Soumis par Revue Internationale le
Le but principal de cet article est de développer quelques bases pour l’analyse de la période du boom économique d’après-guerre, qui ont été esquissées dans la Revue internationale n° 133 sous le titre Capitalisme d’Etat et économie de guerre. 1 Ce faisant, il semble également utile d’examiner brièvement certaines des objections à cette analyse soulevées par d’autres participants au débat.
Comme le soulignent très justement les remarques introductives dans la Revue internationale n°133, l’importance de ce débat va bien au-delà de l’analyse du boom d’après-guerre lui-même, mais touche des aspects plus fondamentaux de la critique marxiste de l’économie politique. Il doit en particulier contribuer à une meilleure compréhension des principales forces qui gouvernent la société capitaliste. Ces forces déterminent à la fois le dynamisme extraordinaire de la période d’ascendance du capitalisme qui l’ont fait progresser, depuis ses débuts dans les cités-États d’Italie et de Flandres jusqu’à la création de la première société planétaire, et le caractère immensément destructeur de la période décadente du capitalisme au cours de laquelle l’humanité a subi deux guerres mondiales dont la barbarie aurait fait pâlir Gengis Khan et qui menace aujourd’hui l’existence même de notre espèce.
Qu’est-ce qui sous-tend l’expansionnisme dynamique de l’économie capitaliste ?
La clé du dynamisme du capitalisme réside au cœur même des rapports sociaux capitalistes :
- l’exploitation de la classe productrice par la classe dominante prend la forme de l’achat de la force de travail comme marchandise ;
- le produit du travail de la classe exploitée doit nécessairement prendre la forme de marchandises ce qui, à son tour, signifie que l’expropriation du surtravail par la classe dominante implique nécessairement la vente de ces marchandises sur le marché. 2
Pour exprimer cela plus simplement à travers un exemple : le seigneur féodal s’emparait du surplus produit par ses serfs et l’utilisait directement pour entretenir son train de vie. Le capitaliste extrait la plus-value des ouvriers sous la forme de marchandises qui ne lui sont pas utiles comme telles, mais qui doivent être vendues sur le marché afin d’être transformées en capital monétaire.
Ceci crée inévitablement un problème pour le capitaliste : qui va acheter les marchandises qui représentent la plus-value créée par le travail des ouvriers ? Très schématiquement, historiquement deux réponses ont été apportées à cette question dans le mouvement ouvrier :
- selon certaines théories, le problème n’existe pas : le processus d’accumulation du capital et les opérations normales de crédit permettent aux capitalistes d’investir dans un nouveau cycle de production qui, se déroulant à une échelle plus large, absorbe la plus-value produite au cours du cycle précédent et l’ensemble du processus ne fait que recommencer. 3
- pour le CCI dans sa majorité, cette explication est inadéquate. 4 Après tout, si le capitalisme peut s’étendre à l’infini sur ses propres bases sans aucun problème, pourquoi la classe capitaliste a-t-elle la manie de la conquête extérieure ? Pourquoi la bourgeoisie ne reste-t-elle pas tranquillement chez elle et ne continue-t-elle pas à étendre son capital sans se lancer dans l’entreprise risquée, coûteuse et violente d’étendre constamment son accession à de nouveaux marchés ? Luxemburg répond ainsi à cette question dans l’Anti-critique : "Il doit s'agir d'acheteurs qui se procurent des moyens de paiement grâce à un système d'échange de marchandises, donc sur la base d'une production de marchandises, et cette production doit nécessairement se trouver à l'extérieur du système capitaliste de production ; les moyens de production de ces producteurs ne doivent pas entrer en ligne de compte comme capital, eux-mêmes n'entreront pas dans l'une des deux catégories de capitalistes ou d'ouvriers, et cependant ils ont besoin de marchandises capitalistes." 5
Jusqu’à la publication de son article dans la dernière Revue internationale n°135, il semblait raisonnable de penser que le camarade C.Mcl partageait cette vision de l’expansion du capitalisme dans sa phase ascendante.6 Dans cet article intitulé "Origine, dynamique, et limites du capitalisme d'État keynésiano-fordiste", le camarade semble avoir changé d'avis à ce sujet. Cela montre à tout le moins que les idées changent au cours des débats ; cependant, il nous semble nécessaire de nous arrêter un moment pour examiner certaines des idées nouvelles qu'il met en avant.
