Soumis par Revue Internationale le
Présentation du CCI
L'antifascisme a la peau dure. Alors que les campagnes sur l'extradition de Pinochet battaient encore leur plein, les secteurs "démocratiques" de la bourgeoisie (c'est-à-dire pratiquement tous les secteurs) ont déclenché une nouvelle campagne sur le thème de l'antifascisme, cette fois contre l'accession au gouvernement autrichien du FPO de Georg Haider. Ainsi, lors du sommet européen de Lisbonne du 23 mars 2000, l'ensemble des chefs d'Etat et de gouvernement des 14 autres pays sont tombés d'accord pour confirmer les sanctions à l'égard de l'Autriche tant qu'elle aura dans son gouvernement des représentants du parti de Haider. Dans cette vaste campagne, personne ne veut laisser aux autres la palme de la vigueur dans la dénonciation du "danger fasciste, xénophobe et anti démocratique". C'est ainsi qu'on a pu entendre le chef de la droite française, le président Chirac, condamner vigoureusement ce qui se passe en Autriche (en même temps qu'était publié un sondage indiquant que plus de la moitié des habitants de son pays étaient xénophobes). Pour leur part, l'ensemble des organisations de gauche, à commencer par les trotskistes, redoublent de mises en garde contre la "peste noire" qui constituerait, à leurs dires, une menace de premier plan contre la classe ouvrière. Leur presse revient en permanence sur le "danger fasciste" en même temps que sont organisées des manifestations à répétition contre la "honte Haider".
Il faut dire que, quelles que soient les raisons particulières pour lesquelles la bourgeoisie autrichienne a fait entrer les "noirs" dans son gouvernement ([1]), cet événement constitue une excellente occasion pour ses consoeurs d'Europe et même d'Amérique du Nord pour relancer un type de mystification dont 1'histoire a démontré l'efficacité contre la classe ouvrière. Jusqu'à présent, au cours de ces dernières années, les campagnes contre le "danger fasciste" n'avaient à se mettre sous la main que des événements comme la montée électorale du Front national en France ou des exactions de petits groupes de "skinheads" contre des immigrés. Même le feuilleton Pinochet n'arrivait pas à mobiliser les foules puisque le vieux dictateur était maintenant à la retraite. Il est clair que l'arrivée au gouvernement d'un pays européen d'un parti présenté comme "fasciste" constitue un aliment de premier choix pour ce type de campagnes.
Lorsque nos camarades de Bilan (publication en langue française de la Fraction de gauche du Parti communiste d'Italie) ont rédigé le document que nous republions ci-dessous, le fascisme était une réalité dans plusieurs pays d'Europe, Hitler était au pouvoir en Allemagne depuis 1933. Cela ne les a pas conduits à perdre la tête et à se laisser entraîner dans la frénésie de "l’antifascisme" qui a saisi non seulement les partis socialistes et staliniens, mais également des courants qui s'étaient opposés à la dégénérescence de l'Internationale communiste au cours des années 1920, à commencer par le courant trotskiste. Ils ont été capables de produire une mise en garde extrêmement ferme et claire contre les dangers de l'antifascisme et qui, peu avant la guerre d'Espagne, avait un caractère incontestablement prophétique. En effet, dans cette dernière, la bourgeoisie "fasciste" ne fut en mesure de déchaîner sa répression et ses massacres contre la classe ouvrière que parce que celle-ci, bien qu'elle se soit armée spontanément lors du putsch de Franco du 18 juillet 1936, s'était laissée dévoyer de son terrain de classe, la lutte intransigeante contre la république bourgeoise, au nom de la priorité de la lutte contre le fascisme et de la nécessité de constituer un front de toutes les forces qui le combattaient.
