Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant - 1e partie (Bilan n° 10, aout-septembre 1934)

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Présentation

Cet article est la première partie d'une étude, publiée dans la revue Bilan, Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie en 1934. Cette étude se fixait comme objectif à l'époque de "mieux pénétrer le sens des crises qui ont périodiquement ébranlé tout l'appareil capitaliste et d'essayer, en conclusion, de caractériser et de définir, avec le plus de précision possible, l'ère de décadence définitive que le capitalisme anime de ses meurtriers soubresauts d'agonie."

Il s'agissait d'actualiser et d'approfondir l'analyse marxiste classique, pour comprendre pourquoi le capitalisme est voué à des crises cycliques de production et pourquoi avec le 20e siècle, avec la saturation progressive du marché mondial, il entre dans une autre phase, celle de sa décadence irréversible. Les crises cycliques, sans disparaître, cèdent la place à un phénomène plus profond et plus grave : celui de la crise historique du système capitaliste, une situation de contradiction permanente et qui s'aiguise avec le temps, entre les rapports sociaux capitalistes et le développement des forces productives. La forme de la production capitaliste non seulement s'est changée en une entrave pour le progrès mais de plus elle menace la survie même de l'humanité.

L'étude de Mitchell ([1]) reprend les bases de l'analyse marxiste du profit et de l'accumulation du capital. Elle montre la continuité entre les analyses de Marx et celles de Rosa Luxemburg qui, dans L'accumulation du capital, a donné l'explication de la tendance du capitalisme à des convulsions toujours plus mortelles et des limites historiques de ce système désormais entré dans une ère de "crises, guerres et révolutions".

Cette actualisation et cet approfondissement sont toujours pleinement valables dans la période actuelle. Même si Bilan ne pouvait entrevoir la dimension considérable qu'ont atteint aujourd'hui des phénomènes tels que l'endettement, la spéculation financière, les manipulations monétaires ou encore la concentration et les fusions d'entreprises, cette analyse fournit toutes les bases pour en comprendre les mécanismes. Ce document permet ainsi de rappeler les fondements de ce que nous développons par ailleurs dans l'article de ce numéro sur "La nouvelle économie, une nouvelle justification du capitalisme", ce qui sera plus clair encore avec la seconde partie de l'étude, "l'analyse de la crise générale de l'Impérialisme décadent", que nous publierons dans le prochain numéro de la Revue internationale.

CCI.

 

L'analyse marxiste du mode de production capitaliste s'attache essentiellement aux points suivants :

a) la critique des vestiges des formes féodales et pré capitalistes, de production et d'échange ;

b) la nécessité de remplacer ces formes retardataires par la forme capitaliste plus progressive;

c) la démonstration de la progressivité du mode capitaliste de production, en découvrant l'aspect positif et l'utilité sociale des lois qui régissent son développement ;

d) l'examen, sous l'angle de la critique socialiste, de l'aspect négatif de ces mêmes lois et de leur action contradictoire et destructive, menant l'évolution capitaliste vers l'impasse ;

e) la démonstration que les formes capitalistes d'appropriation constituent finalement une entrave à un plein épanouissement de la production et que, comme corollaire, le mode de répartition engendre une situation de classe déplus en plus intolérable, s'exprimant par un antagonisme de plus en plus profond entre CAPITALISTES toujours moins nombreux mais plus riches et SALARIES sans propriété toujours plus nombreux et plus malheureux ;

f)  enfin, que les immenses forces productives développées par le mode capitaliste de production ne peuvent s'épanouir harmoniquement que dans une société organisée par la seule classe qui n'exprime aucun intérêt particulier de caste : le PROLETARIAT.

Dans cette étude, nous ne ferons pas l'analyse approfondie de toute l'évolution organique du capitalisme dans sa phase ascendante, nous bornant seulement à suivre le processus dialectique de ses forces internes afin de pouvoir mieux pénétrer le sens des crises qui ont périodiquement ébranlé tout l'appareil capitaliste et d'essayer, en conclusion, de caractériser et de définir, avec le plus de précision possible, l'ère de décadence définitive que le capitalisme anime de ses meurtriers soubresauts d'agonie.

Nous aurons, d'autre part, l'occasion d'examiner comment la décomposition des économies pré capitalistes : féodales, artisanale ou communauté paysanne, crée les conditions d'extension du champ où peuvent s'écouler les marchandises capitalistes.

La production capitaliste pourvoit au profit, non aux besoins

Résumons les conditions essentielles qui sont requises à la base de la production capitaliste.

1. L'existence de MARCHANDISES c'est-à-dire de produits qui, avant d'être considérés selon leur utilité sociale, leur VALEUR d'USAGE, apparaissent dans un rapport, une proportion d'échange avec d'autres valeurs d'usage d'espèce différente, c'est-à-dire dans LEUR VALEUR D'ECHANGE. La véritable mesure commune des marchandises c'est le travail ; et leur valeur d'échange se détermine par le temps de travail socialement nécessaire à leur production ;

2. les marchandises ne s'échangent pas DIRECTEMENT entre elles mais par l'intermédiaire d'une marchandise-type CONVENTIONNELLE qui exprime leur valeur à toutes, une marchandise-monnaie : L'ARGENT

3.l’existence d'une marchandise à caractère particulier, la FORCE DE TRAVAIL, seule propriété du prolétaire et que le capitalisme, seul détenteur des moyens de production et de subsistances, achète sur le marché du travail, comme toute autre marchandise, à SA VALEUR c'est-à-dire à son coût de production ou au prix "d'entretien" de l'énergie vitale du prolétaire ; mais alors que la consommation, l'usage des autres marchandises n'apporte aucun accroissement de leur valeur, la FORCE DE TRAVAIL, au contraire, procure au capitaliste -qui l'ayant achetée, en est le propriétaire et peut en disposer à son gré – une valeur supérieure à celle qu'elle lui a coûtée, pourvu qu'il fasse travailler le prolétaire plus de temps qu'il n'est nécessaire à celui-ci pour obtenir les subsistances qui lui sont strictement indispensables.

C'est cette SUPER-VALEUR équivalant au SURTRAVAIL que le prolétaire, par le fait qu'il vend "librement" et contracruellement sa force de travail, doit céder gratuitement au capitaliste. C'est cela qui constitue la PLUS-VALUE ou profit capitaliste. Ce n'est donc pas quelque chose d'abstrait, une fiction mais du TRAVAIL VIVANT.