Il faut dire que ces idées ne sont pas très claires à première vue. D'une part, C.Mcl nous dit, et nous sommes d'accord, que l'environnement extra-capitaliste a "fourni [au capitalisme] toute une série d'opportunités" pour, entre autres, vendre les marchandises en excès. 7 Cependant C.Mcl nous dit, d’autre part, que non seulement ces "opportunités externes" n’étaient pas nécessaires puisque le capitalisme est parfaitement capable de développer sa propre "régulation interne", mais que l’expansion extérieure du capitalisme freine en fait son développement ; si nous comprenons bien le camarade C.Mcl, c’est parce que les marchandises vendues sur les marchés extra-capitalistes cessent de fonctionner comme capital et ne contribuent donc pas à l’accumulation, tandis que les marchandises vendues au sein du capitalisme permettent à la fois la réalisation de la plus-value (par la conversion du capital sous forme de marchandises en capital sous forme d’argent) et fonctionnent également comme éléments de l’accumulation, que ce soit sous forme de machines (moyens de production, capital constant) ou de biens de consommation (moyens de consommation pour la classe ouvrière, capital variable). Pour valider cette idée, le camarade C.Mcl nous apprend que les pays capitalistes qui n’avaient pas de colonies, ont connu au 19e siècle des taux de croissance supérieurs à ceux des puissances coloniales. 8 Ce point de vue nous semble tout à fait erroné tant d’un point de vue empirique que théorique. Il exprime une vision fondamentalement statique dans laquelle le marché extra-capitaliste ne constitue rien d’autre qu’une sorte de trop-plein pour le marché capitaliste lorsque celui-ci déborde.
Les capitalistes ne font pas que vendre sur le marché extra-capitaliste, ils y achètent également. Les navires qui transportaient des marchandises bon marché sur les marchés de l’Inde et de la Chine 9, ne rentraient pas à vide : ils revenaient chargés de thé, d’épices, de coton et d’autres matières premières. Jusqu’aux années 1860, le principal fournisseur de coton pour l’industrie textile anglaise était l’économie esclavagiste des États du Sud des Etats-Unis. Pendant la "crise du coton" causée par la Guerre civile, l’Inde et l’Égypte devinrent les nouveaux fournisseurs.
En réalité, "... dans le processus de circulation où le capital industriel fonctionne soit comme argent, soit comme marchandise, son circuit s'entrecroise – comme capital-argent ou comme capital-marchandise – avec la circulation marchande des modes sociaux de production les plus divers, dans la mesure où celle-ci est en même temps production marchande. Il importe peu que les marchandises soient le fruit d'une production fondée sur l'esclavage, ou le produits de paysans (Chinois, ryots des Indes), de communes rurales (Indes hollandaises), d'entreprises d'État (comme on les rencontre aux époques anciennes de l'histoire russe, sur la base du servage) ou de peuples chasseurs demi-sauvages, etc. : comme marchandises et argent, elles affrontent l'argent et les marchandises qui représentent le capital industriel ; elles entrent dans le circuit du capital industriel tout autant que dans le circuit de la plus-value véhiculée par le capital-marchandise et dépensée comme revenu (...). Le caractère du processus de production dont elles émanent est immatériel. Elles fonctionnent comme marchandises sur le marché et, en tant que marchandises, elles entrent dans le circuit du capital industriel comme dans le circuit de la plus-value qui y est incorporé." 10
Qu’en est-il de l’argument selon lequel l’expansion coloniale freine le développement du capitalisme ? A notre avis, on commet deux erreurs ici :
- comme le CCI (à la suite de Marx et de Luxemburg) l’a souligné à de nombreuses reprises, le problème du marché extra-capitaliste se pose à un niveau global et non au niveau du capital individuel ni même national 11 ;
- la colonisation ne constitue pas la seule forme que prend l’expansion capitaliste sur les marchés extra-capitalistes.
