Soumis par Revue Internationale le
1926-1936 : l'énigme russe élucidée
Dans le dernier article de cette série ("192428: le Thermidor du capitalisme d'Etat stalinien", Revue internationale n°102), nous avons examiné les tentatives effectuées par plusieurs courants de l'aile gauche du parti bolchevique pour comprendre et combattre la dégénérescence puis la mort de la révolution d'octobre. Tous ces groupes ont succombé, l'un après l'autre, à la terreur implacable de la contre-révolution stalinienne. C'est ainsi que le centre de cette lutte politique et théorique s'est déplacé vers l'arène internationale et en particulier vers l'Europe occidentale. Les deux articles qui suivent vont se centrer sur les tentatives de la Gauche communiste internationale d'apporter une analyse marxiste claire du régime qui a surgi en URSS sur les cendres de la révolution prolétarienne.
Comprendre la nature du régime stalinien constitue une question clé du programme communiste. Sans une telle compréhension il serait impossible aux communistes de dégager de façon claire pour quel type de société ils luttent, impossible de décrire ce qu'est le socialisme et ce qu'il n'est pas. Mais la clarté qu'ont les communistes d'aujourd'hui sur la nature de l'URSS n'a pas été atteinte facilement: il a fallu des années de débat intense et de réflexion au sein du milieu politique prolétarien avant de parvenir à une synthèse vraiment cohérente. Jamais auparavant les révolutionnaires n'avaient été amenés à analyser une révolution prolétarienne qui a été détruite de l'intérieur. De ce fait, pendant très longtemps, l'URSS est apparue comme une sorte d'énigme ([1]), comme un problème que les annales du marxisme n'avaient pas prévu. Notre but, dans les articles qui suivent, sera donc de faire la chronique des principales étapes que, dans la nuit noire de la contre-révolution, ces groupes de l'avant-garde marxiste ont traversées pour parvenir progressivement à élucider l'énigme et à transmettre à leurs héritiers d'aujourd'hui l'analyse du capitalisme d' Etat stalinien.
La lettre de Korsch à Bordiga
Nous commençons l'histoire en 1926. Le parti communiste d'Allemagne, le KPD, a été "bolchevisé" afin de synchroniser ostensiblement tous les partis communistes hors de Russie avec les méthodes intransigeantes et disciplinées du parti russe. Mais la campagne de bolchevisation lancée par l'Internationale communiste en 192425 fait en réalité partie du processus de destruction du bolchevisme. Le parti quia dirigé la révolution de 1917 est en train de se transformer en simple annexe de l'Etat russe; et l'Etat russe est devenu l'axe de la contre révolution capitaliste. La théorie de Staline du "socialisme en un seul pays", annoncée pour la première fois en 1924, constitue une déclaration de guerre contre les traditions internationalistes véritables du parti russe. En 1926, tous les bolcheviks qui restent, y compris Zinoviev sous les auspices duquel la campagne de bolchevisation a été imposée à l'Internationale, se retrouvent dans l'opposition et seront expulsés du parti peu après.
En Allemagne aussi, il existe une grande résistance à l'opportunisme et a4bureaucratisme qui se développent dans le KPD. Il se fait jour un refus des tentatives de faire taire tout ce qui met sérieusement en cause la situation interne en Russie et la politique étrangère de l’IC. L'incapacité de l'appareil du KPD à tolérer un véritable débat en son sein aboutit à l'expulsion massive de pratiquement tous les éléments les plus révolutionnaires du parti, de toute une série de groupes influencés non seulement parla plus célèbre opposition du moment, celle qui est réunie autour de Trotsky, mais également parla gauche communiste allemande. Le KAPD,bien que n'ayant plus la force qu'il avait durant les beaux jours de la vague révolutionnaire, existe toujours et mène un travail cohérent vis-à-vis du KPD qu'il définit comme une organisation centriste toujours capable de faire surgir des minorités révolutionnaires.
Notre livre sur la Gauche germano-hollandaise met en évidence de façon précise l'étendue et l'importance de cette scission qui comprend les groupes suivants :
"- le groupe autour de Schwarz et Korsh les «Entschiedene Linke (Gauche résolue) qui regroupait environ 7000 membres ;
- le groupe d’lwan Katz qui formait avec le groupe de Pfemfert une organisation de 6000 membres, proche de l'AAUE, sous le nom de cartel des organisations communistes de gauche et publiait le journal Spartakus. Celui-ci devenait l'organe dit Spartakusbund n°2;
- le graupe de Fischer-Maslow qui comprenait 6000 militants ;
- le groupe d'Urbahns qui en regroupait 5000, futur Leninbund.
L'Opposition de Wedding, exclue en 1927-28, devait former plus tard, avec une partie du Leninbund créé par Urbahns, l'Opposition trotskiste allemande. " (La gauche hollandaise, chapitre 6).
Le groupe de Korsch est l'un de ceux qui est le plus influencé par le KAPD ; plus tard une fusion plutôt hâtive et éphémère aura lieu entre eux. La plate-forme de ce groupe n' est pas bien connue ni accessible, ce qui montre à quel point la Gauche allemande a disparu de l'histoire. Mieux connue est la lettre, commentant la plateforme, quia été envoyée à Korsch par Amadeo Bordiga, figure la plus importante à ce moment là du parti communiste italien qui menait une polémique particulièrement forte contre l'opportunisme croissant de l' IC. Notre attention se dirige donc sur cette correspondance parce qu'elle nous apporte un point de vue de valeur sur les différentes démarches adoptées par les communistes de gauche allemands et italiens vis-à-vis des problèmes fondamentaux qu'ils confrontent à l'époque : comprendre la nature du régime en URSS et définir une politique cohérente envers l'Internationale et les partis qui la composent.