Aujourd'hui la situation historique n'est pas celle des années 1930 alors que la classe ouvrière venait de subir la plus terrible défaite de son histoire, défaite qui n'était pas le fait du fascisme mais des secteurs "démocratiques" de la bourgeoisie et qui avait permis justement à cette dernière, dans certains pays, de faire appel aux partis fascistes pour diriger l'Etat. C'est pour cela que nous pouvons affirmer que le fascisme ne correspond pas à l'heure actuelle à une nécessité politique pour le capitalisme. C'est entre autres en faisant l'impasse totale sur les différences entre la période actuelle et les années 1930, que certains courants qui se réclament de la classe ouvrière et même de la révolution, comme les trotskistes, peuvent justifier leur participation au battage sur le "danger de fascisme". En ce sens, Bilan avait tout à fait raison d'insister sur la nécessité pour les révolutionnaires de savoir replacer les événements qu'ils confrontent dans leur contexte historique en prenant en compte, en particulier, le rapport de force entre les classes. Dans les années 1930, c'est notamment contre les arguments du courant trotskiste (les bolcheviks léninistes) que Bilan développe ses propres arguments. A cette époque, ce courant appartenait encore à la classe ouvrière, mais son opportunisme allait le conduire à la trahison et au passage dans le camp bourgeois lors de la seconde guerre mondiale. Et c'est justement au nom de l'antifascisme que le trotskisme a participé à celle-ci comme force d'appoint des impérialismes alliés, foulant au pied un des principes les plus fondamentaux du mouvement ouvrier, l'internationalisme. Cela dit, les arguments qui sont donnés par Bilan pour combattre les campagnes antifasciste et dénoncer les dangers qu'elles représentent pour la classe ouvrière restent absolument valables aujourd'hui : la situation historique a changé mais les mensonges employés contre la classe ouvrière pour lui faire quitter son terrain de classe et se placer sous la houlette de la démocratie bourgeoise restent fondamentalement les mêmes. Le lecteur pourra facilement reconnaître dans les "arguments" combattus par Bilan ceux qu'on entend aujourd'hui de la part des antifascistes de tout poil et particulièrement ceux qui se réclament de la révolution. Pour n'en donner que quelques exemples, nous citons deux passages du texte de Bilan :
"... la position de nos contradicteurs qui demandent au prolétariat d'intervenir pour choisir entre les formes d'organisation de l'Etat capitaliste, la moins mauvaise, ne reproduit-elle pas la même position défendue par Bernstein appelant le prolétariat à réaliser la meilleure forme de l'Etat capitaliste ?"
"... si réellement le prolétariat est en condition d'imposer une solution gouvernementale à la bourgeoisie, pourquoi devrait-il se borner à un tel objectif au lieu déposer ses revendications centrales pour la destruction de l'Etat capitaliste ? D'autre part, si sa force ne lui permettrait pas encore de déclencher son insurrection, l'orienter vers un gouvernement démocratique, n'est-ce pas V aiguillonner sur une voie permettant la victoire de l'ennemi ? "
Enfin, contre ceux qui avancent que l'antifascisme est un moyen de "rassembler les ouvriers", Bilan répond que le seul terrain sur lequel peut se rassembler le prolétariat est celui de la défense de ses intérêts de classe, ce qui est valable quelque soit le rapport de forces avec son ennemi : "le prolétariat ne pouvant s'assigner pour but immédiat la conquête du pouvoir, se rassemble pour des objectifs plus limités, mais toujours de classe : les luttes partielles".
"Au lieu de procéder à des modifications substantielles des revendications de la classe ouvrière, le devoir impérieux des communistes consiste à déterminer le rassemblement de la classe ouvrière autour de ses revendications de classe et au sein de ses organismes de classe : les syndicats".
A cette époque, contrairement au courant de la gauche communiste germano-hollandaise, la gauche communiste italienne n'avait pas encore clarifié la question syndicale. Les syndicats étaient devenus depuis la première guerre mondiale, et sans retour possible, des organes de l'Etat capitaliste. Ce n'est qu'à l'issue de la seconde guerre mondiale que des secteurs de la gauche italienne l'ont compris. Cela ne retire rien de la validité de la position défendue par Bilan et appelant les ouvriers à se rassembler autour de leurs revendications de classe, position qui reste parfaitement valable aujourd'hui alors que partout la bourgeoisie, tous secteurs confondus, invite la classe ouvrière à défendre le bien précieux que serait la démocratie ; que ce soit contre le "fascisme" ou que ce soit contre toute tentative de faire une nouvelle révolution qui conduirait inéluctablement à un nouveau retour du "totalitarisme" comme celui qui s'est effondré il y a dix ans dans les pays dits "socialistes".