L’histoire des États-Unis fournit une illustration particulièrement claire – et d’autant plus importante du fait du rôle croissant de l’économie américaine au cours du 19e siècle – de ce point.
D’abord, l’inexistence d’un empire colonial américain au cours du 19e siècle n’était pas due à une "indépendance" quelconque de l’économie des États-Unis vis-à-vis d’un environnement extra-capitaliste mais au fait qu'elle trouvait ce dernier au sein des frontières américaines elles-mêmes. 12 Nous avons déjà mentionné l’économie esclavagiste des États du Sud. Après la destruction de celle-ci par la Guerre civile (1861-1865), le capitalisme s’est étendu au cours des 30 années suivantes vers l’Ouest américain selon un processus continu qu’on peut décrire ainsi : massacre et nettoyage ethnique de la population indigène ; établissement d’une économie extra-capitaliste à travers la vente et la concession de territoires nouvellement annexés par le gouvernement à des colons et de petits éleveurs 13 ; extermination de cette économie extra-capitaliste par la dette, la fraude et la violence, et extension de l’économie capitaliste. 14 En 1890, le Bureau américain du Recensement déclara "la Frontière" interne fermée. 15 En 1893, les États-Unis connurent une dépression sévère et au cours des années 1890, la bourgeoisie américaine était de plus en plus préoccupée par la nécessité d’étendre ses frontières nationales. 16 En 1898, un document du Département d’Etat américain expliquait : "Il semble y avoir un accord général sur le fait que nous allons chaque année nous trouver avec un surplus grandissant de produits manufacturés destinés aux marchés étrangers si l'on veut maintenir l'emploi des ouvriers et des artisans américains. L'élargissement de la consommation à l'étranger des produits de nos usines et de nos ateliers devient ainsi un problème sérieux non seulement commercial mais politique." 17. Suivit alors une rapide expansion impérialiste : Cuba (1898), Hawaï (1898 également), Philippines (1899) 18, la zone du canal de Panama (1903). En 1900, Albert Beveridge (un des principaux partisans de la politique impérialiste américaine) déclarait au Sénat : "Les Philippines sont à nous pour toujours (...). Et derrière les Philippines, il y a les marchés illimités de Chine (...). Le Pacifique est notre océan (...) Où trouver des consommateurs pour nos surplus ? La géographie apporte la réponse. La Chine est notre client naturel." 19
La décadence et la guerre
Les Européens pensent souvent à la frénésie impérialiste de la fin du 19e siècle comme une "Ruée vers l’Afrique". Sous beaucoup de rapports cependant, la conquête américaine des Philippines était d’une importance plus grande dans la mesure où elle symbolisait le moment où l’expansion impérialiste européenne vers l’Est s’affrontait à l’expansion américaine vers l’Ouest. La première guerre de cette nouvelle époque impérialiste fut menée par des puissances asiatiques, la Russie et le Japon, pour le contrôle de la Corée et l’accès aux marchés chinois. Cette guerre fut un facteur clé dans le premier soulèvement révolutionnaire du 20e siècle, en Russie, en 1905.
Qu’est-ce que cette nouvelle «époque de guerres et de révolutions" (comme l’Internationale communiste l’a décrite) impliquait pour l’organisation de l’économie capitaliste ?
