La théorie de la décadence au coeur du matérialisme historique (V)

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De Marx à la Gauche communiste (2e partie) : les prises de position politiques de la 3e Internationale

 

Dans le premier article de cette série publié dans le n°118 de cette revue, nous avons montré en quoi la théorie de la décadence constitue le coeur même du matérialisme historique dans l'analyse de l'évolution des modes de production chez Marx et Engels. C'est à ce titre que nous la retrouverons au centre des textes programmatiques des organisations de la classe ouvrière. Dans le second article, paru dans le n°121 de la Revue Internationale, nous avions vu que les organisations du mouvement ouvrier du temps de Marx, de la 2e Internationale, des gauches marxistes au sein de cette dernière ainsi que de la 3e Internationale - ou Internationale communiste (IC), ont fait de cette analyse l'axe général de leur compréhension de l'évolution du capitalisme afin de pouvoir déterminer les priorités de l'heure. En effet, Marx et Engels ont toujours très clairement exprimé que la perspective de la révolution communiste dépendait de l'évolution matérielle, historique et globale du capitalisme. L’IC, en particulier, fera de cette analyse la trame générale de compréhension de la nouvelle période qui s'est ouverte avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale. Tous les courants politiques qui la constitueront reconnaîtront dans le premier conflit mondial la marque de l'entrée du système capitaliste dans sa phase de décadence. Nous poursuivons ici notre survol historique des principales expressions du mouvement ouvrier en examinant un peu plus précisément les prises de position politiques particulières de l'IC sur les questions syndicale, parlementaire et nationale par rapport auxquelles l'entrée du système dans sa phase de déclin a eu des implications très importantes.

Le Premier Congrès de l'IC se tint du 2 au 6 mars 1919, au sommet de l'effervescence révolutionnaire internationale qui se développait plus particulièrement au sein des plus grosses concentrations ouvrières en Europe. Le jeune pouvoir soviétique en Russie existait depuis à peine deux années et demi. Un vaste mouvement insurrectionnel eut lieu en septembre 1918 en Bulgarie. L'Allemagne était en pleine agitation sociale , des conseils Ouvriers s'étaient formés dans tout le pays et un soulèvement révolutionnaire venait d'avoir lieu à Berlin entre les mois de novembre 1918 et février 1919. Une République Socialiste des Conseils Ouvriers s'était même constituée en Bavière ; elle n'allait malheureusement tenir que de novembre 1918 à avril 1919. Une révolution socialiste victorieuse allait éclater en Hongrie au lendemain du Congrès et résister pendant six mois   de mars à août 1919   aux assauts des forces contre-révolutionnaires. D'importants mouvements sociaux, suite aux atrocités de la guerre et aux difficultés d'après-guerre, secouaient tous les autres pays européens.

Dans le même temps, à la suite de la trahison de la social-démocratie qui avait pris fait et cause pour la bourgeoisie au moment de l'éclatement de la guerre en août 1914, les forces révolutionnaires étaient en pleine réorganisation. De nouvelles formations se dégageaient au travers d'un difficile processus de décantation, visant à sauvegarder les principes prolétariens et le maximum de forces des anciens partis ouvriers. Les Conférences de Zimmerwald (septembre 1915) et de Kienthal (avril 1916) qui regroupaient tous les opposants à la guerre impérialiste, avaient puissamment contribué à cette décantation et permis de jeter les premières bases pour la fondation d'une nouvelle Internationale.

 

Dans le précédent article, nous avions vu en quoi, à la suite de l'éclatement de la Première Guerre mondiale, cette nouvelle Internationale avait fait de l'entrée du capitalisme dans une nouvelle période historique son cadre de compréhension des tâches de l'heure. Nous examinerons ici comment ce cadre se retrouvera, explicitement mais aussi implicitement, dans l'élaboration de ses positions programmatiques ; nous mettrons également en évidence en quoi la rapidité du mouvement, dans les difficiles conditions de l'époque, n'a pas permis aux révolutionnaires de tirer toutes les implications politiques de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence sur le contenu et les formes de lutte de la classe ouvrière.

La question syndicale

Lors du Premier Congrès de la 3e Internationale en mars 1919, les premières questions auxquelles les organisations communistes naissantes sont confrontées touchent à la forme, au contenu et aux perspectives du mouvement révolutionnaire qui se développe un peu partout en Europe. La tâche de l'heure n'est plus aux conquêtes progressives dans le cadre d'un développement ascendant du capitalisme : elle est à la conquête du pouvoir face à un mode de production qui a signé sa faillite historique au tournant du siècle avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale 1. La forme prise par le combat du prolétariat doit donc évoluer pour correspondre à ce nouveau contexte historique et à ce nouvel objectif.