Si nous nous permettons d'insister - et nous nous en excusons - sur ce qui est l'A, B, C de la théorie économique marxiste, c'est parce qu'il ne doit pas être perdu de vue que tous les problèmes économiques et politiques que se pose le capitalisme (et en période de crise ceux-ci sont nombreux et complexes) convergent finalement vers cet objectif central : produire le MAXIMUM de PLUS-VALUE. De la production en vue des besoins de l'humanité, de la consommation et des nécessités vitales des hommes, le capitalisme n'a cure. Une SEULE CONSOMMATION l'émeut, le passionne, stimule son énergie et sa volonté, constitue sa raison d'être : la CONSOMMATION DE LA FORCE DE TRAVAIL!

Le capitalisme use de cette force de travail de façon à en obtenir le rendement le plus élevé correspondant à la plus grande quantité de travail possible. Mais il ne s'agit pas seulement de cela : il faut aussi élever à son maximum le rapport du travail gratuit au travail payé, le rapport de la plus-value au salaire ou au capital engagé, le TAUX DE LA PLUS-VALUE. Le capitaliste arrive à ses fins, d'une part en accroissant le travail total, en allongeant la journée de travail, en intensifiant le travail et, d'autre, part, en payant le moins cher possible la Force de Travail (même en dessous de sa valeur) grâce surtout au développement de la productivité du travail qui fait baisser le prix des subsistances et objets de première nécessité ; le capitalisme ne consent évidemment pas de plein gré à ce que la baisse des prix permette à l'ouvrier d'acheter plus de produits ; le salaire fluctue toujours autour de son axe : la valeur de la Force de Travail équivalant aux choses strictement indispensables à sa reproduction ; la courbe des mouvements de salaire (au-dessus ou au-dessous de la valeur) évolue parallèlement aux fluctuations du rapport des forces en présence, entre capitalistes et prolétaires.

De ce qui précède, il résulte que la quantité de plus-value est fonction, non pas du CAPITAL TOTAL que le capitaliste engage, mais seulement de la partie consacrée à 1'achat de la force de travail ou CAPITAL VARIABLE. C'est pourquoi le capitaliste tend à faire produire le MAXIMUM de PLUS-VALUE par le MINIMUM de CAPITAL TOTAL mais nous constaterons, en analysant l'accumulation, que cette tendance est contrecarrée par une loi agissant en sens contraire et entraînant la baisse du taux de profit.

Lorsque nous envisageons le capital total ou le capital investi dans la production capitaliste -mettons d'une année - nous devons le considérer, non pas en tant qu' expression de la forme concrète, matérielle des choses, de leur valeur d'usage, mais comme représentant des marchandises, des valeurs d'échange. Cela étant, la valeur du produit annuel se compose :

a)  du capital constant consommé, c'est-à-dire de l'usure des moyens de production et des matières premières absorbées ; ces deux éléments expriment du travail passé, déjà consommé, matérialisé au cours de productions antérieures;

b)  du capital variable et de la plus-value représentant le travail nouveau, vivant, consommé pendant l'année.

Cette valeur synthétique, telle qu'elle apparaît dans le produit total, se retrouve dans le produit unitaire. La valeur d'une table, par exemple, est l'addition de la valeur équivalant à l'usure de la machine qui 1'a produite, de la valeur des matières et de la valeur du travail incorporé. Il ne faut donc pas considérer le produit comme exprimant exclusivement soit du capital constant soit du capital variable soit de la plus-value.

Le capital variable et la plus-value constituent le revenu issu de la sphère de production (De même que nous n'avons pas considéré la production extra-capitaliste des paysans, artisans etc., de même nous n'envisageons pas leur revenu).

Le revenu du prolétariat c'est le Fonds des Salaires. Le revenu de la bourgeoisie c'est la masse de plus-value, de profit (nous n'avons pas à analyser ici la répartition de la plus-value au sein de la classe capitaliste en profit industriel, profit commercial, profit bancaire et rente foncière). Ainsi déterminé, le revenu provenant de la sphère capitaliste fixe les limites de la consommation individuelle du prolétariat et de la bourgeoisie mais il importe de souligner que la consommation des capitalistes n'a de limites que celles que lui assignent les possibilités de production de plus-value, tandis que la consommation ouvrière est strictement fonction des nécessités de cette même production de plus-value. D'où, à la base de la répartition du revenu total, un antagonisme fondamental qui engendre tous les autres. A ceux qui affirment qu'il suffit que les ouvriers produisent pour avoir l'occasion de consommer ou bien que, puisque les besoins sont illimités, ils restent toujours en deçà des possibilités de production, à ceux-là il convient d'opposer la réponse de Marx : "Ce que les ouvriers produisent effectivement c'est la plus-value : tant qu'ils la produisent, ils ont à consommer mais dès que la production s'arrête, la consommation s'arrête également. Il est faux qu'ils aient à consommer parce qu’ils produisent l'équivalent de leur consommation. " Et il dit d'autre part : "Les ouvriers doivent toujours être surproducteurs (plus-value) et produire au-delà de leurs «besoins» pour pouvoir être consommateurs ou acheteurs dans les limites de leurs besoins. "

Mais le capitaliste ne peut se contenter de s'approprier de la plus-value, il ne peut se borner à spolier partiellement 1'ouvrier du fruit de son travail, encore faut-il qu'il puisse réaliser cette plus-value, la transformer en argent en vendant le produit qui la contient à sa valeur.

La vente conditionne le renouvellement de la production ; elle permet au capitaliste de racheter les éléments du capital consommé dans le procès qui vient de se terminer : il lui faut remplacer les parties usées de son matériel, acheter de nouvelles matières premières, payer de la main d'œuvre. Mais au point de vue capitaliste, ces éléments sont envisagés non pas sous leur forme matérielle en tant que quantité semblable de valeurs d'usage, en tant que même masse de production à réincorporer dans la production mais comme valeur d'échange, comme capital réinvesti dans la production à son niveau ancien (abstraction étant faite des valeurs nouvelles accumulées) et cela afin que soit maintenu au moins le même taux de profit que précédemment. Recommencer un cycle pour produire de la nouvelle plus-value reste le suprême objectif du capitaliste.

S'il arrive que la production ne peut être entièrement réalisée, ou bien si elle l'est au dessous de sa valeur, 1'exploitation de 1'ouvrier n'a rien ou peu rapporté au capitaliste parce que le travail gratuit n'a pu se concrétiser en argent et se convertir ensuite en capital productif de nouvelle plus-value ; qu'il y ait quand même production de produits consommables, laisse le capitaliste complètement indifférent même si la classe ouvrière manque de 1'indispensable.