La première chose à noter sur la réponse de Bordiga (datée du 28octobre 1926) c'est qu'elle ne comporte aucune trace de sectarisme l'amenant à se considérer comme l'unique détenteur de la vérité ni le moindre refus de discuter avec d'autres courants de la gauche. Bref, nous nous trouvons très loin du "bordiguisme" d'aujourd'hui qui proclame être le véritable héritier de la tradition communiste de la Gauche italienne et qui a théorisé le refus de mener un quelconque débat avec des groupes qui, selon lui, ne rentrent pas dans la définition très stricte de cette tradition. Il est certain qu'en 1926 Bordiga ne considère pas qu'il y a suffisamment d'homogénéité politique pour un regroupement ni même pour la publication d'une déclaration internationale commune. Mais toute son insistance porte sur la nécessité de la discussion et sur un travail de clarification dans lequel les différents courants de la Gauche internationale ont un rôle à jouer : "D'une façon générale, je pense que ce qui doit être mis aujourd'hui au premier plan, c'est, plus que l'organisation et la manœuvre, un travail préalable d'élaboration d'une idéologie politique de gauche internationale basée sur les expériences éloquentes qu'a connues le Komintern " (cf. la version française de cette lettre publiée dans Programme Communiste n° 68). Plus tard il ajoute que les déclarations parallèles sur la situation en Russie et sur l'internationale des différents groupements de gauche contribueront à ce travail même s'il a le souci d'éviter "d'aller pour autant jusqu'à donner le prétexte du « complot fractionniste »
L'argument de Bordiga se fonde sur la conviction que "nous ne sommes pas encore au moment de la clarification définitive ", c'est-à-dire qu'il est trop tôt pour abandonner les partis communistes ou l'Internationale. Les révolutionnaires doivent poursuivre la lutte au sein des partis communistes aussi longtemps que possible, malgré la discipline de plus en plus artificielle et mécanique qui y règne : "[il faut respecter] cette discipline jusque dans ses absurdités de procédure tant que cela sera possible, sans jamais renoncer aux positions de critique idéologique et politique et sans .jamais se solidariser avec l'orientation dominante. " Défendant la décision de l'opposition de gauche russe de se soumettre à la discipline et d'éviter la scission, il argumente que "la situation objective et externe est encore telle qu'être chassé du Kominterm signifie - et pas seulement en Russie - d'avoir encore moins de possibilités de modifier le cours de la lutte de la classe ouvrière qu'on ne peut en avoir au sein des partis. "
Avec le recul, nous pouvons donner des réponses à certaines conclusions de Bordiga : s'il a absolument raison de penser que la lutte pour "sauver" les partis communistes est bien loin d'être terminée en 1926, sa répugnance à reconnaître la nécessité de former des fractions organisées - y compris, quand c'est possible, une fraction internationale - permet en partie de comprendre pourquoi il est incapable de jouer un rôle dans la phase suivante de l'histoire de la Gauche italienne, la phase qui précisément commence avec la formation de la Fraction de gauche du parti communiste d'Italie en 1928. Mais ce qui est important ici c'est la méthode de Bordiga qui sera reprise sans la moindre hésitation par ceux qui participeront pleinement au travail delà Fraction. La priorité qu' il accorde au travail de clarification dans une situation objective défavorable, l'insistance qu'il met sur la nécessité de lutter jusqu'au bout pour sauver les organisations que le prolétariat a créées avec tant de difficultés, telle est la marque de la Gauche italienne. Et cela nous fournit une clé qui nous permet de comprendre pourquoi celle ci a joué un rôle central "dans l'élaboration d'une idéologie politique de la gauche internationale" pendant les années les plus sombres de la contre-révolution. En revanche, l'expulsion prématurée de la gauche allemande des partis communistes et de l'Internationale a été l'une des causes les plus lourdes de sa rapide désintégration organisationnelle.
On peut dire la même chose de la façon dont Bordiga soulève la question de la nature du régime en Russie qui est en fait la première question qu'il soulève dans sa réponse à Korsch.
"La gauche résolue ", comme les précédents courants de gauche allemands (Rühle dès 1920, le KAPD à partir de 1922) avait déjà déclaré que le capitalisme avait triomphé sur la révolution en Russie. Mais dans les deux cas, cette conclusion, atteinte de façon impressionniste et sans une recherche théorique profonde, a abouti à la mise en question de la nature prolétarienne de la révolution et à une régression politique menant aux positions des mencheviks ou des anarchistes, beaucoup d'entre eux ayant dès le début dénoncé l'insurrection d'Octobre comme un coup d' Etat des bolcheviks instaurant une nouvelle variété de capitalisme à la place de l'ancien. Le KAPD dans l'ensemble n'est pas allé aussi loin mais il a développé la théorie de la "révolution double", prolétarienne dans les villes, bourgeoise à la campagne ; et il tendait à voir dans la NEP (Nouvelle Politique Economique) introduite en 1921 le moment où une sorte de "capitalisme paysan" aurait pris la suprématie sur les restants de pouvoir prolétarien.