En ce sens, l'article de Bilan que nous republions ici se situe dans la même démarche de dénonciation des mensonges démocratiques qui était la nôtre lorsque nous avons republié les thèses de Lénine "Sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat" dans le numéro précédent de la Revue internationale.
CCI.
L'ANTIFASCISME : Formule de confusion
Fort probablement, la situation actuelle dépasse, par l'ampleur de la confusion, toutes les situations précédentes de reflux révolutionnaire. Cela découle, d'une part, de l'évolution contre-révolutionnaire des points d'appui conquis de haute lutte par le prolétariat dans 1'après-guerre : l'Etat russe, la 3e Internationale, et, d'autre part, de l'incapacité des ouvriers à opposer à cette évolution un front de résistance idéologique et révolutionnaire. L'entrecroisement de ce phénomène et de l'offensive brutale du capitalisme, s'orientant vers la formation des constellations en vue de la guerre, détermine des réflexes de lutte, de la part des ouvriers et parfois aussi des batailles grandioses (Autriche) ([2]) Mais ces batailles ne parviennent pas à ébranler la puissance du centrisme ([3]), seule organisation politique de masse et désormais acquis aux forces de la contre-révolution mondiale.
La confusion, dans un pareil moment de défaites, n'est donc qu'un résultat obtenu par le capitalisme, incorporant l'Etat ouvrier, le centrisme, aux besoins de sa conservation, les orientant là où agissent, depuis 1914, les forces insidieuses de la social-démocratie, agent principal de la désagrégation de la conscience des masses et porte-parole qualifié des mots d'ordre des défaites prolétariennes et des victoires capitalistes.
Dans cet article, nous examinerons une formule-type de confusionnisme, ce que l'on appelle même, dans des milieux ouvriers qui s'intitulent de gauche : "l'antifascisme". (...) Nous nous bornerons, pour la clarté de notre exposé, à ne traiter qu'un problème : l'antifascisme et le front de luttes que 1'on prétend pouvoir réaliser autour de cette formule.
Il est élémentaire ou plutôt il l'était auparavant, d'affirmer qu'avant d'entamer une bataille de classe, il est nécessaire d'établir les objectifs que l'on s'assigne, les moyens à employer, les forces de classe qui peuvent intervenir favorablement. Il n'y a rien de "théorique" dans ces considérations, et parla nous entendons qu' elles ne s'exposent pas à la critique facile de tous ces éléments blasés de "théories", dont la règle consiste, au-delà de toute clarté théorique, à tripatouiller dans des mouvements avec n'importe qui, sur la base de n'importe quel programme, pourvu que subsiste "l'action". Nous sommes évidemment de ceux qui pensent que l'action ne découle pas des "coups de gueule" ou de bonnes volontés individuelles, mais des situations elles-mêmes. En outre, pour l'action, le travail théorique est indispensable afin de préserver la classe ouvrière de nouvelles défaites. Et on doit bien saisir la signification du mépris affecté par tant de militants pour le travail théorique, car il s'agit toujours, en réalité, d'introduire, en catimini, à la place des positions prolétariennes, les conceptions principielles de l'ennemi : de la social-démocratie, au sein des milieux révolutionnaires tout en proclamant l'action à tout prix pour une "course de vitesse" avec le fascisme.
Ainsi, pour ce qui est du problème de l’antifascisme, ce n'est pas seulement le mépris du travail théorique qui guide ses nombreux partisans, mais la sotte manie de créer et de répandre la confusion indispensable pour constituer un large front de résistance. Aucune délimitation préjudicielle afin de ne perdre aucun allié, aucune possibilité de lutte : voilà le mot d'ordre de l'antifascisme. Et nous voyons ici que, pour ce dernier, la confusion est idéalisée et considérée comme un élément de victoire. Nous rappelons qu'il y a plus d'un demi-siècle Marx disait à Weitling que l'ignorance n'a jamais servi le mouvement ouvrier.