Si nous soulevons l'éventualité d'une mévente, c'est précisément parce que le procès capitaliste de production se scinde en 2 phases, la production et la vente, qui bien que formant une unité, bien que dépendant étroitement l'une de l'autre, sont nettement indépendantes dans leur déroulement. Ainsi, le capitaliste, loin de dominer le marché, lui est au contraire étroitement soumis. Et, non seulement la vente se sépare de la production mais l'achat subséquent se sépare de la vente, c'est-à-dire que le vendeur d'une marchandise n'est pas forcément et en même temps acheteur d'une autre marchandise.   Dans l'économie capitaliste, le commerce des marchandises ne signifie pas échange direct de marchandises. Toutes, avant de parvenir à leur destination définitive, doivent se métamorphoser en argent et cette transformation constitue la phase la plus importante de leur circulation.

La possibilité première des crises résulte donc de la différenciation, d'une part entre la production et la vente, d'autre part entre la vente et l'achat ou de la nécessité pour la marchandise de se métamorphoser d'abord en Argent pour aboutir à l'Argent-Capital. Voici donc que surgit devant le capitalisme le problème de la réalisation de la production. Quelles vont être les conditions de la solution ? Tout d'abord, la fraction de la valeur du produit exprimant le capital constant peut, dans des conditions normales, se vendre dans la sphère capitaliste même, par un échange intérieur conditionnant le renouvellement de la production. La fraction représentant le capital variable est achetée par les ouvriers au moyen du salaire que leur a payé le capitaliste et qui reste strictement limité, nous 1'avons indiqué au prix de la force de travail gravitant autour de la valeur : c'est la seule partie du produit total dont la réalisation, le marché, sont assurés par le propre financement du capitalisme. Reste la plus-value. On peut, certes, émettre l'hypothèse que la bourgeoisie en consacre 1'entièreté à sa consommation personnelle. Bien que, pour que cela soit possible, il faille que le produit ait été au préalable changé contre de l'argent (nous écartons 1'éventualité du payement des dépenses individuelles au moyen d'argent thésaurisé) car le capitalisme ne peut consommer sa propre production. Mais si la bourgeoisie agissait dans ce sens, si elle se bornait à tirer jouissance du surproduit dont elle frustre le prolétariat, si elle se confinait à une production simple, non élargie, en s'assurant ainsi une existence paisible et sans soucis, elle ne se différencierait nullement des classes dominantes qui l'ont précédée, si ce n'est par les formes de sa domination. La structure des sociétés esclavagistes comprimait tout développement technique et maintenait la production à un niveau dont s'accommodait fort bien le maître, aux besoins duquel 1'esclave pourvoyait largement. De même, dans l'économie féodale, le seigneur, en échange de sa protection qu'il accordait au serf, recevait de celui-ci les produits de son travail supplémentaire et se débarrassait ainsi des soucis de la production limitée à un marché à échanges étroits et peu extensibles.

Sous la poussée du développement de l'économie marchande, la tâche historique du capitalisme fut précisément de balayer ces sociétés sordides, stagnantes. L'expropriation des producteurs créait le marché du travail et ouvrait la mine de plus-value où vint puiser le capital marchand transformé en capital industriel. Une fièvre de production envahissait tout le corps social. Sous l'aiguillon de la concurrence, le capital appelait le capital. Les forces productives et la production croissaient en progression géométrique et 1'accumulation du capital atteignait son apogée dans le dernier tiers du XIXe siècle, au cours du plein épanouissement du "libre échange".

L'histoire apporte donc la démonstration que la bourgeoisie, considérée dans son ensemble, n'a pu se borner à consommer l'entièreté de la plus-value. Au contraire, son âpreté au gain la poussait à en réserver une partie (la plus importante) et, la plus-value attirant la plus-value comme l'aimant attire la limaille, à la CAPITALISER. L'extension de la production se poursuit, la concurrence stimule le mouvement et suppose les perfectionnements techniques.

Les nécessités de l'accumulation transforment la réalisation de la plus-value en la pierre d'achoppement de la réalisation du produit total. Si la réalisation de la fraction consommée n'offre pas de difficultés (du moins théoriquement), il reste néanmoins la plus-value accumulable. Celle-ci ne peut pas être absorbée par les prolétaires puisqu'ils ont déjà épuisé leurs possibilités d'achat en dépensant leurs salaires. Peut-on supposer que les capitalistes soient capables de la réaliser entre eux, dans la sphère capitaliste, et que cet échange soit suffisant pour conditionner l'extension de la production ? Une telle solution s'avère évidemment absurde dans sa finalité car, le souligne Marx : "Ce que la production capitaliste se propose, ce n'est pas déposséder d'autres biens mais de s'approprier de la valeur, de l'argent, de la richesse abstraite. " Et l'extension de la production est fonction de l'accumulation de cette richesse abstraite. Le capitaliste ne produit pas pour le plaisir de produire, pour le plaisir d'accumuler des moyens de production, des produits de consommation et de "gaver" toujours plus d'ouvriers mais parce que produire engendre du travail gratuit, de la plus-value qui s'accumule et croît toujours davantage en se capitalisant. Marx ajoute : "Si on dit que les capitalistes n'ont qu 'à échanger et consommer leurs marchandises entre eux, on oublie tout le caractère de la production capitaliste, comme aussi qu'il s'agit de mettre le capital en valeur et non de le consommer. "

Nous nous trouvons ainsi au centre du problème qui se pose de façon inéluctable et permanente à la classe capitaliste dans son ensemble : vendre en dehors du marché capitaliste, dont la capacité d'absorption est strictement limitée par les lois capitalistes, le surplus de la production représentant au moins la valeur de la plus-value non consommée par la bourgeoisie destinée à être transformée en Capital. Pas moyen d'y échapper : le capital marchandise ne peut devenir du capital productif de plus-value que s'il est au préalable converti en argent et à l'extérieur du marché capitaliste. "Le capitalisme a besoin, pour écouler une partie de ses marchandises, d'acheteurs qui ne soient ni capitalistes, ni salariés et qui disposent d'un pouvoir d'achat autonome. " (Rosa Luxembourg)

Avant d'examiner où et comment le capital trouve des acheteurs à pouvoir d'achat "autonome", il nous faut suivre le processus de l'accumulation.

L'accumulation capitaliste, facteur de progrès et de régression

Nous avons déjà indiqué que l'accroissement du capital fonctionnant dans la production a pour conséquence de développer, en même temps, les forces productives, sous la poussée des perfectionnements techniques. Seulement, à côté de cet aspect positif progressif de la production capitaliste surgit un facteur régressif, antagonique résultant de la modification du rapport interne des éléments composant le capital.

