Soumis par Revue Internationale le
Dans la continuation de la série sur le syndicalisme révolutionnaire que nous publions depuis la Revue Internationale n°118, nous débutons ici une étude de l’expérience de la CNT espagnole. Actuellement une nouvelle génération de travailleurs s’implique progressivement dans la lutte de classe contre le capitalisme. Dans le combat, de nombreuses questions sont soulevées. Une des plus récurrentes est la question syndicale. Alors que les grands syndicats suscitent une méfiance notoire, l’idée d’un "syndicalisme révolutionnaire" exerce une certaine attraction : s’organiser en dehors des structures de l’Etat en visant à unifier la lutte immédiate et la lutte révolutionnaire. L’étude des expériences de la CGT française et des IWW d'Amérique du Nord a démontré que cette idée est aussi irréalisable qu'utopique, mais le cas de la CNT, comme nous allons le voir, est encore plus éloquent de cette impossibilité.
Depuis le début du 20e siècle l’histoire a démontré, à travers des expériences répétées, que Syndicalisme et Révolution sont deux termes antithétiques, qu’il est impossible de réunir.
Les conditions du capitalisme espagnol et l'influence de l'anarchisme
Aujourd'hui, CNT et anarchisme se présentent, comme deux termes unis et inséparables. L’anarchisme, qui fut absent des grands mouvements ouvriers des 19e et 20e siècles[1], considère la CNT comme la preuve que son idéologie est à même d'agglomérer une grande organisation de masse ayant un rôle décisif dans les luttes ouvrières qui se déroulèrent en Espagne de 1919 à 1936. Cependant, ce ne fut pas l’anarchisme qui créa la CNT, puisqu'à son origine celle-ci s'était donnée une orientation syndicaliste révolutionnaire. Cela ne signifie pas que l’anarchisme fût absent à sa fondation et n’ait pas imprimé sa marque dans l’évolution de l’organisation. [2]
Comme nous l’avons exposé précédemment dans d’autres articles de cette série - nous n’y reviendrons pas ici - le syndicalisme révolutionnaire est une tentative de réponse aux nouvelles conditions historiques : la fin de l’apogée du capitalisme et son entrée progressive dans sa phase de décadence qui se manifestèrent clairement par la gigantesque hécatombe de la Première Guerre mondiale. Face à cette réalité, des secteurs de plus en plus nombreux de la classe ouvrière constataient l’opportunisme galopant des partis socialistes - corrompus par le crétinisme parlementaire et le réformisme -, ainsi que la bureaucratisation et le conservatisme des syndicats. Deux types de réponses se firent jour : d’un côté, une tendance révolutionnaire au sein des partis socialistes (la gauche constituée par des groupes dont les militants les plus en vue furent Lénine, Rosa Luxemburg, Pannekoek, etc.) et, de l’autre, le syndicalisme révolutionnaire.
Ces conditions historiques générales sont valables pour l’Espagne également, bien que dans ce cas elles soient marquées par le retard et les contradictions particulières du capitalisme espagnol. Deux de celles-ci eurent un poids décisif qui affecta négativement le prolétariat de l’époque.