De façon très schématique, elle implique l’inversion du rapport entre l’économie et la guerre : alors que dans la période ascendante du capitalisme, la guerre est une fonction de l’expansion économique, dans la décadence au contraire, l’économie est au service de la guerre impérialiste. L’économie capitaliste dans la décadence est une économie de guerre permanente. 20 C’est le problème fondamental qui sous-tend l’ensemble du développement de l’économie capitaliste depuis 1914 et en particulier de l’économie du boom d’après-guerre qui a suivi 1945.
Avant de poursuivre par l’examen du boom d’après-guerre de ce point de vue, il semble nécessaire de revenir brièvement sur certaines des autres positions présentes dans le débat.
1) Le rôle des marchés extra-capitalistes après 1945
Cela vaut la peine de rappeler que la brochure du CCI, La décadence du capitalisme, attribue déjà un rôle à la destruction continue des marchés extra-capitalistes au cours de cette période 21 et il est possible que nous ayons sous-estimé leur rôle dans le boom d'après-guerre ; en fait la destruction de ces marchés (dans le sens classique décrit par Luxemburg) continue encore aujourd'hui sous des formes les plus dramatiques, comme on peut le voir avec les dizaines de milliers de suicides chez les paysans indiens incapables de rembourser les dettes qu'ils ont contractées pour acheter des semences et des engrais à Monsanto et à d'autres. 22
Néanmoins, il est difficile de voir comment ces marchés auraient pu contribuer de façon décisive au boom d'après-guerre si l'on prend en compte :
- l'énorme destruction qu'a connue la petite économie paysanne dans beaucoup de pays entre 1914 et 1945 comme résultat de la guerre et de la catastrophe économique ; 23
- le fait que toutes les économies européennes subventionnaient massivement l'agriculture pendant la période d'après-guerre : l'économie paysanne constituait un coût pour ces économies plutôt qu'un marché.
2) La montée de la dette
Sur le plan des données, cet argument est beaucoup plus solide. Il est vrai que par rapport aux niveaux astronomiques atteints aujourd'hui, après plus de trente années de crise, l'accroissement de la dette pendant le boom d'après-guerre peut sembler à première vue trivial. Cependant comparé à ce qui se passait auparavant, sa montée fut spectaculaire. Aux États-Unis, la dette fédérale brute à elle seule passa de 48,2 milliards de dollars en 1938 à 483,9 milliards de dollars en 1973, c'est à dire dix fois plus. 24
Le crédit à la consommation aux Etats-Unis passa de 4% du PIB en 1948 à plus de 12% au début des années 1970.
Les prêts immobiliers passèrent également de 7 milliards de dollars en 1947 à 70,5 milliards en 1970 – c'est-à-dire dix fois plus à cause du niveau important de crédits accordés, à bas taux et d'accès facile, par le gouvernement : en 1955, la Federal Housing Administration et la Veterans Administration détenaient à eux deux 41% de toutes les hypothèques. 25
3) L'augmentation des salaires
Pour le camarade C.Mcl, la prospérité du boom d'après-guerre était en grande partie due au fait que les salaires ont augmenté en même temps que la productivité grâce à une politique keynésienne délibérée ayant pour but d'absorber la production excédentaire et de permettre la poursuite de l'expansion du marché.
Il est vrai, comme Marx l'a souligné dans Le Capital, que les salaires peuvent augmenter sans menacer les profits tant que la productivité augmente aussi. Il est également vrai que la production de masse de biens de consommation est impossible sans la consommation massive de la classe ouvrière. Et il est tout aussi vrai qu'il y a eu une politique délibérée d'augmenter les salaires et le niveau de vie des ouvriers après la Seconde Guerre mondiale afin de se prémunir contre les révoltes sociales. Cependant, rien de tout cela ne résout le problème de base, identifié par Marx et Luxemburg, selon lequel la classe ouvrière ne peut absorber toute la valeur de ce qu'elle produit.
