés.
La croissance en Asie de l'Est exprime la crise et non le renouveau du capitalisme
L'échec des mesures néokeynésiennes utilisées durant les années 70 dans les pays centraux ont donc marqué une étape significative dans l'aggravation de la crise au niveau international. C'est cet échec qui sera à la base de l'abandon du capitalisme d'Etat keynésien au profit d'une variante plus dérégulée dont l'axe essentiel consistera en une attaque massive et frontale contre la classe ouvrière afin de rétablir un taux de profit qui avait été divisé par deux depuis la fin des années 1960 (cf. graphique 6). Cette régression sociale massive prendra notamment la forme d'une politique systématique de mise en concurrence des salariés au niveau mondial. En s'insérant dans cette nouvelle division internationale du travail et des salaires, l'Inde et la Chine ont pu en bénéficier avec grand profit. En effet, alors que les capitaux délaissaient quasi totalement les pays de la périphérie durant les Trente glorieuses, ils s'y investissement aujourd'hui à raison d'un tiers et se concentrent essentiellement sur quelques pays asiatiques. Ceci va permettre à ces deux pays de se positionner comme plateforme de montage et de réexportation de biens assemblés dans des usines déjà relativement productives, mais dont les conditions sociales sont dignes des premiers temps du capitalisme. Tel est fondamentalement ce qui a fait et fait toujours le succès de ces pays.
A partir des années 1990, ces deux pays accueilleront massivement capitaux et délocalisations d'entreprises pour se transformer en ateliers du monde et inonder le marché mondial de leurs marchandises produites à faible coût. Contrairement à la période précédente où les différentiels de salaires dans des usines obsolètes et les politiques protectionnistes ne permettaient pas aux pays sous-développés de concurrencer la production sur les marchés des pays centraux, aujourd'hui, la libéralisation permet de produire à très faible coût salarial dans des usines productives délocalisées et, ainsi, de venir battre en brèche nombre de segments productifs sur les marchés occidentaux.
La spectaculaire croissance en Asie de l'Est n'exprime donc pas un renouveau du capitalisme, mais un sursaut momentané dans sa lente dégradation au niveau international. Dès lors, que cette vicissitude ait pu dynamiser une partie non négligeable du monde (l'Inde et la Chine), et même contribuer à soutenir la croissance mondiale, n'est qu'un paradoxe apparent lorsqu'on le comprend dans le contexte du lent développement international de la crise et de la phase historique de décadence du capitalisme [1]. Ce n'est qu'en prenant du recul, et en replaçant tous les événements particuliers dans leur contexte plus global, que l'on peut parvenir à leur donner du sens et les comprendre. Ce n'est pas parce que l'on se trouve dans un méandre que l'on peut en conclure que la rivière coule de la mer vers la montagne [2].
La conclusion qui apparaît avec évidence et qu'il faut affirmer avec force est donc que la croissance en Asie de l'Est n'exprime en rien un quelconque renouveau du capitalisme, elle n'efface en rien l'approfondissement de la crise au niveau international et dans les pays centraux en particulier. Au contraire, elle en constitue un de ses rouages, une de ses étapes. Le paradoxe apparent s'explique par le fait que l'Asie de l'Est est venue au bon moment pour profiter d'un stade dans l'approfondissement de la crise internationale lui permettant de se transformer en atelier du monde à faible coût salariaux.
La croissance asiatique accélère la dépression à l'échelle mondiale
Ce nouveau bouclage de l'accumulation à l'échelle mondiale participe à l'accentuation de la dynamique économique dépressive au niveau international puisque ses ressorts accroissent formidablement la surproduction en déprimant la demande finale suite à la réduction relative de la masse salariale mondiale et la destruction d'un bon nombre de zones ou de secteurs non compétitifs de par le monde.
En effet, Marx nous a appris qu'il y a fondamentalement deux façons de rétablir le taux de profit : soit par le haut, en réalisant des gains de productivité par l'investissement dans de nouvelles machines et procédés de fabrication, soit par le bas, en diminuant les salaires. Comme le retour de la crise à la fin des années 1960 s'est manifesté par un déclin quasi ininterrompu des gains de productivité, la seule façon de rétablir le taux de profit fut de procéder à une attaque massive des salaires [3]. Le graphique ci-dessous illustre très clairement cette dynamique dépressive : durant les Trente glorieuses, le taux de profit et d'accumulation évoluaient parallèlement à un haut niveau. Dès la fin des années soixante les taux de profit et d'accumulation chutent de moitié. Après le passage aux politiques de capitalisme d'Etat dérégulé à partir des années 80, le taux de profit est spectaculairement remonté et a même dépassé son niveau durant les Trente glorieuses. Cependant, malgré le rétablissement du taux de profit, le taux d'accumulation n'a pas suivi et reste à un niveau extrêmement bas. Ceci découle directement de la faiblesse de la demande finale engendrée par la réduction massive de la masse salariale qui est à la base du rétablissement du taux de profit. Aujourd'hui, le capitalisme est engagé dans une lente spirale récessive : ses entreprises sont désormais rentables, mais elles fonctionnent sur des bases de plus en plus restreintes car confrontées à une surproduction qui limite les bases de leur accumulation.