La première de ces contradictions était l’absence évidente d’unification et de centralisation économiques réelles entre les divers territoires de la péninsule, ce qui générait une dispersion locale et régionale, donnant lieu à une prolifération de soulèvements dans le cadre des municipalités dont la plus importante fut l’insurrection républicaine cantonale de 1873. L’anarchisme, de par ses positions fédéralistes, était prédisposé à devenir le porte-parole de ces conditions historiques archaïques : l’autonomie de chaque municipalité ou territoire qui se déclarait souverain et n’acceptait que la fragile et aléatoire union du "pacte de solidarité". Comme le remarque Peirats[3] dans son ouvrage La CNT dans la révolution espagnole, "ce programme, celui de l’Alliance de Bakounine, convenait très bien au tempérament des espagnols déshérités. La version fédérale introduite par les bakouninistes était comme la pluie sur un sol mouillé puisqu’elle réactivait les réminiscences des droits locaux, des chartes villageoises et des municipalités libres du Moyen-Âge." (Page 3, tome I) [4]
Face au retard et aux différences explosives de développement économique entre les régions, l’État bourgeois, bien que formellement constitutionnel, s’était appuyé sur la force brute de l’armée pour donner de la cohésion à la société, déchaînant des répressions périodiques dirigées essentiellement contre le prolétariat et, dans une moindre mesure, contre les couches moyennes des villes. Non seulement les ouvriers et les paysans, mais aussi de larges couches de la petite bourgeoisie se sentaient complètement exclus d’un État théoriquement libéral mais violemment répressif, autoritaire, entre les mains de caciques, ce qui déconsidérait totalement la politique et le système parlementaire. Cela suscitait un apolitisme viscéral exprimé par l’anarchisme mais également très répandu dans le milieu ouvrier. Ces conditions générales entraînèrent, d’un côté, la faiblesse de la tradition marxiste en Espagne et, de l’autre, l’influence considérable de l’anarchisme. Le groupe autour de Pablo Iglesias [5] resta fidèle au courant marxiste dans l’AIT et forma en 1881 le Parti Socialiste. Cependant, cette organisation fut toujours affectée d’une extrême faiblesse politique, au point que Munis [6] disait que nombre de ses dirigeants n’avaient jamais lu aucun ouvrage de Marx : "Les ouvrages les plus fondamentaux et les plus importants de la pensée théorique n’avaient pas été traduits. Et ceux qui avaient été publiés, (le Manifeste communiste, l'Anti-Dühring, Misère de la Philosophie, Socialisme utopique et Socialisme scientifique) étaient davantage lus par les intellectuels bourgeois que par les socialistes. Les écrits ou les discours de Pablo Iglesias ainsi que ceux de ses héritiers, Besteiro, Fernando de los Rios, Araquistain, Pietro y Caballero, ignorent complètement le marxisme, quand ils ne le contredisent pas délibérément." (Jalons de Défaite, promesses de Victoire, pages 59) [7]. C'est pour cette même raison que ce parti a dérivé rapidement vers l’opportunisme qui en a fait l'un des partis les plus à droite de toute l’Internationale.
Concernant la tendance anarchiste, nous ne pouvons ici y consacrer l'étude détaillée nécessaire pour comprendre ses différents courants et les multiples positions qu’elle a adoptées. Il serait également nécessaire de distinguer une majorité de militants sincèrement dévoués à la cause prolétarienne et ceux qui se sont fait passer pour leurs dirigeants, lesquels en général, à part quelques exemples d'honnêteté, ont bafoué à chaque pas les "principes" dont ils se revendiquaient ostensiblement. Il suffit de rappeler les agissements ignominieux des partisans directs de Bakounine en Espagne lors de l’insurrection cantonaliste de 1873 qu’Engels dénonce si brillamment dans sa brochure "Les bakouninistes à l'oeuvre": "ces mêmes hommes qui se donnent le titre de révolutionnaires, d’autonomistes, anarchistes etc., se sont lancés dans la politique à cette occasion ; mais la pire des politiques, la politique bourgeoise ; ils n’ont pas œuvré pour donner le Pouvoir politique à la classe ouvrière, c’est une idée qui leur fait horreur, mais pour aider une fraction de la bourgeoisie à conquérir le Gouvernement. Laquelle fraction est constituée d’aventuriers, d'arrivistes et d’ambitieux, se disant républicains intransigeants." [8]
Après cet épisode, dans le contexte du reflux international des luttes qui suivit la défaite de la Commune de Paris, la bourgeoisie espagnole déchaîna une répression féroce qui allait se poursuivre de longues années. Dans ces conditions de terreur étatique et de confusion idéologique, le courant anarchiste n’avait que deux certitudes inébranlables : le fédéralisme et l’apolitisme. Au-delà de ces certitudes, il s'est débattu constamment dans un dilemme : fallait-il mener une action publique afin de créer une organisation de masse ? Ou bien mener une lutte minoritaire et clandestine sur la base du slogan anarchiste de "la propagande par le fait" ? Ce dilemme plongea le mouvement dans une complète paralysie. En Andalousie cette oscillation pendulaire prenait parfois la forme de "grève générale" consistant en soulèvements locaux isolés qui étaient facilement écrasés par la Garde civile et auxquels succédait une répression implacable. D’autres fois, elle prenait celle d’"actions exemplaires" (incendies des récoltes, mises à sac de fermes, etc.) que les gouvernements en place mettaient à profit pour déchaîner de nouvelles vagues de répression. [9]
La décennie 1900-1910 : la tendance internationale à la grève de masse
La CNT va naître à Barcelone, principale concentration industrielle d’Espagne, à partir des conditions historiques qui prédominaient à l’échelle mondiale dans la première décennie du 20e siècle. Comme nous l'avons vu ailleurs[10], la lutte ouvrière tendait à s’orienter vers la grève de masse révolutionnaire dont la Révolution Russe de 1905 constitue la manifestation la plus avancée.