Actuellement, au lieu d'établir les objectifs de la lutte, les moyens à mettre en oeuvre, les programmes nécessaires, la quintessence suprême de la stratégie marxiste (Marx dirait de l'ignorance) est présentée ainsi : s'accoler des adjectifs, dont le plus courant sera évidemment "léniniste", et ré évoquer à tout moment, et tellement hors de propos, la situation de 1917 en Russie, l'attaque de septembre de Kornilov. Il fut, hélas ! Un temps où les militants prolétariens avaient encore leur tête sur les épaules et où ils analysaient les expériences historiques. A ce moment, avant d'établir des analogies entre les situations de leur époque et ces expériences, ils recherchaient d'abord si un parallèle politique entre le passé et le présent était possible ; mais ce temps parait révolu, surtout si l'on s'en tient à la phraséologie courante des groupes prolétariens.
Inutile, entend-on dire, d'établir la comparaison entre le tableau de la lutte des classes en 1917 en Russie, et la situation d'aujourd'hui des différents pays ; de même, inutile de voir si le rapport de force entre les classes d'alors présente certaines analogies avec aujourd'hui. La victoire d'Octobre 1917 est un fait historique, il n'y a donc qu'à copier la tactique des bolcheviks russes et surtout à en donner une très mauvaise copie, laquelle changera suivant les différents milieux qui interprètent ces événements sur la base de conceptions de principe opposées.
Mais qu'en Russie le capitalisme faisait, en 1917, ses premières expériences au pouvoir étatique, alors qu'à l'opposé le fascisme surgit d'un capitalisme qui détient le pouvoir depuis des décennies, que, d'autre part, la situation volcanique et révolutionnaire de 1917 en Russie soit à l'opposé de la situation réactionnaire actuelle, cela n'inquiète nullement ceux qui s'intitulent aujourd'hui "léninistes". Au contraire, leur admirable sérénité ne sera pas troublée par l'inquiétude de confronter les événements de 1917 avec la situation actuelle, en se basant sérieusement sur l'expérience italienne et allemande. Kornilov suffit atout. Et la victoire de Mussolini et d'Hitler sera uniquement imputable à de prétendues déviations, effectuées par les partis communistes, par rapport à la tactique classique des bolcheviks en 1917, alors que par un jeu d'acrobaties politiques, on assimilera les deux situations opposées: la révolutionnaire et la réactionnaire.
***
Pour ce qui est de l'antifascisme, les considérations politiques n'entrent pas en jeu. Ce dernier se donne pour but de regrouper tous ceux qui sont menacés par l'attaque du fascisme en constituant un "syndicat des menacés".
La social-démocratie dira aux radicaux-socialistes de veiller à leur propre sécurité et de prendre immédiatement des mesures de défense contre les menaces du fascisme: Herriot et Daladier pouvant, eux aussi, être victimes de la victoire de ce dernier. L. Blum ira même plus loin : il avertira solennellement Doumergue que s'il ne prend pas garde au fascisme, le sort de Bruning l'attend. Le centrisme, pour sa part, s'adressera "à la base socialiste" ou inversement la S.F.I.O. s'adressera au centrisme, afin de réaliser le front unique : socialistes et communistes étant menacés par l'attaque du fascisme. Il reste encore les bolcheviks-léninistes ([4]) qui, dressés sur leurs ergots, proclameront avec grandiloquence être prêts à constituer un front de lutte en dehors de toute considération politique, sur la base d'une solidarité permanente entre toutes les formations "ouvrières" (?) contre les menées fascistes.