Autre ironie du bordiguisme d'aujourd'hui :la réponse de Bordiga à Korsch ne contient aucune allusion à la théorie de la "révolution double" qu'il a élaborée après la deuxième guerre mondiale et qui définit l'économie bourgeoise de l'URSS comme le produit d'une "transition vers le capitalisme" qui aurait eu lieu sous les auspices de l'appareil stalinien. Au contraire, la préoccupation dominante de Bordiga est de défendre le caractère prolétarien d'Octobre, quelle que soit la dégénérescence ultérieure qui ait eu lieu :
"... votre façon de vous exprimer au sujet de la Russie me semble ne pas convenir. On ne peut pas dire que «la révolution russe est une révolution bourgeoise». La révolution de 1917 a été une révolution prolétarienne, bien que ce soit une erreur de généraliser ses leçons «tactiques». La question qui se pose est de savoir ce qui arrive à une dictature prolétarienne dans un pays si la révolution ne suit pas dans les autres pays. II peut y avoir une contre révolution ; il peut y avoir une intervention extérieure ; il peut y avoir un processus de dégénérescence dont il s'agit de découvrir et de définir les symptômes et les répercussions dans le parti communiste. On ne peut pas dire tout simplement que la Russie est un pays dans lequel le capitalisme est en expansion. La chose est beaucoup plus complexe : il s'agit de nouvelles formes de la lutte de classe qui n'ont pas de précédents dans l'histoire. Il s'agit de montrer que toute la conception qu'ont les staliniens des rapports avec les classes moyennes constitue un renoncement au programme communiste. On dirait que vous excluez que le parti communiste russe puisse mener une politique qui n'aboutirait pas à la restauration du capitalisme. Cela reviendrait à donner une justification à Staline, ou à soutenir la position inadmissible selon laquelle il faudrait «quitter le pouvoir». Il faut dire au contraire qu'une juste politique de classe aurait été possible en Russie sans la série de graves erreurs de politique internationale commises par toute la «vieille garde léniniste». "
Encore une fois, grâce au recul que nous avons, il nous est possible de donner des réponses à certaines conclusions de Bordiga : au moment où il écrivait à Korsch, le capitalisme - qui n'avait pas ses fondements sur des concessions aux classes moyennes mais sur l' Etat même qui avait surgi de la révolution - était en train de devenir 1e maître de la Russie, non seulement sur le plan économique (puisqu'il n' avait jamais été renversé sur ce plan) mais aussi sur le plan politique ; et plus longtemps le parti communiste chercherait à s'accrocher au pouvoir politique, plus il se séparerait du prolétariat et s'assujettirait aux intérêts du capital. Mais ici aussi, la question essentielle est la méthode, le point de départ théorique : la révolution était prolétarienne mais elle était isolée ; la question du moment était de comprendre un phénomène qui ne s'était jamais produit dans l'histoire, la dégénérescence d'une révolution prolétarienne de l'intérieur. Et ici encore, même si cela â pris du temps aux héritiers de Bordiga dans la Fraction pour tirer les conclusions correctes sur la nature du régime en URSS, la solidité de leur méthode d'analyse a permis qu'ils y parviennent avec bien plus de profondeur et de sérieux que ceux qui avaient proclamé la nature capitaliste de l'URSS bien plus tôt mais seulement en rompant la solidarité avec la révolution d'Octobre. La Gauche allemande devait lourdement payer pour cela : couper les racines qui la reliaient à Octobre et au bolchevisme signifiait aussi couper ses propres racines ; et sans racines, un arbre ne peut survivre. Jusqu'à aujourd'hui, il est évident que c'est réellement impossible de maintenir une quelconque activité prolétarienne organisée sans qu'elle soit enracinée dans les leçons de la victoire d'Octobre et de la défaite qui l'a suivie.
Le débat au sein de l'Opposition de gauche internationale
Nous arrivons en 1933. La défaite du prolétariat allemand a été scellée par la montée de Hâlerait pouvoir. Les ouvriers des deux autres principaux centres de la vague révolutionnaire internationale de 1917-23 - la Russie et l'Italie - ont aussi été écrasés. Les défaites ont abouti à la disparition ou la dispersion de l'avant-garde révolutionnaire. La vie politique de la classe ouvrière n'a désormais plus lieu dans les partis communistes qui sont complètement stalinisés et à la veille de capituler devant l'idéologie de la défense nationale. Cette vie se maintient néanmoins dans un milieu extrêmement réduit de groupements et de fractions d'opposition. A ce moment là, le centre de l'activité oppositionnelle s'est déplacée en France, en particulier à Paris qui est la ville traditionnelle des révolutions européennes.
En 1933,certains de ces groupes ont déjà disparu. Tel fut le destin d'une "aile" de la gauche italienne en exil, le Réveil communiste, groupe qui s'est formé autour de Pappalardi. Fondé en 1927, ce groupe avait tenté une synthèse audacieuse entre les gauches italienne et allemande. Sans rejeter le caractère prolétarien de la révolution d'Octobre, il était arrivé à la conclusion qu'une contre-révolution bourgeoise avait eu lieu en Russie. Cependant, la tendance du groupe à l'impatience et au sectarisme l'amena rapidement à perdre de vue la méthodologie globale minutieuse de la Gauche italienne. En 1929, sa synthèse avait disparu au profit d'une conversion complète à la tradition de la gauche allemande, avec ses forces et ses faiblesses. Cette mutation fut marquée par l'apparition du journal L'ouvrier communiste qui travaillait étroitement avec le communiste de gauche russe exilé à Paris, Gavril Miasnikov ([2]). Très rapidement, le nouveau groupe a succombé aux influences anarchistes et il cesse de publier en 1931.
En 1933, la majorité des groupes oppositionnels "natifs" sont influencés par Trotsky, bien que la Fraction de gauche du parti communiste d'Italie, formée à Pantin dans la banlieue de Paris en 1928, soit extrêmement active dans ce milieu. La section officielle de l'Opposition de gauche de l'Internationale est la Ligue communiste, formée en 1929 sur une base extrêmement hétérogène, fortement critiquée pas la Fraction italienne. Déjà, à cette époque, le "trotskisme" développe une démarche de regroupement activiste et sans principe, une politique qui ne s'appuie pas sur un accord programmatique solide. De telles démarches ne peuvent aboutir qu'à des scissions, en particulier parce qu'elles s'accompagnent d'une tendance de plus en plus opportuniste sur des questions clés telles que les rapports avec les partis socialistes et communistes ou la défense de la démocratie contre le fascisme. La Ligue a déjà connu un certain nombre de scissions. Alimentée notamment par des antagonismes personnels et des loyautés claniques, la première a lieu après la dissension entre le groupe de Molinier et celui de Rosmer-Naville. L'intervention de Trotsky dans cette situation, depuis son exil à Prinkipo, est pour le moins malheureuse dans la mesure où il se montre déjà de plus en plus impatient de former de nouvelles organisations de masse et où il est sous l'influence des schémas activistes de Molinier qui est fondamentalement un aventurier politique. La tendance de Rosmer a tendance à se sentir concerné par la nécessité de réfléchir et développer une compréhension plus claire des conditions dans lesquelles se trouve la classe. Mais la «paix de Prinkipo» de Trotsky va l'amener à se retirer de fait de la vie militante. Cependant, cette scission a quand même donné naissance à un courant organisé : le groupe de la Gauche communiste autour de Collinet et du frère de Naville. Elle est suivie en 1932par une autre scission qui a abouti à la formation de la Fraction de gauche animée par l'ancien zinovieviste, Albert Treint, et par Marc, plus tard membre de la Gauche communiste de France et du CCI. La cause de cette scission est le rejet parle groupe d'une tendance croissante, au sein de la Ligue, à la conciliation envers le stalinisme. Début 1933, la Ligue se trouve au bord d'une autre scission encore plus ravageuse, quand une minorité croissante réagit contre la politique de conciliation envers la social-démocratie qui culminera dans le "tournant français" de 1934 : la politique "d'entrisme" dans les partis sociaux démocrates qui furent parle passé dénoncés par l'Internationale communiste comme instruments de la bourgeoisie.