En Espagne aussi, le changement de période historique s'est manifesté dans les nouvelles formes qu'ont tendu à prendre les réactions ouvrières. Deux épisodes, que nous allons relater brièvement ci-dessous, expriment cette tendance : la grève de 1902 à Barcelone et la Semaine Tragique de 1909 également à Barcelone.
La grève a démarré dans le secteur de la métallurgie en décembre 1901 pour réclamer la journée de 9 heures. Face à la répression et au refus des patrons, la solidarité du prolétariat barcelonais s’exprima dans les rues. Celle-ci se manifesta massivement et spontanément à la fin janvier 1902 sans qu’il y ait eu le moindre appel à la lutte de la part des organisations syndicales ou politiques. Pendant plusieurs journées, eurent lieu des réunions massives avec la participation d’ouvriers de tous les secteurs confondus. Cependant, du fait de son absence d’écho dans le reste du pays, la grève s'affaiblira progressivement. A cette situation contribuèrent, d’une part le sabotage ouvert de la part du Parti Socialiste qui en arriva même à bloquer les fonds de solidarité recueillis par les Trade Unions britanniques et, d'autre part, aussi, la passivité des sociétés de tendance anarchiste[11]. Par ailleurs, la Fédération de Travailleurs de la Région Espagnole nouvellement reconstituée en 1900 sur la base d'une orientation "apolitique"[12] était aussi absente en invoquant comme argument que "les ouvriers de l’industrie métallurgique de Barcelone n’avaient jamais appartenu à aucun groupement politique ou social et n’avaient en rien la mentalité pour s’associer"[13]. Cependant, cette expérience ébranla profondément les organisations ouvrières constituées puisqu’elle n'avait suivi aucun des "schémas" traditionnels de lutte : ni la grève générale conçue par les anarchistes ni les actions de pression dans un cadre sectoriel et strictement économique selon la vision des socialistes.
Ce qu'on a appelé "La Semaine Tragique" de 1909 a eu lieu à cause de la réponse populaire massive contre l'embarquement des troupes pour le Maroc[14]. A nouveau, ce mouvement s'est exprimé par la solidarité de classe active, l’extension des luttes et la conquête de la rue par les manifestations à partir de l’initiative directe des ouvriers sans aucune sorte d’appel ou planification préalable. La lutte économique et la lutte politique se sont unies. D'un côté, la solidarité de tous les secteurs ouvriers avec les grévistes du textile, principale industrie catalane, de l'autre, le refus de la guerre impérialiste manifesté dans la mobilisation contre l’embarquement de soldats pour la guerre du Maroc. Sous l’influence néfaste du républicanisme bourgeois, mené par le démagogue notoire Lerroux[15], le mouvement a dégénéré en actions violentes stériles dont les plus spectaculaires furent les incendies d’églises et de couvents. Le gouvernement profita de tout cela pour déchaîner une nouvelle vague de répression qui prit des formes particulièrement barbares et sadiques.
C'est dans ce contexte qu'est née en 1907 Solidarité Ouvrière (qui deviendra trois ans plus tard la CNT). Solidarité Ouvrière unit cinq tendances présentes dans le milieu ouvrier :
- le syndicalisme "pur", apolitique et corporatiste bien que fortement radical ;
- les socialistes catalans, qui agissaient pour leur propre compte, en marge des directives rigides et du schématisme du centre madrilène ;
- les syndicalistes révolutionnaires, une tendance récente, sortie des rangs des syndicats socialistes mais également influencée par l’anarchisme[16] ;
- les anarchistes qui étaient, en Catalogne, partisans de l’action syndicale ;
- et enfin, les adhérents du parti démagogue républicain de Lerroux déjà cité.