De plus, l'hypothèse de C.Mcl se fonde sur deux suppositions majeures qui ne sont pas justifiées empiriquement à notre avis :
- La première est que l'augmentation des salaires était garantie par l'indexation de ceux-ci à la productivité ; mais nous ne trouvons pas que cette politique soit attestée comme politique générale, sauf dans des cas mineurs comme en Belgique. 26 Pour prendre deux contre-exemples, l'échelle mobile introduite en Italie en 1945 liait les salaires à l'inflation (ce qui est évidemment une autre chose) et le "Contrat social" introduit par le gouvernement travailliste de Wilson en Grande-Bretagne à la fin du boom constituait une tentative désespérée de réduire les salaires dans une période de forte inflation en les indexant à la productivité.
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La seconde est que le capital occidental n'aurait pas cherché une main d'œuvre bon marché jusqu'au début de la période de "mondialisation" dans les années 1980.C'est tout simplement faux : aux États-Unis, la migration des campagnes vers les villes a réduit la population rurale de 24,4 millions en 1945 à 9,7 millions en 1970. 27 En Europe, le même phénomène fut encore plus spectaculaire : environ 40 millions de personnes émigrèrent des campagnes et de pays hors d'Europe vers les grandes zones industrielles. 28
Les fruits de la guerre
La Seconde Guerre mondiale - encore plus que la Première – a démontré l'irrationalité fondamentale de la guerre impérialiste dans la décadence. Loin d'être payante par la conquête de nouveaux marchés, la guerre ruina les pays vainqueurs comme les pays vaincus. A une seule exception : les États-Unis, seul pays belligérant qui n'a subi aucune destruction sur son territoire. Cette exception jeta les bases d'un boom après guerre tout aussi exceptionnel et ne pouvant, de ce fait, se répéter.
L'un des principaux défauts des autres positions dans ce débat est que a) elles tendent à poser le problème en termes purement économiques, et b) elles ne considèrent que le boom d'après-guerre en lui-même et ne parviennent pas, de ce fait, à comprendre que ce boom a été déterminé par la situation créée par la guerre.
Quelle était donc cette situation ?
Entre 1939 et 1945, la taille de l'économie américaine doubla 29. Les industries existantes (comme la construction navale) appliquèrent les techniques de production de masse. De nouvelles industries entières furent créées : production à la chaîne d'avions, électronique, informatique (les premiers ordinateurs ont été utilisés pour calculer les trajectoires balistiques), produits pharmaceutiques (avec la découverte de la pénicilline), plastiques – la liste est sans fin. Et bien que la dette gouvernementale ait atteint un pic pendant la guerre, pour les Etats-unis, la plus grande partie de ce développement constituait de la pure accumulation de capital puisqu'ils saignaient à blanc les empires britannique et français en s'emparant de leur richesse accumulée contre des commandes d'armements.
Malgré cette supériorité écrasante, les États-Unis connurent, pour le moins, des problèmes à la fin de la guerre. Nous pouvons les résumer comme suit :
- Où trouver des débouchés pour la production industrielle américaine qui avait doublé pendant la guerre ? 30
- Comment défendre les intérêts nationaux américains – situés pour la première fois à une échelle vraiment mondiale – contre la menace d'expansion soviétique ?
- Comment éviter des soulèvements importants et la menace potentielle constituée par la classe ouvrière – aucune fraction de la bourgeoisie mondiale n'avait oublié Octobre 1917 – en Europe en particulier ?