La plus-value accumulée se subdivise en deux parties inégales : l'une, la plus considérable, doit servir à l'extension du capital constant et 1'autre, la plus petite est consacrée à 1 ' achat de force de travail supplémentaire ; le rythme du développement du capital constant s'accélère ainsi au détriment de celui du capital variable et le rapport du capital constant au capital total s'accroît ; autrement dit, la composition organique du capital s'élève. Certes la demande supplémentaire d'ouvriers augmente la part absolue du prolétariat dans le produit social mais sa part relative diminue puisque le capital variable décroît par rapport au capital constant et au capital total. Cependant, même l'accroissement absolu du capital variable, du fonds des salaires ne peut persister et doit atteindre, à un certain moment, son point de saturation. En effet, l'élévation continue de la composition organique, c'est-à-dire du degré technique, porte les forces productives et la productivité du travail à une telle puissance que le capital, poursuivant son ascension, loin d'absorber encore et toujours de nouvelles forces de travail finit, au contraire, par rejeter sur le marché une partie de celles déjà intégrées dans la production, déterminant un "phénomène" spécifique au capitalisme décadent : le chômage permanent, expression d'une surpopulation ouvrière relative et constante.

D'un autre côté, les dimensions gigantesques qu'atteint la production reçoivent leur pleine signification par le fait que la masse des produits ou valeurs d'usage croit bien plus vite que la masse de valeurs d'échange y correspondant, ou que la valeur du capital constant consommé, du capital variable et de la plus-value ; ainsi, par exemple, lorsqu'une machine coûtant 1000 francs, pouvant produire 1000 unités d'un produit déterminé et nécessitant la présence de deux ouvriers est remplacée par une machine plus perfectionnée coûtant 2.000 F, exigeant un ouvrier mais produisant 3 ou 4 fois autant que la première. Que si on objecte que, puisque plus de produits peuvent être obtenus avec moins de travail, l'ouvrier avec son salaire peut aussi en acquérir davantage, on oublie totalement que les produits sont avant tout des marchandises, de même que la force de travail en est une et que, par conséquent, ainsi que nous l'avons déjà indiqué au début, cette force de travail, en tant que marchandise, ne peut être vendue qu'à sa valeur d'échange équivalant au coût de sa reproduction, celle-ci étant assurée du moment que l'ouvrier obtient le strict minimum de subsistance lui permettant de se maintenir en vie. Si, grâce au progrès technique, le coût de ces subsistances peut être réduit, le salaire sera réduit également. Et si même il ne l'est pas proportionnellement à la baisse des produits par suite d'un rapport des forces favorable au prolétariat, il doit, dans tous les cas, fluctuer dans des limites compatibles avec les nécessités de la production capitaliste.

Le processus de l'accumulation approfondit donc une première contradiction : croissance des forces productives, décroissance des forces de travail affectées à la production et développement d'une surpopulation ouvrière relative et constante. Cette contradiction en engendre une seconde. Nous avons déjà indiqué quels étaient les facteurs qui déterminaient le taux de la plus-value. Cependant, il importe de souligner qu'avec un taux de plus value invariable, la masse de plus-value et, par conséquent, la masse de profit est toujours proportionnelle à la masse du capital variable engagé dans la production. Si le capital variable décroît par rapport au capital total, il entraîne une diminution de la masse de profit par rapport à ce capital total et, par conséquent, le taux de profit baisse. Cette baisse du taux de profit s'accentue dans la mesure où progresse l'accumulation, où grandit le capital constant par rapport au capital variable alors même que la masse de profit continue à augmenter (par suite d'une hausse du taux de la plus-value). Elle ne traduit donc nullement une exploitation moins intense des ouvriers mais signifie que, par rapport au capital total, il est utilisé moins de travail procurant moins de travail gratuit. D'autre part, elle accélère le rythme de l'accumulation parce qu'elle harcèle, elle talonne le capitalisme et en l'acculant à la nécessité d'extraire d'un nombre d'ouvriers déterminés le maximum de plus-value, oblige aussi à accumuler toujours davantage de plus-value.

La loi de la baisse tendancielle du taux de profit est génératrice des crises cycliques et sera un puissant ferment de décomposition de l'économie capitaliste décadente. De plus, elle nous fournit l'explication de l'exportation du capital qui apparaît comme un des traits spécifiques du capitalisme impérialiste et monopoliste : "L'exportation du capital, dit Marx, n'a pas pour cause l'impossibilité absolue de l'occuper à l'intérieur, mais la possibilité de le placer à l'étranger avec un taux de profit plus élevé. " Lénine confirme cette idée (L'Impérialisme) en disant que "la nécessité de l'exportation des capitaux résulte de la maturité excessive du capitalisme dans certains pays où, les placements «avantageux» (c'est nous qui soulignons)- l'agriculture étant arriérée, les masses misérables -commencent à lui faire défaut. "

Un autre facteur qui contribue à accélérer l'accumulation c'est le Crédit, panacée qui aujourd'hui acquiert un pouvoir magique pour les savants économistes bourgeois et social-démocrates à la recherche de solutions salvatrices ; mot magique au pays de Roosevelt, mot magique pour tous les faiseurs de plan d'économie dirigée... par le capitalisme, pour De Man, pour les bureaucrates de la C.G.T. et autres sauveurs du capitalisme. Car il parait que le crédit possède cet attribut de créer du pouvoir d'achat.

Cependant, débarrassé de ses oripeaux pseudo scientifiques et mensongers, le crédit peut fort simplement se définir comme suit : la mise à la disposition du capital par les canaux de son appareil financier :

a)  des sommes momentanément inutilisées dans le procès de production et destinées au renouvellement du capital constant ;

b)  de la fraction de sa plus-value que la bourgeoisie ne consomme pas immédiatement ou qu'elle ne peut accumuler ;

c)  les sommes disponibles appartenant à des couches non-capitalistes (paysans, artisans) ou à la couche privilégiée de la classe ouvrière, en un mot, de ce qui constitue l'EPARGNE et exprime du pouvoir d'achat potentiel.