C'est à ce moment-là qu'un autre groupe oppositionnel connu sous le nom de "quinzième rayon", dont le militant le plus connu est Gaston Davoust (Chazé), envoie une invitation à tous les courants oppositionnels pour tenir une série de réunions ayant pour but la clarification programmatique et éventuellement le regroupement. Cette initiative est chaleureusement accueillie par la Fraction italienne qui, par une série de manoeuvres, a été écartée de l'Opposition de gauche internationale en 1932 mais qui voit dans ces réunions une base possible pour la formation d'une Fraction de gauche du parti communiste en France, pour utiliser la terminologie de l'époque. 11 y a une réponse positive également de presque tous les groupes français tandis que quelques groupes hors de France participent aussi ou envoient leur soutien (la Ligue communiste internationaliste de Belgique, le groupe d'opposition autrichien, etc.). Pendant les mois qui suivent, il y a une série de réunions auxquelles participent un nombre impressionnant de groupes : la Fraction de gauche et la Gauche communiste, le groupe de Davoust, la Ligue communiste ainsi qu'une délégation distincte de la minorité de cette dernière ; la Fraction de gauche italienne, un certain nombre de petits groupes éphémères tels que Pour une renaissance communiste, composé de trois éléments qui ont scissionné de la Fraction italienne sur la question russe, considérant l'URSS comme étant un Etat capitaliste ; le nouveau groupe de Treint, Effort communiste, qui avait quitté la Fraction de gauche parce qu'il ne voyait plus rien de prolétarien dans le régime des "soviets" et avait commencé à développer la théorie selon laquelle la Russie serait maintenant sous l'emprise d'un nouvelle classe exploiteuse ; et enfin un certain nombre d'individus comme Simone Weil et Kurt Landau.
La nature du régime soviétique est l'une des questions clés à l'ordre du jour. A ce moment là, la majorité des groupes invités défendent formellement I e point de vue, extrait de la plateforme de 1927 de l'opposition russe et toujours vigoureusement défendu par Trotsky, selon lequel l'URSS est un Etat prolétarien, quoique atteint par une sévère dégénérescence bureaucratique, parce qu'il n'a toujours pas perdu, en tant qu' Etat, la propriété des principaux moyens de production. Mais ce qui est particulièrement intéressant dans les discussions de cette conférence, c'est la façon dont elle nous fournit une illustration de l'évolution qui est en train de se produire sur cette question dans le milieu oppositionnel.
Ainsi par exemple, le rapport sur la question russe est présenté par le groupe de la Gauche communiste. Ce texte critique très fortement les arguments de Trotsky :
"... le camarade Trotsky, pour expliquer l'offensive bureaucratique contre l'ensemble de la paysannerie et la conversion du stalinisme à une politique d'industrialisation, malgré la liquidation «du parti en tant que parti», a été amené à admettre que tandis que l'infrastructure économique de la dictature prolétarienne s'affermit, sa superstructure politique peut continuer à s'affaiblir et à dégénérer. Proposition difficilement intelligible lorsqu 'on admet la thèse marxiste selon laquelle «la politique n'est que l'économie concentrée», et, à plus forte raison, lorsqu'il s'agit d'un régime où la direction de l'économie est l'essentiel de la politique. "
Il conclut que la bureaucratie s'est constituée en réalité en une nouvelle classe, ni prolétarienne, ni bourgeoise. Mais à la différence de Treint et sans cohérence apparente, le texte argumente également que cet Etat bureaucratique contient toujours certains vestiges prolétariens et doit donc être défendu par les révolutionnaires contre toute attaque de l'impérialisme. Une résolution écrite parle groupe de Chazé exprime également des conclusions contradictoires : l’URSS reste un Etat ouvrier mais la bureaucratie "envient à jouer un véritable rôle de classe, dont les intérêts s'opposent déplus en plus aux intérêts de /a classe ouvrière ". Plus importante peut être que le contenu réel de ces textes est la démarche adoptée à la conférence, son attitude ouverte sur la question. Ainsi, quand le groupe trotskiste "orthodoxe", la Ligue communiste, propose une résolution excluant tous ceux qui dénient à l'URSS une nature prolétarienne, elle est rejetée quasiment par tous les autres participants.
La conférence ne réussit pas à unifier tous les groupes qui y ont pris part, ni à créer une Fraction française. En effet, dans une période de défaite historique du prolétariat, ce qui inévitablement tend à dominer c'est la dispersion et l'isolement. Malgré cela un regroupement partiel sort de cette conférence ce qui est aussi significatif : la Fraction de gauche, le groupe de Chazé et un peu plus tard la minorité de la Ligue communiste - une minorité de 35 membres dont le départ a en fait disloqué la Ligue - s'unissent pour former le groupe Union communiste qui continuera à exister jusqu'à la guerre. Même si il a démarré avec un lourd bagage de trotskisme et bien que plus tard il ne sera pas à la hauteur lorsqu' arrivera l'épreuve de la guerre civile espagnole, un processus d'évolution a réellement lieu dans ce groupe :il met en question l'idéologie antifasciste et, en 1935, il parvient à la conclusion que la bureaucratie stalinienne est la nouvelle bourgeoisie. Une position similaire est adoptée par la Ligue communiste internationaliste en Belgique.