Comprendre comment les Etats-Unis ont cherché à résoudre ces problèmes constitue la clé de la compréhension du boom d'après-guerre – et de sa fin dans les années 1970. Nous y reviendrons dans un prochain article ; cependant cela vaut la peine de souligner que Rosa Luxemburg écrivant avant le plein développement de l'économie capitaliste d'État pendant la Première et, surtout, la Seconde Guerre mondiale, avait déjà donné quelques indications sur les effets économiques de la militarisation de l'économie : "La multiplicité et l'éparpillement des demandes minimes de diverses catégories de marchandises, qui ne coïncident pas dans le temps et peuvent être satisfaites par la production marchande simple, qui n'intéressent donc pas l'accumulation capitaliste, font place à une demande concentrée et homogène de l'État. La satisfaction d'une telle demande implique l'existence d'une grande industrie développée à un très haut niveau, donc des conditions très favorables à la production de la plus-value et à l'accumulation. De plus, le pouvoir d'achat des énormes masses de consommateurs, concentré sous la forme de commandes de matériel de guerre faites par l'État, sera soustrait à l'arbitraire, aux oscillations subjectives de la consommation individuelle ; l'industrie des armements sera douée d'une régularité presque automatique, d'une croissance rythmique. C'est le capital lui-même qui contrôle ce mouvement automatique et rythmique de la production pour le militarisme, grâce à l'appareil de la législation parlementaire et à la presse, qui a pour tâche de faire l'opinion publique. C'est pourquoi ce champ spécifique de l'accumulation capitaliste semble au premier abord être doué d'une capacité d'expansion illimitée. Tandis que toute extension des débouchés et des bases d'opération du capital est liée dans une large mesure à des facteurs historiques, sociaux et politiques indépendants de la volonté du capital, la production pour le militarisme constitue un domaine dont l'élargissement régulier et par bonds paraît dépendre en première ligne de la volonté du capital lui-même." 31
Moins de 50 ans après la rédaction de ce livre, la réalité du militarisme impérialiste était décrite ainsi : "La conjonction d'un immense appareil militaire et d'une grande industrie d'armements est une expérience nouvelle pour les États-Unis. Chaque ville, chaque gouvernement d'État, chaque bureau du gouvernement fédéral ressent toute son influence –économique, politique et même spirituelle (...) nous devons en comprendre les graves implications. Notre travail, nos ressources, nos moyens d'existence, tout est impliqué ; de même la structure même de notre société.
Dans les conseils gouvernementaux, nous devons mettre en garde contre l'acquisition d'une influence injustifiée – recherchée ou non – du complexe militaro-industriel. Il existe et il persistera la possibilité d'une montée désastreuse de puissance incontrôlée.
(...) Dans le même ordre de choses et en grande partie responsable du changement radical de notre position militaro-industrielle, il y a la révolution technologique des dernières décennies.
Dans cette révolution, la recherche est devenue centrale ; elle est aussi devenue plus officielle, plus complexe et plus coûteuse. Une part qui s'accroît de façon régulière a lieu pour le gouvernement fédéral, par celui-ci et sous sa direction." Ces mots ont été prononcée en 1961, non pas par un quelconque intellectuel de gauche mais par le président des États-Unis, Dwight D. Eisenhower.
Jens, 10 décembre 2008.
1.. Pour des raisons de place, il est impossible de rendre compte de toute la période de 1945 à 1970. Nous nous proposons donc de n’aller pas plus loin qu’introduire une analyse des fondements du boom d’après-guerre que nous espérons traiter plus en détails plus tard.
2.. Ce n’est pas par hasard si le premier chapitre du Capital s’intitule "La marchandise ".
3.. Nous laissons de côté pour le moment la question des crises cycliques à travers lesquelles ce processus évolue historiquement.
4.. Nous ne répétons pas ici ce que le CCI a déjà écrit à maintes occasions pour défendre la vision que pour Marx et Engels - et pour Rosa Luxemburg en particulier parmi les marxistes de la génération suivante - le problème de l’inadéquation du marché capitaliste constitue une difficulté fondamentale sur la voie du processus d’accumulation élargie du capital.
6.. Voir en particulier l’article écrit par le camarade dans la Revue internationale n°127 dans lequel, sous l’intertitre "Marx et Rosa Luxemburg : une analyse identique des contradictions économiques du capitalisme", il démontre de façon claire et très documentée la continuité entre l’analyse de Marx et celle de Luxemburg.
7.. "Cet environnement lui a cependant encore fourni toute une série d'opportunités tout au long de sa phase ascendante (1825-1914) comme source de profits, exutoire pour la vente de ses marchandises et appoint complémentaire de main d'œuvre."