L'opération de crédit ne peut donc aboutir, tout au plus, qu'à transformer du pouvoir d'achat latent en pouvoir d'achat nouveau. C'est d'ailleurs un problème qui ne préoccupe que les amuseurs de badauds. Ce qui nous importe, c'est le fait que l'épargne peut être mobilisée pour la capitalisation et accroître d'autant la masse des capitaux accumulés. Sans le crédit, l'épargne ne serait que de l'argent thésaurisé et non du capital. "Le crédit accroît d'une façon incommensurable la capacité d'extension de la production et constitue la force motrice interne qui la pousse constamment à dépasser les limites du marché. " (R. Luxembourg)

Un troisième facteur d'accélération doit être signalé. L'ascension vertigineuse de la masse de plus-value ne permet pas à la bourgeoisie d'y adapter sa consommation ; son "estomac", si vorace qu'il soit, est incapable d'absorber le surplus de plus-value produite. Mais, même si sa goinfrerie la poussait jusqu'à vouloir consommer davantage, elle ne le pourrait pas car la concurrence lui impose sa loi implacable : élargir la production afin de réduire les prix de revient. De sorte que, la fraction de plus-value consommée se réduisant de plus en plus par rapport à la plus-value totale, le taux de l'accumulation s'accroît. D'où une nouvelle cause de contraction du marché capitaliste.

Nous nous bornerons à mentionner un quatrième élément d'accélération, surgi parallèlement au développement du capital bancaire et du crédit et produit de la sélection active de la concurrence : la centralisation des capitaux et des moyens de production dans des entreprises gigantesques qui, en produisant de la plus-value accumulable "en gros", augmentent beaucoup plus rapidement la masse des capitaux. Comme ces entreprises évolueront organiquement en monopoles parasitaires, elles se transformeront également en un virulent ferment de désagrégation dans la période de l'impérialisme.

Résumons donc les contradictions fondamentales qui minent la production capitaliste :

a)  d'une part une production ayant atteint un niveau conditionnant une consommation de masse, d'autre part les nécessités même de cette production rétrécissant de plus en plus les bases de la consommation à l'intérieur du marché capitaliste ; décroissance de la part relative et absolue du prolétariat dans le produit total, restriction relative de la consommation individuelle des capitalistes ;

b)  nécessité de réaliser hors du marché capitaliste la fraction du produit, non consommable à l'intérieur, correspondant à la plus-value accumulée en progression rapide et constante sous la pression des divers facteurs accélérant l'accumulation.

Il faut d'une part réaliser le produit afin de pouvoir recommencer la production mais il faut d'autre part élargir les débouchés afin de pouvoir réaliser le produit.

Comme le souligne Marx : "La production capitaliste est forcée de produire à une échelle qui n'est en rien liée à la demande du moment mais dépend d'une extension continuelle du marché mondial La demande des ouvriers ne suffit pas puisque le profit provient précisément de ce que la demande des ouvriers est plus petite que la valeur de leur produit et qu'il est d'autant plus grand que cette demande est relativement plus petite. La demande réciproque des capitalistes ne suffit pas davantage. "

Comment alors va s'effectuer cette extension continuelle du marché mondial, cette création et cet élargissement continuel des débouchés extra capitalistes dont Rosa Luxembourg soulignait l'importance vitale pour le capitalisme. Celui-ci, de par la place historique qu'il occupe dans l'évolution de la société doit, s'il veut continuer à vivre, poursuivre la lutte qu'il lui a fallu entamer lorsque primitivement il s'est agi pour lui de construire la base sur laquelle sa production pouvait se développer. Autrement dit, le capitalisme, s'il veut transformer en argent et accumuler la plus-value qui suinte par tous ses pores, doit désagréger les économies anciennes qui ont survécu aux bouleversements historiques. Pour écouler les produits que la sphère capitaliste ne peut absorber, il faut trouver des acheteurs et ceux-ci ne peuvent exister que dans une économie marchande. De plus, le capitalisme pour maintenir l'échelle de sa production, a besoin d'immenses réserves de matières premières qu'il ne peut s'approprier que pour autant que dans les contrées où elles existent, il ne se heurte pas à des rapports de propriété qui constituent des obstacles à ses visées et pour autant qu'il ait à sa disposition les forces de travail qui puissent assurer l'exploitation des richesses convoitées. Là donc où subsistent encore des formations esclavagistes ou féodales ou bien des communautés paysannes dans lesquelles le producteur est enchaîné à ses moyens de production et œuvre à la satisfaction directe de ses besoins, il faut que le capitalisme crée les conditions et ouvre la voie qui lui permette d'atteindre ses objectifs. Par la violence, l'expropriation, les exactions fiscales et, avec l'appui des masses dominantes de ces régions, il détruit en premier lieu les derniers vestiges de propriété collective, transforme la production pour les besoins en production pour le marché, suscite des productions nouvelles correspondant à ses propres besoins, ampute l'économie paysanne des métiers qui la complétaient, contraint le paysan au travers du marché ainsi constitué à effectuer l'échange des matières agricoles que seules il lui est encore possible de produire contre la camelote fabriquée dans les usines capitalistes. En Europe, la révolution agricole des XVe et XVIe siècles avait déjà entraîné l'expropriation et l'expulsion d'une partie de la population rurale et avait créé le marché pour la production capitaliste naissante. Marx remarque à ce sujet que seul l'anéantissement de l'industrie domestique rurale peut donner au marché intérieur d'un pays l'extension et la solide cohésion dont a besoin le mode de production capitaliste.

Cependant, par sa nature insatiable, le capital ne s'arrête pas en si bon chemin. Réaliser sa plus value ne lui suffit pas. Il lui faut maintenant abattre les producteurs autonomes qu'il a fait surgir des collectivités primitives et qui ont conservé leurs moyens de production. Il lui faut supplanter leur production, la remplacer par la production capitaliste afin de trouver un emploi aux masses de capitaux accumulés qui le submergent et l'étouffent. L'industrialisation de l'agriculture amorcée dans la seconde moitié du XIXe siècle surtout aux Etats-Unis constitue une illustration frappante du processus de désagrégation des économies paysannes qui creuse le fossé entre fermiers capitalistes et prolétaires agricoles.

Dans les colonies d'exploitation où, cependant, le processus d'industrialisation capitaliste ne se vérifie que dans une faible mesure, l'expropriation et la prolétarisation en masse des indigènes comblent le réservoir où le capital vient puiser les forces de travail qui lui fourniront les matières premières à bon marché.