Si on considère également que la Fraction italienne, bien que parlant toujours d'un Etat prolétarien en URSS, évolue aussi rapidement vers un rejet de toute défense de l'URSS durant cette période, on peut voir qu'au milieu des années 1930, la position de Trotsky sur l'URSS a déjà été mise en question ou abandonnée par une composante importante du mouvement oppositionnel, tout comme elle l'avait été précédemment au sein même de l'opposition russe. Et l'importance de cette composante est à la fois quantitative et qualitative : quantitative parce qu'au milieu des années 1930,elle est en réalité plus nombreuse que le groupe trotskiste "officiel" dans le pays qui est le "centre" de l'opposition internationale de gauche ; et qualitative parce que ce sont généralement les éléments les plus intransigeants et les plus cohérents, dont beaucoup d'entre eux ont été formés pendant ou juste après la vague révolutionnaire, qui rejettent la défense de l'URSS et commencent à comprendre, même si c'est de façon incomplète et souvent contradictoire, qu'une contre-révolution capitaliste s'est produite "au pays des soviets". Il n'y a pas de quoi s'étonner que l'histoire de ces courants soit systématiquement ignorée des historiens trotskistes.
La réponse de Trotsky à la Gauche: La révolution trahie
Pour comprendre l'évolution de la position de Trotsky sur l'URSS, il est nécessaire de reconnaître les pressions exercées sur lui par la Gauche. Si on regarde rapidement sa plus importante prise de position sur la nature de l'URSS pendant cette période, c'est-à-dire son livre La révolution trahie rédigé pendant son exil en Norvège et publié en 1936, nous pouvons facilement saisir qu'il s'engage dans une polémique sur deux fronts : d'un côté contre la tromperie stalinienne selon laquelle l'URSS est un paradis pour les ouvriers et, de l'autre, contre tous les courants à gauche qui convergent vers le point de vue que l'Union soviétique a perdu ses liens avec le pouvoir prolétarien de 1917.
Disons en premier lieu que, contrairement aux conclusions qui sont mises en avant au sein de la Gauche communiste et même par la Fraction italienne à l'époque, le Trotsky de 1936 n' a pas cessé d'être marxiste et La révolution trahie le prouve amplement. L'objectif principal du livre est de réfuter la proclamation absurde de Staline selon laquelle l'URSS a déjà réalisé pleinement le "socialisme" (bien que pas encore le "communisme") en 1936. Contre ce mensonge monstrueux Trotsky rassemble toute la force de ses connaissances statistiques, de son intelligence aiguë et de sa clarté politique pour dénoncer les conditions absolument misérables de la classe ouvrière et de la paysannerie, le caractère déplorable et la mauvaise qualité des biens produits pour la consommation des masses, les privilèges grandissants de l'élite bureaucratique, les tendances réactionnaires, nationalistes et hiérarchiques croissantes dans les sphères de l'art et de la littérature, de l'éducation, de l'armée, de la vie de famille, etc. En fait, la description que fait Trotsky de la mentalité et des pratiques de la bureaucratie est si tranchante qu'il ne fait que prouver que nous sommes en présence d'une classe exploiteuse. Dans l'article "La classe non identifiée : la bureaucratie soviétique vue par Léon Trotsky " publié dans la Revue internationale n° 92 et écrit par l'un des camarades qui milite dans le milieu prolétarien naissant en Russie aujourd'hui, ce point est mis clairement en évidence : "Ainsi Trotsky décrit le tableau qui suit : il existe une couche sociale assez nombreuse qui contrôle la production, donc son produit, d'une manière monopolistique, qui s'approprie une grande part de ce produit (c'est-à-dire exerce une fonction d'exploitation), qui est unie autour de la compréhension de ses intérêts matériels communs et qui est opposée à la classe des producteurs.
Comment les marxistes appellent-ils la couche sociale quia toutes ces caractéristiques ? Il n’y a qu'une seule réponse : c'est la classe sociale dirigeante au sens plein du terme.
Trotsky conduit les lecteurs à une telle conclusion. Mais lui n’ y parvient pas (..) Après avoir dit «Après avoir décrit un tableau de l aclasse dirigeante exploiteuse, Trotsky recule au dernier moment et refuse de dire «B ».
Le livre de Trotsky pose aussi une question extrêmement importante sur la nature de l' Etat de transition et pourquoi il est particulièrement vulnérable aux pressions de l'ancien ordre social. Reprenant la phrase suggestive de Lénine dans L'Etat et la révolution selon laquelle l'Etat de transition est en un certain sens "l' Etat bourgeois sans bourgeoisie",Trotsky ajoute :
"Cette conclusion significative, tout à fait ignorée des théoriciens officiels d'aujourd'hui, a une importance décisive pour l'intelligence de la nature de l 'Etat soviétique d'aujourd’hui, ou plus exactement pour une première approximation dans ce sens. L'Etat gui se donne pour tâche la transformation socialiste de la société, étant obligé de défendre par la contrainte l'inégalité, c'est-à-dire les privilèges de la minorité, demeure dans une certaine mesure un Etat «bourgeois», bien que sans bourgeoisie.(.)
Les normes bourgeoises de répartition, en hâtant la croissance de la puissance matérielle, doivent servir à des fins socialistes. Mais l 'Etat acquiert immédiatement un double caractère : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective des moyens de production ; bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d'après des étalons capitalistes de valeur, avec toutes les conséquences découlant de ce fait. Une définition aussi contradictoire épouvantera peut-être les dogmatiques et les scolastiques; il ne nous restera qu'à leur exprimer nos regrets. " (La révolution trahie)
Cette façon de poser les questions sur la nature de l'Etat de transition, si elle avait été convenablement développée, aurait pu conduire Trotsky à comprendre comment l'Etat établi après la révolution d'Octobre était devenu le gardien du capital étatisé ; mais de nouveau Trotsky a été incapable de pousser la question jusqu'à ses audacieuses conclusions finales.