8.. "Au 19e siècle, là où les marchés coloniaux interviennent le plus, TOUS les pays capitalistes NON coloniaux ont connu des croissances nettement plus rapides que les puissances coloniales (71% plus rapide en moyenne). Ce constat est valable pour toute l'histoire du capitalisme. En effet, la vente à l'extérieur du capitalisme pur permet bien aux capitalistes individuels de réaliser leurs marchandises, mais elle freine l'accumulation globale du capitalisme car, tout comme pour l'armement, elle correspond à une sortie de moyens matériels du circuit de l'accumulation".
9.. Notamment en ce qui concerne l’opium dans le cas de la Chine, la très "vertueuse" bourgeoisie britannique a mené deux guerres afin de forcer le gouvernement chinois à continuer de permettre à la population de s’empoisonner avec l’opium britannique.
10.. Le Capital, Livre II, première partie, chapitre II en français, Ed. La Pléiade. Les dernières phrases sont traduites de la version anglaise du Capital par nous.
11.. Schématiquement si l’industrie d’Allemagne (qui ne comportait pas de colonies) a pris le pas sur le marché mondial sur celle de Grande Bretagne (qui avait des colonies) et a connu un taux de profit supérieur, elle profitait aussi des marchés extra-capitalistes conquis par l’impérialisme britannique.
12.. Lorsque les Etats-Unis ont, par la force et la tromperie, dépouillé le Mexique du Texas (1836-1845) et de la Californie (1845-1847), ces nouveaux états ne furent pas intégrés à un "empire" mais au territoire national des Etats-Unis.
13.. Par exemple, le "Oklahoma Land Rush" (la "ruée vers le territoire de l’Oklahoma") en 1889. La ruée commença le 22 avril 1889 à midi avec environ 50 000 personnes sur la ligne de départ pour acquérir une part des 2 millions d’acres (8 000km2) disponibles.
14.. L’histoire du développement capitaliste aux États-Unis mériterait une série d’articles à elle seule et nous n’avons pas la place ici pour développer cette question. Par ailleurs, cela vaut la peine de souligner que ces mécanismes de l’expansion capitaliste ne se limitaient pas aux États-Unis mais qu’on les rencontre également –comme on peut le lire dans l’Introduction à l’économie politique de Rosa Luxemburg – dans l’expansion de la Russie vers l’Est et dans l’incorporation à l’économie capitaliste de la Chine, de l’Égypte et de la Turquie – pays qui n’ont jamais été des colonies.
15. Dans la société américaine, l'expression la Frontière (the Frontier) a un sens spécifique qui se réfère à son histoire. Il s'agit, tout au long du 19e siècle, un des aspects les plus importants du développement des États-Unis par l’extension du capitalisme industriel vers l’Ouest, qui s'est traduite par le peuplement de ces régions par des populations essentiellement composées de gens de souche européenne ou africaine.
16.. Cette préoccupation avait déjà trouvé une expression dans la "Doctrine Monroe" adoptée en 1823 qui établissait clairement que les États-Unis considéraient tout le continent américain, du Nord et du Sud, comme sa sphère d’intérêts exclusive – et la Doctrine Monroe fut imposée au moyen d’interventions militaires américaines répétées en Amérique latine.
17.. Cité dans Howard Zinn, History of American People. Traduit par nous
18.. La conquête des Philippines où les États-Unis commencèrent par évincer la puissance coloniale espagnole, puis menèrent une guerre féroce contre les insurrectos philippins, constitue un exemple particulièrement révoltant de l’hypocrisie et de la barbarie capitalistes.
19.. Howard Zinn, op.cit.