Ce qui domine, c'est le projet de constituer une seule organisation unitaire qui soude l’ensemble de la classe pour la lutte.
Au cours de ces années, les théories du syndicalisme révolutionnaire français circulent largement. Anselmo Lorenzo, anarchiste espagnol de premier plan, avait traduit en 1904 l’œuvre d’Emile Pouget, Le Syndicat ; José Prat traduisit et diffusa d’autres ouvrages comme ceux de Pouget, Pelloutier ou Pataud[17]. Le même Prat dans son ouvrage La Bourgeoisie et le Prolétariat (1908) résume l’essence du syndicalisme révolutionnaire en affirmant que celui-ci "n’accepte rien de l’ordre actuel ; il le subit en espérant avoir la force syndicale pour le détruire. Par des grèves de plus en plus généralisées, il révolutionne progressivement la classe ouvrière et l’achemine vers la grève générale. Sans négliger d’arracher à la bourgeoisie patronale toutes les améliorations immédiates pouvant être positives, son but est la transformation complète de la société actuelle en société socialiste, se passant dans son action de l'agent politique : révolutionnarisme économico-social."
La fondation de la CNT au Congrès de 1910
Solidarité Ouvrière avait prévu de tenir son Congrès fin septembre 1909 à Barcelone ; cependant le congrès ne put avoir lieu à cause des événements de la Semaine Tragique et de la répression qui s’ensuivit. Le Premier Congrès de la CNT se tint donc en 1910.
L’organisation qui s'est présentée depuis comme le modèle de l'anarcho-syndicalisme, surgit pourtant sur la base de positions du syndicalisme révolutionnaire : "il n’apparaît nulle part la plus petite référence à l’anarchisme, ni comme but, ni comme base d’action, ni comme principes, etc. Ni lors du Congrès au cours des discussions, ni dans ses résolutions ou les manifestes ultérieurs de la Confédération, il n'y a la moindre allusion au thème de l'anarchisme qui pourrait faire penser à une prédominance de ce courant politique ou, au moins, à son poids dans la nouvelle Confédération. Celle-ci apparaît comme un organisme totalement neutre, si comme tel on peut comprendre la pratique exclusive du syndicalisme révolutionnaire ; apolitique dans le sens où elle ne participe pas au jeu politique ou au processus de gouvernement de la société, mais politique dans le sens où elle se propose de remplacer le système actuel de gouvernement social par un système différent, basé sur la propre organisation syndicale" (A. Bar, La CNT dans les années rouges, page 223) [18]
Cela dit, il serait faux de croire que la CNT n’était pas influencée par les positions anarchistes. Le poids de celles-ci était évident sur les trois piliers du syndicalisme révolutionnaire que nous avons analysés dans les articles précédents de la série évaluant l’expérience de la CGT française et des IWW nord américains : l’apolitisme, l’action directe et la centralisation.