La considération qui anime toutes ces spéculations est certes très simple - trop simple pour être vraie - : rassembler tous "les menacés" animés d'un désir analogue d'échapper à la mort, dans un front commun antifasciste. Cependant, l'analyse la plus superficielle prouve que la simplicité idyllique de cette proposition cache, en réalité, l'abandon total des positions fondamentales du marxisme, la négation des expériences du passé et de la signification des événements actuels. (...)
Toutes ces considérations sur ce que radicaux, socialistes, centristes auront à faire pour sauvegarder leurs personnes et leurs institutions, tous les sermons prononcés "ex cathedra" à ce sujet, ne sont, en aucun cas, susceptibles de modifier le cours des situations, car le problème revient à ceci : transformer radicaux, socialistes et centristes en des communistes, la lutte contre le fascisme ne pouvant s'établir que sur le front de la lutte pour la révolution prolétarienne. Et, malgré les sermons, la social-démocratie belge n'en lancera pas moins ses plans de renflouement du capitalisme, n'hésitera pas à torpiller tous les conflits de classe, livrera, en un mot et sans hésiter, les syndicats au capitalisme. Doumergue, d'autre part, ne fera que recalquer Bruning, Blum suivra les traces de Bauer et Cachin celles de Thaelmann.
Encore une fois, nous le répétons, nous ne rechercherons pas, dans cet article, si l'axe de la situation en Belgique, en France, peut être comparé aux circonstances qui déterminèrent la montée et la victoire du fascisme en Italie et en Allemagne. Notre analogie porte surtout sur le fait que Doumergue recalque Briining, au point de vue de la fonction qu'ils peuvent avoir dans deux pays capitalistes foncièrement différents, fonction qui consiste, comme pour Blum et pour Cachin, à immobiliser le prolétariat, à désagréger sa conscience de classe et à permettre l'adaptation de son appareil étatique aux nouvelles circonstances de la lutte inter impérialiste. Il y a de bonnes raisons pour croire qu'en France, particulièrement, l'expérience de Thiers, Clemenceau, Poincaré se répète sous l'expression de Doumergue, que nous assisterons à la concentration du capitalisme autour de ses formations de droite, sans que cela comporte l'étranglement des formations radicales-socialistes et socialistes de la bourgeoisie. D'autre part, il est profondément erroné de baser la tactique prolétarienne sur des positions politiques que l'on fait découler d'une simple perspective.
Ainsi, le problème n'est pas d'affirmer: le fascisme est menaçant, dressons le front unique de l'antifascisme et des antifascistes, mais il faut, au contraire, déterminer les positions autour desquelles le prolétariat se rassemblera pour sa lutte contre le capitalisme. Poser le problème de la sorte, signifie exclure du front de lutte contre le capitalisme des forces antifascistes et même arriver à cette conclusion (qui pourrait sembler paradoxale) que s'il se vérifie une orientation définitive du capitalisme vers le fascisme, la condition du succès réside dans l'inaltérabilité du programme et des revendications de classe des ouvriers, alors que la condition de la défaite certaine consiste dans la dissolution du prolétariat dans le marais antifasciste.
***
L'action des individus et des forces sociales n'est pas régie par des lois de conservation des individus ou des forces, en dehors des considérations de classes : Bruning ou Matteotti ne pouvaient pas agir en considération de leurs intérêts personnels ou des idées qu'ils soutenaient, c'est-à-dire emprunter le chemin de la révolution prolétarienne qui, seul, les aurait préservés de 1 ' étranglement fasciste. Individu et force agissent en fonction des classes dont ils dépendent. Cela explique pourquoi les personnages actuels de la politique française ne font que suivre les traces laissées par leurs prédécesseurs des autres pays, et cela même dans l'hypothèse d'une évolution du capitalisme français vers le fascisme.