Les conclusions pleinement politiques qui apparaissent dans ce livre (Trotsky en a déjà dégagées certaines dès 1933)représentent aussi une certaine avancée par rapport à ce qu'il pensait précédemment. En l 927, comme nous l'avons vu dans le dernier article de cette série, Trotsky avait lancé un avertissement contre le danger d'un Thermidor, "une contre-révolution intérieure", au sein même de l'URSS. Mais il n'avait pas encore admis que c'était déjà un fait accompli. Au moment où il écrit La révolution trahie, Trotsky a révisé ce point de vue et a conclu que Thermidor avait déjà eu lieu sous l'égide de la bureaucratie : le résultat est que : « le vieux parti bolchevique est mort, aucune * force ne le ressuscitera ". Et il conclut que la bureaucratie, quia étranglé le bolchevisme, ne peut plus être réformée ;elle doit être renversée par la force par ce qu'il appelle un "révolution politique" assumée par la classe ouvrière. Dès lors, il pense aussi que l'Internationale communiste a rendu son dernier souffle et que la formation de nouveaux partis est à l'ordre du jour dans tous les pays.
Pour finir, il est important de se rappeler que le livre de Trotsky ne clôt pas complètement la question de la nature de l'URSS. Il considère que l'histoire doit encore trancher cette question en insistant sur le fait que le règne de la bureaucratie ne peut être stable : soit elle sera renversée par les ouvriers ou par une contre révolution ouvertement bourgeoise, soit elle se transformera elle-même en classe possédante au plein sens du terme. Dans le contexte d'un monde qui bascule vers une nouvelle guerre mondiale, il devient plus évident à Trotsky, à la fin de sa vie, que le rôle que l'URSS va jouer dans la guerre sera un facteur décisif pour déterminer finalement sa nature de classe.
Malgré tous ces aspects positifs, le livre constitue aussi une défense vigoureuse de la thèse selon laquelle l'URSS reste un Etat ouvrier parce qu'il a mené à bien la nationalisation intégrale des moyens de production, "abolissant" ainsi la bourgeoisie. Quand il parle de Thermidor dans son livre, Trotsky ne l'utilise pas exactement dans le même sens qu'en 1927. A l'époque, Thermidor voulait dire une contre-révolution bourgeoise. Maintenant, il s'appuie plus lourdement sur l'ambiguïté de cette comparaison avec la révolution française. En France, Thermidor n'a pas signifié la restauration féodale mais la venue au pouvoir d'une fraction plus conservatrice de la bourgeoisie. De même, Trotsky défend que le Thermidor soviétique n'a pas restauré le capitalisme mais installé une sorte de "bonapartisme prolétarien" dans lequel la couche bureaucratique parasitaire défend ses privilèges aux dépens du prolétariat mais est toujours dépendante pour sa survie (le la continuation des "formes de propriété prolétarienne" mises en place parla révolution d'Octobre. C'est pourquoi il n'appelle pas à une révolution sociale complète en URSS mais seulement à une révolution politique qui éliminera la bureaucratie tout en gardant la forme économique de base. Et c'est aussi pour cela que Trotsky reste entièrement dévoué à la "défense de l'Union soviétique" contre les intentions hostiles du capitalisme mondial qui, selon lui, voit toujours l'URSS comme un corps étranger en son sein.
Ici nous arrivons au côté réactionnaire du travail de Trotsky ; et il s'agit d'une thèse dirigée contre la Gauche. Cela devient explicite dans la dernière partie du livre dans laquelle Trotsky pose et rejette la question de savoir si l'URSS peut être considérée comme un Etat capitaliste ou la bureaucratie comme un classe dominante. En ce qui concerne le capitalisme d' Etat, Trotsky est conscient de la tendance générale, dans le capitalisme, à l'intervention de l'Etat dans l'économie, et il considère cela comme une expression du déclin historique du système. Il accepte même l'hypothèse théorique selon laquelle toute la classe dominante d'un pays donné peut se constituer en trust unique via l'Etat et il poursuit en disant que : "Le mécanisme économique d'un régime de ce genre n 'of f r irait aucun mystère. Le capitaliste, on le sait, ne reçoit pas, sous forme de bénéfices, la plus-value créée par ses propres ouvriers, mais une traction de la plus-value du pays entier, proportionnelle à sa part de capital. Dans un 'capitalisme d 'Etat' intégral, la loi de la répartition égale des bénéfices s'appliquerait directement, sans concurrence des capitaux, par une simple opération de comptabilité. " Mais ayant décrit en un mot l'opération de la loi de la valeur en URSS, il ajoute vite un démenti selon lequel "il n'y a jamais eu de régime de ce genre et il n'y en aura jamais par situe des profondes contradictions qui divisent les possédants entre eux, d 'autant plus que l 'Etat, représentant unique de la propriété capitaliste, constituerait pour la révolution sociale un objet vraiment trop tentant. "
Nous pourrions ajouter que les bourgeoisies les plus avancées ont également fui le modèle du capitalisme d'Etat intégral parce que, comme l'effondrement des ex-pays staliniens l'a confirmé, il s'est avéré désastreusement inefficace. Mais ce que Trotsky ne parvient pas du tout à faire dans ce chapitre c'est à se poser cette question évidente : est-ce qu'un capitalisme d'Etat intégral peut naître d'une situation inédite où la révolution prolétarienne a exproprié la vieille bourgeoisie et a ensuite dégénéré à cause de son isolement international ?