 

Si l'organisation en syndicats   organes essentiellement de défense des intérêts économiques du prolétariat et regroupant une minorité de la classe ouvrière   était adaptée aux objectifs que s'assignait le mouvement ouvrier dans la phase ascendante du capitalisme, elle n'était plus adaptée en vue de la prise de pouvoir. C'est pourquoi, la classe ouvrière a fait surgir, dès les grèves de masses en Russie en 1905 2, les soviets   ou conseils ouvriers   qui sont des organes regroupant l'ensemble des ouvriers en lutte, dont le contenu est à la fois économique et politique 3 et dont l'objectif fondamental est la préparation à la prise du pouvoir : "Il fallait trouver la forme pratique qui permît au prolétariat d'exercer sa domination. Cette forme, c'est le régime des Soviets avec la dictature du prolétariat. La dictature du prolétariat : ces mots étaient"'du latin" pour les masses jusqu'à nos jours. Maintenant, grâce au système des Soviets, ce latin est traduit dans toutes les langues modernes ; la forme pratique de la dictature est trouvée par les masses populaires. Elle est devenue intelligible à la grande masse des ouvriers grâce au pouvoir des Soviets en Russie, aux Spartakistes en Allemagne, à des organisations analogues dans les autres pays (...)" ("Discours d'ouverture de Lénine au premier congrès de l'IC", cité dans Les quatre premiers congrès de l'IC, 1919-1923, Librairie du Travail, fac-similé réédité par les Editions Feltrinelli).

 

S'appuyant sur l'expérience de la Révolution russe et l'apparition massive des conseils ouvriers dans tous les mouvements insurrectionnels en Europe, l'IC à son Premier Congrès était bien consciente que les luttes conséquentes de la classe ouvrière n'avaient plus pour cadre les organisations syndicales mais bien ces nouveaux organes unitaires que sont les soviets : "En effet, la victoire ne saurait être considérée comme assurée que lorsque seront organisés non seulement les travailleurs de la ville mais aussi les prolétaires ruraux, et organisés non comme auparavant dans les syndicats et coopératives, mais dans les Soviets." ("Discours de Lénine sur ses Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne au Premier Congrès de l'IC"). C'est d'ailleurs la leçon principale qui se dégagera à ce Premier Congrès constitutif de la 3e Internationale qui se donne pour "tâche la plus essentielle" la "propagation du système des Soviets", selon les termes mêmes de Lénine : "Il me semble cependant qu'après bientôt deux ans de révolution nous ne devons pas poser la question de la sorte mais prendre des résolutions concrètes étant donné que la propagation du système des Soviets est pour nous, et particulièrement pour la majorité des pays de l'Europe occidentale, la plus essentielle des tâches. (...) Je désire faire une proposition concrète tendant à faire adopter une résolution dans laquelle trois points doivent particulièrement être soulignés : 1. Une des tâches les plus importantes pour les camarades des pays de l'Europe occidentale consiste à expliquer aux masses la signification, l'importance et la nécessité du système des Soviets (...) 3. Nous devons dire que la conquête de la majorité communiste dans les Soviets constitue la principale tâche dans tous les pays où le pouvoir soviétique n'a pas encore triomphé." (ibid.).

Non seulement la classe ouvrière a fait surgir de nouveaux organes de lutte   les conseils ouvriers  , adaptés aux objectifs et aux contenus nouveaux de sa lutte en période de décadence du capitalisme, mais le Premier Congrès de l'IC mettra également en lumière, aux yeux des révolutionnaires que le prolétariat doit aussi affronter les syndicats qui sont désormais passés avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. C’est ce dont témoignent les rapports présentés par les délégués des différents pays. Ainsi, Albert, délégué pour l'Allemagne, dira dans son rapport : "Ces conseils d'usine   fait important à constater   mirent au pied du mur les anciens syndicats, si puissants jusque-là en Allemagne, qui ne faisaient qu'un avec les jaunes, qui avaient interdit aux ouvriers de faire grève, qui étaient contre tout mouvement déclaré des ouvriers et qui avaient partout frappé dans le dos de la classe ouvrière. Ces syndicats sont complètement hors du coup depuis le 9 novembre. Toutes les revendications de salaires ont été lancées sans les syndicats et même contre eux, car ils n'ont défendu aucune revendication de salaires." (cité dans Premier congrès de l'Internationale Communiste, EDI) Il en va de même dans le rapport de Platten sur la Suisse : "Le mouvement syndical en Suisse souffre du même mal que le mouvement allemand. (...) Les ouvriers suisses comprirent très vite qu'ils ne pourraient améliorer leur situation matérielle qu'en transgressant les statuts de leurs syndicats et en engageant la lutte, non pas sous la direction de la vieille Confédération, mais sous une direction élue et choisie par eux. Un Congrès ouvrier fut organisé où se forma un conseil ouvrier... (...) Le Congrès ouvrier se tint malgré la résistance de la direction des syndicats (...)" (ibid.) Cette réalité d'un affrontement, souvent violent, entre le mouvement ouvrier organisé en conseils et les syndicats devenus l'ultime rempart pour la sauvegarde du capitalisme, est une expérience qui traverse les rapports de tous les délégués, à un degré ou un autre 4.