La base de la formule de l'antifascisme (le syndicat de tous les menacés) se révèle donc d'une inconsistance absolue. Si, d'autre part, nous examinons de quoi procède - du moins dans ses affirmations programmatiques - l'idée de l'antifascisme, nous constaterons qu'elle dérive d'une dissociation du fascisme et du capitalisme. Il est vrai que si l'on interroge, à ce sujet, un socialiste, un centriste ou un bolchevik-léniniste, tous affirmeront qu'effectivement le fascisme c'est le capitalisme. Seulement, le socialiste dira : "nous avons intérêt à défendre la Constitution et la République afin de préparer le socialisme" ; le centrisme affirmera qu' on réalise plus facilement l'unité de lutte de la classe ouvrière autour de l'antifascisme, qu'autour de la lutte contre le capitalisme ; le bolchevik léniniste affirmera qu'il n'existe pas de meilleure base pour le rassemblement et pour la lutte, que la défense des institutions démocratiques que le capitalisme n'est plus capable d'assurer à la classe ouvrière. Il s'avère donc que l'affirmation générale "le fascisme est le capitalisme" peut conduire à des conclusions politiques pouvant seules résulter de la dissociation du capitalisme et du fascisme.
L'expérience démontre, et cela anéantit la possibilité de distinction entre fascisme et capitalisme, que la conversion du capitalisme en fascisme ne dépend pas de la volonté de certains groupes de la classe bourgeoise, mais répond à des nécessités qui se rattachent à toute une période historique et aux particularités propres à la situation d'Etats se trouvant dans une situation de moindre résistance aux phénomènes de la crise et de l'agonie du régime bourgeois. La social-démocratie, qui agit dans le même sillon que les forces libérales et démocratiques, appelle également le prolétariat à poser comme revendication centrale le recours à l'Etat pour obliger les formations fascistes à respecter la légalité pour les désarmer ou même pour les dissoudre. Ces trois courants politiques agissent sur une ligne parfaitement solidaire : leur source se retrouve dans la nécessité pour le capitalisme d'aboutir au triomphe du fascisme, là où l'Etat capitaliste a pour but d'élever le fascisme jusqu'à en faire la forme nouvelle d'organisation de la société capitaliste.
Puisque le fascisme répond à des exigences fondamentales du capitalisme, c'est sur un autre front opposé que nous pourrons trouver une possibilité de lutte réelle contre lui. Il est vrai qu'aujourd'hui, nous nous exposons souvent à voir falsifier des positions que nos contradicteurs ne veulent pas combattre politiquement. Il suffira, par exemple, de s'opposer à la formule de l'antifascisme (qui n'a aucune base politique), parce que les expériences prouvent que, pour la victoire du fascisme, les forces antifascistes du capitalisme ont été aussi nécessaires que les forces fascistes elles-mêmes, pour s'entendre répondre : "peu importe d'analyser la substance programmatique et politique de l'antifascisme, ce qui nous intéresse, c'est que Daladier est préférable à Doumergue, que ce dernier est préférable à Maurras, et dès lors, nous avons intérêt à défendre Daladier contre Doumergue ou Doumergue contre Maurras". Ou, selon les circonstances, Daladier ou Doumergue, puisqu' ils représentent un obstacle à la victoire de Maurras et que notre devoir est "d'utiliser la moindre fissure dans le but de gagner une position d'avantage pour le prolétariat". Evidemment, les événements d'Allemagne, où les "fissures" que pouvaient représenter d'abord, le gouvernement de Prusse, ensuite Hindenburg - von Schleicher, n'ont été, en définitive, qu'autant d'échelons permettant l'ascension du fascisme, sont de simples bagatelles dont il ne faut pas tenir compte. Il est entendu que nos objections seront taxées d'anti léninistes ou d'anti marxistes ; on nous dira que, pour nous, il est indifférent qu'il y ait un gouvernement de droite, de gauche ou fasciste. Mais, à ce dernier sujet, nous voudrions, une fois pour toutes, poser le problème suivant : tenant compte des modifications survenues dans les situations de l'après-guerre, la position de nos contradicteurs qui demandent au prolétariat d'intervenir pour choisir entre les formes d'organisation de l'Etat capitaliste, la moins mauvaise, ne reproduit-elle pas la même position défendue par Bernstein appelant le prolétariat à réaliser la meilleure forme de l'Etat capitaliste ? L'on nous répondra peut-être que l'on ne demande pas au prolétariat d'épouser la cause du gouvernement pouvant être considérée comme la meilleure forme de domination... au point de vue prolétarien, mais que l'on se propose simplement de renforcer les positions du prolétariat, à tel point d'imposer au capitalisme une forme de gouvernement démocratique. Dans ce cas, l'on ne ferait que modifier les phrases et le contenu resterait le même. En effet, si réellement le prolétariat est en condition d'imposer une solution gouvernementale à la bourgeoisie, pourquoi devrait-il se borner à un tel objectif au lieu de poser ses revendications centrales pour la destruction de l'Etat capitaliste ! D'autre part, si sa force ne lui permettrait pas encore de déclencher son insurrection, l'orienter vers un gouvernement démocratique, n'est-ce pas 1'aiguillonner sur une voie permettant la victoire de l'ennemi?