Graphique 6. Source : Michel Husson.
C'est en ce sens que l'actuelle croissance en Asie de l'Est n'est en rien comparable à des Trente glorieuses asiatiques, ni à un renouveau du capitalisme à l'échelle mondiale, mais est une expression de son enfoncement dans la crise.
Conclusion
L'origine, le cœur et la dynamique de la crise viennent des pays centraux. Le ralentissement de la croissance, le chômage, la dégradation des conditions de travail sont des phénomènes bien antérieurs au développement en Asie de l'Est. Ce sont justement les conséquences de la crise dans les pays développés qui ont impulsé un bouclage de l'accumulation au niveau mondial tel qu'il a permis à l'Asie de s'y insérer comme atelier du monde. Ce nouveau bouclage participe cependant, en retour, à l'accentuation de la dynamique économique dépressive dans les pays centraux puisqu'il accroît la surproduction à l'échelle internationale (l'offre) et déprime les marchés solvables (la demande) en tirant la masse salariale mondiale vers le bas (facteur essentiel au niveau économique) et en détruisant bon nombre d'économies moins compétitives au sein du Tiers-Monde (facteur marginal au niveau économique mais dramatique au niveau humain).
Le retour de la crise historique du capitalisme dès la fin des années 1960, son aggravation tout au long des années 1970 ainsi que l'échec des palliatifs néokeynésiens utilisés alors, ont ouvert la voie à l'instauration d'un capitalisme d'Etat dérégulé qui, à sa suite, a impulsé une mondialisation pervertie dans les années 1990. Quelques pays ont alors pu jouer le rôle d'atelier à bas salaires. Tel est le fondement de la spectaculaire croissance en Asie de l'Est qui, en conjonction avec la crise du modèle stalinien et nationaliste de développement autarcique, a pu s'insérer au bon moment dans ce nouveau cycle d'accumulation à l'échelle mondiale.
[1] En effet, alors que le PIB mondial par habitant n'a fait que décliner décennie après décennie depuis les années 60 : 3,7% (1960-69) ; 2,1% (1970-79) ; 1,3% (1980-89) ; 1,1% (1990-1999) et 0,9% pour 2000-2004, il apparaît aujourd'hui, à moins qu'une grave récession ne se déploie avant la fin de cette décennie - ce qui est tout à fait probable -, que la moyenne pour la décennie des années 2000 pourrait être pour la première fois sensiblement supérieure à la décennie précédente. Cette amélioration s'explique en grande partie par le dynamisme économique en Asie de l'Est. Ce sursaut doit cependant être très fortement relativisé car, lorsqu'on en analyse les paramètres, l'on constate que la croissance mondiale depuis le crash de la ‘nouvelle économie' (2001-02) a eu comme principaux points d'appui un fort endettement des ménages et une balance commerciale américaine qui atteint des déficits records. En effet, les ménages américains (mais également de plusieurs pays européens) ont fortement soutenu la croissance grâce à leur énorme endettement sur la base d'une renégociation de leurs emprunts hypothécaires (permis par la politique de baisse des taux d'intérêt pour relancer la croissance), à tel point que l'on parle aujourd'hui d'un possible crash immobilier. D'autre part, les déficits publics, mais surtout commerciaux, ont atteint des niveaux record qui ont également très fortement soutenu la croissance mondiale. A y regarder de plus près, cette probable amélioration durant la décennie des années 2000 aura été obtenue en tirant énormément de traites sur l'avenir.
[2] Ce genre de sursauts n'est guère surprenant et ont même été relativement fréquents au cours de la décadence du capitalisme. Tout au long de cette phase, la raison d'être des politiques de la bourgeoisie, et en particulier des politiques de capitalisme d'Etat, est d'intervenir dans le cours même du déroulement des lois économiques pour tenter de sauver un système qui tend irrémédiablement à la faillite. C'est, notamment, ce que le capitalisme a déjà massivement mis en place au cours des années 30. A cette époque aussi, de puissantes politiques de capitalisme d'Etat, ainsi que des programmes de réarmement massif, ont pu momentanément faire croire à une maîtrise de la crise, et même à un retour à la prospérité : New Deal aux Etats-Unis, Front populaires en France, plan De Man en Belgique, plans quinquennaux en URSS, fascisme en Allemagne, etc.
[3] Nous renvoyons le lecteur à notre article du numéro 121 de cette Revue qui décrit ce processus et en donne tous les éléments empiriques.