De sorte que réaliser la plus-value signifie, pour le capital, s'annexer progressivement et continuellement les économies pré-capitalistes dont l'existence lui est indispensable mais qu'il doit cependant anéantir s'il veut poursuivre ce qui constitue sa raison d'être : l'accumulation. D'où  surgit une autre  contradiction fondamentale qui se relie aux précédentes : l'accumulation et la production capitaliste se développent en se nourrissant de la substance "humaine" des milieux extra capitalistes mais aussi en épuisant graduellement ceux-ci ; ce qui d'abord était du pouvoir d'achat "autonome" absorbant la plus-value -par exemple la consommation des paysans- devient, lorsque la paysannerie se scinde en capitalistes et prolétaires, du pouvoir d'achat spécifiquement capitaliste, c'est-à-dire contenu dans les limites étroites déterminées par le capital variable et la plus-value consommable. Le capitalisme scie, en quelque sorte, la branche qui le porte.

On peut évidemment imaginer une époque où le capitalisme ayant étendu son mode de production au monde entier aura réalisé l'équilibre de ses forces productives et l'harmonie sociale. Mais si Marx, dans ses schémas de la production élargie, a émis cette hypothèse d'une société entièrement capitaliste où ne s'opposeraient que des capitalistes et des prolétaires c'est, nous semble-t-il, afin de, pouvoir précisément faire la démonstration de l'absurdité d'une production capitaliste s'équilibrant et s'harmonisant un jour avec les besoins de l'humanité. Cela signifierait que la plus-value accumulable, grâce à l'élargissement de la production, pourrait se réaliser directement d'une part par 1'achat de nouveaux moyens de production nécessaires, d'autre part par la demande des ouvriers supplémentaires (où les trouver d'ailleurs ?) et que les capitalistes, de loups se seraient transformés en pacifiques progressistes.

Marx, s'il avait pu poursuivre le développement de ses schémas, aurait abouti à cette conclusion opposée qu'un marché capitaliste qui ne serait plus extensible par l'incorporation de milieux non capitalistes, qu'une production entièrement capitaliste - ce qui historiquement est impossible - signifieraient l'arrêt du processus de l'accumulation et la fin du capitalisme lui-même. Par conséquent, présenter les schémas (comme l'ont fait certains "marxistes") comme étant l'image d'une production capitaliste pouvant se dérouler sans déséquilibre, sans surproduction, sans crises, c'est falsifier sciemment la théorie marxiste.

Cependant, en accroissant sa production dans des proportions prodigieuses, le capital ne réussit pas à l'adapter harmoniquement à la capacité des marchés qu'il parvient à s'annexer. D'une part ceux-ci ne s'élargissent pas sans discontinuité, d'autre part, sous l'impulsion des facteurs d'accélération que nous avons mentionnés, l'accumulation imprime au développement de la production un rythme beaucoup plus rapide que celui auquel s'effectue l'extension de nouveaux débouchés extra capitalistes. Non seulement le processus de l'accumulation engendre une quantité énorme de valeurs d'échanges mais, comme nous l'avons déjà dit, la capacité grandissante des moyens de production accroît la masse des produits ou valeurs d'usage dans des proportions bien plus considérables encore, de sorte que se trouvent réalisées les conditions d'une production capable de répondre à une consommation de masse mais dont l'écoulement est subordonné à une adaptation constante de capacités de consommation qui n'existe qu'en dehors de la sphère capitaliste.

Si cette adaptation ne s'effectue pas, il y a surproduction relative de marchandises, relative non pas par rapport à la capacité de consommation mais par rapport à la capacité d'achat des marchés capitalistes (intérieur) et extra capitalistes (extérieur).

S'il ne pouvait y avoir surproduction qu'une fois que tous les membres de la nation auraient satisfait ne fut-ce que leurs besoins les plus urgents, toute surproduction générale et même partielle aurait été impossible dans l'histoire passée de la société bourgeoise. Lorsque le marché est sursaturé de chaussures, de cotonnades, de vins, de denrées coloniales est-ce à dire qu'une partie de la nation, mettons les deux tiers, a plus que satisfait ses besoins de chaussures, etc. ? En quoi les besoins absolus intéressent-ils la surproduction ? Celle-ci ne s'adressent qu'au besoin "capable de payer " (Marx).

Le caractère d'une telle surproduction ne se retrouve dans aucune des sociétés antérieures. Dans la société antique, esclavagiste la production était dirigée vers la satisfaction essentielle des besoins de la classe dominatrice et l'exploitation des esclaves s'expliquait par la nécessité résultant de la faible capacité des moyens de production d'étouffer, par la violence, les velléités d'expansion des besoins de la masse. Si quelque surproduction fortuite survenait, elle était résorbée par la thésaurisation ou bien elle s'épanouissait en dépenses somptuaires ce qui se vérifiait parfois ; ce n'était donc pas à vrai dire une surproduction mais une surconsommation des riches. De même, sous le régime féodal, l'étroite production était aisément consommée : le serf, tout en consacrant la plus grande partie de son produit à la satisfaction des besoins du seigneur, s'évertuait à ne pas mourir de faim ; aucune surproduction n'était à craindre, les famines et les guerres y paraient.

En régime de production capitaliste, les force productives débordent de la base trop étroite sur laquelle elles doivent opérer : les produits capitalistes sont abondants mais ils n'ont que répulsion pour les simples besoins des hommes, ils ne se "donnent" que pour de l'argent et, en son absence, préfèrent s'entasser dans les usines, magasins, entrepôts ou se laisser anéantir.

Les crises chroniques du capitalisme ascendant

La production capitaliste ne se trace de limites que celles que lui imposent les possibilités de mise en valeur du capital : tant que de la plus-value peut être extirpée et capitalisée la production progresse. Sa disproportion avec la capacité générale de consommation n'apparaît que lorsque le reflux des marchandises heurtant les limites du marché obstruent les voies de la circulation, en un mot lorsque la crise éclate.

Il est évident que la crise économique déborde la définition qui la limite à une rupture d'équilibre entre les divers secteurs de la production, comme se bornent à l'énoncer certains économistes bourgeois et même marxistes. Marx indique qu' "aux périodes de surproduction générale, la surproduction dans certaines sphères n'est que le résultat, la conséquence de la surproduction dans les branches principales: elle n'y est que de la surproduction relative parce qu'il y a surproduction dans d'autres sphères." Evidemment, une disproportion trop flagrante, par exemple entre le secteur produisant des moyens de production et celui produisant des moyens de consommation, peut déterminer une crise partielle ; peut même être la cause d'une crise générale originelle. La crise est le produit d'une surproduction générale et relative, d'une surproduction de produits de toutes espèces (que ce soient des moyens de production ou des objets de consommation) par rapport à la demande du marché.