A l'argument de Trotsky selon lequel la bureaucratie ne peut être une classe dominante parce qu'elle n'a ni titres ni actions, ni aucun droit d' héritage lui permettant de transmettre la propriété à ses héritiers, notre camarade russe AG répond très lucidement : "Dans La révolution trahie, Trotskv essaie de réfuter en théorie la thèse de l'essence de classe de la bureaucratie en avançant des arguments assez faibles dont le fait qu'elle `n'a ni titres ni actions'. Mais pourquoi la classe dirigeante doit-elle obligatoirement les posséder ?Car il est bien évident que la possession des actions et des obligations' elle-même n'a aucune importance: la chose importante consiste dans le, fait que tel ou tel groupe social s 'approprie ou non un surproduit du travail des producteurs directs. Si oui, la, fonction d'exploitation existe indépendamment de la distribution d'un produit approprié soit en tant que profit sur des actions, soit en tant que traitements et privilèges de fonction. L'auteur de La révolution trahie est aussi peu convaincant quand il dit que les représentants de la couche dirigeante ne peuvent pas laisser leur statut privilégié en héritage. Il est peu probable que Trotsky ait sérieusement envisagé que les ,fils de l'élite puissent devenir ouvriers ou paysans. "(Revue internationale n° 92)
En attribuant cette signification décisive au droit d'héritage, Trotsky dévie clairement de l'axiome marxiste fondamental selon lequel les rapports juridiques ne sont que l'expression superstructurelle des rapports sociaux sous-jacents ; de même, en insistant pour trouver une telle preuve de l'appartenance personnelle à une classe dominante, Trotsky oublie que les marxistes définissent le capital comme une puissance totalement impersonnelle ; c'est le capitalisme qui crée les capitalistes et non l'inverse.
De même, derrière la notion de Trotsky selon laquelle l'Etat soviétique est déterminé en dernière instance par sa structure économique, il y a une confusion profonde sur la nature de la révolution prolétarienne. Du fait qu'elle est une classe exploitée, le seul et unique chemin de transformation de la société vers le socialisme que puisse emprunter la classe ouvrière, c'est qu'elle prenne et conserve le pouvoir politique. Elle n'a pas de "propriété" propre, pas de lois économiques fonctionnant en sa faveur : sa méthode de lutte contre les lois de l'économie capitaliste est entièrement basée sur sa capacité à imposer un contrôle conscient et une planification contre l'anarchie du marché, à mettre en avant les besoins humains contre les besoins du profit. Mais sa capacité ne peut dériver que de sa force organisée et de sa conscience politique, c'est-à-dire de sa capacité à affirmer son programme à chaque niveau de la vie sociale et économique. Il n'y a pas de garantie de toutes façons que l'expropriation de la bourgeoisie et la collectivisation des moyens de production conduisent automatiquement dans la direction de nouveaux rapports sociaux. Elles ne sont qu'un simple point de départ : le travail de création de ces nouveaux rapports sociaux ne peut être mené que par le mouvement social massif de la classe ouvrière. En réalité, Trotsky est très près de reconnaître cela quand il écrit :
"La prédominance des tendances socialistes sur les tendances petites bourgeoises est garantie, non par les automatismes de l 'économie- nous sommes encore loin de cela - mais par les mesures politiques adoptées par la dictature. De ce fait, le caractère de l'économie comme un tout dépend du caractère du pouvoir d'Etat. "
Mais, comme pour le reste de sa thèse, Trotsky est incapable de tirer la conclusion essentielle : si le prolétariat n'exerce plus le moindre contrôle sur le pouvoir étatique, alors l'économie ira automatiquement dans un seule direction, le capitalisme. En somme, l'existence d'un "Etat prolétarien", ou d'une dictature prolétarienne pour être plus précis, ne dépend pas du fait que l' Etat détienne formellement l'économie mais du fait que le prolétariat détienne réellement le pouvoir politique.
La conséquence la plus grave de l'incapacité de Trotsky à reconnaître que la révolution d'Octobre a vraiment été définitivement écrasée est que cela l'amène à justifier "théoriquement" l'absolution radicale du stalinisme ce qui va être la fonction ultime du mouvement qu' il a fondé. Dans La révolution trahie, cette absolution est déjà explicite, malgré toutes les critiques des conditions réelles auxquelles la classe ouvrière russe est confrontée : "Il n'y a plus lieu de discuter avec les économistes bourgeois : le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dialectique niais dans celui du .fer, du ciment et de l'électricité. "
Ainsi, Trotsky insiste sur le fait que malgré toutes les déformations bureaucratiques, le ‘développement des forces productives' parle stalinisme est progressif parce qu'il établit la base d'une véritable société socialiste. En fait Trotsky n'a jamais rejeté l'idée que le tournant de Staline vers une industrialisation rapide à la fin des années 1920 constituait une sorte de victoire pour le programme économique de l'Opposition de gauche. Mais le caractère réel de l'industrialisation de l'URSS doit être jugé dans le contexte du développement mondial des forces productives. La révolution russe de 1917 a manifesté que le monde était déjà mûr pour le communisme. Le développement qui a eu lieu sous Staline était fondé sur la défaite de la première tentative mondiale de créer une société communiste ; il était basé sur la nécessité de construire une économie de guerre pour se préparer au repartage impérialiste du monde. Avec cet éclairage, les prétendus triomphes de l'industrialisation soviétique ne sont aucunement des facteurs de progrès humain mais une expression de la décadence du mode de production capitaliste ; et les hymnes de Trotsky à la production de ciment et d'acier ne sont que des justifications pour l'exploitation sans pitié de la classe ouvrière.
Pire! La défense de l'Union soviétique contre le monde capitaliste a conduit à une politique de soutien aux appétits impérialistes du capital russe, une politique déjà mise en pratique en 1929 quand Trotsky a soutenu la Russie dans son conflit avec la Chine pour la possession du chemin de fer mandchou. Comme le monde marche à grands pas vers une nouvelle guerre mondiale et comme l'URSS prend une part croissante sur l'arène impérialiste globale, la position trotskiste officielle de "défense de l' Etat ouvrier" va mener le mouvement de plus en plus près du camp bourgeois.