L’apolitisme
Comme nous avons vu dans les articles précédents de cette série, le syndicalisme révolutionnaire prétend surtout "se suffire à lui-même" : le syndicat doit offrir à la classe ouvrière son organisation unitaire de lutte, le moyen d’organisation de la société future, et même le cadre de sa réflexion théorique, même si l’importance de cette dernière est très largement sous-estimée. Les organisations politiques étaient souvent considérées moins comme nocives qu’inutiles. En France, ce courant produisit néanmoins des travaux théoriques et des réflexions, à travers lesquels, par exemple, ses positions parvinrent en Espagne. Mais ici au contraire, le syndicalisme révolutionnaire avait une vocation éminemment "pratique", il ne produisit pratiquement aucun travail théorique et on peut dire que ses documents les plus importants ont été les résolutions adoptées lors des congrès, dans lesquels le niveau de discussion était réellement limité. "Le syndicalisme révolutionnaire espagnol fut fidèle à un des principes de base du syndicalisme : être un mode d’action, une pratique, et non une simple théorie ; de ce fait, contrairement à ce qui advint en France, il est très rare de disposer d’ouvrages théoriques du syndicalisme révolutionnaire espagnol… Les manifestations les plus claires de syndicalisme révolutionnaire sont justement les documents des organisations, les manifestes et les accords, aussi bien de Solidarité Ouvrière que de la CNT." (A. Bar, opus cité)
Il est remarquable que le Congrès ne consacrât aucune session à la situation internationale, ni au problème de la guerre (pourtant présente dans tous les esprits à l’époque comme une menace imminente). Il est encore plus significatif qu’aucune discussion n’ait eu lieu à propos des récents événements de la Semaine Tragique qui englobait une multitude de problèmes brûlants (la guerre, la solidarité directe dans la lutte, le rôle néfaste du républicanisme de Lerroux)[19]. Nous pouvons constater ici la désaffection envers l’analyse des conditions de la lutte de classe et de la période historique, la difficulté à mener une réflexion théorique et par conséquent à tirer les leçons des expériences de lutte. Au lieu de cela, toute une session fut consacrée à un débat embrouillé et interminable sur la manière dont il convenait d’interpréter la formule "l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes", qui se traduisit par la proclamation selon laquelle seuls les travailleurs manuels pouvaient mener cette lutte et que les travailleurs intellectuels devaient en être écartés et acceptés uniquement comme "collaborateurs".
L’action directe
Ce point était considéré par la majorité des ouvriers comme celui différenciant la pratique de l’UGT socialiste de la nouvelle organisation, la CNT. De fait on pourrait dire que c’est la base même de la constitution de la CNT en tant que syndicat à l’échelle nationale (et non plus en Catalogne seule comme au début) : "L’initiative de transformer Solidarité Ouvrière en Confédération espagnole est partie non pas de cette Confédération elle-même mais de nombreuses entités hors de Catalogne, qui, désireuses de se solidariser avec les sociétés qui à ce jour ne font pas partie de l’Union Générale des Travailleurs, considèrent en revanche avec intérêt les moyens de la lutte directe" (José Negre, cité par A. Bar, op cité)
De nombreux regroupements ouvriers d’autres régions d’Espagne en avaient assez du crétinisme réformiste, de la rigidité bureaucratique et du "quiétisme" –comme le reconnaissaient beaucoup de socialistes critiques- de l’UGT. Ils accueillirent donc avec enthousiasme la nouvelle centrale ouvrière qui préconisait la lutte directe de masse et une perspective révolutionnaire bien que celle-ci fût assez floue. Il faut cependant éclaircir un malentendu : l’action directe n'est pas la même chose que la grève de masse. Les luttes qui se déclenchent sans appel préalable comme résultat d’une maturation souterraine, les assemblées générales où les ouvriers réfléchissent et décident ensemble, les manifestations de rue massives, l’organisation directe des ouvriers eux-mêmes sans attendre les directives des dirigeants, tous ces traits qui vont caractériser la lutte ouvrière dans la période historique de décadence du capitalisme, n’ont rien à voir avec l’action directe. Cette dernière est l'action par laquelle des groupes constitués spontanément par affinité réalisent des actions minoritaires d’"expropriation" ou de "propagande par l'exemple". Les méthodes de la grève de masse émanent de l’action collective et indépendante des ouvriers alors que les méthodes de l’action directe dépendent de la "volonté souveraine" de petits groupes d’individus. L'amalgame entre l' "action directe" et les nouvelles méthodes de lutte développées par la classe comme en Russie en 1905 ou dans les expériences de Barcelone (1902 et 1909) que nous venons de mentionner, produisit une énorme confusion qui allait poursuivre la CNT tout au long de son histoire.
Cette confusion allait se manifester dans un débat stérile entre adversaires et partisans de la "grève générale". Les membres du PSOE s’opposaient à la grève générale dans laquelle ils voyaient le positionnement abstrait et volontariste de l’anarchisme consistant à se jeter sur telle ou telle lutte pour "la transformer arbitrairement en révolution". Pas plus que leurs acolytes des partis socialistes des autres pays d'Europe, ils ne parvenaient à comprendre le changement des conditions historiques qui impliquait que la révolution cessait d’être un lointain idéal pour devenir l’axe principal autour duquel devaient s’unir tous les efforts de lutte et de conscience de classe [20]. Rejetant la vision anarchiste de la révolution "sublime, grande et majestueuse", ils ignoraient et rejetaient aussi les changements concrets dans la situation.