En somme, la crise est la manifestation de l'impuissance du capitalisme à pouvoir tirer profit de l’exploitation de l'ouvrier :nous avons déjà mis en évidence qu'il ne lui suffit pas d'extorquer du travail gratuit et de l'incorporer au produit sous forme d'une valeur nouvelle, de plus-value, mais qu'il doit aussi le matérialiser en argent par la vente du produit total à sa valeur, ou plutôt à son prix de production constitué par le prix de revient (valeur du capital engagé, constant et variable) auquel s'ajoute le profit moyen social (et non le profit donné par chaque production particulière). D'un autre côté, les prix du marché, qui théoriquement sont l'expression monétaire des prix de production, diffèrent pratiquement de ceux-ci car ils suivent la courbe fixée par la loi marchande de l'offre et de la demande tout en évoluant cependant dans l'orbite de la valeur. Il importe donc de souligner que les crises se caractérisent par des fluctuations anormales des prix entraînant des dépréciations considérables de valeurs pouvant même aller jusqu'à leur destruction qui équivaut à une perte de capital. La crise révèle brusquement qu' il a été produit une telle masse de moyens de production, de moyens de travail et de moyens de consommation, qu'il s'est accumulé une telle masse de valeur-capital qu'il devient impossible de faire fonctionner celles-ci comme instrument d'exploitation des ouvriers, à un degré donné à un certain taux de profit ; la baisse de ce taux au-dessous d'un certain niveau acceptable par la bourgeoisie ou la menace même de la suppression de tout profit jette la perturbation dans le procès de production et provoque même sa paralysie. Les machines s'immobilisent non parce qu'elles ont produit trop de choses consommables mais parce que le capital existant ne reçoit plus la plus-value qui le fait vivre. La crise dissipe ainsi les brumes de la production capitaliste ; elle souligne d'un trait puissant l'opposition fondamentale entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, entre les besoins des hommes et les besoins du capital. "Il est produit, dit Marx, trop de marchandises pour qu'on puisse réaliser et reconvertir en capital nouveau, dans les conditions de répartition et de consommation donnée par la production capitaliste, la Valeur et la Plus-Value qui s'y trouvent contenues. Il n'est pas produit trop de richesses. Mais périodiquement, il est produit trop de richesse sous ses formes capitalistes opposées les unes aux autres. "

Cette périodicité quasi mathématique des crises constitue un des traits spécifiques du système capitaliste de production. Tant cette périodicité que le caractère propre des crises capitalistes ne se retrouvent dans aucune des sociétés précédentes : les économies antiques, patriarcales, féodales, basées essentiellement sur la satisfaction des besoins de la classe dominante et ne s'appuyant ni sur une technique progressive ni sur un marché favorisant un large courant d'échanges, ignoraient les crises surgies d'excès de richesse puisque, ainsi que nous l'avons mis en évidence, la surproduction y était impossible, des calamités économiques ne s'y abattaient qu'à l'intervention d'agents naturels : sécheresse, inondations, épidémies et de facteurs sociaux tels les guerres.

Les crises chroniques font seulement leur apparition dès le début du XIXe siècle lorsque le capitalisme, désormais consolidé grâce aux luttes acharnées et victorieuses qu'il a livrées à la société féodale, entre dans sa période de plein épanouissement et, solidement installé sur sa base industrielle, part à la conquête du monde. Dès lors, le développement de la production capitaliste va se poursuivre à un rythme saccadé, suivant une trajectoire très mouvementée. A une production fiévreuse s'efforçant de combler les exigences croissantes des débouchés mondiaux succédera un encombrement du marché. Le reflux de la circulation viendra bouleverser tout le mécanisme de la production. La vie économique formera ainsi une longue chaîne dont chaque chaînon constituera un cycle divisé en une succession de périodes d'activité moyenne, de prospérité, de surproduction, de crise et de dépression. Le point de rupture du cycle c'est la crise, "solution momentanée et violente des contradictions existantes, éruption violente qui rétablit pour un moment l'équilibre troublé. " (Marx) Les périodes de crise et de prospérité sont donc inséparables et se conditionnent réciproquement.          

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les crises cycliques conservent leur centre de gravité en Angleterre, berceau du capitalisme industriel. La première qui ait un caractère de surproduction date de  1825 (l'année précédente, le mouvement trade-unioniste, s'appuyant sur la loi de coalition que le prolétariat avait arrachée à la bourgeoisie, commençait à grandir). Cette crise avait des origines curieuses pour l'époque : les importants emprunts qui avaient été contractés à Londres, les années précédentes, par les jeunes républiques sud-américaines, se trouvaient être épuisés ce qui avait amené une brusque contraction de ces marchés. Elle atteint particulièrement 1'industrie cotonnière, déchue de son monopole, s'illustre par une révolte des ouvriers cotonniers et se résorbe par une extension des débouchés limités essentiellement à l'Angleterre où le capital a trouve encore de vastes régions à transformer et à capitaliser : la pénétration des régions agricoles des provinces anglaises et le développement des exportations vers les Indes ouvrent le marché à l'industrie cotonnière ; la construction des  chemins  de  fer,  le développement du machinisme fournissent le marché à 1'industrie métallurgique qui prend définitivement son essor. En 1836, le marasme de l'industrie cotonnière, succédant à une longue dépression suivie d'une période de prospérité, généralise encore une fois la crise et ce sont à nouveau les tisserands, mourant de faim, qui s'offrent en victimes expiatoires. La crise trouve son issue en 1839 dans l'extension nouvelle du réseau ferré mais, entre-temps, naît le mouvement chartiste, expression des premières aspirations politiques du prolétariat anglais. En 1840, nouvelle dépression de l'industrie textile anglaise accompagnée de révoltes ouvrières ; elle se prolonge jusqu'en 1843. L'essor reprend en 1844 et se transforme en grande prospérité en 1845. Une crise générale s'étendant au continent éclate en 1847. Elle est suivie de l'insurrection parisienne de 1848 et de la révolution allemande et dure jusqu'en 1849, époque à laquelle les marchés américains et australiens s'ouvrent à 1'industrie européenne et surtout anglaise, en même temps que la construction des chemins de fer prend un énorme développement en Europe continentale.

Dès cette époque déjà, Marx, dans le Manifeste Communiste, trace les caractéristiques générales des crises et souligne l'antagonisme entre le développement des forces productrices et leur appropriation bourgeoise. Avec une profondeur géniale, il dessine les perspectives pour la production capitaliste. "Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? demande-t-il. D'un côté par la destruction forcée d'une masse de forces productives, de l'autre par la conquête de nouveaux marchés et l'exploitation plus approfondie des ouvriers. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. "

A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le capitalisme industriel acquiert la prépondérance sur le continent. L'Allemagne et l'Autriche prennent leur essor industriel vers 1860. De ce fait, les crises prennent de plus en plus d'extension. Celle de 1857 est courte grâce à l'expansion du capital surtout en Europe Centrale. 1860 marque l'apogée de l'industrie cotonnière anglaise qui poursuit la saturation des marchés des Indes et de l’Australie. La guerre de Sécession la prive de coton et provoque en 1863 son effondrement complet, entraînant une crise générale. Mais le capital anglais et le capital français ne perdent pas leur temps et, de 1860 à 1870, s'assurent de solides positions en Egypte et en Chine.