Cette réalité du rôle puissamment contre-révolutionnaire des syndicats sera une découverte pour le parti bolchevique et Zinoviev, dans son rapport concernant la Russie, pourra dire : "Le développement historique de nos syndicats a été tout autre qu'en Allemagne. Ils ont joué un grand rôle révolutionnaire en 1904 et 1905 et ils luttent à présent à côté de nous pour le socialisme. (...) La grande majorité de leurs membres partage les points de vue de notre parti et toutes les décisions sont votées dans notre sens." (Premier congrès de l'IC, EDI) De même, Boukharine, en tant que rédacteur et co-rapporteur de la Plate-forme qui sera votée, déclara : "Camarades, ma tâche consiste à analyser la Plate-forme qui nous est proposée. (...) Si nous avions écrit pour des Russes, nous aurions traité du rôle des syndicats dans le processus de transformation révolutionnaire. Mais, d'après l'expérience des communistes allemands, cela est impossible car ces camarades nous disent que les syndicats allemands sont entièrement opposés aux nôtres. Chez nous, les syndicats jouent le rôle principal dans le processus du travail positif. Le pouvoir soviétique s'appuie précisément sur eux ; en Allemagne c'est le contraire." (Premier congrès de l'IC, EDI). Ceci n'est guère surprenant lorsqu’on sait que les syndicats ne font réellement leur apparition en Russie qu'en 1905, en pleine effervescence révolutionnaire où ils sont entraînés dans le mouvement, souvent sous la dépendance des soviets.. Lorsque le mouvement retombe après l'échec de la révolution, les syndicats tendent aussi à disparaître car, contrairement à ce qui se passait dans les pays occidentaux, l'Etat russe, du fait de son absolutisme, n'était pas en mesure de les intégrer en son sein. En effet, dans la plupart des pays occidentaux développés comme l'Allemagne, la Grande-Bretagne et la France, les syndicats tendaient alors à s'impliquer de plus en plus dans la gestion de la société à travers leur participation à différents organismes et ce qu'on appelle aujourd'hui les commissions paritaires. L'éclatement de la guerre confère à cette tendance son caractère décisif, les syndicats se trouvant alors contraints de choisir explicitement leur camp ; ce qu'ils feront tous, dans les pays cités, en trahissant la classe ouvrière, y compris le syndicat anarcho-syndicaliste CGT en France 5. En Russie, en revanche, avec le développement de la lutte de classe en réaction aux privations et aux horreurs de la Première Guerre mondiale, l'existence des syndicats se trouve de nouveau réactivée. Leur rôle est alors au mieux celui d'auxiliaire des soviets, comme en 1905. Il faut néanmoins signaler que, malgré les conditions défavorables à leur intégration par l'Etat, certains d'entre eux, comme celui des cheminots, étaient déjà très réactionnaires au moment de la période révolutionnaire de 1917.

 