Le problème n'est certainement pas comme le voient les partisans du "meilleur choix" : le prolétariat a sa solution du problème de l'Etat, et il n'a aucun pouvoir, aucune initiative en ce qui concerne les solutions que donnera le capitalisme au problème de son pouvoir. Il est évident que, logiquement, il y aurait avantage à trouver des gouvernements bourgeois très faibles permettant l'évolution de la lutte révolutionnaire du prolétariat ; mais il est tout aussi évident que le capitalisme ne constituera des gouvernements de gauche ou d'extrême-gauche, qu'à la condition que ces derniers représentent la meilleure forme de sa défense dans une situation donnée. En 1917-21, la social-démocratie accédant au gouvernement réalisa la défense du régime bourgeois et fut la seule forme permettant l'écrasement de la révolution prolétarienne. En considérant qu'un gouvernement de droite aurait pu directement orienter les masses vers l'insurrection, les marxistes devaient ils préconiser un gouvernement réactionnaire? Nous formulons cette hypothèse pour prouver qu'il n'existe pas de notion de forme de gouvernement meilleure ou mauvaise valable en général pour le prolétariat. Ces notions existent seulement pour le capitalisme et suivant les situations. La classe ouvrière a, par contre, le devoir absolu de se regrouper sur ses positions de classe pour combattre le capitalisme sous sa forme qu'il revêt concrètement: fasciste, démocratique ou social-démocratique.
La première considération essentielle que nous ferons en regard des situations actuelles, sera la proclamation ouverte que le problème du pouvoir ne se pose pas aujourd'hui d'une façon immédiate pour la classe ouvrière, et qu'une des manifestations les plus cruelles de cette caractéristique de la situation est le déclenchement de l'attaque fasciste, ou l'évolution de la démocratie vers les pleins pouvoirs. Dès lors, il s'agit de déterminer sur quelles bases pourra s'effectuer le rassemblement de la classe ouvrière. Et ici une conception vraiment curieuse va séparer les marxistes de tous les agents de l'ennemi et des confusionnistes qui agissent au sein de la classe ouvrière. Pour nous, le rassemblement des ouvriers est un problème de quantité : le prolétariat ne pouvant s'assigner pour but immédiat la conquête du pouvoir, se rassemble pour des objectifs plus limités, mais toujours de classe : les luttes partielles. Les autres, qui afficheront un extrémisme de bluff, altéreront la substance de classe du prolétariat et affirmeront qu'il peut lutter pour le pouvoir à n'importe quelle époque. Ne pouvant poser ce problème sur des bases de classe, c'est-à-dire sur la base prolétarienne, ils l'émasculeront substantiellement en posant le problème du gouvernement antifasciste. Nous ajouterons encore que les partisans de la dissolution du prolétariat dans le marais de l'antifascisme, sont évidemment ceux-là mêmes qui empêchent la constitution d'un front de classe du prolétariat, pour ses batailles revendicatives.