La période allant de 1850 à 1873, extrêmement favorable au développement du capital, se caractérise par de longues phases de prospérité (environ 6 ans) et de courtes dépressions d'environ 2 ans. La période suivante, qui débute par la crise de 1873 et qui s'étend jusqu'en 1896, présente un processus inverse : dépression chronique coupée de courtes phases ascendantes : L'Allemagne (paix de Francfort en 1871) et les Etats-Unis viennent de surgir en concurrents redoutables face à l'Angleterre et à la France. Le rythme du développement prodigieux de la production capitaliste dépasse le rythme de pénétration des marchés : crises en 1882 et en 1890. Déjà, les grandes luttes coloniales pour le partage du monde sont engagées et le capitalisme, sous la poussée de l'immense accumulation de plus-value, est lancé sur la voie de l'impérialisme qui va le mener à la crise générale et banqueroutière. Entre-temps surgissent les crises de 1900 (guerre des Boers et des "Boxers") et de 1907. Celle de 1913-1914 devait exploser dans la guerre mondiale.

Avant d'aborder l'analyse de la crise générale de 1'Impérialisme décadent qui fait 1'objet de la seconde partie de notre étude, il nous faut examiner le processus qu'a suivi chacune des crises de l'époque expansionniste.

Les deux termes extrêmes d'un cycle économique sont :

a)  la phase ultime de la prospérité qui aboutit au point culminant de l'accumulation qui s'exprime par son taux le plus élevé et la plus haute composition organique du capital ; la puissance des forces productives est arrivée à son point de rupture avec la capacité du marché ; cela signifie aussi, ainsi que nous l'avons indiqué, que le faible taux de profit correspondant à la haute composition organique va se heurter aux besoins de mise en valeur du capital ;

b)  la phase la plus profonde de la crise qui correspond à une paralysie totale de l'accumulation de capital et précède immédiatement la dépression.

Entre ces deux moments, se déroulent d'une part la crise elle-même, période de bouleversements et de destructions de valeurs d'échange, d'autre part la phase de dépression à laquelle succède la reprise et la prospérité fécondant des valeurs nouvelles.

L'équilibre instable de la production, sapé par l'approfondissement progressif des contradictions capitalistes, se rompt brusquement lorsque la crise éclate et il ne peut se rétablir que s'il s'opère un assainissement des valeurs-capital. Ce nettoyage s'amorce par une baisse des prix des produits finis, tandis que les prix des matières premières continuent quelque temps leur ascension. La contraction des prix des marchandises entraîne évidemment la dépréciation des capitaux matérialisés par ces marchandises et la chute se poursuit jusqu'à la destruction d'une fraction plus ou moins importante du capital, proportionnée à la gravité et à l'intensité de la crise. Le processus de destruction prend deux aspects : d'une part en tant que perte de valeurs d'usage découlant de l'arrêt partiel ou total de l'appareil de production qui détériore les machines et les matières non employées, d'autre part en tant que perte de valeurs d'échange qui est la plus importante parce qu'elle s'attaque au procès du renouvellement de la production qu'elle arrête et désorganise. Le capital constant subit le premier choc ; la diminution du capital variable ne suit pas parallèlement car la baisse des salaires retarde généralement sur la baisse des prix. La contraction des valeurs empêche leur reproduction à l'échelle ancienne ; de plus, la paralysie des forces productives empêche le capital qui les représente d'exister comme tel : c'est du capital mort inexistant bien que subsistant sous sa forme matérielle. Le processus de l'accumulation du capital se trouve également interrompu parce que la plus-value accumulable a été engloutie avec la chute des prix bien que cependant l'accumulation des valeurs d'usage puisse fort bien se poursuivre quelque temps par la continuation, les extensions prévues de l'appareil productif.

La contraction des valeurs entraîne aussi la contraction des entreprises : les plus faibles succombent ou sont absorbées par les plus fortes moins ébranlées par la baisse des prix. Cette centralisation ne s'effectue pas sans luttes : tant que dure la prospérité, tant qu'il y a du butin à partager, celui-ci se répartit entre les diverses fractions de la classe capitaliste au prorata des capitaux engagés ; mais que survienne la crise et que la perte devienne inévitable pour la classe dans son ensemble, chacun des groupes ou capitalistes individuels s'efforce, par tous les moyens, de limiter sa perte ou d'en rejeter l'entièreté sur le voisin. L'intérêt de la classe se désagrège sous la poussée des intérêts particuliers, disparates alors qu'en période normale ceux-ci respectaient une certaine discipline. Nous verrons que, dans la crise générale, c'est l'intérêt de classe au contraire qui affirme sa prédominance.

Mais la chute des prix, qui a permis la liquidation des stocks de marchandises anciennes, s'est arrêtée. L'équilibre se rétablit progressivement. Les capitaux sont ramenés en valeurs à un niveau plus bas, la composition organique s'abaisse également. Parallèlement à ce rétablissement s'opère une réduction des prix de revient, conditionnée principalement par la compression massive des salaires ; la plus-value - oxygène - réapparaît et ranime lentement tout le corps capitaliste. Les économistes de l'école libérale célèbrent à nouveau les mérites de ses antitoxines, de ses "réactions spontanées", le taux de profit se relève, devient "intéressant" ; bref, la rentabilité des entreprises se rétablit. Puis l'accumulation renaît, aiguisant l'appétit capitaliste et préparant l'éclosion d'une nouvelle surproduction. La masse de plus-value accumulée grossit, exige de nouveaux débouchés jusqu'au moment où le marché retarde à nouveau sur le développement de la production. La crise est mûre. Le cycle recommence.

"Les crises apparaissent comme un moyen d'attiser et de déchaîner toujours de nouveau le feu du développement capitaliste. " (R Luxembourg).

(A suivre.)

MITCHELL


[1] Mitchell, membre de la minorité de la Ligue des communistes internationalistes de Belgique, participa, avec la constitution de la Fraction belge en 1937, à la fondation de la Gauche communiste avec Bilan.

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