Avec l'inversion de la dynamique de la vague révolutionnaire et l'isolement de la Russie, cette différence dans l'héritage de l'expérience ouvrière va peser sur la capacité de l'Internationale à tirer et homogénéiser toutes les leçons des expériences du prolétariat à l'échelle internationale. La force du mouvement révolutionnaire, qui était encore très grande à l'époque du Premier Congrès, ainsi que la convergence des expériences sur la question syndicale auxquelles se réfèrent tous les délégués des pays capitalistes les plus développés, feront que cette question restera ouverte. Ainsi, le camarade Albert, au nom du praesidium et en tant que co-rapporteur de la Plate-forme de l'IC, conclura sur la question syndicale : "J'aborde maintenant une question capitale qui n'est pas traitée dans la Plate-forme, à savoir celle du mouvement syndical. Nous avons longuement travaillé sur cette question. Nous avons entendu les délégués des différents pays au sujet du mouvement syndical et avons dû constater qu'il n'était pas possible aujourd'hui de prendre sur cette question une position internationale dans la Plate-forme puisque la situation du prolétariat varie considérablement d'un pays à l'autre. (...) Les circonstances sont très différentes selon différents pays, si bien qu'il nous paraît impossible de donner des lignes directrices internationales claires aux ouvriers. Puisque cela n'est pas possible, nous ne pouvons pas trancher la question, et nous devons laisser aux différentes organisations nationales le soin de définir leur position." (Premier congrès de l'IC, EDI) A l'idée de "révolutionnariser" les syndicats, prônée par le seul Reinstein, ancien membre du Socialist Labor Party américain et considéré comme le délégué des Etats-Unis 6, Albert, délégué du Parti communiste d'Allemagne, répondra : "On serait tenté de dire qu'il faut 'révolutionnariser', remplacer les dirigeants jaunes par des dirigeants révolutionnaires. Mais cela n'est pas si facile en réalité car toutes les formes d'organisation des syndicats sont adaptées au vieil appareil d'Etat, parce que le système des Conseils n'est pas praticable sur la base des syndicats de métiers." (ibid,)

 

L'arrêt de la guerre, une certaine euphorie de la "victoire" dans les pays vainqueurs et la capacité de la bourgeoisie, avec l'aide indéfectible des partis sociaux-démocrates et des syndicats, à marier à la fois la répression féroce des mouvements sociaux et l'octroi d'importantes concessions économiques et politiques à la classe ouvrière   comme le suffrage universel et la journée de huit heures  , vont lui permettre de stabiliser peu à peu la situation socio-économique selon les pays. Ceci provoquera un déclin progressif de l'intensité de la vague révolutionnaire qui était justement née en réaction aux atrocités de la guerre et à ses conséquences. Cet épuisement de l'élan révolutionnaire et l'arrêt de la dégradation de la situation économique pèseront d'un poids très lourd sur la capacité du mouvement révolutionnaire à tirer les leçons de toutes les expériences des luttes à l'échelle internationale et à homogénéiser sa compréhension de toutes les implications du changement de période historique sur la forme et le contenu de la lutte du prolétariat. Du fait de l'isolement de la révolution russe, l'IC sera dominée par les positions du parti bolchevique qui sera amené à faire de plus en plus de concessions sous la pression terrible des événements afin d’essayer de gagner du temps et de rompre l'étau qui enserrait la Russie. Trois faits marquant cette involution se matérialiseront entre le Premier et le Deuxième Congrès de l'IC (juillet 1920). D'une part, cette dernière créera en 1920, juste avant son Deuxième Congrès, une Internationale Syndicale Rouge qui se positionnera en concurrence avec l'Internationale des Syndicats 'jaunes' d'Amsterdam (liée aux partis sociaux-démocrates traîtres). D'autre part, la Commission exécutive de l'IC va dissoudre, en avril 1920, son bureau d'Amsterdam pour l'Europe occidentale qui polarisait les positions radicales des Partis communistes en Europe de l'Ouest en opposition à certaines orientations défendues par cette commission, notamment sur les questions syndicale et parlementaire. Et, enfin, Lénine écrivit l'un de ses plus mauvais ouvrages en avril-mai 1920 intitulé La maladie infantile du communisme dans lequel il faisait une critique eronée de ceux qu'il appelait à l'époque les "gauchistes" ; ces derniers représentaient en réalité toutes les expressions de gauche et exprimaient les expériences des bastions les plus concentrés et avancés du prolétariat européen 7. Au lieu de poursuivre la discussion, la confrontation et l'homogénéisation des différentes expériences internationales de luttes du prolétariat, ce renversement de perspective et de position ouvrait la porte à un repli frileux sur les vieilles positions social-démocrates radicales 8.

Malgré le cours des événements qui lui devenait de plus en plus défavorable, l'IC, dans ses thèses sur la question syndicale adoptées au Deuxième Congrès, montrait qu'elle était encore capable de clarifications théoriques puisque, grâce à la confrontation des expériences de lutte dans l'ensemble des pays et à la convergence des leçons sur le rôle contre-révolutionnaire des syndicats, elle avait acquis la conviction, malgré l'expérience contraire en Russie, que ces derniers étaient passés du côté de la bourgeoisie pendant la Première Guerre mondiale : "Les mêmes raisons qui, à de rares exceptions près, avaient fait de la démocratie socialiste non une arme de la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renversement du capitalisme, mais une organisation entraînant l'effort révolutionnaire du prolétariat dans l'intérêt de la bourgeoisie, firent que, pendant la guerre, les syndicats se présentèrent le plus souvent en qualité d'éléments de l'appareil militaire de la bourgeoisie ; ils aidèrent cette dernière à exploiter la classe ouvrière avec la plus grande intensité et à faire mener la guerre de la manière la plus énergique, au nom des intérêts du capitalisme" ("Le mouvement syndical, les comités de fabrique et d'usines", Deuxième Congrès de l'IC). De même, et contrairement aussi à leur expérience en Russie, les Bolcheviks étaient convaincus que les syndicats jouaient désormais un rôle essentiellement négatif, constituaient un frein puissant au développement de la lutte de classe du fait qu'ils étaient contaminés, au même titre que la social-démocratie, par le virus du réformisme.