Les derniers mois, en France, ont bien connu une efflorescence extraordinaire de programmes, de plans, d'organismes antifascistes, mais cela n'a nullement empêché Doumergue d'aboutir à une réduction massive des traitements, des pensions, signal pour les diminutions de salaires que le capitalisme français a bien l'intention de généraliser. Si la centième partie de 1'activité déployée autour de 1'antifascisme avait été dirigée vers la constitution d'un front solide de la classe ouvrière pour le déclenchement d'une grève générale pour la défense des revendications immédiates, il est absolument certain que, d'une part, les menaces répressives n'auraient pas suivi leur cours, et que, d'autre part, le prolétariat, une fois regroupé pour ses intérêts de classe, aurait repris confiance en lui-même, opérant ainsi une modification de la situation d'où serait surgi, à nouveau, le problème du pouvoir, dans la seule forme où il peut se poser pour la classe ouvrière : la dictature du prolétariat.
De toutes ces considérations élémentaires, il découle que l'antifascisme, pour être justifié, devrait procéder de l'existence d'une classe antifasciste : la politique antifasciste devrait découler d'un programme inhérent à cette classe. Qu'il ne soit pas possible d'arriver à de telles conclusions, cela ne résulte pas seulement des plus simples formulations du marxisme, mais aussi des éléments tirés de la situation actuelle en France. En effet, le problème se pose immédiatement des limites à assigner à l'antifascisme. A qui devrait-il se limiter à sa droite ? A Doumergue, qui est là pour défendre la République, à Herriot qui participe à la "trêve" pour préserver la France du fascisme, à Marquet qui prétend représenter "l'œil du socialisme" dans l'Union Nationale, aux Jeunes Turcs du parti radical, simplement aux socialistes, ou enfin, même, avec le diable, pourvu que l'enfer soit pavé d'antifascisme ? Une position concrète du problème prouve que la formule de l'antifascisme ne sert que les intérêts de la confusion et prépare la déroute certaine de la classe ouvrière.
Au lieu de procéder à des modifications substantielles des revendications de la classe ouvrière, le devoir impérieux des communistes consiste à déterminer le rassemblement de la classe ouvrière autour de ses revendications de classe et au sein de ses organismes de classe : les syndicats. (...) En effet, nous ne nous basons pas sur la notion formelle du syndicat, mais sur la considération fondamentale que - ainsi que nous l'avons déjà dit - le problème du pouvoir ne se posant pas, il faut choisir des objectifs plus limités, mais toujours de classe pour la lutte contre le capitalisme. Et 1'antifascisme détermine des conditions où la classe ouvrière non seulement va être noyée pour ce qui est de ses moindres revendications économiques et politiques, mais où elle verra aussi toutes ses possibilités de lutte révolutionnaire compromises et se trouvera exposée à devenir la proie du précipice des contrastes du capitalisme: de la guerre, avant de retrouver la possibilité de livrer la bataille révolutionnaire pour 1'instauration de la société de demain.
Bilan n° 7, mai 1934.
[1] Ce n'est pas notre objectif dans cet article que de développer notre analyse sur les causes de 1'entrée du FPO au gouvernement autrichien, analyse que les lecteurs pourront trouver dans notre presse territoriale. En quelques mots, on peut dire que cette formule gouvernementale a 1'immense avantage de permettre au SPO (Parti Social Démocrate) de se faire une cure revitalisante d'opposition après plusieurs décennies de présence à la tête de l'Etat en même temps qu'elle vise à saper la dynamique de succès du FPO basée pour une bonne part sur son image de parti "vierge de toute compromission". La bourgeoisie italienne avait pris les devants de ce type de manoeuvre il y a quelques années en "recyclant" dans le gouvernement Berlusconi l'ancien parti néofasciste MSI.
[2] Mouvement insurrectionnel de février 1934.
[3] Bilan désigne ainsi les partis staliniens. Ce
terme provient du fait que, au milieu des années 1920, Staline avait adopté une
position "centriste" entre la gauche, représentée principalement par
Trotsky et la droite dont le porte-parole était Boukharine et qui préconisait
une politique favorable aux koulaks (paysans riches) et aux petits
capitalistes.
[4] Nom que se donnent les trotskistes dans les années 1930.