Face à eux, les syndicalistes révolutionnaires englobaient dans la vieille outre de la grève générale, complètement tributaire du syndicalisme, leur volonté sincère de prendre en charge la lutte, de développer des assemblées et des luttes massives. Les thèses de l' "action directe" et de la "grève générale", si radicales en apparence, devaient se limiter au terrain économique et apparaissaient ainsi comme un économisme syndical plus ou moins radicalisé. Elles n’exprimaient pas la profondeur de la lutte, mais au contraire ses limites : "La Confédération et les sections qui l’intègrent devront toujours lutter sur le plus pur terrain économique, c'est-à-dire celui de l’action directe" (Statuts).
Le centralisme
Une grande partie de la discussion au Congrès de 1910 a été dédiée à la question organisationnelle : comment un syndicat de niveau national devait-il se structurer ? Le refus de la centralisation et le fédéralisme le plus extrême firent triompher sur ce point les positions anarchistes et la CNT allait adopter dans un premier temps (jusqu’au changement que marque le Congrès de 1919) une organisation complètement anachronique basée sur la juxtaposition de sociétés de métiers d’une part et de fédérations locales d'autre part.
Alors que les évènements de 1905 en Russie faisaient la preuve que l’unité de la classe ouvrière était une force sociale révolutionnaire, s'organisant de façon centralisée et se rassemblant dans le soviet de Petersbourg, au-delà des secteurs et des catégories, et qui de plus était ouvert à l’intervention des organisations politiques révolutionnaires, la CNT approuvait en Espagne des propositions qui allaient malheureusement dans le sens contraire.
D’une part, influencés par le fédéralisme et en réponse à l’extrême misère et à la brutalité odieuse du régime capitaliste, des groupes locaux se lançaient périodiquement dans des insurrections qui débouchaient sur la proclamation du communisme libertaire dans une municipalité. A celles-ci, le pouvoir bourgeois répondait par une répression sauvage. Cela se produisit très fréquemment en Andalousie au cours des cinq années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, mais également dans des régions, comme le Valenciennois, où l'agriculture était plus développée, ainsi que l'illustre l'exemple suivant. En 1912, à Cullera, riche agglomération agro-industrielle, un mouvement de journaliers éclate, prend la Mairie et proclame le "communisme libertaire" dans la localité. Complètement isolés, les ouvriers subirent une répression sauvage et conjointe de la part des forces de l'armée et de la Garde civile.
D’autre part, par groupes entiers les ouvriers se faisaient happer par le corporatisme[21]. La méthode de ce dernier est de calquer l’organisation ouvrière sur les subdivisions multiples et complexes de l’organisation capitaliste de la production, ce qui a pour effet de développer parmi les ouvriers une étroitesse d'esprit du style "charbonnier est maître chez soi". Pour le corporatisme, l’unité ne consiste pas en l’union de tous les travailleurs, toutes catégories et entreprises confondues, en un seul et unique collectif, mais dans l'établissement d'un "pacte de solidarité et de défense mutuelle" entre des parties indépendantes et souveraines de la classe ouvrière. Une telle vision se trouve entérinée par le Règlement adopté par le Congrès qui va jusqu'à admettre l’existence de deux sociétés distinctes pour le même métier dans une même localité.
Conclusion
Le Congrès de 1910 fut parcouru par un thème fort significatif. Le jour même où il commença, les ouvriers de Sabadell (localité industrielle près de Barcelone) étaient en grève généralisée en solidarité avec leurs camarades de Seydoux frappés par plusieurs licenciements disciplinaires. Les grévistes envoyèrent des délégués au Congrès pour demander que soit déclarée la grève générale en solidarité. Le Congrès témoigna d’un grand enthousiasme et d’un fort courant de sympathie. Cependant il adopta une résolution basée sur les conceptions syndicalistes les plus rancies, toujours plus dépassées par le vent frais de la lutte ouvrière de masse : "Nous proposons au Congrès qu'il adopte comme mesure de solidarité avec les grévistes de Sabadell que tous les délégués présents encouragent leurs entités respectives à accomplir leur devoir inéluctable : appliquer les décisions des assemblées de délégués de Solidarité Ouvrière de Barcelone d'aider matériellement les grévistes." Cette motion confuse et hésitante constitua une douche glacée pour les ouvriers de Sabadell qui finirent par se remettre au travail complètement vaincus.