Cependant, compte tenu du renversement de tendance dans la vague révolutionnaire, de la stabilisation socio-économique du capitalisme et de l'isolement de la révolution russe, la pression terrible des événements amènera l'IC, sous l'impulsion des Bolcheviks, à s'en tenir aux anciennes positions social-démocrates radicales au lieu de poursuivre l'approfondissement politique indispensable à la compréhension des changements dans la dynamique, le contenu et la forme de la lutte de classe dans la phase de décadence du capitalisme. Il ne sera pas étonnant, dès lors, de constater également de très nettes involutions dans les thèses programmatiques qui seront votées au Deuxième Congrès de l'IC, malgré l'opposition de nombreuses organisations communistes représentant les fractions les plus avancées du prolétariat en Europe de l'Ouest. Ainsi, sans argumentation aucune et en contradiction complète avec l'orientation générale du Premier Congrès et avec la réalité concrète des luttes, les Bolcheviks défendront l'idée selon laquelle "Les syndicats qui étaient devenus, pendant la guerre, les organes de l'asservissement des masses ouvrières aux intérêts de la bourgeoisie, représentent maintenant les organes de la destruction du capitalisme" (Les quatre premiers congrès de l’IC). Certes, cette affirmation était immédiatement et fortement nuancée 9, ; mais la porte était désormais ouverte à tous les expédients tactiques consistant à "reconquérir" les syndicats, à les mettre au pied du mur ou à développer une tactique de front unique, tout cela sous le prétexte que les communistes étaient encore largement minoritaires, que la situation était de plus en plus défavorable, qu'il fallait "aller aux masses", etc.

L'évolution rapidement tracée ci-dessus concernant la question syndicale sera identique, à quelques détails près, pour toutes les autres positions politiques développées par l'IC. Après avoir effectué d'importantes avancées et clarifications théoriques, celle-ci régressera au fur et à mesure du recul de la vague révolutionnaire à l'échelle internationale. Il ne nous appartient pas de nous ériger en juge de l'histoire et d'attribuer de bons ou de mauvais points aux uns ou aux autres, mais de comprendre un processus dans lequel chaque composante était partie prenante, avec ses forces et ses faiblesses. Face à l'isolement croissant et sous la pression du recul des mouvements sociaux, chacune des composantes de l’IC sera tentée d'adopter une attitude et des positions déterminées par l'expérience spécifique de la classe ouvrière dans chaque pays. L’influence prédominante des Bolcheviks au sein de l'IC, de facteur dynamique qu'elle était à sa constitution, se transformera progressivement en frein à la clarification, cristallisant les positions de celle-ci essentiellement à partir de la seule expérience de la révolution russe 10.