20.. Nous illustrerons cela par un exemple. En 1805, la révolution industrielle était déjà bien avancée en Grande-Bretagne : l'utilisation de la machine à vapeur et la production mécanisée des textiles s'étaient rapidement développées depuis les années 1770. Pourtant, lorsque cette année-là, les Britanniques détruisirent les flottes française et espagnole à la bataille de Trafalgar, le navire amiral de Nelson, HMS Victory, avait déjà près de 50 ans (ses plans en avaient été établis en 1756 et le navire finalement lancé en 1765). Il suffit de comparer cela à la situation actuelle où les technologies les plus avancées dépendent de l'industrie d'armement.
21.. La brochure La décadence du capitalisme – de façon juste à notre avis – associe ce phénomène au militarisme croissant des économies du "Tiers-Monde".
22.. On pourrait aussi parler de l'élimination des petits commerçants dans les pays développés avec l'expansion des supermarchés et de la commercialisation de masse des produits ménagers les plus ordinaires (y compris la nourriture évidemment), phénomènes qui ont clairement commencé dans les années 1950 et 1960.
23.. Le programme de collectivisation forcée de Staline en URSS pendant les années 1930, les guerres entre seigneurs et la guerre civile en Chine dans l'entre-deux guerres, la conversion de l'économie paysanne en économie de marché de pays comme la Roumanie, la Norvège ou la Corée pour répondre au besoin de l'impérialisme allemand et japonais d'être autonome pour leur approvisionnement alimentaire, les effets désastreux de la Grande Dépression sur les petits fermiers américains (Oklahoma Dust Bowl, - tempêtes de poussière en Oklahoma -), etc.
24.. Sauf mention contraire, les chiffres et les graphiques sont tirés des statistiques gouvernementales américaines disponibles sur https://www.economagic.com. Nous nous concentrons, dans cet article, sur l'économie américaine en partie parce que les statistiques du gouvernement sont plus facilement disponibles mais, surtout, à cause du poids écrasant de l'économie américaine sur l'économie mondiale durant cette période.
25.. James T. Patterson, Grand expectations.
26.. En fait, selon une étude (cedar.barnard.columbia.edu/-econhist/papers/Hanes_sscaled4.pdf), des accords d'échelle mobile des salaires avaient déjà existé dans certaines industries américaines et britanniques dès le milieu du 19e siècle jusqu'aux années 1930 pour n'être abandonnés qu'après la guerre.
27.. Patterson (op. cit). Ce fut "l'un des changements les plus dramatiques de l'histoire américaine moderne".
28.. "En Italie, entre 1955 et 1971, environ 9 millions de personnes changèrent de régions. (...) 7 millions d'Italiens quittèrent le pays entre 1945 et 1970. Dans les années 1950-70, un quart de la force de travail grecque partit chercher du travail à l'étranger. (...) On estime qu'entre 1961 et 1974, un million et demi d'ouvriers portugais trouvèrent du travail à l'étranger – mouvement de population le plus important de toute l'histoire du Portugal, et qui laissa derrière lui une force de travail de 3,1 millions de personnes seulement. (...) En 1973, rien qu'en Allemagne de l'Ouest, il y avait près d'un demi-million d'Italiens, 535 000 Yougoslaves et 605 000 Turcs." (Tony Judt, Postwar: A History of Europe since 1945).
29.. Les Etats-Unis représentaient environ 40% de la production industrielle mondiale ; à eux seuls, ils produisaient en 1945 la moitié de la production mondiale de charbon, deux-tiers du pétrole, et la moitié de l'électricité. De plus, ils détenaient plus de 80% des réserves mondiales d'or.
30.. Howard Zinn (op.cit.) cite un membre du Département d'État en 1944 : "Comme vous le savez, nous devons prévoir une énorme augmentation de la production dans ce pays après la guerre, et le marché intérieur américain ne peut absorber indéfiniment toute cette production. La nécessité d'augmenter énormément les marchés étrangers ne fait aucun doute."
31.. L'accumulation du capital, écrit en 1913, chapitre : "Le militarisme, champ d'action du capital" (souligné par nous).