Cet épisode symbolise la contradiction dans laquelle allait évoluer la CNT dans la période suivante. Si une vie ouvrière impétueuse battait en son sein, désireuse de riposter à la situation de plus en plus explosive dans laquelle le capitalisme s’enfonçait, par contre la méthode de riposte, le syndicalisme révolutionnaire, allait se montrer de plus en plus inadéquate et contreproductive et, en définitive, constituer un obstacle plus qu’un stimulant.
Nous traiterons de cette question dans le prochain article où nous analyserons l’action de la CNT dans la période tourmentée de 1914-1923 : la CNT face à la guerre et à la révolution.
RR et CMir (15 juin 2006)
[1] Son influence fut très limitée pendant la Commune de Paris et sa présence fut insignifiante en 1905 et 1917 en Russie, tout comme en 1918-23 en Allemagne.
[2] La préface d’un livre sur le procès-verbal du Congrès de Constitution de la CNT (Editorial Anagramme 1976) considère que la CNT "n’était ni anarco-collectiviste ni anarco-communiste ni même pleinement syndicaliste révolutionnaire mais apolitique et fédéraliste".
[3] Parmi les historiens anarchistes, il est l'un des plus connus et réputés par sa rigueur. L’ouvrage cité est considéré comme une référence dans le milieu anarchiste espagnol.
[4] Une page plus loin, Peirats développe l’idée suivante : "en contrepartie à l’esprit unitaire, reflet d’une géographie unitaire - celle de la meseta - les bords de la péninsule, avec leurs chaînes montagneuses, leurs vallées et leurs plaines, forment un cercle de compartiments auxquels correspondent des variétés infinies de types, de langues et de traditions. Chaque zone ou recoin de ce paysage accidenté, représente une entité souveraine, jalouse de ses institutions, orgueilleuse de sa liberté. C’est ici le berceau du fédéralisme ibérique. Cette configuration géographique fut toujours un semis d’autonomies côtoyant parfois le séparatisme, réplique à l’est de l’absolutisme (…) Entre le séparatisme et l’absolutisme, s’égarait le fédéralisme. Celui-ci se fonde sur le rapprochement libre et volontaire de toutes les autonomies, depuis celle des individus jusqu’à celle des régions naturelles ou ayant des affinités, en passant par les municipalités libres. L’accueil chaleureux qui fut réservé en Espagne à certaines influences idéologiques venant de l’étranger, est loin de démentir mais affirme plutôt l’existence – à peine mitigée par des siècles d’extorsion - d’un fédéralisme autochtone.(…) Les émissaires bakouninistes semèrent leur fédéralisme, le libertaire, parmi la classe ouvrière espagnole" (opus cité, page 18.) La classe ouvrière, par son travail associé à l’échelle internationale, représente l’unification consciente –et pour autant librement consentie- de toute l’humanité. Ce qui s’oppose radicalement au fédéralisme qui est une idéologie reflétant la dispersion, la fragmentation liées à la petite bourgeoisie ainsi qu’aux modes de production archaïques qui précédèrent le capitalisme.
[5] Pablo Iglesias (1850-1925) fondateur et dirigeant du PSOE jusqu’à sa mort.
[6] Révolutionnaire espagnol (1911-1989) provenant de l’Opposition de Gauche de Trotski qui rompit avec celle-ci lors de sa capitulation devant la 2e Guerre mondiale et qui défendit des positions de classe face à cette dernière. Fondateur du groupe FOR (Ferment Ouvrier Révolutionnaire). Voir notre article dans la Revue Internationale n°58, "à la mémoire de Munis, militant de la classe ouvrière".
[7] Voir nos commentaires sur ce livre dans notre brochure en espagnol : "1936 : Franco et la République massacrent les ouvriers".