La question parlementaire

Tout comme pour la question syndicale, la position concernant la politique parlementaire connaîtra une évolution semblable entre, dans un premier temps, une tendance à la clarification qui s'exprime y compris dans les Thèses sur le parlementarisme adoptées au Deuxième Congrès de l'IC et, dans un second temps, une tendance à la cristallisation sur une position de repli à partir de ces mêmes Thèses 11. Mais, plus encore que pour la question syndicale, et c'est ce qui nous préoccupe dans cet article, la question parlementaire sera clairement envisagée dans le cadre de l'évolution du capitalisme de sa phase ascendante à sa phase de décadence. Ainsi, nous pouvons lire dans les Thèses du Deuxième Congrès : "Le communisme doit prendre pour point de départ l'étude théorique de notre époque (apogée du capitalisme, tendances de l'impérialisme à sa propre négation et à sa propre destruction, aggravation continue de la guerre civile, etc.) (...) L'attitude de la 3e Internationale envers le parlementarisme n'est pas déterminée par une nouvelle doctrine, mais par la modification du rôle du parlementarisme même. A l'époque précédente, le Parlement, instrument du capitalisme en voie de développement, a, dans un certain sens, travaillé pour le progrès historique. Dans les conditions actuelles, caractérisées par le déchaînement de l'impérialisme, le Parlement est devenu un instrument de mensonge, de fraude, de violence, de destruction ; des actes de brigandage, oeuvres de l'impérialisme, les réformes parlementaires, dépourvues d'esprit de suite et de stabilité et conçues sans plan d'ensemble, ont perdu toute importance pratique pour les masses laborieuses. (...) Pour les communistes, le Parlement ne peut être en aucun cas, à l'heure actuelle, le théâtre d'une lutte de la classe ouvrière, comme il arriva à certains moments, à l'époque antérieure. Le centre de gravité de la vie politique actuelle est complètement et définitivement sorti du Parlement. (...) Il est indispensable d'avoir constamment en vue le caractère relativement secondaire de cette question (du "parlementarisme révolutionnaire"). Le centre de gravité étant dans la lutte extraparlementaire pour le pouvoir politique, il va de soi que la question générale de la dictature du prolétariat et de la lutte des masses pour cette dictature ne peut se comparer à la question particulière de l'utilisation du parlementarisme." (Les quatre premiers congrès de l'IC, souligné par nous) Malheureusement, ces Thèses ne seront pas conséquentes avec leurs propres prémices théoriques puisque, malgré ces affirmations limpides, l'IC n'en tirera pas toutes les implications dans la mesure où elle va exhorter tous les Partis communistes à un travail de propagande "révolutionnaire" depuis la tribune du Parlement et lors des échéances électorales.

La question nationale

Le Manifeste voté au 1er Congrès de l'IC était particulièrement clairvoyant concernant la question nationale puisqu'il énonçait que dans la nouvelle époque ouverte par la Première Guerre mondiale "L’Etat national, après avoir donné une impulsion vigoureuse au développement capitaliste, est devenu trop étroit pour l’expansion des forces productives." (ibid.). Il en déduisait par conséquent : "Ce phénomène a rendu plus difficile la situation des petits Etats encastrés au milieu des grandes puissances de l’Europe et du monde." (ibid.) Dans ce fait, ces petits Etats étaient eux-mêmes contraints de développer leurs propres politiques impérialistes : "Ces petits Etats, nés à différentes époques comme des fragments des grands, comme la menue monnaie destinée à payer divers tributs, comme des tampons stratégiques, possèdent leurs dynasties, leurs castes dirigeantes, leurs prétentions impérialistes, leurs filouteries diplomatiques. (...) Le nombre de petits Etats s’est accru : de la monarchie austro-hongroise, de l’empire des tsars, se sont détachés de nouveaux Etats qui, aussitôt nés, se saisissent déjà les uns les autres à la gorge pour des questions de frontière." (ibid.) Compte tenu de ces faiblesses dans un contexte devenu trop étroit pour l'expansion des forces productives, l'indépendance nationale est taxée "d'illusoire" et ne laisse d'autre possibilité à ces petites nations que de faire le jeu des grandes puissances en se vendant au plus offrant dans le concert inter-impérialiste mondial : "Leur indépendance illusoire a été basée, jusqu’à la guerre, exactement comme était basé l’équilibre européen sur l’antagonisme des deux camps impérialistes. La guerre a détruit cet équilibre. En donnant d’abord un immense avantage à l’Allemagne, la guerre a obligé les petits Etats à chercher leur salut dans la magnanimité du militarisme allemand. L’Allemagne ayant été vaincue, la bourgeoisie des petits Etats, de concert avec leurs "socialistes" patriotes, s’est retournée pour saluer l’impérialisme triomphant des Alliés et ,dans les articles hypocrites du programme de Wilson, elle s’est employée à rechercher les garanties du maintien de son existence indépendante.(...) Les impérialistes Alliés, pendant ce temps, préparent des combinaisons de petites puissances, anciennes et nouvelles, afin de les enchaîner, les unes les autres par une haine mutuelle et une faiblesse générale." ("Manifeste du Premier Congrès de l’IC", in Les quatre premiers congrès de l'IC)