Comme nous l'avons souligné dans l'article sur la mort de Trotsky dans la Revue internationale n° 103, la descente vers la guerre va amener Trotsky lui-même à se poser un certain nombre de questions très fondamentales. Dans le mouvement trotskiste, il doit faire face à de nouvelles mises en question de sa notion d' Etat ouvrier dégénéré. Cette fois-ci, elles ne viennent pas tant de la gauche que de gens tels que Bruno Rizzi en Italie et en particulier Burnham et Schachtman aux Etats Unis, tous développant une version différente de l'idée que l'URSS représente une société exploiteuse d'un type nouveau, non prévue par le marxisme. Trotsky est opposé à cette conclusion mais ses derniers écrits montrent qu'elle l'a fortement influencé ; cependant, parce qu'il est marxiste et surtout meilleur marxiste que Schachtman et ses pairs, il comprend très clairement que si un nouveau système d'exploitation peut surgir des entrailles de la société capitaliste, alors toute la perspective marxiste, et par dessus tout le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière doit être remis en question:
"L'alternative historique poussée jusqu'à son terme se présente ainsi: ou bien le régime stalinien n'est qu'une rechute exécrable dans l eprocessus de la transformation de la société bourgeoise en société socialiste, ou bien le régime stalinien est la première étape d'une société d'exploitation nouvelle. Si le second pronostic se révélait juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendrait une nouvelle classe exploiteuse. Aussi lourde que puisse être cette seconde perspective, si le prolétariat mondial se montrait effectivement incapable de remplir la mission que lui a confiée le cours du développement, il ne resterait plus qu'à reconnaître que le programme socialiste, construit sur les contradictions internes de la société capitaliste s'est finalement avéré une utopie. Il va de soi qu'on aurait besoin d'un nouveau «programme minimum» pour défendre les intérêts des esclaves de la société bureaucratique totalitaire." ( "L'URSS dans la guerre", 1939)
Pour Trotsky, l'issue de la guerre imminente devrait être décisive : si la bureaucratie se révèle assez stable pour survivre à la guerre, il sera nécessaire de conclure qu'elle s'est vraiment cristallisée en nouvelle classe dominante ; et si le prolétariat ne parvient pas à mettre un terme à la guerre en faisant la révolution, alors cela prouvera que le programme socialiste a été une utopie. Ici nous pouvons voir comment le refus de Trotsky d'accepter la nature capitaliste de l'URSS l'a mené à douter des convictions qui l'ont inspiré toute sa vie durant.
De même, la définition de l'URSS comme capitaliste s'avère être la seule base ferme pour la défense de l'internationalisme pendant la seconde guerre mondiale et après. La défense de «l'Etat ouvrier dégénéré», associé à l'idéologie de soutien de la démocratie contre le fascisme, va mener le mouvement trotskiste officiel à capituler directement face au chauvinisme et à s'intégrer dans le camp impérialiste allié ; après la guerre cela placera le trotskisme dans la position de propagandiste pour le bloc impérialiste russe contre son rival américain.
Ceux qui mettent en avant la théorie d'une nouvelle société bureaucratique concluent rapidement que la démocratie occidentale est plus progressive que le régime barbare de Russie ou ils cessent simplement de croire que le marxisme a encore une quelconque validité. En revanche, tous les groupes et éléments qui rompent avec le trotskisme dans les années 1940 parce qu'il a abandonné l'internationalisme sont convaincus que la Russie est un Etat capitaliste et impérialiste. C'est le cas du groupe de Munis, des RKD allemands, d'Agis Stinas en Grèce... et évidemment de Natalia Trotsky qui a suivi le conseil politique de son mari et qui a le courage de réexaminer l'orthodoxie "trotskiste" à la lumière de la seconde guerre mondiale et à celle des préparatifs de la troisième qui suivent immédiatement après.
Dans le prochain article de la série, nous nous centrerons sur la position de la Gauche italienne sur la question russe qui fournit le cadre le meilleur pour résoudre "l'énigme russe".
CDW.
[1] Nous avons adopté comme titre de cet article celui d'un article rédigé par l'oppositionnel français, Albert Treint, en 1933 ( "Elucider l'énigme russe : Thèses du camarade Treint sur la question russe qui a été écrit pour la conférence de 1933», Cependant, il faut dire que la théorie de Treint d'un nouveau système d'exploitation qui caractérisait le capitalisme d' Etat mais sans classe capitaliste, n'a fait que créer de nouveaux mystères.
[2] II vaut la peine de signaler ici la prise de position finale de Miasnikov sur la question de l'URSS. En 1929, Miasnikov est exilé en Turquie et débute une correspondance avec Trotsky : malgré leurs désaccords, il reconnaît l'importance de Trotsky pour l'ensemble de l'opposition internationale contre le stalinisme. Il écrit une brochure sur la bureaucratie soviétique et il en envoie une copie à Trotsky en lui demandant d'en écrire la préface. Trotsky refuse parce que le texte affirme que la Russie est un système de capitalisme d'Etat et que la bureaucratie est une classe dominante. D'après Avrich, dans son article "L'opposition bolchevique à Lénine : G. T. Miasnikov et te Groupe ouvrier", publié dans The Russian Rewiev, vol. 43, 1984, le texte de Miasnikov jette une certaine lumière sur le processus à travers lequel le prolétariat a perdu le pouvoir et la bureaucratie stalinienne consolidé sa domination. Avrich dit aussi que : « Dans la mesure où le capitalisme d'Etat a organisé l'économie de façon plus efficace que le capitalisme privé Miasnikov le considère comme historiquement progressif ». Dans une note, il ajoute que Tiunov, un autre membre du Groupe ouvrier qui était en prison avec Ciliga, considérait le capitalisme d'Etat comme régressif. La brochure de Miasnikov a finalement été publiée en France en 1931, en langue russe, sous le titre Ocherednoï obman (La mystification présente). A notre connaissance il n'a pas été traduit depuis en d'autres langues, une tâche qui peut être pourrait être prise en charge par le milieu prolétarien qui a émergé récemment en Russie. Le CCI pourra fournir une copie du texte en russe dont il dispose si des propositions de le traduire se font jour.