[8] Voir Archives d’auteurs marxistes : "Los Bakuninistas en Acción".
[9] En 1882-1883, l’Etat déchaîna une répression féroce contre des journaliers et des anarchistes, en la justifiant par la lutte contre une société qui organisait des attentats : La Mano Negra. L’existence de cette société n’a jamais été prouvée.
[10] Voir, à partir de la Revue Internationale n°120, notre série sur la révolution de 1905.
[11] L’historien de tendance ouvertement anarchiste Francisco Olaya Morales, dans son livre Histoire du mouvement ouvrier espagnol (1900-1936)" apporte le témoignage suivant : "fin décembre, le Comité de Grève contacta certaines sociétés de tendance anarchiste, mais elles refusèrent de rejoindre le comité en invoquant qu’il avait transgressé les règles de l’action directe" (sic) (page 54).
[12] Nous reviendrons ultérieurement sur cette expérience
[13] Voir le livre de Olaya cité à la note précédente, page 54
[14] Le capital espagnol, en défense de ses propres intérêts impérialistes (se procurer une série de territoires coloniaux en récupérant les restes dont ne voulaient pas les grandes puissances) s'était engagé dans une guerre coûteuse au Maroc qui requérait un envoi continu de troupes sacrifiant de nombreux ouvriers et paysans. Beaucoup de jeunes savaient que leur envoi au Maroc allait signifier leur mort ou leur invalidité pour le reste de leur vie de même que la misère de la vie en caserne.
[15] 1864-1949. Individu trouble et aventurier, fondateur du Parti radical, qui eut un grand poids dans la politique espagnole jusque dans les années 1930.
[16] A la différence de l’expérience française (voir les articles de cette série dans les numéros 118 et 120 de la Revue Internationale) ou de l’expérience des IWW (voir les articles dans les numéros 124 et 125), en Espagne il n’y a pas d'ouvrages ni même d'articles à travers lesquels s’exprime une tendance syndicaliste révolutionnaire différenciée. Elle est formée par des sociétés de métiers ayant rompu avec le syndicat socialiste –UGT- et aussi par des anarchistes plus ouverts aux différentes tendances existant dans le mouvement ouvrier comme José Prat dont on parlera par la suite.
[17] Théoriciens du syndicalisme révolutionnaire français. Voir l’article dans la Revue Internationale n°120.
[18] L'historien de tendance anarchiste, Francisco Olaya Morales, lorsqu'il se réfère à la période de la fondation de la CNT dans son livre "Histoire du mouvement ouvrier espagnol (1900-1936)", indique clairement (page 277 et suivantes) que les socialistes ont participé à la fondation et à la première étape de la CNT. Il cite José Prat, auteur anarchiste bien qu'indépendant dont nous avons parlé plus haut, qui a affirmé une position ouverte et favorable à une telle participation.
[19] Il y eut seulement une brève mention au problème douloureux des nombreux prisonniers.
[20] C'est le problème que va appréhender au cours de ces années-là Rosa Luxemburg lors de son examen de la gigantesque grève de masse de 1905 : "Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l'énergie combative même aux heures d'accalmie politique; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d'énergie d'où la lutte politique tire toujours des forces fraîches; en même temps le travail infatigable de grignotage revendicatif déclenche tantôt ici, tantôt là des conflits aigus d'où éclatent brusquement des batailles politiques. En un mot la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l'effet se succèdent et alternent sans cesse et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s'exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie." (Grève de masse, parti et syndicat)
[21] On peut donner l'exemple suivant du poids du corporatisme. En 1915, le comité de Reus, agglomération industrielle proche de Tarragone – dominé cette fois-ci par les socialistes – a signé un accord avec le patronat dans le dos des ouvrières en grève et dont il résulta la défaite de celles-ci. Les pétitions que firent circuler les ouvrières afin que le Comité fasse campagne pour une grève générale de solidarité furent enterrées. Le comité, dominé par des hommes, n'eut que du mépris pour les revendications des femmes et fit prévaloir les intérêts du secteur – la métallurgie - dont il était l'émanation majoritaire au détriment de l'intérêt fondamental de la classe ouvrière dans son ensemble constitué par la nécessaire solidarité avec les camarades femmes en lutte.