Cette clairvoyance sera malheureusement abandonnée dès le Deuxième Congrès avec l'adoption des Thèses sur les questions nationale et coloniale puisque toutes les nations, aussi petites soient-elles, ne seront plus considérées comme contraintes de mener une politique impérialiste et de s'imbriquer dans le jeu des grandes puissances. En effet, les nations de la planète seront subdivisées en deux groupes, "la division tout aussi nette et précise des nations opprimées, dépendantes, protégées et oppressives et exploiteuses" (ibid.) impliquant que : "Tout Parti appartenant à la 3e Internationale a pour devoir (...) de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d'émancipation dans les colonies. (...) Les adhérents au Parti qui rejettent les conditions et les Thèses établies par l'IC doivent être exclus du Parti." ("Conditions d'admission des Partis dans l'IC", ibid.) De plus, contrairement à ce qui était justement énoncé dans le Manifeste du 1er Congrès, l'Etat national n'est plus considéré comme "trop étroit pour l'expansion des forces productives" puisque "La domination étrangère entrave le libre développement des forces économiques. C'est pourquoi sa destruction est le premier pas de la révolution dans les colonies(...)" (ibid.). A nouveau ici, nous pouvons constater que l'abandon de l'approfondissement des implications du cadre d'analyse de l'entrée en décadence du système capitaliste amènera progressivement l'IC sur la pente glissante de l'opportunisme.

Conclusion

Loin de nous l'idée de prétendre que l'IC avait une compréhension pleine et entière de la décadence du mode de production capitaliste. Comme nous le verrons dans le prochain article, ce dont l’IC et toutes ses composantes étaient parfaitement conscientes à un degré ou à un autre, c'était qu'une nouvelle époque était née, que le capitalisme avait fait son temps, que la tâche de l'heure n'était plus la conquête de réformes mais la conquête du pouvoir, que le système capitaliste était devenu obsolète et que la classe dominante, la bourgeoisie, était devenue réactionnaire, du moins dans les pays centraux. Ce fut justement une des principales faiblesses de l'IC que de n'avoir pu tirer toutes les leçons de la nouvelle période qui s'était ouverte avec la Première Guerre mondiale concernant la forme et le contenu de la lutte prolétarienne. Au-delà des forces et des insuffisances de l'IC et de ses différentes composantes, cette faiblesse fut avant tout le fruit des difficultés générales rencontrées par le mouvement ouvrier dans son ensemble :

- la profonde division des forces révolutionnaires au moment de la trahison de la social-démocratie et la nécessité de leur recomposition dans les difficiles conditions de la guerre et de l'immédiat après-guerre ;

- le clivage entre pays vainqueurs et pays vaincus qui n'offrait pas des conditions propices à la généralisation du mouvement révolutionnaire ;

- la rapide involution des mouvements de luttes suite à la capacité plus ou moins grande selon les pays à stabiliser la situation économique et sociale au lendemain de la guerre.

Cette faiblesse ne pouvait que s'accroître et il revenait aux fractions de gauche qui se dégageront de l'IC de poursuivre le travail qui n'a pu être réalisé par celle-ci.

 

C. Mcl

 

1 "La 2e Internationale a fait un travail utile d'organisation des masses prolétariennes pendant la longue 'période pacifique' du pire esclavage capitaliste au cours du dernier tiers du 19e siècle et au début du 20e siècle. La tâche de la 3e Internationale sera de préparer le prolétariat à la lutte révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, à la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays, en vue de la prise des pouvoirs publics et de la victoire du socialisme." (Lénine, novembre 1914, cité par M.Rakosi dans son "Introduction" aux Textes des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste, p.7)

2 Lire dans ce numéro 123 de la Revue Internationale de même que dans ses numéros 120 et 122 notre série relative à la révolution de 1905 en Russie et au surgissement des soviets..

3 "A l’époque où le capitalisme tombe en ruines, la lutte économique du prolétariat se transforme en lutte politique beaucoup plus rapidement qu’à l’époque de développement pacifique du régime capitaliste. Tout conflit économique important peut soulever devant les ouvriers la question de la Révolution." ("Le mouvement syndical, les comités de fabrique et d'usines", Deuxième Congrès de l’IC) "La lutte des ouvriers pour l'augmentation des salaires, même en cas de succès, n'amène pas l'amélioration espérée des conditions d'existence, l'augmentation du prix des produits de consommation rendant chaque succès illusoire. La lutte énergique des ouvriers pour l'augmentation des salaires dans tous les pays dont la situation est désespérée, par sa puissance élémentaire, par sa tendance à la généralisation, rend impossibles dorénavant les progrès de la production capitaliste. L'amélioration de la condition des ouvriers ne pourra être atteinte que lorsque le prolétariat lui-même s'emparera de la production." (Plate-forme de l'IC votée à son Premier Congrès)

4 Ainsi, le rapport de Feinberg pour l'Angleterre souligne que : "Les syndicats renoncèrent aux conquêtes arrachées au cours des longues années de lutte, et la direction des trade-unions fit l'union sacrée avec la bourgeoisie. Mais la vie, l'aggravation de l'exploitation, l'élévation du coût de la vie forcèrent les ouvriers à se dresser contre les capitalistes qui utilisaient l'union sacrée dans leur objectif d'exploitation. Ils se virent contraints de demander des augmentations de salaires et à appuyer ces revendications par des grèves. La direction des syndicats et les anciens leaders du mouvement avaient promis au gouvernement de tenir les ouvriers en bride. Mais elles eurent quand même lieu de manière 'non officielle'.'” (ibid., p.113-114) De même, concernant les Etats-Unis, le rapport fait par Reinstein pointait : "Mais il faut souligner ici le fait que la classe des capitalistes américains a été assez pragmatique et rusée pour se doter d'un paratonnerre pratique et efficace grâce au développement d'une grande organisation syndicale anti-socialiste sous la direction de Gompers. (...) Gompers est plutôt un Zoubatov américain (Zoubatov était l'organisateur de "syndicats jaunes" pour le compte de la police tsariste). Il est, et a toujours été, un adversaire décidé de la conception et des buts socialistes, mais il est le représentant d'une grande organisation ouvrière, la Fédération américaine du Travail, fondée sur les rêves d'harmonie entre le capital et le travail et qui veille à ce que la puissance de la classe ouvrière soit paralysée et mise hors d'état de combattre avec succès le capitalisme américain" (ibid., p.82-83). Kuusinen, délégué pour la Finlande, ira dans le même sens dans la discussion sur la Plate-forme de l'IC : "Il y aurait une remarque à faire contre le passage du paragraphe "Démocratie et dictature" où il est question des syndicats révolutionnaires et des coopératives. Chez nous en Finlande, il n'existe pas de syndicats ni de coopératives révolutionnaires et nous doutons qu'il puisse y en avoir chez nous. La forme de ces syndicats et organisations est telle chez nous que, nous en sommes convaincus, le nouveau régime social après la révolution pourra être mieux édifié sans ces syndicats qu'avec eux.." (ibid., p. 134).

5 C'est également la raison pour laquelle ce n'est que bien plus tard que la CNT espagnole a basculé comme un tout dans le camp bourgeois en 1914. La non participation de l'Espagne à la Première Guerre mondiale ne l'a pas mise, en 1914, au pied du mur, ne l'obligeant pas à choisir son camp à ce moment-là.

6 Lire les pages 143 à 145 du livre sur Le Premier Congrès de l'IC aux éditions EDI. Ce même délégué proposera un amendement à la Plate-forme de l'IC allant dans ce sens (cf. p. 148-149 et 223) qui sera repoussé par le Congrès.

7 Ainsi Lénine ira jusqu'à écrire : "D'où la nécessité, la nécessité absolue pour l'avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers partis d'ouvriers et de petits exploitants (...)".

8 "Le second objectif qui devient d'actualité et qui consiste à savoir amener les masses à cette position nouvelle (la dictature du prolétariat) propre à assurer la victoire de l'avant-garde dans la révolution, cet objectif actuel ne peut-être atteint sans la liquidation du doctrinarisme de gauche, sans réfutation décisive et élimination complète de ses erreurs." (Lénine dans La maladie infantile du communisme)

9 Les Thèses continuent comme suit : "Mais la vieille bureaucratie professionnelle et les anciennes formes de l'organisation syndicale entravent de toute manière cette transformation du caractère des syndicats."

10 "Le Deuxième Congrès de la 3e Internationale considère comme inadéquates les conceptions sur les rapports du Parti avec la classe ouvrière et avec la masse, sur la participation facultative des Partis communistes à l'action parlementaire et à l'action des syndicats réactionnaires, qui ont été amplement réfutées dans les résolutions spéciales du présent Congrès, après avoir été surtout défendues par le 'Parti communiste ouvrier Allemand' (le KAPD, ndlr), et quelque peu par le "Parti communiste suisse", par l'organe du bureau viennois de l'IC pour l'Europe orientale, Kommunismus, par quelques camarades hollandais, par certaines organisations communistes d'Angleterre, dont la Fédération Ouvrière Socialiste, etc. ainsi que par les IWW d'Amérique et par les Shop Stewards Commitees d'Angleterre, etc." (Les quatre premiers congrès de l'IC, p.47)

11 L'ayant fait en détail concernant la question syndicale, nous ne pouvons ici, dans le cadre de cet article sur la décadence, le faire pour la question parlementaire. Nous renvoyons le lecteur à notre recueil d'articles : "Mobilisation électorale - démobilisation de la classe ouvrière" qui a republié deux articles sur la question, parus respectivement dans Révolution Internationale n°2 en février 1973 et intitulé "Les barricades de la bourgeoisie", et dans Révolution Internationale n°10 en juillet 1974, intitulé "Les élections contre la classe ouvrière".

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